# 131-03-69
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### Jean Madiran : "L'hérésie du XX^e^ siècle"
##### *Le jugement de Marcel Clément dans "L'Homme nouveau" *(*19 janvier 1969*)
Le Père Bouyer, de l'Oratoire, a écrit d'un trait un livre qu'on peut bien dire polémique. Polémique par le fond peut-être plus que par la forme.
On peut dire du dernier ouvrage de Jean Madiran un peu l'inverse de ce que j'ai dit de celui du Père Bouyer. « *L'hérésie du XX^e^ siècle *» est sans doute polémique par la forme. Il l'est très peu, ou pas du tout, par le fond.
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La forme est parfois violente. *Certains y verront une attaque contre des personnes. Ce sera, d'une certaine manière, un contresens.* Un peu comme de ramener ce que Péguy, naguère, écrivait, à une attaque personnelle contre M. Laudet. On a incontestablement, ici, affaire à un genre littéraire caractérisé. *La paille des mots ne doit pas dissimuler le grain des choses.*
A travers l'évocation du mouvement des idées chrétiennes depuis cent ans, il n'est pas exagéré de dire que c'est un grand livre de philosophie que l'auteur vient d'écrire. Au moment même où, souvent, faute de culture suffisante, la notion de nature semble vaciller dans les esprits, Jean Madiran, avec une admirable force démonstrative, la restaure, l'illustre et lui donne toute sa puissance en vue des heures de résurrection.
Comme le Père Bouyer, il découvre dans la crise actuelle l'influence d'une mythologie. « *L'hérésie du XX^e^siècle relève de l'imaginaire ; elle est une mythologie : elle ne se fonde pas sur une fausse conception des rapports de la nature et de la grâce. Elle se fonde sur une méconnaissance radicale de l'ordre naturel entraînant une méconnaissance égale de l'ordre surnaturel *» (p. 64).
Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que le chapitre intitulé « *préambule philosophique *» et cet autre consacré à la « *situation de la loi naturelle *» me paraissent sans équivalent pour comprendre en profondeur les racines de la crise intellectuelle contemporaine.
Là, on va plus profond encore que le Père Bouyer.
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##### *Le jugement de Louis Salleron dans "Carrefour" de Noël 1968 :*
Depuis *Le Paysan de la Garonne* de Jacques Maritain, je ne crois pas qu'il ait paru d'ouvrage aussi important, dans le domaine religieux, que *L'hérésie du XX^e^ siècle.*
Les deux livres ont bien des points communs. L'un et l'autre sont écrits pour la défense de la foi catholique. L'un et l'autre sont œuvre de philosophes.
Maritain, à bien des égards, est plus dur que Madiran.
Mais tandis que Maritain, ne désignant personne, se contente de dire : « *Tout ce monde-là a simplement cessé de croire à la Vérité... *»*,* Madiran déclare : « *L'hérésie du XX^e^ siècle est celle des évêques. *» Ce qui signifie que l'hérésie qu'on rencontre partout se rencontre aussi chez les évêques, qui la cautionnent en quelque sorte en la faisant leur.
Tous les évêques ? Non, sans doute. Une minorité. Mais on sait que, plus que jamais, les minorités gouvernent les majorités. Grâce à ce qu'on appelle la COLLÉGIALITÉ, une minorité d'évêques peut imposer sa loi à une majorité -- cette minorité étant elle-même manipulée par des pouvoirs parallèles qui créent la subversion dans l'Église entière.
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Madiran ne l'ignore pas : « Un très petit nombre d'hérétiques, peut-être, fait marcher l'ensemble des évêques ; mais enfin ils marchent, et ceux même qui ne voudraient point marcher acceptent de faire semblant, ou de laisser croire qu'ils marchent eux aussi. » (p. 12)
C'est pourquoi Madiran écrit : « L'hérésie du XX^e^ siècle est celle des évêques. » Car on ne peut toujours mettre sur la sellette les Cardonnel, les Oraison, les Davezies, et tous les théologiens et tous les publicistes qui, du matin au soir, contestent l'Église, attaquent le Pape et professent toutes sortes d'idées qui sont en contradiction directe avec la foi de l'Église.
*Puisque les évêques* laissent dire, laissent faire, ou manifestent leur indulgence, voire leur bienveillance, aux destructeurs du catholicisme, *il finirait par être déloyal de ne pas les mettre en cause.* C'est en somme reconnaître leur autorité.
Mais quelle est donc l'hérésie du XX^e^ siècle ? Madiran répond : c'est l'abandon de la loi naturelle.
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Or l'abandon de la loi naturelle, c'est le passage à l'idéalisme. Il est d'ailleurs tout à fait évident que si les philosophies modernes sont athées, c'est parce qu'elles sont des expressions diverses de l'idéalisme.
On conçoit donc que, considéré dans son universalité, le problème de la foi ne puisse être dissocié du problème de la philosophie.
Comment *croire* à la *Vérité,* si on ne croit pas que le vrai puisse être atteint au-delà des apparences ? Comment croire à la Vérité si on ne croit pas qu'il y a une vérité, c'est-à-dire une *réalité, --* sous le chatoiement et les changements des phénomènes ?
Les quarante pages que Madiran consacre à ce sujet dans son « *Préambule philosophique *» feront date. Elles méritent de devenir classiques, à l'égal des meilleures qu'ont écrites, sur le même thème, un Maritain ou un Gilson.
##### Une présentation de l'auteur
Un portrait-express de Jean Madiran écrivain a été tracé, avant son dernier livre sur *L'hérésie du XX^e^ siècle,* dans *L'Homme nouveau* du 16 mars 1967, par un humoriste indulgent :
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Licencié ès lettres (philosophie et lettres classiques) ; diplômé d'études supérieures (idem) ([^1]). Bûcheron puis professeur.
Se reconnaît plus ou moins disciple de Boèce (le premier des théologiens laïcs, né en 470), et de saint Thomas, Bossuet, Péguy, Chesterton, Maurras, Charlier.
A transposé dans le style écrit la technique du « dérapage contrôlé ».
Fonde la revue *Itinéraires* et en prend la direction parce que, dit-il, il n'a « trouvé personne d'autre pour ce poste ».
Dirige aussi deux collections de librairie aux Nouvelles Éditions Latines : la « Collection Itinéraires » et la « Collection Docteur commun » (traductions de saint Thomas d'Aquin).
Décourage ses admirateurs en refusant systématiquement d'être un « chef d'école ». Commentateur de *Divini Redemptoris* et de *Mater et Magistra,* il met actuellement en chantier un commentaire de *Gaudium et Spes.* Ambition secrète et projet d'avenir : se prépare de longue main à se porter candidat, contre Fabrègues, à l'Académie française...
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##### L'avertissement de l'auteur
Au moment même où paraissait en librairie *L'hérésie du XX^e^ siècle,* Jean Madiran écrivait dans *Itinéraires* (décembre 1968) :
Nos réfutations, et ce que l'on appelle parfois nos « polémiques », n'en sont guère, ou plus du tout. *Elles sont uniquement pédagogiques.*
Elles enseignent à discerner le vrai du faux ; elles l'enseignent *sur des cas concrets et réels, sur des textes et sur des faits,* plutôt que sur des cas fictifs, rêvés, *ou trop vaguement énoncés.* Elles éclairent ceux qui nous reçoivent. Ceux qui ne nous reçoivent pas, nous allons plus loin sans nous y arrêter ; nous avons assez à faire ailleurs.
Quelque lecteur s'y trompe encore, qui nous demande l'effet éventuel de nos observations et de nos critiques sur ceux qu'elles « visent ». Mais elles ne les visent pas. Elles ne cherchent à produire sur eux aucun effet. Elles n'attendent d'eux aucune réponse. Elles sont faites uniquement pour l'instruction de nos lecteurs ordinaires. Nous écrivons pour l'information, la documentation, la méditation de nos lecteurs : pour les aider dans leur prière quotidienne et leur devoir de chaque jour.
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Notre livre sur *L'hérésie du XX^e^ siècle,* qu'on ne nous demande pas si « des évêques y ont répondu ». Il n'est pas écrit pour cela ; et cela n'a plus aucune importance ; et ce n'est pas ainsi qu'il faut le lire. Il n'attend aucune réponse des évêques. Il s'adresse à nos lecteurs ordinaires, dans le silence de leur réflexion attentive et studieuse : pour leur propre réforme intellectuelle et morale, chacun commençant par soi, et progressant de proche en proche, de prochain à prochain, selon son état de vie et ses responsabilités réelles là où il est. L'avenir, même temporel, dépend de votre vie intérieure, de votre vie familiale, de votre vie professionnelle et des *petites communautés chrétiennes que vous formez.* C'est en tout cas le seul public auquel j'aie dessein de m'adresser.
Nos écrits ne sont pas, ou presque jamais, des remontrances aux grands de ce monde, qui d'ailleurs sont empêchés de les lire par toutes sortes d'impossibilités extérieures ou intérieures, superficielles ou profondes. Nos amis, s'ils veulent entrer dans notre pensée, doivent bien comprendre qu'ils faussent les perspectives s'ils nous lisent en supputant l'éventuel EFFET PRODUIT sur les grands de ce monde. Quel que soit le sujet traité, cela est écrit pour vous, amis lecteurs, pour votre instruction, pour vous venir en aide, pour vous inciter à réfléchir et à discerner, et à vous comporter en conséquence. IL FAUT MULTIPLIER LES PETITES COMMUNAUTÉS CHRÉTIENNES DE FAIT. Leur existence, leur densité, leur vivacité est cela seul qui permettra de tirer profit du meilleur, s'il advient, et de résister au pire, s'il se produit : dans la cité et dans l'Église.
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## Poésies
### Louis Salleron
#### Chanson
-- Princesse enfant, princesse amie
As-tu connu les îles d'or ?
-- Ami, ne parle pas si fort
Mon âme est toute endolorie
-- Rose de l'aube, aurore amie
As-tu rêvé des îles d'or ?
-- L'Océan brouille ma mémoire
Ami, j'habite une île noire
-- Verte fougère, mousse amie
Te souvient-il des îles d'or ?
-- Le vent fait battre la persienne
Pourquoi veux-tu qu'il m'en souvienne ?
-- Blanche églantine, épine amie
Le soleil brille aux îles d'or
-- Qui chante et rit dans le sentier ?
La nuit me tient en ce moutier
-- Princesse enfant, princesse amie
Viendras-tu dans mes îles d'or ?
-- Ô lancinante litanie !
Ami, tais-toi !...
> ma poupée dort...
#### La nuit de la Saint Laurent
C'est la nuit de la Saint Laurent
La nuit des étoiles filantes
Seront-elles jamais si lentes
Qu'y suspendre un vœu murmurant !
On peut confier au torrent
Des fleurs qu'il emporte mourantes
Et que dans ses eaux transparentes
Le cœur suit en s'y déchirant
Mais l'étoile que l'âme guette
Est l'image de la coquette
Qui jette un rire et qui s'enfuit
Elle raye de sa lumière
Une patiente prière
Et laisse l'âme dans la nuit
#### Ballade du soleil couchant
Quand la pourpre de l'horizon
Bordant du flot l'autre rivage
Verse au nôtre sa cargaison
De douceur sanglante et sauvage
Le cœur entre en vagabondage
Rêve le cœur, rêve le vent
Rêve l'immuable nature
De nouvelle folle aventure
Soleil couchant semble levant
Quand dans un dernier tourbillon
Le clown dissimulant son âge
Sous la craie et le vermillon
Ondule aux rires du village
L'onde est présage de naufrage
Mais la barque qui va penchant
Sans souci de la vermoulure
Gonfle de bravos sa voilure
Semble levant soleil couchant
Quand le vieux grand-père grognon
Cède souriant au chantage
De la mignonne ou du mignon
Dont le berceau le fait otage
Doigts potelés sont pelotage
A l'âme du corps dissolvant
Bienveillance, ruse, imposture
La vie est toile sans couture
Soleil couchant semble levant
ENVOI
PRINCE qui poursuis trébuchant
L'ombre devant toi dans l'allée
Chanson d'amour devient plain-chant
L'heure brève s'en est allée
Point n'est levant soleil couchant
#### Noël
Le don pur de la liberté
La trop dure épreuve subie
Une inflexible volonté
Une âme à la chair asservie
Tout grain ne meurt que pour la vie
Toute tige croît pour le ciel
Et la rose, et l'Emmanuel
Et l'inguérissable désir
Il n'est vivre que de mourir
Mais il n'est nuit que de Noël
#### Il est des jours... I. -- ... d'ennui
Il est des jours d'ennui où le cœur s'abandonne
Au souvenir trop lourd d'un passé révolu
L'univers est pour lui comme un livre trop lu
Où s'affaire sans fin la mouche qui bourdonne
En lui-même reclus le soleil l'emprisonne
Dans l'humide forêt de son espoir déçu
Il mâche amèrement le champignon moussu
Qui l'enflamme, le mord, l'étouffe et l'empoisonne
Ô mon cœur, pourquoi donc refuses-tu l'oiseau
Qui comme aux jours heureux boit encore au ruisseau
Et salue en chantant l'aube de la montagne ?
Pourquoi refuses-tu le réveil de la fleur
Qui t'offre au vase bleu Cézanne et la campagne
Tu pleures, ... mais pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi, mon cœur ?
#### II. -- ... de pluie
Il est des jours de pluie où l'âme se lamente
Hagarde, et suspendue à l'opaque hublot
Que, sur les violons du rire et du sanglot
Verlaine fait danser d'une valse démente
Si le tumulte meurt et s'apaise en andante
Elle hurle à son tour aux profondeurs de l'eau
Où l'algue et la pieuvre assaillent son tombeau.
Que le déluge emporte aux cercles noirs de Dante
Elle résonne et vibre aux mille carillons
Que lancent les clochers de vallons en vallons.
Invitant les pécheurs aux pieds de Notre-Dame
Un village englouti se noie à l'horizon
Une nef se retourne avec sa cargaison
Elle appelle... mais qui ?
Mais qui ?
Mais qui, mon âme ?...
#### III... de neige
Il est des jours de neige. où la vie, indécise
Aux tourbillons du ciel flotte, flocon léger
Puis se pose, et s'enfonce au séjour étranger
Avec le grain rompu qui dans l'ombre agonise
Sous l'immense linceul une forme s'épuise
Errante, et disparaît au ténébreux verger
Où se gorge le ver, infâme messager
Des paradis promis à la souffrance exquise
Et tandis qu'à Paris, sur la Seine sereine
La péniche répond d'une acide sirène
A l'appel sous le sol du noir métro qui crie
Le silence des champs veille la pourriture
Où gonflent les secrets de la moisson future
Ô pleurs ! ô plainte ! ô mort !
Ô vie !
-- Ô dure vie ! ...
#### La goutte de sang
Fougère mêlée à la mousse
Sur la bordure du chemin
Liane lente et souple et douce
Caresse au cœur et à la main
Quelle est cette âpre violence
Et, jaillissant au coup de lance
Quel est ce sang qu'offre mon doigt
Au fil délicat qui le coupe ?
Ô soie, ô joie, ô tendre toi
Ô fer perfide sous l'étoupe
#### Nucléaire
Pour une savante demoiselle\
qui opérait à Saclay
Si les fruits interdits
De l'arbre de la science
Doraient le paradis
D'un songe de conscience
Ces temps sont révolus
Le paradis n'est plus
Le royaume du rêve
Appartenant au passé
Et l'atome est cassé
Par les mains fines d'Ève.
#### Noël
Pâle méduse du soleil
Froide pluie ou neige mourante
Le songe se mêle au sommeil
L'arbre au fantôme s'apparente...
Dans une quête incohérente
Tout se sent avide de rien
L'épaisseur vaine est transparente
Tant crie-t'on Noël qu'il vient !
Toujours autre, toujours pareil
Chaque instant sur l'âme souffrante
Pose son lumineux conseil
Et le visage de l'orante
Qui suit au ciel l'étoile errante
Découvre son souverain bien.
Si l'attente est désespérante
Tant crie-t'on Noël qu'il vient !
Avec l'aube enfin le réveil
Achève une nuit déchirante
Les cheveux blonds, le rose orteil
Jouant dans la paille odorante
Chantent la nouvelle enivrante
Qui fait tressaillir le chrétien
La mort de la vie est garante
Tant crie-t'on Noël qu'il vient !
ENVOI
PRINCE qu'une ombre murmurante
Assure du bonheur qu'il tient
Douce est la preuve, et fulgurante !
Tant crie-t'on Noël qu'il vient !
#### Si le grain ne meurt...
Tu m'as donné la liberté
Laisse-moi, si mon innocence
T'est quelque chose, et ta fierté...
Quand par toi j'ai pris connaissance
D'un ordre de magnificence
Où chaque pas mène plus haut
Connaissance me fut naissance
Donner et retenir ne vaut
Tu m'as donné la vérité
La mort est l'unique semence
De l'automne jusqu'à l'été
Tout s'achève et tout recommence
Dans un univers de clémence
Où la tombe et le renouveau
Sont doux à l'âpre transhumance
Donner et retenir ne vaut
Tu m'as donné l'éternité
Ta souffrance fut ma souffrance
Partage la félicité
Qui couronne ma délivrance
Un moment d'angoisse et de transe
Précipite le cœur qui faut
Dans la paix et la transparence
Donner et retenir ne vaut
ENVOI
PRINCE, amant des soleils de France
La nuit te tient en son tombeau
De désespoir et d'espérance
Donner et retenir ne vaut
#### Mors et Vita
Te souvient-il, ô bloc inachevé
Quand par mes mains puissamment soulevé
Mes yeux en toi fixèrent la déesse ?
Au marbre dur une forme profonde
Emprisonnait l'espérance d'un monde
Sourde semence et dormante promesse.
Chute du ciel, candeur gisant dans l'herbe
Tu n'attendais la figure superbe
Que de mes soins, et moi, penché sur toi
Je pressentais la prochaine statue
Impatiente enfin d'être vêtue
Du seul dessin que commande sa loi.
Apre labeur ! A l'art savant l'écorce
Oppose une non moins savante force
Arête vive, épine, ongle coupant
Piège innombrable, innombrable blessure
Où se dépense une démarche sure
Qui ne se lasse à son progrès rampant.
Enfin regarde ! Un parterre d'écailles
Poudre le sol de robustes semailles
Dont au soleil la moisson se devine...
Le temps s'accorde à la nécessité
Le pur moment reçoit l'éternité
Le roc s'émeut d'une forme divine !
Mon doigt s'avance à la neuve colonne
Il s'aventure, il hésite, il s'étonne
D'un univers immense en son contour
Quel infini prolonge cette ligne
Quel point certain cette courbe s'assigne
Quel ordre veut le trait ou le détour.
Regarde et touche !
Embrasse une merveille !
Connais une déesse qui s'éveille
Et qui délivre au vent sa nudité !
Elle se sait ton idole et ton temple
Prends donc, saisis, caresse, vois, contemple !
Il est à toi ce monstre de beauté.
A toi ?... A moi ?... Ô déesse implacable
De quel dédain ton silence m'accable
Et de quel froid tu glaces mon ardeur !
Cet œil noyé dans l'ovale livide
Cette caverne aveugle sur le vide
De quel désert ils marquent ta splendeur !
Parle ! Bouge ! Que ton regard s'anime !
Que ta raison surgisse de l'abîme
Où l'enveloppe encore un lourd sommeil
Une lumière à ta masse asservie
Attend que tu consentes à la vie...
Laisse éclater les feux de ton soleil !
A peine dit, une tête s'incline
De cent rayons un front mat s'illumine
La roche lisse est une tendre chair...
Le bras retient le chignon qui s'écroule
Tout le grand corps ondule d'une houle
Où dans la nuit la prunelle est l'éclair.
L'intelligence au creux de l'air résonne
Le temple s'ouvre et l'idole foisonne
D'un lourd essaim de parole savante
Le nombre juste et l'angle défini
Le cercle au cercle exactement uni
L'étoile inscrite en son orbe mouvante...
Ô ma déesse ! Ô rigueur ! Ô désastre !
Plus froide encor quand tu mesures l'astre
Que dans le marbre où jadis tu dormais
Ai-je à ce point manqué mon entreprise
Que dans le nombre aujourd'hui tu sois prise
Et d'Ouranos prisonnière à jamais !
Éveille-toi vraiment ! Anime-toi Vraiment !
Brise ces murs, brise ce toit !
Vain monument sors enfin de toi-même !
Que ton soleil obscurcisse le jour !
Que ton calcul explose à ton amour !
Aime, ô déesse ! Aime comme je t'aime !
Elle chancelle, et je me penche encore
Sur la statue où désire d'éclore
Une femme, si la déesse dort
Ensevelie au songe d'une aurore
Qui monte sur la mer et qui colore
Un beau voilier d'ambre, de rose et d'or.
Nef frémissante, arme-toi pour l'orage !
Proue intrépide à l'assaut du naufrage
Affronte le précipice et la cime
Au noir tumulte, et que l'algue de sang
Fouette ta voile et se colle à ton flanc
Plonge au délice infini de l'abîme !...
......
Plage comblée après une tempête
Tendre désordre et lendemain de fête
Le doux trésor abandonné par l'onde !
Conque nacrée aux cheveux du varech
Blanche méduse humant le sable sec
Oursin violet brodé d'écume blonde...
Ô sel amer, ô très suave sel
Sel de la mer, ô sel originel
Le voici donc achevé ce beau corps
Et la voici cette ultime naissance
Celle du doute et de la connaissance
Vie au soleil, en toi nuit de la mort !
Tu pleures... Mais sois douce à tes alarmes
L'ordre du ciel qui brille dans ces larmes
Ne se soutient que par les abandons
D'une innocence offerte à qui la blesse.
Sa pureté s'orne de ta faiblesse
Et sa largesse est faite de tes dons.
Connais en toi l'amère récompense
Une beauté qui s'aime et qui se pense
Est le chef-d'œuvre où tu voulais venir.
Balance et poids et parfait équilibre
Béatitude, ô nécessaire, ô libre
Tu es l'instant qui dicte l'avenir.
Va, maintenant ! Quitte ton créateur !
Que ton amour à son tour soit pasteur
De ce fantôme où s'aveugle la vie
Un autre amour me presse qui me mord
Une autre vie en moi rêve de mort
De feu, de source et de soif assouvie.
Enfin docile à toute heure qui tombe
Forme enfantée au marbre de la tombe
Je meurs de vivre où l'Amour me convie !...
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### André Charlier
#### Élégies
#### I
Vois l'eau qui tremble et se ride.
Ô pouvoir
Prolonger l'émoi timide
Du miroir
Ne saurai-je tant de grâce
Retenir,
Pour qu'elle échappe au fugace
Devenir ?
Beau visage où le sourire
Tremble aussi
En ta profondeur se mire
Mon souci ;
Ce clair frisson, qu'il demeure
Sans effort
Sur ton front clair, jusqu'à l'heure
De ma mort.
#### II
Noël de cloches et de brume ([^2]) :
Si peu d'espoir palpite et fume
Comme un feu noir qui se consume
Sans chaleur.
Ô, France, oublieuse de toi,
Qui fus belle d'aimer un roi,
Sauras-tu retrouver la foi
En ta grandeur ?
Ne sens-tu pas ton cœur se fendre,
France, qui souffres sans comprendre
Qu'il te faut arroser de cendre
Ce front farouche ?
Quelques pleurs, dis ont-ils assez
Que sur tes malheurs as versés ?
Un rire amer fait grimacer
Ta triste bouche.
Ton vrai roi naît dedans la paille
Que ton cœur s'éclaire et défaille
Dieu s'est baissé jusqu'à la taille
De ton néant.
Des bergers chantent dans la nuit
Le Démon étonné s'enfuit ;
Dans le ciel sombre l'espoir luit
Très doucement.
Le secret des signes obscurs,
dans un cœur attentif et pur
garde-le jusques aux fruits mûrs
De la promesse.
Et me voici, moi, les mains vides,
Seigneur, avec mon âme avide
De jadis, mon âme sans ride
Qui chante encore.
Vaine, comme au jour lointain
Où je tendis vers Vous ces mains
Dans l'église Saint-Séverin
Vers votre Corps.
Je la porte au long des années,
Et pour qu'elle ne soit fanée
A la fin je te l'ai donnée,
Princesse chère.
Porte la toi, je n'ose pas
Et d'un long chemin je suis las,
A l'Enfant qui vagit tout bas
Et à sa Mère.
#### III. -- Soirée musicale
Sonate de Leclair,
Élégance, noblesse,
Ton regard prend et laisse
Le mien, quel pur éclair
La chanterelle grince...
Ce salon me fait peur.
Ô qui dira l'horreur
De toute la province !
Triple corde. Quel goût !
L'allemande est exquise...
Mais aussi la bêtise
Est un fameux ragoût !
Ils sont laids, ces visages,
Sans joie et sans chaleur
Et déchirent un cœur
Plein de belles images.
« Vous êtes musicien,
Monsieur ! » dit le dentiste,
Que c'est beau d'être artiste ! »
Et moi je ne dis rien.
Bien tassés sur leur base,
Ils sont, ces épiciers,
Satisfaits et grossiers,
Prêts d'entrer en extase !
Ah ! Que du moins tes yeux
Me versent leur tristesse
Ta sereine hautesse
Rend mon cœur oublieux
Du laid et du vulgaire,
Qu'ils me versent la mort,
Le seul vrai réconfort
En cette horrible guerre !
Adieu, ma sœur : minuit.
Ton regard sur ma face
Boit mes pleurs, et s'efface
Ton ombre, dans la nuit.
#### Pour l'Avent
Voici venir la saison
De nous mettre en oraison,
Car Marie,
A conçu le fruit de vie
Et nous allons voir bientôt
Briller sur nous l'an nouveau,
Venez pastoureaux.
Nous verrons s'ouvrir le ciel,
Les monts distiller le miel
Et le Père
Éclairer de sa lumière
L'homme aveugle et malheureux.
Ouvrons-lui tout grand nos yeux.
Nos cœurs douloureux.
Les Prophéties ont prédit
Qu'à la fin des temps prescrits
Un messie
Sur l'humanité transie
De l'effroi de ses péchés,
Viendrait enfin se pencher,
Pour la racheter.
Voici les temps accomplis
Bientôt nous serons remplis
De la joie
Que le Seigneur nous octroie
Ô Dieu, venez ici-bas,
Hâtez-vous, ne tardez pas
Nos cœurs sont bien las.
#### Pour le saint Rosaire
####### Mystères joyeux
1\. -- L'ANNONCIATION
L'Ange Gabriel à Marie
Dit : Je vous salue, ô bénie,
En vous se complaît le Seigneur.
Le soleil luit, l'ombre s'efface
Vous êtes mère de la grâce,
Vous enfanterez le Sauveur
2\. -- LA VISITATION
-- Et d'où m'advient-il qu'en ce lieu
Je vois la Mère de mon Dieu
Or dit Marie en son émoi
-- Mon âme célèbre en liesse
Celui que toucha ma bassesse
Il fit grandes choses pour moi.
3\. -- LA NATIVITÉ
Un petit enfant nous est né,
De Dieu le vrai Fils incarné.
Les bergers veillant dans la nuit
Reçoivent l'ordre des saints Anges
De l'aller voir dedans ses langes.
Au ciel un nouvel astre luit.
4\. -- LA PRÉSENTATION AU TEMPLE
Siméon dit : Voici ton Christ
Dont les prophètes ont écrit.
Seigneur, laisse-moi m'endormir,
Car mes yeux ont vu ta lumière.
Marie, vous saurez la première
Comme il est doux d'être martyr.
5\. -- LE RECOUVREMENT DE JÉSUS
Jésus est dans le Temple assis.
Marie en peine dit : Mon Fils,
Nous vous cherchions avec douleur.
Savez-vous point que je dois faire
Les affaires de Dieu mon Père ?
Marie médite dans son cœur.
####### Mystères douloureux
1\. -- L'AGONIE DE JÉSUS
La nuit sur le jardin descend.
Jusqu'à terre coule son sang.
-- Mon âme est toute en déconfort.
Que ce calice de moi passe,
Mais que ta volonté se fasse
Je suis triste jusqu'à la mort.
2\. -- LA FLAGELLATION
Les Juifs délivrent Barabbas,
Leur rage sur Jésus s'abat
Et le veut voir dessus la Croix.
Quels coups de fouet sur sa chair sainte
Il dut souffrir sans une plainte,
Lui qui vraiment est notre Roi !
3\. -- LE COURONNEMENT D'ÉPINES
De pourpre on lui met un manteau,
Pour sceptre en sa main un roseau
Le voilà, l'Homme de douleurs.
Les épines de sa couronne
Sont teintes d'un sang qui rayonne
Et se répand pour les pécheurs.
4\. -- LE PORTEMENT DE CROIX
Jésus est courbé sous le bois ;
Il s'écroule deux et trois fois,
Mais marche vers le Golgotha.
Tout homme est Simon de Cyrène,
Portant la lourde Croix qui traîne,
Afin que Jésus y montât.
5\. -- LA CRUCIFIXION
Marie est là et Jean aussi.
Jésus dit : Mère, c'est ton fils,
Celui que j'ai le plus aimé.
Voici que le salut commence,
Avec l'Amour et l'Espérance.
Maintenant, tout est consommé.
####### Mystères glorieux
1\. -- LA RÉSURRECTION
Qu'avez-vous vu dans ce tombeau ?
L'Ange de Dieu, tout clair et beau
Qui nous a dit : Il est vivant !
Voyez : la pierre est descellée
Vous le verrez en Galilée,
De la mort il est triomphant !
2\. -- L'ASCENSION
Galiléens, pourquoi vos yeux
Restent-ils fixés vers les cieux ?
Comme Jésus s'est élevé,
Ainsi vous le verrez paraître,
Et descendre en Juge et en Maître
Du monde qui l'a crucifié.
3\. -- LA PENTECÔTE
Il se fit alors un grand bruit
Par l'effusion du Saint-Esprit.
Les disciples en même lieu,
Marqués par le feu de la nue,
Parlent des langues inconnues,
Chantant les louanges de Dieu.
4\. -- L'ASSOMPTION DE LA VIERGE
Le Corps de Marie est porté,
Dans la splendeur d'un jour d'été,
Par les Anges au Paradis.
Seigneur, au bout de mon histoire,
Puissé-je contempler sa gloire !
Le pourrai-je, mon âme, dis
5\. -- LE COURONNEMENT DE LA VIERGE
Veni et coronaberis.
Fons salutis et amoris !
Au ciel les Anges et les Saints
Vous accueillent comme leur Reine.
Les pécheurs vous donnent leur peine
D'être si pauvres et si vairs.
#### La Passion de Jeanne d'Arc
Jeanne,
C'est fini,
Domrémy.
Jamais plus n'iras parmi
Celles de ton âge.
C'est fini du blanc troupeau
Qui paît dessous cet ormeau,
A l'ombre du feuillage.
> Fille de Dieu, va !
>
> Fille de Dieu, va !
Jeanne,
T'en iras
Vers le Roi,
Loin dans la France en émoi
Lui rendre espérance.
A Reims le feras sacrer
En véritable héritier
De tous les Rois de France !
> Fille de Dieu, va !
>
> Fille de Dieu, va !
Jeanne,
Il te faut
Au plus tôt
Prendre l'épée sans défaut,
La cotte de mailles.
Il faut lever l'étendard
Et commander les soudards,
Au fort de la bataille !
> Fille de Dieu, va !
>
> Fille de Dieu, va !
Jeanne,
Le beau temps
D'Orléans
Sera chassé par le vent
De l'ingratitude.
Tu connaîtras la prison,
L'abandon, la trahison,
L'amère solitude.,
> Fille de Dieu, va !
>
> Fille de Dieu, va !
Jeanne,
Jésus-Christ,
Tout meurtri,
Sur la croix pousse un grand cri
Et puis il rend l'âme.
Ainsi dans un grand effort,
Tu sortiras de ton corps,
Séparée par la flamme.
> Jhésus-Maria !
>
> Jhésus-Maria !
#### Consécration à Marie
La pluie s'en est allée
Le soleil luit vainqueur
Ô Vierge Immaculée
Je consacre mon cœur
A Toi pleine de Grâce.
Mon amour n'est pas feint
Car il suit à la trace
L'odeur de tes parfums.
Me voici ô Mère
Avec ma misère
Aie pitié de moi
Mon âme est bien lourde
Mon oreille est sourde
A la Sainte Loi.
De la tourterelle
Au printemps fidèle
La voix se fait ouïr
Les vignes fleurissent
Les bois reverdissent
Ton jour va venir.
Tu es douce et pure
Et jamais souillure
Ton cœur n'a touché
Mère de la grâce
Que ton fils efface
En moi le péché.
Que ton cœur enfante
Dans l'âme tremblante
Qui s'offre en ce jour
Le Dieu qui fut homme
En qui se consomme
Le don de l'Amour.
49:131
### Pierre Marchand
#### Cendres
Cendres, détritus et corps à poubelle...
Tous les samedis passent le boueur,
Son tombereau sale et leur haridelle.
On dirait venir, en bout de semaine,
-- Ame, sens-tu pas la putride odeur ? --
Les avant-coureurs de la mort humaine.
Même pourriture, autre est la poubelle...
Parfois le boueur s'est endimanché ;
Ce n'est plus son lot de jeter la pelle.
Même convoyeur, même haridelle,
Tombereau fleuri tout empanaché...
-- Homme, là couché, l'âme où donc est-elle ?
-- L'âme, elle est au sûr... ! Les restes s'emmènent...
... Tous les samedis passe le boueur,
Pour vider le flux de la mer humaine.
#### Au fil de l'eau Poème de la Miséricorde
A Jean Ousset
A la dérive et sans boussole,
Éteint le phare au bout du quai,
Fuyait un jeune homme embarqué
Sur le radeau des Parques folles.
La ville aux beuglantes sirènes
N'implorait ni paix ni pardon.
Les vagues en accordéon
Gémissaient comme des sirènes
Ohé ! La voile est déchirée ;
« La pluie a pissé par le trou. »
*--* « Tissons, disent les Parques, tout
« Autour du trou sa destinée. »
-- « Il cherche la clef de son âme ».
-- « C'est pour cela qu'il est parti ».
-- « Gaffe, allons, gaffe, mon petit ». ...
-- « J'ai perdu mon unique rame ».
Les Parques chantent la gondole
Qui noya son beau gondolier.
Le voilà bien appareillé,
Parmi ces folles sans boussole !
-- « Au fil de l'eau filons sa vie ».
-- « Qu'il en crève, le matelot ».
-- « Comme un rat mort au fil de l'eau ». ...
-- « J'ai fait trop de philosophie ».
-- « La terre est ronde comme l'onde ».
-- « Il n'en verra jamais le bout ».
-- « Qui fit jamais le tour de tout ? »
... -- « Je connais trop le tour du monde ».
On ahanait à chaque vague ;
On chavirait à chaque vent
Roulant sur le vide mouvant,
Comme une herbe de terrain vague.
-- « Il n'atteindra jamais le môle ».
-- « Petit mousse, il ne fallait pas... »
-- « Aller sans cartes ni compas ».
... -- « Je ne sais plus où est le pôle ».
-- « Que j'aime ces heures dantesques ».
-- « In Inferno, beau gondolier ».
-- « L'eau caresse nos seins mouillés... »
... -- « Ces femmes nues sont grotesques ».
Elles sont folles, ma parole.
Ce sont les femmes des faux dieux.
Lui vint sous de plus justes cieux
L'isolant dégoût des idoles.
-- « Ma quenouille a comme du givre ».
-- « Mon fil tourne au bleu-paradis ».
-- « Je ne sais plus ce que je dis ».
... -- « C'est écœurant, ce Bateau-Ivre.
« Oui, j'ai perdu mon existence,
« Ma rame unique et mes agrès ;
« Pourtant, mon âme a le secret.
« Je n'en perdrai pas l'Espérance ».
Il fut si bien choyé des Parques,
Qu'il naufragea. Puis, vint un cri
« Ciel ! Notre-Seigneur Jésus-Christ ! »
... Et Jésus le prit dans sa barque.
Stella Maris et Pôle Nord ;
La Vierge aux bonnes douze. étoiles ;
Les Anges de la Bonne-Mort ;
La Croix de rames jusqu'au port,
Au fil d'une onde baptismale.
#### Sagesse
*A ma grande famille\
bénédictine*
J'ai vu s'avancer la Sagesse
Au charme austère et démodé...
Mais, répugnant à mes richesses,
Elle ne m'a pas abordé.
J'ai vu planer l'Intelligence
Au faite d'un haut peuplier.
Quelle grâce ! Quelle élégance !
Mais elle n'a su le plier.
L'Amour est venu par la suite,
M'agrippant comme un assassin.
Je n'ai pas su prendre la fuite ;
Mais j'ai mesuré nos destins
Richesse ? Amour ? Intelligence ?
Mirages... qu'ont trois fois ôtés
La Chasteté, l'Obéissance
Et la divine Pauvreté.
Que n'ont ces trois Vertus majeures
Conquis mon funeste élément ?
La Sagesse eût fait ses demeures
De mon être... éternellement !
57:131
### Jean-Baptiste Morvan
#### Au Mont Bel-Air
*A Yves Broustailh*\
*Barde Erwan a Dreger.*
Bel-Air du temps, Bel-Air des Chouans,
Je vis quelque jour, « par temps clair »,
Au Sud lointain le Morbihan,
Au Nord (pourquoi pas ?) l'Angleterre !
Je cherchais, Erwan a Dreger,
Le Mont Jadis, la Baie Naguère...
Chante l'ajonc fleurant le miel.
Chante l'âme des hautes terres !
Mon Souvenir, trop irréel,
D'une ondée tiède et passagère
Toujours regrette la saveur,
Et les confidences du vent,
Rustique et secrète liqueur,
Philtre chéri mais décevant...
Bel-Air du temps, Bel-Air des mers,
Chanson de l'air, chanson des ans...
#### L'écureuil
L'écureuil est monté
A la plus haute cime ;
Gai lutin de l'été
Il s'est ri des abîmes...
Ô tendre insouciance !
Amis, vous souvient-il
D'une légère France,
De son rire subtil
Roule, pomme de pin,
Sur la sente des jours !
Un plus heureux matin
Redorera les tours...
#### A la fleur de lys
Ô fleur de lys, ô flamme
Ame réconciliée
Vers le ciel élevée
Et surgissant, dorée !
Ô fleur de lys, ô lame,
Dard de chasse sublime !
Quand notre cœur s'anime
Et fleurit en pensée,
Ô volute, astre et fleur
Toujours renouvelée,
Promesse de bonheur,
Tu marquas nos années.
Nul excès de nous-mêmes,
Ô fleur de notre vie
Par Dieu déjà cueillie,
Pour le ciel épanouie,
N'attache son blasphème
Au point de ta naissance.
Seule la Souvenance
Au labeur baptisée,
Dans le regret des morts
Et l'échec épurée,
Transcendant notre sort
A nourri ta lancée.
#### Sur une fontaine celtique
(Chapelle Saint-Venec-en-Briec)
Ô Fontaine des jours fluides,
Furtive joie des jeunes ondes,
Fraîcheur au creux des mains avides,
Espoir pour l'angoisse profonde,
Es-tu quelque église arrêtée,
Coffret de pierre et de mirage,
Entre les ombres des ramées,
Obscure prière ogivale,
Ou quelque tente pétrifiée
Flanquée d'enseignes triomphales,
De deux sceptres fleuris de pierre,
Chapelle d'ombre et de lumière ?
La coulée d'âme qui s'épanche
Au carré vert de pierre enclos
Veut plus que nuages et branches
Au tendre miroir de son eau.
Tout est frêle sur l'eau des âges,
Mais la Foi mire son visage
Sur l'âme agitée de tourments ;
Aux yeux du passant qui contemple,
La pierre y tremble sous le vent
Mais cette eau libre appelle un temple.
#### La hotte vigneronne
Elle est lourde aux épaules, la hotte de ma vendange, et je n'ai point le plaisir de la voir. Je sais qu'elle porte la splendeur charnue des grappes, quelques feuilles mêlées aux fruits, pareilles à des blasons capricieusement découpés. Je ne suis que le commis rustique payé d'un denier pour le jour, cheminant du coteau vers le pressoir, porteur du don légué par les saisons passées aux années qui vont s'ouvrir. Les bénédictions de Dieu firent mon fardeau de septembre. La hotte est pesante, mais si je dois courber le dos, mieux vaut que ce soit sous ce labeur, car la charge est gracieuse.
#### Poignée de rayons
Dieu a pris dans le crépuscule une poignée de rayons comme une javelle de blé. Il en a déjà fait l'aurore pour d'autres. La nuit n'est que pour nous.
Jean-Baptiste Morvan.
63:131
### R.-Th. Calmel, o.p.
#### Parce Domine
Les diables couvrent ce pays
Des ailes de la grande mort.
Les diables tendent ce pays
De noirs filets torts et retors.
Hommes de Dieu êtes-vous sourds
Au cri des âmes sans retour
Que les sept péchés capitaux
Traînent aux gouffres infernaux ?
Où trouver de l'espoir encore ?
Il n'est point ici d'âme pure
Intercédant pour les souillures,
Le feu va prendre dans Gomorrhe.
Avant que le feu ne déborde,
Pour ce pays miséricorde.
Prince Jésus vainqueur d'enfer
Et des hordes de Lucifer.
Roi tout-puissant de majesté
Qui nous sauvez tous par bonté
Sauvez-nous, source de pitié.
#### Sunt lacrimae rerum
Aen. I, 462
La réalité est pleine de larmes.
Ô puissants vainqueurs et vaincus plus beaux
Et traîtres félons passés par les armes,
Sur le globe entier le vent du tombeau
Vous arrache à tous masques et couteaux.
La réalité est pleine de larmes.
Des savants douteux combinent des charmes
Espérant en vain donner sans retour
Aux faibles mortels un sommeil si lourd
Qu'ils soient pour toujours guéris des alarmes.
Des savants douteux combinent des charmes.
Des âmes ont fui jusqu'au bord du monde
Pour ne pas choisir le Christ ou Satan.
Elles ont dansé leur étrange ronde
Mais elles n'ont pu tomber au néant.
Des âmes ont fui jusqu'au bord du monde.
L'univers nouveau est plein de musique.
Dans les cœurs chrétiens broyés doux et purs
Larmes et bonheur sont un seul cantique
Qui perce les murs des cachots obscurs.
L'univers nouveau est plein de musique.
68:131
### Joseph de Sainte Marie, o.c.d.
#### Prière à Marie
Mère de toute grâce en ta virginité,
Ame de tout amour, Source de toute vie.
Reflet du Dieu vivant, Verbe en toi incarné,
Immobile beauté du silence qui prie
Et douceur ineffable à toute humanité.
Aurore de lumière, ô très pure Marie,
Mère de l'espérance et de la charité.
Œuvre du Tout-Puissant et parfaite harmonie,
Un Astre de ton sein procède en majesté,
Roi du siècle à venir et Prince de la vie.
Ave, ô Maria, Honneur de notre race,
Vierge que ne souilla la moindre vilenie.
Écoute la chanson du pèlerin qui passe
Veuille bien recevoir ce pécheur qui te prie
Au nom de ton amour : Mère de toute grâce.
#### Le troisième jour
Il est ressuscité, il est monté aux cieux.
C'est au troisième jour, avant même que l'aube...
Seigneur, je me souviens de ce troisième jour,
La terre, dans la nuit, dormait encor,
Les onze dispersés, écrasés par ta mort,
Tandis que des soldats prévenaient ton retour...
Mais avant même que l'aurore ne se lève,
Avant que le soleil, très lentement,
Ne repousse la nuit, soudainement,
Voici qu'éclate aux yeux de la garde qui rêve,
Lumière de Lumière et Soleil de justice,
La gloire de ta sainte humanité,
Ton corps transfiguré, ressuscité,
Illuminé aux marques mêmes du supplice
Que tu subis pour nous, Vrai Dieu, Fils du Vrai Dieu
Tu détruisis la mort en te livrant à elle,
L'Amour seul fit cela, et, très fidèle,
Le Père voudrait déjà te prendre aux cieux.
Mais ton cœur, mon Seigneur, ton cœur de chair humaine,
Plein de l'Esprit du Père et de ton propre amour,
Ton cœur te presse de rester encore un jour,
Ou deux, ou trente encore... et déjà Madeleine
Se hâte. Elle te cherche et croit te trouver mort.
Elle veut embaumer de son ardente flamme
Le corps de son Seigneur où demeure son âme,
Car elle est tout à toi -- comment vit-elle encor ?
Mais elle ne vit plus : elle n'est plus que toi.
« Marie », ont dit tes lèvres, et elle : « Rabbouni » !
-- Le jour alors s'était-il enfin éclairci ? --
Elle voyait, premier témoin de notre foi,
Elle voyait ton corps, elle entendait ta vois,
Elle voyait tes plaies, elle voyait ta gloire.
Elle ne savait plus, se rappelant ta croix,
Mais elle te voyait et voyait ta victoire.
Ô Madeleine, après Marie, heureuse entre les femmes !
Après l'Immaculée et la Mère du Verbe,
C'est toi, que le péché dévorait de ses flammes,
C'est toi, froment élu au milieu de la gerbe,
C'est toi qui fus choisie, en ce troisième jour,
Pour être le témoin et pour être le signe,
Toi que le repentir en avait faite digne,
De ce triomphe de l'Amour.
Ô femme rachetée, ô chair transfigurée,
Ô cœur qui ne bats plus, après l'horrible croix
De ton immense repentir, que pour la voix
Dont le chant, seulement, te dit : « Ma Bien-aimée » !
Il est comme il était et il est vraiment tien
Même lorsqu'il s'éloigne et qu'il te dit : « Marie,
Non, ne me retiens pas, car j'entre dans la Vie.
Je dois monter au Père et toi, après moi, viens ! »
Tu croyais posséder le ciel, et ce n'était,
En cette aurore unique au cycle de l'histoire,
Qu'une aube, qu'un rayon de l'insondable gloire
Promise à qui demeure, à ceux que Dieu connaît.
C'était à l'aube du troisième jour.
Jésus ressuscité revoyait Madeleine ;
D'un mot, il effaçait de son cœur toute peine
Et d'amour embrasé, il la comblait d'amour.
Mais en plus grande hâte encore, il s'éloignait,
Car il ne revenait s'établir sur la terre.
Glorieux, il passait, il allait vers son Père
Là où d'éternité, il est et il était.
Et son amour ardent pour Marie-Madeleine
Lui fait presser le pas, car il voit qu'elle vient.
-- « Marie, es-tu vraiment demeurée au jardin ? »
Auprès du Roi des rois, Marie est déjà reine !
#### Prière pour Noël
*Gaudium et spes,*\
*luctus et angor...*
La joie et l'espérance et la lourde tristesse
Et l'angoisse muette et l'immense détresse...
Seigneur, jusques à quand nous faudra-t-il attendre ?
L'ombre s'étend, mon Dieu, sur ton peuple écrasé,
L'ombre se fait plus dense et l'espoir est usé...
Seigneur, reviens vers nous et daigne nous entendre !
Et que savez-vous donc de la sainte espérance
Vous qui ne souffrez pas, vous qui ne savez pas ;
Mais qui croyez, grâce à la force de vos bras,
Construire un monde et opérer sa délivrance ?
Mille ans et deux mille ans et dix mille ans d'histoire
Ne vous ont pas appris que le monde est mauvais,
Que l'homme est un héros de misère et de gloire
Portant en soi le mal que tout son être hait ?
Non, vous ne savez pas le doux nom d'espérance,
Vous qui croyez encor, d'un espoir animal,
Construire la cité parfaite et sans nul mal,
Confiants aveuglément au pouvoir de la science.
N'entendez-vous donc pas la sévère menace
Que porte contre vous ce mythe idolâtré,
Ce dieu que vous servez et que vous adorez
Le Progrès vous tuera sans laisser nulle trace
De ce qu'on nomme encore âme et conscience humaine,
Amour, intelligence, esprit et liberté.
Un monstrueux système où la peur et la haine
Seront la loi, régnera sur l'humanité.
Seigneur, que ton retour est doux à désirer !
Et le poids infini du malheur de nos temps,
Et la douleur sans fin des siècles de l'histoire,
Et la misère immense, oh ! cri que tu entends,
Seigneur, cette misère accablante et sans gloire,
De tous les opprimés par les puissants du jour,
Et le poids de ce mal accablant de détresse
Depuis le sang d'Abel jusqu'à la sombre cour
De la prison où meurt celui que l'on délaisse...
Le mal est trop puissant pour n'être pas vaincu
La souffrance est trop grande et l'homme est trop perdu
Pour n'être pas sauvé : la trop grande misère,
Seigneur, de tous les temps, je Te l'offre en prière
Car en elle je vois l'œuvre de ton amour
Cette nécessité du mal qui nous opprime
Est ce qui met en moi la certitude intime
Que ce mal est déjà condamné ; et qu'un jour
Toi-même, ô mon Seigneur, qui voici deux mille ans
Daignas naître ici-bas du sein Immaculé
Et porter la misère et le poids du péché
Du monde entier depuis la transgression d'Adam,
Toi, ô mon Dieu, vainqueur par ton humilité.
Tu as déjà détruit la victoire du monde
La grande Babylone est une moribonde
Et j'attends ton retour en gloire et majesté.
Seigneur, que ton retour est doux à désirer !
77:131
### Hubert Calvet
#### Étoile du matin
*Cantate*
LE PAUVRE HOMME
Sainte Marie, priez pour nous
Sainte Mère de Dieu
Sainte Vierge des Vierges
Mère de Jésus-Christ
Mère de la divine Grâce
Mère très pure
Mère très chaste
Mère toujours vierge
Mère sans tache
Mère aimable
Mère admirable
Mère du bon conseil
Mère du Créateur
Mère du Sauveur
Vierge très prudente
Vierge vénérable
Vierge digne de louanges
Vierge puissante
Vierge clémente
Vierge fidèle
Miroir de justice
Siège de la sagesse
Cause de notre joie
Vaisseau spirituel
Vaisseau d'honneur
Vaisseau éminent de piété
Rose mystique
Tour de David
Tour d'ivoire
Maison d'or
Arche d'alliance
Porte du ciel
Étoile du matin, stella matutina
ô ma bonne Vierge, ayez pitié, de grâce encore un souffle
un petit souffle, ô oui
si c'est possible, si vous le voulez bien,
si notre Seigneur le veut bien, de grâce encore
un souffle, encore un temps.
La mort plane d'une aile qui paraît sûre,
Les bruits de la ville sont écrasés
et la campagne est toute silencieuse sous les étoiles.
La mort n'est plus dans le grincement des tramways
ni le ferraillement des voitures,
elle a délaissé les pavés gris et la colère des hommes
qui rentrent chez eux un couteau à la main.
La mort n'est plus à la guerre et les soldats sont immobiles
contre la joue de leur fusil.
La mort a délaissé les grands malades suspendus
à un fil de fièvre,
elle a délaissé tous les hommes pour un moment, plus de crimes
plus d'accidents
plus d'agonies parce qu'elle est toute occupée
en ce moment à épuiser l'Espérance
qui dort dans la plus jolie dentelle du monde.
l'Espérance aux petits poings,
l'Espérance aux petits pieds,
l'Espérance ronde encore de la main qui l'a faite.
Bonne et douce Vierge
tirez de la bouche convulsive
cette buée qui s'appelle la vie !
Je vous en supplie je vous en supplie ! je ne sais dire que ça.
Vous vous souvenez qu'un jour votre Fils
a eu grande compassion de la vie en allée,
Il a crié dans le long corridor de la mort
et Lazare s'est levé, il a surgi
au bout du corridor et il est apparu
dans une trouée de jour.
Une autre fois votre Fils a fait un peu de boue
dans une poignée de terre et de salive humaine
en même temps que divine
et il a touché les yeux de cet aveugle-né
afin qu'il voie ô naissance d'un regard !
Et le jour du sourd-muet
vous vous souvenez de ce jour-là ?
Quand votre Fils a dit avec une intensité d'orage
« Ephpheta » ouvre-toi
Vous vous souvenez aussi bonne et douce Vierge
de cette affreuse nuit où votre Fils
par amour pour moi s'est appliqué au bois mort
d'une croix et l'a rendu vivant,
c'est encore ce bois vif qui alimente le cœur brûlant
des hommes dans la grande cheminée des siècles
et des siècles.
Écoutez ce souffle irrégulier de ma petite fille.
J'ai peur, j'ai si peur de cet échange entre le bruit et le silence,
de cette hésitation à vivre,
de cette petite cloche de nuit qui monte
et qui descend au-dessus d'elle
comme une araignée de hasard.
J'ai peur de sa bouche violette
sur laquelle autrefois j'ai vu trembler un peu de lait
j'ai peur de son regard qui m'accuse
de la laisser partir
et ma peur est si concentrée
que je n'ai peur de rien d'autre
absolument rien,
aucune armée de démons ne me détournera de ma prière
parce que j'ai mis toute ma vie dans ma peur.
Mais comment faut-il vous parler ?
Vous la connaissez bien pourtant cette petite fille
vous la reconnaissez, vous l'avez vue poindre
un beau matin au milieu du printemps, elle riait en arrivant
et elle était nue de toute pensée,
elle ruisselait de tous les dons immédiats de la création,
elle brandissait la vie comme un drapeau de soleil
et elle buvait son lait très vite, trop vite
mais le lait comprend cela très bien
et se faufile dans la gorge.
Votre Fils aussi par amour pour moi, un jour
a bu son lait avec simplicité,
avec cette joyeuse intelligence de la gorge
qui sait que ça passera
Vous l'avez vue jouer avec le monde
et avec le feu bien sûr
et cela votre Fils ne l'a point fait car il est Dieu
mais oubliez tout ça de grâce dans ce moment où la vie se retire
et donnez-lui ce souffle extérieur, cette haleine extérieure
je veux dire qui est tirée d'un monde extérieur à sa bouche
donnez-lui cette eau vive
qui est puisée d'une source extérieure à sa bouche
et que sa bouche appelle d'un mouvement hâtif
et comprimé
Pourquoi cette lutte ? Pourquoi ?
Pourquoi tant de hâte et d'oppression ?
Écoutez-moi bonne et douce Vierge Marie,
je quête un petit souffle
vous savez, un petit souffle que l'on donne
qui est rendu, que l'on redonne,
c'est-à-dire la vie.
SAINT MICHEL
Ma lance de flammes blanches travaille sans répit.
Elle te donne sa vie, son feu
et le fil de sa lame pour que se joignent
mystérieusement les tissus
qu'un autre veut disjoindre avec ses vieilles explications.
LE PAUVRE HOMME
Qui est là ? Je ne veux rien savoir
Je ne sais rien. Je ne sais pas qui vous êtes.
Vous êtes une voix et une lumière
mais j'ai besoin que l'on réchauffe ma petite fille.
C'est tout.
J'ai besoin de la vie : c'est autre chose qu'une image
apportez-moi des pilules d'Amérique !
apportez-moi une étincelle !
non, apportez-moi de la glace pour atténuer sa douleur
pour endormir sa douleur,
apportez-moi le velours bleu de la tendresse
pour qu'il veille à ses moindres contacts,
pour augmenter les chances,
pour économiser la vie,
toute autre que la sienne en ce moment
me paraît usurpée
SAINT MICHEL
Courage ! c'est moi le chef de la cohorte resplendissante.
Il n'y a rien de plus fort que les anges,
ce sont des flammes de musique, écoute-les
pauvre homme et appuie ton bras sur mon bras invisible.
Ne t'effraie point : mon bras est invisible
à cause de l'air qui ne pourrait supporter
un si grand poids d'amour contenu dans un bras,
il serait à la fois si lourd que je devrais tomber
par politesse
et à la fois si léger qu'il semblerait une aile,
alors écoute la voix que je suis
et laisse-toi conduire sur la rocaille.
Courage ! Courage !
je vais éteindre la colère et allumer l'amour.
Le prénom de cette petite fille
commence par A,
le premier pas de l'alphabet,
le premier pas dans le mot Amour et le nom Marie,
le second pas dans « visage » et « regard »,
et je connais une prière
qui est baignée de cette résonnante première
toute première, quelque chose d'avant la vie
comme une annonce de la vie,
Je vous salue Marie pleine de grâces
LE PAUVRE HOMME
Le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie
entre toutes les femmes et Jésus
le fruit de vos entrailles est béni.
SAINT MICHEL
Tu as bien reconnu les paroles significatives
que prononça mon frère Gabriel
dans un paysage linéaire, souviens-toi
il s'avança sur la pointe des ailes
jusqu'au seuil d'un regard
et l'on aurait dit qu'il n'osait pas commencer
car la nouvelle était si grave
que de simples mots faits pour l'usage de tous les jours
ne pouvaient la porter
mais il ne s'est pas découragé,
voilà peut-être le tout premier miracle de l'Espérance
cette chose impossible à dire et que l'on dit quand même
qui est reçue et conservée dans le cœur.
Il a dit : Je vous salue Marie
comme ces millions d'hommes catholiques
le disant, le soir avant de s'endormir
mais il l'a dit pour la première fois
Il a
ainsi
communiqué la vie à toute l'humanité
en saluant une jeune fille,
une jeune fille tellement pure qu'elle est le miroir de Dieu
et que Dieu a voulu coucher en elle non seulement son image
mais son fils bien-aimé,
cette part de Lui-même qu'il préfère.
LE PAUVRE HOMME
Tout cela est bien beau,
mais ce que j'ai de plus cher au monde
est en train de glisser dans le noir.
Je n'entends plus que son appel, écoutez-le avec moi !
il est imperceptible, tragiquement imperceptible
comme celui du mineur sous la mine après un éboulement.
Écoutez cet appel, ne l'abandonnez pas !
Ah ! quand la vie est là et que bientôt elle nous échappe
quand il n'y a plus qu'un fil
un mouvement incertain de l'air
comment faut-il s'y prendre ?
Je voudrais que l'ennemi se présente bien en face
et je lui opposerais toutes mes forces d'homme vivant
je crois que j'accepterais de mourir et de revivre,
remourir et revivre cent fois
car pour défendre la vie ce n'est peut-être pas assez
d'une mort.
SAINT MICHEL
Ce qui est plus mystérieux,
étant à la fois plus simple à dire et plus difficile à comprendre,
c'est qu'avec une seule vie c'en est assez
pour défendre la vie,
c'en est assez d'une seule vie toute petite
pour protéger cette impulsion secrète
qui est donnée au fleuve dans ses moindres méandres
et le conduit irrésistiblement jusqu'au cœur de la terre,
une seule main toute petite
pour protéger cette ineffable main.
qui a posé dans la première vallée une montagne
comme une masse de silence
et la mer contenue, la rive dessinée,
la fleur tirée de son sommeil de graine
et l'oiseau accueilli sur la plus haute branche,
une seule prière toute petite pour commencer la Vie
et que la vie demeure
LE PAUVRE HOMME
Je ne vous entends pas.
J'entends seulement qu'il y a près de moi
une tentative démesurée vers la lumière et la respiration.
SAINT MICHEL
Je te demande de joindre les mains,
de te mettre à genoux et de faire une prière,
une prière incessante comme les enfants
qui répètent mille fois les choses pour les obtenir.
Souviens-toi comme ils ont insisté pour venir s'asseoir
aux pieds de Jésus ! Les apôtres n'étaient pas contents
et je suis sûr que leurs parents non plus
mais les enfants, eux, savaient que Jésus était pour eux
alors ne t'occupe pas d'autre chose, ouvre ton cœur !
LE PAUVRE HOMME
Il est ouvert. Il est béant !
Il a trop battu de voir mourir,
de voir les premiers signes abominables.
Vous ne savez pas ce que c'est
que cette maison humaine quand elle cède
et ce vent noir qui vient tout à coup
d'un pays sans figure,
vous ne savez pas ce que c'est
que cette adorable géométrie d'un regard
où nous avons dormi tellement il nous appartenait,
cette ogive du front qui a la forme de nos mains
cette petite place des cheveux, un peu derrière la tête,
qui est devenue lisse
et tout cela il va falloir vous le donner
vous donner ces doigts de petite fille
qui font bouger dans l'eau le paysage
mais comment vivre dans le paysage éteint ?
Pour elle chaque chose était à sa portée : les collines,
les arbres ; le ciel même, elle touchait tout avec sa joie,
parce que tout faisait également partie
de son univers.
Elle restait longtemps assise dans l'herbe
racontant des histoires aux fleurs et aux animaux.
Regardez-la : elle a une robe de Bavière
qui m'avait fait rêver un soir dans une vitrine
et ses petits souliers ont l'air d'une blague,
jamais je n'aurais pensé
que je devais tellement souffrir.
LA NOURRICE
Ne parle pas ainsi tout seul, pauvre homme
tu ne vois donc pas qu'elle a besoin de silence ?
LE CHŒUR DES PRISONNIERS
Prison de Paix, prison de cœur.
Il n'y a plus de murs ! Il n'y a plus de murs !
> Il n'y a que l'absence
>
> comme une épine
Prison de Paix, prison de cœur.
> Voici trois fleurs
>
> Dans une boîte de sardines
UN PRISONNIER
Ce n'est pas grand chose bien sûr
mais prenez-les quand même, on n'a rien d'autre à vous donner.
Il y a tant de vie dans ces trois fleurs,
tant d'horizons blottis dans une attente bleue
que si vous les mettez tout près de votre petite fille
elle aura peut-être la liberté.
LE PAUVRE HOMME
Quel rapport y a-t-il entre une prison en fleur et moi ?
La souffrance des autres n'est jamais comme la nôtre,
chaque souffrance est unique, vous le savez bien,
elle ne se mesure à aucune autre souffrance.
Autour de chacun de nous il y a un grand espace
> vide !
UN PRISONNIER
Non il n'y a pas un grand espace vide
mais la blessure noire du feu,
les signes argentés que font les poissons sous la lune,
la trace des pas que rien n'efface autour des volcans
à cause d'une certaine passion dans le refroidissement
de la terre,
voilà tout ce qu'il y a autour de chacun de nous
et plus encore, ce jardin mystérieux
où les oiseaux s'embrassent éperdument
mais oui, s'embrassent comme des fous
et d'un jardin à l'autre encore !
Je ne connais rien de plus rassurant
que cette folie, ces ponts jetés d'un jardin
à un autre jardin et d'un mystère à l'autre,
d'une rive de souffrance à une autre rive
qui se croyait toute seule devant la mer.
Tu as raison de dire que chaque souffrance
est absolument unique
mais pour, le savoir il faut bien que tu réalises
que celle des autres n'est pas la même
et comment le pourras-tu sans Celui
qui est la mesure de toutes les souffrances humaines
les ayant toutes connues et assumées,
non seulement autrefois mais aujourd'hui
et non pas en image mais en chair et en os ?
Si notre Seigneur a été si loin
dans son accablement
c'est pour dire aux hommes : « je suis avec vous
je ne vous abandonne pas »
et qu'ils voient que c'est vrai
s'il a été si loin et si atrocement
c'est pour essayer de tout prendre sur Lui
et il nous a tellement tendu les bras
qu'il en est mort.
Il a connu pour nous le séjour sans mémoire
> et puis est remonté
comme le mineur infatigable à la surface de la terre
pour annoncer aux hommes le Beau Temps.
Je sais pauvre homme que ta souffrance
est humainement incomparable
mais il y a quelqu'un qui nous comprend
qui est passé par là, qui nous a aimés,
qui continue à nous aimer,
quelqu'un qui passe son Éternité à nous aimer.
C'est un mystère,
mais un mystère en entraîne toujours un autre
et de même que la souffrance a un air de folie
ses fleurs éclatent n'importe où et sans tige apparente
C'est pourquoi il serait bien étonné, cet homme-là
qui porte au fond du cœur un couteau,
si on lui disait que ce matin quelque part en Chine
une pierre de la muraille s'est changée en oiseau
et qu'il y est pour quelque chose !
et cet autre là-bas
qui longe le trottoir comme une idée,
si on lui disait la part qui lui revient
dans la joie que l'on a ce matin au Groenland !
LE PAUVRE HOMME
Alors je demande la vie aux Chinois et au Groenlandais !
qu'ils me la donnent sans savoir,
dans un lac de bonheur ou une forêt d'angoisse,
dans une main perdue ou celle qui la cherche
dans une vague de la mer avec ou sans bateau,
je la prendrai dans tout, à partir de rien, à partir d'une fumée
ou d'un banc plein de paix,
je la prendrai, j'en ferai des soleils, j'en ferai une cantate !
Je veux tout et les petits riens.
Je veux la vie,
la vie animale qui n'est pas dans les explications
mais dans les pièges.
Connaissez-vous les chats ? Ce sourire électrique
dans les chats ? Le minuscule essoufflement
d'un lézard ? La rose ouverte et refermée
Voilà ce que je demande quand je demande la vie !
cette espèce d'interrogation incessante du cœur
et cette réponse qui vient toujours,
que l'on connaît d'avance, qui vient toute seule,
cet échange facile des questions et des réponses
mais voilà que l'on parle toujours
d'un autre rythme quand celui-là est menacé.
Je demande la vie toute simple et non pas un diamant.
La vie chaude, la paume ouverte de vos mains
où dort un peu de ciel,
je veux y mettre mon visage et que votre paix l'éblouisse
UN PRISONNIER
Écoute bien ce que je vais te dire : le jeu de la patience
n'a jamais existé
car où le jeu s'arrête commence la patience
et cette lumière qui palpite au fond de mes yeux
ce n'est pas le dernier signe du cœur
ni un exploit
ni un jeu de silex parmi les ombres
c'est le phare qui annonce « Paradis »
à tous les hommes de la terre dénombrés par la solitude,
il y a une heure encore ils étaient déchirés,
lentement déchirés par une voix d'automate,
couchés dans l'augmentation de la brume
et recouverts d'épines à cause d'une certaine rose
qui a poussé en eux
mais voilà qu'une pluie blanche les efface
ils se sont envolés de la tige la plus verte
et les enfants des terrains vagues sentiront ce matin
une main si claire passer dans leurs cheveux,
c'est le phare qui annonce « Paradis »
et qui les couvre de couleurs
Tout à coup le moindre caillou rayonne,
on pourrait croire qu'il y a une lampe
à l'intérieur des choses.
Cela commence très loin sous les ruines de l'hiver
avec beaucoup de discrétion
mais c'est têtu et ça remue
sans deviner encore que, tout sera si beau.
Qui dira cette vaillance dans le noir ?
cette petite fille peut-être : il faut descendre
jusqu'à elle, travailler avec elle
pour soulever la pierre.
SAINT MICHEL
Ce n'est pas un hasard si la victoire du Christ
est célébrée dans nos pays avec le printemps,
c'est un effet prodigieux de l'amour
si toute la terre est prise d'un seul coup et à pleines mains.
LE PAUVRE HOMME
Oui ! je n'en peux plus mais je dis oui,
c'est la seule force qui me reste, la vraie.
Oui. Espérance, je dis Espérance !
ma bonne sainte Vierge ayez pitié de nous,
je ne pourrai pas vivre sans elle,
je suis exténué, je suis détruit.
Mon Dieu que votre volonté soit faite
mais je vous en supplie donnez-moi la vie !
LE CHŒUR DES MALADES
Chambre de Paix, chambre de cœur.
Il n'y a plus de mal ! il n'y a plus de mal !
il n'y a que le blanc
de la douleur trop forte.
Chambre de Paix, chambre de cœur
voici quand même la chaleur
des feuilles mortes.
UN MALADE
Embrassez-moi, embrassez-moi comme on embrasse le métal
mais embrassez-moi quand même !
Approchez-vous de moi si vous n'avez pas peur.
Toute cette vie frémissante qui disparaît sous mes genoux
et que l'épaule indique à peine, je vous la donne
prenez la vite et laissez-moi ouvert aux caprices du soleil.
Je veux vivre : c'est un secret. Ne le dites à personne,
à votre petite fille seulement car elle est si proche de la mort,
si proche de cet excès de vie,
qu'elle est peut-être la seule au monde à pouvoir accueillir
cette soif intolérable et en faire de la vie.
Qui suis-je ? une île qui a la forme de ma chaise,
oui, une chaise vivante ; voilà mon corps
et je rêve de marcher, de faire un pas sur les eaux qui m'entourent,
je rêve de quelqu'un qui me tiendrait la main
comme Jésus-Christ tenait saint Pierre avec les yeux,
vous vous souvenez ?
Je pourrais vous dire encore beaucoup de choses
sur mes rêves, sur mes envies,
mais vous êtes là devant moi brûlant d'inquiétude
et je sens tout à coup une force en moi qui est pour vous ;
une force qui n'est pas la mienne
et qui n'est pas pour moi, une force à donner
dans une transfusion mystérieuse !
LE PAUVRE HOMME
Mais comment nous rejoindre dans cet isolement
Isola, c'est le mot italien pour dire une île,
moi aussi je suis une île à l'autre bout de la mer.
Par quel mouvement instantané de la mer
Se toucheront nos yeux ?
UN MALADE
C'est un mouvement chargé de sel rare,
un mouvement à fleur de vague et de paupière,
un mouvement de la joie.
Dès qu'il arrive les grandes illuminations
fleurissent les ports qui sont les yeux de la terre,
les hommes sont rouges d'impatience
et les femmes pommelées, la musique des marins
fait rire les drapeaux !
c'est ainsi que cela commence, avec cette note
au bout du silence.
Je pourrais vous dire encore beaucoup de rêves
mais ce n'est pas le plus fort de ma vie,
le plus fort de ma vie c'est simplement de faire un pas
sans savoir si j'en ferai un autre,
faire un pas sans que l'autre s'annonce,
faire un pas dans l'obscurité
à cause de ces trahisons multiples du corps.
Si vous saviez comme elle est grande
cette aventure ! comme il fait mal ce dos
quand on le plie et comme elles brûlent mes larmes !
LE PAUVRE HOMME
Donne-moi ta tête, laisse la détendue,
mets-la sur ma poitrine,
oublie tout
et nous ferons ensemble
la conquête d'un pas,
un pas vivant qu'il faut tirer de la terre morte.
LE MALADE
Mais j'ai si froid, si froid, je suis tellement réduit,
enveloppez-moi, mettez vos mains autour de mes mains
et votre. bouche sur mes paupières ô merci !
J'ai peur du grand naufrage qui emporte tout !
Levez-moi de ma chaise et cachez-moi en vous ! Vivez !
LA NOURRICE
Elle cherche la vie, elle veut la vie,
regarde-la au lieu de te briser.
Mettons-nous à genoux !
cette lutte épouvantable est trop forte,
elle est si petite, si fragile.
Prends-lui ses petites mains. Faisons une prière,
Sainte Vierge Marie
protégez-la
Saint-Michel archange
venez à son secours
mon Dieu ne nous abandonnez pas
ayez pitié ! ayez pitié
ayez pitié !
LE PAUVRE HOMME
Que tous les anges fassent un rempart avec leurs ailes
que tous les hommes fassent un rempart avec leur amitié
que les malades soient guéris avec cette petite fille
que les prisonniers soient au grand jour avec elle
que la vie nous soit donnée ce matin !
LE FUSILLÉ A L'AUBE
Dans une heure exactement je serai mort.
J'ai peur. J'ai peur dans ma colonne vertébrale,
dans mes bras, dans mes jambes.
J'ai peur. J'ai peur de ces douze balles qui frappent,
je les sens qui pénètrent.
Ce n'est pas encore.
C'est dans une heure
alors les douze balles reviennent dans les fusils,
les douze petits points rouges disparaissent de la chair,
le mort se relève.
C'est l'Espérance qui le relève.
C'est son rôle.
Jusqu'à la dernière minute c'est son rôle.
Elle dit avec le cœur : « je suis là, je suis là ».
Elle m'habille avec une belle confiance toute fraîche.
Elle fait semblant de peindre le bonheur
sur la vitre des salles d'attente et elle regarde
un peu de côté, pour voir si je saurai mourir.
Elle a choisi les images les plus tendres
et elle me les donne, une à une, elle fait ses yeux de bruyère,
elle me rapporte ce bruit délicat d'une charrette
qui enchante les allées au petit jour,
elle me raconte la naissance du soleil
avec ses mille détails de vapeur bleue.
l'Espérance m'a donné son visage à regarder,
à contempler. Elle m'a dit que j'avais le temps
et c'est son rôle de me donner du temps
comme si tout, ce matin, était encore possible.
ô ivresse d'un visage !
on ne meurt jamais pour des idées,
on meurt pour un visage, la paix dans un visage.
La mort, ce n'est pas de mourir,
c'est de n'avoir personne à qui donner sa vie,
c'est au dernier moment un visage qui manque.
Si j'ai vécu par hasard on va me tuer par erreur.
Je voudrais tant mourir pour quelqu'un
au lieu de mourir contre tout le monde !
Je n'ai jamais cru que cela m'arriverait
d'être fusillé à l'aube,
ni cette sueur qui monte comme une rosée.
Dans une heure ce sera fini.
Quelle est cette part de moi qui lèvera les yeux
et quels yeux ? vers le ciel
et cela encore longtemps après la déchirure.
LE PAUVRE HOMME
Si ma petite fille guérit
elle fera pour vous une prière tous les soirs
LE FUSILLÉ A L'AUBE
Alors je lui donne ma vie et plus que ma vie
Je lui donne l'acceptation de ma mort,
un dernier sourire de soixante minutes.
Faites venin les soldats !
Ce qu'ils vont tuer, c'est la mort !
Je n'ai plus mon regard : je l'ai mis dans celui d'un enfant
qui n'a plus rien à voir avec la décision des hommes
et si Dieu le permet,
c'est la vie douze fois donnée
qui va retentir tout à l'heure comme une fusillade.
LE PAUVRE HOMME
Peut-être que Dieu n'aime, pas cet échange ?
Quelqu'un d'autre peut-être attend de vous ce geste ?
LE FUSILLÉ A L'AUBE
On ne sait rien de Dieu qui est caché.
Je sais seulement qu'une petite fille est là
pour me tenir la main,
pour que je donne ma vie et que je meure
en chantant comme dans les images de l'Histoire de France.
LE PAUVRE HOMME
Bonne Vierge Marie
Venez à mon secours, venez à mon aide,
je n'ai plus la force,
elle n'a plus la force !
Je suis à genoux et je vous contemple
mais si un malade et un prisonnier
ne sont pas assez pauvres,
si leur souffrance ajoutée à la mienne
est encore insuffisante,
je viens vous demander de fixer en moi
ce poignard de lumière et de charité
qui fait jaillir la vie !
Vous savez bien douce Vierge
comme il fait mal ce poignard
qui entre solidement et reste là planté,
alors si c'est possible,
si votre Fils le permet
dans le rayonnement de son amour,
détournez ce poignard de ma petite fille
pour qu'il pénètre bien en moi
et qu'il épargne ce cœur
si proche de mon cœur !
SAINT MICHEL
Je suis là ! Je suis à tes côtés,
il faut vivre dans l'amour
jusqu'au dernier souffle ! courage !
il n'y a pas de fidélité sans blessure,
il n'y a pas de vérité sans espérance,
il y a l'amour qui fait brûler le monde
comme une torche irrésistiblement
et ce filet d'eau vive
qui nous rafraîchit l'âme.
Il y a cette main de Dieu attentive.
LE PRISONNIER
Je vois les barreaux qui se multiplient.
LE MALADE
Je vois l'inondation de la souffrance
et de la solitude.
LE FUSILLÉ A L'AUBE
Je vois les préparatifs : Je suis la cible.
De grâce ayez pitié ! Je vous aime ! Je vous aime !
LA NOURRICE
Regarde-la : on dirait qu'elle se bataille avec des ombres,
il y a quelque chose qu'on ne voit pas
et qu'elle refuse avec les poings.
Son nez est devenu si mince !
Elle a sa bouche serrée où l'air
n'arrive plus que par saccades.
LA PETITE FILLE
Nous n'irons plus au bois les lauriers sont coupés,
nous n'irons plus au mois... Nourrice !
ma bonne nourrice mais c'est Noël aujourd'hui,
mais oui c'est Noël regarde tous ces cadeaux,
toutes ces poupées ! il y en a des bleues
il y en a des rouges, il y en a des toutes brillantes.
Noël ! Tire les rideaux ! j'ai soif ! oh j'ai si soif
Nourrice va me chercher un peu de neige
et mets de la neige dans mes mains
dans ma bouche, dans mon lit comme ça va être drôle !
LA NOURRICE
Mais ce n'est pas Noël mon enfant,
nous sommes au mois d'avril.
LA PETITE FILLE
Tire les rideaux pour voir si c'est vrai.
Ah ! je t'avais bien dit que c'était Noël
Regarde comme tout est blanc !
Regarde, regarde Nourrice il y a des petites choses vertes
qui traversent la neige !
LA NOURRICE
Il n'y a pas de neige, c'est le muguet mon enfant,
c'est le fragile muguet qui bouge un peu la tête
avec son air guindé, tu vois il est tout blanc
et les feuilles autour de lui
montant la garde comme des épées vertes.
LA PETITE FILLE
Que c'est joli ! qu'il fait beau !
LA NOURRICE
Ma petite fille nous sommes au temps de Pâques
LE PAUVRE HOMME
Elle vit ! Elle vit ! Bonne Sainte Vierge
vous avez fait cela, ma petite fille est ranimée
je vais mourir de bonheur !
Laissez-moi enfouir ma tête dans votre cœur !
vous m'avez donné la vie,
vous m'avez rendu la vie,
le sang a forcé les écluses et l'âme rayonne !
Ame de mon amour, ma jolie Espérance
dans quel chemin avons-nous été,
de quelle terre sommes-nous faits tout à coup
et de quelle eau fructifiante ?
LA PETITE FILLE
Qu'il fait beau mon Dieu qu'il fait beau !
LE PAUVRE HOMME
Ce n'est pas possible, la vie est trop belle
pour que je sois tout seul à la trouver si belle !
Alleluia ! Alleluia ! Que toutes les cloches retentissent !
La mort n'existe pas, c'est la grande nouvelle !
l'Espérance est revenue, elle crie entre mes bras !
Que les jours passent comme les bœufs à l'abattoir
ou comme ceux qui les mènent
que voulez-vous que ça me fasse ?
que les jours passent comme des calèches d'insomnie
ou comme un vol criard d'oiseaux
que voulez-vous que ça me fasse ?
Que les jours passent comme des moutons de lourde laine
ou qu'ils passent comme des trains
qui n'en finiraient pas d'agiter leurs mouchoirs
au lieu de faire des signaux
que voulez-vous que ça me fasse ?
Laissez-moi me réjouir dans mes larmes,
laissez-moi me laver dans mes larmes de joie
pour qu'un soleil tout neuf brille dessus.
Joie ! ô joie indicible ! joie avec les pieds
avec les mains, joie étendue dans le corps difficile,
joie torrentielle du matin ! L'étoile est revenue
comme un cri que l'on aurait fixé pour toujours
au berceau de la nuit,
au front de ce premier matin !
Que voulez-vous que ça me fasse
les jours qui passent
maintenant que je la tiens dans mes bras
que je la serre très fort, très fort contre moi,
maintenant qu'elle est là pleine de vivacité
illuminant tous les objets de la chambre,
à force de les regarder !
Ame de mon amour je te donne ma vie,
nous passerons notre vie à la donner
tu entends ? Il faut passer sa vie
à étoiler tous ceux qui passent !
Que chacun dise : « je suis là » dans un regard de fête.
Tu m'as ouvert le monde avec tes bras ouverts,
tu as ouvert pour moi le cœur des autres,
le visage des autres, quelle chose immense tu as faite !
Tu m'as introduit dans l'amour des autres
et je suis là comme un mendiant qui visite un palais
mais je suis là pour toi, c'est un secret entre nous
tu comprends, c'est plus facile quand on commence,
mais peut-être que ce matin, grâce à toi, un malade
un prisonnier, un fusillé à l'aube
et tous les passants pleins de nuit,
celui du quai des adieux
frère de mon silence
et celui qui n'a plus rien au monde qu'un chien frileux
et un air d'opéra,
tous ceux qui n'en peuvent plus avec leur tête clouée
peut-être que tous ceux-là, ce matin, grâce, à nous.
auront la force de continuer
peut-être qu'ils auront encore l'Espérance !
LA PETITE FILLE
Comme il fait beau ce matin !
je vois le soleil qui danse !
Raconte-moi une histoire,
l'histoire de la Belle au bois dormant, tu veux bien ?
105:131
## Théâtre
### Laure et Christophe
*pièce en trois actes*
par Dominique Daguet
106:131
#### ACTE I
(*Un jardin de maison aimée, dans lequel se verront une allée qui va vers le fond et un bassin de côté. Une sorte de plateau aérien et nu, en pente légère, occupera l'espace derrière ce bassin : le songe se jouera sur ce plateau.* (*A moins qu'un dispositif plus ingénieux ou plus pratique ne se découvre.*)
*Nous sommes sur la fin d'un après-midi de printemps. On entend, léger, mais joué avec autorité, un prélude de Chopin.*
*Laure rêve, assise sur l'un des fauteuils de jardin. Arrive, par le fond de l'allée, Christophe. Il la contemple longuement, tout le temps qu'elle se croit seule. Après le monologue de Laure, il s'approche avec hésitation, comme prêt à s'enfuir tout à coup. Cet homme déjà mûr semble saisi d'une crainte presque naïve d'adolescent timide. Pendant toute la pièce il faudra que l'on sente bien qu'ils ont oublié de quitter le lieu merveilleux et pur de l'enfance.*)
Scène 1.
LAURE. -- Déjà sept heures. Quelle longue journée... Aussi lente que la mer étale entre deux marées. Les fleurs sont lasses comme moi, il me, semble. Fatiguées de trop vite pousser.
C'est un autre printemps qui nous est tombé dessus ! Peut-être ne devrait-il plus y avoir de printemps nouveau, ce serait plus facile. On ne croirait pas chaque fois qu'il faut vraiment recommencer à vivre. Comme si cela pouvait se faire d'ailleurs !
La terre brûle d'amour comme une femme ivre, les camélias se dégagent de l'ombre et du sommeil, tout semble libéré d'une étrange contrainte. Sauf moi...
107:131
Sauf moi, sauf moi, est-ce juste ? J'attends, je ne fais plus qu'attendre, je ne suis plus qu'attente anxieuse, attente de je ne sais quoi, qui devrait venir un soir comme aujourd'hui. Mais je sais aussi qu'il faudrait m'enfuir, refuser cela qui m'arracherait d'ici. Mon âme tient à ce lieu par trop d'amour.
Ah ! oui, je suis comme ces roses qui fleuriront demain. Demain ! Si l'on me met dans une autre terre, je périrais, c'est sûr. Je ne suis pas faite pour m'abriter dans une poitrine d'homme.
Cette nuit j'ai rêvé à des choses douces et inexprimables, comme si j'avais été baignée dans une eau semée de fleurs et de parfums. Je dirai ces choses à Emmanuelle.
Emmanuelle, elle est si forte qu'elle m'aidera à surmonter cette tentation de l'oubli. Ah ! comme j'aimerai ne plus savoir rien de ce qui a été vécu, me jeter, défaite de ces liens trop durs, dans la lumière, l'innocence !
Nous avons trop de drames ici, nous sommes dans une maison trop fermée sur elle-même depuis ce temps où il est revenu. Une maison qui sue la douleur par toutes ses fenêtres ! Non, je ne suis pas faite pour la douleur, mais tout me pousse vers la douleur.
Moi-même, est-ce que je me souviens que l'on peut vivre dans la joie ?
Ah ! comme il faudrait aimer, être aimée !
(*Christophe fait un peu de bruit en s'approchant par derrière Laure.*)
LAURE. -- Paul, est-ce toi ?
(*Elle se tourne, voit Christophe inquiet comme si quelque difficulté l'empêchait.*)
LAURE. -- Qu'avez-vous donc, Christophe, l'air si agité, comme si vous étiez remué d'un trouble indéfinissable et cruel ? Voyez, je parle aujourd'hui comme un manuel de philosophie.
CHRISTOPHE. -- Il peut se faire ainsi que la chair devienne transparente et trahisse l'âme qui cherche une retraite où se cacher.
108:131
LAURE. -- Mais il fait si doux, le temps est si lent. Quel bonheur dans une telle lumière assoupie. Pourquoi montrer cet ennui, pourquoi me laisser deviner cette angoisse qui vous agite ?
CHRISTOPHE. -- Il fait si clair en effet. Voilà tant de jours que le soleil promène ses rayons sur nos visages d'hiver... Il y a longtemps que nous n'avions connu un tel printemps, qui diffuse en nous une énergie secrète et belle.
LAURE. -- Alors obéissez à l'ordre du jour ! Les fleurs s'éveillent, la terre se soulève de désir, les oiseaux forment des notes dans le ciel, et nous sommes ici tous les deux prisonniers de ce filet de musique. Soyez heureux, ne voyez-vous pas qu'il le faut ?
CHRISTOPHE. -- Heureux, heureux ! Un appétit de bonheur gonfle notre peau, nous jetons au monde des regards de conquérants... Oui le temps n'est pas à l'ennui, ni à l'angoisse, ces dons pourris d'un démon pervers. Mais pour l'âme, qu'importe le temps ? Qu'importe le soleil ou l'ombre, le soleil, si l'ombre efface de notre esprit toute étincelle de lumière ?
Je ne parviens pas à pousser la note juste qui ferait de l'harmonie du monde le lieu idéal de mon séjour. Je suis un inquiet, pardonnez-moi.
Mais salut à vous, image d'un monde aimé, entrevu quelquefois au travers des voiles opaques de nuits à peine troublées par l'éclat fugitif des étoiles. Pardonnez de tels mots embarrassés, ils m'enveloppent et me protègent.
(*Il lui prend la main, hésite un instant, et la laisse retomber.*)
LAURE. -- Que cherchez-vous à me dire que je ne dois pas vouloir entendre ?
CHRISTOPHE. -- Écoutez, peu importe. L'obscurité est en moi, mes paroles viennent de l'obscur.
LAURE. -- Vous savez bien que je suis habile, trop, à percer l'ombre la plus noire ? Depuis si longtemps cette maison baigne dans l'ombre...
CHRISTOPHE. -- Vous pensiez à Paul lorsque je suis venu ? J'ai vu bouger sur vous des paroles tristes et grises. J'ai cru entendre le nom de votre frère.
109:131
LAURE. -- Il est mon double, vous le savez, or depuis son retour mon frère ne me donne plus à boire que le vin d'amertume qui fermente en lui.
Et je suis liée à lui, liée !
Je ne m'explique point ces choses, elles font partie de moi, si bien que les rêves que je fais ici ajoutent leur poids d'ombre à l'ombre qui me tient.
Voilà pourquoi sans doute je puis si bien deviner l'obscurité qui vous environne.
CHRISTOPHE. -- Oh ! je m'y tiendrai caché jusqu'à votre venue. J'y nagerai ainsi que dans l'eau du lac le plus secret. C'est peu de choses peut-être que d'avoir songé à vous toute une nuit de rêves : je suis ainsi fait qu'une telle nuit m'est restée dans le cœur. Comme une rose ouverte au milieu des chardons.
LAURE. -- Votre langue s'englue dans les images et les symboles : je crois sentir le vent léger que ferait tomber sur moi le filet lancé par un pêcheur trop habile. Mais attention à vous, pêcheur nocturne, les lois me défendent, je suis maligne et facilement rebelle. Vos lampes sourdes ne me feront pas rêver, et je puis, si je veux, me glisser au travers des mailles les plus fines.
CHRISTOPHE. -- Je ne désirais que me taire, venant à vous, écouter seulement le bruit que vous faites dans cet espace de silence et d'attente.
Quant à moi, que dirais-je, qui soit de la nature exacte de mes songes ?
LAURE. -- J'espère ne figurer dans ces songes qu'ainsi qu'une vestale endormie qui va se lever dans peu d'instants et prendre son tour de garde près de la flamme ? J'espère que vous ne faites de moi qu'une muette et une sourde ?
CHRISTOPHE. -- Ah ! sachez du moins ceci, je n'entends rien à l'art que tant possèdent de la dissimulation, du maquillage. Devrais-je déguiser que c'est vous qui avez brutalement surgi de la mer, et vos ailes de poisson volant *se* sont prises à mes filets ?
J'ai voulu vous rejeter à la mer, mais vous m'avez laissé votre forme en gage de retour. Que pouvais-je faire, pris moi-même par l'éclat de votre passage ?
Je ne pouvais rien, puisque tout cela se passait à l'extérieur de moi.
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LAURE. -- J'apprenais à nager, je n'avais pas fini cet apprentissage du monde.
CHRISTOPHE. -- Il ne fallait pas venir vous noyer dans l'air raréfié où s'épuise mon désir.
LAURE. -- Je me suis abattue ayant couvert l'aune dévolue à mon vol : pourquoi étiez-vous posté à ce lieu unique ? J'étais ivre de ce danger vaincu, l'air m'avait brûlée, je ne savais plus rien, ni de moi ni du monde, j'étais tout entière dans l'extase de la lumière entrevue.
CHRISTOPHE. -- Lieu de rencontre que ces espaces brefs où nous devinons que nous sommes faits pour d'ardentes métamorphoses. J'étais à la frontière du visible à guetter les signes de l'invisible. Vous en reveniez.
LAURE. -- Cessez donc de me persécuter. Je ne puis toujours savoir où je suis, ni où me portent mes pas. Pourquoi seriez-vous dépositaire d'un secret essentiel sans lequel je resterai comme morte ?
CHRISTOPHE. -- C'est donc que la mort a pénétré en vous dont je voulais vous garder.
Mais la mort est aussi bien pour moi.
LAURE. -- N'est-elle pas lieu d'oubli et de repos ?
CHRISTOPHE. -- N'avez-vous pas à vivre et à œuvrer ?
LAURE. -- La vie ne s'est-elle pas montrée dérisoire et cruelle pour celui que j'aime ?
CHRISTOPHE. -- L'aimez-vous à ce point ?
LAURE. -- L'amour a-t-il d'autres visages ? Ah ! qu'il se montre alors, et que je les reconnaisse !
Mais l'amour ne va point contre l'amour... Taisez-vous, taisez-vous, je vous en conjure.
CHRISTOPHE. -- Si la force m'en était donnée, je me tairais. J'entends bien le silence, je suis prompt à l'habiter. Mais aujourd'hui, tout comme si quelque paralysie m'envoûtait le cœur, je n'y puis tenir, malgré votre ordre.
LAURE. -- Suis-je à ce point de faiblesse qu'un ordre de moi ne puisse être obéi ?
CHRISTOPHE. -- Paroles douces sur vos lèvres, paroles de vous qui seules pourraient me courber.
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Mais reposons-nous quelques instants. Car voilà bien un préambule difficile. Pensez que je n'ai rien dit, que je viens seulement d'arriver par le fond du jardin. Cela ne fait qu'une petite différence du point de vue du temps...
J'aime ce jardin, ces plantes silencieuses et graves, à peine mouvantes, qui l'habitent. Tout ce vert sombre qui s'allie mystérieusement au trouble que je connais.
Vous étiez droite au fond de cette allée, derrière ces fleurs rouges et bleues. Les bras levés, vous étiez un merveilleux oiseau, de ces oiseaux de paradis que l'on voit enfermés dans nos jardins botaniques.
LAURE. -- Je suis moi aussi enfermée, mais personne ne me contraint, que moi. C'est la contrainte la plus difficile à lever.
Je me souviens. C'était un grand temps de calme. Paul était encore là-bas, j'attendais, toute notre famille attendait. Nos amis aussi attendaient, inquiets avec nous. Emmanuelle, qui est une douce amie, attendait avec moi. J'étais encore une enfant, oh ! c'est à peine si je savais que le bonheur est une passion triste, qu'il faut arracher du cœur comme une plante nuisible.
Puis il y eut un grand jour de fête. J'étais sotte peut-être de ne pas me livrer à toute cette fantaisie, ces rires, ces danses. Je commençais d'entrer dans la peur.
Vous étiez là ce jour, et de nouveau vous m'avez vue dans le jardin. J'étais immobile alors qu'autour de moi le inonde était dans un grand mouvement de musique et de chant.
CHRISTOPHE. -- C'était la fête du retour. On attendait le guerrier qui était allé là-bas faire cette guerre perdue, qui était allé dans ces pays de roche et de soif, où les hommes sont de métal brûlant.
LAURE. -- Paul devait arriver au plein de la fête : quand il serait là, il était prévu un bel éclat de musique, puis dans un grand silence mon père serait allé jusqu'à son fils.
Mon père aime le théâtre, il avait pensé pour son fils un retour digne du théâtre. Mais la vie, la difficile vie, c'est bien autre chose, n'est-ce pas ? Ah ! oui, ce fut bien autre chose.
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CHRISTOPHE. -- C'était une fête de vainqueur. Une fête d'homme au nom de sa puissance. Votre père est un vainqueur d'aujourd'hui : parti d'une idée, voilà qu'il rencontre des hommes d'affaires, on lui fait confiance, il se met a gagner de l'argent, à créer des entreprises, à bâtir un empire. Le seul type d'empire possible aujourd'hui peut-être, et nul ne s'en prive, que ce soit dans l'honneur ou la honte. Que ce soit seulement dans la honte. Mais votre père mit un certain orgueil à rester grand et beau, quoique assis au milieu des richesses et de l'or. Il avait perdu de vue son fils, qu'on avait envoyé faire une guerre du treizième siècle, une guerre d'une nation ferme et sûre d'elle, une guerre pour la foi et la justice, une guerre pour l'amour des hommes. Pour l'amour de l'âme des hommes.
LAURE. -- Comme en toutes les guerres, il avait vu la mort, mais plus profondément vu la mort de ce en quoi il avait foi.
CHRISTOPHE. -- Donné la mort peut-être ?
LAURE. -- Cette mort est peu de choses, que l'on reçoit ou que l'on donne.
CHRISTOPHE. -- Quelle était donc cette âme qu'il avait trouvée là-bas ?
LAURE. -- Je n'ai pas encore bien compris. Quand il est arrivé, il a vu ce tournoiement, ce délire, tous ces gens anciennement connus qui l'acclamaient, le fêtaient, criaient une joie un peu feinte et absurde, car la joie est douce et sans voix, et il revenait chargé d'une angoisse que nul ne devinait.
Ces cris lui sont montés à la tête : il a vu toutes ces bouteilles de champagne qu'on dévissait devant lui, ces bras qui venaient se pendre à son cou, nos visages si lointains, tellement il les attendait plus attentifs et sérieux, tellement il y avait une lumière inoubliable entre eux et lui. Il avait à dire des mots comme des sanglots, et c'était le bruit le plus monstrueux qui venait les étouffer au bord des yeux.
CHRISTOPHE. -- Il s'est arraché doucement à cette exaltation : bien avant qu'il ne s'en aille, j'ai eu l'impression physique de son absence.
LAURE. -- Il pensait, j'arrive ici en deuil de mon pays, personne ne songe à m'accueillir comme un homme qui a perdu ce qu'il avait de plus cher.
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CHRISTOPHE. -- Mais nous, nous étions heureux de retrouver un ami, il était vivant et de retour. Nous pensions à ces promenades longues de discussions et de rires, à tous ces discours anciens, à tous ces jeux, qui allaient se reprendre, simplement plus graves, qu'autrefois, plus mâles...
LAURE. -- Lui savait que les mots d'hier étaient taris, que ce langage était muet désormais.
J'aimais mon frère au point de défaillir à sa vue. Deux années pleines loin de nous. J'avais rêvé mon frère, et c'est un homme étranger qui nous revenait.
CHRISTOPHE. -- Si peu, que vous étiez figée dans le silence au centre de la bousculade un peu grossière de cette fête ridicule. Vous aviez passé par l'ombre d'une sorte de deuil, lui par le soleil violent d'une sorte de mort. Frères infiniment plus que vous ne le pensiez, qui aviez passé par la dure prise de la solitude en quoi s'élevait la tige noire de l'angoisse, et de la crainte.
LAURE. -- Ainsi, je l'attendais à ma manière. Froide de peur, je savais que nous étions fous. L'inquiétude qui m'a tenue tout le temps de l'attente ne me trompait pas.
Quand il a vu la dérisoire gaieté de ses anciens amis, c'est à peine s'il a pu garder les yeux ouverts sur ce monde qu'il rejetait tout à coup. A peine s'il a regardé la salle magnifique. Que de dépenses pour en faire un temple. Comme si la gloire avait été à ce rendez-vous !
Pâle, les yeux fixes, il a traversé cette immensité : chacun sut dès lors que la fête était finie. D'un geste, l'orchestre a été renvoyé, les lumières éteintes.
CHRISTOPHE. -- J'ai aimé cet effrayant retour qui nous faisait souvenir que, l'on ne rit pas de la mort. Qu'il faut la regarder en face, conscient qu'il n'est rien de plus d'importance dans la vie.
LAURE. -- Et son amour était mort au delà d'un cercle, de feu. J'aurais voulu mourir ce soir-là, pour d'autres raisons : pour celle-là aussi que j'avais honte de nous. Devant ce guerrier vaincu, nous sentions peut-être que la victoire lui avait été arrachée comme la peau du visage, et que cette victoire était une victoire de justes. Elle lui était restée cependant, fierté sûre et sourde, transparente comme une âme.
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CHRISTOPHE. -- Nous le savions. Il s'agissait d'une autre guerre, d'un autre temps, d'un autre idéal : il fallait pour elle des hommes d'une autre passion et d'une autre force, un peuple d'une autre détermination, d'une autre volonté, d'un autre enthousiasme et, d'une autre fougue, oui, d'une autre grandeur, et d'une autre certitude, d'un autre amour, d'une autre taille, infiniment au-dessus de ce qu'il a été, et qui fut cependant tout prêt de se jeter dans l'abîme généreux d'une aventure sans pareilles.
Nous étions hélas d'un monde impuissant à reconnaître la grandeur de tels engagements.
LAURE. -- Mon frère lui-même a succombé sous la douleur.
CHRISTOPHE. -- Mais vous, quelle étiez-vous ce soir-là ? Si longtemps absente au milieu de nous... Je m'inquiétais de cette immobilité qui vous paraît d'une grâce de fleur. Vous vous êtes jetée au devant de Paul, absurde et belle, violente.
Violente ! Comment cette force vous est-elle venue tout à coup d'oublier la terreur qui vous figeait ? Vous avez crié, crié ! Ah ! ces cris, faible Laure, m'ont rompu l'âme, ils résonnent encore dans ma tête.
Dans les bras de votre frère, vous nous contempliez comme un ange verrait des êtres de péché. Quel effort, aviez-vous fait, qui vous avait permis de rejoindre d'un vol le lieu où se tenait l'homme de retour ? Afin de faire revenir à lui le soldat oublié, qui pensait encore aux longues marches d'enfer dans les djebels de pierres, aux femmes kabyles enveloppées de couleurs et de parfums, aux palabres sous l'olivier, au thé à la menthe dans les mechtas enfumées. Il était dur de renaître à la politesse, aux conventions, aux simagrées, à tous ces baise-mains empoisonnés, à ces demi-mots à demi compris qui sont tout le fond de notre vie de ce côté-ci de la mer, de ce côté-ci de l'enfer.
Moi aussi, avant lui, j'avais connu ces ivresses orgueilleuses et splendides. Ah ! quelle férocité nous retrouvions, saine, humaine, quelle barbarie, plus juste que nos mensonges. Quelle ardeur de carnage et d'amour nous habitait ! Quel goût sauvage du respect et de la gloire ! Nous perdrons notre temps ici à nous expliquer, mais au moins pouvons-nous être sûrs que nul n'a le droit de nous ravir ou d'abaisser cette part douloureuse et belle, noble et douce, rageuse et juste, cette part de nous-même qui fut transformée par le soleil et le sang.
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Quelle ardeur, oui, nous habitait, d'une générosité à perdre le goût du confort minable, des plaisirs d'eunuques qui sont toute la grandeur offerte à notre soif de ce côté-ci du monde. Nous étions durs, mais soucieux de correspondre à la nature qui nous avait pris, tête et cœur, âme et ventre.
Pardonnez-moi, j'oublie, que j'avais oublié tout cela, ces merveilles. Je ne vous connaissais pas alors. Si j'avais su votre existence secrète dans cette ombre et ces fleurs, je vous, aurais prise tout à coup, sans demander le droit ni le retour de flamme. Voyez comme la civilisation m'a bien repris, m'a bien redonné cette timidité qui me paralyse, ce sens des nuances, qui me fait perdre celui, plus simple ; des distinctions claires, des décisions immédiates, comme lorsque dans la nuit au milieu d'une marche silencieuse, l'obscurité éclate en mille traits de feu, à quoi il faut répondre dans le même geste si l'on ne veut pas tomber et mourir.
Ah ! j'ai trop tardé avant de m'apercevoir que j'avais rapporté de là-bas un trésor à conserver : très vite je ne sais comment, je me suis laissé aller. J'ai pris goût à des douceurs futiles. M'ont envahi des subtilités. Je ne savais plus marcher sans ruse ni détours. J'avais abdiqué cette violence droite dont je reconnaissais, heureux, l'effet viril dans tout mon corps.
Pour un peu, j'en serais venu à cracher le sang par toute mon âme.
Certes, je n'étais pas fait pour tomber dans l'abîme de Paul. Est-ce un bien, est-ce une limitation ? Lui au moins témoigne de ce qu'il a vu, de ce qu'il a fait. De ce qu'il a désiré...
Il est vrai, le retour de Paul m'a permis de préserver ce qui pouvait encore l'être. Je me suis couvert d'une armure de mépris contre tout ce qui est méprisable et cependant paré des couleurs les plus fines. Vous seule, qui êtes ici la grâce préservée, le témoin de la pitié de Dieu, la fleur exquise de sa beauté, avez pu la percer, cette carapace d'éloignement qui me fait si dur contre le monde. Mais douloureusement, douloureusement, sachez-le.
LAURE. -- Quelle respiration, Christophe ! Posez, posez un peu. Ici nulle victime à convaincre nul sacrificateur à décider.
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Mais quel obstiné vous faites, avec vos airs d'oublier ce que vous vouliez dire et à quoi vous revenez plus fort tout à coup, comme un pêcheur revient soudain au lieu que sa ligne avait longtemps délaissé.
CHRISTOPHE. -- Je ne sais qui de nous veut prendre, qui de nous se laissera prendre.
LAURE. -- Mais c'est vous qui m'avez jeté le fil !
CHRISTOPHE. -- Le seul fil qui de vous venait jusqu'à moi.
LAURE. -- Je tentais d'être enfin seule et sûre d'un peu de calme.
CHRISTOPHE. -- Je croyais avoir atteint la grande plage d'un exil sans regrets.
LAURE. -- Voyez comme ces quelques instants sont déjà tourds de paroles, plus sans doute qu'aucun moment de déclaration ne le fut jamais.
CHRISTOPHE. -- Nul de nous n'a fait d'acte si grave.
LAURE. -- Ah ! laissez là toute forme, n'ayez pas l'esprit si juridique. Qu'ont à faire ici les actes et les procédures ? Il suffit d'une parole, d'une pensée, d'un soupçon.
Mais il est vrai, c'est vrai, rien d'absolument précis n'a été dit, rien de définitif. Il semble seulement que vous vouliez de moi quelque chose d'impossible.
... Vous m'avez guettée longtemps, je le savais.
CHRISTOPHE. -- C'est pourquoi si longtemps rien entre nous qui vaille la peine d'être dit.
LAURE. -- Rien qui puisse me faire croire à une naissance, et je crierai alleluia, vive ce monde nouveau où vous m'auriez introduite, légère et balbutiante comme une fille à peine née. Rien qui puisse me faire croire à une découverte du monde où vivre dans l'éclatement de la joie. Oh ! je suis folle, la joie, du moins la joie qui laisse libre le rire ou le bonheur, je n'y dois plus prétendre, seulement à celle qui surgit du cœur des larmes.
Dieu m'est témoin que je n'ai désiré que la première, mais est-ce que je savais ce que je devais désirer, et qu'il ne m'a été donné que la seconde.
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CHRISTOPHE. -- Ainsi, redites-le, j'ai besoin de certitude, entre nous rien qui ne puisse être contredit dans l'instant qui vient ?
Aussi fuyez, fuyez, de grâce, voyez comme je lutte contre moi-même.
Ai-je besoin de vous ?
LAURE. -- (Après une hésitation, car elle sait qu'après ceci il lui sera plus difficile encore de se reprendre.) Toute fuite n'empêchera pas que j'entendrai là-bas se redire vos phrases inachevées, ces discours qui m'ont enveloppée et transie.
Quelle tentation est-ce là, d'ajouter moi-même les paroles que vous eussiez dites.
CHRISTOPHE. -- Vous le savez, mes paroles n'ont pas le pouvoir de ne plus signifier selon mon désir. Certes ; elles n'atteignent que la solitude dans laquelle je *suis* enfermé, et celle dans quoi il semble que vous vous retiriez. ; ; ;
Rien ne fera désormais que je puisse oublier qu'il•y a comme une attente en vous, d'une ombre amie, d'un air plus chaud, qui décideraient heureusement la fin d'un long hiver.
Je m'en irai, le voulez-vous ?
LAURE. -- (Précipitamment.) Parlez-moi, oh, parlez-moi ! J'ai besoin aujourd'hui d'une voix qui se fasse entendre. Vous êtes le bienvenu. Restez-là, un peu loin, que je vous voie à peine. Pour réveiller mes yeux longtemps ; fermés par le sommeil, il ne faut pas trop d'éclat, pas trop de bruit pour mon âme encore habitée de silence.
Quand je cueillerai ces fleurs que l'ombre du soir déjà fait disparaître, vous serez là-bas le bruit d'une source qui m'assurera, qu'ayant soif, je pourrai boire.
CHRISTOPHE. -- Vous êtes belle et claire.
C'est à peu près tout ce que j'ai à dire. Pourquoi chercherais-je dans tout ce qui nous entoure, qui est d'éclatante beauté, des images pour vous peindre ? De quelle étrangère splendeur j'irais vous parer ? De quelle musique vous donnerais-je à goûter, quand le seul bruit de vos pas me comble et me ravit ? N'échapperiez-vous pas à toute comparaison, à toute analogie ?
Vous êtes différente ; c'est pourquoi me voici à vos pieds.
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LAURE. -- Non, plus tard ces mots, beaucoup plus tard, une autre année. Faites tenir des jours entiers dans chacune de vos paroles... Sinon, nous serions si vite dans les bras l'un : de l'autre. Oh ! ne vous souvenez point de ce que je dis, ayez pitié une fois de ma faiblesse. Ne vous souvenez point de ces paroles. Ce serait irréparable, vous le savez bien. Il y a tant de douleur entre vous et moi.
CHRISTOPHE. -- J'aime cela qui s'abrite en votre âme...
...LAURE. -- Non !
CHRISTOPHE. -- ...dont certains accents trahissent l'effrayante profondeur.
LAURE. -- Je ne puis plus supporter cela. Pourquoi ne pas me parler de choses sans importance, légères, de couleur fine comme la couleur fine de pétales de roses à peine blanches ?
CHRISTOPHE. -- C'est que vous m'importez plus que tout au monde.
Au reste, nous ne ferions que perdre du temps, qu'interrompre le temps : pouvons-nous seulement songer à empêcher que ne s'écoule cette source qui fait de notre présent un passé définitivement goûté et perdu ? C'est dans le temps que je vous ai connue, votre charme tient autant à ce qui passe qu'à ce qui ne meurt point. Désirez-vous que l'oubli nous devienne impossible, qu'ainsi nous soit interdite cette douceur mélancolique des choses qui vont vers l'effacement, cette douceur par quoi nous pénétrons le mieux dans ces instants qui font de nous peu à peu des ombres blanches et sans regrets ?
LAURE. -- Ne parlez pas de la mort, vous n'y entendez rien, je n'ai pas demandé qu'elle soit évoquée.
CHRISTOPHE. -- N'est-elle pas sur nous, sur vous plus encore qui refusez d'entendre et de dire le seul mot qui puisse la dominer ?
LAURE. -- Qu'a-t-elle à faire de nous, qui sommes en travail de vie ? Ce qui s'agite en vous est-il si noir et dur, si tranchant. ? N'aurez-vous jamais pitié de cette âme fragile et tremblante qui ne sait comment faire pour vous échapper ?
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Quelle douleur secrète vous rend amers, vous autres hommes, au point que l'on vous voit l'âme muette sur le visage, comme avant les grandes batailles où l'on va tout perdre, le sachant ?
Ah ! quel sérieux, je n'y tiens plus ! Songez ici à des choses gaies, presque ironiques, qui nous fassent nous oublier. Moquons-nous du temps, de nous, de ce qui nous tient au cœur le plus fort. N'ayez pas, ce grand air de Trafalgar, qui vous donne vingt ans de plus, l'aspect noir d'un porte-deuil tragique.
CHRISTOPHE. -- C'est que je comprends mal la raillerie, vous m'échappez ainsi...
Pourtant, même là où vos paroles me blessent, j'aimerai vous suivre. N'est-ce pas assez ?
LAURE. -- Mais qu'êtes-vous allé m'inventer ? Suis-je si rébarbative et : sombre qu'il faille me parler d'amour, d'amour, comme vous le faites depuis une heure, avec cette voix d'âne battu ? Ai-je été si mauvaise ? Si éloignée des mots qui me faisaient trembler ?
CHRISTOPHE. -- Il est vrai que vous êtes un papillon, bien léger dans mes lourds bataillons de mots.
Ah ! prenez garde, faites attention avant de prendre votre élan, avant de m'écouter trop loin. Je n'ai pas l'anxiété facile, ni l'amour commode.
LAURE. -- Je pensais que je serais prise comme malgré moi.
CHRISTOPHE. -- Vous êtes-vous enfuie ?
LAURE. -- Il me semblait que tout se passerait au matin, et comme en mon absence. Or ce n'est qu'au soir, quand la nuit donne trop de courage ! Ainsi ; tout entière je suis appelée à résister.
CHRISTOPHE. -- Sans doute, je n'ai pas eu la chute puissante de l'aigle sur sa proie.
LAURE. -- Or c'est un aigle que je veux pour m'emporter. Qu'il m'enlève, je n'aurai plus rien à dire, a penser, à donner. On veut que je donne ce dont je, ne dispose point.
Qu'on le prenne, tant pis pour moi, que le premier venu s'empare de moi ! Mais qu'il n'attende pas mon accord.
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Allez, je ne suis pas votre Laure. Il faudra changer d'âme pour me prendre. Je suis devant vous le corps fermé et la bouche muette. Je ne dirai rien de ce que vous attendez : je croirais me trahir.
CHRISTOPHE. -- Je ferai en sorte que le temps vous rende la parole, m'ouvre les portes de votre corps, me donne la clef de votre âme. Que me ferait de dérober ce qui se dérobe, de saisir ce qui reste insaisissable, de posséder ce qui ne se donne pas ?
LAURE. -- Taisez-vous, taisez-vous ! Jamais on n'a vu un tel homme, qui tiendrait la nuit entière dans la cage de son discours !
Voici ce que vous auriez pu faire, vous m'auriez au moins divertie, non troublée au point de me faire perdre toute assurance. J'aurais aimé que vous m'avanciez une barque couverte de fleurs, et nous aurions nagé sur un lac très étendu tandis qu'une musique lointaine et fine nous aurait bercés. Vous auriez porté mon rêve vers les hauteurs où se perdent les arbres alors que soufflé un vent presque irréel... Vous m'auriez tenue dans la fascination du songe, j'aurais passé le reste de ma vie dans un sommeil sans douleur ; dans un oubli sans reproche.
J'aurais été votre femme soumise et inconsciente.
CHRISTOPHE. -- (*Brusque et défait.*) Adieu, Laure, adieu. Vous vous moquez de moi. Qu'ai-je à faire d'images fausses et troubles, d'une femme inconsciente qui ne se battrait plus, qui ne mordrait plus, qui n'irait plus pieds nus sur les pierres parce que son amour serait au-delà de la douleur, du souvenir cruel et des reproches ? (*Il va pour partir.*)*.*
LAURE. -- Oh ! j'aime aussi que l'on m'oblige et que l'on m'impose. Je suis une femme à prendre, Christophe, autant qu'à demander. Mais c'est bien difficile de tout dire avec justesse.
Quand à ce que je désire, le sais-je seulement ? Est-ce que je ne désire pas le trouble obscur qui me rendrait absente au temps et à toute souffrance ? Non, disant cela, je sais que je ne peux le vouloir. Seulement l'affirmation claire par laquelle s'infuserait en moi, pour l'éternité, l'éclair divin de la conscience et de la douleur :
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CHRISTOPHE. -- (*Qui revient vers Laure.*) Je ne suis qu'un imbécile : Votre âme serait-elle l'innocence qui mesure, l'ingénuité qui réjouit, l'accord heureux qui fait la splendeur des anges ? Ce qui se passe en moi est comme une éclosion. Vos fleurs sensées s'épanouissent. Et j'aime, j'ose à peine le dire, j'aime jusqu'à l'odeur des paroles qui vont de votre bouche à mon oreille.
Pour aujourd'hui, certes, j'en ai trop dit. Je pensais m'avancer doucement, reconnaître les positions, jalonner le parcours : plus tard, à plus tard le bond merveilleux sur la proie fragile et confiante, dont le léger mouvement d'effroi entre les bras ajoute à l'immense joie de la conquête le frisson subtil de la crainte.
LAURE. -- Mais vous avez tout dit. Le stratège avait bien conçu un plan grandiose, il a été trahi par le tacticien, qu'un petit pli de rien du tout sur la plaine a déconcerté au point que l'homme s'est mis nu devant sa femme.
CHRISTOPHE. -- Ah ! taisez-vous, vous versez un torrent de flammes dans ma poitrine, je dois partir, ce feu me dévorant. Il me faut souffler, voyez-vous, dans ce rude chemin que je parcours avec tant de hâte. Je m'en vais de votre regard. Je vous laisse poursuivre encore un peu les dialogues secrets d'une telle rencontre. Je reviendrai si je continue de vivre. Et pourquoi ne vivrais-je point, puisque dans ce monde de l'odieux et de la mort m'a touché le trait juste de la vie et de l'innocence ? Pourquoi mon être ne continuerait-il pas jusqu'à épuiser en vous et au-delà de vous toute la force qui me vient de cette éblouissante certitude ? Oui, même la mort -- mais qui est-elle, qui ne peut que nous plonger dans la vie plus sûre encore, plus éclatante, qui ne peut que nous montrer enfin, à nous deux seuls, la lumière divine dont nous sentons en nous, quelquefois, les traits si purs qu'ils sont plus radieux que ceux de l'éclair -- oui, même la mort ne me détournera de cette joie que vous m'avez livrée.
LAURE. -- Quelle mort ? Quel départ ? Où êtes-vous ? Quels sont ces mots quand je me livre enfin ? Êtes-vous... Ah ! quel discours sans logique, où partez-vous, que dites-vous, que parlez-vous de vie et de mort ? Moi aussi j'ai attendu longtemps ? Que croyez-vous ? Qu'il a suffit de quelques misérables paroles ? N'avez-vous plus le sens ? Je vous regardais depuis si longtemps, je, désirais voir vos yeux, savoir que vous me regardiez. Et suis-je belle, l'avez-vous dit ? Mais vous êtes-là, tout interdit, comme une pierre brute.
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Si je me retiens, vous faites peine à voir, j'en pleurerais presque. Puis je dis le mot de votre attente, vous voilà comme fou, pris de délire, comme si je n'existais plus, comme si en fait de moi il n'y avait plus que vous en face de Dieu.
Oui, j'ai demandé dans mes prières, malgré moi, toujours malgré moi, que cette heure vienne. Elle est venue, mais vous ne me regardez même pas. Mon corps fait pour vos bras est encore loin de vous, le soir tombe, je ne connaîtrai pas votre bouche, ni l'accent de votre voix alors que vous seriez si près de mes lèvres, je n'aurai pas goûté à votre peau, ni connu le sourire enfermé dans l'espace d'un baiser. Qui êtes-vous pour me traiter avec un tel mépris ? Partez, je, ne veux plus vous voir. Je ne veux plus de vous, vous m'avez jetée à terre quand je m'offrais à vous, partez...
(*Elle dit ces derniers mots d'une voix de plus en plus fâchée et faible, jusqu'à ce que Christophe doive la saisir qui tombe aussi doucement qu'une feuille.*)
CHRISTOPHE. -- Amour, quel mot te dire qui rappellerait ta joie ? Quelle blancheur te couvre, quelle clarté hagarde passe devant tes yeux ? Quel bleu de vent très haut dans ces yeux d'enfant... Et tu as eu peur, tu : as cru qu'il partait très loin l'homme mauvais que tu aimais, qui vient juste de le savoir, frappé de la foudre. A vingt pas de toi je serais au bout du monde, soumis à mille tourments, mille inquiétudes. Je te veux toujours sous mon regard, il me faut ta présence prochaine. Devines-tu que m'écarter de toi, c'est retourner dans ce monde dont je viens, dont tu n'es pas ? C'est risquer de perdre la vue, le cœur, l'âme, chaque fois te perdre.
Tu es une fleur de jardin presque sauvage : nos façons de ce siècle informe et sans pensée sont rudes et hypocrites. On va travailler le cœur de ma rose, on va lui souffler mille infamies, des trahisons, des faussetés, on va lui laisser respirer des odeurs de mensonges, on va tenter de l'implanter dans l'ordure, de lui faire oublier son âme, son âme libre devant Dieu ; et qu'elle est fille de Dieu.
Comprends-tu quelle douleur à chaque atteinte qui te ferait souffrir ? Il faut simplement que j'aille un peu devant toi, un peu en arrière, un peu sur les côtés, qu'ils n'osent venir les immondes chacals dont les cris font défaillir d'angoisse l'amour le plus innocent, le plus naïf, le plus lumineux, les impurs charognards qui jettent sur les mots, les sentiments, les plus nécessaires vérités, ces voiles souillés de leur impiété, de leur bestiale insolence, de leur débauche, de leur orgueil ? Est-ce que je ne veux pas être un bon jardinier et te sauver de l'orage ?
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LAURE. -- Est-ce vrai que la marche dans le monde est si difficile qu'on y risque de s'y perdre et d'en pleurer ? Ah ! j'ai peur, je ne suis jamais sortie de cette maison.
N'es-tu pas l'homme qui m'a prise pour femme ? N'as-tu point de force pour me couvrir contre ceux-là qui voudraient me faire renier moi-même ?
CHRISTOPHE. -- C'est dit ; nous aurons toutes les audaces. S'il le faut, nous mettrons un bandeau sur nos yeux. Mais non, droit devant nous, au-delà de tout ce qui veut et tente de nous arrêter, il y a l'aube, l'appel divin, le grand amour où baigner celui qui nous lie l'un à l'autre, devant Dieu, devant les hommes. Ne plus voir ? Non, quelquefois ainsi un démon me tente et me désespère. Les yeux ouverts au contraire, fermement ouverts sur le point ultime. Tant pis s'il nous faut voir ce que l'homme devrait cacher.
Laure, ma Laure, femme couverte du nom le plus beau, ma gloire, mon parfum, ma victoire, j'aimerai te couvrir des noms les plus doux, inventer des mots qui diraient en deux ou trois syllabes, chaudes et pleines, harmonieuses et fortes, ce qu'il faut un discours pour à peine le suggérer. Des mots légers comme des baisers, des noms aux couleurs des plus rares roses, des noms d'aurores très claires, ou bien de nuits d'été, quand tombent, radieuses dans le ciel, les larmes mystiques des pluies de Saint-Laurent. Je voudrais faire ruisseler sur toi toutes les perles les plus fines, les plus transparentes, les plus irréelles, afin de les rendre honteuses de leur imperfection devant toi. Laure, mon âme humaine enfin connue...
(*L'ombre se fait peu à peu sur la scène, jusqu'à la nuit la plus profonde. Une musique accordée à ces mots naît doucement. Elle couvre le moment nécessaire à l'accord dores le silence de ces deux là qui se sont enfin trouvés.*)
(*Quand la lumière revient, Laure et Christophe sont au même lieu, dans la même position : ils n'ont pu que rester immobiles, dans cette joie qui leur a été donnée, si forte que même au moment de la douleur elle rayonnera, plus puissante que cette douleur. Arrive Emmanuelle, l'amie d'enfance de Laure. Elle reste interdite un moment. La musique s'éteint.*)
124:131
Scène 2.
EMMANUELLE. -- A merveille, à merveille, ma Laure. Quel jardin délicieux, n'est-il pas vrai, quand l'ombre le rend secret ? Je suis fâchée de vous déranger en un tel moment.
CHRISTOPHE. -- Eh ! bien Emmanuelle, quel réveil ! Vous voyez ici un homme qui ne sait plus où il est. N'allez pas trop fort ni trop vite, cette joie pourrait encore se briser.
Ah ! je ne sais plus qu'une chose, c'est que je suis heureux.
EMMANUELLE. -- Nous savions, je savais depuis longtemps. Vos airs secrets en disaient plus long qu'aucun aveu, et je ne suis pas comme Laure, timide et aveugle. Je ne pensais pas que vous résisteriez si longtemps par exemple.
Mais toi Laure ? Tu sembles étrangère au monde aujourd'hui. Je ne me souviens pas de t'avoir vue ni si pâle, ni si déterminée. Ni si absente. Pourtant, tu n'as jamais été bien présente au milieu de nous. Toujours en rêveries, toujours en des pensées qui te laissaient sombre, sombre, et triste !...
Mais cette couleur-là te va à merveille.
CHRISTOPHE. -- Nous avons trop joué à nous faire peur l'un l'autre. Je crois qu'elle en est encore inquiète et troublée.
LAURE. -- Ah ! mais taisez-vous, taisez-vous ! Qui vous a dit qu'il était temps de rompre le charme ? Il est rompu, c'est fait, il n'y a rien à dire. Voici que je ne vais plus savoir si je vivais un instant réel ou bien un songe.
J'avais oublié Paul, je ne me connaissais plus, et c'était une joie, une joie bien brûlante, bien nouvelle.
125:131
Assez parlé de moi. Je me porte bien, j'ai vingt ans, et ne me suis jamais sentie si libre.
EMMANUELLE. -- Libre ?
LAURE. -- Oui, libre ! Qu'est-ce que tu as ?
EMMANUELLE. -- Qu'ai-je entendu Christophe ? Et qu'ai-je vu ?
CHRISTOPHE. -- Je ne saurai le redire, à peine si je m'en souviens, excusez-moi. Je crois que Laure dormait sur mes genoux, je la berçais d'une ancienne chanson à quoi je me prenais moi-même. Était-ce une berceuse, une romance, un poème, je ne sais plus. Il n'y avait qu'une chose d'importance, je la regardais et la trouvais belle.
LAURE. -- C'était bien doux, comme si j'avais cueilli des cerises au mois de mai.
Sais-tu, Emmanuelle, j'ai fait cette nuit un rêve qui m'a éblouie. On me demandait en mariage, mais d'une façon si touchante et naïve, oh ! que je crois en avoir pleuré. Il y avait de quoi d'ailleurs, parce qu'il s'est passé des choses très tristes.
Mais tu ne me demandes pas qui ?
EMMANUELLE. -- Si, bien sûr.
LAURE. -- C'était un jeune homme très pauvre -- mais mon père est riche, n'est-ce pas, qu'est-ce que cela peut faire, ? -- J'aimais il me semble tendrement et violemment, tout cela à la fois, le jeune homme pauvre, qui avait une curieuse figure d'homme très beau et très ancien.
C'était peut-être Christophe, mais je ne m'en souviens plus.
CHRISTOPHE. -- Moi non plus.
EMMANUELLE. -- Que s'est-il passé ?
LAURE. -- Mais rien, simplement nous nous sommes promis l'un à l'autre. C'était un beau rêve dans le rêve. Peut-être que cela est vrai. Tout à coup, il ressemblait à Paul, mais un Paul très sage et gai, comme il était avant.
126:131
Un peu plus tard, le jeune homme qui n'avait pas de nom s'est mis à rire, puis subitement à me crier des injures, qui m'ont fait mal, oh ! j'ai bien cru que c'était assez pour mourir, il m'accusait, il criait, il était jaloux de l'ombre qui s'étendait sur le jardin et sur mon visage, comme un autre visage qui aurait couvert mes lèvres. Après cela, il est venu me consoler, me disant qu'il allait devoir partir et mourir, mais qu'au dernier moment il dirait mon nom, et tout l'amour qu'il a pour ce nom. Je lui ai conseillé de dire plutôt son acte de contrition, parce qu'il ne faut pas mourir avant d'avoir lavé son âme. Là dessus arrive mon père, tout rouge de colère. Il avait une curieuse voix que, je ne lui connais pas. Une voix très aérienne, très légère, comme la voix d'un fantôme.
EMMANUELLE. -- Que disait-il ?
LAURE. -- Père refusait n'est-ce pas ? Il est si fier d'avoir une si grande maison, de commander à cette armée de serviteurs, d'avoir une fille sage qui n'élève jamais la voix. Peut-être sait-il qu'il est possible de vivre très heureux sans cet amas d'or qui troue les poches et encombre le cœur ? Je sais qu'il a peur pour moi, et plus encore pour Paul.
CHRISTOPHE. -- Je vais voir ce qui se passe dans la maison. Je reviens dans un instant.
(*Il sort par le fond du jardin.*)
EMMANUELLE. -- Qu'a-t-il fait ?
LAURE. -- Il y eut un long moment d'effroi. Père avait pris le jeune homme pauvre dans ses grands bras, il l'embrassait en disant « mon gendre, mon gendre » : Ah ! est-ce que je ne me suis pas mise à espérer ?
EMMANUELLE. -- Mais alors pourquoi cette peur ?
LAURE. -- Tout en l'embrassant, il étouffait celui que j'aimais. Moi, je restais muette, interdite, sans mouvement ; ne pouvant même plus respirer.
Puis il l'a jeté dans le bassin.
(*Sort le jeune pauvre du bassin, comme un danseur, habillé comme un danseur, d'un seul collant de couleurs noire et rouge. Il dessine autour des deux jeunes filles un léger mouvement qui le transporte comme sans effort sur le praticable surélevé.*)
LAURE. -- Mais qui êtes-vous ?
127:131
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Qui je suis ? Elle demande qui je suis ?
EMMANUELLE. -- Mais oui, qui êtes-vous ? Ce n'est pas décent d'entrer ainsi chez ; des jeunes filles par le bassin, habillé comme vous l'êtes.
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Vous avez, jolie Laure, la mémoire courte. Et vous belle Emmanuelle peu d'imagination. Je suis l'étouffé du bassin, votre amant du rêve, ma Laure ; le jeune homme pauvre qui demandait votre main.
ELLES. -- Mais où sommes-nous ?
LAURE. -- Emmanuelle, il était mort ?
EMMANUELLE. -- Je vous croyais mort. Mais Laure, ne s'agissait-il point d'un rêve ?
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Peut-être en ai-je eu assez d'être mort ? Peut-être en ai-je eu assez de n'être qu'un personnage de rêve ? Peut-être aussi sommes-nous à la fois dans le rêve et dans le réel ? Est-ce que nous n'en avons pas assez, nous les âmes des songes, les fumées de vos rêves, les paroles de vos désirs les plus cachés, les odeurs de vos roses les plus rares, les images les plus étranges ou les plus précises de vos espoirs, les pensées obscures de votre foi d'être tenus toujours dans les limites étroites d'un sommeil trop immobile pour notre légèreté, trop identique à lui-même pour notre invention sans cesse active ?
Je ne l'avais pas oubliée, moi, cette ingrate, cette fille publique, que j'ai vu tout à l'heure se livrer aux bras d'un autre, cet homme hirsute, son Christophe ?
LAURE. -- Tu vois comme il est jaloux ?
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Comment faire pour ne l'être point, puisque je meurs si vous donnez votre voix à un autre, si l'oubli s'empare de votre cœur, si vous changez au point de dire oui quand vous disiez non ?
Ne suis-je pas fait de votre souffle, de votre imagination, de votre faiblesse, de votre joie, de votre tendresse. ? De votre mémoire ?
Que serais-je devenu, si vous n'aviez redit votre aventure de la nuit ? S'il n'était resté en vous ce peu de pitié qui vous a fait avouer les larmes de votre deuil nocturne ? Je n'aurais pas osé paraître, je serais resté une ombre vague devant vos yeux, à peine remarquable dans la nuit. Mais vous avez parlé, vous vous êtes défaite d'un peu de votre sang : à moi cela suffit pour paraître, pour grandir, m'étendre à vos côtés.
128:131
Aujourd'hui rouge et noir, hier j'étais vêtu de vert et de blanc, ou bien de bleu, surtout de bleu, puisque vos yeux sont de cette couleur et que vous rêvez souvent au ciel. Si vous vous abandonnez, que deviendrais-je, puisque vos pensées seront à un autre ; qu'elles feront vivre un autre être, de chair et de sang celui-là, qui dominera votre âme, vous soufflera les paroles à dire, les gestes à faire, les routes à prendre ? Je suis le témoin de votre passé, je ne pourrai plus être celui de votre avenir, puisque vous ne serez plus seule et qu'il me faudra me taire, entrer dans l'ombre, rester invisible, comme si je n'étais pas.
(*Pendant qu'il parle, montent autour du jeune homme et dansent des filles fleurs, aux gestes imperceptibles et gracieux. Tout cela, ce mouvement, ces êtres à mi-chemin du réel et du songe, baigne dans une musique à peine dite. Il y a un moment oie tout se tait et s'immobilise, comme si le passé de Laure luttait avec son futur, afin que celui-ci n'oublie rien de ce qui fut la première vie de la jeune fille.*)
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Voyez comme elles sortent de vos lèvres ces filles faites comme des fleurs, traînant derrière elles des parfums anciens et beaux. Elles sont légères, elles sont vos sourires dans le sommeil ; elles sont soucieuses, elles sont vos froncements de sourcils lorsque vous êtes anxieuse ; elles sont vives et enjouées, prodiges de vitesse et de grâce, elles sont vos regards, le matin, entre les yeux fermés et les yeux ouverts, quand vous vous étirez de bonheur, parce que le sommeil fut rempli de charmes et de chants, et que le jour aperçu dans sa nudité est beau comme un dieu ; voyez comme elles vous ressemblent ces filles comme moi nées de vous, ces beautés qui sont la douceur de votre regard, le charme de votre attention, la pureté de votre âme, l'éclat de votre espérance, voyez comme elles ouvrent votre cœur et votre poitrine afin de se montrer à vous, et qu'une fois au moins il vous soit possible de vous voir telle que vous êtes dans votre fragilité et votre beauté. Ne leur soyez pas cruelle, ne les chassez pas de votre maison.
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Voyez cependant comme elles vont ainsi que des pensées, elle s'évadent de vous, trop lente à leur gré, et vont gagner, en avance sur vous, un peu en avance sur votre corps et votre âme, le lieu futur de votre repos et de votre joie.
Voyez comme elles sont transparentes, faites de l'air le plus léger, comme si elles n'étaient que des notes de musique enfin libérées, enfin existantes dans l'espace. Voyez comme la lumière s'accroche à leurs pas, comme leur peau semble n'être qu'une membrane souple tout autour d'une lampe.
Mais peu à peu, car leur vie dans l'espace est brève, il va falloir qu'elles se reposent, leur gloire s'éteint, elles se dissolvent dans l'air, elles manifestent leur angoisse d'appartenir à l'âme indécise qui ne sait que prendre, de la douleur ou de la joie.
(*Les paroles du jeune homme pauvre doivent donc tenir le temps de ce court ballet, qui est comme la projection visible du songe de Laure. Les danseuses sortent lentement, comme saisies par la nuit. Il faut que leur forme soit libérée de toute sensualité.*)
LAURE. -- Mais pourquoi mon père ne vient-il pas ?
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Ne l'appelez pas, c'est un homme terrible, qui vous fait peur et vous blesse. Il est gros et grand, personne n'a plus raison que lui quand il parle. Et moi, moi, j'ai tort de n'avoir pas d'argent.
Mais j'en aurai, j'en aurai, que j'irai tirer des puits les plus profonds et les plus noirs. Pour vous je pillerai les mines d'or, je viderai les coffres des banques, je dépouillerai les dames immenses couvertes de plaques d'émeraudes, je les dévêtirai de leurs diadèmes et de leurs pierres de couleurs, qu'elle portent à la place des yeux, j'arracherai de leur ventre des diamants gros comme des mains.
LAURE. -- (*Riant.*) Que pourrais-je faire de tout cet or, de ces bijoux, de ces colliers de perles, de ces bagues, de ces pierres, de ces chaînes, que ferais-je de toute ces choses inutiles ? Suis-je une idole ? Ne vois-tu pas que je ne porte pas même, une médaille à mon cou ?
LE JEUNE HOMME PAUVRE. -- Nous en ferons de la poudre d'étoiles, et nous prendrons sur ce sable des bains de soleil et des bains de baisers.
130:131
Alors viendront des foules d'enfants très blancs et très roses, qui vous tiendront chaud au ventre, et crieront alleluia en voyant la lumière. Puis aussitôt après leur première prière, nous leur apprendrons à jouer de la trompette et du tambour.
(*Passent trois enfants, d'environ huit ans, qui jouent de la trompette et du tambour ; il courent à toute vitesse sur la scène, font des pieds de nez au jeune homme pauvre, viennent embrasser Laure, faire une courbette devant Emmanuelle.*)
LE PREMIER ENFANT. -- Aujourd'hui, on joue au jeu numéro trois.
LE DEUXIÈME ENFANT. -- Pourquoi pas le onzième ?
LE TROISIÈME ENFANT. -- Moi, je préfère le premier.
LE PREMIER ENFANT. -- Aujourd'hui, c'est le troisième. Demain le premier, après demain le onzième.
LE TROISIÈME ENFANT. -- Jouons au tambour !
LE PREMIER ENFANT. -- Le numéro trois, c'est le jeu des rois. Il faut un roi, je suis le roi. Un deux trois, je suis Charlemagne.
LE DEUXIÈME ENFANT. -- Je suis Jeanne d'Arc, c'est dommage je ne peux pas. Charlemagne n'a pas battu les Anglais, mais il aurait bien voulu. Tant pis, je suis Saint Bernard, qui prêche la Croisade, même à Charlemagne. Tu dois m'obéir.
LES DEUX AUTRES. -- Nous irons à la Croisade ! A la Croisade !
LE TROISIÈME ENFANT. -- Mais moi je suis un méchant roi, qui mange les enfants.
LES DEUX AUTRES. -- C'est pas le jeu, c'est pas l'jeu, ! Un gage.
LE PREMIER ENFANT. -- Comme gage il doit dire très vite et sans se tromper : Je ne suis pas le chien qui a mangé le chat, ni le chat, ni le chien, ni le chat qui a chassé le chien, ni chat ni chien, ni le chat qui a miaulé le soir, ni le chien qui a mordu le chat.
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LE TROISIÈME ENFANT. -- Je ne suis pas le chien qui a mangé le chat, ni le chat ni le chien, ni le chat qui a chassé le chien, ni chat ni chien, ni le chat qui a miaulé le soir, ni le chien qui a mordu le chat.
LES DEUX AUTRES. -- Très bien, très bien.
LE PREMIER ENFANT. -- Alors tu es un pape, tu écoutes Charlemagne et Saint Bernard. Quelquefois tu penches la tête et tu dis oui. C'est tout.
LE DEUXIÈME ENFANT. -- Devant nous il y a la mer.
LE PREMIER ENFANT. -- Sur la mer des milliers de bateaux.
LE DEUXIÈME ENFANT. -- C'est plein de soldats vivants et morts.
LE PREMIER ENFANT. -- Pourquoi des morts, Saint Bernard ? Je ne fais pas la guerre avec des morts mais avec des soldats vivants !
LE DEUXIÈME ENFANT. -- C'est pour tromper les païens. Tu as fait trop de guerres, et tu n'as plus beaucoup de soldats, empereur à la barbe fleurie.
LE PREMIER ENFANT. -- Avec toute cette armée, je débarque devant Jérusalem.
LE DEUXIÈME ENFANT. -- J'ai prié le bon Dieu, et il a recourbé tous les sabres des païens.
LE PREMIER ENFANT. -- C'est très beau, c'est très beau, la terre se couvre de la victoire.
LE TROISIÈME ENFANT. -- Oui, Oui, c'est la victoire.
Et puis j'en ai assez ? Je suis un autre. Une jeune homme pauvre qui aime une fille très jolie, qui aime le fils du roi. Je provoque le fils du roi, je gagne, et je prends sa place. Alors je peux épouser la fille émeraude.
LE JEUNE HOMME PAUVRE : -- De toutes façons, petit gars, il ne peut pas y avoir deux amoureux de la fille émeraude. Or c'est moi qui suis dans le cœur de Laure, j'aime Laure et je suis l'amour de Laure.
LES ENFANTS. -- (*qui se tournent vers Laure.*) Vive la fille du roi.
LE JEUNE HOMME PAUVRE. Si son père le veut bien, nous allons nous marier.
132:131
LES ENFANTS. -- Vive la mariée ! Vive la mariée !
(*Trompettes et tambours. Les enfants se poursuivent en courant. La lumière s'éteint peu à peu sur le praticable du songe. Les enfants sortent vers l'ombre, en jetant tambours et trompettes dans le jardin. Ils poussent de petits rires brefs et joyeux, et disparaissent en se jetant dans le bassin. Le jeune homme pauvre les suit en dansant une danse très lente et mélancolique.*)
LAURE. -- Quand j'y pensais, c'était toujours ainsi que les choses devaient se passer. Mais c'était il y a longtemps. Hier encore...
(*Christophe reparaît au fond du jardin.*)
LAURE. -- Et voici que cet homme vient, me regarde, ose dire quelques paroles qui auraient dû me faire fuir. Je l'ai écouté, Emmanuelle, me voici prise. Je ne m'appartiens plus on dirait.
EMMANUELLE. -- Un jeu oui, nous jouions ainsi. Oh ! il y avait, même dans l'enfance, des inquiétudes que le rêve ne dit pas. Nous avons été si longtemps seules, ici, parmi des fleurs... Il fallait bien s'évader vers des pays imaginaires.
Nous nous reconnaissions nous deux dans les mêmes paroles, les mêmes gestes. Nous nous devinions, même de loin. ;
Tu as pris tout d'un coup une telle avance !
LAURE. -- Je me suis un long temps oubliée, et j'ai été heureuse, heureuse ! Comment chanter ces mots ? Veux-tu danser avec moi ?
Oh ! je sais bien, cela n'est pas pour durer.
EMMANUELLE. -- Voici mon amie qui me quitte et n'est même pas triste.
Mais cet homme tourmenté là-bas me fait peur.
LAURE. -- Comment aimer s'il n'y a quelques tourments à vaincre ? Quelque empêchement de la nature à surmonter ?
Il est étrange, d'une âme étrange qui me fait mal.
EMMANUELLE. -- L'aimerais-tu au point de désirer souffrir par lui et pour lui ?
133:131
LAURE. -- Ne vois-tu pas que tout en moi s'est mis à rougir quand il m'a parlé, à bondir de joie quand j'ai enfin compris qu'il m'aimait et que mon amour trouvait à parler à l'amour ? Voici qu'est enfin trouvée la source où boire jusqu'à la mort, voici découverte la retraite où me retirer jusqu'au dernier jour. Ah ! ce fut vite fait. L'amour a-t-il besoin du temps pour se connaître ? En cet espace bref où peu de mots furent dits, ma vie tient plus accomplie que dans tous les jours jusqu'à ce jour vécus. Le nom caché dans ma voix a répondu au nom dont je fus appelée.
-- Emmanuelle, j'aime et suis aimée. N'est-ce point là tout le bonheur ?
(*Pendant ces dernières paroles de Laure, Christophe s'est approché. Au dernier mot, il la saisit dans ses bras*)
LAURE. -- Le bonheur, le bonheur... Il est vrai, peut-être devrais-je n'y plus penser.
(*Elle se dégage brusquement, et s'enfuit.*)
134:131
#### ACTE II
(*Christophe est sur le devant du jardin, fumant la pipe. Emmanuelle, étendue sur une chaise longue, lit en remuant les lèvres. Christophe tout à coup se lève, va regarder l'eau du bassin. Puis* *il tourne son regard vers Emmanuelle ; vient se rasseoir, semble absent.*)
Scène 1 :
EMMANUELLE. -- Que regardez-vous, Christophe ? Il semble que vous ne puissiez poser votre regard sur rien aujourd'hui.
CHRISTOPHE. -- Sur rien, vous avez raison. Je me méfie de tout, tout me trouble et me déconcerte. Le regard, Emmanuelle, le regard. Il faut se méfier de lui, de votre regard.
Ne le laissez jamais traîner sur les objets, ou sur les êtres. Tournez le vers vous seulement, si vous voulez être en paix, rester en paix avec le monde ou avec vous-même.
La forme des choses ou des êtres, voilà par où nous sommes faibles, vulnérables. Par quoi nous pouvons être mortellement atteints.
Ainsi dans cette maison, nous avons des yeux trop perçants, trop habitués à voir dans l'ombre des nuits ou dans celle des meurs. Le père meurt les yeux fixés sur celle qui s'approche, et il la couvre des mots les plus tendres, comme s'il allait recevoir une maîtresse. Et Paul... Paul a trop longuement regardé, et le voilà possédé par les images dont il se souvient comme une argile se souvient des traces que laissent les doigts. Quant à Laure...
135:131
Ah ! oui, l'homme est faible, d'une faiblesse pitoyable. L'agonisant répudie sa vie pour n'être plus que sa mort, n'être plus qu'à sa mort, comme si la mort l'avait habité sa vie entière. Le fils n'est plus que la mort de ses hommes, et il souffre interminablement la mort de ses hommes. Si la mort leur fut une heure brève, pour lui elle est longue à se dévêtir et à l'embrasser.
EMMANUELLE. -- Mais c'est dans cette faiblesse que ce découvre la beauté de l'homme ?
CHRISTOPHE. -- La beauté de l'homme. Vous dites vrai. Mais où est-elle la beauté de l'homme ? Quel est celui, qui peut se montrer l'œil serein, l'esprit à l'aise, sans inquiétude ? Mais nous sommes toujours inquiets de rencontrer une forme belle, idéale, correspondant avec l'idée absolue que nous avons en nous de la beauté. Dont nous faisons l'habit resplendissant de l'amour et de la vérité.
EMMANUELLE. -- Peut-être, peut-être, mais quelle vérité, quel amour ? Avons-nous connu la Vérité ? Sommes-nous sûrs de pouvoir aimer ?
La Vérité était affreuse à voir sur le chemin du Golgotha.
L'Amour n'avait plus de visage sur la Croix. (*Silence.*)
CHRISTOPHE. -- Oui, mais Jésus-Christ sur le Mont Thabor révèle sa beauté. Jésus-Christ est vrai parce qu'il est beau, d'une beauté qui surpasse l'horreur du Sang caillé sous les blessures et les crachats. Il est beau parce qu'Il est vrai.
Jusqu'à ce jour de l'éblouissement sur la montagne nul, seulement sa mère, elle-même vêtue de la plus pure beauté humaine, n'avait vu cette beauté dans toute la profondeur de sa gloire. Alors, pour convaincre ceux qu'Il enverra par le monde. Il leur permet de voir ce qui, sur cette terre, doit rester hors de la vue, rester sous la peau, sous l'écorce, sous les mots. Il ouvre le ciel, et la lumière qui se répand est le signe de la Vérité.
EMMANUELLE. -- On dit aussi : quelle vérité ? Mais inventerions-nous un tel désir si cette vérité, une et blanche, était inaccessible lointaine, comme sans être, du moins pour nous, qui n'aurions sur elle aucuns moyens pour l'obliger à nous éclairer ? (*Silence.*)*.*
CHRISTOPHE. -- (*Après un silence.*) J'ai laissé Laure dans sa chambre, elle peignait des fleurs. Que veut-elle ? Laver son aquarelle, qui est pour elle une opération difficile et prenante ; cela la soustrait au monde me dit-elle. Elle peut attendre l'heure de son père avec plus de calme. Elle peut un moment oublier Paul. Il y a autre chose, qu'elle explique moins bien.
136:131
EMMANUELLE. -- Elle cherche à comprendre, à saisir un secret. Oh ! cela fait longtemps.
CHRISTOPHE. -- C'est cela. Comprendre pourquoi les fleurs nous émeuvent. Quels souvenirs éveillent-elles, d'un lieu aujourd'hui perdu, où nous aurions connu en plénitude ce qu'elles reflètent, ce qu'elles appellent ? Car ce lieu est peut-être derrière nous, très ancien, mais il est peut-être aussi bien devant nous, au-delà de cet instant de déchirement où notre corps nous abandonne ? Ainsi pourquoi leur délicatesse extrême nous paraît-elle exemplaire ?
Mais elle pourra peindre toutes les sortes de fleurs, elle ne pourra pas expliquer, jamais, avec aucun mot, ce qui fait que les fleurs sont belles, ou leurs couleurs, ou simplement leurs formes, ou encore le brouillard de formes et de couleurs qu'elles font lorsque nous nous déplaçons devant elles. Quelle est l'essence de leur beauté ? Laure voit ces fleurs, elle sait que ces fleurs lui plaisent. Pourquoi dès lors chercher à en multiplier l'image, comme si l'idée de la fleur ne pouvait accomplir le même miracle de grâce devant nous, comme si encore l'on cherchait à inventer un autre langage, plus sûr, qui permettrait de déterminer pourquoi le spectacle des fleurs -- mais j'aurai pu dire celui de la nature, celui des arbres, des montagnes, de la mer heurtant le roc avec des jaillissements d'eau et de lumière, ou bien celui de la femme la plus attentive, de l'homme dans l'effort de son mouvement -- pourquoi ce spectacle nous émeut et peut, si nous nous laissons faire, nous rendre meilleurs. ? Car ces fleurs adoucissent l'âme, la disposent à de mystiques contemplations.
Ainsi Laure dessine une fleur, d'un seul trait qui court de sa naissance à sa fin. Elle retrouve l'élancement de la tige, le volume de la corolle, le mouvement sous le vent des pétales les uns dans les autres, les uns sur les autres, le développement entier de la fleur, qui doit tendre son être chaque seconde afin de résister encore un peu de temps aux forces hostiles de la désagrégation, de la mort, de la pourriture. Tout cela est contenu dans le seul trait aussi violemment que dans la fleur réelle, et peut-être encore plus violemment parce qu'alors dans l'espace blanc de la page, la fleur est seule mise en évidence, seule à vaincre, seule à s'opposer, comme pourrait l'être dans un autre dessin la main d'un homme, ou son visage.
137:131
N'est-il pas étrange que Laure coure à ce refuge quand tout son être se révolte contre la mort qui vient saisir son père, ? Plus tard, quand elle-même sera prête à joindre ses mains, dans le grand geste d'abandon et de confiance, de soumission et d'amour, ces choses s'effaceront qui lui importent à cette heure, et la soutiennent.
... Encore ne semblerait-il pas que par ce biais on suive une voie sinueuse qui permettrait d'atteindre cependant tout droit à l'essence des choses ? De les prendre dans leur être, de les aimer, parce qu'elles sont connues de Dieu comme nous aimerions nous connaître nous-mêmes, dans l'innocence et la grâce ?
(*Silence. Emmanuelle reprend le livre qu'elle avait abandonné pour suivre le monologue inquiet de Christophe. Arrive Laure avec son matériel d'aquarelle. Elle le dispose en se plaçant dans le fond du jardin.*)
Scène 2.
LAURE. -- Je n'en pouvais plus de rester seule.
CHRISTOPHE. -- Je suis heureux de t'avoir devant moi.
LAURE. -- Ma peinture avance mal. Je crois que je ne vais pas continuer. Je reviens de le voir.
CHRISTOPHE... -- Et comment...
LAURE. -- Mais il va peu à peu vers le terme. Il le sait, et il est calme.
CHRISTOPHE. -- C'est grand ce calme et cette sorte d'indifférence chez un homme qui fut si actif.
LAURE. -- Mais non, il n'est pas du tout indifférent. Il a beaucoup aimé la vie. Le jour où il est monté dans sa chambre afin d'attendre son heure, il s'est dépouillé de la vie pour prendre l'aube des néophytes. Je l'ai rencontré au bas de l'escalier.
138:131
Pour la première fois, j'ai rencontré mon père, et, je fus presque heureuse malgré ma peine, parce que mon père était différent de l'homme que j'avais cru ne pas aimer.
(*La lumière dans le jardin baisse d'intensité, Laure est droite et debout sur l'avant-scène, particulièrement éclairée. Elle dit elle-même ses répliques, tandis que celles de son père sont entendues par haut-parieur.*)
LAURE. -- Père, quel visage avez-vous aujourd'hui ?
LE PÈRE. -- Eh bien ! Laure, le visage d'un homme qui s'en va.
LAURE. -- Qui s'en va ? Mais où partez-vous ? N'avez-vous pas ici une maison, des serviteurs ? N'avez-vous pas une fille qui a besoin de vous ? Un fils encore ? Que vous apportera la vie ailleurs d'ici ?
LE PÈRE. -- Il s'agit de la vie justement. De celle qui m'a été donnée, de celle qu'il faudra bientôt quitter. Tu me vois aujourd'hui avec le visage d'un homme sur son départ. Je suis comme un navire qui a longtemps porté de rivage en rivage des marchandises et des hommes. Un navire, ça n'est pas éternel, et s'il aime la mer, s'il aime contre lui ce perpétuel murmure des eaux en mouvement, quelquefois ce grondement si fort qu'on s'imagine que la terre entière ligue toutes ses voix ensemble pour un concert à sa mesure, s'il aime le choc rude des masses d'eau en fureur contre sa coque, s'il aime cette épaisseur sombre grouillante de vie qu'il tranche d'un coup de son étrave, s'il aime l'odeur étrange, fraîche et légère, qui monte de toutes ses eaux fendues, de toutes ces algues en macération dans ce ventre de femme, eh ! bien, oui ! il faut quand même qu'il se résigne au cimetière des bateaux.
LAURE. -- Vous parlez en paraboles, mon père. Que nommez-vous ce renoncement, ces cimetières, cette mort ? Où partez-vous ?
LE PÈRE. -- Il faut comprendre, Laure. Je sais, je t'explique ici quelque chose qui est bien difficile, à quoi on ne pense jamais, sauf quand l'heure est venue. Et l'on a tort. Le terme de toute vie est dans cette vie ce qui importe le plus. Il faut tenir devant soi, comme un cierge le jour de l'ordination du prêtre, il faut tenir à hauteur de regard cette qui est en nous comme le levain dans le pain, comme l'aube dans la nuit, comme l'enfant dans la mère, comme la parole de Dieu dans le silence.
139:131
LAURE. -- Jamais vous ne m'aviez ainsi parlé, mon père, pourquoi vous êtes-vous caché de moi ?
LE PÈRE. -- Tu m'as toujours vu entreprendre des affaires, m'absorber dans des calculs et des politiques, me livrer à des combinaisons. Il me fallait conduire des hommes, gagner des fortunes, en dépenser autant, construire des villes, faire surgir du désert des plantations nouvelles. Il me fallait m'agiter du nord au sud, de l'est à l'ouest, étendre le plus loin possible les signes de la vie qui bouillonnait en moi. Il me fallait imposer à la terre et au temps la marque de ma puissance sur eux. Cela a été fait, peut-être me suis-je laissé prendre au jeu si bien que je n'avais plus les heures nécessaires pour le recueillement, pour la simple vie auprès de vous... Peut-être, et j'ai eu tort. Je ne sais pas où a poussé ma fille, quel chant naît en elle quand la vie humaine commence à faire grandir en elle des fleurs belles à voir. Je ne sais pas comment ma fille va s'engager sur le sentier qui la conduira seul à son terme. Je ne sais pas cela qui me sera demandé. Que devrais-je répondre ?
LAURE. -- Oh ! mon père ne me quittez pas encore, quand l'amour en moi s'oppose à l'amour, quand la vie en moi s'oppose à la vie, quand je ne sais où tourner mon regard, quand je ne sais à qui ouvrir mon cœur, quand je ne sais que dire dans mes prières !
LE PÈRE. -- Cela va, ce n'est pas à moi de répondre. J'emporterai ce cri qui me confond et ce sera ma plus belle défense.
LAURE. -- Mais pourquoi si tôt penser à cette heure fatale ?
LE PÈRE. -- Je suis malade ma toute petite, je monte dans ma chambre, dans peu de temps j'en sortirai sans effort, comme un souffle nouveau-né. Avant, il va y avoir bataille, et je veux accueillir la mort les yeux ouverts, sans lui laisser la cruelle joie de me voir pleurer ni me lamenter sur ce que je laisse. Je suis nu désormais, toi seule accompagnes ce lent mouvement d'abandon. Tu seras auprès de moi ta mère et ton frère.
LAURE. -- Comment être sûr de l'heure qui vient ?
140:131
LE PÈRE. -- Ce n'est jamais l'heure, et l'on tombe comme une pierre de l'autre côté, le cœur encore attaché aux choses d'ici-bas. Ou bien c'est toujours l'heure, et rien ne tient à nos doigts, tout nous échappe sans douleur comme un sable dont on n'aurait que faire. Cela marque les heures, puis c'est tout. Oh ! seulement se dépouiller peu à peu et ne plus attacher son regard que sur la faible lueur qui s'agrandit doucement, et qui éclate enfin, quand plus rien ne nous retient ici.
J'ai arrangé mes affaires, ne te soucie de rien. Toi et Paul, autant que je puisse prévoir, vous êtes couverts au moins pour ce qui est de la maison et de la table. Le reste, ne cherche pas, cela n'existe plus.
LAURE. -- Oh ! restez-nous encore un peu de temps, voyez les médecins, soignez-vous, faites ce qu'il faut faire.
LE PÈRE. -- J'ai vu les médecins, je me suis soigné, j'ai des médicaments à prendre. Mais il n'y a plus d'espoir. Il faut te résigner, ma petite enfant. Mais sache combien j'ai de peine à te quitter, sache combien j'ai eu de goût pour cette maison, pour cette vie.
Allez va-t'en maintenant, il n'est pas temps de me laisser prendre à cette grande douceur. La joie qui me vient de toi sera ma parole la plus sûre si l'amère femme au visage si dur me fait trop crier avant de m'endormir.
(*Laure semble s'affaisser un peu tandis que la lumière qui est sur elle s'éteint et que renaissent celles du jardin. Puis un assez long silence, pendant lequel Laure reprend son aquarelle. Christophe va de son siège jusqu'à Laure, revient, s'assied, s'agite. Emmanuelle reprend son livre.*)
EMMANUELLE (*lisant*)*. --* La mort, la mort, ça n'est qu'un mot dont vous vous délectez, un parfum atroce de votre, imagination. Ah ! certes, les hommes meurent tous, mais sans savoir ce qui leur arrive, qui est très différent de ce qu'ils attendaient. Ils attendaient la mort, pompeuse dans son élégance osseuse, ils attendaient la mise en scène, les grands effrois, les grands cris, l'alliance de la terre et du ciel, le bouleversement cosmique. Pensez donc, ils allaient connaître la mort ! Eux, les premiers peut-être ! Puis quoi, ce n'est que cette petite chose, ce lent effacement, cette attente dans la silencieuse solitude, cet oubli qui vous rend heureux on dirait, ce renoncement ineffable ?
141:131
LAURE. -- Cette fille est folle, qui vient ici, dans cette maison où meurt mon père, nous lire des développements littéraires sur la mort. Il faut te taire, je n'ai pas envie de penser à chaque seconde, à chacune de ces secondes si longues à passer, que demain ou après-demain, ce sera pour celui-là qui est mon père le grand moment de consentir à l'exil.
Il faut me comprendre, ma chérie, nous avons besoin d'un peu de paix. Nous ne savons pas très bien où nous en sommes, alors que la mort et l'amour sont en nous comme deux visages du même mot.
EMMANUELLE (*qui continue sans s'inquiéter du trouble de Laure*)*. --* La mort, vous en parlez trop, sans rien savoir d'elle. Il n'est pas sain, ni normal, d'être ainsi chaque heure préoccupé d'elle et donc de vous, de votre mort future qui vous habite ainsi monstrueusement.
On croit que l'on a un corps en vie parce que l'on s'agite, que l'on parle de choses et d'autres, qu'on a fait des rêves, que l'on mange le midi et le soir, que l'on se dit bonjour, et au revoir, soignez-vous bien, je t'aime, comment allez-vous. C'est cela, on ne sait même pas ce qu'est la vie, comment savoir ce qu'est la mort ? On ne sait même pas que l'on peut être déjà au-delà de la mort et conserver les trompeuses apparences de la vie.
LAURE. -- Aie donc un peu pitié de moi, Emmanuelle. Nous sommes tous sur des charbons prêts à prendre feu, et tu glisses dessous l'allumette qui nous fera griller. La mort, la mort, je la hais aujourd'hui.
EMMANUELLE. -- Je suis allée trop loin, Laure. Il faut continuer maintenant. Il faut savoir ce que veut dire ce texte, où veut en venir son auteur. Il parle d'une chose importante, qui lui tient à cœur. Il faut savoir s'il en parle bien. Puis, tu auras une surprise à la fin.
Oui, que savez-vous de la mort, continue-t-il. Que savez-vous qui ne soit le souvenir sage d'une leçon, apprise autrefois quand vous n'étiez qu'un enfant ? Peut-être ne savez vous d'elle qu'un certain nombre de choses qu'elle n'est pas : ce que vous dites qu'elle est ne se rapporterait-il pas davantage en effet à ce qu'elle ne saurait être ? Qu'en sais-je moi-même ? Rien, rien de sûr, à moins que ce soit déjà une connaissance que dire ce qu'elle n'est pas ?
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Il faut aller plus loin, la regarder en face, lui ôter son secret, qui est le nôtre aussi bien. Elle est l'absence dites-vous ? Quelle absence ? L'absence par rapport à quelle présence ? Mais n'est-elle pas présence à l'inaccessible, à l'inconnu, au mystérieux ? Vous vous faites un masque de douleur, et vous dites : elle est le tragique, et la souffrance, elle est l'angoisse, elle est la solitude. Mais vous vivez, et c'est pourquoi vous souffrez, dans l'instabilité de la vie, dans l'incertitude de la vie, d'angoisse et de solitude. La mort ne pourrait-elle pas être aussi bien la singulière sublimation d'une chair désormais libérée, d'un étroit apprentissage dans un monde trop restreint ?
LAURE. -- Oh ! ce serait bien, et la mort m'apparaîtrait comme bouleversante, très belle.
EMMANUELLE. -- Je ne suis qu'un homme, un homme mortel, et cependant je doute de ma mort comme vous doutez de votre vie au point d'attendre à chaque instant qu'elle cesse d'un coup, qu'elle s'évade brutalement de votre être, vous laissant cadavre nu, nourriture des vers. Vous n'êtes qu'hommes d'apparences ; hors de l'apparence, vous voilà tristes et défaits, votre essence ne compte plus, il vous semble rejoindre le néant, alors que l'être use, ou se passe, de ces apparences. Vous êtes de la race des bavards : il vous suffit de parler pour croire à votre existence. Mais tels que vous êtes, vous devriez vous interroger, chercher comment l'être pourrait passer de lui-même à ce qui le nie, de l'être au non-être, comment l'homme créé, pourrait cesser d'être l'homme créé ? Comment l'homme des désirs infinis pourrait entrer dans l'ombre où les désirs n'ont plus ni mots ni voix ? Où trouverez-vous cette puissance de négation qui serait plus forte que la puissance de l'affirmation qui vous fait tenir debout ?
Mais les morts ? Les hommes qui ont tenu devant nous cette position immobile et définitive ne sont pas plus preuve de la mort, de cette mort à quoi vous pensez, comme des chiens, que la nuit n'est preuve contre le jour.
Ainsi j'attends avec un peu de fièvre, certes, cette ultime -- ou cette première -- métamorphose qui me transformera et me rendra capable d'atteindre une plus grande profondeur dans l'être, apte à des aventures inconnues de nous, invalides que nous sommes au bord des gouffres de lumière qui se proposent à nos délices.
143:131
Songez à l'éblouissement de la larve qu'une lente montée de la vie fait pénétrer peu à peu dans l'ardente épaisseur du soleil. Songez que la chrysalide prend feu dans la beauté.
Ah ! Laure, sais-tu qui m'a prêté ce livre, il y a quelques mois, alors que j'étais inexprimablement triste et que je pensais à mourir ?
LAURE. -- Toi, et tu ne m'avais rien dit ?
EMMANUELLE : -- Tu avais bien assez à faire de ton côté. C'est ton père, et c'est lui peut-être qui a écrit ces lignes sur les pages blanches de la fin. Il y a une date : il avait vingt ans. Aujourd'hui le voilà parvenu à ce moment. Ce que tu nous as dit prouve qu'il n'a pas changé, ainsi qu'il était bien autre que celui qui nous apparaissait.
LAURE. -- Oui, il n'a pas changé.
(*Laure, qui s'était levée pour aller vers Emmanuelle, retourne doucement à son aquarelle, qu'elle reprend, avec un mouvement très las. Mais sa main tremble, elle fait tomber un pinceau, semble un instant se décourager.*
*Paul vient d'entrer par le côté. Il fait face à Christophe, avance comme ne voyant personne.*)
Scène 3 :
PAUL. -- Il va donc mourir, il va mourir, mourir ! On me le dit aujourd'hui, comme si la mort n'était pas sur nous tous depuis toujours.
Mourir ! Est-ce que je serai toujours noyé dans la mort, tenu dans la mort, brisé dans la mort ? Ah ! comme le souvenir seul des cadavres est lourd. Comme les cadavres, le jour où il faut les porter, comme ils sont pesants, tristes à porter.
Eux-mêmes ici sont morts, ils ne bougent presque plus. Ils sont pâles comme des morts qui bougeraient : encore un peu.
Ne me regardez pas de ces yeux-là, de ces yeux fous. Mais moi je suis en vie ! Je vis encore, même si la mort charge mes épaules !
144:131
(*Christophe va vers Paul, le prend par les bras et le conduit comme un enfant jusqu'à un siège, où il le fait asseoir. Il lui parle d'une voix très grave.*)
CHRISTOPHE. -- Deux ans déjà, tu revenais parmi nous, cela faisait deux ans que tu étais parti. Nous t'avions attendu deux ans, et quand tu es revenu, nous ne t'avons pas reconnu, comme si tu étais parti depuis un temps très long, ou bien comme si nous-mêmes avions changé de visage. Oui, ta figure était celle d'un étranger. Bronzé, maigri, oui, mais il y avait quelque chose d'autre. Tu avais souffert au point d'en rester marqué. Il semble que tout ce temps tu as conservé le même air.
(*Paul regarde très au-dessus des choses, il semble n'avoir rien entendu, puis tout à coup il se dégage et se met à parler sur un rythme étrange.*)
PAUL. -- Le même air, le même air ! oui, que voulez-vous dire ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Le même air ? L'air qui m'est tombé dessus quand je vous ai revus, rassasiés, suffisants, fiers de vous. Voilà ce que vous étiez. Des rassasiés, des repus, des vautrés dans votre abondante joie, alors que sur mes bras je sentais encore le poids des morts que j'avais portés, le poids des larmes que j'avais séchées, impuissant, parce que derrière les larmes, il y a la douleur trop profonde pour se contenter des faciles larmes.
CHRISTOPHE. -- Sois calme, essaye d'oublier un peu. Tourne tes yeux vers le spectacle des vivants.
Que faut-il dire, Laure ? Je suis malhabile devant cela. J'ai un peu honte de ma force, de mon calme, de mon assurance. Je suis un peu désemparé aussi, car il faudrait pouvoir quelque chose.
LAURE. -- Oh ! il faut parler, dire n'importe quoi, ne pas s'arrêter, qu'il entende le son des voix, ainsi il se taira, ainsi ne monteront pas en lui les visions effrayantes, les noirs visages des morts, des torturés, des égorgés. Parle, parle, longtemps, déjà il est prêt de succomber à l'enchaînement fatal des souvenirs ; parle, parle, longtemps, de là-bas si tu veux, mais du pays des vivants, de ceux qu'animent des gestes, que tourmentent des soucis d'hommes vivants.
145:131
CHRISTOPHE. -- Ne t'exalte pas toi aussi, ma douce Laure. Nous sommes à une heure où il ne faut pas nous abandonner nous aussi au trouble et à l'angoisse.
Il est vrai, j'y étais avant lui, mais là-bas je n'ai connu que d'autres spectacles, quelquefois aussi durs et violents, mais il régnait sur ces choses un ordre loyal. Il y avait la mort, la leur et la nôtre, mais, il s'agissait d'une mort loyale, nous luttions à armes égales, nous à découvert, et nombreux ; eux, une poignée, mais dans l'ombre et sous un masque.
J'avais pris goût, comme lui, à cette terre, elle était entrée en moi avec la force d'une tempête. Je ne suis resté que quelques jours, quelques mois, dans cette Kabylie fille du plus beau visage : juste le temps de poser les yeux et de dire amen, alleluia, que ce pays est beau ! Que pouvais-je dire d'autre, alors que je montais dans les collines qui vont de Tizi-Ouzou à Dra-el-Mizan par la vallée de Dra-Sachem, et qui se montrait parfois, au-dessus de la mer creusée des oliviers, le roc blanc et sec des montagnes kabyles ?
Laure, ma petite Laure, nous jouons ici un jeu difficile, car il m'entend et m'écoute peut-être, quoique son regard aille vers d'autres lieux, vers ceux-là sans doute ?
(*Il va vers Paul.*)
Si je pouvais exorciser de toi les images atroces qui t'habitent, les remplacer par des images de douceur et de beauté ! T'accompagner lentement jusqu'au pays où tu retrouverais les souvenirs heureux, les visages de tes amis, l'affection des tiens, l'amour de Laure...
Mais vois, Laure, il ne tourne même pas ses yeux vers moi.
LAURE. -- Ne t'arrête pas, je ne pourrais pas encore entendre cette voix. Il faudra bien pourtant que je m'y habitue. Ah ! tu as fait de beaux dégâts dans l'esprit de ta Laure.
Tu y as jeté un fameux trouble. Me voici faible et toute hésitante. Il faut m'aider maintenant.
CHRISTOPHE. -- Qu'avais-je à faire là-bas ? C'était un nouveau pays, mais un pays connu, qui m'était aussi nécessaire que celui-ci. Alors j'ai regardé de tous mes yeux, j'ai, tâché de reconnaître la vérité de cette terre-là. Quels moyens avais-je, en dehors du spectacle qu'il fallait observer et comprendre ?
146:131
Ainsi, il y avait la gravité de certains visages, marqués par les dures conditions d'existence qu'impose ce sol difficile. Certains gestes aussi, comme celui, si naïvement beau et tendre, des enfants porteuses d'eau, qui forment d'un bras l'anse de l'amphore. Il y avait le salut des vieillards, qui portent la main à hauteur de bouche et de poitrine. Il y avait ces vieilles femmes qui, levant peu à peu jusqu'à leurs épaules des faix de bois si vastes et lourds qu'elles disparaissaient dessous, ployaient et trébuchaient sans jamais renoncer cependant. Encore les jeunes mères d'Aït-Idja, au pied même de la haute montagne du Djurjura, qui Sanglaient sur leur dos des barils d'au moins vingt litres, qu'elles remplissaient à la toute neuve borne fontaine. Il y avait aussi cette borne et ces infirmeries et ces écoles et ces postes et ces pistes qu'il fallait faire et entretenir pour donner un visage plus humain, plus habitable, plus commode, à ce pays.
EMMANUELLE. -- Quel enthousiasme, Christophe !
LAURE. -- Il va nous faire tourner la tête peut-être par ces images que nous pouvons à peine nous figurer. Oui, quel enthousiasme ! N'est-il pas bien beau quand il s'élance ainsi à la conquête d'un passé déjà fabuleux ?
Quel enthousiasme ! Qu'il a connu aussi, cet homme seul, et qui l'a brûlé, qui a fait de lui cette loque de feu, aujourd'hui saisi du froid le plus humide.
CHRISTOPHE. -- Il y avait les hommes assis le long des murs, face au soleil, alors qu'au delà passaient les femmes sous leurs charges. Il y avait encore les vieilles penchées sur la terre à forte pente, courbées dans un noble geste, et qui ramassaient les olives que dans les branches des garçons à longs coups de bâtons faisaient tomber, en riant des minuscules petites filles qui plus loin gardaient deux ou trois maigres bestioles, chèvres ou moutons... N'est-ce pas la Bible, cela, une illustration qui nous resterait des temps les plus antiques ?
(*Laure se lève tout à coup, jette son aquarelle, ses pinceaux, passe nerveusement ses mains dans les cheveux, puis elle vient derrière Christophe, passe ses bras vautour des épaules de celui qui est désormais son pôle. Il la regarde, lui sourit, baise une de ses mains.*)
147:131
CHRISTOPHE. -- Il m'a fallu deviner, petit à petit, à d'imperceptibles signes -- car les terres qui ont beaucoup vécu deviennent très discrètes, comme un homme savant qui sait dire en peu de mots toute sa pensée, sait faire tenir en quelques symboles très épurés tout ce qu'il croit, tout ce qu'il espère -- cette histoire partout présente, ces mots à chaque détour, ces regards que personne n'évite, ces bouches d'ombre que l'on sait peuplées de paroles. Tout cela fait comme un remuement souterrain, et l'on marche sur une fourmilière sans presque le savoir ; mille beautés de visages, inattendues, vous surprennent à tout moment, mille blessures aussi...
Puis il y a cette avidité de paroles, cette explosion de gestes, de vie affamée, criarde. Derrière cela, il y a une unité, une correspondance, un mystère...
J'ai regardé cette terre comme je t'ai regardée sans doute. Avec attention, avec respect, avec douleur. Je t'ai trouvée ineffablement belle. J'ai trouvé une terre ineffablement attirante et riche. Je t'ai connue rebelle et dure, si vite loin de moi, quand tout me laissait croire à mon bonheur, à ta proximité merveilleuse.
LAURE. -- Laisse-moi, ne parle pas de moi ici. Que savons-nous de nous-mêmes ? Non, conduis-moi longuement sur ces chemins que je ne verrai jamais.
CHRISTOPHE. -- Il y avait bien sûr la misère contre quoi nous nous battions plus encore que contre le rebelle. La misère qu'une dignité certaine rend élégante et muette. D'autant plus triste. Ainsi de ces gourbis de roseaux et de boue, couverts toutefois de la splendide tuile romane.
LAURE. -- Un jour tu m'as montré une image d'une mechta dans les hauteurs au-dessus de Tizi-Réniff. Elle était suspendue, on aurait dit, devant la grande vallée qui descend vers les Issers. Dans le bas, sur un éperon entre deux versants plus élevés, sous cette forme de proue que faisait le toit fier de la mechta, ainsi qu'un navire qui s'élance au-dessus des creux prodigieux gonflés par la tempête, brillait et fumait, dans un contre-jour rasant et une auréole d'herbe très jeune, un touchant village dont je n'ai pas retenu le nom.
CHRISTOPHE. -- C'était -- écoute ces noms qui viennent d'une langue très ancienne, celle déjà parlée par les Numides -- le village l'Ibaghizen, aux extrémités duquel veillaient deux tours d'auto-défense. Village fidèle... Oh ! Laure, fous que nous sommes, nous entrons en plein pays de songe.
148:131
LAURE. -- Pourquoi m'y avoir entraînée si peu, tout ce temps depuis lequel je te connais ? Il a fallu...
CHRISTOPHE. -- Tais-toi, surtout tais-toi. Je vais continuer. Tu es une colombe ainsi posée, et ton vol vient doucement effleurer ma main. Où est ton aquarelle ?
LAURE. -- Je ne puis m'occuper des fleurs aujourd'hui. Elles m'agacent. Nous sommes si tristes, à attendre que le temps passe, que l'on vienne nous dire d'entrer, que l'heure est proche où mon père rendra son âme à Dieu, muni des derniers sacrements, et nous devrons assister à cette cérémonie, tout déchirés que nous sommes. Ah ! j'ai cru si longtemps qu'il n'avait pensé qu'à lui-même tout au long de sa vie ! Puis il connaît le jour de sa mort, m'arrête avant de sombrer dans les pensées de fin de vie, il montre à sa fille, seule vivante réelle de sa famille désormais, comment il lui faudra affronter la vie, même si l'on se trompe dans les détails, même si le cœur manque trop souvent, même si l'on se laisse envahir par l'inutile au point que presque tous les jours il faut au soir se secouer de cette poussière immonde.
Il s'est reconnu faible devant Dieu, cette faiblesse l'a fait rire de joie. Il meurt, et il meurt comme un enfant, ainsi qu'un enfant à qui l'on vient de remettre un grand secret, pour une personne qu'il aime et qu'il va revoir. Mais nous, nous n'avons pas encore appris à vivre d'une telle joie. Crois-tu que cela qui est si beau nous sera donné, à nous aussi ?
CHRISTOPHE, -- N'es-tu pas toi-même aussi légère qu'un enfant ? N'es-tu pas aussi dépouillée de gloire qu'un enfant ? C'est ainsi que je t'aime.
LAURE. -- Non, non, ne dis rien, laisse l'amour. Ne me parle pas de toi. C'est trop tôt encore, ou peut-être trop tard. Reviens là-bas. Dis-moi les couleurs ou les figures, les cris et les gestes, les arbres et les bêtes. Il faut que je sache par cœur ce qui a tenu si fortement le regard de mes hommes, tous les deux perdus dans des rêves fous, l'un, hélas des rêves dont on ne revient plus, des rêves de mort, et l'autre qui est ma force et ma voix, des rêves dont on ne se défait plus, quoique plus heureux, ou plus...
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CHRISTOPHE, -- Il est vrai, tu es mon rêve fou. Oui, qu'y avait-il encore, ma Laure, que je n'ai pas dit ? Je ne sais plus. Ah ! mais devant les gourbis ces linges de couleur presque excessive, qui captent le regard et le détournent ; les olives étalées devant la tanière, violettes et d'odeur rance ; encore le verbe haut et volubile tandis que sur les pentes d'invisibles tambours battent et hurlent contre les étourneaux, ces oiseaux sauterelles qui par milliers s'abattent sur les branches vert de cendre pour ruiner la récolte. Quand vient le soir, les étourneaux regagnent les hauteurs et tournent inlassablement, écharpes vivantes autour des collines. Dans l'ombre déjà étendue, le braconnier aux longues moustaches de gaulois prépare les lacets et les pièges.
Odeurs venant de partout, celle de l'oranger tout d'abord ; puis avec le temps vient celle de l'amandier, déjà en fleurs à la naissance de février, voisin d'un mimosa géant. Celles des moulins à huile qui fument dans le froid ; celle, âcre, violente, presque voluptueuse, d'une robe rouge et or, odeur de femme, d'huile rance et de gosses sauvages. Plus tard, le soleil efface tout, il n'y a plus que l'odeur du soleil, l'odeur de la lumière et de la poussière.
LAURE. -- Mais les hommes, comment te voyaient les hommes là-bas ?
CHRISTOPHE. -- Un jour, je fus invité dans une mechta comme je le fus de nombreuses fois, comme je l'aurais été le lendemain, si le lendemain je n'étais parti pour un autre poste, désormais étranger. J'ai donc eu la faiblesse de m'y rendre.
LAURE. -- Pourquoi faiblesse ?
CHRISTOPHE. -- Oh ! déjà s'annonçaient les signes avant-coureurs du laissez-tout, de la fuite, de l'abandon, du renoncement, des promesses trahies... J'y suis donc allé : cela est si plaisant : le feu au centre de la pièce, qui illumine les grandes jarres ornées contre le mur, et les robes très larges, couleurs d'orange et de citron. Cela fait de grands mouvements dans le clair-obscur.
Une jeune fille accroupie, d'un très fin et long visage, préparait le café : d'un geste lent, d'une grâce millénaire, elle nourrissait la flamme, brindille par brindille. Elle s'excusait pour la fumée : dans la mechta on riait de mon peu d'habitude. On parlait peu, j'étais venu sans interprète nous n'avions que peu de mots en commun, les plus importants, il est vrai. Enfin je buvais ce café, aimant cette ombre secouée de grands éclats, cette lumière qui passait avec des nuances comme des caresses sur les visages, les mains, les lèvres de ces femmes, de cette fille.
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Ah ! je désirais posséder cette terre, comme j'aurais voulu tenir devant moi, à distance de regard, jusqu'à la fin des temps, ce corps de femme paré des prestiges de la flamme.
LAURE. -- Nous faisons ici un travail de pétrisseurs d'ombre. Nous allons sortir de ce trou des songes aussi noirs et mélancoliques que si nous sortions d'une mine.
Mais il y avait la guerre là-bas, la mort à chaque tournant, les explosions sur les pistes, les coups de fusil du haut de collines en feu sous le soleil ? N'y avait-il pas cela qui était à craindre, un ennemi invisible mais présent, la mort, même en face du soleil ?
CHRISTOPHE. -- Ne t'emballe pas, Laure. Il y avait cela sans doute qui fut parfois d'une violence sombre. Mais sur la fin, la guerre perdait du terrain chaque jour. J'ai roulé sur des pistes interminables, seul, sans la rencontrer nulle part, sans voir la mort prendre figure d'homme devant moi. Seulement quelques ombres, comme on les appelait, quelques rebelles qui erraient de djebel en djebel, traqués par des régiments entiers.
La guerre fuyait le vainqueur, la mort semblait devoir cesser sa tyrannique garde, le chacal enfin allait maigrir. La guerre fuyait le vainqueur, et nous étions ce vainqueur, étonné enfin de l'être. On nous avait tellement dit que toute victoire nous était interdite. Et nous aussi nous nous sommes enfuis devant notre victoire, peureux tout à coup devant ce phénomène imprévu. Nous nous étions battus, on nous avait envoyés au combat comme des vaincus. Or voici que nous montrions l'assurance tranquille et naïve des vainqueurs. Quelle surprise, ma grande, quel étonnement ! Nous étions vainqueurs ! Quelle monstrueuse usurpation ! Quelle audace et quelle atteinte au droit ! Nous nous sommes enfuis, vainqueurs couverts du manteau des vaincus. Mais ce ne fut pas de notre faute.
(*Paul a redressé la tête sur les derniers mots de Christophe, il se lève, s'avance, tremble de la tête, comme pris par un délire violent.*)
PAUL. -- La victoire ! Qui a parlé de victoire ? Quelle victoire ? Où est la victoire ? Il y a des vaincus ici, et seulement des vaincus.
151:131
Il n'y a plus de vainqueurs, c'est une confusion. Ici et là-bas, il n'y a que des vaincus. Notes sommes tous pris dans ce sang, il nous est tombé un voile de deuil sur la tête, et le soleil nous brûle là dessous. Où sommes-nous, quand nos hommes sont couchés sur la terre à l'entrée des villages la gorge ouverte ? Je vous avais dit qu'il n'y aurait jamais de fuite ; mais qui suis-je, qui ai promis la vie ? Je vous ai vendu la mort avec un sourire d'enfant, vous m'avez regardé sans comprendre. Vous m'avez suivi, j'étais seul au milieu de vous, je vous aimais. Vous m'aimiez aussi, vous me suiviez partout, j'étais seul au milieu de vous, vous m'écoutiez comme un dieu, j'avais pour vous l'attention d'un père. Mais je vous ai vendu la mort, on me donnait à vous vendre la mort. Oh ! je ne savais rien, je ne savais pas. Est-ce que je pouvais savoir qu'on avait changé le sens des mots, que l'honneur était mort, que la fidélité était morte, que l'amour était mort, que la vie était morte ? Est-ce que je savais que je n'avais plus de sens, que vous n'aviez plus de sens ? Savais-je seulement que vous étiez les victimes désignées pour l'offrande aux dieux ?
Vous vous souvenez, n'est-ce pas, mes hommes morts ? Sept ans de lutte, d'une lutte ardente contre l'atroce, la dissolution, le crime, l'absurde divorce de deux terres faites à l'évidence pour vivre ensemble le même destin. Sept ans de lutte que vous avez vécus avec cette passion que fait surgir du cœur le plus froid cette terre où le soleil lui-même exige l'ardeur, la violence, et avec le sang un peu de folie. Nous étions fous nous tous au milieu de cette terre creusée de vagues et de tempêtes.
(*Apparaissent, floues d'abord, à peine lumineuses, des images de guerriers en armes, de rochers abrupts, de collines d'oliviers moutonnant à l'infini, sur l'écran qui couvre tout le fond de la scène.*)
PAUL. -- Vous vous souvenez, et avec vous ces anciens rebelles ralliés en grand nombre : ils furent rejetés vers ceux qui leur tendaient à boire le calice de mort. Vous vous souvenez d'images très fortes, des femmes et des enfants, leurs enfants, allongés côte à côte, la gorge ouverte ; des écoles tout à coup remuées d'explosions, c'était un pupitre, puis un autre, qui s'ouvraient sous la poussée des bombes ; des villages à la naissance du jour proie pour les flammés vengeresses ; la peur enfin de vivre, de parler, d'aller à son travail ; la peur pour les femmes de connaître l'homme et d'enfanter.
152:131
Un matin on découvrait son père, la gorge tranchée, le sexe mutilé, le ventre gonflé de cailloux et d'ordures ; ou bien son fils, le visage tailladé, le nez coupé, le corps lacéré. Ou bien sa femme, en croix.
Ah ! l'obstination monstrueuse contre les cadavres ! L'acharnement féroce contre le corps désormais livré tout entier à la malédiction ! Comment feraient-ils pour aller par ce tunnel d'ombre jusqu'à la maison de lumière, jusqu'à la maison de repos et de joie ? Vous vous souvenez, vous autres, mes hommes durs à toutes les peines, à toutes les fatigues, à toutes les douleurs, vous vous souvenez de vos larmes d'hommes rudes, de vos impuissantes colères, dans le deuil : alors il y avait eu tant de jours dans les enfers caillouteux des djebels, il y avait eu tant de fois les coups de feu à l'angle des montagnes, la poursuite infinie d'un ennemi invisible, insaisissable, léger, que vous avez cependant réduit à merci.
Vous autres qui avez connu la mort, comment ferez-vous pour franchir son seuil redoutable ? Vous étiez seuls, abandonnés, ombres noires dans les fossés, reniflés par les chacals et les hyènes. Nul visage sur votre corps pour dire les prières et verser les larmes d'amertume, les larmes d'espérance, les larmes de souffrance et d'amour, les larmes d'adoration !
(*Paul quitte le ton aigu qu'il avait pris, revient à lui, perd la raideur qui le tenait. Il regarde autour de lui, comme surpris, inexprimablement par ce qu'il voit.*)
Oh ! Laure, que fais-tu ici ? Comment as-tu trouvé ce chemin ? Il y a si longtemps que je ne t'avais vu : il me semblait que j'étais tout abandonné, mais je te reconnais aujourd'hui. Je voulais te dire combien tout cela est dur. Est-ce que tu sais que je n'en puis plus de porter en moi tant de dures images ? Quelquefois mes yeux s'ouvrent sur des jardins effrayants, alors qu'ici il y a des fleurs, et de doux visages.
Tout à l'heure on m'a dit qu'un homme mourait ici.
LAURE. -- C'est notre père qui meurt.
PAUL. -- Ah ! notre père meurt aussi ? Qu'allons-nous devenir, si notre père meurt ?
Vous n'êtes que des sortes d'ombres mouvantes avec à peine une voix que j'entends. J'ai cru que j'allais connaître un âge nouveau, où tout allait changer.
153:131
Nous allions, c'est sûr, transformer le monde, donner l'exemple d'une sublime folie, ah ! faire monter cette terre nôtre mais encore lointaine, la faire monter au temps de demain. Nous allions la couvrir de richesses et d'amour, nous allions vêtir l'homme nu, nourrir l'affamé, instruire l'enfant désireux d'entrer dans le désert effrayant de la connaissance, nous allions illuminer la nuit, rendre fertile le rocher, douce la mer à l'homme desséché. Nous avions des trésors à dépenser : il a suffi que quelques mots se disent, et la justice fut assassinée, le jour changé en ténèbres, l'orange en pourriture, le vin en vinaigre, l'homme ardent à vivre en cadavre jeté dans les égouts.
Ah ! n'a-t-elle pas été assassinée, la justice ? N'a-t-on pas tué notre espoir ? Mais qui à la face de Dieu a eu un tel pouvoir, une telle puissance, qui a pu cela...
(*Le rythme s'est peu à peu accéléré, jusqu'au dernier mot qui brise la voix.*)
LAURE. -- Doucement, bois doucement à ce verre. Oublie, on t'aime, tu le sais. Qu'importe le reste aujourd'hui Que faire, si toi-même jette en nous le désespoir ? Ce n'est plus le temps, l'heure est passée, cette lumière allumée là-bas, on l'a éteinte, il faut accepter cette ombre où vivre désormais. Une autre fois peut-être, ailleurs, ici même, en nous...
PAUL. -- Laisse-moi ! Combien de temps déjà ? Je ne sais plus compter le temps, le temps ne passe plus, il n'y a plus ni de jours ni d'heure, tu le sais. Qu'est-ce que j'ai dit tout ce temps immobile ? Qu'ai-je fait ? Desséchée, mon âme s'est rétrécie comme une âme d'argile.
Oublier, oublier, je ne sais plus bien ce que pourrait être l'oubli.
LAURE. -- Il faut cesser de regarder de l'autre côté de la mer, tu as traversé la mer, et maintenant tu es revenu parmi nous.
PAUL. -- Parmi vous ? Parmi nous ? Où est ma demeure ? Ici ? Qui est ici ? Qui est mon frère et ma sœur, mon père et mon ami ? Ici, ça n'est qu'un espace d'ombre, où je suis seul et aveugle. Pourquoi mon pays est-il si lointain de l'autre côté de la mer ? Pourquoi suis-je parti à la rencontre de la mort ? Oh ! tant de chimères et de rires, quand il y a une terre qui meurt dans l'horreur et le sang, dans le mensonge et le sang ?
154:131
Il y a cette angoisse détestable de la défaite incessante, et cette défaite est mon amour perdu. Comment se fait-il que tant de crimes se soient levés dans le soleil au point de l'assombrir comme une nuée noire sans que mon pays se révolte, sans que le vieil instinct de justice et de pitié prenne plus haut la parole que les assassins de notre terre, d'une part de notre peuple, de notre honneur ? L'honneur, l'honneur, qu'a-t-on fait de l'honneur, qui est la lumière de l'amour, la parole éclatante de la justice ?
(*A nouveau il revient vers sa sœur.*)
Ah ! tiens moi bien ! Mon âme s'en va, mon esprit se durcit, il y a en moi un noyau dur et glacé, comme une chair qui tombe dans le froid.
Elles viennent, elles viennent, innombrables, elles m'envahissent, elles m'attachent des fers rouges aux membres ces images dont je me souviens ; elles crient, elles crient très fort dans ma tête, elles veulent paraître, il faut qu'on les entende, elles ont à dire, il n'y a plus que moi pour leur donner une voix.
LAURE. -- Fais silence, mon frère, mon petit Paul, mon ami d'il y a longtemps, fais silence, notre père est là-haut, qui va bientôt entrer dans l'autre silence. Ne nous désespère point.
PAUL. -- J'ai perdu mon père, j'ai perdu ma sœur. J'ai perdu mon peuple. Que me reste-t-il ? Qu'ai-je à faire au milieu d'un peuple esclave, d'un peuple de lassitude, qui m'infuse dans l'esprit cette lassitude immonde, un peuple vaincu, un peuple de vaincus, qui ne connaît que la défaite depuis trop longtemps, un peuple sur lequel passe le souffle pourri de la défaite depuis plus de vingt ans, un peuple sans révolte, un peuple de plieurs d'échine, un peuple de mains jointes dans la soumission, un peuple sous le joug des bêtes, un peuple à genoux devant l'idole des temps nouveaux ?
155:131
LAURE. -- Entre en paix mon Paul, donne la paix à cette Laure que tu aimais tant, que tu conduisais aux fêtes de villages pendant les vacances. Tu me mettais sur la tête des couronnes de fleurs, tu allais à très grands pas comme un ancien espagnol, tu allais en marchant très grand et beau, avec des jambes si longues qui me faisaient rire, parce que je te suivais en courant sur mes jambes de petite sœur, fière de ce grand frère là qui s'occupait d'elle et l'aimait, très heureuse aussi parce qu'il y avait la poussière que tu soulevais en faisant tourner des branches d'arbres, et je faisais dix pas quand tu n'en faisais que deux. Je t'admirais, sais-tu, tu ne disais rien que de temps en temps un mot de joie, un mot de fête, un mot qui me brûlait le cœur, un mot que j'entendais comme s'il avait été porté par un rayon du soleil. De temps en temps tu me souriais, puis tu m'offrais un tour sur les montagnes russes, nous étions emportés dans ce grand mouvement qui soulevait en nous le rire et l'illusion, ou bien tu décrochais au tir une poupée somptueuse enveloppée de plumes d'autruche, et jamais tu ne manquais ton tir, tu étais le roi de la fête ; derrière toi j'étais comme une princesse des anciens temps, des anciens contes. C'était merveilleux, sans importance, très heureux et très simple. Nous allions voir danser sur les places publiques, il y avait des orchestres drôles et vieux, des musiques comme on n'entendait plus dans les villes, des gens qui bougeaient sous les lampions, alors il y avait des pétards et des feux d'artifices, c'était des quatorze juillet, fous et glorieux, ridicules et beaux, nous n'en pouvions plus de plaisir, nous étouffions de bonheur. Alors, comme je me souviens de ces instants uniques et doux, tu me prenais dans tes bras, tu me faisais tourner dans ma tête, j'avais la tête prise dans un grand tourbillon, je ne pouvais plus marcher tant j'étais heureuse et fatiguée. Oh ! te souviens-tu de ces choses, de ces moments légers qui donnaient à nos vacances leur plus beau sourire ? Tu disais que j'étais ton appel à l'épopée, ta muse la plus douce et la plus folle, tu rêvais de grandes courses en m'entraînant dans ces interminables danses, de grandes courses vers de futures gestes ; de grandes choses se tramaient dans ta tête, tu vivais des siècles en un seul coup ! Et moi j'étais posée sur ta main, j'étais l'éclat de ton regard, j'étais la couleur la plus pâle de tes mots. Pourquoi faut-il que ce goût de mort ait tout emporté, pourquoi faut-il qu'un bref espace de temps dans un bref espace de terre ait tué tout l'avenir qui frémissait en toi comme un lion sauvage que rien ne peut retenir, sauf la cage immonde des cirques ? Tu parlais de grandeur, et tes rêves te faisaient grandir, grandir, oh ! comme tu savais toucher les nuages de la tête ! Moi j'étais sur tes épaules, tout naturellement je croyais à tes songes.
156:131
En ce temps là, tu voyais les étoiles de tout près. Elles t'ont traversé sans te retenir, mais tu en brûles encore. Souviens-toi mon Paul, oh ! mon frère, il est temps, il est temps, l'heure est venue de te retrouver, de nous rendre celui dont nous pleurons l'absence.
PAUL. -- Il fait froid. J'ai froid. Y a-t-il à boire ?
LAURE. -- Tu as une fièvre terrible. Il va falloir aller dormir.
PAUL. -- Mais eux, dorment-ils ?
LAURE. -- Oh ! ne pense plus à eux.
PAUL. -- Qui sont-ils ? Donne-leur à boire aussi, toi qui me touches avec tant de douceur. Ils tremblent, vois-tu, ils ont tant souffert.
(*Laure donne à boire à son frère ; elle le regarde tout à fait effrayée ; elle tremble si fort qu'elle laisse tomber le verre aux pieds de son frère, qui fait un mouvement brusque de terreur.*)
PAUL. -- Restez-là, restez bien droits, ne bougez plus. Oui, je vous regarde. Pourquoi êtes-vous ainsi ? Au moins vous êtes vivants. Méfiez-vous des autres, derrière.
Allez-vous-en, qui que vous soyez, vous avez du sang sur les mains. Beaucoup de sang, trop de sang, vous avez sur les mains du sang noir d'égorgés. Arrière, arrière, ne venez pas vers eux.
Mais vous, restez ici. Ici, devant moi, ils ne vous feront rien. Ils n'oseront pas, comprenez-vous ? S'ils ont peur de moi ? Voyez comme ils ont reculé jusqu'à l'ombre ? Je suis votre chef, je saurai vous défendre.
(*D'abord hésitant, le débit se fera de plus en plus rapide, haché, nerveux, rauque, anxieux.*)
PAUL. -- Ils ne vous feront rien. Ils savent que je sais tout d'eux et de leurs crimes, ils savent que je connais la malédiction qui a été porté contre eux. Ils sont des maudits. J'ai vu ce que c'est que le mensonge et l'imposture. Ils sont couverts de sang, pleins de sang.
Qu'ai-je vu ? On m'a fait voir des hommes nus, attachés nus à des poteaux de torture. Des poteaux énormes plantés en terre, dans mes yeux.
157:131
(*Ce qui sera en colonne étroite doit être dit par haut-parleur, tandis que Paul de plus en plus semble dialoguer avec l'invisible.*)
PAUL. -- Miliana. Il y eut Miliana ! Une très jolie, ville, avec tant de fleurs, devant tant de montagnes. Ah ! cette fraîcheur, en plein été, sous les arbres de Miliana !
Le sang peut-il couler de la victime quand l'ombre sous les arbres s'embaume du parfum des fleurs, s'éclaire de robes de femmes blanches et jeunes, est-ce que le corps dans la douceur du jour sous le soleil peut crier la douleur avant la mort ?
Lui, il traversait la place, il allait partir, se sauver ! Fuir toute cette horreur qu'il savait. Ils l'ont pris, ils l'ont attaché comme un esclave. Huit jours, il est resté sous le soleil. Sa chair fut découpée au-dessus des seins, et la foule poussée par les soldats venait devant lui, et lui crachait au visage.
Interminablement, homme par homme, femme après femme, et les enfants aussi, semblables aux siens, semblables à ceux qu'enveloppait son amour, interminablement ils venaient boire ce sang, ils venaient se baigner à cette fontaine de sang, ils venaient tremper leurs mains dans ces plaies ouvertes jusqu'à l'os, ils venaient laver leurs mains noires de poussière et de honte dans le sang vengeur de la victime.
Miliana ! Ce joli nom de ville, ce doux nom de femme, ce nom qui pourrait parer une femme ! Lui, il est resté huit jours sous le soleil, tandis que s'approfondissait, plus fraîche et plus douce, l'ombre des arbres sur les côtés de la place. Eux, ils ont découpé des langues de chair dans les cuisses, ils ont approché les fers rouges et les ont posés sur les plaies. Puis il a dû prendre dans sa bouche-les morceaux de sa propre chair, pendant qu'ils lui crachaient au visage et l'insultaient.
Huit jours la vie a pris sur elle pour continuer quand même, comme si, au delà du désespoir que connaît l'esprit, pouvait briller une sorte d'espoir qui ne serait connu que du corps. Huit jours la vie s'est nourrie d'elle-même, dans l'extase de la douleur, dans l'éclair constant de la douleur.
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Huit jours pour mourir. La mort a mis longtemps pour monter la route de Miliana. Elle s'attardait près des fleurs. Elle s'attardait sous les ombrages de l'été. Les mouches l'ont couvert dès le premier jour, des mouches grasses et bleues. Elles venaient de tous les coins du ciel. Il était un homme couvert d'ordure ! Ah ! les mouches et les guêpes tourbillonnaient dans cette immense plaie !
(*Laure qui s'était tenue jusque là près de Paul, puis derrière lui, se précipite vers Christophe, afin de trouver là un abri contre l'horreur qui la saisit.*)
LAURE. -- Christophe, j'ai peur, voilà qu'il est repris par cela plus fort que jamais. Un jour n'ira-t-il pas pour ne plus revenir au-delà de cette frontière cruelle ? Déjà, il ne vous reconnaît plus, et moi c'est à peine s'il me voit quelquefois.
CHRISTOPHE. -- (*Debout, il tient Laure par les épaules, et une fois passe ses doigts sur ses paupières.*) Ma Laure, ma petite fille, mon aimée, la peur est entrée en nous, l'amour a tremblé en nous, la mort jette en nous ses filets au hasard. Je ne sais pas ce qui se passe, ou plutôt je le sais trop bien. Il y a de ces spectacles qui vous tuent si l'œil les observe trop attentivement. Il y a de ces pensées qui vous rendent étrangers à vous-mêmes si vous y songez trop. Nous avons été préservés jusqu'ici : mais si je te perdais, je me perdrais au même pays que Paul.
LAURE. -- Ne dis pas ces mots, qui peuvent se produire peut-être, si l'on y pense ne serait-ce qu'un moment ?
PAUL. -- Un homme s'en était allé à la recherche de sa famille : il voulait partir...
...Partir, partir, partir ! Oh ! quel cri sur toute une terre immense aimée de ceux qui demandaient l'exil !
Que voulait-il ? seulement se mettre, lui et les siens, à l'abri de la mort.
Mais la mort passe les mers aussi facilement que le souffle des vents : nul abri sur la terre pour l'homme foi qui cherche abri contre la mort.
Partir, partir, c'était le grand cri partout : comment partir ? Mais il n'y avait pas de place sur les bateaux. Il fallait attendre trop longtemps, si longtemps qu'en en devenait vieux, d'angoisse.
159:131
Alors, la mort venait avant, comme un aigle qui de très haut fond sur la proie confiante dont l'inquiétude se mêle à la douleur des serres qui déjà l'étreignent.
Ils l'ont pris, l'homme sans défense, lui ont arraché les yeux,
Ils ont arraché les yeux !
ils l'ont attelé à une charrette d'âne, et pendant quatre jours il fit la bête de somme sur les pistes de son douar.
Quatre jours, le temps de contempler chacun des visages de la mort, d'entendre chacune des paroles que prononce la mort, tapie dans l'homme dont elle a fait son espace.
Quatre jours sous les coups, les crachats, les injures, sans même un peu de nourriture.
Il portait une mort qui avait besoin de quatre jours de cris, quatre jours de haine, quatre jours entiers saisis dans le volume des injures et des menaces, quatre jours tenus dans les coups et les crachats.
Il y avait, alors la foule qui contemplait cette passion, frère contre frère,
frère contre frère,
cette passion triste dans la sueur et les larmes. Ô Dieu ! tant de douleurs qui crient vers Toi, tant de douleurs comme sur le Golgotha !
Mais que savait-il de la douleur de Dieu ? Et du Chemin de Croix comme son chemin d'homme abaissé et renié ?
La foule était là, qui se serrait contre l'homme abaissé, elle se pressait sous l'effet de la crainte, devant la gueulé avide des canons.
Et la crainte était sur eux comme une nuée chargée d'orage.
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Alors, ils tapaient, ils tapaient, ils hurlaient, et lui devait avancer, comme une bête frappée par un charretier ivre, et il tirait sa charrette d'âne. Ils ont mis quatre jours à l'achever d'une rafale. Oh ! ce fut la mort de l'un des nôtres.
Il n'y eut pas de salut d'homme à homme au-dessus de ce corps dont l'âme, fatiguée, avait demandé un autre refuge. Il n'y eut pas de visages pleurant penché au-dessus de ces restes d'un homme d'armes. Il n'y eut ni paroles humaines, pour recouvrir d'un voile décent cette chair défaite de son âme, ni paroles religieuses afin que les anges apportent l'eau de consolation à l'âme sortie si douloureusement.
Ainsi, nul n'a bougé pour venger, nous venger, faire crier la justice.
Ne me regardez pas ainsi, vous autres, comme si j'étais un inconnu, comme si je vous avais abandonnés. Moi, je vous ai vus, je n'ai rien oublié, je vous ai aimés.
Qu'est-ce que l'amour, quand l'amour reste loin de celui qui meurt ? Quand l'amour ne baigne pas de son eau le corps de celui qui meurt ? Quand l'amour ne ferme pas les yeux de celui qui meurt afin que son regard ne s'attarde pas sur le sang versé, sur les plaies éclatantes de sang sur tout le corps, afin que son regard puisse se retourner vers l'autre côté de la vie ?
Ne me condamnez pas, je ne mérite pas votre condamnation !
Qui peut dire quel est le mérite ou l'absence du mérite ?
Je n'ai rien oublié. Seuls les mots s'enfuient de moi, je devrais savoir vos noms, vos âges, vos emplois, vos demandes. Tous les noms ! Ils sont trop, je suis devenu si faible de langue ! Vas visages me restent, après cela il n'y a plus rien. Que ceux qui eurent les yeux crevés, qui furent promenés nus sur des ânes. Des fanatiques venaient, poussés par des soldats, cracher sur eux, les fouetter. Il y eut ceux qui furent sodomisés sur les places publiques, puis tués !
161:131
Tués, tués, tués, l'immense geste de l'assassin aux mille bras !
Tués, puis jetés aux décharges. Ou fouettés et démembrés. Ou bien exposés nus et égorgés à la sortie des villages, après avoir, avant de mourir, vu leurs enfants souillés, leurs femmes violées et massacrées. Il y eut ceux qu'ils laissèrent partir, après leur avoir coupé le nez et le sexe.
A la Saint-Barthélemy ils ont dansé de nouvelles fêtes. Ils ont semé leurs sillons d'un blé nouveau et tendre. Ils ont jeté dans leurs oueds des radeaux d'hommes aux formes étrangement nouvelles. Il y eut un matin d'épouvante à Téniet-el-Haad. Devant la ville, ils se tenaient comme des juges, couverts des voiles blancs des hommes justes. Comme des juges, ils condamnaient, et derrière la ville ils étendaient l'épouvante.
Ils massacraient nos fidèles ! Ils massacraient ceux qui nous avaient suivis, qui avaient écouté nos paroles de promesses, nos paroles d'hommes forts et triomphants. Sept cent cinquante anciens harkis, anciens goumiers, anciens moghaznis ; sept cent cinquante : comme du bétail, le ventre empli de pierres.
Je n'en pouvais plus de porter en moi ces images immondes. Un jour un vieillard m'a salué. Quel signe dans la boue. Cette démarche hautaine quoique courbée, ce visage sombre et net. Derrière lui, un enfant de sept ans a refait son geste. Quelle grâce ! Quel visage de beauté ! Quel sourire dans l'innocence !
Mais derrière cela, il y avait les sept cent cinquante gorges ouvertes qui riaient leur mort nouvelle d'un rire d'épouvante, râle, supplication, silencieuse accusation. Que pour eux, la parole du Coran ne soit point : l'âme des égorgés n'entre pas au paradis d'Allah.
Et moi, qui suis-je dans cet océan de boue ? Que puis-je dans ce déferlement ? La mort n'a pas voulu, tomber sur moi, elle n'a pas voulu me couvrir de son manteau miséricordieux. Ils ont tué ainsi, affreusement, ceux que j'avais connus. Les plus durs, les plus courageux, les plus tendres, les plus naïfs, les innocents.
162:131
Ils ont tout tué, comme si la mort pouvait effacer le vécu !
Comme si la mort pouvait effacer ce que nous avons connu, tout ce que nous avons fait !
Oh ! toutes ces morts qui crient justice ! Oh ! toutes ces morts m'étouffent !
Toutes ces morts qui pleurent l'amour trahi !
(*Paul esquisse un geste, qu'il va reprendre indéfiniment, passant les paumes de ses mains aux doigts rejetés vers l'arrière sur ses tempes.*)
Y aurait-il à boire ?
Encore, encore, j'ai trop soif !
Que fais-je ici, quel est ce jardin ? Il y fait froid. Pourquoi fait-il si froid sous le soleil ?
UN HOMME. -- Christophe, venez un instant, voulez-vous ?
EMMANUELLE. -- Est-ce l'heure ?
L'HOMME. -- Il est vrai, voici l'heure.
LAURE. -- Quelle heure. ? Oh ! serait-il déjà près d'elle ?
CHRISTOPHE. -- Quelle angoisse me serre ? Quelque chose se rompt quelque part et c'est nous qui sommes brisés.
(*Il sort avec Emmanuelle. Laure va pour les suivre, quand Paul se met à crier.*)
Scène 4
PAUL. -- Elle est ici, elle est ici, qu'on lui ferme les portes, qu'on ne la laisse pas entrer. Elle est revenue, l'affreuse femme qui dépouille, la naufrageuse immonde. Fermez les portes, c'est un autre qui devrait mourir.
163:131
Elle se trompe, fermez les portes, dites lui qu'un autre veut mourir !
(*Il sort en courant, puis juste au moment où il va franchir les limites du jardin il se retourne, voit Laure, balance, revient vers elle.*)
PAUL. *--* Mais toi, qui es-tu qui me ressembles ? Ah ! je te connais peut-être ? Il y a très longtemps je t'ai connue. Tu est restée la même, tout à fait la même. Aussi belle, aussi innocente. Tu n'as encore rien compris de la vie. Tu ne sais pas que la mort rôde autour de nous, qu'elle est entrée dans cette maison, comme si elle était ici chez elle. Est-ce que tu ne pourrais pas aller la voir, elle se laisserait faire peut-être si c'était toi qui lui parlait. Il faudrait lui dire de laisser en paix celui qu'elle vient prendre, ah ! toi seule pourrait la décider à me couvrir d'ombre et de paix.
Où étais-tu tout ce temps de mon absence ? Pourquoi ne m'as-tu pas suivi ? Tu me ressembles tellement, comme si tu étais la sœur de mon âme. Je ne peux plus vivre, est-ce que tu le sais ? Oh ! la vie me fait mal dans tout le corps.
LAURE. -- Est-ce que tu reviendrais à toi peut-être ? Mais de quel pays nous reviendrais-tu ?
PAUL. -- Que dis-tu ? Tu parles si doucement. Quelle langue parles-tu ? Où veux-tu que j'aille ? Ne vois-tu pas que ces gens ont besoin de moi ? Ils ne partiront pas même si je m'en vais. Alors qui saura leur parler ? Les guider ici, au milieu de tant de choses étranges ?
J'ai charge d'hommes trop lourde pour moi. Vois leurs visages tristes et pleins de crainte. Il me faut porter cette charge trop lourde. Est-ce que je puis les abandonner ?
Mais toi, qui es venue pleine d'amour sur mon chemin, vas-tu n'avoir pas pitié de moi ? Vas-tu m'abandonner aussi ? Vas-tu me laisser à l'instant où je vois un visage de lumière se pencher sur mes yeux ? Tu es belle, oh ! combien claire et douce, image de paix. Si je savais que tu étais vivante ? Est-ce que tu n'es pas une, ombre aussi, comme ceux-là qui ne me quittent plus ?
Je suis seul à vivre, seul au milieu d'eux.
LAURE. -- A qui demandes-tu secours ?
164:131
PAUL. -- Je suis seul dans tout ce sang. Est-ce que tu vas m'abandonner ? J'ai besoin d'un visage beau ainsi pour poser mes yeux, revenir.
LAURE. -- (*A voix très basse, car elle a compris que tout espoir est vain.*) Je suis Laure, je suis ta sœur. Je ne t'abandonnerai pas.
PAUL. -- Qui est Laure, qui est ma sœur, qui es-tu, fleur blanche tâchée de sang ?
Oh ! ne meurs point, la mort est ici, qui travaille durement.
(*Paul se tend tout à coup, tourne la tête vers l'emplacement présumé de la maison.*)
Ah ! la mort est là. Arrière, toi, il fallait me prendre ! Arrière, arrière, je veux mourir.
(*Il repousse Laure qui voulait le retenir : il sort dans ce cri.*)
EMMANUELLE. -- Laure...
LAURE. -- Je sais.
165:131
#### ACTE III
(*Deux praticables : un à gauche, un peu en avant, un à droite, un peu en arrière. Sur celui de gauche, un siège, des livres épars sur le sol. Sur le côté une grande photographie représentant le visage de Laure. Christophe est assis, un livre à la main, l'air de rêver. Laure est debout, tout au fond de la scène, sur le second praticable, à droite.*
*Les lumières sont braquées, d'une façon précise et nette, sur l'un ou l'autre, de façon qu'ils ne soient jamais vus ensemble.*)
(*Sur un écran, qui tient tout le fond de la scène, une image de la mer battant les rocs -- soit une image fixe, soit de préférence une image mobile : la musique s'accorde à cela, qui se fait d'abord violente, puis s'assourdit lorsque parlent les voix, qui appartiennent à une sorte de chœur, visible ou invisible, peu importe.*)
(*Quand Christophe ou Laure parle, la musique se tait.*)
PREMIÈRE VOIX. -- Quel silence plus haut que le silence de l'âme abattue qui cherche encore le moyen de retrouver la vie ! Où est la vie ? Quelle vie vivre ; s'écrie-t-elle dans son inquiétude ? Qui peut dire pour quoi vivre ?
Quel calme plus appesanti que le calme après l'orage, alors que la mer, fatiguée d'une lutte à l'échelle de la terre, s'assagit peu à peu, jusqu'à n'être plus qu'une eau que rien ne brise. Mais l'âme de l'homme n'est-elle pas un monde plus vaste encore que le monde ?
DEUXIÈME VOIX. -- L'Écriture révèle l'Esprit de Dieu planant au-dessus des eaux, grand albatros couvrant d'un vol l'étendue entre les continents. Le monde n'était encore qu'un chaos, à peine si la terre émergeait des eaux, prise dans le grand remuement d'amour des origines.
166:131
Mais quel esprit plane au-dessus de l'âme de l'homme, amère comme si on l'avait nourrie de fiel, alors que les mots qui se prononcent dans la solitude sont mots d'amour et de naissance ?
TROISIÈME VOIX. -- Déjà la courbe d'un destin, était dessinée, c'était l'heure initiale, l'heure germe de tous les temps, l'heure nuptiale, déjà était connue l'heure grave du refus et du don, l'heure d'angoisse où il faut dire oui ou non. Comme la terre émergée accepte le baiser des eaux, l'étreinte des vents, la chaude caresse de la lumière, ainsi la femme et l'homme sont-ils à l'heure connue du seul partage où l'être venant à l'être le prend et le fait soi.
PREMIÈRE VOIX. -- Un homme et une femme errent à la dérive dans l'immensité. Ils ont assisté à des chocs d'étoiles, des éclosions de fleurs géantes et glacées, des cités entières ont pour eux été vidées de leur substance humaine ; des pays qui étaient leur chair ont cessé tout à coup de se faire entendre.
TROISIÈME VOIX. -- Ils ne savent plus ce qu'ils ont fait ni ce qu'ils ont encore à faire. Pris dans le mouvement qui agite les mondes, ils sont eux-mêmes un autre monde, aussi vaste dans la pensée que l'univers dès astres.
Ils sont perdus dans cette immensité qu'ils appellent l'amour, ils ne savent plus reconnaître les étoiles guides au fond du ciel, ils ne savent plus entendre au centre d'eux-mêmes les paroles du Dieu qui les a faits, ils sont sourds, muets, errants comme des aveugles, et seulement quand leurs lèvres se joindront se déchirera le voile d'obscurité qui les tient prisonniers.
DEUXIÈME VOIX. -- Les voici placés dans la puissante main de Dieu.
PREMIÈRE VOIX. -- Qu'elle s'ouvre seulement et s'abaisse, les voilà qui seraient précipités dans le désespoir et la mort.
DEUXIÈME VOIX. -- Dans la flamme dévorante de la douleur et de l'oubli.
167:131
TROISIÈME VOIX. -- Ils y seraient fondus comme du métal, broyés comme les pierres dans les fours à ciment.
PREMIÈRE VOIX. -- Mais Dieu aime un tel amour, que n'épuise pas la crainte ni l'absence.
TROISIÈME VOIX. -- Que n'épuise pas le dur sacrifice de l'absence.
DEUXIÈME VOIX. -- Qu'exalte et fortifie le dur sacrifice de l'abandon de tout bonheur.
TROISIÈME VOIX. -- Lui, Christophe Lapierre, un homme de trente ans, prudent, sage, économe de ses forces spirituelles, peu prompt à se laisser griser, il a suffi tout à coup que paraisse une femme devant lui pour qu'il soit un autre désormais, un autre, l'homme vrai, l'homme immortel.
DEUXIÈME VOIX. -- Il a suffi que cette femme le regarde et se taise devant lui, il a suffi que cette présence formidable, rendue formidable par la complicité de l'univers entier depuis les commencements, cet univers, à une heure précise et connue, tout entier occupé à faire silence autour de ces deux êtres seuls, il a suffi de cette brève chose, cette rencontre de peu d'instants, pour que l'homme s'éveille et s'aperçoive de sa grandeur.
PREMIÈRE VOIX. -- Une sorte de volcan s'est allumé en lui.
TROISIÈME VOIX. -- Cette femme désormais est le lieu de son rire et de ses larmes, de sa joie et de sa peine, de sa force et de sa faiblesse, de son sommeil et de son éveil, de sa compréhension du monde ; elle est la porte de son regard, l'étendue à traverser pour atteindre à l'au-delà du monde.
PREMIÈRE VOIX. -- L'événement fut peut-être différent. La femme ne fut-elle pas sortie nue de la pensée de l'homme ? Peut-être y eut-il dans la tête de l'homme intérieur, l'homme caché sous le nom de Christophe Lapierre, une femme très belle, dont il avait connu la beauté non en un regard, comme si cela pouvait se faire ainsi que pour une chose ordinaire, mais sans efforts, tout naturellement, quoique avec lenteur, une impressionnante lenteur, puisque cette image aurait commencé de se fermer dès la naissance de l'homme pour s'affirmer de plus en plus pleinement, jusqu'au jour vrai de la rencontre, alors simple affirmation dans le réel de ce qui était déjà dans la pensée ?
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Et cette image était d'une beauté familière, quotidienne, juste et douce.
Beauté prenante, qui faisait savourer le temps de sa formation, le réduisant dans une contemplation intime et toute inexplicable.
D'où vient que les mots étaient inépuisables, qui s'appliquaient à cette femme encore seulement songée, cependant si réelle qu'elle attendait au delà du regard, mots dont le pouvoir était étrange, qui dressaient soudain comme une forêt nouvelle autour de la beauté, se multipliant comme par l'effet d'un écho nombreux, se glissant sous les pas, se gonflant en vertigineuses frondaisons : ils devenaient à la fois arbres et senteurs, vents, nuages, obstacles impensables sur la route de la femme, l'aspect second, l'aspect intérieur de l'âme, nécessaire à sa vie, à la poursuite de l'outre-mort ?
La femme était incessamment poursuivie, appelée de clairière en clairière.
Forme pleine et puissante, gorge ouverte répondant à la main de l'homme, ventre creusé sous le poids de l'homme et recevant l'onde qui le fait entrer dans la durée. Elle avançait tout à la fois connue dans l'espace et l'imagination, saisie et perdue, mais dans le même instant, se divisant en nombreuses illuminations comme venant d'un autre univers.
Peut-être pensait-il qu'elle était davantage lumière dans sa pensée que chair dans le regard, lumière annonciatrice d'une autre lumière, signe guidant l'homme étonné vers plus grand que l'homme, lui était à la fois aide précieuse et limite dangereuse.
TROISIÈME VOIX. -- Jusqu'à l'heure exaltée de la rencontre humaine !
DEUXIÈME VOIX. -- Jusqu'à l'instant très pur de la rencontre des souffles.
PREMIÈRE VOIX. -- Jusqu'à l'heure divine où la pensée se fit chair.
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TROISIÈME VOIX. -- L'homme n'est point fait pour vivre l'espace trop court de sa vie d'homme. Naissance seulement que cette agitation dans l'amertume des eaux-mères.
PREMIÈRE VOIX. -- Naissance longue et dure que ce rampement obstiné de larve à la surface des jardins et des déserts.
TROISIÈME VOIX. -- Naissance seulement que cette immobile attente de celui qui ne sait rien de la lumière qu'il verra.
DEUXIÈME VOIX. -- Et l'amour d'homme et de femme est image de la naissance au monde de l'outre-vie, qui est amour de Dieu.
PREMIÈRE VOIX. -- Cet homme reconnut son double perdu, cette voix semblable à la sienne et de retour. Le voilà jeté hors de lui, inquiet tout à coup, devinant au trouble qui l'a saisi qu'il n'est : pas d'autre rencontre humaine pour lui.
DEUXIÈME VOIX. -- Que ce choc est annonciateur de l'autre choc, de la rencontre future, à l'heure du souffle court et du râle d'agonie, à l'heure de la fièvre et du froid dans les membres, à l'heure de l'immobilité fixe et raide, à l'heure des paupières closes par une main pieuse et fidèle, à l'heure de la rencontre avec Celui qui est le mot d'amour le plus nu et le plus juste.
TROISIÈME VOIX. -- Mais peu à peu, pénétrant le grand rêve incessant de l'amour, accomplissant au fur et à mesure des années les étapes obscures de ce grand vol, il ira jusqu'à entrevoir, fermant les yeux au monde de son passé, les célestes altitudes de l'Autre Amour, en qui s'accomplissent et se transfigurent toutes les amours qui furent sans idoles. Ainsi, tenant la main de celle qui lui aura fait franchir...
(*Les voix sombrent dans le silence, la musique restée très faible, sauf par éclats, tout le temps du dialogue des voix, s'enfle tout à coup, montre très haut, plane, heureuse, quelques mesures, puis se fait brusquement en des accords angoissés avant la première parole de Christophe.*)
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Scène 2.
CHRISTOPHE. -- Oui, oui, je t'entends, je t'entends ; mon esprit se ferme à tes paroles, mon corps ne veut rien accepter de ces refus. Qu'ai-je à faire du futur et de l'au-delà de ce jour, de tous les jours, si je dois sentir chaque heure dans mon corps la brisure secrète de la douleur, de ta douleur, de cette plaie entre nous que fait le déchirement et l'éloignement ?
Il y a la mort, la mort ? La folie ? Il y a au-dessus de tout ici la douleur, la froide douleur, la noire chienne qui me dévore. Il y a ce monde partout autour de nous dans les convulsions hideuses de l'informe et des désirs sombres comme la boue. Il y a ces peuples entiers tourmentés du désir de paraître ou d'être, tout entiers saisis par l'affreuse confusion de l'être pris pour son image, de l'apparence prise pour l'être. Et nous qui serions sûrs d'exister dans la flamme de notre joie, faut-il que nous nous déchirions, que nous posions l'absurde terme de notre division ?
Ah ! je m'égare moi aussi. Quelle tourmente ! Quelle mauvaise violence qui m'est faite ! Rien ne reste de ce qui devait être le bonheur ! ... Oui, oui, je t'entends, je me souviens de toi plus encore que de moi : le bonheur, le bonheur, il ne s'agit pas de lui, il ne peut s'agir de lui ! Que ferions-nous, infirmes, du bonheur sans voix, de l'aubaine sans durée, de la félicité trop courte et mortelle ? Ne sommes-nous pas fils de ce qui ne meurt pas dans le monde de la mort ? Ne sommés-nous pas revêtus de l'aube sans coutures que nul ne peut toucher et détruire ?
Je t'entends, je me souviens de toi, de ces paroles qui me raidissent et m'aiguillonnent ! Mais qu'avons-nous besoin de souffrir cependant ?
Il y a tout ce passé qui me couvre de ses ondes, de ses eaux vertes et lourdes, de sa poussière ardente qui m'emplit les poumons, m'empêche de respirer, m'interdit la parole joyeuse où te nommer, te louer, t'offrir à Dieu comme étant la chair la plus sanglante de ma chair, le souffle le plus frais de ma poitrine, la parole la plus simple de mon esprit, l'éclat le plus éclatant de mon âme.
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Mais tu es là-bas, où je ne puis te boire, ni te respirer, ni te dire, ni te parer ! Tu es là-bas et je ne t'entends plus, je suis sourd à ma parole moi-même, et j'étouffe dans mon inquiétude, car tu as pris ma vie avec mon regard, et tu es comptable de cette vie que tu as prise sans bien savoir ce que tu faisais.
Il y a cette immensité de la vie déjà jetée hors de moi et dans quoi je vais ; j'avance comme en une vasque de sables mouvants. Faut-il parce que la douleur a marqué d'autres visages, parce que la mort s'est arrêtée prés de moi, parce que la folie a glissé entre nous sa main gluante et froide, faut-il que j'abdique, que je cesse moi-même de vivre, de prétendre à quelque chose de ce qui est grand et noble dans la vie de l'homme ?
Puis quoi, toi-même, puis-je te laisser dans la nuit et la raideur ? N'es-tu pas faite toi-même pour le grand enroulement de l'amour, ne dois-tu pas pencher ton visage sur la coupe des immortels ?
(*Il se tourne vers le lieu où se tient Laure.*)
Ne s'est-elle pas arrêtée près de toi, de même, la Louve secrète qui endort et sort de toute connaissance ? N'as-tu pas vu plus que moi son visage qui rend à l'absence N'as-tu pas vu plus d'étrangeté dans les yeux de Paul que dans ceux de la mort ?
Je l'affirme de toute la force de ma voix, de toute la force de ma vie, certain de ces paroles comme de la dureté du roc contre quoi éclate la vague, il nous faut avancer tous les deux, nos âmes se sont imprégnées l'une de l'autre, nos souffles se sont rencontrés mais nos âmes plus encore.
Écoute-moi, ma voix ne peut franchir ces distances entre nous : mais tu es à moi comme je suis à toi, et cette certitude ne peut pas ne pas rayonner dans tes paroles. Les mots que je prononce ici résonnent dans ta tête comme ton souci me ronge le cœur.
Si tu bouges quelque chose dans ton corps, dans ta chair, quelque chose remue en moi, et souffre. Tu connais là-bas l'angoisse qui me tient éveillé, de me perdre en te perdant, de ne pas gagner ensemble la porte où frapper.
172:131
Vais-je devoir attendre que se brise le ressort de ta douleur ? Je suis aveugle ici, tu es mon regard ; tu es immobile là-bas, je suis ta force, la main qui te saisit et te porte au-dessus de l'abîme.
Entends-moi, ma Laure, mon aimée, il faut vivre et il n'y a de vie que pour nous deux ensemble.
(*Silence, puis la musique, reprend.*)
Scène 3
PREMIÈRE VOIX. -- De cette hauteur le regard lie en une seule courbe cet homme et cette femme. Rien entre eux n'arrête la course des ondes qui les joignent sans qu'ils en sachent rien.
DEUXIÈME VOIX. -- Ils forment deux îles inaccessibles, nul ne peut parvenir jusqu'à eux.
TROISIÈME VOIX. -- Que leurs pensées, qui sur la mer comme des vents de hautes altitudes vont et viennent sans cessé de l'un à l'autre.
PREMIÈRE VOIX. -- Et portent alignent à cet amour que rien ne peut éteindre.
DEUXIÈME VOIX. -- Qui est leur vie même !
TROISIÈME VOIX. -- Mais nul ne peut ici dire la réponse de la vie, qu'eux seuls !
PREMIÈRE VOIX. -- Nul ne peut adoucir le tourment qui les secoue.
DEUXIÈME VOIX. -- Nul ne peut appliquer un baume consolateur sur leur plaie ouverte.
TROISIÈME VOIX. -- Nul n'a reçu le pouvoir de dénouer le nœud de sanglots qui serre la gorge de cette petite et fragile Laure.
PREMIÈRE VOIX. -- Que lui, homme malin et fier, sûr de sa force et de son droit.
173:131
DEUXIÈME VOIX. -- Mais saisi de l'ardente angoisse de ne pas la trouver au rendez-vous de la dernière heure.
PREMIÈRE VOIX. -- Mais tout à coup défait à la pensée qu'elle pourrait ne point trouver le vaste espace de l'amour, la chambre étroite de la rencontre, la croisée de routes qui la joindrait à lui.
TROISIÈME VOIX. -- Elle, elle doit livrer bataille contre l'ombre et la mort, contre l'oubli et le refus, contre la pitié et la folie, contre elle-même enfin, car elle sait où brille l'âme de la vie, contre elle même celle qui ne vivra que dans l'amour.
PREMIÈRE VOIX. -- Il a la patience pour lui, il sait que la femme a reçu l'empreinte de son appel.
DEUXIÈME VOIX. -- Comme une terre vierge marquée pour la première fois par le soc de la charrue.
TROISIÈME VOIX. -- Comme la toile du peintre marquée pour la première fois du trait furieux et net de son crayon.
DEUXIÈME VOIX. -- Ou l'argent qu'est venu faire resplendir de lumière.
PREMIÈRE VOIX. -- Saurait-il que malgré douleurs et serments, elle franchira toutes distances ?
DEUXIÈME VOIX. -- Que malgré les liens anciens qui l'attachent à la maison de son frère, elle saura prendre l'essor jusqu'à son cœur ?
(*La musique cesse très lentement, très sourdement, tandis que la lumière se pose sur Laure.*)
Scène 4.
LAURE. -- Il faut, entrer dans le silence, persuade-toi, Laure. Revêtir cet habit d'ombre et de froid ! Se laisser gagner peu à peu par cette immobilité de tout l'être ! Laure, Laure, qui es-tu ?
Oh ! comme il m'appelait de noms très doux et beaux !
174:131
Pourquoi faut-il qu'il y ait cela, cet environnement de douleurs, cette longue et muette agonie ?
Ne me condamne pas, bien-aimé ! Que vais-je dire là, ne me condamne pas, je croyais avoir le droit, je croyais pouvoir dire oui ou non, je croyais que mon corps était à moi, que mon cœur était à moi, que mon amour pouvait crier son nom.
Oh ! vois, je ne puis plus faire un pas, ma force s'en est allée avec toi, je suis infirme du cœur, de l'âme, et si je tends la main, je crois qu'elle va s'en aller, se dissoudre dans l'espace.
(*Silence*)*.*
J'habite un monde de brume ici. Il y fait froid. Ce que je vois est immobile et pesant. C'est comme si les fleurs avaient cessé d'être, comme si le jardin n'était plus livré aux parfums et aux couleurs. Comme si les arbres ne sentaient plus le vent qui les agite ou les casse, comme si la maison n'entendait plus vivre l'air sur ses pierres ou ses tuiles.
Plus rien ne bougera désormais, ni cela qui m'environne, ni moi, qui suis fixée dans ce trouble. C'est à peine si je reconnais en moi ton image, mon bien-aimé, je ne savais pas ce que je faisais. Oh ! je dis bien-aimé, mon bien-aimé, mon amour, mon fort et tendre amour, ces noms qui te disent, alors que tu es si loin, je ne sais plus où, et je reprends un peu courage.
Il me faut beaucoup de courage.
Paul est de l'autre côté, il dort. Il habite avec les anges ainsi. S'il s'éveille, il pleure. Je ne peux pas l'abandonner, il ne sait plus rien faire. Je dois maintenant le faire manger, le laver, le coucher le soir. Il se laisse faire comme un tout petit enfant. Il ne dit rien, il ne crie plus, il ne raconte plus les histoires effrayantes qui le faisaient crier. Il pleure seulement.
Il ne me reconnaît plus jamais. Il me regarde comme s'il voyait autre chose au travers de moi. Comme si je n'étais plus rien, qu'un voile qui cacherait le réel.
Il ne sourit plus que dans le sommeil, tout abandonné à son sommeil, à cette paix étrange du sommeil.
175:131
Je devrais être forte pour lui, et je suis de plus en plus faible.
(*Silence*)*.*
Je ne peux pas l'abandonner, c'est à moi de m'abandonner. Ah ! est-ce que je puis faire cela ? Je voudrais vivre aussi ? Qu'est-ce qu'il y a eu là-haut, qui s'est défait ?
Quand il était tout jeune, il riait toujours, il chantait, il inventait toujours des jeux nouveaux, il était la joie, la gaieté, le mouvement, la danse, le bonheur. S'il se taisait, on sentait vibrer comme une petite fontaine de joie au fond de lui.
Maintenant tu devrais comprendre ces choses. Il a besoin de moi. Regarde, si je m'absente, si je te rejoins, il se fera mal, il se cognera la tête à tous les murs, il ira pleurer dans la ville. On le mettra dans un asile de fous, on ne saura pas pourquoi il pleure, ni pourquoi il vous regarde quelquefois avec des yeux d'une telle tristesse.
Oh ! nul comme moi n'aura pitié, il me faut tenir, je dois tenir cette tête remplie d'images affreuses hors de l'eau, au-dessus de l'eau, au-dessus de l'eau, de la première heure du jour à la dernière.
Toute la nuit je suis en attente, j'écoute ses larmes ou ses sourires. Ses soupirs ou son silence.
(*Silence*)*.*
Il fait si froid ici. Il y a des moments où je ne reconnais plus rien : il me semble que j'arrive dans un monde nouveau, sans chaleur ni beauté. Est-ce que moi aussi j'aurais une tête de folle ?
J'avais rêvé en te voyant, bien-aimé, laisse-moi t'appeler ainsi puisque tu ne m'entends pas, j'avais rêvé d'une si grande douceur, d'une clarté chaude et silencieuse, tu m'enveloppais de tendresse, tu me donnais une force que je ne me connaissais pas, alors nous dansions sur les nuages, nous étions ivres tous les deux, d'espace, de grand vent, nous étions au-dessus de la mer, au milieu des vols d'oiseaux immenses et blancs. Alors nous arrivions ensemble, n'ayant pas épuisé le calme et le bonheur de nous regarder, dans un vaste jardin au fond duquel se dressait un palais. Les coupoles et les toits, les flèches et les tours montaient jusqu'au dessus des nuages, des nuages légers comme une mousse d'or.
176:131
Dans les environs du palais on pouvait voir une multitude presque infinie de maisons transparentes et belles : je croyais regarder des pierres précieuses, habitations pour des âmes.
Dans les jardins, nous avancions, nous deux, au milieu des fleurs et des musiques aériennes. Des voix faisaient autour de nous un bruissement merveilleux dont je me souviens encore...
(*Venant de partout, des murmures joyeux parcourent la scène, au ras du sol, dans les hauteurs : ils s'entrecroisent, se fondent, organisent une brève fête.*)
DES VOIX. -- Ils sont arrivés ! Enfin, les voilà, les voilà ! Regardez comme ils sont joyeux : ils sont les princes de la joie, les amants de la joie !
Allez au Palais, on vous attend. Le Prince vous attend, le Prince veut vous recevoir !
Ils vont entrer dans le Royaume, le Prince leur ouvre les portes du Royaume, ils seront des nôtres dans le Royaume.
Ils seront couronnés de fleurs, couronnés de fleurs ! Vive la fête, la fête la plus belle.
Ils se sont aimés ! Ils se sont aimés ! Ils se sont aimés ! Ils n'ont pas perdu l'amour, ils n'ont pas désespéré de l'amour.
Ils sont aimés du Prince, sont aimés du Prince, aimés du Prince...
LAURE. -- Il fait si froid ici. Il y a des moments où je ne reconnais plus rien ; j'ai peur, il faudrait que tu viennes à mon secours, j'ai peur d'avoir froid ainsi toute ma vie, d'oublier que l'amour existe, que nous sommes faits pour l'amour.
(*Criant*)*.*
Dis-moi, bien-aimé, ne sommes-nous pas faits pour l'amour ?
177:131
Scène 5.
CHRISTOPHE. -- Vas-tu oublier les lentes promesses qui étaient montées de nous ? Vas-tu oublier les certitudes heureuses qui nous avaient été données ? Vas-tu oublier ce qui devait se dire, les cérémonies nuptiales qui devaient marquer notre accord, devant les hommes, devant Dieu, afin qu'il soit bien dit que rien au monde ne pourrait rompre ce qui ainsi aurait été uni ?
Mais tu t'es enfuie, non parce que l'amour t'avait trompée, mais parce que les puissances de la mort ont étendu sur toi leur voile d'ombre.
Nous devions ainsi accomplir notre destinée. Pas d'autre voie pour nous au travers des étoiles, que cette porte étroite de notre amour.
Une arche de pierre s'est rompue quelque part, et c'est nous, comme si en pensée nous avions franchi sur elle l'abîme, qui avons été entraînés dans la chute.
Mais vas-tu oublier, mon aimée, que nous sommes faits pour l'amour, que seul l'amour justifiera notre vie ?
LAURE. -- Je ne peux pas l'abandonner, c'est à moi de m'abandonner.
CHRISTOPHE. -- Il est entré dans le silence qui lui était dû, sans lequel sa vie n'eût été que tourment. Malgré moi, malgré toi, malgré toi surtout.
LAURE. -- Il est ma promesse, il est mon oubli, il est ma pitié. Il est le don de ma vie, il est le don de mon amour. Je ne peux pas l'abandonner.
CHRISTOPHE. -- Plus rien désormais ne peut traverser sa vie, sinon la voix de Dieu.
LAURE. -- Ne me condamne pas, bien aimé, je ne peux pas l'abandonner sans parjure. Il m'a reconnue à sa dernière heure lucide, il m'a appelée à l'instant où je l'ai retrouvé pour mieux le perdre.
178:131
CHRISTOPHE. -- Déjà, je te l'affirme, il est entré dans le sein de Dieu. Pour lui plus que tout autre sera le beau jardin de délices.
LAURE. -- Je ne peux pas l'abandonner, je ne doit pas l'abandonner, mon honneur est à ce prix.
CHRISTOPHE. -- Je t'appelle, mon âme, mon salut. Sans toi j'irai comme un aveugle me perdre et m'oublier.
LAURE. -- Mon Dieu, que voulez-vous de moi ?
CHRISTOPHE. -- Je t'appelle comme l'enfant sa mère, comme le mourant le prêtre.
LAURE. -- Je ne peux pas, je ne peux pas.
CHRISTOPHE. -- Me laisseras-tu sans secours ?
LAURE. -- Il y a l'homme sans raison qui me retient et me lie.
CHRISTOPHE. -- Je suis l'homme de raison qui perd son âme si tu ne viens à son secours.
LAURE. -- Quel est ici le devoir ? Ne vais-je pas abandonner celui qui risque le plus ?
CHRISTOPHE. -- Me laisseras-tu sans secours ?
LAURE. -- N'est-il pas celui qui m'a tenue éveillée au-dessus de tout éveil ?
CHRISTOPHE. -- N'es-tu pas celle qui m'est promise de toute éternité ?
LAURE. -- Ne sera-t-il pas lui-même conduit à la porte d'ombre si je ne vais à son côté, lourde femme d'amour et de désir, bienfaisante proie tenue à l'orée du jour, appel incessant dans l'âme, mot immense dans ses lèvres, flamme vibrante sous sa chair, que fera-t-il si je ne viens à lui, comment puis-je désirer de le perdre et de l'oublier ?
CHRISTOPHE. -- Écoute-moi, j'ai soif d'une soif brûlante.
LAURE. -- Il m'a donné l'eau de son âme.
CHRISTOPHE. -- J'ai soif du feu de la tienne.
LAURE. -- Pour qui ce feu qui me consume ?
179:131
CHRISTOPHE. -- Me laisseras-tu périr ?
LAURE. -- Pourrais-je vivre sans lui ?
CHRISTOPHE. -- Un feu sans nulle chaleur dévore mon âme.
LAURE. -- N'ira-t-il pas mourir loin de moi ? Ne suis-je pas celle qui doit tenir devant lui la flamme haute et claire ?
CHRISTOPHE. -- Maintenant je te le dis, tu es à moi comme je suis à toi. Nul n'a autorité sur toi, que moi, que moi seul, qui t'ai reçue de notre Père.
Nul ne peut contre moi ce que tu peux aujourd'hui. Tu me jettes sur le chemin de la porte d'ombre, j'irai mourir loin de toi, loin de cette lumière que tu m'avais promise et sans laquelle je ne verrai point la face belle de la mort, que seulement son rire d'obscurité.
L'obscur m'appelle et déjà me prend dans sa douleur.
LAURE. -- Où est la vie, mon Dieu ? De quoi faut-il que je me défasse ?
CHRISTOPHE. --. Laisse les morts enterrer les morts, laisse Dieu reconnaître les siens parmi les pauvres hommes, laisse Dieu te guider jusqu'à moi, afin que nous fassions de notre joie sa plus belle louange.
LAURE. -- Il est donc tout à Vous, puisqu'il me faut être Votre parole dans son âme.
(*Ils sont tous les deux liés dans la même lumière, très vive, qui décroît lentement, avec la musique tandis que l'image s'élève au-dessus de la mer et plonge au centre de nuages qui se défont afin de laisser la place au grand espace de la lumière.*)
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## Cinq contes de Claude Franchet
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### Le père Maugréant
IL ÉTAIT UNE FOIS un paysan avec autant d'enfants qu'il y a de pierres aux champs. On l'appelait dans le pays le père Maugréant ; et le bien nommé car le pauvre homme marmonnait toujours entre ses dents.
Avec cela il allait plus souvent au cabaret qu'à l'église, soi-disant pour chasser le souci. Le souci, vous pensez bien, ne le quittait pour autant. Alors un jour que depuis des heures le bonhomme attendait devant sa bouteille, tout rebuté il se donne un grand coup sur la tête :
« Je m'en vas trouver le bon Dieu et lui demander pourquoi la chance est toujours pour les autres, le guignon seulement pour moi ! »
Là-dessus il se lève et tout comme il est, avec sa vieille casquette c'en devant derrière, sa culotte rapiécée de toutes les couleurs et l'un de ses sabots fendu -- si sa femme le voyait partir en cet équipage, elle qui lui fait mettre un gilet propre à manches pour aller dire au percepteur qu'il n'a pas un sou à lui donner ! -- il s'en va tâcher de trouver le chemin du Paradis.
A force de marcher, virer et tourner, il se met bravement dedans, arrive au bout, toque à la grand'porte.
« Pan, pan ! »
-- Qui est là ? demande saint Pierre.
-- C'est moi, grand saint, le père Maugréant, vous savez bien, qui a plus d'enfants -- il en a remis encore un peu -- qu'il y a de pierres dans les champs.
-- Et que veux-tu ?
-- Parler au bon Dieu ; l'y demander pourquoi les autres ont toujours la chance et moi seulement le guignon.
-- Voire... D'ailleurs le Seigneur n'est pas là, il est dans sa vigne ; et puis il n'aime pas les questions : passe ton chemin.
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-- Grand saint, j'suis un vrai pauv'père de famille. Si vous vouliez, vous qu'avez fait des mirâques...
Saint Pierre est un peu ému ; et un peu honteux, il sait que sa conduite n'a pas toujours été si merveilleuse ;
-- Allons, je vais voir si je n'ai pas quelque chose par là pour toi. Tiens, voilà justement un panier qui en fait, des *mirâques ;* quand tu voudras t'en servir tu n'auras qu'à demander : « Petit panier, petit panier, fais ton métier », et tu verras ce qui arrivera. Mais quand tu en auras assez vu n'oublie pas l'autre mot : « Suffit, suffit pour aujourd'hui ! » Au revoir ! Ah : pas besoin de montrer le cadeau à tout le monde, ni surtout de dire qui te l'a donné ; compris ? »
Le bonhomme ne savait pas bien si c'était pour rire ou pour de vrai ; il croit pourtant au mieux, prend le panier et part d'un trait sans même penser à dire : « Dieu vous garde ! » après un remerciement. Mais sitôt sur le chemin il s'assied dans les petites pâquerettes.
« Petit panier, fais ton métier ! »
Ah mes amis, mes cousins, mes cousines, mes voisins, mes voisines : voilà que sous le couvercle cela se met à grouiller, puis bouillonner, et enfin déborder de beaux petits pains de toutes les façons, des ronds, des longs, des michottes, des cognottes pis que si c'était le samedi saint, avec des plats des meilleurs poissons, car tout de même on était en carême ; des brochets, des lottes, des anguilles, des perches en matelot comme jamais la mère Maugréant n'en avait fait : bien empêchée la pauvre femme, sans vin ni beurre ni petits oignons et des harengs blancs en fait de poissons gras et fins ! Il y a même une friture de grenouilles pour le mettre en appétit. Aussi notre homme s'est régalé, régalé, mais comme les plats continuaient à défiler sans raison, il a dit :
« Suffit, suffit pour aujourd'hui », et le panier est resté coi.
Quelque chose pourtant manquait à ce père Maugréant c'est qu'il n'avait pas bu, et dame !... Heureusement voilà que levant la tête il avise juste devant lui un bouchon d'auberge : un beau paquet de genévrier encore tout frais avec les rubans de la dernière tournée de conscrits. Il entre, demande à boire, et du bon, comme un gros monsieur. C'est qu'il dit : « J'ai de quoi payer », et plus bas :
184:131
« Petit panier petit panier... » et tout aussitôt le manège recommence, le grouillement, le bouillonnement, et le débordement de pains et de plats sur la table, les bancs, les chaises, à terre, partout, tant qu'il est encore obligé de l'arrêter.
Imaginez si l'homme de l'auberge et la femme couraient après : « Hé là ! Hé là ! » se tocquant, se bocquant et cependant se disant parce qu'ils donnaient aussi à manger :
« Si le panier restait chez nous ; notre fortune serait bientôt faite ! »
-- Où l'avez-vous donc acheté, mon bon monsieur ? C'était la femme qui faisait la mignarde. Mais le bon monsieur, bouche cousue : il était finaud quand même voyez donc. Et aussi il se rappelait ce que saint Pierre avait dit.
« Vous ne voulez pas le faire savoir, c'est peut-être un secret. Oh je ne vous en veux pas, chacun est libre de son dire ; au moins buvez à votre convenue, c'est moi qui régale aujourd'hui... » Et quand il est tombé sur la table comme assommé, elle court à la cuisine, prend un panier presque pareil à celui-là où justement la veille on lui a apporté quelques méchants gardons, en fait l'échange avec celui du bonhomme. Et lui quand il se réveille passe son bras dans l'anse et se sauve à sa maison autant fort qu'il peut. C'est qu'il était tard, il avait dormi longtemps et sa femme pas de ces plus commodes qui devait l'attendre et tous les enfants autour de la soupe à l'eau ! Mais il prend les devants :
« Regarde, ma bonne, regardez mes canis ce que j'apporte du manger comme vous n'en avez jamais goûté ! » Et il pose le panier sur la table : « Petit panier, petit panier... » Hé, rien ne bouge. « Petit panier... » Toujours rien. Maugréant le reprend, le flaire :
« Patience, cela va venir, je sens déjà l'odeur de miche et de rivière. Allons, dites comme moi et vous allez voir ce que vous allez voir. »
« Petit panier, petit panier... »
Tous les canis ont répété mais ils n'en ont pas vu davantage, le métier de celui-ci étant d'attendre ce qu'on mettait dedans. Alors ils se sont mis à pleurer et la femme à crier. Et l'homme à se sauver, vite, vite jusqu'à l'auberge :
« Je ne me suis pas trompé de panier tout à l'heure ? »
185:131
-- Comment possible, mon bon monsieur ? Il n'y avait rien ici à lui ressembler, ni corbeille ni corbillon : vous aurez plutôt oublié le mot.
Il repart au Paradis. « Pan ! Pan !
-- Qui est là ?
-- C'est moi bon saint Pierre, vous savez bien, le père Maugréant qu'a plus d'enfants...
-- Mais mon bonhomme, je t'ai déjà fait la charité aujourd'hui.
-- Oui, seulement, votre panier, je ne sais ce qu'il a comme qui dirait que « courage lui serait mort » pour travailler.
-- Allons, il est peut-être fatigué ; je vais regarder si j'ai autre chose... Tiens, voilà justement un coq, et quel ! Tu n'as qu'à lui dire : « Coq de saint Pierre, coq de saint Pierre, montre un peu ce que tu sais faire. » Mais comme l'autre fois : pas besoin d'en parler à qui que ce soit.
-- Oh, je ne suis pas si bête que mal habillé.
-- Tant mieux, je n'en ai pas une troupe comme celui-là.
Et le saint ferme la porte ; il n'a pas de temps à perdre. Et le bonhomme se retrouve sur la route, bientôt en face du bouchon, avec son coq sous le bras qui passe la tête et la queue.
La femme est encore toute en mines :
« D'où venez-vous monsieur Maugréant -- il avait dit son nom -- ce bel oiseau portant ?
-- De là où il n'y en a pas une troupe d'autres. » Elle le fait entrer, appelle son gros mari qui commence à verser du vin bouché. « A la vôtre ! » « -- A la vôtre ! » Cet aubergiste est bien aimable et la bouteille du meilleur ; alors ce benêt qui ne voulait rien dire, après deux verres la langue commence à lui démanger :
« Coq de saint Pierre, coq de saint Pierre, montre un peu ce que tu sais faire ! » Ce qu'il savait faire ! Il part à battre des ailes, à chanter cocorico, et à chaque fois il lui sort du bec un grain d'or et par la queue -- on aime dire les choses honnêtement -- un diamant gros comme un petit pois.
186:131
Le bonhomme clignait de l'œil du côté des autres, tondait sa casquette, mettait la récolte dans ses poches. Si alors ils l'ont fait boire ! Pis que l'autre jour. Et l'homme lui a pris son butin, et la femme changé le coq contre le sien, et quand il s'est réveillé du somme qu'il avait bien été obligé de faire il a mis le propre-à-rien sous son bras et s'en est retourné à sa maison où l'attendait autour de la soupe à l'eau la mère Maugréant et la marmaille aussi nombreuse que pierres aux champs. Ce monde d'assez méchante humeur. C'est la mère qui se charge de dire : « Mauvais homme qui s'en va traîner et dépenser notre pauvre argent ! »
Mais lui tout redressé :
« Paix la mère ! De l'argent en voilà tant que tu voudras ; même que c'est or et diamants. Tends ton tablier, et vous, les enfants, vos bonnets. »
Seulement il ne trouve plus rien dans ses poches... C'est bien sûr qu'il y a des trous. Heureusement tout n'est pas perdu, il met le coq sur la table : « Coq de saint Pierre, coq de saint Pierre... » Ah, rien n'est sorti par le bec qu'un cri étranglé, et pour quant à la queue...
Cette fois les enfants ont ri, mais ri, si la mère a crié encore plus fort. Et lui ayant repris la bête s'est ensauvé jusqu'au Paradis sans repasser par l'auberge.
Il était tard. Tout le monde là-haut déjà couché, les saints dormant comme des bienheureux. Et il n'aurait pas vu grand'chose si de belles petites étoiles n'avaient commencé à s'allumer. Grâce à elles il a trouvé la porte :
« Pan ! Pan ! »
Saint Pierre se réveille. « Qui est là ?
-- Bon saint, le père Maugréant qui... -- Encore toi, à pareille heure !
-- C'e'est que vot'coq que v'là, bon saint Pierre, il ne fait plus à cette heure, sauf vot'respect, que sottises de poules sur les marches des maisons. »
Saint Pierre ne peut s'empêcher de rire mais il est tout de même fâché :
« Déranger les gens dans leur premier sommeil ! »
187:131
Cependant Maugréant se gratte la tête sous sa casquette ; il a bien appris à lire l'évangile du temps qu'il était petit clerc, et il n'a pas mauvaise mémoire.
-- Bon saint Pierre, Notre-Seigneur a dit comme ça, rapport à celui qui venait emprunter du pain la nuit, que quand même l'autre ne lui en donnerait pas de bonne amitié, il lui en donnerait, s'étant levé, pour s'en débarrasser.
Saint Pierre reste un peu attrapé ; et puis il s'indigne :
« Sainte Vierge, voilà qu'il fait le diacre à présent ! Mauvais sujet, tu ferais mieux d'aller à la messe que de la réciter. Mais tiens, j'ai une dernière chose pour toi. »
Il prend un sac dans un coin. « Quand tu auras besoin d'un coup de baguette sur ta veste ou celle de ton voisin, tu n'auras qu'à dire : Flic, flac, baguette sors de mon sac ! Et maintenant sauve-toi et ne reviens pas. Hé, ton coq de la terre que tu laisses, sauve-toi avec ! »
Le père Maugréant ne se le fait pas dire deux fois ; il passe en dessous des petites étoiles qui ont l'air de rire, mais il a comme une idée qu'il va bien s'amuser aussi. Il passe par l'auberge :
« Ma petite dame, mon gros poulet est maintenant au bout de ses cadeaux, je vous demande de me le faire cuire ; après je vous montrerai ce qu'il a dans mon sac. »
Elle ne tient pas à se mettre en cuisine, mais pour voir... Vrai, elle n'y tient pas pour ce particulier ; ils n'ont guère tiré, eux, du panier et du vrai coq ; et elle sait que celui-là sera un dur à cuire.
Il a rôti tout de même ; le bonhomme s'est presque cassé les dents, mais a mené l'affaire jusqu'au bout. A cette heure, à nous trois. Il rit de les voir tout excités par l'attente, le cabaretier et la cabaretière ; il s'en frotte les mains ; et puis, ce qu'ils n'attendaient pas :
« A présent, mon coq et mon panier ! Et vite, sinon... » Ils se regardent. Les yeux de la femme sont si grands, si pleins d'innocence.
« Votre coq, mais vous venez de le manger ! »
Et à l'homme on donnerait le bon Dieu sans confession :
« Votre panier, vous l'aviez emporté ! »
Alors lui :
« Ah les choses vont de la sorte ? Flic, flac, baguette sors de mon sac ! »
188:131
Et elle en sort. Mes amis, mes cousins... Flic sur l'homme, flic sur la femme, et devant, et derrière, par les bras, par les jambes, sur la cotte, sur la culotte, aux pieds, à la tête, au cou, aux mollets, tournant, virant, volant, tant vite qu'elle peut, tant fort, c'est un éclair qui passe, c'est une roue de rayons, et encore volant, sifflant, tapant. Et eux de crier : « Oyoyoye ! Hé là ! Hé là ! » et de courir de tous côtés, se rencontrant, l'un voulant se cacher derrière l'autre, se repoussant, se disputant et encore : « Oyoyye ! Hé là ! Hé là ! »
Le père Maugréant rit à tomber assis. Trop fort, sans doute, parce que voilà tout d'un coup la baguette tournée vers lui, et flic, et flac, par devant, par derrière, par les bras, par les jambes, par la culotte, tournant, volant, donnant du long, donnant du bout, ne le quittant -- si on peut dire, tellement tout va vite -- que pour retaper sur les deux autres. Ah c'est une belle danse, une belle musique ; on n'entend avec les cris de ce monde que des sifflements, zzie, zzie, et les coups, flic, flac, et les sabots dansant les entre-chats, plot, plot ! Un tel vacarme enfin, une telle sarabande, des gens si exténués que saint Pierre guettant de là-haut juge qu'il est temps de se montrer : aussi bien il n'avait pas donné au bonhomme le mot qui fait finir.
Il arrive donc :
« Flic, flac, baguette vite au sac ! » Ce n'était pas difficile, mais quand on ne sait pas... Elle obéit ; il la met alors devant lui sur la table, enfermée dans le sac.
« Maintenant, le coq et le panier ! »
Sans dire un mot, les voleurs sont allés les chercher, il les enferme aussi.
« Bon ! Tous les trois devant moi ! »
Ils y viennent en se frottant les côtes.
« Frottez, vous n'avez que ce que vous méritez. Vous, le gros cabaretier, et vous sa petite sainte-Nitouche, contentez-vous à partir d'aujourd'hui de gagner sur les clients sans leur dérober ; sinon gare à la corde pire que le bâton !
Et toi, mon pauvre bonnot de Maugréant et mon grand paresseux, tu te reconnais bien là : pas plus capable de profiter du bien qui t'arrive que du mal si on n'y met ordre. Tu as eu entre les mains les restes des pains et des poissons de l'Évangile qui avaient nourri quatre mille personnes et cela t'aurait suffi à toi et aux tiens pour le reste de ta vie.
189:131
Le coq, eh bien, c'est mon propre coq qui m'a tant fait pleurer qu'il m'a gagné la vie éternelle : à toi, déjà, il aurait donné richesse. Et la baguette est droitement celle de Moïse qui fit sortir l'eau du rocher et pouvait découvrir d'autres trésors cachés.
Ah, tu peux faire des yeux ronds et tirer tes derniers cheveux, tu n'en as pas moins perdu tout cela par sottise, paresse et ivrognerie. Il ne me reste plus qu'un conseil à te donner pour tes enfants aussi nombreux que pierres aux champs : cesse de boire, mets toi à travailler et tu verras argent dans ta bourse, manger sur ta table et peut-être raison dans ta tête. C'est la grâce que je te souhaite. Adieu, pauvre homme comme bien des hommes... »
Quant à la maison on avait fini de me conter cette très vieille histoire champenoise, *arrivée,* il y avait un instant de silence à cause de la morale ; et puis on finissait comme d'habitude aux contées :
*J'ai passé par barbari,*
*Mon petit conte est fini.*
190:131
### La rose de Pimperlé
PERSONNE N'IGNORAIT que la rose de Pimperlé se cachait au fond des bois, mais où, cela personne ne le savait. Et c'était bien dommage, parce que la cueillir eût donné droit à tant de dons : la puissance, l'esprit, la richesse, l'amour, tout ce qu'on aurait demandé, tout et davantage encore !
Imaginez après cela si les têtes travaillaient dans le pays où se trouvait le bois ! A dix, à vingt lieues à la ronde on en voyait les esprits échauffés et ce n'étaient que des secrets, des cachotteries, des airs, des espoirs, des disputes, des rêves, des mécontentements. Plus d'un était mort avec le songe de la rose au cœur, point de vieux qui n'en branlât le chef, point de jeune qui ne furetât autour des buissons, sans compter les moyens d'âge partant avec la hache pour couper les fourrés et leurs femmes avec des paniers sous prétexte de champignons : mais c'était bien pour quêter et rapporter la rose. Hé là ! Hé là ! Que le monde est donc assoté à la recherche de son bonheur ! Et cependant plus d'un l'aurait peut-être trouvé dans son clos s'il avait bien cherché : je parle du bonheur ; car pour ce qui est de la Pimperlé, elle était vraiment dans le bois ; un bois enchanté, bien sûr.
Les trois fils du roi, devenus grands, ont décidé comme les autres de se mettre en quête. C'était la faute de leur vieille nourrice. Vous ne pouvez imaginer pareille bonne femme à racontaines ; du matin au soir elle en faisait et encore la nuit quand les petits s'éveillaient. Elle les élevait alors ensemble, attendu que c'avaient été d'abord deux besselots -- deux jumeaux -- puis moins d'un an après le cadet, plus mignon, plus gracieux aussi que les autres. Et d'un cœur ! Ah, celui-là savait se faire aimer alors que ses deus frères se tenaient tout renfrognés : celui qu'on appelait l'aîné tout hautain, le second avare déjà de ses gâteaux et ses jouets ; cela se voit tout petit, ces choses. Tout de même ce que nous sommes !
191:131
Naturellement, à peine grandets, tout un monde à leurs trousses : des serviteurs, des gouverneurs, des savants de toute espèce pour leur orner l'esprit, des capitaines pour leur apprendre les armes, comme aussi bien des maîtres à danser, à musiquer, tout ce que vous pouvez penser. Mais la nourrice était restée, toujours contant comme au temps où elle tenait le plus petit sur ses genoux, les petons au feu, tandis que les jumeaux en bretelles et culottés fendues y tendaient leurs menottes : telle si elle avait été dans sa maisonnette des champs avec ses propres petits-enfants.
Cette bonne femme en contait donc de toute façon : de la petite en chapeau rouge mangée par le loup en allant porter une galette à sa grand'mére ; de l'ogre de la forêt ; de ma commère l'oye et ses cancanages ; de mon compère le renard et des mauvais tours qu'il faisait aux autres bêtes et aux hommes ; de la Dame en robe d'or et de celle en robe d'argent ; du chevalier Courtois au Bois-Perdu, du bûcheron Pivert au Bois-Parlant, et encore, et encore... Mais l'histoire qui mettait les petits princes le plus en attention était bien de la rose blanche de Pimperlé parce que personne ne l'avait trouvée et qu'ainsi le conte n'était pas fini : à chacun d'y mettre le dernier mot s'il le pouvait.
Avec cela, en grandissant, de même qu'ils avaient gardé la nourrice et ses contes ils avaient gardé leur caractère fort bien pour le plus jeune mais moins bien pour les besselots ; celui qui était arrogant regardait le inonde de plus haut encore, ne rêvant que de commander ; celui qui avait gardé pour soi ses galettes et ses petits chevaux de bois gardait maintenant son argent bien compté, recompté dans sa bourse serrée d'un gros cordon et cachée au fond d'un coffre à triple serrure. Le premier se disait : « La rose me donnera la puissance ! » dont il n'était pas sûr autrement, l'héritier de ce royaume étant celui que désignait le roi et l'aînesse n'y faisait rien. Et le second : « J'en aurai tant d'argent si je la cueille ! De quoi, remplir des caisses qui ne tiendraient pas dans trois salles du palais ! » Et le dernier ? Eh bien le dernier chantonnait : « Si je la cueille, la fine, la blanche, la bon-sentante, j'aurai l'amour avec ! » Et il en riait tout seul.
192:131
Ainsi chacun prend un jour congé du roi son père, de la reine sa mère, et s'en va-t-aubois ; l'aîné partant devant ; le second derrière, et le troisième plus en arrière encore. Tous trois habillés de velours vert avec dentelle d'or, et panache au chapeau quoique ce ne fût pas bien commode pour passer sous les branches : mais ainsi le voulait la mode de la cour et surtout les règlements d'alors pour distinguer les princes des gens du commun et qu'il n'y eût point de méprise. D'ailleurs le cadet se disait bien qu'aux premiers pas dans la forêt, les villages passés, il accrocherait son chapeau à un arbre et le reprendrait au retour.
Les autres l'ont gardé. Vous le voyez, le faraud, le commandant, qui s'en va tête dressée, plume au vent, l'épée au côté, vers son grand destin -- qu'il croit -- sans même regarder les fleurettes dans l'herbe, ni le joli vert des feuilles, ni écouter le coucou chantant, ni rien faire enfin qui soit plaisant ou gentiment inutile -- qu'il croit encore ! -- sans se sentir le cœur léger avec un peu de bonté au fond pour qui passerait dans sa joie d'un matin d'été...
Il allait si vite qu'il n'a même pas vu une vieille toute courbée, une cruche à la main, sur le côté du sentier. Pis, il l'a heurtée en passant, sans s'excuser, et elle cependant tout humble :
« Mon jeune seigneur, j'ai les reins si cassés que je ne peux pas plus me baisser que me redresser sans grande peine. Vous plairait-il de remplir ma cruche au ruisseau que voilà ? »
Un ruisseau, c'était vrai, coulait tout près, le garçon le voyait maintenant ; mais s'arrêter pour cette décrépite ?
« Êtes-vous folle, la vieille, et pensez-vous qu'un fils de roi soit fait tout justement pour vous servir ? Attendez quelque valetaille... »
La bonne femme baissa la tête sans rien dire. Pourtant il aurait juré avoir vu passer dans ses yeux comme un éclair de malice ; et quand il fut plus loin voilà qu'un merle derrière lui se mettait à chanter :
*Ne trouveras*
*La rose, la rose,*
*Ne trouveras*
*La rose, mon gâs !*
193:131
puis comme indigné de cette familiarité il se retournait pour dire son fait à l'impertinent, il crut voir entre les arbres, à l'endroit de la rencontre, comme flotter un voile blanc, une forme gracieuse se pencher sur le ruisselet ; oui, là-même où tout à l'heure se tenait la vieille ; dans ses haillons.
Mais les bois sont pleins de songes : l'un d'eux peut-être voulait l'attirer en le trompant ? Il ne revint sur ses pas ; et bien au contraire se mit à courir, parce que d'un grand vol, le merle avait passé par-dessus sa tête,
*Ne trouveras,*
*La rose ; la rose...*
et sifflait toujours plus avant sa vilaine chanson comme pour le narguer ; lui alors à la suite, voulant l'attraper, lui tordre le cou :
Hé nous verrons, méchante bestiole, si je n'aurai cette Pimperlé ; mais de toute façon tu mourras ! »
Ah, ce merle était en réalité l'oiseau-qui-perd ; il emmena le malheureux prince très loin, très longtemps, si loin et si longtemps qu'on ne le revit que très vieux et sur le point de mourir.
\*\*\*
Cependant le second frère avançait à son tour par le sentier où se tenait la vieille. Le temps était encore plus joli que tout à l'heure, les petites fleurs plus épanouies, les oiseaux plus chansonniers ; un preste gentil lézard vert courait sur le chemin. Mais si vous croyez que le grimaud voyait ces choses et se réjouissait de la belle saison ! Non, il n'avait que ses comptes en tête... Pourtant, tout d'un coup il a vu : ces pièces d'or si brillantes là, dans l'herbe ! Il se baisse pour les ramasser ; désenchantement, ce ne sont que les petits ronds du soleil qui passe à travers les branches !
Mais cette fois, ce ruissellement d'argent, ces pierreries et ces diamants ! Il avance les deux mains : nigaud, c'est la cascade de la petite source, les cailloux de couleurs sur ses bords, les jeunes feuilles toutes luisantes de gouttelettes. Et quoi encore ? Tu voudrais voir une couronne de vermeil ? Il faudrait à ce coup que la belle dame de tout à l'heure écarte un peu son voile, la dame entrevue par ton malheureux frère...
194:131
Et cette belle, où peut-elle bien se cacher, il n'y a sur le chemin qu'une vieille guenilleuse et cassée, qui tend sa cruche d'une main tremblante :
« Beau prince, ne pourriez-vous puiser un peu d'eau pour me rafraîchir, je ne peux me baisser sans grande peine jusqu'à la source ? »
Un regard de si terrible colère qu'elle en recule dans le bois... Le garçon s'était remis à financer dans sa tête, il comptait et recomptait tout ce que la possession de la rose allait lui apporter, il était heureux dans ses placements, l'argent se multipliait, et cette folle venait le distraire !
« Hors de mon chemin, sorcière ! »
Même sa main chercha son épée : un éclat de rire ou quelque chose d'approchant arrêta son geste ; et il ne vit plus la vieille, mais là-haut sur un arbre le rire s'était tourné en chanson :
*Ne trouveras*
*La rose, la rose,*
*Ne trouveras*
*La rose, gros rat !*
Rat ! C'était le nom qu'on donnait aux ladres dans le royaume, et plus d'une fois, il faut le dire, le prince l'avait entendu dans son dos, de la part des valets. Et ici encore !... Et puis, on a beau n'être pas superstitieux, il est fort désagréable de rencontrer un chante-malheur aux premiers pas d'une aventure, et d'autant que celui-ci, volant soudain devant, semblait le provoquer davantage. Il tira pour de bon son épée, courut d'arbre en arbre. Hélas,
*Ne trouveras,*
*La rose, la rose...*
la chanson volait par l'air, l'oiseau se balançait là-bas, le prince essoufflé bientôt n'en pouvait plus. Il suivait, vous le devinez, l'oiseau-qui-perd. Il fut emmené longtemps, loin, si loin qu'on ne le revit jamais.
\*\*\*
195:131
Comme il l'avait décidé, le cadet, après ses deux frères, s'était mis en route pour tâcher de trouver la rose. Il était entré comme eux au bais, son chapeau vite enlevé, ses jolis cheveux envolés autour de la tête, les deux mains aux poches de sa belle culotte, et il chantait, chantait, si content déjà de tout : de sa jeunesse, du beau soleil luisant, du ruisseau courant, des oiseaux volants, et c'est même à peine s'il pensait à cette heure à la rose tant il se trouvait déjà comblé.
« Mon joli prince, s'il vous plaisait de puiser pour moi à la source : je suis si raidie que je ne peux me baisser. » La vieille était là, lamentable, qui barrait le chemin. Que fit alors ce cadet ? Doucement il prit la cruche des pauvres mains engourdies, la plongea au ruisseau, la ramena débordante de l'eau fraîche et limpide :
« Buvez d'abord, mon beau seigneur, si le cœur vous en dit... »
Le cœur lui en disait, son cœur joli ; et sans paraître dégoûté de ce que la cruche était à la vieille il but, puis la présenta aux lèvres ridées.
Merveille ! La bouche décolorée devenait de rose, les mains noires et desséchées de lis, la taille de la vieille s'allongeait, une robe d'argent remplaçait les haillons, un voile du lin le plus fin flottait autour de la *plus* belle figure du monde. Le prince joignit les mains, mais la fée, car c'en était une :
« Écoute ! »
C'était là-haut le merle qui chantait. Mais comme il chantait bien à cette heure, quel air entraînant, léger, qui semblait danser avec la joie dans le temps bleu !
*Tu trouveras*
*La fleu-re, la fleur,*
*Tu trouveras*
*La fleur de ton cœur !*
Et la fée encore :
« Suis-le, c'est l'oiseau-qui-mène. Il te conduira vers le buisson où se cache la rose, tu écarteras les branches et n'auras plus qu'à la cueillir.
-- Grand merci, madame ! »
196:131
Et ne pouvant ôter son chapeau puisqu'il ne l'avait plus, le garçon mit un genou en terre en s'inclinant bien bas.
Le gracieux remerciement que c'était là ! Les fées sont femmes à leurs moments ; celle-ci se dit en soi :
« Si j'étais fille de la terre, c'est ce bel aimable prince que, je voudrais pour mari... »
Et lui cependant songeait :
« Ces vieilles qu'on rencontre, il faut s'en méfier ! Elles vous demandent à boire et c'est pour voir si on leur en donnera ! » Lui pourtant ne s'était pas méfié ! Et il serait bien resté un moment encore, si l'oiseau ne l'avait tant pressé par son chant qu'il fallut bien partir à sa suite. D'ailleurs la fée s'en allait :
« Va, et sois heureux dans ton aventure ! »
Bien sûr il serait heureux, puisqu'il cueillerait la rose.
*Tu trouveras*
*La fleu-re, la fleur...*
Il l'a trouvée. Très loin de là, mais qu'est-ce que cela faisait, puisqu'il allait l'espoir au cœur ; l'oiseau-qui-mène s'arrêta au-dessus d'un buisson, battit joyeusement des ailes, puis se posa tout au haut. Le prince écarta les branches avec précaution et vit alors non pas une rose mais trois : une bleue, une blanche, et une rouge ; comme il savait la couleur de la Pimperlé, c'est bien celle du milieu qu'il cueillit. Qu'elle était belle ! Et quelle odeur ; l'air autour de lui en fut tout embaumé, le baume même lui entra jusqu'à l'âme. Ah rose de Pimperlé, te tenir ainsi entre mes doigts c'est déjà le bonheur, c'est déjà l'amour !
Mais que dit-il ce follet ? Il y a mieux encore puisque voilà venant sous le berceau des branches le plus plaisant équipage qu'il eût jamais vu, cette petite voiture toute d'or traînée par deux chèvres aux harnais d'argent, et sur le siège une si ravissante jeune fille, un vrai bouquet de mai, avec tout son doux cœur dans les yeux qu'il manque en laisser choir la belle Pimperlé.
Et tout aussitôt éperdu, et tombant à genoux. Mais sa mie en bouquet, de tête plus solide :
« Mon prince vous cherchiez l'amour, me voici. Montez à côté de moi, nous irons faire nos noces chez le roi mon père, et puis nous retournerons en votre royaume où vos bons parents vous attendent. »
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Il a fait comme elle disait, ; il est monté et l'équipage est reparti, l'oiseau chantant devant. Puis ils se sont mariés et ce furent des noces à ne pouvoir les conter -- « tout ; y pendait » comme disait ma grand-grand'tante d'un dîner de compagnie où rien ne manquait et aussi d'une maison de sa jeunesse bien fournie de tout -- et sont revenus enfin aux États du prince où les fêtes recommencèrent. C'est la vieille nourrice qui était contente ; elle en dansa le branle avec la jeunesse.
Après ils ont été heureux comme des rois, et après encore leurs enfants et leurs petits-enfants. Et la rose La rose, eh bien elle avait tout doucement glissé des mains du prince au moment où il montait dans la merveilleuse petite voiture, et comme elle était aussi quelque peu fée elle était retournée à son buisson entre la rouge et la bleue où n'importe qui encore aujourd'hui peut aller la cueillir ; mais plus d'un malin ayant voulu faire boire de force une vieille sur le chemin du bois n'en a reçu que des coups de bâton, et on a bien revu l'oiseau-qui-perd : jamais celui qui mène...
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### Les souhaits imprudents
UN HOMME DE CAMPAGNE et sa femme se plaignaient toujours de ce que la fortune les avait mal partagés :
« Tous nos voisins sont plus riches que nous ; quasi sans travailler ils amassent du bien ; tout vient chez eux à foison ; leurs étables s'emplissent de génisses et de petits veaux qui deviennent aussitôt très gros ; leur basse-cour n'est jamais assez grande pour la poulaille, leurs blés sont chaque été plus hauts que les nôtres et leur fourrage plus serré ; enfin dans leurs vergers que de beaux fruits ! Chez nous rien n'en va de même et la litanie est tout au rebours ; que nous sommes malheureux ! »
Tant est qu'ils finirent par impatienter la Fortune ; si elle est aveugle elle n'est pas sourde et ces gémissements sans fin l'importunaient fort. Un jour elle leur apparut sous la figure d'une dame pressée mais leur voulant du bien.
« Vous vous plaignez sans cesse, pauvre monde, et je ne saurais m'arrêter pour peiner à vos affaires ; voici pourtant de quoi y travailler vous-mêmes : je vous donne permission de faire trois souhaits qui seront exaucés. Rien au-delà ; mais soyez patients et judicieux et vous n'aurez plus jamais à geindre. Bon succès ! »
La-dessus elle retourne à la porte et ils font leurs révérences. En grande aise, sûrs que maintenant tout ira bien chez eux, mieux même que chez les autres. Ils feront bien pour cela tout ce qu'il faut : et d'abord des projets. Dieu sait lesquels ! On ne vit jamais si beau château en Espagne que leur palais, et des gens, et des équipages, et des toilettes ; et, comme ils étaient dévots, des pèlerinages.
Tout alla d'ailleurs de travers ce jour-là aux champs et à la maison, tant ils avaient la tête à l'évent ; mais sans en prendre souci puisqu'à l'aide de quelques mots tout allait changer.
199:131
Sur ces mots, pourtant, ils n'étaient pas encore d'accord ; chacun voyant, comme on dit, midi à sa porte. En attendant ils continuaient leur petit train, et le soir, la femme alluma un fagot pour faire partir la soupe.
Ce fagot était de menues branches de chêne qui firent d'abord une belle flamme, puis bientôt de si belle braise pas de celle mélangée de cendres et bonne à faire cuire châtaignes, pommes de terre et pommes rouges, œufs dans leur coque. Non, celle-là était toute vive, toute de feu ; elle, s'amassait, rougeoyait, jetait des lueurs, en faisait mal aux yeux ; puis d'elle-même s'étala sur l'âtre, tant chauffant que la bonne femme en recula son escabelle.
Et tandis qu'elle tenait entre ses genoux son écuelle de maigre soupe avec le fromage à terre entre elle et on homme, de si belle braise sans raison la fit s'écrier :
« S'il y avait au moins une aune de boudin à griller dessus ! »
Ah ! A la seconde l'aune était là, en rond bien roulé de beau boudin bien gros, bien brun ; bien bourré de lard, bien sentant l'épice et commençant à grésiller....
Et la femme atterrée. Voir le premier souhait accompli pour si peu de chose qu'on aurait tout ordinairement à Noël quand on tuerait, sauf votre respect, le monsieur, l'habillé de soie !
La petite mort lui en passa dans le dos. Quant à l'homme, ce fut une foudre, un ouragan, une rafale de colère « Qu'il te saute au nez, folle à lier avec ton souhait ! »
Et c'est bien de dire : mais voilà le boudin au nez de la malheureuse, toute l'aune qui pend, grosse, ronde, brunie, bourrée de lard, sentant l'épice et grésillante.
Puis le grésillement s'éteignit tout doux, l'odeur d'épice et de lard s'atténua, s'étira, s'évanouit aux quatre coins de la cuisine dans le grand silence tombé où il n'y avait plus que la danse du feu et les petits sanglots de la femme pleurant toutes ses larmes dans son écuelle. ...Le silence dura encore ; elle n'osait se plaindre à son mari, se sentant la première coupable. Et guettant son premier mot pour voir s'il serait de compassion :
Il le fut mais pas tout à fait comme elle aurait pensé :
200:131
« Pauvre mie, te voilà bien affligée à cette heure. Mais ne te fais pas tant de peine ; avec le troisième souhait nous serons très à l'aise et je te ferai faire un bel étui d'or ; il sera même le signe de ta richesse : les unes mettent ce signe sur leur dos, toi la porteras au nez. »
Et il va pour la baiser avec compassion. Mais voyez, elle tourne la tête de son côté et lui au lieu de l'embrasser ne peut s'empêcher de se mettre à rire, à rire tant était irrésistible le branle de ce grand nez pendant, promené presque tout autour de la malheureuse.
Elle n'en pleura que plus amèrement et se mit à le prier.
-- Hé, méchant homme, puisque tu es de moitié dans le malheur, au moins ne peux-tu le réparer : qu'attendons-nous pour, demander que l'aune s'en aille au diable Là-dessus il ne rit plus :
-- Oh non, cœur de ma vie, ne faisons pareille sottise. Quand il nous reste une chance de posséder si nous le voulons tous les biens de la terre, être jusqu'à roi et reine et ne plus rien faire que manger, boire, et nous promener et cela tout notre saoul, ce serait folie d'y renoncer pour un peu de sot boudin qui te pend au nez. Prends patience en attendant le jour où la mode viendra, quand tu seras reine, pour chaque grande dame d'avoir même pendant dont elle ne voudra plus se séparer. En y songeant, je me souviens avoir entendu dire qu'il en était ainsi déjà chez une autre sorte de peuple de l'autre côté de la terre, et que plus grande est l'aune, plus grande la considération.
Un vrai discoureur, un vrai bien-disant ; de ceux qui dans les foires attrapent le monde avec leur langue dorée. Alors il était à peine à la moitié qu'elle avait dit oui ; pourvu que l'argent vînt après. Elle obtint cependant qu'avant le temps de l'étui d'or elle en aurait un de beau cuir : bien assoupli : il le façonna lui-même, point trop mal tourné, dans une peau de chevreau qu'il cousit de jonc.
Et la pauvre femme commença on peut dire sa nouvelle vie :
201:131
Hélas, c'était plus mal commode encore qu'elle n'avait pensé ! Même seule à la maison, au pré, au champ, quelle gêne ! -- La facilité de tourner et virer, avec pareille queue au nez ! Le boudin était lourd, l'étui au moins autant ; le nez lui allongeait, à la malheureuse, lui tirait ; pour éloigner la chose un peu, elle tendait le dos, tenait tête baissée ; bientôt elle allait devenir comme ces vieilles cassées, dont le menton est prêt à entamer la terre. A pareille pensée elle se redressait bien, mais alors cela roulait sur elle, l'enlaçait aux jambes, l'empêchait d'avancer ; et cette imagination de serpent qu'elle avait, qui lui aurait sauté à la figure ! Elle se faisait horreur.
Les choses allaient donc mal. Et puis l'homme avait promis qu'elle ne se montrerait plus au village, qu'il ferait les commissions ; mais après la seconde :
« Femme, on dit par le pays que je t'enferme, pour ceci ou pour cela ; les langues vont et viennent : tu retourneras te montrer. »
Elle dut aller chez l'épicière chercher de la chandelle. Dieu quelle misère tout le long de la rue ! Elle avait commencé par se tenir le haut de la figure dans un pan de son tablier, comme si elle avait fort mal à la tête. Elle rencontre une curieuse :
« Pauvre voisine, cela ne va donc pas ?... Oh, oh, que faut-il voir ? »
C'était le pendant qui s'était glissé hors du pana Alors elle brave tout, se met à la découverte. Jugez du succès : la commère qui se récrie, les autres qui accourent piaillant encore plus fort, puis rient, rient, la plaignent, rient de plus belle, entreprennent de la consoler, en fin de compte tirent sur l'objet pour l'en débarrasser ; mais elles lui arracheraient plutôt la tête. Par là-dessus elles lui font escorte jusque chez l'épicière, gâchots et gâchottes se mettent de la procession, les boutiquiers s'arrêtent de servir en tendant le cou, et l'épicière manque de choir, la voyant entrer.
De toute la semaine les bonnes femmes n'ont parlé d'autre chose ; toutes celles du village ont défilé chez elle, pour bonnes ou mauvaises raisons. Les gamins sont venus aussi, grimpant à la fenêtre, et passant la tête par les trous de la haie quand l'homme eut fermé la porte du jardin. Et quelles histoires dans les maisons ! Que de paroles, d'étonnements, de récriements et jusqu'à de la peur : d'aucunes et d'aucuns se tâtant pour voir si rien ne leur poussait aussi. On ne songeait presque plus à rire.
202:131
Et il est impossible de conter la messe qu'elle ne voulut point manquer, avec le train dans l'église ce dimanche, tant de messes basses pendant la chantée, enfin une si mauvaise tenue que monsieur le curé dût en prêcher.
Pourtant ce fut la dernière grande humiliation de la pauvre femme. Pour l'avoir vue fondre en eau pendant ces huit jours et tomber à rien toute la semaine qui suivit, l'homme qui ne s'était décidé au troisième vœu de peur de trop peu demander, et n'avait pas tant mauvais cœur, se dit :
« Elle en va mourir... » Et à elle : « Or donc que boudin, s'en aille comme il est venu, et n'en parlons plus. »
Ils n'en ont plus parlé. Mais non plus jamais ils ne se sont plaints. Même la première fois que l'écuelle entre les genoux ils virent le fagot donner de la belle braise :
« Femme, a dit l'homme, cela me fait penser que l'habillé de soie est tôt à point : les grillades que nous ferons là-dessus ! »
Elle a ri, et puis encore pleuré, mais c'était d'avoir un si bon mari. Et après, timidement :
« C'est moi qui ferai le boudin... » Il a tout de même poussé un soupir ; et après il a ri aussi :
« Femme, on dit bien vrai : contentement passe richesses ! »
Avec cela, un jour la Fortune est revenue chez eux ; par un coup de tête. Ils l'ont poliment fait asseoir, sans rien lui demander ; un peu froids peut-être. Alors elle leur a laissé en partant un gros héritage : c'est une belle capricieuse.
203:131
### Le sac à malice
On dit les femmes curieuses, mais les hommes donc ! A preuve ce pauvre bonnot ([^3]) du côté de chez nous dont je m'en vas vous conter l'histoire. En ce pays et en ce temps, les fées avaient des vaches ; ce n'était pas qu'elles les menaient paître, ç'aurait été trop façons de villageoises et toutes les fées sont des dames ; si vous en rencontrez quelque vieille guenilleuse, c'est qu'elle aura subi un enchantement : mais porter jupe large et ballante, caraco et tablier, non, pour star cela ne s'est jamais vu chez ce monde, et toujours au contraire il est parlé dans les contées de leur belle robe de satin, leur baguette d'or et leur couronne de pierres précieuses sur de beaux cheveux tout à l'air.
Alors ; ces vaches, elles les donnaient à paître aux gens. Des fois c'était tout en bonne intention ; mais d'autres fois pour les éprouver et elles faisaient des recommandations :
« Voilà un sac, mon ami, à la corne de la Rousse. Si tu fais bien ton office, le sac se trouvera rempli ce soir de choses qui te feront plaisir ; à condition pourtant de n'y pas regarder avant d'être rentré à ta maisonnette, sinon bernique pour la chose et la surprise serait d'autre façon ! »
C'est au moins le petit discours qu'avait tenu l'une d'elles au bonnot qui s'appelait Floret.
Là-dessus il attrape la longe et s'en va bien content ; un sac qui se remplit, ce n'est pas de rien ; pour quant à la recommandation, on n'est pas de ces femmes -- voyez ce qu'il trouve justement à dire ! -- pour mettre le nez dans les affaires quand c'est défendu : Dieu merci, les hommes s'y connaissent en patience !
Oui-dà !...
204:131
La journée s'était bien passée. Le matin, au long du pré ; un petit ruisseau y coulait, un petit oiseau y chantait ; on était trop bien. Le bonhomme avait tiré son tricot, parce qu'il savait faire des bas et que sa femme Marton lui en avait commandé une paire pour la fin de la semaine : « Et sans manquer ! Et ne va pas bayer aux corneilles ! » Alors habile, habile, les aiguilles volaient ; il avait beau ne pas regarder son ouvrage, le nez en l'air vers le petit oiseau, en bas vers le petit ruisseau, la jambe de laine s'allongeait sans maille lâchée, le mollet bien rond, la cheville fine. C'était merveille, et lui tout à son aise, loin des cris de Marton qui avait le verbe un peu haut et le caractère assez difficile. Et la vue de ce sac aux cornes de la Rousse !
L'après-midi, par goût de changer, ce fut au long du bois. Ce n'était pas si fâcheux non plus ; il n'y avait pour commencer qu'à attacher la bête à un jeune fayard et faire un somme à l'ombre d'une touffe de noisetiers ; à quatre heures, s'il avait bien travaillé, il en mangerait les noisettes. S'il avait bien travaillé !... Mais qui est son maître ici, qui décide du pain gagné et de la fraîche amande ? Lui-même ! Il n'est pas à la maison pour voir une autre décider de ses affaires et s'entendre commander : ah mais !... Il rit tout seul, reprend son ouvrage : qu'elle sera mignonne, tout de même, sa Marton dans ces bas ! Faisons-lui le pied bien menu, comme d'une Cendrille.
C'est un si bon Floret. Il n'est pas, on peut nous en croire, pour faire de la peine aux gens ; et si Marton est contente il le sera aussi et pas tant pour le compliment que pour la voir bien aise. Clic, clic, clic, vont les aiguilles cependant que la Rousse délivrée passe sa large langue sur l'herbe fine de l'orée tout en battant ses flancs de sa queue : à cause de petites mouches qui vont d'elle aux feuilles en dansant.
Le soir est venu ; le sac a grossi. Notre bonnot le voyait bien s'enfler petit à petit, mais sans oser y croire pour commencer ; à la fin il a dû reconnaître qu'il n'avait pas rêvé et quand il a eu remis la Rousse à son étable -- une étable de fée c'est tout pavé de marbre avec des mangeoires d'ivoire, et, le croiriez-vous, les vaches n'y salissent as la litière ; je ne sais pas comment elles font et d'ailleurs on en serait bien attrapé chez nous !... -- quand donc la Rousse est attachée à son anneau d'argent, voyez donc, il détache le sac et se le met sur l'épaule.
205:131
..Il faisait beau clair de lune, la nuit de septembre était un peu fraîche mais toute claire alors qu'en d'autres jours elle était chargée de brumes. Le sac pesait, mais le bon Floret tout heureux n'en aurait que davantage bayé à la lune malgré les défenses de sa femme là-dessus, s'il n'avait été si pressé de rentrer pour savoir ce qui pesait là. Quoi donc ? Quatre jolis pains blancs ? Des fromages comme Marton même n'en savait faire avec le lait de sa chèvre ? Une oie, un coq d'Inde ? Ou un bel habit pour lui, un autre pour elle et c'est alors qu'elle serait gentille à voir et sans doute à entendre ! Le petit fauteuil qu'il lui aurait acheté s'il avait été plus riche, des chemises de dame -- il n'en avait jamais vues -- avec de la dentelle, ou peut-être des pelotes et des pelotes de laine bien blanche et bien douce et il en pourrait faire des bas qu'il vendrait à la ville pour en rapporter beaucoup d'argent ?
Il cherchait, sans trouver ; les pains auraient donné d'autre forme au sac, les fromages, excusez, auraient senti, l'oie ou le coq se serait débattu, du fauteuil les pieds l'auraient meurtri, la laine, les habits, la dentelle auraient été plus légers. Ah ! si Marton avait été là, c'est elle qui aurait deviné, la futée ! Mais lui... Pourtant ç'aurait été bien agréable de faire en rentrant celui qui sait : « Devine un peu ce que je t'apporte ? » Il aurait l'air si finaud qu'elle ne dirait plus : « Quel sot ! » ni non plus parce que les bas ne sont pas finis : « Quel lambin ! » ou pis, le contenu du sac étant, sans savoir, d'autre importance que son pauvre tricot !
Sans savoir !... C'est vrai : il ne savait pas ! Il ne pouvait faire ce mystérieux, cet entendu ; il ne pouvait prendre d'autre air que le sien : d'éternel bonnot... Et il fallait attendre d'être à la maison pour entendre la femme se récrier de ce gros sac comme d'une attrape peut-être qu'on lui aurait faite à lui, ou bien elle croirait bonnement à ces pommes de pin qu'elle lui avait commandé de ramasser, voilà déjà quelques jours, pour allumer leur feu ; et quand elle le verrait de loin :
« Allons, presse-toi un peu. J'en ai justement besoin pour faire partir la soupe. Tu ne pouvais pas revenir plus vite ? Toujours à traîner... »
Ah, quand elle saurait ce qu'il avait là-dedans !
« Mais tu ne le sais toujours pas toi-même, nigaud !... »
206:131
C'était une voix flûtée comme tout, à son oreille ; il secoua cette oreille mais la seconde d'après s'arrêta et porta les mains à son dos, pour tâter. Non, cela ne ressemblait vraiment à rien de connu, ou la fée y avait mis de la malice ce monde en est bien capable.
« Il n'est rien de tel que d'y voir pour savoir ! »
Oh, croyait-elle vraiment, la voix, qu'il allait regarder ? Nenni, il avait reçu bon commandement là-dessus, de cette madame la fée !
« Et si elle s'était moquée de toi ? Si elle voulait s'amuser de ta crédulité ? »
Il souleva son pauvre chapeau pour donner de l'air à ses idées.
« Si elle riait de tout son cœur à cette heure de te voir si benêt sur la route, à chercher, alors qu'un coup d'œil t'apprendrait le fait ? Et elle bien attrapée à ta place !... »
La voix lui semblait toujours plus pointue, et comme elle raillait maintenant, et comme elle lui entrait dans la tête ! Il essaya un moment, le pauvre, de penser à autre chose ; il regarda la lune, puis ses pieds dans ses sabots ; entre les deux les peupliers du bord de la route ; il redressa l'échine, la courba, compta jusqu'à dix parce qu'il avait dix doigts, se récita la première page de sa Croix-de-par-Dieu ; et puis la voix parlant toujours tout d'un coup il secoua le béni sac de ses épaules, le fit passer par-dessus sa tête et le posa devant lui : quand il l'ouvrit, ce n'était que des feuilles sèches.
Parce qu'il n'avait jamais rien su cacher à Marton et qu'il faisait si triste figure, il finit par lui conter son affaire. « As-tu au moins rapporté les feuilles pour en faire de la litière à la bique ? »
Non, il les avait éparpillées au petit vent.
Elle alla rageusement chercher le sac qu'il avait laissé devant la porte avec son bâton ; l'ouvrit à son tour, et par habitude de bonne ménagère le secoua par les coins du fond : une pièce d'or en roula, que le charme avait oubliée :
« Malheureux, chaque feuille avait dû être une pièce comme celle-là : ta maudite curiosité nous a ruinés ! »
Et elle prit le bâton et en tapa le pauvre bonnot.
207:131
### Le pauvre homme et sa méchante femme
Un pauvre homme avait la plus méchante femme de la terre ; ce n'étaient que mépris, criailleries, mauvaises paroles, rancunes, reproches, et quoi donc... Dieu qu'il en était las !
Les jours de semaine encore il était à ses champs ou montait fagoter au bois ; mais le dimanche ! Alors il s'en allait aussi et c'était pour promener ses tristes pensées :
« Tant d'autres sont plus heureux. Il y a la Jeannette dont je n'ai point voulu : il faut voir comme son mari est caressé, cajolé ; rien que des amitiés, de l'obéissance, un gros bouquet pour sa fête, de la galette et de la tarte tant qu'il en demande. Et moi avec cette gueuse que j'ai choisie comme la plus jolie, que ne dois-je endurer ! Et encore, plus jolie : sa méchante humeur sans fin l'a rendue presque laide et quand elle me fait des scènes c'est à ne pas la reconnaître. Dieu que je suis malheureux ! »
Il était alors aux prés, il entend une petite voix aiguë :
« Prends patience, pauvre homme, je vais t'aider à te tirer de là. »
Il regarde autour de lui :
-- Qui me parle ?
-- Moi, le martin-pêcheur que tu as trouvé un jour blessé à la patte ; tu m'as soigné avec l'herbe guérit-tout, me rendant ainsi à ma chère compagne : tu sais si les ménages de martins sont tendrement unis. En reconnaissance, je veux tâcher au moins d'apaiser le tien. L'homme avisait l'oiseau bleu-pur.
-- La chose est difficile : toi petit, comment feras-tu ?
208:131
-- Je connais une herbe aussi. Tu vois au bord de l'eau cette grappe rouge -- c'est vrai, l'homme la voyait, mais il mirait gagé qu'elle n'y était pas la minute d'avant -- eh, bien c'est la plante à rendre invisible ; quand tu en respireras la feuille, tu disparaîtras aux regards ; pour te faire revenir, tu respireras la fleur. Adieu, pauvre homme, avec, mon remerciement encore.
-- Et le mien pareillement...
Mais un trait bleu dans les branches et puis plus rien, le martin était déjà loin. Voilà notre homme tout content ; il cueille la plante, la cache dans une poche de son gilet, et rentre à la maison. C'était un quart d'heure plus tard que d'habitude, la mégère était sur la porte, brandissant la pelle-à-feu :
« Traîne-pieds, bras-ballants, nez-en-l'air, cervelle vide ! Misère de moi, d'où viens-tu encore à pareille heure bonne à me faire pâmer de faim ? » Et ceci, et cela... A table, d'avoir attendu, la soupe était devenue soupe de maçon : la cuillère y pouvait tenir toute droite ; la piquette, par contre, était de la lessive, et le fromage blanc faisait mal au cœur, si frais ce tantôt à la cave. Ah, c'était bien la peine de se donner tant de mal pour que tout allât de travers !
« Et rien n'est profitant, rien ne tient au corps de ce qu'on prend sans plaisir. Aussi, je suis toujours trop bonne, j'aurais dû me mettre à table, tout étant à point. Et sais-je seulement les rencontres que fait ce mauvais homme en ses promenades, tandis que je reste à la maison, seule et triste comme croûton en maie ? »
A la vérité la maligne avait eu un commerce de commères tout l'après-midi, mais c'était trop occasion de se plaindre.
Bien fait : qu'avait-elle à parler de rencontres ? Les oreilles du pauvre homme se sont agitées ; mais oui il en avait fait une, et belle encore ! Alors pendant qu'elle se monte à en perdre le souffle, il tire tout doucement une petite feuille de sa cachette, s'apprête à se la passer sous le nez. « Sans cœur, sans entrailles, et si pitaud que ne sais même pas te défendre ! »
C'était d'ailleurs ce qui l'enrageait, cette femme, de toujours parler seule ; elle aurait préféré du train, et qui sait, peut-être des coups, à la vue de cette souche, ce soliveau, cet homme de bois incapable de dispute.
« Pas seulement trouver à m'envoyer dehors pour voir si tu y serais ! »
209:131
Mais alors elle s'est arrêtée d'un coup, son couteau en l'air, les yeux comme portes cochères : plus rien devant elle, plus personne : la souche, le soliveau, l'homme die bois a disparu...C'est trop fort ! Comment a-t-il fait pour s'en aller si vite, elle n'a pas tourné la tête un instant : si, peut-être ? Elle ne sait plus.
Ce qu'il y a de sûr c'est que le flot de paroles lui est rentré au gosier et qu'elle serait prête plutôt à crier de peur. Elle étend le bras par-dessus la table comme si elle pouvait encore le toucher : lui, vous pensez bien, s'est doucement reculé ; elle regarde dessous -- un beau tour qu'il lui aurait fait, auquel elle songe tout soudain tourne la tête à tous les coins de la cuisine.
« Il ne peut pourtant être sorti, j'aurais entendu la porte qui grince. »
Elle a secoué les rideaux du lit, passé le balai dessous, ouvert la boîte à horloge ; elle a aussi tiré la porte du four, si elle s'en croyait elle grimperait sur une chaise pour visiter le panier à fromages pendu à la poutre. On ne peut imagine le démènement.
« Milon, Milon, n'est-ce pas que tu es là ? » et puis brusquement elle se met à pleurer tant le dépit est grand.
« Milon montre-toi, je serai si gentille... »
Voyez donc ! Mais il n'en a garde, la chose a trop bien réussi :
« Pleure, ma bonne, cela t'attendrira l'humeur. »
C'est tout bas qu'il s'est dit cela. Puis à la nuit, tandis qu'elle allait fermer l'étable à la bique, il a respiré la fleur et elle l'a retrouvé dormant tranquillement au lit, son bonnet de coton sur les yeux.
Le lendemain même histoire. C'est qu'un voisin était venu demander le paiement d'une petite dette et il n'y avait plus d'argent à la maison :
« C'est ta faute, paresseux, jouaillon, si tu travaillais davantage... » Les yeux lui en sortent de la tête et elle a envie de le battre tant avec cela il reste pacifique. Mais battre quoi ? L'air du temps ? Il n'y a plus personne avec elle. Cette fois elle en crie, puis pleure encore. Le lendemain ce fut une crise de nerfs. Le troisième jour il inventa un beau jeu : ce fut de tour à tour disparaître, reparaître, disparaître, reparaître, et encore, et encore, d'abord doucement et toujours plus vite jusqu'à ce qu'elle en devint comme folle :
210:131
Après cela tant elle était en méfiance et tremblement qu'elle le laissa en paix. Oh, quelque temps seulement, la malice la tenait trop. Et le dimanche revenu, la voilà qui recommence ses bénédictions, à peine le repas de midi fini. Lui cependant riait. « Ce sot, ce bonnot, rire quand on l'agonise ». C'était toujours cela qui la pressait de rage. Hé, prends bien garde, Finette, à ce rire, il est un peu de coin !
Elle le vit bien après. Quand elle eut vaisselé, rangé, passé la balayette de roseaux sous la table et devant l'âtre, enfin mis son habit d'après-vêpres parce que les commères allaient revenir, sous semblant d'amourette il s'approche d'elle, lui caresse le nez d'une feuille, dessus, dessous, sur les côtés...
« Est-il fou maintenant ? Va t'en à tes promenades, saute-aux prunes, au lieu de faire tes simpletés !... »
S'il riait en lui ! Pourtant il a obéi, vous devinez comment : restant sans être vu. Pour elle se sentant à l'ordinaire et loin de deviner ce qui lui était arrivé avec cette feuille sous le nez.
...Cela commença par sa sœur, une créature toute bonne, sans malice ; ces choses se voient dans les familles. Elle entre avec son air fait de grâce :
« Tu es là, Finette ? »
Elle a piaillé quelque peu, ne voyant personne.
-- Pas besoin de crier si fort, je ne suis pas devenue sourde.
La bonne fille en a fait un saut.
-- Tu étais là ? je ne te vois pas...
-- Es-tu, toi, devenue taupe ? Je te vois bien, moi, avec ta figure de Confiteor.
-- Point ne t'avise, ma sœur, tu t'amuses de moi. Où te tiens-tu cachée ?
La Finette entre en colère, tape du pied, l'accable de sottises et d'une voix si aigre que la sœur ne peut douter qu'en effet elle ne soit là en personne. Mais elle en reste à ne plus, savoir que dire.
Une voisine arrive à son tour :
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« Bonjour Marion ! Bonjour Finette, je venais vous demander de venir avec moi rendre visite à la gouvernante de monsieur le curé qui doit nous donner à chacune une potée de fleur nouvelle. »
Ayant entendu la dame et ses cris comme elle entrait, elle la croit dans la chambre à côté ; alors elle s'est fait entendre un peu haut, et puis tournée vers Marion :
« Elle est sans doute jusqu'au fournil, qu'elle ne m'entend pas ? »
L'autre étrangle :
Êtes-vous folles toutes les deux ou bien me suis-je endormie après manger et me voilà à rêver ?
La voisine sursaute à son tour et commence à trembler de la sentir si près. Et Milon continue, de son coin, à trouver la vie belle !
Il n'a pas fini de rire qu'en voilà une autre :
« Vite à mon secours, Finette, ma chèvre s'est échappée du clos. »
Celle-là a mis ses mains en porte-voix. Finette, la sœur, la voisine et Milon sont obligés de s'en boucher les oreilles. Et aussitôt la mauvaise :
-- Ta bique, tiens tu lui porteras cela de ma part. Et la bonne femme éberluée reçoit une grande claque sur une joue. « Et à cette heure voilà pour toi, à venir brailler chez le monde ! » Pan sur l'autre joue. « Si tu ne me vois, au moins tu m'auras sentie ! »
Tant elle est furieuse.
Mais vous imaginez si cette femme est contente. La première idée qui lui vient en tête est que les deux autres à ses côtés sont d'entente avec Finette dans la mauvaise plaisanterie. Elles s'en excusent avec aigreur : Elle ne les en croit pas ; Martine a contrefait la voix de Finette tandis que Marion, au moment où elle lui tournait le dos, a donné les claques : quand on veut avoir raison ! C'est à leur tour d'être fâchées et voilà bientôt une belle dispute -- oui, malgré la douceur de Marion -- à laquelle se mêlent les injures enragées de la méchante femme, ce qui attire tout le voisinage ; alors la cuisine s'emplit de commères dont les trois quarts ne savent pas ce qu'il y a et le restant n'y comprend goutte. Elles n'en crient pas moins plus fort l'une, plus fort l'autre, et tout ce monde se bat et s'insulte tout en se demandant où sont les maîtres de la maison.
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A la fin, comme on ne les voit toujours pas et que les gosiers n'en peuvent plus, les voix en rabattent, les esprits aussi et c'est pour tomber d'accord sur ces deux-là :
« Ce Jeannot qui au lieu de se reposer de sa semaine a bien sûr conduit madame à la comédie du bourg ! »
-- Il a toujours fait ce qu'elle voulait, ma mie !
-- Jusqu'à se laisser disputer.
-- Et même battre, cela je l'ai vu, de unes propres yeux vu.
-- Il faut le dire : il n'y a plus méchante créature que cette. Finette dont il a voulu à tout prix...
-- Aux noces, sa pauvre mère en a mouillé deux tabliers, à tant pleurer dedans.
-- Elle connaissait la pie-grièche.
--.Et son cœur comme de la pierre.
-- Sans service pour le monde : cela ne pense qu'à soi.
-- Et à se mettre sur le dos tout l'argent de la maison.
-- Tandis que lui : treize pièces à sa culotte, je les ai comptées en tournant autour sans faire semblant.
-- Encore, c'était la vieille qui les avait mises !
-- Et pendant ce temps la péronnelle se met pour traire sa bique comme d'autres pour les fêtes carillonnées.
-- Puisqu'il laisse tout faire, ce nicodème...
-- Mais qu'elle prenne garde : il n'est pire méchante bête que mouton enragé.
Et la dernière se tournant vers l'une qui en disais un peu moins :
-- Que ne t'a-t-il prise pour femme, Jeannette ! Il ne serait aujourd'hui ni tant bonnot ni si malheureux !
Et encore patati, patata. Toutes s'entendaient joliment bien à cette heure. La pauvre sœur en pleurait tout en se disant qu'il y avait du vrai. Quant à la méchante femme, elle avait passé par toutes les couleurs ; après avoir été rouge éclater elle était devenue blanche, jaune, enfin verte comme cive. Le bon Milon ne la voyait pas, il en eut pitié tout de même ; et puis les compliments avaient assez plu ; et pour ce qui est d'avoir été à la comédie, c'est sûr qu'il ne l'avait pas manquée, mais le trop est trop et il avait eu sa part ; des coups de langue : il s'arrangea ; de façon à se faire entendre de Finette et ils décidèrent de prendre lui, son bâton, et elle son balai pour mettre à : la porte toute cette commérée.
213:131
Ils y sont arrivés, criant à leur tour des vérités et tapant à tour de bras sur l'une et l'autre tombées en si grande épouvante que les voilà à s'écraser dans la porte pour être sorties plus vite : et perdre le sens au milieu de la rue où leurs maris sont venus leur battre dans les mains et bassiner le visage avec du vinaigre, si hardi petit que les pauvres dames devaient en avoir longtemps les joues pleine d'écorchures. Enfin elles se sont réveillées pour dire, et elles ont toujours juré depuis, qu'il y avait le sabbat dans cette maison, qu'elles l'avaient entendu ; sans le voir il est vrai mais en subissant les vilains effets, et deux ou trois au moins ayant parfaitement senti une affreuse odeur de soufre et de brûlé.
\*\*\*
Ce sont aujourd'hui, chez Finette et Milon, de vieux murs écroulés dans l'éclaire et le sureau, où la popue fait son nid ; mais quoiqu'ils aient enfermé par la suite des scènes beaucoup plus paisibles, de vieilles gens descendants des commères les montrent encore aux petits enfants en hochant la tête :
Quand ils se retrouvèrent seuls, Milon ayant fait respirer la fleur à sa femme et à lui-même, elle lui dit :
« Alors tu étais là, tu as tout entendu ?
-- Oui, fit-il moitié riant moitié chagrin.
-- Et tu m'avais rendue invisible aussi ?
-- Oui bien, ma mie : je vois que tu as deviné.
Elle l'a bien câliné pour avoir son secret... Mais il a été tout roide, il n'a pas voulu le donner. Aussi bien ce n'était plus la peine d'en user, elle était devenue beaucoup plus accommodante à cause de ce que les voisines avaient dit sur sa toilette : deux ou trois fois seulement il dut recommencer la comédie. Et du temps passa.
\*\*\*
214:131
Mais le temps qui passe emporte bien des choses et tout premièrement les bonnes résolutions, surtout celles d'une méchante femme avec un pauvre homme ; un jour vint où la belle recommença ses mépris et. Milon sentit que redevenir invisible ne servirait à rien puisqu'elle le saurait là quand même.
C'était encore un dimanche et il allait de nouveau tout triste par son pré, espérant entendre certaine petite voix flûtée. Elle ne lui manqua pas :
-- « Qu'as-tu, pauvre homme, à baisser ainsi la tête ?
-- C'est, bel oiseau dans le saule, que ma femme est redevenue méchante.
-- Ah ! il faut donc aviser à autre chose : vois cette herbe à tes pieds, c'est l'herbe à sortilèges ; si tu en manges la feuille, tu pourras être changé en bête, celle que tu auras choisie ; pour te désenchanter, tu n'auras qu'à manger la fleur. Adieu, et bon espoir. »
Le pauvre homme retirait son bonnet pour remercier, mais la fuite bleue dans les branches : le martin n'était déjà plus là.
L'essai ne tarda guère. Dès le soir, après avoir fait à son mari l'accueil habituel, la méchante femme demanda de l'argent pour s'acheter un tablier des dimanches ; la Jeannette était venue avec une si belle broderie de roses au sien, qu'elle s'en trouvait, depuis, comme enragée.
« Quand tu seras honnête avec le monde, avenante et plaisante, je t'achèterai moi-même un tablier de reine ; mais jusque là tu garderas celui que tu portes. »
La maligne en fut d'abord suffoquée. Puis : « Ladre, chien ! » s'écria-t-elle n'en pouvant dire davantage tant elle étranglait de colère. Et elle en aurait été bien empêchée : de l'autre côté de la table un énorme dogue à la gueule ouverte, aux yeux flamboyants, la regardait prêt à s'élancer.
Elle en eut la jaunisse. Il fallut la soigner. Un jour que le pauvre homme n'apprêtait pas la tisane assez vite :
« Ah mon Dieu qu'ai-je fait pour avoir mérité tel entrappé ! Autant un crapaud dans les vosces ! » Ce qui est façon de dire chez nous.
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Ma fi oui bien, un crapaud ! En voilà un énorme par la maison, tout couvert de sa grenaille, le cou pendant comme à sorcière de cent vingt ans, les yeux jaunes, l'haleine empestée, et qui par bonds s'avance vers le lit. Au coup qu'il saute sur l'édredon elle pâme comme ces femmes, l'autre jour, dépâme, repâme, et encore, et tant que son Milon pense : « C'est assez ! » et qu'elle le voit tout soudain à son chevet, le bol de tisane à la main et assez content de soi.
Une autre fois qu'elle voulait aller à la danse et que lui ne le voulait pas, elle se mit sans réfléchir à parler d'ours et d'ourserie : belle idée encore ! Une seconde après, le plus Martin du monde se dandinait gracieusement en vis-à-vis sur ses pattes de derrière, tendant celles de devant vers la jolie taille de la demoiselle.
« Tu veux danser, ma mie, à ta belle aise ! »
Il aurait fallu être bien sotte pour ne pas imaginer quelque nouvelle sorcellerie. Et comme il était homme et elle femme, elle finit à force de mignardises, un jour où il se trouva plus faible que de coutume, par lui faire conter l'herbe à sortilèges.
« Oh joli ami, donne m'en que je me change en colombe, ce sera si plaisant ! » Il lui en donne et sa Fiinette volète par la cuisine, se pose sur le bord de la fenêtre, se mire dans le carreau -- peut-on avoir tant de grâce ! -- va au jardin becqueter une rose. ... « Encore ! Encore ! Papillon... Petite souris... Chatte blanche... »
Tout cela elle l'est devenue. Quel plaisir ! Quelles folâtreries ! Pendant quelques jours elle ne peut penser qu'à cela tout juste si elle fait le manger, le ménage, trait la bique :
Mais on humeur reste charmante. Quel soulagement pour lui et comme il a trouvé la paix à bon compte...
Hélas c'était trop beau sans doute : pour s'être vue sous les formes les plus séduisantes, elle en était redevenue méprisante, arrogante : « Voyez ces belles inventions : se changer en chien, en ours, en crapaud ; songer seulement à faire peur au monde et le dégoûter ! Pouah ! Avec si peu d'esprit tu devrais me remettre toute cette herbe -- si bien cachée qu'elle n'avait pu la trouver -- peut-être même il en arriverait du bien à notre maison... Sot homme qui n'en sait profiter ! »
Et bien d'autres choses avec celles d'avant revenues ; et ne craignant plus, la maligne, aucune forme de bête, sachant bien que cette sorte de mari-là ne lui en ferait pas plus de mal. Du moins le croyant. De ces denrées que soient gardés tous les garçons à marier !
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En attendant le destin des autres, quel était à renouveau celui du pauvre homme...
A renouveau par son pré soupirant... Et deux éclats de rire au-dessus de lui : c'était le ménage bleu.
« Ne conte rien, l'ami, ne demande rien. Tu peux te tirer d'affaire encore avec l'herbe à sortilèges : cherche un peu seulement ! »
Et l'heureux couple s'envole, toujours miaulant.
Il a cherché, et c'est elle qui l'a fait trouver ; il y a bien des fois où nos péchés se tournent contre nous. Un beau jour :
« Milon, mon cher Milon, j'ai vu passer le joli âne de l'hôtellerie, tout gris rayé, tout pomponné, avec une dame le menant d'un cordon de soie : pour un instant je voudrais être une jolie ânesse grise, avec des grelots, des pompons, à sauter dans notre clos !
-- A ta convenue, ma mie ! »
Il donne la feuille d'herbe, et la voilà comme elle voulait ; à la vérité jamais il n'avait vu bête si charmante, mutine, et forte avec cela, si droite sur ses quatre pattes, si bien campée, si... Ah !...
Vous me croirez si vous voulez : il ne lui a pas donné la fleur ; malgré les mines, les supplications, les oreilles secouées, les deux genoux de devant en terre et tant de hi-han désespérés, il n'a rien voulu entendre ; le compte était long à régler et il avait eu tout à coup son avisement ; quant aux ruades et galopades, il savait qu'en viendrait la fin.
Le lendemain au petit jour il mettait la clé sur la porte et partait à l'aventure, juché sur sa bête ; elle avait bien essayé de regimber, mais à chaque écart avait répondu un bon coup de botte ou de bâton ; alors elle s'était tenue coite et maintenant ils allaient au petit trot par la campagne où rosissait l'aurore.
Ils allèrent longtemps ; puis auprès d'une source prirent leur déjeuner, elle d'herbe fine qu'elle mangea de bon cœur, lui de pain et de fromage espérant trouver meilleur encore par la suite. Et le trot reprit par de jolis chemins ; quand elle semblait lasse il la faisait arrêter ; par bonté, vous, croyez : pas du tout, c'était pour la ménager et la bête le sentait bien. -- Mais elle ne songeait donc pas à s'enfuir ? -- Y pensez-vous : qui l'eût désensorcelée ? Elle était bien à lui.
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Au soir ils arrivèrent en vue d'une ferme où tout annonçait le bien-être et la prospérité ; la maison d'habitation n'était pas mal, surtout les bâtiments des étables et des écuries étaient immenses, le tas de fumier au milieu de la cour considérable, les différents hangars débordants de charrues, herses et voitures ou de bois coupé pour l'hiver, la grange pleine de paille ou de blé.
Apercevant le maître, Milon mit pied à terre et poliment le bonnet à la main :
Monsieur y aurait-il ici, par bonheur, place au travail pour ma bête et moi ?
-- C'est bravement le ciel qui vous envoie : notre ânesse qui allait porter le lait à la ville est morte hier, et comme un malheur n'arrive jamais seul, ce matin mon premier valet s'est cassé la jambe ; il en a bien pour trois mois : si vous pouviez le remplacer...
Le pauvre homme ne demandait pas mieux ; il en exige néanmoins un bon gage, on le lui promet ; l'ânesse même est louée pour beaucoup d'argent tant le besoin s'en faisait sentir..
« Et comment l'appelez-vous ? demanda la grosse fermière.
-- Finette, pour vous servir, madame. Elle me servira, soyez-en sûr. »
Et voilà Finette au travail. Chaque matin à l'heure où naguère son mari la laissait se prélasser au lit, il lui fallait partir à la ville attelée à une voiture où trônait sa maîtresse entre les pots de crème et de lait, le beurre et les fromages. Pauvre Finette ; des jours il faisait très chaud, la fermière avait un grand mouchoir sur sa tête, : mais elle ? Et si elle faisait mine de languir elle recevait des coups de fouet autant qu'elle en voulait : la grosse femme n'était pas tendre.
Au retour c'étaient encore les corvées de la ferme ; trotte ma belle pour aller chercher l'herbe des vaches, trotte pour les commissions au village voisin ; ou c'était l'un après l'autre qu'il fallait conduire à la diligence, y aller chercher ; et le dimanche le plus jeune fils des maîtres, un petit glorieux, qui lui faisait faire des courses avec les ânes des environs, jusqu'à la rompre voulant toujours la voir arriver la première !
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Elle était bien malheureuse tout le jour, le soir bien fatiguée. Milon s'en apercevait, mais faisait sonner son argent dans sa poche : « Me laissera-t-il toujours ânesse ? » se demandait la pauvre Finette les nuits où elle ne dormait pas, et, voyant le clair de lune entrer par la lucarne de l'écurie, imaginait sa petite maison là-bas, bien loin, sous la même clarté paisible.
Un jour elle se crut près d'être délivrée ; Milon la sortait lui-même de l'écurie, tirait son bonnet au monde de la ferme et s'engageait sur un chemin avec de beaux arbres de chaque côté ; en réalité c'était l'allée d'une agréable maison de campagne achetée par un riche banquier. La veille, le valet de ferme ayant repris son service, le pauvre homme -- pas si pauvre aujourd'hui, en aucune façon -- avait touché le reste de ses gages et maintenant il conduisait Finette à ce gros monsieur dont les deux enfants s'étaient coiffés de la jolie ânesse pour l'avoir vue par la campagne. Justement il fallait un aide-jardinier.
« Vous savez bien un peu le métier, brave homme ? avait demandé le banquier.
-- Ma fi, assez pour ne pas ramer les choux à la place des pois, ni planter les oignons la tête en l'air, la queue en bas.
-- Et que fait le bon jardinier ?
-- Il sème ou plante, Dieu envoie le temps qu'il faut, et le maître se régale sans guère plus songer -- faites excuse -- ni à l'un ni à l'autre. »
Le gros monsieur s'était mis à rire :
« C'est que mes enfants -- ils sont charmants -- voudraient votre ânesse pour jouer. Et vous, pendant ce temps, vous auriez soin d'obéir à l'intendant de mes jardins. »
Ils avaient alors convenu du prix et l'accord s'était fait. Cette fois Finette était peignée, pomponnée, galonnée et soignée comme une princesse ; elle n'avait presque rien à faire et en ce nouvel état n'aurait pas été vraiment malheureuse si l'un de ces enfants charmants n'avait été plein de méchanceté. Personne ne s'en doutait sauf son frère cadet qui souffrait tant de mauvais caprices sans oser le dire, et jusqu'à des cruautés : elles tombèrent peu à peu sournoisement sur la pauvre ânesse qui bien des jours en vint à regretter le fouet de la grosse fermière et les trottes ici ou là : même les courses avec le garçon de la maison.
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Elle en devint triste, mais assez douce ; quand Milon venait la voir elle se frottait humblement à lui, se repentant de tout son cœur du temps où elle avait été si mauvaise femme.
Mais il lui fallait pour devenir tout à fait soumise souffrir davantage encore ; un jour où les enfants l'avaient laissée seule sur une pelouse, deux hommes de méchante mine se précipitèrent sur elle et l'un lui attacha une corde au cou tandis que l'autre lui tenait fortement la mâchoire pour l'empêcher de braire. C'étaient deux saltimbanques qu'ils l'attachèrent à leur roulotte et s'enfoncèrent au creux des bois où on ne put les rattraper. Là que de mauvais traitements, quelle nourriture et quelle vie ! Ces méchants hommes avaient avec eux deux ou trois animaux savants et se proposaient d'éduquer aussi cette jolie ânesse pour aller donner au loin des représentations sur les places de villages. En attendant, se défiant d'être poursuivis, ils continuaient à faire traîner leur voiture par un vieux cheval, et sitôt qu'ils entendaient des bruits de voix ou de pas il faisaient monter la prisonnière : de telle façon qu'ils furent reconnus pour les voleurs quelques semaines après seulement, le temps pour la pauvrette de bien ressentir tout le regret de ses fautes...
Que cette dernière aventure fut venue à bout de la réduire, Milon le vit bien à ses beaux yeux implorants. Mais comme il était devenu plein de prudence il ne voulut pas avoir l'air d'y prendre garde aussitôt. Ayant pris congé du châtelain avec une bonne bourse en poche, il dit :
« Ma mie, cette fois nous rentrons chez nous. »
Mais pour bien montrer qu'il entendait rester le maître et ne faire jamais qu'à sa propre idée, il enfourcha l'ânesse avec la mine de se laisser porter tout le temps du voyage.
Elle s'y résigna si modestement malgré son désespoir de rester sur quatre pattes comme devant, qu'à peine avaient-ils fait une lieue il descendit, l'engageant à brouter le thym si bon-sentant au bord de la route. Mais comme ce n'était pas sans y avoir mêlé d'abord la fleur de l'herbe à sortilèges, voilà bientôt devant lui une douce et jolie Finette-femme qui se jette dans ses bras en pleurant.
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Comme le retour fut plaisant ! C'était en été ; le jour ils cheminaient aux heures les plus fraîches, un barbet savant qu'ils avaient emmené trottinant devant eux, et ils mangeaient au bord des sources en buvant à même et faisant faire des tours à leur petit compagnon ; la nuit ils s'endormaient sous les branches et les claires étoiles. Ils étaient bien heureux : ce que c'est que d'être devenue gentille ; d'être généreusement oublieux !
Pendant ce temps qu'étaient devenus les deux voleurs ? -- Sans doute ils étaient allés en prison manger du pain noir. -- Et les deux enfants du riche banquier quand ils ont vu partir leur ânesse ? -- Il est à penser que l'aîné se dit : « C'est dommage ; au moins il me reste Cadet pour faire mes volontés ! » Seulement Cadet ayant pris de la hardiesse en son temps de repos regimba si fort, au premier coup et davantage au second, que son frère se le tint pour dit et dut désormais ronger son frein. Mais cela nul ne l'a conté, c'est de l'histoire imaginée : revenons à la véritable.
Quand un matin, à travers les saules d'un pré, Finette aperçut leur village et la petite maison de ses rêves d'ânesse ; elle saisit la main de son mari et tous deux s'avancèrent sans rien dire tant ils étaient émus. Alors un couple de martins bleus perché côte à côte sur une branche basse et qui avait bien envie pourtant de battre des ailes, les laissa passer dans le même silence...
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## CHRONIQUES
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### M. Edgar Faure fait une révolution
par Étienne Malnoux
GRISÉ DE SES BRILLANTS SUCCÈS PARLEMENTAIRES, et sa loi d'orientation toute neuve à la main, le latin liquidé, le tronc commun institué, les compositions supprimées, la notation de 0 à 20 abrogée, la Sorbonne découpée, éclatée, les examens dépêchés avec des succès extraordinaires, le « pluridisciplinaire » et les « unités de valeur » instaurés, le Ministre de l'Éducation Nationale peut être satisfait de M. Edgar Faure, et il ne se prive pas de le dire. Avec une inlassable faconde, il se répand en émissions radiophoniques, en tribune libre (*Le Monde*, 3 janvier 1969), en déclaration exclusive (*Le Figaro*, 8 janvier 1969), interview exclusive (*Combat*, 20 janvier 1969).
En toute modestie et avec un sens aigu des affaires, il publie chez Plon, ses discours parlementaires, et une sélection (non il ne faut plus de sélection, *une collection complète*) de ses bons mots, boutades, pitreries, galéjades, traits d'esprit et propos de table, sous le titre : *Philosophie d'une réforme*. « Un pari au sens où Pascal entendait ce mot », nous assure, béat d'admiration, M. Jean Papillon dans *Le Figaro* du 22 janvier. Un Pascal, ministre de l'Éducation Nationale ! oh merveille ! Mais un Pascal homme du monde, qui fait se pâmer d'aise le rédacteur de *L'Aurore* du 22 janvier, lequel explique complaisamment que M. Edgar Faure « invité d'honneur du déjeuner du XVI^e^ Grand Prix Dominique de la mise en scène... se montra étincelant d'esprit et d'humour tout au long des quelque quatre-vingt-dix minutes qu'il resta chez Dominique, citant des bribes de l'œuvre, d'Audiberti dont il est un grand admirateur, contant des anecdotes, passant d'Audiberti à Pouchkine et déclamant en russe des vers d'Eugène Onéguine. Bref, le Ministre de l'Éducation Nationale a été la grande vedette de la réunion ».
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« Ma chère, il sait du russe autant qu'homme en France. Que pour l'amour du russe, Edgar on vous embrasse. » Philippe Tesson (Combat) est littéralement séduit par notre sémillant philosophe-réformateur.
Bref, tout ce que la presse écrite et parlée comporte de demi-intellectuels, de cabotins vaniteux, de perroquets bavards et de perruches prétentieuses est quasiment envoûté par l'aisance verbale du Ministre de l'Éducation Nationale. Pour ces gens de parole, la parole suffit. Il suffit de réformer en parole, ou sur le papier. Chose dite est chose faite. Rassurant, jovial, convaincant, optimiste, le ministre à proclamé à différentes reprises que tout allait pour le mieux dans la meilleure des universités possibles
Les examens ? ils ont été « réguliers, honnêtes » « Je voyais dans la Faculté dont je suis le plus proche la moyenne de succès de première année plafonnée à la ligne rude de 50 %......Les travaux statistiques qui se terminent démontreront aisément, à l'usage des pessimistes et des incrédules, que ni les enseignants n'ont perdu leur conscience, ni les diplômes leur valeur. » (*Le Monde*, 3 janvier 1969, « Réflexions sur un communiqué ».)
La rentrée ? elle s'est faite, se fait, va se faire dans les meilleures conditions. Un petit retard, à Paris, en Lettres, à cause de l'honnêteté, de la régularité et de la difficulté des examens... Mais en province tout est en route depuis longtemps.
Des professeurs maltraités, doyens ou proviseurs malmenés, cours interdits ou contestés, recteurs séquestrés, etc. broutilles, péripéties subalternes, innocents chahuts.
Et cependant en dépit de l'optimisme et de la satisfaction officielle, en dépit des belles paroles ministérielles, la grande presse est pleine chaque jour d'incidents multiples et divers, dans les lycées comme dans les Facultés, à Paris comme, en province, qu'il est impossible de passer sous silence.
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Il y a des mécontents, il y a des « pessimistes » dont certains aimeraient bien pouvoir étouffer la voix. Il y a malgré toutes les promesses démagogiques et tous les abandons ministériels, des Enragés irréductibles, « *des groupes d'extrême gauche, qui nient tout *», même M. Edgar Faure et sa réforme. Mais il y a surtout aux yeux du ministre « *les groupes d'extrême droite... qui ne veulent rien changer... qui ont le culte du passé et la religion de l'absurdité *», (réponse de M. Edgar Faure au Comité de Défense de la République de la Côte d'Or, *Le Monde*, 3 janvier 1969), « *la réaction obtuse et peut-être fascisante *». Ces groupes d'extrême droite, les « *fascistes *» et « *passéistes *», ce sont évidemment les amis de M. Robert Poujade, qui critiquèrent fort pertinemment le projet de M. Edgar Faure, et votèrent finalement, sur ordre du général-président, une loi dont ils voyaient lucidement tous les dangers ; mais ce sont aussi et surtout les nombreux enseignants, les nombreux étudiants, lycéens et parents que la réforme concerne directement dans leur profession et dans leurs études. Eux savent, se rendent bien compte, parce qu'ils sont aux prises avec la réalité concrète et pratique, qu'une réforme n'est pas seulement du verbiage à usage parlementaire et démagogique. On comprend donc la hargne, la grogne, la rogne et la haine du ministre Edgar Faure pour ces universitaires irrespectueux qui osent mettre en garde, critiquer et motiver leurs critiques, en particulier la *Société des Agrégés,* avec toute l'autorité et la compétence de son président, M. Guy Bayet, les Syndicats autonomes des Facultés des Lettres, des Sciences, de la Médecine, du Droit, le SNALC (Syndicat Autonome des Lycées et Collèges).
Dans l'hypothèse de plus en plus probable d'un échec qu'on pouvait aisément prévoir, M. Edgar Faure, avec une ruse machiavélique, désigne comme responsables de « son insuccès, avec l'étiquette infamante de « fascistes », empruntée au vocabulaire polémique du gauchisme, ceux qui ont prévu cet insuccès et lui ont, vainement, crié casse-cou. Le ministre du général de Gaulle a déjà enterré son maître, et prépare à la fois sa chute vers la gauche et sa candidature à la Présidence de la République comme successeur de M. Mitterrand.
Si dans son pari politique, qui n'a rien de pascalien, il parvient à appliquer et mettre effectivement en place : sa réforme, dont il annonce déjà qu'elle n'est qu'une orientation vers un changement profond de la Société de consommation, M. Edgar Faure pourra se présenter comme le promoteur d'une révolution culturelle et sociale pacifique. Dans l'hypothèse inverse, il se présentera comme la victime des « passéistes » et. « fascistes » qu'il désigne déjà comme les saboteurs de sa réforme.
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Au reste, quelle chance pour un pays d'avoir un ministre philosophe, dont la pensée est tellement profonde qu'il ne la connaît pas lui-même, si l'on en croit les propos que lui prête *Combat* (20 janvier 1969) : « Souvent les étudiants ne se comprennent pas, et moi-même, il m'arrive de ne pas me « comprendre, moi-même. » C'est ce qui explique peut-être que le verbe ministériel soit aussi impuissant.
##### *Lucidité et inquiétude de la jeunesse*
En vérité, les choses vont si mal que même les grands quotidiens parisiens, pourtant si pleins de confiance dans les charmes ministériels, ont dû ouvrir une rubrique des faits divers des lycées et universités. Comment pourraient-ils dissimuler tant d'incidents, alors que leurs lecteurs ont des enfants au lycée ou à l'Université, ou sont eux-mêmes étudiants, et savent bien ce qu'il en est vraiment. Une enquête de l'Institut Français d'Opinion Publique réalisée à l'initiative du *Figaro* entre le 19 et le 25 novembre a été fort instructive. Elle révélait que chez les adultes (plus de vingt-quatre ans), 44 % jugeaient que l'année 1968, « *en ce qui les concerne *» avait été bonne, alors que 75 % considéraient qu'elle avait été mauvaise en ce qui concerne la France, chez les jeunes (15 à 24 ans), si 58 % étaient contents de l'année, 1968 « *en ce qui les concerne *», 78 % considéraient par contre qu'elle avait été mauvaise « *en ce qui concerne la France *». 34 % des adultes et 39 % des jeunes questionnés sur l'événement le plus important de l'année dans le monde ont désigné la révolution de mai en France ; l'invasion de la Tchécoslovaquie, qui vient en second rang ne reçoit que 9% des suffrages.
Certains ont interprété le dernier résultat de ce test comme une marque d'aveuglement nationaliste. Il nous semble heureusement révélateur d'une certaine lucidité politique les jeunes, mieux encore que les adultes, ont compris, la gravité des événements de mai ; 78 % d'entre eux ont compris qu'ils mettaient la France en péril, et par là même, le monde entier ;
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que c'était en France que les nouvelles méthodes de subversion révolutionnaire par le moyen de l'enseignement et des intellectuels avaient été mises victorieusement à l'épreuve. Que 58 % des jeunes soient satisfaits de l'année 1968, en ce qui les concerne personnellement est d'autant moins surprenant que ceux qui ont passé des examens cette, année ont été reçus dans une proportion supérieure à 90 %. Ce qui est au contraire remarquable c'est qu'un si grand nombre d'entre eux se soit rendu compte que leur intérêt personnel immédiat va à l'encontre de l'intérêt de tous. Il nous paraît utile de reproduire ici l'interprétation que M. Frédéric Deloffre, professeur de philologie française à la Sorbonne, et secrétaire général du Syndicat autonome des Facultés des Lettres donne de cette enquête :
« Ce qui me paraît tout à fait normal, c'est l'inquiétude que les Français manifestent quant à l'avenir de leur pays. Il y a une prise de conscience très nette de l'opinion publique qui se rend parfaitement compte qu'une catastrophe menace. Cette inquiétude, pour moi, est due à l'attitude du ministère de l'Éducation Nationale, qui a permis l'introduction de la politique dans les Facultés.
« Les électeurs avaient voté en juin pour la stabilité. Les mesures prises par le gouvernement depuis les élections n'ont pas répondu à ce besoin. Les Français ressentent l'incapacité du régime à enrayer un processus de subversion qui se manifeste particulièrement dans l'enseignement. Cela va beaucoup plus loin que les manifestations d'étudiants. Une grande partie des professeurs à la faveur des nouveaux règlements, se font les instruments de cette subversion. Au lieu de travailler Corneille ou Racine, on travaille sur les textes révolutionnaires. Le ministère, en détruisant les anciens programmes, a donné carte blanche à ces adeptes de la violence. Des cellules maoïstes se créent dans toutes les grandes classes. Les jeunes gens qui ne veulent pas en faire partie sont mis à l'index par leurs professeurs. »
Rappelons que cette enquête date de la fin novembre. La situation scolaire et universitaire s'est encore dégradée depuis.
##### *Décombres universitaires*
La chronique quotidienne des lycées et universités n'est pas rassurante et confirme entièrement notre diagnostic de la fin d'octobre (*Itinéraires* n° 128 -- décembre 1968).
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Bien sûr, on n'en est plus aux grandes manifestations de rue ni aux barricades. Dans l'immédiat, la reprise à grande échelle de ces violences est improbable. Le nouveau ministre de l'Intérieur, homme à poigne, ne les tolèrerait pas, même si son collègue de la rue de Grenelle était plus conciliant. Incontestablement affaiblis par leurs divisions et leurs rivalités, leurs mutuelles contestations, épuisés par d'interminables et vaines palabres, l'UNEF et les groupuscules communistes et « gauchistes » semblent avoir perdu de leur emprise sur la masse des étudiants. Beaucoup sont maintenant dégrisés et déconfits ; les chimères de mai et de juin se sont dissipées, et ils commencent à en discerner les résultats les plus tangibles, un vaste champ de décombres.
Car ce serait une erreur considérable de s'imaginer que tout est rentré dans l'ordre, ou de croire que la loi d'orientation de l'enseignement supérieur, la suppression du latin, du barème sur 20, des compositions, des punitions, la notation continue, la participation des délégués lycéens à la gestion des établissements scolaires, etc. ont instauré la paix, le travail, le bonheur d'un âge d'or universitaire. Tout au mieux est-on passé d'une crise aiguë à un état chronique.
L'anarchie que nous signalions déjà dans notre précédent article reste pour le moment le trait dominant de la situation scolaire et universitaire. Le majestueux édifice de l'Université dite de Napoléon, sérieusement revue par Jules Ferry et passablement ruinée par Christian Fouchet et Alain Peyrefitte, s'est effondré comme l'Empire Romain sous le coup des barbares. Des tyranneaux locaux, à la tête de bandes terroristes de vassaux plus ou moins obéissants et avides, enseignants ou étudiants, se sont taillé, ou se taillent des fiefs et s'attribuent à l'envi titres, diplômes, maîtrises de conférence. Arrivisme et marxisme vont de pair ; l'ambition personnelle récompense le zèle révolutionnaire des riches prébendes de la société de consommation.
L'autonomie, pièce maîtresse de la loi d'orientation, n'est qu'un euphémisme pour anarchie. Et le Maire du Palais de l'Élysée se contente de légaliser le fait accompli, de confirmer l'usurpation, en demandant, et parfois en vain, en échange, un peu de discrétion et de silence, afin de pouvoir donner l'illusion que c'est le Ministre et le Prince qui gouvernent.
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Dans ces conditions, il est bien difficile de savoir ce qui se passe exactement dans les lycées et universités de France sous la V^e^ République.
Les informations que nous avons pu obtenir sont encore fragmentaires, et il est pratiquement impossible d'avoir des renseignements d'ensemble. C'est pourquoi nous accueillerons avec intérêt et gratitude toutes les informations que pourraient nous communiquer nos lecteurs.
Nos renseignements, pour incomplets qu'ils soient, ne sont pas moins probants qu'une enquête de l'I.F.O.P., et convergent tous vers les mêmes résultats dont nous essayons ici de rendre compte.
##### *Dans l'enseignement secondaire*
Dans presque tous les lycées, à des degrés divers, c'est la pagaie, le désordre, la terreur. Inquiets, abandonnés à eux-mêmes, contestés, insultés, maltraités, les professeurs n'ont plus aucun moyen d'assurer le minimum de discipline nécessaire à un enseignement efficace. Choisis depuis longtemps, à de rares exceptions près, en raison de leur souplesse d'échine, les proviseurs, lâchés par leur ministre, et eux-mêmes privés de tout moyen d'action, se cachent et se dérobent, et à l'instar du Grand Maître, laissent les coups tomber sur leurs subordonnés.
Le principal, c'est qu'on en parle le moins possible dans les journaux, et que le ministre n'en sache rien, et que la police n'ait pas à intervenir. Dans un lycée parisien, il ne se passe guère de jour sans incidents divers : professeur empêché de faire son cours, surveillant maltraité, proviseur insulté, meetings révolutionnaires dans la cour, distribution de littérature insurrectionnelle. Même si telle ou telle classe est épargnée, en raison de l'autorité personnelle du professeur, l'enseignement est profondément perturbé. On ne peut pas travailler dans une telle insécurité. C'est bien là le mot essentiel : l'insécurité. Le lamentable État policier n'est même pas capable d'assurer la sécurité des professeurs de l'enseignement public dans l'exercice de leur fonction. Chaque matin en partant faire son cours, un professeur peut se demander quelle calamité va s'abattre sur lui dans la journée. Il est complètement désarmé et sans protection.
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Il doit se débrouiller tout seul. Et cependant le mal qui répand la terreur, ce ne sont que les C.A.L., les comités d'action lycéens, ramassis de quelques dizaines de petits voyous gauchistes dans chaque lycée, qu'en des temps normaux de paix civile, quelques heures de consigne et quelques exclusions auraient promptement ramenés à la raison. Mais l'autorité, dont l'État sait à l'occasion user avec tant de vigueur, ce même État l'a désormais proscrite des établissements d'enseignement public. Les C.A.L. n'auraient aucune efficacité du reste, s'ils n'étaient organisés, conseillés, manipulés par des professeurs-agitateurs communistes sans vergogne qui exploitent leur niaiserie et leur vanité.
Au Lycée Henri IV, un professeur de philosophie affecté depuis à la Sorbonne comme assistant, en raison de sa compétence, a été empêché de faire son cours par les révolutionnaires de la classe de préparation à l'École Normale de Saint-Cloud, une des pépinières du communisme universitaire. Ce professeur refusait en effet de faire le cours de marxisme que ses élèves exigeaient de lui.
En bien des endroits s'ont mises en application de nouvelles directives ministérielles qui, en proscrivant les punitions, ont supprimé du même coup les classements et notations chiffrées pour les leçons et devoirs. L'élève n'a sur sa copie que des appréciations vagues du genre : très satisfaisant, satisfaisant, moyen... insuffisant ; ou 1-2-3-4-5 ; ou A.B.C.D.E. ; et les devoirs sont remis à chaque élève sans commentaire, par souci égalitaire, et pour ne pas faire de peine aux mauvais élèves qui seraient, on le sait bien, traumatisés, et irrémédiablement complexés par la comparaison de leurs mauvaises notes avec les bonnes notes des bons élèves. Or, un de mes amis, professeur dans une classe de 4^e^ d'un lycée parisien m'expliquait que l'absence de classement et de notation contristait beaucoup ses élèves qui à la fin de la classe se hâtaient de comparer leurs copies, par l'élémentaire besoin de savoir la signification relative de ces appréciations, et comment ils se classaient les uns par rapport aux autres. Finalement un délégué élu de ses camarades vint demander respectueusement au professeur de bien vouloir leur rendre comme par le passé des devoirs notés de 0 à 20 et un classement, et aussi d'administrer des punitions à ceux qui le méritaient et troublaient l'ordre et le travail de la classe.
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Voici un admirable exemple de ce que Maurras eût appelé « Contre-Révolution spontanée », d'autant plus éloquent qu'il émane d'adolescents de treize à quatorze ans, l'âge bête par excellence. Pas si bête en fin de compte, puisque d'eux-mêmes, spontanément, naturellement, ces enfants ont redécouvert la nécessité de l'ordre, de la hiérarchie, de la sélection, refusant ainsi l'anarchie, la paresse, l'égalitarisme faux et contre nature. Utile leçon à méditer par les adultes mais qui, sous prétexte de mieux se mettre à la portée des jeunes, se livrent à la plus abjecte démagogie, abdiquant la dignité, l'autorité, la juste force que les adolescents attendent de leurs parents et de leurs maîtres. Beaucoup trop d'éducateurs oublient qu'un enfant et un jeune homme souhaitent trouver dans leurs maîtres des adultes qu'ils puissent respecter, et non de petits copains avec qui chahuter.
La liberté est sans doute un grand besoin de l'homme, surtout lorsqu'il est la victime d'une parodie arbitraire d'ordre et de justice, donc un désordre institutionnalisé, une tyrannie. Mais cela ne doit pas faire oublier que l'homme a un besoin tout aussi naturel d'ordre, c'est-à-dire de paix, de justice et de sécurité, surtout lorsqu'il se trouve livré à l'anarchie, à la tyrannie, aux caprices, aux tracasseries des sots, des bavards, des médiocres et autres trublions.
Un communiqué du « Syndicat National des lycées et collèges » affilié à la C.G.C., en date du 17 janvier, exprime bien l'inquiétude des professeurs de l'enseignement secondaire : « La situation dans les lycées est devenue celle d'une guerre de tranchées après la guerre de mouvement du printemps... » « Certaines pratiques inquiétantes » s'instaurent : contestation des élèves à propos des notes, refus de sujets proposés, boycottage des professeurs trop âgés et qui ne leur plaisent pas, demande de leur mutation... Beaucoup de professeurs sont amers, découragés, au bord de la dépression nerveuse, certains voudraient même changer d'activité. « Une mise en garde très ferme » a été adressée « aux autorités dites responsables pour qu'il soit mis fin à cette situation, faute de quoi nous envisagerons un recours ultime, la grève »... On a confondu démocratisation et désordre, participation et pagaïe, dialogue et bavardage... Certains sont décidés à transformer les structures dites de participation en structures de déséquilibre.
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##### *Les Universités*
La situation y est encore plus confuse. Quelques faits saillants et particulièrement symptomatiques : A Paris, le rectorat de la Sorbonne est mis à sac ; à Lyon le recteur a été séquestré plusieurs heures avant d'être libéré par la police ; à Nantes et à Nanterre, les doyens des Facultés des Lettres ont été frappés, insultés, piétinés impunément. Le ministre garde tout son sang-froid. Risques professionnels sans doute. Le ministre rappelle complaisamment comment, au temps de sa jeunesse folle, son ami Mendès-France reçut sur le nez le coup de poing d'un camelot du Roy. Un doyen d'une Faculté de l'État par conséquent peut bien se faire lyncher par une bande d'enragés. Un doyen est-il assommé par des révolutionnaires bien connus : il se contente de porter plainte contre X, et X demeure introuvable et impuni.
A Lyon et à Paris, des soutenances de mémoires de maîtrise ont été perturbées. A Paris, le professeur de philosophie politique, Raymond Polin doit expulser lui-même un groupe d'agitateurs conduits par un assistant de sociologie. A Lyon, deux soutenances de mémoire de maîtrise de géographie appliquée, le lundi 16 et le mardi 17 décembre sont violemment marquées par des incidents, causés par un groupe d'étudiants, dont la section du syndicat autonome des Facultés des Lettres « souligne le caractère intolérable » : « interruption d'un examen régulièrement organisé, violences exercées contre le spécialiste invité par la faculté et contre le président du jury, violation du bureau d'un professeur, vol de pièces officielles, de documents personnels et de rapports scientifiques ».
« La preuve est ainsi faite, ajoute cette motion, qu'il n'est pas possible d'appliquer dans les locaux de la Faculté des décisions de caractère pédagogique prises en commissions paritaires, et dans l'esprit de la loi d'orientation, si leur contenu déplaît à une minorité. »
A la Sorbonne, il y eut mieux encore. La thèse de sociologie de M. Lapierre fut interrompue dans des conditions particulièrement scandaleuses. Le jury comprenait MM. R. Polin, J. Stoetzel, Raymond Aron. A plusieurs reprises, ce sont ces professeurs eux-mêmes qui durent expulser les perturbateurs.
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Ceux-ci revenant à l'assaut en force, on fit appeler le doyen, M. Las Vergnas qui était prudemment rentré chez lui, où on le fit chercher, dans l'espoir que sa présence suffirait à rétablir l'ordre. Il n'en fut rien : les vitres de la salle, sur lesquelles les contestataires frappaient pour interrompre la soutenance, volèrent finalement en éclats aux pieds du doyen. La soutenance fut effectivement interrompue, les professeurs furent poursuivis dans la rue, M. Raymond Aron étant hué du slogan : « Aron nazi ! » Le ministre a fort aimablement offert un salon du ministère pour y poursuivre la soutenance ; le jury a fermement décliné l'invitation précisant que la thèse serait soutenue en Sorbonne, et non ailleurs, lorsque le ministre, le recteur et le doyen auraient pris les dispositions nécessaires pour assurer au grand jour, et non à la sauvette, son déroulement normal ([^4]).
L'acharnement des révolutionnaires contre les thèses, de maîtrise ou de doctorat, est évidemment symbolique. C'est le plus éminent diplôme universitaire, le doctorat, symbole de la plus haute culture universitaire, qui est d'abord contesté par ceux qui caressent l'espoir d'être un jour professeur en Sorbonne, sans doctorat, ni agrégation, en récompense des voitures brûlées, des rues dépavées et des carreaux cassés en mai 1968.
Depuis octobre, dans la plupart des universités, on a passé des examens, en général selon des modalités absurdes, qui ont d'ailleurs varié considérablement d'un département à l'autre. Les deux sessions se sont succédées sans interruption ; les écrits ont été souvent supprimés, les épreuves simplifiées, les programmes réduits ; cependant l'organisation a été si médiocre et si laborieuse que jamais examens n'ont duré aussi longtemps. La plupart de ces examens sont sans valeur, en raison des nombreuses irrégularités qui ont eu lieu dans les délibérations des jurys, notamment la présence « d'observateurs étudiants », contrairement aux dispositions légales solennellement réaffirmées par le ministre. A la Sorbonne quelques rares professeurs ont tenté de protester en refusant de siéger dans de tels jurys, ou en quittant les délibérations des jurys avec leurs notes, devant le refus du président du jury à faire sortir les étudiants de la salle où se réunissaient les jurys. Des rapports furent envoyés aux doyens, aux recteurs, aux directeurs des enseignements supérieurs, au ministre. Chacun fit la sourde oreille.
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Environ 90 %, des candidats, à la Sorbonne, ont été reçus, d'octobre à Noël, le temps a été intégralement perdu. On aurait pu l'économiser avantageusement en décidant que tous les étudiants seraient déclarés reçus sans autre forme d'examen, et éviter ainsi une troisième et même une quatrième session spéciale de certificat « ! » (première année du second cycle, licence) pour éponger les derniers « cas spéciaux » à la fin de janvier. L'an dernier, le pourcentage des reçus était à peu près de 66 %, chiffre déjà considéré comme très élevé.
Dans certaines petites universités de province, comme Poitiers ou Nancy par exemple, qui sont toujours restées particulièrement calmes, la rentrée s'est effectuée normalement au début de novembre. Dans la plupart des cas la reprise des cours et travaux pratiques a eu lieu vers le début de décembre. A la Sorbonne, dans les secteurs les plus privilégiés, tels que la géographie ou l'histoire, l'enseignement a commencé à la veille des vacances de Noël ; mais de façon générale la reprise effective des cours et travaux pratiques ne s'est faite qu'en janvier, à l'exception de l'Institut d'Anglais où le comité exécutif révolutionnaire, sous différents prétextes se révèle incapable d'assurer la reprise du travail.
Cependant la situation demeure incertaine et trouble, en particulier pour les Lettres et le Droit. La reprise de l'enseignement reste souvent fictive et aléatoire. Pour pourvoir les nouvelles universités parisiennes (Vincennes, porte Dauphine, Asnières, etc.), pour faire face à l'afflux massif des bacheliers de 68, pour assurer l'encadrement des étudiants en petits groupes et suppléer à la fréquente suppression des cours magistraux, il faut des quantités d'enseignants supplémentaires. On écrème les lycées et les facultés de province en plein milieu d'année scolaire de leurs meilleurs professeurs pour les nommer dans les universités parisiennes, où d'ailleurs bien des enseignements ne sont assurés que de façon très insuffisante, ou seulement sur le papier par un inconnu M. N... D'où mécontentements et inquiétudes justifiées et compréhensibles des étudiants. Il y a là tous les éléments de nouveaux désordres.
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Dans la plupart des universités, la « contestation » continue de façon plus ou moins grave. Il n'est guère de jour où des cours, des travaux pratiques ne soient troublés, interrompus, interdits, suspendus, d'une façon ou d'une autre, à Lyon, Grenoble, Marseille, Montpellier, Toulouse, Clermont, Nantes, Caen, Rouen, Brest, Nanterre, la Sorbonne. Le cas du cours d'agrégation du professeur Deloffre, à la Sorbonne, troublé par un commando d'agitateurs et de provocateurs n'est qu'un exemple symbolique parmi d'autres.
A la Faculté des Lettres de Paris, toute reprise sérieuse du travail universitaire demeure compromise par la présence des bandes de perturbateurs qui s'y sont incrustés.
Selon le doyen Las Vergnas lui-même, qui doit être bien informé, la Sorbonne est dominée par une vingtaine de meneurs installés à demeure et qui disposent chacun d'une petite bande ou cellule d'une dizaine d'individus qui est à leur entière dévotion. Ces quelques deux cents durs Peuvent à leur tour très rapidement mobiliser quelque deux mille hommes de main, dont beaucoup ne sont pas des étudiants, et qui constitueraient le ban et l'arrière-ban des forces révolutionnaires à la Sorbonne. Par rapport aux quelque quarante mille étudiants de la Faculté des Lettres, ces forces sont donc dérisoires, et cependant elles suffisent à bloquer la rentrée universitaire.
Mais, dira-t-on, qu'attendent les autorités universitaires pour mettre fin à ce scandale, chasser ces indésirables et permettre enfin à ces quarante mille étudiants et étudiantes de faire leurs études. Le ministre répond que le doyen est maître dans sa faculté, et le doyen qu'il ne peut rien faire sans l'appui du ministre. Tous deux sont d'accord pour refuser de faire appel à la police, par crainte de déclencher un nouveau mai insurrectionnel. Moyennant quoi les groupuscules révolutionnaires sont en fin de compte les seules autorités universitaires. On assiste à une prodigieuse démission de l'autorité de l'État qui tremble devant deux mille enragés mâles et femelles.
L'État garant de l'ordre et de la justice, par la voix d'un ministre et d'un doyen, en est réduit à recommander *in petto* aux étudiants « modérés » de s'organiser en milice pour casser la figure aux Enragés ! Ce retour à la loi primitive du talion est affligeant et dérisoire. Au reste, ces étudiants « *modérés *», souvent en fait des étudiantes, sont effectivement des *modérés*, y compris pour le courage physique. Si l'État compte sur eux, ou sur elles, pour faire le travail de sa police, on peut croire que les révolutionnaires resteront longtemps encore maîtres de la Sorbonne.
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Et pourtant quelques signes isolés peuvent donner à penser qu'il ne faudrait pas grand-chose pour retourner la situation.
La paralysie de l'Université, en particulier à Paris, est encore accrue par des causes internes : le bouleversement des structures, des innovations pédagogiques hâtives, les élections universitaires.
L'éclatement de la Sorbonne en une douzaine d'universités ou d'unités d'enseignement et de recherche est en soi une décision heureuse et même nécessaire. Mais accomplir cette opération délicate, en cours d'année scolaire, et dans les conditions d'anarchie que nous avons décrites est une entreprise insensée, qui ne pourra qu'accroître le désordre, augmenter le trouble et le mécontentement des étudiants, désorganiser les quelques tentatives de reprise d'un enseignement.
Nous avons dit combien le système Fouchet du partage des études universitaires en années était fâcheux et médiocre. Mais la reprise des cours ne pouvant pratiquement se faire avant janvier, il eût été plus sage et plus réaliste de conserver encore cette année le « cursus » Fouchet que de commencer à mettre en place un nouveau système au milieu de l'année universitaire. C'est pourtant cette dernière solution qui a prévalu. La rentrée des étudiants de première année, frais émoulus du baccalauréat que l'on sait, s'en est trouvée considérablement retardée : deux ans après la réforme Fouchet, on est en train d'instituer en première année le nouveau découpage en unités de valeurs. C'est d'une certaine façon un retour déguisé aux certificats de licence d'avant la réforme Fouchet. Ce terme bizarre désigne en effet une « unité d'enseignement nouvelle », qui comportera en principe trois heures semestrielles d'enseignements (théoriques et dirigés), donc une sorte de très petit certificat.
L'année universitaire normale comprendra l'acquisition de dix unités de valeur. Au début de la première année, l'étudiant choisit une *dominante,* représentant quatre unités de valeur sur dix, les six autres étant choisies dans d'autres disciplines qui peuvent relever d'autres facultés. C'est sur ce point précis qu'intervient le « pluridisciplinaire ». Ce système peut évidemment permettre une infinie variété de composition. Ce qui n'est pas sans présenter un grand risque de dispersion et d'émiettement, surtout dans la confusion actuelle.
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En raison de la date tardive de son application le système a déjà subi des altérations et des allègements. Adopté par les Lettres il ne semblerait pas soulever que de l'enthousiasme dans les autres facultés. Il apparaît tellement compliqué que les étudiants et les professeurs ne s'y retrouvent plus. Un ordinateur dut être mis en place. Mais le monstre lui-même, saturé, en a perdu la tête.
Enfin pour les enseignants et les étudiants, il y a les élections des représentants aux nouveaux organismes de gestion prévus par la loi. Bien que les étudiants s'intéressent peu à ces scrutins, la politisation qui s'en est emparée ranime le climat d'insécurité, de passion et de violence et trouble profondément le déroulement d'une année universitaire que l'on peut déjà considérer comme perdue.
##### *Les* «* folies *» *universitaires de M. Faure*
M. Christian Fouchet ayant eu sa folie à Nanterre, M. Edgar Faure ne pouvait être en reste.
Trois universités pluridisciplinaires expérimentales devaient, ou auraient dû voir le jour cette année.
*Feu le Centre d'Antony :* « *une âme désincarnée flottant sur la région parisienne *»*.*
Le Centre d'Antony n'a pu sortir de terre. Mais l'histoire de cette souris accouchée d'une montagne mérite d'être connue. Bien que « l'équipe formatrice » ait comporté d'authentiques révolutionnaires, dont M. Bresson professeur de psychologie, et M. Culioli, structuraliste linguiste, président du comité exécutif de l'Institut d'Anglais souvent nommé, le projet passa parmi les étudiants, pour n'être qu'un « dépotoir » de la Sorbonne (certains avaient en effet espéré que les Enragés s'y précipiteraient à la suite de leurs maîtres). Or des étudiants contestataires occupèrent le chantier, mais par une curieuse conséquence, une crèche fut édifiée à la place de l'université. « *A partir du début d'octobre*, a déclaré le lyrique M. Bresson, *l'établissement n'était plus qu'une âme désincarnée flottant sur la région parisienne, avec des enseignants eux-mêmes désincarnés*. »
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« L'équipe formatrice », qui comportait quatre historiens, deux psychologues, deux démographes, un sociologue, un géographe, un économiste, un linguiste, devait initialement donner « *un complément de formation scientifique à des littéraires, afin de les reconvertir vers des branches scientifiques *». Il convient de remarquer que cette équipe ne comportait aucun mathématicien. Puis des ambitions plus hautes se firent jour ; selon M. Culioli (propos rapportés par Thérèse Guitton dans *Le Figaro* du 18 décembre) : « *Il ne s'agit pas de rattraper ou de reconvertir des étudiants, mais de former des personnes qui auraient une compétence dans tel ou tel domaine dominant, avec des outils conceptuels dans telle ou telle autre direction. *» L'acquisition de ces compétences et « outils conceptuels » n'avait séduit que quelques quatre cents étudiants. Nous sommes heureux d'apprendre qu'étudiants et enseignants ont pu se reclasser provisoirement dans d'autres facultés. Mais « l'équipe formatrice » est pleine d'espoir pour l'année prochaine, car, comme l'a dit son porte-parole : « *A côté des facultés préparant à la gestion et aux activités de communication* (sic)*, il y a place pour une faculté dont l'enseignement repose sur la notion d'investissements culturels* (sic)*. C'est l'idée d'Antony. *» Il serait effectivement dommage qu'une telle idée demeurât à l'état « d'âme désincarnée flottant sur la région parisienne ».
Du Centre Dauphine, nous ne savons pas grand-chose pour l'instant, sinon qu'on en parle peu, ce qui est bon signe, et qu'il est somptueusement installé dans les locaux non-universitaires de l'O.T.A.N. Cela fait une certaine différence avec les locaux officiellement conçus à usage universitaire. Il semble qu'on ait hébergé là ceux qui avaient envie d'y venir. Des juristes et des économistes y cohabitent et peut-être même y collaborent avec quelques anglicistes sérieux. L'Institut de russe s'y est également installé, de même que l'école de traducteurs et interprètes de la Sorbonne, sise naguère rue Calvin.
##### *La* «* pétaudière *» *de Vincennes*
A l'autre extrémité boisée de Paris le centre expérimental de Vincennes fait beaucoup plus parler de lui. D'ambitieux jeunes professeurs s'y sont promus et cooptés : ils sont deux cent quarante, que l'on a pris un peu partout, à la Sorbonne, à Nanterre, en province.
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On y fera toute sorte de choses modernes. Le week-end, on y recyclera les « travailleurs » ; on y travaillera de huit heures du matin à minuit (tout ceci est un peu rétrograde : des professeurs, officiers de marine de réserve avaient, voici déjà plusieurs années, proposé les « trois huit », « la couche chaude », et le « quart par tiers »). Les étudiants contestataires entendent bien « prendre le château de Vincennes » (Action, 5 novembre 1968) c'est-à-dire « *détourner les moyens scientifiques et techniques du gouvernement à des fins idéologiques *». Si le but officiellement proposé est de préparer des étudiants à des débouchés pratiques, celui des étudiants révolutionnaires c'est : « des débouchés pour personne », en d'autres termes, la préparation d'une intelligentsia révolutionnaire marxiste. Il est instructif, à cet égard, de lire « les 21 conditions » du « Comité d'Action de Vincennes » publiées par « *Action *».
Les débouchés pratiques de Vincennes ? L'Association des Interprètes de conférences rappelle opportunément, à propos de la création d'enseignements d'interprétation simultanée à Vincennes, que « la profession n'offre de débouchés qu'à une dizaine d'étudiants au maximum par an... et qu'il existe déjà deux écoles à Paris : l'École Supérieure d'Interprètes et de Traducteurs de la Sorbonne (centre universitaire Dauphine-école pilote) et l'école d'interprètes et de traducteurs auprès des H.E.C... des milliers de jeunes gens se font à l'heure actuelle des illusions sur leurs possibilités de devenir interprètes de conférence, et la création d'une nouvelle école, en entretenant ces illusions, ne pourrait que créer des chômeurs ».
##### *Faute de professeurs, des moniteurs*
Pour faire fonctionner l'Institut d'Anglais, le « Comité exécutif » aurait besoin d'une centaine d'assistants supplémentaires.
Pour pourvoir Vincennes à la mesure des ambitions de ses promoteurs, on vide les universités de province, dont les étudiants protestent à juste titre.
Pour remplacer un seul cours magistral de grammaire française, on prévoit soixante groupes de travaux dirigés, de quoi occuper à plein temps douze assistants.
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Ces trois modestes exemples suffisent à mettre en relief le caractère chimérique et irréalisable de la Réforme des Universités. Évidemment l'argent manque. Même en supprimant toutes les autres dépenses de l'État, il faudrait encore recourir à une augmentation massive des impôts. Les locaux aussi manquent, par voie de conséquence. Mais ce sont surtout les maîtres qui manquent. Nous entendons par là des maîtres qualifiés. On prend en province des maître pour les installer à Paris. On écrème les lycées. On me dans les C.E.G., jusqu'en classe de troisième, des instituteurs à la place des professeurs agrégés de naguère. Et malgré tout les maîtres manquent. Il faudrait que la moitié de la France enseignât l'autre moitié, pour que cette réforme puisse fonctionner.
Certes, les bâtisseurs de chimères ne sont jamais à court d'expédients. La solution de remplacement prévue par la loi, ce sont les moniteurs étudiants. A l'Institut d'Anglais, M. Culioli pourrait se tirer d'affaire avec trente assistants supplémentaires et soixante-dix moniteurs. Il est vrai que la décadence des études supérieures d'Anglais à la Sorbonne est telle que des étudiants de licence seraient amplement suffisants pour surveiller des laboratoires de phonétique, ou vérifier la conformité des questionnaires de « compréhension » avec le corrigé-type et le barème officiel. Les professeurs-coordinateurs se contenteraient d'enseigner chaque semaine la leçon que les moniteurs n'auraient qu'à répéter aux étudiants.
Autre avantage, financier celui-là : les moniteurs gagnent environ 2 500 f par an, dix fois moins qu'un assistant agrégé débutant.
Enfin, il va de soi que ces moniteurs seront recrutés « paritairement » parmi les étudiants révolutionnaires qui siègent dans les différents comités, et font la loi dans les universités depuis juin. Et par voie de désagrégation naturelle de l'enseignement supérieur, ces moniteurs seront promptement mués en professeurs, sans agrégation ni doctorat.
Les apprentis-sorciers du ministère de l'Éducation Nationale sont dialectiquement prisonniers de leur imprévoyance. En refusant la sélection des étudiants, ils sont contraints de refuser aussi la sélection des maîtres. La « démocratisation » de l'enseignement entraîne inéluctablement la « démocratisation » du corps enseignant ; la médiocrité des étudiants, la médiocrité des enseignants, et vice-versa.
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Le ministère est mis au pied du mur. Le dilemme est simple : sélection des étudiants et des maîtres, pour constituer l'élite nécessaire à l'existence d'une civilisation et d'une nation, démocratisation et marxisation des enseignants et des étudiants pour aboutir rapidement à la constitution d'une intelligentsia de prolétaires intellectuels, ferment de la révolution culturelle qui menace la France d'anéantissement.
##### *Dépasser le cadre de la loi A l'Institut d'anglais de la Sorbonne*
Ce titre n'est pas de notre invention. Nous le trouvons dans un bulletin du S.N.E. Sup. sous la signature du bureau de la Section S.N.E. Sup. Sorbonne Anglais -- 3 décembre 68. Dans ce secteur de pointe 80 % des enseignants seraient membres de ce syndicat.
Selon ce rapport, le cadre de la loi est dépassé sur plusieurs points :
1 -- le contrôle continu des connaissances
2 -- les observateurs étudiants aux jurys
3 -- le recrutement des assistants ;
4 -- le recrutement des professeurs et maîtres de conférences.
Nous avons déjà traité des deux premiers points.
En ce qui concerne *le recrutement des assistants,* le S.N.E. Sup. et S.G.E.N. s'en chargent, à l'exclusion de tout autre syndicat... « le bureau du Conseil Paritaire s'est réuni en présence d'un représentant du S.N.E. Sup. et du S.G.E.N. Ce bureau comprend un professeur titulaire, trois assistants et maîtres assistants et *deux étudiants* licenciés. Il a procédé au classement des candidatures et la liste a été transmise au ministère par le doyen. »
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Mais, toujours selon la même source, « c'est peut-être sur le chapitre de la cooptation des professeurs et Maîtres de conférences que se trouve l'innovation la plus importante » : « D'abord dans les maîtrises, on pourra nommer des maîtres de conférences non docteurs qui ne seront pas des chargés d'enseignement mais de véritables maîtres de conférences. Ensuite, pour les besoins du recrutement, l'Institut est divisé en quatre sous-sections d'enseignement : linguistique, littérature anglaise, civilisation anglaise, américain. Après consultation de chacune de ces sous-sections, le Conseil diffuse la liste des postes disponibles. Chaque sous-section -- qui comprend *l'ensemble* des enseignants dans ce domaine -- se réunit et examine les dossiers de candidatures en présence d'étudiants licenciés membres du Conseil Paritaire et de représentants syndicaux, les uns et les autres à titre consultatif. Les sous-sections présentent leur rapport sur les candidatures à l'assemblée plénière des enseignants, toujours en présence de représentants étudiants licenciés. Après discussion et appréciation (recherche, pédagogie, etc.) des candidats, l'assemblée plénière procède à un vote indicatif, à bulletin secret, sur les candidatures. Le compte rendu de ce vote est diffusé immédiatement. Dernière étape : les professeurs et maîtres de conférences procèdent à l'élection réelle de leurs pairs.
« Ainsi, l'ensemble des enseignants est consulté à deux des trois niveaux ; et des représentants étudiants aussi. Les états de service pédagogiques et administratifs des candidats doivent explicitement être pris en considération. Il est possible que le choix des professeurs titulaires et des maîtres de conférences diffère de celui de l'ensemble des enseignants. Le conflit sera alors ouvert -- alors qu'auparavant, il était larvé. Sur ce point, donc, la lettre de la loi est respectée -- mais de sérieux garde-tous sont aménagés. »
En d'autres termes, la loi est en effet sérieusement dépassée.
Mais il y a encore mieux
« Sur d'autres points -- la constitution du Conseil paritaire sans distinction de catégorie entre les enseignants, ou bien sa responsabilité devant une assemblée générale d'enseignants et étudiants, -- la loi d'orientation est dépassée. »
C'est ce que le comité exécutif d'Anglais appelle aussi la démocratie directe : collège unique des enseignants, dans lequel la voix des professeurs se trouve noyée dans la masse de celle des assistants ; assemblée générale, où les enseignants se trouvent noyés dans la masse des étudiants.
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En fait, grâce aux techniques « d'animation de groupe », ces assemblées sont manipulées par un noyau dur de militants communistes par l'entremise d'un pouvoir parallèle officieux, le S.N.E. Sup.
Ceci devrait donner à réfléchir à ceux qui s'imaginaient que la loi d'orientation constituerait la limite extrême des concessions possibles, un cadre rigide qui ne serait pas débordé. L'exemple que nous donnons -- et il n'est pas unique -- en révèle le véritable caractère, une orientation, un devenir, qui doit être dépassé, constamment dépassé, par une surenchère et une démagogie permanente.
Le ministre est d'ailleurs d'accord sur ce point, il l'a dit dans son interview de *Combat* (20 janvier) : « Réformer l'Université, mais réformer aussi la société », comme dans son émission radiophonique du 24 janvier (France-Inter) : « Il faut établir une nouvelle conception de la société et de l'homme », et l'Université en est le moyen. M. Edgar Faure ne cache pas qu'il fait une révolution. Il ne diffère des révolutionnaires « enragés » que par la méthode, et pense mieux y parvenir par la loi que par des désordres impopulaires. Il a certainement raison, et sa loi peut être considérée comme étape importante et déjà dépassée de la dialectique révolutionnaire.
Étienne Malnoux.
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### L'américanisation des Universités françaises et de l'Église de France
par Thomas Molnar
Écrivain américain, membre des comités de rédaction de la « National Review » et de « Triumph », professeur à New York, Thomas MOLNAR collabore à la revue « Itinéraires » depuis 1962.
Dans le numéro de janvier 1968 d' « Itinéraires », il décrivait cinq mois à l'avance ce qui devait se produire dans l'Université française en mai 1968. Voir son article : « L'Université moderne, centre de subversion » (numéro 119).
Il nous explique aujourd'hui dans quelle mesure les « nouveautés » edgarfauriennes ou ecclésiastiques proviennent des Universités et des Églises d'Amérique.
L'américanisation de le culture et de la spiritualité françaises par les ministres et les évêques du général de Gaulle, c'est tout de même un comble...
LECTEUR ASSIDU de la presse française, je constate depuis les événements de mai-juin que sont mises en question : la société de consommation (par la presse de gauche) et la soviétisation de l'enseignement (par la presse de droite). Les deux thèses ont un noyau de vérité, mais je trouve que ce qui est escamoté dans le débat c'est que la société française, et d'une façon générale, celle des pays du marché commun, *s'américanisent bien davantage qu'elles ne se* «* soviétisent *». Il n'y a guère de déclaration majeure, et même de détail, de la part des autorités académiques et universitaires en France qui ne soit un simple écho des phénomènes correspondants aux U.S.A., phénomènes depuis longtemps enracinés dans les structures institutionnelles américaines.
Il est vrai, et chaque voyageur revenu de la Russie le confirme, que l'objectif officiel et avoué des dirigeants soviétiques est de rattraper l'Amérique, de produire chez eux le même bien-être (qu'ils baptisent « phase ultime du communisme »). Cependant, les mœurs byzantino-marxistes, bien plus fortes, en dernière analyse, que les objectifs affichés, ne permettent guère que « l'américanisation » devienne une force majeure dans l'Union soviétique.
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Je dirais même que le principe d'autorité n'y a pas changé depuis les Tsars, et que même le bon sens populaire y a gardé plus d'un coin en dessous de la surface rigidement utopienne des interprétations du Parti. Au début des années 1920 les autorités soviétiques se débarrassèrent d'un coup du système d'enseignement importé des États-Unis, le système de John Dewey, car elles s'étaient rendu compte de la nocivité de ce système : il discrédite l'effort intellectuel en faveur d'une « démocratie » vague et desséchée, et il mine l'autorité ainsi que le patriotisme. Entre temps la doctrine de Dewey est devenue d'application universelle aux U.S.A., et elle vient de s'installer officiellement (sans dire son nom !) au ministère de l'instruction publique en France, sous le règne de M. Edgar Faure.
Il y a suffisamment d'évidence dans les journaux français que je lis pour que, sans connaître les intentions personnelles de M. Faure, je puisse conclure à un travail de sape dans les universités et lycées, à la mise en place de « structures » utilisables et utilisées par la subversion communiste. Mais il s'agit d'une arme de conquête, vraiment de structures. Le *contenu* de ce qu'on appelle les « réformes » ne pourrait survivre un seul jour dans l'Union Soviétique et ses satellites, car ce contenu et ces réformes ont été conçus dans l'esprit de John Dewey, rejetés il y a presque un demi-siècle par les dirigeants russes.
245:131
C'est une autre question que, à force de semer l'anarchie intellectuelle dans les écoles et de miner l'autorité des professeurs et inspecteurs, on prépare le vide que seul la discipline communiste pourra combler. Mais en attendant, la réforme Faure introduit dans l'enseignement français des idées pédagogiques qui ne pourront que le désorganiser, sans pour autant apporter au pays plus d'ordre, plus de bien-être, plus de stabilité.
Or, l'ÉDUCATION (je me sers à dessein de ce terme au lieu d'instruction car il s'agit, dans l'esprit de Dewey, non pas de former l'intelligence mais d'endoctriner l'unité sociale qu'est l'enfant) *prend figure de* RELIGION *dans nos sociétés désacralisées : religion,* car elle rassemble tous les citoyens, et religion car elle tient lieu de transcendance, étant le garant d'une vie meilleure. La formation que reçoivent les jeunes dans une société « unidimensionnelle » les marque dans toutes leurs attitudes, même quand il s'agit de la religion authentique. Les réformes de M. Faure sont ainsi appelées à créer un climat, dans les écoles françaises, et un état d'esprit, dans les cerveaux français, contraires non seulement au développement des intelligences, mais aussi au sens du surnaturel. Quand avec l'éducation tout est dit, il ne reste plus grand chose aux dimensions de l'âme.
Je lis donc qu'on élabore déjà en France la mise en place de la pédagogie « nouvelle » : plus de devoirs écrits, plus de notes, plus de travail à la maison, mais des échanges de vues entre enseignants et enseignés, disparition de toute hiérarchie entre personnes, partant aussi entre les disciplines, activités « socio-éducatives », introduction de la « vie » (c'est-à-dire des propagandes publicitaires et politiques) dans la salle de classe. Les programmes scolaires ont ainsi toutes les chances de ressembler à celui de l'Université d'été -- qui se lit comme un programme de cirque.
Comme l'a très bien dit Jean Madiran, *la bataille spirituelle du siècle se déroule dans le domaine de la culture générale.* La bataille politique, voudrais-je ajouter, est d'ores et déjà conclue par la victoire d'une forme hybride, ni de droite ni de gauche, mais enfermant les vices de l'une et de l'autre. C'est la bureaucratisation d'un pluralisme illusoire, le lancement de slogans utopiques afin de remuer, pour des causes toujours plus louches, la masse indifférente des « candidats au bonheur », c'est-à-dire des citoyens mornes et qui s'en f... Mais ce qu'on appelle CULTURE et qui est, en vérité, une émanation putride des foyers « intellectuels », mène le jeu et, étant le quasi-monopole des media de communication progressistes, le mène à sa guise.
246:131
L'école nouvelle, avec sa pédagogie qui désarme les cerveaux, prépare ainsi la nouvelle université (dont on a vu le vrai visage en 1968), la nouvelle Église, le nouveau théâtre, etc. Toute la culture doit y passer ; l'échec politique de la gauche lui a aiguisé les dents afin de mieux mordre dans les lambeaux de ce qui reste de la culture des nations.
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Il faut, par conséquent, que les catholiques européens se préparent plus sérieusement à l'assaut de leur civilisation catholique (sans parler maintenant de leur foi). La menace directe ne vient pas, ne viendra pas du côté des athées et des indifférents, mais d'un clergé protestantisé ; protestantisé, je me hâte de l'ajouter, à la manière américaine. Car il ne s'agit pas de la foi de bûcheron des pasteurs suisses, allemands et français, mais du clergé protestant américain, complètement sécularisé. Il s'agit, si vous voulez, de nouveaux nouveaux prêtres, de la deuxième génération, si l'on peut dire (mais justement, bientôt on pourra le dire), après celle qui a vu les contestataires-prêtres, les marxistes-prêtres, les violents-prêtres, les terroristes-prêtres. Ce sera la génération, et le règne, des clergymen-prêtres, des *organization men* ecclésiastiques qui *ne s'attaqueront pas au spirituel car ils en ignoreront jusqu'à l'existence*. Le prêtre marxiste, j'en suis persuadé, n'était qu'une étape, tout comme l'université marxiste ; nous entrons dans la phase du clergé catholique en paix avec son siècle, aimant le confort, pensant en businessman, un peu vulgaire pour montrer qu'il est démocrate et copain, mais sourd devant l'appel du Dieu vengeur et terrible, le Dieu des armées qui vomit les tièdes.
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247:131
Il n'est donc pas inutile d'esquisser ici le type de ce clergyman qui pourra devenir demain le produit ecclésiastique des sociétés industrielles. Produit neutre, qu'il soit prêtre, pasteur, rabbin même. En Amérique et depuis déjà longtemps, le pasteur protestant est businessman, et tout comme celui-ci, IL S'ADAPTE AUX PHASES SUCCESSIVES DE L'ÉVOLUTION DE LA SOCIÉTÉ, SANS EN JAMAIS CONTESTER LES FORMES ET LES BASES. Ainsi, ce n'est pas nouveau qu'il cherche à être « *socially relevant *», c'est-à-dire et plus simplement : *dans le vent*. Il a été témoin pas trop consterné de la transformation de son temple en lieu de réunion mondaine, sorte de club, même après que la vie urbaine a retiré à ce temple la nécessité de servir comme lieu de culture et centre social des régions rurales. Avec la même équanimité il a accepté que les collèges de fondation protestante sécularisent leur enseignement, leurs mœurs, éliminent la religion et n'en gardent que les traces d'un parfum qui s'évapore. Au lieu de la prédication hebdomadaire, ils ont accepté d'ouvrir leur porte d'abord à la publicité des capitalistes, ensuite à la propagande progressiste, aujourd'hui à la contestation des hippies et yippies. Un temple protestant (de la dénomination ou secte presbytérienne) vient de faire jouer pendant les cérémonies du dimanche une pièce consacrée à l'homosexualité. D'après un critique invité, c'était le traitement le plus franc de l'homosexualité qu'il ait jamais vu, le sujet de la pièce étant la célébration d'un anniversaire trempé d'alcool, donnée par un homosexuel en l'honneur de son « petit ami ». Le reste se devine...
Mais même s'il n'encourage pas ces mœurs un peu particulières, le clergyman reste l'homme le plus prosaïque du monde, un gars comme les autres, *en conformité parfaite avec le milieu*. Il parle aujourd'hui du sexe et de la révolution comme il dissertait hier de civisme et du comportement puritain. A Genève ou à Uppsala il appose sa signature aux appels les plus sanglants, pourvu que l'effusion du rang ait lieu dans les région lointaines dont il n'a qu'une vague idée abstraite. Il vote des résolutions saugrenues pour avoir bonne conscience lorsqu'il retourne à ses petites préoccupations bureaucratiques. Au sujet de celles-ci il est d'ailleurs assez despotique d'humeur, car il reconnaît volontiers deux idoles, l'organisation et l'argent. Justement, ce qui commence à déranger ses habitudes c'est la concurrence que lui fait l'Église catholique dont les prêtres, eux aussi, se tournent du côté des hippies, du jazz, du sexe, et de la contestation à tout bout de champ. Il fait bonne mine au « dialogue » mais il en est un peu inquiet ; il connaît la formidable organisation « d'en face » qui pourrait lui enlever sa raison d'être, sa clientèle, sa réputation d'avant-garde...
248:131
De temps en temps je me trouve confronté avec les représentants de cette race de clergymen à l'occasion de débats radiodiffusés ou télévisés. Je n'exagère pas en disant que je préférerais, et de beaucoup, avoir comme partenaires quelques commissaires du Kremlin ou des gardes rouges pékinois. D'abord, les communistes ont des convictions, tandis que mes clergymen n'en ont rigoureusement aucune. Je ne peux le résumer qu'en disant que le surnaturel leur échappe, mais qu'il est encore assez présent dans le milieu ambiant pour qu'ils le couvrent de sarcasmes. Cela est, hélas ! de plus en plus vrai parmi nos prêtres également ; mais là c'est encore une attitude neuve qui n'a pas marqué l'âme d'un certain pli. Lorsqu'un prêtre catholique nie publiquement le surnaturel, c'est comme l'enfant se croyant audacieux lorsque, la première fois, il tient tête à son père : la fraîcheur de l'insolence est encore écrite sur son front. Mais chez ces pasteurs il n'y a rien, absolument rien d'une foi en Dieu. En plus, leur formation académique ne les a pas préparés à l'art de suivre un raisonnement. Tout est question de sentiments, de gentillesse, de bonnes intentions, jamais d'une pensée profonde, d'une réflexion suivie, d'arguments valables ou disqualifiés.
Cette mentalité expose le pasteur à tous les vents qui soufflent du côté de la presse, de la radio et de la télévision. Sa conversation est d'une platitude inimaginable, ses réflexes ceux du commun dénominateur du milieu. Son costume, sa cravate, ses idées, ses articles, ses assemblées, sa vie de famille -- sont rigoureusement neutres, dans le sens de la conformité la plus effarante et la plus exaspérante C'est un être marqué par la Grande Bête au sens où il devrait être marqué par Jésus-Christ. Si le Seigneur le trouvait dans le Temple, il ne l'en chasserait pas car sa présence ne se manifesterait aucunement. S'il a une âme, elle est invisible.
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Bien que le pasteur trouve le prêtre sur son chemin comme concurrent, il n'en devient pas moins le modèle pour celui-ci. Cela est compréhensible à la lumière des événements : l'Église américaine, existant dans un milieu protestant, avait toujours l'air, avant même le Concile, d'un catholicisme très peu marqué par Trente.
249:131
Aujourd'hui que le souvenir de Trente ne pèse plus, le barrage qui a contenu les attitudes puritaines du clergé est rompu, et le catholicisme dans le monde entier, mais avant tout aux U.S.A., accomplit son *apertura à Luther*. Surtout dans ce pays où il ne peut guère être question d'une phase marxiste avant le Grand Soir de la foi, son effondrement dans le protestantisme cent pour cent sécularisé, le modèle unique pour le prêtre catholique en rupture d'obédience est, sans doute possible, le clergyman. Ceci malgré le fait que ce dernier a totalement échoué dans sa mission d'insuffler l'esprit évangélique dans les âmes, et qu'il a cédé au businessman, au psychanalyste, au manipulateur de la télévision. Le prêtre américain ne voit guère d'autre choix, aussi cherche-t-il soit l'accord de principe et de comportement avec son collègue protestant, soit le dépassement vers la révolution. Dans le premier cas, il cherche à établir que la « de-romanisation » de l'Église et son « américanisation » la ramène sur la voie du progrès, des attitudes enfin compréhensibles et humanisées ; dans le deuxième cas il disserte, comme le P. Denis Fahey dans un livre récent, sur le « corps mystique du Christ lequel, en se déchirant, a donné naissance à la société capitaliste, mais que l'Église va reconstituer en s'attaquant à la société capitaliste. »
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Revenons à la question, posée au début, de savoir si les pays occidentaux se trouvent sur la voie de la marxisation ou de l'américanisation. Malgré les passages que je viens de citer, et que l'on pourrait évidemment multiplier des deux côtés de l'océan, je pense qu'il s'agit moins de prêtres marxistes que de prêtres de formation moderne, désaxés par le mode de vie américain, par la pédagogie nouvelle. La tendance de la société contemporaine pousse ses membres vers l'adoption de slogans superficiels, de conclusions sommaires, de déclarations fracassantes et utopiques. Cette vacuité, dissimulée sous un extérieur provoquant, symbole du style américain, marque l'école ainsi que l'Église dans la période où il nous est donné de vivre. Un coup d'œil sur la terminologie de l'école deweyenne et sur l'Église aggiornamentisée nous révèle le mal qui leur est commun.
250:131
La salle de classe où les têtes ne travaillent plus, reçoit le nom d' « atelier de travail » (*workshop*) ; les *crédits* que l'on amasse dans les collèges américains indépendamment de ce qu'ils proviennent de l'apprentissage philosophique ou d'un cours sur le bon usage du téléphone, ont à présent nom d'*unités* *de valeurs* dans les nouvelles écoles françaises ; ce qui, aux États-Unis, s'appelle *area studies,* l'étude superficielle de quelques aspects d'une région telle, par exemple, l'Afrique occidentale, est devenu « formule pluridisciplinaire » dans le langage edgarfaurien ; on commence, en France, à établir dans les classes des « graphiques individuels », car en décourageant l'excellence, c'est-à-dire une norme haut placée, on en vient à l'idée que chaque élève doit ne concurrencer que lui-même. Or, *cela se fait aux U.S.A depuis au moins quarante ans,* au nom d'un apôtre plus fort que Marx : John Dewey.
De même dans l'Église : on dit « mission pastorale » lorsqu'on cherche à scandaliser et à brutaliser les fidèles ; on insiste que le PEUPLE *chrétien* a voix au chapitre quand en vérité on le submerge sous la dictature des bureaucrates ecclésiastiques, on parle de *pluralisme* dans les formes tout en supprimant l'une des formes, la liturgie latine. On « expérimente » à l'intérieur de l'église, mais c'est pour y installer des pages de la revue *Playboy* à la place des stations du chemin de croix (à Oklahoma) ; on se dit membre (persécuté) de l'Église du maquis (« underground Church »), quand on fait publier des textes accusateurs contre l'évêque dans les journaux avant même de confronter cet évêque avec la substance de l'accusation...
Voilà les méthodes et la substance, si l'on ose dire, de la réforme dans l'école et dans les Églises. Cette œuvre de destruction pourra évidemment frayer le chemin au marxisme ; j'avoue y voir plutôt une décatholisation, une rupture fatale avec la civilisation méditerranéenne. Nous entrons dans la civilisation luthérienne-nordique, celle de l'action pure où les concepts et les mots perdront leur sens et deviendront parasitaires ; ils ne pourront plus guider l'action qui s'émancipe. A présent où on redonne des titres aux personnalités derrière le rideau de fer, le gouvernement américain, dans les circulaires sur l'impôt, s'adressant à tous, dit « travailleurs » (*workers*). On glisse vers la société utopique avec ou sans passage par la phase marxiste comme étape intermédiaire.
251:131
L'homme est bon pour Dewey autant que pour Marx, et lorsque le premier cherche à transformer les institutions dans un sens plus démocratique, il entend par là ce qu'entendit le second par l'abolition de l'État : dans les deux cas la société, enfin émancipée des structures de toute sorte et pénétrée directement par le parfum de la bonté humaine, devient la réalisation suprême de l'histoire. C'est la raison profonde du travail de démolition de toute civilisation se passant devant nos yeux : On n'a plus besoin d'institutions, soit de l'Église, soit de l'école, car on fait confiance aux valeurs humaines libérées de toute entrave. Pourquoi étudier dans un monde déjà transformé par la science ? Pourquoi adorer autre chose que soi-même dans un monde rendu parfait ?
Thomas Molnar.
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### Supplément à l'hérésie des évêques
par Marcel De Corte
IL Y A TOUJOURS EU des évêques inintelligents, mais ambitieux. Au temps d'une studieuse jeunesse, où je me livrais aux délices de la paléographie, je me souviens d'avoir vu dans un manuscrit médiéval l'image d'un âne mitré qui en était vraisemblablement le symbole. Cette époque solidement chrétienne était exigeante : elle ne ménageait guère les clercs dépourvus des qualités naturelles et surnaturelles nécessaires à l'exercice de leurs fonctions sacerdotales.
Ces prélats dépourvus de sens, mais satisfaits de leur position, compensaient au moins leur vésanie par un mutisme de bon aloi. C'est du moins ce qu'on peut conclure des silences de la chronique à leur sujet.
Il n'en est plus de même aujourd'hui. Il est vrai que nous sommes, selon nos évêques, en pleine « mutation » et que les mutants, selon les biologistes, sont presque toujours affligés de déformations.
Ne nous étonnons donc pas des aberrations épiscopales. J'en ai relevé pour ma part des centaines. Ce qui sort aujourd'hui de sottises des bouches destinées à nous instruire des vérités nécessaires à notre salut est tout bonnement effarant. On profère les pires insanités avec un aplomb qui passe toute mesure. Je commenterai, lorsque l'occasion s'en présentera, l'une des plus diamantines, celle que lança le cardinal Suenens paradant et pétaradant devant des journalistes : « Vous êtes, leur dit-il, les théologiens de l'actualité ! ». C'est ce qu'on appelle « la théologie des signes du temps présent ».
253:131
Il me faut ici parler du problème général que pose, au croyant que je suis et sans doute à d'autres, cette incontinence extraordinaire de tant d'évêques en propos futiles et creux. Pourquoi ces airains sonores et ces cymbales retentissantes ? Pourquoi ces évêques nous débitent-ils des calembredaines, des paroles qui n'ont point de sens au lieu de vérités définies par leur correspondance au réel ?
L'exemple de l'évêque Elchinger de Strasbourg est typique à cet égard. Il est en effet le condensé de toutes les sornettes épiscopales d'aujourd'hui.
A un auditeur de Radio-Luxembourg qui regrettait de n'avoir pas en France l'équivalent du catéchisme hollandais, dont on sait qu'il est bourré d'hérésies, l'évêque répondit : « *Je comprends que l'on souhaite un livre semblable en France... Le succès remporté par le catéchisme hollandais est extraordinaire et cela provient précisément du fait qu'il a adopté un langage que l'homme d'aujourd'hui peut comprendre. Ce problème du langage religieux est très important. Il ne s'agit pas d'adapter les vérités chrétiennes aux besoins actuels ; la vérité ne change pas, c'est sa formulation, c'est sa présentation qui doit changer car, si Dieu a pris la peine de nous parler à travers une histoire, à travers des textes, c'est pour que nous comprenions ce qu'Il veut nous dire, pour que son message pénètre en nous. Utiliser un langage* « *anachronique *» *pour parler de Dieu, se servir de catégories intellectuelles qui ne représentent plus grand chose pour l'homme technique d'aujourd'hui, cela équivaut, dans une certaine mesure, à trahir le message de Dieu, à le défigurer, et il s'agit par un langage nouveau de restituer à la parole de Dieu toute sa vigueur, sa nouveauté, sa densité vitale. *»
Si la sottise est le contraire de l'intelligence et si l'intelligence est entière dans son adaptation au réel, nous avons sous les yeux l'exemple, le plus pur peut-être, de « ces balivernes », comme dit Stendhal, « que plusieurs coteries veulent faire passer pour des vérités ». En matière de foi, de telles bévues s'appellent des hérésies.
254:131
Je ne regrette pas du tout de passer pour un Grosjean qui en remontre à son curé, d'abord parce qu'il le faut bien en ces temps infortunés où nous sommes, ensuite parce que l'évêque Elchinger n'est pas le mien et, le fût-il, que je récuserais jusqu'à la mort les folies qu'il veut me faire croire et qui sont bel et bien le contraire de la foi.
Il faut avoir l'esprit tourneboulé pour avancer que la vérité ne change pas lorsque sa formulation change. Il est déjà difficile de dire, lorsqu'il pleut, autre chose qu' « il pleut », sans tomber dans l'amphigouri ou dans le bizarre. Lorsqu'il s'agit de formulation, au sens propre du mot (« *action d'exposer avec précision dans une forme déterminée que l'on est convenu ou tenu de respecter pour exprimer une idée, énoncer une règle ou exposer un fait *»*,* dit mon Robert, édition 1968), et de la formulation des vérités essentielles de la foi, n'en déplaise à tous les novateurs à la matière, il n'est guère de changement possible dans la présentation. Le *Credo* de Nicée a suffi à des centaines de générations de chrétiens. Il a nourri des milliers de saints. Le changement majeur que la traduction française y a introduit devrait éclairer les cervelles les plus ténébreuses : en substituant « *le Fils de même nature que le Père *» au « *Fils consubstantiel au Père *»*,* nos évêques, comme l'a montré Étienne Gilson, ont viré d'un bloc vers le schisme. On attendra encore longtemps le saint ou la sainte que susciteront de tels tripotages de la foi.
Dans l'expression d'une vérité quelconque, il existe selon l'admirable jugement de La Bruyère, « un point de bonté et de maturité comme dans la nature » en deçà ou au delà duquel la vérité s'aplatit ou se boursouffle : il faut ces mots-là, et point d'autres, ni plus ni moins.
Qu'on ne vienne pas me rétorquer : « Comment ferez-vous alors pour présenter pé-da-go-gi-que-ment les vérités de la foi aux enfants ? Ne serez-vous pas obligé de les formuler autrement ? » Ma réponse est Non. J'ai sous les yeux une merveille : le *Catéchisme des plus petits enfants* du Père Emmanuel, réédité sous la marque de Martin Morin. Lorsqu'il s'agit d'amener l'enfant au seuil des vérités de la foi, ce bon pédagogue invente ses voies conformément à l'âge de son élève. Mais dès qu'il entre dans leur mystère, il emploie les formules traditionnelles à peine allégées.
Comment, du reste, la formulation des vérités de la foi pourrait-elle changer sans altérer les vérités elles-mêmes puisque les mots sont les signes des concepts et les concepts les signes des choses ? Si nous changeons les mots, nous changeons en définitive les choses.
255:131
Il en est des formules de la foi comme d'un poème pour saisir vraiment les réalités qu'il signifie, il faut l'apprendre par cœur, se le chanter à soi-même et, à travers le retour incantatoire des mêmes mots, saisir de plus en plus profondément le mystère dont ils sont porteurs. Toutes les religions du monde l'ont fait. Le christianisme l'a fait pendant deux millénaires. Ses saints, ses fidèles ont engrangé et engrangent encore dans leur mémoire des passages entiers de l'Évangile et de cet abrégé de théologie qu'est le catéchisme. Bossuet connaissait la Bible au bout des ongles et son catéchisme du Concile de Trente. La nature humaine l'exige : la foi élève l'homme jusqu'à Dieu dont l'immuabilité retentit jusqu'aux termes dans lesquels il se l'exprime dévotement à lui-même. Le caractère fixe et inaltérable de la Sainte Liturgie et des prières que nous adressons à Dieu dérive de sa Source qui est en même temps sa Fin.
Loin d'être un carcan mécanique, comme l'avancent les imbéciles, ces formes définies sont des artères nourricières. Celles-ci ne suivent pas un chemin capricieux. Porteuses de vie, elles ont la caractéristique même de la vie : maintenir des types stables contre toutes les forces de dissolution et de mort.
C'est pourquoi l'on tombe ici d'accord avec l'évêque Elchinger lorsqu'il assure que « *le problème du langage religieux est très important *». L'évêque, Elchinger nous donne même la raison expresse de cette importance extrême, mais aussi de son aveuglement et de sa fatuité à l'égard de la portée de ses propres paroles. Le succès « *extraordinaire *» du catéchisme hollandais, nous dit-il, est dû « *au fait qu'il a adopté un langage que l'homme d'aujourd'hui peut comprendre *».
Comment ne lui est-il pas venu à l'esprit que les hérésies dont ce catéchisme est plein et qu'une commission de cardinaux a décelées sont précisément dues à ce changement de langage ? Toutes les hérésies, tous les schismes sont fondés sur des changements apportés au langage religieux traditionnel. Les historiens du christianisme le savent. On change les mots *pour* changer les choses.
L'évêque Elchinger l'ignore. Sa méconnaissance s'explique : il partage toutes les doctrines hétérodoxes du catéchisme hollandais *en leur racine.* Le mieux est qu'il l'avoue. Rarement on a vu évêque étaler (et prêcher) son hérésie avec tant de complaisance.
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Relisons son texte. Laissons tomber l'affirmation pour la forme que « *la vérité ne change pas *». Laissons de côté cette évidence que « *Dieu a pris la peine de nous parler à travers une histoire *», quitte à souligner simplement le discret appel du pied de l'évêque au changement et au relativisme que l'histoire comporte pour l'homme d'aujourd'hui. L'évêque ne sait-il pas que l'histoire de la Révélation est close avec le Christ ? La Foi se trouve désormais définie et les dogmes nouveaux ne sont jamais que l'explication des dogmes antérieurs issus eux-mêmes de la Révélation évangélique.
L'important n'est toutefois pas là. Il est dans la « pastorale » de l'évêque, dans sa façon à lui, évêque, d'exposer les vérités de la foi aux hommes de notre temps, dans le langage qu'il a choisi pour s'exprimer et qui exprime de fait son attitude personnelle vis-à-vis des ouailles dont il a la charge.
« *Utiliser un langage* « *anachronique *» *pour parler de Dieu, se servir de catégories intellectuelles qui ne représentent plus grand chose pour l'homme technique d'aujourd'hui, cela équivaut, dans une certaine mesure, à trahir le message de Dieu. *»
Voilà bien la subversion dans l'Église, celle qui se dissimule sous le tissu d'une nouvelle conception de Dieu et sous la doublure d'une nouvelle parole divine, revue et corrigée par l'évêque. Laissons donc « *dans une certaine mesure *», introduit par précaution oratoire : les brebis, sans cette incise, flaireraient le loup. Laissons donc « *l'homme technique *», traduction en un français douteux d'un *homo technicus* qui surnage probablement du naufrage du latin d'Église dans une cervelle épiscopale. Disons plutôt : « l'homme dont la technique est le seul instrument de pensée et d'action » ou simplement « le technicien », l'homme qui s'identifie de plus en plus avec sa fonction.
Adapter la foi au goût du « technicien » est proprement une monstruosité.
En effet, il faut d'abord évacuer à cette fin toute la philosophie et toute la morale traditionnelles de l'Église et de l'homme occidental que l'Église a formé. C'est ce que fait, d'une seule émission de voix, sereine et meurtrière, l'évêque Elchinger :
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*Tout ce que les génies les plus éminents, tout ce que les Pères de l'Église, les Papes, la Hiérarchie, les Conciles, tous ce que les Saints antérieurs à* « l'homme technique d'aujourd'hui » *ont pu dire de la nature et de la grâce est nul et non avenu. Nous savons maintenant que rien n'est et que tout évolue, que les concepts et le langage des siècles passés* « ne représentent plus grand-chose » *pour nos contemporains et que continuer à les employer* « équivaut... à trahir le message de Dieu ». *C'est moi qui vous le dis et vous devez me croire. J'ai la charge de vos âmes. Je dois les décalaminer. Vous voyez que j'emploie le langage de* « l'homme technique » *de mon temps. Deux millénaires d'assujettissement à une philosophie et à une morale de la permanence ont déposé sur elles une croûte qui les grippe. Je dois les réaléser selon les impératifs d'un siècle où se découvre enfin -- ô bonheur, ô ravissement, ô révélation cette fois authentique -- que tout change et qu'au-delà de la métamorphose du langage et des concepts, il y a la grande et définitive mutation de l'homme, du monde et de Dieu. Elle a été annoncée par Marx, par Teilhard, par tous ceux qui disposent désormais, grâce à leur science et à leur technique, des moyens invincibles de rénover toutes choses. Je suis de ceux-là. C'est comme je vous le dis.*
Analysez le texte que j'ai cité, et, quoi que vous fassiez, vous aboutirez à cette fantastique conclusion que son auteur extravague.
Si vous estimez que l'expression intellectuelle et orale de la vérité ne peut guère varier que dans d'étroites limites, à peine d'anéantir la vérité elle-même et son essence immuable, cela est évident.
Si vous estimez, au contraire avec l'évêque lui-même, que l'expression intellectuelle et orale de la vérité varie profondément et essentiellement selon les époques, l'évidence est plus étincelante encore. Car enfin il faut à l'évêque Elchinger un cerveau gigantesque et une intelligence surhumaine pour saisir le seul critère qui lui permettrait d'établir que les relations de l'homme à la vérité varient selon les temps et qu'à cet égard « *le langage nouveau *» de « *l'homme technique d'aujourd'hui *» surpasse tous les autres puisqu'il restituera « *à la parole de Dieu toute sa vigueur, sa nouveauté, sa densité vitale *». Ce critère ne peut être que Dieu lui-même. L'évêque Elchinger échappe au relativisme universel. Il connaît Dieu comme Dieu se connaît. L'évêque Elchinger est Dieu.
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C'est absurde, mais c'est ainsi. L'argumentation de l'évêque Elchinger ne se comprend que si l'évêque Elchinger se prend pour Dieu, pour le seul être capable de mesurer l'écart entre l'Absolu et les représentations relatives que s'en fait l'homme.
Ai-je à craindre que certains lecteurs ne m'inculpent ici de verser dans le pamphlet ? Ma conscience bien informée le nie. Je me trouve devant un texte. J'en recherche le sens. Ce n'est pas ma faute si je découvre que ce texte ne peut avoir d'autre signification que celle qu'il a manifestement -- tout le monde me l'accordera, je pense -- et, si, à la manière du psychiatre, je constate que son auteur s'identifie inconsciemment à l'Absolu en l'écrivant. Bien sûr, l'évêque Elchinger ne se croit pas Dieu à la façon d'un fou qui devrait être colloqué dans un asile. C'est plus grave. L'évêque Elchinger se croit Dieu parce qu'il professe une philosophie dont les principes l'incitent à se prendre pour Dieu. L'évêque Elchinger divague dès qu'il se met à raisonner, autrement dit : dès qu'il se met à « philosopher ». L'évêque Elchinger délire parce qu'il a une philosophie délirante.
C'est d'ailleurs le cas de bon nombre de ses collègues. Un vent de folie passe sur l'Église, sur la Hiérarchie. Ce n'est pas la première fois sans doute. Mais ce coup-ci, c'est un ouragan. Tout le monde en convient. Combien de fois n'entendons-nous pas dire d'un clerc, haut ou bas perché : « Mais c'est fou, ce qu'il dit là ! » Il semble même que ces clercs prennent un malin plaisir à choquer leurs frères en religion. Le mot m'est venu, malgré moi : « Ça c'est malin », c'est-à-dire : « ça c'est du Malin ». Satan balaie son aire.
Sur la Grâce, le Diable n'a aucune prise. Son domaine est le monde et ce n'est pas du tout par hasard que mondain signifie vain, vide de sens. Le premier soin de Satan, lorsqu'il envoûte une âme, est de lui enlever l'intelligence, faculté du réel, qui, par le réel, raccroche l'homme à Dieu, principe immuable de toute réalité, et l'empêche ainsi de déraisonner. Son second est de substituer à l'intelligence ainsi privée de sa relation au réel, une imagination ouverte à toutes les chimères.
Notre diagnostic le montre.
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La seule philosophie qui puisse, dans la mesure du possible, éviter à l'intelligence d'errer est la philosophie grecque. Selon cette philosophie, le monde n'apparaît comme en mouvance continue qu'à un regard superficiel, rivé à une vue animale des choses. En réalité, tous ces mouvements, au premier abord insaisissables et inintelligibles dont l'univers est tissé, émanent de principes d'action stables que leurs propriétés permanentes permettent de connaître d'une manière sûre. Aucune science ne serait possible sans eux. Il n'y aurait rien de vrai dans les jugements que l'homme profère à leur sujet ni dans les paroles qui les traduisent sans ces natures immuables dont le monde est fait. C'est le propre de l'intelligence humaine de découvrir ces natures et d'y faire correspondre tout ce qu'elle en pense et en dit.
Ainsi se constituent une connaissance et un langage scientifiques qui participent à la constance et à l'invariabilité de leurs objets. Il sera toujours vrai de dire que l'homme est un animal raisonnable, volontaire et libre, parce que sa nature est telle de naissance et qu'elle ne changera jamais à moins que l'homme ne disparaisse.
De là suit une morale naturelle qui fait dépendre de la correspondance des actes raisonnables, volontaires et libres de l'homme aux fins de la nature humaine : conservation, procréation, accomplissement de l'être humain, plénier, orientation vers Dieu, la bonté de ces actes et, dans le cas contraire, leur malice. C'est ce qu'on appelle la loi naturelle que tout homme est tenu de respecter quelle que soit sa situation. Dès que l'homme détourne ses activités de leurs fins naturelles, il substitue l'artifice à l'ordre établi par l'Auteur de la nature et l'arbitraire de la créature à l'organisation de son être voulue par le Créateur.
Cette philosophie et cette morale d'inspiration grecque ont été celles de l'Église jusqu'à Vatican II. Elles sont éminemment raisonnables. Elles sont en accord avec la nature du monde et avec la nature de l'homme. Ce sont elles qui ont permis à la théologie chrétienne de ne point s'égarer dans de vaines fantasmagories comme le firent les spéculations religieuses des autres croyances dont la plupart confinent à l'aberration. Si l'instrument de la théologie n'est pas l'intelligence respectueuse de la nature du monde et de la nature de l'homme, il ne peut plus être que l'intelligence qui les nie et, se niant par là elle-même, se détruit et fait place à l'imagination fabulatrice.
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Sans cette soumission à l'ordre naturel que les théologiens chrétiens ont héritée de la philosophie grecque, leur systématisation du donné surnaturel contenu dans l'Évangile aurait dégénéré en visions bien liées pareilles aux extravagances cohérentes des mythologies orientales et de la gnose. Les hérésies ne proviennent pas seulement d'un dépeçage du surnaturel, elles naissent d'une obturation de l'intelligence qui, incapable désormais de saisir le vrai dans l'ordre naturel, se révèle incapable d'argumenter sans erreur dans l'ordre surnaturel. Qui ne peut pas le moins ne peut pas davantage le plus.
L'évêque Elchinger qui, d'un coup de langue, balaie « *les catégories mentales *» périmées de la théologie traditionnelle, fort à même, selon sa superbe, de « *trahir le message de Dieu *» est précisément dans cette situation.
Il est hérétique parce que sa philosophie (et sa morale) est faussée dès le principe.
Il le déclare sans ambages, lorsqu'il affirme que la foi doit désormais s'accorder à la mentalité de « *l'homme technique d'aujourd'hui *». Non content de contester l'existence de natures et de normes stables sur lesquelles la connaissance surnaturelle de Dieu peut s'appuyer sans faiblir, parce que ces natures et ces normes viennent de Dieu lui-même, il se proclame partisan d'un néo-christianisme qui, sous le masque d'un « *langage nouveau *» et sous le couvert d'un *aggiornamento* apparemment verbal et réellement subversif, sera une religion de l'homme, créée par l'homme et pour l'homme.
Relisons notre texte pour en exprimer tout le sens : « *Utiliser un langage* « *anachronique *» *pour parler de Dieu, se servir de catégories intellectuelles qui ne représentent plus grand-chose pour l'homme technique d'aujourd'hui, cela équivaut, dans une certaine mesure, à trahir le message de Dieu, à le défigurer, et il s'agit par un langage nouveau de restituer à la parole de Dieu toute sa vigueur, sa nouveauté, sa densité vitale. *»
Puisque l'évêque Elchinger ne nous donne aucun exemple de ce langage « *anachronique *», nous lui en suggérerons un, et qui s'impose. « *L'homme technique d'aujourd'hui *» ne connaît plus ni berger ni brebis. La civilisation pastorale à laquelle se réfère le Christ n'a aucune signification pour lui. Mais il connaît son syndicat et son chef de syndicat, son parti et ses meneurs. Ce langage lui dit quelque chose.
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Voilà donc « *le langage nouveau *» qu'il faut employer pour traduire les paraboles à l'usage de « *l'homme technique d'aujourd'hui *» ! A son défaut, on parlera d' « animateur culturel », d' « entraîneur sportif », de « responsable des quêtes pour le Nord-Vietnam » !
L'évêque Elchinger est tout prêt à endosser tous ces titres, même celui de « chef d'orchestre de jazz » : n'a-t-il pas autorisé, en sa cathédrale, « à titre expérimental » on expérimente aujourd'hui sur l'âme chrétienne comme sur le corps -- une messe en *blues*, en *boogie*-*woogie*, en *slow* ou en *swing,* à moins que ce fût en *yé-yé,* mon souvenir défaille sur ce point ?
« Se faire eunuque pour le Royaume des Cieux », cela n'a aucun sens pour « *l'homme technique d'aujourd'hui *». On dira plutôt à « *l'homme technique *» formé à la connaissance des contraceptifs depuis l'école primaire : « refouler ses désirs sexuels ». Si la chose ne lui est pas possible, on suivra la formule de l'évêque Boillon de Verdun : « empêcher la rencontre du spermatozoïde et de l'ovule ». Voilà « *le langage nouveau *», accessible aux masses !
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Il y a cependant plus grave encore que ces turpitudes : c'est la manière de penser de « *l'homme technique *» qu'on introduit comme un explosif dans l'Église.
*Connaître*, pour un technicien quelconque, s'identifie à *faire*, fabriquer quelque chose, introduire une forme dans une matière. Le technicien est l'homme de l'art, l'artisan, l'ouvrier, dont l'activité passe dans un objet extérieur à lui-même et vise à transformer cet objet d'une manière ou d'une autre. Loin de recevoir son objet du monde extérieur et de s'y soumettre, comme le font le philosophe ou le savant formés aux disciplines traditionnelles, le technicien projette une représentation mentale dans un objet qu'il se subordonne et qu'il modifie. C'est donc lui-même en quelque sorte qu'il incorpore à la chose qu'il fabrique et c'est de lui-même qu'elle tient son être.
Le propre des objets techniques façonnés par l'homme est donc d'exister pour l'homme. Ils n'ont pas d'existence par eux-mêmes, de « réalité-en-soi » comme disent les philosophes. Ils sont entièrement suspendus comme tels à la subjectivité créatrice de l'homme qui les domine, les utilise et en fait exactement ce qu'elle veut.
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Une maison bâtie par l'homme n'existe que pour l'homme : s'il n'y avait pas d'homme, il n'y aurait pas de maison. Un vêtement du pain, du vin n'existent que pour l'homme, et ainsi de suite. Le « monde technique » où nous sommes se réfère de fond en comble à l'humanité laborieuse qui l'a construit. Il existe par elle et pour elle. Tout en lui provient de ce sujet collectif et fait retour à ce même sujet collectif. La matière dont il est fait n'échappe même pas à « *l'homme technique *» qui la remodèle et la refait pour ainsi dire par son action créatrice.
Le « monde technique », le seul qui existe pour « *l'homme technique d'aujourd'hui *» est donc l'œuvre de l'homme. L'homme y redécouvre sa propre image. Et comme il n'y a pas pour lui d'autre monde que celui-là, il en est le dieu ou, à tout le moins, le démiurge.
Si l'on applique ce type de connaissance aux choses de la foi, à la suite de l'évêque Elchinger, on s'aperçoit immédiatement que les réalités dont parlent l'Évangile et le dogme n'ont plus d'existence réelle. Tout leur être est suspendu à la subjectivité créatrice du croyant qui y adhère. A la limite, il importe peu ou il n'importe pas que le Christ n'ait existé ni qu'il ait prouvé qu'il est Dieu par Ses miracles et par Sa résurrection. Ces données historiques ne sont telles que pour le fidèle. Et la preuve en est que, pour l'incroyant, ces données historiques n'ont aucune existence réelle : ce sont des fables que l'homme a composées comme il a créé une infinité d'autres objets techniques. C'est la croyance qui fait l'objet surnaturel appelé Christ et sa résurrection.
Comme on le voit, la nouvelle théologie que les évêques du calibre Elchinger veulent construire pour « *l'homme technique *» est radicalement hérétique. Nous disons bien : RADICALEMENT HÉRÉTIQUE. Il est dans la logique de cette hérésie de proclamer que Dieu et le Christ n'existent que par les évêques et pour les évêques, comme des objets techniques, les seuls qui aient le droit d'exister pour « *l'homme technique d'aujourd'hui *».
Dans cette théologie, il n'y a plus rien de surnaturel. Il n'y a rigoureusement plus rien que l'homme n'ait *fait* lui-même, qui ne dépende de sa foi fabricatrice de son objet, qui ne soit l'œuvre de sa subjectivité religieuse, et, comme disent les théologiens bataves dont s'inspire l'évêque Elchinger, « de l'attitude vitale de l'Homme qui vit ces vérités de foi ».
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Le nouveau catéchisme hollandais et, plus furtivement, le nouveau catéchisme français (dont on peut parier à coup sûr que l'évêque Elchinger n'en veut point d'autre) sont des exposés hérétiques de la foi catholique. La Grâce venue d'En Haut, par un don purement gratuit de Dieu même, par la naissance et par la mort essentiellement généreuses de Notre-Seigneur Jésus-Christ, se révèle en dernière analyse une création de « *l'homme technique *», la seule du reste qu'il comprenne. C'EST LA PIRE DES HÉRÉSIES. Elle ruine tous les articles du Credo, puisqu'elle les fait dépendre de l'Homme, individuel et collectif. La Foi n'est plus un don de Dieu à l'homme, mais un don de l'Homme à l'Homme et aux hommes, une libéralité qu'il se fait à lui-même. Il n'y a plus de Transcendance ni de Mystère. Il n'y a plus que l'immanence la plus fondamentale qui soit.
Le second aspect de la mentalité technicienne à laquelle l'évêque Elchinger veut assujettir les réalités de la foi le prouve sans discussion. Pour le technicien, l'objet construit par sa technique n'a aucun mystère : il est transparent de part en part. Comment cèlerait-il en lui la moindre donnée inaccessible à la raison de l'homme créateur, puisque l'homme créateur le domine. Tout ce que l'on *fait* au sens propre, on le sait. L'intelligence ouvrière comme telle n'admet aucune Transcendance, ne tolère aucun Mystère. Alain l'a montré depuis belle lurette dans l'exemple célèbre du boulon fileté. C'est d'ailleurs sur ce type d'intelligence, le seul qu'il connaisse (exactement comme l'évêque Elchinger) que Marx fonde son athéisme.
L'athéisme pointe partout, dès qu'on se refuse à utiliser la forme spéculative de l'intelligence, la seule qui soit soumise entièrement à son objet, soit au niveau de la théologie naturelle, soit à celui de la théologie révélée. Lorsqu'on ne veut plus être « anachronique », on devient alors « catachronique » : on est en avance sur son temps, on précède l'Histoire, on est le prêtre de l'Avenir, on ouvre tellement des portes et des fenêtres dans l'édifice déjà branlant de l'Église que celui-ci menace, faute de murs et d'étais, de s'effondrer au plus léger souffle.
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On en arrive de la sorte, par cette logique implacable de la démesure dont les Grecs -- encore eux ! -- avaient calculé les étapes et le saut final dans l'abîme, à ce christianisme sans Dieu et à cette religion « horizontale » de l'Homme dont les nouveaux théologiens gavent les mentalités post-conciliaires et qui se dégorge dans la plupart des homélies que nous entendons : la parole de Dieu devient la parole de l'homme idolâtre de lui-même. Entre le texte de l'évêque Elchinger et les élucubrations de l'évêque anglican dans *Honest to God*, il n'y a pas l'épaisseur d'un cheveu.
Toutes les « théologies des réalités terrestres » dont nous sommes accablés, de la théologie du sexe à la théologie de la révolution en passant par la théologie des peuples en voie de développement, sont, plus ou moins encore saupoudrées de religion traditionnelle et parsemées de débris du culte naguère encore rendu à Dieu seul, le maquillage de l'adoration que l'homme d'aujourd'hui, abandonné à la fascination de la technique par ceux-là mêmes qui devraient l'en sauver, se voue à lui-même comme créateur et fin d'un univers de plus en plus artificiel d'où les natures et la Nature se trouvent progressivement exilées.
Il suit de là que, selon la mémorable formule -- bien « *technique *» celle-là *--* de l'évêque Schmitt de Metz, compère de l'évêque Elchinger de Strasbourg et président de la Commission doctrinale de l'Assemblée épiscopale française, « *la socialisation est une grâce *». Le phénomène technique et le phénomène de socialisation sont l'avers et le revers du subjectivisme dont nos évêques sont littéralement obsédés. « *L'homme technique *» pour qui *connaître* équivaut à *faire* ne peut plus se rencontrer avec autrui dans la même soumission à une vérité objective qui ne dépend pas de lui. Pour qu'il rejoigne autrui, et qu'autrui le rejoigne, il faut que tous deux soient associés dans une même activité laborieuse, dans la même construction d'un monde nouveau : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! »
« *La socialisation est une grâce *», mais pas plus que toute autre grâce, elle ne vient de l'extérieur abhorré, de ce monde surnaturel qui ne dépend pas de l'homme et dans le don duquel l'homme s'aliénerait. La socialisation est la grâce suprême que l'homme se donne à lui-même. Elle est *immanente* à l'homme. Parti du subjectivisme radical, l'homme rejoint toutes les autres subjectivités, sans s'aliéner, en se livrant avec elles à l'édification d'une société nouvelle.
Comme le disent nos évêques, disciples de Mounier, c'est vers la Cité indivisiblement « personnaliste et communautaire », propre à « *l'homme technique d'aujourd'hui *», que nous orientons désormais les fidèles.
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-- *Sur cette route, nous rencontrons les marxistes et nous leur donnons cordialement la main. Chefs du syndicat des croyants, nous collaborons avec les chefs des syndicats communistes. Nous sommes ceux que Staline appelait si justement* « les ingénieurs des âmes ». *Formés à la technique de la transformation des âmes comme* « *l'homme technique d'aujourd'hui *» *à la transformation de la matière et à la fabrication d'objets artificiels, nous constituons pour le marxisme dont l'Histoire garantit le triomphe, un appoint irremplaçable. Si l'homme est bien l'avenir de l'homme, comme disait Marx, c'est nous, évêques, convaincus qu'il n'y a pas d'autre religion possible pour* « *l'homme technique *» *de notre temps que la nôtre, qui apporterons au socialisme les troupes de renfort dont il a besoin pour assurer sa victoire universelle. Nous aussi, évêques, nous avons plus que quiconque le droit de participer au gouvernement du Royaume de Dieu sur la terre dont l'autre aspect est le Royaume de l'Homme sur la terre.*
Les ressorts de cette « pastorale » sont visibles : ce sont ceux de la volonté de puissance. On a toujours les conséquences. « Nos actes nous suivent. » Lorsque la pensée de l'homme, fût-elle d'un évêque, n'accepte plus de se soumettre à la réalité, sa volonté de puissance débridée s'élance à toute allure. L'adage le dit : *sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas*, l'arbitraire suit l'abandon de l'intelligence fidèle au réel. Là où il n'y a plus de raison qui limite et guide la volonté, il n'y a plus que la volonté sans frein. Depuis un demi-siècle que je les observe, je n'ai jamais rencontré de clerc rebelle au « *langage anachronique *» *et* aux « *catégories périmées *» de l'Église traditionnelle, qui ne fut un despote dissimulant mal son appétit de domination. Saint Pie X, qui les connaissait mieux encore, l'a dit dans son Encyclique sur le Modernisme.
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Il est bien vrai, comme l'écrit et le prouve Jean Madiran dans un livre pénétrant, que *l'hérésie du XX^e^ siècle est celle des évêques*. Aux exemples qu'il analyse j'ajoute le mien. Il en est d'autres. Il y en aura d'autres encore. Au moment même où j'écris, j'apprends que la Hiérarchie hollandaise, unanimement corrompue par la pseudo-philosophie subjectiviste dont nous avons parlé et unanimement ensorcelée par la religion de l'homme, vient de se dresser unanimement contre l'enseignement traditionnel de l'Église en matière de transmission de la vie humaine. Cet épiscopat ne comprend plus « *le langage *» du Pape dans *Humanæ vitæ.* Il n'adhère plus aux « *catégories intellectuelles *» dont il use. Et du coup, il se révolte contre les réalités que ce « *langage *» désigne et que ces « *catégories *» nous font comprendre. C'était inévitable.
Pour peu que l'évêque Elchinger précise sa pensée, il en sera un jour de même. Sa bouche souffle pour l'instant le *oui* et le *non* à la fois. Mais personne, fût-il évêque et habile à jeter la poudre aux yeux, à s'envelopper de sophismes, de réticences et d'ambiguïtés, ne résiste au principe de non-contradiction, loi suprême de la pensée et du réel : « Rien ne peut être et ne pas être à la fois et sous le même rapport. » Tôt ou tard, après avoir proclamé que l'expression de la vérité éternelle est mensonge, on finit par révéler la vérité du mensonge intérieur dont on est la proie. L'hérésie subtile, fardée, camouflée, dévoilera véritablement ce qu'elle est : une effroyable contre-vérité, une duperie prodigieuse, une automystification à nulle autre pareille : celle d'un *moi* individuel qui, entraînant avec lui d'autres individus livrés au même subjectivisme, se replie sur l'idole qu'il se fait de lui-même et qu'il baptise autonomie. C'est la partie qui se prétend le tout, la secte qui s'érige en Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine.
Pour l'instant, la partie reste dans le tout qu'elle corrompt peu à peu. Elle y reste parce qu'elle sait qu'en dehors de l'Église, il lui faudrait lever le masque, révéler sa prétentieuse et fallacieuse philosophie et rejoindre le fleuve du *modernisme marxiste* où tous les courants de l'erreur humaine confluent. L'Église sert de paravent, d'abri, de justification à son travail d'érosion des intelligences et des âmes.
Une telle situation ne peut durer. Ou bien les responsables de l'Église amputeront les parties malsaines de son corps et les déclareront ouvertement hérétiques ou bien...
Ou bien alors l'Église tout entière contraindra-t-elle ses fidèles à penser qu'elle les trompe et que TOUT S'ÉCROULE ?
Quiconque ne veut ni peut se mentir à soi-même alors que l'expérience témoigne de la vérité de ce quil observe, est acculé à se formuler ce dilemme déchirant, insupportable.
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Nous le disons aux responsables de l'Église avec tristesse, avec fermeté, en nous obligeant à espérer contre tout espoir : « Délivrez-nous de cet intolérable fardeau. Il est temps. Nous succombons. » Il est temps, il est plus que temps. La décomposition de l'Église accélère la décomposition de la civilisation, de la société et de l'homme. Une fois la courbe bouclée, le cycle de la maladie recommence, mais avec une acuité accrue dans des proportions gigantesques. La pseudo-philosophie subjectiviste ravage d'abord l'intelligence de l'homme. Elle n'en laisse subsister que l'art de raisonner correctement à partir de principes erronés. Introduite dans le domaine de la foi, elle le dévaste au point de mettre l'homme -- l'homme réduit à sa logique mensongère -- à la place de Dieu. Ce dieu faux se retourne alors vers l'homme et en aggrave l'état : son mensonge est désormais sanctionné, justifié, transformé en « vérité » par décret « divin » -- l'artificiel devient l'authentique, la mauvaise foi la bonne foi, le faux le vrai, l'illusoire le réel. L'homme est maintenant incapable de sortir de lui-même, d'adhérer à quelque chose ou à quelque être qui ne soit pas lui. Narcisse rencontre sans cesse Narcisse dans le monde des objets techniques qu'il crée inlassablement. Narcisse se divinise en Narcisse et se perd comme être humain, raisonnable, volontaire et libre. Il se noie en lui-même. Il meurt.
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« Ôtez le surnaturel, écrit Chesterton, il ne reste plus que ce qui n'est pas naturel » : un monde d'artifices, de combinaisons, de feintes, de fictions, de ficelles, de leurres, de mensonges, de pièges, de poudre aux yeux, de ruses, de subterfuges, de tours, de « trucs », de tromperies de toute espèce, un monde *où* l'homme étouffe.
Ôtez l'Église, il ne reste plus que l'inhumain. Sans Église, point de surnaturel ; sans surnaturel, point de nature humaine restaurée, revigorée, capable de vérité, capable de bonté, capable de vivre socialement. On s'en aperçoit aujourd'hui que l'Église branle : tout branle avec elle. Ce qui restait encore d'énergies sociales plus ou moins vivantes : familles, entreprises privées, Universités, etc. est en train de périr de malemort sous les coups d'une Révolution qui s'attaque au centre de l'être humain,
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à cet équilibre entre la raison et l'expérience, l'intelligible et le sensible, l'esprit et la vie que l'homme ne peut abandonner sans renoncer à sa nature d'homme, et qui ruine désormais les dernières communautés naturelles où son être se prolonge dans l'espace et le temps. L'homme est alors abandonné à la solitude de son intelligence sevrée de toute communication vivante avec un monde de *natures* qui ne dépend pas d'elle et à la multitude des mirages qu'il tire de son imagination, à l'aide desquelles il tente désespérément de construire un monde qui lui soit habitable.
Un seul mot a suffi pour déchaîner le cyclone : *aggiornamento*. Pris au sens d'adaptation au monde moderne et à « l'homme technique d'aujourd'hui », il a démoli l'Arche Sainte qui protège la nature de l'homme et le monde des natures contre le Prince de ce monde. Rien de naturel ne peut subsister en ce monde sans la protection de l'Église de Jésus-Christ. C'est pourquoi la fin de l'Église militante sera aussi la fin du monde.
Les néo-théologiens peuvent ricaner. Imbéciles ! rugirait Bernanos -- comment ne s'aperçoivent-ils pas de leur volonté luciférienne de se mettre à la place de Dieu ? Puissent-ils, comme l'abbé Cénabre, être foudroyés par la colère divine dont la miséricorde infinie leur laissera le temps de clamer : *Pater noster !* Puissent-ils reconnaître leur imposture !
Nous voici, Seigneur, pauvres de tout devant Votre Face adorable. Nous savons désormais qu'il n'est rien qui ne vienne de Vous. Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Qu'es-tu que tu n'aies reçu ? Ne nous abandonnez pas à la seule flamme corrosive de la Foi. Ne nous laissez pas succomber au fidéisme, au surnaturalisme. Nous sommes des êtres humains. Vous nous avez donné l'intelligence. Seigneur, comme Lazare, nous Vous demandons ardemment quelques miettes de ces réalités naturelles qui sont tombées de Votre Gloire et de Votre Amour. Pour nous. Pour nos enfants.
Marcel De Corte.\
Professeur à l'Université de Liège.
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### L'éducation des tout petits enfants avant leur naissance
par Luce Quenette
> « *Alors Il prit un petit enfant,\
> le plaça au milieu d'eux en l'embras-\
> sant, Il leur dit :* « *Quiconque re-\
> çoit un de ces petits, c'est moi qu'il\
> reçoit ! *» (*Marc,* X, 35-36)*.*
>
> « *Malheur à celui qui scandalise un\
> de ces petits qui croient en moi. *» *\
> *(*Mat.* XVIII, 6-7).
CEUX QUI SCANDALISENT les petits sont officiels, puissants, soutenus et humainement certains de ne pas être condamnés sur cette terre...
Il vaudrait mieux pour eux être jetés à la mer avec au cou la meule qu'un âne tourne, que de tomber à leur mort entre les mains du Dieu vivant.
Tout le Nouveau Catéchisme est scandale des petits.
Mais tout le progressisme est scandale des petits.
Aujourd'hui que l'Enfant divin vagit dans la crèche, il convient aux Mères Chrétiennes de souffrir et méditer avec la Sainte Vierge sur le premier petit âge livré au démon. Et dans ce grand péril, je ne dirais pas : les Parents sont seuls -- mais je dirai *la Mère est seule,* non pour mépriser le soutien moral du Père, mais parce qu'il ne peut être dans les premiers ans que l'auxiliaire, la Mère étant l'essentielle éducatrice et aujourd'hui l'unique rempart de ces petits, la seule adversaire naturelle et surnaturelle du démon.
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Dans la joie de Noël, nous pousserons ce gémissement -- l'Église le veut qui nous fait entendre le grand cri de détresse : Rachel qui pleure ses petits enfants *et ne veut pas être consolée.*
Toute mère chrétienne doit le savoir : l'âme et le corps des tout petits sont désignés comme proie aux Hérode de notre temps. Le glaive qui trancha leur vie au temps de l'autre Hérode fut miséricordieux : il fit des Innocents de joyeux martyrs « qui jouent au Ciel avec leurs palmes et leurs couronnes ».
Bien plus cruel, le progressisme veut souiller pour l'éternité les Mères et les petits.
En effet, c'est dans le sein de la Mère que l'enfant est attaqué. Développerai-je ? « Humanæ Vitæ » a dit la loi *naturelle* de procréation. Par-dessus la loi divine exprimée par le Pape, les Évêques ont « interprété » le mal en non coupable. De ce mal non coupable, l'enfant est l'obstacle -- ou la victime.
Tout a été dit excellemment contre cette trahison. Aujourd'hui je parle seulement au nom du petit enfant. Si le couple humain *se croit juge*, non pas de donner la vie (selon la nature) ou de ne pas la donner (selon la nature et la continence) -- mais se croit juge de vie et de mort, au-dessus de la loi naturelle et de l'Église, le germe humain, déjà, est conçu dans un milieu physique indigent et dans un milieu spirituel immoral.
Indigence physique : le corps maternel, altéré par les contraceptifs, est-il le milieu d'amour qui donne à l'enfant futur une « loi des membres » saine et supportable ? Je ne développe pas -- l'interrogation est assez troublante.
Quelles que soient les responsabilités de l'époux ou de l'épouse, le lit sacré du nouvel être humain est-il suffisamment riche, confortable, ou bien n'est-il pas déjà le milieu d'élection du péché d'origine. L'armure physique contre la concupiscence est supprimée.
Indigence morale : de quelle grâce sont privés les Parents et privent-ils leur enfant en se prenant moralement pour les juges de la loi naturelle. De procréateurs, délégués, chargés par le Tout puissant, ils se font ridicules tout-puissants eux-mêmes, insurgés contre Celui « qui a donné le premier » -- « vases d'argile qui raisonnent avec le divin Potier. » C'est exactement la révolte d'Ève. Ils ont mangé d'un fruit défendu pour devenir Dieu.
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A ces Parents, il manque l'essentiel caractère de l'éducateur chrétien : la soumission à la Volonté Divine. Pauvre petit enfant de colère qui sortira de là !
Mais votre enfant, Mère chrétienne, envoyé de Dieu selon la nature, voulu dans un sein fécond, n'est pas cet être privé avant d'avoir été conçu.
Heureusement ! car le mystère d'iniquité le guette et c'est maintenant que de corps et d'âme vous allez le fortifier, l'armer déjà, aller avec lui *au-devant de la Grâce* de son baptême.
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Nous avons tous entendu de ces bizarres prédications sur *Jésus ressuscité* -- le Seul vrai Sauveur -- l'Enfant Jésus est dépassé, mythique. Il est courant d'entendre des prêtres recommander aux mères de n'en pas parler. Mais le Crucifié aussi est un accident historique « qui n'a jamais pu émouvoir » le Père Teilhard. Il reste le ressuscité, le prospère, le produit de l'humanité glorieuse, gage de réussite, de marche en avant, grand Chef de l'Optimisme -- Vainqueur des injustices terrestres, niveleur et délégué de la masse.
Vous êtes habitué, n'est-ce pas ?
C'est sans doute ruiner toute la Foi, toute l'Espérance et toute la Charité. Mais c'est tuer les âmes des petits enfants.
Au-delà de toute considération émouvante, comprenons que la négation pratique de Jésus enfant et Jésus souffrant *défigure la condition humaine,* car c'est brader l'enfance et trahir la Croix -- d'où boucher la *Via vitæ et veritatis*, la vraie route de la vie véritable.
En effet, le Mystère de l'Enfance du Christ est exactement adapté à la sanctification de l'Enfance de chaque homme. Le baptême, c'est la naissance de Jésus-Christ en son humaine créature et toute l'éducation est le développement de Jésus-Christ jusqu'à la plénitude de l'homme parfait. L'idéal de l'éducation est contenu dans cette prière obligatoire d'une Mère :
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*Domine Jesu Christe, ne permittas eum separari a Te.*
Seigneur Jésus-Christ, ne permettez pas que mon enfant soit jamais séparé de Vous, cet enfant que je porte dans mes entrailles chrétiennes et que tout mon être appelle au baptême. C'est une association d'attente avec la Sainte Vierge : la Vierge Marie attend l'enfant de cette mère et cette mère attend Jésus de la Vierge Marie. Ces deux Mères sont donc unies dans l'Avent d'une double naissance.
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Mais avant d'étudier les applications mystiques détaillées et pratiques de cet Avent mystérieux, il est bon que la Mère, la mère d'aujourd'hui, garde bien claires dans son esprit, et bien présentes, deux Vérités de raison et de foi.
La première, c'est que Dieu dont je sais l'existence par la raison et par la foi est infini, donc si je sais qu'Il est parfait, je sais par là-même qu'Il est incompréhensible. Je peux par la raison et par la foi « le toucher non l'embrasser » (Bossuet). D'où, deuxième vérité : élever un enfant, attendre un enfant, c'est approcher une créature du *Mystère*. On nous a intoxiqués de fausse intelligence, on nous répète que le but, le mieux, c'est de COMPRENDRE, que le grand travail, ce n'est pas la soumission, mais la recherche du plus adapté, du plus ouvert, du mieux saisi. C'est pour enlever le mystère que la Réforme liturgique a labouré. Enfin, plus de latin, nous comprenons ! Et je reçois des lettres d'excellentes gens où il est dit « Quand j'ai entendu en français : Voici l'Agneau de Dieu, celui qui ôte « le » péché du monde -- j'ai été si heureuse. » Sans doute, il faut répondre qu'il est bien bas, par la faute des clercs, ce degré d'ignorance jamais atteint depuis l'origine, ce degré où le bon catholique ne comprend plus : *Ecce Agnus Dei, Ecce qui tollit peccata mundi !* Il faut répondre que tout Missel a la traduction vernaculaire en face...
Mais il faut répondre autre chose : -- Qu'avez-vous compris ?
Avez-vous cru, par exemple, que le Canon en français diminuait enfin le Mystère de l'Eucharistie, qu'il était enfin plus à notre portée, donc moins mystère ?
Alors vous vous êtes trompé !
273:131
Ce n'est pas pour diminuer le mystère que l'Église nous explique dans sa liturgie ses grandeurs, largeurs et profondeurs, c'est pour augmenter notre révérence, notre crainte d'amour, notre adoration. L'idéal n'est pas de mesurer le mystère infini. Se croire, ou croire qu'on sera de plain-pied avec le mystère, c'est la dégénérescence la plus certaine de l'intelligence ; le progrès est juste à l'inverse : c'est de trembler de respect devant l'immensité du mystère. Voilà ce qui est conforme à la foi. Mais voilà d'abord ce qui est naturel à la raison. Voilà l'effroi du vrai savant. A mesure qu'il ausculte la nature, le Mystère, devant lui, augmente de Majesté. L'indéfiniment grand, l'indéfiniment petit le terrasse. Et l'astronaute raisonnable proclame « l'échec humain, la miséricorde et la petitesse humaine » dès qu'il aperçoit de son humble capsule la plus humble des planètes.
La foi et la raison jettent Pierre aux pieds de Jésus après la pêche miraculeuse : « Éloignez-vous de moi, car je suis un pécheur. »
Or toute l'hérésie de nos jours, toute notre science hérétique, toute notre folie de mutation vise à placer l'homme à égalité avec le Mystère, jusqu'à prétendre que c'est lui qui secrète Dieu ! -- d'où cette horreur des termes absolus, définitifs et scellés que l'Église consacre à l'expression du mystère, d'où la répugnance pour « consubstantiel ». Il y a encore de très bonne âmes qui s'écrient : « Bah ! consubstantiel ! « même nature », c'est plus clair ! » Non, ce n'est pas plus clair, et si vous le trouvez plus clair, c'est que vous n'avez pas éprouvé quelque chose de cette splendeur infinie de la Trinité. Ce n'est pas plus clair parce que c'est faux. Vous redescendez dans l'humain : Paul a la même nature que Pierre et ce sont deux natures. Le Père a la même nature que le Fils *et c'est une seule nature*. Donc, le terme « même nature » escamote le mystère, loin de l'éclairer. Et si vous n'appréciez pas « consubstantiel » c'est que, sans le savoir, vous tenez à une fausse clarté humaine et *non au mystère de la Sainte Trinité*, car si vous teniez au mystère, vous aimeriez, *sans le comprendre*, le terme inspiré de l'Église, avec le désir d'en pénétrer, non le mystère, mais le véritable sens, la véritable propriété.
Vous seriez saisi de crainte quand on vous dirait : « Pour ce terme, Athanase a souffert l'exil, la calomnie, le martyre du corps et de l'âme. Par ce terme, la foi en la divinité de Jésus a été sauvegardée ; contre ce terme s'est brisée l'hérésie ! »
274:131
Et moi, diriez-vous, pauvre indifférent, ça m'était bien égal. -- Le principe qui tue l'Adoration, c'est « le Tout comprendre ». L'homme, mesure de tout.
Ah qu'elle est « exacte » cette histoire du grand saint Augustin qui scrutait en marchant sur la plage le mystère du seul Dieu en trois personnes. Vous savez bien : il vit un petit enfant affairé qui courait remplir à la mer une petite coquille et la versait dans un petit trou. -- Que fais-tu là mon enfant ? dit le grand théologien. -- Je porte toute la mer dans mon trou ! -- Mais tu n'y arriveras jamais -- Que si ! dit l'enfant, ce sera fait avant que vous *ayez compris* le Mystère de la Sainte Trinité. On dit que ce petit enfant était un ange.
\*\*\*
Vous me demandez maintenant ce que signifie cette longue digression sur le Mystère, à propos des petits bébés au sein de leur mère. Voici.
Rien ne peut être plus profitable pour ce petit enfant, plus fécond en grâce pour l'éducatrice que d'aboutir, par la méditation sur l'infini mystère divin, à ces conclusions :
« Je vais mettre au monde un enfant, il faut que je l'instruise pour le Ciel. Or le fond de la foi, c'est que Dieu est infiniment parfait, infiniment nécessaire, infiniment au-dessus de la créature, infiniment mystérieux. La base de la Religion, c'est l'Adoration du Dieu de Mystère. Ce que je dois faire saisir à mon enfant, dès qu'il sera né, ce dont je dois le faire vivre, avant qu'il parle, avant qu'il exprime, avant qu'il comprenne, c'est la grande révérence devant le Dieu du mystère infini. »
Nous disons : avant qu'il comprenne -- mieux, disons : « *avant qu'il naisse *». La maman qui se pénètre de cette transcendance -- qui prend le propre mystère de la vie en son sein comme un élan vers l'incompréhensible, installe, même physiquement, son petit enfant dans un bien-être de grâce.
« Qu'il lui semble donc à propos, dit Bossuet, de s'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser à loisir ses merveilleux attributs ; de considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de son esprit, qui en demeure ébloui, le pourra permettre. Car la foi nous apprend que la souveraine félicité du Ciel ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine, ainsi il est bon d'expérimenter dès maintenant semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite. »
275:131
Et comme c'est la Création tout entière qui doit porter l'âme à cette contemplation, n'est-ce pas principalement à partir de cette vie mystérieuse qu'elle n'a point faite et que Dieu a faite en elle, que le cœur de la nouvelle mère doit s'élancer ; doit *s'obliger* à cette adoration.
Elle leur disait : « Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles ; ce n'est pas moi qui vous ai donné l'esprit et la vie ; ce n'est pas moi qui ai assemblé les éléments qui composent votre corps. C'est pourquoi le Créateur du monde qui forme l'homme et qui préside à l'origine de toute chose vous gardera pour toujours l'esprit et la vie. » (2, livre des Macchabées VII -- 22 -- 23.)
Qui parlait ainsi ? L'héroïque mère des Macchabées, pour les enfanter à la vie éternelle par le martyre.
Mais l'autre Mère, celle qui partit en hâte au pays des montagnes et salua Élisabeth, dirige la méditation maternelle de la Transcendance -- l'adoration du Mystère.
« Magnificat anima mea Dominum » et mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur, car Il a fait en moi de grandes choses et Son nom est saint.
La Méditation, la répétition quotidienne du Magnificat, voilà pour préparer mystérieusement la grâce d'adoration en l'enfant qui va naître, l'adoration de ce Dieu qu'il est absolument nécessaire de ne pas comprendre.
Cette méditation, je crois que Dieu la regarde comme un appel à des Grâces d'obéissance, de respect, de goût d'ordre et de paix pour le petit pécheur qui va naître.
Que de mères, hélas, inconscientes, discuteuses, contestataires, mettent au monde de petits révoltés, des enfants de colère révolutionnaire. Je n'exagère pas. Ces neuf mois sont sacrés. Leur puissance est relative sans doute et mystérieuse, mais grande, réelle. Ce petit est malléable. Je ne répèterai pas ce que la psychologie, la psychanalyse apprennent à tout le monde, à savoir que l'enfant est poussé psychologiquement à réaliser les aspirations sensibles de la mère, à incarner dans sa vie prochaine les images obsédantes de celle qui forme ses nerfs.
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Hélas, la mère doit méditer aussi sur le mystère de l'hérédité. Tout crie dans la lignée humaine qu'elle fut souillée dès le commencement et que chaque couple humblement « genuit » la concupiscence.
Que nous sommes loin de cet orgueil du couple -- dont le problème est le plaisir. La mère chrétienne s'humilie de toutes les tentations que charrie son pauvre sang dans le nouvel homme qui grandit. Comme elle demande pardon avec le psaume « non seulement de ses péchés passés, de ses péchés ignorés », mais des péchés du pécheur qu'elle va enfanter.
Et d'étape en étape se forme ainsi une éducatrice.
L'Espérance vient avec l'humilité. La chrétienne sait que même si la Sainte Vierge n'avait pas été immaculée, la vie divine de la deuxième personne de la Sainte Trinité, précipitée dans la nature humaine de Jésus, n'aurait pas laissé s'y développer un seul germe de péché. Alors, elle espère le baptême, elle a confiance dans le bain purificateur, dans l'enfantement de la Mère Église. Elle a confiance que la Grâce purifiera ce qu'elle donne, elle, et qu'elle connaît mal, et qu'elle craint, et qu'elle ne peut arrêter.
Cependant, ses yeux, ses oreilles, son imagination peuvent beaucoup. La Mère doit regarder de très belles choses, elle doit choisir le plus pur, le plus harmonieux autour d'elle : le ciel, la campagne, les oiseaux -- et même trier soigneusement dans ces spectacles naturels. Une jeune femme est emmenée par des amis au jardin zoologique de notre pare de la Tête d'Or. On passe devant les singes, les amis s'amusent. Elle s'éloigne précipitamment et me dit : « Pour moi, je ne les regarde jamais mais à plus forte raison, *pour lui. *» Le singe, c'est la version bestiale de l'homme, ce n'est pas comme un chien ou un cheval, car l'homme a appris au singe la parodie de l'homme et le singe lui rend sa grimace -- l'homme stupide s'en réjouit et se rit de lui-même. Qu'elle avait raison cette jeune Mère, il faut avec tant de soin préserver de la grimace le petit visage encore inconnu. Elles le savent bien, ces Florentines qui, pendant leur grossesse, vont contempler les Madones de Raphaël ou de Filippo Lippi, pour la beauté, sinon la piété, de leur bébé.
Vous comprenez comme il faut fuir les films, les images érotiques, laides, bêtes, sales, énervantes, inutiles.
La Mère en attente aime, au contraire, la retraite, le repos, la prière, les sages et paisibles lectures. Elle cherche le bonheur de contempler la Sainte Hostie dans l'ostensoir si un prêtre fidèle l'y élève encore.
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La radio et la télévision fouillent, si l'on n'y prend garde, l'ouïe et la vue du pauvre petit : il faut que la Mère ait horreur de ces voix « gouapes » autant que des paroles obscènes et qu'elle ferme les yeux à ce déluge d'images qui déferlent identiques sur les milliers de petits enfants cachés, nivelant les nobles hérédités, comme les vulgaires.
Bref, ce qui est recommandé à la Vierge chrétienne garde des yeux, garde du cœur, devient la règle de la femme qui attend un enfant. C'est qu'il lui faut, à lui, nous l'avons bien compris ([^5]), une formation virginale dès le sein qui le porte.
Je me demande pourquoi les jeunes femmes enceintes actuelles aiment tant se montrer et rouler en public, surtout avec la mode haute-cuisse de nos jours. On tient à ne rien changer, jusqu'au dernier moment, de la stupide vie courante.
Cependant, il est naturel et pieux de se retirer « peu à peu dans la maison »... et *de chanter.* Chanter « des hymnes et des cantiques », chanter une hymne grégorienne. Quels chants auront fait « tressaillir » mon enfant ? quelles harmonies auront rempli mon âme et son âme peut-être, tandis qu'il était dans « ma nuit » ?
Quand Elle chanta le Magnificat, « *Nonne cor Jesu ardens erat in ea *», le cœur de Jésus n'était-il pas tout brûlant au-dedans d'Elle ? Voilà la gestation du Catéchisme : l'enfant en reçoit l'impression mais l'éducatrice en reçoit la formation et le don. On pourra dire d'elle « qu'elle sait prendre les petits enfants »...
C'est à la Chasteté de développer ce que la Fécondité a germé.
Ce n'est pas tout. La pénitence doit aussi sanctifier la maternelle catéchiste, l'éducatrice de la pureté. Cette retraite du monde, cette prudence, ce repos, cette nourriture mesurée au bien du fardeau vivant, ces dégoûts, et ces privations -- doivent être *savourés,* par l'esprit de pénitence, dans la volonté.
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Et cette gymnastique moderne aussi, qui vise sans doute à l'accouchement moins douloureux, mais d'abord à l'énergie de la nature. -- Et enfin cette douleur inévitable et sacrée, cette douleur de l'Ève sanctifiée -- et qui plus est, cette mort possible qu'il faut envisager paisiblement -- car on peut donner à un seul enfant deux fois la vie, celle de la conception et celle du sacrifice, la grande preuve d'amour.
M. l'Abbé Berto rappelait qu'aucune thérapeutique n'a droit d'attenter à la vie de l'enfant. Et ainsi la mère doit être prête à mourir plutôt qu'à sauver sa vie par la mort de l'enfant qu'elle n'a jamais vu, quand bien même la mort de cet enfant suivrait la sienne. C'est l'héroïsme obligatoire. Et la science se moque, et autour de la mère chrétienne il est aisé de raisonner selon la nature. Ces arguments se pressent, l'indignation éclate, cet enfant innocent est regardé comme meurtrier, et la théorie du plus grand bien, et la morale d'une situation si tragique interviennent.
Mais la Mère chrétienne juge alors combien il lui était indispensable de méditer la Transcendance de l'éternelle volonté. Dieu seul peut faire mourir quand Il le veut, l'enfant, la Mère, la Mère sans l'enfant, l'enfant sans la Mère, l'enfant après la Mère... sans que cesse le commandement : Tu ne tueras pas, -- lequel a pour commentaire : « A moi seul appartient la décision. Autant le Ciel est au-dessus de la terre, autant mes pensées sont au-dessus de vos pensées et mes voies au-dessus de vos voies. »
Un jour que je développais devant des jeunes filles ce point héroïque, l'une d'elle, fiancée, me jeta avec humeur : « *Si telle est la condition de la femme mariée, mieux vaut ne pas se marier. *» Les apôtres avaient dit la même chose pour le mari, dans une occurrence bien moins pénible -- « Eh, lui dis-je, une telle méditation purifie singulièrement l'intention de celle qui prend un mari. Elle n'inspire pas la révolte mais l'héroïque résignation. »
« Et qui pourrait y réfléchir sans s'émouvoir de pitié. Qui ne concevrait la plus haute admiration pour la Mère qui s'offre elle-même avec un courage héroïque, à une mort presque certaine pour sauver l'enfant qu'elle a conçu. » (Pie XI, *Casti connubii*). Et bien plus héroïque encore celle qui ne veut pas avancer la mort certaine de son enfant par le salut de sa propre vie. Adoration de la transcendante Volonté divine dans l'étonnement de ceux qui ne voient que la nature. Entretenir paisiblement ces dispositions, c'est entrer en gloire dans le champ d'honneur de la Maternité chrétienne. Ainsi s'enfantent les prêtres. C'est le moment et c'est dans ces toutes pures dispositions qu'il faut lancer vers Dieu les *saintes ambitions*, -- les ambitions saintes, pas les autres.
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Attention aux rêves passionnés de la chair et du sang. Désirons-le homme de bien, homme d'honneur, homme de Dieu, toujours homme appelé de Dieu.
Une maman me montrait son nouveau-né d'un jour, un peu plissé, un peu rougeaud, avant la descente de la première beauté, il avait l'air d'un petit professeur. « A 17 ans, dit la voix péremptoire, il préparera Polytechnique. » -- J'eus froid au cœur !
Et sachons enfin, ô douleur, que toute cette préparation à la vie, à la piété et à la vertu, et à la grandeur temporelle permise, et au service divin, cette Vocation enfin, est pour en finir un appel de la mort pour la vie éternelle. Avant les chrétiens, les sages de l'Antiquité l'ont su : l'enfant vient au monde pour apprendre à mourir. C'est la mortalité qu'enfante le sein maternel.
L'heure définitive où l'enfantement est un triomphe, c'est l'heure du Juge, ce jour où le Père et la Mère ne se souviendront plus de leurs douleurs, dans la joie de ce qu'un homme, par eux, est entré dans le Ciel.
Ainsi, dans ces pensées et dans ces vertus, commence l'instruction religieuse du tout petit.
Nous verrons, une autre fois, comment entreprendre le Catéchisme du petit baptisé et l'éducation urgente en notre temps de la pureté et de la Sagesse. Cependant, je rappelle que Dominique Morin, 27, rue du Maréchal Joffre (92) Colombes -- C.C.P. 82 86 67, Paris, vient de rééditer le « Catéchisme des plus petits enfants » par le Père Emmanuel. Nous en reparlerons beaucoup.
Luce Quenette.
280:131
## NOTES CRITIQUES
### Le scandale de l'affaire Cardonnel
Des « mesures » ont été prises contre le P. Thomas Cardonnel ([^6]). C'est ce qu'annonçait *Le journal la croix* du 16 janvier, dans un entrefilet ayant les allures d'un communiqué officiel, et qui constitue en tous cas, à ce jour, la seule version officielle ou officieuse qui ait été communiquée au public catholique :
MESURES CONTRE\
LE P. CARDONNEL
Le P. Kopf, provincial de Toulouse des Dominicains, a confirmé les nouvelles diffusées dans la presse, selon lesquelles il a dû interdire au P. Jean Cardonnel d'écrire dans les journaux et de publier un livre sur les événements de mai qui devait paraître aux Éditions de l'Épi. Il lui a rappelé en même temps qu'il ne pouvait prendre la parole dans les diocèses sans l'accord de l'évêque du lieu. L'interdiction d'écrire est limitée aux journaux et ne s'étend pas aux revues de théologie ou de spiritualité.
La même information faisait état du fait que l'archevêché de Paris aurait prié le P. Cardonnel de s'abstenir de donner des conférences dans le diocèse.
Le P. Cardonnel avait fait l'an dernier des conférences de Carême à la Mutualité, à Paris, sur le thème « Évangile et Révolution », qui avaient suscité de vives polémiques. Le livre : *Dieu est mort en Jésus-Christ*, dont il est co-auteur, et les articles qu'il a publiés dans *Témoignage Chrétien* ont également suscité des controverses jusque dans les rangs des « amis de T.C ».
281:131
C'est à nos yeux un scandale.
Nous allons dire pourquoi.
\*\*\*
Nos lecteurs sont peut-être informés des prédications diverses du P. Cardonnel : mais point par nous. Son « carême révolutionnaire », sa « mort de Dieu », et cetera, nous n'en avons rien dit, pour cette raison simple que l'on ne peut tout faire : *non omnia possumus omnes* ([^7]). Et aussi pour cette raison supplémentaire que Louis Salleron a exprimée dans Carrefour : « On ne peut toujours mettre sur la sellette les Cardonnel, les Oraison, les Davezies. » Les vraies responsabilités de la crise intellectuelle et religieuse ne sont pas à ce niveau. Les Davezies, les Oraison, les Cardonnel ont eu des maîtres et des supérieurs religieux. Le Père Thomas, ou si vous voulez le camarade Jean Cardonnel, était il y a une vingtaine d'années, lors de son ordination en 1947, un aimable garçon, un peu chimérique et en l'air, bon chrétien, plein de bonnes intentions et de générosité, point pétroleur. Il a écouté avec docilité ce que lui ont enseigné ses maîtres dominicains ; certains d'entre eux en tous cas... Mais de toutes façons, ce qui ruine la foi chrétienne dans le monde actuel, ce n'est pas qu'il y ait un Cardonnel, un Oraison ou un Davezies : d'une manière ou d'une autre, il y en a toujours eu. Ce qui ruine la foi chrétienne, c'est le fait que les évêques, les supérieurs religieux, les maîtres ne sont plus *in actu exercito* les témoins et les docteurs de la vérité révélée.
Ce fait éclate plus scandaleusement que jamais dans l'affaire Cardonnel.
282:131
On attendait une seule chose de l'autorité religieuse : qu'elle nous dise clairement, elle est là pour cela, si la religion prêchée par le P. Cardonnel est conforme ou non à la religion chrétienne. Si elle ne l'est pas, qu'on nous dise en quoi et pourquoi.
C'est la seule chose que les évêques n'ont point faite.
Ils ont pris et fait prendre des « mesures » qui n'éclairent personne, qui ne signifient rien et qui, dans l'état actuel des mœurs, n'auront aucun effet (sinon celui d'une réclame supplémentaire).
Les évêques sont là d'abord pour *témoigner de la vérité*. Ils nous doivent la vérité. Par incapacité ou pour toute autre raison, une fois de plus ils ne nous la donnent pas.
\*\*\*
« Tout ce monde-là a simplement cessé de croire à la Vérité », disait Jacques Maritain à la cantonade, dans son *Paysan de la Garonne*, en 1966 : diagnostic juste, mais inopérant dans la mesure où il s'abstient de préciser que « ce monde-là » est le monde clérical et surtout épiscopal dans sa plus grande généralité.
Le critère de la vérité a disparu ; il est remplacé par un autre, qui est bouffon, qui est grotesque, qui est menteur et qui est criminel.
Le communiqué paru dans *Le Journal la croix*, intégralement cité plus haut, donne UNE SEULE RAISON aux « mesures » qui frappent le P. Cardonnel : ses conférences « *avaient suscité de vives polémiques *» et ses articles ont provoqué « *des controverses *» jusque dans les rangs de ses amis.
Il est misérable de condamner un homme pour ce seul motif énoncé.
La production de ce motif comme un motif légitime et suffisant de condamnation opère une *éducation à rebours* du peuple chrétien.
On en vient à se demander si nos autorités religieuses pensent quelquefois, mais *réellement*, à Jésus-Christ.
283:131
Car l'homme qui dans l'histoire a suscité à coup sûr le plus de polémiques, et des controverses jusque dans les rangs de ses amis, c'est l'Homme-Dieu, le Christ Notre-Seigneur.
Voilà donc le P. Cardonnel condamné pour un seul trait, et c'est un trait qu'il a en commun avec le Christ.
C'est vraiment un chef-d'œuvre.
Simultanément, on fait croire au peuple chrétien que les idées et les personnes qui suscitent controverses et polémiques sont condamnables pour cette raison : et par suite, a contrario, que les bonnes personnes et les bonnes idées sont celles qui ne provoquent ni polémiques ni controverses (c'est-à-dire sans doute celles qui sont installées dans l'insignifiance).
La notion de vérité a disparu du jugement. Elle ne peut être remplacée que par un pur arbitraire. C'est ce que nous voyons se produire un peu plus chaque jour.
\*\*\*
Je proteste donc, ici, de ma place, je proteste absolument contre les « mesures » aberrantes qui viennent de frapper le P. Cardonnel. Les auteurs de ces « mesures » ont apparemment perdu tout sens de la justice naturelle et de la charité surnaturelle.
Si, comme je le crois, le P. Cardonnel prêche une autre religion que la religion catholique, l'autorité religieuse *doit d'abord* le dire clairement au P. Cardonnel, auteur de cette prédication, et au peuple chrétien, victime de cette prédication. Quant aux « mesures » disciplinaires qu'elle prendra ou ne prendra pas *ensuite*, c'est une tout autre question. Ce que le peuple chrétien réclame, ce dont il a un besoin vital, ce n'est pas que des « mesures » disciplinaires soient prises ou non, cela est affaire d'appréciation circonstancielle. *Ce qu'il faut de toute nécessité au peuple chrétien, c'est savoir avec certitude ce qui est de foi et ce qui ne l'est pas :* c'est que l'autorité religieuse établie par le Christ pour cela prononce et dise si la religion du P. Cardonnel est la vraie religion révélée.
284:131
L'urgent et le nécessaire, c'est qu'il soit enseigné avec autorité en quoi les idées religieuses du P. Cardonnel, largement répandues dans le public, sont contraires à la foi.
Si elles ne le sont pas, ou si l'on est incapable de dire en quoi elles le sont, alors qu'on fiche la paix au P. Cardonnel, et qu'on ait la modestie de ne pas aller feindre de s'occuper de questions auxquelles on n'entend rien.
\*\*\*
L'hebdomadaire *Témoignage chrétien* (numéro du 23 janvier) n'y comprend pas grand'chose lui non plus, et le gentil Claude Gault s'y essaie au genre de la mythologie épique :
« *C'est fait, ils se frottent les mains : ils ont eu sa tête. Il y a un an qu'ils ont lancé leur campagne de dénigrement et de calomnie et depuis le printemps 1968, ils n'en pouvaient plus, ces geôliers de la Parole, de ruminer leur rage. Et ils en répandaient des circulaires confidentielles, des libelles anonymes truffées de citations tronquées. Ils n'en finissaient pas, ces industriels de la délation, d'alimenter les boîtes postales du Vatican et des évêchés. Ah ! ils ne rechignaient pas à la tâche : ils n'étaient qu'une poignée mais chacun d'eux dénonçait comme mille ! Leur persévérance est récompensée : voilà Jean Cardonnel ligoté et bâillonné. *»
Contrairement à ce qu'un tel morceau d'éloquence laisserait supposer, le P. Cardonnel n'a pas eu la tête tranchée. Il n'est pas non plus « ligoté et bâillonné » : l'autorisation lui a été retirée d'écrire dans les *journaux*, étant explicitement précisé qu'il garde celle d'écrire dans les revues. Il se trouve à cet égard dans la même situation par exemple que moi-même, qui puis écrire dans les revues, ou du moins dans une revue ou deux, mais à ma connaissance dans aucun journal. Je n'en suis ni bâillonné ni ligoté.
285:131
D'autre part, le même gentil Claude Gault est co-signataire d'une « lettre au Pape » où le Saint-Siège est impérieusement sommé de *réduire au silence* les intégristes, traités d'autant d' « espions », et d'en *purger l'Église*. Le gentil Claude Gault réclamait en ces termes des mesures de répression d'une extrême énergie ([^8]) :
« *Il y eut jadis la Sapinière, société secrète d'espionnage* ([^9]) *sous le couvert de la défense de la foi. Elle est dissoute ; mais son esprit demeure* (...). *Tant que vous* ([^10]) *n'aurez pas purgé l'Église de telles mœurs*, RÉDUIT AU SILENCE *les espions, il n'y aura pas dans la maison de Dieu de paix fraternelle*... »
Qualifier d' « espions » ceux que l'on veut *réduire au silence* est une habileté mais non pas une excuse. Au demeurant cette peur continuelle des « espions » est assez révélatrice : on ne peut *espionner* que ce qui est *caché*. Le mystérieux Claude Gault ferait-il donc partie à son tour d'une « société secrète », qu'il ait tant à craindre des « espions » ? Le voudrais-je, je n'arriverais à opérer aucun « espionnage » en lisant et commentant les proses que PUBLIE l'angélique Claude Gault, rédacteur en chef de *Témoignage Chrétien*.
286:131
« La Sapinière est dissoute, *mais son esprit* demeure » : en appelant la répression sur un esprit, en exigeant qu'il soit *réduit au silence*, Claude Gault réclamait donc des « mesures ». Qu'il soit satisfait : à la suite de son honnête réclamation, plusieurs prêtres « intégristes » ont été effectivement réduits au silence. *Post hoc* ou bien *propter hoc ?*
Mais l'article du réducteur au silence Claude Gault contient quelques révélations et précisions de fait que nous noterons au passage.
A propos de la collaboration du P. Cardonnel à *Témoignage chrétien* avait eu lieu en mars 1968 ce que Claude Gault appelle « une entrevue Paul Gouyon -- Georges Montaron ». Ce dernier est le directeur de *Témoignage chrétien*. Quant au Paul Gouyon, c'est, nous précise-t-on, le « Paul Gouyon archevêque de Rennes et président de la Commission épiscopale pour les communications sociales ». Georges Montaron put alors constater que le président de la Commission épiscopale compétente ne connaissait rien aux choses de sa compétence, et qu'il se trompait complètement sur les conditions et la fréquence de la collaboration du P. Cardonnel à *Témoignage chrétien*. Imaginait-il donc que Sa Grandeur l'archevêque-président pouvait s'abaisser jusqu'à lire lui-même un journal sur lequel il émettait un jugement ? Ne sait-il pas encore qu'en règle générale nos évêques ne lisent plus rien eux-mêmes, sauf des rapports en quatorze lignes et à la rigueur le bulletin confidentiel, qu'ils récitent ensuite, que leur envoie le Secrétariat général de l'épiscopat pour éclairer leur religion ? N'est-il pas beaucoup mieux placé que moi pour savoir qu'ils ne lisent même pas l'Évangile, et pour recueillir là-dessus des confidences de ceux qui étaient *leurs* experts au Concile : « Les textes les plus connus de l'Écriture que nous leur apportions étaient pour eux une découverte... » Il y a là un coefficient personnel, ou une équation personnelle, qui est un fait malheureusement bien établi, et qui contribue largement à expliquer le cours des choses.
287:131
Bref, nous dit Claude Gault, « Georges Montaron adressa à Paul Gouyon » une lettre déclarant notamment :
« *Le dossier dont s'est servi le Conseil permanent de l'épiscopat pour étudier ce problème était largement incomplet et, de surcroît, rempli de faits inexacts. *»
C'est tout à fait vraisemblable, et ne peut étonner que ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de constater que *sur tous les sujets* le « travail » des commissions épiscopales et du Conseil permanent se meut en permanence dans *l'inexactitude matérielle*. Et depuis longtemps. Déjà au temps où le « Conseil permanent » n'était pas encore venu, et où en tenait lieu l' « Assemblée des cardinaux et archevêques ». Rappelez-vous par exemple l'inénarrable et scandaleux rapport sur *La Cité catholique*, et les précautions prises par Mgr Gouet *pour qu'il soit inexact* (on peut lire à ce sujet la lettre de Jean Ousset reproduite dans *Itinéraires*, numéro 97 de novembre 1965, pages 217 à 220). -- Claude Gault, qui sans doute a peu l'expérience de ces choses ecclésiastiques, tant mieux pour lui, reste perplexe devant tant d'anomalies
« *Comment est-il possible que le Conseil permanent de l'épiscopat ait été si mal informé et qu'il ait fondé son dossier sur autant de données inexactes ? *»
Ignorant qu'il en est toujours ainsi depuis des années, l'adorable et candide Claude Gault imagine aussitôt qu'un dossier aussi inexact n'a pu être que l'œuvre de la perfidie intégriste. Hypothèse amusante. Alors, de qui donc fut l'œuvre le dossier constamment inexact sur lequel le Conseil permanent fonda son communiqué contre la revue *Itinéraires* en juin 1966 ? De Claude Gault, sans doute ?
Si Claude Gault sortait de son ghetto (-- je veux dire le ghetto où il ne prend en considération les inexactitudes et les injustices que lorsqu'elles atteignent ceux de son clan --), il s'apercevrait que les *méthodes de travail* des commissions épiscopales les condamnent à rester enfermées dans l'IMAGINAIRE, l'INVÉRIFIÉ, l'ARBITRAIRE.
288:131
Cet arbitraire s'abat quotidiennement sur le dos des « espions » intégristes que le libéral Claude Gault entend « réduire au silence » : il trouve cela très bien quant à l'intention et il ne s'interroge pas sur la justice des moyens employés. Le même arbitraire s'abat exceptionnellement, une fois par an, sur un ami de *Témoignage chrétien *: Claude Gault ne voit que celui-là et s'imagine donc qu'il est exceptionnel.
La vérité est que le comportement actuel des évêques français, leurs propos et leurs actes *constamment en dehors des réalités*, suscitent de tous côtés une anarchie générale et provoquent partout à la révolte. Ils ne sont plus capables ni de trancher, ni d'arbitrer, ni de diriger, ni d'enseigner ; tout ce qu'ils font est désormais irréel, arbitraire, intempestif, réglé seulement par un opportunisme sans principes et un verbalisme sans contenu. Marcel De Corte et moi-même en avons donné les raisons profondes, les causes philosophiques : que Claude Gault, n'entendra ou n'acceptera probablement point. Du moins le fait, quelles que soient les causes qu'on lui assigne, est maintenant manifeste. Les uns et les autres, qui que nous soyons, des « espions » intégristes comme nous appelle Claude Gault, ou des génies angéliques et des héros du progrès, comme il voit ses amis, nous sommes tous orphelins. La succession apostolique, en laquelle nous croyons, n'a pas été interrompue en droit : en fait elle est tournée en dérision et représentée comme une comédie grotesque par ceux qui la détiennent actuellement.
\*\*\*
L'arbitraire provoque la révolte. Le rédacteur en chef Claude Gault annonce donc que ceux qui constituent l'équipe de *Témoignage chrétien*
« EN AUCUN CAS NE SAURAIENT ACCEPTER QUELQUE CENSURE OU INTERDICTION QUE CE SOIT. »
289:131
Voilà une réponse à l'épiscopat qui ne manque pas de clarté.
Réponse qui, de la part d'un journal catholique distribué dans les églises, ne paraît guère fondée en droit.
Mais réponse qui a en fait l'excuse de la provocation.
\*\*\*
Je crois fermement que le P. Cardonnel prêche une religion qui n'est plus la religion catholique. Je le dis comme je le crois. Mais je n'ai pas le pouvoir d'en juger avec autorité.
Je déplore que ceux qui ont pouvoir d'en juger avec autorité s'abstiennent, une fois de plus, de remplir leur devoir.
Je déclare qu'on attend d'eux non point des brimades, représailles et autres mesures arbitraires et non motivées contre la personne du P. Cardonnel, mais un jugement sur sa doctrine. J'ajoute que leur constante incapacité de fait à remplir cet office depuis plus de vingt ans est directement responsable de la crise religieuse où nous sommes plongés : *et directement responsable des erreurs dont le P. Cardonnel est la première victime*. Ils n'enseignent plus une vérité religieuse dont ils ont apparemment perdu le discernement. On comprend qu'ils hésitent à juger la doctrine du P. Cardonnel : *ils sont responsables de l'engagement de ce prêtre, et de quantité d'autres, sur des chemins de perdition*. Alors ils se réfugient dans l'arbitraire administratif.
Je rappelle un principe de droit naturel que l'Église de France, décidément, refuse d'observer : *personne ne doit être condamné sans avoir été entendu.*
Même si le P. Cardonnel est un hérétique dangereux -- et je crois que, par la faute de la carence des évêques et de ses supérieurs, il l'est devenu -- il doit être traité selon la justice. Et s'il doit être jugé, et s'il doit être condamné, c'est selon la justice, et seulement selon la justice, qu'il doit l'être.
290:131
Je crois à la justice comme à un principe et comme à une obligation. J'y crois pour les innocents et pour les coupables. J'y crois et je la réclame pour mes amis et pour mes adversaires. C'est même ce qui me sépare du « justice quoi qu'il en coûte » qu'arbore *Témoignage chrétien*. Car je n'ai jamais vu *Témoignage chrétien* protester contre l'injustice et contre l'arbitraire, quand l'arbitraire et l'injustice des autorités ecclésiastiques ont frappé un Jean Ousset et sa *Cité catholique*, un Père Barbara, un abbé de Nantes, ou moi-même accessoirement. Il faut croire qu'alors la justice « coûtait » trop à *Témoignage chrétien*, ou qu'elle cédait la place à l'objectif supérieur de « réduire au silence » de tels... « espions ».
C'est ce qui me sépare, et qu'il veuille bien croire que je le regrette, du gentil et passionné Claude Gault, écrivain d'un vif talent parfois, et non dénué d'amour de la justice.
Mais à côté de ce qui nous sépare, il y a notre sort commun : lui et moi, ses amis et les miens, plus souvent « frères ennemis » que « fraternels adversaires », nous sommes également orphelins. Nous n'avons plus d'épiscopat. Invisiblement depuis longtemps. Visiblement aujourd'hui.
Ce qui en subsiste fantômatiquement penche d'ailleurs beaucoup plus du côté de *Témoignage chrétien* que du nôtre : mais loin de rassurer un homme de la qualité de Claude Gault, cela devrait le remplir de confusion et d'inquiétude.
Jean Madiran.
##### *Journal post-scriptum*
28 Janvier
Non, le P. Cardonnel n'est décidément pas dans la situation que nous racontait Claude Gault. Aujourd'hui, déclaration de Mgr Marty, dans *Le journal la croix*
291:131
« *J'ai reçu jeudi dernier* (23 janvier)*, à l'archevêché de Paris, le P. Cardonnel. Nous avons eu un long et fraternel entretien privé. Nous avons convenu de nous revoir et de poursuivre le dialogue et la recherche sur les points qui relèvent de ma responsabilité pastorale. *»
Mgr Marty semble omettre de considérer que le premier point qui relève de sa responsabilité pastorale est que le « carême révolutionnaire » avait été prêché avec son autorisation préalable, à un moment où toutes les idées du P. Cardonnel étaient déjà connues du public.
Le dialogue « Marty-Cardonnel », comme dirait *Témoignage chrétien*, est donc « fraternel », et appelé à se poursuivre.
Le P. Cardonnel n'est pas le P. Barbara ni l'abbé de Nantes.
Mais on se demande où donc survit éventuellement une autorité religieuse capable de dire au peuple chrétien si la religion prêchée par le P. Cardonnel est conforme ou non à la religion révélée.
29 janvier
Nouvelles précisions dans *Le journal la croix*. Les « prêtres parisiens membres du groupe *Échanges et dialogue *» font connaître que la lettre d'interdiction de Mgr Marty au P. Cardonnel était ainsi rédigée :
« *Vous avez prononcé au printemps des conférences qui ont étonné et surpris. En conséquence, je vous demande de ne pas prendre la parole dans le diocèse. *»
Il se confirme donc que le critère de la vérité religieuse a disparu, et il est remplacé par un autre, parfaitement arbitraire.
Ce n'est même plus d'avoir suscité « controverses » et « polémiques », comme dans le communiqué cité et commenté plus haut.
Vos conférences ont *étonné* et elles ont *surpris*. Pas plus. Et alors, *en conséquence*, veuillez vous taire.
292:131
L'archevêché de Paris désire une prédication « chrétienne » incapable d'étonner et de surprendre ?
\*\*\*
Parlant du même groupe de prêtres, *Le journal la croix* ajoute :
« *Le groupe déclare qu'il n'a pas à prendre position sur les idées du P. Cardonnel* (...)*. D'autre part, le groupe souligne qu'il n'y a pas eu d'interdit à l'égard du P. Cardonnel.* « *Sinon, expose le groupe, nous aurions été obligés de réagir contre une forme d'autoritarisme qui n'a rien d'évangélique ni rien d'humain : un homme ne peut être interdit sans avoir été entendu devant témoins et sans qu'on lui déclare clairement le pourquoi... Tout cela est pour nous une affaire de justice élémentaire. *»
Selon *Le Monde*, le groupe Provence-Méditerranée des mêmes prêtres « *regrette l'ambiguïté qui résulte du caractère privé de la récente rencontre du P. Cardonnel et de Mgr Marty.* « *Nous constatons, dit-il encore, que Jean Cardonnel est pris dans le jeu de deux hiérarchies parallèles : le Provincial des Dominicains d'une part, l'évêque de Paris de l'autre. *»
Il y a du vrai dans tout cela. Mais les mêmes contestataires ne contestent plus l'arbitraire lorsqu'il frappe des prêtres ou des fidèles « intégristes » : dans ce cas ils se taisent ou ils applaudissent. Leurs principes à éclipses ne sont donc pas pour eux vraiment des principes, mais les instruments tactiques et occasionnels d'un opportunisme partisan.
Quant à l'autorité religieuse en France, il est de plus en plus clair :
1° Que ses *procédures* ne sont pas conformes à la justice naturelle ;
2° Que ses *préoccupations* ne sont pas la vérité religieuse.
Tant qu'il en sera ainsi, elle ne pourra que contribuer à l'anarchie et provoquer à la révolte.
N'étant pour notre part ni des révoltés ni des anarchistes, il nous faut donc résister de toutes nos forces et à cette contribution et à cette provocation...
293:131
30 janvier
Nouveaux compléments dans *Témoignage chrétien.* On y signale que la rencontre fraternelle du P. Cardonnel avec Mgr Marty « est venue apporter une note de détente dans le climat assez lourd suscité par la réduction au silence (*sic*) de notre ami ». « Ainsi un peu de chaleur humaine se glisse entre les ukases répressifs et disciplinaires. » Cette fois c'est le sombre André Vimeux qui tient la plume. Dans une page précédente, une « lettre de lecteur » déclarait sans ambages :
« *Dans un sens ce n'est pas mauvais : l'Église catholique commence à se découvrir. Combien d'évêques interdiront-ils au P. Cardonnel de parler ? On verra alors si les paroles que l'épiscopat a dites, si les notes qu'il a écrites étaient sincères ou si ce n'était qu'hypocrisie. *»
André Vimeux reprend d'autant plus volontiers cette idée à son compte qu'un évêque déjà autorise le P. Cardonnel à parler dans son diocèse :
« *Le temps où l'on pouvait prendre une telle sanction quasi à la sauvette est fini. Aujourd'hui on saura qui, dans l'Église de France, permettra ou interdira à Cardonnel de parler. Mgr Jacquot, archevêque de Marseille, vient d'autoriser Jean Cardonnel à participer à une réunion publique, vendredi prochain à Marseille, avec l'accord des Dominicains de cette ville et sous réserve que la réunion n'ait pas lieu dans un local paroissial. Puisse ce geste normal, mais qui nécessite aujourd'hui quelque courage, être suivi par beaucoup d'autres sinon, sans coup férir, les intégristes et conservateurs de tout poil auraient remporté leur plus belle victoire. *»
Voilà donc la finalité suprême : que les « intégristes et conservateurs de tout poil » n'aient pas l'air d'avoir remporté une « victoire ». La considération de cet objectif supérieur à tous autres a souvent servi à faire aveuglément marcher les évêques ; on l'emploie abondamment même auprès du Saint-Siège.
\*\*\*
294:131
Autre information dans le même numéro de *Témoignage chrétien :*
« *L'ambiguïté de certaines mesures prises contre le P. Cardonnel apparaît, par exemple, dans le fait que son Provincial dominicain lui demande de ne rien publier jusqu'à nouvel ordre* ([^11]).
*Or, antérieurement à cette mesure, le P. Cardonnel avait signé un contrat avec son éditeur habituel pour la publication d'un ouvrage dont il avait remis le manuscrit.*
*Le Provincial a informé l'éditeur de la mesure prise à l'encontre du P. Cardonnel. Cependant, selon certaines informations, l'éditeur estimant l'auteur lié par sa signature précédente, aurait décidé de passer outre, fût-ce, donc, sans* «* imprimatur *» ([^12]).
*Le P. Cardonnel n'y pourra mais... Cependant les bonnes âmes l'auront belle de l'accuser de désobéissance. *»
\*\*\*
295:131
Pour en revenir aux « intégristes et conservateurs de tout poil », comme dit sombrement André Vimeux, s'il en est qui lisent cette revue, et dans cette revue les présentes observations, ils y auront été avertis de n'imaginer aucune espèce de « victoire » dans une affaire aussi scandaleuse et aussi pourrie.
\*\*\*
A suivre ?
Mais est-ce bien nécessaire. ?
J. M.
#### Un revenant
Espérant sans doute que tout le monde a maintenant oublié qui était José de Broucker, ce personnage recommence depuis quelque temps à signer des éditoriaux venimeux dans les I.C.I. ([^13]) dont il n'avait jamais cessé d'être l'actif rédacteur en chef.
Cette production est plus que jamais exposée, offerte ou prétendument « vendue » dans les églises de France, dans celles, du moins, que leurs fidèles n'ont pas encore nettoyées.
José de Broucker s'est abstenu de faire paraître sa signature pendant quatre ans. Son dernier exploit signé (1^er^ novembre 1963) avait été un « dossier » où Alexis Curvers, Louis Salleron, Michel de Saint Pierre, Roger Bésus, l'abbé de Nantes, *Itinéraires*, *la Pensée catholique*, *Le Monde et la Vie* (etc.) étaient amalgamés en un seul et même « courant d'opinion », celui, disait-il, d'une *escroquerie* (sic) opérée par des gens qu'il présentait comme n'étant *pas du tout catholiques ni chrétiens*. Il écrivait : « *Au fond, en dépit des apparences qu'ils se donnent, ils ne s'intéressent pas à l'Église ni à ce que son Seigneur attend d'elle. *» Ayant ainsi calomnié et outragé jusque dans leur conscience, leur âme et leur foi, les auteurs et publications faisant l'objet de son « dossier », José de Broucker n'a jamais réparé. Pourquoi l'aurait-il fait ? Les évêques qu'il fréquente l'ont cru sur parole et le comblent de marques d'amitié et d'honneur, -- l'exposition dans les églises n'étant pas la moindre.
296:131
Notre seule défense contre les calomnies de ce personnage tient dans notre supplément de 200 pages : *L'Affaire Pax en France*, toujours en vente à nos bureaux au prix de 6 F. franco. (Ce supplément contient tous les textes, spécialement ceux de José de Broucker ; il contient le texte intégral de la Note du Saint-Siège de 1963 mettant en garde les évêques français contre *Pax*, et mettant en cause les I.C.I. et José de Broucker nommément cité.) -- Chaque fois que reparaît José de Broucker, ce supplément sur *L'Affaire Pax en France* redevient d'actualité, nous le recommandons à nos lecteurs. ([^14])
Voici les nouvelles blagues que raconte José de Broucker dans les I.C.I. du 1^er^ février 1969 :
Pourquoi Mgr Schoiswohl, l'évêque de Graz, en Autriche, a-t-il dû démissionner ? Faute de le savoir avec clarté, l'opinion ne peut que faire le compte des ennemis de sa pastorale ouverte et constater qu'ils ont le bras long. Pourquoi Mgr Clavel, l'archevêque de Panama, a-t-il dû démissionner ? Même mystère, mêmes suppositions, mêmes conclusions. Pourquoi, en France, le P. Cardonnel se voit-il soudain pratiquement interdit de parole et de plume ? Et pourquoi, comme nous l'apprenons au moment de « boucler » ce numéro, Mgr Illich se voit-il retirer la direction spirituelle du Centre de formation interculturelle de Cuernavaca, au Mexique, qu'il a fondé et qu'il animait depuis huit ans ? Là encore, faute de consultations et d'explications claires et publiques, l'opinion ne peut que conclure qu'en 1969 encore la dénonciation paie.
Laissons les dénonciateurs à leur triste besogne : il y a mieux à faire qu'à se battre contre cette internationale de fantômes qui, périodiquement, fait ainsi retentir l'Église du bruit de ses chaînes.
*Faute de le savoir... même mystère, mêmes suppositions, mêmes conclusions*. Vous avez les trois temps de la démarche intellectuelle :
297:131
1\) On ne *sait* pas, c'est un *mystère*.
2\) On fait des *suppositions* (portées au compte de « l'opinion »... qui elle-même les tient de l' « information religieuse » donnée par José de Broucker et les I.C.I.)
3\) On aboutit à des... *conclusions*, pas moins ! Des conclusions fermement tirées, du *non-savoir* et de *suppositions *: des conclusions mises elles aussi au compte de « l'opinion »...
Au demeurant, José de Broucker sait très bien que le P. Cardonnel *n'est pas* « interdit de parole et de plume », puisque 1° il conserve l'autorisation d'écrire *dans les revues* et que 2° il parle avec l'autorisation de l'évêque dans le diocèse de Marseille, ainsi que *Témoignage chrétien* l'a annoncé ; dans le diocèse de Marseille en attendant les autres, ainsi que *Témoignage chrétien* l'a proclamé...
Mais tout est bon pour faire croire que « les ennemis » ont « le bras long ». Mythe révolutionnaire pour exciter les braves gens et faire marcher la dialectique.
En somme, selon José de Broucker, il est manifeste qu'aujourd'hui ce sont les « dénonciateurs » intégristes -- les « espions » intégristes, comme dit Claude Gault -- qui gouvernent l'Église.
Eh ! bien, que les évêques en croient sur parole, une fois de plus, José de Broucker.
Et alors, qu'ils tremblent...
#### Après les "anonymes" de Rennes voici les "clandestins" de Tours
Mgr de Rennes avait dénoncé à la réprobation publique, dans ceux qui s'opposent au national-catéchisme, des anonymes.
(Voir *Itinéraires*, numéro 128 de décembre 1968, pages 30 à 32.)
Mgr de Tours dénonce à la réprobation publique une *feuille clandestine,* la revue de catéchèse du P. Barbara intitulée : *Forts dans la foi.*
298:131
L'archevêque de Tours est Sa Grandeur Mgr Ferrand. Je disais récemment qu'après avoir présidé à la confection du fameux *Fonds obligatoire* du national-catéchisme, il avait disparu de la circulation. Au même moment il reparaissait pour accomplir un mauvais coup, j'ai attendu pour en parler : j'ai attendu que Sa Grandeur, se souvenant de la morale élémentaire dont les grands de ce monde ne sont pas dispensés, rectifie et répare. Mais Sa Grandeur ne s'est pas souvenue.
Voici donc les faits.
\*\*\*
Le Bulletin diocésain de Tours a publié le 13 décembre 1968, page 703, le communiqué suivant :
*COMMUNIQUÉ DE MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE.*
*Pour répondre aux demandes qui me sont adressées et m'acquitter de mon devoir, je dois préciser que M. l'abbé Noël Barbara est un prêtre du diocèse de Constantine, que les évènements d'Afrique du Nord ont conduit à chercher l'hospitalité dans le département.*
*En résidence à Bléré, il est le rédacteur d'une feuille clandestine :* «* Forts dans la foi *»*. Je lui ai demandé de n'avoir aucune activité sacerdotale dans le diocèse. Dans ses paroles comme dans ses écrits, il est donc dépourvu de tout mandat d'Église.*
L. F.
Le dimanche 15 décembre, ce communiqué mensonger a été lu, voire commenté, pendant la messe, dans plusieurs églises du diocèse.
\*\*\*
La revue *Forts dans la foi* a rendu public un démenti circonstancié déclarant notamment :
299:131
Tenu à défendre son honneur, celui de la revue qu'il dirige et des lecteurs qui lui font confiance, le Père N. Barbara apporte en toute sérénité les précisions suivantes :
1° L'hospitalité ne lui a été ni proposée ni offerte dans le diocèse de Tours.
Obligé de quitter l'Algérie, il s'est installé chez une de ses sœurs à Bléré, en Indre-et-Loire. Il s'y est installé régulièrement, avec l'accord de son Ordinaire, l'évêque de Constantine qui en a prévenu l'archevêque de Tours.
2° Au dire de L. F., archevêque de Tours, la revue « *Forts dans la Foi *» *serait une* « *feuille clandestine *».
Voici la définition de « *clandestin *» *: adjectif, fait en cachette ET contre les lois ou la morale.* (Larousse universel en 2 vol.).
(Parenthèse. La référence au Larousse, universel ou non, en deux ou en n'importe combien de volumes, est sans doute une indication, mais une indication qui à elle seule ne fait pas autorité. Cependant ici le Larousse n'est pas en faute. Le Robert déclare : « *Clandestin : qui se fait en cachette et qui a généralement un caractère illicite. *»)
« Forts dans la Foi » n'est pas faite en cachette. C'est une revue qui paraît au grand jour. Elle est imprimée chez M. Pinçon, maître-imprimeur à Amboise. Déclarée, comme l'exige la loi française, cette revue est agréée par les Papiers de Presse, sous le n° 45-651, et bénéficie des tarifs postaux réservés aux périodiques NON CLANDESTINS.
Au point de vue ecclésiastique. Avec l'autorisation de son Ordinaire de Constantine, duquel il dépend toujours canoniquement, le Père Barbara présente tous ses manuscrits, -- car sa revue de catéchèse est publiée aussi en italien -- au Vicariat de Rome, cette Église qui est « *Mère et Maîtresse de toutes les autres églises *» et, jusqu'à ce jour, le « *nihil obstat *» lui a été accordé par le R.P. Ch. Boyer, s.j., Censor deputatus, et l'*Imprimatur*, par le Cardinal Vicaire de Rome pour le premier numéro et, pour les suivants, par le « vicesgerens ».
Tous ces renseignements, le P. Barbara les a PUBLIÉS à la page 48 du n° 2 de l'édition française.
300:131
Durant le premier trimestre 1951, le cardinal Feltin, archevêque de Paris, a donné la précision suivante qui n'a jamais été rapportée et que tous les évêchés de France connaissent : « *Vous n'avez pas besoin de l'imprimatur. Ce n'est pas la coutume en France de donner l'imprimatur à des périodiques. Chacun peut le constater, la plupart des revues, même ecclésiastiques, ne le portent pas. Il est étonnant qu'on pense à vous le demander. Je vous autorise à faire état de ce que je viens de vous dire. *» (Déclaration du Cardinal Feltin publiée par « Verbe », revue française non clandestine, n° 37, p. 3).
*Il ressort clairement de tout ceci que la revue bimestrielle de catéchèse catholique* « *Fort dans la Foi *» *n'est ni faite, ni diffusée* EN CACHETTE. *De plus, tous les numéros parus ayant été contrôlés par l'autorité ecclésiastique,* « Forts dans la Foi » *ne contient rien ni contre la Foi, ni contre les lois, ni contre la morale. Et donc la proposition du communiqué de l'Archevêque de Tours qui affirme que* « Forts dans la Foi » *est une* « feuille clandestine » *est une proposition* FAUSSE.
*Propager une proposition fausse, c'est faire une* CALOMNIE.
*Une calomnie se double d'une* PERFIDIE *quand elle est faite sous le fallacieux couvert du* DEVOIR.
Le devoir d'un évêque, de tout évêque, est de veiller sur tout ce qui se publie, touchant la religion, en particulier sur son propre territoire ; mais ailleurs aussi. Son devoir pastoral consiste alors à reprendre les auteurs qui se trompent et à condamner ceux qui persistent dans l'erreur tant du point de vue de la Foi que de la Morale.
Pour aider chaque évêque à faire son devoir, il existe, ou du moins il doit exister, dans chaque diocèse, un conseil de surveillance. Nous pensons que si ces conseils de surveillance, et celui de Tours en particulier, faisaient vraiment leur devoir, les « présentoirs » des églises seraient promptement nettoyés et sans calomnie.
Pour nous, nous acceptons avec gratitude et dans un esprit filial toutes les remarques PATERNELLES que ce conseil voudra bien nous faire sur la doctrine que nous publions ; mais, *à ce jour*, *il ne nous en a faite aucune.*
3° Lorsque le communiqué de la « Semaine Religieuse » de Tours affirme, d'autre part, qu'on *a demandé* (au P. Barbara) *de n'avoir aucune activité sacerdotale dans le diocèse*, ce communiqué énonce une nouvelle proposition fausse. En effet, jamais pareille défense ne lui a été notifiée. De plus, aussi longtemps qu'un prêtre n'a pas fait l'objet d'une suspense, d'un interdit ou d'une excommunication, pour une des raisons prévues par le Droit de l'Église, l'arbitraire d'un supérieur, fût-il archevêque et même archevêque de Tours, ne peut lui interdire « *toute activité sacerdotale *».
301:131
Dès son installation en Touraine, le P. Barbara a reçu de l'archevêque de Tours, lui-même, les pouvoirs de prêcher et de confesser dans tout le diocèse. Il a reçu ces pouvoirs « *avec bienveillance *», sans doute, mais aussi pour servir BÉNÉVOLEMENT le diocèse de Tours. Ce qu'il a fait. Le 22 octobre dernier, conformément au désir du Pape Paul VI, désir exprimé dans les n° 28 et 29 d' « Humanæ Vitæ », le P. Barbara donnait à Tours, salle de l'Hôtel de Ville, une conférence publique pour expliquer l'encyclique sur « *la proposition de la vie humaine *», pour en souligner la portée doctrinale et pour rappeler aux catholiques engagés dans le mariage l'obligation qu'ils ont d'accepter et de vivre cet enseignement du Saint-Père.
Quelques jours après, le 30 octobre, l'archevêque de Tours adressait au P. Barbara la lettre suivante :
*Archevêché de Tours*
*le 30 octobre 1968.*
*Monsieur l'abbé,*
*Je sais que les pouvoirs vous ont été donnés par l'Ordinaire *« usque ad revocationem » -- *et je ne voudrais pas, pour la première fois dans ma vie, révoquer ce qui vous avait été accordé avec tant de bienveillance.*
*Je viens simplement limiter ces pouvoirs en vous demandant de ne pas prendre la parole dans les limites de mon diocèse. C'est une attitude difficile à l'égard de mes confrères dans l'épiscopat, c'est pourquoi je me permettrai de leur en faire part, lors de l'Assemblée de Lourdes.*
*Avec mes regrets.*
Signé : *Louis Ferrand, Archevêque de Tours.*
\*\*\*
Cette « *limitation de pouvoirs *» ne peut s'entendre que des pouvoirs accordés par l'archevêque et non des pouvoirs que tout prêtre, non frappé par quelque censure valide, tient :
-- de sa nature d'homme, qui lui donne le droit de parler en public,
302:131
-- de son caractère de baptisé, confirmé, ordonné prêtre, qui lui fait un triple devoir, s'il en est capable, d'annoncer la Bonne Nouvelle de l'Évangile,
-- et de la volonté de l'Église, volonté rappelée par le dernier concile et, plus récemment encore, par le Pape Paul VI.
Il et donc faux de prétendre et qu'on « *a demandé au P. Barbara de n'avoir aucune activité sacerdotale dans le diocèse *» et que « *dans ses paroles comme dans ses écrits,* (le P. Barbara) *est dépourvu de tout mandat d'Église *».
*Le communiqué qui diffuse ces deux propositions fausses fait une nouvelle calomnie et comme cette calomnie se couvre, elle aussi, du fallacieux prétexte du devoir, elle se double également d'une perfidie.*
\*\*\*
En terminant, nous rappelons respectueusement mais fermement à l'auteur, aux diffuseurs et aux commentateurs du communiqué de la « *Semaine Religieuse *» de Tours, qu'une calomnie est un péché qui lèse la justice ; à ce titre, ceux qui s'en sont rendus coupables ne peuvent obtenir le pardon de Dieu aussi longtemps que l'injustice n'a pas été réparée.
Voilà donc un « dossier » précis, net et clair.
Il n'apparaît pas que ni le gentil Claude Gault, ni le sombre André Vimeux, ni personne de *Témoignage chrétien* ou des lieux avoisinants, ait élevé l'esquisse d'une protestation.
Bien que réputé « clandestin » par un décret arbitraire de Sa Grandeur l'archevêque de Tours, le cas du P. Barbara est entièrement public. Il n'est au demeurant qu'un cas supplémentaire parmi des dizaines d'autres. Ce que déclarent et décrètent aujourd'hui nos évêques est *habituellement* faux, même déjà du point de vue de la simple exactitude matérielle.
-- En matière d'exactitude matérielle, tout le monde et n'importe qui, même évêque, peut se tromper de bonne foi ?
303:131
-- Bien sûr : mais la particularité épiscopale française est de ne jamais rectifier, et d'avoir élevé la non-rectification à la hauteur d'un principe de gouvernement. Il y a longtemps que pour ma part j'en ai fait l'expérience. En 1955 déjà, il y a quatorze ans, le Bulletin diocésain de Lyon ayant lancé contre moi des accusations fausses, il fut répondu à mes instances que l'on prenait note de mes rectifications mais que l'on ne rectifierait rien, « dans l'intérêt de la paix » (*sic*). Cette réponse était de Son Éminence le cardinal Gerlier. La tradition commence à être ancienne et solide.
*J. M.*
#### Après les "anonymes" et les "clandestins" : le "militant catholique intégriste"
Dans la même bonne ville archiépiscopale de Tours, le 22 janvier, c'est le bras séculier, à savoir les commandos marxistes-léninistes, qui s'est abattu sur Marcel Clément.
Selon le récit de la *Nouvelle République* de Tours (23 janvier) :
La conférence de l'Organisation catholique « Touraine -- Actualité -- Culture », qui avait été organisée hier à la salle Balzac n'a pas eu lieu. Tout au moins dans les formes prévues. Elle a débuté mais a tourné court vingt minutes après son commencement.
M. Marcel Clément, rédacteur en chef de « L'Homme nouveau », était venu parler de « Marx, Mao et Marcuse ».
Craignant sans doute qu'un tel conférencier se montrât partial sur un tel sujet, de jeunes perturbateurs ont préféré, d'emblée, imposer « la » vérité. La leur. Ils l'ont fait à coups de poing et de pied, sans négliger les coups de carafe. En définitive l'orateur s'est retrouvé à la clinique (mais son état n'est pas grave), quelques auditeurs calmes ont été malmenés, et la deuxième conférence qui devait avoir lieu à 20 h. 45 n'a pas pu être donnée. Les faits se sont passés, en effet, à la séance de l'après-midi.
304:131
M. Clément avait commencé à parler à 18 heures. Pour la circonstance la salle était comble. Aux côtés de personnes d'âge mûr et de membres du monde religieux, l'auditoire comportait de très nombreux jeunes. Certains d'entre eux, même, étaient assis par terre.
Dès la première phrase, M. Clément s'interrompt : quelqu'un sifflotait timidement « l'Internationale ». « Cela vient de dehors » affirmèrent les spectateurs des premiers rangs. L'orateur poursuivit donc son exposé -- un exposé qui fut truffé de petits ricanements venus de la salle. De toute évidence, la « température » montait. M. Clément s'en rendit compte. « Si vous avez quelque chose à dire, levez la main, je vous donnerai la parole », lança-t-il.
Cette phrase fut comme un signal de départ attendu par les perturbateurs. Dans le tumulte naissant, deux énergumènes qui se trouvaient au premier rang bondirent sur la scène. Tandis que l'un d'eux -- un barbu -- arrachait le micro des mains du conférencier, le second individu passait derrière M. Clément, le jetait à terre et le frappait à coups de poing et de pied à la tête.
En un instant toute la salle fut debout, et, tandis que quelques-uns *commençaient à prendre la porte*, au premier rang, un homme se levait pour tenter de s'interposer. En guise de réponse le jeune barbu porteur du micro lui cassa sur la tête la carafe d'eau de l'orateur. Un prêtre qui se trouvait également au premier rang fut jeté sur la scène par d'autres individus.
Relation complétée par celle du *Courrier français* (25 janvier) :
Le conférencier commença son exposé sur Marx, Mao et Marcuse en analysant en profondeur la pensée de Marx, refus d'une « création » qui limiterait l'homme. Malgré le caractère très irénique de cet exorde, quelques manifestants le ponctuèrent de ricanements ; l'orateur proposa alors de donner la parole à l'un de ceux-ci.
A ce moment-là, l'un des contestataires bondit sur la scène, s'empara du micro qu'il saisit comme une arme. Comme s'ils n'attendaient que ce signal, une dizaine de jeunes manifestants se précipitèrent d'un seul élan sur l'orateur, le jetèrent à terre, le rouèrent de coups sur la tête et tout le corps, puis s'enfuirent.
305:131
Ces deux récits ont un peu édulcoré les faits. La vérité est que Marcel Clément fut non seulement frappé, mais assommé par derrière ; tombé à terre sans connaissance, il y fut sauvagement piétiné et longuement frappé de coups de pied qui visaient principalement la tête. Ils étaient une dizaine à s'acharner : c'est ce qui sauva Marcel Clément, car ils se gênaient les uns les autres dans leur fureur aveugle. -- Faute d'organisation préalable, la nombreuse assistance fut incapable de réagir et demeura stupide (sauf les « quelques-uns qui commençaient à gagner la porte »).
\*\*\*
Une dépêche de l'agence A.C.P., reproduite notamment par le *Dauphiné libéré* et par le *Journal du Centre*, s'exprimait en ces termes :
Tours (A.C.P.). -- La conférence de l'organisation catholique « Touraine-Actualité-Culture » qui avait été organisée mercredi soir à la salle Balzac, n'a pas eu lieu. M. Marcel Clément, *militant catholique intégriste*, était venu parler...
*L'Homme nouveau* commente paisiblement : « Estimant insuffisants les coups reçus par Marcel Clément, le rédacteur et les éditeurs de ce texte ont profité de l'occasion pour l'assommer moralement de leur « *militant catholique intégriste *». L'intégriste, c'est donc celui qui, quand on l'interrompt, propose le dialogue, et qui, quand il propose le dialogue, se fait rouer à coups de pied... »
\*\*\*
Mais ce qui m'a paru le plus émouvant, c'est le profond silence de Sa Grandeur l'archevêque de Tours.
Au nom de la « présence à l'événement » ? ou de quoi ? il est demeuré significativement muet.
306:131
### Un mandement de l'archevêché de Tours
Ne me demandez pas ce qu'aurait pu dire un archevêque de Tours. Vous le savez bien. Nous le savons tous. Voici (par exemple) :
« *Mercredi dernier, M. Marcel Clément était le conférencier invité par une organisation catholique diocésaine. Il a été sauvagement frappé par un bataillon d'une dizaine de grands enfants-loups, misérable produit de la société que nous leur avons faite. Ne rejetons pas sur eux une responsabilité qui est la nôtre sous plusieurs rapports. Nous avons exposé notre hôte et nous n'avons pas été capables de le défendre : je tiens à lui en exprimer les excuses du diocèse et les miennes.*
« *Peu de personnalités catholiques ont le talent, le courage, l'autorité morale, la chaleur humaine, la présence spirituelle de M. Marcel Clément. Son éloquence de Pentecôte, son offre cordiale de donner la parole aux perturbateurs pour un* « *dialogue *»*, n'ont pas calmé mais ont exaspéré une troupe qui était venue dans l'intention de frapper et de détruire. C'est une leçon dont nous avions besoin. N'allons pas imaginer que nous-mêmes, fût-ce votre évêque en personne, aurions le talent naturel de tenir tête par les voies du* « *dialogue *» *à une sauvagerie qui a submergé un Marcel Clément et qui a failli l'assassiner sous nos yeux.*
307:131
« *Nous désirons ardemment le dialogue et la paix. Mais nous serions coupables de continuer imprudemment à prendre nos désirs pour des réalités. Un peu partout en France, et non seulement à Tours, la violence interdit la parole ; elle interdit l'enseignement, elle paralyse ou ravage l'éducation. Selon les propres déclarations de recteurs et de doyens responsables, un véritable terrorisme règne dans plusieurs Universités. Ce qui s'est passé dans notre ville n'est donc point un accident, mais un épisode particulier d'une situation qui tend à devenir générale. Il ne m'appartient pas d'examiner pour quelles raisons les pouvoirs publics sont impuissants à défendre la sécurité des citoyens paisibles : mais je ne puis me dispenser d'en prendre acte.*
« *Dans une telle situation, votre évêque se sent tenu en conscience d'attirer l'attention de chacun de vous sur ses responsabilités propres. La légitime défense est un devoir : et ce devoir, pour être rempli non en intention mais en fait, requiert que l'on s'y soit préparé par les concertations et les organisations nécessaires.*
« *Vous aurez à rendre compte à Dieu de chacun de vos prochains que vous aurez laissé sans défense alors que vous aviez la possibilité de lui porter secours.*
« *Nous sommes menacés par une vague révolutionnaire qui déclare elle-même sa volonté de s'imposer par l'intimidation, par la violence, par la terreur. Vos devoirs civiques les plus certains vous obligent à délibérer entre vous, dans vos organisations existantes ou dans des organisations à créer, des mesures pratiques propres à empêcher ce déchaînement de courber sous sa loi sauvage les libres citoyens de notre cité.*
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« *N'oubliez à aucun moment que ces révolutionnaires animés par un marxisme-léninisme anachronique mais toujours destructeur, sont trop souvent, d'abord, les victimes de nos fautes et de nos lâchetés : les tristes fruits de la société sans Dieu. Mais n'allons pas y ajouter la lâcheté supplémentaire et la faute irrémissible qui consisteraient maintenant à les laisser faire.*
« *Prenons donc nos résolutions et nos dispositions. Et, en ces jours d'une gravité croissante, demandons sans nous lasser à Dieu, dans sa miséricorde infinie, d'avoir pitié de nous tous, et de la France, et du monde actuel, et de daigner abréger ces temps de ténèbres. Par l'intercession souveraine de notre Très Sainte Mère la Vierge Marie, victorieuse de tous les combats de Dieu. *»
*J. M.*
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## DOCUMENTS
### Le sens du Congrès de Lausanne
*Une action politique et sociale*
Voici les principaux passages de l'éditorial de « Permanences » (janvier) dans lequel JEAN OUSSET rappelle le but, les méthodes, l'esprit et le sens du *Congrès de Lausanne* et de l'action entreprise par l'*Office international*.
(Nous avons déjà cité quelques phrases de ce même éditorial dans les « Avis pratiques » de notre numéro de février.)
Trop d'amis semblent ne voir en notre œuvre qu'une entreprise d'enseignement doctrinal.
Enseignement qu'il faut bien donner puisque ceux qui devraient le faire ne le font pas.
Reste que cet enseignement doctrinal n'est qu'un moyen. Moyen pour atteindre le but. But qui n'est autre que la proposition d'une certaine méthode d'action.
L'erreur est donc nette de qui voit en nous seulement des promoteurs d'une plus large et plus sûre unanimité doctrinale. Unanimité qu'il faut certes promouvoir. Mais en se gardant bien de croire qu'elle puisse être efficace si, au plan des méthodes, une équivalente unanimité fait défaut.
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Est-il donc si difficile de comprendre que ce qui nous spécifie est moins la doctrine professée ([^15]), que la prétention de faire adopter UNE MÉTHODE D'ACTION POLITIQUE, ET SOCIALE.
Méthode « d'action capillaire ». Méthode d'actions plurielles, multiformes. Complémentaires certes ! Organisées pourtant ([^16]).
D'où, en ce qui nous concerne, certains refus, certains silences, certaines absences que tels amis ne semblent pas comprendre et admettre, tant l'habitude en eux reste forte de ne concevoir l'efficacité que par recours à des moyens grégaires, rassemblements compacts, présences en brochette spectaculaire. Formules plus favorables à l'établissement de quelque notoriété publicitaire qu'à une réelle, durable fécondité de l'action.
Très chers amis qui nous écrivent : « comment pouvez-vous ne pas approuver une action dont le but concorde avec l'idéal de votre œuvre ? »
Très chers amis auxquels nous répondons : « Comment est-il possible que vous puissiez proposer une idée si rudimentaire de l'action sans paraître soupçonner qu'on puisse la trouver désastreuse ? »
Style d'action que nous détestons, non par humeur capricieuse, mais parce qu'il est clair comme le jour qu'il n'a jamais permis d'arrêter sérieusement la Révolution, qu'il en a toujours et partout favorisé la dialectique ; qu'il ne correspond surtout pas aux lois de vie (donc de résurrection) de l'ordre social vrai.
\*\*\*
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Au point où en sont les choses, n'est-il pas désolant d'avoir si grand mal à faire admettre qu'un accord tout doctrinal sur les finalités suprêmes ne suffit pas et que le procédé est enfantin qui consiste à réunir, pour seule joie de les voir rassemblés, ceux qui, comme on dit, « pensent de même ».
Nul doute qu'à ce jeu les défilés du 14 juillet soient la suprême forme de ce combat.
Car c'est bien d'un combat qu'il s'agit. Combat qu'il est odieux de mener n'importe comment !
(...)
Nous sommes et resterons hostiles à l'incoercible penchant d'une certaine élite française pour ce que nous avons pris l'habitude d'appeler : le *style Crécy-Poitiers-Azincourt.* Style, autrement dit, de toutes opérations élémentaires à regroupements serrés qui, pour le plus grand profit de l'ennemi, restent notre héroïque marotte.
Style qui pousse invinciblement les meilleurs à confondre ACTION et *manifestation *; PROGRESSION conquérante et *défilé spectaculaire ;* SYNCHRONISATION d'opérations vraiment complémentaires et *figurations en brochette.*
\*\*\*
Car la psychologie, sinon la logique interne de ces seconds types d'opérations ne peuvent pas ne pas entretenir des façons de voir, des façons d'agir conformes au style même dont elles émanent.
Formules grégaires, formules standards.
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Formules qui contraignent à un tel survol des choses qu'elles ne peuvent pas ne pas favoriser cette tendance à aller « droit au but » : *inconcrètement, irréellement*. Formules incompatibles avec un sens aigu de ces médiateurs naturels loin desquels toute action, pour généreuse et brillante qu'elle soit, tend à être idéelle, volontariste, en tous points conforme à cette façon d'agir qui, selon Maurras, consiste « à vivre surtout d'intentions et à s'en savoir gré ».
Formules dé-s-éducatrices par excellence ; dont il est très significatif d'observer qu'elles nous ont petit à petit habitués à ne concevoir L'ACTION qu'en forme de MANIFESTATION. La plus harmonieuse fécondité, la plus sûre efficacité étant, au contraire, la récompense de qui sait AGIR conformément aux lois de l'ordre naturel, en se MANIFESTANT le moins possible.
Plus un rassemblement est large, plus son action est condamnée à ne pouvoir se plier comme il faut aux exigences multiformes de la réalité. Il peut, certes, faciliter l'éclat de certaines réactions. Mais dans la mesure où ces réactions restent surtout intentionnelles.
Dès lors qu'on a souci d'un résultat plus concret, plus durable, le recours aux médiateurs naturels idoines devient indispensable. Travail, il est vrai, beaucoup plus difficile, beaucoup plus lent qu'une proclamation à formuler, une réunion à organiser.
Comme tout est plus serein, plus facile dès qu'on ne descend, guère au-dessous de *manifestations purement* intentionnelles à organiser.
Car il est plus facile pour un père de famille de formuler d'admirables maximes sur l'éducation des enfants que de réussir concrètement l'éducation des siens.
Car il est plus facile pour un professeur de rédiger d'admirables ouvrages que de gagner au service enthousiaste du vrai ceux qui tous les jours le coudoient en classe ou à ses cours.
Car il est plus facile pour un officier de disserter noblement sur le patriotisme que d'en communiquer la flamme à ses soldats.
313:131
Car il est plus facile pour un patron de rappeler à la cantonade les plus sûrs principes de la doctrine sociale de l'Église que de les faire admettre ou appliquer dans ses ateliers.
Car il est plus facile pour un curé d'être en communion pieuse avec maints fidèles d'autres paroisses que d'amener ses propres paroissiens à la vraie foi en Jésus-Christ.
Car il est plus facile pour un évêque d'énoncer les règles les plus évidentes de la sainteté sacerdotale que de les faire professer par le corps enseignant de son séminaire.
Séries d'observations qui n'ont point pour but de discréditer les maximes que le père de famille est amené à formuler sur l'éducation les ouvrages que le professeur est amené à rédiger les exhortations patriotiques que l'officier est amené à prononcer ; les principes de doctrine sociale que le patron est amené à rappeler ; le rayonnement qu'un bon curé est amené à avoir hors de sa paroisse ; les règles de sainteté qu'un évêque a le devoir d'enseigner...
Séries d'observations qui ont pour but de faire comprendre que, pour excellent que soit l'effet de ces maximes, ouvrages, exhortations, rappels de principes sociaux, notoriétés sacerdotales, mandements épiscopaux, l'efficacité de tant de biens risque d'être dérisoire si un travail plus concret n'est pas réalisé PAR ou DANS ces médiateurs naturels que sont... famille ; école ou université ; section, compagnie, régiment... ; atelier, ou usine ; paroisse ; diocèse, séminaire, etc.
Ce qui n'est pas facile, diront les intéressés.
Voire ! Ce qui est même impossible *si chacun persiste à croire qu'il suffit de dire pour faire, et de manifester pour agir*.
\*\*\*
La seule action féconde est celle qui respecte l'ordre de ces médiateurs naturels dont la plupart sont corps intermédiaires.
314:131
Action éducatrice par excellence, car étroitement soumise à la nature des choses. Nature qui, sans doute, impose maintes servitudes mais offre aussi mille possibilités de tourner les obstacles. Ce qui est plus difficile tant qu'on reste au plan universel des logiques pures.
Pour qui *ne conçoit l'action qu'en forme de thèses à proclamer*, le péril est extrême d'oublier toute nuance concrète et de passer « à la limite » d'un bond.
Ceux qui savent prendre appui dans l'ordre des choses voient, au contraire, leurs ressources d'action décuplées.
A ce jeu, les agités se tassent, car l'ordre des choses est toujours lent et lourd à secouer.
A ce jeu, les moins diplomates se policent car, pour sûre que soit la doctrine, *il ne suffit pas* au plan concret de la nature des choses *d'être logique et d'être vrai*. Il faut être patient. Il faut être tantôt ferme, tantôt doux. Habile à comprendre les hommes, à saisir les occasions, à éviter les « gaffes ». *Habileté que la formation doctrinale n'implique pas forcément, pour savante qu'elle soit.*
Nul doute qu'un sens juste du possible (cette force décisive dans l'action !) soit plus facile à acquérir au contact des médiateurs naturels qu'au plan de ces opérations grégaires que leur universalisme a toujours tendance à désincarner.
\*\*\*
Il est des opérations trop graves, trop délicates, pour être confiées, si l'on peut dire, à la cantonade... une déplorable vulgarité de comportement ayant toujours tendance à prévaloir quand une « masse » devient l'agent quasi exclusif d'une opération.
C'est ainsi que tels textes, parfaitement légitimes et admirables dans les pages d'une revue destinée à des lecteurs cultivés, peuvent provoquer des réactions désastreuses si on prétend les offrir comme règles immédiates de discussion et d'action à des groupes non préparés à ce genre d'étude ou d'activité.
315:131
Soient, par exemple, *les combats actuels pour la liberté scolaire, pour le catéchisme, pour le syndicalisme...* Nous ne sommes pas sûrs que nos amis, dans l'ensemble, aient bien compris notre refus de proposer DIRECTEMENT ces combats à ce qu'on pourrait appeler la « masse » de nos réseaux ou cellules. Précaution qui découle de ce que nous venons de dire.
A proposer des opérations exigeant à la fois bonne doctrine et sens prudentiel aigu, nous risquerions d'énerver nos amis loin de les faire agir efficacement. La loi étant connue : lorsque les gens s'énervent, ils se coagulent ou se débandent. Ce que nous n'acceptons à aucun prix.
D'où notre habitude de *réserver à des organismes plus étroitement concernés par le combat le soin particulier de le conduire* ([^17])*.*
Car, en pareille circonstance, le fait d'être aux prises avec la difficulté est à la fois un aiguillon, un frein et une règle de prudence féconde en consignes bien adaptées. Comment, en effet, les parents qui assistent à la liquidation de l'enseignement chrétien pourraient-ils ne pas réagir ? Mais, dans la mesure où ils sont parents, leur réaction a plus de chances d'éviter ces progressions implacables vers des situations sans issues où excelle toujours à conduire la logique sommaire des groupes trop vastes. L'expérience démontrant qu'il se trouve immanquablement dans ces réalités concrètes quelque élément heureux, quelque divine surprise, quelque personnage providentiel pour permettre de sortir avantageusement de la crise, sans compromission doctrinale, sans casse excessive pour les institutions. A condition, certes, de bien se battre. Et de se battre à ce degré.
316:131
Trop courtes réflexions ayant pour but de faire comprendre que c'est lâcher la proie pour l'ombre, autant dire : que c'est abandonner les voies de la plus sûre fécondité pour les consolations d'un activisme finalement stérile, que de préférer aux servitudes des médiateurs naturels la fallacieuse puissance de formules plus larges, sinon plus « informelles ».
\*\*\*
« *Mais vous-même ! nous lancera-t-on. Qu'allez-vous donc faire à Lausanne ? Et n'êtes-vous point fiers d'entendre dire que votre congrès est, numériquement, un des plus importants d'Europe ? *»
Sans doute ! Mais ceci pour cette raison très paradoxale que C'EST LA UN RÉSULTAT ATTEINT SANS QU'IL AIT ÉTÉ JAMAIS POURSUIVI COMME TEL ; aucun battage publicitaire n'étant accepté en vue d'accroître le nombre des participants à ces journées.
Preuve qu'il est certains refus de poursuivre DIRECTEMENT le nombre qui n'en donnent pas moins des résultats quantitatifs intéressants.
Nouvelle preuve de ce que disait encore Maurras dans sa lettre à Massis qu'à prétendre viser DIRECTEMENT certains buts on les manque.
Il n'en reste pas moins que l'accélération numérique enregistrée à Lausanne au cours de ces dernières années nous inquiète plus qu'elle nous satisfait. Et cela parce que le sens du congrès risque d'échapper à ces toujours plus nombreux derniers venus qui tendent à n'y voir qu'un rassemblement, un de ces « fronts » dont ils rêvent.
Si donc pareille interprétation devait prévaloir nous disloquerions ce congrès avec la même force que nous avons mise à disloquer une « Cité Catholique tendant à se grégariser malgré nous.
317:131
En effet, quelle que puisse être la joie de ces presque trois mille personnes unies DANS et PAR la même doctrine, la réalité de Lausanne n'est pas, ne doit pas être une réalité de pur rassemblement pour tonique qu'il soit.
A nos yeux Lausanne n'a de sens que par et pour quelque chose de plus fécond : *la session annuelle de concertation d'innombrables réseaux ou organismes*. Et si nous nous réjouissons (relativement) du nombre croissant des congressistes, ce n'est que dans la mesure où nos amis y trouvent une plus grande ardeur pour se mettre au travail selon des méthodes dont le succès même de Lausanne prouve la fécondité.
Sans quoi... (si Lausanne devait drainer un trop fort pourcentage de gens pour lesquels l'assistance à ces trois jours serait l'activité de toute leur année), le réveil aurait tôt fait d'être amer.
Par contre, *à qui sait voir ce qui se passe à Lausanne*, à qui comprend le sens des exercices qui s'y succèdent, c'est l'Office même qui apparaît dans ses rapports essentiels.
Exercices d'unanimité spirituelle à la chapelle. (Ils sont là pour bien montrer de quel esprit nous sommes et quel Seigneur nous servons).
Exercices d'unanimité intellectuelle aux séances magistrales. (Excellentes occasions de se décrasser l'esprit et de raviver nos convictions doctrinales).
*Reste que le spécifique n'est pas cela*. Car cela (piété, doctrine) devrait être le lot de toute manifestation catholique.
318:131
L'essentiel du congrès de Lausanne ([^18]), c'est le travail accompli dans les « forums », dans les « stands », aux « points de rencontre », selon la méthode que nous préconisons.
Ce qui explique que nous ayons peu de goût pour inviter à ces trois jours ceux qui, malgré les meilleures idées, critiquent ou refusent la dite méthode.
Car bien que Lausanne soit un congrès très attentif à la doctrine, il est plus encore, il est spécifiquement le congrès d'une méthode.
Jean Ousset.
319:131
### Réflexions sur l'unité
Aux pages de Jean Ousset que l'on vient de lire ci-dessus, on joindra, dans le même sens, les réflexions que Jean-Paul Martin a publiés le 31 janvier dans le *Bulletin du cercle d'information civique et sociale* (51, rue de la Pompe, Paris 16^e^).
*Unité :* ce mot ne saurait être réduit à l'usage d'un slogan : ce serait une faute contre le second commandement qui interdit de profaner le nom de Dieu. Car l'Unité appartient en propre à Dieu qui est Père, Fils, et Esprit en une seule et unique Trinité. Unité est à prononcer avec le respect religieux dû au nom de Dieu et avec la pudeur des pécheurs conscients de l'avoir souvent profané.
Aux orthodoxes séparés, nous ne pouvons guère parler d'union à Rome, quand à l'intérieur même de l'Église Catholique s'étalent impunément les critiques à l'égard de l'enseignement du Pape ou les réticences en face de son autorité. Cette division, et c'est un comble, s'exprime « dans une atmosphère d'hypocrisie qui sauvegarde les apparences mais s'attaque au fond et détruit la Foi des fidèles, en particulier des jeunes.
Aux protestants, nous ne pouvons pas davantage parler d'union dans une même vérité quand à l'intérieur même de l'Église Catholique est tolérée la pleine licence d'expression à toutes les erreurs concernant le Dogme et la Morale. Que dis-je tolérée, quand est favorisée la diffusion des hérésies les plus caractérisées par le silence imposé arbitrairement à ceux qui les dénoncent.
320:131
L'union au Pape et la fermeté doctrinale n'est pas la vertu éclatante des gens d'Église en notre temps... Mais il existe encore un bastion du diable, plus perfide et plus grave. La tentation de désunion s'infiltre aussi entre ceux qui, fidèles à l'Église, se veulent les défenseurs de la vraie Foi et de l'Unité catholique romaine.
Dans la mesure où nous succombons à cette tentation, nous donnons à nos persécuteurs la seule force et le seul pouvoir qu'ils ont : notre faiblesse. Car aucun doute ne peut s'élever sur la vérité que nous défendons : c'est celle de la Tradition apostolique ininterrompue dans l'Église Catholique. Mais cette force, qui est celle de l'Esprit Saint, nous la laissons se dissoudre dans nos divisions internes.
Divisions qui proviennent de notre ignorance. Faute de nous instruire et de nous tenir au courant de la vérité authentique professée par le Magistère compétent, nous donnons dans le panneau des arguments verbeux de l'adversaire et nous allons grossir les rangs du troupeau trompé.
Divisions qui viennent de notre sottise. Faute de reconnaître la réalité de la guerre de religion subversive qui nous est imposée, nous prétendons jouer les conciliateurs et offrir nos bons offices pour trouver un « juste milieu ». Mais c'est faire le jeu de la dialectique en affaiblissant ceux qui défendent la vérité et en permettant aux destructeurs de progresser sous le couvert d'un dialogue qui n'est plus qu'une duperie.
Divisions qui viennent de notre lâcheté et de notre peur de paraître « en retard ». Comme si la Vérité de Jésus-Christ n'était pas toujours neuve puisqu'éternelle ! Alors, par conformisme, nous fournissons à la presse progressiste, aux orateurs douteux et aux clercs en mal d'expérimentations le plus gros contingent de leur clientèle.
321:131
Divisions qui viennent de notre contamination. Le climat dialectique nous imprègne et sous prétexte de mieux nous opposer à ceux qui combattent notre Foi, nous cherchons à pratiquer leurs méthodes. Qui, parmi nous, n'a pas un jour caressé l'espoir d'un immense regroupement visible, tangible, convaincant de toutes les forces catholiques ? Notre véritable regroupement est d'ordre surnaturel. Il n'est pas nécessaire, il est même dangereux de vouloir lui donner une forme temporelle autre que celle de l'Église catholique romaine au sein de laquelle il y a place pour une foule de familles spirituelles.
Cette tentation de « massifier », si nous y succombions, serait la victoire la plus totale de la Révolution : elle détruirait nos personnalités et retournerait la communion de nos personnes dans une même Foi en un troupeau facile à capter et à dévoyer.
Divisions enfin qui proviennent de nos mesquineries. Qui n'a éprouvé l'envie de s'enfermer dans sa chapelle et d'ignorer, voire de mépriser les frères qui mènent le même combat, mais qui, légitimement, se servent de leur propre tête et de leurs propres moyens ? Pourquoi suspecter la méthode, le champ d'action des autres uniquement parce qu'ils ne sont pas identiques aux nôtres ? Dans un corps en bonne santé, les organes se complètent et une fonction ne s'oppose pas aux autres.
Entre ceux qui se veulent fidèles à la Foi catholique romaine, il faut à tout prix évacuer les causes de divisions qui font le jeu des contestants et des mauvais bergers. Que la véritable Unité, celle qui découle de notre Foi, nous fasse utiliser chacun de nos moyens, notre personnalité, notre champ d'activité pour témoigner invinciblement devant le monde de notre union dans la Foi en Jésus-Christ.
322:131
### Une note théologique de Dom Paul Nau
*sur l'autorité des derniers documents pontificaux*
A l'intention de plusieurs couvents de moniales, le P. Dom Paul Nau a rédigé une note théologique qui a été publiée dans le numéro de décembre 1968 du bulletin trimestriel de l'Abbaye de l'Inimaculée-Conception à Ozon. En voici la reproduction.
Le P. Dom Paul Nau est l'auteur de travaux bien connus sur le même sujet : *Une source doctrinale : les encycliques,* (Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris VI^e^) et *Le Magistère pontifical ordinaire* (Club du Livre civique, 49, rue Des Renaudes, Paris XVII^e^)...
A la suite de la publication successive de la *Profession de foi* du 30 juin 1968 et de l'encyclique *Humanaæ Vitæ*, des discussions, souvent ardentes se sont élevées sur l'autorité à leur reconnaître.
On aimerait savoir exactement à quoi s'en tenir et quelle réponse donner à ceux qui contestent l'autorité de ces documents.
323:131
Pour répondre utilement à la question ainsi posée, il semble utile de remonter un peu plus loin en se demandant :
1\. -- A quel titre la hiérarchie de l'Église a droit à notre assentiment ;
2\. -- Quels critères permettent de reconnaître l'authenticité divine d'une doctrine ;
3\. -- Quels sont les titres particuliers des deux documents au sujet desquels la question a été posée.
##### I -- *A quel titre la hiérarchie de l'Église a-t-elle droit à notre assentiment ?*
Il faut reconnaître que bien souvent la question est très mal posée. En présence d'un document du Saint-Siège, la première question que se posent quelques-uns est celle, de son infaillibilité. S'il peut être répondu par l'affirmative, on se dit prêt à s'incliner ; dans le cas contraire on considère le document comme nul et non avenu.
On comprend l'origine de cette fausse problématique. Les discussions du I^er^ Concile du Vatican sur l'infaillibilité pontificale ont mis en vedette ce terme peu employé jusqu'alors.
Dans les formules de l'acte de foi, nous affirmons notre foi à Dieu et à son témoignage, parce qu'il est « la vérité même », la « souveraine vérité, qui ne pouvez ni vous tromper ni tromper personne » ; parce qu'il est, pour employer le langage précis de la théologie « la vérité première », source de toute vérité.
Si dans la Constitution *Pastor Aeternus*, qui ne devait être qu'un chapitre d'un enseignement d'ensemble sur l'Église, Vatican I a défini, en même temps que la Primauté, l'infaillibilité du Pape, qui n'est qu'une conséquence de cette primauté : par contre la Constitution *Dei Filius*, sur la foi, n'emploie pas le terme d'infaillibilité.
324:131
Elle affirme au contraire que nous devons adhérer aux vérités révélées par Dieu « non à cause de la vérité intrinsèque des propositions, perçue par la raison, mais à cause de l'*autorité* de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni tromper. » (C. III, Dz ; n° 1789).Cette affirmation est reprise dans le canon 2, qui frappe d'anathème quiconque n'admet pas que « la vérité révélée doit être crue à cause de l'autorité de Dieu qui révèle » (Dz. 1811). Dieu, vérité première et source de toute vérité, maître souverain de nos intelligences comme de nos cœurs a droit, en vertu de son autorité suprême, à la pleine adhésion de nos esprits, à l'obéissance de notre foi.
Mais Dieu ne s'adresse généralement pas directement à chacun de nous. En tous cas, quand il s'agit de la révélation publique sur laquelle s'appuie la foi de l'Église, il s'adresse à nous par ses « envoyés », auxquels il communique son autorité par la *Mission* qu'il leur donne.
Le premier « envoyé « du Père est le Verbe incarné lui-même. Il n'y a qu'à ouvrir l'Évangile, pour trouver presque à chaque page le Seigneur réclamer créance en s'appuyant sur la Mission, qu'il a reçue du Père. Nous ne nous attarderons pas à relever tous ces passages, nous trouverons cette affirmation dans les célèbres paroles où, à son tour, il transmet à ses « envoyés », à ses Apôtres (le mot apôtre, en sa racine grecque signifie envoyé), la mission même qu'il a reçue du Père.
Comme mon Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. (Jn, XX, 2).
C'est l'accueil ou le refus de reconnaître cette mission, cette autorité, qui jugera ceux auxquels parviendra la parole :
Qui vous écoute, m'écoute ; qui vous méprise me méprise ; qui me méprise, méprise celui qui m'a envoyé. (Luc, X, 16).
325:131
On ne sautait s'en étonner. N'en est-il pas de même pour les ambassadeurs envoyés par les chefs d'États, l'honneur qu'on leur rend, l'injure qu'on pourrait leur faire, rejaillit immédiatement sur le Prince ou le Chef d'État qui les a accrédités, et dont ils représentent l'autorité ?
Le titre de la hiérarchie de l'Église à être écoutée, à réclamer la foi aux vérités qu'elle nous propose de la part de Dieu, ce n'est pas son infaillibilité, c'est son autorité, c'est-à-dire la mission qu'elle a *reçue* de nous transmettre la révélation, en prolongement de la Mission du Verbe lui-même.
Mais Dieu se doit -- puisqu'il est la vérité même -- de garantir la transmission de son message.
En même temps qu'il envoie son Fils pour nous parler, le Père et le Fils ont envoyé le Saint-Esprit :
-- pour assister la hiérarchie dans la conservation intacte du dépôt et son exposé fidèle « ut sancte custodirent et fideliter exponerent » (Dz 1836). C'est en ce sens que le Seigneur, transmettant sa mission à ses Apôtres, les assure de son assistance -- « Et je suis, avec vous jusqu'à la consommation des siècles. » (Mt, XXVIII, 18) ; et qu'il leur avait promis le Paraclet, devant leur rappeler tout ce qu'il leur avait lui-même enseigné. (Jn, XVI, 28)
-- pour incliner les fidèles à adhérer à la doctrine proposée par la hiérarchie.
Cela est si vrai que saint Thomas (IIa IIae, q. 10. 10, a. 1 ad 1um) nous assure que le péché d'infidélité consiste à résister tant à la proposition de la doctrine qu'à l'impulsion intérieure qui nous pousse à croire.
Cette assistance est souverainement efficace. Il a été promis à l'Église -- et la promesse de Dieu ne saurait tromper -- que, fondée sur Pierre, divinement assisté, sa foi ne défaillira pas, que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle.
Il en résulte pour nous l'obligation de croire tout ce que l'Église, par suite d'une mission authentique, nous propose comme divinement révélé.
326:131
On peut noter ici, avec saint Thomas encore (IIa IIae, q. 2, a. 6, ad 3um) que si, en un cas particulier, un membre de la hiérarchie se trompait, le fidèle ne ferait pas pour autant naufrage dans la foi, car le motif de cette foi n'est pas celle du membre de la hiérarchie qui se trompe, mais celle de l'Église universelle, en vue de laquelle a été, transmise la mission, et qui ne peut tomber dans l'erreur.
##### II -- *Critères d'authenticité.*
Du reste, si nous avons l'obligation de croire ce qui est enseigné au nom de Dieu en vertu d'une mission authentique, il est des critères qui permettent de s'assurer avec certitude de l'authenticité de la doctrine (nous préférons le terme d'authenticité à celui d'infaillibilité, qui, lui, vise plutôt un acte ; et parce que, ce qu'il s'agit de savoir, c'est uniquement si la doctrine proposée est bien celle qui a été en fait révélée aux Apôtres par le Christ, donc si elle est authentiquement la doctrine du Christ et des Apôtres). Le premier critère est celui de l'universalité de l'enseignement d'un point de doctrine ; l'Église universelle ne pouvant être induite en erreur, il est impossible qu'un doctrine enseignée universellement comme révélée, ne soit pas authentiquement comme celle des Apôtres. C'est le critère du magistère (ou enseignement) ordinaire et universel. (Voir Vatican II, *Lumen Gentium*, n. 45).
A ce critère répond celui du sens universel des fidèles : l'ensemble des fidèles ne peut croire une doctrine non-authentique, sans cela c'est l'Église qui aurait sombré dans la Foi.
A ce premier critère, il est posé une condition, ou une précision : il s'agit de l'ensemble des évêques, « en communion avec Rome ». Cette condition est nécessairement incluse dans l'universalité. Rome en fait partie à un titre spécial : Vatican II l'affirme également : le signe de l'authenticité, de la mission des évêques est leur communion avec Rome.
327:131
Mais s'il y a divergence ? C'était la question que se posait déjà saint Irénée. On connaît sa réponse, pour savoir quelle est la doctrine, authentiquement apostolique, il n'y a, répond-il, qu'à s'en remettre à la continuité de la transmission de la mission sur les sièges apostoliques et notamment sur le siège de Rome, auquel a été faite par le Seigneur, une promesse spéciale : « J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille point. » Il a toujours été reconnu que la continuité d'un même enseignement, d'une même foi dans l'Église de Rome est un critère d'authenticité.
Il est enfin un autre, qui nous conduit à l'infaillibilité au sens propre. S'il y a contestation dans l'Église, on peut recourir au jugement de l'autorité suprême, Pape ou Concile : le jugement prononcé par elle, -- en dernier ressort (jugement solennel) est un acte -- nécessairement *infaillible*. S'il pouvait être erroné comme il s'adresse à toute l'Église en lui imposant une obligation, il l'induirait nécessairement et en vertu de l'autorité à lui confiée par Dieu, dans l'erreur. Ce qu'il serait blasphématoire de penser.
On voit qu'ici le terme infaillible est à sa place. On voit combien la problématique est déficiente qui, pour l'obligation d'adhérer à un enseignement de la hiérarchie parle tout de suite d'infaillibilité. C'est à l'autorité, à la mission donnée par Dieu, de nous enseigner en son nom, que doit s'adresser notre adhésion, c'est elle qui doit être la première garantie de notre foi.
##### III -- *La* «* Profession de foi *» *et* «* Humanæ vitæ *»
Nous pouvons revenir maintenant aux deux documents qui ont motivé la rédaction de la présente note. Nous avons les éléments requis pour en mesurer le poids.
328:131
*La profession de foi* n'est pas, comme en a eu le front de le dire, un acte de piété personnel du Pape. Le Souverain Pontife a au contraire affirmé nettement qu'il agissait comme Pasteur universel, il a comparé, dans une audience du 3 juillet, sa profession de foi aux formules les plus développées du Credo, qui ont dû être formulées au cours des âges, pour répondre aux nouvelles erreurs. Il y a plus peut-être : On sait que le Synode des évêques, avant de se séparer, et pour faire face aux erreurs doctrinales, avait émis le vœu de la publication par le Saint-Siège, d'un document positif, affirmant les points de doctrine aujourd'hui particulièrement contestés. C'est dans cette perspective que se place la profession de foi de S. S. Paul VI. Réponse à une demande des représentants de l'épiscopat universel, adressée au Vicaire du Christ, elle revêt de ce chef une particulière importance. Elle est la réponse à l'épiscopat demandant ce qu'aujourd'hui il faut croire.
Cette foi, c'est la foi de l'Église romaine, avec laquelle il faut être en communion pour participer à la mission apostolique. Communion de foi d'abord. Par suite on peut se demander quel crédit accorder à ceux qui refusent sur un point ou sur l'autre de communier à cette foi de l'Église romaine solennellement proclamée. Parler d'infaillibilité est une fausse problématique. C'est de communion qu'il faut parler.
*L'Encyclique Humanæ Vitæ*. Avant toute réflexion sur l'autorité de son contenu, elle revêt l'importance d'un fait dogmatique.
On sait en effet que la question de la limitation des naissances ayant été soulevée au Concile, le Saint-Père se l'est réservée. Ce fait est une application de la doctrine définie à Vatican I, de la Primauté du Pape sur « tous et chacun des Pasteurs... chacun séparément ou tous ensemble » (Dz 1831, 1827 ; Dumeige, 472, 476).
Il souligne en même temps l'autorité du document où le Pape prononce sur la doctrine soustraite, en vertu de sa Primauté, à la discussion conciliaire. Cette autorité ne saurait être moindre que celle du Concile, lui-même. Citons encore Vatican I :
329:131
« Le Jugement du Siège Apostolique, auquel aucune autorité n'est supérieure, ne doit être remis en question par personne, et personne n'a le droit de juger ses décisions. C'est pourquoi ceux qui affirment qu'il est permis d'en appeler des jugements du Pontife romain au Concile œcuménique comme à une autorité supérieure s'écartent du chemin de la vérité. » (Dz 1830 ; Dumeige, 475)*.* ([^19]).
On peut appliquer à l'Encyclique ce que le Cardinal, alors Monseigneur Felici, répondait déjà, au nom de la Commission doctrinale du Concile, à ceux qui demandaient quelle qualification théologique donner aux Constitutions conciliaires sur l'Église et sur la Révélation : « Compte tenu de l'usage conciliaire et de la fin pastorale du présent Concile, ce S. Concile, en matière de foi et de mœurs, ne définit comme à tenir par l'Église que ce qu'il aura ouvertement déclaré comme tel. Tout ce que le Concile propose d'autre, tous et chacun ont le devoir de l'accueillir comme la doctrine du Magistère suprême de l'Église et d'y adhérer selon la pensée du Concile, telle qu'elle est manifestée soit par la matière traitée, soit par les expressions employées, conformément aux règles théologiques d'interprétation. » (Déclaration du 6 mars 1964, rappelée par le Secrétaire général du Concile, les 16 novembre 1964 et 15 novembre 1965).
Rejeter l'autorité de l'Encyclique, sous prétexte qu'elle ne serait pas une définition, c'est récuser le principe même de l'autorité des actes du dernier Concile. ([^20]).
330:131
### L'agonie du Pape et l'autodémolition du clergé
Le *Courrier de Rome* (25, rue Jean-Dolent, Paris XIV^e^) a publié le 30 janvier l'article que nous reproduisons ci-après.
C'est une heure émouvante et grave pour l'Église, quand celui qui a été par le Christ établi le rocher destiné à donner sa fermeté à tout l'édifice, paraît trembler lui-même et n'attendre que du Dieu Tout-Puissant la force qu'il avait la charge de communiquer à tous les autres.
Nous relisons ces paroles que S. S. Paul VI a prononcées, le 7 décembre dernier, devant les élèves du Séminaire lombard. -- Le 7 décembre : vigile de l'Immaculée Conception de la Vierge, trois ans, jour pour jour, après la clôture triomphale du Concile :
« L'Église se trouve à une heure d'inquiétude, d'autocritique, on dirait presque *d'autodémolition.* C'est comme un bouleversement intérieur auquel personne ne se serait attendu après le Concile (...) Beaucoup attendent du Pape des interventions énergiques et décisives. Le Pape ne croit pas devoir suivre une autre ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ. Ce sera Lui qui calmera la tempête. »
Et le Successeur de Pierre pleurait, a-t-on dit, en faisant cet aveu de faiblesse impuissante, devant cette centaine de séminaristes, où son œil aigu devait rechercher le fantôme de l'étudiant débile qu'il fut, au temps d'un Pontife qui s'appelait Pie X...
331:131
Aveu qui en rappelle un autre : « Qu'elles sont lourdes à porter les clefs confiées à Pierre ! », et cet autre, à des pèlerins : « Vous êtes comme des navigateurs au milieu d'une mer en tempête. Or, voici qu'un phénomène étrange se produit en Nous : tandis que nous pensons vous affermir, le sentiment du danger que vous courez *nous atteint Nous-même. *» Et de parler aussitôt du « doute », de la « peur » et de la « tentation » qui mirent l'apôtre Pierre à l'épreuve et qui touchent aujourd'hui son successeur. (19 avril 1967 -- cf. *Doc. cathol*. n° 1493, col. 786).
Quel fidèle, quel homme de cœur tireraient un scandale de semblables confessions ? Elles ne font que confirmer la sublimité et l'autorité surnaturelles de la charge, en manifestant la fragilité de celui qui en est investi. Pourquoi le Pape ne connaîtrait-il, à certains jours, l'agonie qu'a voulu subir son Maître ? Et que reste-t-il alors au simple fidèle, sinon de *prier* et de *veiller*, comme le Christ le demanda aux trois témoins de Gethsémani ?
*Veiller,* ce n'est pas seulement ne pas dormir ; c'est avoir les yeux ouverts, les oreilles dressées, les lèvres et la langue prêtes à crier l'alarme, quand Judas et son escorte entrent dans le jardin. Veiller, c'est *guetter*. Paul VI avait ses raisons pour renoncer à des « interventions énergiques et décisives », en cette année 1968 finissante. L'histoire jugera ces raisons et Dieu lui en demandera les comptes. Mais le Pape en a assez dit pour dicter à tous les autres leur devoir : L'AUTODÉMOLITION, cela regarde Celui qui a la garde de la maison, mais cela concerne aussi celui qui l'habite...
AUTODÉMOLITION, qu'est-ce à dire ?
332:131
Nous voyons trois sens possibles à ce terme. On peut d'abord entendre que cet ouvrage de destruction de l'Église est perpétré *par des catholiques eux-mêmes*, et non par des ennemis et des persécuteurs du *dehors*. Il en est bien ainsi, hélas, aujourd'hui, mais il en a été toujours ainsi, et depuis Sa première Passion, Jésus-Christ, souffrant dans Son Église, n'a cessé, tout au long des siècles, de redire la plainte de David : « Si mon ennemi m'eût insulté, je l'aurais enduré, je me serais caché. Mais toi, avec qui je n'avais qu'une âme, mon conseiller, mon ami, toi qui partageais avec moi les mets délicieux de ma table... » (Psaume LIV, 13-15).
Il est banal de le remarquer : les *démolisseurs* de l'Église ont été, depuis l'origine, presque tous des clercs, des moines, des évêques, des patriarches : Arius, Eutychès, Nestorius, Wiclef, Luther, les prélats gallicans de 1682, Ricci l'évêque de Pistoie, Loisy...
Mais Paul VI n'a pas voulu faire une remarque banale.
Il faut donc donner un sens de surcroît à l'autodémolition. Un sens nouveau pour un fait nouveau, pour un fait vraiment inouï. Lequel ? -- Celui que nous avions observé : c'est que, jusqu'ici, les enfants de l'Église, qui devenaient un jour ses ennemis, commençaient par SORTIR de l'Église. Ils s'en séparaient, ils dressaient chaire contre chaire et, quelquefois, autel contre autel. C'est DU DEHORS qu'ils entreprenaient de démolir ses dogmes ou ses institutions.
Or, aujourd'hui, c'est DU DEDANS qu'ils donnent les coups de pioche. Nous avions relevé le propos de l'évêque Alfrink au lendemain d'*Humanæ Vitæ *: « Il n'y a plus aujourd'hui de schisme ».
A quoi fait écho la récente déclaration de Schillebeeckx sur les ondes de Radio-Luxembourg : « Pas de schisme en vue pour le moment. »
Et celle, très explicite, de Küng : « Nous qui restons dans l'Église, nous avons, pour le faire de très bons motifs... Il s'agira non pas seulement d'interpréter la réalité de l'Église, mais de la CHANGER » : (A propos de l'apostasie de l'Anglais Davis : I.C.I., 1^er^ juillet 1967, pp. 26-30).
333:131
Tel était le conseil donné déjà par A. Sabatier aux prêtres modernistes qui songeaient à quitter l'Église : « Restez ! » Le conseil de 1910 est passé maintenant en système. Il n'est pas toujours énoncé crûment ; il se dissimule, chez les uns, ou il s'exprime inconsciemment chez d'autres, sous des formules : « pluralisme », « communions diverses ».
Mais il y a un troisième sens à l' « autodémolition », qui révèle, celui-là, le caractère le plus épouvantable du phénomène : c'est que les démolisseurs travaillent non seulement au dedans et du dedans, mais *par le dedans*. Nous voulons dire par là qu'ils font servir à leurs sapes et à leurs mines les matériaux et les outils qui avaient été préparés pour la construction. Parlons sans métaphores : *pour la première fois* dans toute l'histoire de l'Église, *les documents d'un Concile* ou ce qu'on appelle son « esprit », sa « dynamique », *sont employés pour détruire la Maison de Dieu*.
Nous avons été, croyons-nous, les premiers, dans ce Courrier, à dénoncer clairement cette perversion diabolique. Nous ne sommes plus seuls aujourd'hui. Les équivoques du « Vatican II » sont dénoncées à Rome même, et par des personnages qualifiés.
Il faudra faire un pas de plus ! Prouver que ces équivoques ont été expressément voulues, soigneusement préparées par une Maffia de conjurés introduits peu à peu dans les Commissions et qui ont, en fait, DIRIGÉ, ORIENTÉ les travaux et les votes d'une Assemblée d'évêques soit inconscients, soit incapables, soit trompés, soit, hélas, quelquefois complices.
Certes, les documents conciliaires ont été finalement approuvés par le Souverain Pontife ; mais ils l'ont été *selon leur teneur et leur portée* INTRINSÈQUES, lesquelles, Paul VI l'a dit quelques mois après la clôture, sont immensément *différentes* d'un document à l'autre.
334:131
Si ce que nous disons là paraît encore excessif à quelques-uns, qu'ils se joignent à nous pour demander au Saint-Siège la PUBLICATION INTÉGRALE de tous les documents et actes, y compris, et en premier lieu, les procès-verbaux des travaux des Commissions, Sous-Commissions et (car il y en a eu !) des Sous-Sous-Commissions. Et qu'on nous donne les NOMS de ces commissaires et de leurs ADJOINTS EXTÉRIEURS ! D'accord, Père Chenu ?
#### I. -- L'alchimie de Satan
Quand les Vandales pénétrèrent en Afrique, ils ne trouvèrent pas de meilleur moyen d'anéantir l'Église que de commencer par capturer les évêques et leur couper la langue et les mains : en rendant impossibles les paroles et les gestes rituels qui accomplissent la consécration, ils pensaient tarir le sacerdoce, et, avec lui, les sacrements de la foi.
Les persécuteurs modernes de l'Église ont découvert des moyens moins violents et plus efficaces. Comme disait Renan, l'école laïque réussit mieux à détruire la foi chrétienne, que les supplices de Dioclétien.
Mais les techniques de démolition ont fait du progrès depuis Ferry, Buisson et Combes ! Le laïcisme de ces hommes, en attaquant le SACRÉ *du dehors*, reconnaissait encore sa *nature*. Les choses conservaient encore leur nom et les choix demeuraient lucides. Le maître d'école pouvait, pendant les leçons d'histoire ou de littérature, ruiner les leçons du catéchisme, *mais le catéchisme restait ce qu'il était :* le bréviaire précis et clair de la profession catholique.
Le même maître laïc pouvait dégoûter l'enfant de la Messe, de la communion eucharistique, de la confession, mais la Messe restait un *vrai* sacrifice ; la communion, la confession restaient de *vrais* sacrements.
La perfection dans la déchristianisation allait être réalisée le jour où les choses vraies allaient être remplacées par des *ersatz,* le jour où l'on allait, simultanément, profaner le sacré, sacrer le profane, le jour où l'on continuerait à appeler par le même *nom* des choses qui auraient été vidées de leur *substance.*
335:131
Et le prodige serait de faire accomplir cette alchimie satanique *par des hommes d'église :* par des clercs.
Par des clercs qu'on aurait convaincus eux-mêmes préalablement de se *décléricaliser : c'est-à-dire*, pour aller au fond des choses : par des prêtres laïcisés.
#### II. -- Les Laïclercs et leur assemblée constituante
Nous désignons par ce néologisme le groupe des quelque 600 ecclésiastiques qui ont entrepris de créer « un nouveau type de prêtre » : un prêtre qui ne serait plus un clerc. Nous avions d'abord pensé à les appeler des *anticlercs*, et puis, en y regardant de plus près, nous avons dû constater que ces adversaires de la cléricature en arrivaient, bon gré mal gré, à inventer un *autre* clergé, nouveau, étrange, hybride, qui réunirait, selon leurs vœux, les conditions du laïc et du clerc dans le même individu. Si mêlés, en effet, qu'ils veuillent être au « monde », ces anticlercs resteraient néanmoins des clercs : *semblables* aux autres hommes, parce que, peut-être, salariés, syndiqués, mariés, mais *distincts* des autres hommes dans la mesure et pour le temps où ils exerceraient un « ministère », si peu « sacramentel » fût-il.
Comme toutes les espèces hybrides, cette espèce de clergé sera certainement instable : un peu plus de laïcité, un peu moins, la feront varier. On verra alors de changer son nom. En attendant, nous appellerons LAÏCLERCS ses 621 représentants.
Ainsi nous l'avions prévu, ces Laïclercs ont tenu, les 11 et 12 janvier, malgré l'interdiction de l' « épiscopat », leur première assemblée « nationale ». Non, pas au Séminaire d'Issy, illustré, il y a 300 ans, par la conférence, plus spirituelle, qui eut lieu dans ses murs, pour apprécier le « quiétisme » du doux Fénelon, mais tout de même dans une salle paroissiale de St-Lambert-de-Vaugirard. On n'a point dit que le curé ait été blâmé d'avoir ainsi méprisé l'interdiction épiscopale ([^21]).
336:131
L'assemblée se tenait à huis-clos. Pour être admis, il fallait avoir signé la lettre du 3 novembre, mais il n'était pas requis d'être célibataire : *La Croix* du 19 janvier nous dit : « Six (des prêtres présents) ont choisi la vie conjugale ; quatre projettent de le faire très prochainement. » Et ces dames étaient là.
Il y eut 449 présents, dont quelques-uns étaient mandataires de plusieurs autres, puisque le « groupe » comprend, dit-on, en tout, jusqu'ici, 621 prêtres (*sic Croix*, 15 janvier).
Ce groupe a décidé de s'intituler « ÉCHANGES ET DIALOGUE », et son siège est domicilié 9, rue Cyrano de Bergerac, à Paris (18^e^) : titre et patronage très apaisants, on le voit.
La motion, votée au terme de la session, l'est moins : *France-Soir* l'a publiée sous ce gros titre : « Remise en cause totale de l'autorité ecclésiastique ».
C'est bien cela, en effet, mais avec cette précision aggravante qu'il s'agit beaucoup plus que d'une « *mise en cause *» : il s'agit d'un *jugement*, déjà rendu, définitif, et qui porte *condamnation *: celle du principe d'autorité « hérité du droit romain impérial », par l'Église, : principe qui au-delà de traits purement abusifs ou caricaturaux, valables peut-être pour des temps féodaux, n'est pas autre dans le fond que celui du pouvoir hiérarchique reçu de Dieu et non du « Peuple ».
337:131
Avant d'analyser cette « motion », nous devons faire une remarque importante : c'est que ces démolisseurs des « structures » n'ont rien eu de plus pressé que de créer des structures. *Nouvelles*, tant qu'on voudra, mais *structures* quand même : ils ont, en effet, constitué un « groupe », ils ont un secrétariat, un « bureau de presse », un domicile, le téléphone probablement, et certainement des dactylos à plein temps. Nous ne leur en ferons pas reproche certes, mais nous les rendons attentifs à deux choses. D'abord que c'est en vertu du souci de s'adapter aux conditions *de leur temps*, que les clercs casqués de l'époque « féodale » ont mérité les reproches que les Laïclercs leur font *aujourd'hui.* Ensuite, que des Laïclercs plus radicaux feront *demain*, à ceux de la rue Cyrano de Bergerac, le reproche *d'avoir structuré* une contestation qui devrait rester globale et perpétuelle. Ces radicaux de 1970 demanderont : « Qui est-ce qui payait le loyer ? ».
Bref : les Laïclercs veulent supprimer la « *caste *» sacerdotale, mais c'est pour lui substituer une *classe* de laïcs promus ([^22]).
338:131
#### III. -- La déclaration des droits de l'homme et du laïclerc
Afin, comme disait Mgr Huyghe, de « dédramatiser » la révolution laïcléricale, les anesthésistes du *Conseil permanent* et de la *Mission de France,* ont imaginé de la réduire à une bénigne contestation du statut « SOCIAL » des clercs en 1969 ([^23]).
C'est ne rien comprendre, d'une part à la psychologie de ces révoltés et, d'autre part, à ce qui leur sert de théologie -- ou, plus probablement, *faire semblant* de ne pas les comprendre.
339:131
D'abord, quant à leur psychologie, il suffit, pour être fixé, de jeter un coup d'œil sur le n° de *France-Soir* (14 janvier) qui reproduit la photographie des porte-paroles de l'Assemblée en train de rendre compte des travaux de la session. Ils sont là quatre gaillards, en veston ou pull-over, l'un d'entre eux lisant devant un micro la déclaration collective. Il n'est pas nécessaire d'avoir pâli sur les physiognomonies d'Aristote, de Gall ou de Lavater, pour se convaincre qu'on ne calmera pas avec une tasse de camomille ces garçons au front buté, les lèvres pincées sur la mâchoire dure. Je ne sais si l'un ou l'autre de ces quatre est déjà marié, mais il ne doit pas faire bon d'être à table avec eux quand l'escalope est présentée trop cuite. Nous ne conseillons pas au petit Pichon d'aller, avec son zézaiement, affronter le gueuloir de ces contestataires.
Quant à leur théologie, ces jeunes prêtres l'ont étudiée pendant les années où siégeait le « Vatican II » (*La Croix* nous a appris que les participants du Forum de Lyon n'avaient que 2 à 5 ans de sacerdoce).
Ils l'ont étudiée, cette théologie, non plus de manière « notionnelle » et dans la Somme de St Thomas, mais selon la pédagogie du Néo-catéchisme gallican et de la Congrégation des Études mise à jour par Mgr Garrone ([^24]).
340:131
Ils l'ont étudiée, cette théologie, dans les comptes rendus que Fesquet, Wenger, Laurentin, *Témoignage chrétien* et les *I.C.I.* donnaient des diatribes insolentes ou sournoises prononcées, à la tribune du Concile, ou à côté, par les Alfrink, les Frings, les Liénart, les Gouyon, les Marty contre la Curie romaine.
Ils l'ont étudiée, cette théologie, dans des notes ronéotypées signées Chenu, Congar, Martelet, Lécuyer, Daniélou (converti, celui-ci, dernièrement, mais qui n'a point encore fait la confession publique de ses errements de 1962).
C'est là qu'ils ont appris, ces innocents, les principes généraux de la « collégialité », que les grands et les petits prophètes pensaient pouvoir limiter au corps épiscopal et qu'ils appliquent, eux, avec une logique irréprochable, au corps des simples prêtres (au *Presbyterium,* subitement ressuscité du III^e^ siècle), et pareillement à tout le « Peuple de Dieu », *laïcs* compris, dont le Concile a exalté le « sacerdoce ».
*Hérétique*, cette théologie ? Même pas ! Elle n'est pas, à vrai dire, *contre* le dogme. Elle est *en deçà*. Elle ne s'en prend pas seulement au sacerdoce catholique, mais aussi au « pastorat » protestant, et à la notion même de hiérarque, telle que les Païens de l'antiquité gréco-romaine la conservaient eux-mêmes religieusement.
L'obsession du « SOCIAL » qui farcit actuellement tant de cervelles ecclésiastiques a fait croire à la plupart des évêques français que la contestation des laïclercs s'en prenait à leur « STATUT SOCIAL » dans le monde moderne. Et, là-dessus, nos prélats se sont affairés, essoufflés, dans leurs assemblées et leurs commissions, avec le concours de leurs Boulard, à trouver le *modus vivendi* d'une « insertion » vraiment sociologique : prêtre-ouvrier ; ouvrier-prêtre ? Travail à plein temps, à demi-temps, à quart de temps ? Syndiqué, pas syndiqué ? avec bréviaire, sans bréviaire ? Et patati et patata...
341:131
Or, la lettre des 300 disait déjà, le 3 novembre 1968, assez clairement les choses :
« Nous voulons dépasser la crise présente que de PETITES RÉFORMES successives ne réussissent pas à masquer. Il nous incombe de redessiner de nouvelles figures du sacerdoce en le RÉINTÉGRANT dans la CONDITION HUMAINE. »
Et, le 12 janvier 1969, à Vaugirard :
« L'autorité dans l'Église s'exerce trop souvent... au détriment des DROITS FONDAMENTAUX DE L'HOMME. »
Ils veulent, ajoutaient-ils, « restituer aux prêtres leur identité D'HOMMES parmi les hommes, avec leurs engagements et les LIBERTÉS INALIÉNABLES qu'elle comporte ».
Le pauvre Etchegaray bafouille ou bien noie le poisson quand il supplie les Constituants de Vaugirard de ne pas transformer en problème *doctrinal* ce qu'il appelle, lui, un problème « existentiel et pastoral ».
Or, ce qui peut rendre précisément sympathiques et *guérissables* les 621 et *les centaines ou milliers d'autres* qui n'osent pas leur donner une adhésion publique, c'est qu'il y a, dans leur plainte, la souffrance d'une faim MÉTAPHYSIQUE et THÉOLOGIQUE. C'est ce pain qu'ils demandent, ce pain que les sulpiciens et les lazaristes de leurs séminaires, infidèles à leur admirable tradition, ne leur ont point appris à pétrir de leurs mains, une fois qu'ils seraient jetés seuls, dans le ministère, « comme des agneaux parmi des loups ».
« Prêtres de qui ? Prêtres, pourquoi ? Prêtres comment ? » Les malheureux ! Comment ont-ils osé célébrer une seule messe, s'ils n'avaient déjà répondu, *pour l'éternité,* à ces trois questions ?
342:131
Notre inoubliable ami et frère, Victor Berto, leur a crié la réponse dans un dernier souffle : « *Prêtres de Jésus-Christ. Prêtres pour Jésus-Christ. Prêtres comme Jésus-Christ. *» Ainsi avait-il vécu lui-même pendant les 42 années de son sacerdoce, dans les ministères les plus humbles : sans problème, sans technique, sans méthode préconçue, avec une simplicité de colombe qui lui donna jusqu'à la fin la pureté d'un regard d'enfant.
\*\*\*
Ce n'est pas à dire que la philosophie bégayante et confuse des Laïclercs ne débouche sur le social et sur le politique. Mais c'est au carrefour d'une spéculation incarnée que se fait la jonction. On répète à satiété que ces contestataires s'en prennent essentiellement à « l'autorité ». Mais on n'a pas donné son importance *primordiale* à une petite phrase de leur déclaration du 12 décembre ; celle-ci :
« Considérant qu'historiquement, AU-DESSUS du pouvoir exercé dans l'Église, il règne une AUTORITÉ SUPÉRIEURE, constituée par la formulation archaïque, immobiliste et NON CRÉATIVE DE LA FOI : que la hiérarchie ne parvient pas, de fait, à SE LIBÉRER de cette expression d'UN TEMPS, d'UNE ÉPOQUE... »
Voilà le fond : un évolutionnisme dogmatique, négateur du dogme et qui le réduit à n'être que l'écho mouvant de la conscience religieuse *de la communauté* ([^25]).
343:131
Tout ce qui est dit ensuite sur *l'autorité* hiérarchique « héritée du droit romain impérial », et de la « *liberté* inaliénable » du « Peuple de Dieu », n'est qu'un corollaire de cette *théologie préalable* de la FOI.
Et, de même, les *trois conclusions* pratiques qui terminent la Motion du 12 janvier :
Que la nouvelle « autorité » dite par les laïclercs « apostolique », et qui doit être, selon eux, substituée à l'autorité « cléricale »...
1° « ...Promeuve, coordonne, authentifie les INITIATIVES de la COMMUNAUTÉ. »
2° « Qu'elle soit celle du PEUPLE de Dieu et NON celle d'un ÉLU *du Saint-Siège* et des gouvernements. »
3° « Qu'elle soit toujours exercée de manière TEMPORAIRE... »
Bref : des clercs qui ne seront plus des *clercs* ordonnés et sacrés, mais des *députés*, élus au suffrage universel et toujours révocables.
C'est une démocratie. Une démocratie à *portée* socio-politique, mais *d'inspiration* PUREMENT THEOLOGIQUE.
\*\*\*
L'archevêque de Paris a cru pouvoir désamorcer cette bombe en invitant son clergé à lui dire « CONCRÉTEMENT » ses propositions sur les possibilités de changer la condition de vie du prêtre et les structures ecclésiastiques. (*Doc*. *Cath.* n° 1530, col. 2164).
A l'interrogation de ce référendum, le *Courrier de Rome* (qui n'était pas présent à l'assemblée de Vaugirard) peut-il apporter sa réponse, en tant que diocésain de Mgr Marty ? La voici :
344:131
« Cher Monseigneur, votre questionnaire demande TROP, TROP PEU et TROP TARD !... »
En faisant cette réponse, nous pensons aux journées révolutionnaires de juin-juillet 1789, à Versailles, et aux acteurs :
« Il y eut beaucoup d'indécision et beaucoup de désordre. Si Mirabeau, Siéyès, Mounier, Barnave jouaient leur rôle en ambitieux et en convaincus, leurs collègues, moins braves et moins décidés, s'attendaient chaque matin à être renvoyés le soir et tenaient leurs valises prêtes. LA FAIBLESSE ROYALE FIT LEUR AUDACE. Ils perdirent alors toute mesure et se laissèrent aller BIEN PLUS LOIN qu'ils ne l'AURAIENT VOULU. » (P. Gaxotte.)
On a vu quelquefois des aristocrates éviter d'être pendus à une lanterne en se coiffant, à temps, d'un bonnet rouge, *mais on n'a vu jamais personne arrêter une révolution en la* «* légalisant *».
Nous ne savons ce que les 800 ou 900 000 lecteurs de *France-Soir* auront pensé, en voyant, le mois dernier, dans leur journal, le successeur de saint Denis sur le siège de Paris, photographié, en veston, chapeau mou et pantalons, en train de prendre un pot et devisant au zinc d'un bistro, natif, paraît-il, comme lui de Saint-Affrique. Mais nous croyons connaître le sentiment des laïclercs de Vaugirard : ce sentiment coïncide très exactement avec celui des intégristes. Nous l'exprimerions en trois mots : « C'est trop facile !... »
\*\*\*
...D'autant qu'il n'y a pas que des « demi-sel » parmi ces contestataires d'église (qui savent parler l'argot des nervi marseillais). Voici ce qu'écrit la *Doc. Cath.* du 1^er^ décembre 1968 (col. 2073, en note), d'après, dit-elle, *Témoignage Chrétien* du 21 novembre, à propos de la Lettre du 3 novembre, qui préludait à l'assemblée du 11-12 janvier.
345:131
« Au mois de mai (celui de 1968, celui des émeutes), ces prêtres (auteurs de la Lettre) ont fait partie des 130 prêtres de Paris qui ont fait savoir à la presse leur *accord* avec les raisons profondes du *mouvement* d'alors ; certains d'entre eux ont signé l'appel pour la PRÉSENCE de la RÉVOLUTION dans l'ÉGLISE ; certains aussi ont participé à l'intercommunion de la Pentecôte. »
Donc, ni des bleus, ni des enfants de chœur. Il ne faut jamais l'oublier après s'être apitoyé sur l'innocence présumée de quelques-uns et sur leur famine métaphysique ! Quoi qu'il en semble à des prélats ingénus, entièrement *coupés* de ces prêtres en révolte, on ne peut espérer les dompter qu'en les toisant exactement, en serrant la bride et le mors, comme on fait à des poulains fougueux.
C'est en ce sens, uniquement en ce sens, que nous avions écrit dans notre précédent Courrier :
« Si l'on peut arrêter le processus de l'autodémolition, ce n'est point en opposant Pastorale à Doctrine, Finasserie à Violence ; mais : DOCTRINE à DOCTRINE, VIOLENCE à VIOLENCE. »
...Au sens où Notre-Seigneur disait : « ...Le royaume des cieux est pris de force, et ce sont *les violents* qui s'en emparent. » (Matth. : XI, 12.)
Et au sens de Saint Paul disant à ses bien-aimés Corinthiens : « Que voulez-vous ? Que j'aille chez vous avec le fouet, ou avec amour et dans un esprit de douceur ? » (le Cor : IV, 21.)
...Car il faut cette alternative, toujours présente, pour que l'amour, la charité ne soient pas seulement l'effet d'un relâchement des viscères.
#### IV. -- Pour arrêter l'autodémolition, d'abord : l'autocritique
Nous employons le terme d' « autocritique » pour l'ornement verbal de l'antithèse, mais nous pensons aux authentiques termes du vocabulaire chrétien : la *confession*, la *conversion*, la *metanoïa*.
346:131
Et nous disons : tant que les chefs de ces jeunes clercs en révolte n'auront pas fait l'aveu, humble et public, de leurs illusions, théoriques ou pratiques, il n'y aura aucun espoir de convertir ces révoltés. L'aveu de la faute humilie mais n'abaisse pas.
Car il n'y a pas que des erreurs et des extravagances dans la Déclaration de Vaugirard. Tout ce qui s'y trouve d'abstrait et de spéculatif est archifaux -- et ceci condamne les mauvais maîtres qui ont gâté leur *jugement*. Mais ce qui est *d'observation spontanée et concrète* est souvent irréprochable. Nous en donnerons trois exemples :
« L'autorité dans l'Église s'exerce trop souvent sous forme... de DIRIGISME des actes pastoraux... »
« Nous récusons la BUREAUCRATIE ecclésiastique qui... trop souvent nomme le prêtre, d'autorité, à des fonctions fausses dans des COMMUNAUTÉS ARTIFICIELLES. »
« Nous récusons le QUADRILLAGE par des STRUCTURES PARALYSANTES : organismes dits de *recherche*, de *coordination*, de *programmation* ou de *planification*. »
S'il n'y avait que des remarques de cette espèce et à condition de faire un tri exact, d'ajouter des distinctions et des définitions rigoureuses, l'équipe du *Courrier de Rome* aurait signé la Déclaration des deux mains, et même aurait-elle renchéri !
Nous l'avons dit souvent et nous le répétons aujourd'hui avec une sorte d'angoisse : le plus *urgent* pour l'Église, dans le chaos révolutionnaire où on l'a précipitée, c'est :
1°) De renverser cette *collégialité épiscopale* factice, aussi ruineuse de l'autorité réelle de chaque évêque que du Pontife romain.
2°) De renverser ces dénommées «* commissions *» de ceci et de cela, qui font peser, sur les curés de paroisse et les fidèles, une tyrannie babylonienne : pour la liturgie, le catéchisme, les « œuvres », les « méthodes »...
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3°) D'anéantir ces «* mouvements d'action catholique *» qui ont contribué, par des effets contraires, à produire à la fois des mulets ingouvernables ou des veaux assoupis.
4°) De remettre en cause des deux néo-formations engendrées par les obscures commissions du Concile, lequel les a follement approuvées, précipitamment et sans comprendre : le « *Conseil presbytéral *» et le « *Conseil pastoral *» : machines infernales, disions-nous déjà il y a deux ans dans le n° 5 de ce Courrier. Nous y reviendrons dans le prochain.
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## AVIS PRATIQUES
### Dans une société en décomposition
■ Tout le monde, il s'en faut de beaucoup, ne le comprend pas clairement. Mais ceux-là même qui ne le comprennent pas en ont au moins, maintenant, le sentiment instinctif : *nous sommes dans une société en voie de décomposition.*
■ On nous amuse avec des histoires de « progrès ». Les progrès du XX^e^ siècle, déclarés « admirables », « merveilleux » et « glorieux » par les autorités morales et religieuses de notre temps, sont des progrès *techniques,* des progrès *matériels.* Nullement négligeables a priori dans leur ordre. Mais ils ne peuvent rien sur la décomposition de la société (ils ne peuvent que la dissimuler aux yeux de ceux qui s'y laissent divertir) car la décomposition de la société est d'un autre ordre.
■ Elle est d'ordre moral et religieux. Elle s'étale dans l'anarchie universitaire, dans l'anarchie ecclésiastique, dans la vogue inépuisable d'un marxisme qui pourtant est intellectuellement, est scientifiquement fourbu et plus que fourbu.
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■ Notre société se décompose beaucoup plus vite (c'est l'accélération de l'histoire) que ne se décomposa l'Empire romain. Mais peu importe. Ce que je veux faire observer, c'est que l'Empire romain s'est effondré alors qu'il était en plein progrès matériel et technique. Ce progrès-là n'est ni une garantie ni un remède contre la décadence. Les autorités morales et religieuses se trompent dans l'admiration qu'elles lui portent et dans la confiance qu'elles lui font : comme si ce progrès pouvait compenser en quoi que ce soit leur propre démission.
■ La décadence, la décomposition sont précisément celles des autorités morales, religieuses, politiques et sociales, -- quoi qu'il en soit de l'innocence, de la bonne volonté ou de la culpabilité des individus qui les détiennent. Ce que fait M. Edgar Faure est plus qu'aberrant : mais ce qu'il fait avait été annoncé, proposé, prôné dans son principe par M. Pompidou déjà, avant mai 1968, juste avant (comme on peut le voir dans les « Pages de journal » d'Alexis Curvers, *Itinéraires*, numéro 124 de juin 1968, pages 139 à 142). Si bien que le choix déplorable, pour l'Éducation nationale, d'une personnalité aussi indésirable qu'Edgar Faure n'a finalement qu'une importance anecdotique. Quand une société ne sait plus ce qu'elle veut et ce qu'elle doit enseigner aux générations nouvelles, le choix entre les acrobaties de remplacement auxquelles elle peut se livrer n'a guère d'intérêt, ni d'influence sur la suite des événements.
■ On peut philosopher sur les causes. On peut philosopher sur les conséquences. C'est, selon Pascal, la grandeur du « roseau pensant ». Relisons :
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« La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable... Quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. »
Nous philosophons donc sur les causes et sur les conséquences de la décadence du monde moderne : cela relève de notre dignité d'hommes ; c'est l'une des fonctions remplies par *Itinéraires.* Nous savons que la société est en train de mourir. Nous savons pourquoi.
■ Ce n'est pas une découverte que nous aurions faite récemment. En fondant la revue *Itinéraires*, il y a maintenant treize années, nous écrivions dans le premier numéro, en mars 1956 (pp. 15-16) :
« Nous marchons à tâtons dans le brouillard et dans la nuit. Pèlerins aux terres et aux temps du désordre établi... Dans cette nuit et ce brouillard, nous n'avons rien d'assuré que ce qui est immédiatement à portée de la main. Mètre par mètre, nous avons un immense champ de confusion morale et mentale à défricher, dont nous n'arriverons peut-être jamais à bout, en tout cas point tout seuls. Il ne s'agit pas pour nous de faire la leçon à qui que ce soit, il s'agit de nous-mêmes et chacun pour soi, en nous aidant les uns les autres : nous battre contre les équivoques et les mensonges qui nous assaillent de toutes parts, refuser d'en être victimes, refuser d'en être complices... Cela servira bien à quelque chose. Cela servira peut-être à nos prochains les plus proches ou les plus lointains. Peut-être à la France. Peut-être à rien ; à la grâce de Dieu ! Mais nous n'avons pas autre chose à faire, et nous ne pouvons pas faire autrement. »
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Et l'année précédente, à l'avant-dernière page de *Ils ne savent pas ce qu'ils disent *:
« Nous sommes temporellement engagés tous ensemble dans un processus de décadence. Ce genre de processus n'est pas irréversible en théorie, il l'est souvent en fait. L'histoire nous montre beaucoup de décadences, et leurs causes sont analysées de manière très vraisemblable par les historiens. Mais ce qui me frappe le plus est leur caractère mystérieux de cauchemar : on a obscurément conscience qu'il suffirait d'un rien pour se réveiller, et pourtant l'on n'arrive pas à s'en déprendre. Nous en sommes là, je crois. »
Quand nous tracions ces lignes nous avions pourtant, encore, la présence et la protection immenses de Pie XII.
Mais déjà, par une malchance qui ne paraît pas due au seul hasard, dans le monde entier le choix et la nomination des évêques étaient en singulière harmonie avec la décomposition de la société.
■ Depuis treize ans, nous avons travaillé à *comprendre*, à *expliquer*, à *faire comprendre* la nature, les causes et les conséquences de cette décomposition.
« Comprendre » est justement le titre que Marcel Clément a donné à son article de *L'Homme nouveau,* le 5 janvier. On y lit :
« Une société s'écroule. Autour de nous. En France. Dans le monde. Cet écroulement est beaucoup plus grave que celui de la révolution de 1791-1793. Il est beaucoup plus grave que celui de la révolution de 1917. Il est d'abord humain, c'est-à-dire total. Et parce qu'il est totalement humain, il est d'abord spirituel, c'est-à-dire intérieur.
« C'est *la* société qui s'écroule. Non pas seulement une histoire qui s'achève. Mais une nature qui se nie intellectuellement et qui s'extermine physiquement.
352:131
« Tel est *le fait*. Nous devons admettre comme arrière-fond à tout ce qui se produira cette explication qui domine de loin, chaque événement particulier, si grand soit-il. Que ce soit l'effondrement politique, la crise monétaire, l'escalade de l'animalité, la paralysie universitaire, la grève révolutionnaire, le chaos culturel, la démission des prêtres ou la théologie-fiction, ce ne sont là *que* des épisodes d'une seule réalité historique : la société s'écroule.
« Nous pouvons revoir -- en pire -- la paralysie de mai dernier. Ou n'importe quoi d'autre. Car une société s'écroule lorsqu'à l'intérieur les âmes « lâchent ». A ce point on ne peut, dans l'immédiat, plus rien empêcher. »
On ne peut plus rien empêcher, en ce sens et parce que les autorités civiles et religieuses qui à tous les niveaux sont en situation d'agir n'ont pas compris (dans leurs âmes qui « lâchent ») et, par un aveuglement tellement compact qu'il laisse supposer un châtiment divin, se détournent obstinément de comprendre la réalité et le sens des temps que nous vivons.
Le diagnostic quotidien porté par Pie XII sur l'évolution du monde moderne n'a pas été entendu ; il est aujourd'hui rejeté, méconnu, oublié par la quasi-totalité des autorités civiles et religieuses, du rang le plus modeste au rang le plus élevé. Elles déterminent leurs décisions, elles conduisent leur pensée comme si Pie XII n'avait rien enseigné ; comme s'il n'avait pas existé.
Il est infiniment peu probable que nous puissions parvenir nous-mêmes à convaincre des détenteurs de l'autorité que Pie XII en personne n'a pas réussi à convaincre.
353:131
Depuis 1958, plusieurs de nos amis ne cessent de nous presser, ou de s'occuper eux-mêmes, d'*avertir les évêques*, d'*éclairer le pouvoir civil*, d'*informer le Saint-Siège*. Respectable, admirable préoccupation, confiance venue du fond des âges, vieux réflexe. « Si le Roi savait... » Eh ! bien, il sait. Mais il sait à sa manière, selon ses vues, selon ses catégories mentales, selon ses *habitus*, selon son tempérament, qui l'empêchent radicalement de comprendre la vraie nature et les vraies causes de cet ÉCROULEMENT dont parle Marcel Clément.
Marcel Clément dit encore :
« Dieu efface, chaque jour davantage, une politique dont il est absent, et qu'inspire Belzébuth. Il disloque une économie, individualiste ou collectiviste, où Mammon règne à sa place. Il conduit au néant une conception de l'amour où, sous le doigt d'Asmodée, l'impudicité conduit à l'écœurement et au suicide. Il laisse rouler à l'abîme une culture qui n'est, à quelques exceptions, qu'un cloaque repoussant à voir et à sentir. Il abandonne à leur propre mouvement des actes qui conduisent à son évanouissement un christianisme de bavards, sans silence ni intériorité, un christianisme de pseudo-sociologues sans foi ni loi, un christianisme de pseudo-philosophes ignorants du réel et de l'existence même de la nature humaine... »
Si le Roi savait... Ancienne et instinctive confiance Mais le « Roi », tous les rois, tous les pouvoirs établis dans le monde moderne ont eu tout ce qu'il fallait pour savoir. Ils ont eu Pie XII qui pendant vingt ans, jour après jour, leur a enseigné et expliqué en détail ce que Marcel Clément résume ainsi à grands traits. Les détenteurs ou les futurs détenteurs des différents pouvoirs ont endurci leur cœur, et ils ont voulu promouvoir au contraire une ouverture à ce monde, une adaptation à ce monde dont Pie XII avait montré comment et pourquoi il était en train de s'écrouler.
354:131
■ Deux citations, à lire mot à mot.
Dans son discours d'ouverture du Concile, le 11 octobre 1962, Jean XXIII déclarait ([^26]) :
« *Il arrive souvent que dans l'exercice de Notre ministère apostolique Nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu'enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés* (...)*. Il Nous semble nécessaire de dire Notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur... *»
Le 7 décembre dernier, Paul VI déclarait ([^27]) :
« *L'Église se trouve en une heure d'inquiétude, d'autocritique, on dirait même d'autodestruction. C'est comme un bouleversement intérieur, aigu et complexe, auquel personne ne se serait attendu après le Concile. *»
J'ai bien l'intention de commenter ces deux déclarations, et ce qui apparaît quand on les rapproche l'une de l'autre, et d'autres textes analogues : mais à fond, et point par incidente. Notons seulement au passage, pour cette fois, que ceux qui avaient en 1962 « coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés » se ralliaient en cela aux vues de Pie XII, ou même plus simplement à ce qui leur paraissait le plus élémentaire bon sens chrétien :
355:131
à savoir qu'*une époque qui refuse le Dieu de la révélation et même le Dieu de la loi naturelle a manifestement empiré, et profondément, par rapport aux siècles qui au contraire, si pécheurs qu'ils aient été, confessaient Dieu et Jésus-Christ*. -- Il y a eu successivement deux regards différents, deux jugements contraires portés sur le monde contemporain : le regard et le jugement de Pie XII jusqu'en 1958 ; et, après 1958, un autre regard et un autre jugement. Le Siège apostolique n'a pas pour autant défailli dans la foi, comme le montrent les enseignements *dogmatiques* de Jean XXIII et de Paul VI. Mais il ne nous a pas été promis que chaque Pape, dans l'appréciation circonstancielle qu'il lui faut bien porter sur la marche du monde, serait *en outre*, automatiquement et toujours, un saint Pie V, un saint Pie X ou un Pie XII. -- Nous avons eu un Concile pastoral et des orientations pastorales qui se voulaient tournés vers les problèmes les plus actuels mais qui (par exemple) ont quasiment toujours mis entre parenthèses et ignoré ce monstrueux, pressant et universel problème actuel qu'est le communisme ; et qui à aucun moment, malgré tous les avertissements et enseignements antérieurs de Pie XII, n'ont considéré que nous sommes dans une société qui est en train de s'effondrer parce qu'elle a renié Dieu. Que la société soit en train de s'effondrer, c'est « *l'explication qui domine de loin chaque événement particulier, si grand soit-il *», dit très bien Marcel Clément. Cette explication, qui était sans cesse présente à la pensée de Pie XII, a été constamment absente des orientations pastorales et circonstancielles données par le Saint-Siège depuis 1958 (ou si l'on veut depuis 1960), elle a été absente de l'analyse du phénomène de la « socialisation », elle a été absente des préoccupations conciliaires, elle est absente de *Gaudium et Spes*. Bien sûr, en ce domaine où l'infaillibilité n'est pas engagée, on peut en théorie supposer que *c'était Pie XII qui se trompait* et ses successeurs qui ont eu raison. Mais c'est une supposition qui devient de plus en plus difficile à mesure que les événements suivent leur cours, et que la décomposition s'accentue dans la société civile et dans la société ecclésiastique.
356:131
■ C'est pourquoi, sans aucunement contrecarrer une telle initiative, nous nous sommes abstenu de nous associer à une Lettre au Pape qui avait pourtant le mérite de manifester la fidélité du peuple chrétien au Magistère romain. Mais cette Lettre déclarait aussi au Souverain Pontife.
« *Nous vous disons l'angoisse du peuple chrétien de voir l'admirable effort de renouveau de l'Église inauguré par le Concile, et courageusement continué depuis, compromis par une petite minorité d'agitateurs, clercs et laïcs... *»
Ce n'est point du tout cela qui s'est passé ; ce n'est point du tout cela qui se passe.
Nous n'avons pas vu un « admirable effort de renouveau » qui aurait été « inauguré par le Concile » et « courageusement continué depuis ». Nous ne l'avons pas vu *dans les faits*. Nous l'avons entendu dans les discours et dans les déclarations d'intentions. Nous voyons bien que beaucoup ont cru en ce renouveau et qu'ils l'ont sincèrement espéré. Nous-même, à la veille de l'ouverture du Concile, nous en espérions, et nous l'avons dit dans cette revue en propres termes, la *conversion des évêques*. Elle n'a pas eu lieu. Au contraire. Puis nous avons reçu comme tels, chacun selon son degré d'autorité, tous les textes conciliaires régulièrement promulgués, en prenant soin de les interpréter en conformité à la tradition catholique ; et non en rupture avec elle comme la mode en fut lancée aussitôt, sans que l'autorité religieuse ait paru sur le moment s'en apercevoir, s'en émouvoir ou y trouver à redire.
357:131
Ces textes promulgués auraient peut-être pu promouvoir un « renouveau » effectif dans un monde qui n'aurait pas été le monde actuel, -- le monde actuel tel que le voyait Pie XII, et nous à sa suite, mais tel que l'autorité religieuse ne le voyait plus. Il n'y a eu aucun renouveau réel qui se trouverait, aujourd'hui, simplement « compromis ». Ce qui n'a aucunement existé ne saurait être compromis ou menacé. -- Entre une intention de renouveau et sa réalisation s'intercale toujours un jugement « prudentiel » comportant une appréciation des circonstances. Ce n'est pas ici une question de doctrine de la foi : on peut être en même temps orthodoxement catholique et parfaitement chimérique. Pour ne retenir encore une fois que l'exemple le plus gros, il était chimérique de prétendre promouvoir un renouveau du christianisme sans prendre à aucun moment en considération l'impact terrible de la constante pression et des manœuvres permanentes du communisme. Du communisme, le Concile n'a rien dit, le Saint-Siège n'a quasiment plus parlé, alors que son action est universelle. Et je répète que ce n'est qu'un exemple, hélas point le seul, mais hélas à soi seul suffisant : il était prévisible qu'à peine annoncé le « renouveau » serait détourné, saboté, colonisé, exploité de mille manières par la propagande et toutes les autres roueries du communisme, si l'on ne prenait aucune précaution là-contre. On n'en a pris aucune. Ce prévisible n'a pas été prévu, le Concile ni le Saint-Siège n'y ont pourvu. On n'a pas seulement sous-estimé la puissance des forces de subversion dans le monde actuel : on les a négligées, on les a ignorées, c'est-à-dire que depuis 1958 (ou 1960) on a laissé le peuple chrétien sans défense explicite et active contre elles.
Il n'est pas vrai de prétendre, comme fait la Lettre au Pape, que les malheurs actuels de l'Église et sa crise d' « autodestruction » proviennent uniquement ou principalement d' « une petite minorité d'agitateurs ». Ils proviennent d'une erreur prudentielle commise par l'autorité religieuse.
358:131
Seulement cette erreur a été massive, générale (comme on l'a vu lors des débats conciliaires), et comportait à l'origine une énorme impiété naturelle à l'égard de Pie XII, -- pour ne pas dire plus et n'aller pas chercher plus loin. Et ce n'est pas de cette erreur que pourront nous venir secours, lumière et protection.
■ Par « impiété naturelle », j'entends non point qu'il était naturel d'être impie : je veux désigner le contraire de la *piété naturelle*, celle du IV^e^ Commandement du Décalogue. C'est la même « impiété naturelle » qui veut nous persuader qu'avec le progrès, la démocratie, le Concile, notre époque est supérieure à toutes les autres, et les hommes d'aujourd'hui plus épatants que les hommes de tous les temps, et les chrétiens actuels enfin lucides, conscients et adultes comme jamais.
Si c'était vrai, de tels chrétiens se reconnaîtraient d'abord à leur humilité, qui leur interdirait d'avoir de telles pensées.
Dans l'éloge de notre époque, dans l'impatience à supporter que des « prophètes de malheur » la placent moins haut que les siècles passés, on a complètement perdu de vue une considération pourtant très simple.
Dire aux hommes de notre temps que leur époque est inférieure aux époques précédentes, cela ne pourrait que leur être salubre et profitable, et les inciter à la vertu de piété naturelle, *même si cela n'était pas vrai*.
Mais inversement, dire aux hommes de notre temps que leur époque est supérieure ou qu'elle n'est pas inégale aux meilleurs des siècles passés, cela ne peut que les pervertir, et les conduire à l'impiété, *même si cela était vrai*. Car, même si cela était vrai, ce ne serait point à eux de le décréter, et ce n'est point à cela qu'ils devraient arrêter leur attention.
359:131
C'est seulement l'orgueil collectif et le messianisme temporel qui se trouvent blessés par le premier propos et flattés par le second.
Les saints, eux, ont toujours été les plus prompts à se juger inférieurs aux saints du passé.
Que cette perspective, qui est la perspective des saints, ait été systématiquement renversée depuis 1958 nous rappellerait, si nous l'avions oublié, qu'il ne nous a point été promis que l'autorité religieuse serait infaillible, ou simplement sage, dans tous ses actes indistinctement. Ce n'est pas non plus de cet incroyable renversement de perspective, imprudent à toute époque et particulièrement injustifié en la nôtre, que le secours, la protection et la lumière pourront nous venir. Il nous en est venu de grandes ténèbres, et spécialement une paralysie générale de l'éducation.
■ Il ne nous a même pas été promis que le Pape nous donnerait toujours en temps utile une *Profession de foi* ou une *Humanæ vitæ*. Il pourrait ne pas les donner du tout. Cela s'est vu dans l'histoire de l'Église. Ce qui nous a été promis et ce qui nous est garanti, c'est en substance qu'aucun Pape (ou aucune suite de Papes) ne promulguera LE CONTRAIRE d'*Humanæ vitæ* et de la *Profession de foi* (etc.). Mais nous reviendrons ultérieurement et en détail, s'il plaît à Dieu, sur ces points-là aussi.
■ Il est naturel à l'homme de chercher à tout comprendre (dans la mesure où cela lui est possible), et donc d'examiner, d'analyser, de scruter *même ce qui ne dépend pas de lui*.
360:131
Il est surnaturellement naturel au chrétien de *prier* même pour ce qui ne dépend pas de lui, car ce qui ne dépend pas de lui ne cesse pas pour autant de dépendre de Dieu.
Mais en ce qui concerne ses *résolutions pratiques*, s'il ne veut pas se contenter de rêves, d'intentions et de discours, il lui faut se limiter au domaine de *ce qui dépend de lui*, qui est BEAUCOUP MOINS ÉTENDU que le domaine sur lequel il peut philosopher ou que le domaine pour lequel il peut prier.
■ Telle est la principale intention de mon propos actuel : « travaillons à bien penser » sur toute chose connaissable, c'est la grandeur et la dignité naturelles de l'homme, et le domaine de notre pensée est illimité ; *mais le domaine de notre action réelle est beaucoup plus réduit*.
Parce que le rappel de cette distinction, de ce discernement, est la principale intention de mon propos actuel, ce propos figure dans les « Avis pratiques » et non point en éditorial.
■ Nous perdons notre temps et nous nous dupons nous-mêmes, dans la situation présente, si nous nous employons à « avertir les évêques », à « éclairer le pouvoir civil », à « informer le Saint-Siège ». Travaux, manifestations, pétitions et autres labeurs analogues qui n'ont et ne peuvent avoir aucun résultat (sinon peut-être d'agacer et d'indisposer plus encore ceux qui en Seraient les destinataires). L'expérience de ces dernières années le démontre. L'analyse intellectuelle en explique les raisons, -- ou quelques-unes des raisons. Plus le malheur s'approfondit, et moins ceux qui ont énoncé leur « complet désaccord » avec les « prophètes de malheur » acceptent de réviser leur position (l'attitude fondamentale de leur regard sur le monde).
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Ils se persuadent au contraire que « personne ne se serait attendu » à ce qui arrive, ce mot est d'un poids définitif : n'en ayant pas vu *les causes* (et n'ayant pas accepté de les voir quand c'était un Pie XII qui les leur montrait !), ils gardent et garderont, sauf *miracle*, la conviction instinctive que ce qui arrive est accidentel, fruit de la malchance, de malentendus déplorables, et d'ailleurs inexplicables quand on songe à la bonté du monde, à la bonté de l'homme moderne, à la bonté de la démocratie et à la bonté du progrès. -- Ce qu'on eût souhaité, ce n'est pas qu'ils aillent réhabiliter ces fameux, ces misérables « prophètes de malheur » brutalement et décisivement disqualifiés au premier jour du Concile, le 11 octobre 1962, -- et qu'ils ont ensuite chassés de leur univers mental au point d'assurer maintenant que « personne ne se serait attendu ». Il ne s'agit pas des personnes, qui n'importent pas, ici, en elles-mêmes. Mais l'important est que ces personnes avaient vu *les causes*, et les avaient dites, et que la suite des événements a montré en outre qu'elles avaient raison. Ce sont *leurs raisons*, et non leurs personnes, dont nous demanderions qu'on les prenne enfin en considération, si nous étions en mesure et en état de demander quelque chose. Mais cette demande serait vaine, elle serait tenue pour dépourvue de signification. Car on croit au contraire que l'actuelle autodestruction de l'Église et l'actuel écroulement de la société étaient *imprévisibles *: un pur accident, un accident inattendu, incroyable, au point qu'au moment même où l'on reconnaît son existence on n'arrive pas à se persuader tout à fait de sa réalité, de son étendue, de sa nature exacte. Bref, il y a là un phénomène psychologique qui *ne dépend pas de nous*.
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■ Détournant nos résolutions pratiques de ce qui ne dépend pas de nous, il faut alors faire l'inventaire, chacun pour soi et à sa place, de *ce qui dépend de nous*. Il faut aussi faire cet inventaire tous ensemble : c'est-à-dire nous *y entraider* au niveau *réel* des cellules naturelles, des réseaux constitués ou à constituer, des petites communautés chrétiennes au plan familial, local, inter-familial, professionnel, scolaire... Ce qui dépend de nous, par exemple, pour que LÀ OÙ NOUS SOMMES, EN DÉPIT DE TOUT CONTINUE LE CATÉCHISME CATHOLIQUE. Cela a fait l'objet, dans cette revue, d'assez d'éditoriaux et d' « avis pratiques ». Mais il ne faudrait pas en rester au stade des supputations spéculatives, des projets et des intentions.
■ De toutes façons, que personne ne reste isolé. Nous pouvons à tout instant revivre, sous une forme ou sous une autre, ce que nous avons vécu en simple esquisse au mois de mai 1968. Il sera dès lors trop tard pour prendre contact. Je vous en ai prévenus : en temps de révolution, le premier impératif est de *ne pas être seul* là où l'on est à sa place, professionnelle, sociale, civique ou religieuse ; mais le second impératif est de ne travailler *qu'avec ceux* que l'on a appris à connaître avant la révolution. -- C'est donc maintenant que ceux qui ne l'ont pas encore fait doivent prendre les contacts nécessaires, constituer les cellules locales, établir les liaisons ordinaires, familières, habituelles : soit avec l'une ou l'autre des organisations patronnées par l' « Office international », soit en vous faisant connaître, fût-ce sans « adhérer » ni cotiser, aux *Compagnons d'Itinéraires*.
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■ Pour bien marquer les priorités actuelles et l'ordre des urgences, j'ai décidé qu'il n'y aurait aucun « stand » de la revue, cette année, au Congrès de Lausanne, mais seulement un « stand » des *Compagnons d'Itinéraires *: avec leurs animateurs, je me tiendrai moi-même à votre disposition à ce « stand » durant tous les temps libres. N'attendez d'ailleurs pas le Congrès pour venir à la permanence des *Compagnons*, qui est ouverte chaque samedi, de 15 heures à 17 heures, 49, rue des Renaudes, ou pour leur écrire à cette adresse. N'oubliez pas que *les adresses des abonnés à la revue ne sont pas communiquées *; nous ne pouvons mettre en rapports les uns avec les autres, dans une même région ou un même secteur, que ceux qui se sont fait connaître pour cela aux *Compagnons d'Itinéraires*. -- Si viennent des temps où il n'y aura plus ni revues, ni livres, ni publications, vous ne regretterez pas d'avoir pris contact avec les *Compagnons*.
■ Et si, par la miséricorde de Dieu, ces temps nous sont épargnés (ou abrégés), il n'en sera pas moins utile que vous ayez apporté votre concours aux *Compagnons d'Itinéraires*, et reçu leur aide, dans les activités paisibles et nécessaires qu'ils ont entrepris d'assurer. Cela du moins dépend de vous.
J. M.
============== fin du numéro 131.
[^1]: -- (1). Allusion ésotérique à des grades universitaires médiocres, antérieurs à deux ou trois déluges et à une douzaine de réformes de l'enseignement.
[^2]: **\*** -- Noël 1942 (cf. It. 266, p. 370).
[^3]: -- (1). Benêt en patois champenois.
[^4]: -- (1). Fin janvier, le jury a renoncé.
[^5]: -- (1). Cf. « Sacra Virginitas », dans *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969.
[^6]: -- (1). Ou Jean Cardonnel. Jean est son nom de baptême, Thomas son nom de religion.
[^7]: -- (1). Sur la prédication et l'action du P. Cardonnel, cf. l'ouvrage récent de Pierre Debray : *A bas la calotte rouge !* aux éditions de la Table ronde. -- Pierre Debray avait « porté la contradiction » au P. Cardonnel lors de son « carême révolutionnaire ».
[^8]: -- (1). « Des chrétiens écrivent au Pape » : texte intégral dans *Témoignage chrétien* du 12 décembre 1968.
[^9]: -- (2). Injures commodes. La « Sapinière », cela est archi-démontré aujourd'hui, était approuvée par saint Pie X ; elle n'était ni une « société secrète », ni une institution d' « espionnage ». Voir notre ouvrage : *L'intégrisme. Histoire d'une histoire* (Nouvelles Éditions Latines, 1964).
[^10]: -- (3). Ce « vous » est adressé au Pape. Il lui signifie clairement que Claude Gault et ses amis ne consentiront à la paix dans l'Église qu'à la condition que les « intégristes » aient été préalablement réduits au silence.
[^11]: -- (1). Équivoque, et même inexact, sous cette forme, puisque le P. Cardonnel conserve l'autorisation de publier *dans les revues* (c'est ce que *Témoignage Chrétien* appelle : « réduction au silence »). Il faut entendre ici, sans doute, qu'on lui a interdit de publier des livres, ou un certain livre. Ce qui est tout à fait banal : des quantités de religieux et de prêtres sont en France dans le même cas. Mais ils sont « intégristes »...
[^12]: -- (2). Si ce qu'avance *Témoignage chrétien* est exact, cela voudrait dire que le contrat aurait été signé *avant* l' « imprimatur », et *sans* faire cette réserve (ni celle de l' « imprimi potest » de l'Ordre).
[^13]: -- (1). *Informations catholiques internationales,* « bi-mensuel d'information religieuse », dirigé par Georges Hourdin, Michel Houssin et J.-P. Dubois-Dumée.
[^14]: **\*** -- Voir \\Itin\\Extraits
[^15]: -- (1)... Attendu que la dite doctrine sociale de l'Église devrait être la doctrine commune de tous les organismes catholiques.
[^16]: -- (2). Sans quoi l'on aboutirait à cette « informalité » d'une action inorganique, à rayonnements purement individuels, sans impacts institutionnels, sans réponses autrement qu'idéelles aux innombrables problèmes concrets. Sans unité concertante surtout ! Autrement dit : sans cette indispensable synchronisation de réactions sûres et promptes.
[^17]: -- (1). En ce qui concerne l'action catholique pour le catéchisme, on sait que l' « organisme plus étroitement concerné », qui est patronné par l'*Office international* est le S.I.D.E.F. (Secrétariat d'information et d'études familiales), 31, rue de l'Orangerie, 78 Versailles. (Note d'*Itinéraires*).
[^18]: -- (1). Entendez : ce qui fait que ce Congrès est vraiment le Congrès de l'Office, et non ce que devrait être un quelconque congrès catholique.
[^19]: -- (a) A fortiori ne pourrait-on en appeler du jugement du Souverain pontife à celui de la conscience individuelle. Ce serait tomber dans l'erreur de la « morale de situation ». Il ne faut pas confondre la Règle objective de la moralité, loi naturelle, rappelée avec autorité par le Souverain Pontife, ou morale révélée avec la règle subjective, qui est la conscience, même invinciblement erronée.
[^20]: -- (b) Ceux qui mettent trop facilement en question l'autorité de l'encyclique feraient bien de relire les canons 1325 et 1323 du Code de Droit Canon. Le canon 1325 déclare hérétique celui qui nie avec obstination l'une ou l'autre des vérités à croire de foi divine et catholique ; or le canon 1323 donne comme telles, non seulement celles qui sont définies mais aussi celles qui ne font l'objet que d'un enseignement ordinaire.
[^21]: -- (1). « La rencontre nationale des prêtres du groupe *Échanges et Dialogue* s'est tenue 117, rue Blomet, dans les locaux de la paroisse Saint-Lambert de Vaugirard, qui avaient été mis entièrement à leur disposition ». *La Croix* du 14 janvier, qui donne cette précision, publie la remarque suivante de son rédacteur Lacambre : « La réunion s'est tenue dans les locaux d'une paroisse parisienne, dont, pourtant, aucun prêtre n'est signataire de la lettre (des Laïclercs). On peut y voir un signe des liens de communion qui unissent le clergé ».
Tel est le sens qu'on donne en 1968 au terme théologique, sacré, illustre, de « communion ». Des prêtres qui, s'ils sont sincères, sont radicalement *divisés* sur le sens réel du sacerdoce (et donc de l'Église), feignent de conserver néanmoins entre eux le lien de la communion catholique. Qu'est-ce à dire sinon que l' « unité » peut subsister en dehors de la foi ? Tel est, à l'intérieur de l'Église, le résultat de l'œcuménisme qu'on croyait réservé à l'usage externe.
[^22]: -- (2). Avant la motion sur l' « autorité », l'Assemblée de Saint-Lambert en avait adopté une autre sur l' « avenir du groupe », dont voici quelques extraits tirés de *La Croix* du 17 janvier :
« Nous nous CONSTITUONS en mouvement provisoire, non en structures à longue durée. Nous nous estimons MOBILISÉS tant que le clerc n'est pas mort... Le Mode de REGROUPEMENT sera essentiellement régional... Un Bureau national avec LIAISON INTERNATIONALE a le POUVOIR de CONVOQUER une RENCONTRE nationale... L'ASSEMBLÉE, et le BUREAU national auront les contacts nécessaires avec l'OPINION PUBLIQUE... »
*Voilà,* on en conviendra, une organisation rigoureusement structurée. Ses auteurs ne se sont pas mis en frais d'imagination : *ils ont simplement copié l'organisation de l'* « *Assemblée des Évêques de France *», avec, également, un « Conseil permanent », des « Commissions » régionales, des Pichon et des Etchegaray.
[^23]: -- (3). Nous faisons allusion à divers documents publiés au lendemain de la « Lettre des 120 sur la condition du Clergé » (du 3 novembre). Ce sont en particulier :
Le communiqué du secrétariat de l'Épiscopat (Croix 15 novembre).
La *lettre des* 12 prêtres de la communauté sacerdotale St-Séverin (*Croix *: 19 novembre).
La *Note* de la Mission de France sur « le statut social des prêtres d'aujourd'hui » (datée du 6 décembre. -- V. *Doc. cath.* n° 1531, p. 15).
La Déclaration du Conseil permanent de l'épiscopat, datée du 12 décembre (*Doc. cath.* n° 1531 -- p. 14).
L'Interview de M. Etchegaray à France-Inter, le 15 novembre. (*Doc. cath.* n° 1529, col. 2074).
Ces différentes déclarations révèlent le désarroi, la peur du progressiste d'être « tourné sur sa gauche », la crainte, hélas ! qu'on a de l'opinion publique (et pas seulement intégriste !) qui rappellerait à certains évêques la responsabilité encourue par leur démagogie verbale au Concile, démagogie germant aujourd'hui en ACTES irrépressibles :
D'Etchegaray :
« Que doit être le prêtre de demain ? Il serait vain et même coupable de nier l'existence de cette interrogation. J'ajouterais même : c'est une question tout à fait normale... C'est signe de santé pour le prêtre ». -- « Le problème du prêtre est un problème existentiel. De grâce, ne laissons pas ce problème pastoral devenir un problème doctrinal. » (loc. cit., col. 2074 et 2076).
De la « Mission de France » :
« Sans doute n'est-on pas encore sorti des manières de faire cléricales, qui réduisent l'Église aux prêtres et aux évêques. Mais la réaction à cette déformation évidente ne doit pas entraîner l'EXCÈS INVERSE. »
[^24]: -- (4). Il nous faudra parler, un jour, de l'autodémolition des études cléricales et des séminaires. Mgr Garrone et ses auxiliaires ne le cèdent en rien aux sournoises désagrégations de nos Edgar Faure
Sait-on que plusieurs grands séminaires de France ont supprimé les « cours magistraux », les élèves faisant leur théologie « en équipe », pendant que l'ex-professeur les écoute en enfilant des perles ? Comme le latin et les disciplines de culture générale sont également bannis des petits séminaires, mués en « maisons de jeunes » qui sont ouvertes à des adolescents admis délibérément sans vocation cléricale précise, et quelquefois à des filles, on peut aisément prévoir les prédicateurs et les directeurs de conscience que nous préparent ces petites abbayes de Thélème.
Où sont les véritables entrepreneurs de la déclergification ? A St-Lambert de Vaugirard, ou à l'ombre de St-Pierre de Rome ?
Quant aux études en facultés, nous renvoyons le lecteur aux « normes » publiées, en juin 1968, par Mgr Garrone : il les trouvera au n° 1532 de la *Doc. cath.* (19 janvier 1969), et verra que l' « église postconciliaire » ne veut pas être en retard sur le monde pour la « participation de tous » à l'enseignement académique.
[^25]: -- (5). C'était, à peine voilée, la thèse exposée dans l'opuscule qui fut publié avant l'ouverture du Concile, sous la signature collective de l'épiscopat hollandais, avec le titre : « Le sens du Concile ». Jean XXIII, par une débonnaireté incompréhensible, renonça à le condamner, mais interdit la publication d'une édition italienne. L'église de Hollande et l'Église universelle paient cher aujourd'hui cet acte de faiblesse.
Il est vrai que la condamnation en avait été portée, 55 ans avant, par Pie X, dans le décret Lamentabili, qui énonce ainsi la sixième proposition moderniste :
« Dans la définition des vérités, l'Église enseignée et l'enseignante (discens et docens) collaborent de telle sorte qu'il ne reste rien d'autre à l'Église enseignante, que de ratifier (sancire) les opinions communes de l'enseignée. » (Denz. 2006).
Paul VI a traité de ce sujet dans une allocution à des pèlerins, le 5 juillet 1967 (*Doc. cath.* : n° 1499, col. 1359.)
[^26]: -- (1). *Documentation catholique* du 4 novembre 1962, col. 1380.
[^27]: -- (2). *Documentation catholique* du 5 janvier 1969, col. 12.