# 132-04-69 1:132 ## L'Abbé Victor-Alain Berto. 3:132 *Tout ce qui doit être souffert doit aussi être offert. Ainsi la douleur, même celle de la mort, est transcendée, et c'est en ce sens que saint Paul dit que pour le chré­tien elle a perdu son dard. Les blessures qu'elle fait sont à la fois inguérissables et vaines. On les surmonte à tout moment dans la grâce, en attendant qu'elles de­viennent triomphales dans la gloire, com­me les plaies de Jésus ressuscité.* V.-A. Berto. 4:132 ### Mémorial par Jean Madiran NOTRE AMI VÉNÉRÉ, l'Abbé Berto, est mort en plein combat, son cœur de chair brisé par l'autodes­truction de l'Église. Ce combat public ne fut que le dernier acte de sa vie ; non pas l'essentiel, mais une expression, la plus douloureuse, et nécessaire, de l'essen­tiel. C'est là-dessus que je puis, plus qu'un autre peut-être, et qu'en tout cas je dois autant qu'il est en moi apporter mon témoignage. Ce lettré, ce philosophe, ce canoniste, ce théologien, ce Breton dont le français n'était pas la langue maternelle, mais qui est un écrivain remarquable en français, en latin et je crois en italien, avait donné sa vie aux plus pauvres parmi les pauvres : aux petits enfants sans père ni mère, aux orphelins, aux abandonnés. Il est le Fondateur de l'œuvre Notre-Dame de Joie à Pontcallec ; il est l'Agréga­teur à l'Ordre de saint Dominique de l'Institut des Domini­caines du Saint-Esprit. Il a vécu dans la pauvreté volontaire pour que ces plus pauvres des enfants pauvres puissent, selon son expression, ouvrir les ailes de leur baptême, retrou­ver le climat de leur deuxième naissance et rejoindre l'Église leur mère qui leur tend les bras ([^1]). Quel Maître et quel Père il a été pour ces enfants, et pour les religieuses venues à son appel pour les servir, Dieu le sait ; et le savent les hommes, les chrétiens qu'il a formés. « Ouvrir les ailes de leur bap­tême. » Tel était son état de vie, et il y a donné sa vie. 5:132 Mais ce n'est point là qu'il est mort. Il est mort au com­bat, quand tout était ravagé, ou menacé de l'être, par l'épou­vantable démission, par l'épouvantable trahison, tout, et surtout l'âme des enfants. Son dernier article dans *La Pensée catholique* ([^2]) se terminait par des paroles définitives : « *Seigneur Jésus... Nous pleurons sur l'innocence qu'on pourrit, sur les vocations qu'on ruine, nous combattons selon nos forces, mais aussi nous prenons date, et nous en appelons solennellement à votre tribunal au Jour de votre colère :* AD TUUM, DOMINE JESU, TRIBUNAL APPELLO. » Le Président de la Conférence épiscopale française, qui avait été son condisciple au Séminaire français de Rome, sait parfaitement que ce suprême appel le concerne. L'Abbé Berto l'avait longuement et fréquemment averti en privé, en des termes que je connais, et que la postérité et l'histoire connaîtront. Son Éminence le cardinal ne reverra plus sur cette terre l'Abbé Berto ; il n'en recevra plus de lettres pri­vées ni publiques. Je lui rappelle qu'il ne le rencontrera désormais qu'au Jour du Jugement, selon le rendez-vous solennel que l'Abbé Berto lui assignait en mourant. 6:132 **I. -- **A la fois humble et modeste, l'Abbé Berto passait physi­quement inaperçu, et il le savait. Dans les rencontres mon­daines, je veux dire qui ne touchaient pas directement aux devoirs de sa charge, il était effacé, peu loquace, sans aucun « esprit » au sens superficiel que ce mot revêt dans les conversations sans objet. Il ne retrouvait son talent de répar­tie, ses formules profondes ou terribles, que dans la mou­vance immédiate de ses grâces d'état : de prêtre, de théologien, de supérieur, de directeur de conscience. Ce qui suggère à quel point il avait éliminé de sa vie intérieure les vanités et les futilités, même innocentes, s'il en est. « *J'ai ren­contré une seule fois le P. de Tonquédec,* m'écrivait-il ([^3]), *il y a cinq ou six ans*. *Nous déjeunions ensemble au presbytère de Saint-Cloud. Il était au milieu de la table et moi au bas-bout, conformément à nos rangs et mérites respectifs. Je ne pense pas qu'il ait seulement remarqué ma présence ni ma personne.* » Et dans la même lettre, cet autre portrait de lui-même : « *Je ne peux pas dire que j'en causerai avec M. Ousset. Un Breton a tous les désavantages en face d'un Méridional quand il s'agit de parler. En cinq minutes il est épinglé, piqué, ficelé, espadonné, sans avoir eu le temps de placer seulement une banderille, et son Méridional s'en va le laissant pour mort. Il n'est pas mort du tout, on n'a pas si vite fait de tuer un Breton, il a même gardé son idée, étant né têtu, mais il n'avait pas les moyens de l'externer, ni sa langue, ni ses lèvres, ni ses bras, ni même son cerveau n'étant instantanément convertissables en autant de mitrailleuses. Mais ce que je renonce à dire à M. Ousset, j'ai dessein de le lui écrire.* » Au vrai, l'Abbé Berto était un silencieux : sa conversation ne commençait, comme j'en ai fait l'expérience, qu'après l'établissement d'une longue familiarité. Mais il écrivait, avec art et profondeur, avec humour et avec gra­vité, des lettres admirables qui font que sa correspondance devra être méthodiquement éditée un jour. Il était naturel­lement indifférent à la « célébrité mondaine » pour les autres et pour lui-même, et naturellement tourné vers les réalités que l'histoire feint d'ignorer mais qui font l'his­toire. D'où cette manière de parler des choses et des gens qui à elle seule en dit plus long qu'un traité : 7:132 « *L'Amiral de Penfentenyo est à ce jour le chef de nom de la première famille de Bretagne ; je n'excepte pas les Rohan, qui se sont fortement* « *débretonnisés *» *et plusieurs fois passablement encanaillés. Les Penfentenyo sont nôtres absolument : ils sont nos nobles, et le Breton qui se croit le plus républicain reste leur chouan ; il est impossible ici de prononcer leur nom sans saisir sur les visages une expression de gravité et de respect. Huit générations consécutives, en ligne directe, d'officiers du Grand Corps ; six siècles de services sans une tache, sans une mésalliance, sans un scandale, sans une célé­brité mondaine, sans un sac d'écus. Et un avenir aussi débor­dant de promesses que le passé l'est de richesses.* » ([^4]) On comprendra donc peut-être qu'un tel homme, la pre­mière fois où je le rencontrai, je ne le remarquai point. Le souvenir comporte sa date à quelques jours près. J'étais alors le paroissien du cher et vénéré chanoine Henri Collin. La messe basse avait été dite par un prêtre de pas­sage, menu, inconnu. « Il veut vous connaître, vint me dire le chanoine Collin : c'est mon ami l'Abbé Berto. » Venait de paraître dans *La Croix* l'article attaquant vivement, sans raison visible ni provocation de ma part, mon livre *Ils ne savent pas ce qu'ils font*. Nous étions donc en 1955, le lende­main du 17 mai, ou peu de jours après ([^5]). On en parla. L'Abbé Berto dit seulement d'un ton qui me parut sentencieux : « C'est un article inspiré. » Il répéta cette sentence deux ou trois fois, ayant sans doute vu que je n'y attachais pas l'importance qu'il fallait. J'entendais bien qu'il ne vou­lait pas dire que l'article fût « inspiré » au sens où le sont les Saintes Écritures. Mais j'étais jeune, je ne compris pas la portée de cette remarque, qui me parut creuse et presque comique (et qui se fixa dans ma mémoire pour cette sotte raison). Et qui me parut invraisemblable absolument. 8:132 J'avais la candeur de croire que les évêques ne *pouvaient pas* être « contre » un tel livre : d'ailleurs *L'Ami du Clergé*, dans un premier mouvement, n'en disait que du bien, et déjà une « Semaine Religieuse », c'est-à-dire un Bulletin diocésain officiel, aussi candide que moi, en faisait l'éloge. « C'est un article inspiré. » Tout ce qu'impliquait un tel jugement, il me fallut des années pour le découvrir. Mais enfin nous avions fait connaissance. J'ai oublié la suite, car il me semble maintenant l'avoir toujours connu. Peu à peu il se mit à m'écrire son sentiment sur mes livres et mes articles, en me priant de ne point me tenir obligé de lui répondre. Il m'avertissait de ses visites à l'Institution Saint-Pie X en me demandant, avec cérémonie et discrétion, si j'aurais quelques instants à passer avec lui. Ce furent souvent des heures entières. Avec une lenteur beaucoup plus grande que celle qu'il attribue aux Bretons, je commençais à apercevoir quelles richesses de doctrine, de tradition, d'expérience et de sagesse me dispensaient sa correspon­dance et sa conversation. Il me donnait quand ça lui chan­tait des avis circonstanciés sur ce que je faisais : ses avis étaient tels que je pris l'initiative puis l'habitude de le consulter dans les grandes circonstances et même dans les moins grandes. Ses jugements manifestaient à la fois les *habitus* du théologien et ceux de l'homme d'expérience, conjonction qui est infiniment rare et dont chaque partie à elle seule est déjà de grand prix. Ses propos et ses lettres me montraient, comme on prouve le mouvement en mar­chant, l'utilité d'une « tradition orale » dans l'enseigne­ment de la doctrine : on ne trouve pas tout dans les livres, ou en tout cas on n'est point toujours capable de l'y trouver tout seul, qu'il s'agisse des Livres saints ou des livres de théologie. Il faut des hommes pour transmettre de manière vivante ce qu'ils ont eux-mêmes reçu : il faut des maîtres, et une suite de maîtres ininterrompue. La gravité intellec­tuelle de la crise présente est que l'on pourra bien avoir tous les livres que l'on voudra dans toutes les bibliothèques : on ne les ouvrira plus, ou on les ouvrira en vain, ou on les lira à contresens, si la tradition orale a été suspendue dans l'enseignement. 9:132 Il suffit d'une génération pour perdre le contact avec une pensée, pour détruire la continuité vivante d'une tradition intellectuelle, celle de la tradition thomiste, celle de toute une culture catholique, de toute une civilisa­tion chrétienne. Il faudra ensuite des siècles de labeur à tâtons, ou de bien grands génies, pour la retrouver. Que des éditions savantes figurent à leur place dans les biblio­thèques n'y suffira point. Mais homme d'expérience en même temps : l'ancien élève de la Grégorienne et du Séminaire français était l'élève quotidien de la vie. Il connaissait l'histoire, la doctrine, le droit, il en avait reçu l'intelligence par une tradition vivante : il était aussi le Fondateur et chaque jour le Père d'une œuvre sainte. Dans la crise que nous traversons, cha­cun réagit selon ses moyens intellectuels, mais ce ne sont pas les intellectuels qui ont réagi le plus vite et le plus fort, ce ne sont pas les hommes d'étude et de cabinet (malgré les textes bien visibles), ce ne sont pas les fonctionnaires de l'administration ecclésiastique ; ou ce n'est pas en tant que tels. Les plus prompts à une juste alarme furent ceux qui, à chaque démission, à chaque trahison, étaient par état contraints de se demander : -- *Et maintenant, qu'allons-nous dire aux enfants ?* C'est là que le crime spirituel a été le plus immédiatement ressenti, le plus exactement mesuré. Leur réaction a paru excessive au regard des critères qui ont cours dans les Académies de philosophes et les Congrès de théologiens, où l'on peut sans casse dire tout et n'importe quoi, et le contraire, thèses et objections, dialogue, cour­toise confrontation entre hommes habitués par métier à considérer et analyser paisiblement, aux heures de bureau, les dossiers les plus extravagants, les pires horreurs de l'esprit et du cœur, ce ne sont jamais que des mots et du papier, on prend son temps, on ne s'affole pas, vous aurez ma réfutation en forme, s'il y a lieu, au Congrès de l'année prochaine, ou au tome cinquième de mes œuvres posthumes. Et d'ailleurs le Saint Père fera sans doute une encyclique sur la question dans les prochaines années. Il n'y a qu'à attendre. 10:132 Mais les enfants n'attendent pas, ni la vie. Il faut bien sûr des Congrès de théologiens, des Académies de phi­losophes et des Dicastères qui étudient le problème à fond sous tous ses aspects, dans le plus grand respect des per­sonnes, qu'il convient d'abord d'entendre longuement, de comprendre, de ne pas blesser. La vie des hommes, cepen­dant, n'est pas organisée selon ces normes scientifiques, commodes, reposantes. Des âmes se perdent aujourd'hui. Des vocations s'obscurcissent ou se dévoient. Il faut décider, il faut parler maintenant. Il faut crier, quand la foi, la piété, la confiance, la droiture sont assassinées dans l'âme des enfants. Mais j'y reviendrai tout à l'heure. Je rappelle d'abord les circonstances qui ont amené l'Abbé Berto à *Itinéraires :* ou plutôt, à travers les circonstances, quelle amitié, quelle affection il portait à la revue, et pourquoi, et comment il en devint le collaborateur, au premier rang. Il était le conseiller le plus discret qui soit, sachant aller jusqu'à suspendre ses conseils. Je lui avais demandé son avis sur la réponse à faire au Communiqué de juin 1966. C'est après avoir reçu *Ubi caritas* qu'il me répondit « *A quoi vous aurais-je été bon ? On prie pour ses amis aussi bien de loin que de près. Quant au reste, les donneurs d'avis dans une passe difficile sont souvent plutôt une gêne qu'un secours ; ce sont des moments où l'on aime avoir ses coudées franches sous le seul regard de Dieu, sous la seule lumière de sa grâce. Si j'avais eu besoin d'être rassuré là-dessus, je l'aurais été par la lecture de votre réponse à la* « *mise en garde *»*. Vous l'eussiez faite moins* \[*bien*\]*, entouré de trop de conseilleurs dont les uns eussent été inévitablement trop timides, les autres téméraires.* » ([^6]) Son premier article dans *Itinéraires* est d'avril 1964. Il voulait alors n'être qu'un « collaborateur occasionnel ». Premièrement parce qu'il réservait en principe ses écrits à *La Pensée catholique,* dont il était « co-directeur » en titre, encore qu'empêché par son éloignement de Paris de l'être en fait. 11:132 Secondement, il n'aurait pu consentir une collabo­ration régulière qu'avec l'autorisation préalable de son évêque : règle déjà tombée en désuétude pour quantité de clercs qui passaient outre sans scrupule ni sanction, mais qu'il se faisait un devoir d'observer. Il se limitait donc à nous donner de temps en temps une lettre ou une étude, « occasionnellement » et presque exceptionnellement. Il fallut l'anarchie généralisée, les cas de force majeure et les nécessités extrêmes des années 1967-1968 pour qu'il ne tînt plus compte que du devoir de porter vite et fort un témoi­gnage public. C'est une position incommode de diriger une revue sans autre titre à cette charge que de s'être trouvé là : et d'être en situation, dans cette mesure, d'exercer une autorité sur des auteurs que leur âge, leur mérite, leur talent, leur per­sonne placent incomparablement au-dessus de soi. Mais j'y ai remarqué que les grands esprits s'y prêtent spontané­ment, et plus que tout autre l'Abbé Berto. A une remarque que je lui faisais concernant son article sur la Note pasto­rale ([^7]), il me répondait ([^8]) : « *Vous êtes non seulement le directeur, mais le rédacteur en chef d'* « *Itinéraires *»* ; et si j'en crois Louis Veuillot, dont je relis en ce moment la Correspondance, il est d'un rédacteur en chef de passer la plume sur les vivacités échappées à celles de ses collabo­rateurs. Vous n'êtes même tenu à aucune justification à leur endroit. Vous différez donc* « *tartuffes mitrés *» *et autres gen­tillesses, si vous le jugez mieux ainsi, quand même j'en juge­rais autrement. *» Je lui téléphonais aussitôt, bien sûr, que je ne parlais point en « directeur » ni « rédacteur en chef », mais simplement comme le premier de ses lecteurs, et que, loin de « passer la plume » sur ce qu'il avait écrit, je lui laissais le soin de la passer lui-même, si mon sentiment lui paraissait devoir être retenu. Il n'y manqua point, tout en m'ayant donné à entendre qu'il en jugeait autrement. 12:132 Mais il écrivait exactement ce qu'il voulait dire : il m'a donc écrit un mois jour pour jour avant sa mort que l'expression « tar­tuffes mitrés », qualifiant les responsables de la rédaction du § 16 de la Note pastorale, était seulement *différée.* Diffé­rer ne signifie pas supprimer, il signifie surseoir. Puisque ce n'était qu'un sursis, je n'ai à l'heure qu'il est aucun mo­tif de le prolonger, et d'empêcher que l'exacte pensée de l'Abbé Berto soit exactement connue, « quand même j'en jugerais autrement ». Voici donc sa pensée ([^9]) : « *Je ne veux point défendre* « *tartuffes mitrés *»* ; néanmoins je crois dur comme fer que nous devons par des expressions méprisantes* (*celle-là ou d'autres*) *marquer notre mépris pour ce qui est méprisable. Je suis encore bien loin du chapitre XXIII, de saint Matthieu ! Et encore plus loin des invectives de saint Jérôme : je n'ai jusqu'ici traité personne d'* « *asinus bipes *» *comme cet illustre et très charitable Père faisait de Rufin. *» Cher Abbé Berto, je ne suis pas doué pour le mépris. Mais je n'ai rien contre l'invective. Le dernier propos cité ferait croire à un système. En quoi on se tromperait. L'Abbé Berto était spontanément fort éloigné de toutes violences verbales publiques, surtout adres­sées aux autorités légitimes, voire aux simples grandeurs d'établissement. Il était infiniment *respectueux.* Pendant plusieurs années, je l'ai vu très vivement désapprobateur à l'égard des vivacités de l'Abbé de Nantes, à l'égard de leur style, à l'égard de leur attitude. Mais l'ayant rencontré, il en écrivait à un cardinal ([^10]) : « *Nous nous sommes vus pour la première fois l'autre semaine ; nous avons passé une heure ensemble. Je n'ai point reconnu le prêtre orgueilleux et qua­si-rebelle que l'on m'avait dépeint, ni même celui contre lequel ses propres expressions, parfois très malheureuses, porteraient témoignage. J'ai trouvé un confrère surtout meurtri, et meurtri des mêmes choses qui me meurtrissent, mais qui, j'en suis plus certain que jamais, mettra toujours, comme Lacordaire,* « *l'Église au-dessus de tout dans son cœur *»*.* 13:132 *Quand je compare aux indignations, même trop véhémentement exprimées, de M. l'abbé de Nantes, les bavar­dages inconsidérés de M. l'abbé XXX, ou les persiflages du Père X, ou les propos des* « *Informations catholiques internationales *» *sur la* « *Révolution d'Octobre *» *enfin accomplie dans l'Église, je ne puis pas trouver équitable que tous les ménagements doivent être réservés à ceux-ci, toutes les sévérités accabler celui-là. *» L'un des derniers actes de l'Abbé Berto fut de s'élever publiquement contre la calomnie sous laquelle un cardinal, son ancien condisciple romain, avait voulu accabler Louis Salleron et moi-même : « *Une grave accusation démontrée fausse est une grave calomnie, et le calomniateur est obligé à réparation. Nous n'avons point vu que Votre Éminence se soit acquittée de ce devoir de justice. MM. Salleron et Madi­ran ne m'ont pas chargé de les défendre, ils sont de taille à le faire eux-mêmes s'ils le jugent à propos. Cela aussi n'est donc dit qu'en passant, mettons, pour le repos de ma propre conscience, et parce que le Saint Évangile déclare bienheu­reux ceux qui ont faim et soif de justice. *» ([^11]) Un tel homme, un tel prêtre s'est dressé sans peur et sans reproche pour nous défendre contre l'injustice d'un puissant cardinal : il y aurait impiété à n'en pas faire mémoire dans le mémo­rial que nous élevons au lendemain de sa mort. Mais cet acte de l'Abbé Berto dépassait infiniment nos personnes ; attentif au juste et à l'injuste à l'égard des indi­vidus, il allait au delà, contrairement à l'imposture du pseu­do-christianisme moderne qui prétend dépasser le juridisme tout en demeurant en deçà, et en se dispensant des obliga­tions de la justice. Infiniment plus que l'injustice du cardi­nal à notre égard, encore que les deux choses fussent intrin­sèquement liées, importait le crime commis par le nouveau catéchisme. Devant ce crime, l'Abbé Berto ne voulut pas laisser aux seuls laïcs tout le poids de la bataille. 14:132 Il voulut qu'un prêtre catholique, en qualité de prêtre catholique, vînt publiquement *se joindre à ceux qui ne s'accommodent pas d'une pareille iniquité.* L'exorde de sa « Lettre ouverte », déjà illustre dans le monde entier, a la netteté du diamant, et son éclat. Nos lecteurs le savent par cœur, et plus tard, dans les écoles chrétiennes, on en fera des dictées, et des leçons de textes : « *Si déplaisant qu'il soit à un prêtre, sujet d'une Église fille et disciple, de s'opposer publiquement à un Archevêque, Prêtre-Cardinal de l'Église Mère et Maîtresse, la détresse, le désarroi ou la révolte où se trouvent jetés des dizaines de milliers de catholiques par la publication des premiers nou­veaux catéchismes, accompagnée de la prétention exorbi­tante, et d'une tyrannie à la lettre sans exemple dans l'Église, de les rendre obligatoires, réclament de moi que je me joigne à ceux qui ne s'accommodent pas d'une pareille iniquité. Je m'adresse à Votre Éminence Révérendissime, parce que c'est Elle qui, par deux actes publics, s'est Elle-même constituée le janissaire de l'oppression. *» ([^12]) Le destinataire d'une telle lettre survivra dans la mé­moire des hommes, non pour ses actes, recouverts par un oubli miséricordieux, mais en cette unique qualité de desti­nataire, nommé par une note de deux lignes dans les édi­tions classiques. **II. -- **Le catéchisme catholique... Il y aura eu en 1968 un prêtre catholique pour en parler solennellement, et pour frapper d'anathème le faux caté­chisme. 15:132 Ce prêtre, par son tempérament naturel, par sa formation, par toute sa vie, était le plus discipliné, le plus docile, le plus réglementaire, il l'avait prouvé par une obéis­sance quotidienne et parfaite au long de quarante années de ministère sacerdotal. Mais l'obéissance n'est ni servilité ni complicité. Et le cas était exceptionnel : l'exceptionnel, le monstrueux a beau devenir habituel par sa fréquence, il n'en devient pas normal ni acceptable. L'heure était claire­ment arrivée pour laquelle nous avons été prévenus qu'*il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes :* ce n'est pas une permission, ce n'est pas une licence, c'est un devoir. L'Abbé Berto écrivit donc en septembre 1968 sa Lettre ouverte au Président de la Conférence épiscopale fran­çaise ([^13]) : « *Éminentissime Seigneur, j'ai fait toute ma vie le caté­chisme, à la seule exception de mes années d'enseignement au Grand Séminaire ; je l'ai fait comme vicaire de paroisse, je l'ai fait comme aumônier de pensionnat, je le fais encore tous les jours ouvrables, et depuis vingt-trois ans, à des enfants privés de famille. Je l'ai fait à des enfants de tous les âges, de toutes les couches sociales, surtout des plus humbles et des plus ignorantes. Et je dis que prétendre que les enfants de neuf à onze ans ne sont susceptibles que du long verbiage qu'on leur inflige accompagné, dans un enca­drement entre filets maigres, d'un* « *par cœur *» (*d'ailleurs difforme et véreux*) *qui tiendrait sur le seul recto d'une feuille de format commercial, c'est une imposture éhontée.* « *Ces enfants n'ont pas en main que le catéchisme. Ils ont des livres d'histoire, de géographie, d'arithmétique, de textes choisis. Il n'y a qu'à comparer ce que le moins bien fait de ces manuels, le plus rébarbatif, le plus indigeste, leur apportera, entre neuf et onze ans, de connaissances encore élémentaires, mais ordonnées et méthodiques, avec ce qu'ils pourront tirer pour leur vie catholique de pages imposées par un monopole violent et dénué des formes canoniques les plus nécessaires.* 16:132 *Du vent, moins que du vent, un vide de cloche pneumatique. Comme on ne respire pas dans le vide, les enfants se hâteront de s'évader de cette inconfortable prison, et le résultat infaillible sera qu'ils auront de plus en plus d'estime pour les sciences dites profanes, de plus en plus de mépris pour la religion catholique, ou ce qu'on leur aura persuadé être la religion catholique, au grand risque qu'il ne se dépêtrent jamais de cette confusion. Tel sera le succès déplorable de l'entreprise. Ni Votre Éminence ni moi ne le verrons, mais il est infaillible, encore une fois, si l'on s'obstine dans la voie où l'on s'est engagé avec un aveugle­ment qui, à ce degré, ne peut être que volontaire. *» ...... « *Dans la* « *définition *» *de l'Église par les diverses notes de son unité, une seule est omise : l'unité de gouvernement.* « No Popery » ! *On le dira plus tard ? D'abord pourquoi pas tout de suite ? Est-ce encore en vertu des règles de la super-pédagogie des auteurs ? Mais quelle difficulté particulière y a-t-il donc pour des enfants de neuf à onze ans, à comprendre que le Pontife Romain est le chef suprême de l'Église ? En­suite, à le taire maintenant, à le renvoyer à un* « *plus tard *» *indéterminé, ce nouvel élément ne paraîtra plus que sura­jouté, plaqué du dehors, facultatif. On nous parle de l'unité de foi. L'unité de foi s'est-elle conservée, se conserve-t-elle toute seule ? Peut-elle se passer d'un Gardien divinement établi ? Ou bien veut-on laisser à penser que le* « *plura­lisme *» *s'étend jusqu'aux dogmes, qu'on peut être catho­lique romain en croyant à la Présence réelle ou en n'y croyant pas, en croyant aux Anges ou en n'y croyant pas, à la perpétuelle virginité de Marie ou en n'y croyant pas ? Un ancien catéchisme épiscopal, celui de Lille je crois, enseignait tout uniment que* « *l'Église est la société des chrétiens soumis au Pape *»*. Rien de plus net, rien de plus concis, rien de plus aisé à comprendre ; point de cri­tère plus simple pour discerner le catholicisme d'avec ce qui n'est pas lui. On remplace cette définition limpide, exacte, par un fatras, où l'on omet le plus facile et le plus néces­saire. Et on ne l'aurait pas fait exprès ? Et cette* « *omis­sion *» *criminelle peut se prévaloir de la protection de votre Pourpre ? Invinciblement, Éminentissime Seigneur, ma pensée se reporte à nos communs maîtres, si romains ! ils n'ont pas élevé Votre Éminence pour une telle préva­rication... *» 17:132 Et la conclusion : « *La seule idée qu'un catéchisme doit rivaliser en illus­trations, en artifices typographiques, en reliure et baga­telles de ce genre, avec les autres livres scolaires, est une idée mondaine -- ce n'est pas une idée catholique. A ce niveau, le catéchisme est battu d'avance ; sa vraie gran­deur est d'un autre ordre, sa vraie transcendance n'est point relevée, mais abaissée par ces ornements ; utiles ou agréa­bles ailleurs tant qu'on voudra, ici futiles, nuisibles, et laids, comme est laide toute partie qui n'est pas en harmonie avec son tout :* turpis est pars universo suo non congruens, *dit saint Augustin. Le catéchisme, et notamment le catéchisme pour les enfants, doit être un livret humble, un livret aus­tère, un livret pauvre, un livret* bon marché, *ou bien il n'annonce pas Jésus-Christ, il n'attache pas à Jésus-Christ, il trahit Jésus-Christ, et il est réprouvé de Jésus-Christ.* » **III. -- **Au moment où paraissait sa Lettre ouverte paraissait d'autre part la Note pastorale. Ce fut le coup qui l'acheva. « *Je n'en ai pas dormi pendant trois nuits. *» Il avait perdu sa santé en assistant et en participant, comme expert de Mgr Marcel Lefebvre, au déroulement de la seconde et de la troisième sessions du Concile. 18:132 Ce qu'il en a écrit sur place est un témoignage qui sera connu un jour. Il ne reconnais­sait plus Rome. Il n'imaginait pas, avant de l'avoir vu et touché, que les choses en étaient à ce point. Il m'aurait dit volontiers, avant de partir, ce qu'un autre sage me disait à la même époque : « Ne vous laissez pas impressionner par la presse de nos adversaires. Ils racontent ce qu'ils veulent et l'on n'entend qu'eux. Mais les évêques, mais le Saint-Siège ne sont pas tels que les présentent tous ces journaux. » De voir sur place et par lui-même ce qu'il en était, l'Abbé Berto crut en mourir. Il aperçut aussitôt tout ce qui allait en dé­couler. Il se rendait compte que dans la Rome conciliaire une campagne de presse avait plus de poids et d'influence qu'un mémoire théologique. Il discerna plusieurs manœu­vres honteuses et une marée montante de procédés et pro­cédures indignes. Il savait par l'histoire de l'Église que tout cela est possible : mais cet homme d'expérience n'avait pas eu cette expérience-là. Elle le submergea, du moins physi­quement, et il ne s'est jamais relevé de cette épreuve. Il avait connu la Rome de Pie XI, où l'Autorité suprême était vigi­lante, laborieuse, incontestée. Il savait qu'un Concile doit être conduit par l'Église de Rome, c'est-à-dire par le Pape et les organes de son gouvernement : il assistait à la démo­lition des Congrégations romaines, insultées et bafouées de la tribune même du Concile, et par des cardinaux, aux ap­plaudissements de la presse mondiale. Il prévoyait que cette humiliation méthodique de l'autorité, imprudemment to­lérée, allait descendre du haut jusqu'en bas de l'Église, du haut jusqu'en bas du Peuple de Dieu, ruiner universelle­ment l'autorité des évêques, des curés, des parents, des maî­tres, et inaugurer dans la jeunesse un temps de sauvage anarchie. Le spectacle de la trahison des uns, de la démis­sion des autres, de surcroît mises bruyamment l'une et l'au­tre au compte de l'action du Saint-Esprit, était au point de le tuer quand Mgr Marcel Lefebvre le dispensa de venir l'assister à la dernière session. Je crois que depuis ce mo­ment, il n'attendait plus que la mort. 19:132 Il avait vu au Concile « *ce qu'on a vu, depuis que le monde est monde, dans l'histoire de toutes les Assemblées, les Conciles non exceptés *» ; à savoir : « *Quelques phraseurs non-évêques, glorieux de leur vain titre d'experts, habiles à faire prendre des vessies pour des lanternes, auront inti­midé les uns, surpris la bonne foi des autres, mais non pas de tous. Seulement quand il s'agit des Conciles œcuméni­ques, on est sûr au moins, que venue l'heure de la promul­gation, l'Esprit Saint fera toujours que nulle hérésie ne soit définie. *» ([^14]) Mais ce n'est pas d'avoir vu « ce qu'on a vu depuis que le monde est monde » qui aurait suffit à l'atteindre mortellement. A Vatican II, nous avons vu du nouveau, que l'on n'avait pas vu souvent, et semble-t-il jamais, dans un Concile œcuménique légitime. Un ami de l'Abbé Berto, qui est aussi le nôtre, le remarquait récem­ment : « Pour la première fois dans toute l'histoire de l'Église, les documents d'un Concile ou ce qu'on appelle son « esprit », sa « dynamique », sont employés pour dé­truire la Maison de Dieu... Aujourd'hui les équivoques du « Vatican II » sont dénoncées, à Rome même, et par des personnages qualifiés. Il faudra faire un pas de plus : prou­ver que ces équivoques ont été expressément voulues, soi­gneusement préparées par une maffia de conjurés intro­duits peu à peu dans les commissions et qui ont, en fait, dirigé, orienté les travaux et les votes d'une Assemblée d'évêques soit inconscients, soit incapables, soit trompés, soit, hélas, quelquefois complices. Certes, les documents conciliaires ont été finalement approuvés par le Souverain Pontife ; mais ils l'ont été selon leur teneur et leur portée intrinsèques, lesquelles, Paul VI l'a dit quelques mois après la clôture, sont immensément différentes d'un document à l'autre. 20:132 Si ce que nous disons là paraît encore excessif à quelques-uns, qu'ils se joignent à nous pour demander au Saint-Siège la publication intégrale de tous les documents et actes, y compris, et en premier lieu, les procès-verbaux des travaux des commissions, sous-commissions et (car il y en a eu !) des sous-sous-commissions. Et qu'on nous donne les noms de ces commissaires et de leurs adjoints exté­rieurs. » ([^15]) Cette publication intégrale révèlera ce que l'abbé Berto avait vu de ses yeux, et à quoi il ne désirait pas survivre. Mais aussi longtemps que Dieu le maintenait en ce mon­de, il continuait à souffrir, à travailler, à lutter avec la même vaillance et le même abandon à la Providence. Il lui a été donné la joie de connaître la Profession de foi et de voir promulguer l'encyclique *Humanæ vitæ...* Et puis, là-dessus, le coup de poignard de la Note pastorale. Il était occupé à rédiger la grande étude, que je lui de­mandais depuis des années et qu'il laisse inachevée, sur l'Église de Rome *mater et magistra omnium ecclesiarum*. Il bifurqua, commençant une « digression » sur la Note pas­torale, et me proposant de la publier d'abord. Cela devint son dernier article, le dernier qu'il ait achevé avant de mourir, le dernier qui ait été imprimé de son vivant. « *Telle est la situation présente, et elle est épouvantable. L'* « *Assemblée plénière *»*, en matière doctrinale, s'est sé­parée d'avec le Souverain Pontife, et d'avec l'Église de tous les siècles. C'est une séparation dans l'espace d'avec le Pape aujourd'hui régnant, d'avec d'autres épiscopats, et c'est une séparation dans le temps, une séparation d'avec l'enseigne­ment constant, universel, ininterrompu, de toute l'Église.* » ([^16]) 21:132 **IV. -- **il avait déjà vécu un premier drame au moment où le P. Le Floch, supérieur du Séminaire français, injustement accusé, avait dû quitter son poste et entrer pour toujours dans une retraite silencieuse. Mais l'erreur et l'injustice n'étaient alors que *de fait.* Si déplorables, si douloureuses qu'elles fussent, elle relevaient de l'accident. Ce n'était pas encore la théologie ni la foi que l'on assassinait, ce n'était pas encore l' « autodémolition » de l'Église. Mais c'était, *de facto,* une porte ouverte aux semences (et aux maffias) de l'autodestruction. Dans nos longues discussions orales ou écrites sur *les causes* de l'effondrement actuel, l'Abbé Berto en revenait toujours à l'année 1926. Quand je lui fis lire le premier brouillon de l'Avant-propos de mon *Hérésie du XX^e^ siècle,* il regretta que l'année 1926 n'y fût pas mentionnée. Je ne l'y ajoutai point, non par divergence fondamentale d'appréciation sur son importance, mais parce qu'elle était hors du sujet (hors du sujet du tome premier), mettant en cause d'autres responsabilités que celles de l'épiscopat français. Pour bien comprendre la pensée de l'Abbé Berto sur « 1926 » et ses suites, il faut savoir qu'il n'était pas d'Ac­tion française. Un journal, après sa mort, a cru pouvoir en faire un « maurrassien imperturbable ». L'Abbé Raymond Dulac a bien plus raison de dire qu'il l'était « ni moins, ni plus, ni autrement que ne l'étaient le cardinal Billot, et le P. Le Floch, et le P. Garrigou-Lagrange » ([^17]) : c'est-à-dire un ami et non pas un disciple ni un militant. (Maurras d'ailleurs n'aurait jamais imaginé qu'un théologien romain eût à être son disciple.) 22:132 Comme on va le voir, l'Abbé Berto était « *politiquement* opposé et *religieusement* favorable » à l'Action française. Ne s'occupant guère de politique, je veux dire n'en faisant point activement ([^18]), il n'avait pas occasion ou nécessité de manifester cette opposition politi­que, d'ailleurs amicale, qui s'est trouvée pratiquement éclipsée, mais non pas supprimée, par son approbation re­ligieuse. Il fut même correspondant local de l'hebdomadaire *Sept* en 1934, « avec beaucoup d'énergie et d'espérance » : « *J'ai suivi* « *Sept *»*, au début, avec beaucoup d'énergie et d'espérance. J'étais tertiaire dominicain* ([^19])*, des Domini­cains dirigeaient* « *Sept *»*, j'étais heureux de voir des Pères de l'Ordre à un poste d'une si capitale importance, et de contribuer, selon la Règle du Tiers-Ordre, à leur apostolat, ne fût-ce qu'au modeste rang de* « *correspondant *» *c'est-à-dire de diffuseur du journal, car les* « *correspondants *» *de* « *Sept *» *n'étaient que cela. Quand je vis poindre le* « *plura­lisme *»*, la* « *chrétienté de type non sacral *»*, le pacifisme à la Briand, la faveur systématiquement accordée aux thèses socialistes, le dénigrement non moins systématique du règne de Pie X, je criai casse-cou. Point de réponse mais, quelques semaines plus tard, longue visite du P. Chéry* (*que j'avais déjà reçu deux fois, dans les premiers temps du journal*)*. Un homme absolument courtois, dont le siège était absolu­ment fait. Invitation à mettre en un mémoire mes obser­vations et animadversions, auxquelles il serait répondu.* 23:132 *Je vis parfaitement que c'était pure politesse. Néanmoins, par conscience, je fis mon mémoire, seize ou dix-huit pages. Je n'espérais pas de réponse, je n'en eus pas, j'attendis un mois ou deux, j'avertis qu'on n'eût plus à me compter du nombre des correspondants et, comblé de la double tristesse de voir faillir une si belle entreprise, et de la voir faillir aux mains de Pères de mon Ordre, je mis fin à mes relations avec Sept. *» ([^20]) L'abbé Berto doutait fortement que *Sept* ait été « voulu » par Pie XI (avant d'être supprimé par lui) « *Les fonda­teurs l'ont beaucoup dit, beaucoup affirmé ; je suis bon témoin que même à leurs correspondants ils n'ont jamais cru devoir fournir une pièce à l'appui. Cela ne prouve pas qu'il n'y avait pas de pièces, ils ont pu avoir défense de les montrer, le fait est qu'on ne les a jamais vues. Il est d'ail­leurs vraisemblable qu'un Pape quel qu'il soit ne demande pas mieux que de voir se multiplier les journaux catholi­ques ! Et vraisemblable aussi que Pie XI, soucieux de voir les catholiques français en possession d'un organe doctri­nal et* « *informatif *» *où les idées et les vues de l'Action fran­çaise n'eussent aucun accès possible et même fussent com­battues avec vigilance, que Pie XI, dis-je, ait sinon voulu du moins agréé la fondation de* « *Sept *»*. Il y fut trompé et le fit bien voir en 1937. *» Et voici le plus important : « *Car ce journal, s'il l'a voulu, il l'a voulu anti-Action française, il ne l'a pas voulu* « *libéral *»*. Il a cru qu'il y avait en France une* « *troisième force *» *et déjà il n'y avait pas de troisième force. Tout ce qui était contraire à l'Action fran­çaise était* « *libéral *» *à deux ou trois unités près, comme Gilson ou le P. Descoqs. Inversement, tout ce qui n'était pas* « *libéral *» *était favorable à l'Action française, y compris ceux qui, comme moi, lui étaient* POLITIQUEMENT OPPOSÉS : *ils lui étaient* RELIGIEUSEMENT *favorables, par la simple raison qu'ils rencontraient chez elle leur propre catholicisme, à savoir le catholicisme* « *non-libéral *»*.* 24:132 *En d'autres termes, à l'Action française, groupement politique, ils pouvaient reprocher beaucoup de choses en politique intérieure, en po­litique étrangère, en politique financière, que sais-je ? Ils ne trouvaient rien à reprendre à sa politique* RELIGIEUSE, *qu'ils trouvaient conforme à l'enseignement des Encycli­ques, aux revendications* « *traditionnelles *» *des catholiques, au droit canonique, aux vues de leurs plus illustres prédé­cesseurs, un Maistre, un Bonald, un Blanc de Saint-Bonnet, un Pie, un Veuillot, un La Tour du Pin. Dans les années 1924-1926, de l'avènement du* « *Cartel des gauches *» *à la* « *condamnation *» (*non-doctrinale*) *de l'Action française, sur les trois questions majeures alors ardemment débattues : le maintien de l'Ambassade au Vatican, l'exil des religieux, la liberté de l'enseignement, l'Action française a eu la même politique* RELIGIEUSE *que* « *La Croix *»*.* « *Pie XI voulait-il en France un changement de politique religieuse ? Je n'en crois rien, témoin son attitude à l'égard des événements d'Espagne, de la chute de Primo de Riveira à l'avènement de Franco. Il voulait la même, mais d'une part il voulait que les catholiques la fissent ailleurs qu'à l'Action française où, fût-ce avec une excellente politique religieuse, ils se trouvaient néanmoins engagés dans un combat permanent contre le régime établi ; et d'autre part il voulait que les catholiques ne fissent pas que de la politi­que religieuse, mais aussi et surtout de l'Action catholique : telle qu'il la concevait et telle qu'elle n'a jamais existé en France, pour la même raison pour laquelle* « *Sept *» *n'a jamais été ce que Pie XI, s'il a souhaité* « *Sept *»*, aurait sou­haité qu'il fût ; j'y arrive. *» Concernant la pensée de l'Abbé Berto sur les motifs de l'opposition de Pie XI à l'Action française, qu'il vient de résumer en une phrase, on se reportera aux remarques et observations beaucoup plus détaillées qu'il a publiées ([^21]). 25:132 Nous arrivons au point capital : « *Il fallait donc trouver des hommes qui fussent à la fois étrangers à l'Action française, et propres à faire une politi­que religieuse non-libérale. En 1927, au début de 1928, ces hommes-là pouvaient encore se trouver. En 1930 ou 1931, non. L'affaire d'Action française, par la désobéissance d'un certain nombre de catholiques, par le mécontentement du Saint-Père, par l'aggravation des sanctions, par la cruauté des polémiques, avait pris de telles proportions qu'il ne suffisait plus d'être étranger, qu'il fallait être ennemi ; qu'il ne suffisait plus d'être ennemi, qu'il fallait* AVOIR ÉTÉ *ennemi, ennemi en tout temps, ennemi en toutes choses, qu'il fallait avoir toujours discerné* « *l'hérésie d'Action fran­çaise *»*, toujours connu le péril qu'elle faisait courir aux âmes catholiques. Mais où étaient ces rares esprits, qui avaient deviné le monstre dans l'œuf ? Uniquement et exclu­sivement* (*toujours mis à part les deux ou trois que j'ai cités*) *parmi les catholiques de la tradition* « *libérale *»* : Dupanloup, Gratry, Perraud, Mignot, Lecanuet ; concrète­ment, des modernisants, et la queue du Sillon. Pas d'hom­mes plus incapables d'entrer profondément et vitalement dans les vues de Pie XI, qui n'avait pas en lui un atome de* « *libéralisme *»*, alors qu'ils en étaient pétris ; et cependant, par ce malheur incomparable, ils étaient seuls* « *possibles *» *en 1930-1931, ayant rendu tous autres* « *impossibles *» *à force de clameurs et de suspicions. *» « *D'où la contamination* « *libérale *» *de l'Action catholi­que, en France, dès son introduction. D'où la destruction sournoise, lente, mais inexorable, de la Fédération Castel­nau -- mais ceci n'était pas achevé à la mort de Pie XI...* 26:132 « *Pie XI ou bien mit cinq ans à découvrir son erreur, ou bien, l'ayant découverte plus tôt, patienta cinq ans -- ce que je crois plus vrai, car enfin l'attitude de* « *Sept *» *pendant la guerre civile espagnole ne fut nullement une brusque incar­tade inopinée, qui aurait conduit le Saint-Siège à une brus­que suppression. Depuis 1934 au moins, il était parfaitement clair que le pseudo-évangélisme de* « *Sept *»*, comme celui de Sangnier, et celui, hélas, de Maritain seconde manière, allait à la négation d'un droit public chrétien, d'un ordre social chrétien, d'institutions temporelles chrétiennes, bref de tout ce que Pie XI avait solennellement proclamé dans le document le plus anti-libéral du XX^e^ siècle, l'Encyclique* « *Quas primas *» *et inscrit dans la liturgie de l'Église en instituant la fête et en faisant composer l'office archi-*«* intégriste* » *du Christ-Roi. *» L'objection possible, que je signale sans forcément la prendre à mon compte, est qu'une telle interprétation se fonde sur l'enseignement de Pie XI et sur la supposition que son gouvernement et sa politique (religieuse) correspon­daient exactement à son enseignement. Or les exemples ne manquent point de Papes dont le gouvernement et la poli­tique ont été plus ou moins différents de l'enseignement : tel Léon XIII, pour ne pas chercher plus près de nous. Mais l'abbé Berto avait gardé pour la personne de Pie XI une entière vénération : « *Pie XI que j'ai personnellement connu, de la main du­quel j'ai communié, de qui j'ai eu la faveur d'une audience particulière -- ô grâce de Dieu ! -- Pie XI, de doctrine et de cœur, de la tête aux pieds, des ongles aux entrailles, était l'homme d'Église intégral, à un degré inconnu en France où tout le monde, moi compris, est plus ou moins poliomyé­lité de libéralisme. Sa pensée unique, sa maxime suprême, c'était* « *la Chiesa farà da se *»*. Transcendance absolue de l'Église et du Pape, indépendance formidable à l'égard de tous les pouvoirs temporels, plénitude de la suffisance à soi de l'Église, ç'a été le tissu du Pontificat du premier jour au dernier. *» (...) 27:132 « *De sorte que la raison profonde qui a fait supprimer* « *Sept *» *est identiquement* LA MÊME *qui dix ans plus tôt avait amené le Pape non pas à* « *condamner *» *l'Action française, expression par trop grossière et inexacte, mais à ordonner aux catholiques de se retirer d'elle. De part et d'autre Pie XI a vu des hommes qui ne vivaient pas assez exclusivement, assez jalousement, de la vie et de la pensée de l'Église. *» (...) « *L'Action française parce qu'elle se savait, ses ennemis parce qu'ils la savaient, la seule force* « *anti-libérale *» *soli­de en France, eurent en commun la pensée, l'une pour s'in­digner, les autres pour se réjouir, que Pie XI voulait annu­ler Pie X, et rouvrir la voie à ce qui survivait de l'esprit et des hommes du Sillon.* « *Il ne voulait certes pas ! Mais c'est ce qui est arrivé. Il n'était que trop vrai que l'Action française était la seule force anti-libérale solide en France, qu'il n'y avait pas de* « *troisième force *»*. L'Action française interdite aux catholi­ques, les* « *libéraux *» *restaient seuls maîtres du terrain ; ils l'ont gardé depuis. En vain* « *Sept *» *a été supprimé, en vain les interdictions de Pie XI ont été levées, en vain* « *Jeunesse de l'Église *»*, en vain* « *La Quinzaine *»*, en vain* « *L'Actualité religieuse dans le monde *»*, en vain* « *La vie intellectuelle *» *ont été blâmées ou condamnées. Rien n'y a fait... *» ([^22]) Il me semble que l'importance de ce témoignage de l'Abbé Berto est double. 28:132 D'abord, il montre clairement que ses positions de « politique religieuse », y compris celles qui sont favorables à l'Action française, ne doivent rien à des considérations ou des tendances qu'on appelle « politiques ». L'idée fixe des pamphlétaires de gauche, qui est devenue l'idée fixe de l'épiscopat français, et qui figure jusque dans un rapport officiel au Saint-Siège, est une idée fausse : l'idée fixe, ou la commodité polémique, selon laquelle des tendances po­litiques (ou des intérêts politiques) seraient l'obscure et vraie raison fondamentale de l'immuable fidélité des catho­liques fidèles. Ensuite, ce témoignage jette une vive lumière sur ce qu'a été le drame du clergé français depuis 1926. C'est depuis et c'est par la « condamnation » de l'Action française que l'Église de France a été colonisée par les équipes sournoises et tyranniques issues du libéralisme, du modernisme, du Sillon. Et lorsque vint l'heure où l'on déclara vouloir « ou­vrir l'Église au monde », le monde était déjà dans la place et secrètement y parlait en maître à presque tous les ni­veaux. D'où le collapsus instantané et général. \*\*\* 1965\. Je disais dans la revue que nous vivions un « im­mense désastre spirituel ». L'Abbé Berto m'écrivit ([^23]) : « ...*Ce désastre est tel qu'il ne peut être imputé au seul aveuglement. L'aveugle le plus aveugle aurait du moins tré­buché sur les ruines qu'il n'aurait pu voir, se serait aperçu qu'il démolissait croyant construire, se serait depuis long­temps arrêté de démolir. Le désastre, l'* « *immense désastre spirituel *»*, a donc été causé sciemment, délibérément, par des clairvoyants qui se proposaient de le perpétrer, qui se proposent de le consommer. Il est* IMPOSSIBLE *que les vrais meneurs soient aveugles, parce qu'il est* IMPOSSIBLE *de s'a­buser à ce degré.* 29:132 *Si, disant qu'on veut remplir les séminaires on emploie des moyens qui les vident, sans changer de moyens quand on constate qu'on les vide, c'est qu'en effet on veut les vider, et qu'on ment en disant qu'on veut les remplir. Si, disant que l'on veut tremper des chrétiens héroï­ques, on emploie des moyens qui les affadissent, sans chan­ger de moyens quand on s'aperçoit qu'on les affadit, c'est qu'en effet on veut les affadir et qu'on ment en disant qu'on veut les tremper. Ainsi de tout.* « *Il y a des aveugles, oui, et des sourds, et des médiocres, et des canards. Mais ni cécité, ni surdité, ni médiocrité, ni couardise ne fournissent l'explication adéquate et exhaus­tive de ce que nous voyons. Il faut qu'il y ait* « *autre cho­se *»*, et cet* « *autre chose *» *ne peut être que la persistance du modernisme au sens de* « *Pascendi *»*, la persistance de la* SOCIÉTÉ SECRÈTE *des modernistes. Votre livre sur* « *L'in­tégrisme *» *s'achève sur la question de savoir si cette société secrète existe encore, et le lecteur entend assez que la répon­se est oui. Mais quel secret bien gardé ! Quelles apparences savamment maintenues ! Quel art à faire passer pour re­mèdes les poisons les plus mortels ! Ou les mauvais anges n'existent pas, ou ils sont à l'œuvre en tout ceci, déguisés en anges de lumière, et le déguisement est à s'y méprendre. *» **V. -- **Combien il nous a aimés, c'est ce qui ne peut se dire, ni se mesurer. Combien il aimait le Père Calmel : en quels ter­mes il me parlait de ses enseignements spirituels, et comme il souhaitait que nos lecteurs s'y attachent. Savons-nous être attentifs à ce qui nous est donné en surabondance ? 30:132 A l'imitation de Jésus-Christ, l'Abbé Berto nous a aimés le premier. Et nous nous sommes mis à le comprendre et à l'aimer. Lors de sa première maladie, je lui avais envoyé une Médaille miraculeuse de la rue du Bac, et justement il n'en avait pas. « Je porte toujours votre médaille sur moi », me dit-il quand je le revis. Lors de sa seconde maladie, j'étais à Rome, et je lui rapportai un peu d'eau de la Vierge del Pozzo, dont la source est à *Santa Maria in Via*, que pour son titre nous honorons et visitons comme la patronne ro­maine d'*Itinéraires*. « *Votre envoi d'eau miraculeuse est arrivé hier. J'en ai usé tout de suite, moins par avidité de guérir -- car je laisse ce point à la Sainte Vierge -- que pour reconnaître sur-le-champ votre* \[*amitié*\]*. Et ma grande rai­son de souhaiter que l'eau opère, c'est qu'au moins vous en seriez récompensé ! Ce qui me fait honte, c'est d'apprendre par vous qu'il y a une Vierge Miraculeuse à quatre cents pas du Séminaire français, où j'ai vécu cinq ans sans rien savoir de ce voisinage... Voilà une belle leçon de romanité que je reçois de vous et, ma foi, je suis heureux de la rece­voir de vous. *» ([^24]) Lors de sa troisième maladie, quand les sœurs me téléphonèrent son état, j'eus non pas le pressenti­ment, mais le sentiment qu'il s'en allait. « Écrivez-lui » me disaient les sœurs. Mais j'étais comme paralysé. Je n'écrivis point. De fait, la lettre ne serait pas arrivée. Je repensai à la Médaille miraculeuse, à *Santa Maria in Via*, je me deman­dais quoi lui envoyer cette fois, et je ne trouvais rien, le sen­timent m'envahissait de plus en plus qu'il était passé au-delà. Je rouvris son dernier article : *Ce qui se lèvera, c'est le jour de la lumière d'or de l'éternité*. D'une autre manière que ses orphelins de Pontcallec et que ses religieuses de Saint-Cloud, nous avons été nous aussi ses enfants. Nous recevons pour la part qui nous en revient son tes­tament spirituel : « *Que la très sainte Vierge Marie veuille bien protéger tous ceux et toutes celles que j'ai aimés, les garder dans l'amour et le service de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ et les conduire au Ciel comme je lui demande de m'y conduire. *» 31:132 Sa présence maintenant s'est faite invisible parmi nous. Il a rempli jusqu'au bout la pleine mesure de ses exemples et de ses leçons, que nous gardons en nous comme un trésor achevé, auquel il n'ajoutera désormais ni un geste ni un mot. A nous d'avancer, d'inventer, de tenir sans lui, mais toujours avec lui, sur ce champ de bataille universel qui est un universel champ de ruines. Apprenons de lui la force, qui est d'abord de supporter, souvent dans le silence ; la fermeté qui est patience aussi ; la résolution à se porter en avant quand il le faut, aussi loin qu'il le faut, avec tout l'éclat qu'il faut et pas davantage. *Hæc facere et illa non omittere*. Ce combat pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, que Dieu daigne nous aider à n'y être point trop in­dignes de Son serviteur l'Abbé Victor-Alain Berto. Il nous l'avait donné. Il nous l'a repris. Bénie soit Sa sainte volonté. Jean Madiran. 32:132 ### Notice Nous reproduisons ci-dessous la notice que l'Institution Saint-Pie X a envoyée aux parents d'élèves et aux anciennes élèves. *Chers parents et chères anciennes,* *Le rappel à Dieu le 17 décembre de M. le chanoine Berto, fondateur de l'œuvre Notre-Dame de Joie et Agrégateur à l'ordre de Saint-Dominique de l'Institut des Dominicaines du Saint-Esprit, nous a valu de tels témoignages de prière et de confiance que je m'étais fait un devoir de tracer en quelques pages les traits essentiels de la personnalité de ce saint prêtre. Ces lignes, même dictées par la piété filiale, eussent été bien inférieures à celles que vient de me remettre un père de famille qui a eu la grâce de connaître le Père et auquel j'exprime ici toute ma reconnaissance.* *L'héritage que le Père laisse aux Dominicaines du Saint-Esprit n'est autre que celui qu'il avait lui-même reçu de ses grands maîtres romains : l'amour de la Vérité qui ne peut exister sans la haine de l'erreur, la fidélité au Saint-Père, seule garantie de la fidélité à l'Église, la piété indéfec­tible à l'égard de la Vierge Marie proclamée par Paul VI* « *Mater Ecclesiæ *»*, la docilité à l'enseignement de Saint Thomas d'Aquin, docteur commun de l'Église, une tendresse pour ainsi dire maternelle à l'égard des plus petits et des plus pauvres.* *Ce glorieux héritage, nous ne le garderons pas pour nous seules. Notre mission est de le transmettre comme un patri­moine vivant aux âmes qui nous sont confiées.* Mère MARIE DE SAINT-PAUL. 33:132 Monsieur le Chanoine Berto *9 Octobre 1900\ 17 Décembre 1968* Les temps exceptionnellement troublés que nous vivons comportent des grâces exceptionnelles. L'une de ces grâces a été la présence parmi nous du Père. Il faudrait un volume pour décrire les dons incomparables dont il a été comblé et qu'il a fait fructifier avec une énergie passionnée. Ceux qui l'ont connu ne savent pas ce qu'il faut le plus admirer en lui : de la solidité de sa foi, de la profondeur et de l'origi­nalité de sa pensée théologique, de la richesse de sa vie intérieure rayonnant dans une charité vivante et vraie, de l'amplitude de son affection ouverte à tous, de la délicatesse de son humilité inépuisable, enfin de son sens pratique des réalités humaines. Le tout dominé et équilibré par une in­telligence hors pair, tout illuminée par la contemplation de l'amour de Jésus-Christ. Nous disons bien illuminée. Car si son intelligence était si lumineuse, c'est qu'elle fut -- comme le dit son maître saint Thomas d'Aquin *ab aliquo illuminante ipsum ad cognitionem veritatis* -- constamment appliquée à ce qui l'éclairait elle-même pour *connaître la vérité.* 34:132 Ceux qui l'ont vu vivre ne pouvaient s'empêcher de pen­ser à cette phrase de saint Paul : « *tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu *». Ses actions n'ont jamais eu recours à des motifs purement humains, à des convenances mondaines ; ses raisons d'agir ont toujours été surnaturelles : servir Jésus-Christ, conduire les autres à Jésus-Christ. Les difficultés, les obstacles, les persécutions même, n'ont pu faire fléchir sa volonté ni son cœur. Et Dieu sait si les croix ne lui ont pas été épargnées. Un des traits dominants de sa vie sacerdotale a été sa dévotion, sa piété, sa fidélité inébranlable envers « *cette sacro-sainte Église romaine Mère et Maîtresse de toutes les Églises du Monde *» et envers son chef l'Évêque de Rome. Il a écrit lui-même : « *J'ai reçu la grâce de Rome, envoyé là pour y, faire mes études. J'y ai passé cinq années merveil­leuses, dans ce que la liturgie de la Pentecôte appelle la sobre ivresse de l'Esprit Saint. J'y ai beaucoup travaillé, beaucoup prié. J'en suis revenu romain jusqu'aux moelles, la romanité a été le flambeau et la force de ma vie. *» Avec quel tressaillement de toute son âme et de toute son intelligence ne recevait-il pas les splendides lumières qui nous viennent de Rome. Mais avec quelle sainte indigna­tion ne s'est-il pas élevé contre ceux qui, disait-il, « ayant juré comme moi qu'ils reconnaissent l'Église romaine pour Mère et Maîtresse, se parjurent en la bafouant ». Nul plus que lui n'a souffert des calomnies dont trop de chrétiens abreuvent leur Mère la Sainte Église. « *Un fils bien né n'a pas été mis au monde pour critiquer sa mère *», aimait-il à répéter. Ce prêtre catholique, qui avait de son sacerdoce une si haute idée a douloureusement souffert de la crise tragique que l'Église traverse aujourd'hui. Il a lutté jour et nuit avec toutes les ressources de son intelligence, de son cœur et de sa foi, pour empêcher ce que Paul VI a appelé l'autodestruction de l'Église. Sa souffrance a été telle qu'elle a fini par avoir raison de ce pauvre corps exté­nué de fatigue mais dont l'esprit est resté d'une extrême vigueur jusqu'à la fin. 35:132 A ses obsèques, Mgr Marcel Lefebvre a prononcé ces mots : « *On peut sans se tromper, je crois, dire qu'il a été le martyr de cette foi, tant il a souffert pour elle, surtout au cours de ses dix dernières années. *» Comment une telle foi n'aurait-elle pas été accompagnée, enveloppée par une charité débordante. Son cœur dévoré de l'amour de Dieu, et occupé uniquement à donner Dieu aux autres, a fait jaillir en plein cœur de sa Bretagne natale, à Pontcallec, une œuvre splendide : le Foyer de Notre-Dame de Joie. Quel beau nom et si conforme à la réalité. Il faut aller à Pontcallec : on y respire la présence de Notre-Dame, on y respire la joie. Depuis plus de trente ans, plusieurs centaines de garçons, la plupart orphelins, beaucoup d'autres venus ici par suite de la défaillance de parents indignes, ont vécu leur enfance et leur adolescence dans ce foyer. Les plus pauvres, les plus déshérités, ceux dont personne ne veut, le Père les a pris, adoptés, élevés. Il les a aimés jusqu'à don­ner sa vie pour eux. Il en a fait des hommes, il en a fait des chrétiens. Mais laissons-les parler eux-mêmes : « *J'ai tant usé de sa patience et de sa bonté, j'ai simplement découvert com­bien il était capable d'aimer ceux qui s'approchaient de lui. *» *--* « *Nous qui l'avons connu dans notre jeunesse où c'était lui qui, pour nous, portait le vrai nom de Père*. » *--* « *On pouvait arriver à la maison, celui qui était notre père était toujours là, les bras ouverts. Nous sommes tous ses enfants et du ciel il nous voit encore mieux. *» *--* « *Je ne souhaite qu'une chose, qu'il puisse nous inspirer à tous un petit peu de cette force et de cet amour qu'il avait tant. *» *--* « *Je sais qu'au bout de tant de peines, de fatigues, de labeur, il est enfin où son âme de prêtre aspirait tout au long de sa vie. *» *--* « *Je crois pouvoir vous dire qu'il était pour moi comme un vrai père puisqu'il m'a appris à lire, à écrire et qu'il m'a appris également à aimer et comprendre mon prochain. *» *--* « *J'ai compris que le Père avait fait son travail sur cette terre mieux que n'importe qui... Quand on l'a vu de ces yeux, on peut dire qu'il a fait beaucoup plus que sa part et le Sei­gneur le fera entrer dans son Paradis.* 36:132 *Car le Père était un saint... Le Père n'était pas que bon et patient, il était aussi charitable ; il était aussi pauvre pour lui-même.* » -- « *Le Père était pour beaucoup d'anciens beaucoup plus près de leur cœur que celui que l'on appelle papa. Hélas tant de ces papas se contentent de nourrir et de vêtir sans s'occuper de former l'esprit et de dégager une personnalité. *» -- « *Ma femme et mes enfants sont heureux, mais leurs joies ils les doivent au Père et aux Mères qui ont su faire du petit révolté que j'étais à dix ans un père de famille convenable. *» -- « *Je n'ose penser à la situation, à l'existence qui aurait été la mienne si vous ne vous étiez pas intéressé à mon cas. Quelle chance nous avons eue de rencontrer un tel homme. *» -- « *L'œuvre est là immense comme son affection pour nous, et elle va continuer suivant l'impulsion qu'il désirait pour elle, vivante, humaine et fraternelle. *» -- « *Aimer les autres, servir les petits et les déshérités, toute sa vie il en a fait le témoignage dans la simplicité. *» Dans cette œuvre admirable, il a été secondé, avec la même foi et le même amour des pauvres, par les Domini­caines du Saint-Esprit. Par humilité, il se défendait d'être leur fondateur. Dans ses dispositions testamentaires on peut lire en effet : «* Je défends qu'elles me tiennent pour leur fondateur. Elles n'en ont d'autre que saint Dominique ; je n'ai fait que les agréger à un ordre pré-existant. *» Cependant c'est à son appel qu'elles ont répondu et consacré leur vie au service des enfants pauvres parmi les pauvres. Lui, au moins, savait ce qu'est dans la réalité l'Église des pauvres. Ses « chers pauvres », il savait bien ce dont ils avaient besoin : « *La beauté recherchée pour Dieu est à peu près la seule beauté gratuite. On paie pour aller au spectacle, on paie pour entrer dans les musées, on paie pour visiter les monuments, on paie déjà en certains lieux, on paiera bientôt partout -- chose vraiment sordide, injure rapace à la ma­gnificence du Créateur -- pour admirer un site. Barrières partout, gardiens partout, tickets partout, redevances et pourboires partout.* 37:132 *Ô vautours ! ô cupides usuriers de l'Uni­vers ! il ne reste aux pauvres que les églises ! Parce qu'elles ont été faites pour Dieu, elles sont à eux.* «* Entrez donc, chers pauvres, c'est pour rien. *» *Ça ne leur arrive pas sou­vent, aux pauvres, de recevoir pareille invitation ! ils entrent, fatigués, errants, la faim au ventre, on ne leur demande même pas s'ils ont la foi, s'ils viennent vraiment prier : de toutes les manières, c'est pour rien. Et l'accueillante église leur offre ses trésors, les forêts de piliers, les voûtes verti­gineuses, le peuple des statues, les ciselures des autels, le prodige lumineux des verrières, et, s'il y a office, les torrents sonores des orgues, le cristal des manécanteries ; c'est pour rien, il en restera autant pour les autres. Ils puisent à pleins yeux, à pleines oreilles, à plein cœur s'ils veulent, on ne demande pas mieux, c'est pour rien. Tout cela a coûté cher, très cher, des millions et des millions à travers le monde, mais à d'autres que vous, chers pauvres, et parce que cela a été fait pour Dieu, c'est gratuit pour vous*. » (Lettre aux anciens -- avril 1968.) *Douze ans plus tôt, il écrivait ces lignes admirables :* «* J'élève ici des enfants abandonnés ou retirés par les tri­bunaux à leurs parents qui sont au bagne ou en prison. C'est mon vrai milieu, mon poste canonique, que je mets incom­parablement au-dessus de tout honneur humain. Ces en­fants resteront en ce monde des prolétaires, comme leurs aînés qui les ont précédés ici ; ils ne connaîtront pas le luxe, même pas l'aisance, ils vivront du travail de leurs mains et je les habitue à chérir pieusement cette dure condition ter­restre ; mais il y a un luxe auquel je tiens pour eux avec passion, c'est celui de savoir leur vraie langue maternelle qui est le latin*... 38:132 « *Je fais d'ailleurs peu de cas du latin de collège... Mais le latin vivant, le latin de l'Église, le latin liturgique, je veux de toute mon âme que mes pauvres enfants le sachent, le savourent, qu'ils en jouissent, qu'ils prient sur de la beauté, selon le mot attribué à saint Pie X... Le seul luxe des pauvres c'est le luxe de la religion. Chartres est à eux. Reims est à eux. On ne paie rien pour entrer. Le grégorien aussi est à eux, moyennant qu'on le leur apprenne... *» ([^25]) \*\*\* Le Père est mort le 17 décembre 1968. « Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum eius. » Il a été enterré dans la chapelle qu'il avait construite lui-même, entouré de plus de cent prêtres. Son cercueil était porté par quatre de ses anciens, tous ouvriers. Le spectacle le plus bouleversant et il est assez rare pour être souligné, a été de voir à ses obsèques un très grand nombre d'ouvriers, venus chanter la messe de Requiem d'un prêtre de Jésus-Christ. Le Père a élevé des centaines d'enfants dans la vraie foi catholique romaine, sans démagogie et sans compromission avec le monde. Ses efforts ont été amplement bénis et le succès in­contestable. Pour terminer, voici son testament spirituel : AVE MARIA In Nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen. *Ceci est mon testament.* « *Je, Victor-Louis-Marie Berto, frère Marie-Alain au Tiers Ordre de Saint Dominique, prêtre de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, déclare que je veux et que par la grâce de Dieu, j'espère mourir dans la foi et la communion de cette Église seule véritable, pleinement sou­mis à tous ses enseignements et à tous ses commandements, rempli de fidélité, de piété et d'amour pour le Saint-Siège. Puissé-je mourir aussi* romain *que j'ai vécu !* 39:132 *J'accepte le genre de mort qu'il plaira à Dieu de m'en­voyer et je lui offre ma mort non seulement avec résignation, mais avec reconnaissance pour la succession ininterrompue des grâces dont il m'a comblé et en expiation de tous mes péchés. Que la très sainte Vierge Marie lui présente cette offrande et qu'elle veuille bien protéger tous ceux et toutes celles que j'ai aimés, les garder à jamais dans l'amour et le service de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ et les con­duire au ciel comme je lui demande de m'y conduire. Amen. *» le 24 septembre 1963 dans la soixante-troisième année de mon baptême dans la trente-huitième année de mon sacerdoce. fr. V.-A. BERTO prêtre 40:132 ### Homélie par Mgr Marcel Lefebvre Voici l'homélie prononcée par Mgr Marcel Lefebvre aux funérailles de l'Abbé Victor-Alain Berto, le 21 décembre 1968 à Pontcal­lec. Mes chères Sœurs, Chers Enfants, Mes chers Frères, Avant de dire quelques mots du vénéré défunt, il con­vient d'imiter sa foi en nous rappelant d'abord que si nous sommes réunis ici autour de l'autel, c'est parce que nous croyons en la vie de l'âme des défunts, que nous croyons aussi en la résurrection des corps, que nous croyons en la vertu du Saint Sacrifice de l'autel pour la rémission des peines qu'expient les âmes au purgatoire. En ce Saint Sacrifice nous voulons aussi chanter les louanges de Dieu pour les bienfaits qu'il a accomplis par son serviteur et rendre grâces à Dieu pour tous les dons qu'il a reçus de Lui et dont il nous a fait part au cours de sa vie d'apôtre, de prêtre de la Sainte Église. 41:132 Oui nous devons remercier Dieu d'avoir connu un saint prêtre comme le fut le cher et vénéré chanoine Berto et d'avoir vécu en sa compagnie. Personnellement, je puis et dois affirmer qu'il m'a beaucoup édifié, et a augmenté mon désir d'une vie plus parfaitement donnée à Dieu ; il a augmenté mon attachement à l'Église catholique et romaine. Je considère comme une grande grâce de l'avoir connu depuis quarante-cinq ans. Je souhaite qu'un jour une biographie du cher Père soit écrite, qui manifeste pleinement toute la richesse de son âme sacerdotale. Pour le moment vous me permettrez d'insister sur deux aspects particuliers de sa sainte vie : sa BONTÉ et sa FIDÉLITÉ. « *Euge serve bone et fidelis *», Bienheureux le serviteur bon et fidèle. La bonté du Père, qui d'entre vous la niera ? Il avait la bonté du père qui veut avant tout le bien de ceux qu'il aime, même s'il doit leur déplaire momentanément. Il ne montrait aucune faiblesse lorsqu'il s'agissait de la vérité ou du bien à faire. Vous qui l'avez connu, vous auriez certainement de nombreux exemples à donner de sa fermeté, de son horreur du mensonge, du vice. Mais à cette fermeté du père, il joignait la tendresse d'une mère. Oh, comme il s'ennuyait de vous, mes chers enfants, lorsqu'il était à Rome ! Combien il était malheu­reux si le courrier de Pontcallec ou de Saint-Cloud avait du retard ! Quelle n'était pas sa joie de lire les lettres et mes­sages de ses enfants ! Son âme simple, humble, spontanée se donnait tout en­tière à tous. C'était une âme vraiment apostolique, car, dans cette affection, rien de mièvre ou de purement sentimental, mais le désir intense de venir en aide aux petits, aux mal­heureux, d'enrichir les âmes d'élite, de les approcher tous de Dieu. C'est là le signe de la véritable amitié, n'aimer les autres que pour ce qu'il y a de Dieu en eux et les aimer pour les porter à Dieu. 42:132 Seule cette charité puisée dans le cœur de Notre-Sei­gneur peut expliquer ce qu'il a pu réaliser dans sa vie, lors­qu'on connaît les innombrables obstacles qu'il a dû vaincre. Exemple de bonté, de charité, le Père fut aussi et surtout un exemple de fidélité : fidélité à Dieu et à tout ce qui est de Lui : fidélité à sa terre natale, à son terroir, à tout ce qu'il respire de chrétien, à tout ce qui contribue à le main­tenir dans sa foi. Cette chapelle n'est-elle pas tout entière un témoignage de cette fidélité à son village natal, à son baptême, à sa foi qui s'enracine dans la terre de ses aïeux ? Avec quelle ardeur et quelle joie il parlait de la reconstruc­tion de ce sanctuaire, témoignage de la foi bretonne ! Fidèle à sa région natale, il le fut à sa patrie, qu'il aimait, qu'il voulait rendre chrétienne comme elle le fut autrefois. Mais il fut au-dessus de tout et par-dessus tout fidèle à l'Église catholique et romaine, avec toutes ses conséquences de défense de la foi, de la tradition, de la seule et véritable philosophie du bon sens et du réel. Cela il le fut de toute son âme, à tel point que toute attaque, d'où qu'elle vienne, à ces précieux trésors de l'Église le trouvait immédiatement prêt à les défendre avec toutes les ressources de son intel­ligence, de son cœur et de sa foi. On peut sans se tromper, je crois, dire qu'il a été le mar­tyr de cette foi, tant il a souffert pour elle, surtout au cours de ses dix dernières années. Enfin je voulais terminer par la fidélité qu'il a manifes­tée à l'Œuvre qu'il a réalisée ici avec tant de charité. Cette œuvre chante ses vertus d'une manière évidente. Les sept cents Jeunes qui ont profité de son enseignement et de son exemple, les vingt-trois religieuses ici présentes en sont un témoignage vivant. 43:132 A sa suite nous nous efforcerons d'être de bons et fidèles serviteurs afin d'aller avec lui partager la récompense éter­nelle. Car nous pouvons croire que Dieu lui a adressé ces paroles : « *Euge serve bone et fidelis,* *intra in gaudium Domini tui*. » Mgr Marcel Lefebvre. 44:132 ### Croire à l'Église par R.-Th. Calmel, o.p. ON PEUT CROIRE à l'Église de bien des manières. On peut y croire faiblement sans jamais avoir pris une conscience claire qu'il existe un lien infran­gible entre l'appartenance à l'Église et le salut éternel. On peut y croire sans attacher l'importance qui convient à la nécessité absolue de la hiérarchie, ecclésiastique. Soit par une inconsistance de pensée et de tempérament qui peut aller du reste sans malice, soit par une légèreté qui est déjà sur la pente, de la trahison, soit par exaspération devant la médiocrité ou la perversité de tel ou tel dignitaire ecclé­siastique, il arrive à des chrétiens de mettre entre paren­thèses tout ce qui est de la hiérarchie dans l'Église sans aller toutefois, heureusement, jusqu'à tomber dans l'apostasie. Or un des traits les plus saillants de la vie intérieure de l'Abbé Berto était la vigueur, la pureté, la logique de sa foi dans l'Église. Il croyait à l'Église exactement comme il croyait en Jésus-Christ, au paradis et à la damnation éter­nelle. Ce qu'il y avait de trop humain dans les membres de l'Église, y compris certains grands personnages, ne lui échappait aucunement. S'il en parlait à l'occasion avec une liberté tranquille c'est qu'il savait, jusqu'au fond de l'âme, que l'Église ce n'est pas cela ; cela qui, dans les membres de l'Église, relève de la bêtise humaine, des ténèbres de Satan, et non de l'autorité et sainteté de Jésus-Christ. -- De même pour le Souverain Pontife. 45:132 Il n'était pas un admirateur inconditionnel des Papes. Mais il croyait au Pape et il l'aimait pour ce qui, en cet homme unique, appartient véritablement au Vicaire de Jésus-Christ, demeure impre­nable à toutes les forces de l'Enfer. Cette foi granitique était ce qui m'avait frappé le plus, ce qui m'avait le plus aidé lors de mes premières rencontres avec le Père, en une époque où je me ressentais beaucoup (et plus qu'il ne con­vient) de certains procédés d'hommes d'Église. (Il est vrai que tous les épidermes n'ont pas même délicatesse. Certains sont admirablement coriaces et d'autres comme prédisposés aux bleus et aux mâchures.) Mais il est vrai aussi, et plus encore, que parmi ceux qui ont foi dans l'Église il s'en faut de beaucoup que tous aient la même qualité de foi. Celle du Père était d'un cristal sans défaut ; de la même trempe que celle d'un saint Dominique, d'une Jeanne d'Arc, d'un Jean de la Croix, d'un Pie X. Il est un de ceux qui m'auront le plus sûrement acheminé à comprendre que si le péché existe dans tous les clercs, sans distinction de leur rang hiérar­chique, avoir foi dans l'Église consiste à ne pas en faire cas, je veux dire ne mettre en doute à cause de cela aucun des points de la constitution hiérarchique de l'Église, mais en même temps lutter sans merci contre les germes d'erreur et de mort que tel membre de la hiérarchie ferait pénétrer jusque dans le sein de l'Église : *in sinu et gremio Ecclesiæ* ; lutter sans merci avant tout par la prière et le sacrifice, mais aussi, selon nos forces et notre rang, par la prédication, la controverse, l'exposé direct ; -- et l'exercice courageux de l'autorité pour ceux qui en sont les détenteurs. Que le Père fût un lutteur pour la foi, *athleta fidei*, il n'est pas besoin de le lire beaucoup pour s'en rendre compte ; on le sent à chaque page de ses écrits. Mais ce que des lec­teurs pressés ou trop sensibles ont eu quelquefois du mal à reconnaître c'est le sentiment poignant de l'éternité qui animait le Père dans sa lutte. Sur la foi dans l'Église et dans le Pape se joue le salut éternel -- rien de moins. 46:132 Reconnaître ou rejeter, abstraitement ou pratiquement, l'autorité du Pape comme Pape, c'est-à-dire en tant qu'il enseigne et décide de par le mandat qu'il tient de Jésus-Christ est une question de vie ou de mort éternelle ; il y va de tout. Le Père savait, comme trop peu le savent dans la pratique, que pour les fidèles, mais surtout pour les ministres de Jésus-Christ, le salut éternel, le Paradis ou l'Enfer, se joue inévi­tablement sur l'accueil qu'ils auront donné à l'enseigne­ment ordinaire on solennel du Vicaire de Jésus-Christ. Il savait aussi, ce prêtre admirable de bonté et de zèle, que le scandale des ministres du Christ notamment leur rébellion, qu'elle soit spontanée ou calculée, revêt une gravité excep­tionnelle. Un tel scandale sans être nécessitant pour la liberté des fidèles est particulièrement pénible à surmonter. Il est aussi facile qu'injuste de parler d'outrance ou de dureté à propos du prêtre qui projette spontanément sur le plan de l'éternité l'acceptation, le refus ou l'indifférence à l'égard des enseignements du magistère. Même si l'on est déconcerté, tout d'abord, la justice consiste, après avoir dépassé cette impression, à se demander si un tel prêtre n'est pas dans le vrai ; si la foi dans l'Église n'exige pas en effet de considérer au plan du salut et de la damnation des sentiments et des actes que trop souvent l'on préfère considérer à un plan très naturel ; un plan qui n'est pas celui de la foi ; on relègue en effet ces attitudes intérieures dans une pénombre complice, tout à fait étrangère à la net­teté coupante de la lumière évangélique. Il faudrait dire encore, ou plutôt il aurait fallu dire en premier, -- mais d'autres l'auront fait et bien fait, -- que le Père était foncièrement bon ; qu'il était pourvu avec surabondance des dons multiples qui font l'homme d'action et l'homme de pensée, et le plus merveilleux était que ces dons contrastants fussent aussi fortement liés, tenus en main par une énergie sans dureté parce qu'elle était péné­trée par la grâce. Il faudrait évoquer, autant qu'il est pos­sible de traduire les secrets d'une âme, l'ampleur et la ten­dresse de son affection qui lui permettait de faire jaillir comme sans le chercher et de diriger avec un rare équilibre des communautés spirituelles aussi différentes qu'un orphe­linat, une Congrégation de Sœurs, un groupe de prêtres. 47:132 Dans ce modeste hommage je me limite à ce qui dans le Père m'est toujours apparu comme un élément décisif de sa vie de prêtre : croire en l'Église, telle que Jésus l'a établie et constituée engage le salut éternel. Il y va de tout. Les chrétiens, prêtres et laïques, se sauvent ou se damnent selon l'attitude qu'ils adoptent non seulement au sujet du Christ, mais au sujet de son Église et de son Vicaire. Car, disait sainte Jeanne d'Arc, *Jésus-Christ et l'Église c'est tout un.* R.-Th. Calmel, o. p. 48:132 ### L'Abbé Victor-Alain Berto homme de Dieu par Raymond Dulac > « Quant à toi, ô homme de Dieu, poursuis la justice, la piété, la foi, la charité, le support des souffrances, la tranquillité de l'âme. Combats le beau combat de la foi, remporte la vie qui est éternelle... Conserve irréprochable­ment la Loi, sans tache... » (St-Paul : I^e^ ép. Tim. VI, 11-15). *En me demandant, mon cher Directeur, de vous écrire quelques lignes sur celui dont la présence vient d'être sous­traite à nos yeux de chair ; en sollicitant ainsi, je pense, le condisciple de ses études romaines, l'ami de cinquante ans, le frère de toujours, vous me faisiez une obligation irrésis­tible, mais quelle tâche difficile vous m'imposiez !* *L'idée de parler de lui comme d'un mort m'est intolé­rable.* *Et que dire, discrètement, de cet absent, quelques semaines après qu'on l'a mis tout vivant au tombeau ?* 49:132 *Certes, pour la consolation de ses filles spirituelles, les Dominicaines du Saint-Esprit, dont il fonda la communauté pour l'honneur aussi des six ou sept cents petits orphelins dont il reste le père ; pour l'édification, enfin, de l'Église de France, dont il fut, obscurément, magnifiquement, un témoin irréprochable dans des années noires, il faudra bien qu'on écrive, un jour, la biographie de Victor-Alain Berto, mais l'heure n'en paraît pas encore venue...* *Un éloge funèbre ? Il n'en aurait pas supporté l'imagi­nation.* *Un portrait, même rapide ? -- Au-dessus de mes forces.* *Alors, je ne vois qu'une issue : le faire parler, lui, de trois ou quatre idées exemplaires qui furent la raison de sa vie. Et, en parlant de ce qu'il aima, parler de ce qu'il était.* \*\*\* Ce qu'il était, il fallait le découvrir et presque l'arracher, car son moi, le vrai, était tout au-dedans : dans l'âme et au plus secret de l'âme. Il avait un corps, puisqu'il faut bien en avoir un, mais on s'en apercevait à peine : juste ce qu'il faut pour donner à l'esprit le moyen de s'exprimer et de souffrir, l'aliment visible de la flamme. S'il avait dû, comme saint Paul, échapper à quelque roi syrien, on aurait pu, comme le grand apôtre, le faire des­cendre par les remparts dans une corbeille. Mais la même *præsentia corporis infirma* que les adver­saires de saint Paul opposaient à l'énergie de son verbe, n'enlevait, pareillement, rien, chez notre ami, à la puis­sance de son autorité : elle tenait dans un force de convic­tion dont le signe presque insoutenable apparaissait dans le regard. Ce regard, on ne le percevait pas seulement quand il jetait sur vous la double foudre de ses yeux dessillés, mais aussi quand il l'abaissait pour se recueillir. On sentait bien alors qu'il continuait de vous voir au-dedans, et qu'il ne cessait de vous regarder que pour ne point vous con­fondre. 50:132 Car son autorité était pleine d'indulgence : il a écrit, à ce sujet, dans la *Règle* composée pour ses chères domini­caines, des remarques très fines, qui vont perdre de leur sue quand nous allons les traduira de son latin en fran­çais : « *Que les Supérieures, d'un grade quel qu'il soit, se sou­viennent, qu'elles aient présent à l'esprit, le plus gravement, le plus saintement, le plus souvent possible, que le pouvoir leur a été donné non pour détruire, mais pour édifier ; non pour retarder, mais pour stimuler ; non pour resserrer, mais pour dilater ; non pour refroidir, mais pour réchauffer ; non pour abaisser les cœurs, mais pour les soulever. *» Nulle redondance verbale dans cette énumération chaque mot était pesé au poids d'une expérience person­nelle, celle du *sujet* qu'il n'avait cessé d'être quand il était devenu, à son tour, un *supérieur.* Il devait tristement s'amuser quand il entendait, ces der­nières années, tant de cogitations et ruminations sur l'obéis­sance « adulte », sur la « participation », sur le « dia­logue », enfantées par la problématomanie de certains clercs. Quand on éditera tout ce qu'il a écrit, le plus sou­vent pour quelque utilité pastorale de circonstance (... ce qu'il appelait, en riant, ses « œuvres complètes ») il faudra donner une place de choix à trois œuvres : un opuscule sur « la direction spirituelle », une Note catéchétique sur « l'usage de la probabilité en morale », et une conférence faite, en 1925, au Séminaire français, sur ce même sujet de la certitude et de l'opinion en matière éthique. De vieilles confusions et de plus récentes sur les parts respectives de l'intelligence et de la volonté dans l'acte de l'adhésion, sur l' « intellect spéculatif » et le « pratique », sur les différents états de la conscience morale, s'éva­nouissent d'elles-mêmes à la clarté de ces analyses. 51:132 C'est merveille de voir comment de très hautes et sub­tiles abstractions portaient en elles la semence, prête à germer, des conclusions les plus proches de l'action. Avons-nous besoin d'ajouter que ce thomiste de stricte observance donnait la primauté impériale à l'intelligence ? -- En voici un exemple, d'autant plus saisissant que nous le trouvons dans un écrit improvisé : une lettre adressée à une jeune fille qui se disposait à entrer dans sa communauté domi­nicaine : « Ce qui est capital, c'est ceci : il faut plus de *docilité* que d'*obéissance*. On peut obéir toute sa vie sans être jamais formé. La formation d'un jeune sujet est affaire de docilité, c'est-à-dire non seulement d'une conformité du *vouloir* aux préceptes du Supérieur, mais d'une disposition de l'*intelligence* à se conformer pratiquement à une certaine manière d'envisager toutes choses. On ne peut pas se con­tenter de sujets qui obéissent comme des marionnettes. Il faut comprendre, pénétrer, deviner parfois les intentions de celui qui tient le gouvernail... Les Supérieurs ne peuvent perdre leur temps à expliquer toujours les raisons de leur conduite ; les sujets ne peuvent pas toujours obéir sans y rien comprendre : il faut donc qu'ils comprennent sans qu'on leur explique, c'est cela la docilité. » Et il ajoutait ceci, dont ses confrères plus proches pou­vaient témoigner : « A Rome, j'ai, à la lettre, *vécu* de docilité, persuadé, dans les moelles, que je n'arrivais pas au séminaire pour garder mon moi, mais pour le perdre, pour me rendre une matière pétrissable entre les mains de mes Maîtres... » \*\*\* Ne disons pas que ces conseils étaient écrits seulement à l'intention d'un jeune sujet et pour une époque paisible. Quand il les donnait, il avait fait l'expérience douloureuse de ce qu'on a appelé « la crise d'*Action française *». Mais la même intelligence qu'il voulait qu'on mît à conformer son jugement au jugement du supérieur, lui manifestait en même temps les distinctions que le supérieur lui-même voulait qu'on fît dans ses ordres. 52:132 Dans le cas de l'*Action française*, le Pape Pie XI avait assez clairement signifié ces distinctions : en particulier dans une audience privée de deux heures qu'il avait accordée le 2 ou 3 novembre 1926 au P. de la Brière qui prêchait, cette année-là, une retraite de rentrée au Séminaire. Le Père avait rapporté, toutes chaudes, ces déclarations du Pontife, qui marquaient le sens véritable et les bornes de son inter­vention. Cela suffisait à éclairer l'intelligence. -- Le reste de l'obéissance, s'il y avait un reste, était enfermé dans cette *patientia* recommandée par Paul à Timothée : faite de sup­port, mais d'attente aussi, et d'une tranquillité de l'âme, fixée à ce qui ne change pas et qui doit, un jour, revenir. Ce retour revint, du temps même de Pie XI, qui écrivit à Maurras, de sa chambre de malade, l'émouvante lettre autographe ouvrant la voie à la réconciliation. Son succes­seur devait noblement l'accomplir, à la prière du Carmel de Lisieux. Contre l'abus que la Maffia moderniste s'était empressée de faire de l'événement, Pie XI avait, d'autre part, publié, dès le 6 janvier 1928, la prophétique encyclique *Mortalium animos*, qui dénonçait et condamnait le relativisme dogma­tique, dissimulé sous le masque de l' « unité panchré­tienne » et de l'œcuménisme commençant. La *patientia* était comblée, et l'obéissance, la lucide, parfaite. \*\*\* Si j'ai cru devoir allonger sur cet épisode, c'est qu'il marqua profondément la vie de Victor Berto et tout le cours à venir de l'Église de France. -- « Maurrassien » ? Il l'était ni moins, ni plus, ni autrement que ne l'étaient le cardinal Billot, et le P. Le Floch, et le P. de la Taille, et le P. Garri­gou-Lagrange et le P. de Tonquédec et le P. Pègues : 53:132 les plus grands parmi nos maîtres, les plus exigeants en matière de vérité philosophique et théologique. Le Maurras que notre ami admirait était celui que Billot citait dans son traité *de l'Église*, à côté de Bonald et J. de Maistre : le réfutateur de la démocratie religieuse et du libéralisme, et, plus encore (... si j'ose ainsi parler) : le dialecticien formel, l'écrivain rigoureux qui ne dit que ce qu'il veut dire, qui le dit tout et à la perfection. Disons tout d'un mot : ce qu'il avait aimé, dès le lycée, dans l'*Action française*, c'était la vérité et c'était la force : qu'elles prissent la figure du raisonnement comme chez Maurras, ou la forme du portrait et de la polémique, comme chez Daudet, dont il lisait et relisait les *Souvenirs* médicaux et littéraires avec délices. Le même goût le portait aussi vers le L. Bloy de l'*Exégèse des lieux communs*, à laquelle il sou­haitait voir donner un supplément, devenu si nécessaire ! Saint-Simon, toujours ouvert sur sa table, les derniers mois de sa vie. Mais, au premier rang de ses préférences, celui qui n'était peut-être pas le plus grand pour l'art littéraire, mais qui l'était pour le combat de la foi : son cher Louis Veuillot, qu'il avait relu à deux ou trois reprises et dont il lui arrivait de prendre inconsciemment le style. \*\*\* Cette force, cette force militante et souvent combattante n'était pas, je crois bien, le caractère le plus profond de mon ami. Au naturel, c'était, me semble-t-il, un doux et même un tendre. La force qui combat était, elle, survenue, acquise par nécessité et, de nécessité, devenue vertu. Une vertu qui allait imprégner tout le reste : la douceur et la tendresse elles-mêmes. 54:132 Ceux qui ne le connaissaient que de loin et à leur propre mesure pouvaient s'y tromper. Il se peut qu'à quelques-uns il ait *fait peur *: par la puissance de sa logique, par l'acuité de son style. Or s'il lui est arrivé quelquefois de mordre, c'était un loup, ou bien quelque chien de berger qu'il vou­lait seulement exciter parce qu'il le trouvait trop lâche. Mais ses colères, s'il en a eu, ont dû rarement lui *échapper :* il était ce qu'il voulait être, il disait ce qu'il voulait dire, avec une maîtrise rare de sa volonté et de sa plume. Toujours prompt à s'expliquer ensuite, à rencontrer l' « adversaire » d'un moment : nous l'attestons et nous pourrions en appor­ter d'illustres preuves. Il pouvait être, pourtant, d'une vivacité extrême. Comme il trouvait sans peine les arguments, il trouvait instantané­ment les mots. Élève de philosophie au lycée de Pontivy, sa foi catholi­que bien connue servait quelquefois de cible au professeur. Celui-ci, qui avait eu maille à partir avec ses chromosomes, était porteur d'une bosse : d'une, vraie. Un jour qu'il traitait, en dévot matérialiste, du transformisme biologique, il se tourne vers « l'élève Berto » : -- « Voyons, ai-je suffisamment prouvé que l'homme descend du singe ? » -- « Non, Monsieur, du chameau ! » Un jeune séminariste lyonnais s'entêtait, un jour, à Ro­me, à soutenir je ne sais quelle sornette libérale, et comme notre ami l'avait en quelques mots confondu, le petit jeune, voulant se justifier : -- « Ah ! vous savez, quand on appartient, comme moi, à une vieille famille républicaine... » -- « Il n'y a pas de *vieille* famille républicaine ! » Mais ces traits, qui lui auraient été faciles, il les avait dominés. Il n'aimait pas l'ironie, surtout point l'ironie fe­melle d'un Renan, qu'il vomissait au point de refuser d'ad­mettre qu'il était breton. 55:132 Sa force, sa pointe étaient toutes dans l'idée et toutes au service de l'Église. Il comptait peu d'être *né* fort : il retenait surtout qu'il avait été *ordonné* pour l'être. La force, pour lui, était la grâce d'un sacrement. De deux sacrements : la confirmation et le diaconat. La belle lettre qu'il écrivait, un mois avant sa mort, à l'un de ses fils, qui allait recevoir cet ordre, à Rome ! « Tu arrives à l'avant-dernier pas. Saint Étienne, saint Laurent t'apprendront ce que c'est qu'un diacre ; le Ponti­fical aussi : « *Accipe Spiritum Sanctum ad robur *». La force pour aider les faibles, il faut en surabonder la force pour résister au mal, pour ne pas pactiser avec lui la force pour dédaigner le monde ; la force pour vaincre les méchants, pour entraîner les pusillanimes, pour ne se rendre point leur complice, pour garder la soif sainte de justice qui se forme de la même force qui est celle de Notre-Seigneur : « *qui diligitis Dominum, odite malum... *» Pour être prêtre, tu ne cesseras pas d'être diacre. Comme tu seras prêtre pour l'éternité, ainsi tu vas être diacre pour l'éternité. Il te faudra être indomptable ; penses-y bien. Cherche dans l'Écriture Sainte les passages où reviennent les mots « fortitudo » ou « robur », cela te trempera l'âme. » \*\*\* Celui qui donnait ces leçons de courage était à quatre semaines de sa mort, le cœur déjà brisé de souffrances et prêt à se fondre. Car il était fort comme saint Paul l'a été, comme tous les saints, comme le Maître de tous les saints : -- « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort » (St Paul : 2, ép. aux Corinth. XII, 10). -- « Nous n'avons pas un grand prêtre qui ne soit pas capable de compatir à nos faiblesses ; au contraire, puis­qu'il a été, comme nous, tenté en toutes choses, hormis le péché. » (Hébreux : IV, 15.) 56:132 Victor Berto souffrait de la souffrance des autres, avec sa sensibilité à lui, qui était extrême. Cette compassion l'avait porté, dès le séminaire, à sa­crifier des heures d'étude pour aller enseigner, à des petits Romains bien délaissés, le catéchisme : la *dottrina *: la doc­trine, comme dit admirablement l'italien. Il avait alors vingt et un ou vingt-deux ans. Vous pensez s'il pourrait, à soixante, parler d'abondance sur la valeur d'un ersatz de catéchisme fabriqué par des laborantins en chambre, au mépris de la théologie et de toute expérience ! Mais il devait trouver la perfection de sa personnalité sans doute et de sa vie sacerdotale, le jour où il allait fon­der son premier foyer d'enfants, à la Bousselaie, au diocèse de Vannes. L'ancien vicaire de Noyal-Pontivy (1926-1928) ; le pro­fesseur au Grand-Séminaire (1928-1932) ; l'aumônier du Collège de jeunes filles (1932-1942) venait de trouver « sa » vocation : père de pauvres. Point *pédagogue *: *père,* au sens où saint Paul voulait l'être pour ses chers Corinthiens (I^e^, ép. : IV, 15). Non seulement il leur donnerait le toit, le pain, l'éducation, après les avoir « engendrés dans l'Évangile », mais ceci, qui est le plus rare : l'amour. -- L'amour qui est sans doute la chose la plus difficile à donner, quand il est désintéressé et sincère. L'amour, dont ces petits étaient plus *pauvres* que de pain. Il les aimerait, lui, et aussi il les ferait aimer. Car voici sa grande œuvre : d'avoir communiqué la flamme de sa charité à quelques-unes des jeunes filles, ses élèves au Mé­nimur ; de les avoir décidées à se faire pauvres avec des pauvres. Les hautes leçons de philosophie et de théologie qu'il avait données à des esprits d'élite aboutiraient à cela : donner des *mères* à ces enfants, puisqu'un amour de père, si large fût-il, ne suffit pas à rassasier un cœur humain. 57:132 La petite Société des « Dominicaines du Saint-Esprit » est née de cette ambition, de cette *exubérance.* Le titre double exprimait son double attachement à l'Ordre de saint Dominique, dont il était tertiaire depuis l'âge de vingt ans, et à la Congrégation des Pères du Saint-Esprit, dont il avait été l'élève au Séminaire français de Rome. Un jour viendrait où ces jeunes filles seraient assez nom­breuses pour essaimer et prendre la direction d'un collège (à Saint-Cloud, en 1945), mais il y aurait, entre le « Foyer d'enfants » breton et le Collège, une communication et un échange incessants, qui ramèneraient chacune à la vocation primitive de l'Institut, par le désir ou en effet. Le « Père » ferait le lien : tantôt par des visites à la fon­dation parisienne, tantôt par des lettres, d'une telle intense vérité, qu'elles le rendaient réellement présent partout à la fois. Mais il ne pouvait rester longtemps éloigné de ses petits pauvres : au sens le plus profond du mot, ils lui *manquaient,* quand il ne pouvait les voir et les entendre. Même tout près d'eux, il souffrait difficilement d'être distrait de se mêler à eux. Ceux qui l'ont un peu fréquenté savent ce que je veux dire : il lui arrivait de planter là un interlocuteur, même ami, pour aller retrouver le visage et les clameurs de ses enfants... Il se donnait d'ailleurs mille raisons de le faire, et qui n'étaient pas toutes déraisonnables : une leçon de chant, de catéchisme, qu'il entendait ne confier à personne d'autre ; un pleur qu'il percevait de son oreille aiguë ; la visite du médecin... Et de quel ton il savait leur parler ! On en pourra juger par deux extraits de lettres, écrites un jour qu'il était loin : « Dans huit jours tu auras dix ans. Maintenant il faudra deux chiffres pour écrire ton âge, un 1 et un 0. Ce sera comme ça jusqu'à ce que tu aies cent ans, alors il faudra trois chiffres, mais tu as le temps d'ici là. » 58:132 A un autre : « Cela ne t'empêche pas, monstre, de faire encore de ces fautes d'orthographe qui me feraient dresser les che­veux sur la tête si j'avais des cheveux. Tu écris chapelle avec deux *P* et un *L.* Et tu sais bien que c'est tout le contrai­re : un *P* et deux *L*. Il ne s'agit pas de penser *vaguement* qu'il y a quelque part une lettre double. C'est ce que j'appelle ne se servir que de la moitié de son esprit. Quand on ne se sert que de la moitié, c'est comme si on ne s'en servait pas du tout ! Il faut avoir l'esprit ACTIF TOUT ENTIER, jusqu'à la pointe de la plume ! » C'est lui qui soulignait les mots importants. Voilà comment après avoir commencé de parler en pé­dagogue, le pédagogue se changeait peu à peu en père, et, à la fin, le père en prêtre : « Continue à bien travailler, pour être *dans le vrai.* La vérité est au-dessus de tout, parce qu'elle nous fait plus proches de Dieu. » Quel adulte, même titré, n'aurait à tirer son profit de cette lettre ! \*\*\* Peut-être est-il arrivé à quelques-uns de ses amis de dé­plorer silencieusement qu'il ne se soit, un tant soit peu, libéré de certaines tâches de son œuvre, pour s'adonner à des travaux où il était alors irremplaçable. Car il l'était vraiment, dans cet apostolat doctrinal, auquel tout semblait l'avoir prédestiné : les dons naturels, une excellente forma­tion universitaire et ses cinq années d'études romaines, à l'âge d'or de la Grégorienne et du Séminaire français. Les dons étaient exceptionnels. Je n'ai pas trouvé, parmi nos camarades romains des années 1921-1926, d'intelligence égale à la sienne : pour la vivacité, pour la profondeur, pour l'expression aiguë du verbe intérieur. Il était -- ce qui est peu commun -- aussi bien doué pour les belles-lettres que pour les sciences exactes, pour les langues anciennes et pour les vivantes. Sait-on que, tout en préparant sa licence de philosophie à Rennes, avant son entrée au séminaire, il avait fait deux années de médecine ? 59:132 Bien peu aussi ont su qu'il avait mérité une bourse pour l'École française d'Athènes. Il y avait renoncé pour ne point attrister sa mère, qui trouvait que « c'était bien loin ! » C'est tout cela qu'il avait apporté à une trentaine de petits orphelins, qui allaient se renouveler et se multiplier tout au long de trente années. C'était son « exinanition », dont il avait pris le modèle dans le Fils de Dieu fait hom­me : « Vous connaissez la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s'est fait pauvre, de riche qu'il était, afin de vous faire riches par sa pauvreté » (2^e^ aux Corinth. VIII, 9). A la hauteur de cet amour, le don porte en soi déjà sa valeur. L'œuvre est comme éclipsée dans la pure intention qui l'inspire. De Rome, où il suivait, du plus près, les tra­vaux du Concile, il écrivait : « Il faut savoir n'être rien, être content de n'être rien, et aimer l'Église, qui trouve bon que nous ne soyons rien. » \*\*\* ...Ah ! l'Église ! l'Église ! C'est banal de dire qu'il l'aimait. On n'est pas catho­lique sans l'aimer, on n'est pas prêtre ! Les Douze Apôtres aimaient aussi le Christ. Or l'amour de saint Jean n'était pas celui des autres, et l'amour de Pierre n'était pas celui de Jean. Il n'y a qu'un mot possible, là-dessus : prédestination. Chaque âme a la sienne, mais elles ne sont pas toutes éga­lement reconnaissables. Celle qui avait appelé Victor-Alain Berto au sacerdoce portait le signe évident de la *prédilection.* Il se confiait très peu sur son intérieur. S'il l'a fait, la Vigile de la Noël 1936, à l'une de ses enfants, c'est assuré­ment au sens des paroles de l'Ange aux deux Tobie : 60:132 « Il est bon de cacher le secret du roi, mais révéler et publier les œuvres de Dieu est chose honorable. » (Tob. XII, 7.) Voici l'extraordinaire confidence : « ...C'est pendant la messe de minuit, il y aura vingt-deux ans tout à l'heure, que le bon Jésus m'a appelé. Je ve­nais d'avoir quatorze ans. Quel souvenir ! C'était au mo­ment de la Communion. Quand le prêtre s'est retourné, portant le ciboire, vers les fidèles, j'ai connu en un instant, avec une certitude fulgurante, que j'étais destiné au sacer­doce. Certes après onze ans bientôt de prêtrise, j'ai eu assez de preuves que je suis dans ma voie. Eh bien ! je ne peux pas dire que je le sache mieux ce soir que je ne l'ai su dès ce soir-là. Rien ne peut exprimer cette évidence divine. Au premier instant je fus plus surpris encore que dompté. Songez que, comme beaucoup de lycéens de mon âge, j'avais à peine la foi, que je n'avais jamais adressé la parole à un prêtre (hors de mes confessions qui étaient fort espacées et fort brèves) ; que jamais l'ombre même d'une idée de voca­tion ne m'avait effleuré. Ce fut quelque chose de foudroyant. Littéralement toute ma vie s'est décidée en une seconde. Je peux dire que j'ai été harponné, que je suis allé d'un pôle à l'autre dans le temps d'un éclair. Ô Seigneur Jésus, soyez béni éternellement ! » La même évidence qui l'avait assuré sur sa vocation l'avait également éclairé sur la nature même du sacerdoce : le prêtre est « l'homme de Dieu » avant d'être l'ambassa­deur des hommes auprès de Dieu ; le prêtre est le ministre du Sacrifice avant d'être le prédicateur de l'Évangile ; le prêtre est l'homme de la prière avant d'être l'homme des œuvres. 61:132 Cela il l'avait cru dès le premier jour et il l'a vécu jus­qu'au dernier. Vécu dans l'action et vécu dans la passion. Car il a souffert, comme tous les vrais disciples du Crucifié. Mais ce qu'il souffrait, il l'offrait, suivant sa belle parole à l'une de ses filles. Et tel était le dernier mot de son sacer­doce, celui du rite même de l'ordination : *imitamini quod agitis *: ce que vous faites (à l'autel), reproduisez-le (dans votre vie). Avons-nous pensé, lui et moi, quand nous étions, ce Samedi-Saint 3 avril 1926, prostrés tout du long sur le pavé de Saint-Jean de Latran, pendant les litanies qui précèdent le grand rite de la consécration sacerdotale, avons-nous pensé que la passion alors acceptée nous viendrait, comme au Christ, de « ceux de notre maison » ? Je ne saurais, quant à moi, aujourd'hui, le dire. Mais je sais que nos maîtres nous avaient appris à « offrir, joyeux, dans la sim­plicité du cœur, toutes choses », comme nous le chantions souvent dans une antienne inoubliable, qui emprunte les paroles d'un grand roi. On a tant abusé de la formule : « souffrir *par* l'Église *pour* l'Église », que je me garderai de la répéter à propos de mon ami. S'il a ainsi souffert, c'était à la mesure de l'amour qu'il lui portait, et qui était immense. Mais il ne le disait pas, et je présume qu'il devait être exaspéré de certains pleureurs : *si esuriero, non dicam tibi *: si j'ai faim, je ne te le dirai pas. Ces paroles qu'un psaume de David met dans la bouche de Dieu, Victor, j'en suis sûr, devait les tourner à son usage : *si je souffre, je ne te le dirai pas.* Seulement son cœur a éclaté de ne pouvoir exhaler sa plainte. \*\*\* Il ne s'est pas plaint, mais il a *crié.* Encore n'était-ce pas son cri à lui, mais le cri de l'Église, à laquelle il don­nait sa voix, quand les ténèbres s'épaississaient, *circa horam nonam*. 62:132 Je lui avais rapporté, au mois de septembre, la parole que j'avais entendue, un peu avant, d'un ami commun, char­treux : « L'Église est morte. » Il avait sursauté, puis, fermant les yeux, il avait doucement acquiescé au sens mys­térieux de la parole : Si l'Église descend aujourd'hui au tombeau, elle y descend comme son Maître : *inter mortuos liber*. Hasarderai-je une folie ? Sa certitude irréfragable de la résurrection de l'Église sainte, il la tirait, bien sûr, des pro­messes de Jésus-Christ, mais aussi de la *romanité* que Jésus-Christ a voulu donner à cette Église. Éternelles les deux cités, l'invisible et la visible, parce que la prédestination divine les a indissolublement liées dans son Amour éternel, et que les dons de Dieu sont sans repentance. Il aimait Rome, nous aimions Rome, comme on aime une personne : pour son visage autant que pour son esprit, pour ses silences autant que pour ses paroles, pour ses défauts même, si elle en avait ; mais notre ami en convenait difficilement. Nous avions connu Rome avant les accords du Latran, avant la « sistemazione » des urbanistes, dont une délicate remarque de René Benjamin parut causer un remords à Mussolini (« Personne ne me l'avait dit avant vous »). C'était encore une Rome comme on y vivait au temps de Pie IX : noblement pauvre, mal pavée, aux voies étroites où l'on pouvait déambuler à quatre, à six, tout en syllogi­sant et sans risquer sa vie : car il n'y avait pas ces monstres appelés autobus. Pas d'autobus : pas de bruit. Ou presque. Les *pifferari*, descendus des Abruzzes avec leur biniou, jouaient, au coin des rues, des airs comme on jouait sous Benoît XIV. Il y avait des processions en plein air, les visites avant l'*Ave* du soir aux Stations du Carême. Et, fondu en tout cela, notre jeunesse. Cette Rome de 1921, elle avait bien changé et mon ami avec elle, en 1962 ; mais à soixante ans bien sonnés, il en parlait encore comme à vingt : 63:132 « Dès qu'il s'agit de Rome je perds la tête. Ma passion romaine m'enlève toute espèce, d'esprit critique. Que veux-tu ? C'est ainsi que j'ai appris à aimer Rome, à tout aimer de Rome, et je crois que c'est la bonne manière de l'aimer. Je me suis baigné dans Rome, je m'y suis plongé, je m'en suis épris, je m'en suis enivré. Celui qui fait le sceptique, le dilettante, l'esthète, le dégoûté, ne comprendra jamais rien à Rome... » Il écrivait cela à l'un de ses fils qui faisait ses études là-bas, et qui lui avait fait part de la stupeur qui l'avait saisi en visitant la crypte macabre des Capucins de l'*Imma­colata*, aux squelettes en froc pendus au plafond, qui se balançaient : « Ailleurs qu'à Rome, cette, crypte serait d'une laideur sans nom ; à Rome, ma foi, elle passe. Enfin... elle passe presque, et si on aime assez Rome, elle passe tout à fait. » Mais notre Rome n'était pas principalement celle des monuments, des fêtes, des *passeggiate*. C'était le lieu béni de nos études et de notre formation cléricale. C'était l'Uni­versité grégorienne et c'était le Séminaire français. Deux cents mètres à peine les séparaient, que nous franchissions quatre fois par jour d'une allure intermé­diaire entre le pas et la course. La Grégorienne, l'humble Grégorienne de l'étroite *Via del Seminario*, n'avait pas les ascenseurs, le bar et les cours mixtes de la Grégorienne de 1968 en pierres massives, celle qui se dresse hautainement sur la *Piazza della Pilotta*, mais elle avait des maîtres qui s'appelaient : Gény, Vermeerseh, Lazzarini, de la Taille. Ils succédaient, en les continuant dignement, aux Billot, Remer, Mattiussi. -- Et aujourd'hui ? \*\*\* Au Séminaire, la « répétition » des cours : mais qui était au niveau des cours et souvent les dépassait. C'est là, sur­tout, que mon ami s'est « baigné » dans Rome. 64:132 Que de fois, pour nous évader d'un présent insuppor­table, avons-nous évoqué, entre nous, la vie quotidienne dans la chère maison, réveillant le souvenir des directeurs incomparables dont le nom seul nous consolait : Delaire, le lettré, l'initiateur à la Dialectique ; Frey, l'exégète de réputation mondiale ; Vôgtli, le spirituel, le saint ; Le Rohel­lec qu'il chérissait deux fois : comme philosophe et comme breton de Baden ; Haegy, qui fut un maître de liturgie pour des milliers de prêtres, rubriciste certes surtout, mais qui ouvrait la voie à tout le reste. Et puis, et puis, tu *duce,* tu *maestro,* celui que, quarante ans après, nous continuions à appeler « le Père Supérieur » : le P. Le Floch, breton, lui aussi de la Pointe du Raz, dont la seule apparition com­mandait le respect, dont quelques simples mots donnaient la joie et le courage, l'ami et le conseiller, souvent, de saint Pie X, celui qui inspirait et ordonnait toutes choses. Nous vivions dans cette maison avec une régularité, une austérité monastiques : lever à cinq heures moins dix, sans feu l'hiver, pas d'eau courante (comme on dit) ; un silence, à l'intérieur, rigoureux ; une assiduité au travail, que nos maîtres devaient souvent modérer. Avec cela, une joie et même une gaieté inimaginables. Et quelle unité, quelle charité, au-delà des petites discus­sions qui sont l'excès de sang de l'adolescence ! Il faut bien que je le dise, par fidélité à la mémoire de mon ami : sa souffrance la plus grande, parce qu'elle résu­mait toutes les autres et qu'elle donnait le symptôme déses­péré de tous les désastres, était de voir son séminaire, son Santa Chiara, s'effondrer, mois après mois, au niveau d'une auberge de la jeunesse ; et, malgré le relâchement de toutes les exigences d'une vie vraiment cléricale, le nombre des élèves ne cessant, d'année en année, de s'abaisser : de 210 en 1926, 80 en 1968... 65:132 Mais qu'ai-je dit : *vie vraiment cléricale !* A l'heure de la *décléricalisation !* Ses chères filles, qui ont passé près de notre ami les dernières semaines de son existence terrestre, m'ont dit que la folle, l'abominable prétention d'accomplir -- ou de *laisser faire !* -- cette laïcisation du sacerdoce (pour appeler les choses par leur vrai nom), avait donné le dernier coup de lance à son cœur. Il n'en pouvait plus respirer. \*\*\* Cette contradiction, que *rien* ne pouvait dissimuler à son regard d'aigle, entre ce qui devait être et ce qui était, a fini par couper le fil ténu qui liait à son corps débile l'âme immense de Victor-Alain Berto. Il est *parti* pour ne plus voir *cela.* ...Ou pour ne le voir que dans cette Essence divine où toutes les choses créées retrouvent l'ordre de leur nature et se transforment en joie. Voici ce qu'il écrivait à l'une de ses toutes jeunes filles, en 1936, il y a plus de trente ans, dans un temps où tout ce qui est arrivé était à peu près inimaginable : « Y a-t-il plus beau destin ici-bas que d'être voué à une connaissance plus complète, de l'ordre universel, naturel et surnaturel, établi par la Pensée divine ? Je voudrais que vous tourniez vos désirs de ce côté ; il y aura des troubles, des nuits horribles, mais aussi des clartés ravissantes. A mesure qu'on avance, on sait davantage qu'une, heure éter­nelle viendra, où il n'y aura plus que de la lumière. » *30 janvier 1969* Raymond Dulac.\ prêtre. 67:132 ## Textes de l'Abbé Victor-Alain Berto 68:132 ### La théologie non-euclidienne et le peuple orphelin Article de l'Abbé Berto paru dans « Itinéraires », numéro 82 d'avril 1964. LA ROMANITÉ est en toutes choses la mesure, l'ordre, le sain réalisme évangélique ; je vois le porte à faux l'emporter sur l'aplomb, le système sur le réel, la science arrogante et superbe sur la simplicité des petits et des pauvres. On leur fera bien voir qu'ils sont de mauvais chrétiens, qui prient beaucoup trop la Sainte Vierge, et qui ne devraient pas la prier du tout, attendu qu'ils sont des ignorants, et que c'est si compliqué de dire un Ave Maria correcte­ment que le mieux qu'ils puissent faire c'est de s'en passer. Il faut dire l'Ave Maria bibliquement, exégétiquement, figurativement, typologiquement, ecclésiolo­giquement. Comment ces chétifs s'en tireraient-ils ? Comment éviteraient-ils de tomber dans l'abîme sans fond de la dévotion abusive, mal entendue, périmée, blâmable, qui ne laisse voir dans la Sainte Vierge que la mère de Jésus et la nôtre ? Ô Seigneur Jésus, jusques à quand ? Souvenez-vous de vos pauvres, souvenez-vous des petits enfants ! Ne laissez pas assassiner dans leur cœur leur piété inno­cente envers votre Mère et la leur ! 69:132 Je suis de ceux qui refusent hommage à cette théo­logie monstrueusement détachée du saint Évangile, ab­solument hétérogène à la foi des simples, chassant les enfants de devant la crèche, et enlevant le chapelet des mains de ceux qui ne savent pas lire, établie dans sa suffisance et dans son orgueil, ajoutant des raisonne­ments à des documents et des documents à des raison­nements, sans autre fin que de prendre sa complaisance en elle-même, semblable à un mur infiniment long et infiniment haut, désespérément infranchissable, et der­rière lequel il n'y aurait rien, rien, rien, satisfait d'être là, de s'allonger toujours, de s'élever toujours, jusqu'à ce qu'on ne voie plus que lui. La théologie est une science mauvaise, une science méchante, une science maudite, si elle se vide de son contenu primordial, qui est un catéchisme *identique* au catéchisme du plus illettré des chrétiens. Je crois ce que croient nos enfants, et malheur à moi si je ne le croyais pas, et en un sens très vrai je, n'en sais pas plus long qu'eux. Si la théologie perd cette humilité fon­cière de vouloir demeurer consubstantielle à la foi des humbles, c'est alors qu' « elle ne vaut pas une heure de peine », qu'elle n'est plus qu'une énorme baudruche creuse flottant dans l'espace, ou une sorte de géomé­trie non-euclidienne de théorèmes empilés à l'infini sur des théorèmes, du haut desquels on peut bien mépriser le paysan courbé sur sa charrue, mais que le paysan a bien aussi le droit de mépriser, parce que de toute une bibliothèque non-euclidienne il ne tirerait pas de quoi fabriquer la charrue qui nourrit les hauts géomètres non-euclidiens. Je ne mets pas en cause, vous le pensez bien, l'humi­lité privée des hérauts de cette théologie « non-euclidienne » aberrante, *égoïste*. Je dis qu'ils forgent une théologie qui n'est pas humble, et qui en est châtiée par un effroyable irréalisme. 70:132 La plus sublime théologie doit toujours pouvoir être monnayée en catéchèse pour les plus simples du peuple fidèle, autrement sa sublimité n'est que leurre. Car il n'en va pas de la théologie com­me de la géométrie non-euclidienne. Celle-ci n'a pas besoin d'être réelle, ni de se donner pour réelle ; elle peut sans dommage se donner pour ce qu'elle est, un jeu extra-spatial sur des symboles arbitrairement défi­nis, et on a toujours l'euclidienne pour faire des outils ou pour construire des ponts. Mais la Théologie est par nature existentielle ; elle a besoin d'être réelle (elle exige intrinsèquement de l'être), elle ne peut sans se détruire consentir à ne l'être pas. Que par une violente dénaturation d'elle-même elle cesse de l'être, et que cependant elle ne cesse pas de se donner pour telle, et qu'elle parvienne à tant im­poser qu'elle se fasse recevoir pour telle, et qu'elle se proclame le plus fidèle, quand elle lui est le plus infi­dèle, à sa loi fondamentale de l'existentialité, alors le ravage est incalculable. Car le réel résiste, l'humble réa­lité de l' « esprit catholique » tel qu'il est diffus dans le peuple fidèle, tel qu'il ne doit jamais disparaître chez les plus savants ; et l'on a d'un côté une « théologie » séparée, qui, ne pouvant rejoindre le réel, s'en forge un substitut et croit l'avoir rejoint pour s'en être donné le simulacre ; et de l'autre le réel vrai, le réel *réel*, si je puis dire, mais délaissé, abandonné, puérile pâture des pauvres, dédaignée des savants. Maudite cette science qui ne sait plus aimer ! Mau­dite la théologie qui ne contient plus dans un sein plein d'amour les pauvres de Jésus ! Maudite la théologie sans tendresse et sans entrailles, qui passe sans même le voir, auprès du blessé gisant sur la route de Jéricho ! 71:132 Je rejette cette théologie, je la repousse, elle me fait horreur, parce qu'il n'y a plus rien, sur ses traits durs et fermés, de ce que saint Augustin appelle le sourire de l'Évangile aux touts-petits, « *Evangeli superficies blanda parvulis *». \*\*\* Et ils nous reprochent notre « triomphalisme », comme ils ont inventé de dire. Et ils disent qu'ils veu­lent faire « l'Église des pauvres » ! Que savent-ils des pauvres, que savent-ils si les pauvres n'ont pas besoin de ce qu'ils appellent notre « triomphalisme », ces hom­mes de cabinet et d'Université, de livres et de revues, de conférences et de sessions ? Je ne leur reproche pas d'être tels. Il faut de grandes chaires dans l'Église, il faut des savants, il les faut de premier ordre, qui puis­sent marcher dans leur science les égaux des plus grands savants de toutes les sciences. Je leur reproche de par­ler de ce qu'ils ne connaissent pas et d'en parler « irréel­lement ». Ils se sont fait une idée du pauvre aussi ir­réelle que toutes leurs idées. Ils n'ont pas l'expérience du pauvre, ils se sont rendus incapables de l'avoir, par­ce que l'esprit de système les domine, et que l'esprit de système est clos sur soi, enfermé en soi, et, pour que les faits tels qu'ils sont ne lui donnent pas de démenti, ils les décrètent autres qu'ils ne sont. Il n'a pas prise sur le réel, mais aussi le réel n'a pas prise sur lui, n'exerce plus sur lui la fonction réductrice que seul il peut rem­plir, et la raison raisonnante déraisonne sur les pau­vres, comme elle déraisonne sur toutes choses. \*\*\* 72:132 Ils ont donc décidé que l'Église sera « l'Église des pauvres » quand le Pape ne paraîtra plus porté sur la sedia, quand les évêques ne revêtiront plus d'ornements précieux, quand la messe sera célébrée en langue vul­gaire, quand le chant grégorien sera relégué au musée des discothèques, et choses de ce genre, -- c'est-à-dire quand les pauvres seront privés de la seule beauté qui leur soit gratuitement accessible, qui sache leur être accessible, qui sache leur être amie sans rien perdre de sa transcendance, qui est la beauté liturgique ; quand les cérémonies de l'Église, vulgarisées, trivialisées, ne leur évoqueront plus rien de la gloire du ciel, ne les transporteront plus dans un monde plus haut, ne les élè­veront plus au-dessus d'eux-mêmes ; quand l'Église en­fin n'aura plus que du pain à leur donner, -- et Jésus dit que l'homme ne vit pas seulement de pain. Qui leur a dit que les pauvres n'ont que faire de beauté ? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne demande pas qu'on leur propose une religion belle, comme on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres que de leur refuser le sens du sacré ? Qui leur a dit que les pauvres trouvent mauvais de voir un Évêque présider une procession, crosse en main et mitre en tête, et s'approcher d'eux pour bénir leurs petits enfants ? Sont-ce les pauvres qui ont crié au gaspillage quand Marie-Magdeleine a répan­du le nard sur la tête de Jésus, jusqu'à briser le vase pour ne rien épargner du parfum ? Qui leur a dit sur­tout que, les Évêques dépouillés des marques liturgi­ques de leur autorité, les prêtres en seront plus évangé­liquement dévoués aux pauvres ? Qui leur a dit que les honneurs extérieurs rendus aux Évêques ne sont pas une garantie faute de laquelle l'évangélisation des pau­vres n'aurait plus, aux yeux des pauvres mêmes, aucune marque d'authenticité, sans laquelle l'évangélisation des humbles ne serait plus assez humble elle-même, n'ayant plus le caractère d'une mission reçue d'une autorité visiblement supérieure, mais tous les dehors de l'entre­prise d'un prédicant particulier ? 73:132 On détruit, on saccage, on ravage, sans nul souci de ces réalités séculairement éprouvées ; s'en soucier se­rait du « triomphalisme », et ils ont décidé que le « triomphalisme » est le dernier des crimes, indiscerna­ble qu'il est du « constantinisme » lequel consiste à ré­clamer Pour l'Église, à l'égard de la puissance séculière, une quelconque reconnaissance de ses droits. Comment ce qui était un devoir parfaitement clair, inlassablement inculqué, est-il devenu un crime ? Accusez l'esprit de système et dites-vous que c'est un système parfaite­ment lié, cohérent comme une géométrie, auquel il ne manque que d'être vrai, mais qui est en ce moment, no­tamment en France, le seul qui ait droit à l'audience, le seul publiquement exposé. Nous en avons vu les com­mencements il y a bien trente ans quand, par un renver­sement des valeurs qui n'avait pas de précédent, on a imaginé, presque secrètement d'abord, puis avec une audace fracassante, de faire aux chrétiens un devoir « apostolique » de fréquenter les bals et les spectacles, que toute la tradition de l'Église absolument unanime avait jusque là considérés comme des manifestations de l'esprit du monde, dont l'esprit de l'Évangile devait inspirer l'aversion. Tel a été le premier murmure des clameurs qui proclament aujourd'hui dans l'Église « la révolution d'octobre ». Qu'y gagneront les pauvres ? Hélas ! ils y perdront tout. S'il y a une cruelle évidence, c'est celle du peu que nous pouvons pour eux dans un régime de « laïcité ». Quand les lois, les institutions, les mœurs publiques per­dent toute référence à l'Église, quand tout se fait dans l'État sous le préalable d'une ignorance délibérée, vo­lontaire, universelle, du christianisme, quand l'Église y est réduite à la condition d'une association privée, la première conséquence est que les pauvres ne sont plus évangélisés. 74:132 Nul besoin pour cela que l'État soit d'un laïcisme hostile et agressif. Les classes aisées peuvent échapper, en partie, du moins et notamment dans l'édu­cation des enfants, à la formidable pression sociale qui résulte de la simple déchristianisation de l'État ; les pauvres ne le peuvent pas. Ils ont besoin d'assistance, elle est « laïque » ; ils ont besoin d'hôpitaux, ils sont « laïques » ; ils ont besoin d'écoles pour leurs enfants, elles sont « laïques » ; et s'ils sont pauvres à ce point de ne pouvoir enterrer leurs morts, ils obtiendront des ob­sèques gratuites, mais « laïques » car l'État qui paiera le cercueil et le fossoyeur, ne paiera pas les frais d'une absoute. Les pauvres, et eux seuls, sont emprisonnés sans remède dans la « laïcité » de l'État ; seuls ils sont condamnés sans remède à ne respirer que dans le climat d'indifférence religieuse engendré par la « laïcité » de l'État. Nous arrachons un enfant à cette asphyxie de l'âme ; nous en laissons cent qui ne seront jamais évan­gélisés, qui passeront d'une école « laïque » à un cen­tre d'apprentissage « laïque », d'un centre d'apprentis­sage « laïque » à un mouvement de jeunesse « laïque », dont toute la vie enfin sera par l'État « laïque » si inexo­rablement tenue à l'écart de toute influence chrétienne, que ce sera un miracle de la grâce si l'un ou l'autre, for­çant les barreaux de sa cage, ouvre les ailes de son bap­tême pour retrouver le climat de sa deuxième naissance et rejoindre l'Église sa mère qui lui tend les bras. Il y a longtemps que tel est le sort des pauvres en régime de « laïcité », mais jusqu'aujourd'hui, la théologie catholique enseignait que c'était un mal, une ini­quité, un désordre atroce dont les petits de ce monde étaient la proie sans défense, un désordre auquel il fal­lait travailler sans relâche à substituer l'ordre chrétien. Maintenant elle enseigne, du moins celle qui a le privi­lège exclusif de la parole, que ce désordre est l'ordre. Si l'évangélisation des pauvres en est rendue plus difficile encore, ce sera tant pis pour les pauvres, le système n'en conviendra pas, car il ne saurait avoir tort. 75:132 A ce même esprit de système porté à son comble est imputable ce que nous Voyons, ce que nous n'aurions pas cru qu'aucune théologie pût jamais entreprendre, ce que la théologie non-euclidienne a entrepris noyer l'idée simple, riche, populaire de la maternité universelle de la Sainte Vierge dans la notion difficile, inac­cessible, glaciale de son *caractère ecclésiotypique ;* noyer l'idée simple, riche, populaire de l'universelle paternité pontificale dans la notion alambiquée, quintessenciée de « chef du collège pontifical ». Ainsi cette théologie si irréellement pastorale tra­vaille à rendre le peuple chrétien orphelin de sa mère la Sainte Vierge, de son père le Pape : elle n'est qu'une imposture qui les rend l'un et l'autre absents de son cœur. V.-A. BERTO. 76:132 ### Propos mêlés de souvenirs *sur la personne et l'œuvre\ de M. Jacques Maritain* Article de l'Abbé Berto paru dans « Itinéraires », numéro 112 d'avril 1967. « *Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal,* « *Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien. *» Nous ne savons trop pourquoi ce distique chétif s'im­pose à nous comme malgré nous ; probablement parce qu'il nous semble exprimer tant bien que mal les réser­ves de sens contraire que contiennent les recensions du *Paysan de la Garonne*, celles du moins dont nous avons pris connaissance à ce jour. Car s'il ne s'agissait que de définir notre propre et personnelle attitude à l'égard de M. Jacques Maritain, nous n'aurions besoin que du pre­mier vers. Peut-être l'horreur de l'ingratitude nous jette-t-elle dans l'excès de la reconnaissance, mais nous som­mes ainsi fait que nous préférons exagérer nos dettes plutôt que d'en rogner une parcelle. 77:132 Nous ne sommes pas des disciples de M. Jacques Ma­ritain. Nous ne l'avons vu et entendu qu'une seule fois, pendant la Semaine thomiste qui fut célébrée à Rome en 1923 au Palais de la Chancellerie apostolique. Mais nous sommes de ceux que sa pensée spéculative a nourris, éclairés, et souvent comblés. En octobre 1922, voulant nous munir de lecture pour occuper le temps du voyage qui nous ramenait à Rome après nos vacances de séminariste passées en Bretagne, nous avions acheté sur son titre, et point sur le nom, encore inconnu ou mal connu de nous, de l'auteur, un livre qui s'appelait *Antimoderne*. Ce fut notre première rencontre avec M. Jacques Maritain. Elle fut délicieuse, et rarement fumes-nous aussi peu sensible à l'inconfort d'un compartiment de dernière classe. Mais que compte ici notre personne ? De *Réflexions sur l'intelligence* à *Trois réformateurs*, des *Degrés du savoir* à *Sept leçons sur l'être*, de *Science et Sagesse* au *Court traité de l'existence et de l'existant*, ce sont quinze où vingt chefs-d'œuvre dont M. Jacques Maritain a enrichi la pensée chrétienne, singulièrement la pensée tho­miste. Il est vrai que, dans une autre série d'ouvrages, M. Jacques Maritain s'est attaché aux plus graves des pro­blèmes qui concernent l'*agir chrétien* et même l'*agir du christianisme* dans le monde. Rien en cela que de par­faitement convenable. Il n'y a pas deux intellects, c'est par une extension de lui-même au domaine de l'*agir* que l'intellect spéculatif devient pratique : *Intellectus specu­lativus per extensionem fit practicus*. En ce domaine, les maîtres dont nous sommes proprement le disciple, et ceux qui sont avec nous et mieux que nous leurs disci­ples, sont presque unanimement d'avis que les idées maîtresses de M. Jacques Maritain ne sont pas justes et que toute sa systématisation est en porte-à-faux. Nous les avons crus sur parole, en évitant le plus que nous l'avons pu d'y aller voir. 78:132 Oui, c'est jusqu'à cette espèce de mauvaise foi que nous avons porté la reconnaissance. Il nous en eût trop coûté de nous heurter sans tampon à un si grand esprit. Et c'est ainsi que, peut-être par une grande lâcheté, nous n'avons jamais lu l'*Humanisme intégral*, où amis et ad­versaires s'accordent à trouver la clé de toutes les vues spéculativo-pratiques que l'auteur a ultérieurement dé­veloppées. Nous eussions souhaité qu'en ces matières aussi il eût eu raison. Il est le filleul de Léon Bloy, il est l'édi­teur du *Mystère de l'Église*, et assurément, ni son parrain ni le P. Clérissac n'ont jamais, même en rêve, imaginé, et bien moins souhaité, un régime temporel à la fois chrétien et « non-sacral », dont le premier devoir des chrétiens d'aujourd'hui serait de procurer l'avènement. Pas davantage ne trouverait-on chez l'un ni chez l'autre les premiers rudiments d'un « pluralisme » dont le phi­losophe a fait depuis trente bonnes années l'une de ses thèses majeures. Si d'ailleurs il considère, non plus les commencements de sa vie dans l'Église, providentielle­ment illuminés par ces deux hautes, figures qu'il n'a pas cessé de vénérer, mais le spectacle qu'il a sous les yeux, il peut voir comme tout le monde que la chrétienté sa­crale est en effet morte et bien morte ; mais en quel lieu du monde peut-il voir poindre seulement l'ébau­che d'un régime qui accepterait ce que le P. Cléris­sac appelait la suzeraineté de l'Église, et qui en même temps serait et devrait être adéquatement « désacra­lisé » ? Il n'est que trop clair que, dans l'existentiel, le mouvement de « désacralisation » a été et demeure par identité un mouvement de pure et simple déchristiani­sation, en sorte que le premier devoir des chrétiens pour­rait bien être, au rebours de ce que pense M. Jacques Maritain, de restaurer un « régime sacral », -- et les chances de succès seraient au moins égales. 79:132 M. Maritain s'est donc fait, semble-t-il, le théoricien d'une entre­prise dont il constate que les praticiens se sont étrange­ment fourvoyés. *Le Paysan de la Garonne* n'est pour une bonne part que ce constat de fourvoiement et de faillite. \*\*\* Ici naît ce qu'on pourrait appeler « la Querelle du *Paysan de la Garonne *» comme il y eut « la Querelle du Cid ». Cette Querelle est déjà passablement enchevêtrée. Les uns, qui ne s'avouent ni fourvoyés ni faillis, et qui sont résolus à persévérer dans la voie où ils sont engagés, reprochent à M. Jacques Maritain de ne pas reconnaître que cette voie est pour le christianisme celle du véritable progrès ; et chez quelques-uns ce reproche, malgré l'ai­greur du ton, a quelque chose de filial parce que, selon eux, c'est précisément M. Jacques Maritain qui leur aurait ouvert cette voie. A l'autre bout du champ de la Querelle, on pense comme M. Maritain sur le fond des choses. On trouve mauvais ce qu'il trouve mauvais, mais on se partage sur ses « responsabilités », les uns près de donner raison à ceux qui se prévalent de lui, quitte à lui imputer à grief une influence dont ceux-ci lui font hon­neur, les autres, dont nous sommes jusqu'à meilleur avis, contestant plus ou moins que les auteurs du présent gâchis puissent se réclamer de la pensée authentique de M. Jacques Maritain. (Il serait curieux de savoir ce que penserait un lec­teur du *Paysan de la Garonne* qui n'aurait lu absolument aucun autre livre de M. Jacques Maritain. Ce lecteur serait certainement le plus intéressant à entendre, mais non moins certainement il est introuvable.) 80:132 De « responsabilité » dans ce qui lui apparaît comme à nous une effroyable reviviscence du modernisme, un honteux et exécrable « agenouillement devant le mon­de », l'auteur assurément ne s'en reconnaît aucune. Et cela mérite considération. Comment un esprit si lucide ne se reconnaîtrait-il pas dans ce qui procède de lui, si cela en procédait en effet ? Comment un esprit si foncièrement sincère ne conviendrait-il pas de torts qui seraient les siens, s'ils étaient siens en effet ? Nous l'a­vons dit, nous n'avons pas été un lecteur exhaustif de M. Jacques Maritain, nous avons avoué que nous l'avons fait exprès, et c'est pourquoi nous n'entendons pas récu­ser l'opinion éventuellement plus sévère de ceux qui ont été, eux, des lecteurs exhaustifs. Mais en tout état de cause, M. Jacques Maritain a été à lui-même beaucoup plus qu'un lecteur exhaustif. Il est l'auteur de ses livres. Il n'en a point lancés d'anonymes pi de pseudonymes, et d'ailleurs ils sont, comme ceux de Péguy, signés « dans le tissu ». Il voit plus loin que le bout de son nez, il est capable de discerner les implications les moins percepti­bles et les conséquences les plus lointaines de sa pensée. Si donc, jusque dans le *Paysan de la Garonne*, il caresse encore sa chimère cornue de la « désacralisation » inté­grale du temporel, n'est-ce point que, dans sa persuasion, elle est innocente des ruines que des hauteurs spiri­tuelles de son quasi ermitage, il découvre partout amon­celées ? \*\*\* En d'autres termes, M. Jacques Maritain, sans même sentir le besoin de le dire expressément, refuse de se tenir pour le théoricien des praticiens de la destruction. De fait, à de rares exceptions près, si même il y a des exceptions, ces praticiens mettent en œuvre des idées auxquelles M. Jacques Maritain non seulement n'a ja­mais été favorable, mais a toujours été ouvertement contraire. 81:132 Il y a en premier lieu que M. Jacques Maritain est thomiste et que les démolisseurs sont anti-thomistes. Il a voulu et pratiqué un thomisme « ouvert » ; mais « ou­vert » ne signifie pas éclectique, ou abâtardi par l'introduction de principes hétérogènes aux principes au­thentiques de saint Thomas ; « ouvert », signifie accueil­lant à tout l'apport valable des âges postérieurs. Et comment un thomiste, s'il est tout de bon persuadé de la vérité du thomisme, ne serait-il pas persuadé aussi que le thomisme peut s'assimiler indéfiniment des vérités nouvelles, puisque les vérités ne se contredisent pas ? Le thomisme est l'âme même de tous les travaux de M. Jacques Maritain ; d'autres thomistes peuvent en contes­ter certaines parties, mais que des anti-thomistes s'em­parent de ces mêmes parties en les arrachant à leur contexte thomiste, ils les dénaturent du même coup, ils les rendent infiniment plus nocives qu'elles ne pou­vaient l'être dans leur climat thomiste connaturel, et ces « idées de M. Jacques Maritain » devenues *folles*, pour reprendre un mot de Chesterton, ne sont plus que très matériellement « les idées de M. Jacques Maritain ». \*\*\* Il y a en second lieu le modernisme. M. Jacques, Maritain qui ne fait pas état, que nous l'ayons remar­qué ([^26]), des extrapolations ou distorsions que certaines de ses vues pratiques de philosophie chrétienne ont pu subir, fait état du modernisme ; 82:132 la réviviscence du mo­dernisme (« *modernismi errores quos etiam nunc revi­viscere cernimus *» dit l'encyclique *Ecclesiam suam*) lui apparaît même comme un phénomène d'un tel ordre de grandeur qu'auprès de lui le modernisme du début du siècle n'était, dit-il, qu' « un modeste rhume des foins », ce qui n'est pas peu dire, car ce « modeste rhume, des foins » était aux yeux de saint Pie X une hérésie, et pis qu'une hérésie, le cumul, l'amalgame condensé, ou l'égout collecteur de toutes les hérésies. Néanmoins ce qui n'est pas peu dire est encore dire beaucoup trop peu : le modernisme n'est pas une idée subsistante qui se promène à travers le monde sur ses deux jambes ; si le modernisme revit, c'est que des modernistes vivent, et s'il revit tel que l'a décrit saint Pie X, avec une viru­lence démesurément accrue, c'est que les modernistes vivants sont aussi tels que les a décrits saint Pie X -- seu­lement encore mieux cachés et encore mieux placés. Il ne faut pas oublier qu'entre tous les hérétiques le mo­derniste possède cette note distinctive de ne jamais s'avouer tel ; la nature de son hérésie exige qu'il se maintienne sous le masque à l'intérieur de l'Église. L'hy­pocrisie lui est consubstantielle. Démasqué, retranché, il demeure un hérétique (sauf résipiscence, bien entendu) ; mais il a perdu sa note spécifique de moderniste, il n'est plus cet homme qui, n'ayant plus un atome de foi, demeure au prix de tous les mensonges à l'intérieur de l'Église, où il travaille à lui faire subir du dedans une mutation substantielle qui ne lui laisserait d'Église que le nom en attendant qu'elle s'effondre en poussière comme une maison rongée par d'invisibles termites. Il y a donc présentement des modernistes propre­ment dits, et très probablement, toujours comme du temps de saint Pie X, ils ne sont point isolés, ils ne s'igno­rent pas les uns les autres, ils constituent dans l'Église une association secrète d'assassins de l'Église ([^27]). 83:132 Lever­rier a découvert Neptune à partir des perturbations d'U­ranus ; semblablement les perturbations dont l'Église est secouée postulent une cause proportionnée. C'est s'a­veugler sur leur amplitude et leur gravité que de les im­puter à la sarabande de quelques agités. La barque de Pierre ne bougerait pas pour si peu ; d'autres sont à l'œuvre, dont le dessein concerté est de la faire sombrer. Certes, nous avons la divine certitude que ce dessein sera finalement frustré, mais nous ne savons pas quand, ni après quels périls courus, ni après combien de passagers tombés à la mer. Le modernisme est d'ailleurs une parfaite illustration de ce qu'a prédit le Seigneur : les fils de ténèbres sont incomparablement plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière dans les leurs. Il y a cin­quante ans, et ce n'est pas fini, qu'ils salissent le règne de saint Pie X d'une calomnie persévérante, d'un inlas­sable dénigrement ; par eux-mêmes, quand ils le peu­vent sans montrer le bout de l'oreille ; beaucoup plus souvent par personnes interposées, avec, chez celles-ci, d'innombrables nuances qui vont de la quasi-complicité à une crédulité dépourvue d'esprit critique. Quand on compare les pauvres moyens « artisanaux » du « *Soda­litium Pianum *», pas toujours heureusement employés peut-être, mais légitimes en eux-mêmes, avec l'énorme déferlement de boue dont on a couvert cette maigre *Sapinière* sans qu'aujourd'hui encore il soit possible de rétablir la vérité dans l'esprit du plus grand nombre ; quand on voit qu'aujourd'hui encore beaucoup de fidèles ne peuvent s'expliquer la canonisation de Pie X que comme la canonisation de l'homme privé Joseph Sarto, et ce en dépit des affirmations réitérées et solennelles de Pie XII, on est fixé sur la puissance passée et présente du modernisme. 84:132 Ou bien M. Jacques Maritain n'a pas me­suré la portée de ses paroles -- chose hautement invrai­semblable ; ou bien il dit autant en une phrase que nous venons de dire en trois pages : « A*yant en vue* (*il fallait bien que je touche à cela, j'en ai averti plus haut*) *la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits* «* intellectuels *»*, auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins, et qui trouve expression surtout chez les penseurs les plus avancés parmi nos frères protes­tants, mais est aussi active chez les penseurs catholiques également avancés, cette seconde description nous fait le tableau d'une espèce d'apostasie* «* immanente *» (*j'en­tends décidée à rester chrétienne à tout prix*) *en prépa­ration depuis bien des années et dont certains espoirs obscurs des parties basses de l'âme, soulevés ça et là à l'occasion du Concile, ont accéléré la manifestation, -- mensongèrement imputée parfois à l'* "*esprit du Concile*", *voire à l' *"*esprit de Jean XXIII*". » On peut être certain que tout ce qu'il y a de moder­nistes et de modernisants s'emploieront à étouffer ou à décrier le *Paysan de la Garonne*. Les modernistes ont une part immense, et, croyons-nous, la part principale dans l'œuvre de subversion *religieuse* ; or il serait difficile de trouver des positions plus constamment et plus solidement anti-modernistes que celles de M. Jacques Maritain. \*\*\* En troisième lieu il y a le teilhardisme. Il n'est pas à notre connaissance que M. Jacques Maritain s'en soit expliqué antérieurement à son dernier livre ; mais on peut dire qu'il s'en était expliqué d'avance ; 85:132 il n'était pas nécessaire de l'avoir lu d'un bout à l'autre pour être sûr qu'il n'était pas, qu'il ne serait jamais, qu'il ne pou­vait pas être teilhardien. Il y a incompatibilité radicale entre le sérieux et le réalisme de son œuvre et la futilité inouïe des châteaux de cartes teilhardiens. Le teilhar­disme est-il ou non un modernisme ? En un sens, oui, puisque de dessein formé, le P. Teilhard s'est proposé comme les modernistes de procurer une transmutation substantielle de la foi de l'Église ; d'une autre manière, non, d'abord parce que le P. Teilhard ne retient pas pour la religion future le nom de christianisme ; ce sera, dit-il, un « méta-christianisme » ; en second lieu parce que les modernistes se meuvent encore dans l'espace à trois dimensions le P. Teilhard considère un monde futurible parmi la multitude des mondes futuribles dont chacun aurait pu être et dont aucun ne sera jamais. C'est absolument gratuit, et a priori aussi vraisemblable qu'autre chose. Tant qu'on ne fixe l'attention que sur la cohérence interne, on se dit (en gros, très en gros, car il y a des contradictions) : « après tout, pourquoi non ? », et l'on souhaite bien le bonsoir à l'auteur parce qu'au fond tout cela est passablement ennuyeux. Seulement, si l'on retourne la question et que l'on se demande : « après tout, pourquoi oui ? » en essayant d'ajuster par quelque endroit le système au monde réel, en incluant dans le « réel », comme il convient, la Révélation chré­tienne telle que l'Église romaine la reçoit et la professe, alors le réel repousse le système comme un ectoplasme inconsistant. Ce qui a pu donner l'illusion que le P. Teilhard parle pour notre planète, c'est l'emploi continuel qu'il fait des acquêts et du vocabulaire des sciences empi­riologiques, agrémenté d'un nombre incroyable de ter­mes majusculeux. Mais la paléontologie fournit du pa­léontologique, l'anthropologie fournit de l'anthropolo­gique, nul moyen de sortir de là. 86:132 Ni l'une ni l'autre ne fournit du métaphysique ni du théologique. On ne peut donc que leur donner malgré elles l'apparence d'en fournir. M. Jacques Maritain nous a appris à « distinguer pour unir » ; il faut que le P. Teilhard, inexcusablement, n'ait pas lu *Les Degrés du savoir*, il a prétendu unir sans distinguer, mais il n'a rien uni du tout, il n'a fait que juxtaposer à un matériel empiriologique des vues philosophico-religieuses que ce matériel ne confirme ni n'infirme, mais qui ne procèdent pas de lui et qu'il hurle de voir amalgamées avec lui. Nous ne pouvons pas ne pas marquer ici entre ces deux hommes presque exactement contemporains (M. Jacques Maritain n'est que de trois ans l'aîné du P. Teilhard) un contraste si violent qu'il pose une véritable énigme. L'un est un converti, marié dès avant sa con­version, laïc de condition et de goût, tout à fait libre de lire ou de ne pas lire l'encyclique *Aeterni Patris*, de phi­losopher ou de ne pas philosopher, de philosopher en saint Thomas ou, comme Georges Dumesnil et Péguy, de philosopher à l'écart de saint Thomas. A l'heure où M. Maritain reçoit le baptême avec Raïssa et Véra, le P. Teilhard, qui n'a eu à se donner que la peine de naître pour re-naître aussitôt de l'eau et du Saint-Esprit, est un jeune scolastique de la Compagnie de Jésus. Il est soumis non seulement à une discipline du vouloir peut-être la plus énergique qui soit, mais à un régime d'études très intense, très austère, rigoureusement or­thodoxe, et très thomiste. C'est, il est vrai, le thomisme de la Compagnie, de moins stricte observance que celui des Prêcheurs, moins lié aux grands commentateurs do­minicains ; ce n'est pas pour autant un thomisme verbal ou d'intention, c'est un thomisme non seulement sincère mais, quelques points exceptés, fondé en saint Thomas. 87:132 A la Saint Barnabé 1906, Pierre Teilhard de Chardin ne peut pas ne pas avoir lu *Aeterni Patris* que Jacques Ma­ritain ne peut pas avoir lue. L'histoire de la théologie dans la Compagnie dont Jacques Maritain ne connaît pas le premier mot, Pierre Teilhard fait mieux que s'en instruire, il la respire, il y baigne. Des noms ignorés du monde où a vécu Jacques Maritain sont familiers à Pierre Teilhard de Chardin. Pour ne rien dire des théo­logiens plus anciens que pourtant il fréquente aussi, il vit au pied de la lettre dans le commerce assidu de ceux qui ont illustré la Compagnie au long du siècle qui vient de finir. Taparelli est né en 1793, Perrone en 1794, Libe­ratore en 1810, Kleutgen en 1811, Franzelin en 1816, Tillman Pesch en 1836, Billot en 1846, Christian Pesch en 1853, d'Alès en 1861. Quelle lignée ! Appartenant comme lui au dernier tiers du siècle, la génération des de Grandmaison, des Gény, des de la Taille, des Lebreton est engagée avec la Compagnie unanime (car quelques défections isolées ne comptent pas, il n'y a aucune divi­sion au sein de l'illustre corps) dans le combat contre le modernisme, qu'elle mène avec clairvoyance et esprit de justice. Quel entourage ! Si l'ange gardien de Pierre Teilhard s'est ouvert à l'ange gardien de Jacques Maritain de quelques inquiétudes sur l'avenir thomiste de son protégé, il a dû se faire envoyer angéliquement promener : « Mon cher collègue, de quoi vous plaignez-vous ? On vous donne un jeune homme qui a toutes ses chances, baptisé aussitôt que né, et religieux avec cela, et jésuite par-dessus le marché ; et vous n'êtes pas con­tent ? Que dirais-je, moi que les Trois Divines Person­nes viennent de charger d'un jeune homme qui vient que le loup me croque si je sais d'où, nu comme un ver, sauf votre respect, dans son baptême, et que j'ai lieu de croire intérieurement mal décrassé d'idées toutes moins angéliques les unes que les autres et qui ne me paraissent pas destinées à faire bon ménage avec celles du Docteur Angélique. 88:132 S'il n'avait pas le parrain qu'il a, j'aurais demandé un autre client. Je le garde, à cause du parrain, mais franchement, de nous deux, vous n'êtes pas le plus mal loti. » Eh bien, voilà l'énigme. L'énigme est que malgré une si énorme disproportion de « chances » au départ, ce soit Jacques Maritain qui soit devenu non seulement un thomiste, mais un des princes de la philosophie thomiste contemporaine, et Pierre Teilhard qui soit devenu, s'il ne l'était pas dès 1906, non pas un anti-thomiste, mais un a-thomiste ; ou plutôt l'énigme n'est pas dans le thomisme de Jacques Maritain, elle est dans l'a-tho­misme de Pierre Teilhard. Ou nous nous trompons fort, ou c'est d'abord par docilité envers l'Église qui lui avait donné le baptême que M. Jacques Maritain est venu à saint Thomas. Il était né métaphysicien ; avant d'être chrétien il avait commencé une « carrière » de philosophe ; devenu chrétien, il voulut honnêtement être un philosophe chré­tien. Il sut que l'Église romaine, avec une insistance sans cesse accrue depuis sept siècles, déclare à la face du soleil qu'elle tient pour vraie la métaphysique tho­miste et encourage les siens à faire comme elle. Il suivit avec piété cette recommandation de la Mère Église, et le reste a suivi. \*\*\* Le temps nous manque pour nous reporter aux *Grandes Amitiés,* et nous n'avons pas par devers nous les Actes de la Semaine thomiste de 1923. Mais notre mémoire doit être exacte, car nous écoutions, on peut nous croire, de toutes nos oreilles, ou plutôt nous étions tout oreilles pour ne pas perdre une syllabe, éloigné que nous étions de l'orateur par nous ne savons combien de rangées de chaises ou de fauteuils dont les deux pre­mières au moins étaient occupées par des Cardinaux, 89:132 les autres par les plus hauts officiers de la Curie, par des recteurs et professeurs des Universités et Séminai­res pontificaux, bref par toute sorte de personnages qui ne laissaient au fond de l'*Aula magna* qu'un petit espace où le fretin s'entassait comme il pouvait. Jacques Maritain venait de passer la quarantaine, il paraissait beaucoup plus jeune. Il parlait sans hâte ni lenteur, d'une voix un peu sourde, mais distincte et prenante, passant de temps à autre sur ses cheveux mordorés une main qu'il avait pâle et transparente comme le visage. Tel il était alors, tel l'a merveilleusement saisi un pein­tre de ses amis, Otto van Rees, dont M. Gonzague Truc a eu l'idée, digne de toute gratitude, de reproduire l'œu­vre dans son beau livre *La Pensée*, longtemps avant qu'elle fût reproduite dans *Les Grandes Amitiés.* Nous écoutions donc, le cœur battant, l'haleine sus­pendue. Dans la péroraison de sa conférence, non, nous n'inventons pas, ce fut ainsi, Jacques Maritain fit lui-même hommage à l'Église de son adhésion au tho­misme. « Ce n'était pas, dit-il en substance, (car malheureusement notre mémoire n'a point conservé le mot à mot) d'un Docteur quelconque que nous avions besoin dans notre désarroi, c'était de celui-là même que l'Église nous propose, c'était de saint Thomas d'Aquin. » Nous ne savons si le lecteur mesurera bien la force avec laquelle de telles paroles, dites en un tel lieu, de­vant une telle assistance, par un homme si exception­nel de toutes les manières, pouvaient frapper un sémina­riste de vingt-deux ans. Elles nous jetèrent dans une sorte de ravissement. Ô heureuse Rome, qui dispenses à profusion ces joies non pareilles, qu'il est vrai qu'à toi seule tu surpasses toutes les beautés du monde ! Cette conférence nous fut certes un grand exemple de thomisme en exercice, mais elle nous laissa surtout dans l'admiration d'un homme qui, ayant la taille et l'étoffe d'un chef d'École, avait eu l'humble magnani­mité de se ranger à l'école de saint Thomas d'Aquin ([^28]). \*\*\* 90:132 Par contraste, disions-nous, dans quelle lumière apparaît l'énigme de ce qu'il faut bien appeler l'impiété objectivement horrible du P. Teilhard ! Nous n'entrons pas dans sa conscience, nous disons *objectivement.* On a vu des fils se retourner contre leur mère et se mettre à la haïr ; en vit-on jamais un pour qui sa mère ait été si complètement néantisée par lui-même ? De tant de recommandations de l'Église, de tant d'éloges décernés par Elle à saint Thomas d'Aquin, de tant d'invitations à ne point s'écarter de lui en métaphysique, rien, rien, rien, pas une trace, pas l'ombre de l'ombre d'une trace dans les écrits du P. Teilhard. Tout cela pour lui n'est jamais sorti, ou est retombé instantanément dans les profondeurs du nadir. Semblablement, à l'égard de la Compagnie, pas une marque de filiation, pas un trait où se reconnaisse le jésuite, pas un indice de reconnaissance envers des maîtres, d'échange de pensées avec des frères, d'un esprit de collaboration avec les siens. On n'apprend de lui que ce qu'il pense, lui. Il est sans référence, sans dépendance, sans attache. Il est comme Melchisédech « *sine patre, sine matre, sine genealogia *». 91:132 On a tourné cette impiété même à sa louange. On a dit, -- c'est, croyons-nous, le P. Daniélou -- qu'il re­gardait le monde avec un regard neuf de *présocratique*. Mais non seulement nous nions qu'il soit possible d'être un présocratique au XX^e^ siècle, non seulement nous nions que ce soit profitable, mais, cela fût-il possible, cela fût-il profitable, nous nions que cela puisse être légitime dans un chrétien, dans un prêtre, dans un religieux, dans un jésuite. Le P. Teilhard a travaillé dans la pré­térition la plus totale des intentions de l'Église ; cette impiété à elle seule le discrédite sans appel. Il est si seul que ses admirateurs n'ont que lui à ad­mirer : autour de lui, personne. Il n'est pas même dans un désert, il est dans le vide. Pour l'admirer, il faut re­jeter jusqu'au quatrième commandement. Et de même que Maurras est justement appelé par M. Jean Madiran *pius Maurras*, de même, à ne considérer encore une fois que le comportement et non les intentions que Dieu connaît seul, il est juste aussi d'écrire *impius Teilhard*. Notre conclusion est que M. Jacques Maritain n'a ni à se défendre, ni à être défendu d'une quelconque col­lusion avec cet agent très actif de subversion religieuse qu'est le Teilhardisme. \*\*\* En quatrième lieu, il y a le communisme. De cet autre agent de subversion dans l'Église et dans le mon­de, M. Jacques Maritain ne parle pas. Il semble que l'hitlérisme, ou le nazisme, comme on voudra, ait épuisé sa capacité d'horreur et l'ait comme anesthésié à l'égard des atrocités égales ou pires du communisme, de la grandissante menace que ce gigantesque appareil de terreur fait peser sur le peu qui reste de vraie liberté dans le monde, des complicités qu'il cherche et qu'il trouve dans l'Église, soit auprès des modernistes avec lesquels il est en échange de services, soit auprès de vaniteux qu'il flatte, de naïfs qu'il abuse ou de corrom­pus qu'il achète. « Anesthésié » n'est qu'une supposition. Si, comme le disait Bergson en mettant le point final aux *Deux Sources*, « on n'est jamais tenu de faire un livre », à plus forte raison n'est-on pas forcé de mettre dans un livre tout ce que le lecteur voudrait y trouver. 92:132 Nos propres lecteurs pourront aussi bien penser que dans les chemins où le *Paysan de la Garonne* promène sa méditation sur les maux et les périls de l'Église, il n'a jamais croisé le communisme. Nous laissons la ques­tion ouverte, non sans convenir que c'est une grave question. \*\*\* Mais, avec toute cette longue enquête, nous n'avons fait encore que tourner autour du pot. Après tout, le plus important n'est pas de savoir si M. Jacques Mari­tain a ou n'a pas une part dans les causes plus ou moins lointaines et directes de la subversion. Le plus important est de savoir s'il a raison ou tort de penser que sous le prétexte d'un renouveau du catholicisme, c'est un catho­licisme substantiellement nouveau que l'on cherche à introduire ; s'il a raison ou tort de réprouver l'abandon du Thomisme, la violente poussée moderniste, l'enflure démesurée des baudruches teilhardiennes. Sur tous ces points, il suffit, croyons-nous, de lire le *Paysan de la Garonne* pour être invinciblement convaincu. A la vé­rité, l'ironie y règne plus que ce que Léon Bloy appelait l'Indignation de Dieu ; de même que l'Écriture a une bonne fois enfermé toute l'histoire humaine sous le signe du péché, *conclusit Scriptura omnia sub peccato*, ainsi M. Jacques Maritain enferme tous nos maux sous le signe de la bêtise. « Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux » : on lit ce « proverbe chinois » sous le titre, pour apprendre en cours de lecture que c'est un énon­ciable qui n'est pas plus proverbe que chinois, pas plus chinois que proverbe : M. Jacques Maritain n'a voulu que s'amuser. C'est dommage et doublement. D'abord parce que le parti pris de tout porter au passif de la bêtise humaine communique à tout le livre un accent à notre gré trop bénin, qui sent lui aussi le parti pris. 93:132 L'ironie a beau être incisive, nous eussions préféré « la haute voix de lamentateur » que le parrain goûtait si fort dans son jeune filleul. Et que M. Maritain ne nous dise pas : « les ans en sont la cause » ; il saute aux yeux qu'il a conservé toutes les ressources de sa plume comme toute la force de son esprit. Dommage aussi par­ce qu'il est faux, gravement faux que la bêtise soit seule en cause. Il faut déchirer des pages entières de l'Écri­ture et, dans l'Écriture des pages entières du Nouveau Testament, et dans le Nouveau Testament des pages entières de l'Évangile, il faut faire fi de toute l'histoire depuis Abel et Caïn pour refuser de voir à l'œuvre der­rière « la Bêtise au front de Taureau » la malice, la perversité qui manœuvrent ce monstre stupide mais qui sont manœuvrées elles-mêmes par les mauvais an­ges et les princes des Ténèbres. Ce parti pris double­ment fâcheux est d'ailleurs si insoutenable qu'il est dé­menti à toutes les pages du livre. On voit assez qu'en dépit de son pseudo-proverbe pseudo-chinois, M. Mari­tain sait le premier qu'il n'a pas en face que des imbé­ciles ou des égarés de bonne foi. \*\*\* Et nous voici au point où M. Jacques Maritain aussi nous pose une énigme. Heureusement, moins angoissante que celle que nous pose le P. Teilhard ; énigme tout de même. L'adhésion réfléchie au thomisme, nous disons à un thomisme ouvert et indéfiniment fertile dans sa conformité à lui-même, la défense de la liberté inté­rieure du chrétien contre le conditionnement par les *mass-media*, le maintien de la primauté de la vie théo­logale qui appelle tout fidèle à être au moins inchoati­vement un contemplatif, la sauvegarde des franchises nécessaires, notamment conjugales et familiales, contre les indiscrétions et intrusions d'un caporalisme collectif et anonyme, 94:132 la conservation de la doctrine dogmatique et théologique de l'Église contre le pourrissement mo­derniste, le refus motivé des nuées teilhardiennes, ou bien nous ne savons plus lire, ou bien ce sont là les po­sitions sur lesquelles se tient de toute sa stature, les cau­ses pour lesquelles lutte de tout son courage l'ermite de la Garonne. Il sait si bien que ces positions sont assail­lies, que ces causes n'ont point la faveur des puissants du jour, que cet ermite se dit paysan sans tromper per­sonne, il a de trop belles manières, mais parce que « paysan de la Garonne », fait songer à « paysan du Da­nube ». Manière d'annoncer qu'il dira des choses désa­gréables. Soit. Il reste que ces idées maîtresses du livre, ce sont, et depuis longtemps, celles d'un certain nombre de catholiques que leurs adversaires appellent les « in­tégristes » et que M. Jacques Maritain lui-même appelle ainsi. Voilà l'énigme. Nous ne prétendons pas que ces lignes tombent jamais sous les yeux de l'illustre philo­sophe. C'est donc avec nos lecteurs que nous nous ex­pliquerons sur ce dernier point. Nous regrettons que M. Jacques Maritain ait recopié de sa « *Lettre sur l'indépendance *» (1935) un passage d'ailleurs bien connu où il donne ses définitions de l' « homme de gauche » et de l' « homme de droite » : « Le pur homme de gauche déteste l'être, préférant tou­jours et par hypothèse, selon le mot de Jean-Jacques, ce qui n'est pas à ce qui est ; le pur homme de droite dé­teste la justice et la charité, préférant toujours et par hypothèse, selon le mot de Goethe (lui-même énigme, et masquant sa droite de sa gauche) l'injustice au désordre, Un noble et beau type d'homme de droite est Nietzsche un noble et beau type d'homme de gauche, Tolstoï. » 95:132 Nietzsche, Tolstoï, ces noms donneraient à penser que les catholiques ne sont pas concernés par de telles définitions. Ils le sont si bien qu'à la page suivante, M. Jacques Maritain déclare être « par tempérament ce qu'on appelle un homme de gauche », et que dans le *Carnet de Notes* nous lisons que « le P. Garrigou était un homme de droite » (p. 231). En vain M. Jacques Ma­ritain dirait-il qu'il n'a défini que des archétypes ; il faut bien que les hommes de gauche en chair et en os et les hommes de droite en chair et en os en retiennent les principaux traits, faute de quoi les définitions en cause ne seraient ni plus vraies ni plus fausses que celle de la licorne, et seraient dépourvues de toute prise sur les objets sublunaires. Les « hommes de gauche », y compris M. Jacques Maritain, se défendront comme ils pourront contre l'accusation de *détester l'être *; nous avons, nous autres « hommes de droite », à rejeter ab­solument une définition où nous ne reconnaissons rien de ce que nous sommes, rien de ce que nous avons tou­jours voulu être, rien de ce qu'avec la grâce de Dieu nous espérons demeurer toujours. C'est d'un même mouvement que nous aimons la justice, la charité et l'ordre, parce que l'ordre ne peut pas plus se passer de la justice et de la charité que la justice et la charité ne peuvent se passer de l'ordre. L'ordre est « un arrange­ment des choses égales et inégales, qui met chacune à sa place, *parium dispariumque rerum sua cuique loca tri­buens dispositio *». A sa place, c'est-à-dire selon sa va­leur devant Dieu. Sans justice et sans charité, un arran­gement quelqu'il soit méconnaîtra cette valeur, il ne sera pas un ordre, mais un désordre. Réciproquement, une justice et une charité qui ne rechercheraient point l'ordre ou qui n'en reconnaîtraient point la nécessité divine ne seraient ni une justice ni une charité, ni chré­tiennes ni humaines ; ce ne seraient que de difformes caricatures de ces deux splendides vertus qui, lâchées telles quelles à travers le monde, y causeraient d'incal­culables ravages, aussi graves pour le moins que ceux que causerait un arrangement injuste et haineux des choses, un désordre qui usurperait le nom d'ordre. 96:132 Ces vérités sont pour nous si claires, si clairement évangéliques, si clairement thomistes, que nous renon­çons à comprendre comment M. Jacques Maritain a pu se laisser aller à sophistiquer là-dessus. Son office de penseur chrétien était de dire en 1935 comme il est de redire en 1966 que rien, rien, rien, ne saurait dispenser les chrétiens de travailler à l'établissement d'un ordre dont la justice et la charité soient des composantes in­trinsèques, et que rien non plus ne saurait les dispenser de travailler à l'avènement d'une justice et d'une charité dont l'ordre soit une composante intrinsèque. (Notons d'ailleurs en passant que l'ordre ne soutient pas la même relation avec la charité qu'avec la justice. L'ordre et la justice vont ensemble du même pas. La charité est une personne beaucoup plus dérangeante et moins soucieuse des convenances. Mais il ne faut pas perdre de vue que si elle passe par-dessus un certain ordre, elle demeure en harmonie avec un ordre supé­rieur ; en outre, la charité qui peut se permettre de telles excentricités, c'est la charité des Saints, et non notre charité à nous pauvres pécheurs. Aussi ne faut-il pas que l'ordre, même juste, ni la justice même ordonnée, prétendent suffire à tout, prévoir tous les cas, couvrir toutes les situations ; l'ordre vrai doit rester souple, laisser du jeu, pour s'ouvrir facilement à l'inattendu de la charité.) Pour nous -- et nous ne parlons point pour nous seul, mais pour tous ceux avec lesquels nous sommes en unité de pensée et de cœur --, si nous aimons l'ordre, ce n'est point cet « ordre » dont une dépêche célèbre disait il y a quelque cent ans : « l'ordre règne à Varsovie », ni l' « ordre » que les chars russes ont rétabli à Budapest en 1956. L'ordre que nous aimons, c'est l'ordre chrétien et l'on ne peut pas aimer cet ordre-là si l'on « déteste la justice et la charité ». 97:132 En appelant le Père Garrigou un homme de droite, il est probable que M. Jacques Ma­ritain a voulu dire que le Père Garrigou aimait l'ordre, il n'a pas voulu dire, et le contexte le montre assez, que le Père Garrigou ait eu, même au plus petit degré, la détestation de la justice et de la charité. Mais alors, c'est qu'il n'y a point univocité, qu'il n'y a point même analogie, qu'il y a pure et simple équivocité entre le ter­me « homme de droite » tel qu'il est employé dans le passage cité ci-dessus, et le terme « homme de droite » entendu du Père Garrigou-Lagrange. Que d'ailleurs le Père Garrigou fût un homme de droite, aimant d'un même amour l'ordre, la justice et la charité, cela se sait, et, s'il en était besoin, nous en pour­rions porter témoignage. Mais celui de M. Jacques Ma­ritain suffit. Nous préférons, pour reposer un peu le lecteur, raconter au sujet de ce religieux aussi charmant qu'éminent une anecdote qui nous fait peu d'honneur, mais qui en fait beaucoup à sa fine gaîté et qui pourra être aussi profitable à quelque jeune théologien trop vite monté en graine qu'elle nous fut profitable à nous-même. C'était dans les années qui furent pour M. Jacques Maritain « les années de Meudon », et pour nous nos années romaines, indissociablement remplies par la pré­paration aux Saints Ordres et par l'intense application à l'étude. Ainsi l'entendait le P. Le Floch qui, de parole et d'exemple, prêchait sans cesse à son ardente maisonnée la devise du fondateur des Spiritains, Claude-Fran­çois Poullart des Places : *Doctus cum pietate*. La science, oui certes ; mais dans un prêtre que vaudrait la science si la piété ne grandissait avec elle ? 98:132 Avec un de nos confrères, -- car la Règle ne permet­tait pas à un séminariste de sortir seul dans Rome ; nous venions de faire une longue visite au Père Garri­gou-Lagrange, dans sa cellule de l'ancien Collège Angé­lique, sur le Viminal. La matière de l'entretien nous de­meure encore très présente. C'était un tout petit écrit -- une demi-colonne de journal -- qui ne figurera cer­tainement pas dans les *Opera omnia* du Père, qu'il avait signé « Un théologien thomiste » et fait paraître dans un hebdomadaire qui n'eut qu'une courte carrière, la *Gazette française.* Sommes-nous deux douzaines de survivants à con­naître ces infimes circonstances ? Nous crûmes, dans la conversation, nous être cons­tamment tenu dans les bornes du respect, mais de quoi n'est pas capable un chouan de vingt-cinq ans, diacre depuis quelques semaines, et presque aussi enflammé que saint Étienne ? Qui sait si nous n'avons pas dit au Père que nous le soupçonnions d'être « un homme de gauche » ? Il dut nous échapper quelque véhémence de cette sorte, car le Père sans en rien montrer dans le moment, garda pour la fin la flèche la mieux acérée d'un carquois qu'il avait toujours bien garni. Nous ayant donné congé il voulut nous reconduire jusqu'à l'escalier, par pure cordialité, car il n'était point cérémonieux, pour l'agrément de faire encore un brin de causette, car il était très « causant », et surtout parce qu'il s'agissait pour lui de tirer au bon moment et de ne pas nous *rater*. Nous avions déjà le pied sur la première marche quand il nous rattrapa par un bouton de notre soutane, nous planta devant lui, se planta devant nous et, avec un joyeux redoublement d'accent gascon, nous décocha comme dans Homère ces paroles ailées : « Ne soyez pas mûr trop tôt, jeune homme ; autre­ment quand il faudrait être mûr, vous seriez blet. » Sur quoi il nous tourna le dos et, cloué sur place, nous l'entendions rire tout seul en regagnant sa cellule d'avoir si bien réussi son coup. 99:132 Que faire ? Lui courir après ? nous anéantir à ses pieds ? cela lui eût gâté son plaisir. Nous prîmes le parti de dévaler l'escalier avec notre compagnon, ravi de l'aventure, qui se gaudissait aux larmes, jusque dans la rue et, rentré dans notre propre cellule du séminaire, d'écrire au Père pour le remercier d'une estocade, c'est le cas de le dire, si *magistralement* administrée. Il n'en fut autre chose, si ce n'est que nous nous efforçâmes de ralentir notre maturation. Nos relations ultérieures avec le P. Garrigou-Lagrange ne se ressentirent point de l'incident, que le Père oublia certainement et complète­ment dans les vingt-quatre heures. Ces relations furent d'ailleurs toujours très espacées. Dans les trente années qui suivirent, nous vîmes le Père trois ou quatre fois, nous échangeâmes des lettres deux ou trois fois. Assez pour nos besoins nous le trouvions dans ses livres. Long­temps nous avons espéré qu'il serait créé Cardinal. Dieu en a autrement disposé. \*\*\* Nous ne nous retiendrons pas de remarquer ici qu'à l'époque dont nous parlons M. Jacques Maritain ne pa­raissait pas destiné à fournir un jour de « l'homme de droite » la définition que nous avons examinée plus haut, non plus que celle de « l'intégrisme » que nous examine­rons plus bas. Il ne nous paraît pas niable que ce soient des « hommes de droite » qui, les premiers, aient recon­nu la rare qualité de sa pensée, la sincérité et la hardiesse de son thomisme, la fierté de son caractère. Nous n'avons point su par qui M. Jacques Maritain fut convié à la Semaine thomiste de Rome en 1923 : il le fut probable­ment sur l'avis du P. Garrigou-Lagrange, mais l'invita­tion dut lui venir par l'un ou l'autre de ceux qui avaient la charge de mettre sur pied cette entreprise non médio­cre : ou bien Mgr Talamo, alors président de l'Académie romaine de saint Thomas d'Aquin, ou bien le P. Gény s.j. ou le P. Le Rohellec C.S.Sp., membres de la même Académie, les deux « chevilles ouvrières » de la Se­maine. 100:132 Dans l'auditoire de M. Jacques Maritain, il y avait douze ou quinze Cardinaux de Curie, la plupart de la création de Pie X ; nous ne jurerions pas que le Cardinal Merry del Val en était, nous jurerions en­core moins qu'il n'en était pas. Mais le Cardinal Früh­wirht, o.p. en était, et aussi le Cardinal Laurenti. Enfin la Semaine entière était placée sous le patronage et la présidence effective du Cardinal Billot s.j., de qui M. Jacques Maritain, au témoignage du *Carnet de Notes,* était connu depuis 1918 ([^29]). 101:132 Par infortune, il ne nous souvient pas si le P. Le Floch était présent ; mais puisque nous y étions nous-même avec tant de nos confrères, c'est qu'il faisait crédit à l'orateur ; car eût-il prononcé un de ces « il n'y a pas lieu » par lesquels il avait cou­tume de marquer que ceci ou cela ne lui agréait point, pas un de nous ne se fût permis d'aller contre ses intentions. Sans compter le P. Peillaube et plusieurs autres, voilà beaucoup d' « hommes de droite » qui ne ména­gèrent ni leur confiance ni leurs éloges au jeune maître de l'Institut Catholique de Paris. Pourrait-on sans atrocité, dire d'un seul d'entre eux qu'il *détestait la justice et la charité*, et qu'il *préférait l'injustice au désordre ?* Pourrait-on, chez un seul d'entre eux, discerner le moindre trait de ce *noble et beau type d'homme de droite* qu'est, selon M. Jacques Maritain, Frédéric Nietzsche ? Ainsi nous revenons à dire que les chrétiens ne sont point concernés par de telles définitions. Quant à Nietzsche, Dieu ait son âme ; ce n'est pas à nous de le damner. Mais nous n'avons pas les yeux qu'il faut pour lui trouver de la noblesse et de la beauté. Il n'a été ici-bas qu'un païen charnel et, très tôt, un sy­philitique travaillé par son tréponème, avec les périodes de suractivation cérébrale qui sont la contrefaçon du génie avant la décrépitude précoce de la paralysie géné­rale. Nous ne reconnaissons pas à M. Jacques Maritain le droit de nous infliger un pareil patron, et plus nous y pensons, moins nous comprenons qu'il ait tenu à trans­crire dans *Le Paysan de la Garonne* ces pages plus que fâcheuses de la *Lettre sur l'Indépendance*. \*\*\* 102:132 Nous trouvons aussi trop peu digne de lui qu'il parle de l' « intégrisme » comme il fait. Il aurait dû au moins mettre comme nous le mot entre guillemets, pour ne pas paraître prendre à son compte un terme qui, à ce jour, n'est pas encore parvenu à s'introduire dans le lexique du magistère romain. Pour comble de disgrâce, cet éclat contre l' « intégrisme » fait suite à l'un des plus beaux passages du livre, à une phrase d'une densité et d'une justesse admirables que nous citons avec ap­plaudissement : « *Ce que le peuple de Dieu attend de la sagesse théologique, c'est qu'elle prenne les devants, et coupe l'herbe sous le pied des vains docteurs* \[moder­nistes, anti-thomistes, teilhardiens etc.\] *en renouvelant sa propre problématique là où il le faut, et en décou­vrant, dans une fidélité absolue aux vérités déjà acqui­ses, de nouvelles vérités qui s'ajouteront aux anciennes, et de nouveaux horizons qui enrichiront et élargiront la connaissance, non par quelque tentative imbécile de tout casser pour tout réadapter, au goût du jour, mais par un effort de l'esprit pour voir plus profondément dans le mystère qu'il n'aura jamais fini de scruter*. » Tel a toujours été, nous n'en doutions pas, le propos de M. Jacques Maritain. Et même si, en un point ou un autre de philosophie pratique il lui est arrivé de payer tribut à l'humaine faiblesse, il lui reste la gloire d'avoir dans une large mesure rempli ce noble programme et « d'avoir découvert dans une fidélité absolue aux véri­tés déjà acquises, de nouvelles vérités... par un effort de l'esprit pour voir plus profondément dans le mystère qu'il n'aura jamais fini de scruter ». Nous citons deux fois, mais c'est si beau ! Seulement, à nos propres maîtres, à nos compa­gnons de travail, nous n'avons jamais connu d'autre propos ni d'autre programme, et c'est précisément par­ce qu'ils ont eu et qu'ils ont ce propos et ce programme que les « vains docteurs » modernistes, teilhardiens, anti-thomistes, n'ont cessé depuis cinquante ans, et cela ne paraît pas près de finir, de les traiter d' « intégristes ». 103:132 Il y a là un malentendu si insupportable qu'encore une fois, dût M. Jacques Maritain ne jamais lire ces lignes, nous voulons le détruire dans l'esprit de nos lecteurs. Nous nions donc qu'il y ait jamais eu ou qu'il y ait présentement un « intégrisme », en cela pleinement d'accord avec l'Église Mère et Maîtresse, puisque celle-ci n'a jamais dégagé du réel observable la notion d'une erreur de doctrine ou de conduite pour la désignation de laquelle elle aurait fait choix du terme « intégrisme » et qui, réciproquement, aurait servi de définition à ce terme. A l'heure où nous écrivons, l'Église ignore ce que c'est que l' « intégrisme », et cette ignorance serait inex­plicable et inexcusable si l' « intégrisme » existait, depuis le temps qu'on lui dit (et voilà M. Jacques Maritain qui s'en mêle !) que l' « intégrisme » existe. Nous serions curieux de savoir comment M. Jacques Maritain, qui aime l'Église, s'y prendrait pour rendre compte d'une pareille cécité et d'une pareille surdité. De ce seul chef de la confiance en la perspicacité et en la vigilance de l'Église, la présomption est que l' « intégrisme » n'existe pas. Entendons qu'il n'existe pas théologiquement, qu'il n'existe pas canoniquement, qu'il n'existe pas réelle­ment. Il existe verbalement comme un terme dénigrant, infiniment commode, parce qu'en l'absence d'une défi­nition d'Église chacun lui donne l'extension et la com­préhension qu'il lui plaît. Les thomistes qui reprochent aux anti-thomistes leur anti-thomisme sont des « inté­gristes » ; les orthodoxes qui reprochent aux modernistes leur modernisme sont des « intégristes » ; cela va comme sur des roulettes, on répond par une forgerie à un grief fondé, avec le bénéfice supplémentaire d'intimider les faibles par la terreur de passer pour des « intégristes » ; et tout cela n'est guère que la vieille astuce du voleur qui crie au voleur. 104:132 Il y a certes toujours eu, dans l'Église et ailleurs, des esprits étroits, obtus, malveillants, peu capables de dis­cerner l'honnête recherche d'avec la pure témérité ou d'avec l'entreprise de subversion masquée du prétexte scientifique, le dogmatiquement certain d'avec le théo­logiquement certain, le théologiquement certain d'avec le théologiquement probable, et ainsi de suite ; portés par conséquent à plus de rigidité que l'Église n'en mon­tre dans l'appréciation des opinions. Mais, et nous prions qu'on fasse bien attention à ce point capital, ce ne sont nullement ces pauvres hères que les anti-« intégristes » appellent « intégristes ». Ceux dont on cherche à discré­diter la mémoire s'ils sont morts, ou la personne s'ils sont encore de ce monde, en attachant à leur nom cette épithète d'intention diffamatoire étaient (ou sont) des hommes de la plus haute intelligence et d'une science éminente, rompus à toutes les distinctions, sous-distinc­tions et contre-distinctions nécessaires ou convenables, d'une charité enfin longuement patiente. « Intégrisme » et « intégriste » sont des mots qui ont une histoire, et cette histoire est désormais écrite, elle a été retracée par M. Jean Madiran. Les « intégristes » des trois premières décades du siècle, nous les avons rencontrés tout à l'heu­re dans l'*Aula Magna* de la Chancellerie Apostolique, écoutant M. Jacques Maritain, ou en parfaite entente avec ceux qui l'écoutaient : « intégriste » a été réputé le Cardinal Merry del Val dont la cause de béatification est introduite ; « intégriste » le cardinal Billot que nous avons vu déposer la pourpre sur l'injonction de Pie, XI avec autant d'allégresse qu'il avait eu de peine à la revêtir sur l'injonction de saint Pie X ; « intégriste » le P. Le Floch qui survécut vingt-trois ans à une supério­rité de vingt-trois ans au Séminaire pontifical français, dans une retraite si effacée qu'il ne rompit le silence qu'une seule fois pour défendre, 105:132 quand il en eut permis­sion du Saint-Siège, son honneur de Consulteur du Saint-Office, indignement outragé par Mgr Durand, évêque d'Oran, et Mgr Gieure, évêque de Bayonne, deux zélés anti-« intégristes » de ce temps-là. Nous pourrions citer d'autres noms, ces trois-là suffisent pour faire voir de quelle qualité étaient les « intégristes » de cette géné­ration, et quel avantage trouvaient (trouvent encore) à les diffamer les modernistes, crypto-modernistes, et anti­thomistes d'hier ou d'aujourd'hui. Quant au temps présent, nous ne ferons point de « personnalités ». Le Concile a été, il fallait s'y attendre, une occasion superbe de reprendre aux mêmes fins que précédemment, les mêmes termes d' « intégrisme » et d' « intégriste ». On lira là-dessus, avec une particulière édification, les chroniques du *Monde,* du *Figaro* et des *Études*. Ceux qui se proposaient, sous le prétexte de l'es­prit du Concile, d'introduire dans le catholicisme des changements substantiels, ceux qui avaient juré male mort aux Congrégations romaines et notamment à la Suprême Congrégation du Saint-Office, avaient sous la main cette vieille arme rouillée que de plus délicats eussent eu honte de ramasser. Faute d'imagination, ou faute d'honneur, ou pour toute autre cause, ils l'ont reprise, et nous avons vu leurs plumes cracher de l' « in­tégrisme » et de l' « intégriste » à en veux-tu en voilà. M. Jacques Maritain y met plus d'élégance. Il prend au moins la peine de définir l' « intégrisme » qui, selon lui, «* s'empare de formules vraies qu'il vide de leur con­tenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits *». Définition à laquelle nous n'aurions rien à redire non plus qu'à aucune autre, s'il ne s'agissait que de définir un mot : les mots n'étant que des signes conventionnels, l'attribution d'un signe à un signifié n'appartient pas à l'ordre du jugement et n'im­plique ni vérité ni erreur. 106:132 Rien ne nous empêche de con­venir que l' « intégrisme » est la propriété que possèdent certaines poires de devenir tricolores en hiver, aussi longtemps que nous n'affirmons rien sur l'existence ou l'inexistence de telles poires *in rerum natura*. Mais il en va autrement dès que l'idée à laquelle on convient d'af­fecter un signe verbal déterminé se donne pour une no­tion tirée de la réalité observable ou historiquement accessible. Il ne fait aucun doute que c'est une définition de cette deuxième sorte, impliquant un jugement d'exis­tence, que M. Jacques Maritain s'est proposé d'apporter et nous rejetons cette définition comme sans rapport avec la réalité. Que remarquons-nous ? Si nous jouions au jeu des portraits et que nous prononcions les mots suivants : «* il s'empare de formules vraies qu'il vide de leur con­tenu vivant *» en demandant «* qui est-ce ? *», tout le monde répondrait en chœur «* Le modernisme *» et se plaindrait que nous posons des questions trop faciles qui ne laissent rien à deviner, car tout le monde sait depuis *Pascendi* que le propre du modernisme est précisément de s'emparer « de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant ». Voilà donc l' « intégrisme » identifié au modernisme par les propres soins de M. Jacques Maritain. C'est un de ces cas où Léon Bloy recommande dans l'*Exégèse des Lieux communs* de tourner le dos au tableau noir, de passer la tête entre les jambes, et de regarder à l'envers pour voir à l'endroit. Quant à la deuxième partie de la définition concer­nant des « formules vraies » que l' « intégrisme » «* gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits *», ce n'est qu'une métaphore, ingénieuse tant qu'on voudra, mais une métaphore ; nous passons. Suit l'affirmation que « ce n'est pas la vérité qui lui tient réellement à cœur », que « dans les formules qu'il gèle, l'intégrisme (M. Maritain ne met pas les guillemets) voit *des moyens humains de sécurité* », et autres de ce genre. Pour une fois M. Jacques Maritain *teilhardise* et caracole sur une licorne dans l'espace à n dimensions. 107:132 Car enfin, non plus que le modernisme, l' « intégrisme » n'est une idée subsistante. Si l' « intégrisme » existe, il n'existe que comme un système d'*habitus*, de dispositions cognitives et appétitives subjectées en der­nière analyse dans de certaines personnes qui seraient appelés « intégristes » à raison de la présence en elles de ce système d'*habitus*. Dans le cas présent, la réalité observable ou historiquement accessible, ce sont les personnes que leurs adversaires et ceux qui se laissent abuser par leurs adversaires ont appelées ou appellent les « intégristes ». A ce point, que M. Jacques Maritain veuille bien faire l'opération de retour au concret qui permet seule la vérification d'un jugement d'existence. Le cardinal Bil­lot est l'un des hommes qui ont été et qui sont le plus persévéramment et le plus indubitablement taxés d' « in­tégrisme ». Si M. Jacques Maritain remplace dans sa définition le mot « intégrisme » par les mots : le cardinal Billot, il se trouvera qu'il aura écrit : «* le cardinal Billot s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits... ce n'est pas la vérité qui tient réelle­ment à cœur au cardinal Billot... dans les formules qu'il gèle le cardinal Billot voit et chérit des moyens humains de sécurité. *» Avec la même exactitude, un quelconque sous-brigadier de l'anti-« intégrisme » pourrait conti­nuer : « La veille de sa mort, l'ex-cardinal Billot vola les tours de Notre-Dame pour les emporter dans l'autre monde, à preuve que depuis 1933 chacun peut constater que Notre-Dame est mutilée de ses tours. » Ce que cons­tateront ceux qui y iront voir c'est que les tours de Notre-Dame sont toujours là, mais on calcule que bien plus nombreux seront ceux qui n'y iront pas voir et que parmi ceux-ci beaucoup en croiront la clameur dûment *orches­trée* de la disparition des tours de Notre-Dame plutôt que la protestation dûment étouffée des témoins qui af­firment qu'ils viennent de les voir à leur place. Ainsi, et non autrement, a été fabriqué le mythe de l' « inté­grisme ». 108:132 Depuis tantôt un demi-siècle, de notre première sou­tane à la fin du récent Concile, les vicissitudes de notre vie ont fait, sans que nous y ayons mis beaucoup du nôtre, car nous sommes peu curieux des hommes, que nous avons connu presque tout ce qu'il y a d' « inté­gristes » sous la calotte des cieux, tant clercs que laïcs. C'est ce qui nous permet d'écrire en toute assurance que si la description de M. Jacques Maritain exprime fort bien ce *qu'on veut faire croire que sont les* « intégristes », elle ne correspond en rien à ce qu'ils sont. M. Jacques Maritain a beau écrire : « J'ai pas mal souffert moi-même des procédés et des accusations et dénonciations intégristes », c'est ce que nous ne lui ac­cordons pas. Comme tout écrivain qui livre sa pensée au public, M. Jacques Maritain est exposé à la contesta­tion ; comme tout écrivain catholique, il est exposé à se voir déféré au Saint-Siège par ceux qui jugent doctrina­lement inacceptables telles ou telles de ses vues ; il n'i­gnore pas qu'en dépit de toutes les déclamations cette dénonciation est parfaitement légitime, qu'elle est un droit et un devoir reconnus à tous les fidèles par le canon 1317 encore en vigueur. Mais pour qu'une accusation ou dénonciation soit « intégriste », il faut qu'elle vienne, selon les propres termes de M. Jacques Maritain, d'un homme qui « s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits » ; d'un homme à qui « ce n'est pas la vérité qui tient réellement à cœur » ; d'un homme qui « dans les formules qu'il gèle voit et chérit des moyens humains de sécurité ». 109:132 Si au contraire les accusations ou dénonciations viennent d'hommes qui ne s'emparent point de formules vraies mais qui les reçoivent humblement, qui ne les vident point de leur contenu vivant mais le respectent, en vivent et en font vivre leur prochain du mieux qu'ils peuvent, d'hommes à qui la vérité tient à cœur aussi réellement qu'à M. Jacques Maritain lui-même, d'hommes enfin qui dans les formules que d'ailleurs ils ne gèlent point ne voient ni ne chérissent des moyens humains de sécurité, mais des vé­rités déjà acquises à l'égard desquelles ils pensent comme M. Jacques Maritain que l'on doit demeurer « dans une fidélité absolue », alors nul moyen de dire que ces accu­sations ou dénonciations sont des accusations ou dénonciations « intégristes ». Assurément il n'est jamais agréa­ble, il peut être infiniment douloureux d'être accusé et dénoncé jusque par-devant la Première Chaire ; mais c'est trop vite fait, même quand on est M. Jacques Mari­tain, de dire qu'on n'a pu l'être que par des « intégris­tes » ; par des hommes que leurs adversaires appellent ainsi, c'est possible et nous n'en savons rien ; mais ces hommes se conduisent par d'autres maximes que celles que leur impute le mythe de l' « intégrisme ». \*\*\* Nous pensons du reste, -- et nous finirons là-dessus, car il est plus que temps de finir ; que M. Jacques Mari­tain fait trop bon marché de ce qu'il appelle le repos, la fixité, la sécurité. Le repos dans l'erreur, la fixité dans l'erreur, la sécurité dans l'erreur sont de grands maux. Mais le repos, la fixité, la sécurité dans la vérité sont des biens très précieux et très nécessaires au peuple fidèle. Le christianisme n'est pas une religion de mandarins. « Celui que Dieu condamne à être philosophe... », a écrit quelque part M. Jacques Maritain. Tout le monde ne tombe pas sous cette redoutable condamnation ! 110:132 Il a manqué à M. Jacques Maritain d'être voué *par état* pen­dant trente ou trente-cinq années consécutives au service de ceux qui sont pauvres de toutes les pauvretés de l'esprit : pauvreté de l'intelligence, pauvreté de l'éduca­tion, pauvreté de la culture, pauvreté de loisir, et qui sont en outre sujets à toutes les passions de la plus mé­diocre humanité. Nous ne le lui reprochons pas, *non omnia possumus omnes*, nous avons tous nos limites et nous avons tiré trop grand profit des ouvrages de M. Jac­ques Maritain pour regretter qu'il n'ait pas plutôt em­ployé son temps à catéchiser des rescapés de bidonvilles. Mais si ces lignes viennent sous ses yeux, qu'il en croie un prêtre « intégriste » dont la vie se consume dans ce ministère. Ce dont sont capables ces pauvres parmi les pauvres, ce n'est pas de prendre leur élan sur le trem­plin des vérités acquises pour découvrir des vérités nou­velles ; ce n'est point leur affaire, ce n'est point leur office, ce n'est point leur grâce. Mais ils peuvent recevoir les vérités anciennes, et ce sont les vérités principales, car les vérités principales ne sont plus à découvrir, ni celles qui sont l'objet propre de la foi théologale, ni celles dont l'ensemble compose cette théologie, cette phi­losophie et cette spiritualité élémentaires qui appartien­nent à l'enseignement ordinaire de l'Église. Il faut seu­lement deux choses : premièrement, que ce corps de vérités leur soit proposé avec une crédibilité suffisante, mais qu'il soit proposé par l'Église lui confère une cré­dibilité suffisante, et d'ailleurs la seule accessible aux pauvres dont nous parlons ; deuxièmement, que le dit corps de vérités soit présenté sous une forme simple sans doute, mais surtout ferme et arrêtée. Le 7 septembre 1917, M. Jacques Maritain écrivait à Pierre Villard : «* Je vous envoie un petit livre que j'aime beaucoup : un catéchisme rédigé sur l'ordre et sur les conseils du saint Pape Pie X. Vous serez peut-être con­tent d'avoir sous la main ce résumé très simple d'une doctrine vaste comme l'infini. *» Et Pierre Villard répondait le 21 octobre 1917 : «* Comment ne pas être touché par l'admirable sagesse d'une doctrine qui s'exprime en formules si pleines et si fermes ! *» ([^30]) 111:132 Le « saint Pape Pie X » est maintenant le Pape saint Pie, X, et Pierre Villard n'était pas exactement l'un de ces pauvres auxquels nous pensons. Néanmoins c'était un pauvre, non seulement en ce qu'il était privé de la richesse de la foi, mais en ce qu'il lui manquait ce que M. Jacques Maritain eut l'inspiration de lui offrir, un «* résumé très simple d'une doctrine vaste comme l'in­fini *». Cette brochure de quarante pages que nous avons longuement pratiquée, nous espérons que M. Jacques Maritain n'en fait pas moins de cas aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Ni saint Pie X, ni d'ailleurs le Concile de Trente ou saint Pierre Canisius n'ont transféré « la primauté à la sécurité humaine » ; la primauté demeure à la vérité divine. Mais l'Église qui sait comme Jésus « ce qu'il y a dans l'homme », sait par là même qu'à ceux qui n'ont ni la capacité ni le devoir d'état d'être des cher­cheurs de vérités nouvelles, c'est-à-dire aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de l'humanité, elle doit offrir mater­nellement, d'une doctrine « vaste comme l'infini », un résumé simple auquel les simples puissent adhérer dans la simplicité de leur cœur. Et c'est seulement ainsi, dans cette « fidélité absolue aux vérités acquises », que jus­qu'aux plus déshérités dans le peuple chrétien peuvent trouver ce que saint Thomas appelle vingt fois le repos de l'intelligence dans la vérité : *quiescit intellectus in veritate*. 112:132 Ce repos est d'ailleurs, et cela aussi saint Thomas le dit et le redit, la plus haute activité. Mais dans la plupart des chrétiens, l'activité qui prend origine dans le repos actif de l'adhésion à la vérité proposée par l'Église, ce n'est pas une activité de recherche et d'invention, c'est une activité de prière. Les dernières pages du *Paysan de la Garonne* sont une exhortation à la vie de prière, exhor­tation deux fois émouvante, et par l'élévation de la pensée, et par la présence spirituelle de celle dont M. Jacques Maritain a suivi de plus près que personne l'as­cension vers Dieu. « On peut, écrit M. Jacques Maritain, faire oraison dans le train, dans le métro, dans la salle d'attente du dentiste. On peut aussi avoir fréquemment recours à ces courtes prières lancées comme un cri, que les anciens recommandaient tant. » On le peut certaine­ment, de ce pouvoir que les théologiens appellent pou­voir *éloigné*. Les gens intelligents et savants en ont même, nous le voulons bien, le pouvoir *prochain* grâce à leur intelligence et à leur science. Mais chez ceux qui ne sont point intelligents, point savants, chez les hum­bles, les ignorants, ceux que nous avons appelés « les pauvres », le pouvoir *prochain* de la vie de prière exige de la part de l'Église une préservation et une protec­tion par voie *d'autorité.* Étrangement peut-être, mais moins qu'il ne semble, la dernière réflexion que nous inspire le *Paysan de la Garonne* c'est que l'affaiblisse­ment de l'autorité du Siège romain dans l'Église est le plus grand malheur, parce qu'il livre sans défense comme des brebis sans pasteur, à la fausse sagesse cruelle et tyrannique des « vains docteurs », l'innombrable peu­ple orphelin des pauvres de Jésus-Christ. V.-A. Berto. 113:132 ### Le terme et la notion de « collégialité » Article de l'Abbé Berto paru dans « Itinéraires », numéro 115 de juillet-août 1967 -- Cet article reprenait la substance et parfois les termes d'un grave avertissement qu'il avait envoyé en privé au Président de la Conférence épiscopale française. IL FAUT, a dit récemment S. Exc. Mgr l'Évêque de Versailles, distinguer ce qui a été dit au Concile, ce que l'on a dit du Concile, et ce qu'a dit le Concile. Nous citons de mémoire, mais nous sommes sûr de la substance du texte et nous croyons, loin de la trahir, continuer la pensée de son auteur en ajoutant un qua­trième membre à la « distinction ». Il y a ce qui a été dit au Concile ; il y a ce qu'on a dit du Concile, il y a ce qu'a dit le Concile ; et il y a *ce qu'on fait dire au Concile*, qui souvent ressemble encore moins à ce qu'a dit le Concile que ce qui a été dit au Concile et ce qu'on a dit du Concile. 114:132 Avec cette circonstance lourdement aggravante, que ce qui a été dit au Concile et ce qu'on a dit du Concile pendant sa célébration sont choses qui se rapportent au « devenir » du Concile, au Concile s'acheminant vers ses opérations dernières et décisives, les promulgations ; tandis que ce qu'on fait dire au Concile se rapporte aux documents une fois promulgués, qui constituent seuls ce qu'a dît le Concile ; en sorte que faire dire au Concile ce qu'il n'a pas dit, soit qu'il n'ait rien dit, soit qu'il ait dit autre chose, soit qu'il ait dit le contraire, est un procédé beaucoup moins acceptable que ne pouvait l'être l'expression *in Aula* d'une opinion trop singulière pour avoir chance d'être retenue, ou l'article d'un jour­naliste payé pour gonfler dans les ténèbres des bau­druches qui crevaient au soleil du lendemain. Telle a été la fortune ou l'infortune du terme et de la notion de collégialité. C'est cette fortune ou cette in­fortune que nous nous proposons d'étudier, car il n'y a guère de matière où ce que l'on fait dire au Concile soit plus audacieusement différent de ce qu'a dit le Concile. Nous avons participé aux travaux du Concile, dans l'emploi le plus modeste il est vrai, celui de *peritus pri­vatus*, mais emploi légitime, emploi canonique, emploi prévu et réglé par l'*Ordo Concilii* -- nous n'en aurions pas accepté d'autre -- et nous nous trouvons ainsi, en quelque mesure, mieux renseigné sur l'élaboration des textes que ceux qui sont demeurés étrangers à ces tra­vaux. Cependant cette connaissance d'ordre *historique* ne saurait dispenser de l'étude *théologique* des textes promulgués. Nous disons qu'il est impossible que quelque théolo­gien que ce soit, instruit ou non de l'histoire des docu­ments, et les considérant *prout iacent*, dans leur teneur objective et définitive, y trouve, comme un *enseignement* de Vatican II, la « collégialité de l'épiscopat », même en faisant abstraction (ce qu'il n'aurait pas le droit de faire) de la *Nota explicativa praevia*. 115:132 #### I. -- Le terme Le terme *collegialitas* ne se rencontre pas une seule fois dans les documents conciliairement promulgués, non pas même là où il aurait eu sa place connaturelle, au chapitre III de la Constitution *Lumen gentium*. C'est donc un terme qui n'est pas entré dans le langage dans lequel l'Église exprime sa foi, ou, en deçà de sa foi, sa doctrine et sa pensée permanentes. Que les théologiens particuliers s'en servent dans leurs exposés et contro­verses, soit, mais ce faisant, ils n'ont pas *le droit de se prévaloir du Concile*, qui ne l'emploie *jamais.* Le Sou­verain Pontife l'a employé une fois, mais non dans un *Acte pontifical,* dans un discours (Jeudi Saint 1964) et dans une phrase où il voulait précisément marquer que la question était pendante, pour souhaiter que le Concile parvînt à déterminer *questa collegialità che Crisio Signo­re ha dato agli Apostoli*. Depuis lors, le terme n'a jamais été repris par le Souverain Pontife. Il semble bien plutôt que le Pape l'ait délibérément évité : dans un texte aussi étudié, aussi attentivement pe­sé que le discours de clôture de la 3^e^ Session (21. XI 1964) on trouve mention de « la structure *monarchique et hiérarchique* de l'Église », quand les ardentes discussions des semaines précédentes eussent fait souhaiter aux uns, craindre aux autres, qu'il ne fût parlé de la structure monarchique et *collégiale*. Un quart d'heure plus tôt, le Pontife romain, siégeant conciliairement, avait promul­gué la Constitution *Lumen gentium*. Si cette Constitution disait ce que les collégialistes lui font dire, *hiérarchique* au lieu de *collégiale* eût été par trop inadéquat et insa­tisfaisant. 116:132 Non que les collégialistes eux-mêmes ne se soient évertués à concilier collégialité et hiérarchie (ce qui en effet est possible en soi), mais parce que, *vu la circonstance*, c'était le cas ou jamais de reprendre un terme employé dans la Constitution... s'il s'y fût rencontré. Qu'importe le mot si l'idée y est ? Nous examinerons plus loin si l'idée y est. Mais non, le mot n'importe pas peu. Quand théologiens ou fidèles emploient des termes comme « primauté », « infaillibilité », « transsubstantia­tion », ils ont le droit (et le devoir) de se prévaloir de l'usage de l'Église, qui les emploie, et même qui les a « inventés » pour les besoins de son enseignement le plus officiel. Au contraire, « collégialité » est un terme qui n'est qu'un terme d'école, comme « décrets prédétermi­nants » ou « science moyenne ». L'employer comme s'il était un terme d'Église, quand il n'est qu'un terme d'école, c'est un abus. Certes non, le mot, l'emploi du mot n'ont pas ici peu d'importance. Dans la mesure où toute science, la théologie comme les autres, est « une langue bien faite », l'emploi déréglé des mots a des conséquences désastreuses. C'est déjà une forte prévention contre la présence de l'idée que l'absence du terme. L'Église n'a jamais hésité, quand il lui a semblé nécessaire de manifester sa pensée en une matière importante, à choisir, au besoin à forger des mots pour l'exprimer. Même s'il ne voulait pas employer la formule traditionnelle : *Si quis dixerit collegialitatem non esse de ratione episcopatus, anathema sit* -- « Si quelqu'un dit que la collégialité n'est pas une propriété essentielle de l'épiscopat, qu'il soit anathème » -- rien absolument n'empêchait le II^e^ Concile du Vatican de déclarer sous forme positive : *Docet Ecclesia catholica collegialitatem esse de ratione epis­copatus* -- « l'Église catholique enseigne que la collégia­lité est une propriété essentielle de l'épiscopat » -- S'il ne l'a pas fait, ce n'est pas qu'il n'y ait été invité. Il l'a été de bien des manières, inégalement avouables. Nous nous tiendrons à un seul exemple, parfaitement loyal et honorable. 117:132 Entre tous les Pères, l'un de ceux qui étaient le plus à portée de faire introduire dans les textes le terme collégialité était S. Em. le Cardinal Archevêque de Bourges. Nul moyen néanmoins pour lui ni pour personne d'amener dans un document conciliaire un mot vide de sens. Le Cardinal, intervenant le 15 novembre 1963, s'attacha donc à définir une collégialité épiscopale qui fût « non de pouvoir ou de droit -- *potestatis vel iuris --* mais qui impliquât responsabilité, sollicitude, devoirs, service, mission et, en un mot, charité et amour -- ; *respon­sabilitatem, curam, officia, servitium, missionem et sum­matim caritatem et amorem *», déclarant que c'était là donner au terme en cause une valeur analogique. Personne assurément ne songeait à nier qu'il y ait entre les Évêques, et entre le Pape et l'Épiscopat catholique, un lien divin « non de pouvoir ou de droit, mais de responsabilité, de sollicitude, de devoirs, de service, de mission et, en un mot, de charité et d'amour ». Fallait-il cependant attribuer à ce lien le nom de *collégialité *; alors que le sens usuel de ce terme comporte précisément l'idée de « pouvoir et de droit » ? Un certain nombre de théologiens, dont nous étions, pensaient que c'eût été tomber de l'analogie dans l'équivocité ; qu'autant l'usage de termes analogiques est légitime en théologie, et d'ail­leurs inévitable, autant l'emploi de termes équivoques y est dangereux, et d'ailleurs facilement évitable ; que les mots ont leur vengeance, et qu'on n'empêche pas leur valeur usuelle, chassée par la fenêtre, de rentrer par la porte ; qu'ainsi la valeur « de pouvoir ou de droit » constituant la raison formelle de la collégialité, ce terme en demeurerait le véhicule connaturel, en dépit de toute exclusion artificielle ; 118:132 que, de là, les partisans d'une collégialité « de pouvoir ou de droit », le terme une fois admis dans le texte, n'auraient que trop de facilité à lui donner cette signification « de pouvoir ou droit », puisqu'ils ne feraient que le prendre dans son acception formelle ; qu'il ne suffit pas de déclarer qu'un terme est analogique pour qu'il le devienne en effet ; que la raison formelle étant conservée selon une acception, évacuée selon une autre, ce terme n'est pas analogique, mais équivoque ; que vouloir donner au terme *collégialité* l'acception nouvelle proposée par le Cardinal de Bourges serait en faire un terme non pas analogique, comme il se le persuadait, mais un terme équivoque ; et qu'en conséquence il y avait lieu de ne point suivre l'éminent orateur. N'ayant point accès de notre personne, ni les théolo­giens dont nous parlons, aux Commissions Conciliaires, n'étant point admis à être instruit de ce qui s'y passait, nous ignorons si les observations ci-dessus y ont été retenues, si même elles y sont parvenues. Ces observa­tions ou d'autres de même sens ont pu être faites par les Pères ou les théologiens des Commissions. Le fait est que, malgré l'opinion du Cardinal de Bourges, le terme collé­gialité n'est pas entré dans les monuments du Concile, bienheureusement selon nous. Après comme avant le Concile, c'est une imposture, quand on l'emploie, de l'employer comme s'il était terme d'Église. Les raisons historiques : opposition de la « minorité », impossibilité d'obtenir l'unanimité morale sur le terme *collegialitas*, n'importent pas ici. Par rapport au texte promulgué, il n'y a plus ni majorité ni minorité. C'est le Concile, c'est-à-dire la personne morale composée du Pape et des Pères, qui s'est abstenu d'employer ce terme, et l'absence du terme fait présomption en faveur de l'absence de l'idée. Présomption n'est pas preuve, il faut donc y regarder de plus près. 119:132 #### II. -- La notion *Collegialitas* exprime une *ratio formalis *; *collegialitas* est à *collegium* ce que *humanitas* est à *homo*. Elle est la propriété en vertu de laquelle un collège est un collège proprement dit, c'est-à-dire la propriété que pos­sède une personne morale d'être un sujet d'opérations dernier dans son ordre, et, privativement à tous autres sujets, seul en possession de prendre, dans le ressort de sa compétence, des décisions, souveraines ou non, inté­ressant la société au sein de laquelle il subsiste. Un con­seil d'Administration, une Cour de Justice, sont de vrais collèges, en ce qu'ils vérifient cette raison formelle de collégialité. Le Collège de France, un collège d'enseigne­ment technique, sont des collèges sans collégialité, et donc des collèges par métaphore, sans autre référence qu'à l'étymologie du mot qui n'emporte que l'idée d'un choix, d'une désignation de certains parmi d'autres, à cause ou en vue d'une certaine communauté nullement collégiale, d'occupations plus ou moins semblables ou voisines. Appliquée à l'Épiscopat catholique, la *ratio formalis* de collégialité signifierait que l'Épiscopat catholique serait non seulement un corps constitué, ce que nul n'a jamais nié, non seulement une personne morale, ce qui est déjà plus que contestable hormis le cas du Concile œcu­ménique, mais une personne morale qui serait de manière permanente un *ultimum subiectum operationum*, tou­jours en acte premier comme tel, et dont l'acte second serait le gouvernement lui-même collégial, continuelle­ment et non seulement en Concile, de l'Église univer­selle. Et le tout par institution divine, puisque cette *collégialité* serait une propriété inhérente à l'Épiscopat, qui est très certainement d'institution divine. 120:132 Or il est patent que l'Église n'a jamais été ainsi collé­gialement gouvernée ; il est patent qu'il est de plus en plus impossible qu'elle le soit, à cause du nombre sans cesse croissant des évêques. Que serait le gouvernement collégial de cinq cent millions d'hommes par un collè­ge de deux mille cinq cents évêques normalement disper­sés, qui seront trois mille dans vingt ans ? Que notre Seigneur eût pu vouloir pour son Église cette forme de gouvernement, qui l'eût mise en état de paralysie per­manente, qui en eût fait une société littéralement ingou­vernable à la fois par l'émiettement et par la lourdeur de l'appareil gouvernemental, on ne peut le penser sans blasphémer sa divine Sagesse. Mais il ne l'a point voulu. Nous l'avons dit ailleurs sans que nulle part à notre connaissance personne ait pris la peine de nous répondre (peut-être parce qu'on n'avait pas pris la peine de nous lire), il n'y a pas un texte du Nouveau Testament d'où l'on puisse tirer avec certitude la collégialité de l'Épiscopat. Il y a dans toutes les langues trois emplois possibles du pluriel : le distributif, le collectif, le collégial. Quand un professeur dit à ses élèves : « Levez-vous », c'est un pluriel distributif. Il a plus vite fait de le dire à tous qu'à chacun, mais chacun a la même position à prendre, et chacun est le sujet de sa propre action. Quand un entrepreneur dit à ses maçons : « Relevez-moi ce mur écroulé », c'est un pluriel collectif. Car cha­cun ne fait pas la même chose. L'un gâchera le mortier, un autre taillera les pierres qu'un troisième ajustera. Le travail est l'ouvrage de l'équipe, mais se résout en chacun des sujets qui la composent. Quand l'Assemblée générale d'une société charge son Conseil d'Administration de décider l'achat d'un immeu­ble ou une vente de titres, c'est un pluriel collégial. 121:132 Que la décision soit prise à la majorité ou à l'unanimité n'importe pas ; la décision n'est pas celle de la majorité, ni même celle de l'unanimité des membres : elle est la décision du Conseil d'Administration. Le pluriel collégial étant de beaucoup le moins usité, c'est à celui qui croit le rencontrer de faire la preuve qu'il s'agit bien d'un pluriel collégial, irréductible à un pluriel collectif ou à un pluriel distributif. En ce qui concerne le Nouveau Testament, cette preuve n'a jamais été ap­portée « Faites ceci en mémoire de moi... Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez... Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel... Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les... », au­cune de ces divines paroles ne comporte une signification nécessairement collégiale, telle que les opérations com­mandées aux Apôtres par le Seigneur aient dû être collé­gialement accomplies. La Tradition peut certes détermi­ner, entre plusieurs sens possibles d'un passage de l'Écriture, celui qu'il faut tenir pour authentique. Mais dans le cas qui nous occupe, la Tradition exclut, loin de l'imposer, le sens collégial. Ni l'administration du Baptême, ni celle de la Pénitence, ne requièrent l'intervention d'un collège, ne sont opérations collégiales. Un seul prêtre suffit à la célébration de la messe, et la concélébration même épiscopale, où l'on a voulu voir une manifestation de la collégialité, est si peu collégiale que chacun des concélébrants a par lui-même autant de pouvoir transsubstantiant que leur pluralité, et, à raison de cela même, garde ses intentions particulières, avec le même effet d'application que s'il célébrait seul. Pas davantage la nomination d'un curé, la délimitation d'une nouvelle paroisse ne sont des opérations collégiales, im­pérées comme telles de droit divin. 122:132 Pareillement, dans le Nouveau Testament, rien n'in­dique que les Apôtres se soient « sentis », aient eu conscience d'être un collège pourvu de collégialité. Après leur dispersion, nulle trace qu'ils aient posé un seul acte collégial, ni qu'agissant seuls ils aient marqué qu'ils agissaient au nom d'un collège ; nulle trace que saint Paul ait enjoint à Tite et à Timothée d'agir collégiale­ment, ni même les ait avertis qu'ils étaient constitués en collège ; nulle trace que saint Jean, s'adressant aux « an­ges » des sept Églises d'Asie, les ait traités comme for­mant un collège « collégial ». Exégétiquement, -- et la Commission Biblique consultée l'a constaté, bien qu'on n'ait guère tenu compte de son avis ; il est certain que la raison formelle de la collégialité ne se laisse tirer, même par les cheveux, d'*aucun* texte du Nouveau Testament. Il n'en est que plus étrange de voir des auteurs qui reprochent amèrement (et injustement) à la théologie spéculative, et nommément à la théologie thomiste, de s'aventurer en des constructions dépourvues de fonde­ment scripturaire, s'aventurer eux-mêmes si mal à pro­pos, et tomber en plein sous le reproche qu'ils élèvent contre autrui. Il y a une justice immanente. Unité dans la foi et dans la prédication de la foi, communion dans la charité, communauté de sollicitude, voilà ce qui ressort avec évidence de l'Écriture et de la Tradition, et il n'en faut pas davantage pour affirmer que les Évêques sont de droit divin un corps constitué. Ce n'est pas assez pour qu'on puisse dire que ce corps constitué est doué d'une collégialité formelle et actuelle, également de droit divin, comme les collégialistes au­raient voulu que l'enseignât le Concile. Si donc le Concile s'est abstenu de l'emploi du terme *collegialitas*, c'est parce que la *ratio formalis* elle-même de collégialité, qui, appliquée à l'Épiscopat catholique, eût emporté la notion d'un gouvernement de droit divin formellement, continuellement et actuellement collégial de l'Église par les Évêques unis au Pape, ne se rencontre pas dans la doctrine exposée dans la Constitution. Le mot n'y est pas, parce que l'idée n'y est pas et n'y pouvait pas être. 123:132 La même remarque est à faire au sujet du concret *collegium*, pourtant beaucoup plus susceptible d'une acception large ou métaphorique que l'abstrait *collegia­litas *: il y a des quantités de « collèges », disions-nous, qui ne vérifient pas la *ratio formalis* de collégialité, du « collège électoral » aux « collèges de vacances ». Ce nonobstant, pas une seule fois le texte promulgué n'em­ploie purement et simplement le terme *collegium* appli­qué à l'Épiscopat catholique : tantôt on trouve *ad modum collegii* -- à la manière d'un collège, ou à l'imitation d'un collège -- (encore cet affaiblissant *ad modum* est-il accompagné du suraffaiblissant *seu coetus stabilis*, un « groupe stable » ne méritant qu'à peine le nom de collè­ge, même au sens le plus impropre) ; tantôt on trouve *collegium seu corpus*, manière de dire d'ailleurs parti­culièrement fâcheuse, (car l'équivalence introduite ici entre *collegium* et *corpus* est artificielle, les deux termes correspondant en réalité à deux notions distinctes), mais qui, à tout le moins, laisse libre l'opinion selon laquelle le « collège épiscopal » est un collège au sens large, ne comportant pas la *ratio formalis* de collégialité ([^31]). 124:132 Bien plus, dans la phrase même où le concret *collegium* eût été le plus naturellement et le plus proprement employé, on ne trouve pas *collegium*, on ne trouve pas même corpus, on trouve *Ordo episcoporum* qui dit beaucoup moins que l'un et l'autre, qui n'évoque pas même l'idée d'un corps constitué, mais seulement celle, infiniment plus vague, d'une classe, d'une catégorie, d'une appar­tenance à un certain rang, comme nous disons en fran­çais l'ordre des médecins ou l'ordre des architectes. Tout cela résulte de la lecture de la seule Constitu­tion. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que la *Nota explicativa praevia* ne permet pas une autre interprétation, à ce point même qu'on a prétendu abusivement qu'elle va à effacer de la Constitution ce qui s'y trouve, alors qu'elle n'est à autre fin que d'empêcher d'y mettre ce qui ne s'y trouve pas. \*\*\* Ainsi le *terme* de « collégialité » n'est pas devenu terme d'Église, en tant qu'appliqué ou applicable à l'Épiscopat catholique ; la *notion* de collégialité épisco­pale n'est pas entrée dans la dogmatique de l'épiscopat, sinon dans la mesure où elle y était de tout temps, apti­tudinelle, inerte, fondamentalement de droit divin *comme aptitude,* mais formelle et actuelle seulement de droit pontifical, puisque, comme le dit expressément *Lumen Gentium*, la libre intervention du Pontife Romain est nécessaire pour qu'un acte du « collège épiscopal » soit vraiment collégial, *ut verus actus collegialis efficiatur*. Nous nous sommes abstenu de considérations histo­riques. Que ne dirions-nous pas, si nous opposions les formidables efforts déployés pour introduire et le *terme* de collégialité dans le lexique de l'Église, et la *notion* de collégialité dans sa dogmatique, à la vanité finale de ces efforts ? Dix fois nous les avons vus au point d'aboutir, dix fois la tempête s'est comme affaissée sur elle-même ; 125:132 dix fois nous nous sommes cru emporté par le raz-de-marée : dix fois nous nous sommes aperçu ensuite que nous n'avions pas bougé. Hormis les saints, qui met assez de confiance en Celui qui commande aux vents et aux flots, et qui construit incessamment son Église sur l'inébranlable Rocher romain ? V.-A. Berto. 126:132 ### Réflexions sur l'éducation Article de l'Abbé Berto paru dans « Itinéraires », numéro 123 de mai 1968. **I. -- **LES DROITS respectifs de l'Église et des parents catholi­ques quant à l'éducation des enfants se déterminent comme suit : A\) Chronologiquement, le droit des parents commence à la naissance de l'enfant. Aussi longtemps que celui-ci n'est pas baptisé, l'Église n'a aucun droit sur lui, selon le principe : « *Ecclesia de iis qui foris sunt non iudicat*, l'Église n'a pas de for, c'est-à-dire de compétence, pour ceux du dehors. » Mais elle impose aux parents chrétiens le de­voir de faire baptiser leurs enfants. L'usage de les laisser indéfiniment « catéchumènes » comme ç'a été le cas de saint Augustin, a disparu à mesure que l'Église, dans sa médita­tion ininterrompue du Dépôt révélé, en explicitait mieux la richesse. L'usage contraire a justement prévalu. Là où le péril d'une *véritable* apostasie ultérieure peut être tenu pour inexistant grâce aux soins des éducateurs, on doit continuer à baptiser les enfants le plus tôt possible après leur naissance. 127:132 Sans doute le péril n'est jamais spéculati­vement nul, il y a toujours eu et il y aura toujours des Luther et des Renan ; il n'est pas pratiquement nul quand il est *probable* que le néophyte vivra en milieu non-chrétien, et alors on comprend qu'il faille des garanties spéciales ; mais il est pratiquement nul, « *ut in pluribus*, dans la plupart des cas », quand le néophyte, selon les prévisions humaines, est destiné à recevoir une profonde et ferme éducation chré­tienne, ou même à en recevoir au moins les rudiments. Abandonner la pratique religieuse n'est absolument pas l'équivalent d'une apostasie, et c'est pourquoi, même si on prévoit que beaucoup d'enfants (principalement dans les classes populaires) ne « pratiqueront » plus après leur confirmation, ce n'est pas une raison pour refuser le baptê­me précoce à ces pauvres enfants ; c'en est une seulement d'obtenir des parents qui le demandent pour eux qu'ils remplissent les obligations qu'ils contractent, eux parents, du fait même que leur enfant a été baptisé de leur gré, auxquelles obligations nous arrivons maintenant. B\) Car le baptême change tout. Il faut se souvenir que les parents, même chrétiens, engendrent en Adam, point capital énergiquement enseigné par saint Augustin. L'enfant né de parents chrétiens ne naît pas chrétien, ne naît pas en état de grâce, ne naît pas frère et membre de Jésus-Christ ; la génération naturelle est radicalement inhabile à lui pro­curer ces biens, qui ne lui viennent que par sa re-naissance « de l'eau et du Saint-Esprit », c'est-à-dire par le baptême qu'il n'appartient qu'à l'Église de conférer (car tout baptê­me valide, fût-il conféré par un païen ou un a-catholique, est une opération accomplie par l'Église catholique, et fait du baptisé un membre de l'Église catholique aussi long­temps que par un acte formel et personnel il n'a pas adhéré à une religion ou confession non-catholique) ; et nous ne considérons ici que le cas ordinaire où des parents catholi­ques demandent pour leur enfant le baptême à un ministre de l'Église catholique, lequel doit partager la hâte de l'Église d'avoir un enfant de plus, et d'autant plus de hâte qu'il y a une certitude morale plus assurée que ce nouvel enfant sera élevé selon la Mère de laquelle il re-naît. *128*:132 Bossuet remarque, dans un sermon admirable, que l'Église devient mère non en mettant ses enfants hors de son sein, comme les mères selon la nature, mais au contraire en les mettant dans son sein. Cela va loin, *infiniment* loin. C\) Ce n'est en effet de rien de moins qu'il s'agit : tout baptême est une actuation de la Maternité de l'Église, un enfantement de l'Église. Comme saint Cyprien avait dit : « *Deum Patrem habere non potest qui Ecclesiam non habet Matrem*, il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n'a pas l'Église pour Mère », saint Augustin dit d'une manière encore plus forte que les baptisés en tant que baptisés n'ont de mère que l'Église : « *si horum quaeratur matrem, Ecclesia est*, si on cherche qui est leur mère, c'est l'Église ». Tel est le point par où l'enfant devient l'objet de deux droits : le droit chronologiquement antérieur des parents, celui de l'Église, chronologiquement postérieur, mais transcendant. Ces deux droits ne s'opposent point (ce serait opposer Dieu à lui-même que de le prétendre), mais on est sûr d'avance qu'ils peuvent et doivent se concilier. Toutefois, avant d'aller plus loin, il faut remarquer que ni l'un ni l'autre de ces droits n'est un « ius in rem », mais un « ius in personam ». Autrement dit, l'enfant n'est pas seulement *objet* de droits, il est *sujet* de droits. Il naît per­*sonne,* c'est-à-dire substance individuée dans une nature intellectuelle ; personne au plus bas degré de la personnalité, puisqu'elle est engagée dans une espèce animale, inférieure aux personnes angéliques, inférieure infiniment aux Per­sonnes divines ; personne néanmoins, vraiment et réelle­ment personne. 129:132 Cela va loin, mais nous ne pouvons ici tout développer, on peut toutefois certainement dire que le droit naturel des parents, s'il est privatif à tout autre droit naturel *sur* l'enfant, n'est pas privatif au droit naturel *de* l'enfant. Pour commencer, l'enfant a le droit de vivre. Les parents qui lui ont donné la vie, n'ont pas le droit de la lui ôter. La « *patria potestas *» des anciens romains, qui admettait cet atroce abus, n'a été réduite que par l'action du Christianisme ? Cela prouve seulement, comme l'enseigne le premier Concile du Vatican, que les vérités religieuses et morales, *en soi* naturelles, ne sont *en fait,* depuis le péché, reçues « par tous, clairement et sans mélange d'erreur » qu'avec l'appoint de la Révélation ; cela ne prouve pas que le droit de l'enfant une fois né à vivre et à être aidé à vivre, ne soit pas un droit naturel, et les parents n'ont pas le droit de le tuer, ni de l'exposer à périr faute de soins. En second lieu et plus essentiellement peut-être encore que le droit naturel d'être aidé à vivre, l'enfant a le droit d'être élevé dans la vérité. Plus essentiellement, parce qu'après tout la vie corporelle n'est que le conditionnement et non un élément nécessaire de la personne humaine. Sans entrer dans le problème ardu de ce que les métaphysiciens appellent le « constitutif, formel de la personnalité », il est clair que seules les natures intellectuelles concrètes et individuées sont des personnes. Les esprits purs sont des personnes, à raison de leur intellectualité ; les animaux ne sont pas des personnes, à défaut d'intellectualité. Tenant encore de l'animalité, tenant déjà de la spiritualité, la personne humaine n'est personne que pour ce qu'elle subsiste dans une nature intellectuelle, -- et l'intellect est tout entier finalisé à l'acquisition, à la possession et à la jouissance de la vérité. Enseigner l'erreur est le pire attentat contre la personne ; enseigner le vrai, le plus haut honneur rendu à la personne ; inspirer à l'enfant la volonté sans réserve ni retour de vivre dans le vrai, le principe de toute éducation. 130:132 D'où saint Paul : « Nous n'avons nulle autorité en dépit du vrai, mais seulement dans le droit fil du vrai », et saint Jean : « Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants cheminent au sein de la vérité. » Tout cela, même en pure philosophie. Mais reprenons le cas de l'enfant que ses parents catholiques présentent au baptême catholique dans l'Église catholique. L'Église ne reconnaît qu'à elle-même le droit d'élever les enfants re-nés d'elle dans la vérité catholique, dont elle est la dépositaire exclusive et indéfectiblement fidèle. Mais l'Église dans notre considération présente, c'est une personne morale ; ses organes dans la communication de la vérité catholique, il faut bien en définitive que ce soient des personnes physiques, Lesquelles ? En premier lieu, sans nul doute, les parents catholiques (laissons de côté le cas des enfants, pourtant innombrables, privés de famille). Eux-mêmes, en présentant leur enfant au baptême, ont reconnu à l'Église son droit transcendant mais l'Église réciproquement reconnaît leur droit naturel elle ne l'annule pas, elle le surélève, et elle constitue les parents premiers éducateurs catholiques de leurs enfants baptisés. Il va sans dire que, hors de son domaine propre, instruction dans la foi et éducation selon la foi, elle n'a rien à exiger des parents : ceux-ci déterminent comme ils l'en­tendent leur mode de vie familiale, supposés saufs, bien entendu, les droits essentiels de l'enfant. Mais la famille est une société imparfaite, c'est-à-dire une société qui n'a pas en soi tous les moyens d'atteindre ses propres fins, et à laquelle par conséquent il est conna­turel de vivre au sein de sociétés plus vastes, l'État et l'Église, qui sont sociétés parfaites chacune dans son ordre, et qui, bien que leur finalité propre ne soit pas seulement d'aider la famille à atteindre la sienne, ont aussi cette fina­lité-là. 131:132 Il est donc non seulement inévitable en fait, mais fondé en droit que les parents aient recours à des éducateurs, no­tamment, pour nous tenir à notre propos, des éducateurs religieux. Le premier âge dépassé, l'Église est en droit d'exi­ger, et exige en fait que l'enseignement et l'éducation catho­liques donnés par les parents soient en outre au moins contrôlés, et généralement distribués, sous la vigilance des Évêques, par le clergé et par des éducateurs compétents. Certes l'Église, qui a toujours combattu le monopole de l'État en matière scolaire, ne réclame pas pour elle-même ce monopole. Elle se reconnaît le droit de fonder elle-même des écoles de tout degré et pour toutes les disciplines (car. 1375), et les écoles de ce type constituent l'enseignement publie d'Église, institué, dirigé, entretenu par les autorités publiques d'Église : Saint-Siège, Évêques, Supérieurs ma­jeurs d'Instituts religieux. Mais à côté de ces écoles publi­ques d'Église, l'Église a toujours admis un enseignement catholique privé. A ses yeux, l'enseignement demeure une entreprise privée, qu'il est loisible à tout particulier de choisir pour métier, comme de vendre de la moutarde ou de fabriquer des pantoufles. A ces écoles qui, par rapport à elle et de son aveu, sont des écoles vraiment privées, elle ne demande autre chose que ce qu'elle demande aux parents : que l'enseignement qui y est distribué, l'éducation qui y est donnée, soient positivement catholiques, de quoi, comme dit ci-dessus, elle se réserve nécessairement le contrôle. A ce sujet, on ne saurait trop protester contre la mise en place, à petit bruit et dans les ténèbres, d'un véritable monopole scolaire d'Église. Les « Directions diocésaines de l'enseignement catholique » -- sans parler du comité na­tional idem -- sont en train de se conférer des attributions sans précédent. 132:132 Au nom de la Liberté -- mais comment donc ! -- c'est un étatisme d'Église, si nous osons risquer cette expression monstrueuse, mais la chose l'est bien da­vantage, c'est un étatisme d'Église, anonyme comme l'étatisme d'État, tyrannique comme l'étatisme d'État, hypocrite comme l'étatisme d'État, qui s'établit ten­taculairement, imposant partout ses conférenciers, ses pédagogues, ses psychologues, ses manuels, sa mixité, sa carte scolaire, ses sessions, le tout parfaitement contraire aux libertés réelles des citoyens de l'Église, avec ces deux aggravations énormes, d'une part que l'étatisme d'Église s'étend à des domaines où l'Église avait jusqu'ici combattu l'étatisme de César, non pour mettre le sien à la place, mais par le sentiment le plus juste de toutes les libertés légiti­mes, d'autre part que l'étatisme d'Église est plus violem­ment oppresseur des consciences que ne le fût jamais l'éta­tisme de César. *Corruptio optimi pessima*, disent nos grands Docteurs, la corruption de ce qu'il y a de meilleur tourne à ce qu'il y a de pire. Hâtons-nous d'ajouter que ce que nous appelons un étatisme d'Église n'est point et ne sera pas un étatisme de l'Église, il faudrait qu'elle ne fût plus Mère : ce n'est ni ne sera que l'étatisme (inconnu à Rome, floris­sant en France en raison directe de l'antiromanité installée) de rond-de-cuir ecclésiastiques incrustés dans divers, bu­reaux, officines, secrétariats ou cavernes non moins ecclé­siastiques, qui passeront avant d'être venus à bout des résistances de la fierté chrétienne. En-deçà de ces abus intolérables, un « mandat » émané d'une autorité publique d'Église est-il nécessaire pour l'enseignement et l'éducation catholiques ? Nous avons dit que les parents reçoivent d'office ce mandat, par simple surélévation de leur droit naturel. Pour les autres éducateurs ? Un « mandat » peut être utile, opportun les grades en théologie et en philosophie n'étaient pas des ornements pour les titulaires -- c'étaient des garanties pour leurs étu­diants. Le Doctorat emportait présomption de vérité en faveur de qui l'avait obtenu ; 133:132 le Docteur était seul affranchi de l'obligation de mettre aux mains de ses élèves un livre revêtu de l'*imprimatur *; tous autres y étaient astreints, en sorte qu'à tout instant contrôlable, leur enseignement fût forcé de rester dans l'orthodoxie. On sait que tout cela est archipérimé, archidépassé, archirévolu. Un petit compagnon qui n'a point pâli sur la grande Théologie émerge du nadir de quelque petit institut « catéchétique », muni d'un di­plôme de Second Coupeur-de-cheveux-en-quatre ou de Sous-Gonfleur-de-bulles-de-savon, s'installe en chaire, distribue à son auditoire des libellicules aussi dépourvus de valeur ca­nonique que de valeur doctrinale, et vogue la galère ! D'in­nombrables passagers tombent à la mer, deviennent des ariens qui s'ignorent, des nestoriens qui s'ignorent des calvinistes qui s'ignorent, deviennent n'importe quoi ; quelquefois c'est tout le bâtiment, pilote compris, qui fait naufrage dans la foi ; aucune importance : on s'est joyeu­sement passé de grades, on a envoyé au diable l'*imprimatur*, cette double victoire sur l'affreux juridisme vaut bien beau­coup de noyades. Il nous faut d'ailleurs ajouter avec douleur qu'ici comme ailleurs « la présomption cède à la vérité, *proesumptio cedit veritati *», et qu'en nos temps de déchéance on ne peut guère se fier aux Docteurs plus qu'à ceux qui ne le sont pas. Quoi qu'il en soit, on ne peut dénier aux autorités pu­bliques d'Église le droit de décerner leur mandat ou leur garantie à tels éducateurs, tout en maintenant que ce man­dat ou cette garantie ne doivent point tourner au monopole. Tout chrétien agissant suivant sa conscience et selon les normes objectives de l'éducation chrétienne, lesquelles n'ont rien de secret et se trouvent exposées au long dans une foule de documents du Magistère ecclésiastique, peut faire métier d'éducateur chrétien sous les lois de la libre concur­rence, et pourvu qu'il demeure soumis au contrôle des pasteurs légitimes. 134:132 Agit-il alors, dans sa tâche, en vertu d'une délégation ou d'un mandat des parents ? En un sens, oui, puisqu'il dépend des parents que ceux-ci lui confient ou non leurs enfants, et que, s'ils les lui *confient,* c'est qu'ils lui donnent leur *con­fiance*, précisément pour leur donner une éducation dans la foi qu'ils ne peuvent leur donner eux-mêmes, faute de compétence ou faute de temps. D'une autre manière, non, parce qu'à parler en rigueur ce ne sont pas les parents qui confèrent à l'éducateur le *droit* d'élever chrétiennement leurs enfants ; ce « droit » est en lui l'exercice d'une de ses *libertés* de chrétien. Il n'est pas le délégué ou le subordonné des parents, il est leur libre collaborateur ; il se trouve analogiquement à l'égard des parents dans la situation où un publiciste catholique est à l'égard de ses lecteurs. Ce publiciste, dans les matières proprement religieuses, est soumis au contrôle de l'Église, non à celui de ses lecteurs. Il n'est pas requis qu'il ait un « mandat » officiel ou officieux ; il exprime son opinion à ses risques et périls, il s'emploie à la faire partager, ceux qui ne sont pas contents se désabonnent, et il n'en advient autre chose, tout comme il est loisible aux parents mécontents d'une école d'en chercher une autre. La différence est que le droit des parents ne s'arrête pas sur le seuil du collège, il y pénètre avec eux, mais non in­conditionnellement, et il est de règle que les parents s'en­gagent de leur côté à respecter le règlement de l'établisse­ment, le type et les modalités de l'enseignement qui y est donné, et choses de ce genre ; autrement la seule diversité des vues et des désirs des parents rendrait purement et simplement impossible de réunir vingt enfants pendant huit jours dans une même classe. En outre, et plus profon­dément, le droit des parents ne *fonde* pas celui des éducateurs catholiques. Dans le cas de ce que nous avons appelé les « écoles publiques d'Église », c'est de celle-ci directement que les éducateurs tiennent leur mandat éducatif ; dans le cas des « écoles privées d'Église », le droit des parents *rencontre* la juste liberté des éducateurs, liberté qui, en matière d'éducation chrétienne, ont pour norme le droit transcendant de l'Église à exercer, soit en surélevant le droit naturel des parents, soit en supervisant la liberté d'éducateurs auxquels elle aura fait confiance, sa fonction maternelle sur les baptisés. 135:132 Il faut enfin se souvenir que, contrairement à la société civile, qui est une société de familles, l'Église *n'est pas* une société de familles ; elle est une société de personnes différence capitale, qui veut être étudiée de près. **II. -- **L'ÉGLISE EST UNE SOCIÉTÉ DE PERSONNES ; nul ne naît chré­tien ; on n'entre pas dans l'Église du seul fait de naître dans une famille catholique ; l'enfant nouveau-né de parents catholiques et le fétichiste octogénaire deviennent chrétiens exactement de la même manière, par un rite sacramentel d'initiation qui atteint immédiatement leur personne, avant la célébration duquel tous deux sont également hors de l'Église, par la célébration duquel tous deux sont également constitués « personnes dans l'Église ». Et ce *personnalisme-là* est de droit divin. Le canon 87 s'exprime ainsi : « C'est par le baptême que l'être humain est constitué personne dans l'Église, avec tous les droits et devoirs des chrétiens, à moins qu'en ce qui concerne les droits, ne se rencontre un obstacle à la communion ecclésiastique, ou une censure portée par l'Église ». La réserve « en ce qui concerne les droits » signifie que, même si ceux-ci sont retirés, les devoirs sont maintenus. 136:132 Il est clair que, chronologiquement, les devoirs sont postérieurs aux droits. Les droits de l'enfant comme per­sonne doivent être respectés dès qu'il existe comme person­ne, c'est-à-dire dès avant sa naissance ; pour qu'il devienne un sujet de devoirs, il faut qu'il ait acquis l'âge de raison, le discernement du bien et du mal, et la capacité de vouloir librement le bien ou le mal. On voit combien il est inadéquat, et selon nous, peu conforme à la nature des choses, de parler des droits res­trictifs des parents, de l'État, de l'Église même sur l'enfant sans parler aussitôt des devoirs respectifs envers l'enfant de ces diverses personnes physiques ou morales, -- comme, l'âge de raison venu, des devoirs de l'enfant envers elles. Il est excessif de dire que le droit des parents n'est que le devoir de respecter et de faire respecter les droits de l'enfant : ces droits comportent une trop large part d'indé­termination, que le droit certain des parents est de réduire par des options par lesquelles l'enfant sera « déterminé » bien avant qu'il soit en mesure de faire un choix vraiment personnel. L'enfant n'a pas demandé à venir au monde ; mais avant lui, ses parents non plus. Il ne dépend pas de nous d'être nés à Dunkerque ou à Tamanrasset, d'avoir pour langue maternelle le norvégien ou le ouolof. Un million d'éléments de notre destin ne relèvent que de la Sagesse, seule parfaitement libre de se jouer dans l'orbe des terres, « *ludens in orbe terrarum *». Cela, c'est la condition humaine, et fou qui prétend s'en affranchir. Notre libre arbitre, lui, ne *joue* que dans des limites étroites, encore que suffisantes à notre salut ou damnation. Le droit des parents ne se fonde donc pas sur leurs devoirs envers l'enfant ; son vrai fondement, c'est une nécessité de nature. Un changement de résidence ou de métier, des amitiés nouées ou dénouées, la présence ou l'absence d'un piano dans l'appartement, tout détermine ce déterminable qu'est le somato-psychisme pri­mitif de l'enfant. Il n'en deviendra pas *un autre*, son iden­tité métaphysique subsistera, mais il sera, pour avoir vécu sous tel climat, entouré de telles personnes, *autre* qu'il n'aurait été, si ses premières expériences avaient été diffé­rentes. 137:132 Ni les parents, ni personne n'y peuvent rien ; encore une fois cela est la condition humaine. Le droit des parents d'entraîner leurs enfants dans leur mouvance, et par consé­quent d'engager en mille façons leur avenir sans leur parti­cipation, se fonde sur ce qu'ils ne peuvent faire autrement. Ce qui est vrai, c'est qu'eux seuls, les parents, ont ce droit à cause de la dépendance ontologique des enfants à l'égard de ceux qui les ont appelés à l'existence. En tous autres, État compris, ce qui est droit dans les parents est, violence atroce, dont il n'y a, hélas, que trop d'exemples, des convois de déportations d'enfants au dressage des enfants à la délation, de leurs parents. Il est rigoureusement IMPOSSI­BLE que l'enfant ne soit pas « orienté » ; il faudrait qu'il fût à l'abri de toute influence, et cette impossible absence d'influence serait encore une influence qui ferait de lui un Kim ou un Tarzan. On nous parle maintenant d' « éducation non-directive ». Ce qui est une contradiction dans les termes : on ne nous explique pas, et pour cause, comment une éducation peut n'être pas une direction. Nous doutons fort de la bonne foi des promoteurs ; nous soupçonnons, qu'il y a là-dessous quelque entreprise pour robotiser plus sûrement l'espèce humaine. Mais à les supposer de bonne foi, nous les tenons, Rogers en tête, pour de malfaisants rêveurs qui nous offrent une version améliorée, c'est-à-dire détériorée, d'*Émile*. Que des chrétiens s'en mêlent, on n'a pas lieu d'en être surpris ; ce n'est qu'une manière comme une autre de marcher sur la tête, procédé dont des gens d'Église vraiment « ouverts au monde » ne peuvent que recommander la pratique comme ils en donnent l'exemple. On n'est pas surpris, mais on est indigné de cette « chronolâtrie », comme dit M. Jacques Maritain, qui ressemble de plus en plus à une anthropolâ­trie, elle même de plus en plus semblable à la pure et simple idolâtrie. L'homme est de plus en plus un dieu pour l'homme, et, simultanément et inévitablement, l'homme est de plus en plus un loup pour l'homme. 138:132 L'on s'entre-tue en même temps que l'on s'entre-adore, et l'entre-adoration cause l'entre-tuerie qui en est le châtiment ; car on ne se moque pas de Dieu, du vrai Dieu, et il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras, Lui seul. » Ce n'est pas par hasard que la « pédagogie non-directi­ve » coïncide avec la « théologie de la mort de Dieu ». Le Dieu vivant ayant sa pédagogie à lui, qui est très directive, comme on peut le voir à toutes les pages de l'Écriture, tant qu'on n'a pas dressé en due forme le constat de son décès, on ne saurait savourer assez pleinement les joies de la non-directivité de l'éducation dans tous les azimuts. Il n'y a pas que les rivières qui montent en ce moment nous assistons indubitablement à ce que Léon Bloy appelait « une crue extraordinaire de bêtise ». Pour nous, qui avons reçu une éducation *militairement directive* (ce qui nous fera prendre en pitié par quelques « non-violents », mais nous le leur rendons bien, et nous voilà quittes) ; pour nous qui avons eu pour premier gagne-pain un emploi très directivement pédagogique de pion de lycée, et qui nous retrouvons, cinquante ans plus tard, avec ce demi-siècle de pédagogie directive sur les épaules, ayant fait subir les tourments de la directivité pédagogique à d'innombrables enfants et adolescents, au lieu de les laisser se non diriger tout seuls sur de pédagogiques trottoirs de haute non-directivité, nous pensons que de tant de calottes qui se perdent un bon nombre devrait tomber sur la joue des « pédagogues non-directifs », dussent-ils s'évanouir sous cet outrage à la non-directivité pédagogique. On les ferait peut-être taire, ce serait toujours cela de gagné. 139:132 Nous avons déjà dépassé les bornes de notre sujet. Juvénal disait que, la colère rend poète, *facit indignatio versum*, il est certain qu'en prose elle fait surabonder. Nous nous arrêtons, par égard pour nos lecteurs ; mais qu'ils sachent que nous ne sommes pas à bout de raisons, et que rien ne nous paraît plus cruel, plus inhumain, moins catho­lique et plus imbécile que la « pédagogie non-directive ». Contrairement à l'inepte vaticination de Hugo, ouvrir une école, ce *n'est pas* fermer une prison. Mais ouvrir une école « non-directive », c'est s'engager à ouvrir beaucoup, beau­coup de prisons. Celles qui existent refuseraient du monde. La *personne* de l'enfant est un sujet métaphysique ache­vé dès qu'il existe ; la *personnalité* psychologique est un devenir « ployable à tous sens », comme dit Pascal. Le res­pect véritable de l'âme de l'enfant ne consiste pas à le laisser devenir ce que feraient de lui, abandonnées à l'état brut, ses fonctions de connaissance et d'appétition ; ce serait au contraire « mépriser une âme pour laquelle le Christ est mort » ; nous ne faisons ici que traduire saint Jérôme qui, dans son âge mûr, demandait encore (quoique fort impé­rieusement, à sa manière), des directions à saint Damase. La fin de l'éducation est que l'enfant en vienne à préférer li­brement pour toujours le vrai au faux, le bien au mal, le juste à l'injuste, le beau au laid, et Dieu à tout. En un sens très vrai, il n'y a d'éducation qu'autonome, puisque les vertus acquises ne sont pas des mécanismes que l'on puisse monter du dehors, mais des dispositions immanentes au sujet, à qui il appartient de s'en orner ou de les rejeter, auquel cas d'ailleurs il ne demeurera point à l'état de nature, et prendra des vices au lieu de vertus. Mais cette autonomie n'est point celle d'une monade leibnizienne « sans portes ni fenêtres par où quelque chose puisse entrer et sortir », la nature aussi a pourvu à la communicabilité des personnes. Même les anges communiquent, eux qui sont bien plus pleinement que nous des personnes. Bien avant l'éveil de la conscience réflexe, l'enfant a la conscience spontanée de sa faiblesse, de son impuissance à se suffire, du besoin qu'il a en tout des adultes de son inclination *de nature* à recevoir d'eux ce qu'il est incapable de se donner. 140:132 Et c'est cette inclination naturelle qui à la fois constitue en fait le point d'application du levier éducatif, et qui, quant aux jugements de valeur, fonde à la fois le droit de l'enfant et celui de ses éducateurs. C'est une néces­sité de nature, nous ne le redirons jamais assez, que l'enfant change sous l'influence des adultes, et un changement sans direction, c'est un cercle carré. Sans doute, c'est impropre­ment que l'on dit d'un enfant qu'il a été élevé à mentir ou à voler ; il conviendrait de dire qu'il a été, contre-élevé, c'est-à-dire abaissé à ces pratiques. Mais la contre-éducation est aussi directive que l'éducation, ce qui suffit à notre propos. Dans la langue chrétienne, cette éducation prolon­gée qui se donne aux jeunes adultes, notamment dans les séminaires ou les noviciats, s'appelle, très proprement cette fois, la direction ; et nous avons écrit nous-même autrefois un petit livre dont le seul titre, *Principes de la direction spirituelle*, est la négation de la « pédagogie non-directive ». Ainsi, comme Bossuet disait « Rois, gouvernez hardiment », nous disons : « Parents et maîtres chrétiens, dirigez har­diment. » Vos enfants en seront « moins libres ? Quelle sottise ! La confusion entre la liberté morale et la liberté psychologi­que est un sophisme énorme et il est à peine croyable que la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse n'en ait pas fait justice une fois pour toutes, malgré les efforts d'un nombre considérable de Pères. A en lire certains passages, heureusement, corrigés par d'autres, on dirait qu'une obliga­tion morale est une atteinte à la liberté *psychologique*, considérée, à tort d'ailleurs, comme l'élément constitutif de la dignité de la personne humaine. Le libre arbitre est cer­tainement une dignité de la *nature humaine *; mais par rapport à la *personne* qui subsiste en cette nature, il fait indifféremment sa dignité ou son indignité, selon qu'elle fait des choix libres bons ou mauvais. Combien plus justement s'est exprimé l'auteur inconnu mais génial de la prière de la bénédiction de l'eau à l'Offertoire qui a bien su parler de « la dignité de la substance humaine, *humanæ substantiæ dignitatem *», 141:132 substance signifiant ici la nature dans ses conditions concrètes d'existence, -- et se garder corrélati­vement de parler de « la dignité de la *personne humaine *», personne désignant directement le sujet et ne connotant qu'objectivement la nature ! Nuance ? C'est une « nuance » qui met un abîme entre le thomisme et le kantisme. L'auteur de la magnifique expression « *humanæ substantiæ dignitatem* » ne doit rien à saint Thomas, et pour cause, ayant quitté ce monde quelques siècles avant que saint Thomas n'y entrât ; sa formule n'en est pas moins thomiste en plein, simplement parce qu'elle est vraie avec précision, et saint Thomas n'aurait pas mieux dit. Depuis saint Thomas la situation est différente. C'est très bien porté de ne pas vouloir être thomiste, et encore mieux porté de vouloir avec affectation n'être pas thomiste ; seulement on est alors sujet à d'étranges brouillaminis, fût-on la majorité d'une Commis­sion conciliaire, et on fait voter à un Concile des Déclara­tions circonstancielles où sans doute aucune erreur n'est formellement enseignée (encore que de tels documents ne soient point proposés sous la garantie du charisme d'in­faillibilité), mais dont la consistance et la densité doctrina­les sont si fort au-dessous de ce qu'on doit attendre d'une Assemblée si solennelle et des quelques quatre milliards qu'elle a coûtés. C'était chèrement payer cette montagne de discours aboutissant à des textes où l'enflure des superlatifs prodigués ne parvient pas à cacher la médiocrité du fond. Il est vrai que c'était la montagne d'Éole, la quelle, comme chacun sait depuis Virgile, était creuse, et où les vents contraires, rugissant d'être enfermés ensemble, tour­noyaient furibonds. Éole (c'est notre Mgr Felici) assis sur un trône élevé, *celsa sedet Aeolus arce*, (la tribune du Se­crétaire Général) domine de là les vents qui se combattent et les tempêtes hurlantes, *luctantes ventos tempestatesque sonoras*, jusqu'au jour où, frappant de sa lance le flanc de la montagne, *cavum converso cusipide montem*, 142:132 c'est-à-dire lisant le décret de clôture, il ouvre une brèche par où s'échappe enfin un tourbillon qui met le monde à l'envers, *ruunt ac terras turbine perflant*. Les lettrés pourront pous­ser l'étude de cette figure mythologique. Au Moyen-Age, Virgile passait pour avoir annoncé les âges chrétiens, *novus reram nascitur ordo*, ce pourquoi Dante ne l'a point logé dans l'Enfer et se fait conduire par lui au seuil du Paradis. Peut-être bien qu'il a aussi pressenti Vatican II, encore qu'il n'ait point deviné que Neptune, c'est-à-dire le Saint-Office, ayant senti la mer soulevée à grand fracas, *magno miscerit murmure pontum*, n'aurait pas la permission de fulminer le *Quos ego*... Tout se passe temporairement, comme si Rome même avait effacé les vers les plus romains, les plus majestueux (et, transposés, les plus chrétiens) de la romaine et majes­tueuse *Énéide :* *Tu regere imperio populos, Romane, memento,* *Parcere subiectis et debellare superbos,* ce que, par respect pour l'Altissime poète, nous voudrions ne pas même essayer de traduire, ce que pourtant, par res­pect aussi pour nos lecteurs dont les études sont un peu lointaines, nous traduisons, le rouge au front : Toi, Romain, souviens-toi de gouverner le monde, (ou bien : Romain, ton vrai métier est de régir le monde,) Doux à qui t'obéit, et terrible à l'orgueil. \*\*\* 143:132 (Fin du divertissement littéraire, dédié à la mémoire de notre professeur de Quatrième, merveilleusement prénom­mé et nommé Anthime Bonhomme qui nous tritura si im­pitoyablement la cervelle, à douze ans que nous avions, de ses mains pétrissantes et repétrissantes, avec l'implacable volonté de nous rendre consubstantielle -- la religion virgi­lienne, que de virgilien plus que récalcitrant, nous ne devînmes que trop passionné virgilien. Nous n'avons pas même besoin de les articuler, il nous suffit de les retrouver en nous, pour être intérieurement ravi de ces allitérations enchanteresses, en *t, et terras turbine,* en *c*, *cavum conver­so cuspide*, en *m*, *magno misceri murmure*, dont M. Anthime Bonhomme nous ensorcelait, non sans nous écraser de son mépris, comme s'il eût été Virgile en personne, sur ce que pas un d'entre nous n'eût été capable d'en faire autant, vérité dont nous n'avons pas besoin de dire que nous étions très persuadés, mais aussi propre que le fouet à nous entre­tenir dans la salutaire conscience de notre néant. C'était un terrible maître que M. Anthime Bonhomme ! Il nous souvient que l'un de nous récitant le passage même que nous venons de tourner en allégorie, commit le forfait au lieu de *misceri murmure*, de dire *murmure misceri*. L'allitération demeurait, mais le vers devenait faux, on ne pouvait plus le scander. *Proh pudor !* Il n'alla pas plus loin. Il fut interrompu par un tonitruant « Monsieur ! » (car il disait *Monsieur* à ses bambins) qui glaça d'épouvante la classe entière, tout accoutumée qu'elle fût à deux ou trois orages par heure. « -- Monsieur, vous massacrez Virgile ! Monsieur, vous ravagez l'Énéide ! Faire de *misceri* un dactyle cinquième ! *Misceri* est tout en longues, Monsieur, et nous sommes en Quatrième. C'est scandaleux, mais je ne me laisserai pas faire. Vous êtes un cancre, Monsieur. Asseyez-vous, Mon­sieur, et vous me scanderez vingt fois le vers par écrit, vous m'entendez bien, vous ne le copierez pas, vous le scanderez par écrit : Intere-/a ma-/ gno, mis-/sceri / murmure / pontum 144:132 Mettre *murmure* avant *misceri !* Fausser un vers de Virgile ! Mais en quel lieu sommes-nous, comme Cicéron l'a dit l'autre jour, je veux dire dans le passage que nous expliquions l'autre jour, *ubinam gentium sumus *? Suis-je dans ma classe ? Êtes-vous Catilina ? Non, Monsieur, ne vous prenez pas pour Catilina. Je le répète, vous n'êtes qu'un cancre, un misérable, un détestable, un exécrable, et peut-être, hélas, un indécrottable cancre. *Murmure misceri !* Notez bien (ici, légère accalmie, M. Bonhomme étant repris par sa passion d'instruire) notez bien qu'en prose oratoire, *murmure misceri* ne ferait pas une mauvaise clausule, et meilleure que *misceri murmure*. En prose, on ne finit pas sur un dactyle. Le dactyle s'évapore, il vous glisse entre les doigts sur ses deux brèves, allez le rattraper ! Demain, en classe de prose, nous étudierons les clausules de la pre­mière Catilinaire. Mais il s'agit bien de cela ! (Retour d'indi­gnation). Nous sommes en poésie, Monsieur, que dis-je, en poésie, nous sommes au sommet de la poésie, que dis-je au sommet de la poésie, nous sommes dans l'épopée, que dis-je, dans l'épopée, nous sommes au sommet de l'épopée. Je vous vois encore debout, Monsieur, comme si vous aviez la moindre raison de dépasser les autres. Asseyez-vous, vous dis-je, au suivant ! » Pour achever, puisque nous y sommes, le portrait de M. Anthime Bonhomme, il faut décrire un de ses mouve­ments. Il faisait classe debout en se promenant, et comme nos tables étaient disposées en fer à cheval, il tournait le dos à l'une en allant vers l'autre. Pour maintenir dans l'ordre les élèves qu'il ne voyait pas, il avait coutume d'opé­rer brusquement, lorsqu'on s'y attendait le moins, sans cesser de marcher, un retournement de la tête si poussé, et une torsion du buste si extrême, que pendant une seconde, son visage à barbiche noire paraissait -- aïe, comment nous exprimer honnêtement ? -- son visage paraissait situé, enfin oui, au-dessus du fond de son pantalon. La première fois, l'excès de nôtre surprise nous évita bienheureusement le moindre sourire ; 145:132 la deuxième, nul moyen de ne pas nous sourire à tout risque. Mais M. Bonhomme, quelle que fût la souplesse de sa personne trapue, ne pouvait soutenir longtemps cette posture extraordinaire de mannequin de vitrine en deux parties dont on aurait facétieusement posé le côté face de la partie supérieure sur le côté pile de la partie inférieure. Et tandis qu'ayant repris une attitude normale il regardait la table opposée, nous pûmes, le nez sur la nôtre, et nous comprimant les côtes jusqu'à nous cramoisir -- car il n'eût pas fait bon éclater -- nous livrer à un rire muet qui figure en belle place dans nos souvenirs du lycée. Ensuite... eh bien, ensuite, on s'habitue à tout, sans compter que les dévissements et revissements de M. Bonhomme eurent bientôt fait de nous inspirer plus de sérieux que de gaieté. Nous étions là pour travailler, il nous le faisait bien voir.) \*\*\* On dira tout ce qu'on voudra, la pédagogie directive a du bon. Car de vouloir nous persuader qu'en nous non-dirigeant nous serions venu tout de même à avoir *envie* de lire, de comprendre, d'admirer Virgile, lanlaire ! Virgile n'est pas nécessaire au salut ? Oh non ! L'arche de Noé reçoit les plus incultes animaux. Seulement il faut les y faire entrer à coups de pied, et on ne sort pas de la pédagogie directive. Ce point réglé de la fausse estimation du libre arbitre comme élément constitutif de la dignité de la personne humaine (Pascal disait beaucoup plus justement : « Toute notre dignité consiste en la pensée » et ce n'était pas un thomiste profès ; mais au moins n'était-il pas un aveugle contre-thomiste) il reste à remarquer qu'en tout état de cause l'obligation morale favorise, loin de la diminuer, la liberté psychologique. 146:132 Non seulement je suis aussi libre en obéissant qu'en désobéissant, je le suis davantage, car l'obligation morale m'aide à surmonter les inclinations, les passions, les émotions et les vices qui sont les vrais enne­mis du libre arbitre et le corrompent en serf-arbitre. Les saints sont, moralement, les plus libres des hommes, parce que l'amour de Dieu les affranchit de la crainte des puis­sants. Mais psychologiquement aussi, ils sont les plus libres des hommes, parce que, aussi libres que nous de vouloir pécher, ils sont bien plus libres que nous de vouloir ne pas pécher. « Celui qui fait le péché est l'esclave du péché : ce qui vous rendra libres, c'est la vérité. » Mais n'avons-nous pas dit, il y a longtemps, que nous allions finir ? Eh bien, nous avons fini. V.-A. Berto. 147:132 ### Le catéchisme Lettre ouverte au Président de la Conférence épiscopale française, parue dans « Itinéraires », numéro 127 de novembre 1968. AVE MARIA Éminentissime et Révérendissime Seigneur, Si déplaisant qu'il soit à un prêtre, sujet d'une Église fille et disciple, de s'opposer publiquement à un Arche­vêque, Prêtre-Cardinal de l'Église Mère et Maîtresse, la détresse, le désarroi, ou la révolte où se trouvent jetés des dizaines de milliers de catholiques par la publication des premiers nouveaux *catéchismes,* accompagnée de la pré­tention exorbitante, et d'une tyrannie à la lettre sans exemple dans l'Église, de les rendre obligatoires, réclament de moi que je me joigne à ceux qui ne s'accommodent pas d'une pareille iniquité. Je m'adresse à Votre Éminence Révérendissime, parce que c'est Elle qui, par deux actes publics, s'est Elle-même constituée le janissaire de l'op­pression. **1. **Votre Éminence a blâmé les écrivains qui, dès les premières semaines de la présente année, ont exprimé contre le *Fonds national obligatoire* ([^32]) des griefs non né­gligeables. Elle les a blâmés calomnieusement et en mau­vais français, en écrivant qu' « *on a voulu ignorer délibé­rément etc. *» ([^33]). Il fallait : « on a voulu délibérément ignorer », l'adverbe portant évidemment sur la volonté et non sur l'ignorance. Je laisse cela, il y a longtemps que nous savons que, *délibérément* ou non, les évêques, pour la plupart, n'écrivent plus ; ils patoisent. 148:132 *Délibérément ?* DEUX hommes seulement, à l'époque où fut publiée la première note de Votre Éminence, avaient hautement parlé contre le *Fonds national obligatoire *: MM. Salleron et Madiran. Non pas dix, ni cinq, ni trois deux ; ces deux-là. Qu'ils aient « voulu ignorer délibéré­ment », comme dit Votre Éminence, ou « voulu délibéré­ment ignorer », comme dit la grammaire, est une accusation grave à leur encontre. « *On *» est un subterfuge de casuis­tique qui ne peut laisser en paix qu'une conscience ar­chiépiscopale ; sous ce pronom couard, les noms propres étaient très lisibles. D'autre part il apparaissait à la pre­mière inspection des textes que MM. Salleron et Madiran avaient lu le *Fonds national obligatoire*, en avaient perçu la portée et les intentions prétendument pédagogiques, et, loin d'avoir « voulu ignorer délibérément » ou « voulu délibérément ignorer » ce qu'ils critiquaient, parlaient en pleine connaissance de cause ([^34]). Une grave accusation démontrée fausse est une grave calomnie, et le calomnia­teur est obligé à réparation. 149:132 Nous n'avons point vu que Votre Éminence Révérendissime se soit acquittée de ce devoir de *justice.* MM. Salleron et Madiran ne m'ont pas chargé de les défendre, ils sont de taille à le faire eux-mêmes, s'ils le jugent à propos. Cela aussi n'est donc dit qu'en passant, mettons, pour le repos de ma propre conscience, et parce que le saint Évangile déclare « bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice ». **2. **Votre Éminence Révérendissime, dans une deuxième note, a improuvé la traduction du *Catéchisme hollan­dais.* Non pas, hélas, quant au fond, mais pour la seule raison que cette traduction est « prématurée ». En français, et, qui sait ? peut-être aussi en berrichon d'archevêque, *prématuré* veut dire « qui n'est pas encore mûr », mais qui, sauf accident, est destiné à mûrir. Il doit donc venir une heure où la traduction du *Catéchisme hollandais,* enfin mûre, sera inoffensive, et où les oreilles pies auront tort de s'en trouver offensées ? Une heure où cette traduction qui *aura été* « un acte d'indiscipline », se trouvera, sans qu'un mot y soit changé, l'acte légitime d'un traducteur qui n'aura eu que le tort d'avoir raison trop tôt ? 150:132 Ou bien Votre Éminence entend-elle ce « prématuré » d'une traduction faite avant qu'aient été opérées les correc­tions réclamées par le Siège romain ? Ce serait une deuxième fois se mettre la conscience en paix à trop bon marché. Qui croira qu'une maffia qui se piète depuis près de deux ans à *ne pas faire* ces corrections, va enfin obéir ? La Première Chaire est maîtresse de sa mansuétude comme de sa sévérité. Mais il crève les yeux de tout le monde que cette maffia entend triompher d'elle comme que ce soit, et que la traduction « prématurée » en français, après la traduction « prématurée » en anglais, n'est qu'un épisode calculé d'une scandaleuse rébellion, en face de laquelle il est à peine croyable qu'un Prêtre-cardinal de l'Église romaine, outragée comme Mère, bafouée comme Maîtresse, ne trouve d'autres accents que cet incolore « prématuré ». **3. **Ceci m'amène au vif de ma querelle (*querela*, en latin, c'est une plainte, Votre Éminence Révérendissime ne peut l'avoir oublié) qui n'est point du *Catéchisme hollandais* mais de l'apparition des premiers ouvrages dérivés du *Fonds national obligatoire.* Plusieurs questions se posent à ce sujet : *a*) Votre Éminence perçoit-Elle une différence substan­tielle entre la traduction française du *Catéchisme hollandais* jugée par Elle au moins prématurée, et lesdits ouvrages, jugés par Elle au moins mûrs ? *b*) Votre Éminence ne perçoit-Elle pas une différence substantielle entre la Confession de Foi du Souverain Pontife régnant, d'une part, et d'autre part, le *Catéchisme hollandais* traduit ou non, et les ouvrages fabriqués à partir du *Fonds national obligatoire ?* 151:132 Dans la négative à la question *a,* c'est-à-dire, si Elle ne perçoit nulle différence substantielle entre le *Catéchisme hollandais* et les ouvrages dérivés du *Fonds national obli­gatoire,* comment peut-Elle juger « prématurée » la publi­cation en français de l'un et mûre la publication des autres ? Des différences mineures n'expliquent pas la différence des positions prises par Votre Éminence à l'égard de ces deux affaires, les blâmes inversement distribués au traducteur du *Catéchisme hollandais* et aux critiques du *Fonds national obligatoire.* Dans l'affirmative à la question *a,* c'est-à-dire, si Votre Éminence perçoit une différence substantielle entre le *Ca­téchisme hollandais* et les ouvrages dérivés du *Fonds natio­nal obligatoire,* comme cette différence substantielle n'est pas un allant-de-soi, comment Votre Éminence s'y prendra-t-Elle pour la montrer ? Car ce qui saute aux yeux, c'est que les ouvrages dérivés du *Fonds national*, s'ils sont pédagogi­quement nuls, comme adaptation de la doctrine catholique, sont au contraire une parfaite adaptation pédagogique du *Catéchisme hollandais *: même anthropocentrisme éperdu, même naturalisme forcené. Dans l'affirmative à la question *b,* tout est dit : le *Catéchisme hollandais* est anathème, comme enseignant une religion substantiellement différente de la religion catholique romaine, et les ouvrages censés dériver du *Fonds national obligatoire*, mais qui dérivent beaucoup plus cer­tainement du *Catéchisme hollandais*, doivent être déclarés au moins impropres à enseigner aux enfants la religion catholique romaine. Dans la négative à la question *b,* c'est-à-dire si Votre Éminence ne perçoit pas de différence substantielle entre la Confession de Foi de Paul VI et les ouvrages qui pro­cèdent du *Fonds national obligatoire* (ou beaucoup plus probablement qui procèdent, comme le *Fonds national obligatoire* lui-même, du *Catéchisme hollandais*) alors cette cécité pose un autre problème. Supposons un lecteur igno­rant de toutes les controverses présentes, et en la seule possession de la Confession de foi romaine, et de « *Qui es-tu, Seigneur ?* » ([^35]), il ne lui viendra pas à l'esprit qu'il puisse s'agir de la même religion. 152:132 D'un côté, l'usage normal, sain, et d'ailleurs nécessaire de l'intelligence exprimant *ce qu'elle croit *; de l'autre, le refus morbide, la phobie du « notionnel », refus d'ailleurs radicalement impraticable et ruineux, puisque notre pensée est par nature conceptuelle, et que les auteurs mêmes de « *Qui es-tu Seigneur ? *» conceptualisent comme un chacun quoiqu'ils en aient, se trouvant décorés d'une figure humaine ; d'un côté, des ju­gements clairs, fermes, arrêtés, et qui lors même que le *lien* entre le sujet et le « prédicat » demeure surintelligible, sont exprimés en *termes* dont chacun est parfaitement définissa­ble ; de l'autre, des propositions floues, pâteuses, inconsis­tantes, impropres à fixer l'esprit ; d'un côté un ordre admi­rable, une synthèse où tout se tient ; de l'autre un vrac de poubelle, où une vache ne trouverait pas son veau ; d'un côté une continuité millénaire, une sérénité qui sort des entrailles d'une tradition précieuse ; de l'autre des propositions erratiques, sans racines, disloquées, qui sau­tillent brusquement à la surface du nadir, ne se soutenant pas au-dessus d'un vide infini. Je pourrais continuer, mais si ce que j'ai dit ne constitue pas pour Votre Éminence une différence substantielle, et cent différences substantielles cela fait problème. Quelle qu'ait pu être l'inégalité de nos « carrières » respectives, Votre Éminence et moi avons vécu ensemble sous le même toit du Séminaire Pontifical français, nous avons eu les mêmes maîtres, suivi les mêmes cours, étudié dans les mêmes livres, subi les mêmes exa­mens. *Le Fonds national obligatoire* rend-il à Ses oreilles le même son authentiquement romain que les conférences spirituelles du P. Le Floch et du P. Voegtl, que l'enseigne­ment du P. Lazzarini, du P. Cappello, du P. Vermeersh ? 153:132 Elle ne le soutiendra pas ; cela ferait crier les pierres, les pierres de Santa-Chiara, les pierres de la vieille Gré­gorienne que nous avons fréquentée ensemble. Un caté­chisme pour enfants n'est pas un cours de théologie, non. Mais il doit n'être pas *hétérogène* à la théologie, ne devant être que l'exposé des principes de la théologie, qui sont les dogmes de la foi, la morale catholique, les sacrements catholiques, la prière catholique, et encore quelque chose de plus. Car un catéchisme ne doit pas présenter seulement le squelette de la doctrine catholique réduite à sa plus sèche expression, mais sa chair et son visage. Il y a une vision catholique du monde, un sens catholique, un esprit catholique que le plus humble catéchisme doit inculquer. Le *Catéchisme hollandais,* encore qu'il ne soit pas hum­ble, mais enflé de la plus insupportable suffisance, tombe en plein sous ce reproche, et les critiques innombrables qu'on en peut faire se ramènent à une seule, c'est qu'il n'est pas catholique. Encore s'adresse-t-il à des adultes, mais les catéchismes pour les enfants, qui se donnent pour procéder du *Fonds national obligatoire*, ne valent pas mieux : c'est le figuier stérile, ou le pain moisi par le mauvais levain. C'est une de ces œuvres visiblement mau­dites de Dieu où les entreprises les plus longuement pour­pensées pourrissent dans la main des ouvriers. Car enfin, Éminentissime Seigneur, il faut en venir à ce prétexte pédagogique dont on a couvert la funeste be­sogne. Votre Éminence était déjà revêtue de l'épiscopat en 1957, lorsque la sage volonté du Siège Apostolique réprima le premier essai de « *Catéchisme progressif *», et c'est s'infliger à soi-même un bien déshonorant démenti que d'approuver aujourd'hui ce qu'on a soi-même improuvé avant-hier ; car nulle cavillation, nulle subtilité, ne viendra à bout de montrer que les sous-produits du *Fonds national obligatoire* sont d'un autre esprit que le « *Catéchisme pro­gressif *» de 1957 : il n'y a de l'un à l'autre qu'une très palpable aggravation. 154:132 Mais à tenir pour non avenue l'affaire de 1957, à ne considérer que les nouveaux textes, et à ne les considérer que sous leur aspect pédagogique, le ridicule saute aux yeux par la disproportion entre les prétentions « péda­gogiques » des auteurs, et la nullité pédagogique de leurs efforts, après avoir, paraît-il, tant ahané. De parti pris, ou par impuissance ou par châtiment, la niaiserie éclate à toutes les pages. Et c'est ce qu'on a le front de nous pré­senter comme le dernier mot de la pédagogie catéchistique ? « Défense à Dieu d'entrer dans ce laboratoire » où, à des enfants préalablement décrétés incapables d'en com­prendre davantage, on se livre à la sinistre volupté de comprimer la cervelle, afin qu'ils deviennent effectivement bêtes, à force d'avoir été bêtifiés. Heureusement, ils ne se laisseront pas faire ; mais malheureusement, d'une religion aussi anti-pédagogiquement proposée ils se débarrasseront d'urgence, pour n'en plus vouloir ouïr parler de leur vie. Malheureusement ? Il est vrai que le malheur ne sera pas grand, puisqu'ils ne se déferont que d'un pseudo-catholicisme radicalement différent du vrai ; Seulement le travail sera à refaire, et pour beaucoup l'occasion ne se représente­ra plus. Petits agneaux pitoyables non seulement errants, mais fourvoyés par de mauvais bergers, que votre sort tirerait de larmes, si le Pasteur véritable ne gardait la puissance de vous ramener à Lui, par des voies que Lui seul connaît ? Éminentissime Seigneur, j'ai fait toute ma vie le caté­chisme, à la seule exception de mes années d'enseignement au Grand Séminaire ; je l'ai fait comme vicaire de pa­roisse, je l'ai fait comme aumônier de pensionnat, je le fais encore tous les jours ouvrables, et depuis vingt-trois ans, à des enfants privés de famille. 155:132 Je l'ai fait à des enfants de tous les âges, de toutes les couches sociales, surtout des plus humbles et des plus ignorantes. Et je dis que prétendre que les enfants de neuf à onze ans ne sont susceptibles que du long verbiage qu'on leur inflige accom­pagné, dans un encadrement entre filets maigres, d'un « par cœur ». (d'ailleurs difforme et véreux) qui tiendrait sur le seul recto d'une feuille de format commercial, c'est une imposture éhontée. Ces enfants n'ont pas en main que le catéchisme. Ils ont des livres d'histoire, de géographie, d'arithmétique, de textes choisis. Il n'y a qu'à comparer ce que le moins bien fait de ces manuels, le plus rébarbatif, le plus indigeste, leur apportera, entre neuf et onze ans, de connaissances encore élémentaires, mais ordonnées et méthodiques, avec ce qu'ils pourront tirer pour leur vie catholique de pages imposées par un monopole violent et dénué des formes cano­niques les plus nécessaires. Du vent, moins que du vent, un vide de cloche pneumatique. Comme on ne respire pas dans le vide, les enfants se hâteront de s'évader de cette inconfortable prison, et le résultat infaillible sera qu'ils au­ront de plus en plus d'estime pour les sciences dites profa­nes, de plus en plus de mépris pour la religion catholique, ou ce qu'on leur aura persuadé être la religion catholique, au grand risque qu'ils ne se dépêtrent jamais de cette confusion. Tel sera le succès déplorable de l'entreprise. Ni Votre Éminence ni moi ne le verrons, mais il est infaillible, encore une fois, si l'on s'obstine dans la voie où l'on s'est engagé avec un aveuglement qui, à ce degré, ne peut être que volontaire. \*\*\* 156:132 Je ne relèverai pas une à une les erreurs, sottises, tru­quages et fraudes des nouveaux textes, je me bornerai entre cent à un seul point où il me semble qu'un Prêtre-cardinal doit percevoir mieux que tout autre la fureur anti­romaine. Dans la « définition » de l'Église par les diverses notes de son unité, une seule est omise : l'unité de gou­vernement. « *No Popery *» ! On le dira plus tard ? D'abord pourquoi pas tout de suite ? Est-ce encore en vertu des règles de la super-pédagogie des auteurs ? Mais quelle diffi­culté particulière y a-t-il donc pour des enfants de neuf à onze ans, à comprendre que le Pontife Romain est le chef suprême de l'Église ? Ensuite, à le taire maintenant, à le renvoyer à un « plus tard » indéterminé, ce nouvel élément ne paraîtra plus que surajouté, plaqué du dehors, facul­tatif. On nous parle de l'unité de foi. L'unité de foi s'est-elle conservée, se conserve-t-elle toute seule ? Peut-elle se passer d'un Gardien divinement établi ? Ou bien veut-on laisser à penser que le « pluralisme » s'étend jusqu'aux dogmes, qu'on peut être catholique romain en croyant à la Présence réelle ou en n'y croyant pas, en croyant aux Anges ou en n'y croyant pas, à la perpétuelle virginité de Marie ou en n'y croyant pas ? Un ancien catéchisme épiscopal, celui de Lille je crois, enseignait tout uniment que « l'Église est la société des chrétiens soumis au Pape ». Rien de plus net, rien de plus concis, rien de plus aisé à comprendre ; point de critère plus simple pour discerner le catholicisme d'avec ce qui n'est pas lui. On remplace cette définition limpide, exacte, par un fatras, où l'on omet le plus facile et le plus nécessaire. Et on ne l'aurait pas fait exprès ? Et cette « omission » criminelle peut se prévaloir de la protection de votre Pourpre ? Invinciblement, Éminentissime Seigneur, ma pensée se reporte à nos communs maîtres, si romains ! -- ils n'ont pas élevé Votre Éminence pour une telle préva­rication, d'ailleurs inexplicable, car, s'il m'est permis d'em­prunter une phrase du langage familier, « cela ne vous ressemble pas ». \*\*\* 157:132 Une « lettre ouverte » ne peut avoir les dimensions d'un article, c'est un cri. Je finirais ici, si je ne devais mettre sous les yeux de Votre Éminence un extrait de la *Vie dio­césaine de Paris* ainsi conçu : « *Des accords ont été conclus entre l'Association Épis­copale catéchistique, les éditeurs, les auteurs et les libraires. Ils permettent d'apporter un soutien aux organismes caté­chétiques diocésains et nationaux, tout en maintenant un prix normal par la réduction des marges bénéficiaires habi­tuelles. Les libraires ne pourront donc pas consentir de remise sur les prix des nouveaux manuels, même par quantité. *» Quelle intolérable odeur de soufre, et que cela pue l' « Église des pauvres » ! Des écritures calamiteuses que des chiffonniers achèteraient à peine au poids du papier, on les décrète « obligatoires » pour des centaines de milliers d'en­fants baptisés, dont on fera des ariens qui s'ignorent, des nestoriens qui s'ignorent, des modernistes qui s'ignorent, ou n'importe quoi, les cochons de parents dûment avertis qu'ils n'ont à espérer aucune réduction « même par quan­tité », moyennant quoi on se partagera simoniaquement entre compères plusieurs centaines de millions par an ! « Ce que vous avez reçu pour rien, donnez-le pour rien, *quod gratis accepistis, gratis date*. » C'est l'Évangile de Jésus-Christ. Mammon dit : « Ce que vous avez reçu pour rien, vendez-le très cher » et c'est Mammon qui triomphe ! Éminentissime Seigneur, quand tout ce que j'ai dit plus haut ne serait qu'un amas de sophismes, les lignes que je viens de transcrire, *à elles seules,* démontrent que nous sommes en présence d'une « religion » qui n'est pas celle de Jésus-Christ. Elles suintent la faim maudite de l'or, *auri sacra fames*. La seule idée qu'un catéchisme doit rivaliser en illustrations, en artifices typographiques, en reliure et bagatelles de ce genre, avec les autres livres scolaires, est une idée mondaine -- ce n'est pas une idée catholique. 158:132 A ce niveau, le catéchisme est battu d'avance ; sa vraie gran­deur est d'un autre ordre, sa vraie transcendance n'est point relevée, mais abaissée par ces ornements ; utiles ou agréables ailleurs tant qu'on voudra, ici futiles, nuisibles, et laids, comme est laide toute partie qui n'est pas en harmo­nie avec son tout : *turpis est pars universo suo non con­gruens*, dit saint Augustin. Le catéchisme, et notamment le catéchisme pour les enfants, doit être un livret humble, un livret austère, un livret pauvre, un livret *bon marché*, ou bien il n'annonce pas Jésus-Christ, il n'attache pas à Jésus-Christ, il trahit Jésus-Christ, et il est réprouvé de Jésus-Christ. Je suis, Éminentissime Seigneur, de Votre Éminence Révérendissime, le très respectueux serviteur. *Manécanterie Saint Pie X* *Septembre 1968* L'abbé V.-A. Berto. 159:132 ### La contraception > Dernier article de l'Abbé Berto. Paru de son vivant, au début du mois de décembre 1968, en « supplément » de la revue « Itinéraires » ; puis dans le numéro 129 de janvier 1969. ON SAIT COMMENT des épiscopats entiers ont refusé d'entendre l'adjuration finale aux évêques de l'Encyclique *Humanæ vitæ, si* touchante, si émouvante pour tout cœur bien né. L' « Assemblée plénière » française vient de se signaler par une énorme imposture collective, qui est en même temps une énorme insulte à toute la tradition catholique, à la tradition des saints comme à la tradition des docteurs, auxquels on impute frauduleusement d'avoir dit ce qu'ils ont constamment refusé de dire. On ose imputer à la « morale » et à la « sagesse traditionnelle » d'enseigner que, dans ce qu'on appelle un « *conflit de devoirs *», elles « *prévoient *» (quel français !) « *de rechercher devant Dieu quel devoir en l'occurrence est majeur *». Mais ; quand on se trouve en présence d'une action INTRINSÈQUEMENT MAUVAISE, ni la « morale », ni la « sagesse traditionnelle » n'admettent qu'il y ait « conflit de devoirs ». On doit éviter à tout risque l'INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS, en faisant d'ail­leurs ce qu'on peut pour porter remède aux consé­quences éventuelles. Et de ce qu'on ne pourrait pas éviter, on se remet à Dieu qui l'a ainsi permis. 160:132 L'INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS est un mur infran­chissable, ou plutôt on est devant la face de Dieu, et il n'y a qu'à dire avec le patriarche Joseph : « Comment donc pourrais-je faire ce mal, et pécher envers mon Dieu ? *Quomodo ergo possum hoc malum facere et peccare in Deum meum ? *» Ou bien) selon l'interprétation que la tradition catholique unanime a toujours donnée du mot de saint Paul, il n'est pas permis de faire ce qui est (intrinsèquement) mal pour qu'il en arrive du bien : « *non faciamus mala ut veniant bona *». Ce que l'on traduit couramment, et presque vulgai­rement, par l'axiome : *la fin ne justifie pas les moyens.* La moralité des moyens doit être pesée en elle-même, et un moyen *intrinsèquement mau­vais* doit être rejeté, quelque soit le bien qu'on se promet de son emploi. On ne peut supposer que l' « Assemblée plé­nière » ait ignoré ces vérités élémentaires ; on doit donc crier qu'en faisant dire à la « *morale *» et à la « *sagesse traditionnelle *» ce qu'elles ne disent pas, ce qu'elles ont toujours condamné avec dé­goût, l' « Assemblée plénière » a MENTI et CALOMNIÉ. \*\*\* Parlant du même exécrable abus, la contracep­tion directe et volontaire, saint Augustin dit que les époux qui vivent ainsi dans le mariage ne sont pas des époux, « LA FEMME Y EST LA PROSTITUÉE DE SON MARI, LE MARI Y EST L'ADULTÈRE DE SA FEMME » *aut illa est quodammodo meretrix mariti, aut ille adulter uxoris *» ([^36])*.* 161:132 Quinze siècles plus tard, le cardinal Pie, s'en­tretenant avec son clergé du même triste sujet (car, si on n'en était pas aux procédés hormonaux ou chimiques, on savait déjà, et de plus d'une ma­nière, procurer la contraception), le cardinal Pie, disions-nous, rappelait à ses prêtres que « *le Saint-Office a condamné, comme scandaleuses, erronées, contraires à la nature de l'union conjugale, et déjà implicitement réprouvées par Innocent XII, les propositions qui tendaient à excuser ce hideux abus du mariage, ou à jeter quelque doute sur son oppo­sition avec le droit naturel... Le péché dont il s'agit est contraire à la loi naturelle et, commis volon­tairement, il est toujours mortel en lui-même, voilà ce qui est hors de tout doute *». Il ajoutait un peu plus loin : « *Mais enfin, Messieurs, ou il faut déchi­rer toute la théologie, ou les sacrements ne peuvent pas, ne doivent pas être sciemment don­nés aux indignes. *» ([^37]) Aussi l' « Assemblée plénière » n'y est pas allée par quatre chemins : ELLE A DÉCHIRÉ TOUTE LA THÉOLOGIE. \*\*\* Sous cette calomnie dont elle a souillé la « *mo­rale *» et la « *sagesse traditionnelle *» l' « Assem­blée plénière » a camouflé l'arrière-pensée que la contraception directe et volontaire ne serait pas intrinsèquement mauvaise. Oh ! ce n'est pas dit franchement ! Comme toute assemblée officielle -- sauf assistance particulière de Dieu -- celle-ci est de sa nature fourbe et lâche, ayant en vue, non point *ce qui est,* mais *l'effet* que produiront ses déclarations : « dites-nous des choses qui nous plaisent, *loquimini nobis placentia *». En vain y chercherait-on la droiture évangélique : « Oui quand c'est oui, non quand c'est non, *est, est ; non, non*. » 162:132 On laisse seulement entendre que la contra­ception directement et volontairement procurée *n'est pas* intrinsèquement mauvaise, qu'elle ne brise pas la finalité essentielle du mariage, alors que l'union conjugale est non point par circons­tance, mais *par identité*, en vertu de l'émission masculine qu'elle comporte, l'acte essentiellement ordonné à la procréation ; on laisse entendre qu'elle peut être nécessaire à « l'équilibre des époux » ou à « l'harmonie du foyer », alors que, comme dit le P. Vermeersch, après saint Augustin, après le cardinal Pie, après mille autres, « ce vice est exécré de la nature même, *a natura abhorreri *»*,* et que « c'en est fait de la dignité du mariage, *de dignitate matrimonii actum est*, si on le tolère » ; alors qu'au contraire, comme tout directeur en a fait cent fois l'expérience, comme l'enseigne *Humanæ vitæ,* « l'harmonie du couple » et « l'équilibre du foyer » se trouvent, et ne se trouvent que dans l'humble soumission à la loi de l'institution primordiale du mariage, dans l'aide mutuelle, dans la piété, dans la prière, dans le recours assidu aux sacrements. Pour faire plus que « laisser entendre », il faudrait d'abord *démontrer* cette proposition : « la contraception directement et volontairement procurée *n'est pas* intrinsèquement mauvaise », démonstration cent et mille fois elle-même démontrée impossible, et l' « Assemblée plénière » le sait pertinemment. Ensuite, ce serait ouvertement contredire l'Encyclique, et l' « Assemblée plénière » s'en garde avec soin ; il est plus conforme à son génie de ne la contredire qu'hypocritement. On laisse donc dans une pénombre utile ce point fondamental, principal, capital, et à la faveur de l'obscurité, on jette sur la couche nuptiale sans tache, *thorus immaculatus*, des couples qui se chargeront de la salir, -- mais vertueusement, comment donc ! 163:132 Et comme aucune distinction n'est faite dans la « Note pastorale » entre les voies et moyens de contraception, rien n'empêchera les jeunes fiancés de demander à leur évêque de bénir, avec leur anneau de noces, quelques capotes anglaises. Il ne peut vraiment pas leur refuser ça ! \*\*\* Telle est la situation présente, et elle est épouvantable. L' « Assemblée plénière », en matière doctrinale, s'est séparée d'avec le Souverain Pontife, et d'avec l'Église de tous les siècles. C'est une séparation dans l'espace d'avec le Pape aujourd'hui régnant, d'avec d'autres épiscopats, et c'est une séparation dans le temps, une séparation d'avec l'enseignement constant universel ininterrompu, de toute l'Église. Les textes que nous disposons ci-dessous sur deux colonnes ([^38]) pour plus de clarté, sont décisifs. Non seulement la « Note pastorale » s'écarte de l'Encyclique, mais elle met calomnieusement au compte de l'enseignement constant de la « *morale *» et de la « *sagesse traditionnelle *» une solution qui ne fut jamais la leur dans le cas considéré. Un cas analogue est celui de l' « avortement thérapeutique ». Que faire, si l'on ne peut sauver la mère qu'en assassinant l'enfant ? Une certaine déontologie parlait alors aussi d'un prétendu « conflit de devoirs », et concluait à sauver la mère par le meurtre de l'enfant. L'Église n'a jamais, nous disons bien *jamais*, accepté cette solution. Le médecin doit jusqu'au bout faire tous ses efforts pour sauver les deux vies, on ne peut assimiler l'enfant à un « injuste agresseur », et le meurtre d'un innocent est alors intrinsèquement mauvais. Mais alors la mère et l'enfant périssent ? Peut-être, et ce seront deux grands malheurs, mais *aucun péché.* 164:132 L'ancien professeur de théologie morale -- et actuellement aumônier de clinique -- qui nous a remis en mémoire si fort à propos le cas de l' « avortement thérapeutique » ajoutait que grâce à la fermeté de l'Église (jointe aux progrès de la médecine) façonnant la conscience des médecins et des époux chrétiens, on en est venu peu à peu à transformer la déontologie médicale, et à faire disparaître la pratique criminelle de l' « avorte­ment thérapeutique ». Voici donc les textes : HUMANÆ VITÆ, (§ 14) : « Il n'est jamais permis, même pour de très graves raisons de FAIRE le mal afin qu'il en résulte un bien, c'est-à-dire de pren­dre comme objet d'un acte positif de volonté ce qui est *intrinsèquement* un dé­sordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, *même avec l'intention* de sauve­garder ou de promouvoir des biens individuels, fa­*miliaux ou* sociaux. » NOTE PASTORALE (§ 16) : « Il arrive en effet que les époux se considèrent en face de véritables conflits de devoirs... A ce sujet nous rappelons simplement l'enseignement constant de la morale : quand on est dans une *alternative* de de­voirs où quelle que soit la décision prise on ne peut éviter un mal, la sagesse traditionnelle prévoit de rechercher devant Dieu quel devoir en l'occurrence est majeur. » Il est impossible de s'y méprendre : la « *Note pastorale *» *ne se justifierait que dans l'hypothèse, où la contraception directe et volontaire ne serait pas intrinsèquement mauvaise.* Et le Souverain Pontife, avec toute la tradition depuis l'Évangile, écrit en effet qu' « il est parfois licite de TOLÉRER un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand ». Alors, en effet, il y a « conflit de devoirs », ou pour parler plus justement, et encore avec le Pape, « hiérarchie de valeurs ». 165:132 Ainsi de la maman qui a le devoir d'assister à la messe le dimanche, et *aussi* le devoir de rester à la maison pour prendre soin de son enfant malade ; les exemples seraient infinis. Les deux devoirs « hiérarchisés » ne s'élident pas, puisqu'ils procèdent de chefs dif­férents, mais la loi qui prescrit le moins important est suspendue par la loi qui impose l'autre. Man­quer la messe demeure un mal dans l'en-soi, mais n'en est pas un pour Mme Dupont ou Mme Durant qui reste chez elle un dimanche pour garder son bambin qui a gagné une pneumonie. Tout cela va vraiment de soi. Mais jamais, nous le redisons, ja­mais, au grand jamais, ni « *la morale *», ni « *la sagesse traditionnelle *» n'ont transposé ce raison­nement au cas où l'une des actions proposées constitue « un désordre intrinsèque », la rupture d'une finalité essentielle, inscrite dans la nature des choses, et l'Encyclique n'est pas moins ferme là-dessus. Mais si l'on ne perçoit pas ce désordre ? Alors il est absolument insuffisant de dire qu'on doit suivre sa conscience, même erronée. Il faut d'abord *réformer* cette conscience erronée, la remettre dans le vrai, et non comme le fait la « Note pastorale » l'entretenir dans le faux. Certes, il n'est pas toujours facile de redresser une cons­cience erronée ; il faut l'épurer de la passion, de l'intérêt, il faut fixer son intention sur le bien puisque, comme le dit saint Thomas, « c'est par rapport à la volonté rectifiée que l'on détermine la vérité de l'intellect pratique, *veritas intellectus practici sumitur per conformitatem ad appetitum rectum *». Nous n'hésitons pas à dire que dans la plupart des cas et dans la plupart des hommes, il faut s'en remettre. Mais à qui s'en remettre ? A l'autorité. Pour calculer la surface de la circonfé­rence, s'il fallait avoir au préalable calculé la valeur de π, ce ne sont pas seulement les écoliers du certificat d'études, c'est la multitude des adultes qui ne s'en tirerait pas. Mais on leur a appris, *par voie d'autorité*, que π = 3,1416. Et sachant cela, rien de plus aisé que de calculer π R^2^. 166:132 Il n'en va pas autrement en morale, soit par l'imperfection de la raison naturelle, même supposée intacte en sa vigueur, soit par les suites du péché originel. Il est absolument certain que dans l'état histo­rique de l'humanité, la morale naturelle, non seule­ment ne peut être pratiquée intégralement et du­rablement sans l'appoint d'une grâce surnaturelle, mais même ne peut être connue totalement et clai­rement sans l'appoint de la lumière d'une Révé­lation surnaturelle (en fait la Révélation chré­tienne). Si donc deux autorités égales prononçaient différemment en un point très grave de la morale, la conscience chrétienne serait jetée dans des ténèbres qu'elle ne dissiperait *jamais*. C'est à ce coup qu'il y aurait un « conflit de devoirs » ; et un conflit *sans solution*. Mais il n'en est pas ainsi, et Dieu y a pourvu. Nulle autorité en ce monde ne prévaut sur celle du Pontife romain ni ne lui est égale. Toute autorité qui se prononce contre elle est en cela abusive, trompeuse, et en outre, si l'Autorité suprême s'est déjà prononcée, rebelle et en son fond schismatique ; autant de chefs de nullité. \*\*\* La question dépasse même la personne du Pon­tife régnant, en ce que l'Encyclique *Humanæ vitæ* ne fait autre chose que renouveler un enseigne­ment irréformable, aussi ancien que l'Église ro­maine. Ceux qui ont amené Paul VI à supprimer l'ancienne Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office ont bien su ce qu'ils faisaient. Que le Pape, de sa personne, prît son temps, se donnât du champ pour la réflexion, pour l'étude, pour la prière, nul n'y a trouvé à redire. Il avait d'ailleurs, et à plu­sieurs reprises, déclaré que, jusqu'à ce qu'il se pro­nonçât, nul ne devait tenir pour abrogées ou « péri­mées » les normes établies par ses prédécesseurs. 167:132 Mais il n'y avait plus, dans sa propre Église locale de Rome, seule indéfectible de droit divin ([^39]), au­cun organe de vigilance qui pût faire respecter cette volonté du Saint-Père : il l'avait détruit de ses propres mains. Pendant quatre ans, les plus pernicieuses propagandes ont eu libre cours ; pen­dant quatre ans, les époux les plus fidèles, les plus chrétiens, les plus romains ont été non seulement troublés dans leur conscience par ces propagandes, mais bafoués, tournés en ridicule, insultés et mé­prisés, livrés sans protection à la raillerie, a l'insulte, à la perfide insinuation du doute ; pendant quatre ans, ils ont fidèlement tenu leurs yeux levés vers ces collines romaines d'où ils espéraient le secours : *levavi oculos meos ad montes unde veniet auxilium mihi*. Qu'il y eût eu un Saint-Office, la vérité, l'ordre, la paix étaient en sûreté ; faute du Saint-Office, C'est le chaos. Quelles qu'aient pu être les espérances dont on pouvait se flatter en 1965, l'expérience a montré, et montre plus abondamment tous les jours, que les Évêques catholiques sont *incapables* de se passer de l'auto­rité, non seulement du Pape, mais de l'Église par­ticulière de Rome. La distorsion présente, cet écar­tèlement effroyable, sont dus tout entiers à la sup­pression du Saint-Office qui a engendré, qui devait inévitablement engendrer, l'anarchie épiscopale. Ceux qui ont vu le péril ont été littéralement écrasés sous les clameurs « progressistes », c'étaient des « inquisiteurs », des « immobilistes », des « fa­natiques de la romanité ». Et cependant l'illustre auteur du *Paysan de la Garonne,* tout en se plai­gnant d'avoir été lui aussi « dénoncé au Saint-Office » (plainte fort injuste, tout écrivain catho­lique étant exposé à de telles « dénonciations ») n'en écrit pas moins : « *Il faut un Saint-Office ; seulement ce n'est pas moi que cela regarde.* » 168:132 Non, cela ne regarde pas M. Jacques Maritain, mais son opinion n'est pas négligeable. Élevant donc notre humble voix vers « Celui que cela regarde », nous ne finirons pas sans adresser notre supplique au Saint-Père, à ce qu'il lui plaise réta­blir la Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office, avec ses prérogatives connaturelles d'organe nécessaire de l'Église Mère et Maîtresse. Les reproches qui ont été faits jusqu'en plein Concile au Saint-Office étaient la plupart très immérités et eux aussi calomnieux ; eussent-ils été tous mé­rités, tous fondés, ce n'était rien auprès des maux terribles que sa suppression a entraînés. Puisse donc revivre la très glorieuse et très vénérable Suprême Congrégation du Saint-Office, portion la plus illustre de la sainte Église romaine, vouée par son nom même au devoir le plus sacré de tous les devoirs, celui de garder jalousement intact, Pour l'honneur de la vérité de Dieu, pour la paix et l'union de la famille catholique, le « dépôt de la foi, *depositum fidei *». \*\*\* Que fera Paul VI ? Content d'avoir rempli sa fonction de Rocher et d'avoir ainsi sauvé l'avenir et même le présent, s'enfermera-t-il dans le silence pour éviter un plus grand mal ? Exigera-t-il que cette « Note pastorale », publiée aussitôt qu'arrê­tée, et sans son aveu, soit révisée et refondue ? Nous ne savons. Les catholiques n'ont qu'une chose à faire, la tenir pour nulle. N'étant point juge, nous ne pouvons rien déclarer *avec autorité.* Mais, comme théologien particulier, reprenant les termes que le cardinal Pie empruntait du Saint-Office, nous *constatons* que la « Note pastorale » de l'Assemblée plénière contient des propositions « scandaleuses, erronées, contraires à la nature de l'union conjugale, déjà implicitement réprouvées par Innocent XII », et explicitement, ajoutons-nous, par l'Encyclique *Humanæ vitæ.* 169:132 Le Pontife romain jouissant, aux termes de Vatican I -- et c'est un article de foi -- d'un pouvoir vraiment ordinaire, épiscopal et immédiat sur tous les fidèles et sur chacun d'eux, étant l'Évêque de l'Église catholique, *Episcopus Ecclesiæ catholicæ*, l'Ency­clique lie immédiatement la conscience de tous, sans aucun intermédiaire nécessaire. Ainsi, il y a obligation morale grave de se tenir purement et simplement à l'enseignement de l'Encyclique. \*\*\* L' « Assemblée plénière » est en droit une per­sonne morale collégiale, un « dernier sujet d'attri­bution, *ultimum subiectum attributionis *», qui ne se résout pas dans les membres qui la composent, et LES PROPOSITIONS QU'ON ÉNONCE A SON SUJET NE CONVIENNENT PAS A CHACUN D'EUX. On ne peut donc attribuer à chacun d'eux pris à part ce qui n'est vrai que de la personne morale comme telle. Ceci n'est pas une précaution oratoire, nous croyons avoir montré que nous prenons nos responsabi­lités. Mais c'est notre persuasion profonde que ce texte néfaste n'a pas reçu des évêques une appro­bation unanime, et beaucoup s'en faut. Nous ne voyons pas comment plusieurs évêques, qui ont parlé déjà, et bien parlé, comme pasteurs de leurs diocèses, auraient pu, sans s'infliger à eux-mêmes le démenti le plus déshonorant, donner leur *Placet* à la « Note pastorale ». Quand le secret des Confé­rences épiscopales (bien plus étouffant, bien plus opprimant, bien plus noir que le secret du Saint-Office ne le fut jamais) aura été levé, on verra ce qu'on a vu, depuis que le monde est monde, dans l'histoire de toutes les Assemblées, les Conciles non exceptés. 170:132 Quelques phraseurs non-évêques, glorieux de leur vain titre d'experts, habiles à faire prendre des vessies pour des lanternes, au­ront intimidé les uns, surpris la bonne foi des autres, mais non pas de tous. Seulement, quand il s'agit des Conciles œcuméniques, on est sûr au moins, que venue l'heure de la promulgation, l'Esprit Saint fera toujours que nulle hérésie ne soit définie. Verrons-nous ici-bas la levée de ce secret ? Nous l'ignorons, mais ce qui se lèvera, c'est le jour de la lumière d'or de l'éternité, où tous les secrets seront révélés. *Manécanterie saint Pie X,* *Novembre 1968.* L'Abbé V.-A. Berto. 171:132 ### Leur crime Fragment final de l'avant-dernier article de l'Abbé Berto (écrit après « Humanæ vitae » et avant la Note pastorale de l'épis­copat français), paru dans « La Pensée catholique », année 1968, numéro 117. UNE FONCTION qui n'apparaît qu'à l'adolescence, qui s'éteint d'elle-même avec la vieillesse, qui sera sans emploi dans la vie éternelle, est-il concevable que des chrétiens, qui savent n'être ici-bas que des voyageurs en route vers la Cité future, lui attachent tant de prix ? Tout l'Évangile est virginal. Jésus, et Marie sa mère, ont vécu dans la virginité ; il l'a conseillée aux siens, sans déprécier d'ailleurs le mariage, comme le plus haut état de vie. Il a donné en quelques phrases la loi austère de toute chasteté, virginale ou conjugale. La discrétion, la délicatesse, la réserve de l'Évangile en cette matière sont infinies. Pur comme une flamme, saint Paul est bien plus cru dans son langage. Il avait à faire à des gens à qui il fallait parler clair et mettre les points sur les *i*. Le Verbe incarné n'a point cru qu'il dût condescendre à parler longuement de la chair et a laissé à ses Apôtres le soin de se colleter avec les péchés dont elle est la cause. Mais il a dit une parole qui éclaire tout : « Au ciel on ne se mariera pas, les élus seront comme des anges de Dieu, *erunt sicut angeli Dei*. » 172:132 Ainsi, trente, quarante ou cent ans d'activité sexuelle, et encore facultative, et encore avec de longues suspensions, et encore biologiquement et moralement soumise à des lois restrictives -- puis une éternité, une éternité ! de vie angélique, où la personne débarrassée de son engagement dans une espèce animale, s'épanouit sans fin en des activités spirituelles de connaissance et d'amour, même après la résurrection de la chair, « *semi­natur corpus animale, surget corpus spirituale *». Notre vie terrestre, durât-elle des siècles, n'est que la courte préface à un livre qui n'aura pas de dernière page. C'est donc sur cette vie éternelle que doit se concentrer tout l'intérêt, toute la volonté du chrétien : « que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme ? » Croire cela, et braquer et hypnotiser le chrétien sur le sexe, quelle indécence, quelle sottise, quelle absur­dité, quel non-sens ! *Et en éducation, quel crime !* Ces gens qui n'ont à la bouche que « la dignité de la personne humaine », et qui en même temps la ravalent au niveau de ce qui en elle est le moins digne de la personne, quels tartuffes ! L'enfant est une personne humaine ; tout l'Évangile nous dit qu'il faut l'élever dans la vue cons­tante de ce qu'il est en tant que personne, selon les fina­lités propres de la personne en tant que personne, et non en tant qu'il n'est encore qu'imparfaitement une personne, seulement une personne humaine assujettie, si elle s'y ploie librement, à des fonctions qui ne tiennent en rien à l'essence de la personne, qui lui sont même foncièrement étrangères, et qui ne lui sont liées acci­dentellement et pour un peu de temps qu'à raison de ce qu'elle est engagée dans une espèce. Grandeur et misère de l'homme ! Mais il faut bien voir où se situent cette grandeur et cette misère : la grandeur c'est d'être une vraie *personne*, la misère, de n'être qu'une personne *humaine*. La résurrection de la chair corrigera ce para­doxe. Jusque là, il s'en faut accommoder et dire que le *bien* de la personne humaine *en tant qu'humaine*, c'est le mariage, et que le *mieux* de la personne humaine *en tant que personne*, c'est la virginité. 173:132 Comme l'éducateur doit viser haut, toute éducation doit être virginale. D'abord quant aux éducateurs. L'Église tant qu'elle en a été maîtresse, a préférable­ment, sinon de façon exclusive, confié l'éducation des enfants à des Instituts religieux. En dépit des déclara­tions contraires, telle est encore sa préférence. Ces décla­rations du reste, ne sont pas sincères, elles ne sont que le camouflage d'une défaite en victoire. Il n'y a plus de vocations et on fait ce qu'il faut pour qu'il y en ait de moins en moins, alors on affecte de dire que les enfants sont mieux élevés par des éducateurs mariés. Mensonge parmi tant d'autres. Ensuite quant à l'enfant lui-même : il faut l'attirer à la piété, à la connaissance et au goût des choses divines qui seront sa joie éternelle. Qu'il « habite par avance dans les cieux », que ses pensées soient, comme dit saint Paul, « de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est hono­rable, de tout ce qui est juste, de tout ce qui est pur, de tout ce qui est aimable, de tout ce qui est de bon renom » (Phil. 4-8). En temps opportun, lorsque depuis longtemps déjà il est à Dieu dans son cœur, il prendra conscience sans trouble, sans secousse, sans obsession, de sa mascu­linité ou de sa féminité ; cette partie de son éducation et de lui-même -- viendra s'insérer avec le concours de ses parents et de ses éducateurs, dans un système *déjà formé* de valeurs chrétiennes, où le sexe ne risque pas d'avoir plus que sa place, l'une des dernières en vérité, si l'adolescent a déjà pris conscience de sa vraie dignité de personne, qui vient toute de sa capacité de Dieu. Ainsi rien ne s'opposera en lui, ni à une éventuelle voca­tion virginale, ni au mariage chrétiennement compris, lequel, s'il comporte nécessairement un aspect charnel, le transcende continuellement. 174:132 La mixtité (et non mixité, ces cuistres ne savent pas le français) est en train de ravager tout cela. *Ses promo­teurs, si haut placés qu'ils soient, sont en état de damnation*. Ils jettent par milliers de malheureux enfants dans une occasion prochaine de péché ; on n'empêchera pas des garçons de quinze ans juxtaposés à longueur de classe à des filles du même âge, de chercher à savoir ce que cachent -- bien mal au surplus -- ces jupes et ces corsages, ni ces filles, émoustillées par les curiosités masculines, de ressentir le désir spécifiquement féminin d'être vues, touchées, caressées. Tout le climat de l'école en est vicié, précocement sexualisé et érotisé. Et quand ces garçons et ces filles seraient tous sans exception des héros et des héroïnes, qui résisteraient à toutes ces occa­sions et tentations (mais qui le croira ?), a-t-on le droit de les y précipiter, de les y maintenir ? « Et moi je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis la fornication avec elle dans son cœur. » Et réciproquement ! Seigneur Jésus, qui avez dit aussi que nous devons devenir comme de petits enfants in­conscients de leur sexe si nous voulons devenir comme des anges dans votre royaume, que ferez-vous dans votre justice de ces atroces corrupteurs, dont vous avez dit encore : « Celui qui scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu'il fût jeté au profond de la mer avec une meule au cou ? » Nous pleu­rons sur l'innocence qu'on pourrit, sur les vocations qu'on ruine, nous combattons selon nos forces, mais aussi nous prenons date, et nous en appelons solennelle­ment à votre tribunal au Jour de votre colère : « Ad tuum, Domine Iesu, tribunal appello. » *Manécanterie saint Pie X* *octobre 1968* V.-A. Berto. 175:132 ### Les falsificateurs persistent IL EST PLEINEMENT INVRAISEMBLABLE qu'une Assemblée plénière de l'épiscopat français puisse approuver, promulguer, imposer des falsifications de l'Écriture sainte, et les maintenir obstinément malgré toutes réclamations. La *présomption* est entièrement en faveur de l'épiscopat. Mais, si grande, si impérieuse que soit cette présomption, elle n'est qu'une présomption. Et la présomption cède à la vérité : *praesumptio cedit veritati*. Il nous faut rappeler la vérité des textes et la vérité des faits, puisque les falsificateurs persistent dans leurs falsifications même après avoir été avertis en privé et en public. «* Une erreur et un mensonge qu'on ne prend point la peine de démasquer acquièrent peu à peu l'au­torité du vrai. *» Une version falsifiée de l'Écriture sainte, systématiquement enseignée aux enfants pendant des années, aurait toutes les chances, du moins humaines, de passer peu à peu pour authentique. Cette falsification est installée au centre même du nouveau catéchisme national. Aussi longtemps que les évêques ne l'en auront point retirée, nous ferons et referons publiquement la preuve de leur prévarication. \*\*\* 176:132 Nous n'omettrons pas non plus de prendre acte des conséquences *nouvelles* qui résultent de la prolongation, insolente et cynique, d'une imposture aussi intolérable. \*\*\* Mais reprenons d'abord les choses depuis l'origine. Le *Fonds obligatoire* du catéchisme français du cours moyen « adopté » par l'Assemblée plénière d'octobre 1966 comporte en son chapitre II soixante-douze « tex­tes-sources » (pp. 37 à 72), pour la plupart tirés de l'Écri­ture sainte. Page 14, le *Fonds obligatoire* stipule : « *Tous ces textes-sources ne doivent pas figurer né­cessairement dans les livres du maître ou dans les ma­nuels de l'enfant* (...)*. Cependant, lorsque les adaptateurs inséreront les textes indiqués au chapitre II dans leurs ouvrages, ils utiliseront la traduction donnée par le Fonds obligatoire. *» Quelques-unes de ces « traductions » rassemblées dans le chapitre II comportent la mention : « *d'après *». Par exemple, le texte-source numéro 14, ainsi présenté : « Psaume 8 (d'après) » ; ou le texte-source numéro 21 : « Jean, I, 1, 5, 9, 11, 12, 14 (d'après) ». La mention « *d'a­près *»*,* qui indique clairement une paraphrase, une adaptation ou un commentaire plutôt qu'une traduction, figure pour exactement *cinq* des 72 textes-sources. Cette précision minutieuse, signe extérieur d'un scrupule at­tentif, garantit donc que les textes non accompagnés de la mention « *d'après *» sont une stricte traduction, corres­pondant à l'injonction de la page 14 qui oblige à *utiliser la traduction donnée par le Fonds obligatoire.* 177:132 Après avoir fait en privé, et naturellement en vain, les démarches susceptibles d'attirer l'attention des res­ponsables, nous avons publiquement dénoncé en mars 1968 *quelques-unes* des falsifications les plus immédiate­ment manifestes ([^40]). Nous ne sommes pas revenus sur ces falsifications depuis plus d'un an. Elles ne sont pas, il s'en faut, le seul crime que l'on ait à reprocher au catéchisme nouveau. Mais elles sont peut-être le plus évident. Car pour constater que les connaissances né­cessaires au salut ne figurent plus dans le national-ca­téchisme, il faut au moins savoir quelles sont ces con­naissances nécessaires au salut. Mais pour constater qu'un texte est tronqué et falsifié, aucune connaissance théologique préalable n'est requise ([^41]). -- Malgré l'in­jonction d'utiliser obligatoirement ces pseudo-traduc­tions, il n'était pas certain que les manuels pour enfants tirés du *Fonds obligatoire* oseraient recopier religieuse­ment des falsifications publiquement dénoncées comme telles. 178:132 Il est vrai que ces manuels sont revêtus d'un « *visa de conformité au Fonds obligatoire *» qui atteste en principe leur fidélité aux falsifications. Mais enfin les responsables du catéchisme français avaient beaucoup chuchoté, en privé, et jusqu'à Rome, que les manuels, sans le dire, subrepticement, corrigeraient les erreurs et combleraient les lacunes que l'on déplorait dans le *Fonds obligatoire.* La première correction, la plus facile a opérer, la plus impossible à esquiver, était de rectifier les falsifications subies par l'Écriture sainte. Eh ! bien, les falsificateurs ont persisté. #### I. -- Première falsification Le texte-source n° 22, page 46 du *Fonds obligatoire,* est constitué par les versets 26 à 38 du chapitre premier de saint Luc : c'est le récit de l'Annonciation. On trouvera ci-après, à *gauche,* la nouvelle version imposée par l'épiscopat français ; à *droite,* le même texte ([^42]) dans la version de la Bible de Jérusalem ([^43]) ; nous soulignons dans cette dernière (*en italiques*) les passages qui ont été supprimés dans la « traduction » falsifiée : Luc, I, 26-38 selon le nouveau Catéchisme. L'ange Gabriel fut envoyé par Dieu, dans la ville de Nazareth, à une jeune fille nommée Marie. Elle était fiancée à Joseph, de la famille de David. L'ange entra chez Marie et lui dit : « Je te salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu vas avoir un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, on l'ap­pellera Fils de Dieu et son règne n'aura pas de fin. » Marie demanda : « Comment cela se fera-t-il ? » L'ange répondit : « L'Esprit Saint viendra avec sa puissance, c'est pour­quoi on appellera ton enfant Fils de Dieu. » Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur. Que sa volonté soit faite. » Et l'ange la quitta. 179:132 Luc. I, 26-38 selon la Bible de Jérusalem. Le sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une *vierge* fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra chez elle et lui dit : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » *A ces mots elle fut bouleversée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Mais l'ange lui dit :* « *Ras­sure-toi, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu.* Voici que tu conce­vras et enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, et on l'appellera Fils du Très Haut. *Le Seigneur lui donnera le trône de David, son père ; il règnera sur la maison de Jacob à jamais* et son règne n'aura pas de fin. » Mais Marie dit à l'ange : « Com­ment cela se fera-t-il, *puisque je ne connais point d'hom­me *? » L'ange lui répondit : « L'Esprit Saint viendra sur toi et *la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre, c'est pourquoi l'en­fant sera saint* et sera appe­lé Fils de Dieu. *Et voici qu'Élisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils en sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu'on appelait stérile. Car rien n'est impossible à Dieu. *» Marie dit alors : « Je suis la Servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole ! » Et l'ange la quitta. 180:132 Quelle est la portée de cette falsification ? -- Le texte de Luc a été amputé de tout ce qui est relatif à la virgini­té de Marie et à la conception virginale de Jésus. Il fau­drait plus et autre chose que de la bonne volonté pour supposer que ce fut par hasard. \*\*\* Conformément aux ordres illégitimes de l'autocratie épiscopale, LE TEXTE FALSIFIÉ DE SAINT LUC A ÉTÉ REPRO­DUIT DANS LES MANUELS POUR ENFANTS. I. -- Dans le manuel : *Jésus frère de tous,* rédigé par Yves Daniel, « catéchisme national du cours moyen I », le texte falsifié figure page 42, avec tout au long la men­tion mensongère : « *Évangile de saint Luc, chapitre I, 26-38* ». Ce manuel est le premier des deux tomes de l'adap­tation numéro 3 destinée aux «* enfants non initiés de milieu urbain non christianisé *». Il porte l'*imprimatur* d' « Émile Berrar, vicaire épis­copal de Paris », en date du 10 mai 1968... A cette date, le scandale de la falsification était public depuis plus de deux mois. Les falsificateurs ont persisté, et les enfants non ini­tiés de milieu urbain reçoivent d'eux un Évangile falsifié. \*\*\* 181:132 II\. -- Dans le manuel : En *suivant Jésus-Christ,* rédigé par « l'équipe (?) Midi-Pyrénées », le texte falsifié figure page 42 ([^44]), avec la mention : « Luc I ». Ce manuel est le premier des deux tomes de l'adap­tation numéro 5 destinée aux « *enfants de milieu rural de tradition chrétienne *». Il porte l'*imprimatur,* en date du 3 mai 1968, de « Maurice Rigaud, archevêque d'Auch ». Le même « Maurice Rigaud, archevêque d'Auch », y a écrit page 4 quelques phrases adressées « à toi, jeune chrétien du cours moyen », qui déclarent notamment : « *Le Père Robert Coffy, évêque de Gap, et moi-même, archevêque d'Auch, qui sommes chargés de veiller sur la famille des enfants de Dieu,* NOUS AVONS RELU TOUTES LES PAGES DE TON LIVRE. » A cette date, la falsification avait été publiquement dénoncée depuis plus de deux mois, à l'intention aussi des évêques qui, « relisant toutes les pages », n'auraient pas été capables de découvrir par eux-mêmes que le récit de l'Annonciation avait été tronqué. Les falsificateurs ont persisté, et les enfants de milieu rural reçoivent d'eux un Évangile falsifié. \*\*\* 182:132 III\. -- Dans le manuel *Marche en ma présence,* « cours moyen 1^e^ année », rédigé par « La diffusion ca­téchistique -- Lyon » ([^45]), le texte falsifié, avec quelques remaniements supplémentaires, figure page 28. Il est référencé : « Luc, I », et présenté en ces termes, : « *Dans la Bible, l'évangéliste Luc nous dit ce que Marie a com­pris : son fils est vraiment le don de Dieu aux hommes, celui que les prophètes attendaient. *» On remarquera l'équivoque (calculée ?) de la formule : « L'évangéliste Luc nous dit ce que Marie a compris. » Puisque chacun remanie l'Écriture sainte à son gré, l'auteur ne s'est pas privé de suivre un exemple venu de haut. Il a mis le récit au présent ; à la place de : « *Elle était fiancée à Joseph, de la famille de David *» (texte-source), il a écrit : « *Elle est fiancée à Joseph le charpentier *». Ni saint Luc ni même la version falsifiée de l'épiscopat français ne précisent en cet endroit que Joseph était charpentier : l'auteur du manuel a pu rai­sonnablement trouver utile cette précision, il aurait pu l'ajouter *en note ou en marge,* il l'a ajoutée, de sa pro­pre autorité, *dans le texte.* Cette falsification-là n'a en elle-même aucune gravité ni aucun inconvénient : mais elle mesure à quel niveau est tombé aujourd'hui le res­pect de l'Écriture sainte parmi les prêtres que nos évê­ques ont chargés du catéchisme. Quant à la suppression des mots : « *de la famille de David *», vraiment, de quel droit ? 183:132 Ce manuel *Marche en ma présence* est le premier des deux tomes de l'adaptation destinée aux « *enfants déjà initiés de milieu urbain non christianisé *». A sa dernière page on découvre *l'imprimatur :* « Franche­ville, le 17 décembre 1967, J. Basseville, vic. ép ». Cet *imprimatur* PRÉCÈDE le *Nihil obstat* de Mgr Gand qui est du 2 mai 1968. Le *nihil obstat* donné CINQ MOIS APRÈS L'IMPRIMATUR, c'est encore une autre comédie. Il est vrai que ce *nihil obstat* de Mgr Gand, « président de la commission épiscopale de l'enseignement reli­gieux », est aussi et en outre un *visa de conformité *: « Visa de conformité au Fonds obligatoire ». Ce *visa de conformité* est MENSONGER. Le manuel *Mar­che en ma présence* devait, pour être CONFORME au *Fonds obligatoire,* SOIT ne pas citer le récit de l'Annonciation, SOIT utiliser la traduction falsifiée donnée par le « texte-source n° 22 ». Mgr Gand et son équipe pouvaient, ou même devaient, selon leur propre réglementation, stop­per ce texte non conforme. Ils ne l'ont pas fait, parce que sa non-conformité ne faisait que surenchérir dans la falsification. A ma connaissance, Mgr Gand et son équipe, déten­teurs du « visa de conformité ». n'ont autorisé aucun manuel à rétablir le texte authentique de saint Luc. Mais ils ont autorisé, comme on vient de le voir, une falsifi­cation supplémentaire. Quoi qu'il en soit des intentions, que Dieu connaît, tels sont les faits. \*\*\* 184:132 IV\. -- Dans le manuel : *Amis de Dieu* ([^46])*,* tome 1, un récit de l'Annonciation super-tronqué figure page 61, avec la mention : « *d'après Luc, I 25-38 *». Les auteurs ont donc eu, ici, l'honnêteté de préciser : « *d'après *» ([^47])*.* Mais ils n'en avaient pas le droit (selon la réglementation épiscopale française). Ils devaient religieusement re­produire le texte-source n° 22 (ou ne pas le citer du tout). Voici ce qu'ils en ont fait (texte intégral) : « *L'ange dit à Marie :* « *Je te salue, pleine de Grâce, le Seigneur est avec toi. Tu vas avoir un fils et tu lui don­neras le nom de Jésus. Il sera grand, on l'appellera fils de Dieu *». *Marie dit alors :* « *Je suis la servante du Seigneur, que sa volonté soit faite. *» Mgr Gand a donné un « visa de conformité au Fonds obligatoire » en date du 20 mai 1968. Pourtant ce manuel tronque encore plus largement le texte obligatoire déjà tronqué. Mais puisqu'en tout cas il n'a pas rétabli le texte authentique de saint Luc, puis­qu'il esquive et supprime la conception virginale de Jé­sus, ainsi que le veut la doctrine hollandaise, il a eu droit au « visa de conformité ». Il s'agit là de l'adaptation n° 6 pour « *enfants de milieu culturellement simple *» ([^48])*.* 185:132 #### II. -- Seconde falsification Le texte-source numéro 55, page 66 du *Fonds obligatoire,* est constitué par les versets 1, 8, 12, 15 du chapi­tre cinquième de l'Épître aux Romains. On trouvera ci-après, *à gauche,* la version falsifiée imposée par l'épiscopat français, *à droite* le même texte dans la version de la Bible de Jérusalem. ([^49]) : \(1\) Nous sommes en paix avec Dieu, grâce à Jésus. \(1\) Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ. \(8\) La preuve que Dieu nous aime, la voici : Jésus est mort pour nous, alors que nous étions pécheurs. \(8\) Mais la preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. \(12\) Par un seul homme, le péché et la mort étaient entrés dans le monde. \(12\) Voilà pourquoi, de même que par un seul hom­me le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes du fait que tous ont péché. 186:132 \(15\) Mais, bien plus en­core, par un seul homme, par Jésus-Christ, Dieu donne la vie à tous les hommes. \(15\) Mais il n'en va pas du don comme de la faute. Si, par la faute d'un seul, la mul­titude est morte, combien plus la grâce de Dieu, et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. A quoi il faut ajouter l'omission significative du ver­set 14, qui nomme *Adam.* Cette cascade de falsifications a pour résultat de dis­simuler : 1° que la mort est *un effet* transmis du péché originel ; 2° que le péché originel a été historiquement *commis* par nos premiers parents alors qu'il pouvait ne pas l'être ; 3° qu'il est *transmis* à tous les humains (à l'exception de la Vierge Marie). Cette falsification est d'autant plus grave que, VOLON­TAIREMENT, c'est LE SEUL texte de l'Écriture sur le péché originel qui figure dans le national-catéchisme. Mgr Ferrand ([^50]), dans le « Liminaire » du *Fonds obli­gatoire,* écrit en toutes lettres page 5 : «*...Le Fonds obligatoire propose à l'enfant le texte de la Lettre aux Romains, de préférence à celui de la Genèse qui présente pour cet âge des difficultés insurmontables. *» 187:132 Les enfants du catéchisme sont donc obligatoirement privés (au moins jusqu'à onze ans) du texte de la Genèse sur le péché originel. On prétend, CONTRE L'ÉVIDENCE, que le *récit concret* de la Genèse présente pour eux des diffi­cultés insurmontables, et qu'il vaut mieux ne leur donner que le texte *abstrait* de saint Paul. Tout le *Fonds obliga­toire* est pourtant un long réquisitoire contre « l'abs­trait » : on se moque donc de nous, ici, ouvertement. Contre la propre théorie des nouveaux catéchistes, on refuse aux enfants le « concret » de la Genèse, on ne leur donne que « l'abstrait » de saint Paul *parce que l'on espère qu'ils n'y comprendront rien,* et que l'on n'aura plus à leur parler du péché originel dont on ne veut pas leur parler, Cela est fort clair. Et comme cette affreuse « précaution » ne paraît pas suffisante (sait-on jamais ce qui peut passer dans l'âme d'un enfant à qui l'on donne le texte *authentique* de l'Écriture), on a pris en outre l'abominable précaution supplémentaire de *falsifier radicalement* le texte de saint Paul au moment même où l'on prétend le « proposer a l'enfant ». Ah ! cela fait des mois et des mois que *de toutes mes forces je veux douter,* et plus je m'y efforce plus le doute me paraît impossible. Que l'on relise la phrase de Mgr Ferrand. Que l'on relise, quasiment à chaque page du *Fonds obligatoire,* tout ce qui est dit pour exclure l' « abs­trait » et pour lui préférer systématiquement le « con­cret ». -- Que l'on revienne au choix délibéré de Mgr Ferrand excluant, en sens contraire, le *concret* de la Genèse pour n'autoriser que l'*abstrait* de saint Paul. 188:132 Que l'on se reporte à la NATURE EXACTE des falsifications opérées dans le texte de l'Épître aux Romains. Que l'on rapproche, que l'on compare, que l'on scrute, que l'on pèse. Non, ce ne peut être ni le hasard ni la sottise qui ont fait le coup. Que l'on relise d'ailleurs tout le passage que Mgr Fer­rand consacre à cette question en page 5 du *Fonds obli­gatoire :* « *Le péché originel est une composante du mystère du Salut en Jésus-Christ. C'est pourquoi la doctrine qui le concerne est liée à tout ce qui est dit des divers aspects de l'histoire du Salut. On expliquera pourquoi et comment* « *Dieu nous sauve en Jésus-Christ *»* ; on exprimera en termes précis et non équivoques deux aspects majeurs de la doctrine sur le péché originel :* 1\. -- *C'est la révélation de l'amour de Dieu qui en­traîne la révélation du péché originel.* 2\. -- *La doctrine sur le péché originel implique que chaque homme se trouve dans une* « *condition de pé­cheur *» *et que cette condition de pécheur est commune à tous les hommes.* *C'est l'expression même de la pensée paulinienne et c'est pourquoi le Fonds obligatoire propose à l'en­fant le texte de la Lettre aux Romains de préférence à celui de la Genèse qui présente pour cet âge des diffi­cultés insurmontables. *» Il faut avoir l'affreux courage de considérer et recon­sidérer en face ce texte de Mgr Ferrand, car c'est peut-être celui qui manifeste le mieux la technique du *mensonge religieux* par lequel on assassine la foi chrétienne, et d'abord dans l'âme des enfants. 189:132 *Premier mensonge. --* Mgr Ferrand demande que l'on parle du péché originel EN TERMES PRÉCIS ET NON ÉQUI­VOQUES : et aussitôt il donne lui-même les termes ÉQUIVO­QUES ET IMPRÉCIS dans lesquels il veut que l'on en parle : « condition de pécheur commune à tous les hommes ». *Parlons franc, soyons honnêtes,* vous dit au cabaret l'esbroufeur au moment où il vous tend le piège de quelque escroquerie. Mgr Ferrand parle et fait de même : on exposera, dit-il, le péché originel « en termes précis et non équivoques », et les termes supposés *précis* et décrétés *non équivoques* qu'il nous procure immédiate­ment, c'est la « condition de pécheur commune à tous les hommes ». *Second mensonge,* relevant de la même esbroufe cynique que le précédent : le *Fonds obligatoire,* dit Mgr Ferrand, PROPOSE A L'ENFANT LE TEXTE DE LA LETTRE AUX ROMAINS, et justement *il ne le lui propose pas, il le lui dissimule.* Avec ici, en outre, une habileté supplémen­taire : Mgr Ferrand assure mensongèrement que le *Fonds obligatoire* « propose à l'enfant le texte de la Lettre aux Romains », mais il l'assure dans une phrase qui dit : « le texte de la Lettre aux Romains de préférence à celui -- de la Genèse ». Toute l'attention du lecteur se porte donc sur cette préférence, et sur la discussion éventuelle de cette exclusive et de ce choix : on ne pense pas normalement qu'un tel énoncé dissimule en réalité *le refus* de fournir le texte authentique de l'Épître aux Romains. 190:132 Quant aux deux prétendus « aspects majeurs », Mgr Ferrand ne va pas jusqu'à dire explicitement que ce sont les seuls, ni que les autres « aspects » sont « mineurs » : mais il dit très nettement qu'ils seront les deux seuls à être présentés aux enfants. Il prétend que ces deux aspects sont « l'expression même de la pensée pauli­nienne », ce qui n'est pas vrai : *le texte de saint Paul a été falsifié de manière à le rendre conforme à la pensée de Mgr Ferrand.* Et les falsificateurs ont persisté là aussi. Aucun repentir, aucune rectification. Le catéchisme qu'ils imposent est un catéchisme de faussaires. Voici le manuel pour enfants : *Vous serez mon peuple,* cours moyen 2^e^ année. C'est le tome second de l'adapta­tion numéro 2 destinée aux « *enfants déjà initiés de mi­lieu urbain non christianisé *». Comme pour le tome I, l'*imprimatur* (2 janvier 1968) PRÉCÈDE le *nihil obstat* (22 mai 1968) : mais qu'importent ces grotesques mani­gances de détail. La version falsifiée de saint Paul, impo­sée par l'épiscopat français, figure à la page 13, avec la simple mention : « Saint Paul, lettre aux Romains », sans référence. Mais c'est bien, mot à mot, la falsifica­tion épiscopale, la falsification « adoptée » et imposée par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français d'octo­bre 1966. Et, sinistrement, Mgr Gand a pu donner son « visa de conformité ». \*\*\* 191:132 Nous sommes abandonnés : beaucoup plus que les Hollandais. Le *Catéchisme hollandais* n'est pas allé, lui, jusqu'à falsifier le texte de l'Écriture sainte. De plus, étant un catéchisme « pour adultes », il n'est en somme qu'un catéchisme *facultatif.* Néanmoins une commission de cardinaux, réunie auprès du Saint-Siège et par lui, a énoncé, pour que nul n'en ignore, quelles erreurs il com­porte. Le catholique hollandais qui veut savoir peut savoir à quoi s'en tenir. En France, le national-catéchisme impose *obligatoi­rement aux enfants,* outre ses erreurs et ses omissions à la mode hollandaise, des falsifications caractérisées de l'Écriture. Pour ces deux motifs, celui de la falsification du texte sacré et celui de l'obligation imposée, le caté­chisme français est une agression contre la foi beaucoup plus grave, beaucoup plus dangereuse, beaucoup plus cri­minelle que celle du catéchisme hollandais. Inexplicablement, le Saint-Siège laisse les enfants de France livrés aux falsificateurs de l'Écriture. Il nous abandonne à nous-mêmes. Depuis octobre 1966, date de l' « adoption » du *Fonds obligatoire.* Depuis deux ans et demi. Il est impossible de supposer que deux ans et demi ne sont pas un délai suffisant pour constater *au moins* les plus énormes falsifications, qui réclament environ quinze secondes d'examen pour apparaître en toute clarté. Il n'est pas davantage possible de supposer que ces falsifications, à elles seules, ne suffiraient point à *juger* le caté­chisme qui les véhicule et les impose. 192:132 Pour une raison inconnue, nous sommes donc aban­donnés à nous-mêmes en cette matière ; c'est-à-dire qu'en cette matière le devoir, la charge, la responsabilité de la défense de la foi, et de la foi des enfants, et du maintien, et de la transmission du texte authentique de l'Écriture, retombent en fait sur nous tous et sur cha­cun de nous : sur chaque Français baptisé, catéchisé et confirmé. En ce moment, et pour une durée imprévisible, nous nous trouvons remis à nous-mêmes, et à la seule garde de Dieu. *Deus autem fidelis est*. Les falsificateurs ricanent. Retranchés dans leur im­punité, juchés sur leur puissance financière, publicitaire, administrative, ils croient triompher. Ils se trompent. Ils devraient trembler. J. M. 193:132 ## CHRONIQUES 194:132 ### La Révolution en France par Louis Salleron QUAND JE M'INTERROGE sur la possibilité de la révolution en France, je prends le mot « révolution » dans son sens habituel d'une mutation *profonde de l'ordre social à partir d'un changement de régime politique, avec accompagnement de violences* plus ou moins graves et plus ou moins durables. Les uns considèrent que la Révolution est fatale ; les autres, qu'elle est impossible. Mais c'est le sentiment qui en décide. Chacun de nous penche aisément d'un côté ou de l'autre, selon l'humeur du moment ou tel ou tel événement qui met l'imagination en mouvement. Peut-on raisonner la question ? Je veux dire : peut-on analyser froidement, tranquillement, la situation pour en tirer une conclusion rationnelle, à savoir que la Révolution est possible, ou impossible, probable, ou improbable. Une telle analyse est difficile pour diverses raisons. Retenons les deux suivantes : 1°) La Révolution n'est un phénomène clair qu'après coup. Et l' « après coup » peut se situer au bout d'une longue suite d'années. Tout le temps qu'on vit la période présumée révolutionnaire, on peut s'interroger sur ce qu'elle est exactement. Un changement de régime peut n'être qu'un changement de gouvernement. L'apparente Révolution peut n'être qu'une émeute. L'anarchie peut s'installer sans déboucher dans rien. Une réaction à la Révolution peut se produire etc. Nous pouvons parler aujourd'hui de la Révolution française ou de la Révolution russe, parce que le temps qui nous sépare d'elles nous rend certaine *la mutation profonde de l'ordre social* qui a résulté d'une longue série de secousses et de désordres. 2°) Les Ré­volutions passées n'épuisent pas les modèles de la Révolu­tion. Du neuf et de l'inédit peut apparaître en ce domaine. Notre analyse risque donc d'être inutile, face à l'imprévisible futur. 195:132 Tout cela est incontestable. Néanmoins il semble qu'on puisse poser la question comme nous la posons, si l'on se place à un certain niveau d'abstraction et de généralité. Rappelons-nous les événements de mai 1968. On entend dire fréquemment : « Nous avons été à deux doigts de la révolution. » Le sens de cette réflexion, c'est qu'il y aurait eu Révolution si le régime s'était effondré et qu'on avait vu paraître une nouvelle équipe de dirigeants décidés à instaurer un ordre social nouveau. A l'étranger, les journaux auraient titré « Révolution en France ». Dans dix ans, ou dans vingt, on aurait su s'il y avait eu effectivement la Révolution, ou simplement une sixième République, ou un coup d'État sans lendemain, ou le commencement d'une désagrégation permanente, ou n'importe quoi d'autre. #### Conditions de la Révolution Pour qu'une Révolution réussisse, il faut qu'un certain nombre de conditions soient réunies. Lesquelles ? On peut se contenter de considérations vagues. On peut dire que la Révolution est fatale dans un pays quand le régime politique est vieux et débile, et que tout le monde aspire à un changement. C'est ce qui semble évident, mais l'évidence, là encore, n'est qu'après coup. Un régime vieux, débile et impopulaire peut durer fort longtemps. S'il s'écroule il peut être remplacé par un régime qui, pour être neuf, n'en sera pas moins débile et non moins rapidement impopulaire. Des coups d'État peuvent se succéder sans qu'il y ait Révolution. A l'inverse, un régime fort peut s'écrouler sous la pression extérieure et la Révolution triompher malgré l'opposition de la majorité de la population. Il n'y a guère de Révolution où n'apparaisse « le doigt de l'étranger ». 196:132 On peut avancer qu'en toute hypothèse une Révolution ne peut avoir lieu que s'il se trouve un chef, ou des chefs, pour la vouloir et la diriger, avec l'aide d'une minorité or­ganisée et le soutien plus ou moins actif d'une fraction no­table de la population. Mais, une fois de plus, ces trois conditions ne se voient qu'*après coup*. Car il y a toujours, en tous pays, des minorités révolutionnaires organisées, avec des chefs à leur tête ; et le soutien de la population apparaît à leur succès. C'est le mot du général Malet à ses juges, après l'échec de sa conspiration : « Qui aviez-vous avec vous » -- « Tout le monde, si j'avais réussi. » Il faut donc être un peu plus précis. On peut l'être à des degrés divers et en se plaçant à des points de vue très diffé­rents. Pour ne pas compliquer les choses, nous retiendrons comme conditions de la Révolution : un certain climat ré­volutionnaire, une certaine faiblesse du régime politique en place, un certain consensus national sur un *idéal* social nou­veau, des thèmes précis d'un *ordre* social nouveau, des chefs et une minorité organisée décidés à imposer cet ordre nou­veau, l'intérêt certain d'une fraction notable de la popula­tion à l'instauration de l'ordre nouveau, l'accord pour l'ac­tion d'une fraction notable de ceux qui détiennent la force, physique ou spirituelle (armée, police, intelligentsia, infor­mation). Examinons ces différents points. 1\) *Un certain climat révolutionnaire*. -- Ce climat peut apparaître soit dans les faits, soit dans les esprits. Dans les faits : émeutes, désordres, anarchie, secteurs acquis à la révolution etc. Dans les esprits : refus massif de l'ordre imposé (pour des raisons religieuses, nationales, raciales, politiques etc.). Il semblerait que le climat : révolutionnaire fût la condi­tion principale de la Révolution, mais il n'en est rien. Un Pouvoir fort peut parfaitement s'accommoder d'un climat révolutionnaire. Et la Révolution peut éclater dans un pays où nul n'aurait décelé un climat révolutionnaire. En tous cas, il est extrêmement difficile de mesurer le potentiel révo­lutionnaire d'une société. 2\) *Une certaine faiblesse du régime politique en place*. Même observation, Il est très difficile de mesurer la force et la faiblesse à un régime politique. Car un régime politique est une réalité extrêmement complexe dont les éléments composants sont de nature très diverse et se situent à des niveaux différents. 197:132 Pour qu'un régime soit vraiment fort, il faut qu'il le soit à tous les étages de ce qui le constitue. Les superstruc­tures peuvent être fragiles et les fondations inébranlables, ou l'inverse. Mille exemples, dans l'Histoire, illustreraient cette proposition quasi évidente. Aussi bien faudrait-il préciser ce qu'on entend, par le régime politique d'un pays donné à un moment donné. Si nous prenions le simple exemple de la France au XIX^e^ siècle, combien y compterons-nous de « révolutions » ? Autrement dit : combien de régimes politiques successifs ? On pour­rait soutenir que le régime politique ne changea jamais et qu'il n'y eut que des changements de formes constitution­nelles. 3\) *Un certain consensus national sur un idéal social nouveau*. -- Pour qu'il y ait Révolution au sens le plus plein du mot -- par exemple, la Révolution française où la Ré­volution russe -- il faut un certain consensus national sur un idéal social nouveau. Nous dirions mieux encore : un certain consensus sur un certain idéal. Ce fut le cas en 1789 (France) et en 1917 (Russie). Les Français souhaitaient ils ne savaient trop quoi. Mais les mots « liberté, égalité, fraternité », le disent assez bien en évoquant tout ce qui s'incarna dans les institutions : suppression des privilèges et des corporations, souveraineté populaire et régime électoral etc. Tout cela aurait pu se faire (différemment) sans révolution. Mais le consensus favorisait la révolution. Même chose chez les Russes qui souhaitaient confusément l'instauration d'un ordre nouveau. 4\) *Des thèmes précis d'un ordre social nouveau*. -- Si le sentiment collectif ne peut qu'être vague et Confus, les intellectuels, eux -- philosophes, juristes, écrivains -- doi­vent avoir une idée précise de l'ordre qu'ils veulent instituer en remplacement de l'ordre ancien. Cette idée précise peut se ramifier en un nombre considérable d'idées diverses, mais où l'on peut distinguer des thèmes fondamentaux. 198:132 C'est ainsi qu'au XVIII^e^ siècle, le même courant individua­liste comportait des écoles par ailleurs rivales (encyclopédistes, physiocrates, Rousseauistes), tandis que les institutions combattues laissaient pressentir celles qui devaient leur succéder, en y contredisant (République contre Monarchie, élection contre autorité, propriété contre féodalité, liberté économique contre règlements corporatifs etc.). En Russie, c'est le courant socialiste qui drainait tout. La rigueur du marxisme et la vigueur des marxistes imposèrent le communisme. 5\) *Des chefs et une minorité organisée décidés à imposer cet ordre nouveau*. -- Cela va de soi. 6\) *L'intérêt certain d'une fraction notable de la population à l'instauration de l'ordre nouveau*. -- C'est l'infrastructure matérielle du consensus sur le vague idéal d'une justice supérieure. Au XVIII^e^ siècle, les paysans, les artisans, les commer­çants, les petits industriels avaient un intérêt direct à faire prévaloir. C'était celui de cette classe composite qui allait devenir la bourgeoisie du XIX^e^ siècle. En Russie, au début de ce siècle, les paysans rêvaient de l'abolition du servage et du partage des terres. Ils trou­vaient un intérêt à la Révolution, même s'ils devaient plus tard en être la plus grande victime. 7\) *L'accord pour l'action d'une fraction notable de ceux qui détiennent la force, physique ou spirituelle* (*armée, police, information*)*.* -- Là encore, cela va de soi. On ne peut prendre le Pouvoir sans disposer déjà d'une partie des ins­truments du. Pouvoir. On pourrait prolonger à l'infini ces observations. Telles quelles, elles sont presque caricaturales à force d'être résumées. Chacun les complètera aisément. #### La situation présente Examinons maintenant la situation présente dans le cadre de l'analyse que nous venons de faire. 199:132 1\) Le *climat* français est manifestement *révolutionnaire*. Mais à quel degré ? Nous n'en savons rien. Tout le monde est mécontent. Tout le monde est irrité. Mais c'est un peu la même chose dans tous les pays du monde. 2\) Le *régime politique* est *faible *; mais à quel niveau ? Il se dit fort et, pour le prouver, tire argument des dernières élections. On rétorque que le Pouvoir actuel est fort, : mais le régime est faible. Ce qui signifie qu'un nouveau président de la République devrait se prêter à des changements dans la manière d'exercer sa fonction et éventuellement dans la Constitution. Qu'est-ce qui est fort ? qu'est-ce qui est faible dans le système considéré dans son ensemble. ? En dehors des organes supérieurs du Pouvoir, il semble indiscutable que les *structures* institutionnelles soient fai­bles. L'Université s'est écroulée au premier choc. Les humi­liations infligées à l'armée, à la magistrature, à tous les corps sociaux créent une désaffection générale à l'égard du régime. Tout cela signifie faiblesse. 3\) *Aucun consensus national* n'existe sur un *idéal social nouveau*. Qu'est-ce qu'on veut ? On n'en sait rien. Plus de justice, bien sûr ; mais c'est vague. On se rabat, négative­ment, sur l'*anti-capitalisme*. Pour mettre quoi à la place ? Le *socialisme*. Toutes les images s'embrouillent derrière ce mot. L'U.R.S.S. est la seule référence. Elle fait peur. On sait bien qu'elle signifie, dans le cas le plus favorable, moins de *liberté* et diminution du *niveau de vie*. Alors on place son espérance dans le *socialisme démocratique*. Mais les deux mots semblent s'exclure. 4\) Des *thèmes précis* d'un *ordre* social nouveau ? Il n'y a que le thème communiste. Il souffre d'une contradiction interne. D'un côté, il signifie violence, dictature, planifica­tion centrale, parti unique. De l'autre, évolution démocra­tique, participation au pouvoir, réformes progressives. Le modèle soviétique fait peur. Le modèle réformiste ronge le modèle révolutionnaire. Quant aux thèmes non-communistes, il sont exclusive­ment réformistes et se bornent, en fait, à l'extension indé­finie des nationalisations et des systèmes financiers de ré­partition. Ce ne sont pas des thèmes révolutionnaires pour un ordre nouveau. 200:132 Si des *chefs* et une *minorité organisée* existent, on ne les trouve qu'au parti communiste. Mais à quoi sont-ils *décidés *? ils n'en savent rien. En mai, ils pouvaient, (peut-être) prendre le Pouvoir. Ils se sont dérobés, estimant que les conditions « objectives » de la Révolution n'existaient pas. Il est difficile de penser qu'ils se trompaient. 6\) Quelle est la *fraction notable de la population* qui au­rait *intérêt* à l'instauration d'un ordre nouveau ? On ne l'aperçoit pas. En principe, ce devraient être les salariés, et particulièrement les ouvriers, puisque ce sont eux pour qui l'anti-capitalisme et le socialisme ont un sens direct. Mais ils savent aussi bien que les autres qu'ils ne gagneraient pas pécuniairement à un changement de régime. Y trouve­raient-ils quelque satisfaction d'idéalisme, ou de ressenti­ment ? Cette satisfaction serait peu de chose à côté de l'in­satisfaction de la perte de la liberté. 7\) Ceux qui détiennent la *force physique* ne paraissent pas être bien nombreux à vouloir la mettre au service de la Révolution. Il peut y avoir des révolutionnaires dans l'ar­mée et dans la police. Mais on n'imagine guère l'une et l'autre basculant soudainement dans le camp de la Révolu­tion. Quant à l'Information, elle ne peut que suivre, ou ac­compagner. Elle ne peut pas précéder. #### Fatale et impossible Révolution Tout cela fait que, dans la France d'aujourd'hui, la Révolution paraît à la fois fatale et impossible. Fatale, parce que tout le monde est mécontent et pense qu'on ne peut s'en sortir que par le balayage de toutes les vieilleries qui composent l'ordre social actuel. Impossible, parce qu'on ne voit rien à mettre à la place et qu'aussi bien on redoute la Révolution. Ce qu'on voudrait, c'est la Révolution sans la Révolution. Cette confusion dans les idées et dans les sentiments favorise de nouveau la Révolution, et de nouveau y fait obstacle. 201:132 La société industrielle moderne est allergique à la Ré­volution. En tant que société de consommation, elle amollit les esprits et associe les intérêts à sa propre réussite, En tant que société de production, elle apparaît nécessaire à la société de consommation, crée des disciplines, s'identifie au dieu Progrès. On ne casse plus les machines. Avec ou sans Marcuse, tout le monde a remarqué que ce sont les étudiants qui, dans tous les pays, sont l'élément révolutionnaire. Ils mettent en mouvement, d'abord les in­tellectuels (dont d'ailleurs ils ont reçu les leçons), puis les jeunes ouvriers, puis l'ensemble des ouvriers et des salariés. Mais l'élan révolutionnaire se perd dans son extension. Il se heurté à la conscience réfléchie de ceux -- le grand nom­bre -- dont l'idéal compose avec les intérêts, les responsa­bilités et une plus grande connaissance de la réalité sociale. Les grands moteurs révolutionnaires -- le sang, le sol, la religion, un idéal concrétisable -- n'existent pas. En bref, on peut dire qu'il y a en France un courant révolutionnaire, mais qu'il est de tendance *anarchiste.* Les enragés n'ont aucune vision, aucune idée d'un *ordre nouveau* à instaurer. Ils ne songent qu'à contester et à démolir. Ils veulent « casser la baraque ». L'attitude du Parti communiste est tout à fait caractéris­tique. Lui a un programme de Révolution ; il veut instaurer un Pouvoir ouvrier et supprimer la propriété privée des moyens de production. Mais ce programme, qui est bien révolutionnaire en ce sens qu'il constitue un bouleversement fondamental de l'ordre existant, le P.C. estime que les con­ditions ne sont pas réunies pour le réaliser. Il entend pro­céder par étapes, sans mutation brusque (dans le présent) Il est donc finalement évolutionniste et réformiste. A ses yeux, toute chance actuelle de Révolution est exclue ([^51]). Politiquement, la situation est commandée par un dou­ble phénomène, extérieur et intérieur. A l'extérieur, les deux puissances mondiales, américai­ne et russe, exercent une double attraction en sens contrai­res. Les États-Unis ont contre eux les puissances de sentiment, mais leur réussite exceptionnelle s'impose à l'esprit. L'U.R.S.S. attire la gauche, mais ses échecs économiques, son caractère tyrannique et ses tiraillements internes re­froidissent les gens. 202:132 Quant à l'immense bouillonnement de la Chine, il suscite des exaltations mais ne se concrétise pas en forée or­ganisée. Enfin Cuba, l'Amérique latine et le reste nourrissent un romantisme révolutionnaire qui ne quitte guère la zone de la jeunesse intellectuelle. A l'intérieur, la politique de la V^e^ République crée sys­tématiquement une tension génératrice de contradiction et de confusion finale. Car le Pouvoir Personnel provoque des désirs affirmés de plus grande liberté, et ses réalisations vont dans le sens d'un socialisme planificateur. Il en résulte une sorte de double autodestruction, au sein d'une part de l'ordre social existant, au sein d'autre part de la Révolution. Il en résulte, du même coup, une irritation des deux côtés, cette irritation étant compensée (en même temps qu'entre­tenue) par la satisfaction qu'éprouvent les uns d'être pré­servés de la Révolution, les autres de s'y acheminer lente­ment et sûrement. La solution pacifique de ces conflits serait, dans un ré­gime parlementaire, la définition d'une Droite, d'un Centre et d'une Gauche s'affrontant normalement par la voie élec­torale et permettant une évolution par tâtonnements vers des formes de gouvernement possibles. La solution à craindre est une succession de Pouvoirs de plus en plus personnels qui, entrecoupés de périodes d'anarchie, instaureront un régime permanent de *dictature de décadence.* La puissance de la société industrielle et l'exemple des pays qui en acceptent les conditions de fonctionnement per­mettront peut-être à la liberté de l'emporter. Mais l'affai­blissement des structures nationales et le mélange de fièvre et, de lassitude qui est l'état de la société française rendent tout pronostic impossible. On ne voit, dans le désordre actuel, aucun élément spi­rituel qui soit une raison sérieuse d'espérer qu'il sera possi­ble demain de bâtir un ordre social nouveau sur la *seule réalité positive* qu'on puisse aujourd'hui reconnaître : *Le progrès matériel.* 203:132 #### La crise de l'esprit Le caractère anarchique du désordre et les traits d'in­fantilisme dont il est marqué révèlent la profondeur de la crise. Il n'y a plus d'autorité spirituelle. Il n'y a plus de maîtres. (Que les étudiants révolution­naires aient demandé la suppression des cours magistraux est symptomatique). La période que nous vivons n'est qu'une nouvelle étape sur la pente d'une désagrégation sensible dès le XVIII^e^ siècle -- Paul Hazard parle de « la crise de l'esprit européen » -- et qui, contenue par les immenses réserves d'une civilisation millénaire, a commencé à apparaître clairement après la première guerre mondiale. C'est alors que Paul Valéry écrit ses réflexions sur « la crise de l'esprit ». Le « nous autres, civilisations, nous savons mainte­nant que nous sommes mortelles » date de 1919 -- il y a un demi-siècle. Fascisme et nazisme ont été des révolutions réussies mais pour un laps de temps très court. Les redressements opérés par Salazar et par Franco ont des lendemains incertains. L'Europe contemporaine souffre des mêmes maux que l'Europe d'entre les deux guerres, mais infiniment plus graves. Car cette fois, c'est son âme même qui semble avoir été assassinée. Les vieilles nations d'Europe brisées par la défaite -- car ce fut la défaite de toutes -- tentèrent de retrouver l'unité première qui permettrait leur distinction et leur diversité. Ce fut l'effort d'Adenauer, de Schuman et de Gaspari, trois catholiques qui demandèrent au catholicisme de redonner ses assises à l'ordre qu'il avait créé. Mais l'or­dre était mort, et le catholicisme ne pouvait plus rien, face à l'humanisme qui lui avait succédé et dont les deux incar­nations rivales étaient le protestantisme libéral des États-Unis et le communisme athée de l'U.R.S.S. 204:132 Sur le cadavre de l'Europe, le catholicisme organisait un Concile pour se redéfinir. Presque immédiatement le catholicisme, à son tour, entrait en « décomposition », comme dit le P. Bouyer. On s'aperçoit que notre crise nationale est une crise de l'Europe, que la crise de l'Europe est la crise de la civilisa­tion et celle-ci, finalement, la crise de l'esprit. « Petit cap du continent asiatique » d'un côté, nous sommes, de l'autre côté, les Balkans de l'Amérique. Celle-ci nous a sauvés par le plan Marshall. Mais ce sont les automatismes de la matière qui ont recomposé, grâce à des crédits, cette vie matérielle qui cherche éperdument sa source et sa forme. On peut greffer un cœur. Peut-on gref­fer une âme ? Paul VI s'est décidé à ne plus essayer de finasser pour gouverner l'ingouvernable. Il dit maintenant la vérité éter­nelle. C'est la « profession de foi » et « Humanæ vitæ ». Épouvanté, le christianisme européen fait tout pour se déro­ber à la foi et à la vie. Le clergé français se rue à la Révo­lution, espérant que le communisme, vainqueur de l'anar­chie, lui fera sa place dans la « parfaite et définitive four­milière » (P. Valéry) qu'il s'apprête avec Teilhard à nom­mer Christ, au jour qu'il ne pourra plus la contester. Voilà où nous en sommes. Dans ce contexte, le mot Révolution prête à rire. On imagine sans peine des violences, des émeutes, des coups d'État, des putschs, mais quel ordre social nouveau ? Comment donner un rythme à la société industrielle ? Et comment harmoniser autorité et liberté ? Pour le moment, nous glissons, avec des soubresauts, vers le socialisme égalitaire, c'est-à-dire vers le triomphe du nombre et de la matière. De savoir comment on peut échapper à cette mort sociale et personnelle est la vraie question, mais que je n'abor­derai pas ici. Disons seulement, pour terminer, qu'il n'y a pas de fa­talité historique et que l'esprit peut sortir vainqueur. On ne voit que ce qui est visible. L'invisible n'en est pas moins à l'œuvre. 205:132 Et puisque nous avons cité Valéry prosateur, citons en conclusion d'espérance Valéry poète : *Ces jours qui te semblent vides* *Et perdus pour l'univers* *Ont des racines arides* *Qui travaillent les déserts...* « L'heureuse surprise » peut venir. Mais rien ne la laisse pressentir. Louis Salleron. 206:132 ### Le diable et le totem par Michel Demange Michel DEMANGE est l'auteur d'un ouvrage récent que nous avons déjà signalé et recommandé : *Extravagantes liturgiques et faux œcuménisme*. Cet ouvrage a paru aux Éditions du Club de la Culture fran­çaise, 42, rue d'Ulm, à Paris. QUAND UNE PAROISSE de Paris s'offre le luxe (aux frais de l'Église des pauvres) de mobiliser les caméras et les spécialistes de la T.V. pour bien faire voir et entendre qu'elle se moque des prescriptions et interdic­tions romaines en matière de Liturgie, on voit aussitôt tous les curés engagés de Paris saisis d'une sainte émulation. Monsieur le Curé de Saint-Germain-des-Prés a battu Mon­sieur le Curé de Saint-Éloi, et de loin. LA CROIX du 10-11 février 1969 distribuait un numéro spécial à la sortie des messes, annonçant sur un large en­cart : Jeudi 13 février, à partir de 21 h., en direct 1° *des Veillées Pascales de St-Germain-des-Prés,* avec *JAZZ NEW ORLEANS* (Marc Laferrière) *MIDDLE JAZZ* (Moustache) *RYTHM AND BLUES* (Vignon) -- *CHORALE NOIRE* (présentée par le R.P. de La Bretèche) *Et avec le concours des DANSEURS et DANSEUSES* *du NEGROS TAM TAM* C'est un *CAMPUS* spécial présenté par Michel Lancelot sur EUR. N° 1. 207:132 Le jeudi 13 février, bien avant l'heure, on s'écrasait aux portes de Saint-Germain-des-Prés. A l'intérieur, l'église, archi-comble, regorgeait de jeunes et d'adultes de tous âges, de ô à 80 ans. Les personnes debout furent contraintes de s'asseoir par terre pour ménager la visibilité de tous (ce qui d'ailleurs n'arrangeait pas grand'chose, vu leur indiscipline dans les moments émouvants). La chaire elle-même, pre­mière loge de choix, disparaissait sous des grappes de jeu­nes massés dans sa corbeille et juchés le long de ses rampes. Au centre, l'autel ayant été liquidé, le chœur avait été amé­nagé en une vaste plate-forme carrée inondée par l'aveu­glante lumière des sun-lights. Le reste de l'église était plongé dans l'obscurité la plus complète où tremblotaient ça et là quelques cierges... L'animateur donnait ses dernières instructions préli­minaires, tandis que les trompettes s'exerçaient à traîner de lugubres essais de pleurs déchirants ou de rutilantes cas­cades de sons perlés... « ...*Nous qui cherchons si souvent une expression super­ficielle,* *Donne-nous Ta Vérité.* « ...*Nous qui mettons si souvent de côté les élans d'un cœur droit,* (la foule répond) *Donne-nous Ta Vérité.* « ...*Nous qui mettons si souvent la musique et les arts au service du commerce et non de la culture,* *Donne-nous Ta Vérité.* « ...*Nous qui faisons de certains artistes des idoles,* *Donne-nous Ta Vérité.* « ...*Nous qui nous enfermons dans un style particulier, quelquefois, au lieu de nous ouvrir à Tout ce qui est Beau,* *Donne-nous Ta Vérité. *» Nous voilà donc prêts. Dans Saint-Germain-des-Prés transformé en Temple de la Culture, nous allons donc enfin pouvoir nous ouvrir à la vérité de Tout ce qui est Beau. 208:132 Tant de belles choses se succédèrent durant deux heures, et tant d'expressions de Vérités diverses, que nous rappor­terons seulement ici celles qui furent les plus marquantes ; celles qui resteront pour toujours gravées dans la mémoire des assistants ; celles qui restent désormais enfermées dans l'écho de ces voûtes qui les lâcheront à nouveau au jour du Jugement comme un témoignage. Une dernière prière : « *Seigneur, donne-nous ton Esprit. Alleluia !* « *Nous ne sommes pas dans une salle de spectacle. Veuillez respecter ce lieu : ne fumez pas. Merci. *» (La consigne fut respectée. Seuls les Travailleurs de la T.V.\ se firent droit eux-mêmes à une dérogation spéciale.) Le Père de Fatto nous exhorte d'abord à bien nous mettre dans la situation : « ...Beaucoup, dit-il, ne com­prendront pas par suite de leur sensibilité différente. » Malheureusement l'écho répercute la Parole et la rend difficilement intelligible. De plus, si l'on ne fume pas, on parle... Enfin, une curieuse habitude semble s'installer dans ces admonitions d'un style nouveau : on est conscient que la Parole doit « frapper ». Alors, chaque syllabe majeure ou fin de phrase est ponctuée d'un coup de gong ou de tambour. De fait, elle s'enfonce comme un coin dans le cerveau, mais la clarté en souffre. Pour le petit discours du P. de Fatto, ce fut l'orgue électrique qui miaula doucement un fond sonore. On arrive néanmoins à saisir que « ...lourde et exaltante est la responsabilité des chrétiens qui sont ici ce soir... C'est à ce prix qu'il sera possible de dire au monde d'aujourd'hui le message que l'Évangile lui adresse ». Vint alors *un chœur de sept Noirs* aux chemises de cou­leurs violentes qui poussèrent avec vigueur un « Kyrie » suivi d'une sorte de mélopée psalmodiée. Jusque là, on peut admettre que cette sorte de liturgie corresponde « à la mentalité de chaque peuple » et trouve légitimement sa place sous d'autres cieux. Mais leur idiome, pour nous inin­telligible, recèle ici trop de mystères. 209:132 Après cela, ils exécutèrent une sorte de bamboula, exhibition de sauts d'une incroyable agilité, sauts périlleux, cul­butes, pirouettes en avant, pirouettes en arrière, figures de lutte, tandis qu'au rythme du chant succédait un échange d'apostrophes qui prenait des allures de provocation violente. L'un d'eux se plante face au public, ramassé sur lui-même comme prêt à bondir, le doigt menaçant... Ma parole, mais il nous eng... ! Que peut-il bien dire ? Si quelque chose ne va pas, on souhaiterait au moins l'entendre, en langage vernaculaire !... Puis la cadence redevient chantante et le public s'en mêle, ponctuant le rythme en claquant des mains, suppléant par l'intention à ce qui lui échappe dans cette « union de prière ». La bagarre verbale éclate à nou­veau. Voilà que ça ne va plus entre eux. Le public haletant rentre les mains dans les poches. Ils s'envoient manifeste­ment des choses affreuses auxquelles répondent des sortes d'aboiements brefs, explosifs... Vraiment nous perdons le plus beau et nous ne saurons jamais ce qui s'est passé. Ils se remettent à chanter et le public rassuré ressort sa claque. Si nous n'avons rien compris à la vitalité de ces démons­trations, sachons bien, grâce au P. de Fatto, qu'elles sont la traduction de notre expression populaire : « ...Y'a d'la joie ! » Bientôt nous deviendrons perméables aux finesses de cette culture extensive, car : « ...*De l'Afrique aux États-Unis, des États-Unis à l'Eu­rope, et ensuite à la France, la musique des Noirs est par­venue jusqu'à nous. Et ce soir, elle est présente à Saint-Ger­main-des-Prés. Cette musique aide un peu à procurer la joie. Elle a influencé toute la vérité de tous les temps* (*?*)*, tous les pays et aussi les races de toute la terre. Cette mu­sique permet une communion entre tous les hommes qui y sont sensibles. Ce soir, en nous mettant au champ de l'amour de Dieu, renouvelons cette communion, même si nous ne sommes pas tout à fait sensibles à ces positions. Pensons à la joie des hommes qui savent s'unir malgré les différences de races, de couleur, de nationalité, d'opinion, de culture. Et prions, grâce à cette musique. *» Alors, pour l'amour de ceux qui s'entendent si bien entre eux, prions pour leur communion. -- Pour nous, eh bien ma, foi... « l'appétit vient en mangeant, dit-on ! » 210:132 Et les échanges spirituels se poursuivent, entre la foule : « *Donne-nous ton Esprit, Seigneur, Alleluia ! *» et le pasteur : « ...*Nous te demandons ton Esprit, Seigneur, cet Esprit d'amour, et d'unité. Donne-le aussi à tous les artistes afin qu'ils comprennent combien leur art peut avoir d'influence sur tous les hommes du monde entier. Que leur art soit une servance d'unité. Que ton Esprit fasse en leur cœur une musique intérieure, musique d'amour qui les inspirera. Et que la musique extérieure qui en sera le fruit soit le reflet de cette musique intérieure. Et par retour, qu'elle te chante, Seigneur ! *» *et les artistes : pour le moment, deux pièces de jazz* (*je crois bien que c'en est, cette fois, du plus pur...*) ([^52]). Mais enfin, le P. de Fatto est-il sérieux ? Et tous ces gens qui répètent « Seigneur, Seigneur ! » se rendent-ils bien compte que l'objet de leur prière est vraiment bien maigre pour justifier qu'on bazarde l'autel dans leur propre église (au nom de l' « unité » !) pour y installer à la place d'une liturgie qu'ils prétendent ne plus comprendre, des rites pleins de mystères (je dis bien : mystères et non Mystère) et pour le coup totalement inintelligibles ? De plus, son expression, comme leur propre participation, est vraiment d'une désolante pauvreté si l'on veut considérer la qualité de la « joie » qu'elle engendre, tout comme la nature des liens de « communion universelle » qui doit ; procéder de cette culture envahissante ! Le spectacle de ces quatre trompettistes aussi disparates avec leurs trompettes étincelantes que les Noirs sont homogènes, peut paraître naturel en d'autres lieux. Mais à la place même où se renouvelle chaque jour le Saint Sacrifice... le moins qu'on puisse dire, est qu'il contribue vraiment par trop à déraciner le sens du sacré (c'est bien ce qu'on cherche, d'ailleurs) -- un grand aux longues mèches plates et jaunes, les joues gonflées et cramoisies, contrarie avec une cloche en caoutchouc ce qu'il insuffle à grand-peine dans sa longue trompette à coulisse. Le dos cambré, le ventre en avant, il oseille d'un mouvement giratoire qui donne le vertige. Un gros mignon à tête de loup bat la semelle et tourne sur lui-même en pivotant sur place. -- Un troisième choque par son naturel et son comportement tranquille. -- Un quatrième qui a trop grandi, la bouche béante telle une gouttière de cathédrale, se disloque à faire peur pour fustiger à toute volée, d'une main molle et désarticulée, un petit tambourin à grelots... 211:132 Après cela, un étrange personnage à l'allure du parfait petit fonctionnaire à lunettes cerclées de métal, (« l'homme tranquille ») possède tout un répertoire qu'il débite en An­glais. Il n'est assurément pas très drôle, et depuis qu'il est en place la foule s'occupe en tapant des mains à la cadence d'un métronome. Pour rendre cette forme de prière un peu plus parlante, il a pourtant de réels talents d'entraîneur : inter­minablement, ce seront entre le public et lui des échanges consacrant le niveau culturel de sa « musique intérieure » et la valeur évangélique (historique ?) de son message. Deux mille paires de mains qui claquent à chaque syllabe et deux mille bouches qui lui renvoient chaque « parole » de son message, cela en fait des échos dans une église !... « YEAH' YEAH' YEAH' YEAH' (bis) « Hôô Hôô Hôô Hôô (bis) « YEAH' YEAH' YEAH' YEAH' (bis) « Hôô Hôô Hôô Hôô (bis) « Hââ Hââ Hââ Hââ (bis) « YEAH' YEAH' YEAH' YEAH' (bis) « Hôô Hôô Hôô Hôô (bis) « YEAH' YEAH' YEAH' YEAH' (bis) « Hôô Hôô Hôô Hôô (bis) « YEAH' YEAH' YEAH' YEAH' (bis) ... et cætera... Ah ! comme on est joyeux... Qu'on se sent en communion avec tous « les hommes sensibles à cette musique » ! Comme on applaudit de bon cœur et qu'on se sent le cœur en fête et l'âme en paix pour chanter le message du P. de Fatto « ...Il s'est fait Homme « ...pour nous AN' noncer « ...les temps AC'complis « ...et pour nous combler tous « ......DE JOIE... (quand nous disions que la notion de Salut se perd !) 212:132 « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...Nous T'Aâââ do 'RONS « ...SEI.eî.GNEUR ! SEI.eî.GNEUR ! SEI.eî.GNEUR ! » Mais le Royaume des Cieux n'est pas seulement pour ceux qui chantent, dit le message (historique). C'est pour­quoi la participation des mains qui claquent, claquent, claquent, se fait active. Car « seuls les violents s'en em­parent »... \*\*\* Nous ne pouvons tout dire, tout rapporter. Il y eut des moments de haute extase sonore, de splendides envolées de trompette, des compositions géniales, notamment des barris­sements d'éléphants d'un naturel extraordinaire... Il y eut aussi l'intervention d'un vieux monsieur qui protesta, cou­rageusement tout seul, devant cette foule en délire et qui se fit huer, moquer, conspuer, couvert par les renforts de la vaillante batterie des cuivres. Il revint à la charge, d'ail­leurs, et faillit bien compromettre à lui tout seul un des plus hauts moments spirituels de ces communions de prières en état de recherche ! C'est qu'en effet nous n'avions pas encore atteint le sommet d'une apothéose qui aura marqué au front pour tou­jours les annales de ce siècle de recherches liturgiques, et les responsables à tous les échelons hiérarchiques de « l'abomination de la désolation établie en lieu saint ». Ce fut d'abord un quintette de trompettistes vêtus de couleurs tendres, aux rondeurs étroitement moulées de noir, menés par un petit diable des Antilles au tempérament exu­bérant. Il bondit d'un bout à l'autre du podium, claquant des mains, lâchant des sons rauques. Soutenu par une batterie et les notes aigres, d'une guitare, il « chante » comme un possédé, hurle d'une voix cassée. Entre deux bonds, il invite le public à le suivre. Envoûté, le public s'aligne sur les trois notes invariables d'une trompette aiguë. On dirait un ensorcellement préparatoire à ce qui va suivre... Les mains claquent machinalement, inconsciemment. L'am­biance est mûre. Tout, maintenant, va changer. Il se libère de son public : ovations, salutations, merci à droite, merci à gauche. 213:132 Et l'on arrive au drame. Désormais, il n'y aura plus qu'un fond sonore : le tambour ponctué d'une note déchirante de trompette, d'une batterie et d'un coup de gong. Sur cette trame lancinante se déroule un interminable et mortel suspense d'épouvante conduit sur la montée préci­pitée et vertigineuse d'une plainte sauvage, arrachée aux accents inhumains d'une douleur révoltée. Cela commence pourtant bien civilement « ...How d'you do ? How d'you do ? How d'you do ?... » -- Mais les réponses sentent déjà la tragédie. Le ton de la voix éraillée monte comme les déchirements de la trompette. Des cris perçants de femme (d'où peuvent-ils bien venir ?) font sur­sauter. Encore des hurlements inhumains. Le ton monte, monte toujours. La trompette lance sa note stridente comme une horloge inexorable appuyée par le gong qui martèle implacablement le coup suivant. La voix vacille et s'étran­gle dans la terreur... Un court silence ; des coassements répercutés par l'écho des voûtes glacent les « fidèles » qui retiennent leur souffle. Est-ce la fin ?... Après un cri aigu, tout recommence. Edgar Poe n'eût pas fait mieux. L'infer­nale machine se remet en marche. Le monstrueux dialogue devient haché, couvert maintenant par des précipitations saccadées sur le tambour. Un bulldozer semble avancer à son allure de brute... Cela n'en finit pas ; on voudrait fuir comme dans un cauchemar, cloué sur sa chaise... ou assis par terre (et moi sur les marches de l'autel !) Et puis voilà qu'émergent de ce vacarme des incantations ensorcelées : « YAW !......... TCHOU, TCHOUI ! TWEI, TWEI, TWEI ! « Aôôô, Aôôô, Aôôô, Aôôô AAAAââââââââ AAAHHH !!! » ...Un cri perçant, fou de terreur. Les oreilles déchirées, on espère que le crime est enfin consommé !... Et l'horloge inexorable se remet en marche. Elle, s'enraye sur un der­nier hurlement suraigu de victime égorgée... Silence. -- C'est fini. ? ...Comme arrachée du fond de la jungle des esprits mo­queurs semblent fondre du haut de la voûte. Tels des oi­seaux hurleurs échappés de quelque forêt hantée, ils lâchent un rire sauvage et sardonique qui s'amplifie, répercuté par mille échos. 214:132 Le public figé reste coi, le souffle coupé... « Il est fou, Ce mec ! » lâche enfin ma voisine. -- Revenu de sa torpeur, il crépite, en maigres applaudissements, tandis que le petit diable noir et bleu pleure sur sa guitare ensorcelée la mora­lité de son histoire. Le Père de Fatto qui n'a pas perdu son sang-froid, tire, lui aussi, la moralité du message : Joie pour Dieu, ! Jeunesse pour Dieu ! VIE pour Dieu « ...Seigneur, nous t'offrons tout cela ! » (et notre épouvante, donc !!!) Et l'on enchaîne aussitôt : « ...Nous t'offrons aussi LA DANSE DE DAVID DEVANT L'ARCHE. » La danse de David sera du plus pur folklore Africain Noir. Et quand je dis « folklore », je suis modeste ! Disons tout de suite que « David » est bisexué. C'est le moins qu'on puisse dire ! Quant à l'Arche,... on va voir. ...Dans l'allée centrale de l'église, une procession monte lentement vers l' « autel » au son du tam-tam : un dieu cornu au large masque peint, bariolé de rouge et zébré de blanc sur fond noir, surmonté de deux grandes cornes, émer­geant d'une épaisse paillasse qui tombe jusqu'à terre, s'avance suivi de deux Noirs (apparemment deux sorciers) chamarrés de couleurs vives où domine le rouge et coiffés de bonnets rouges pointus. Derrière eux suivent quatre autres Noirs vêtus de marron et une femme couverte d'une longue robe toute droite et coiffée d'un madras. On installe le totem au centre ; on se range autour et le rite commence. Quelques incantations sonores, sauts et cabrioles. Les sorciers chassent les esprits avec de longs fouets à queue de cheval. Et puis le tam-tam prend son rythme rituel, verti­gineux, ensorcelé. Les danseurs, désormais, sont « en­voûtés ». La femme démarre d'abord. Jusque là, elle s'est tenue tranquille, oscillant d'une jambe sur l'autre, sans plus. A présent, la voilà prise de « transes ». Ses pieds nus tapent le sol. Elle avance, recule, le corps frémissant, ramant des bras comme s'ils voulaient accrocher une ombre. Le rythme s'accélère ; ses contorsions aussi. On sombre dans une espèce d'hypnose. Et la voilà qui s'écroule sur les genoux, le corps tout frémissant. Elle bascule en arrière, le dos à plat, sur le sol, genoux repliés sous le corps, la poitrine tendue... 215:132 Voilà qui est fait... D'un bond, elle saute debout elle rentre dans le rang. C'est maintenant au tour d'un mâle. Comme un fauve, il bondit et rebondit en d'interminables contorsions pris dans ce rythme infernal, sur une seule note de casserole fêlée, implacable jusqu'au vertige... A la fin, il s'écroule, terrassé par les « transes, Il fera son exhibition à genoux, secoué des genoux à la tête de spasmes érotiques. Voilà qui est fait... Tout le monde a compris. Le dieu cornu regarde tout ça de son rire figé, obscène et bête. Derrière moi, une statue de marbre d'un autre Age se voile la face. Le sculpteur avait-il prévu de pareilles choses. ? Heureuse matière au cœur de marbre, aux yeux voilés !... A la figure suivante interviennent les deux sorciers bariolés au bonnet rouge et pointu. L' « Arche » est amenée au centre : un petit tonneau sur quatre roulettes. Ils se livrent à de petits jeux simplets, se disent des blagues (du moins, je suppose). Armé d'une longue cuillère, celui de droite frappe le baril par devant pour en faire sortir un esprit par derrière. Puis il frappe derrière et court guetter l'esprit par devant. Le monstre cornu paraît trouver ça drôle. L'autre sbire au bonnet pointu chevauche à cali­fourchon son gros tambour en forme de cylindre (pas beau !)... Il frappe dessus avec rage à grands coups de bâton. L'esprit va-t-il sortir de là ?... Bien sûr, on me dira que je fais du mauvais esprit, que je vois partout des esprits mauvais ! Mais on ne m'a pas donné la traduction. Je ne traduis pas non plus... Je dis seulement ce que je vois, et les perplexités de mon esprit en état de recherche... ce que voient deux mille personnes sur l'aire de l'autel dans l'église Saint-Germain-des-Prés, « à la demande du Secrétariat Diocésain pour les questions liturgiques » ([^53]), et sur l'exhortation du P. de Fatto qui nous a incités à prier sur de la beauté : « ...Joie pour Dieu, Jeunesse pour Dieu, Vie pour Dieu Seigneur, nous T'of­frons tout cela... » (Quelle horreur !) \*\*\* 216:132 Et puis ce sont les adieux. Le P. de Fatto nous remercie de « *notre participation à cette* PRIÈRE COM­MUNE »*...* Et l'on se sépare dans un grand « AMEN » final. Les voûtes vénérables qui demain redeviendront la Maison de Dieu se chargent d'une nouvelle page d'Histoire, d'un « événement » comme dit M. le curé de Saint-Germain-des-Prés. -- Lentement, l'église déverse son monstrueux trou­peau, bêlant sur un rythme syncopé les trois syllabes d'un Amen noir : « YÉêêê' Hé Men ! YÉêêê' Hé Men ! YÉêêê' Hé Men ! YÉêêê' Hé Men ! » On évoque irrésistiblement une de ces processions chan­tantes sautant d'un pied sur l'autre en suivant un mort au cimetière... La foule qui s'écoule lentement s'en berce jusqu'à l'ivresse et même jusqu'au trottoir. La police -- qui en a vu d'autres ! -- surveille du coin de l'œil ces « nouveaux chré­tiens » qui paraissent un peu dérangés au sortir de leurs offices... Mais un brin d'inquiétude se lit dans le regard des passants qui n'ont encore jamais vu ça ! \*\*\* Je veux bien qu'à tout propos on nous rebattre les oreilles de la « Nouvelle Alliance ». Mais qu'en a-t-on fait ce soir ? L'autel du SACRIFICE RÉDEMPTEUR bazardé, volatilisé. A sa place, un TOTEM et *un petit baril rempli d'esprits malins* que chassent deux SORCIERS... C'est ça l'ARCHE D'ALLIANCE ? Et à la place même où se renouvelle chaque jour le Sacri­fice Eucharistique de l'ALLIANCE NOUVELLE, un rite porno­graphique et des passes de sorcelleries. -- AH ! NON ! 217:132 On veut bien se forcer à croire à la naïveté des Commis­sions Liturgiques Épiscopales qui, à force de désacraliser la prière, et de déchristianiser la Foi, jouent à l'apprenti sorcier. Mais il y a des naïvetés qui mènent loin ! M. le curé de Saint-Germain-des-Prés qui s'émeut d'être submergé sous la masse des protestations, en est une illustration vivante : « ...A travers des formes d'expression musicale ou de chant qui, pour beaucoup sont très déconcertantes, se manifeste une culture importante pour demain (...) *Il fallait y être pour saisir chez certains qu'ils étaient fort pris. *» (*Sic !*) Mais parler de naïveté, c'est un préjugé favorable. Il est malheureusement bien dépassé quand à propos de ces pro­fanations « œcuméniques », M. le curé de Saint-Germain-des-Prés a le front de nous dire : « ...Pour nous préparer à être capables d'assumer notre mission, *il faut que nous nous transformions.* (...) Transformation de nos cœurs veut dire : accepter de ne plus confondre nos petitesses, nos goûts, nos opinions avec le « SACRÉ », avec l'ÉTERNEL DE L'ÉGLISE, accepter qu'il y ait PLURALITÉ. » -- Ainsi, le Sacré, l'éternel de l'Église, ce sont nos petitesses ! Le plu­ralisme, ce sera notre grandeur !... Grandeur et décadence !!! Mais qu'est-ce que cela veut dire, « pluralité » ? -- Exactement que l'on s'enferre dans les complexes œcuméniques de culpabilité soulevés par la revue « PLA­NÈTE » n° 29 (juill-août 1966), à propos d'une étude sur le VAUDOU en Haïti : c'est l'Église qui y est responsable de la survivance des cultes africains, par ses maladresses d'évangélisation du fait qu'elle identifiait les Loas, ou esprits malins, avec Satan lui-même, et les « possédés » avec des esclaves de Satan. Résultat, dit « PLANÈTE » : la dé­couverte d'un « monstrueux mélange », de l'interpénétra­tion des cultes africain et catholique. D'où campagne catho­lique anti-superstitieuse renforcée. Et « PLANÈTE » se félicite que les choses aient changé : « ...En 1950 le Vaudou sortit de sa clandestinité. Mais il fallut attendre ces dernières années pour assister à *un changement complet d'attitude de la part du clergé. *» Certes, il n'y a pas qu'au Dahomey ou en Haïti que l'œcu­ménisme traditionnel a si fort changé pour se transformer en œcuménisme « noir ». Et remarquons le parallélisme qui conduit à de bien curieux échanges réciproques : le dyna­misme de notre Catholicisme ne fait plus de doute aujour­d'hui pour personne : il est toujours prêt à la « conversion du cœur ». -- La même chose vient d'arriver au Vaudou ! 218:132 « Il présente, nous dit « PLANÈTE », un double aspect : l'aspect inchangé de ses origines et l'aspect dynamique de son évolution. Entre les deux est intervenue l'influence d'un Catholicisme acharné qui a entraîné un métissage apparent de deux religions aussi *proches* qu'éloignées l'une de l'autre. » Ainsi la « faute », les « maladresses évangéliques » d'une Église catholique acharnée auront au moins suscité chez les autres un dynamisme exemplaire, le type même de loi conversion du cœur sur lequel nous devrions bien prendre modèle : l'ouverture au pluralisme, forme mo­derne et ouverte d'un métissage autrefois clandestin... Et si les rites africains qu'on nous a présentés ce soir à Saint-Germain-des-Prés viennent exhiber leur dynamisme dans nos églises, pourquoi ne pas les accueillir à bras et cœur ouverts ? J'ignore s'ils ont quelque parenté avec le Vaudou, (encore que ses « hounsis » s'habillent de rouge comme nos deux sorciers), mais il y a tant de points communs entre « les deux religions » ! « ...Originaire du Dahomey, poursuit « PLANÈTE », le Vaudou est le culte des esprits ou Loas, êtres surnaturels et tout-puissants, intercesseurs indispensables entre *Dieu* et les hommes, entre le ciel et la terre ([^54]). Car Dieu qui fait tenir les astres ensemble et se retrouve dans toute la création se confond dans l'univers avec une entité imper­sonnelle trop vague pour pouvoir être invoquée... *Le Vau­dou est donc une religion à Dieu unique* et à panthéisme touffu. » Grâce à son dynamisme, on le voit, grâce à son esprit d'ouverture, le Vaudou a fait bon accueil à notre Dieu unique qui présente avec le sien un air de famille. Alors, ne nous étonnons pas, dans le contexte œcuménique actuel, (si porté à recueillir chez les autres ce qu'ils ont de « bon ») de ces « changements complets d'attitude de la part du clergé ». Ne nous étonnons pas si le P. de Fatto « a reçu comme mission d'essayer d'explorer la manière dont l'Évangile peut pénétrer et utiliser comme support expres­sif tout ce monde un peu étrange, un peu déconcertant pour la majorité d'entre nous. » -- Ainsi parle M. le Curé de Saint-Germain-des-Prés. Ainsi présente-t-il la mission confiée au P. de Fatto par la Commission épiscopale et qui ne le démentira pas sur ce point. 219:132 Mais comment résister à l'attrait de faire passer le mes­sage, évangélique à travers une telle interpénétration si, comme dit « PLANÈTE », « ...aimez-vous les uns les autres » est la base de la morale Vaudou ? Comment le P. de Fatto ne serait-il pas dans la bonne ligne œcuménique de la « plu­ralité » si « ...Le miracle, le premier miracle du Vaudou n'est autre que l'extraordinaire *joie de vivre*... » (joie pour Dieu ; vie pour Dieu, Seigneur, nous t'offrons tout cela 1). Et puis il y a tant de choses encore dans lesquelles nous reconnaissons si bien les thèmes chers à notre clergé depuis qu'il a « radicalement changé d'attitude » ! Écoutons tou­jours « PLANÈTE » : « ...Qu'on ne s'y trompe pas : si le Vaudou permet sur le plan individuel de se préserver des mauvais esprits, d'avoir santé, chance et force surnaturelle, sa raison d'être est essentiellement *collective* et ses effets s'adressent principalement au groupe dont il maintient la cohérence. Autrefois religion de l'esclavage, il est aujourd'hui, pour le paysan haïtien, le seul moyen de *vaincre une pauvreté écrasante,* d'obtenir une *vie sociale possible,* de résoudre *tous les problèmes de la vie* et de pouvoir infléchir l'univers en sa faveur. Il n'est pas question de gagner le ciel » ou de « racheter son âme », mais *d'obtenir dans l'immédiat les bienfaits nécessaires.* « ...Aimez-vous les uns les autres » est la base de sa morale et l'idée de péché originel lui est totalement inconnue... Le Vaudouisant, lorsqu'il est vivant, *utilise sa religion pour mieux vivre, oriente son contact permanent avec le surnaturel dans un but pratique et terrestre. *» Ne retrouve-t-on pas là tous les éléments de notre mo­derne Pastorale pour un monde sécularisé, en mal de rela­tivisme doctrinal et à la recherche du « sens de la vie » ?... Certes, je n'affirme pas qu'on a introduit le Vaudou à Saint-Germain-des-Prés, mais je n'en suis pas si sûr ! Ce fut, en tout cas, dans une enceinte consacrée, une provocation rituelle érotique et magique, expédiée de son pays d'origine telle une lettre anonyme, sans autre explication qu'une pré­sentation *biblique* témoin, là aussi, d'un « métissage », d'une « interpénétration » plutôt inquiétants ! 220:132 Ce qu'il y a de sûr, en tout cas, c'est qu'on a fait table rase de l'autel du Saint Sacrifice pour en profaner la place. Et puisqu'on referme là-dessus le couvercle du silence, c'est à nous d'agir : IL Y A DES PRIÈRES EXPIATOIRES QUI S'IMPOSENT. Et pour ce qui est de l'avenir, bien sûr il ne faut pas qu'on se batte dans une église. Mais il ne faudrait pas qu'il y ait là matière à chantage. Et à tout prendre, si pareille pro­fanation devait se renouveler, mieux vaudrait encore ajou­ter un appendice, à la « théologie de la violence » que de « consacrer » passivement le spectacle de deux mille per­sonnes assises par terre, claquant des mains, tapant du pied, PARTICIPANT de la voix et du geste à ce nouveau genre de prière sur l'ordre d'une commission épiscopale et sous la conduite d'un prêtre en mal « d'évangélisation mission­naire », tandis qu'un curé délirant les appelle à une étrange conversion du cœur ! Michel Demange. 221:132 ### Prière et culture par Jean-Baptiste Morvan UNE JOURNÉE de fin de vacances pascales se termine, Noirmoutier. Cet après-midi les les pins, les chênes-verts et une sorte de courtoisie somno­lente dans une fausse fin de saison alanguie et souriante. On avait vu encore quelques garçons et filles allant et venant sur leurs bicyclettes avec une agitation d'hirondelles ; un groupe de cavaliers et de cavalières disparaissait au bout d'une avenue. On est en avril et on croirait que c'est le terme de l'été, que septembre commence. La notion du temps devient flottante et relative. Il n'y a plus de soleil, il est sept heures et demie. La vague bat le rocher au bout de la plage, comme un écho solitaire. J'ai devant moi Pornic et La Bernerie, et toutes ces plages aux noms familiers à mes oreilles depuis les projets de vacances des années trente. Tout à l'heure, en allant du Bois-de-la-Chaise vers le Viel, j'ai lu sur une plaque : « Avenue Pierre-l'Ermite ». Je jurerais presque pourtant que j'ai lu son article dans la *Liberté de l'Yonne* de la semaine dernière : ce devait être il y a trente ans. Pornic, l'attente quotidienne du débarquement des passa­gers du « Saint-Philibert »... Il devait sombrer l'année sui­vante. L'image s'est arrêtée. Et en déroulant la litanie ma­chinale des noms de plages, je ressens plus que jamais cette impression d'unité, si ardemment souhaitée et recherchée toujours, et qui s'exprimerait bien par l'emblème vendéen : les cœurs unis sous la couronne et la Croix. Face au rivage, du continent, j'oriente une invisible boussole et je devine dans les différentes directions des lointains ceux à qui je voudrais, lancer une pensée, une prière. 222:132 A la tombée de la nuit les phares aussi vont s'allumer dans la mémoire. Le Gois doit être à cette heure totalement recouvert. Mais sous la mer les passages demeurent avec certitude, et les mouettes au bout de l'estacade semblent, danser un ballet obéissant à un ordre secret, à un plan de signification. « Tout est de trop », dit le personnage de Sartre. Ce soir rien n'est de trop. Il me semble que le monde que je con­temple par les yeux et par l'esprit est comme une salle de repas avant que tous les convives ne soient arrivés. Ce monde qui semble devenir plus familier au cœur à mesure que la nuit tombe, le serait-il par une intuition secrète de sa « structure », dont mes propos intérieurs et mes notés ne seraient que les passagères et précaires « mythologies » ? Sans doute, si j'essaie un jour d'en rendre compte, je joue perdant d'avance, je sais que ce que j'en dirai donnera peut-être quelque chose à autrui, mais que j'aurai, quant à moi, interposé entre cette soirée et mon propre cœur la vitre invisible et dure d'un certain désenchantement. Je donne la clef à un autre, mais je n'en garde point le double pour moi. Combien vaines me paraissent les doctrines philosophi­ques qui se proposent d'expliquer la connaissance, à cette heure où en face du continent obscurci je devine, derrière la Vendée et la Bretagne ici réunies, toute la masse des lieux français que ma mémoire peut embrasser sans consi­dération des années ! Là se trouvent tout à la fois, et moi-même, et ma vie passée, et les vivants et les morts. Noir­moutier, où je suis face à moi-même... Où je suis, chargé d'un supplément d'être, poussé par des présences exigean­tes. « Sum, ergo cogito. », Loin de correspondre à la répul­sion métaphysique de l'existentialisme, aux zones obscures et sauvages du structuralisme, ce monde appelle, il attend d'être reconnu et remémoré, évoqué. Mais ces métaphysi­ques scolaires avec leurs illuminations prétendues, le sur­réalisme poétique avec les siennes, ne sont que les parodies un peu caricaturales de tout ce qui, ici, appelle et attend. Le moyen de communication qui s'offre, naturellement et s'impose de plus en plus fortement, c'est la prière. Elle s'élève au-dessus de ce sentiment des coexistences fraternelles et paradoxales, comme la flamme au cœur de la fumée sur les bûches croisées. 223:132 La prière est un deuxième monde intellectuel, supérieur ; déchargé des servitudes du premier, orienté vers ce qui dans le monde matériel et historique peut nourrir et non épuiser l'âme. Elle est une géographie nouvelle : Qu'on s'imagine un homme tenant une carte où les trajets pa­raissent impossibles, où souvent les chemins ne se raccor­dent point. Et tout à coup on lui en donne une autre : le même pays, les mêmes bois, les mêmes fleuves, les mêmes villes -- mais d'autres routes clairement tracées et situées en des endroits manifestement préparés et fort apparents déjà sur la première carte, lui offrent la solution. Ainsi en Bretagne au temps de la Révolution, les chouans avaient leurs routes à eux, où ils ne craignaient point les fâcheuses rencontres. Géographie, ou bien encore géométrie parado­xale de la pensée, indispensable, coexistant avec le tissu ordinaire du raisonnement logique et pragmatique comme se superposerait à la géométrie d'Euclide une géométrie différente. La prière est une langue à réapprendre toujours, car on l'a toujours un peu oubliée. Les incroyants rangent dé­daigneusement ses démarches psychologiques dans le mon­de de l'imaginaire parce qu'elle ressemble à l'imagination par son avidité à recueillir l'image, à noter le parcours des intentions humaines au long de sa trajectoire orientée vers Dieu. Elle est comme une fiction, en apparence, car l'esprit y possède, comme dans la fiction, l'impression de s'y mou­voir avec légèreté, même si le sujet qui l'occupe est Pénible et douloureux. Elle en possède l'élan, sans la servitude du matériau mensonger : une fiction qui serait plus légère de sentir qu'elle dessine avec du vrai. Elle est toujours mou­vement et élan, sans être réductible au mouvement et à l'élan, sans même toujours les posséder sous la forme sim­pliste du lyrisme. Elle se reconnaît la liberté d'être parfois un recueillement frileux : l'âme à certaines heures en a besoin, mais la prière joue à s'y installer sans y croire. Elle consent volontiers à être une demande peut-être ingénue, puérile, et destinée à l'échec : certaines choses s'effritent et tombent en poussière, peu à peu, quand on les place en face de Dieu. La prière est, pour reprendre le terme cher à Montaigne, un essai. Nous savons que notre histoire intérieure est un journal d'épreuves ; mais ces épreuves du roman de la vie, nous prétendons les soumettre à un juge tout diffé­rent des fripiers, des aubergistes et des ministres rencontrés par Gil Blas de Santillane, tout différent aussi de ce « moi » qui gonfle son : jabot dans le prologue des « Confessions » de Rousseau. 224:132 Le juge de nos épreuves, c'est le Christ. Ni roman picaresque, ni journal intime. Il y a une histoire des prières de l'homme, une histoire de l'homme par ses prières. Celle-là ne s'écrit pas ; le jour où l'on voudrait l'écrire, elle deviendrait un livre, un autre Montaigne, un autre Rousseau, un autre Chateaubriand. Et l'écriture même du livre serait une épreuve supplémentaire dont le livre ne pourrait pas rendre compte ; la prière aurait encore le dernier mot. La prière ne cherche pas à résoudre nos contradictions ou nos lacunes par des justifications mal plâtrées ou par des synthèses laborieuses et peu convaincantes : elle les dépose sur la table devant la Sainte-Famille ; elle les dépose quitte à les remporter si le temps n'est pas encore venu. Elle a le pouvoir de s'insérer dans ces heures crépusculaires de l'âme où les regrets, les mélancolies, les rancunes mêmes, et tout autre état contracté ou passionné, se préparent à se fondre en s'ornant de nuances nouvelles, d'appels nouveaux. Il m'est arrivé d'imaginer un culte paradoxal et secret à Notre-Dame des Rancunes. L'homme est long à sauver. La prière se donne le temps ; par elle, l'homme dans ses difficultés, dans ses « apories » intellectuelles apparemment les plus absolues, retrouve par elle ce temps que le monde ne donne pas. Le monde donne le temps trop long ou trop court, jamais exactement adéquat aux intentions de l'esprit. Pour toute une zone des aspirations de son âme, l'homme a besoin d'un temps qui soit d'une autre nature ; notre véritable durée est enclose dans la prière comme la rose dans le bouton. L'âme sait qu'il est dérisoire d'attendre trop tôt nos réconciliations intérieures, nos synthèses, et que certaines ne seront jamais obtenues en ce monde ; la prière se contente de donner l'image et la promesse de ces conciliations futures, elle s'établit dans l'âme comme sur un chantier aux travaux interrompus, elle se fait parole et poème, parole et méthode. Elle réfléchit sur la pensée la plus austère et en même temps raconte des histoires à l'enfant qui est toujours en nous. Elle est souvent une réponse qu'il nous est suggéré de renvoyer à nos propres demandes, à nos réclamations indiscrètes, comme à un enfant curieux et exigeant ; elle interpose entre le sujet pensant et la formulation définitive d'un souhait trop spontané, et peut-être imprudent ou douteux, un intervalle psychologique, un temps intellectuel différent du « demain » ou du « tout à l'heure ». 225:132 La prière oblige l'âme à une certaine intelligence de soi-même et d'autrui ; parfois elle est le seul moyen d'instaurer dans une âme trop naturellement égocentrique la certitude de la présence des autres. Jamais l'âme qui prie ne dirait : « l'univers tout entier n'est peut-être que ma représentation ». Nous savons bien que parmi les visages qui nous environnent, certains se figent et s'estompent, pendant un temps, pendant longtemps : nous ignorons pourquoi, ou plutôt nous ne voulons pas savoir pourquoi. Ni la passion, ni l'action politique avec ses haines et ses solidantes ([^55]) frustes, ni la sociologie philanthropique, ni l'érotisme déversé de nos jours presque désespérément, ne remplaceront jamais ce mode de présence d'autrui en nos âmes qu'est la prière. Une nuit, un pas pressé court dehors, dans la rue et dépasse la maison. Je ne saurai jamais qui c'était, et ce qui rythmait ce pas, la simple hâte ou la peur. Fallait-il chercher le médecin, ou simplement acheter une tranche de quelque chose avant que la charcuterie ne fût fermée ? Ce pas rapide courait-il à un rendez-vous amoureux ? Reviendrait-il jamais ? Ainsi passent souvent, sur le chemin, de ces messages négatifs, uniquement éveilleurs d'inquiétude, messages sur papier noir. Aux heures où l'on éprouve quelque scepticisme, sur les aspects décoratifs et pléthoriques de ce qu'on nomme la culture, j'ai pu néanmoins me féliciter de ce qu'une curiosité active me permettait de m'inquiéter pour un passant anonyme qui courait dans la nuit. La patrie et la culture -- la vraie -- furent bien souvent pour moi les mailles de ce tissu de prières brèves pour des passants nocturnes. Toutes ces expériences de l'âme et cet effort de charité humaine dont je viens de parler, la culture sans prière s'est vantée de nous les apprendre : je me contenterai d'enregistrer ses incertitudes, ses dégoûts, la lourdeur de ses travaux aboutissant au symbole puissamment réconfortant du rocher de Sisyphe. Le secret est ailleurs. Je n'ai point peur de la nuit. L'esprit allume toujours un cierge au cœur de la ténèbre. La Patrie est faite de familles qui l'ont construite avec un langage continu où s'exprimaient demandes et actions de grâces. Bien des demandes étaient obscurément des prétextes à allumer un cierge dans une église où l'on ne resta que cinq minutes au cours d'un voyage. Que tout cela apparaisse comme autant de motifs naïfs ou incertains, qu'un esprit fort ou qu'un théologien novateur puisse rire de la demande ou du re­merciement peu nous importe. 226:132 Toutes les demandes de la prière finissent par décrire la géographie intellectuelle et morale de la patrie dans la persévérance de leurs lents des­sins. Elles nous sont précieuses aussi parce qu'elles expri­ment la conviction d'une liberté ; elles constituent finale­ment l'authenticité d'un langage qui n'est ni abstrait, ni gratuit, ni délirant. La culture repose sur ce langage-là la prière est l'indispensable aliment de la culture. Demain le jour, lumineux ou gris, s'éveillera sur les côtes du Pays de Retz et de la Vendée. Un monde qui est bien nôtre : juste ce qu'il nous faut de mâts de bateaux de pêche, de plages, de tourelles et de balcons Renaissance en de petites vieilles citadelles, de monts au sommet desquels on est parvenu en trois virages et qui ne sont parfois que des dunes ; une somme de familiante ([^56]), un paysage où l'on croit pouvoir s'exprimer par dictons, paraboles et prover­bes coutumiers des aïeux... Pour éclaircir la notion de culture, je voudrais étudier un jour tout au long cette notion du familier. Si la prière m'est apparue plus riche de démar­ches intellectuelles imprévues que les rhapsodies des philo­sophes, le langage dont j'ai besoin est lui-même rempli de locutions évangéliques avec leur réalisme céréalier, viticole, marin et militaire, comme ce petit monde de la Vendée. Langage de France, né d'une adhésion qui ne fut apportée à aucune « fête de la Fédération », mais donnée aux fonts baptismaux ; un langage se prêtant mal au pédantisme obscur où le peuple aujourd'hui se complaît parfois, et les doctes toujours, oubliant que c'est de l'Évangile que vien­nent les deux mots « parole » et « talent ». Il me faut toujours faire un détour par la prière pour retrouver le langage avec lequel ce pays demande à être invoqué. Son langage est un mur formé de pierres vénéra­bles et tenaces, comme cette assise fraternelle que je sen­tais sous ma main, vestige d'une ancienne dépendance du manoir de Quengo. Je les tenais là comme une somme de réponses toutes prêtes, de paroles patiemment disposées par les hommes d'autrefois au cours de leurs longues pré­sences ; paroles ayant parfum et couleur sous le soleil, ri­ches de vibrations et de résonances conquises par l'exercice immémorial de l'appel au Plus Haut à travers les plus infimes travaux. 227:132 Notre être s'apprivoise, ses significations mûrissent par le langage, mais à condition que le langage aime à se risquer peu à peu en des régions où ses repères, ses garde-tous quotidiens et matériels lui manquent, et où cependant il sent une présence tutélaire. La condition es­sentielle de la culture, c'est que les constructions du langage renvoient des échos au-delà de leur ordinaire et présente utilité, que l'on sente derrière ce langage de commune con­tinuité la longue veillée d'un autre langage, non pas infor­mulé, mais de longtemps formulé d'une autre manière, avec des perspectives de sens et de syntaxe qui ménagent des réserves infinies. Jean-Baptiste Morvan. 228:132 ### Les petits enfants par Luce Quenette > « La femme, lorsqu'elle enfante, est dans la douleur parce que son heure est venue. Mais quand elle a donné le jour à l'enfant, elle ne se souvient plus de ses douleurs, dans la joie qu'elle a de ce qu'*un* homme est venu dans le monde. » (St. Jean XVI, 20.) NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST choisit la douleur et la joie de l'enfantement pour signifier l'avènement en chacun de nous du royaume de sa Grâce. Le « royaume des Cieux » s'établit par la Croix et règne dès ici-bas dans la paix, pour la vie éternelle. De toutes les comparaisons, la joie maternelle née de la dou­leur est la plus parlante, parce, que la plus vivante. Il fallait qu'Il souffrit pour entrer dans la Gloire. Jésus appelait sa Passion « son heure » : « C'est pour cette heure que je suis venu. » Et Jésus appelle l'heure de l'enfantement : « l'heure par excellence de la Mère » -- son heure est venue. L'heure où « elle donne le jour », où elle met « l'homme au monde » où elle entreprend cet ouvrage sacré qui ne finira qu'au ciel. Quand Il dit : « Elle ne se souvient plus de ses dou­leurs dans sa joie », Notre-Seigneur ne dit pas : « dans la joie de sa délivrance, dans la joie de voir son petit enfant », mais Il définit cette joie comme impersonnelle, comme une Œuvre créatrice unie à la Sienne comme un acte solennel pour l'univers : « la joie de ce qu'un *homme* est venu dans le monde ». 229:132 C'est une joie sacrée et grave -- et comme qui dirait « un événement mondial » austère -- qui doit être avantageux à la gloire de Dieu et au salut de tous, si la mère accepte cette venue pour la vie éternelle. Il semble que déjà le petit enfant soit donné, qu'il soit grand, qu'il ait sa mission et son devoir. Cette joie est un programme de sainteté. La mère, si elle médite, pense à un avènement, l'avène­ment de l'Incarnation : « le Fils de l'homme est venu dans le monde ». Et elle considère son modèle, la *Sancta Dei Ge­netrix,* la *Theotokos* dont « l'heure » fut pour nous l'heure du salut. Elle écoute cette autre mère éblouie de la beauté du Fils de l'Homme. « Heureux le sein qui vous a porté, heureuse les mamelles qui vous ont allaité. » -- « Plus heureux encore le cœur », dit sévèrement le Fils, « qui entend et pratique la parole de Dieu ». Toute l'éducation part de là. Dans ces graves affirma­tions, elle a tout son sens. Un homme -- un élu de Dieu un germe à faire parvenir à la plénitude de Jésus-Christ, même s'il doit mourir dans cinq minutes, même s'il doit mourir à 7 ans. Pourquoi ? Parce que dans l'enfant, *c'est la nature d'homme* que Dieu ordonne à la mère de considé­rer -- pour sa joie. C'est le respect de la grande œuvre accomplie -- et donc, pour la réaliser : le baptême le plus tôt possible. Ah, nous n'irons pas loin dans cette œuvre, sans l'amer­tume de notre temps. -- « *Autrefois, les curés nous pres­saient, maintenant, ils ne veulent plus baptiser les en­fants ! *» Ah*,* nous n'irons pas loin sans nous sentir brebis sans pasteur, opprimés dans notre Foi, -- parents horrible­ment seuls. Que la Foi donc, vienne à notre secours. N'oublions pas que nous sommes « ministres » du Sacrement de Baptême. -- *Exigeons !* Il sera bon de reprendre, dans le Catéchisme de Pie X, tout le chapitre sur l'essence du Baptême : ministre, sujet, forme, matière et effets. Nous savons tous que les prêtres progressistes ont le désir souvent avoué de ne pas baptiser les enfants du tout, d'attendre 10 ans, -- une jeune mère m'a dit : 15 ans. C'est le coup, pour le père, d'aller trouver le prêtre récalcitrant et de faire ce que raconte. *Défense du Foyer :* 230:132 « Écoutez, Monsieur l'Abbé (Père !) si vous ne le baptisez immédiatement, je vais sur la place, et je le baptise « solennellement » devant tout le monde. » Là-dessus, j'en dirais long : j'ai connu des médecins chrétiens qui, devant la famille affolée par le danger de la mère, prenaient avec calme l'enfant, ou même agissaient, en cas de nécessité, « dès que la tête avait paru » et rappe­laient par les paroles saintes, les Parents à leur vocation. Le Père Delarue nous racontait qu'il avait lu dans les ar­chives qu'au XVII^e^ siècle, quand un bébé mourait sans bap­tême, la désolation des Parents était si grande, si « déses­pérée », qu'ils sommaient la Vierge miraculeuse de le ressusciter pour le temps du Sacrement, et qu'ils étaient exaucés : alors leur joie éclatait (malgré leur chagrin) « de ce qu'un homme était entré dans le Ciel ». Sans doute, la grande presse de campagne, qui faisait mettre le nouveau-né dans le grand tablier de la sage-femme, laquelle courait à l'église le faire « ondoyer », privait le Sacrement des cérémonies qui l'annoncent et le célèbrent. Mais cette terreur de le voir mourir non baptisé, qu'elle est sage ! qu'elle est logique. S'il meurt baptisé, l'essentiel est fait ; l'union volontaire de l'homme et de la femme, l'heure de douleur de la mère ont eu leur raison d'être, l'enfant est parti « compléter le nombre des élus ». Malgré la médecine moderne, tout nouveau-né est dans le cas de nécessité, dans le danger de mort. Je me souviens d'une nuit de grosse neige ; un père affolé vint frapper à notre école -- sa femme venait d'accoucher de deux jumelles prématurées, le médecin voulait qu'on les descendit à Lyon pour les mettre aussitôt en couveuse. Le directeur de l'École se lève, dégage autant que possible la route enneigée, parvient à y engager sa voiture jusqu'à deux cents mètres de la ferme. Voici le docteur qui porte une corbeille à linge d'où sortent de Petits gémissements qui me percent le cœur... « Docteur, dit le Directeur, ces pauvres petites seront-elles vivantes quand nous atteindrons l'hôpital ? » -- « Je n'en sais rien », dit le Docteur. -- « Alors il faut les baptiser, n'est-ce pas ! J'ai apporté une carafe. » -- « Oui, dit le paysan -- mais comment vais-je les appeler ? » Je me souviendrai toujours de ce ridicule embarras, dans la neige, près des petites mourantes. Jeanne et Marie, en effet, devaient mourir bientôt. -- « Ah, nous dit à l'hôpital une vieille religieuse de la Charité, il fallait les baptiser, bien sûr, mais il fallait aussi les garder dans la cuisine de leur maman, -- et elles eussent vécu. 231:132 Je connais une sainte paysanne qui avait accouché, elle aussi, de deux prématurées. La nuit de leur naissance, elle les fit baptiser, puis, toute malade qu'elle était, défendit qu'on les emportât, ordonna qu'on les mît dans deux corbeilles sur le coin du fourneau et pendant deux mois, jour et nuit, entretint une chaleur humide, épuisante pour elle, salvatrice pour les deux petites, qu'elle voua à la Sainte Vierge. Elles vécurent, semblables, petites et jolies et se firent toutes deux religieuses. » Elle est très belle, cette réserve de la mère chrétienne qui se retient d'embrasser l'enfant de ses entrailles avant qu'il appartienne à Jésus et que la faute originelle effacée, il soit devenu la demeure de la Sainte-Trinité. C'est qu'il appartient à l'Église. Il est né du côté ouvert. Il est héritier du Ciel. Il a le germe des vertus : Foi, Espérance et Charité. Il est fait pour le catéchisme. Il a des dispositions pour appendre le catéchisme. Voilà les actes de Foi que doit faire la mère en regardant le nouveau baptisé. Il en est d'autres qui sont les conséquences de ceux-ci : Le Ciel appartient directement à ce petit Chrétien. Tout lui est venu par grâce. S'il meurt sans mérite et sans peine, le voilà en Paradis, ou plutôt le sang rédempteur, et la volonté sainte de ses Parents lui sont imputés à mérite. Si la persécution l'égorgeait, ou par baptême de sang ou par baptême d'eau, il irait rejoindre les Saints Innocents, avec le titre glorieux de martyrs « pour jouer là-haut avec sa palme et sa couronne ». Mais il n'a rien voulu ? Mais *il n'était pas libre ?* Mais tout lui fut gratuit ? Pourquoi le traiter mieux que « ceux qui ont porté le poids du jour et de la chaleur » ? Ah, plaisante justice de barbare. Plaisante justice de Jean-Jacques Rousseau. -- Plaisante justice de l'homme se confiant en lui-même. -- Imbécile liberté. Et la Foi ! -- Et la Rédemption Et la civilisation ! Nous le savons, -- mais il est peut-être utile de le formuler nettement : La liberté est le pouvoir de notre volonté de choisir le Bien. Le Bien parfait qui est son bien -- le bien commun de tout homme qui est son bien particulier. Le risque de ce pouvoir de volonté, c'est de ne pas choisir le vrai bien, c'est de choisir le mal ; c'est-à-dire un bien inférieur, un manque de bien, -- au lieu du bien obligatoire qui est la volonté de Dieu. -- L'idéal usage de la liberté, ce n'est pas le pouvoir de choisir le mal ou le bien, mais d'ai­mer, c'est-à-dire de vouloir le seul bien, car il faut être libre pour aimer (choisir, vouloir) le Nen. 232:132 Or le nouveau-né est homme venu dans le monde. Il a donc la nature humaine, donc la volonté libre, donc le pou­voir de choisir le bien. A chaque instant, dès sa naissance, il choisit son bien selon qu'il le connaît, le sein de sa mère, le sommeil, la chaleur. Toute la motion de sa volonté est pour le Bien souverain, *inconsciemment,* mais véritable­ment, puisqu'il est homme, c'est-à-dire esprit. Il n'a pas assez de connaissance pour savoir qu'il veut le Bien ; mais heureusement, il n'a pas assez d'expérience pour être tenté de choisir son mal. Qui a l'expérience pour lui ? Son père et sa mère chré­tiens, qui sont héritiers de 2000 ans de christianisme, héri­tiers de la Foi et de la civilisation (chrétienne, mais il n'est pas de *civilisation* non chrétienne). Puisque cet enfant innocent veut implicitement et in­consciemment son bien, la société chrétienne représentée dans l'Église, à son berceau, par ses parents et par M. le Curé *lui doit le baptême. Sa nature* rachetée par Jésus-Christ le réclame librement, encore qu'inconsciemment. Il y a droit *beaucoup plus,* mais *comme* il a droit au lait et à la chaleur du sein et du berceau, et comme il a droit au nom de son père, au prénom d'un saint, à un ange gardien, à tous les sacrements, à l'autorité de Dieu par son Père et par sa Mère, à toute l'éducation chrétienne avec ses acquis de tant de générations, comme il a droit au zèle du prêtre, à la fermeté de l'évêque, aux décisions de tous les conciles, à l'infaillibilité du Pape, à l'enseignement du Catéchisme et à tous les Sacrements et pour finir, s'il est fidèle à tous ces dons, il aura droit aux derniers Sacrements, son corps à la terre chrétienne et son âme à la vie éternelle, sans compter la Communion des Saints et la résurrection de cette chair formée de la chair de sa mère et parue aujourd'hui dans le monde. Voilà tout ce que demandent inconsciemment les cris de ce petit Français chrétien, voilà tous ses droits avec celui d'être instruit patiemment de tous ses devoirs. -- Elle est longue, cette méditation sur les exigences légitimes de cette nature d'homme rachetée. 233:132 Là où le péché avait abondé, la Grâce et par elle les dons de la civilisation, ont surabondé. Voici l'économie de l'Église, de la Grâce, du rachat, du patrimoine, de la famille enfin -- bref de toutes les transmissions surnaturelles et naturelles, toutes surnaturalisées. L'autre position, à savoir qu'il faut attendre, pour qu'il choisisse le baptême et « sa » religion, ses sept ans, son âge de raison, ses quinze ans et la profession de foi du vicaire savoyard contestataire, c'est la doctrine satanique de l'individu jeté sur la planète sans patrie, sans tradition, sans parents, sans civilisation, sans l'Incarnation, sans la Rédemption, sans l'Église -- plus pauvre et plus dénué qu'un petit chien, car si l'on va au bout de l'horrible doc­trine, ce pauvre petit révolutionnaire devrait choisir son père, sa mère, sa maison, son berceau, jusqu'à ses langes et jusqu'à son lait. J'ai vu des parents chrétiens, en effet, intimidés par cette objection satanique : « il n'a pas choisi ». Satan parlait par Rousseau et parle par la bouche du vicaire de service, misé­rablement oublieux de son catéchisme : l'homme est fait pour connaître, aimer, servir Dieu et parvenir ainsi à la Vie éternelle. Heureux âge privilégié où l'enfant ne peut refuser son bien, ne risque pas de choisir son mal -- heureux, pauvre petit, s'il est venu dans la famille chrétienne, chrétienne­ment éclairée sur la Fin essentielle et dernière. Quelqu'un m'a dit : Mais sainte Monique qui était sainte a fait comme le vicaire, elle a attendu. Comprenons bien : quand la Sainte Mère d'Augustin retarda son baptême, elle obéit à un préjugé, à une erreur sur le temps de la transmis­sion, non à la doctrine même de cette transmission. Sachant les tentations de la vie africaine encore neuve au christia­nisme, et sachant que le baptême efface jusqu'à la peine temporelle des péchés, elle fit ce calcul de mère économe que son Augustin, baptisé à l'âge d'homme, aurait moins à expier, et que ses infidélités probables auraient moins de gravité avant qu'après l'eau sainte. C'était un peu bête et très im­prudent. Ce n'était pas une hérésie, ni la négation du devoir de transmettre la Grâce, la Vérité et la civilisation. Erreur qui lui coûta des larmes ! erreur ! non perversité. \*\*\* 234:132 M'est-il permis, dans cet entretien pédagogique, de faire quelques remarques de raison sur la nourriture de bébé. J'ai vu une jeune maman préparer au mixeur et au broyeur la mixture broyée pour son tout-petit, il y avait : jambon, carottes, épinards et je ne sais quelle poudre forti­fiante... tout près, un grand verre de lait. La mixture fut enfilée à la cuiller dans la bouche du bébé vorace et la ma­man avala toute seule le grand verre de lait. Mes yeux durent s'agrandir. Et, malgré moi, je dis : ne vous êtes-vous pas trompée ? Dans un éclat de rire, elle m'expliqua que les protides carnées étaient absolument nécessaire au nourrisson et le lait à l'équilibre maternel. De fait le gosse était grand, gros, vif, agité et savourait son jambon pilé. Je crois fermement qu'elle se trompait, -- que, sauf rares exceptions : « Quasimodo geniti infantes ratio­nabile, sine dolo, lac concupiscite. » Comme de petits en­fants nouveau-nés, désirez, sans ruse ([^57]), le lait raisonnable (Saint Pierre II, 2). Notre temps est si bizarre, qu'il est bon d'assurer que le lait est fait pour les tout petits enfants -- le lait et les bouillies de céréales -- non la viande. Sans doute, cette nourriture trop forte fait illusion, provoque un développement rapide, quelque peu étonnant, flatteur pour notre optique matérialiste, où l'animal compte sur­tout pour l'homme. Mais ce petit organisme, fait pour la douceur du lait et de la fleur de farine, de la graisse de la farine « ex adipe frumenti » (Ps. 80) est déséquilibré dans son âme et son développement normal par l'intrusion de cet aliment féroce. Il faut en croire, là-dessus, le docteur Carton. Je ne me prononce pas là pour une mystique du végétal, mais pour une sagesse et modération non usante de la petite force vitale ; la sensibilité et le cœur y gagne­ront et le calme des nerfs -- et donc la vie harmonieuse de l'animal raisonnable. Autrefois l'Église invitait la jeune mère par la cérémo­nie des relevailles, à une Purification, à un 2 février. Il y faut penser et si l'usage en est tombé avec le christianisme anémique de notre pauvre société, et s'il est devenu impos­sible, avec l'impiété des clercs, qui empêche la mère de mé­diter les relevailles de la Sainte Vierge ? ! Relevailles pour recevoir « un glaive dans le cœur ». Que cela est vrai de toute mère ! Cet homme venu dans le monde, c'est bien un glaive qui transperce le cœur... ce dépôt qu'il faudra garder intact et développer pour la vie éternelle, c'est dès maintenant le qui-vive continuel, c'est la sainte blessure dont il ne faut pas guérir. 235:132 « Ô petits enfants, doit dire la maman en son cœur, pour qui je souffre continuellement les douleurs de l'en­fantement. » En effet, la sévère vigilance (vertu sévère pour la mère) ne doit plus quitter un instant le cœur maternel. Veillez et priez de peur qu'il entre en tentation. Vigilance faite d'inquiétude, de patience, d'alertes sans nombre et de persévérance, Vigilance qui a pour principe cette certitude plus que jamais actuelle : il est très difficile de garder mon petit enfant pur. C'est tout de suite obligatoire et difficile. «* Dieu ayant, par le baptême, versé dans l'âme de l'en­fant une disposition permanente à la Foi, il s'en suit infail­liblement que cette âme a une inclination très puissante pour les vérités de la Foi et un besoin très pressant de la recevoir. *» C'est l'expression d'une conséquence du dogme sur le baptême. -- C'est l'énoncé, par le Père Emmanuel du Mesnil Saint-Loup, d'une vérité obligatoire. La maman fera bien de l'apprendre par cœur. Commençons donc sans tarder cette grande tâche. Et combattons tout de suite cette stupide habitude des grandes personnes de prendre à la légère, avec une insouciance bête, ce qui regarde les enfants, qu'ils aient deux mois, deux ans ou dix ans. L'expression des visages adultes en cette occur­rence me fait mal. C'est une méconnaissance mortelle de la réalité. L'enfance est le temps où tout marque. Si vous en croyez la psychologie, le temps, cette relativité, a une lon­gueur dix fois plus grande dans l'enfance qu'à la maturité, pour le même écart des aiguilles sur le cadran. Et c'est peu dire « longueur » : si l'on osait mesurer la « profondeur »*...* Puisque je crois que ce bébé a en lui *le germe* des vertus chrétiennes, celles d'abord qui regardent Dieu directement, et aussi la concupiscence laissée par le péché originel, et le germe de la force pour renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, puisque je sais tout cela par le catéchisme, je suis convaincue que la religion, pour lui, n'est pas un apport étranger qu'il faut lui inculquer ou lui inoculer, mais UNE VIE INHÉRENTE QU'IL FAUT DÉVELOPPER. Les petits enfants de notre temps sont déjà durs (de cette dureté contre nature, contre surnature, je reparlerai). Or la corruption, le durcissement de l'enfance vient d'abord de ce qu'*on a attendu pour parler de la religion,* parce qu'on ne savait pas que ce petit baptisé était invisiblement (et plu que l'infidèle adulte) tout disposé à Dieu. 236:132 Jean-Jacques est toujours là et le modernisme avec le stupide « attendre qu'il comprenne », ce qui équivaut « attendre qu'il soit corrompu ». Mais, si claire est notre Foi, avec notre main, avec sa menotte, traçons le signe du chrétien, traçons la croix sur ce corps humain qui en a la forme et la devra porter. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. « Nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure. » Croyez à l'efficacité de la Grâce dans un tel mouvement, faites-le en acceptation sur lui de ce qu'il ne sait pas encore qu'il souffrira et d'abord de cette *éducation* qui sera son épreuve prochaine, son élévation de terre, sûrement douloureuse. Déjà soyez Marie, au pied de cette petite croix. Avant tout enseignement conscient, ne craignez pas de présenter le crucifix. Ce ne sera pas la même chose quand l'intelligence sera éveillée et qu'il faudra suivre une marche méthodique. Mais au berceau, devant les yeux à peine éclaircis, présentons cette vision, (macabre pour l'impie, folie pour le monde), douce, apaisante au bébé chrétien. « Faisons Jésus, mon trésor ! » Que la petite main en­voie le baiser à Jésus souffrant. *C'est la vertu directe de la Croix qui va au cœur sans besoin d'explication.* Et présentez la blanche statue de la Sainte Vierge, surtout pas enfantine, belle, artistique, claire. Voilà le catéchisme du petit « enve­loppé de langes »... de l'inconscience et de l'innocence. Tout, sanctifiez tout, jusqu'à la propreté du corps, qu'il y participe puisque vous voulez la pureté pour l'âme. Et quand vous le baignez, songez à son baptême, priez en plon­geant ce corps chéri dans l'eau, élément choisi par le Sau­veur pour signifier à jamais la justification. Déjà, ne déshabillez pas bébé n'importe où ; que les bambins ne grouillent pas autour de sa toilette. C'est sans importance, dit-on. Je vous en prie, laissez l'infâme Oraison exciter criminellement l'attention du petit garçon *de trois ans :* « As-tu vu que ta petite sœur n'est pas faite comme toi ? » C'est un attentat à la nature. Contre nature. L'être naissant a-t-il quelque intérêt *naturel* à porter attention à la sexualité. On a tout fait pour « freudiser » les 3 ans, 4 ans, 5 ans, 6 ans. Tout, jusqu'à l'invention des poupées sexées. Et enfin j'ai lu cette année qu'on avait été *bien étonné* que « ça n'intéresse pas les petites filles et les petits garçons ». 237:132 Allez ! vous y arriverez bien, coupables et véreux satyres de l'enfance, à cette contre nature qui bouleverse un corps à peine ébauché et une âme tournée à Dieu. Monstres qui éveillez en vain une puberté inexistante et laissez déserte une raison faite pour la Vérité. Mères, méfiez-vous du corps, -- méfiez-vous de la chair. Le vêtement est le secours contre le péché, -- ne mettez pas les petits enfants nus sous prétexte qu'ils sont tout petits, et sous les yeux des un peu plus grands, et même des grands. Une mère chrétienne sent ces choses. Donc : toilette preste, par maman seule, avec bébé seul. Et puis, contemplez l'enfant endormi comme saint Ber­nard dit que faisait la Sainte Vierge, au point que ses yeux d'adoration le réveillaient. Un enfant endormi, ce n'est point une liberté pour nous sauver dans le monde, c'est un appel pressant à l'oraison, penchée sur sa tranquille petite beauté. \*\*\* Vous savez que j'aime la bibliothèque rose -- parce que j'y trouve l'énergie et la Foi dans l'éducation. Mais j'ai trouvé un trésor plus grand, parce que plus chrétien et donc encore plus vrai. C'est les « Simples tableaux d'Éducation maternelle et chrétienne », par Mlle Monniot, 1868. 1868 ! ne souriez pas, l'enfant n'a pas changé, la destinée de l'homme n'a pas changé, -- l'Évangile n'a pas vieilli. Le « laissez venir à moi les petits enfants ! » est aussi neuf, frais -- simplement imprévu, dans notre affreux temps. Un livre qui ne perd jamais de vue la foi chrétienne et la *défini­tion de l'homme* ne vieillit pas. Aussi je m'en servirai et je le citerai et je le commenterai. Cette fois, l'enfant est tout petit poupon, il est avant même le *Catéchisme des Tout petits* du Père Emmanuel, que je vous recommande (Martin Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 - Colombes). Ce catéchisme date de 1903 quant à sa rédaction, mais il était dans le cœur du Père Emmanuel bien avant. Comme les *Tableaux d'éducation* de Mlle Monniot. Jamais ces visions profondes sur l'enfant n'ont été plus actuelles. 238:132 La prochaine fois, bébé sera un peu plus grand, nous commencerons l'éducation directe de son intelligence. Pour aujourd'hui, le voilà seulement capable d'obéir à Virgile : « *Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem. *» Commence*,* petit enfant à reconnaître ta mère par ton sourire, ou à montrer par ton sourire, à ta chère, maman, que tu la recon­nais. Ah, Virgile, comme le Moyen Age avait raison de vous mettre au ciel -- et de croire que vous écriviez ce vers divin en pensant à la venue de l'Enfant Dieu. « A quel moment commencent-ils à *penser,* nos petits anges au regard profond, au sourire expressif qui nous paie de tant de souffrances ? Peut-être plus tôt que nous ne le supposons. « Hélène avait les yeux ouverts, quand je me suis appro­chée de son berceau, ce matin ; -- sans bruit, l'inquiétude au cœur, car elle avait été malade une partie de la nuit. Puisqu'elle ne dormait, ni ne pleurait, ni n'appelait, réflé­chissait-elle donc, dans sa paisible immobilité ? « Je ne sais ; mais sa physionomie s'est éclairée de ten­dresse en me voyant, et son sourire était *parlant...* Elle m'eût dit, en propres termes : « Mère, rassure-toi, je vais mieux. Jouissons-en, et caresse-moi... » je n'eusse pas plus clairement compris ! « Mille fois, je me suis posé cette question : à quel âge, *à quelle heure,* le sens de comprendre et d'aimer s'ouvre-t-il ? Ne viennent-ils pas à nous, cette faculté tout éclose ? « Certes, il y a sur leurs fronts un reflet d'intelligence qui ne permet pas de les confondre avec les êtres dénués de raison ; dans le limpide azur de leur regard, un rayon céleste qui dévoile l'âme ! Leur cœur palpite dans leurs caresses et leur sourire... « Mais s'il en est ainsi, notre devoir envers eux ne con­siste pas seulement à soigner ces chers petits corps. Il nous faut, dès ce premier âge, songer à l'âme qui se révèle. -- Or, que pouvons-nous pour elle ? L'action extérieure a une influence morale, alors même que l'accès direct de l'action morale ne semble pas possible. « Ne lui montrons jamais qu'un visage aimable et riant, écartons de lui les physionomies rembrunies par la mau­vaise humeur, l'es intonations de l'impatience et de l'irrita­tion. Mais je crois que, lorsque le bébé entre en colère, nous devons lui faire entendre par un son de voix plus ferme, par certains reproches, dont il saisit au moins le *son,* qu'il est *méchant.* -- Puis, quand il redevient *bon,* nous le *félicitons.* 239:132 « Dressons-le de bonne heure à l'obéissance. Il nous devine à peu près. Depuis quelques jours, je n'en fais pas le moindre doute pour mon Hélène, mais elle va avoir un an. « Jamais ne permettons à qui que ce soit -- car l'inté­rêt de nos enfants passe avant toute considération -- de les exciter à frapper la personne *ou l'objet* qui les a contrariés. On le fait souvent, on rit de leurs efforts pour *se venger.* C'est un levain mauvais qu'on répand dans leurs cœurs. » (Le freudisme veut qu'un traumatisme de jalousie dresse le bébé contre les grands et les grands contre le bébé. Cette guerre existe parce qu'on n'a pas été chrétien dès le début. Ou bien c'est l'hostilité de l'instinct égoïste, ou bien des gâteries qu'il ne faut même pas permettre pour le petit chat.) « Un devoir sacré pour nous, c'est d'incliner leurs tendres natures à l'amour fraternel. Faisons-leur caresser, appeler *petit frère* ou *petite sœur.* Apprenons à ceux-ci qu'ils doivent chérir et protéger les plus jeunes d'entre eux, se montrer indulgents pour leurs petits caprices. Nous préparerons ainsi l'union de la famille. « Mais ne souffrons pas que le bébé témoigne de l'exi­gence ou de la jalousie ; que les gâteries dont il est comblé le rendent égoïste. Apprenons-lui à partager. Il s'aperçoit à merveille qu'on lui demande un morceau de son gâteau. Hélène met une grâce délicieuse à cacher derrière elle le bien dont elle ne veut pas se dessaisir. On dirait qu'elle cherche, à force de sourires, à se faire pardonner ses refus obstinés. J'ai le courage de tenir ferme dans mes sollicita­tions, soit pour moi, soit pour son frère, sa sœur, ou bien pour un petit noir ([^58]). « Je ne lui rends pas la part qu'elle m'a enfin cédée. Ce serait faire un jeu de ce que j'entends bien être une leçon. -- Du reste, elle semble jouir, une fois le sacrifice accompli, de me voir MANGER SON GATEAU. » (Simples *tableaux d'Éducation chrétienne,* Mlle Monniot). Luce Quenette. 240:132 ### La grâce de Dieu et l'Épître aux Romains par R.-Th. Calmel, o.p. **I. -- **A QUOI BON NOUS CACHER que l'étude de l'épître aux Romains ne fournit pas de réponse immédiate à beaucoup de nos préoccupations présentes, comme par exemple l'avenir des paroisses, « l'autodémolition » du clergé, les méfaits de certaines assemblées d'évêques ? Cependant il est une question centrale, en un sens plus importante que les autres, celle de nos propres disposi­tions dans l'épreuve actuelle de l'Église. Ici l'épître aux Romains nous apporte la lumière désirée. Si je demande, à la vue de tant de prévarications et d'une anarchie indes­criptible : qu'est-ce que je fais moi, là-dedans, au milieu de ce chaos, l'épître aux Romains me répondra : *Tu es justifié, sans nul mérite de ta part, par la foi dans le Christ Jésus. Prends garde de ne pas tomber. Fructifie pour le Seigneur dans le sentiment de la victoire.* Il me sera toujours indispensable de méditer sur ces mystères. Ici, une objection se présente. Pendant que je vais réfléchir sur la grâce et l'ordre surnaturel, certains confrères ou certains prélats s'occupent à ruiner la nature, la valeur de la raison, la réalité d'une loi naturelle. 241:132 J'admire les splendeurs d'une vie selon la grâce, et pendant ce temps des confrères égarés approuvent la contraception ou deviennent des agents fort actifs d'un système politique qui détourne l'école de sa mission, enlève l'enfant à ses parents et transforme l'être humain en rouage sur mesure d'une Révolution *intrinsèquement perverse.* A la suite de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas, je voudrais plonger mes regards, avec foi et humilité, dans le mystère de la grâce ; cependant des prêtres comme moi, et placés à des postes très élevés, aveuglent mes frères avec leur pseudo-philosophie idéaliste, leur théorie de la démythisation, leur monisme évolutionniste. Mais quoi ? Les ténèbres ont-elles la moindre chance d'étouffer toute la lumière ? La falsification de la nature pourrait-elle jamais atteindre ce degré où il ne resterait plus à la grâce le minimum de terrain naturel dans lequel germer et prendre racine ? La réponse est négative. Lorsque les forces de mensonge, seront sur le point d'aboutir à cette ultime déformation de la nature, Dieu fera finir l'histoire et le Seigneur Jésus reviendra nous juger. C'est écrit dans saint Matthieu et dans la seconde aux Thessaloniciens ([^59]). La grâce ne sera jamais retirée à l'humanité pas plus que les canaux de la grâce : les sept sacrements. Il est donc convenable, même et surtout en notre temps d'apostasie, de réfléchir sur la beauté et le mystère de l'ordre surnaturel, non pour éluder les combats et les angoisses de l'heure dans une mystique stratosphérique qui ne pose pas les pieds sur nos routes d'exil, mais bien pour illuminer notre combat par la seule vraie mystique, la mystique de la justification et de la sanctification par la foi dans le Christ Jésus. \*\*\* **1.** -- Si nous voulons lire l'*épître aux Romains,* l'épître de la justification par la foi, dans des perspectives théologiques et spirituelles, il convient de nous rappeler auparavant les thèses les plus classiques de la théologie thomiste sur la grâce et la justification. 242:132 La seule fin suprême de l'homme et de l'ange est non pas naturelle et au niveau de leurs forces propres mais vraiment surnaturelle et infiniment au-dessus de leurs qualités constitutives. Au-delà de tout le créé et de tout le créable il existe l'ordre absolument réservé de la vie inti­me de Dieu, de la Trinité bienheureuse, dont l'une des Personnes s'est incarnée pour notre Salut. C'est à cet or­dre-là que nous sommes tous appelés, par pure grâce. Refuser la surnaturalité intrinsèque de notre destin, la réalité surnaturelle de notre unique fin suprême c'est reje­ter tout l'Évangile et toute l'Église. Deux vérités en effet sont consubstantielles à l'Évangile : la divinité de Jésus, Fils de Marie ; la surnaturalité de la vie nouvelle qu'il nous communique en suite de sa Rédemption par la croix. **2.** -- Dépendance totale de l'homme à l'égard de Dieu, selon l'être et selon l'agir, tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre de la grâce. Dieu est cause première et totale de tout bien ; l'homme n'a jamais l'initiative première dans la ligne du bien ; dans la ligne du péché au contraire l'homme est cause première -- cause première déficiente ; cause première du péché, de l'offense à Dieu, de la préva­rication. Dans l'ordre naturel, que Dieu ait la première initia­tive de tout bien c'est là une thèse de philosophie première corollaire obligatoire des principes métaphysiques sur Dieu Cause première, et Souverain Bien. Ce n'est pas à dire que l'ensemble des êtres, en particulier les êtres libres, soient dépourvus de la dignité d'être causes ; mais ils ne sont pas causes premières, -- exceptés les êtres libres dans la ligne du péché -- Dans l'ordre de la grâce, que Dieu soit cause totale de n'importe quel mouvement salutaire, qu'il en soit la source première, c'est là une vérité définie par le Concile d'Orange en 531 avec beaucoup de clarté et de nombreuses précisions. Non pas que la liberté créée ne soit pas cause véritable dans l'ordre du salut, mais elle n'est jamais, dans cet ordre, cause première. L'initiative ne lui revient que pour refuser la grâce et pour offenser Dieu. 243:132 **3.** -- Comment du reste envisager de soustraire à la grâce le plus petit mouvement en vue de la vie éternelle, si déjà nous avons reconnu ne pouvoir soustraire à la Causa­lité incréée et infinie le moindre mouvement de la vie naturelle ? Une théologie qui refuse à la grâce de Dieu d'être cause totale (je ne dis pas unique) dans l'ordre du Salut, qui juxtapose la grâce divine et la liberté humaine comme deux causes partielles dont chacune fait un petit bout de l'œuvre totale, une telle théologie jure véritablement avec une saine métaphysique. Même quand elle par­vient à échapper au reproche d'hérésie, elle est victime, d'une grave inconséquence et se met en contradiction avec les vérités les mieux établies de la philosophie tradition­nelle. C'est me semble-t-il ce que l'on peut dire de plus doux à l'adresse de Molina et des molinistes. Mais relisons les limpides définitions du Concile d'Oran­ge de 529 confirmé par le Pape Boniface II en 531... *Canons sur la grâce*. \(3\) Si quelqu'un dit que la grâce de Dieu peut être donnée à la demande de l'homme et que ce n'est pas la grâce elle-même qui nous fait demander, il contredit le prophète Isaïe ou l'Apôtre, qui dit comme lui : « J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis rendu visible pour ceux qui ne m'interrogeaient pas. » (Romains X, 20, cf. Isaïe LXV, 1.) \(4\) Si quelqu'un prétend que Dieu attend notre vouloir pour nous purifier du péché, et s'il n'admet pas que même notre volonté de purification est un effet de l'infusion et de l'opération du Saint Esprit en nous, il résiste au Saint Esprit lui-même qui dit par Salomon : « La volonté est préparée par le Seigneur » (Prov. VIII, 35) et à l'Apôtre en sa prédication salutaire : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir. » (Phil. II, 1.3.) \(5\) Si quelqu'un dit que l'accroissement de la foi comme aussi son commencement et l'attrait de la croyance, par lequel nous croyons en celui qui justifie l'impie et qui nous fait parvenir à la régénération du saint baptême, ne sont pas en nous par un don de la grâce, c'est-à-dire par une inspiration du Saint-Esprit qui redresse notre volonté en l'amenant de l'infidélité à la foi et de l'impiété à la piété, mais qu'ils nous sont naturels, il s'avère l'adversaire des dogmes apostoliques, puisque saint Paul dit : 244:132 « Nous avons confiance que celui qui a commencé en vous cette belle œuvre la mènera à son terme jusqu'au jour du Christ Jésus » (Phil. I, 16), et ceci : « Il vous a été donné, non seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui. » (Phil. I, 29), et : « C'est par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi, et cela ne vient pas de vous : c'est le don de Dieu. » (Eph. II, 8). Ceux qui déclarent naturelle la foi par laquelle nous croyons en Dieu en : viennent à considérer, d'une certaine manière, comme fidèles tous ceux qui sont étrangers à l'Église du Christ ([^60]). \(6\) Si quelqu'un dit que la miséricorde nous est donnée par Dieu lorsque, sans la grâce, nous croyons, nous voulons, nous désirons, nous faisons des efforts, nous travaillons, nous prions, nous veillons, nous étudions, nous demandons, nous cherchons, nous frappons à la porte, et qu'il ne confesse pas que notre foi, notre volonté, et notre capacité d'accomplir ces actes comme il faut se font en nous par l'infusion et l'inspiration du Saint Esprit ; s'il subordonne l'aide de la grâce à l'humilité ou à l'obéissance de l'homme et s'il n'admet pas que c'est le don de la grâce elle-même qui nous permet d'être obéis­sants et humbles, il résiste à l'Apôtre qui dit : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » (I Cor. IV, 7) et : « C'est par la Grâce de Dieu que je suis ce que je suis. » (I Cor. XV, 10) ([^61]). ...Nous savons et nous croyons que pour tous ceux qui désirent être baptisés, cette grâce, même après la venue du Seigneur, ne se trouve pas dans le libre arbitre, mais qu'elle est conférée par la libéralité du Christ, selon la parole, déjà souvent répétée, que prêche saint Paul : « Il vous a été donné non seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui. » (Phil. 1, 29) et ceci : « Dieu qui a commencé en vous cette belle œuvre la mener à son terme jusqu'au jour de notre Seigneur » (Phil. I, 6), et ceci : « C'est par la Grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi, et cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu » (Eph. II, 8), et ce que l'Apôtre dit de lui-même : « Il m'a été fait miséricorde, pour que je sois fidèle » (I Cor. VII, 25) (I Tim. I, 13) ; il ne dit pas « parce que j'étais » mais « pour que je sois ». 245:132 Et ce texte : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » (la Cor. IV, 7) et celui-ci : « Tout don de valeur et tout cadeau parfait descend du Père des lumières » (St-Jacques, 1, 17), et ceci : Ic Personne n'a rien qui ne lui ait été donné d'en haut » (Jo, III, 27)... Innombrables sont les témoi­gnages des Saintes Écritures, qu'on pourrait citer pour prouver la grâce. Le souci de la brièveté les a fait omettre à vrai dire, beaucoup de textes ne seront pas utiles à qui un petit nombre ne suffit pas... (Traduction du P. Dumeige, *la Foi Catholique,* aux éditions de l'Orante à Paris.) **4.** -- Ainsi par nos propres forces il nous est impossi­ble de nous élever à l'ordre de la grâce. Impossible abso­lument de nous racheter et diviniser nous-mêmes. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », nous dit le Seigneur. Impossible également sans le secours de la grâce d'agir en quoi que ce soit dans l'ordre de la grâce. Le principe en effet de toute action bonne selon la grâce doit être de même nature que cette action et cette œuvre. L'ordre des agents doit être proportionné à l'ordre des fins nous dit la *philosophia perennis* ([^62])*.* De même que nul homme, sans un secours naturel du Créateur ne peut accomplir un acte proportionné à sa nature d'homme, comme appliquer son esprit à des recherches biologiques, composer un poè­me ou cultiver un champ, de même cet homme sans le secours de l'Auteur de la Grâce, disons sans la grâce actuelle, ne peut-il faire aucune action selon la grâce : prier, pardonner les offenses, vaquer à l'étude pour l'amour de Dieu, fréquenter les sacrements avec les dispositions requises. **5.** -- Ce n'est pas à dire que l'homme qui vit sans la grâce et dans le péché mortel ne fasse jamais aucun acte bon. La vie des convertis avant leur conversion prouve manifestement le contraire. Un Psichari, un Foucauld, même au temps de leur péché et de leur incrédulité furent à maintes reprises magnifiques d'abnégation, de dévoue­ment et de bravoure. C'étaient là évidemment des actes bons, même s'ils n'appartenaient pas à l'ordre de la vie éternelle. 246:132 Ces actes bons pouvaient disposer au retour Dieu et à l'état de grâce. Mais quand ils y disposaient il étaient accomplis sous la motion d'une grâce actuelle, « non pas sous une motion d'ordre simplement naturel Sans une aide surnaturelle jamais aucun acte, même bon, accompli en état de péché ne disposerait à la vie surnaturelle. **6.** -- Pour en revenir à Molina et aux molinistes, tout s'est passé pour eux comme si, afin de mieux venger contre Luther et Calvin la liberté de l'homme pécheur et sa di­gnité, ils avaient jugé indispensable de soustraire à la toute-puissante causalité divine, à sa grâce efficace par elle-même, au moins une partie de nos actes libres et méri­toires, au moins quelque chose de notre conversion et amendement. C'est une erreur manifeste. Déjà au plan naturel il apparaît clairement que je n'arrive à faire aucun acte, comme concevoir quelque chose de juste et de cohé­rent que parce que Dieu, par son secours, me donne d'ap­pliquer convenablement mon intelligence. Eh ! bien, dans un ordre infiniment supérieur, dans l'ordre du Salut éter­nel, comment me serait-il possible d'exercer vertueusement ma liberté si Dieu ne me donnait pas de l'exercer, en me prévenant par sa grâce, me soutenant et me faisant arriver au but. Comme le dit l'oraison de *Pretiosa *: « Actiones nostras quaesumus Domine aspirando praeveni... Par vo­tre inspiration Seigneur prévenez nos actions, et accom­pagnez-les par votre secours ; afin que toutes nos œuvres commencent toujours par vous et que par vous elles par­viennent à leur terme ; par le Christ Notre-Seigneur. » **7.** -- N'est-il pas insensé d'imaginer que le secours divin fait concurrence à ma liberté et vient l'amoindrir, alors au contraire que c'est un tel secours qui lui donne de s'exercer et de passer à l'acte ? Pour saisir cela il faut évidemment saisir que le secours divin est d'un ordre di­vin en effet, que la Cause incréée et infinie ne peut être de l'ordre d'aucune cause créée, serait-ce une cause libre, une liberté angélique ou humaine. Le secours divin n'entre pas en composition avec l'acte libre ; il le pénètre tout entier et le meut de l'intérieur, mais comme étant d'une autre nature. La comparaison avec le secours créé nous fera mieux comprendre ce qu'il en est. 247:132 Avant une œuvre bonne, le conseil reçu d'un ami et son exemple, sans m'enlever liberté et responsabilité dans la décision, entrent évidem­ment en composition avec mes propres réflexions, mes tendances et mes goûts. Il n'en est pas de même de l'aide divine, car ce n'est pas l'aide d'une créature ; les ressorts de ma décision demeurent intacts, mes énergies et mes ressources continueront de jouer tranquillement, mais le secours divin est là, qui me donnera de décider librement, qui fera que la décision, si elle est bonne, en étant toute de moi, avec mes propres énergies et les secours humains que j'ai reçus, sera aussi et d'abord tout entière de Dieu. (Si la décision est coupable, le Dieu de toute sainteté n'y est évidemment pour rien.) **8.** -- Je m'explique sur ces matières en termes théolo­giques, non pas psychologiques. Je veux dire ceci : au plan de l'expérience psychologique nous avons conscience par exemple de faire effort pour être patients, modérés, persévérants et cette conscience, si du moins nous sommes lucides sur nous-mêmes, ne nous trompe pas ; en revan­che nous n'avons pas conscience que lorsque nous accom­plissons des actes de patience, de persévérance, de juste modération, le Seigneur lui-même nous les fasse accom­plir. Or cette non-conscience de l'aide incréée ou de la grâ­ce surnaturelle ne prouve rien contre leur réalité, car cette réalité est une certitude établie par voie métaphysique ou affirmée par la Révélation infaillible. Au commencement d'une journée d'avril ou de mai, lorsque mes yeux s'ou­vrent sur la douceur de la clarté du ciel, je n'ai pas non plus conscience que Dieu me donne son secours naturel pour tenir mes yeux ouverts. C'est pourtant la réalité. Et que verrions-nous si Dieu ne nous donnait de voir ? -- Prenons garde à ceci : les certitudes de l'ordre métaphysi­que, à plus forte raison les certitudes de l'ordre de la foi, sont d'un autre type que les certitudes de l'expérience psychologique ; dès lors essayer de juger des questions métaphysiques ou des mystères de la foi par l'expérience psychologique conduit inévitablement à tout brouiller et multiplie les confusions. L'un des aspects du progrès dans la vie spirituelle consiste précisément à juger de Dieu et s'attacher à lui dans la lumière de la foi et non pas selon l'expérience de nos états d'âme. 248:132 -- Si l'apôtre Pierre, quelques heures avant la Passion, eût jugé d'après la foi jamais il ne se fût écrié : « même si tous les autres son scandalisés moi je ne le serai pas » ([^63]). Mais s'en remettant aux seules impressions d'un tempérament spontané et généreux, il ne pouvait que faire cette déclaration présomptueuse, gâtée par un orgueil inconscient. Si au con traire, dépassant l'expérience psychologique immédiate, il eût suivi l'instinct du Saint-Esprit, qui nous fait juge selon la foi, il eût dit équivalemment : « de moi-même, Seigneur, je ne suis capable que de défaillir ; ne me laissez pas succomber à la tentation. » **9.** -- Notons à ce propos que l'un des bienfaits des études théologiques c'est d'amener l'intelligence à s'exercer au niveau de la foi, à penser et parler de Dieu selon l'analogie de la foi et non pas selon une sorte d'adaptation univoque de notre psychologie. La théologie nous aide à parler de Dieu en respectant sa transcendance, loin de la rabaisser, par un anthropomorphisme menteur, aux Mesures de la psychologie humaine. Cependant ce que fait la théologie dans le domaine de la pensée, elle ne le réalise pas, du moins par elle-même, dans le domaine beaucoup plus important de la vie intérieure ; là, c'est la prière et le sacrifice qui font ce travail de purification ; la théologie peut leur frayer la voie, rien de plus. Ajoutons que, par un juste retour, elle a beaucoup à profiter de la prière et du sacrifice. L'exemple des saints docteurs le prouve avec surabondance. **10.** -- Pour expliquer la dépendance totale de la liberté humaine à l'égard de la grâce divine en toute œuvre bonne et salutaire, les thomistes parlent de *prémotion physique :* nous pouvons traduire : secours d'une grâce actuelle, d'une « motion », qui précède la décision libre d'une antériorité de nature ; d'autre part cette aide divine antérieure est vraiment cause et pénètre à l'intime de la détermination de la liberté ; c'est pourquoi on dit qu'elle est physique au sens d'*ontologique.* 249:132 C'est bien différent d'une causalité au sens large, au sens « moral », comme serait une suggestion, une permission encourageante, une marque extérieure de bienveillance qui ne pénétrerait pas le fond de la causalité humaine c'est-à-dire le fond de notre liberté et de notre cœur. Nous sommes à l'opposé de tous les pélagianismes qui conçoivent le secours divin et la grâce actuelle à la manière d'un secours humain, utile sans doute mais qui nous demeure extérieur, qui n'est pas toujours requis, surtout si on a l'habitude de faire une chose. Or par rapport à la grâce de Dieu il n'y a pas d'habitude qui tienne ; la dépendance du saint pour persévérer est aussi grande que celle du pécheur pour se convertir. -- On voit par là qu'il est, faux et tendancieux de traduire les oraisons du missel où nous faisons appel à l'intervention toute-puissante de Dieu par des termes mous et impropres, laissant entendre que la simple autorisation de Dieu suffit ; celle-ci étant accordée nous nous en tirerons tout seuls. C'est une insupportable méconnaissance de la nature transcendante de l'aide divine qui fait traduire : *Da* Domine, *fac* Domine ([^64]) par *permettez* Seigneur ; ou plutôt en tutoyant sans respect : permets Seigneur. Bien sûr il est naturel de tutoyer un Dieu dont tout le secours se borne à autoriser. Mais ce Dieu n'est pas le vrai Dieu. **11.** -- Le secours de Dieu, toujours requis pour la préparation, l'accomplissement et la conclusion de toute œuvre salutaire, suffit également toujours. *Sufficit tibi gratia mea* répondait le Seigneur Jésus à la prière de l'Apôtre accablé de tentations et de misères (II Cor. XII, 9). S'il en était autrement, si la défaillance dans le bien, si le péché devait être attribué à l'insuffisance de la grâce, les pécheurs que nous sommes tous devraient dire, non pas *mea culpa* mais bien *Dei culpa.* C'est absurde. -- Puisque c'est l'amour de Dieu qui cause la grâce dans les créatures libres, il faut proclamer malgré l'existence des damnés que tous les êtres libres, l'ange et l'homme, ont été suffisamment aimés pour faire leur salut, pour accéder à l'état de grâce, y grandir et persévérer jusqu'au Paradis. C'est entendu, *nul ne serait meilleur s'il n'était plus aimé,* selon le grand axiome tant de fois rappelé par le Père Garrigou ([^65]). 250:132 Mais inversement tous ont été aimés suffi­samment pour faire le salut. Qui pèche mortellement ne peut s'en prendre qu'à lui-même (et se laisser toucher par la grâce qui veut le convertir). Qui se damne ne peut faire le procès de Dieu. **12.** -- De telles certitudes n'enlèvent pas cependant le mystère du péché. Par nature notre liberté, comme notre être, est radicalement défectible. Si nous ne péchons pas, c'est-à-dire si nous faisons le bien, c'est parce que la grâ­ce a prévenu une défaillance toujours possible et nous a donné de faire le bien. Si nous péchons c'est donc que la grâce ne nous a pas prévenus. Alors comment comprendre qu'il n'y aurait pas de la faute de la part de Dieu ? D'une part je suis plus assuré que de mon propre cœur qu'il n'y a aucune faute de Dieu dans mes péchés ; d'autre part je suis forcé de convenir que si la grâce me prévenait toujours je ne tomberais jamais. Que répondre ? Ceci : lorsque la grâce ne prévient pas la défaillance du pécheur c'est parce qu'une initiative de refus a déjà mis un obstacle à la grâce ; la soustraction de la grâce est le châtiment, la juste punition, du refus du pécheur. **13.** -- On dira : mais ce refus eût été impossible si Dieu eût décidé de l'empêcher... On ne peut éviter de conclure que Dieu, encore qu'il ne l'ait pas voulu puisqu'il s'agit d'un mal moral, d'un mal qui s'oppose à sa sainteté, du moins il l'a permis ([^66]). La considération du refus dans l'acte libre de la liberté humaine nous oblige à remonter jusqu'à la permission divine, jusqu'à la Providence et la Prédestination. 251:132 Disons brièvement d'abord qu'il n'y a pas de prédestination à l'enfer ([^67]) parce qu'il serait absurde que le Dieu très saint destine une créature au péché mor­tel et à l'impénitence finale. Ensuite la prédestination est infaillible et elle produit inéluctablement son effet de persévérance finale et de sanctification, mais évidemment elle produit cet effet par une causalité divine et non créée ; c'est-à-dire que la causalité infinie donne à chacune des causes créées d'agir selon sa nature propre : à l'homme par exemple de se convertir librement, d'entrer librement dans les ordres ou de fonder librement un foyer ; à l'oiseau de chanter nécessairement quand viennent les beaux jours ; aux moissons de mûrir naturellement lorsque la saison est favorable. Enfin lorsque Dieu veut permettre le refus du pécheur, ce refus dont le châtiment sera la soustrac­tion de la grâce et le péché, la volonté permissive (qui n'est pas la prédestination) n'est absolument pas une cause propre et directe. Et sans doute si Dieu veut permettre le refus du pécheur ce refus se produira-t-il infailliblement (et librement) ([^68]) mais non pas de telle manière qu'il ait été causé et produit par la décision divine qui le permet. **14.** -- Évitons de juger Dieu, de sa science et son action, à la mesure de la liberté humaine. Un exemple très humble pourrait nous faire entrevoir la distance qui les sépare. Je suppose que le surveillant d'une cour de récréation par un jour de verglas, tout en se gardant d'inciter les bambins à patiner sur une piste verglacée ait l'idée saugrenue de ne pas intervenir et de « vouloir permettre ». 252:132 De toute évi­dence la prétendue volonté permissive de ce surveillant dangereux est une cause réelle des accidents qui pourront arriver. Il est coupable, par omission. Eh ! bien la volonté permissive du Dieu très saint et très sage ne peut être en rien assimilée à la non-intervention du surveillant imbécile. Il y a notamment ces différences abyssales que la prescience divine infaillible n'est pas comparable aux conjectures incertaines d'un surveillant ; ensuite le secours divin, au contraire d'aucun secours créé, pénètre et meut la liberté dans son exercice même et suffit toujours pour le bien et le salut ; enfin, Dieu ne permet le mal que pour un plus grand bien, pour faire éclater sa miséricorde ou au moins manifester sa justice. Ce bien nous échappe souvent dans tel cas particulier ; mais pour l'ensemble de l'univers nous savons que Dieu n'a permis le péché originel et le mal en quelque sorte infini qui devait infester toute notre race, à l'exception de la Sainte Vierge, que pour le bienfait infiniment plus infini de l'Incarnation du Verbe ; pour le bienfait confondant de la venue de Jésus-Christ, Rédempteur universel et Tête de tous les rachetés. *O felix culpa*. Il reste que, dans tel cas particulier, nous de­vons dire avec saint Augustin : *pourquoi Dieu attire-t-il celui-ci et non pas celui-là ? Ne cherche pas à le savoir si tu ne veux pas te tromper*. « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Combien insondables ses jugements et impéné­trables ses voies. Car qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller ? Ou qui lui a donné le premier pour qu'il ait à recevoir en retour ? Car c'est de lui, et par lui, et pour lui que sont toutes choses. A lui la gloire dans tous les siècles. Amen. » (Rom., fin du chap. XI). 253:132 **15.** -- Grâce suffisante, grâce efficace : le lecteur se souvient peut-être des querelles jansénistes et des premiè­res Provinciales. Le jansénisme entendant la distinction entre grâce suffisante et grâce efficace d'une manière ab­surde autant que sinistre pensait que l'homme qui recevait la grâce suffisante ne recevait point la grâce efficace et tombait nécessairement dans le péché ; par une contra­diction énorme, la grâce suffisante ne suffisait jamais pour le bien. En réalité, il n'y a pas deux types de secours divins dont l'un suffit et l'autre non ; les secours divins sont d'un seul type c'est-à-dire toujours efficaces ; ils suffisent tou­jours effectivement à l'action à laquelle ils sont ordonnés. Mais du fait que notre activité de créature se déroule successivement ; que même un acte libre, à le prendre seul, s'accomplit en plusieurs étapes (la considération déli­bérante puis la décision) -- il faut comprendre que le se­cours divin toujours efficace pour l'acte qu'il vise, et tou­jours suffisant pour disposer à l'acte qui lui succède ne fait pas obligatoirement atteindre ce dernier acte. Il le fera atteindre si je ne prends pas l'initiative de mettre obstacle. Si je prends cette initiative Dieu retirera sa grâce par un juste châtiment, au moins temporaire. Or si je prends cette initiative de perdition, ce n'est point la faute de Dieu ni d'un secours insuffisant de la part de Dieu. Mais voici que nous revenons au double mystère de la défectibilité foncière de la créature et de la volonté per­missive du Créateur, qui n'est point cependant la cause du péché. Nous en venons aussi, pour peu que nous nous souvenions de notre âme en remuant ces idées, au grand précepte du Seigneur : « Veillez et priez pour ne pas suc­comber à la tentation. Ce que je dis à vous, je le dis à tous : « veillez ». Pour illustrer le mystère du rapport entre grâce suffi­sante et efficace le Père Garrigou prenait volontiers la comparaison de la fleur et du fruit. L'amande de la fin de l'été est déjà contenue « suffisamment » dans la belle fleur rose du printemps, si du moins une nuit de gelée blanche ne vient pas tout griller. Hélas ! Toute comparaison cloche. La fleur de l'amandier n'est pour rien dans la vague de froid qui la flétrit et la rend stérile, mais lorsque les bons mouvements suscités par la grâce dans un pé­cheur qui se réveille de son péché, 254:132 lorsque ces bons mouvements qui disposaient suffisamment à la conversion to­tale retombent sur eux-mêmes et n'aboutissent à rien c'est que la liberté du pécheur, de sa propre initiative, les a fait échouer. La grâce de Dieu est toujours efficace pour l'acte précis qu'elle fait faire, par exemple un pèlerinage, la rupture d'une liaison coupable, l'opposition en parole à une majorité perverse, injuste ou hérétique. Efficace pour ce premier acte, la grâce suffit toujours pour l'acte qui doit suivre, comme la confession pendant le pèleri­nage, la persévérance à écarter l'ancienne maîtresse, l'op­position en acte et par des effets tangibles (et non seule­ment par des mots) à la majorité perverse. Cependant cette suffisance de la grâce peut être détruite par le refus de l'homme, et ce n'est vraiment pas la faute de Dieu ; à la suite de ce refus de l'homme Dieu retire la grâce qu'il se préparait à donner et l'encerclement du péché recom­mence. On dira : Mais si Dieu n'avait pas voulu permet­tre ce refus... Nous répondrons : il a voulu le permettre, il ne l'a pas fait, le coupable ce n'est pas Dieu c'est vous. Et cette réponse se continue normalement par le *Miserere mei Deus*... Vraiment, pour reprendre le mot de saint Paul, *nous ne nous discernons pas nous-mêmes* ([^69])*.* Dans la ligne du bien la première initiative ne vient jamais de nous. *Qu'avons-nous que nous ne n'ayons reçu et si nous l'avons reçu pourquoi nous glorifier comme si nous ne l'avions pas reçu* (**62**)*.* Si nous ne sommes pas tombés c'est parce que Dieu, gratuitement, a prévenu notre chute. De nous-mêmes nous ne pouvons que défaillir. Plus l'Esprit de Dieu gravera dans nos cœurs ces vérités de la foi et plus il nous établira dans une prière incessante. **16.** -- La grâce comme *secours* divin infiniment gra­tuit, la grâce actuelle, n'a de raison d'être en définitive que par rapport à la grâce comme vie divine participée, comme *état* de grâce, infiniment au-dessus de tous les dons naturels. De même que la réflexion, conduite dans la foi, sur le premier aspect de la grâce, le secours divin nous en fait entrevoir la transcendance, l'irréductibilité absolue à nulle intervention d'ordre créé, de même la considération de la grâce, comme vie divine présente au cœur de notre cœur, nous fera pressentir sa sublimité, son caractère proprement divin, sa propriété unique de vie éternelle commencée en Jésus-Christ sur *nos routes d'exil.* 255:132 Quelle que soit la nécessité pour notre intellect borné et discursif d'envisager séparément grâce actuelle et état de grâce, prémotion physique et progrès spirituel, justifi­cation première et sanctification, il importe au plus haut point de ne pas borner notre réflexion à un seul aspect du mystère. Nulle part peut-être comme dans l'Épître aux Romains n'apparaît le joint intime entre la grâce comme secours surnaturel et gratuit et la grâce comme sainteté. D'une part le converti du chemin de Damas nous fait voir avec une rare intensité la gratuité totale de la première justification par la foi dans le Christ, d'autre part l'Apôtre qui disait *ce n'est plus moi qui vis c'est Jésus qui vit en* moi ([^70]) nous décrit les fruits de l'état de grâce en des termes qui interdisent définitivement de l'assimiler à au­cune perfection morale dont l'homme serait la mesure : *les enfants de Dieu sont conduits par l'Esprit de Dieu.* Que l'on relise en particulier le chapitre huitième. En­tre les discussions des chapitres qui précèdent et qui sui­vent, alors que nos regards ont plongé tour à tour dans le double abîme de l'orgueil juif et des turpitudes grecques, tandis que nous frissonnons encore à la pensée de l'inexo­rable contagion du premier péché, nous voici transportés dans un univers de pureté et de sécurité ineffables. Avec les grands entretiens de l'évangile de saint Jean sur l'eau vive, le pain de vie, le monde et le Paraclet, avec l'éléva­tion sur la *sagesse* qui ouvre la *première aux Corinthiens* et l'évocation du monde à venir qui clôt la seconde, le cha­pitre huitième des *Romains* est l'un des sommets du Nou­veau Testament, si du moins il est permis de parler de sommet pour des livres dont tous les passages sont divins. *Nihil ergo nunc damnationis est*... Donc pour nous désor­mais plus aucune condamnation, puisque nous sommes devenus capables de marcher dans le Christ Jésus, au lieu de subir l'esclavage de la chair. Ce qui est impossible à celui qui dispose seulement de ses faibles forces pour ob­server la loi, cela nous est rendu possible par l'Esprit de Dieu qui habite en nous. 256:132 Sans doute avons-nous le devoir de mortifier nos corps puisque nous sommes unis par la foi au Christ qui a souffert, mais le même Esprit qui a ressuscité Jésus d'entre les morts ressuscitera nos corps de misère et de tentation... Arrêtons ici la paraphrase ; elle est par trop inadéquate. C'est chaque verset qu'il fau­drait traduire et commenter. Auparavant nous voudrions expliquer l'épître dans son ensemble pour connaître et adorer le dessein de Dieu sur toute l'humanité, les Gentils aussi bien que les Juifs ; -- dessein qui est d'ordre surnaturel : justification et sanc­tification absolument gratuites par la foi au seul Sauveur, le Christ. -- Nous tirerons de cette étude une leçon d'hu­milité, cependant que nous trouverons un grand réconfort à l'évocation des merveilles que Dieu veut accomplir, même dès le monde présent, dans le cœur de ceux qui l'ai­ment. **II. **-- « JE NE ROUGIS PAS de l'Évangile car c'est la vertu de Dieu pour le salut de quiconque croit, le Juif d'abord, puis le Gentil ; car en lui se révèle la justice de Dieu, allant de la foi à la foi, selon qu'il écrit : le juste vivra par la foi. En effet, la colère de Dieu se révèle du haut du Ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent la vérité captive dans l'injustice. » (Rom. 1, 16-18.) -- Ces ver­sets, passablement à pic, nous ayant indiqué le sens et le but de l'épître ([^71]), nous considérerons tour à tour la gratuité de la prédestination divine et de la justification par la foi, puis les fruits de cette justification dans le cœur fidèle. Les Juifs sont rejetés, encore que leur rejet soit tempo­raire, parce qu'ils ont refusé de croire. Les Gentils, c'est-à-dire nous autres, sommes élus à leur place parce que nous avons cru. Juifs et Gentils nous étions d'ailleurs dans le même état de péché, d'opposition à Dieu. 257:132 Nul homme ne peut se glorifier en lui-même, car tout homme est pécheur. Le Juif qui prétendait se faire juste par ses œuvres a été exclu et il ne pouvait en être autrement ; les œuvres c'est-à-dire ici l'observance exacte de la loi écrite n'avaient en effet de prix que par la foi qui animait cette observance, -- la foi dans le Messie à venir, le seul Rédempteur. Le Gentil qui vivait dans le péché et mécon­naissait par sa conduite le Dieu qu'il reconnaissait par sa raison a été choisi à la place du Juif, non en sa qualité de Gentil mais en sa qualité de croyant. Il est donc prouvé par la conduite de Dieu à l'égard de l'humanité que nul ne se sauve par lui-même ; le salut vient uniquement de la Pas­sion du Fils de Dieu et de l'union à cette Passion par la foi et le baptême. Le Christ, et Lui seul, par sa souffrance et sa mort est l'hostie de propitiation et de réconciliation. *Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu* (*III, 23*)*. Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous* (*XI, 32*)*.* Du reste c'est au-delà de l'élection des Juifs puis des Gentils qu'il nous faut remonter pour avoir la pleine intelligence du dessein de Salut. La division entre Juifs et Gentils qui répartit l'humanité en deux fractions, très disproportionnées quantitativement, est cependant essentielle puisqu'elle se fonde sur le discerne­ment historique primordial opéré par notre Dieu : d'un côté le peuple élu qui devait préparer la venue du Messie, qui était organisé et dirigé par une loi écrite ; d'un autre côté l'immense multitude humaine, les Gentils dépourvus de loi écrite, mais éclairés par la loi naturelle et recevant les mystérieuses visites de la grâce. Les rêves de Platon avaient marché pour lui... Or antérieurement à ce discernement premier nous trouvons l'identité rigoureuse dans l'héritage du péché originel. Tous nous avons péché en Adam, tous indistincte­ment nous sommes condamnés en lui ; (non sans doute que nous ayons commis, par une décision personnelle, le péché d'Adam au Paradis terrestre ; mais un état de péché est transmis à tous les Fils d'Adam avant qu'ils n'aient accompli aucun acte) ([^72]). Il n'y a pas de juste, pas un seul... Tous sont sortis de la voie... Il n'est personne qui fasse le bien, pas un seul (Rom. II, 11, et 12). 258:132 Il était impossible de tracer de l'humanité un tableau plus sombre et plus terrible. Mais que nous le voulions ou non c'est le seul vrai. Il n'est pas d'autre vue des choses conforme à la profondeur de notre destin, parce qu'il n'est pas d'autre vue des choses qui soit révélée par Dieu ; et Dieu ne nous jette pas dans l'illusion ; ne nous montre pas les choses, en trompe-l'œil. Élection absolument gratuite des Juifs à cause du Christ qui devait naître de la race d'Abraham. Prévarication des Juifs parce que au lieu de croire en Celui qui devait venir ils ont prétendu se rendre justes par l'observation de la loi sans la foi. Réprobation des Juifs et, à leur place, élection absolument gratuite des Gentils parce qu'ils ont cru en ce Rédempteur qui était donné aux hommes pour tous, pour les Gentils comme pour les Juifs. Possibilité radicale pour les Gentils d'encourir à leur tour la réprobation s'ils s'attri­buaient à eux-mêmes leur justice. A la racine de tout, ré­probation de l'humanité en Adam sans distinction des Juifs ni des Gentils mais aussi, dominant cette réprobation uni­verselle, vocation de l'humanité à recevoir le don du salut par la foi en Jésus-Christ ; car *là où le péché a abondé la grâce a surabondé*. (V, 20.) C'est ainsi que Dieu l'a voulu et il n'est certainement pas injuste. Il ne se trouve pas en lui d'iniquité. Recon­naissons plutôt que Dieu est véridique, tandis que tout homme est menteur, selon qu'il écrit : « afin que vous soyez trouvé juste dans vos paroles et que vous triomphez si l'on vous met en jugement » (Rom. III, 4). « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Combien sont insondables ses jugements et impénétrables ses voies. » (XI, 33). S'il est un enseignement qui se dégage de la considéra­tion du dessein de Dieu sur les hommes c'est bien celui de notre incapacité radicale à sortir du péché en même temps que l'absolue gratuité de la grâce. *Ce n'est point nous-mê­mes qui nous discernons.* (la Cor. IV, 7). Notre élévation à la grâce, notre justification ne dépendent pas *de celui qui veut ou de celui qui court mais de Dieu qui fait miséricorde.* (Rom. IX, 16). 259:132 Déjà l'analyse correcte de l'exercice de la liberté nous persuade que l'initiative première de l'acte bon ne vient jamais de nous mais de Dieu ; cet acte bon procède libre­ment de nous, mais parce que Dieu par son secours a pré­venu notre défaillance et nous a fait opérer librement le bien, de sorte que l'acte bon qui est tout entier de nous, comme cause seconde libre, est tout entier de Dieu comme cause première ; c'est lui qui nous meut et nous donne d'opérer librement. Cela est vrai, irrécusable, primordial pour situer notre liberté et notre justice. Mais il y a autre chose et infiniment plus ; autre chose que nous connaissons uniquement par Révélation ; ou plutôt il y a deux autres choses : premièrement la bonté à laquelle nous sommes appelés n'est pas à la mesure de la simple nature mais relève de l'ordre surnaturel : c'est la *justice* dans le Christ ; c'est un état qui nous fait *justes* et agréables à Dieu selon la justice qui est celle de Jésus-Christ et qu'il met en nous par la grâce ; deuxièmement c'est à partir, non pas d'un état naturellement bon, mais à partir d'un état de péché que la grâce est donnée à l'homme pour le rendre juste et bon ; (et bien sûr une fois devenu juste, c'est encore par grâce qu'il persévère et qu'il grandit en justice). Ainsi la grâce est doublement grâce ; elle est gratuite parce qu'elle nous élève à un ordre qui est celui de la filiation divine, nous constituant enfants de Dieu par adoption ; elle est encore gratuite parce que c'est d'un état de péché et d'opposition à Dieu qu'elle vient nous retirer pour faire de nous des enfants de Dieu. Ou bien, en prenant le mot grâce au sens de don gratuit mais de don qui répand la beauté, nous dirons que la grâce fait notre âme belle devant Dieu non seulement parce qu'elle nous illumine de la splendeur de Dieu, mais encore parce qu'elle nous délivre de notre horreur congénitale. *Gratia sanans et elevans* dira la théologie ; guérissante et élevante ; et même elle n'élève que parce qu'elle commence par guérir, par purifier, moyennant la foi dans le Christ et le sacrement du baptême. \*\*\* De tous les écrits du Nouveau Testament l'épître aux Romains est celui qui nous enseigne de la façon la plus ex­plicite et systématique que la *première* grâce est toujours donnée à partir de la faute, que la justification de tout être humain, mise à part la Vierge Immaculée, suppose tou­jours un état antérieur de péché. Tout sentiment de nous glorifier en nous-mêmes est donc miné à la base. L'humilité, avec la reconnaissance incessante pour le don de Dieu, est donc fondée sur le roc d'une certitude inébranlable. C'est pour cette raison, parmi plusieurs autres, qu'il est si utile de lire l'épître aux Romains. 260:132 Développements heurtés, allu­sions difficiles à saisir, expressions terriblement elliptiques et bourrées de sens, raccourcis abrupts et vertigineux : je n'ignore pas ces difficultés qui déconcertent le lecteur no­vice. Mais qu'il passe outre cette impression assez désagréa­ble, qu'il ouvre son cœur à la lumière de tant de versets fulgurants et il comprendra un peu moins mal à quel point Dieu nous a fait grâce en son Fils, livré pour nous, et à quel point nous étions opposés à cette grâce : *natura filii irae* (Eph. II, 3) ; notre nature, non certes en ses propriétés on­tologiques, mais notre nature en son état de fait, et dans le seul état de fait qu'elle connaisse c'est-à-dire comme cou­pable en Adam, nous constituait *enfants de colère*. -- Pour le savoir il n'est sans doute pas indispensable de lire l'épî­tre au Romains. Il suffit de réciter avec piété *le Credo, le Pater ou l'Ave Maria :* pardonnez-nous nos offenses... Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs... Il reste que ceux qui peuvent lire l'Épître aux Romains (sans que l'Église du reste y oblige personne) puiseront dans cette lecture une grande lumière sur notre néant, notre péché et la grâce de Dieu. Il nous est souverainement utile de nous entendre dire par l'Apôtre ces paroles coupantes et douces, ces paroles qui ayant commencé par démolir notre assuran­ce vaine de *nous discerner nous-mêmes* pour le bien, ne laissent point cependant de nous apaiser et rassurer en ouvrant nos cœurs à la Miséricorde toute gratuite qui nous est offerte en Jésus-Christ. C'est pour cela que nous lirons maintenant quelques-uns des passages les plus significatifs : « La colère de Dieu se manifesta du haut du Ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent la vérité captive par (le fait de) leur injustice. » I, 18. -- « Tribulation et angoisse à toute âme d'homme qui pratique le mal, au Juif d'abord, puis au Gentil ; mais gloire, honneur et paix à tout homme qui pratique le bien, au Juif d'abord puis au Gentil, car Dieu ne fait pas acception des personnes. » II, 9-11. « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort et ainsi la mort a atteint tous les hom­mes par ce seul homme en qui tous ont péché... ([^73]) Comme par la faute d'un seul la condamnation a pesé sur tous les hommes, de même aussi la justice exercée par un seul (procure) à tous les hommes la justification qui donne la vie. 261:132 En effet de même que par la désobéissance d'un seul homme tous ont été constitués pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul tous seront constitués justes. La loi est intervenue pour faire abonder le péché. Mais là où le péché a abondé la grâce a surabondé ; afin que, comme le péché avait régné (en donnant) la mort, ainsi règne la grâce par la justice (en donnant) la vie éternelle, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. » V, 12 et 18-21. « Alors que les enfants (de Rébecca) n'étaient pas encore nés et n'avaient rien fait, ni bien, ni mal, afin que le dessein de Dieu demeure (dessein) de libre choix, ne dépendent pas des œuvres, mais de celui qui appelle, il lui fut dit : l'aîné servira le plus jeune, selon qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob et j'ai haï Ésaü. -- Que dirons-nous donc ? Y a-t-il de l'in­justice en Dieu ? C'est impossible car il dit à Moïse : j'aurai pitié de qui j'ai pitié et je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde. Il ne s'agit donc pas de vouloir ni de courir, mais que Dieu fasse miséricorde... Ainsi donc il fait misé­ricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut. Tu me diras donc : Pourquoi fait-il encore des reproches ? Quelqu'un résiste-t-il à sa volonté ? Vraiment, ô homme qui es-tu pour disputer avec Dieu ? L'œuvre dit-elle à celui qui l'a façon­née : pourquoi m'as-tu faite de la sorte ? Est-ce que le potier n'est pas maître de son argile et (n'a-t-il pas le droit) de faire de la même terre un vase pour un usage noble et un autre pour un usage vulgaire ? Or si Dieu voulant mon­trer sa (juste) colère et faire connaître son pouvoir a sup­porté avec beaucoup de patience des vases de colère, mûrs pour la perdition, dans le dessein de manifester les riches­ses de sa gloire sur des vases de miséricorde qu'il a prépa­rés pour la gloire, -- nous qu'il a appelés non seulement d'entre les Juifs mais d'entre les Gentils, (comment l'accu­ser d'injustice) ? Comme il est dit dans Osée j'appellerai mon peuple celui qui n'était pas mon peuple j'appellerai bien-aimée celle qui n'était pas la bien-aimée. » (IX, 11-16 et 18-25) ([^74]). \*\*\* 262:132 L'Église n'a jamais vu dans ces textes bouleversants une contradiction avec la révélation centrale de l'Évangile : la volonté salvifique universelle du Seigneur notre Dieu. Dieu donne toujours à tous assez de grâce pour sortir du péché. Si l'homme n'accède pas à la justification et à l'état de grâce c'est pour s'être volontairement dérobé aux premières grâces, en suite de quoi, par un juste châtiment, au moins temporaire, Dieu se retire, « endurcit le cœur ». Certes ce désastre spirituel n'arriverait pas si Dieu ne l'avait per­mis ; mais *en Dieu* la permission n'est point une vraie cau­se. Dieu est infiniment libre de ses « décrets » ; mais le « décret permissif » n'est en rien principe du péché ; il n'y a point prédestination au péché comme il y a prédestination au Ciel et aux actes qui en rendent digne. -- Les paroles de l'Apôtre sur le bon plaisir de Dieu et son libre choix ont été écrites non afin de nous cabrer puis nous rejeter dans le désespoir, mais afin que nous comprenions que c'est d'une manière divine, infiniment différente de tout mode créé, que Dieu retire l'homme du péché et sauve le pécheur ; ensuite afin que, ayant pris conscience du mystère transcendant de la grâce actuelle, nous redoublions de prière et d'humble fidélité. Les paroles de l'Apôtre sont écrites pour nous dé­tourner d'avoir au sujet de notre Dieu des pensées vulgaires et une manière basse de sentir, non pour nous faire imagi­ner le vrai Dieu comme un tyran inique et d'une inconsé­quence révoltante. Ajoutons que ces textes de l'épître aux Romains s'appli­quent d'abord au rejet du peuple élu ; rejet qui n'est pas définitif et qui devait servir à la vocation et au salut des Gentils. Il n'en reste pas moins que les versets sur la liberté mystérieuse des desseins de Dieu, -- Dieu n'a d'autre règle de sa liberté que sa propre sainteté, -- ces versets se trans­posent normalement au salut de chaque homme ou à son rejet soit définitif et éternel, soit seulement temporaire. Sachant cela apprenons à espérer avec une crainte filiale, nous souvenant que nul n'est damné que par sa faute et que chacun de nous a toujours assez de grâce pour ne point pécher. Plus nous grandirons dans la grâce plus s'affermira la sécurité de l'espérance, inséparable de la crainte chaste et filiale. Grandir dans la grâce en effet c'est grandir dans l'amour mais aussi dans la confiance et l'espérance, de sorte que l'on se souvienne de la souveraine liberté de Dieu avec une confiance imperturbable car « l'espérance ne trompe pas, parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ». (Rom. V, 5.) 263:132 Après ces brèves explications nous pouvons continuer sans nous troubler la lecture de quelques autres passages dans les chapitres IX, X et XI. -- « (Israël)... n'a pas cherché à parvenir par la foi, mais par les œuvres. Ils se sont heurtés à la pierre d'achoppement... Méconnais­sant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur propre, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu. Car le terme de la loi c'est le Christ pour la justifi­cation de quiconque croit... » (IX, 32 et X, 3 et 4.) « Quoi donc, ce que cherchait Israël il ne l'a pas obtenu, tandis que ceux qui ont été choisis l'ont obtenu. Quant aux autres ils ont été endurcis... Si quelques-unes des bran­ches ont été coupées, tandis que toi, sauvageon d'olivier, tu as été greffé parmi elles prenant avec elles ta part de sève de l'olivier, ne va pas te glorifier au dépens des bran­ches... Car si Dieu n'a pas épargné les rameaux qui appar­tenaient à l'arbre par nature, prends garde qu'il ne t'épar­gne pas non plus. Vois donc la bonté et la sévérité de Dieu : sévérité envers ceux qui sont tombés et, envers toi, bonté, pourvu que tu demeures dans cette bonté, autrement tu seras retranché toi aussi. » (XI, 7, 17-18 ; 21-23.) « Je ne veux pas, frères vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d'Israël s'est endurcie jusqu'à ce que soit entrée la plénitude des Nations, et ainsi tout Israël sera sauvé... Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous. Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Combien sont insondables ses juge­ments et impénétrables ses voies. Car qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller ? Ou qui lui a donné le premier pour qu'il ait à recevoir en retour ? Car c'est de lui, par lui et pour lui que sont toutes choses. A lui la gloire dans tous les siècles. Amen ». (XI, 25-26 et 33-36.) \*\*\* Gratuité absolue de la première justification ; ensuite fruits extraordinaires de cette justification, merveilles de la vie en état de grâce. Ce deuxième thème de l'épître, insé­parable du premier, comme la croissance de la venue au monde, saint Paul le développe en des perspectives telles qu'il nous donne l'impression d'une sécurité à l'abri de toutes les tourmentes, d'une avancée qui passe par-dessus tous les obstacles, d'une victoire irrépressible. 264:132 -- Alors que saint Jean, dans son Évangile et ses Épîtres, présente le développement de la vie de la grâce en des perspectives non pas plus intérieures mais plus purement contemplati­ves, saint Paul insiste sur la puissance de vaincre qui ca­ractérise cette vie nouvelle, cette justice nouvelle, conférée par Dieu dans le Christ. « Ayant donc reçu la justification par la foi, gardons la paix avec Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui nous devons d'avoir eu accès par la foi à cette grâce dans laquelle nous sommes et de nous glorifier dans l'espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions en­core dans les tribulations, sachant que la tribulation pro­duit la patience, la patience une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l'espérance. Or l'espérance ne trompe pas, par­ce que la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné » (V, 1-6). « Igno­rez-vous que nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, nous avons été baptisés dans sa mort ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême (pour nous unir) à sa mort, afin que comme le Christ a été ressuscité des morts par la gloire de son Père, nous mar­chions nous aussi dans une vie nouvelle. » (VI, 3 et 4). « Il n'y a donc plus maintenant aucune condamnation contre ceux qui sont dans le Christ Jésus, qui ne marchent pas selon la chair... Ceux qui sont selon la chair tendent aux choses de la chair, mais ceux qui sont selon l'esprit tendent aux choses de l'esprit. Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu ceux-là sont Fils de Dieu... (VIII, 1, 5, 14). Ainsi donc une vie sur la terre mais qui n'est pas de la terre : la paix avec Dieu, l'accès confiant auprès de lui, la fierté, l'élan imbrisable et la fierté au sein des tribula­tions ; l'exemption de la dette si lourde à l'égard de la chair, la prise en charge de notre vie par l'Esprit du Christ qui nous fait vivre en fils adoptifs ; la conformité à l'image du Fils unique ; la certitude que rien ne pourra nous séparer de l'amour que Dieu nous porte dans le Christ Jésus... On est ébloui en lisant ces promesses des chapitres V, VI et VIII. C'est pourtant une doctrine tout à fait certaine, car c'est le pur énoncé des effets insépara­bles de l'état de grâce, -- cet état de vie surnaturelle conféré par la justification qui vient de la foi. 265:132 Comment une telle vie est-elle possible pour tous et dans tous les temps ? Nous pensons aux multitudes de confesseurs, de vierges et de saintes femmes, à toutes les époques de l'Église ; aux myriades de martyrs, depuis l'évêque Cyprien dans l'Afrique romaine jusqu'à Monsei­gneur Ghika dans la Roumanie esclave du communisme. Les paroles débordantes d'enthousiasme de saint Ignace d'Antioche nous reviennent en mémoire, alors que « enchaîné par dix léopards » c'est-à-dire dix gardes plus féroces que des bêtes, il écrivait aux Romains : « Puissé-je jouir des bêtes qui me sont préparées... Maintenant je commence à être disciple du Christ, ne désirant plus rien de ce qui tombe sous les regards, afin de trouver Jésus-Christ... *Nihil de his quæ videntur desiderans*. » Nous pensons encore à sainte Jeanne d'Arc, objet d'un odieux chantage de la part d'hommes d'Église, demeurant iné­branlable dans l'horrible cachot, continuant d'affirmer que ses voix viennent de Dieu et ne cessant de « prendre tout en gré ». Nous nous demandons : qu'est-ce qui a permis à ces saints et ces saintes d'en arriver là ? Nous devons répondre : la vie divine au cœur de leur vie, la grâce qui transcende toute vie terrestre et jusqu'au désir naturel de vivre ; et même (ce qui est bien plus difficile) qui fait dépasser l'attachement aux êtres les plus chers. D'où pro­cède chez les saints la modestie dans la hardiesse, la paix dans la lutte, la compassion pour leurs ennemis au moment qu'ils leur jettent leurs iniquités à la face ? D'une vertu, d'une justice, d'une bonté que Dieu seul peut répan­dre dans le cœur avec la grâce et la charité. \*\*\* Ainsi, la transcendance de la vie chrétienne après la première justification est non moins évidente que la trans­cendance de la justification elle-même ; il faut entendre dans toute son acception ce mot de transcendance. Il signifie que la grâce rend capable le chrétien non seule­ment de *s'égaler* aux situations les plus dures de la vie d'ici-bas ; tentations de toute sorte, persécutions per­fides et prolongées, épreuves lancinantes, mais encore la grâce *fait surmonter, transcender,* ces situations ; elle fait du chrétien un vainqueur. 266:132 Il faut aller plus loin ; il faut dire que cette victoire qui triomphe du créé, n'est elle-même que *l'effet d'une transcendance essentielle,* puisque c'est la vie même de Dieu qui se trouve insérée par la grâce à l'intime : de notre liberté et de notre cœur ; et Dieu, le Dieu de Jésus-Christ, le Dieu de la Trinité sainte, se donne à nous en même temps qu'il nous rend participants de sa vie. « Nous sommes participants de la nature divine » affirme saint Pierre dans sa deuxième épître (I, 4). Le corollaire de cette participation à la vie et à l'amour de Dieu est exprimé dans l'Évangile de saint Jean : « Si quelqu'un m'aime, dit Jésus, il gardera ma parole et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure. » CXIV, 23.) Car, du fait que la grâce et la charité sont dans notre cœur, *il est nécessaire* que l'Ami divin se donne à nous comme objet d'une expérience d'amitié et que nous puissions en jouir dans la mesure où nous sommes davantage livrés à lui. Si en effet par cet amour, qui est d'ordre surnaturel, Dieu ne venait pas établir dans l'âme fidèle une présence d'un autre ordre que la présence naturelle de création et de conservation, commune aux justes et aux pécheurs, quelle serait la consistance de l'ordre surnaturel et de la grâce ? Elle serait nulle. Que pourrait signifier une partici­pation à la vie intime de Dieu et à l'amour dont il s'aime, alors que resterait impossible toute expérience spirituelle d'amour avec ce Dieu qui cependant aurait *répandu son amour dans nos cœurs.* Ce serait inconcevable. Aussi bien la réalité est toute différente. Le chrétien qui vit en état de grâce, s'il est vraiment fidèle, goûte *combien le Seigneur est bon* (Ps. XXXIII, 9), fait l'expérience que l'Esprit Saint habite en lui, avec le Père et le Seigneur Jésus, perçoit le *témoignage* mystérieux de cet Esprit, lui donnant l'assu­rance qu'il est enfant de Dieu... *Héritiers de Dieu et co-hé­ritiers du Christ si cependant nous souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui.* (Rom. VIII, 16-17). L'Esprit du Christ, qui habite dans l'âme en état de grâce, lui fait encore juger par expérience que *les souffrances du temps présent n'ont pas de commune mesure avec la gloire à venir qui sera ma­nifestée en nous.* (VIII, 17). 267:132 Parce que la grâce appartient à l'ordre de la vie intime de Dieu et nous conforme à Jésus-Christ elle transcende toutes les tentations, séductions et tribulations d'ici-bas ; et saint Paul a raison de jeter le cri superbe du grand défi chrétien : « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l'aiment, ceux qu'il a appelés selon son dessein. Car ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né parmi des frères nombreux. Or ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu'il a appelés il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés. *Que dirons-nous donc après cela ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?* Lui qui n'a pas épargné son propre Fils mais l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous donnera-t-il pas toutes choses ?... Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation ou l'angoisse ou la per­sécution ou la faim ou la nudité ou le péril ou le glaive ?... Mais en tout cela nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Je suis assuré que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les principautés, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre chose créée ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (VIII, 28-32 et 35-33). C'est rigoureusement vrai, même lorsque les *puis­sances, la hauteur ou la profondeur* s'identifient avec nos peines et nos luttes dans une Église grandement éprouvée. C'est vrai même lorsque nous avons à nous sanctifier dans une Église divisée, minée de l'intérieur, subissant, en quelque sorte, *un régime d'occupation* parce que ses ennemis travaillent au dedans, -- *in sinu et gremio Ecclesiae* disait déjà saint Pie X, au sujet des pasteurs modernistes. Il n'est pas de situation qui puisse rendre vaine et caduque la pro­messe de victoire que nous donne l'Apôtre. La sécurité qu'il nous prêche demeure inentamée quel que soit l'état inté­rieur de l'Église ; elle règne dans les temps de paix et d'har­monie relatives, mais aussi dans les temps cruels dont nous faisons aujourd'hui l'expérience, lorsque nous voyons, en­tre tant d'autres prévarications, des évêques s'opposer au Saint-Siège en matière de morale et de dogme et sur des points fondamentaux de législation ecclésiastique. Au mi­lieu même de ces scandales le défi de saint Paul aux puis­sances de ténèbres demeure également fondé et ne peut être relevé. Car la grâce que Dieu a mise en nous par le Christ Jésus dépasse et surmonte les scandales et les malheurs d'où qu'ils proviennent ; elle relève en effet, cette grâce, d'un ordre proprement divin et ceux qui nous font la guerre, hommes ou démons, ne sont jamais plus que des créatures. 268:132 Par cette grâce c'est le Christ vainqueur, mort et ressuscité, qui demeure en nous avec le Père et l'Esprit Saint. *En toutes choses nous sommes donc plus que vainqueurs par le Christ qui nous a aimés.* R.-Th. Calmel, o. p. 269:132 ### Les Reproches de Notre-Seigneur Nous ignorons ce que nous réservent encore les transformations liturgiques, mais il est certain que de toute façon la plupart des Français n'auront pendant la Sainte Semaine que des offices diminués, parfois rudimentaires ou même falsifiés. \*\*\* Sans doute notre salut est payé et parachevé surabondamment par le Sacrifice de la Croix ; mais nos insuffisances, notre paresse à profiter des moyens de salut qui nous sont toujours offerts (comme la confession) continuent de nous affliger. Le Seigneur connaissant notre faiblesse a voulu y remédier par amour pour cette créature que le Père a faite à son image. 270:132 Comme le Semeur qui se lève pour semer sa semence, Jésus a per­pétué sa vie parmi nous et ne cesse pas de répandre le Sang de son Sacrifice. Pas un instant sans que le soleil ne se lève sur quelque point de la terre. Alors commence une messe. Jésus est bien, comme le dit Pascal, en agonie jusqu'à la fin des temps. Y participons-nous ? Comment ? Le simple exercice de la présence de Dieu, qui est le début de toute vie spi­rituelle, implique la connaissance de ce mystère du salut qui s'accomplit continûment sous une pluie de sang universelle. Hélas ! elle emplit ainsi tout le temps parce que nous sommes étourdis, inattentifs et que nous nous laissons envahir par les ronces et les épines. Jésus inventa de perpétuer son sacrifice pour que toute l'humanité jus­qu'à la fin des temps fût contemporaine de sa propre vie, pût assister à sa mort, s'y associer par ses propres souffrances et sa mort propre et répéter à satiété sans lassitude et dans la joie : *Gloria Patri et Filio et Spiritu Sancto*. \*\*\* Les offices ont été conçus avec l'aide du Saint-Esprit pour nous préparer et nous aider à cette union avec la pensée divine. Nous donnerons donc ici quelques bribes de celui du Vendredi Saint que peu de chrétiens peuvent entendre aujourd'hui... faute d'officiants ou par excès de ronces et d'épines dans leur propre vie. 271:132 Pendant l'adoration de la croix on chante les « Im­propères », les reproches que le Christ fait à ses bour­reaux. L'origine de cette prière et de la musique est inconnue ; elles se transmirent par voie orale depuis les premiers temps du christianisme ; c'est un sommet inégalé de l'art dramatique chargé comme tous les arts de « sanctifier le nom de Dieu » dans la société. Et toute vie n'est-elle point dramatique à la nais­sance déjà ; à la mort ensuite ; et souvent de la nais­sance à la mort ? Ne nous étonnons donc point que l'Église ait traité dramatiquement ce mystère de Dieu incarné qui prend notre état et invente de se perpétuer lui-même dans ce même état jusqu'à la fin des temps. Et quel enseignement ! Sur nos ingratitudes et nos fautes continuelles qui valent bien celles des Juifs, et sur la joie de participer à la vie du Sauveur. Jésus en­tonne : « *Ô mon peuple que t'ai-je fait ? En quoi t'ai-je contristé ? *» *C'est* le refrain qui se chante entre chacun des reproches. « *Est-ce parce que je t'ai fait sortir d'Égypte que tu as préparé une croix à ton Sauveur ? *» Tous les chrétiens qui assistent à cet office sont sortis de l'Égypte, de la région de l'ombre et de la mort lors­qu'ils ont reçu le baptême. Leur vie devrait se passer dans la fidélité aux promesses du baptême. Qu'en est-il ? Hélas, par nous-même nous savons ce qui en est : au mieux tant d'omissions ! tant de paresse pour la prière, la pénitence, les bonnes œuvres ! « *Qu'aurais-je pu faire pour toi que je n'aie point fait ? Je t'ai planté, moi, comme une vigne choisie et tu n'as produit pour moi que trop d'amertume. J'ai eu soif et tu m'as donné à boire du vinaigre. *» 272:132 Dieu nous a donné l'intelligence avec la vie ; c'est-à-dire de quoi le connaître et l'aimer. Même la nature suffit pour s'en aviser et les peuples dits païens furent toujours religieux et furent grands dans la proportion où ils étaient religieux. Mais il est impossible sans la grâce de garder la simple loi naturelle. Le péché originel faisait mêler des abominations aux pensées justes, ainsi que des erreurs funestes. Mais nous, à qui a été révélée la vérité ? Nous avons percé d'une lance le flanc du Sauveur. « *A cause de toi, moi, j'ai frappé l'Égypte en ses pre­miers nés, et toi tu m'as flagellé et trahi.* « *Moi je t'ai tiré d'Égypte en noyant le Pharaon dans la Mer Rouge et toi, tu m'as livré au prince des prêtres.* « *Moi j'ai ouvert la mer devant toi et toi, tu m'as ouvert le flanc. *» Qui songe parmi nous aux millions de martyrs des trois premiers siècles qui furent l'armée du Christ pour conquérir le monde à la foi ? Ils ont rendu possible une société chrétienne s'efforçant de tout restaurer dans le Christ : l'enseignement, les rapports sociaux, l'État. Jésus pour assurer la liberté des âmes avait distingué pour toujours le pouvoir spirituel et le pouvoir tempo­rel : « *Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. *» Les martyrs sont morts pour défendre la liberté des âmes et la vérité de Dieu. Aujourd'hui nous abandonnons l'enseignement à un État qui ne sait même pas ce qu'il veut car il ignore que le bien commun des hommes est d'honorer Dieu et il tend à nous asservir. \*\*\* 273:132 « *J'ai marché devant toi dans la colonne de nuée, et toi, tu m'as mené au prétoire de Pilate.* *Moi, je t'ai nourri de la manne dans le désert et tu m'as accablé de claques et de coups de fouets.* *Je t'ai abreuvé, moi, d'une eau salutaire jaillie du rocher et toi, tu m'as fait boire du fiel et du vinaigre. *» Tout chrétien qui rougit de l'être, qui montre du res­pect humain, qui se donne l'air de traiter légèrement les questions religieuses, qui préfère sa tranquillité à la lutte pour la foi, donne des soufflets au Christ. Car il a souffert et il est mort pour chacun de nous. « *Les Juifs répondirent :* « *Il mérite la mort. *» *Et quelques-uns se mirent à cracher sur lui et à lui couvrir la face et à lui dire :* « *Prophétise* (*qui t'a frappé,* ajoute S. Matthieu). *Et les valets le reçurent avec des coups à la figure. *» Nous avons tous, hélas, cela est très certain, à des degrés divers fait partie de cette troupe, car notre culpabilité n'est pas celle du code civil, Dieu la mesure aux grâces reçues et l'expérience nous confirme que nous ne les apprécions nous-mêmes pour ainsi dire jamais à leur valeur. Elles ont toujours pour prix la sueur de sang de l'Agonie. Et le calice que Jésus avait à boire n'était pas seulement celui des souffrances physiques qui l'attendaient mais celui de notre indifférence et de nos reniements qu'il connaissait. 274:132 Combien de fois les coqs de nos villages ont chanté pour nous ! Jésus au Jardin des Olives attendait le baiser de Judas. Ce baiser s'est renouvelé de siècle en siècle dans l'Église et se renouvelle encore aujourd'hui. Quand les valets lui disaient : prophétise, Jésus savait très bien qui le frappait ainsi sous le voile, quel était cet homme, son passé et son avenir. Il avait dit à la Samaritaine qu'il attendait auprès du puits : « Tu as eu cinq maris, et l'homme avec qui tu vis n'est pas ton mari. » Il avait dit à Nathanaël : « Avant que Philippe t'appelât sous le figuier, je t'ai vu. » La Samaritaine répondit : « Sei­gneur je vois que tu es un prophète. » Et Nathanaël : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël ! » Qu'auraient dit les valets ? Jésus a voulu leur éviter le péché le plus grave ; effrayés, sûrement, ils eussent parlé comme leurs maîtres et dit : « C'est par le prince des démons qu'il devine. » Or Jésus a dit : « Toute personne qui dira une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera remis, mais qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint (cela) ne lui sera pas remis. » Jésus a voulu pou­voir pardonner aux valets. Où en sommes-nous, nous-mêmes ? Il n'est guère de saints qui n'aient été persécutés par des chrétiens ; ils imitaient ainsi plus parfaitement Jésus-Christ persécuté par le peuple élu, et, sous cape, les saints s'en réjouis­saient. « *Moi je t'ai donné un sceptre royal et toi tu as cou­ronné ma tête d'épines.* *Je t'ai élevé, moi, avec une grande puissance et tu m'as suspendu au gibet de la Croix. *» 275:132 Nous arrivons après une longue suite d'apôtres, de martyrs, de docteurs et de saints. Nous voyons les Apôtres qui y laissèrent leur vie, accusés de faire des contes. La mémoire des Martyrs s'estompe dans les offices, les Docteurs sont mal vus de croire au réel, les Saints sont peu honorés pour n'avoir pas aimé le monde, ce chemin pierreux piétiné par la foule où rien ne polisse. Laisserons-nous à l'Église du Silence la gloire d'adorer la croix du Sauveur ? Réveillons-nous ; met­tons-nous avec les larrons aux côtés de Jésus et chantons : « *Nous adorons ta Croix, Seigneur ! Ta sainte résur­rection, nous la louons et la glorifions. Voici que par ce bois la joie est venue par tout le monde. *» D. Minimus. 276:132 ## NOTES CRITIQUES ### L'affaire Cardonnel Suite de la documentation et des considérations publiées sur le même sujet dans *Itinéraires*, numéro 131, pages 280-295. Comme nous le pressentions et comme nous le donnions déjà à entendre, on nous avait donc menti, Témoignage chrétien en tête, en prétendant que le P. Thomas Cardonnel -- alias le camarade Jean Cardonnel -- était réduit au si­lence. Ce sont seulement les prêtres « intégristes » que l'on s'efforce de réduire au silence par tous les moyens ; point les autres, qui sont autrement traités. Voici en effet les précisions que Le *Monde du* 19 février a données sur la « lettre-circulaire » du P. Kopf : Le Père Kopf, prieur de la province dominicaine de Toulouse, donne dans une lettre-circulaire des éclaircis­sements sur l'attitude qu'il a adoptée à l'égard du Père Cardonnel. « *Par souci de vérité, je tiens d'abord à bien vous préciser que le* « droit de parole » *n'a pas été retiré au Père Cardonnel. Celui-ci doit seulement le demander à l'évêque local, qui, évidemment, peut le lui accorder ou non.* *Mais n'importe quel prêtre se trouve dans ce cas, puisque ce principe relève du droit commun de l'Église. Il n'y a là rien de nouveau ni surtout rien qui ressemble à une* « *répression *»*.* 277:132 « *Quant au* « droit d'écrire »*, c'est en tant que pro­vincial que je me trouve être normalement garant sur le plan de la foi des publications faites par un de nos religieux. Afin d'obtenir du Père Cardonnel l'élimination de certaines formules ambiguës dans l'expression de la foi, je l'ai donc prié de bien vouloir arrêter jusqu'à nouvel ordre toute publication hâtive pour se consacrer à des rédactions rigoureuses. Voilà ce que je lui ai demandé, et rien de plus. Loin d'empêcher la recherche théologique sérieuse -- qui est une fonction majeure de l'ordre de Saint Dominique, -- j'ai invité de Père Cardonnel à pu­blier des articles dans les revues théologiques spécialisées sous la responsabilité de leurs directeurs respectifs. Je souhaite vivement qu'il s'adonne à cette recherche et que ses dons incontestables soient mis ainsi au service de l'Église *»*.* Le Père Kopf précise d'autre part que « *ces mesures ne concernent en rien les prises de position politiques ou sociales du Père Cardonnel. Sur ce dernier plan il est parfaitement libre d'avoir ses opinions personnelles et de les exprimer *». Le P. Kopf invoque « le droit commun » très correcte­ment. Ce droit commun est bien tel qu'il le dit ([^75]). Mais il ne se pose pas la question de savoir *dans quelle mesure ce droit commun est encore en vigueur*. Je ne prétends pas résoudre cette question d'un trait de plume ; je prétends seulement qu'elle se pose. 278:132 L'épiscopat français tout entier, en « assemblée pléniè­re », a falsifié l'Écriture sainte dans le *Fonds obligatoire* du catéchisme national qu'il a mis en circulation ; il a imposé un pseudo-catéchisme qui ne contient plus les connaissan­ces nécessaires au salut ; il s'est ouvertement séparé de toute la tradition de l'Église et du Magistère romain en ce qui concerne la doctrine de la loi naturelle. L'ayant fait, il a persisté : il n'a pas réparé les falsifications du catéchis­me ([^76]) ; il n'a pas rétracté sa « Note pastorale » sur le prétendu « conflit de devoirs » ; au contraire, il s'obstine et continue gaillardement dans la même voie. Quelle con­fiance a-t-on le droit de lui faire, cruelle autorité a-t-on le droit de lui reconnaître après cela et pour cela ? C'est, au moins, une question. A l'automne dernier, le P. Barbara fit à Tours et à Paris des conférences publiques sur *Humanæ vitæ *: personne n'a seulement tenté de contester sa fidélité exacte et absolue à l'encyclique. Mais justement : dans la mesure même où il est fidèle à l'encyclique, il s'oppose implicitement, il s'op­pose en fait à la Note épiscopale qui s'en sépare. Comment pourrait-il en être autrement ? Donc à Tours et à Paris l'autorité épiscopale lui a « retiré le droit à la parole », comme dirait *Témoignage chrétien*, mais comme *Témoigna­ge chrétien* NE LE DIT PAS DANS CE CAS, parce qu'il est d'ac­cord pour « réduire au silence », par n'importe quels mo­yens, les « intégristes ». -- L'autorité épiscopale s'emploie donc à fermer la bouche des prêtres qui exposent purement et simplement la doctrine de l'Église. Quelle autorité a-t-elle *pour cela *? -- Aucune évidemment. -- Mais quelle au­torité lui reste-t-il, après sa prévarication, son schisme im­plicite, son hérésie de fait et, comme dit Maritain, son « apostasie immanente », -- quelle autorité lui reste-t-il pour réprimer chez un Cardonnel ce dont elle donne elle-même l'exemple ? D'ailleurs elle n'oppose aucune répres­sion au P. Cardonnel : elle lui demande simplement, en subs­tance, de *continuer d'une manière un peu moins voyante*. 279:132 Le P. Barbara, l'abbé de Nantes et Pierre Lemaire ont tenu à Paris le 28 février un meeting contre le national-catéchisme. Sans entrer dans aucun détail de forme ou de fond, on peut se demander quelle autorité aurait donc un évêque pour interdire que l'on proteste contre les falsifica­tions de l'Écriture sainte qu'il couvre et approuve de son autorité épiscopale ? Des évêques qui croient avoir autorité sur l'Écriture pour la falsifier, et qui l'ont gravement falsi­fiée en effet, et qui ont autocratiquement imposé ces falsi­fications dans le catéchisme « national », quelle autorité légitime peuvent-ils conserver sur les prêtres qui refusent (et d'ailleurs sur les prêtres qui acceptent) de telles falsi­fications ? Je cherche la réponse à cette question, parce que cette question est certainement et ouvertement posée désor­mais, même si l'on feint officiellement de ne pas l'aper­cevoir. Cette question est posée dans les faits ; et dans les faits elle est empiriquement résolue : les évêques n'ont plus au­cune autorité qui soit respectée et obéie, l'anarchie est com­plète. Mais la question de droit n'a pas encore, à ma connais­sance, reçu de réponse théologique et canonique. Dans une telle situation et dans une telle incertitude, le « droit commun » invoqué par le P. Kopf au profit de ces évêques-là veut dire quoi ? Nous sommes en recherche, comme on dit, et aussi à la recherche, de ce qui peut éventuellement subsister d'auto­rité légitime entre les mains des évêques responsables du nouveau catéchisme, de la Note pastorale, et cetera. Nous cherchons : nous n'avons pas encore trouvé. \*\*\* Le P. Cardonnel a été *invité*, comme c'est gentil, *à publier des articles dans les revues théologiques*. Cela parce que la question était posée de savoir si la religion que prê­che le P. Cardonnel est encore la religion chrétienne (et qu'aucune autorité religieuse n'a pu à ce jour se prononcer sur ce point). -- La prédication de l'abbé de Nantes a sou­levé beaucoup de questions ; il en est une du moins qu'elle n'a pas soulevée, à aucun moment, pour personne : celle de sa fidélité à l'orthodoxie chrétienne et catholique. Il n'ap­paraît pas que la moindre *invitation* lui ait jamais été adressée *à publier ses articles dans les revues théologiques*. 280:132 Qu'on ne me dise pas que j'assimile l'un à l'autre deux cas fondamentalement dissemblables. Je les tiens pour tout à fait différents et je ne les assimile en aucune manière. Je constate simplement, je constate un fait tellement énorme que, comme toujours, il passe inaperçu. Le fait suivant : quand un prêtre est en difficulté avec l'actuelle autorité religieuse et qu'à tort ou à raison il est accusé de quelque indiscipline, le soupçon légitime d'hétérodoxie lui est tenu pour une *circonstance atténuante*, et ce sont les aimables ménagements dont bénéficie le P. Cardonnel, tandis que l'évidence de son orthodoxie lui est tenue pour une *circons­tance aggravante*, et ce sont les cruautés dont on accable l'abbé de Nantes, avec toutes les apparences de vouloir l'y abandonner, comme dans des oubliettes, jusqu'à sa mort. Tout se passe donc comme si l'autorité religieuse en France travaillait à systématiquement pénaliser l'orthodoxie et à favoriser l'hétérodoxie. Cette *clef* s'adapte en tous cas à beaucoup de réalités et donne la solution de beaucoup de problèmes ou d'énigmes : et depuis des années. Tant que n'y sont lésés que des personnes et des droits personnels, cela reste banal ; inacceptable, mais non pas exceptionnel. Quand l'injustice à l'égard des personnes est en outre, ou d'abord, ou essentiellement, un système visant à paralyser, réduire, anéantir la transmission même de la doctrine révélée, en disqualifiant ou frappant d'interdit les uns après les autres tous les prêtres qui s'y emploient, alors le phénomène change de nature, et appelle désormais d'autres dispositions pratiques et d'autres ripostes. Je ne connais présentement aucun diocèse de France (peut-être en subsiste-t-il deux ou trois ? ce n'est pas sûr) où un prêtre catholique ait la liberté, *à la fois effective et reconnue*, de faire une conférence publique sur la doctrine authentique d'*Humanæ vitæ*, sur le contenu de la Profession de foi de Paul VI, ou sur le Catéchisme du Concile de Trente et le Catéchisme de S. Pie X, ou même sur la doctrine de l'Église au sujet du communisme marxiste-léniniste. 281:132 On n'en est plus à compter les prêtres qui font, au contraire, des conférences publiques, ouvertement ou tacitement au­torisées par l'évêque (comme l'était le « carême révolu­tionnaire » du P. Cardonnel), pour nous annoncer que « Dieu est mort », que l'anthropologie du Pape ne vaut rien, qu'il ne faut plus s'opposer au communisme mais plutôt collaborer pratiquement avec lui, qu'il faut « évangélique­ment » se mettre à l'école du monde. C'est une situation extrêmement grave : à mon avis, il conviendrait de faire connaître et d'expliquer cette situation au peuple chrétien (qui est encore assez loin, en beaucoup de zones géographi­ques ou sociologiques, d'en avoir une conscience suffisam­ment nette et claire), avant d'en tirer les conséquences actives. Des conséquences tirées d'une situation mal connue ne seront pas comprises par ceux qui la connaissent mal. Le cher et vénéré abbé Berto n'approuvait pas tout ce qu'a pu écrire l'abbé de Nantes ; il était, comme on le sait et comme sa vie entière en témoigne, d'une discipline et d'une docilité extrêmes à l'égard de l'autorité légitime. Et pourtant, peu avant sa mort, il me disait : -- *L'abbé de Nantes devrait tenir pour nul l'acte arbitraire qui prétend lui interdire de célébrer la messe*. Il ajoutait qu'il devrait passer outre sans aucun scandale public, dans la discrétion. Venant de l'abbé Berto, une telle sentence m'a fait une profonde impression. Elle comporte nécessairement un ju­gement implicite -- ou au moins un doute implicite, mais majeur -- sur ce qui peut rester d'authenticité et de légiti­mité à l'autorité dont nous subissons la présence physique. Elle comporte aussi le sentiment de certains ménagements à observer, au moins pour un temps. Tout cela demande réflexion. Les évêques ont *livré* la liturgie romaine aux démolis­seurs ; ils ont *livré* la doctrine catholique aux docteurs de la honte et de la trahison ; ils ont *livré* le catéchisme aux falsificateurs de l'Écriture sainte ; ils ont *livré* plusieurs églises aux pantomimes soi-disant mystiques de l'érotisme expérimental et culturel ; ils ont *livré* l'enseignement des séminaires et des écoles à la révolution culturelle marxiste : 282:132 ils ont *livré* leur clergé au lavage de cerveau des séances de recyclage ; ils ont *livré* le peuple chrétien à la pourriture des mauvais prêtres ; ils veulent maintenant *livrer* ce qui reste de communauté catholique aux grandes manœuvres dévastatrices d'assemblées révolutionnaires baptisées « concile pastoral » comme en Hollande. *Vous les reconnaîtrez à leurs fruits*. Nous les reconnaissons. \*\*\* Georges Montaron, Claude Gault, le P. Biot O.P., de *Témoignage chrétien*, et leurs voisins, cousins et amis le P. Peuchmaurd O.P., le P. Hervé Chaigne, célèbre franciscain politique et mondain, le distingué Robert de Montvallon, le revenant André Mandouze, le discret Chatagner, et 740 autres « réducteurs au *silence *» aussi intrépides, ont signé la « Lettre au Pape » ([^77]) qui exige une répression générale contre les intégristes et déclare, nous en avons déjà pris acte mais nous croyons utile d'y revenir : « *Il y eut jadis la Sapinière, société secrète d'espion­nage sous le couvert de la défense de la foi. Elle est dissoute, mais son esprit demeure, et vous* ([^78]) *savez combien sont écoutées à Rome les voix de ces délateurs qui se donnent à eux-mêmes un rôle de police secrète pour surveiller les chrétiens et les évêques même. Tout honnête homme, quand il reçoit une lettre anonyme, la déchire avant de la lire. Nous croyons savoir qu'il n'en est pas ainsi dans certains bureaux. Tant que vous n'aurez pas purgé l'Église de telles mœurs, réduit au si­lence les espions, il n'y aura pas dans la maison de Dieu la paix fraternelle que le Christ a voulu nous donner. *» 283:132 La référence historique délibérément fausse sert au renouvellement de l'imposture. La Sapinière n'était pas une société secrète, elle n'était pas une société d'espionnage, elle n'était pas anonyme ([^79]). Elle était d'ailleurs approuvée par saint Pie X. Aujourd'hui les catholiques fidèles à la loi naturelle, à la liturgie romaine, au catéchisme catholique, ne sont pas davantage *anonymes*, sauf par l'arbitraire de Mgr de Rennes les décrétant tels ([^80]). Les « bureaux romains », s'ils veulent savoir où en est le catholicisme français, n'ont aucun besoin d'une « police secrète » ; ils n'ont qu'à *lire,* ce qui s'appelle *lire*, des choses qui ne sont point anonymes : la réponse de l'épiscopat français au car­dinal Ottaviani, le *Fonds obligatoire* du national-catéchisme, la Note pastorale, et par exemple la revue *Itinéraires*, toutes choses publiques et signées qui permettent à quiconque le voudra, et y apportera un soin attentif, de se former un juge­ment raisonnable, raisonné, sur pièces ; ils n'ont qu'à lire le *Courrier de Rome,* publié à Paris ; et en sens contraire *Témoignage chrétien* et les I.C.I. ; et les discours de nos évêques dans *Le journal la croix* et dans la *Documentation catholique*. Au demeurant, les réducteurs au silence, déla­teurs et calomniateurs signataires de cette « Lettre au Pape » le savent fort bien, puisqu'ils l'ont écrit : *La Sapi­nière est dissoute, mais son esprit demeure.* C'est bien un « esprit » qu'ils dénoncent et veulent réduire au silence : l' « esprit » de la Sapinière, *c'est-à-dire* l'esprit de saint Pie X. Car quoique l'on pense de l'histoire de la Sapinière et de ses diverses péripéties, il est en tout cas hors de doute que *l'esprit* dont elle s'inspirait était *l'esprit de saint Pie X,* comme l'a suffisamment démontré le Rapport Antonelli lors du procès de béatification. Ils mentent et ils savent qu'ils mentent quand ils parlent d'*espions *; mais avoueraient-ils du même coup qu'il y aurait donc quelque chose à espion­ner, quelque chose de caché, une organisation clandestine, une société secrète de leur côté, qu'ils veulent mettre à l'abri des indiscrétions ? 284:132 En conjonction de fait avec cette « Lettre au Pape », des évêques français *fabriquent* de toutes pièces, pour les besoins de la cause, des « anonymes » et des « clandestins ». De même que Mgr de Rennes a réputé anonymes ceux qui refusent le nouveau catéchisme, de même Mgr de Tours a réputé « clandestine » la revue du P. Barbara ([^81]), dont l'édi­tion française est inscrite à la Commission paritaire du mi­nistère de l'Information et dont l'édition italienne paraît avec l' « imprimatur » du Vicariat de Rome ! Leurs Gran­deurs ont naturellement omis, selon l'habitude épiscopale française, de rectifier leurs forgeries, qui leur sont trop utiles. \*\*\* Document supplémentaire sur l'affaire Cardonnel : dans le Bulletin diocésain de Paris, intitulé maintenant *Présence et Dialogue,* numéro 14 du 21 février 1969, reproduisant page 22 ce que Mgr Marty a déclaré le 7 janvier sur les antennes de Radio-Luxembourg « *Le Père* (*Cardonnel*) *est venu à Paris parler de Jésus-Christ : il a parlé pendant le Carême 1968 à la Mutualité. Son témoignage a eu beaucoup de publicité. Il a aussi écrit un livre et plusieurs conférences* (...)*.* *...Je crois que certaines idées, certaines phrases écrites ou prononcées sont obscures. Elles posent problèmes. Elles demandent à être réfléchies, discutées, précisées, corrigées.* *J'ai reçu, il y a quelques jours, le Père chez moi. Nous avons longuement parlé ensemble. Nous avons dialogué, un dialogue fraternel et vrai, plus de trois heures. Et nous sommes bien d'accord : il doit chercher, continuer à chercher ensemble. Personne n'a le monopole de la vérité du Christ. Mais l'évêque a la responsabilité de la Mission.* 285:132 *Voici le fond de ma pensée : il ne s'agit pas d'interdit, mais de mission. Un homme qui veut parler, personne ne peur l'en empêcher. Mais celui qui est fidèle à la Mission ecclésiale accepte, le jour où il désire enseigner la Foi catholique, il accepte que l'évêque responsable dise clairement à ceux qui vont le lire ou l'écouter :* « *Ici, dans mon diocèse, tel prêtre a ou n'a pas la mission officielle de dire la Parole de Dieu aujourd'hui. *» (...) *C'est le cas du P. Cardonnel : je ne refuse pas de lui donner mission dans le diocèse de Paris, dans la mesure où il accepte de travailler avec moi, de préparer avec moi. Il m'a dit qu'il désire le faire. *» Le critère de la vérité religieuse n'est mentionné que pour être congédié sous un prétexte connu : « Personne n'a le monopole de la vérité du Christ. » Il est remplacé par le *bon plaisir* de l'évêque. Le P. Cardonnel peut par­ler à Paris avec l'autorisation de l'évêque non pas dans la mesure où sa doctrine est conforme à la vérité révélée, mais dans la mesure où « il accepte de travailler avec moi, de préparer avec moi ». D'ailleurs Mgr Marty ne pourrait guère adopter une autre position. Il est l'homme *le plus responsable* de l'épiscopat français. Vice-Président de la Conférence épiscopale, président du Bureau du Conseil permanent, il est statutairement le véritable « animateur » et le véritable « leader » de l'épis­copat français. A la différence des autres pays, en France le président de la Conférence épiscopale, qui est le cardi­nal Lefebvre, ne préside ni ne dirige rien du tout, il n'est qu'une sorte de président d'honneur, auquel les statuts ne reconnaissent aucun pouvoir : les pouvoirs sont réser­vés au vice-président. On a beaucoup sous-estimé Mgr Marty à cause de l'apparence insignifiante qu'avec ou sans effort il excelle à se donner, à cause de la médiocrité des propos qu'il distribue en toutes occasions, à cause de la grisaille et de la neutralité indistincte dont il habille son personnage et sa démarche. On peut assurément se deman­der si, dans la subversion de l'Église de France, il est *premier moteur* ou bien *moteur mû *: mais c'est par lui que passent les choses, par lui qu'elles sont amenées et imposées. 286:132 Telle est sa fonction statutaire : telle est aussi la réalité. Je répète qu'il est le premier et principal res­ponsable de tout ce qu'a fait la Conférence épiscopale française depuis sa fondation au moment du Concile : même quand il laissait la première place apparente, le micro ou le soin de tenir la plume au cardinal Veuillot. C'est Mgr Marty qui est statutairement et réellement le premier et le principal responsable de la réponse au cardinal Otta­viani, de l'Écriture falsifiée dans le nouveau catéchisme, de la Note pastorale et du reste, et qui maintenant mani­gance sans en avoir trop l'air un « concile pastoral » pour la France inspiré du concile pastoral de Hollande. Son allure modeste induit en erreur. Sa médiocrité extérieure paraît rassurante à ceux que la médiocrité rassure (et sans doute aux « bureaux romains » qui depuis au moins un quart de siècle ont fait le faux calcul qu'en choisissant des évêques français médiocres on aurait la paix de ce côté-là). Ce n'est certes pas un Talleyrand. Mais ce ne sont pas des Talleyrand qui ont fait la Révolution de 1789 : c'est une collection de médiocres, Robespierre y compris (voir Gaxotte : *La Révolution française*). Pour animer et manœuvrer les assemblées plénières, les groupes res­treints, les commissions, conseils et comités d'évêques, véritables « sociétés de pensée », même un cardinal Veuil­lot était trop coruscant ; il y faut beaucoup plus de flou ; il faut un « micro » devant le micro ou sur l'écran il faut, avec ou sans effort, se garder de manifester l'ombre d'une personnalité. La Révolution se passe de grands hom­mes, Lénine est une exception (tandis que Staline était clairement une brute, et Mao un épouvantable imbécile) ; la Révolution se passe de grands hommes parce qu'elle préfère en fabriquer de faux, à la fois créations et servi­teurs du système. La Révolution a fait des progrès fou­droyants dans l'Église de France sous le proconsulat rusé de Mgr Marty : qui donc l'a mis là, qui donc l'y main­tient ? Mgr Marty est au demeurant l'homme qui a décou­vert, par la voie négative, un nouvel attribut de Dieu, et qui l'a proclamé au moment opportun : «* Dieu n'est pas conservateur. *» 287:132 Nous avons déjà étudié cette découverte, et nous renvoyons à cette étude le lecteur attentif ([^82]) nous y ajouterons aujourd'hui cette simple remarque entre le « Dieu est mort » du P. Cardonnel et le « Dieu n'est pas conservateur » de Mgr Marty, il n'y a pas de différence substantielle, en tous cas point d'opposition insurmontable. Il y a seulement le fait que « certaines phrases écrites ou prononcées » par le P. Cardonnel paraissent « obscu­res » à Mgr Marty, rien de plus. Il est fort possible qu'à l'heure qu'il est, l'obscurité ait été levée, et que les deux interlocuteurs se soient reconnus, comme tout les y invite et les y prépare. \*\*\* D'après les divers comptes rendus de la conférence de presse qu'il a tenue au mois de février ([^83]), il semble que Mgr Elchinger ([^84]) ait accusé les « intégristes » d'invita­tions à la désobéissance à certaines décisions de l'épisco­pat français et de provocation à l'insoumission. Mgr Elchinger visait ainsi ceux qui recommandent aux parents de refuser les nouveaux manuels d'enseignement religieux. Il n'y a en l'affaire qu'une seule DÉSOBÉISSANCE et qu'une seule INSOUMISSION : celle des évêques. Il n'est aucun besoin de RECOMMANDER aux parents de refuser les falsi­fications de l'Écriture sainte, car *cela va de soi* pour toute conscience chrétiennement instruite et formée. Mgr Elchin­ger tente de brouiller les cartes en taisant les falsifications et en parlant pompeusement des « décisions de l'épis­copat » comme si l'on était tenu d'accepter ces décisions *quelles qu'elles soient *: ce serait du fétichisme, et non pas du christianisme. Les catholiques anglais n'étaient aucu­nement tenus d'accepter les décisions de l'épiscopat catholique d'Angleterre devenant anglican : ils étaient au con­traire tenus en conscience de ne pas les accepter. 288:132 Quand un évêque ou un « épiscopat » commande un péché, le commandement est sans valeur et sans autorité. Il ne suffit pas qu'il y ait une « décision » de l'épiscopat : il faut encore qu'elle soit légale et légitime. Il *ne va pas de soi* que l'on serait enchaîné dans tous les cas au *bon plai­sir* d'évêques déclarant et décrétant n'importe quoi, selon un comportement qui leur est devenu habituel au moins depuis octobre 1966. Au contraire, il *va de soi* que la nou­velle version du récit de l'Annonciation et la nouvelle version de l'Épître aux Romains (entre autres), versions tronquées et falsifiées, imposées dans les catéchismes nouveaux, ne peuvent pas être acceptées, et d'ailleurs ne le sont point, par les catholiques fidèles. Et quand de son côté Mgr Marty *décide* que « Dieu n'est pas conservateur », nous voulons bien retenir seulement l'hypothèse la plus bienveillante, selon laquelle cet aphorisme ne serait qu'une bouffonnerie ; mais rien ne nous oblige à respecter des bouffons en tant que tels, rien ne nous oblige à suivre nos évêques dans leurs bouffonneries, surtout quand leurs bouffonneries prennent Dieu pour objet. Mgr Elchinger a grandement tort d'accuser de DÉSO­BÉISSANCE et D'INSOUMISSION ceux qui tiennent pour nulles et non avenues, et qui ont raison de tenir pour nulles et non avenues, les « décisions épiscopales » qui prétendent impo­ser par voie d'autorité l'INSOUMISSION et la DÉSOBÉISSANCE aux commandements de Dieu et de l'Église. Que l'évêque de Strasbourg et ses collègues n'aillent pas s'en prendre à la fidélité catholique : je les préviens qu'ils seraient perdants d'avance, et pour l'éternité. \*\*\* Première des conférences de Carême, à Notre-Dame de Paris. Le prédicateur est le jésuite Jean Thomas, qui cer­tainement « travaille et prépare avec » Mgr Marty. Il parle de la Révolution de mai 1968, et de fait il en parle en accord avec Mgr Marty : 289:132 «* Qui nous assure a priori que ces courants profonds ne sont pas l'œuvre de l'Esprit Saint ? L'Esprit de Dieu a toujours été un perturbateur. *» Gros malin, qui a quelque souvenir de sa logique : « a priori », bien sûr, personne ne pourrait absolument rien « assurer » de la Révolution de mai 1968, ni cela ni le contraire : on ne peut en parler qu' « a posteriori ». Le P. Jean Thomas, concernant la Révolution, s'aligne, encore qu'avec modération, sur la Déclaration du Conseil permanent en date du 20 juin 1968 : cette Déclaration était beaucoup plus nette ([^85]). Il aura du moins enrichi le folk­lore de la bouffonnerie religieuse contemporaine en inven­tant que « *l'Esprit de Dieu a toujours été un perturbateur *» ([^86]). Cela pour suggérer que la révolution érotico-culturelle de mai 1968 avait pour inspirateur, entre Marcuse et Mao, l'Esprit de Dieu lui-même. L'illuminisme du P. Jean Tho­mas va jusqu'au cinéma-fiction : «* Nous assistons à l'avènement, sur nos terres de vieille culture, d'une civilisation nouvelle. Nous voyons naître un homme nouveau. *» C'est du Cardonnel passé à la guimauve. C'est aussi ce que racontent en substance les ORIENTATIONS DOCTRI­NALES promulguées par la dernière Assemblée plénière ([^87]). Du moins la chaire de Notre-Dame a ignoré ce convul­sionnaire culturel : pour la première fois le prédicateur n'a pas utilisé la chaire traditionnelle mais un podium dressé à la croisé du transept ([^88]). 290:132 Ce n'était pas le prêtre de Jésus-Christ qui parlait, mais le camarade Jean Thomas technicien jésuite de la dynamique de groupe et de la rhétorique mondaine. \*\*\* Même jour. Messe conventuelle du premier dimanche de Carême. Le sermon est donné par un bon Père bénédic­tin, récemment nommé prieur administratif du couvent. Il exhorte les fidèles qui, dans la situation actuelle de l'Église, « vont trop vite » et ceux qui « ne vont pas assez vite », ceux qui « vont trop loin » et ceux qui « ne vont pas assez loin », à un effort de compréhension mutuelle. C'est une bonne exhortation. Mais ce n'est pas la situation. Face aux falsifications de l'Écriture sainte administra­tivement imposées par l'épiscopat dans les catéchismes, et face au ralliement progressif du même épiscopat à un sous-marxisme d'analphabètes, qu'est-ce donc qu'aller trop vite, ou pas assez, ou trop loin, ou pas assez ? *On va présen­tement dans la falsification de l'Écriture et dans la révo­lution culturelle marxiste*. La question n'est donc pas d'y aller plus ou moins vite, plus ou moins loin, mais de ne pas y aller du tout. J. M. ### La "Somme théologique" dans l'édition dite de la Revue des Jeunes L'édition française de la « Somme théologique » de saint Thomas dite « de la Revue des jeunes » ([^89]), entreprise en 1925 et actuellement poursuivie par les Éditions du Cerf et les Éditions Desclée et Cie, vient de s'augmenter d'un volume nouveau sur la question initiale (1, 1), -- volume qui déclare de lui-même qu'il «* peut être considéré comme une Introduction générale à l'œuvre *» (p. 224). 291:132 Cette introduction commence par une « préface » du Père Marie-Dominique Chenu qui est plutôt une sorte de manifeste. \*\*\* Le P. Chenu y écrit : « *Qu'on reconnaisse donc, sous le bric-à-brac des écoles médiévales, la parfaite exigence d'un esprit qui, à l'encontre de ses contemporains, hiérarchie ecclésias­tique comprise, sut et voulut faire confiance à la raison grecque, non moins scabreuse en son temps que la raison cartésienne ou hégélienne. *» *Qu'on reconnaisse donc...* Ce que nous sommes invités à reconnaître s'enveloppe de tellement d'obscurité, quand on y regarde de près, qu'on se demande de quoi il s'agit exactement. 292:132 Sous le « bric-à-brac » des écoles médiévales, il y avait *la parfaite exigence d'un esprit *; cet esprit sut et voulut *faire confiance à la raison grecque *; cette exigence s'affir­mait *à l'encontre de la hiérarchie ecclésiastique* ([^90]) : sur ce dernier point, qui est devenu l'une des idées fixes du P. Che­nu, nous reviendrons dans un instant. Or, nous dit le P. Chenu, la raison grecque était *non moins scabreuse en* SON *temps* que la raison cartésienne ou hégélienne. *En* SON *temps* veut dire quoi ? *Son* temps, c'est le temps de qui ? Grammaticalement, dans la phrase citée, de *l'esprit* qui sut et voulut, ou de la raison grecque ? La raison grecque était ou paraissait « scabreuse » au IV^e^ siècle avant Jésus-Christ ou bien au XIII^e^ siècle après ? Tout bien pesé, il n'y a qu'une interprétation vraisem­blable : le P. Chenu veut nous faire croire que « la raison grecque » apparaissait aussi scabreuse aux contemporains de saint Thomas (et à la hiérarchie ecclésiastique) que la raison cartésienne ou hégélienne le paraît aux nôtres. L'in­sinuation qui en découle est un refrain connu. Est-elle dans les intentions du P. Chenu ? Nous ne savons. Mais le lecteur est automatiquement incliné à penser : faisons donc aujourd'hui avec Descartes et Hegel ce que saint Thomas fit avec Aristote. Il y a lieu de craindre que le distingué maître en théologie ait quelque peu perdu le sens historique et le « sens de l'histoire ». 293:132 La raison grecque, pour saint Thomas et ses contempo­rains, au moment où l'esprit de la théologie médiévale lui « fit confiance », était *vieille de dix-sept siècles.* Non seu­lement elle appartenait à un *autre temps,* mais elle venait d'un *autre monde *: le monde d'avant la Rédemption, un monde qui n'était ni juif ni chrétien, le monde païen. Au préalable, le paganisme avait été longuement déblayé, et impitoyablement. Le christianisme commença par renverser radicalement le paganisme, sans guère s'interroger sur les « valeurs positives » ou la « part de vérité » qu'il contenait. Le paganisme fut rejeté en bloc : ce qui est en ce monde l'une des conditions ordinaires d'une victoire spirituelle. Quand le paganisme eut été plus que vaincu et plus qu'archi-vaincu, la théologie chrétienne se donna la liberté de « faire confiance à la raison grecque ». Ce n'est d'ailleurs pas aussi simple : l'histoire n'est jamais simple. Il y avait eu et saint Augustin, et Boèce, et quantité d'autres. Mais au XIII^e^ siècle la situation est bien celle-là : au temps de saint Thomas, la « raison grecque », Platon et Aristote, ne se présentaient aucunement comme des philosophes appartenant au même *temps* ni au même *monde,* ils appartenaient à un monde définitivement dis­paru : ils venaient du monde païen, et ils en revenaient (surtout Aristote) par le monde arabe. Situation historique, fondamentalement différente de celle de Descartes ou d'Hegel, l'un et l'autre tributaires du christianisme et l'un et l'autre nos contemporains, citoyens du même monde moderne. En outre, la raison cartésienne et la raison hégélienne n'apparaissent nullement « scabreuses » à nos contempo­rains ni à la hiérarchie ecclésiastique. Elles sont beaucoup moins contestées aujourd'hui que l'aristotélisme n'était contesté au XIII^e^ siècle. Et l'Assemblée plénière de l'épis­copat français, qui a rejeté le « thomisme » lors de sa réu­nion d'octobre 1966, s'est ralliée, dans le même document solennel, à la philosophie moderne ([^91]). 294:132 Le P. Chenu, bien sûr, sait tout cela en théorie. Mais il s'exprime comme s'il ne le savait pas, et il nous propose une analogie qui, pour être actuellement fort répandue dans les magazines illustrés, n'en est pas moins absolument fausse. \*\*\* (Je demande la permission d'insérer ici une opinion (presque) personnelle. Ce n'est pas à « la raison grecque », en tant que grecque, que saint Thomas « fit confiance ». Mais à la raison humaine ; et aux philosophes grecs dans la mesure où ils avaient mis en œuvre la droite raison. Il ne fit pas confiance à Héraclite, à Parménide, aux sophistes grecs : de même aujourd'hui pour Descartes et pour Hegel.) \*\*\* (Seconde opinion, peut-être un peu plus personnelle. Quand la raison cartésienne et la raison hégélienne auront atteint l'âge qu'avait au XIII^e^ siècle la raison grecque, -- quand le christianisme aura complètement déblayé le scien­tisme, l'historicisme, le communisme, et en général le monde moderne, comme il avait fait pour le monde païen, on pourra examiner dans quelle mesure revenir éventuelle­ment à Descartes et à Hegel : s'il en reste quelque chose. Le paganisme déblayé, il restait quelque chose de Platon et d'Aristote. Une fois déblayé le scientisme, le commu­nisme, le monde moderne, que restera-t-il de Hegel ? et même, peut-être, de Descartes ? -- Ce qui importait *d'abord* au combat spirituel du christianisme, c'était de déblayer -- spirituellement, mais totalement -- le monde païen. Et ce qui lui importe aujourd'hui, d'abord, c'est de déblayer le monde moderne : le déblayer dans l'ordre spirituel, tota­lement.) \*\*\* Autre oracle du P. Chenu : « *Plus la nature est nature, plus la grâce est grâce, qui rend la nature à elle-même. Le recours à Aristote a été l'instrument de ce discernement : S. Thomas a trouvé, chez le Stagirite, la double et unique élaboration de la* phusis *et du* logos. 295:132 *Cette homogénéité des sciences de l'homme, chez lui, est à elle seule un des signes de la bonne santé théologique. Reconnaissons que son opé­ration n'a pas réussi : S. Thomas n'a pas été suivi, et même, à la pointe délicate de l'opération, il a été con­damné, comme on le sait, comme on l'oublie, oubliant en même temps, sous les honneurs dont on le couvre, les risques qu'il a courus, inhérents à toute opération de ce genre. Il est temps de reprendre l'opération*. » Tout à l'heure nous avons vu l'esprit de la théologie médiévale selon le P. Chenu s'exercer *à l'encontre* de la hié­rarchie ecclésiastique. Compléments et précisions : saint Thomas est un docteur qui *n'a pas été suivi*, mais au con­traire *condamné*, et dont l'opération *n'a pas réussi*. Cela dépasse les dimensions habituelles de l'exagération, de l'outrance ou de la caricature, et confine à l'imposture historique. La « condamnation » de saint Thomas est un épisode fort limité dans l'espace et dans le temps : en 1277, trois ans après sa mort, l'évêque de Paris, Étienne Tempier et l'Ordinaire de l'université d'Oxford, l'archevêque de Cantorbéry qui était le dominicain Robert Kilwardhy, « con­damnent » saint Thomas. C'est un épisode largement tru­qué, une *opération* d'intrigue et de sottise, et c'est cette opé­ration-là qui *n'a pas réussi*. Depuis lors, -- et même déjà du vivant de saint Thomas, -- il s'est passé dans l'Église, à son égard, bien autre chose que simplement des « hon­neurs » dont on aurait « couvert » un... *condamné* \*\*\* Cette édition de la *Somme de théologie*, poursuivie depuis quarante-quatre ans sans que le P. Chenu y ait jamais apporté une quelconque contribution, avait acquis une répu­tation méritée d'honnêteté et de sérieux. Elle pouvait dire d'elle-même (p. 224) que la qualité de ses volumes était « en moyenne très honorable ». 296:132 La voici affligée, en tête de son « introduction générale », d'un manifeste du P. Chenu qui a sans doute un sens à sa place dans l'œuvre et l'action du P. Chenu, mais qui n'a rien à voir avec le « thomisme » et qui, placé où il l'est, fait figure de mascarade assez grotesque. On y apprend encore (p. 7) que le dernier Concile aurait rejeté la *doc­trine sociale* de l'Église, -- cette *doctrine sociale* parfaite­ment « thomiste » dont on n'ignorait point que le P. Chenu avait juré la mort, et qu'il a vaillamment combattue, sans relâche et sans merci, pendant un quart de siècle. -- On y trouve matière, d'ailleurs, à bien d'autres considérations : mais cela en vaut-il la peine ? Tenons-nous en à l'impor­tant et au déplorable. Que l' « introduction générale » à l'édition de la Somme de théologie réalisée en quarante-quatre ans par les Dominicains français, -- monument qui certes fait et fera date, -- présente saint Thomas comme un docteur qui *n'a pas réussi* son « opération », qui *n'a pas été suivi* par l'Église, mais au contraire *condamné,* voilà donc le tatouage folklorique et déplacé, suant d'arrière-pensées tendancieuses, dont on aura marqué le frontispice d'une œuvre de science, de piété et de patient labeur qui ne méritait pas cet affront. J. M. ### Notules et informations **Au Brésil : « Permanencia ».** -- Une revue de formation et de cul­ture intellectuelle vient de naître au Brésil à l'instigation du Docteur Gustavo Corçao (adresse de la re­vue : Caixa Postal n° 88 -- ZC -- Guanabara). A l'originalité de la pensée ser­vie par un style vigoureux et racé s'ajoute le prestige d'un écrivain connu et apprécié dans toute l'Amérique latine. Le Docteur Gus­tavo Corçao a écrit plusieurs ou­vrages de philosophie, essais et nouvelles dont l'humour et la profondeur lui ont valu depuis long­temps l'hommage de la critique et l'appellation de « Chesterton du Brésil ». Nous recommandons également cette revue à nos amis du Portugal. 297:132 **L'art et le manière.** -- Gilbert Cesbron, dans *Le Monde* du 25 février : « *Il s'est trouvé un jury, et présidé par un jésuite, pour attribuer à* « *Théorème *» *le grand prix catholique. Et il ne s'est pas trouvé à Rome, à ma connais­sance, une seule autorité religieuse pour dénoncer publiquement cette imposture. *» Mais si. Paul VI l'a dénoncée publiquement. Il l'a fait par allu­sion, sans nommer personne, à mots couverts, selon la manière que les commentateurs appellent « positive », « paternelle », « charitable ». Les érudits spécialistes des documents pontificaux ne peuvent conserver aucun doute : Paul VI a manifesté sans équivoque qu'il réprouvait l'attribution à « Théo­rème » du Grand Prix de l'Office catholique du cinéma. -- Mais cela fut fait d'une manière telle que même Gilbert Cesbron ne l'a pas su. \*\*\* **L'évangile du standing de vie. --** On est submergé sous les sentences, maximes, aphorismes épiscopaux manifestant le progrès de la pen­sée et la mutation des consciences. Exemple : « *Tant qu'on n'a pas atteint un certain standing de vie, on n'est pas réceptif au message de joie apporté au monde par le Christ. *» Telles sont les fortes paroles prononcées par Mgr Jacquot, évê­que de Marseille, au cours d'un « dîner-débat », et rapportées par « Le Figaro » du 21 février. Heureusement que nos évêques, eux du moins, jouissent du stan­ding de vie indispensable à la joie évangélique. *Question :* Mgr Jacquot (as-tu bien déjeuné ?) s'est-il quelque fois interrogé sur ce qu'était le *standing de vie* de la Sainte Vierge, de saint Joseph, de saint Jean Baptiste, et des Douze sur les routes de Palestine et du monde ? Ce « dîner-débat » a eu lieu à la « Jeune Chambre écono­mique », le 19 ou le 20 février. Nous prions ceux de nos abonnés qui pourraient se procurer le texte intégral des déclarations de Sa Grandeur l'évêque en cette occa­sion, de bien vouloir nous l'en­voyer pour notre information. \*\*\* **Déplacements, villégiatures, pro­motions et distinctions.** -- D'un seul coup, l'abbé René Laurentin est devenu membre du « comité de direction » et « directeur de section » à la revue internationale *Concilium* (publiée en 7 langues, ou en 77). Ce qui porte à quatre le nombre des Français appartenant à la direction de cette « revue internationale de théologie » : Laurentin, Duquoc, Chenu et Con­gar. Les plus célèbres des diri­geants étrangers sont Schillebeeckx, le chef de file (Hollande), Hans Küng (Allemagne), Roger Aubert (Belgique), Karl Rahner (Allema­gne), Roberto Tucci (Italie). On y remarque aussi le nom de Pierre Benoît, accompagné de la men­tion : « Jérusalem, Jordanie » (sic) (numéro 41 de janvier 1969). La « section » dont l'abbé René Laurentin vient de prendre la di­rection n'est pas encore précisée. 298:132 ## DOCUMENTS ### Arrêtez immédiatement cette "consultation" La mise en place, dans l'Église de France, d'assemblées révolutionnaires ayant pour but d'aboutir à un « concile pastoral » selon la manière hollandaise, a commencé au mois de février par la « consultation » de tous les laïcs que lance le Secrétariat général de l'épiscopat. Le Secrétariat de l'épiscopat, quelles que soient ses intentions réelles, tend ainsi à créer à tous les niveaux un climat général d'agitation. Louis Salleron a aussitôt répondu avec clairvoyance et fermeté *Arrêtez immédiatement la consultation entreprise.* Voici le texte intégral de la « lettre ouverte » que Louis Salleron a adressée au Secrétaire et qui a paru dans *Carrefour* du 26 février : Monsieur le Secrétaire, La presse vient de publier un communiqué du secréta­riat général de l'épiscopat invitant « TOUS LES LAÏCS » à participer à la préparation des assemblées plénières de l'épiscopat des mois de mai et d'octobre. Ce communiqué est ainsi rédigé : « *La recherche sur le ministère et la vie des évêques et des prêtres est une démarche qui intéresse tout le peuple de Dieu. Les laïcs sont invités à y participer* (*date limite : 20 avril*)*.* 299:132 « *Déjà, les laïcs s'expriment sur ce sujet, à travers les équipes de mouvements apostoliques dans des publications ou au cours d'assemblées paroissiales. Un autre moyen est offert : donner son point de vue par écrit. Pour cela, chacun peut écrire, soit à l'adresse de son évêché, soit à une adresse nationale* (*Secrétariat des laïcs, 106, rue du Bac, Paris-7^e^*)*. Il ne sera pas tenu compte des communications anonymes. *» Laïc, je me suis immédiatement senti « concerné » par ce communiqué. Sans en tirer gloire, d'ailleurs, puisque l'invitation s'adresse à 50 millions de Français, les clercs seuls étant exceptés. Les non-catholiques eux-mêmes sont des laïcs, et aussi bien, le comité provisoire du laïcat pour le diocèse de Lyon, agissant en plein accord avec son cardi­nal-archevêque, demande une « *consultation générale du peuple de Dieu dans les diocèses *», en précisant que la con­sultation devait être « *aussi large que possible *» et qu'elle devait s'adresser, en définitive, « *à tous ceux,* CHRÉTIENS OU NON CHRÉTIENS*, qui estiment avoir quelque chose à dire à l'Église. *» J'aurais pu me contenter d'écrire un article. Mais, puis­que je suis « *invité *» à donner mon point de vue, je trouve plus courtois de répondre à l'invitation. C'est donc une lettre que j'écris. A qui devais-je l'adresser ? J'ai hésité. Mon sens de la hiérarchie ecclésiastique me portait à l'adresser à mon évêque, voire même à mon curé, en le priant de la transmettre à notre évêque. A la réflexion, il m'est apparu que, dans l'anormal, le normal devenait supplémentairement anormal et que le plus simple était de jouer la règle du jeu qui m'était pro­posée. D'autant que le communiqué ne me donnait pas l'option d'écrire à mon évêque, mais « *à l'adresse de mon évêché *». L'évêché lui-même transmettrait. A qui ? Probablement au « *Secrétariat des laïcs *». Bref, le plus simple était une « lettre ouverte »... Mais encore : *à qui ?* Le communiqué précise qu'il ne sera pas tenu compte des communications anonymes. Admirables bureaux ! Ils ne mettent pas un nom sur leur porte, mais ils vous avertissent d'avoir à décliner votre identité pour entrer en contact avec eux C'est pourquoi je me sens gêné aux entournures, en vous écrivant, monsieur le secrétaire. 300:132 J'aimerais savoir à qui je parle. Mes propos pourraient en tirer les nuances nécessaires. L'anonymat du destinataire a vraiment autant d'incon­vénients que l'anonymat de l'expéditeur. Suis-je en train, sans m'en douter, d'écrire à un évêque ? ou à une dame ? ou *à personne ?* Car il me vient soudain à l'esprit que j'écris à « *per­sonne *». Un « *secrétariat *» peut n'être personne. Ce peut être une « *équipe *», un « *collège *», un dispositif automa­tisé qui broie anonymement les réponses personnelles de ses correspondants. Enfin, monsieur le Secrétaire, si, au lieu de vous appeler « *monsieur le Secrétaire *», j'aurais dû vous dire « *Monsei­gneur *», ou « *Mon Révérend Père *», ou « *Madame *», ou « *Mademoiselle *», ou « *Chère Machine *», vous voudrez bien m'excuser. Ma bonne volonté est entière, mais je suis dans le noir. J'ignore qui vous êtes -- si vous existez. J'ignore ce qu'est votre secrétariat, qui le compose et de quoi il s'occupe. Et si vous me répondez par des textes établissant son acte de naissance et sa filiation légitime à partir d'autres bureaux non moins mystérieux et non moins légaux, je vous rétorquerai que cela, vous n'êtes que quelques cen­taines de catholiques à le savoir en France, contre des mil­lions qui, comme moi, l'ignorent. Ce qui prouve (s'il est besoin de nouvelles preuves) qu'il y a quelque chose de cassé dans la structure de l'Église de France, et ce qui com­mande, du même coup, le sens de la réponse à faire à l'invi­tation du communiqué. Ma réponse est très simple et parfaitement claire. J'émets le vœu : *que nos évêques arrêtent immédiatement la consultation entreprise.* Car cette consultation n'est qu'un nouveau degré dans l'escalade du désordre. C'est une prépa­ration à la convocation de je ne sais quels États généraux de l'Église de France, dans lesquels le laïcat -- peuple de Dieu -- jouera le rôle du tiers état, achevant la ruine de la Hiérarchie. Car vous n'êtes pas plus dupe que moi, monsieur le Se­crétaire, de la valeur de cette consultation. Les résultats en sont connus d'avance. Quand, en période révolutionnaire, on interroge « *le peuple *», les réponses sont révolution­naires. Ce sont les groupes de pression qui les font. 301:132 Il y aura, me direz-vous, les réponses que chacun peut faire. Oh ! vous serez très heureux de les accueillir et de les citer très objectivement. Mieux vaut un pourcentage de 10, de 20, de 30 pour 100 d'opposants à un courant général qu'une unanimité qui sent la dictature. On peut ainsi se flatter de respecter à la fois la loi du nombre et la liberté. Malheureusement, cette procédure foule aux pieds la vérité. Elle la foule aux pieds parce que l'Église n'est pas une démocratie. Elle la foule aux pieds parce que la masse immense des catholiques qui veulent rester catholiques est paralysée d'avance par une consultation du genre de celle qui nous est proposée. Le paroissien normal n'a pas le goût d'aller fouiller dans « la vie » de son évêque ou de son curé ni de réformer leur « ministère » ; et les observations qu'il aurait à présenter porteraient sur des réalités concrètes dont il n'aurait pas l'idée de faire le point de départ d'un boule­versement des structures de l'Église. Quant à la pauvre chrétienne qu'on interrogerait sur ces questions, elle ouvrirait de grands yeux et ne pourrait que dire : -- *Donnez-nous de bons prêtres et de saints évêques* Que dire d'autre ? Vous m'objecterez que je ne suis pas une pauvre chré­tienne et que j'aurais peut-être quelque chose à ajouter. Sans doute, mais je sais aussi l'inutilité des vœux pieux. Tout de même, pour manifester jusqu'au bout ma bonne volonté, j'attirerai votre attention sur six points. #### Six points à considérer *1^er^ point. -- Restaurer l'autorité de l'évêque.* L'autorité de nos évêques diminue de jour en jour. Une des causes en est ce qu'on appelle la « *collégialité *», qui n'a rien à voir avec Vatican II, mais qui est la subordination des évêques à leur propre assemblée, érigée en épiscopat national. 302:132 L'évêque devient, dans son diocèse, une sorte de délégué de l'assemblée collégiale nationale. Des tas de commissions nationales sont créées, qui ont à leur tête un évêque, tranchant pour la France entière. Un « *secrétariat général de l'épiscopat *» anime cet ensemble. On s'est si bien habitué à cet état de choses qu'on trouve très normal que la consultation à laquelle je réponds pré­sentement émane de ce secrétariat et que les laïcs soient invités à répondre indifféremment « à l'adresse de \[leur\] évêché » ou au secrétariat des laïcs, à Paris. Un semblant de courtoisie laisse subsister « l'évêché », mais personne n'aurait eu l'idée de dire que les réponses devaient être *obli­gatoirement* adressées à « *l'évêque *». (A quoi on aurait pu ajouter qu'elles devraient porter, en premier lieu, sur des faits relatifs à la paroisse et au diocèse). Ainsi, le fidèle isolé aurait peut-être été encouragé à écrire, et son évêque n'aurait pas eu la disgrâce d'avoir à être informé, s'il doit l'être, de ce qui se passe dans son diocèse par le secrétariat des laïcs. *2^e^ point. -- Supprimer la bureaucratie.* La loi de Parkin­son existe dans l'Église comme ailleurs. Les bureaux en­gendrent les commissions. Il en résulte un énorme gaspil­lage de temps et d'argent, une dilution des responsabilités et, finalement, un anonymat complet des décisions qui nous régissent. Il en résulte, simultanément, l'instauration d'un véritable pouvoir parallèle, d'autant plus cruel à subir qu'il a naturellement la couverture de quelques évêques et que les autres, à cause de la « *collégialité *», n'osent pas le briser. Le scandale du Nouveau Catéchisme est suffisamment éclai­rant sur ce point. *3 ^e^* *point. -- Rendre les églises à leur destination.* Les églises sont des lieux de prière. Elles le demeurent, grâce à Dieu, dans l'ensemble. Mais la « *liturgie de la parole *» tend à transformer un certain nombre d'entre elles en salles de discussion et de contestation. Il y a aussi les « *expé­riences *», ridicules et scandaleuses. Saint-Germain-des-Prés s'est distingué la semaine dernière. Des fidèles ayant annon­cé qu'ils s'opposeraient à la réédition prévue du carnaval qui a déshonoré notre vieille église parisienne, le curé a dû céder, tout en protestant « *qu'il est anormal que de tels pro­cédés de chantage puissent exister et que puissent se préva­loir de l'Évangile ceux qui y ont recours *» (sic). Car pour le curé de Saint-Germain-des-Prés, c'est le Vaudou qui peut se prévaloir de l'Évangile et non pas le respect de l'église. 303:132 Il y a aussi le scandale, à peu près général celui-là, de la vente de revues et publications diverses dans les églises. Comme par hasard, toute cette littérature est dans le vent de la contestation. Ce qui fait que l'Église apparaît comme la distributrice d'une prose qui ne contribue qu'à la démolir. Il y a même ce scandale supplémentaire que les fidèles qui tentent de s'opposer à cette entreprise de démolition (qui se poursuit d'ailleurs en opposition avec les dispositions les plus formelles du droit canon), se voient éventuellement blâmer par les évêques. Les marchands sont installés dans le temple. Ils y vendent tranquillement leur poison. Mais vous chercheriez vainement les encycliques pontificales ou la profession de foi de Paul VI. *4 ^e^ point. -- Supprimer l'Action catholique.* L'Action ca­tholique pouvait-elle bien tourner ? C'est possible. Toujours est-il qu'elle a mal tourné, en France du moins. Elle est devenue partout foyer de contestation, voire de révolution pure et simple. En tout cas, elle ne fait nulle part action « *catholique *», mais action « *politique *» ou « *sociologique *». Le plus simple serait de la supprimer. *5 ^e^ point. -- Renforcer la paroisse.* La structure hiérar­chique et territoriale de l'Église prime et devra toujours primer toutes les autres structures. Il faudra toujours, *d'abord* des évêques et des curés. Fussent-ils moins nom­breux, voire beaucoup moins nombreux que les apôtres et les missionnaires de toute sorte que peuvent requérir les temps modernes, ils demeurent et demeureront toujours la colonne vertébrale de l'Église. La paroisse est et sera toujours le lieu de rassemblement des chrétiens, en tant que tels. Certes, pour d'évidentes raisons, il faut que des prêtres soient présents à la diversité des groupes sociaux. Mais si la référence première à l'ordre hiérarchique normal s'es­tompe ou disparaît, il n'y a plus qu'anarchie et politisation de l'Église. Ce n'est pas *malgré* la complexification de la société, mais bien mieux, *à cause* de cette complexification même que la paroisse doit être sacrée, quitte à la remodeler selon les nécessités. 304:132 *6 ^e^ point. -- Restaurer les séminaires.* On dit qu'il n'y a plus de vocations religieuses. Je suis convaincu du con­traire. Mais il faudrait, pour qu'elles se manifestent, que les séminaires offrent les conditions de prière, de travail et de discipline dont ont besoin les candidats au sacerdoce. Depuis quelques années, ces conditions semblent être bien rarement réunies. Le cas est le même dans les ordres reli­gieux. Là aussi, il y a un apparent recul des vocations. Mais les monastères qui tiennent en face de la subversion enre­gistrent un recrutement égal ou supérieur à celui des meil­leures époques. \*\*\* J'ai énuméré quelques points précis, pour n'être pas accusé de m'en tenir à des considérations générales. Mais il va de soi que tout est à la fois cause et effet dans le désor­dre actuel de l'Église. Les structures, les méthodes, les mo­dalités d'action ont une grande importance, mais elles ne sont presque rien à côté de l'esprit qui les anime. Une tentation énorme semble se glisser aux divers éche­lons du clergé : celle de substituer à la prédication évangé­lique je ne sais quelle « animation » sociologique qui, même si elle n'est pas révolutionnaire, s'inscrit dans une ambition temporelle fort éloignée de ce fameux esprit de « service » dont on nous rebat les oreilles. Il ne s'agit plus d'être « prêtre », mais d'être « aumônier ». Or l'aumônerie est excellente si c'est celle du prêtre. Mais si elle devient une vague présence spirituelle à l'évolution du monde ou à la révolution de la société, en quoi représente-t-elle l'Église ? Voilà, monsieur le Secrétaire, ce qu'un laïc a à dire au secrétaire des laïcs. C'est peu de chose. Mais il se trouve qu'un texte que vous ne récuserez pas dit tout ce qu'il y a à dire sur le ministère et la vie des évêques et des prêtres : c'est le discours qu'a prononcé le Saint-Père, le lundi 17 février, devant les prédicateurs de Carême, les desservants et les prêtres de Rome. Il ne peut que recueillir l'adhésion des évêques, des prêtres et des laïcs de France, comme il rend vaine la consultation à laquelle j'ai cru devoir, pro­bablement à tort, répondre. Veuillez agréer, monsieur le Secrétaire -- si vous existez -- mes sentiments fraternels. 305:132 ### L'épiscopat et le monde ouvrier De Louis Salleron, dans l'hebdomadaire *Car­refour* du 19 février 1969 : L'autre dimanche, dans ma paroisse, on distribuait la « Lettre des évêques de la Commission du monde ouvrier et du Comité de la mission ouvrière *aux catholiques de France *»*.* Cette lettre, datée du 27 octobre 1968, est signée de Mgr Ancel, pour la « Commission », et de Mgr Maziers, pour le « Comité ». J'en avais eu des échos par les journaux et la radio, mais je n'en connaissais pas le texte intégral et les notes nombreuses qui l'accompagnent. Maintenant que je connais ce document, je m'inter­roge sur lui. Les évêques nous demandent d'accueillir leur lettre « *avec l'esprit même du Christ *». C'est évidemment ainsi que tout chrétien devrait tout accueillir. Mais pourquoi cette lettre doit-elle être accueillie « avec l'esprit même du Christ » ? Est-ce parce qu'elle est bonne ou parce qu'elle est mauvaise ? Parce qu'elle dit le vrai ou parce qu'elle dit le faux ? Ou bien, tout simplement parce qu'elle émane d'évêques ? Mais qu'exige l'esprit du Christ, en l'occurrence ? L'accord en tout et sur tout ? Ou l'exercice critique de l'intelligence et, comme on dit dans le style du jour, une « *recherche *» en commun ? 306:132 Car j'avoue, quant à moi, que le malaise vague que je ressens à la lecture de cette lettre vient de ce que son caractère « politique » me frappe plus que son caractère « évangélique ». La première remarque de Louis Salleron est très importante et nous voulons y insister. Ce texte épiscopal, comme beaucoup d'autres, *semble* employer des formules *religieuses*, mais il les emploie d'une manière telle qu'elles *n'ont plus aucun sens*. La prétention explicite de cette lettre épiscopale à être accueillie « avec l'esprit même du Christ » est purement rhétorique, et ce faux-semblant rhétorique est démasqué par Salleron en une seule phrase : -- *C'est évidemment ainsi que tout chrétien devrait tout accueillir*. Mais ce faux-semblant rhétorique sert à esquiver une question réelle, celle de *l'autorité* que prétend avoir ce texte épiscopal. Quelle est *l'autorité religieuse* de la « Commission », quelle est celle du « Comité », quelle est celle de leurs présidents ? A notre avis, ils n'en ont *aucune* qui soit *canonique* c'est-à-dire *légitime*. Mais il invoquent « l'esprit même du Christ » pour suggérer sans le dire qu'ils auraient tout de même une *autorité religieuse* mystérieuse et non précisée. Il ne suffit certes pas qu'un ou plusieurs évêques, même présidents de commissions et de comités, signent et publient un texte pour que ce texte s'impose à nos consciences en vertu de l'autorité épiscopale. Cela est vrai même du Pape. Benoît XIV, concernant son *De canonisatione sanctorum*, déclarait que cet ouvrage n'avait pas d'autre autorité que celle d'un *privati auctoris*, d'un auteur privé. 307:132 On eût aimé que Leurs Grandeurs Ancel et Maziers précisent aussi explicitement que leur document n'avait aucune autorité canonique ; ou bien, s'ils croient qu'il en a une, qu'ils précisent laquelle -- sa nature et son degré. Louis Salleron continue : Au début, et dès la quatrième phrase, j'avais été bien impressionné : « *Le monde ouvrier souffre plus de la méconnaissance de ses aspirations profondes que de l'injustice dont il peut être victime. *» Cette déclaration me paraît vraie (quoique « les injustices » eût été préférable à « l'injustice »). Je crois qu'elle correspond à la réalité. Faite en tête de la lettre, j'étais fondé à y voir la ligne directrice des réflexions qui allaient suivre. Dieu sait tout ce qu'il y a à dire sur les «* aspirations profondes *» du monde ouvrier, sur l'éclairage que l'Évangile peut en donner et sur les conclusions qu'on peut en tirer pour une action chrétienne ! Pour exposer la « *situation du monde ouvrier *», les évêques partent de l'encyclique *Populorum progressio* dont ils citent ce paragraphe : « *Être affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l'abri de situations qui offensent leur dignité d'hommes ; être plus instruits, en un mot, faire, connaître et avoir plus pour être plus : telle est l'aspiration des hommes d'aujourd'hui, alors qu'un grand nombre d'entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. *» Il y a de tout dans ce texte, ce qui permet de l'appliquer à toutes les situations. Mais il a été écrit, comme on le devine d'ailleurs sans peine, pour les pays sous-développés. Les évêques le savent bien qui disent : « *Après avoir lu ce texte, nous devons nous demander s'il vaut seulement pour les pays en voie de développement ou s'il ne s'applique pas aussi, dans un contexte différent, à notre propre pays. *» 308:132 Encore une fois, il s'y applique d'une certaine ma­nière, car « *faire, connaître et avoir plus pour être plus *» est non seulement « *l'aspiration des hommes d'aujour­d'hui *», mais l'aspiration de tous les hommes à toutes les époques. Seulement, le « contexte » français est bien différent du contexte de l'encyclique, et les « *aspirations profondes *» du monde ouvrier, en France, aujourd'hui, ne correspondent qu'à certains passages du texte cité, et pas du tout à son ton général. Car ce ton misérabiliste convient parfaitement à la situation misérable de popu­lations entières de l'Amérique du Sud et d'ailleurs, mais fort mal à la situation moyenne du « monde ouvrier » de la France, et de l'Occident en général. Les évêques vont jusqu'à citer, en note (note 16), le discours du pape à Bogota. En quoi ce qui est dit aux « campesinos » de Colombie s'applique-t-il aux ouvriers du monde occidental ? Il y a une encyclique qui traite principalement des problèmes du travail dans les pays développés. C'est MATER ET MAGISTRA*.* Elle est récente -- 1961 -- et elle est signée du bon pape Jean. Comment se fait-il que les évêques ne la mentionnent même pas ? Car c'est pro­bablement le document d'Église qui contient les indica­tions les plus précises sur la manière dont on peut ré­pondre aux « aspirations profondes » du monde ouvrier. Les évêques répudient-ils l'enseignement de MATER ET MAGISTRA ? L'encyclique *Mater et Magistra* n'est pas répu­diée, elle est ESQUIVÉE, comme *Quadragesimo anno* et comme *Divini Redemptoris.* Et comme beaucoup d'autres choses. Mais il n'y a pas lieu de s'en étonner : on a vu comment les évêques français, réunis en « assemblée plénière », ont traité l'encyclique *Humanæ vitæ*. Il est maintenant bien clair pour tout le monde que l'on ne peut faire confiance à leurs... *interprétations.* 309:132 Louis Salleron poursuit : Dans leur note 11, les évêques écrivent : « *La répression ouvrière est une forme de la lutte de classes, en tant qu'elle est menée par les dirigeants de l'économie. Il ne faut pas confondre, en effet, la lutte de classes avec l'interprétation marxiste de cette lutte. La lutte de classes est UN FAIT que personne ne peut nier. Si l'on se met au niveau des responsabilités, ceux-là sont les premiers responsables de la lutte de classes qui main­tiennent volontairement la classe ouvrière dans une situa­tion injuste, qui s'opposent à sa promotion collective et qui combattent les efforts qu'elle fait pour se libérer. *» Admettons ce langage, assez nouveau sous la plume des évêques. Admettons l'analyse qu'ils font de la situa­tion. On aimerait connaître «* l'interprétation marxiste *», qu'ils ont l'air de refuser, de la lutte de classes. On aime­rait savoir, quand ils disent que la lutte de classes est un fait, s'ils entendent par là un fait actuel, qu'on peut sup­primer, ou un fait permanent. On aimerait savoir si la lutte de classes existe entre deux classes seulement, ou entre plusieurs classes. On aimerait savoir si la lutte de classes est liée à certaines structures et si elle n'existe pas dans d'autres, s'il y a lutte de classes aux États-Unis et pas en U.R.S.S., en Allemagne de l'Ouest et pas en Allemagne de l'Est, etc. On reste sur sa faim. On ne s'attendait pas à voir les évêques s'intéresser à la section syndicale d'entreprise : « *Enfin, écrivent-ils, nous avons connu certains textes qui érigent en principe le combat contre la section syndi­cale. En voici un :* « *Nous sommes résolus à combattre la section syndicale non pour la* « défense des intérêts patronaux », *mais pour la sauvegarde des libertés naturelles, fondement de la civilisation chrétienne et d'une véritable démocratie respectant les libertés concrètes de chacun. *» 310:132 Être *pour* ou *contre* la section syndicale est l'affaire des salariés et des patrons. En quoi est-ce l'affaire des évêques ? (...) Il est bien vrai, hélas ! qu'il y a des ouvriers dans la misère, qu'il y a des ouvriers en chômage, qu'il y a des ouvriers mal logés, qu'il y a des ouvriers âgés, invalides ou infirmes qui n'ont pas de quoi vivre. Mais est-ce la situation du « monde ouvrier » ? et ne serait-il pas plus vrai d'attirer l'attention des catholiques sur le mal géné­ral de la misère, du chômage, de l'insuffisance du loge­ment, de l'abandon où sont tant de vieillards, d'invalides ou d'infirmes ? Le monde ouvrier a certes sa bonne part de tant de maux. Mais faut-il faire de lui l'image même de la mi­sère ? Ce n'était que trop vrai au siècle dernier, et la lettre des évêques eût été alors un bienfait. Le scandale qu'elle eût suscité aurait été de bon aloi, en réveillant heureusement la bonne conscience assoupie des riches. On a trop l'impression qu'aujourd'hui elle vole au secours de la victoire. (...) Y a-t-il encore une doctrine sociale de l'Église ? La lettre n'en souffle mot. Elle ne nous offre que quelques grandes idées abstraites, tirées de *Populorum progressio* et de *Gaudium et spes *; mais quand on s'intéresse à la section syndicale d'entreprise on doit avoir quelques suggestions à faire sur les structures fondamentales de la société. Les RR. PP. Calvez et Perrin ont écrit un gros ou­vrage sur « l'Église et la société économique » qui pré­sente et commente l'enseignement social des papes, de Léon XIII à Jean XXIII. Tout cela est-il devenu caduc ? 311:132 L'Église n'a-t-elle plus qu'à s'affirmer solidaire de toutes les critiques, de toutes les revendications et de toutes les contestations ? Mais alors, peut-elle encore se dire *Mater et Magistra ?* De Pie X à Paul VI, l'Église a inlassablement con­damné, d'une part le libéralisme, d'autre part le socia­lisme et le communisme. Mais elle proposait un ordre social dont les traits principaux étaient la diffusion de la propriété, le principe de subsidiarité et l'organisation corporative. Était-ce utopique ? Est-ce périmé ? Cependant, nous voyons ces traits apparaître partout sous la pression des faits. La diffusion de la propriété se poursuit à une échelle gigantesque aux États-Unis. En Allemagne, les syndicats la revendiquent pour les sala­riés et pour eux-mêmes (la D.G.B., réplique de notre C.G.T., possède la quatrième banque d'affaires). Le principe de subsidiarité domine la vie industrielle moderne, sous les espèces de la décentralisation et de la gestion budgétaire. L'organisation corporative est partout, non pas sous ce nom, qui demeure honni pour des raisons politiques, mais dans les faits. Elle se réalise par les conventions collectives qui mettent de plus en plus d'ordre et de justice dans la production. Alors ? Les évêques soulignent les situations les plus défavo­risées du monde ouvrier. Comment ont-ils pu oublier *la famille ?* Il y a au moins *une* structure qui a été créée par les catholiques dans le système des rémunérations : ce sont les allocations familiales, qui ont transformé la condition de la famille ouvrière. Or les allocations fami­liales sont toujours à la traîne et sont perpétuellement modifiées dans leurs taux et leur modalités, en fonction d'une politique sordide de natalité. Est-ce un sujet deve­nu indifférent aux évêques ? 312:132 De même, ils ne font pas mention du *problème fémi­nin,* soit que la femme travaille, soit qu'elle demeure au foyer. Que de questions, pourtant, et que d' « aspirations profondes » chez les femmes qui trouvent aussi difficile­ment leur équilibre à l'usine qu'à domicile, tant sont nombreux les obstacles à une vie féminine normale dans le monde ouvrier (comme dans le monde moderne en général) ! Ceux qui suivent d'un peu loin -- et ceux qui ne suivent pas du tout -- l'actuelle littérature épiscopale penseront peut-être que la « Lettre » de Leurs Grandeurs Ancel et Maziers est un fâcheux *accident*. Malheureusement il n'en est point ainsi. C'est d'une manière *habituelle* que les docu­ments épiscopaux présentent maintenant ce double caractère permanent : 1° ils s'éloignent plus ou moins de la *doctrine* de l'Église, ou ils la méconnaissent, ou ils la mettent entre parenthèses ; 2° ils méconnaissent *les réalités* contemporai­nes au moment même où ils prétendent en par­ler. Ils évoluent dans *l'imaginaire*, selon un pro­cessus intellectuel dont l'analyse philosophique a été faite par Marcel De Corte dans ses articles d'*Itinéraires* et par Jean Madiran dans son livre : *L'hérésie du XX^e^ siècle*. Ce processus intellectuel ne laisse finalement rien subsister ni de la LOI NATURELLE ni de la RELIGION RÉVÉLÉE, -- rien sauf un verbalisme vide : et ce vide s'emplit peu à peu d'une vague idéologie sous-marxiste. Le document analysé par Louis Salleron ap­porte un exemple supplémentaire de cette désin­tégration intellectuelle et morale. Il faut savoir que l'on peut faire la même analyse de quasi­ment tous les documents épiscopaux parus en France depuis octobre 1966. Aucun signe de re­dressement ne s'est encore manifesté : au con­traire, l'effondrement continue chaque jour de progresser. \*\*\* 313:132 Que la lettre épiscopale concernant la situation actuelle du monde ouvrier en France cite *Populorum progressio* ET NON PAS *Mater et Ma­gistra*, et que cette lettre épiscopale ait conduit Louis Salleron à poser publiquement la ques­tion : « Y a-t-il encore une doctrine sociale de l'Église ? » -- cela n'est qu'une illustration et une vérification supplémentaires de ce que l'on peut lire à la page 17 de *L'hérésie du XX^e^ siècle *: « ...*Les encycliques sociales n'ont été ni com­prises ni vécues par l'épiscopat, bien qu'il en ait beaucoup parlé, avec beaucoup de respect, voire d'enthousiasme, jusque vers 1950. Il n'en parle plus aujourd'hui, il ne parle plus, pour le moment et probablement point pour longtemps, que de* « *Pacem in terris *»*, de* « *Populorum pro­gressio *» *et de la Constitution conciliaire* « *Gau­dium et Spes *»*, uniquement dans la mesure où il croit que ces documents récents annulent les documents antérieurs : et il en parle de telle fa­çon qu'en fait les documents antérieurs s'en trou­vent annulés. *» La lettre de Leurs Grandeurs Ancel et Maziers correspond exactement à ce diagnostic général. Au demeurant, les évêques en tant que patrons, les évêques en tant qu'*employeurs,* qu'ils sont aussi sous un rapport, se sont constamment dis­pensés du devoir d'être les premiers à donner L'EXEMPLE d'une application de la doctrine sociale de l'Église. Voir *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pages 18 et 19 : « *La preuve définitive que les encycliques sociales ne furent ni comprises ni vécues par les évêques, malgré tout le verbiage épiscopal sur ces questions, réside en ce fait constatable : ils ne les ont jamais appliquées à* CE QUI DÉPENDAIT D'EUX DIRECTEMENT, *leurs écoles, leurs journaux, leurs propriétés, leurs finances, leurs salariés.* « *Les évêques, comme le monde moderne et à son école, sont passés du libéralisme au socialis­me : ils sont passés à côté de la doctrine de l'Église. *» \*\*\* 314:132 Cette lettre de NN. SS. Ancel et Maziers a pour origine la « documentation » et une première rédaction qui avaient été fournies par l'A.C.O. (Action Catholique Ouvrière). Voici que l'A.C.O., au nom de la lutte des clas­ses, déclare en substance qu'elle fait passer la communauté ouvrière avant la communauté ca­tholique ; et qu'elle ignore absolument la communauté nationale. Ainsi la pensée et les orga­nisations officielles du catholicisme français en arrivent au dernier stade de l'autodestruction et de la désintégration. La seule « solution » qui reste ouverte est celle qu'a proposée Louis Sal­leron au *quatrième point* de sa « Lettre au Se­crétaire des laïcs » : *supprimer l'Action catholi­que*. Mais aussi les Commissions épiscopales, bureau­cratie sans existence canonique. Entre l'A.C.O. et la Commission épiscopale du monde ouvrier, il y a constamment interdépendance et causalité réciproque : et un glissement uniformément ac­céléré dans un sous-marxisme d'analphabètes. 315:132 ### Un communiqué insolite M. l'abbé Coache, curé de Monjavoult (Oise), a publié le communiqué suivant : Son Éminence le Cardinal Gut, Préfet de la Sacrée Congrégation des Rites et Président du Concilium pour l'application de la Constitution sur la Liturgie, ayant reçu en audience le jeudi 13 février 1969, et avec beau­coup de bienveillance, M. l'Abbé Coache, lui a déclaré en présence de deux témoins -- deux archevêques : -- Le latin demeure la langue liturgique normale de l'Église et la langue vernaculaire ne doit être utilisée qu'à des conditions très spéciales. L'Église souhaite que le Canon de la Messe soit dit *habituellement* en latin. Son Éminence a déploré que par un effrayant ren­versement des choses la langue vernaculaire soit deve­nue souvent la langue habituelle au détriment du latin qui devrait garder sa place primordiale. -- La Communion à genoux demeure l'attitude nor­male pour recevoir le Corps du Sauveur. Jamais un prêtre ne peut s'arroger le droit de refuser la Sainte Communion à un fidèle la demandant à genoux. -- Jamais -- a précisé Son Éminence -- nous n'avons donné en France *une seule permission* pour autoriser la Communion dans la main ou encore la Communion donnée par un laïc (Son Éminence a répété cette phrase plusieurs fois). 316:132 Son Éminence a d'abord autorisé, puis exhorté M. l'Abbé Coache à faire connaître la substance de cet entretien et sa position très ferme en tant que chef de ce dicastère. Son Exc. Mgr Antonelli, Secrétaire de la Sacrée Con­grégation, fut invité par le Cardinal Gut à venir participer à cette audience et Son Excellence s'est montrée, de son côté, extrêmement ferme sur les points cités plus haut. L'un des deux archevêques qui furent témoins de l'audience a personnellement confirmé au Directeur d'*Itinéraires* l'entière exactitude de ce communiqué de M. l'abbé Coache. Si donc nous trouvons « insolite » un tel com­muniqué, ce n'est point du côté de M. l'abbé Coache qu'il l'est. L'opinion personnelle de son Éminence le cardinal Gut apportera quelque consolation aux catholiques fidèles à la liturgie romaine. Mais elle leur apportera, du même coup, une déception qui confinerait au désespoir, s'ils n'a­vaient maintenant une habitude déjà longue de ce genre de choses. Car au moment même où Son Éminence énon­ce en paroles sa « *position très ferme en tant que chef de ce dicastère *», la preuve par le fait nous est donnée du contraire. Le « Préfet de la Congrégation des Rites », qui est en même temps « président du Concilium pour l'application de la réforme liturgique », a d'autres moyens de s'exprimer que simplement « exhorter à faire connaître la substance » d'un entretien qui est un entretien privé. 317:132 Préfet de la Congrégation et président du Concilium, il a la charge, la fonction, le devoir de donner des ordres, par documents officiels envoyés aux évêques ou publiés aux *Acta*. Il « déplore » en privé que se soit produit « un effrayant renversement » : mais c'est lui-même qui por­tait la responsabilité d'empêcher ce renversement effrayant, et c'est encore lui qui porte la respon­sabilité, maintenant que le renversement s'est produit, de procurer le remède et de remettre les choses en ordre. Il y a une différence, elle aussi « effrayante », entre *dire* que l'on est ferme, et *l'être* effective­ment. Comme pour la falsification de l'Écriture sain­te dans le national-catéchisme, nous sommes abandonnés à nous-mêmes par l'autorité, -- avec quelques bonnes paroles en privé et l'autorisa­tion de les chuchoter autour de nous. ============== fin du numéro 132. [^1]:  -- (1). *Itinéraires,* numéro 82 d'avril 1964, p. 32. Article reproduit plus loin : « Textes de l'Abbé V.-A. Berto », sous le titre : « La théologie non-euclidienne et le peuple orphelin ». [^2]:  -- (1). Numéro 117 (décembre 1968). Fragment final de cet article reproduit plus loin dans les « Textes de l'Abbé V.-A. Berto », sous le titre. « *Leur crime *». [^3]:  -- (1). Lettre du 25 octobre 1961. [^4]:  -- (1). Lettre du 1^er^ novembre 1961. [^5]:  -- (2). Voir cet article inattendu de *La Croix* dans *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*, pp. 115 et suiv. [^6]:  -- (1). Lettre du 17 juillet 1966. \[manque l'appel de note\] [^7]:  -- (1). Article : « Les évêques et la contraception », dans *Itinéraires*, numéro 130 de janvier 1969. Paru en tiré à part au début du mois de décembre 1968 sous le titre : « Humanæ vitae et la note pasto­rale ». [^8]:  -- (2). Lettre du 17 novembre 1968. [^9]:  -- (1). Même lettre. [^10]:  -- (2). Lettre au cardinal XXX, 4 juin 1966. [^11]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 127 de novembre 1968, p. 184. [^12]:  -- (1). *Loc. cit.*, p. 182. [^13]:  -- (1). *Itinéraires,* numéro 127 de novembre 1968. Voir plus loin, dans les « Textes de l'Abbé V.-A. Berto », sous le titre : « Le catéchis­me ». [^14]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969, p. 103. [^15]:  -- (1). *Courrier de Rome* du 30 janvier 1969. Reproduit dans les « Do­cuments » d'*Itinéraires*, numéro 131 de mars 1969. [^16]:  -- (2). Page 6 du tiré à part. Dans *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969, p. 95. [^17]:  -- (1). Et voici ce qu'en disait l'Abbé Berto : « C'est un fait (que le P. Henri Le Floch) avait, comme le saint cardinal Billot, des sympa­thies pour l'Action française ; c'est un fait non moins certain qu'il ne lui appartenait pas. » (Dans *Itinéraires*, numéro 122 d'avril 1968, page 78.) [^18]:  -- (1). Des doctrines proprement politiques, envisagées en philosophe et en théologien, il m'écrivait : « *Ce sont là des matières extraordi­nairement difficiles* (*...*). *J'ai bientôt un demi-siècle de théologie, je ne me crois pas plus paresseux qu'un autre, j'ai lu des bibliothèques, j'ai pioché ma cervelle, et avec tout cela je ne suis pas encore arrivé à me constituer une doctrine complète et cohérente, de la Politique considérée comme science et comme art. *» (Lettre du 25 octobre 1961.) [^19]:  -- (2). Son second prénom, : Alain, est son nom de tertiaire domini­cain. Sur l'hebdomadaire *Sept*, voir : « Perplexités sur l'histoire et sur la postérité de l'hebdomadaire Sept », dans *Itinéraires*, numéro 56 de septembre-octobre 1961 et numéro 57 de novembre 1961. [^20]:  -- (1). Lettre du 15 octobre 1961. [^21]:  -- (1). Voir : « Une opinion sur l'Action française », suivie d'une importante « Note complémentaire », dans notre numéro : « Lorsque Maurras eut les cent ans », *Itinéraires*, numéro 122 d'avril 1968. [^22]:  -- (1). Lettre du 15 octobre 1961. « *Me croirez-vous,* précisait-il, *si je vous dis que tout cela m'est apparu avec la dernière évidence dès 1934 ? Il n'y en a pas de preuves publiques, j'étais bâillonné. Mais si les archives de* « *Sept *» *sont conservées quelque part et que mes lettres n'aient pas été détruites, on les y trouvera, et elles feront preuve. *» L'Abbé Berto ne m'a jamais raconté comment et pourquoi il était « bâillonné » en 1934. De seconde main, je crois savoir qu'il avait été frappé, par la maffia, de disgrâce et d'ostracisme définitif sous le prétexte qu'il était suspect d'être « d'Action française »... [^23]:  -- (1). Lettre publiée sans nom d'auteur dans *Itinéraires*, numéro 91 de mars 1965, pages 7 et 8. [^24]:  -- (1). Lettre du 26 mai 1965. [^25]: **\*** -- Voir It. 246-09-80, pp. 92-95. [^26]:  -- (1). A la p. 82 néanmoins, M. Jacques Maritain se reconnaît la « responsabilité » de l'expression *personnaliste et communautaire*, non. sans protester contre l'emploi qu'on en fait. [^27]:  -- (2). A plusieurs reprises, M. Jean Madiran a publiquement conjecturé la survivance de la « société secrète des modernistes ». On n'est pas surpris que les modernistes ne lui aient pas répondu ; on l'est davantage que les historiens de métier ne paraissent pas tenir le moins du monde à en savoir plus long. Sujet tabou. [^28]:  -- (3). Chose singulière, le *Carnet de Notes* de M. Jacques Maritain ne dit *rien* de cette conférence qui fut pour nous un événement. Certes notre vie romaine était fertile en événements. L'un n'attendait pas l'autre. Néanmoins, chacun gardait sa valeur propre et contribuait pour sa part à construire en nous la *romanité.* [^29]:  -- (4). Dans le *Carnet de Notes*, M. Jacques Maritain raconte qu'un jour de 1918 (le cardinal Billot avait soixante-douze ans, le P. Garrigou-Lagrange quarante et un) le père vint s'entretenir avec le cardi­nal de matières théologiques. Le cardinal, jésuite jusqu'aux ongles, ne disait pas un mot qu'il ne voulut dire et ne perdait jamais la maîtrise de soi que donne la formation de la Compagnie ; mais à l'intérieur des frontières à la vérité spacieuses qu'il ne franchissait pas, il donnait carrière à sa fougue naturelle qui était tout à fait extraordinaire et qu'il garda dans le plus grand âge. Aussi domini­cain que le cardinal était jésuite, le P. Garrigou-Lagrange était l'hom­me du monde le moins capable de dissimuler ses sentiments et ché­rissait l'entière simplicité et la franchise d'allure qu'il avait apprises dans l'Ordre. Il arriva donc que, dans la conversation, le père cita Cajetan. Le cardinal déclara tout à trac que Cajetan n'était qu'un bâtard. Oh ! Oh ! Le Père se contint comme il put et vint à nommer Jean de saint Thomas. Redoublant d'impétuosité, le cardinal répliqua que Jean de saint Thomas n'était qu'un double bâtard. Sur quoi le Père, suffoqué d'horreur et d'indignation, se leva sans attendre, con­tre tous usages, que le cardinal lui donnât congé, s'empara de son chapeau et sortit en claquant la porte. Cette anecdote les peint à merveille l'un et l'autre, le cardinal dans sa véhémence, le Père montrant droitement qu'il n'était pas disposé à endurer, même d'un prince de l'Église, un mot malsonnant sur les grands théologiens de son Ordre. Cette querelle d'ailleurs ne les brouilla point. Ils en eurent d'autres, dont aucune ne brisa leur amitié. Nous ne sommes pas autrement renseigné sur les sentiments du cardinal Billot envers Jean de saint Thomas. Cajetan l'agaçait, nous n'avons jamais bien compris pourquoi, mais il n'en rendait pas moins à ce « raisonneur incomparable » comme dit M. Jacques Maritain l'honneur dû à son génie. [^30]:  -- (4). *Carnet de notes*, pp. 161-162. [^31]:  -- (1). L'équivalence arbitraire *corpus-collegium*, corps = col­lège, absolument nouvelle, est sortie pour la première fois des profondeurs du nadir dans une feuille volante imprimée recto-verso, qui fut distribuée aux Pères le 30 octobre 1963. Le texte, très habilement ambigu, ne laissait aux Pères que le choix entre deux opinions également fausses. Au recto ce qui était proposé était un transfert de souveraineté : le véritable sujet de souve­raineté dans l'Église n'était plus le Pape, mais le « Collège épiscopal », et le Pape ne demeurait le chef de l'Église que par être le chef de ce Collège. Au verso, en italiques, ce qui était proposé était une double souveraineté, celle du Pape, celle du Collège épiscopal, et l'on était invité à s'en remettre à l'Esprit Saint pour assurer l'harmonie entre les deux souverainetés, sans aucune disposition institutionnelle. Les rédacteurs de la feuille volante n'expliquaient pas, et pour cause, comment ces belles élucubrations pouvaient s'accorder avec les définitions de Vati­can I. On verrait plus tard ! Il n'est resté de cette incroyable entreprise que la fâcheuse équivalence relevée plus haut. [^32]:  -- (1). « *Fonds obligatoire à l'usage des auteurs d'adaptations. Catéchisme français du cours moyen. *» Ordinairement dénom­mé, en abrégé par la « Commission épiscopale de l'enseignement religieux » : « *Fonds Obligatoire du Catéchisme national du cours moyen *»*. -- *Les nouveaux catéchismes mis entre les mains des enfants sont revêtus d'un «* Visa de conformité au Fonds Obligatoire du Catéchisme national du cours moyen, délivré par la Commission épiscopale de l'Enseignement reli­gieux *». [^33]:  -- (2). « On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ultérieures. » (Communiqué du cardinal Lefebvre daté du 28 février 1968 ; publié dans *Le journal la croix* du 1^er^ mars ; et dans la *Documentation catho­lique* du 17 mars, col. 576.) [^34]:  -- (3). Comparons les textes accusés et le texte accusateur : -- M. Madiran (21 janvier 1968) : «* Avec le cours moyen, il s'agit de l'étape intermédiaire du catéchisme, etc. *». M. Madiran donne la citation du texte lui-même du « Fonds obligatoire » exposant le système et la division des « étapes de l'enseignement religieux ». -- M. Salleron (20 février 1968) : « *L'enseignement du catéchisme étant prévu pour six ans, il y aura un cycle corres­pondant aux classes de 10^e^ et de 9^e^, un second aux classes de 8^e^ et 7^e^, et un troisième aux classes de 6^e^ et 5^e^. Le* « *Fonds obligatoire *» *qui vient de paraître correspond au cycle Inter­médiaire* (*8^e^ et 7^e^*) concernant les enfants d'une dizaine d'années. » -- Le cardinal Lefebvre (28 février 1968) : «* On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape, etc. *» [^35]:  -- (4). « Livre de l'élève » ; l'une des sept adaptations du Fonds obligatoire : « *Adaptation pour des situations pastorales di­verses en milieu urbain et rural. *» [^36]:  -- (1). *De nuptiis et concupiscentia*, XV, 17. [^37]:  -- (2). *Lettre synodale au clergé diocésain*, décembre 1857. [^38]: **\*** -- ici, l'un après l'autre. [^39]:  -- (1). Nous nous proposons de nous expliquer plus tard sur la distinction entre l'autorité personnelle du Pape et l'autorité propre de l'Église romaine, « mère et maîtresse » de toutes les Églises épiscopales. [^40]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 121 de mars 1968, pp. 73 à 81. -- Dans notre brochure *Le nouveau* catéchisme : pp. 9 à 20. -- Nous disons bien : *quelques-unes* des falsifications les plus immédiate­ment manifestes. Car il en est beaucoup d'autres. L'étude la plus complète des falsifications de l'Écriture sainte dans le *Fonds obligatoire* est celle qu'a poursuivie méthodiquement l'abbé Georges de Nantes dans plusieurs de ses « lettres ». L'abbé V.-A. Berto lui en écrivait : « *Vous n'avez rien fait de plus beau, de plus théologique et de plus décisif. *» [^41]:  -- (2). N'est requise dans ce cas : les falsifications en cause ne sont pas subtiles et presque imperceptibles, elles sont énormes et manifestes. [^42]: **\*** -- Ici : *d'abord* et *ensuite.* \[2002\] [^43]:  -- (1). Nous ne tenons pas la version de la Bible de Jérusalem pour la meilleure version française : nous la choisissons pour éviter les discussions secondaires, et parce qu'elle est reçue dans l'Église de France. [^44]:  -- (1). Page 42 comme dans le manuel précédent : c'est une pure coïncidence, les deux manuels n'ayant ni le même plan, ni la même disposition, ni le même contenu. [^45]:  -- (1). « Ont collaboré à la rédaction de cet ouvrage les équipes diocésaines d'enseignement religieux de la région Centre-Est » (p. 96). [^46]:  -- (1). Rédigé « par l'équipe des responsables de la catéchèse pour la région parisienne et particulièrement par Bernard Descouleurs, Marie-Claude Gallet, Jean-Pierre Jung, Louisette Sauthier. » (Page 3.) [^47]:  -- (2). Ils ont rajouté à la référence le *verset 25*, sans raison perceptible, puisque le récit de l'Annonciation ne commence qu'au verset 26. [^48]:  -- (3). La destination « sociologique » de chaque manuel n'est pas mentionnée sur le manuel lui-même. On la trouve dans un dépliant récapitulatif intitulé : « Catéchisme national, cours moyen 1, cours moyen 2 ». On y trouve aussi la liste des treize éditeurs qui participent à l'opération, à savoir : Dessain et Tolra ; L'École ; Éditions ouvrières ; De Gigord ; Grain de Sénevé ; Lafolye-Lamar­zelle ; Lethielleux Maine ; Privat-Centurion ; Spes ; Taffin-Lefort ; Tardy ; Vitte. -- La responsabilité de ces puissantes maisons, pour être moins grave et moins directe que celle des évêques, ne peut cependant pas être considérée comme nulle. [^49]: **\*** -- Ici encore : *d'abord* et *ensuite* le texte de la Bible de Jérusalem. \[2002\] [^50]:  -- (1). Mgr Ferrand était alors le « président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux ». C'est lui le responsable de la fabrication du *Fonds obligatoire* et de son « adoption ». Depuis lors, Mgr Gand a succédé à Mgr Ferrand. [^51]:  -- (1). En ce qui concerne le communisme, la situation est faite d'une série de paradoxes. Les Français, dans leur immense majorité, n'en veulent pas. L'État et l'Église louchent vers lui comme vers la santé populaire capable d'imposer une autorité et une discipline au pays. Quant au Parti communiste lui-même, il ne s'en ressent pas d'installer la dictature du prolétariat, vouée à l'échec. [^52]:  -- (1). Eh bien non ! disent les spécialistes... [^53]:  -- (1). *La Croix*, 14 février 1969. [^54]:  -- (1). Des espèces d'anges, quoi ! [^55]: **\*** -- *Sic*. Cf. *infra.* [^56]: **\*** -- Resic. [^57]: **\*** -- Vulgate : *Sicut modo geniti infantes, ratio­nabile, sine dolo lac concupiscite*... Comme des enfants nouveaux-nés, mais arrivés à la pleine raison, aspirez après le lait sans mélange... [^58]:  -- (1). Nous sommes à l'Île Bourbon. [^59]:  -- (1). On peut se reporter à notre *Théologie de l'Histoire,* le chapitre sur les derniers jours du monde. (*Itinéraires*, sept.-oct. 1966.) [^60]:  -- (1). Cf. Saint Augustin, *De prædestinatione sanctorum*. [^61]:  -- (2). Saint Augustin, *De dono perseverantiae*, 23, 64. [^62]:  -- (1). Voir Ia-IIae au Traité de la Grâce, questions 109 à 114. question 109, article 6, sur le rapport entre l'agent et la fin.) [^63]:  -- (1). Voir Marc XIV, 29-31 Math. XXVI, 33-35 ; Luc XXII, 33-34. [^64]:  -- (1). Donnez, Seigneur, Faites, Seigneur. [^65]:  -- (1). Le lecteur aura sans doute remarqué combien notre résumé est tributaire de P. Garrigou, o.p. ; notamment tributaire des livres suivants (tous parus chez Desclée de B. à Paris et probablement épuisés) : -- *La prédestination des saints et la grâce. -- Le sens du mystère et le clair-obscur intellectuel. -- La synthèse thomiste*. Nous avons aussi beaucoup profité du cours polycopié du. P. Labour­dette, o.p. sur *la Grâce* (en vente à l'École de Théologie des Pères Dominicains, avenue Lacordaire, 31 - Toulouse). -- Voir aussi Y.-H. NICOLAS, *Revue Thomiste*, 1966-IV, et 1967-II : *Le Don de l'Esprit*. [^66]:  -- (2). Permission *divine*, s'entend ; d'un type tout autre que les permissions humaines légitimantes. [^67]:  -- (1). « Non seulement nous ne croyons pas que certains hommes soient prédestinés au mal par la puissance divine, mais s'il était des gens qui veuillent croire une telle horreur, nous les condamnons avec toute notre détestation. » Concile d'Orange en 531. [^68]:  -- (2). Sans une volonté permissive, antérieure au péché, comment Dieu pourrait-il connaître le péché et le mal du monde ? Car la science divine ne dépend certainement pas du déroulement de l'histoire des anges et des hommes. Dieu n'attend pas, pour connaître le péché, qu'il ait été commis. Il le connaît antérieurement dans le présent de son éternité, parce qu'il a voulu le permettre. Mais, quand il s'agit de Dieu, vouloir permettre ce n'est pas à proprement parler être cause. Mystère sans doute mais non absurdité. *L'absurde serait d'imaginer ou bien que le Dieu très saint serait cause réelle du péché par sa volonté permissive ; ou bien qu'il n'y aurait pas une permission antérieure au péché, par laquelle Dieu connaît le péché, mais simplement que Dieu serait informé du péché en voyant l'homme le commettre.* La science divine ne peut dépendre des événements créés. -- Au-dessus des hérésies calvinistes ou jansénistes, au-dessus des erreurs de Molina, la théologie de saint Thomas d'Aquin, disciple de saint Augustin, nous parle de la prédestination et de la damna­tion, -- de la grâce, du péché et de la liberté, -- selon l'analogie de la foi, de manière à respecter et honorer le double mystère : transcendance et sainteté de Dieu, liberté et défectibilité de la créature. Dans cette théologie Dieu est Dieu et n'est jamais rabaissé à des mesures humaines. [^69]:  -- (1). la Cor. IV, 7. [^70]:  -- (1). Gal. II, 20. [^71]:  -- (1). Voir LAGRANGE, o.p., *Le Commentaire,* réédité à Paris, chiez Gabalda, en 1950. [^72]:  -- (1). Relire les décrets de Trente sur le Péché originel. [^73]:  -- (1). Nous suivons la version de la Vulgate. [^74]:  -- (1). En général (pas toujours cependant) nous adoptons la tra­duction du P. Lagrange, 0. P. [^75]:  -- (1). Sauf, bien évidemment, dans le dernier alinéa cité par *Le Monde.* Il n'est manifestement pas vrai qu'en ce qui concerne « *les prises de position politiques et sociales *», un prêtre catholique serait « *parfaitement* *libre d'avoir ses opinions personnelles et de les exprimer *». Si ces « opinions personnelles » sont le nazisme, le communisme, la contraception, la traite des blanches, l'esclavage, l'anarchie (etc.), un prêtre catholique n'a pas le droit de les soutenir publiquement. [^76]:  -- (1). Voir l'éditorial du présent numéro. [^77]:  -- (1). Texte intégral de cette lettre dans *Témoignage chrétien* du 12 décembre 1968. [^78]:  -- (2). Ce *vous* est adressé à Paul VI. \[idem plus bas -- 2002\] [^79]:  -- (1). Voir tous les documents dans notre ouvrage : *L'intégrisme. Histoire d'une histoire* (Nouvelles Éditions Latines). [^80]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 128 de décembre 1968, pp. 30-32. [^81]:  -- (1). *Voir Itinéraires,* numéro 131 de mars 1969, pp. 297 et suiv. [^82]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 128 de décembre 1968, pp. 10 à 12. [^83]:  -- (2). Cf. *Dernières nouvelles d'Alsace du* 18 février ; *L'Alsace* du 18 février ; *Le journal la croix* du 19 février ; *Le Monde* du 20 février. [^84]:  -- (3). Évêque de Strasbourg. Nommé évêque par le président Coty en 1957 : voir *Journal officiel de la République française* du 10 décembre 1957. -- Sur Mgr Elchinger, cf. Marcel De Corte : « Supplément à l'hérésie des évêques », dans *Itinéraires*, numéro 131 de mars 1969. [^85]:  -- (1). Voir cette Déclaration citée et commentée dans *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pp. 271 à 304. [^86]:  -- (2). Faudrait-il donc commenter ? Un perturbateur est celui qui trouble la norme, l'ordre et la justice. Face à L'INJUSTICE et au DÉSORDRE ÉTABLI, l'Esprit de Dieu n'est pas perturbateur mais restaurateur (restaurateur de la justice) : selon le vrai sens d'*instaurare* qui ne veut pas dire « instaurer » mais « restaurer » : instaurare omnia in Christo. [^87]:  -- (3). Voir *Itinéraires*, n° 129 de janvier 1969, pp. 71 et suiv. [^88]:  -- (1). *Le Monde* du 25 février. Les citations du P. Jean Thomas sont reproduites d'après ce numéro du *Monde*. [^89]:  -- (2). Rappel historique (p. 223 du dernier volume paru) : « *La traduction française de la Somme théologique dite de la Revue des Jeunes a commencé à paraître en 1925, sous la direction du Père M.-S. Gillet* (*...*). *Le patronage de la Revue des Jeunes s'explique du fait que cette revue était devenue à cette époque, sous l'impulsion du P. Sertillanges, un des organes les plus vivants de la pensée catholique. L'imprimerie Desclée de Tournai, à laquelle, plus tard, s'adjoindront les éditions du Cerf, apportait son concours. *» -- Le Père M.-S. Gillet était alors professeur à l'Institut catholique de Paris. -- Il faut aussi mentionner le nom du Père P.-G. Théry, que les Dominicains aiment passer sous silence aujourd'hui, qui en 1925 parlait au nom des directeurs de la collection, et qui s'était parti­culièrement occupé de l'établissement du texte latin : « *Ne pouvant reproduire le texte de l'édition léonine, nous nous sommes déterminés à donner un texte de tradition parisienne* (*...*). *Il ne s'agissait pas de présenter une édition critique de cette tradition parisienne et de recommencer le travail que les premiers éditeurs de la Léonine s'étaient imposé pour fixer le texte de la tradition romaine. On a voulu tout simplement offrir* (*...*) *un texte latin de bonne tenue. *» -- Sur le P. Théry, voir les 48 pages de l'abbé Joseph Bertuel. « Le vrai visage du P. Théry, o.p. », dans *Itinéraires*, numéro 83 de mai 1964. [^90]:  -- (1). «* A l'encontre de ses contemporains, hiérarchie ecclésiastique comprise. *» Il est vrai que saint Thomas fit tout autre chose que de se rallier à un aristotélisme régnant (il n'était pas régnant), comme nous le racontent ceux qui veulent nous rallier aujourd'hui à un hégélianisme ou à un marxisme régnant. -- Ardent disciple du P. Chenu, le véhément Jean-Marie Paupert me reprochait d'être un «* non-médiéviste *» et de manifester mon ignorance quand je disais que saint Thomas n'avait point cherché à s'exprimer « dans un langage adapté à son temps ». Le médiéviste Paupert, disciple du médiéviste Chenu, tenait au contraire que saint Thomas choisit «* l'instrument conceptuel de l'aristotélisme qui venait d'envahir la pensée laïque de son époque *» (J.-M. PAUPERT, *Vieillards de chrétienté*, Paris 1967, p. 37, note 15). -- Voici donc qu'en sens contraire -- en sens contraire du disciple médiéviste Paupert -- le maître médiéviste Chenu assure qu'en faisant confiance à la raison grecque, saint Thomas allait *à l'encontre de ses contemporains*. Sur ce point, c'est évidemment Chenu qui a raison contre Paupert. [^91]:  -- (1). Document épiscopal désigné sous le nom de « Lettre au cardinal Ottaviani », ou : « Réponse au cardinal Ottaviani ». -- Cité et commenté dans notre ouvrage sur *L'hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines) : chapitre intitulé : « Préambule philosophique ».