# 133-05-69
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### Le jugement de la Revue des deux Mondes
« Du tapage, le livre de Jean Madiran n'en fera pas, malgré sa valeur et son importance. Des écrans de silence seront mis en place. Mais nous sommes sûrs que ce livre trouvera ses lecteurs et pèsera plus, à la longue, que les gadgets théologico-mondains que l'on applaudit.
« *L'hérésie du XX^e^ siècle* est l'une des quelques œuvres qui sauveront notre temps du discrédit.
« Ce livre se dresse comme une œuvre de confirmation des vérités qui ne passent pas, et qui sont incompatibles avec ces marchandises qu'on essaye, de moins en moins clandestinement, d'introduire dans le bagage de l'Église.
« *L'hérésie du XX^e^ siècle*, où l'intelligence et le talent sont au service d'une méthode intellectuelle rigoureuse, est un livre dont la vive lumière éclaire -- et brûle parfois. »
(La Revue des Deux Mondes,\
1^er^ mars 1969, page 695.)
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## ÉDITORIAL
*L'Écriture falsifiée* (*suite*)
### La mutilation des Béatitudes
NATIONAL-CATÉCHISME FRANÇAIS : le « texte-source » numéro 30 du *Fonds obligatoire* (page 50) comporte trois parties : la première des trois est la nouvelle version des Béatitudes, version mutilée, imposée par l'épiscopat français.
Ici, à la différence des falsifications du récit de l'Annonciation et du passage de l'Épître aux Romains sur le péché originel ([^1]), nous sommes prévenus de la mutilation dès la référence qui est syncopée : « Matthieu, V, 1-2, 3, 5, 7, 8, 9. » C'est annoncer que plusieurs versets ont été volontairement omis : les versets 4, 6 et 10 à 12. (Avec toutefois une erreur supplémentaire : *à la place* du verset *cinq* annoncé, mais en réalité omis, c'est le verset *six* qui est cité sans être annoncé ; cette erreur aussi aura échappé aux réviseurs épiscopaux, para-épiscopaux ou pseudo-épiscopaux.)
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On sait que les textes « indiqués » au chapitre II du *Fonds obligatoire* (le chapitre des « textes-sources ») doivent être reproduits selon la « traduction » donnée :
« *Tous ces textes-sources ne doivent pas figurer nécessairement dans les livres du maître ou dans les manuels de l'enfant* (*...*)*. Cependant, lorsque les adaptateurs inséreront les textes indiqués au chapitre II dans leurs ouvrages, ils utiliseront la traduction donnée par le Fonds obligatoire. *» (Page 14 du *Fonds obligatoire.*)
Les auteurs de manuels ont donc considéré que la censure épiscopale était impérative, et qu'ils n'avaient pas le droit de rétablir dans leurs ouvrages celles des Béatitudes qui ont été supprimées par le *Fonds obligatoire.* On va voir qu'en revanche ils ont suivi l'exemple qui leur était donné par les évêques : c'est-à-dire qu'ils ont censuré DAVANTAGE ENCORE l'annonce des Béatitudes. L'Assemblée plénière de l'épiscopat avait réduit leur nombre de huit à cinq : plusieurs auteurs de manuels ont pris sur eux de le réduire de cinq à trois. C'est bien normal : à partir du moment où l'épiscopat français impose un texte tronqué de l'Écriture, les auteurs de catéchisme pensent aller dans le sens de l'épiscopat lorsqu'à leur tour ils tronquent encore plus le texte déjà tronqué. Et de fait, ils ont obtenu leur « visa de conformité ».
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Voici, dans la colonne de gauche ([^2]), la nouvelle version obligatoire des Béatitudes ; et à droite leur version complète ([^3]) (chapitre cinquième de saint Matthieu)
VERSION NOUVELLE DES BÉATITUDES
**(1-2)** De grandes foules suivaient Jésus. Jésus gravit la montagne ; il s'assit. Ses disciples s'approchèrent de lui. Alors il se mit à parler. Il disait :
**(3)** Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre, car le Royaume de Dieu est à eux.
**(pseudo 5)** Heureux ceux qui ont faim de la justice, car ils seront rassasiés.
**(7)** Heureux ceux qui pardonnent, car ils recevront leur pardon.
**(8)** Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
**(9)** Heureux ceux qui travaillent pour la paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
VERSION AUTHENTIQUE
**(1)** Voyant les foules, il gravit la montagne. Il s'assit, et ses disciples vinrent auprès de lui.
**(2)** Et prenant la parole, il les enseignait en disant :
**(3)** Heureux les pauvres en esprit ; car le Royaume des Cieux est à eux.
**(4)** *Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.*
**(5)** *Heureux les affligés, car ils seront consolés.*
**(6)** Heureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.
**(7)** Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
**(8)** Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
**(9)** Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
**(10)** *Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des* Cieux *est à eux.*
**(11)** *Heureux êtes-vous si l'on vous insulte, si l'on vous persécute et si l'on vous calomnie de toutes manières à cause de moi.*
**(12)** *Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ; c'est bien ainsi que l'on a persécuté les prophètes, vos devanciers.*
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La version authentique n'a pas été rétablie dans les manuels : pour obtenir le « visa de conformité » il leur fallait TRONQUER AU MOINS AUTANT, et de préférence DAVANTAGE, que ne l'avait fait l'Assemblée plénière de l'épiscopat.
Exemples :
I. -- Dans le manuel *En suivant Jésus-Christ* ([^4])*,* la version tronquée des Béatitudes, exactement reproduite figure à la page 26 avec la référence : « Matthieu, 5 ».
Ce manuel porte l'*imprimatur* de « Maurice Rigaud, archevêque d'Auch ».
Il garantit en sa page 4 que deux évêques, le déjà nommé « Maurice Rigaud, archevêque d'Auch », et « le Père Robert Coffy, évêque de Gap », ont *relu toutes les pages* de ce livre.
Ni l'un ni l'autre évêque, à la page des Béatitudes, ne s'est aperçu qu'il manquait quelque chose.
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Ou bien ils ont trouvé l'un et l'autre que c'était beaucoup mieux ainsi.
\*\*\*
II\. -- Dans le manuel *Jésus frère de tous* ([^5])*,* les Béatitudes figurent à la page 80. Elles ne sont plus réduites seulement à *cinq,* comme dans la version obligatoire imposée par l'épiscopat français : elles sont réduites à *trois.* L'auteur est Yvan Daniel. Il sait très bien ce qu'il fait, *car il a* RÉTABLI LA RÉFÉRENCE *authentique et complète :* « Évangile de saint Matthieu, chapitre V, 1-12. » Avec cette référence, voici tout le texte qu'il donne :
« *Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre, car le Royaume de Dieu est à eux. Heureux ceux qui pardonnent, car ils recevront leur pardon. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. *»
Bien que cette version (trois Béatitudes) ne soit pas conforme à celle du *Fonds obligatoire* (cinq Béatitudes), Mgr Adrien Gand a donné le « *visa de conformité au Fonds obligatoire *» le 1^er^ mai 1968 (Mgr Gand ne chôme pas le Premier Mai).
La seule explication possible est que, s'il n'y a pas conformité littérale à la version obligatoire, il y a du moins *conformité à son esprit.* Puisqu'il s'agit de tronquer, en tronquant *davantage* on est *encore plus* « conforme »...
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III\. -- Dans le manuel *Amis de Dieu* ([^6])*,* tome II, *trois* Béatitudes seulement, page 186 :
« *Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux. Heureux ceux qui pardonnent, car Dieu leur pardonnera. Heureux ceux qui travaillent pour la paix, car ils seront appelés Fils de Dieu. *»
Mgr Gand a donné le « visa de conformité » le 20 mai 1968.
\*\*\*
A notre connaissance, il n'existe pas un seul manuel ayant rétabli le texte authentique des Béatitudes qui ait reçu le visa de Mgr Gand.
Il faut donc comprendre que la version obligatoire représente *le minimum imposé de falsification :* on peut aller au delà et être déclaré « conforme ». Mais on n'a pas le droit de rétablir le texte vrai de l'Écriture. Nous avions déjà constaté ce phénomène pour les falsifications en cascade du récit de l'Annonciation.
#### Les responsables
Nous en sommes donc à la troisième mutilation grave de l'Écriture sainte opérée par le *Fonds obligatoire* et passée dans les manuels de catéchisme pour enfants.
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Nous avons vu précédemment ([^7]) que le récit de l'Annonciation a été expurgé de tout ce qui atteste la conception virginale de Jésus, et que le texte de saint Paul sur le péché originel a été radicalement falsifié. Nous en verrons bien d'autres en continuant cet examen méthodique. Mais à ce point de notre étude, nous pouvons déjà faire une remarque de portée générale.
Le grave, l'inexpiable n'est pas seulement que *l'autorité épiscopale* ait commis cette prévarication et cette forfaiture : mais c'est qu'aussitôt, en conséquence, le tripatouillage arbitraire de l'Écriture est *passé dans les mœurs* de l'administration -- ecclésiastique.
Car l'épiscopat français a *imposé ;* bon ; mais il a imposé quoi ?
Non pas même *son* texte : les auteurs de manuels prennent avec lui les mêmes libertés que l'épiscopat a prises avec le texte authentique. Certains manuels reproduisent religieusement, comme on leur en a fait l'obligation, les textes tronqués et falsifiés de l'épiscopat. Mais d'autres, dès leur première édition, sont allés plus loin dans la voie ainsi ouverte ; ils n'ont pas respecté la version épiscopale ; ils ont inventé leur version particulière : *et ils ont été approuvés eux aussi.* Le texte obligatoire, ce n'est pas lui, en fait, qui est obligatoire : l'obligation est de falsifier au moins autant, et si possible davantage. Les manuels qui ont introduit dans les textes de l'Écriture, des falsifications supplémentaires, que n'avait point opérées lui-même le Fonds obligatoire, ont été avalisés *cum magna laude* et ont reçu leur « visa de conformité ».
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Ce qui a été introduit dans les mœurs catéchistiques, c'est que chacun à son gré peut modifier l'Écriture sainte, à la seule condition de ne pas revenir au texte authentique. Nous en sommes là. Cela paraît énorme à dire : mais nous avons donné les textes, les faits, les preuves. Le P. Congar n'aime pas que l'on parle de « conjuration » ou de « complot » dans l'Église : eh bien, nous avons l'honneur de lui demander quel terme lui paraît mieux qualifier ce phénomène que, soit dit en passant, il s'est abstenu de considérer dans son exacte réalité, bien qu'il s'étale sous ses yeux comme sous les nôtres depuis plus d'une année.
Qui est le coupable ?
L'Assemblée plénière de l'épiscopat, nous dit-on, c'est tout le monde, et tout le monde ce n'est personne. Plusieurs bons esprits soutiennent encore l'opinion, dont ils voudraient se persuader, car ce serait à tout prendre moins désastreux, que les évêques n'ont pas fait attention, comme d'habitude ; qu'aucun d'entre eux n'aurait personnellement opéré et signé ces mutations sauvages de l'Écriture sainte, et que les aveugles mécanismes collectifs sont seuls responsables. Bref, les évêques n'auraient pas remarqué que leur catéchisme falsifiait le texte même de l'Écriture, ils ne l'auraient pas remarqué parce qu'ils sont les uns vieillis avant l'âge, les autres paresseux et indifférents. Nous le voudrions bien : mais ce n'est pas la vérité.
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Sans doute, nous sommes attentifs à ne pas oublier ce qu'écrivait l'abbé Berto à la veille de sa mort :
« *L'Assemblée plénière est en droit une personne morale collégiale, un* « *dernier sujet d'attribution, ultimum subjectum attributionis *», *qui ne se résout pas dans les membres qui le composent, et les propositions qu'on énonce à son sujet ne conviennent pas à chacun d'eux. *» ([^8])
Oui, c'est bien l'Assemblée plénière en tant que telle qui est responsable d'un national-catéchisme falsificateur de l'Écriture. C'est son nom d' « Assemblée plénière » qui pour l'histoire restera attaché à la falsification. Il apparaît dès maintenant que la Conférence épiscopale française, si elle survit, devra changer le nom de son *Assemblée plénière*, car à cette dénomination s'attache un déshonneur définitif.
Mais cette constatation ne saurait constituer un alibi pour les PERSONNES épiscopales qui ont INDIVIDUELLEMENT accompli des ACTES approuvant le catéchisme falsificateur et visant à l'imposer autoritairement.
Au premier rang, d'une primauté d'honneur et non de juridiction, Son Éminence le cardinal Lefebvre, président de la Conférence épiscopale française. Sa présidence ne comporte aucun pouvoir, elle est purement honorifique. Mais, par des actes publics et personnels, Son Éminence le cardinal Lefebvre s'est «* constitué le janissaire de l'oppression *», selon la juste formule dont l'abbé Berto l'a marqué définitivement au front ([^9]).
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Au premier rang plus encore, Mgr Marty : il est, de fait comme par fonction, le principal responsable de ce qui se passe à l'Assemblée plénière : il a la charge statutaire, au titre de vice-président de l'Assemblée, et à celui de président du Conseil permanent, de conduire et d'orienter les travaux de l'épiscopat. Sa responsabilité personnelle est entièrement engagée ([^10]).
Au premier rang également, Mgr Ferrand, archevêque de Tours : il était président de la commission épiscopale qui a élaboré le *Fonds obligatoire ;* il l'a préfacé de sa main ; dans sa préface, il a exposé une soi-disant « doctrine paulinienne » du péché originel qui est exactement conforme à la falsification subie par le texte de saint Paul. Nous en tenons Mgr Ferrand pour personnellement responsable.
Au premier rang, enfin, Mgr Adrien Gand, successeur de Mgr Ferrand à la tête de la commission épiscopale de l'enseignement religieux. C'est lui qui a délivré le *visa* de chaque manuel de catéchisme reproduisant ou aggravant les falsifications de l'Écriture. Sa responsabilité personnelle est engagée par sa fonction et par sa signature.
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A un rang plus ou moins inférieur, Mgr Rigaud, archevêque d'Auch ; qui a donné son *imprimatur* personnel à l'un des manuels falsificateurs ; et son collègue Mgr Coffy, évêque de Gap : ils ont l'un et l'autre « *relu toutes les pages *» de ce manuel, sans apercevoir les falsifications, ou sans les désapprouver. Ils auront à en rendre compte personnellement.
A un rang plus effacé, mais non négligeable, deux comparses, Mgr Gouyon, archevêque de Rennes, et Mgr Elchinger, évêque de Strasbourg, qui ont *personnellement* pris la défense du catéchisme falsificateur, le premier en diffamant ceux qui le refusent ([^11]), le second en essayant de les intimider par un illusoire argument d'autorité ([^12]).
La liste n'est pas exhaustive : mais elle est déjà consistante. On le voit : des responsabilités *personnelles* ont été publiquement assumées. Nous donnons les noms. Nous continuerons à les donner. Et nous le ferons de plus en plus fort, pour une raison qu'il nous reste à dire maintenant..
#### Le devoir de se fâcher
Dans les *Sentences des Pères du Désert* ([^13])*,* voici quelques lignes qui appellent toute notre attention :
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« Un frère demanda à l'abbé Pastor : « Que signifie, dans l'Écriture, l'expression : se mettre en colère contre son frère sans motif ? » Il répondit : « Se mettre en colère sans motif, c'est se mettre en colère contre un frère qui a voulu nous causer un tort quelconque, serait-il allé jusqu'à nous arracher l'œil droit ou à nous couper la main droite. *Mais si l'on voulait te séparer de Dieu, alors oui, fâche-toi.* »
De telles maximes sont parfaitement d'actualité ; elles éclairent plusieurs incertitudes et lèvent plusieurs hésitations. Pierre Debray annonce son ferme propos de renoncer à toute « polémique ». Mais ce terme de *polémique* est aujourd'hui fort confus, après les différents abus qu'en ont fait ceux qui visaient surtout, sous couvert de paix et de concorde, à interdire la polémique aux autres tout en l'autorisant à eux-mêmes. Cependant nous sommes assez bien placés pour comprendre les sentiments de Pierre Debray. Ce furent les sentiments de ceux qui avant lui avaient fait le même renoncement : la revue *Verbe* puis la revue *Itinéraires ;* et qui s'y sont tenus pendant des années ([^14]).
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Le déroulement et les fruits de cette expérience déjà faite, et longuement faite, sont peut-être instructifs, si tant est du moins que l'expérience des uns puisse être utile aux autres.
Oui, nous comprenons Pierre Debray. Publicistes, chroniqueurs, doués par la diffusion du papier imprimé d'un pouvoir marginal à la fois immense et dérisoire (selon le côté par où on le regarde.), il a pu nous arriver d'utiliser ce ;pouvoir contre un frère qui n'avait d'autre tort que d'avoir voulu nous faire tort. La légitime défense peut à tout instant glisser jusqu'aux représailles excessives. Il y a matière à examen de conscience, éventuellement à scrupules : alors on croit tout simplifier en « renonçant à la polémique », avec l'assurance qu'ainsi on ne risque plus de faire tort qu'à soi-même. Malheureusement, les choses réelles ne sont pas aussi simples. Souvent sans doute il est bon, ou il est mieux, de prendre sur soi et de s'exercer à la patience. *Mais si l'on voulait te séparer de Dieu, alors oui, fâche-toi.*
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La falsification de l'Écriture sainte est le premier argument que nous avions immédiatement élevé contre le nouveau catéchisme, en tête de nos réclamations. Nous avons ensuite parlé d'autre chose, parce que l'instruction et la méditation de nos lecteurs y trouvaient une matière plus nourrissante : nous avons longuement parlé des *trois connaissances nécessaires au salut,* selon la pédagogie de l'Église, et de la nécessité de les réapprendre dans le Catéchisme du Concile de Trente, dans le Catéchisme de S. Pie X ou dans les sermons au peuple chrétien de saint Thomas d'Aquin. Dans ces travaux, il s'est écoulé plus d'une année. Plus d'une année, c'est tout de même un bon délai pour calmer ce qui aurait pu n'être que colère impulsive, emportement de la chair ; du sang, des nerfs. Si maintenant nous nous fâchons, et je préviens que nous allons le faire, ce sera par devoir et après mûre réflexion.
Ce sera aussi après avoir laissé aux falsificateurs de l'Écriture tout le temps de révéler le fond de leur cœur, de poursuivre ou de corriger leur dessein. Les falsifications du *Fonds obligatoire* ont été transcrites dans les manuels, soit identiques, soit aggravées. Ils avaient bien raconté, ici et là, et à Rome même, à mi-voix, que les inadvertances et les imperfections de leur *Fonds obligatoire* seraient amendées dans les « adaptations » qui en seraient issues.. C'était un mensonge.
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Avertis avec précision de leurs falsifications, et les reconnaissant en privé, ils les ont maintenues, ils ont persisté, ils ont même donné leur « *visa de conformité *» à des falsifications supplémentaires.
Leurs actes les situent à une place singulière.
Depuis vingt siècles, en effet, toutes sortes de controverses se sont élevées soit sur l'établissement, soit sur la traduction, soit sur l'interprétation du texte de l'Écriture. Mais il y a peu d'exemples de sa *falsification volontaire,* opérée par un *épiscopat,* et tyranniquement *imposée* à l'enseignement du catéchisme. Les falsificateurs se sont assuré une place véritablement à part dans l'histoire de l'Église.
Cette falsification de l'Écriture aggrave, révèle et finalement résume tout le reste : elle est le sommet de la prévarication, l'aboutissement et la manifestation de l'apostasie immanente.
Son Éminence le cardinal Joseph Lefebvre, leurs Grandeurs François Marty, Louis Ferrand et Adrien Gand en répondront un jour devant Dieu : mais dès maintenant, ces misérables ont à en répondre devant leur peuple.
Nous sommes allés au delà, et peut-être trop au delà, des limites de la patience permise.
Nous avons sagement répondu à la prévarication par le simple exposé de la doctrine.
Mais une sagesse supérieure vient maintenant nous presser :
-- *Si l'on veut te séparer de Dieu, alors oui, fâche-toi.*
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Judaïsme et christianisme
par Mgr Luigi M. Carli
Prochainement paraîtra aux Éditions du Cèdre un important ouvrage de D. Judant intitulé : « Judaïsme et Christianisme ». On en trouvera plus loin les premières pages.
La préface de l'ouvrage est de Mgr Luigi M. Carli, évêque de Segni (Italie).
Voici la partie principale de cette préface.
LES QUESTIONS doctrinales qui divisent les Chrétiens et les Juifs sont nombreuses, comme le rapport entre les deux Testaments, c'est-à-dire entre la loi mosaïque et la loi de grâce, la responsabilité des Juifs de jadis et d'aujourd'hui face à la personne et au message de Jésus-Christ, le statut théologique et le problème du salut de l'Israël infidèle, le « mystère » d'Israël traité par saint Paul dans le chapitre XI de l'Épître aux Romains, etc. Questions graves, sans doute, et fondamentales pour les rapports entre Chrétiens et Juifs. Questions de toujours, dont nul dialogue sérieux entre les deux religions ne peut s'écarter.
L'ouvrage de D. Judant, que nous avons le plaisir de préfacer, aborde ces questions, mais dans une perspective à dessein bien limitée, à savoir la réponse que leur ont donnée les Pères de l'Église des cinq premiers siècles.
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Les écrits de ces Pères sont soigneusement situés par l'Auteur dans leur milieu historique et théologique particulier, puis analysés avec le plus grand soin, de manière à faire ressortir leur uniformité ou au contraire leurs divergences, la stabilité ou les fluctuations de la pensée, les différents degrés de certitude ou de probabilité de la doctrine exprimée. De même, le rôle qu'ont joué dans l'Église, dès les origines, les Juifs qui acceptèrent la foi chrétienne est justement mis en évidence. Surtout, D. Judant s'efforce de mettre en lumière certaines constantes de l'enseignement des Pères, ce qui ne peut pas ne pas poser aux théologiens la question de savoir si l'on ne se trouve pas en présence d'un donné de la Tradition authentique, et par là même, intouchable, de la doctrine catholique. Toujours est-il que cet ouvrage s'oppose, humblement, mais courageusement, à un certain conformisme qui plane, à ce sujet, sur les études catholiques depuis le Concile.
L'affectueux attachement de Judant aussi bien à son origine juive qu'à sa religion catholique ne peut faire aucun doute après la lecture de son livre. Cependant, il nous revient de garantir sa pleine orthodoxie vis-à-vis de la doctrine de l'Église ce que nous faisons volontiers. Quant aux questions touchant au domaine que l'Église même laisse à la libre opinion de ses enfants, les résultats de cette excellente étude seront l'objet de l'indulgent examen des spécialistes.
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Pour notre part, nous avons plaisir à souligner avec une profonde satisfaction certains principes qui ont inspiré l'Auteur dans sa recherche. Il soutient à bon droit qu'il faut, aussi bien dans l'exégèse des Pères que dans tout dialogue doctrinal entre Chrétiens et Juifs, distinguer soigneusement le plan religieux du plan politique, le plan théologique du plan historique, la religion juive de la réalité ethnique et sociale qu'est le peuple juif, le judaïsme de l'Ancien Testament du judaïsme post-christique, sous peine de confusions malheureuses, d'équivoques pénibles, et même de véritables injustices. Ainsi l'accusation globale d'antisémitisme qu'on lance contre les Pères de l'Église, et que des catholiques eux-mêmes acceptent trop hâtivement est-elle ramenée à sa juste mesure ; elle disparaît le plus souvent si l'on veut bien tenir compte des différents points de vue sociaux, pastoraux et théologiques.
Ces mêmes principes nous semblent toujours valides, toujours nécessaires, afin que les rapports entre Juifs et Chrétiens s'établissent dans la vérité ; ils sont même bien plus nécessaires aujourd'hui, alors que certains milieux catholiques, avidement désireux d'un œcuménisme parfois très discutable, les négligent ou les nient, en répandant des opinions qui, à notre avis, s'accordent mal avec le dogme catholique de l'unicité du Peuple de Dieu et de son rôle dans l'histoire du salut.
Nous souhaitons que ce travail serve, entre autres, à alerter les catholiques sur ces dangers. Ce ne serait pas le moindre de ses mérites.
Mgr Luigi M. Carli.\
Évêque de Segni.
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### Le dossier patristique
par D. Judant
D. Judant a précédemment publié aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé : « Les deux Israël. Essai sur le mystère du salut d'Israël selon l'économie des deux Testaments ».
Son nouvel ouvrage paraîtra prochainement aux Éditions du Cèdre (13, rue Mazarine, Paris). On a lu aux pages précédentes le passage principal de la préface de Mgr Corti.
Nous donnons ci-après l'introduction et le premier chapitre de « Judaïsme et Christianisme ».
LA DESTINÉE SPIRITUELLE du peuple juif pose un problème devant la conscience chrétienne. Tous sont d'accord pour le reconnaître. Toutefois, les avis diffèrent lorsqu'il s'agit de définir clairement la nature du problème en jeu, et de proposer des éléments de solution. En fonction des difficultés qui apparaissent et qui ont été mises en lumière par les débats du Concile sur le texte concernant les Juifs, il nous a semblé intéressant de rechercher s'il y avait une « tradition » de l'Église sur cette question, et, dans l'affirmative, d'essayer d'en dégager les grandes lignes.
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Nous avons donc exploré méthodiquement les œuvres des Pères de l'Église jusqu'au début du cinquième siècle pour les Latins, jusqu'à la fin du même siècle pour les Grecs ; nous avons même examiné les œuvres des écrivains qui ne sont pas restés dans l'orthodoxie de la foi, de façon à suivre aussi complètement que possible le développement de la pensée chrétienne sur Israël. Nous avons donc recueilli les textes des premiers siècles en nous efforçant de faire une étude exhaustive et impartiale. Nous avons fait quelques sondages dans la tradition orientale de langue syriaque, mais cette tradition n'apportant aucun élément original et posant de difficiles problèmes techniques, nous n'en avons pas tenu compte.
Les textes patristiques sur Israël étant innombrables, il ne pouvait être question de les citer tous. Nous avons donc choisi les plus caractéristiques sans éliminer aucune des tendances que nous avons rencontrées chez les Pères. Si des omissions se sont produites, nous demandons au lecteur de bien vouloir nous en excuser : elles seraient entièrement fortuites.
Nous espérons toutefois que ces carences ont été compensées par l'aide que nous avons reçue de spécialistes compétents : Mgr Cerfaux, dont les conseils ont été si précieux ; le P. Héris, dominicain, qui n'a jamais cessé de nous encourager ; Dom Eloi Dekkers, bénédictin, et Monsieur l'Abbé Marcel Richard, chargé de recherches au C.N.R.S., tous deux spécialistes de la patristique. Tout ce qui est valable dans cet ouvrage leur revient ([^15]).
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Les Apôtres étaient tous Juifs. De même les premiers disciples et, certainement, pendant une génération au moins, beaucoup d'évêques et de presbytres. En effet, seuls les Juifs avaient connaissance de l'Ancien Testament qui était le fondement même de la nouvelle doctrine. Malheureusement, à part les écrits du Nouveau Testament, les textes concernant l'Église primitive font défaut.
A la fin du premier siècle, une lettre du pape Clément de Rome adressée aux Corinthiens donne à penser que Clément était lui-même d'origine juive. En effet, cette lettre est bourrée de références à l'Ancien Testament ([^16]). Bien que ce texte passe en revue l'ensemble de l'économie divine, il n'est pas question de la destinée de la partie infidèle du peuple juif : le problème ne semble pas s'être posé à Clément, en dépit de son origine.
En revanche, Ignace d'Antioche, bien que d'origine païenne, aborde pour la première fois le problème des rapports entre l'Église et l'ancien Israël. D'une part, il insiste sur le fait que Jésus était le Messie attendu par Israël ([^17]). Mais, d'autre part, l'évêque d'Antioche distingue vigoureusement le christianisme du judaïsme, en incitant les chrétiens à se garder de ce dernier. « Ne vous laissez pas séduire par les doctrines étrangères ni par ces vieilles fables qui sont sans utilité. Car si maintenant encore nous vivons sous la loi, nous avouons que nous n'avons pas reçu la grâce ([^18])... ». « Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car ce n'est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme, en qui s'est réunie toute langue qui croit en Dieu » ([^19]). La lettre d'Ignace témoigne déjà d'un danger qui durera pendant plusieurs siècles : la tendance à « judaïser » ([^20]).
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D'une part, il faut que les chrétiens se gardent de tomber dans le judaïsme, mais, d'autre part, il faut aussi qu'ils comprennent que l'Ancien Testament est l'annonce de la venue du Messie. « Car les très divins prophètes ont vécu selon Jésus-Christ ; c'est pourquoi ils ont été persécutés. Ils étaient inspirés par sa grâce, pour que les incrédules fussent pleinement convaincus qu'il n'y a qu'un seul Dieu, manifesté par Jésus-Christ son Fils qui est son Verbe sorti du silence, qui en toutes choses s'est rendu agréable à celui qui l'avait envoyé (cf. Jn. 8, 29). »
« Si donc ceux qui vivaient dans l'ancien ordre de choses sont venus à la nouvelle espérance, n'observant plus le sabbat, mais le jour du Seigneur, (jour) où notre vie s'est levée par lui et par sa mort, -- quelques-uns le nient ; mais c'est par ce mystère que nous avons reçu la foi, et c'est pour cela que nous tenons ferme, afin d'être trouvés de (véritables) disciples de Jésus-Christ, notre seul maître, -- comment pourrions-nous vivre sans loi, puisque les prophètes aussi, étant ses disciples par l'esprit, l'attendaient comme leur maître ? ([^21]). »
Les lettres de s. Ignace reflètent donc le soin de préserver la foi des fidèles de deux tendances opposées l'une et l'autre au christianisme : la méconnaissance de l'Ancien Testament n'est pas compatible avec la foi chrétienne, mais le danger de l'interpréter à la manière juive met, elle aussi, cette foi en péril.
Un écrit de la même époque témoigne de la difficulté, pour les chrétiens, de se tenir en ces limites. En effet, l'*Épître de Barnabé,* attribuée pendant longtemps au compagnon de Paul dans son apostolat, méprise l'Ancien Testament. Elle ne tient pas compte de l'utilité de la Loi donnée par Dieu à Moïse, ni de la valeur du message des prophètes. Ce durcissement excessif ne comporte cependant aucune animosité contre les Juifs eux-mêmes, qui sont qualifiés de « malheureux » ([^22]). Mais aucun rôle ne leur est attribué dans l'histoire du salut, celui-ci paraissant ainsi devenu l'apanage exclusif des Gentils.
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A l'inverse, les *Odes de Salomon,* poèmes émanant d'un juif converti, chantent la joie du peuple juif sauvé par la Passion du Christ : il n'y est pas question des Gentils. Cette opposition avec l'*Épître de Barnabé* manifeste la difficulté des premiers chrétiens à trouver l'équilibre : les Juifs convertis au christianisme, imprégnés encore de l'idée que le salut leur était réservé, n'envisagent pas sans difficulté que les païens, eux aussi, aient été appelés. Mais les chrétiens d'origine païenne ont tendance, peut-être par réaction, par une sorte de jalousie, à s'attribuer l'exclusivité du salut.
Ainsi les textes archaïques laissent-ils tous apparaître la difficulté éprouvée par le christianisme naissant à se dégager de la religion de l'Ancien Testament. On y sent bien le désir de prêcher l'Évangile aux païens, mais avec une nuance de prédilection pour les Juifs puisque les Apôtres se sont adressés d'abord à eux. L'*Épître de Barnabé* elle-même témoigne seulement qu'une réaction s'imposait devant le danger de judaïser, danger qui avait été le premier à menacer l'Église, et qui avait été jusqu'à provoquer un conflit entre Pierre et Paul (Ac. XV, 1-20 ; Ga, II, 11-14). Cette crainte des tendances judaïsantes a marqué les premiers siècles de l'Église.
La question avait cependant été résolue dans son principe au Concile de Jérusalem : les observances mosaïques étaient considérées comme périmées. En dépit de cette différenciation qui soulignait le passage de l'ancienne économie à la nouvelle, les premiers chrétiens pensaient être les héritiers authentiques de la tradition d'Israël.
Telle avait été l'attitude des Apôtres, et en particulier celle de s. Paul. D'ailleurs, jusqu'au milieu du deuxième siècle, les convertis du judaïsme étaient très nombreux, malgré le durcissement progressif qui se manifestait chez les Juifs sous l'influence de leurs autorités religieuses. Ces convertis n'avaient pas conscience d'abandonner leur propre religion en reconnaissant que Jésus était le Messie qu'ils attendaient.
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D'autre part, les chrétiens n'avaient alors d'autres livres sacrés que l'Ancien Testament ([^23]). Les écrits du Nouveau Testament étaient lus dans les « églises » ([^24]), mais sans que soit posé le problème de leur inspiration. Le *Dialogue avec Tryphon,* de s. Justin, est le premier écrit où s'affrontent sur le plan doctrinal judaïsme et christianisme. Encore le ton en est-il mesuré ; la conversion imminente de la partie infidèle du peuple juif ne semble pas faire de problème ; il n'y a pas, pour s. Justin, de hiatus définitif entre les deux religions.
S'il oppose déjà les chrétiens aux Juifs, c'est dans la mesure où ces derniers font preuve d'une animosité systématique : « Dans la dernière guerre de Judée, Barcochébas, le chef de la révolte, faisait subir au chrétiens, et aux chrétiens seuls, les derniers supplices, s'ils ne reniaient et ne blasphémaient Jésus-Christ... (Les Juifs) n'ont pas su reconnaître le Christ, même après sa venue ; mais nous qui croyons à son avènement et qui prouvons que, selon les prophètes, il a été crucifié par eux, ils nous poursuivent de leur haine » ([^25]).
Ces accusations de la première *Apologie* se retrouvent dans le *Dialogue *: « Vous avez tué le juste et avant lui ses prophètes, et maintenant vous repoussez perfidement ceux qui espèrent en lui et celui qui l'a envoyé, le Dieu Tout-Puissant et auteur de l'univers ; vous les déshonorez autant qu'il est en vous, et dans vos synagogues vous élevez des imprécations contre ceux qui croient au Christ, car vous n'avez pas le pouvoir de porter la main sur nous grâce à ceux qui maintenant nous gouvernent, mais chaque fois que vous l'avez pu, vous l'avez fait » ([^26])...
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« Non seulement vous ne vous êtes pas repentis de vos mauvaises actions, mais vous avez désigné des émissaires choisis et vous les avez envoyés de Jérusalem sur toute la terre pour dire qu'une hérésie impie, celle des chrétiens, était apparue et nous accuser de toutes choses que ceux qui ne nous connaissent pas répètent contre nous » ([^27]).
Beaucoup plus que les questions doctrinales, l'hostilité des Juifs contre les chrétiens, qui semble faire suite à l'hostilité des chefs juifs contre Jésus, est certainement la cause prédominante de la divergence qui ira en s'accentuant.
Cette hostilité ressort de très nombreux textes des premiers siècles. Elle est d'autant plus soulignée par les écrivains ecclésiastiques qu'elle est exactement dans la ligne de l'Évangile : de même que Jésus a rencontré l'hostilité des chefs de son peuple, et, à leur instigation, d'une partie de ce peuple, de même ses disciples sont persécutés par leurs anciens coreligionnaires.
Chez s. Justin, l'hostilité des Juifs est identique à celle des païens. « Nous aussi, maintenant, avec Notre-Seigneur lui-même, nous sommes haïs de vous et absolument de tous les autres hommes qui sont tous frères par nature » ([^28]). L'Église s'oppose non pas au peuple juif, -- puisqu'elle est composée d'une partie de ce peuple, -- mais au paganisme et au judaïsme en tant que celui-ci refuse de reconnaître le Christ. C'est à partir de ces faits concrets d'hostilité quotidienne que se manifeste et s'accentue la différenciation d'ordre doctrinal et moral.
Déjà, s. Justin accuse les Juifs d'avoir retranché des textes de l'Écriture ([^29]). En effet, les chrétiens tiennent pour inspirés des versets ou même des textes entiers qui ne font pas partie de la Bible hébraïque : Peu à peu, cette différenciation se précisera au fur et à mesure que les chrétiens dresseront de leurs livres sacrés un catalogue qui finira par se distinguer notablement de la Bible hébraïque.
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Celle-ci, d'ailleurs, n'est guère en usage dans l'église judéo-chrétienne de Pella qui a succédé à celle de Jérusalem. Dans la Dispersion, c'est la version grecque des Septante qui est employée, et celle-ci diffère déjà de la Bible juive : des fragments d'Esther et de Daniel sont propres à la version grecque ; les livres de Judith, des Maccabées, de la Sagesse, de l'Ecclésiastique et de Baruch n'existent pas dans la version hébraïque.
Le fait que le christianisme se soit développé surtout dans la Diaspora, et l'usage habituel du grec et non de l'hébreu par la plupart des chrétiens ont accentué la différenciation progressive entre les deux religions. Celle-ci ne se fait d'ailleurs qu'imperceptiblement, puisque la communauté judéo-chrétienne demeure comme un lien vivant entre elles, et manifeste la difficulté pour le christianisme naissant de se dégager du judaïsme ([^30]).
La déviation du judéo-christianisme, qui persistera pendant plusieurs siècles, est combattue déjà par s. Irénée. Celui-ci, de même que s. Justin, relève l'hostilité des Juifs contre les chrétiens. « Pour cette raison (l'appel des Gentils et la formation de l'Église qui a pris la place d'Israël), le frère a souffert les tracasseries de son frère (Esaü et Jacob), de la même façon que l'Église souffre de la part des Juifs » ([^31]).
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La même inimitié est soulignée par l'*Épître à Diognéte :*
« Les Juifs leur font la guerre (aux chrétiens) comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine » ([^32]). Ainsi, le christianisme s'oppose à la fois au judaïsme et au paganisme. « C'est donc bien avec raison que les Chrétiens s'abstiennent de la légèreté et de l'erreur générales ([^33]) comme du ritualisme indiscret et de l'orgueil des Juifs » ([^34]).
L'imperméabilité de plus en plus marquée des Juifs à la pénétration de l'Évangile et leur hostilité contre les chrétiens éloignent le christianisme de ses racines juives.
Avec Clément d'Alexandrie, la pensée chrétienne prend un tournant décisif : elle s'oriente délibérément vers l'héllénisme en montrant que la philosophie grecque est compatible avec le christianisme. Ce mouvement ira en s'accentuant : par suite de la diffusion du christianisme parmi les nations païennes, et du repliement d'Israël sur lui-même, le christianisme prend peu à peu conscience de son caractère universaliste qui s'oppose au particularisme juif.
D'après Tertullien, Néron aurait été poussé par les juifs à poursuivre les chrétiens. « Les disciples du Christ, quoique dispersés par toute la terre, ont obéi au précepte du Seigneur Dieu ; eux-mêmes sont grandement persécutés par les Juifs infidèles. Ils viennent de souffrir librement pour la vérité de la foi à Rome, par suite de la sauvagerie de Néron, et ont semé le sang des chrétiens » ([^35]). Le thème de la haine des Juifs contre les chrétiens revient comme un leitmotiv. De même que Juifs et païens sont les adversaires des chrétiens sur le plan doctrinal, de même ils s'allient contre eux dans le domaine politique, et s'efforcent de les faire disparaître par la violence au cours des trois premiers siècles.
L'Orient et l'Occident s'accordent pour souligner cette opposition que l'on trouve chez Origène comme chez Tertullien ou s. Justin. « Lorsque tu vois les Juifs haïr les chrétiens et leur dresser des embûches... » ([^36]).
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Mais Origène a étudié beaucoup plus profondément que ses prédécesseurs le rapport entre le judaïsme et le christianisme, qu'il s'agisse du judaïsme de l'Ancien Testament ou du judaïsme contemporain qu'il connaît fort bien, à la différence des auteurs cités précédemment. Par exemple, il note que le judaïsme post-christique a subi l'influence du christianisme. « La récompense que la Synagogue reçoit de l'Église, c'est de ne plus rendre de culte aux idoles. Voyant en effet ceux qui viennent des nations se tourner si bien vers Dieu qu'ils n'adorent plus que lui seul, et ne connaissent plus leurs anciennes idoles, elle se met à rougir de leur rendre encore un culte. Voilà le bienfait qu'elle reçoit de l'Église pour avoir pris soin de la Loi dans son enfance » ([^37]). En effet, Israël a abandonné les pratiques idolâtres si fréquentes tout au long de l'Ancien Testament, et que ses prophètes n'ont cessé de lui reprocher.
Si s. Justin avait déjà souligné la différence entre les Écritures juives et chrétiennes, Origène, le premier chrétien d'origine païenne qui ait étudié à fond l'Ancien Testament, mettra cette différence en lumière. Il a non seulement distingué l'interprétation spirituelle et l'interprétation littérale des textes, mais aussi étudié les textes eux-mêmes.
Un de ses amis, Jules l'Africain, lui reprocha d'utiliser l'histoire de Suzanne ([^38]) qui ne figurait pas dans le texte hébreu. Origène lui répondit longuement à ce sujet ([^39]). Comme s. Justin, Origène accuse les Juifs d'avoir supprimé des textes qui les gênaient : il est vrai que, dans l'histoire de Suzanne, l'attitude des « vieillards » n'est pas à l'avantage des « anciens » du peuple juif, dont l'autorité demeurait et demeure encore vivante. Origène accuse donc les Juifs d'avoir faussé le canon de leurs Écritures, et de les avoir ainsi différenciées volontairement de celles des chrétiens.
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Origène appuie sa thèse sur l'autorité de la « tradition » : il y a, dans le christianisme, une continuité dont on peut retrouver la trace au cours de l'histoire ; dans le judaïsme, au contraire, il y aurait eu une rupture : la crainte d'aboutir au christianisme aurait incité les autorités religieuses à supprimer certains textes.
Origène connaît fort bien le judaïsme et les Juifs. Il a discuté avec nombre d'entre eux. « Je me souviens d'un jour où je parlais avec des Juifs qui étaient du nombre de ceux qu'ils appellent les sages » ([^40]). Il sait que les Juifs de l'époque calomnient Jésus et sa mère ([^41]), et il place leurs arguments dans la bouche de Celse, le philosophe païen qu'il entend réfuter. Ainsi donc, pour Origène, les attaques des païens rejoignent celles des Juifs : une nouvelle fois nous trouvons cette liaison si souvent marquée par les écrivains des premiers siècles. Dans le *Traité contre Celse,* Origène accuse à nouveau les Juifs d'avoir faussé les Écritures ([^42]).
La polémique contre les Juifs prend alors une importance vitale pour le christianisme. Les Juifs fournissaient aux païens leurs meilleurs arguments, et, d'autre part, entre le judaïsme et le christianisme, il ne pouvait y avoir de moyen terme. L'un était nécessairement la vérité et l'autre l'erreur. Origène l'a fort bien vu en ce qui concerne le canon de l'Ancien Testament : ou bien les Juifs en ont supprimé des passages, ou bien les chrétiens en ont ajoutés.
La différenciation entre les deux religions s'exprime dès lors avec netteté. Ce n'est pas une différence de degré, une différence mineure, mais, au contraire, une divergence fondamentale. En approfondissant l'interprétation chrétienne de l'Ancien Testament, et en dégageant les normes de la tradition, Origène mettait en valeur l'opposition qui commençait à se faire sentir entre les deux religions, opposition qui ne pouvait être perçue à l'origine du christianisme, alors que les premiers chrétiens avaient pleine conscience d'être les héritiers de l'Israël vétéro-testamentaire. En se précisant, la doctrine chrétienne s'éloignait du judaïsme post christique.
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A la suite d'Origène, Eusèbe de Césarée reprend l'accusation de s. Justin en se référant d'ailleurs à celui-ci. « (Justin) cite également certaines paroles des prophètes et convainc Tryphon que les juifs les ont retranchées de l'Écriture » ([^43]). Eusèbe devait certainement connaître la position d'Origène au sujet des textes de l'Ancien Testament. Le canon des Écritures n'est pas encore fixé, mais la tradition vivante de l'Église se précise.
S. Athanase, lui aussi, accuse les Juifs d'avoir faussé l'Écriture ([^44]). Au quatrième siècle, l'opposition entre le christianisme et le judaïsme est devenue une évidence. Pour les chrétiens, elle résulte avant tout du refus des Juifs concernant la divinité de Jésus. Ce refus a provoqué une double rupture au sein du judaïsme : rupture entre la partie chrétienne du peuple juif, et celle qui a refusé de reconnaître en Jésus le Messie, mais rupture aussi entre la tradition de l'Israël vétéro-testamentaire et celle de l'Israël post-christique. En effet, Jésus d'abord, puis ses Apôtres, sont les représentants de l'authentique tradition d'Israël. Celle-ci n'était-elle pas tout orientée vers la venue du Messie qui délivrerait son peuple de ses péchés ? En refusant le message chrétien, les Juifs ont été conduits à s'écarter de leur propre tradition. Cette attitude les a incités à éliminer de la Bible certains textes qui ne pouvaient que les ouvrir au christianisme.
La polémique contre le judaïsme se traduit par plusieurs traités intitulés « *Contre les Juifs *», -- *Adversus Judaeos* --, et qui sont, en réalité, dirigés contre l'idéologie juive et non contre les individus. Mais cette distinction appartient à l'époque contemporaine, et le titre même de ces *Traités contre les* Juifs nourrit une grave équivoque.
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Pendant les premiers siècles, et par suite du rapport étroit existant encore entre les deux religions comme entre Juifs et chrétiens, il semble y avoir eu peu de ces traités. Celui de Tertullien est le seul ouvrage d'ensemble qui ait survécu, avec un traité du schismatique Novatien portant le même titre ([^45]). Il nous reste aussi des fragments d'une œuvre attribuée longtemps à Hippolyte de Rome. Peut-être y a-t-il eu un traité du pape Sylvestre, mais il n'a pas été conservé ([^46]). En Orient, et bien que le problème du judéo-christianisme se soit posé de façon continue au cours des premiers siècles, s. Jean Chrysostome fut le premier à l'aborder directement.
La différenciation entre le judaïsme et le christianisme est si progressive et la frontière entre eux si difficile à établir qu'au quatrième siècle, des chrétiens suivent encore les rites mosaïques ; s. Jean Chrysostome doit lutter contre l'influence du culte juif. « Vous êtes chrétien, n'est-ce pas ? Pourquoi donc ce zèle pour les observances judaïques ? » ([^47])... « N'y a-t-il qu'une légère différence entre les Juifs et nous ? Les questions qui nous séparent sont-elles sans importance, pour que vous estimiez notre religion et la leur une seule et même religion ?... Pourquoi réunissez-vous des choses incompatibles ? » ([^48]).
Si les pasteurs ont pris conscience de la rupture qui s'est produite, elle demeure voilée pour bien des fidèles, surtout lorsque ceux-ci sont en contact avec des Juifs ([^49]). Aussi s. Jean Chrysostome est-il d'autant plus sévère pour le judaïsme. « La nouvelle religion est de beaucoup supérieure à celle des Gentils, et même à celle des Juifs, celle-là mensongère et charnelle, celle-ci charnelle encore, quoique essentiellement vraie. Aussi le culte dont l'Église est la dépositaire est-il l'opposé de l'idolâtrie et le sublime contraste du judaïsme » ([^50]).
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Après Origène, et à son exemple, s. Jérôme, en s'attaquant à la critique des textes sacrés, eut, lui aussi, à comparer l'exégèse juive et la chrétienne. Il s'efforça de conserver le texte juif authentique. « Certes, je le dirai hardiment, et je citerai de nombreux témoins de ce travail, que je n'ai rien changé, du moins sciemment, à la vérité hébraïque » ([^51]). Mais il voit clairement le danger consécutif à l'interprétation juive, et il entend bien rester fidèle à la tradition chrétienne. « Autre chose est de lire les Psaumes dans les Églises pour les chrétiens, et autre chose de répondre aux Juifs qui chicanent sur chaque mot » ([^52]).
Cette fidélité de s. Jérôme au texte juif lui est imposée par les attaques même des Juifs. « En effet, pour l'auditeur ou pour le lecteur, quel profit y a-t-il que nous suions à travailler et que d'autres travaillent à nous discréditer, que les Juifs déplorent de se voir enlever une occasion de calomnier et railler les chrétiens, et que les hommes d'Église méprisent ou bien plus déchirent (les arguments) qui abattraient les adversaires ? » ([^53]). Ainsi, à la fin du quatrième siècle, l'exégèse juive sert-elle de stimulant. « Comme selon les diverses régions, il existe des exemplaires différents et que cette traduction vénérable et ancienne (des Septante) a été corrompue et altérée... tu penses qu'il est en notre pouvoir, ou bien de discerner entre plusieurs exemplaires quel est le vrai, ou bien de reconstituer une œuvre neuve dans une ancienne et de répondre aux moqueries des Juifs en nous montrant plus fins qu'eux » ([^54]). « Il faut donc retourner aux Hébreux (c'est-à-dire au texte hébreu) d'où viennent les paroles du Seigneur et où les disciples ont pris leurs exemples » ([^55]).
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S. Jérôme lutte non seulement contre l'interprétation juive, mais aussi contre des exégètes chrétiens « judaïsants ». « (Les versions grecques de la Bible du) Juif Aquila, et des hérétiques judaïsants Symmaque et Théodotion... ont, par une fausse interprétation, celé de nombreux mystères du Sauveur et sont cependant lues dans les Hexaples par les églises et expliquées par de fidèles adhérents à la foi catholique » ([^56]). S. Jérôme s'aperçoit que des chrétiens hérétiques tendent à interpréter la Bible dans le même sens que les Juifs. « C'est en vain que je cherche dans le silence, je ne peux trouver la raison pour laquelle les Septante n'auraient pas voulu traduire en grec une prophétie aussi claire sur le Christ. En effet, les autres, qui l'ont cependant traduite, mais ont tourné un mot ambigu dans le sens de l'impiété, il n'est pas étonnant qu'ils l'aient mal interprétée, et qu'ils n'aient rien voulu dire de glorieux sur le Christ, puisqu'ils ne croyaient pas en lui ; ce sont les Juifs ou les semi-Juifs, c'est-à-dire les Ébionites » ([^57]). « Les Juifs prétendent que la prophétie (d'Isaïe, au chapitre XI, 3 ss), ne s'accomplira qu'à la fin du monde... Ici encore, les Juifs et nos judaïsants rapportent ces événements au futur selon le sens littéral : c'est dans la clarté du Christ, qu'ils pensent devoir venir à la fin du monde, que toutes les bêtes deviendront douces ; après s'être débarrassés de leur ancienne cruauté, le loup et l'agneau paîtraient ensemble... Mais nous devons leur demander si tout ce passage doit être compris tel qu'il est écrit, et sans rien rapporter à l'intelligence spirituelle » ([^58]).
La polémique d'ordre exégétique contre les Juifs rend s. Jérôme sévère, d'autant plus que son tempérament fougueux ne l'incitait pas à l'indulgence. En commentant le début du chapitre L d'Isaïe, que les Juifs rapportent au prophète lui-même et non au Christ ; s. Jérôme écrit :
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« Ils disaient ceci, ceux qui s'efforceraient par tous les moyens de détourner du Christ les prophéties et de forcer l'intelligence du texte par une interprétation tortueuse et perverse » ([^59]). L'on peut d'ailleurs remarquer que les Juifs rapportaient alors l'image du Serviteur souffrant au prophète, tandis que, actuellement, ils voient dans ce Serviteur la figure du peuple juif : Leur interprétation semble donc incertaine.
S. Jérôme est d'autant plus sévère vis-à-vis des Juifs qu'il connaît leurs attaques contre les chrétiens. « Et ensuite, depuis les Apôtres jusqu'à aujourd'hui (les chefs des Juifs) persévèrent dans leurs blasphèmes, et, trois fois par jour, dans toutes les synagogues, sous le nom de Nazaréens, ils anathématisent le nom de chrétien » ([^60]). Les Juifs avaient ajouté à leur prière des dix-huit « bénédictions » une formule de malédiction contre les « Nozrim », visant ainsi peut-être les chrétiens en général, mais plus probablement les convertis au christianisme qui, pour eux, étaient des apostats ([^61]). Une fois de plus, et encore à la fin du quatrième siècle, nous trouvons trace de l'hostilité des Juifs contre les chrétiens, qui a pesé lourdement sur le développement des rapports entre les deux communautés.
Cette hostilité, s'ajoutant aux divergences doctrinales et à la crainte de prosélytisme, a créé peu à peu, entre deux religions dont l'origine est commune, une animosité et un mépris réciproques. Pour les Pères, le fait d'avoir méconnu le Christ équivaut à une apostasie dont l'ensemble des Juifs de tous les temps serait coupable.
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Cette idée est exprimée tout particulièrement au début du cinquième siècle par Cyrille d'Alexandrie. « Le peuple des Juifs est retourné aux ténèbres dont il avait été tiré » ([^62])... « Les misérables Juifs ont péché gravement et abondamment non seulement contre le Fils, qu'ils osent reprendre... mais ils ont aussi péché stupidement contre le Père... » ([^63]). « En vérité, ils ont entendu non pas un prophète, mais le divin Christ lui-même qui nous a été annoncé et envoyé ; ils ont été les spectateurs de ses œuvres étonnantes... Alors qu'est-ce qui pourrait sauver du châtiment la folie des Juifs ? Bien qu'ils l'aient vu et entendu, ils ont cependant haï aussi bien le Fils que le Père. Ils n'ont donc pas reçu la doctrine transmise du Père par le Fils, et parce qu'ils n'ont pas voulu admirer les œuvres de la nature divine, ils sont restés manifestement dans l'impiété envers la nature de Dieu tout entière, par qui ces œuvres ont été faites » ([^64]).
Après Cyrille d'Alexandrie, Théodoret de Cyr va plus loin encore. Non seulement les Juifs ont perdu la foi dans le vrai Dieu, mais ils se livrent à la magie, c'est-à-dire à des pratiques idolâtres. « Ils obéissent à toute impiété, ils utilisent les sortilèges et les incantations des démons, alors qu'ils ne veulent pas adorer le Dieu qui leur a apporté le salut » ([^65]). Cette accusation de magie sera reprise et développée pendant tout le Moyen Age.
La pensée de l'Orient ne diffère guère de celle de l'Occident, où s. Augustin lui avait donné, à la fin du quatrième et au début du cinquième siècle, une expression plus précise. Il avait, lui aussi, souligné les divergences théologiques fondamentales entre le christianisme et le judaïsme. « La fille est en opposition avec sa mère : le peuple qui, venant des Juifs, a cru, est en opposition avec la Synagogue. La bru est aussi en opposition avec sa belle-mère ; la bru, c'est le peuple venant des Gentils (puisque) son époux est le Christ, fils de la Synagogue.
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En effet, de qui est né selon la chair le Fils de Dieu ? -- De cette Synagogue. Le Christ enseigne dans son Église ; venant des Gentils, elle n'a pas accepté la circoncision charnelle, et elle est en opposition avec sa belle-mère » ([^66]). La comparaison de s. Augustin est assez curieuse, mais il fait ressortir très exactement la nature des rapports qui unissent, désormais, l'Église et le judaïsme : parenté, certes, mais aussi opposition. Le rapport est le même que celui des deux Testaments : unité et discontinuité tout à la fois.
L'on peut remarquer que le judaïsme ne tient pas compte de la rupture de l'économie divine qui est marquée par la cessation du culte du Temple, et, ce qui est encore beaucoup plus important, par la disparition des prophètes depuis la venue de Jésus. Il soutient la pérennité de l'économie vétéro-testamentaire infléchie dans un sens antichrétien. Si les Juifs pensent que les Gentils, eux aussi, sont appelés au salut, c'est cependant sans affirmer réellement que la foi en Dieu doit être universelle et la même pour tous : le particularisme de l'Ancien Testament demeure l'un des pivots de leur religion.
Pour les chrétiens, au contraire, la venue du Messie a apporté dans l'économie divine de profondes modifications. L'accomplissement en Jésus des promesses faites aux patriarches a permis le salut des Gentils, et a ainsi réalisé le salut universel annoncé par les prophètes. D'une part, les Gentils, eux aussi, et non plus les Juifs seuls, sont appelés par Dieu, et, d'autre part, une partie du peuple juif a refusé ce salut lié à la foi en la divinité de Jésus.
En prenant peu à peu conscience de tout ce qui les sépare désormais de l'Israël post-christique, les chrétiens espèrent cependant qu'un jour celui-ci retrouvera sa foi primitive dans le Messie Sauveur, et qu'ainsi il parviendra à la foi chrétienne. Bien que s. Augustin ait tout spécialement énoncé les divergences qui séparent l'Église de la Synagogue, il se fait l'interprète du sentiment de l'Église en exprimant le souhait qu'un jour l'unité brisée par le refus des Juifs de l'Évangile se reconstitue.
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Les Juifs peuvent, s'ils le désirent, faire de nouveau partie du peuple de Dieu. « C'est cela, très chers, que nous devons prêcher avec amour aux Juifs, (partout) où nous le pouvons, qu'ils nous écoutent avec reconnaissance ou avec indignation. Nous ne devons pas nous élever avec orgueil contre les branches brisées ; pensons plutôt par quelle grâce, par quelle miséricorde et sur quelle racine nous avons été greffés, pour que, sans orgueil intellectuel, mais avec d'humbles sentiments (Rom. XI), sans les insulter avec hardiesse, et en exultant de crainte, nous (leur) disions : « Venez, marchons dans la lumière du Seigneur » ([^67]).
D. Judant.
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### La Méditerranée passée, présente et future
par Paul Auphan
Texte d'une conférence donnée à plusieurs reprises depuis quatre ans, en France et à l'étranger, sous des formes successives variées.
La version que nous publions est celle qui a été prononcée le 21 février 1969 à Besançon dans le cadre des « Grandes Conférences du C.E.P.E.C. » (Centre d'Études Politiques et Civiques).
LA MÉDITERRANÉE n'est pas une mer comme les autres. Paul Valéry disait que tout ce qui est culture intellectuelle, valeur religieuse, science économique, activité artistique est né autour d'elle.
Pour moi, j'en parlerai ici sous l'angle du *stratège,* au sens que les Grecs donnaient à ce mot, à la fois homme de guerre et penseur politique, allant chercher dans le passé de quoi expliquer le présent et éclairer l'avenir.
Pour vous permettre de mieux me suivre, j'énumère tout de suite les quatre tableaux de la Méditerranée que je vais m'efforcer de faire revivre ou de dessiner devant vous :
-- 1°) *La Méditerranée chrétienne* et le coup de sabre inattendu que l'Islam lui a porté ;
-- 2°) après un saut de six ou sept cents ans : *La Méditerranée au XVI^e^ siècle,* le siècle de la bataille de Lépante, où vous verrez les conséquences de la cession d'Alger à l'adversaire d'alors de la chrétienté ;
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-- 3°) après un nouveau saut de deux ou trois cents ans : La Méditerranée post-révolutionnaire et les raisons profondes du reflux général de l'Occident devant l'Islam ;
-- 4°) enfin, *la Méditerranée contemporaine,* et l'analyse de la situation stratégique actuelle où, peut-être, se mettent en place les éléments d'un futur grand conflit.
#### La Méditerranée chrétienne
La « mer du milieu des terres », puisque tel est son nom, est la mer la plus anciennement fréquentée du globe. Depuis la plus lointaine antiquité, elle a été providentiellement préparée à sa mission. Ce n'est pas par hasard que le Christ est né sur ses rives, au carrefour des trois continents qui ont peuplé le reste de la planète.
A l'époque du jaillissement de la pensée grecque et des premiers brassages qui s'opèrent entre peuples riverains, plusieurs siècles par conséquent avant notre ère, la civilisation, qui est faite alors surtout de progrès technique, s'avance d'Est en Ouest et, faute de routes, s'avance par mer.
Dans cette progression, la rive nord de la Méditerranée est civilisée par les Grecs. Marseille, par exemple, vous le savez, est une colonie de Phocée. La rive sud est civilisée par les Phéniciens, des Sémites. Voilà, sans parler du climat et plus tard des grandes invasions, une cause essentielle de distorsion entre les deux rives de la Méditerranée.
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Entre la bataille navale de *Salamine* (480 ans avant J.-C). -- où les marins grecs ont sauvé la Méditerranée d'un despotisme qui venait déjà de l'est -- et la bataille navale d'*Actium* (31 ans avant J.-C.) -- qui a uni la Méditerranée sous une seule souveraineté, la souveraineté romaine -- il s'est écoulé quatre siècles et demi remplis de guerres civiles ou internationales, de luttes sanglantes.
Au cours de ces luttes, des corsaires rançonnent, pillent, saccagent le littoral et la haute mer.
La Méditerranée, où les marins n'avaient à compter jusque là qu'avec les vents et les courants, devient un coupe-gorge. Nommé dictateur à la mer pour rétablir l'ordre, Pompée divise la Méditerranée en secteurs (qui curieusement sont exactement les mêmes qu'on adoptera en 1916 contre les sous-marins allemands) et chaque secteur est nettoyé par une escadre dotée d'un petit corps de débarquement.
Dix mille brigands sont exterminés, vingt mille recasés dans des colonies fondées exprès pour eux. Définitivement purgée de pirates, la Méditerranée va rester un lac tranquille et sûr jusqu'à l'apparition des corsaires de l'Islam.
Grâce à cette paix, c'est par mer que l'Évangile se répand. Rappelez-vous les navigations de saint Paul. Mais il faut encore trois siècles avant que le christianisme, travaillant en profondeur, soit reconnu par la loi et trois autres siècles avant que s'immobilise sur le littoral européen le tourbillon humain des grandes invasions.
Au VII^e^ siècle, quand l'éruption humaine s'arrête et que chaque peuple trouve à peu près sa place autour de la Mer Intérieure, une Méditerranée pacifiée, rajeunie, radieuse émerge des limbes de l'antiquité.
Elle comprend trois États nationaux -- l'Espagne wisigothique, la plus évoluée socialement, la Gaule franque, l'Italie lombarde -- et un puissant ensemble, l'Empire byzantin, qui, en dehors de son noyau grec (Grèce européenne et Asie mineure), s'étend sur la Syrie, sur l'Égypte, sur toute l'Afrique du Nord jusqu'à Gibraltar. La marine byzantine assure la police des mers. L'armée défend la chrétienté contre les barbares de l'est.
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Tous ces États sont chrétiens et même, pourrait-on dire, catholiques romains puisqu'aucun schisme ne les divise. La religion s'exprime en des langues différentes. Les cultures nationales, bien qu'elles dérivent toutes, plus ou moins, de la pensée grecque et du juridisme romain, sont diversifiées. Mais il n'y a qu'un baptême, qu'une morale et qu'une civilisation : la civilisation chrétienne.
C'est à cet ensemble admirable, riche de possibilités universelles, que l'Islam va porter un coup dont la Méditerranée n'est pas encore remise puisque, de lac pacifique, elle est devenue et restera pratiquement jusqu'à nos jours un front de guerre.
Comment cela s'est-il produit ?
Avant de répondre à la question, je tiens à dire que j'ai passé plusieurs années de ma carrière dans le Levant, en pays musulman ; que j'ai eu des amis à l'Université d'El Azhar au Caire ; que je garde fidèlement le souvenir des musulmans avec lesquels, comme tant d'officiers français, j'ai eu à combattre sous les plis du même drapeau ; que je souhaite et espère que nos deux croyances, issues l'une et l'autre d'Abraham dans la même fidélité au Dieu transcendant et unique, se rejoindront un jour dans la lutte contre la subversion... Mais, parlant ici en historien et en militaire, je dois bien dire comment réellement les choses se sont passées, car l'Islam est resté marqué par la violence de ses origines.
Mahomet étant mort à Médine en 632 sans s'être désigné de successeur, un de ses nombreux beaux-pères prend sa suite à la tête de la prière commune du vendredi, réprime à coups de sabre quelques dissidences et, pour faire l'union des nouveaux croyants, arabes nomades du désert pour la plupart, se lance avec eux à l'assaut du monde civilisé.
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La Syrie, la Mésopotamie sont rapidement conquises. Mais au delà, vers le nord, Byzance fait barrage et le flot famélique se tourne vers l'ouest, vers l'Afrique. Un coup de chance lui ouvre l'Égypte qui sort à peine d'une occupation de quinze ans par l'armée perse : comme dans toute occupation, il y eu des « collaborateurs » qui ont été châtiés par les Byzantins à leur retour et qui se vengent maintenant en aidant les nouveaux envahisseurs.
La Berbérie, notre Afrique du Nord, est plus longue à digérer : un demi-siècle. Mais, là aussi, les chrétiens (comme nous aujourd'hui) sont désunis, ce qui affecte leur résistance morale, et beaucoup d'entre eux apostasient.
Un berbère du nom de Tarik, qui s'est converti comme tout le monde, franchit la mer, réunit ses troupes au pied d'une montagne qui devient le Djebel Tarik (Gibraltar) et envahit le premier l'Espagne. Les Arabes le suivent.
En 732, un siècle exactement après le début de cette aventure, c'est Poitiers : l'Occident restera chrétien. Mais Narbonne et quelques autres villes du Midi de la France demeurent occupées par les Sarrasins pendant vingt ans. Une enclave musulmane dans le golfe de Saint-Tropez subsistera même, les pirates aidant, pendant près d'un siècle ; car tous les ports colonisés jadis par les Phéniciens, les Carthaginois ou les Vandales apportent aux Arabes (qui étaient des terriens) leur technique nautique et deviennent pour mille ans des nids de corsaires. Quant à la péninsule ibérique sa délivrance demandera plus de sept siècles.
Autant dire que la guerre, entrelardée de part et d'autre d'inavouables profits, devient permanente entre l'Islam et la chrétienté.
Alors, je reviens à ma question et, croyez-moi, elle est d'actualité : comment expliquer ce succès si rapide et si facile de la nouvelle vague, idéologique et guerrière ?
Schématiquement, *trois* sortes de raisons :
-- d'abord une *raison technique*. Byzance était comme nous une civilisation citadine et jouisseuse, mal à l'aise dans le désert. Les Arabes au contraire étaient des nomades à la vie rude.
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Avec leurs caravanes de chameaux, ils ont utilisé le désert comme une mer terrestre permettant de choisir les points d'impact, exactement ce que fera plus tard, en 1941, le général allemand Rommel avec ses chars d'assaut.
Appuyés sur la mer liquide, la Méditerranée, les Byzantins auraient pu tenir indéfiniment dans des poches convenablement organisées, comme les Allemands sur nos côtes de l'Atlantique en 1944. Mais il aurait fallu pour cela une foi, une cohésion, une solidité morale qu'ils n'avaient pas. Et cela me conduit au deuxième genre de raisons :
-- les *raisons morales.*
Installés dans le confort, les Byzantins, toujours comme nous maintenant, s'intéressaient davantage à la politique qu'à la guerre. Ils n'étaient pas prêts à se sacrifier pour la défense de leur civilisation. Ils ont assez vite abandonné les peuples qu'ils protégeaient. Et ceux-ci, comme les décolonisés d'aujourd'hui devant le messianisme marxiste, se sont laissés d'autant mieux séduire par la nouvelle domination qu'elle offrait une religion plus facile et que s'y convertir était la seule chance qu'on avait de garder sa place.
-- enfin, une *raison stratégique.*
Jusqu'à l'agression de l'Islam, la chrétienté n'avait à se défendre que face à l'Est, contre les barbares. La conquête de l'Afrique a permis aux agresseurs de tourner cette défense et, comme vous l'avez vu, d'envahir l'Europe par derrière.
De plus, l'Islam a trouvé en Afrique deux sources capitales de puissance : les esclaves et l'or.
C'est grâce à la traite des noirs africains et aux tonnes d'or extraites des placers africains que l'Islam a pu dominer la Méditerranée jusqu'à ce que les chrétiens découvrent l'Amérique.
C'est en un mot grâce à l'exploitation économique et stratégique de l'Afrique que l'Islam a pu affronter l'Europe. Leçon à ne pas oublier, plus exactement leçon dont l'oubli peut nous coûter cher !
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Je vous entraîne maintenant par la pensée dans un grand saut de six ou sept cents ans par-dessus l'époque des Croisades -- contre-attaque de légitime défense qui exigerait, à elle seule, une conférence -- et nous voici au deuxième tableau que je vous ai annoncé :
#### La Méditerranée au XVI^e^ siècle, le siècle de la Renaissance, de François I^er^, de Charles Quint, de Philippe II d'Espagne.
Constantinople est tombé et se prononce Stamboul pour un gosier musulman.
La chrétienté n'a plus que trois fenêtres sur la Méditerranée et qui louchent entre elles : Ce sont : 1° l'*Italie,* fatiguée par les guerres que la France lui a faites et où le principal État, la république de Venise, ne pense qu'à commercer avec l'adversaire musulman : 2° la *France,* battue par les Espagnols à Pavie, déjà ébranlée par des cassures religieuses et qui, pour s'en sortir, ne trouve rien de mieux que de rompre la communauté chrétienne en s'alliant au Grand Turc, un peu comme nous soutenons aujourd'hui la politique soviétique ou flirtons avec la Chine de Mao ; enfin 3° l'*Espagne* qui, sur la lancée de la reconquête, poursuit son agresseur musulman en Afrique du Nord, mais qui commence à regarder dans son dos, vers les richesses de l'Amérique.
En face de cette chrétienté désunie se dresse la grande puissance de l'Est, l'empire ottoman. Il est parvenu à rassembler peu à peu sous l'autorité à la fois temporelle et spirituelle d'un khalife les divers États arabes qui se disputaient entre eux autant qu'aujourd'hui. Il a recouvert toute la péninsule balkanique jusqu'aux rives de l'Adriatique, allant même battre en 1526 les murs de Vienne. Mais il n'a pas encore pris pied en Méditerranée occidentale, où, faute de bases pour ses escadres, il ne peut que lancer des corsaires isolés.
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Le « front », si l'on, peut dire, entre l'Islam et la chrétienté passe dans les parages de Malte, où les chevaliers de Rhodes ont dû se replier, et se situe en gros au milieu de la Méditerranée.
Alors se produit un phénomène sur lequel j'attire votre attention car il va permettre à l'adversaire de l'est (hier l'Islam, aujourd'hui tel autre que vous pouvez imaginer) de tourner ce front.
Un aventurier musulman de génie, Khair Eddin, qui vit de rapines en mer comme tout le monde et qui a fini par s'implanter à Alger, met son fief sous la suzeraineté du lointain sultan de Constantinople. Du coup les escadres ottomanes ont une base qui pourrait aussi bien s'appeler Mers-el-Kebir et s'enhardissent jusqu'à Gibraltar. Dans la crainte de coups de main, les côtes chrétiennes se couvrent de fortins et de tours de guet dont maintes ruines subsistent encore.
L'empereur Charles Quint voit le danger et, à la tête d'une énorme expédition (600 voiles, 25 000 hommes), tente en 1541 de reprendre Alger. En vain. Pour comble, les Français, collaborant avec l'Est, ouvrent en 1543 le port de Toulon à la grande flotte ottomane qui en profite pour aller saccager les côtes italiennes.
Ce complexe craintif des chrétiens dure toute une génération jusqu'à ce que le saint pape Pie V arrive à unir en 1571 toutes les puissances catholiques de la Méditerranée, sauf la France qui fait toujours bande à part.
La bataille navale de *Lépante* qui en résulte et qui se déroule dans le site même de la bataille d'Actium est une des plus importantes de l'histoire puisque sans elle nous ne serions peut-être plus chrétiens. Elle met aux prises dans chaque camp 80 000 marins et plus de 200 unités navales. Apporté de La Mecque, l'étendard vert du Prophète flotte sur le navire-amiral musulman. Côté chrétien une nuée d'aumôniers prêche aux équipages sur le thème :
« Pas de Paradis pour les poltrons !. » Le résultat est, comme vous le savez, une victoire chrétienne, dont, tous les ans, l'Église, qui avait mis tous ses monastères en prière, célèbre l'anniversaire le 7 octobre, fête du Très Saint Rosaire.
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Grâce à ce « Poitiers » naval, il s'établit en Méditerranée un régime de coexistence -- assez peu pacifique, il est vrai, car tous les ans, le canon tonne ici ou là à propos d'actes de piraterie -- coexistence tout de même qui permet aux marchands de tout acabit de s'enrichir.
Sautons par-dessus ces deux siècles de négoce et arrivons au troisième tableau de mon exposé :
#### La Méditerranée post-révolutionnaire c'est-à-dire postérieure à la Révolution française
La laïcisation de la politique commence à se faire sentir en Méditerranée avec l'expédition d'Égypte.
Le 1^er^ juillet 1798, le corps expéditionnaire français débarque à Alexandrie. C'est le premier contact depuis les croisades entre l'armée des Francs et l'Islam oriental. Mais le langage n'est plus le même : « Cadis, Cheiks, Imams, proclame Bonaparte, nous sommes amis des vrais musulmans (la traduction arabe porte même par roublardise nous sommes aussi de vrais musulmans...). N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape qui disait qu'il fallait faire la guerre à l'Islam ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les Chevaliers de Malte qui faisaient la guerre aux musulmans... etc., etc. » De ce jour, de ce texte, date une nouvelle politique, celle du reniement chrétien (officiellement au moins) et de la collaboration avec l'Islam qui va empoisonner la politique française jusqu'à nos jours car c'est faire injure aux musulmans eux-mêmes -- certains me l'ont dit -- que de les croire plus sensibles au dédain de sa religion qu'à une manifestation de sa foi.
Pendant tout le XIX^e^ siècle, les Anglais font la course avec nous sur la route de cette hypocrisie.
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L'expédition d'Égypte a réveillé l'Islam de sa torpeur. Banquiers et hommes d'affaires européens en profitent. L'Angleterre, qui a conquis les Indes pendant qu'on se battait en Europe, veut en contrôler la route. Pour elle colonisation signifie « business ». Elle combat donc l'influence française en Méditerranée, à la fois plus désintéressée et malgré tout plus chrétienne parce que l'anticléricalisme, en principe, cessera bientôt d'être exporté et que nos gouvernements, même les plus laies, continuent à revendiquer notre vieux titre de puissance protectrice des chrétiens en Orient.
En 1882 l'Angleterre, qui vient déjà d'hériter de Chypre, finit par s'installer provisoirement en Égypte, provisoire qui durera jusqu'à nos jours en dépit de 75 promesses d'indépendance faites à ce pays si l'on en croit un historien britannique, John Kimche, il est vrai peu conformiste. De cette magnifique plate-forme égyptienne, la politique britannique rayonne dans tout le Levant et mène le combat souterrain constant contre le rival français dont on sape l'influence en faisant du panarabisme, c'est-à-dire du panislamisme.
Tout cela conduira, à travers des histoires de pétrole, aux agissements d'un Lawrence, à la création de la Ligue Arabe au Caire au cours de la deuxième guerre mondiale et à notre expulsion du Levant, dans une nouvelle rupture de la solidarité occidentale (on n'ose plus dire chrétienne), dont la Grande Bretagne sera ensuite elle-même victime.
Pour ne pas perdre l'équilibre dans sa politique de funambule, le cabinet de Londres a, un moment, « promis le même pain à deux peuples différents », suivant la pittoresque image d'un auteur britannique, c'est-à-dire promis la Palestine à la fois aux Arabes pour qu'ils se révoltent en 1915 contre les Turcs et aux Juifs pour obtenir un emprunt à New York en 1917. Le résultat est ce que vous voyez aujourd'hui et sur lequel je reviendrai tout à l'heure.
Pendant ce temps, en Méditerranée occidentale, les Français ont occupé l'Afrique du Nord. Pourquoi ? Vous allez le comprendre.
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En 1815 le congrès des grandes puissances européennes réuni à Vienne a décidé, dans un sentiment d'humanité, d'interdire la traite des noirs et des blancs.
La traite des noirs, j'en ai déjà parlé. L'Europe n'a fait jadis qu'imiter l'Islam. Elle est, au début du XIX^e^ siècle, la première à arrêter tout trafic négrier. L'Islam continuera par terre son propre trafic presque jusqu'à nos jours.
Reste la traite des blancs, c'est-à-dire la capture en mer de chrétiens ou de chrétiennes par des corsaires musulmans, comme cela se fait depuis mille ans, et leur confinement dans des bagnes. En 1816 une escadre britannique bombarde Alger sans faire cesser ces mœurs. D'ailleurs comment vivre autrement dans un pays ingrat qui n'a jamais été mis en valeur ? Les puissances sans défense acceptent de payer un tribut au dey d'Alger pour que leurs bateaux puissent circuler librement. Mais les captures continuent : de 1817 à 1827, 26 unités navales sont encore interceptées, dont un voilier naviguant sous pavillon français.
Cette capture et une âpre discussion à propos de dettes anciennes entraînent un raidissement de notre position. Pendant deux ans nous faisons le blocus des côtes algériennes. Comme il n'y passe aucun commerce, la marine française s'y épuise pour rien. Un de nos vaisseaux envoyé en parlementaire à Alger pour négocier y reçoit une volée de coups de canon, sous l'œil narquois des Britanniques. Répondre par un nouveau bombardement ne conduirait à rien : Alger en a peut-être subi une vingtaine dans son histoire sans supprimer ses bagnes. Il n'y a pas d'autre solution qu'un débarquement, sans trop chercher à savoir ce que l'on fera ensuite. Approuvée par toutes les puissances méditerranéennes, État pontifical compris, cette décision, vous le voyez, n'a été dictée, à l'origine, que par le souci de protéger les chrétiens en général et nos nationaux en particulier. Qui pourrait assurer que, pour une raison ou pour une autre, d'une manière sans doute différente, il ne faudra pas un jour recommencer ? ([^68])
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Cela rappelé, pourquoi ne sommes-nous pas encore là-bas, sous une forme qui aurait dû, certes, évoluer, mais qui aurait maintenu l'espèce de sûreté que la chrétienté avait été obligée de prendre ?
Sans doute, à la base de tout, il y a eu depuis 1958 la volonté délibérée du régime d'évacuer l'Algérie sans souci du passé et en dupant les Français comme les musulmans qui nous avaient fait confiance, dans des conditions qui sont trop douloureusement présentes à vos mémoires pour que je vous les rappelle et qui, pour ma part, me font rougir de honte. Mais pourquoi auparavant, au bout d'un siècle, par exemple, la question n'était-elle pas résolue ou en voie de l'être de manière irréversible ?
A mon avis, quand on place l'événement dans sa perspective historique, la cause profonde du retrait de l'Occident, pas seulement en Algérie mais devant tout l'Islam arabe, est la carence spirituelle de son œuvre, surtout de celle des Anglais, le fait que nous avons étalé, au contact de structures encore féodales les avantages techniques et matériels de la civilisation, sans nous soucier de son fondement moral et religieux.
Arrivant en Algérie en 1830 et ne pensant qu'à l'immédiat, la France officielle a trouvé commode de ne pas toucher à l'Islam, d'en consolider même les structures qui sont chez lui à la fois temporelles et spirituelles, et par conséquent d'interdire tout apostolat.
Dix ans s'écoulent, par exemple, avant qu'on tolère un évêque à Alger. Et comme ses œuvres charitables débordent un peu de l'interdiction qu'on lui a faite de s'occuper des musulmans, on le fait condamner en correctionnelle. Philippeville, cité européenne, a une mosquée avant d'avoir une église. Dans un style administratif atroce, on prie Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger en 1867, de se cantonner dans les quartiers européens, « en laissant le soin au gouvernement général -- je cite textuellement -- d'habituer les Arabes à notre domination ».
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Cette politique menait à une impasse.
A supposer qu'on ait voulu garder les sûretés qu'on avait prises face à l'Islam, il n'y avait au problème algérien que deux aboutissements raisonnables, à condition de les préparer de longue date : -- ou l'intégration au sens plein du terme, mais elle eût exigé une communauté de culture et de religion, car il n'y a pas d'intégration sans mariage, au propre comme au figuré, et le mariage entre deux sociétés postule, comme au temps de la colonisation romaine, l'unité spirituelle ; -- ou -- le Maghreb restant musulman et s'administrant alors lui-même -- une association de type fédéral sous une suzeraineté française. Mais il aurait fallu pour cela que le régime centralisateur et unitaire, issu de la Révolution, fasse place à un système fédéral laissant à chaque partie importante du tout son autonomie interne.
On présente aujourd'hui la solution algérienne qui, faute de courage, a été adoptée et qui a entraîné la fermeture de 450 églises ou chapelles, comme une simple affaire de décolonisation.
C'est un blocage, une fallacieuse confusion d'idées. Les rives de la plus antique mer du globe, façonnées par de laborieux millénaires et jadis entièrement chrétiennes, ne sauraient être assimilées à un simple pan de la brousse africaine qu'on laisse voler de ses propres ailes si l'élite qui la dirigé s'en estime capable. Car ce n'est pas pour coloniser que nous sommes allés à Alger -- bien que la colonisation y ait pris ensuite, pour le bien commun, un développement inégalé partout ailleurs -- c'est, je le répète, pour nous protéger.
Si le risque a changé de nature, on ne peut arguer, pour justifier a posteriori l'évacuation totale, de nos bases militaires et se donner bonne conscience, que nos nationaux n'ont plus rien à craindre en pays d'Islam ou que la civilisation chrétienne n'a dorénavant plus rien à redouter en Méditerranée.
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Et ceci me conduit comme conclusion à mon quatrième tableau :
#### La Méditerranée contemporaine
Pour placer la Méditerranée actuelle dans l'échiquier politique et stratégique mondial, il faut remonter aux origines. Presque au Déluge. Mais, rassurez-vous, ce ne sera pas longs.
L'Incarnation a marqué une rupture dans le cours de l'histoire. Au lieu de conquêtes sanglantes, le Christ n'a été qu'un conquérant d'âmes. La seule consigne qu'il ait laissée à ses disciples est de répandre l'Évangile jusqu'aux extrémités de la terre.
L'agression de l'Islam en Méditerranée ayant, comme je vous l'ai montré, réduit la chrétienté à sa partie européenne, c'est à l'Occident seul que la mission est ensuite échue.
L'homme n'étant pas un pur esprit, cette mission était inséparable d'une certaine expansion physique outre-mer. Or dans cette expansion, le christianisme ne s'est pas présenté seulement en tant que religion. Il a apporté dans son sillage, comme le surcroît promis, un mode de vie en société fondé sur de nouveaux principes : la nécessité du travail, la famille monogame indissoluble, le respect de la femme égale à l'homme en dignité et mêlée à la société, la notion de patrie, l'esprit de sacrifice et d'épargne... etc.
L'ensemble de ces valeurs, d'ordre universel, caractérise la civilisation chrétienne, dont je vous ai parlé au début de cette conférence et qui est tellement enviée et copiée aujourd'hui, jusque dans son complet veston, même par ceux qui ne sont pas chrétiens, qu'il faut bien l'appeler la Civilisation tout court.
N'en déplaise à ses détracteurs, c'est grâce à la colonisation et à rien d'autre que cette Civilisation s'est répandue sur la planète.
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Mais dans la mesure où elle a peu à peu renié les valeurs spirituelles et mêlé l'ivraie au bon grain, la Civilisation a perdu de sa bonté originelle. Elle a donné naissance à la première génération de la révolution, de forme politique, la Révolution française, dont elle a exporté les idées et nous en avons vu le résultat face à un Islam qui avait gardé sa foi. Elle n'a pas été capable de s'opposer outre mer à la deuxième génération révolutionnaire, celle de forme sociale, des diverses branches du communisme.
Sous le souffle révolutionnaire, les décolonisations, au lieu de s'accomplir aussi naturellement que l'émancipation d'enfants parvenus à l'âge adulte ont souvent voulu marquer une rupture avec la Civilisation.
Le genre humain s'est divisé en trois factions : le monde réputé libre, le monde communiste et, entre les deux, la masse famélique, envieuse et révoltée du Tiers-Monde. Il serait plus conforme à la réalité de dire : d'un côté la Civilisation, refuge d'une liberté qui ne subsiste que grâce à ce qui reste en elle de spiritualité, de l'autre la Révolution, domaine d'un totalitarisme économique, social et culturel qui cherche à exploiter la misère du Tiers-Monde pour arriver à dominer :
Révolution contre Civilisation, telle est la clef de la guerre tantôt froide, tantôt chaude qui se déroule sur la planète et dont la Méditerranée constitue, à notre porte, un des foyers les plus explosifs.
Traditionnellement, pendant les mille ans d'histoire dont je vous ai rappelé quelques épisodes, la Civilisation issue du christianisme, en dehors de ses luttes intestines, n'avait eu dans le monde qu'un seul adversaire fondamental, au plan des idées et de la foi, l'Islam.
L'incarnation du communisme en Russie soviétique il y a un demi-siècle en a fait surgir un autre. Si bien que l'Europe, ce petit cap du continent eurasiatique qui reste, malgré ses défaillances, le sanctuaire de la Civilisation, est aujourd'hui prise en tenaille entre le communisme à l'Est et l'islamisme au Sud.
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Sans discuter ici ce qui peut rapprocher, non les deux métaphysiques, qui sont inconciliables, mais leurs manières assez voisines de concevoir la vie en société, il est de fait que les deux « religions », si je puis dire, celle de Mahomet et celle de Marx-Lénine, ont comme ennemi commun numéro un : l'Occident chrétien.
Fort de cette communauté d'intérêt sans véritable sympathie, le communisme utilise l'Islam arabe pour tourner par le Sud le front de résistance dressé par l'Occident et distraire celui-ci de ce qui se passe ailleurs. La Méditerranée devient ainsi le théâtre d'une manœuvre d'enveloppement hostile qui la coupe en deux comme aux temps héroïques de Lépante.
Il y a, comme alors, une sorte d'alliance du monde civilisé, l'OTAN, mais, comme alors, la France la boude. De plus, et sans parler, par exemple du travail communiste en Italie, l'alliance a des points faibles.
Depuis vingt-cinq ans la Grèce se débat contre le communisme. De justesse ses militaires l'ont empêchée d'y glisser. Mais leur régime est précaire ou plutôt rendu tel par les critiques de l'intelligentsia occidentale qui n'arrive pas à comprendre l'impossibilité pour un pays de se plier aux règles sacro-saintes de la démocratie parlementaire quand il est au bord de la guerre civile.
La Turquie, ennemie héréditaire de la Grèce depuis Byzance et les sultans ottomans, constitue un autre chaînon énigmatique. Mitoyen de la Russie, le régime très laïc fondé par Mustapha Kemal a fait longtemps excellent ménage avec les Soviets. Il a fallu l'intention manifestée en 1945 par Staline, dans l'excitation de la victoire, de mettre la main sur les Détroits pour jeter la Turquie dans les bras de l'Amérique. Tant qu'elle aura l'impression d'être efficacement soutenue, la Turquie, qui a une des meilleures armées classiques du monde, restera fidèle. Mais elle est au contact immédiat des chars et de la flotte soviétiques, et si elle arrive à douter un jour d'un appui immédiat ou si l'affaire de l'île indubitablement grecque de Chypre la brouille avec Athènes, elle pourrait se replier, comme dans la dernière guerre, dans une attitude de neutralité, qui faciliterait l'accès de Moscou à la Méditerranée.
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Avant de parcourir par la pensée les positions du camp adverse arabo-soviétique, arrêtons-nous, entre les deux, sur l'État d'Israël : deux millions de Juifs environ dont le nombre n'augmente guère, enclavés dans trente ou quarante millions d'Arabes :
On n'enlève rien au mérite de ses pionniers en remarquant qu'il n'a de l'Occident que son savoir-faire technique et un certain socialisme, non l'hérédité chrétienne. Par une sorte de racisme religieux, le gouvernement de Tel-Aviv force même les rares chrétiens du pays à émigrer en réquisitionnant leurs terres et en leur faisant toutes sortes de misères. Ce qui déchaîne les pays musulmans contre ce que Bourguiba a appelé « la dernière colonie anti-arabe en Méditerranée » n'est pas une opposition religieuse (les Juifs ont toujours été tolérés dans l'Islam), mais le fait que les Israéliens, comme des squatters, ont chassé la population musulmane et pris sa place avec la complicité de l'Occident.
Israël n'est pas, pour autant, couvert par les forces de l'OTAN. Mais son courage lui vaut la sympathie de maint pays d'Occident, en particulier des États-Unis d'Amérique, où le « lobby » israélite est très puissant. Les trois quarts du budget de l'État d'Israël sont couverts par les chèques de la diaspora juive dans le monde.
Ce n'est pas l'argent ou l'intelligence qui lui font défaut, ce sont les hommes. Sur le papier, ses forces militaires par rapport à la coalition arabe sont dans la proportion de un à cinq ou six. Mais il sait s'en servir avec une maîtrise incomparable. Il a un des meilleurs services secrets du monde. Il est difficile de savoir où il en est au point de vue atomique. Il est certain que les Israéliens, luttant héroïquement pour une patrie, le dos à la mer, ne seront pas facilement éliminés et que leur présence servira longtemps encore à rassembler dans la haine le monde -- arabe, qui, sans cela, se disloquerait.
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Considérons enfin, pour terminer, la manière dont la Russie soviétique, dans un but de propagande et d'expansion, (et, bien sûr, aussi pour mettre un jour la main sur les pétroles du Moyen-Orient), canalise contre nous, Occidentaux, l'hostilité héréditaire et les rancunes de l'Islam méditerranéen.
Aussitôt après l'évacuation par l'Occident des rives musulmanes de la Méditerranée, la Russie soviétique, jusque-là absente de cette mer, s'y est, introduite en offrant son aide économique et militaire aux États arabes que leur forme républicaine mettait sur la pente du progressisme et du socialisme : l'Égypte, la Syrie, l'Algérie, accessoirement l'Irak et le Yémen. L'effort a été efficace. Le matériel fourni lie le bénéficiaire au fournisseur. L'armée égyptienne est encadrée par plusieurs milliers de conseillers militaires soviétiques. Alger est devenu le repaire de tous les mouvements subversifs opérant en Afrique Noire, spécialement dans les provinces portugaises, ce qui rend scandaleuse l'aide massive que nous-mêmes accordons à l'Algérie.
En assistant surtout les républiques progressistes, la Russie soviétique espère que les populations des pays voisins (Maroc, Libye, Jordanie, Arabie), convenablement travaillées, balaieront un jour leurs monarchies respectives. Peut-être rêve-t-elle, à échéance, d'une R.A.U. généralisée, c'est-à-dire d'une Union des Républiques Socialistes Arabes qui ressemblerait comme une sœur à l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Depuis deux ou trois ans, cette politique est soutenue par la présence permanente en Méditerranée d'une escadre de composition variable, alimentée de Mer Noire par le Bosphore et les Dardanelles, dont la traversée est libre en temps de paix sous certaines conditions.
Les grands bâtiments timbrés de la faucille et du marteau, dont un porte-hélicoptères, qui se trouvaient en Méditerranée l'été dernier sont repartis pour la Mer Noire. L'escadre compte actuellement (simple ordre de grandeur) : deux ou trois croiseurs, une douzaine de grands destroyers (dont les lance-missiles), sept ou huit sous-marins océaniques (dont certains à propulsion nucléaire), de nombreux chalutiers de renseignement et des bâtiments de servitude.
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Ces bâtiments se contentent des facilités de ravitaillement qu'on trouve dans n'importe quel port ami. Ils ne paraissent pas avoir utilisé jusqu'à maintenant la base de Mers-el-Kébir, mais nous n'avons aucune garantie pour l'avenir. Même si cette base ne nous servait plus à grand'chose -- ce qui est discutable -- y rester était le seul moyen d'empêcher les autres d'y venir.
A son niveau actuel, la présence navale russe en Méditerranée ne constitue pas une menace militaire inquiétante. Le but cherché me paraît être, d'une part de se renseigner, grâce notamment aux chalutiers-espion, sur un théâtre d'opérations nouveau pour les Russes et sur les mouvements de routine des navires de l'OTAN, d'autre part de faire acte de prestige et d'exercer une pression psychologique et diplomatique constante sur les pays arabes pour les maintenir dans le combat contre l'Occident.
De leur plate-forme méditerranéenne, que le temps consolide, les Russes guettent aussi Suez et les Chinois. Je m'explique.
Paradoxalement, les Russes sont, avec les Égyptiens eux-mêmes, ceux qui souffrent le plus de l'embouteillage du canal de Suez depuis bientôt deux ans. L'Occident, contre lequel la manœuvre était dirigée, s'est outillé pour faire le tour de l'Afrique. Mais les Soviets acheminaient par-là leur trafic avec l'Inde et le Vietnam. De plus -- je l'ai dit au passage -- ils convoitent les pétroles arabes du Moyen-Orient. Ils ont donc hâte de se glisser le long des côtes d'Arabie, au Yémen, en Mer Rouge : et dans l'Océan Indien pour y remplacer les Anglais, qui ont annoncé trois ans d'avance qu'ils allaient tout lâcher au-delà de Suez. Déjà se crée un « Front de Libération du golfe Persique ». Si le canal de Suez se débouche, on risque là-bas une recrudescence de propagande navale soviétique.
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D'autre part, il y a en Méditerranée des enclaves communistes dissidentes, la Yougoslavie et l'Albanie. Il suffit de regarder la carte pour comprendre qu'elles pourraient être un jour « mises au pas » comme la Tchécoslovaquie grâce à une action menée par terre et par mer pour soutenir une équipe plus orthodoxe qui se serait hissée au pouvoir. Il est manifeste que le système de « guerre générale populaire » adopté ces jours-ci par la Yougoslavie pour la défense de son territoire est inspiré par une crainte de cette sorte.
L'Albanie est pratiquement une colonie chinoise où l'on ne sait trop ce qui se passe. Un va-et-vient de cargos chinois y débarquent des armes et peut-être aussi des missiles qui tiendraient l'Italie sous leur feu. Il ne faut pas oublier que l'Albanie est un pays musulman où se forment maints officiers ou agitateurs des autres pays musulmans de Méditerranée qui répandent ensuite sur son pourtour les mots d'ordre de Pékin.
La politique chinoise en Méditerranée est très subtile. Par l'intermédiaire des multiples organisations de solidarité afro-asiatiques créées après la conférence de Bandoung, les Chinois poussent les peuples arabes à la revendication et à la révolte, même et surtout contre les gouvernements socialisants comme celui de Nasser, dans la mesure où ils sont liés avec Moscou. Ils soutiennent les éléments terroristes des réseaux les plus agressifs (comme en Palestine le F.P.L.P. ([^69]) ou El Fath) dans le dessein, soit de provoquer une guerre dans laquelle les Russes seraient impliqués, ce qui les éloignerait à jamais de la frontière chinoise, soit de forcer la diplomatie soviétique, pour éviter le piège, à modérer les prétentions arabes ou même à s'en désolidariser, ce qui lui ferait perdre la face en Méditerranée.
Pour répondre à la question que vous avez tous sans doute dans la tête, je suis persuadé que ni Moscou, ni bien sûr Washington, ni même Pékin ne veulent la guerre, du moins une guerre où les États seraient plongés directement avec leurs armées et leurs fusées ; mais, outre qu'il est toujours dangereux de jouer avec des allumettes, je constate qu'il y a, en Méditerranée, c'est-à-dire à notre porte, un certain nombre de « Vietnam » en puissance, où les révolutionnaires de toute obédience seraient heureux d'enferrer l'Occident sans qu'on puisse rien prévoir de la suite.
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De ce tableau historique et stratégique je voudrais, pour conclure, tirer deux propositions ou lignes de conduite de nature à orienter vos réflexions, l'une relative au communisme, l'autre à l'Islam.
La première est très simple. Elle constitue pour moi la rampe morale que, dans la brume où nous sommes, il ne faut jamais lâcher sous peine de risquer de dérailler. Dans la lutte de la Révolution contre la Civilisation, toute concession à la Révolution, tout soutien apporté à sa politique, qu'elle soit soviétique, chinoise, cubaine ou anarchiste, est une trahison.
Pour l'Islam je serai plus nuancé. A long terme, le but de la chrétienté, dont nous sommes, sur les rives de la Méditerranée, les héritiers les plus authentiques, ne peut être que la conversion des musulmans, seul moyen de les intégrer dans une humanité fraternelle débarrassée du communisme. C'est sûrement à très long terme. Mais, pour avoir une chance d'y parvenir, il ne faut surtout pas commencer par consolider l'islamisme en le flattant comme nous n'avons cessé de le faire.
On peut, on doit être charitable sans se renier. L'exemple est toujours payant. Saint Louis vaut mieux que Machiavel. L'Islam est beaucoup plus sensible à la force exercée avec justice qu'à l'hypocrisie et à la faiblesse.
« Si tu es lion -- dit un proverbe arabe -- je suis mouton. Mais si tu es mouton, je suis lion et *je te mange. *» Eh bien, je voudrais que notre politique en Méditerranée tienne plus du lion que du mouton et que nous cessions, tout en payant, d'être « mangés ».
Paul Auphan.\
Ancien Secrétaire d'État à la Marine.
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### Augustin Cochin (1876 -1916)
par Albert Garreau
L'AN DERNIER, le cinquantenaire de la guerre de 1914-1918 a été commémoré officiellement avec une parcimonie qui avait sans doute des raisons politiques et économiques. Ce qu'il est difficile d'expliquer, c'est l'abstention ou l'indifférence du monde catholique. Ceux d'entre nous qui ont assez vécu peuvent encore se souvenir de l'ardeur de notre clergé à prêcher la guerre sainte ; et des sacrifices consentis pour permettre à une civilisation, que tous s'acharnent aujourd'hui à détruire de l'intérieur, de survivre une trentaine d'années avec les apparences de l'indépendance.
Le communistes russes et chinois, les guerilleros d'Amérique latine sont farouchement patriotes et nationalistes. Pourquoi nos clercs, qui se modèlent sur eux, ne leur empruntent-ils pas aussi cette déformation ou malformation ? Il aurait été, pourtant, non pas même chrétien, mais simplement humain de garder le souvenir de nos morts, en particulier de ceux qui avaient valeur de maîtres et qui auraient pu devenir nos chefs et nos héros de l'esprit. De fixer leurs traits, de les connaître plus intimement, de savoir ce qu'ils ont fait, ce qu'ils voulaient faire, de nous pénétrer de leur testament spirituel, Nous n'osons dire de continuer leur œuvre, ce qui aurait été le soin le plus pieux.
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Augustin Cochin a été non seulement un maître de notre histoire récente, un médecin de nos maux qui n'a pas été écouté, mais un héros et un homme d'une vertu exemplaire. Cela gênerait-t-il ? Les nouveaux catholiques, affolés de sociologie, avaient là une belle occasion de trouver un patron, un savant attentif et probe, un homme de grande raison et de grande imagination -- toutes deux sont nécessaires à l'historien -- et d'une clairvoyance prophétique, très facile à opposer aux Durkheim, et autres Lévy-Bruhl ou Strauss, qu'il survolait de très haut, de la hauteur de son christianisme vécu depuis des générations et de tous les dons les plus exquis de notre civilisation occidentale.
C'est un mystère et un châtiment pour nous que ses leçons aient été perdues, à l'heure même où les phénomènes qu'il a décrits ont envahi l'Église catholique et où triomphent dans le monde entier les sociétés de pensée. Un jeune philosophe de droite, M. Daménie, a récemment développé ce point des enseignements de Cochin. Il ne s'est peut-être pas suffisamment attaché à l'homme, ce qui risquait de fausser et de déformer la pensée. Augustin Cochin était certes avant tout un catholique, qui n'aurait accepté ni l'étiquette de droite, ni celle de gauche, un chartiste qui, partant des faits concrets, s'efforçait à la plus grande impartialité et n'osait généraliser ou légiférer qu'avec d'infinis scrupules. C'est la connaissance de l'homme qui introduit le plus authentiquement à la connaissance de ses idées. C'est l'homme que nous voudrions retrouver ici, avec l'aide des textes publiés et des souvenirs de ceux qui ont encore pu le connaître.
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Il n'est pas indifférent d'appartenir à une famille de bourgeoisie ancienne, notable, dont les titres peuvent être tenus pour équivalents de ceux de la bonne noblesse, d'avoir été formé par elle, de le savoir et de vouloir en être digne. Ce fut le cas d'Augustin Cochin. Dom Félibien cite, en 1268, un Cochin échevin de la ville de Paris et marchand d'eau.
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Aux XV^e^ et au XVI^e^ siècle, il y a des Cochin hauts fonctionnaires, seigneurs de Massy-Palaiseau, qui font le commerce de drap en gros au faubourg Saint-Jacques. Ils sont apparentés aux graveurs Cochin venus de Troyes, et à Henry Cochin (1687-1747), magistrat ami de Rollin et de d'Aguesseau, auquel on fait gloire d'avoir fixé la doctrine qui sera celle de notre code civil. Claude-Denis Cochin (1698-1786), négociant, est l'ancêtre direct d'Augustin ; il s'intéressait fort à l'histoire naturelle et avait à Châtillon un jardin botanique célèbre que Jean-Jacques Rousseau a visité. Il était très lié avec des savants et des artistes. Son fils, Jean-Denis Cochin (1726-1782), fut le fameux curé janséniste de Saint-Jacques-du-haut-pas, dont il construisit de ses deniers le presbytère ; il fonda, également à ses frais, l'hôpital Cochin. Le frère aîné du curé a une descendance d'avocats et d'hommes de loi, maires du quartier du Panthéon, fondateurs d'écoles gratuites, philanthropes. Pierre-Suzanne-Augustin Cochin (1823-1872) est l'ami de Montalembert, de Dupanloup, membre de l'Académie des sciences morales, préfet de Seine-et-Oise en 1871. Il eut trois fils : Denys, Henri, Pierre. L'aîné des Cochin portait le titre de baron, obtenu du roi en 1821.
Le baron Denys Cochin, père de notre Augustin, est le célèbre avocat, homme politique et écrivain. Il étudie par goût la philosophie cartésienne et les sciences naturelles, celles-ci avec Pasteur. Il prend part à la guerre de 1870. Conseiller municipal du quartier des Invalides et député conservateur, il se spécialise dans la défense de l'enseignement libre et des Congrégations. Pendant la guerre de 1914, il sera ministre d'État de l'union dite sacrée et grand artisan du rétablissement des rapports officiels avec le Vatican.
Robert Havard de la Montagne juge ainsi la politique de Denys Cochin : « Il expliquait que le trait commun à tous les chrétiens du XIX^e^ siècle était de séparer décidément la pratique de la religion des opinions que l'on pouvait professer sur l'organisation du pouvoir. Il jetait par-dessus bord la *Politique tirée de l'Écriture sainte*, où Bossuet, d'après lui, fait descendre la conception de l'État éternel et parfait à l'hypothèse d'une divinité terrestre, politique, administrative.
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De même que. Montalembert, il considérait le Parlement comme la citadelle de la liberté contre les empiètements et usurpations de l'État et il y était entré pour défendre l'Église et la Patrie. » Il accueillit avec joie l'encyclique du 16 février 1892, où Léon XIII conviait les catholiques à accepter le régime républicain. Il déplorait les passions anti-religieuses du gouvernement. Il avait longtemps espéré les faire cesser.
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Son fils aîné, Augustin Cochin, a pratiqué les vertus familiales, mais ses opinions et ses doctrines, fruits de ses propres recherches, ont été assez différentes et cette indépendance est non seulement à l'honneur de son esprit et de son caractère, mais elle marque la force de son génie. Il naît à Paris, 86, rue de Grenelle, le 22 décembre 1876. Il reçoit au baptême le nom de son grand-père.
Denys Cochin veille de près à l'éducation et à l'instruction de ses enfants, Chaque matin, il donne lui-même à ses trois fils, Augustin, Jacques et Jean, une leçon de latin. Il eut six enfants. Les garçons furent confiés à une institutrice écossaise, miss Margaret Pretty : très au fait du monde anglo-saxon, Augustin Cochin ne connaîtra l'Europe centrale que de l'extérieur et il l'observera avec la plus grande méfiance, celle des vaincus de 1870.
L'oncle Henri Cochin est un humaniste, italianisant, amateur d'art. Denys Cochin est le mécène des artistes les plus modernes. Il fait décorer sa salle à manger de la rue de Babylone par le jeune Maurice Denis, débutant, qui peint la légende de saint Hubert, imagerie symboliste charmante. Augustin Cochin s'éveille très tôt aux arts. Son père était heureux de conter qu'un jour que l'enfant l'accompagnait à cheval dans un chemin creux du Vexin, ils s'arrêtèrent devant un peintre travaillant sur le motif. Augustin de dire : « Papa, ce doit être Cézanne, puisqu'il fait un Cézanne. »
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C'était exact. Pour son plaisir, Augustin Cochin dessinera et peindra agréablement toute sa vie. Mme Jean Cochin possède quatre grands paysages de chasses à courre dans les forêts de l'Île-de-France, délicats et mélancoliques, symbolistes et réalistes, qui pourraient être signés d'un maître de ce temps-là. Elle possède aussi des recueils d'aquarelles, compositions et coloris raffinés -- Vuillard. Bonnard -- et en même temps d'une précision de dessin scientifique, en ce qui concerne l'étude des insectes et des fleurs représentés, avec l'indication des noms latins. Intellectualisme parent de celui d'Odilon Redon, sans le côté inquiétant et maladif de celui-ci, grande distinction naturelle d'un amateur dont les connaissances et les dons dépassent ceux de maints professionnels.
Augustin Cochin fait ses classes au collège Stanislas. Il est lauréat au concours général, conférencier à la Crypte. Il est reçu aux licences de lettres et de philosophie. Il entre premier à l'école des Chartes, d'où il sortira premier. Grand travailleur, parfaitement élevé, gai, primesautier, brillant quand il le faut, avec cette politesse déjà rare, aussi parfaite pour les humbles que pour les puissants. Beaucoup de cœur, mais une grande discrétion. A côté de ses études si réussies sans efforts extraordinaires, il visite en secret des pauvres de banlieue. Ses grandes distractions sont la peinture et la chasse à courre, dix à douze fois par an : plaisirs à la fois populaires et royaux, dit-il. Ses études l'absorbent de plus en plus.
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Quelles sont donc ces études ? Celles qu'on voit, qui donnent lieu à des diplômes, des publications, et celles qu'il poursuit pour lui-même. A l'école, il pense étudier les chartes du Nivernais, pays de sa grand-mère, mais un prêtre du diocèse de Nevers ayant commencé à explorer ce domaine, il le lui abandonne. Quelque maître sans doute lui propose d'étudier le protestantisme du midi aux XVI^e^ et XVII^e^ siècles.
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Mais ce qui paraît peu probable, c'est qu'un professeur lui ait indiqué ce qu'il se met à chercher et qui sera l'étude de sa vie : comment s'organise et s'exerce le pouvoir de sociétés d'adeptes. Il passera tout naturellement aux groupements qui ont préparé et réalisé la révolution française.
L'analogie avec l'action de la minorité maçonnique toute-puissante dans la république radicale est trop évidente, pour que la persécution religieuse dont il était témoin ne Fait pas orienté. Denys Cochin était très préoccupé de sa réélection, à la merci des comités. Dès l'enfance, dans les conversations de famille, Augustin avait dû entendre parler et chercher à comprendre, à la suite des siens, comment et pourquoi les choses se passaient.
Sa thèse de chartiste, en 1902, s'intitule : *le Conseil du Roi et les Réformés de 1652 à 1658 :* comment les huguenots ont su profiter des troubles de la France pour améliorer leur situation. Ce n'est sans doute qu'en 1907, après ses premières recherches dans les archives de Bourgogne et de Bretagne, que sa tâche d'historien de la Révolution lui apparaît tout entière.
Son intime, Antoine de Meaux, dans le livre, suivi d'un choix de lettres, qu'il lui a consacré, indique la teneur et l'importance d'une œuvre qui serait plus que jamais d'actualité aujourd'hui. Augustin Cochin « a dégagé et mis en relief le principe fondamental des régimes de démocratie absolue et indiqué les conditions de fonctionnement inéluctable de tout gouvernement qui en découle... Il a fait l'exégèse de cette foi nouvelle qui achève maintenant de se réaliser dans le socialisme et l'esprit laïc, il a dressé l'inventaire de cet ensemble de principes qui a pris en France la place d'une religion d'État et qui tend à s'imposer de gré ou de force à l'ensemble du pays et de ses habitants ». Augustin Cochin a lui-même résumé en termes définitifs le résultat de ses travaux : notre histoire, il en fait la preuve, « *c'est un drame où l'homme personnel et moral est peu à peu éliminé par l'homme socialisé, lequel ne sera plus à la fin qu'un chiffre, un figurant abstrait *»*.* Nous sommes arrivés à cette fin, nous sommes des nombres de treize chiffres, dont les machines électroniques n'ont pas fini de tirer tout ce qu'elles veulent pour s'alimenter et prospérer.
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Il serait utile et attrayant de pouvoir suivre Cochin pas à pas. Ses lettres nous le font proche. Et il faut regretter qu'elles n'aient pas été publiées en plus grand nombre. Le voici, en 1897, au service militaire : « *J'ai découvert dans une compagnie un braconnier de première force, qui est d'ailleurs très drôle et très malin -- je suis sûr qu'il prendrait tous les lapins qu'il voudrait à Gelé, même si Gelé était prévenu d'avance. *» Ce Gelé était le garde-chasse de Denys Cochin. Le braconnier n'étant pas sorti de la caserne depuis des mois, « faute de sous », Augustin propose de l'emmener en vacances avec lui.
En 1902, au cours de recherches d'archives : « *Je viens de passer six jours à Nîmes, où j'ai fait connaissance de trois membres des trois clergés qui se disputent la dévotion des Français : un abbé proprement dit, chanoine de la cathédrale, le plus simple et le plus aimable ; un pasteur et un vénérable de Loge, de beaucoup le plus pompeux, le plus onctueux, le plus impénétrable et le plus inutile. *»
En complément à sa thèse, il donne, en 1903, dans la *Revue des études historiques,* un article sur *les conquêtes du Consistoire de Nîmes pendant la Fronde* (1648-1653). Ses lettres se plaignent que les huguenots le fassent jouer à cache-cache avec les documents essentiels, qui auraient pourtant dû perdre de l'intérêt après plus de deux siècles. L'évidence était là du reste, ils avaient pris de toutes mains, profitant de la faiblesse du pouvoir, et ils gardaient les droits dont ils s'étaient emparés.
L'étude sur *les églises calvinistes du midi, le cardinal Mazarin et Cromwell,* (1904), confirme ces faits. Les églises du midi crurent en 1653 le moment venu de prendre les armes ; ce fut la petite guerre de Vals. Cromwell offrit son appui. Quant à Mazarin, écrit Cochin, « *il excellait à amortir sans bruit les plus impétueux élans et à les étouffer sous les bonnes paroles, les promesses, la patience et les lenteurs calculées ; et il se surpassa à l'égard des réformés. *»
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Le retentissement d'une seconde publication de l'année 1904 dépasse le monde des érudits : *La campagne électorale de 1789 en Bourgogne* paraît d'abord dans la petite revue d'Action française puis, en brochure, à la librairie Champion. Le travail d'archives est fait avec Charles Charpentier, son ami, qui sera dorénavant son fidèle secrétaire. C'est, pour la première fois, l'examen impartial, sans illusions, du mécanisme fondamental de la démocratie mis en place par la Révolution, de l'organisation des élections par les clans. Denys Cochin paraît avoir incliné vers l'orléanisme. Parlementaire impénitent, que pensait-il de l'alliance de son fils avec ces jeunes partisans du coup de force, dont le maître faisait en outre, insolemment alors, profession d'agnosticisme ?
A vrai dire, Augustin Cochin était en communion d'idées avec eux sur beaucoup de points, mais il n'a jamais voulu adhérer à aucun parti et il a préservé jusqu'au bout son indépendance, que la collaboration passagère à une revue ne compromettait pas. Le 4 octobre 1904, il écrit à Charles Maurras : « *Dans un pays où les anciens corps indépendants, provinces, ordres ou corporations, tombent en poussière, un parti organisé d'une certaine manière s'empare fatalement de l'opinion, la dirige artificiellement, par le seul fait de son jeu mécanique, sans rien devoir ni à des causes naturelles économiques ou autres, ni à l'action légitime de ses idées, ni même au nombre de ses affiliés ou au talent de ses chefs. Le règne de l'intérêt général, celui de la majorité numérique, sont des chimères : le peuple passe des mains de la minorité qui a le droit de commander aux mains de la minorité qui a l'art de tromper. *»
Nous avons pu voir ce mécanisme fonctionner non seulement dans la société civile, mais récemment aussi dans l'Église. Les premières élections révolutionnaires le montrent déjà tout à fait au point : « *Dans cet âge d'or du suffrage populaire, le peuple semble se passer de conseil ; toute initiative, comme tous pouvoirs viennent de lui. On lui voit des porte-paroles, jamais de chefs reconnus et avoués. Il s'assemble sans être convoqué, signe des requêtes sans qu'on sache d'où elles viennent, nomme des députés sans avoir entendu de candidats, se soulève sans suivre personne. *»
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N'est-il pas admirable que, mis en présence des faits, Augustin Cochin, fils de catholiques libéraux, voie si clair ? Il raille Barruel, ce jésuite qui s'imagine que tout vient d'une grande conjuration maçonnique, mais avec plus de souplesse et de nuances il ne tardera pas à le rejoindre dans ses conclusions.
Pour l'instant, il a posé, et bien posé le problème :
« *Cette armée sans officiers manœuvre avec un ensemble étonnant... Il ne suffit pas de dire que la France d'alors était unanime et tous les Français révolutionnaires : la communauté des idées ne rend pas compte du concert des actes. *» Cochin va proposer une solution par approximations successives, dont la vérité éclatera de plus en plus et qui sera plus spirituelle et morale que politique.
Dès 1908, il diagnostique le mal. Notre génération a vu, dit-il, la tyrannie d'une société succéder aux conflits des partis, « *les mœurs publiques de la machine remplacer les mœurs parlementaires *». Le terme de « machine », qu'il emprunte aux anglo-saxons, désigne le système d'oppression mis en place par le clan qui est le maître. -- « *Tel est le fait auquel tout le monde pense et dont personne ne parle, l'immense réseau des sociétés de pensée, ressort vrai, réel quoique non officiel, de tout notre régime social, dont la vaste fabrique administrative s'affaisserait d'elle-même sans cet invisible et extra-légal soutien. *»
« *Comment appeler chimère une réalité sociale qui a tué l'ancienne France et qui vient de tuer encore -- au profit de l'Humanité -- la France d'aujourd'hui ? Quand la jeune génération laïque aura poussé les derniers vieux serviteurs, l'ancienne morale ne sera plus qu'un fardeau et l'ancien régime une ruine. *» *--* « *Un parti se montre, s'étale et s'épuise à démontrer qu'il aime le peuple ; la machine s'efface et pose en principe qu'elle est le peuple. S'agit-il de lancer une doctrine, une idée ? Les partis s'épuisent en conférences, en réclame, ils prêchent le peuple ; la société prend un moyen plus direct : elle présente au peuple la décision du peuple même sous forme d'un arrêté d'un groupe quelconque, la décision d'un ensemble et non les raisons de quelques hommes remarquables.*
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*Même procédé pour les hommes : au lieu de prôner les siens, la machine s'arrange pour qu'ils aient des titres, ils seront les élus de tant et tant de citoyens, voilà la meilleure preuve de leurs mérites. *» On imagine l'indépendance morale et matérielle qu'il fallait pour oser écrire ainsi.
Non moins courageuse, en 1909, son attaque de front contre les historiens du régime, en la personne de M. Aulard, qui publiait depuis des années les actes révolutionnaires aux frais de l'État. *La crise de l'histoire révolutionnaire : Taine et M. Aulard* paraît à la librairie Champion. C'est la démonstration patiente, méticuleuse, des falsifications de l'histoire de la Révolution auxquelles se livrent les loges. Cas particulier, dit Cochin, d'un phénomène général, qui a été étudié dans deux livres récents : *La démocratie et l'organisation des partis politiques,* d'Ostrogorski (1903) et *The American Commonweal,* de Bryce (1907). Ces sociologues décrivent ce qu'on appellerait aujourd'hui le conditionnement de l'opinion et l'action des groupes de pression, en Angleterre et aux États-Unis.
Augustin Cochin interpelle Aulard et les siens sur ce ton : « *Qui dit souveraineté directe du peuple, démocratie pure, dit réseau de sociétés permanentes. On ne voit pas comment, non le règne mais l'être même du souverain serait possible sans elles, comment il pourrait prendre conscience de soi. Il n'est de peuple souverain à proprement parler que là. La démocratie pure est le régime des sociétés, comme la démocratie parlementaire est celui des assemblées. *» Ces sociétés sont un petit peuple secret ou discret dans le grand ; Or, « *les idées, l'histoire du Petit Peuple ne sont pas de plain-pied avec les nôtres ; la Petite Cité a sa loi, son progrès à elle, que ses citoyens mêmes ne connaissent pas... Et cette loi est déconcertante : il apparaît en 89 un peuple qui opprime le nombre, une liberté de principe qui détruit les libertés de fait, une* « *philosophie *» *qui tue pour des opinions, une justice qui tue sans jugement. On vit ce miracle réalisé : le despotisme de la liberté, le fanatisme de la raison. *»
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La conclusion est que l'œuvre à entreprendre par les historiens clairvoyants est dorénavant, « *d'une part l'histoire naturelle des sociétés de pensée, de leurs lois et tendances essentielles et constantes -- de l'autre le détail des conflits inévitables entre ces sociétés et l'opinion normale, entre la Petite Cité et la grande *». -- Taine a déchiré le voile, Bryce et Ostrogorski donnent l'outil, la méthode. Appliquant ces principes, avec son ami Charles Charpentier, Augustin Cochin prépare de 1909 à 1914 la publication des *Actes du gouvernement révolutionnaire,* qui montre dans le détail et par les faits cette pénétration continue et toute puissante de l'idéologie destructrice de l'ancienne France.
La connaissance intime du passé et du présent appelle dans une âme loyale un grand amour de la civilisation chrétienne d'autrefois. En 1910, faisant des recherches d'archives dans la région de Troyes, Cochin découvre l'école de statuaire champenoise. Une lettre aux siens exprime son enthousiasme à propos du Christ de Feuges : « *Quel temps où de telles merveilles poussaient dans les déserts, au milieu de bois, sans autres témoins que trente nichées de payons... *» Il parle non moins pertinemment de la Madeleine de Chaource et de la sainte Marthe de Troyes.
Dès 1912, une lettre à sa mère attribue au Germanisme « *tous les mauvais penchants de notre génération : modernisme, socialisme, empirisme -- raideur en politique, inconsistance en science et en religion, tout l'inverse de la vérité...* Homo faber *au lieu de l'*homo sapiens*, l'industrie au lieu de l'idée, la machine au lieu de l'art *». Qu'eût-il dit aujourd'hui ?
Les deux derniers articles qu'il ait publiés lui-même sont : *Comment furent élus* les *députés aux États généraux* (1912) et, avec Claude Cochin, son cousin : *Le grand dessein du nonce Bargellini et l'abbé Desisles contre les réformés* (1913). Le grand dessein du nonce en 1668 était la conversion générale des huguenots français par des méthodes semblables à celles qui avaient été examinées, mais non adoptées, par le roi Louis XIII en 1624.
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La conversion de Turenne avait ranimé l'espoir ; le maréchal essayait de convertir cinquante à soixante ministres, d'accord avec le nonce. La tentative échoua. Cochin examine le projet, retrouvé aux archives du Saint-Office. L'abbé Nicolas Desisles d'Infrenville, conseiller du roi et prédicateur pour les controverses, était un pauvre hère, intrigant, qui croyait faire merveille en fixant à quel prix il fallait acheter chaque pasteur.
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Augustin Cochin n'a donc fait lui-même que des publications très fragmentaires : il sentait que l'heure des grandes synthèses n'était pas encore venue, bien qu'il fût en pleine possession de sa doctrine et conscient de ses découvertes. Il savait qu'une grande partie du public serait hostile et qu'il devrait établir indiscutablement chaque point particulier, qu'il n'emporterait l'assentiment que par des faisceaux de petits faits vrais. C'est la tâche immédiate ; ensuite viendra la joie et la récompense des grandes vues d'ensemble. Il en sera privé. Ses disciples et amis s'efforceront d'y suppléer en publiant des inédits et en groupant systématiquement ses articles.
Le premier tome des *actes du gouvernement révolutionnaire,* presque complètement imprimé à la déclaration de guerre, sera donné par Charpentier en 1920. *Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne* (1788-1789), deux gros volumes, ont paru en 1925, par les soins de l'abbé Ackermann. En 1928, Antoine de Meaux a tenté un exposé d'ensemble des idées de son ami, sous le titre de : *La genèse de la Révolution.*
Dans une conversation, Cochin dit à son ami : « *Pascal... sans doute... Le silence des espaces infinis... Dieu et le calcul des probabilités... Cela convient tout à fait à un matheux de ton espèce... Pour moi, pauvre littéraire, il* me *faut quelque chose de plus clair et de plus terre à terre.* » *--* De fait c'est un esprit très rigoureux, scientifique au sens large du mot, dans la mesure où l'histoire peut être une science.
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Il se méfie des pseudo-érudits : « *Il y en a d'intoxiqués et complètement fermés à tout ce qui ne relève pas de leur esprit laïque et humanitaire. *» La scolastique avait au moins quelques avantages essentiels : « *On y apprenait à ordonner ses idées et à les clarifier, on y apprenait aussi à donner aux mots un sens défini et délimité et à savoir ce qu'on voulait dire. *»
Certes, une accumulation de petits faits vrais. Mais ce qui le gêne, dit-il à propos de ses travaux, « *c'est de ramener ces effrayantes conséquences* (*les atrocités de la Terreur*) *au tout petit fait qui les explique, si banal, si menu : causer. Là est pourtant l'essentiel *». Quel avertissement et quelle menace dirons-nous pour ceux qui causent à tort et à travers, sans se soucier de vérité ni de morale, uniquement pour arriver ou pour plaire.
Causer, en des assemblées plus ou moins clandestines. Alors se produit un phénomène facile à constater, mais effrayant : chaque adepte a « *l'obscur sentiment d'une force surhumaine, qui le dépasse et le porte et le rend invincible tant qu'il tiendra aux principes, mais le brisera s'il s'en écarte... Son courage, enté sur un tel secours, en croît d'autant et prend cette couleur mystique qui fait du fanatisme philosophique une caricature de l'ardeur des saints *»*.*
Le sectarisme des beaux parleurs devient rapidement un immense danger social. Volney, en 1788, déclare par exemple qu'un noble bienfaisant est le plus dangereux de tous : il abuse lui-même et les autres. « Cette haine de classe, auprès de laquelle la haine de race n'est que douceur et courtoisie » *s'éveille et se nourrit ainsi, la bonté, la vertu de ceux qu'an veut perdre sont des circonstances aggravantes. --* « *Toute apparence de respect, de foi, d'obéissance ; est une chaîne, un mal, une honte. On peut dire qu'un peuple où cette idée règne est mûr pour le joug de la machine et prêt à passer du loyalisme conscient du sujet à la servitude du citoyen.* »
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Les sociétés de pensée, sous prétexte de libération de l'individu, visent tout d'abord à imposer une tyrannie sociale. Cochin, dit Antoine de Meaux, a une aversion profonde pour tout organisme socialisé, quel qu'en soit l'objet ; corporation, corps de l'État et même ordres religieux peuvent être atteints du virus du despotisme. C'est ce qui le tient à l'écart de tous les groupements. La louange des idées traditionnelles, va-t-il jusqu'à dire, croît à mesure que diminue leur mise en pratique.
Cette indépendance farouche n'est pas un legs du libéralisme familial ; elle viendrait plutôt de son sens très subtil du pour et du contre en toutes choses et de la faiblesse, des défaillances humaines qui vicient les meilleures institutions. Et aussi d'un esprit profondément chrétien : « *Le christianisme, écrit-il, a mis les générations antérieures* (*à la Révolution*) *dans l'état de liberté où le mal n'est imputable qu'à l'homme, où chacun est responsable de ses fautes, où la religion lui donne à lui personnellement, et non en gros et à sa race, le moyen de se sauver. *»
La conséquence pratique, sur laquelle il revient souvent, car elle éclaire les comportements humains, est la disparition du loyalisme dans les rapports sociaux, son remplacement par la contrainte, la tyrannie, la « *machine *» : « *La foi, le loyalisme est affaire directe entre Dieu, le roi, la patrie et moi. Les* « *autres *» *n'y sont pour rien. Quand tous agiraient comme moi, mon devoir reste personnel, c'est-à-dire qu'aucun homme au monde n'aurait le droit de m'y contraindre et quand je serais seul, mon devoir resterait absolu ; la défection des autres ne saurait m'en dispenser. *»
Le voilà au cœur du sujet. Déjà Fustel de Coulanges enseignait que la cité est façonnée et animée par la religion. Comment, étudiant les lois générales des sociétés, Cochin pourrait-il éluder l'application de ces lois au fonctionnement de ce corps social qu'est l'Église ? On a trouvé sur sa table, après sa mort, un essai qu'il rédigeait en juin 1916, avant de retourner au front : *une société réelle, l'Église catholique.* Il développait les points suivants : 1) réalité plus haute que la nôtre ; 2) effort réel, œuvre de chacun, vers cette réalité ; 3) convergence de tous devenue sensible et révélatrice de certitude.
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L'union réelle, écrivait-il, suppose une réalité souveraine que chacun voie, connaisse et aime assez pour que son effet ne s'arrête pas à lui-même. Pas d'individualisme, c'est l'obéissance, la pénitence, l'expiation, le sacrifice, c'est la vie, c'est l'action, le développement, le progrès. Union réelle par le fait l'effort de chacun prendra valeur d'œuvre et non de simple action, c'est-à-dire qu'il vaudra pour les autres : « *Aimer Dieu pour lui-même, voilà le principe. L'aimer dans le prochain, voilà la conséquence et le secours. Tel est l'idéal social posé en principe par le christianisme, approché dans l'Église... Toute société vivante s'en approche... Dans toute société humaine vraiment puissante et profonde le lien social prend un caractère religieux... Si quelque chose déshonore l'Église, c'est l'adhésion pharisaïque à la forme, a l'extérieur sans le fond. S'il est un anathème, c'est contre ceux qui adhèrent au corps et ignorent l'âme. *»
« *Le christianisme du Moyen Age comprenait ainsi l'intérêt social, l'* « *édification *» *; il a édifié sur le monde le plus vaste et le plus majestueux édifice social, l'Église universelle, et fondé toutes les nations de l'Europe sur des assises religieuses. Et pourtant ce n'est pas de l'intérêt de l'union, de défense, de souci de la cause qu'il s'inspire, mais de la doctrine de vérité. *»
Cochin condamne toute reconstitution archéologique, toute apologétique sans la foi. Il renvoie dos à dos l'agnostique Maurras et le cynique Machiavel : « *Le jour où la foi est convaincue d'illusion, d'erreur, d'imposture, peu importe qu'on croie ou non, qu'on rende ou qu'on ne rende pas hommage à sa vertu sociale ; elle s'évanouit et le corps social, Église ou patrie, comme un corps sans âme et sans vie, meurt et sèche sur pied. *» S'il n'y a plus de foi il faut une camisole de force pour la remplacer : l'Europe s'est condamnée à mort par son apostasie. Joseph de Maistre n'a rien écrit de plus fort contre la grande Révolution.
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Dans ce monde sans la foi, le salut commun vient avant la vérité et le salut personnel. Le patriotisme se mue en haine de l'étranger, de tout ce qui n'est pas la « société ». Plus on songe à l'union, moins elle est réelle, car « *la conviction précède l'union, l'âme crée le corps *». Trois étapes marquent le développement du mal : la socialisation de la pensée (1750-1789), la socialisation de la personne (1789-1792), la socialisation des biens (1793-1794). Après avoir examiné les causes économiques, fiscales, de la débâcle révolutionnaire, après avoir étudié la psychologie des acteurs, esquissée par Taine, il restait à pénétrer l'influence du milieu social, « *irrationnelle, mécanique, d'un psychisme inférieur *», à expliquer le mystère central en partant de la périphérie, de la bureaucratie appliquant inlassablement des consignes si discrètes et secrètes qu'elles sont un esprit non formulé, alors que les grands mots, les idées générales, ne sont qu'un trompe-l'œil. C'est pourquoi il avait entrepris le travail fastidieux en apparence et interminable de la publication des actes révolutionnaires.
Denys Cochin a dit que l'idée fondamentale de son fils était que « quels que soient les efforts et les espérances de la raison, le moraliste sans foi, le citoyen sans tradition, l'homme sans expérience restent de pauvres gens, exposés à toutes les défaites ». Nos catholiques progressistes, qui jettent la tradition par-dessus bord, sont de très pauvres gens.
Les prémices posées, tout se déroule fatalement, mécaniquement, préférait dire Augustin Cochin : « *Avec la démocratie théorique commence l'histoire de l'inertie et de la faiblesse, qui sont les grandes forces politiques et sociales des temps nouveaux. Les hommes disparaissent, ils sont vaincus par l'immense* CAPUT MORTUUM *de l'opinion ; les caractères se font de plus en plus rares et l'humanité devient peu à peu une sorte de grande matière morale soumise à des lois d'inertie, analogues aux lois de la matière. C'est ce qu'on est convenu d'appeler le* PROGRÈS *chez les théoriciens du système.* »
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Quels sont ces théoriciens et comment sont-ils nés ? Du détachement, de la négation, de la haine de la foi chrétienne qui avait édifié l'ancienne société, bien plus que du désir réel de faire le bonheur du plus grand nombre : « *Ce qui a fait la Révolution, ce ne sont pas les malheurs réels, mais ce qu'on en a dit ; la cause est dans les idées et dans les écrits bien plus que dans les abus matériels. Calomnies célèbres...* CRIEZ ET FAITES CRIER*, c'est déjà dans Voltaire. Tout le secret est là. *» *--* « *Est franc-maçon tout esprit tourné vers la négation et l'orgueil intellectuel, tout cœur inclinant vers la haine, l'envie, l'amour-propre ; voilà l'origine de leur tradition. Dolet et Robespierre, Calvin et Helvétius sont à eux. *»
Le mystère profond de la Révolution qu'il définit comme celui de notre trahison spirituelle à l'égard du christianisme, s'impose donc à nous : « *Mais, comment expliquer une union si étroite et ensuite une haine si furieuse, par le seul intérêt personnel ? Comment expliquer aussi cet enthousiasme, ce luxe de grands mots, cet étalage de principes, ces accès de générosité ou de rage ? Et cela ne serait que mensonge et comédie ? *»
« *On fait un problème psychologique de ce qui est un problème social : on rapporte à l'action personnelle ce qui est le fait de la situation, de la force des choses. *» Il faut donc étudier la sociologie du phénomène démocratique. Tous les groupements, enseigne Cochin, peuvent dégénérer en « sociétés », les corps quand l'esprit de corps prévaut sur le devoir d'état et l'honneur, les assemblées représentatives quand les partis deviennent des associations d'électeurs, les corporations quand elles élargissent leur but et abandonnent l'intérêt professionnel, les communes quand elles admettent des étrangers et que le lien naturel perd sa valeur ; les églises enfin quand elles actualisent leur idéal immédiatement, le ramenant en ce monde ; soit de fait, par le relâchement et la politique, soit de droit par le libre examen et ce qu'on appelle la largeur d'idées. Les sociétés fabriquent alors leur vérité abstraite, et sont de puissants agents de mécanisation et de tyrannisation, de démocratie pure, de christianisme « inversé ». C'est par ce terme que Cochin définit le christianisme de Jean-Jacques, cet homme qui écrivait pour « un peuple de dieux ».
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Pour les initiés, *peuple* signifie la minorité des purs, *Liberté* signifie leur tyrannie, *égalité* leur privilège, *vérité* leur opinion. « *Les esprits sincères et vrais, qui vont au solide, à l'effet plus qu'à l'opinion, se trouvent là dépaysés et s'éloignent peu à peu d'un monde où ils n'ont que faire. Ainsi s'éliminent d'eux-mêmes les réfractaires, le* « *poids mort *», *disent les philosophes, c'est-à-dire les hommes d'œuvre, au profit des plus aptes, les gens de parole : sélection mécanique, aussi fatale que le triage entre les corps lourds et légers sur une plaque vibrante. *» -- C'est l'épuration automatique, accélérée et perfectionnée par une série d'épurations organisées, le « progrès des lumières », le « grand œuvre », que beaucoup réprouveraient individuellement et que tous néanmoins élaborent.
« *Non certes qu'ils prétendent posséder actuellement toute vérité ; mais ils croient que cette possession, les choses étant ce qu'elles sont, n'est qu'une question de peine et de temps, que le monde est fait pour se suffire à lui-même et possède en lui les éléments voulus pour cela, la vérité, c'est-à-dire l'intelligible, et la raison ; il ne s'agit que de mettre d'accord la raison inconsciente des choses et la raison consciente de l'homme. *» Cochin a noté, comme caractéristique, ce passage d'un discours de Jaurès à la chambre des députés, le 11 février 1895 : « L'idée qu'il faut sauvegarder avant tout, c'est l'idée qu'il n'y a pas de vérité sacrée, c'est-à-dire qu'aucune puissance, aucun dogme, ne doit limiter le perpétuel effort, la perpétuelle recherche de la race humaine ; l'humanité siège comme une grande commission d'enquête dont les pouvoirs sont sans limite. »
Cette vue de l'homme au centre de l'univers suppose une conception nouvelle, non chrétienne, des puissances de l'âme et de la nature : « *Le bonheur, la raison, la nature, dans la bouche d'un président à mortier au Parlement de Bordeaux, ont un sens fort respectable. Montesquieu ne donne ces noms qu'à des idées très hautes et à des instincts fort nobles.*
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*Sans doute le lien est rompu avec les principes du christianisme. Le mirage de l'âge d'or apparaît à l'horizon ; il arrivera et naturellement par la science et la morale humaines toutes seules. Le paradis est descendu sur la terre... La génération suivante des philosophes économistes, gens de lettres ou savants, est d'envergure moins haute. Elle est venue plus tard ; le dernier reflet du grand siècle s'est éteint. Les mœurs se corrompent, les caractères s'abaissent, les grandes âmes se font rares, l'idéal baisse d'autant et l'âge d'or se rapproche... Ils ne s'en prennent plus aux mœurs, mais seulement aux erreurs, aux habitudes, aux préjugés : quand les paysans sauront cultiver, que les commerçants comprendront la théorie du libre-échange, les hommes seront mûrs pour la liberté et heureux... Après les économistes viennent les politiciens troisième transposition, celle des politiciens, le niveau baisse encore d'un degré : nous descendons de Turgot à Dupont de Nemours... Ceux-là sont plus pressés. A leurs yeux, le mal ne vient pas de la corruption des hommes, ni même de l'ignorance, mais seulement des lois, des régimes... Tel qu'il est, non pas dans cent ans, d'après les enseignements des moralistes, ni dans dix, d'après les leçons des économistes mais tout de suite, le peuple est bon, il est sage, il est mûr pour la liberté ; qu'on brise seulement les liens qui l'embarrassent et vous le verrez réaliser lui-même son bonheur... Car dans ce nouveau système, le mal n'est plus qu'un malentendu. *»
Pour libérer l'homme il faut le socialiser : les sociétés de pensée imposent leur structure et leur mode de vie à la société tout entière. « *Le pouvoir souverain est au peuple, mais il ne peut pas le déléguer... Il n'est pas dans les assemblées élues par lui... il est immédiatement dans les sociétés populaires permanentes *», dans la foule toujours debout, toujours prête à intervenir pour corriger ou révoquer ses commis, ses délégués ; c'est la démocratie pure ou directe de Taine.
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La foule prétend exprimer la volonté collective. Qu'est-ce que cette volonté ? -- « *Plus il est parlé en son nom, et moins c'est elle qui parle. La volonté générale ici n'est pas ce que chacun veut, mais ce que chacun laisse vouloir à d'autres, à un très petit nombre de gens. Que la démocratie soit en fait et même en droit le règne d'une minorité, tout comme les régimes politiques anciens, c'est ce qui n'est plus guère contesté aujourd'hui d'aucun côté... L'oppression des minorités, voilà le fond et la conclusion de la critique d'un Tocqueville. *»
La volonté générale est libre « *comme la locomotive sur les rails... Ce procédé repose sur cette loi de la pratique sociale que tout vote officiel est précédé et déterminé par une délibération officieuse. Tout groupe social est* « *profane *» *par rapport à un groupe* « *initié *» *plus restreint, plus uni, plus entraîné. C'est ce qu'on peut appeler* LE PRINCIPE DE LA DÉCISION PRÉALABLE... *l'art royal de nos maçons, la* « *science des manipulations électorales *» *des praticiens américains, procédés communs en ceci qu'ils agissent sur la* « *matière électorale *» *d'une manière inconsciente, mécanique, ne prennent jamais les hommes qu'à leur insu, c'est-à-dire du côté passif, inerte, ignorance, peur ou passion. De là le nom de* MACHINE... »
Poids accablant, car les volontés, la raison de chacun doivent se soumettre à la décision commune, non parce qu'elle est juste et légitime, mais parce qu'elle est commune. De là aussi l'espionnage réciproque et universel, la « surveillance », seule raison d'être du Jacobin : « *La* FRATERNITÉ *généralise la police, comme l'union le droit public : et, comme tous les actes deviennent sociaux, tous les frères deviennent policiers. *» La terreur est l'état normal de la vie sociale. La société ne tient plus que par la peur.
« *La machine exploite l'égoïsme sous ces deux formes : le désir de gagner, la crainte de perdre,* L'INTÉRÊT, LA PEUR *et comme stimulant* LA DÉLATION, *à la fin la simple* PASSIVITÉ. » Cochin appartenait à un monde où on était libre depuis des siècles et il a sans doute été l'un des derniers à s'exprimer ainsi, d'une manière non conformiste, sans risques mortels pour lui et pour les siens. C'est l'expérience de la Révolution française qu'il ose projeter prophétiquement sur l'avenir et la leçon demeure pour nous précieuse.
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« *Le pouvoir dirigeant est d'autant plus secret, plus attentif à décliner toute responsabilité de droit et à tout mettre au nom du peuple qu'il est plus puissant de fait. Ainsi naît spontanément, sans fraude ni concert, ce fantôme de peuple qui plane sur toute démocratie... C'est l'ignorance des votants, l'absence de tout sentiment, de toute idée qui ferait une opposition aux suggestions de la machine. *»
Libérer l'homme, c'est, dans cet esprit, l'isoler, désagréger, pulvériser la matière votante pour la rendre plus inerte. La machine est l'instrument de pression le plus perfectionné qui soit : « *Le pouvoir effectif tombe aux mains de quelques irresponsables... On peut dire que le rêve de l'unité humanitaire, qui d'ailleurs naît dans les sociétés ode pensée, n'est là du moins pas si vain : un tel régime n'est pas seulement de taille à s'imposer à une nation : si jamais le gouvernement de l'humanité entière doit tomber dans les mêmes mains, ce sera celles des meneurs sociaux. *»
Alors que l'ordre ancien reposait sur des autorités reconnues, le nouveau repose sur ce pouvoir anonyme. Aujourd'hui, Cochin introduirait sans doute une variante pour les bons tyrans. L'ordre ancien était moral, fondé sur la foi, le nouveau est mécanique, fondé sur l'inertie. La machine, dit Ostrogorski, est capable d' « émettre » de l'opinion sur une question et à un moment donné, avec une précision, un ensemble, une rapidité, qui annihilent toute tentative de l'opinion réelle. «* La cité de rêve ne sera faite que d'atomes humains directement agglomérés. *» Elle se réalise sous nos yeux et à nos dépens. Impossible à l'homme isolé de se libérer jamais : «* La république nouvelle n'a pas à craindre de 18 brumaire ; elle est garantie par ce grand principe de la pratique sociale : que la réalité et l'apparence du pouvoir ne doivent pas être réunies dans les mêmes mains et que les ordres ne doivent jamais venir de celui qui en est responsable. *» Cochin oublie de dire qu'il peut arriver que la machine saute sur quelqu'obstacle imprévu, si Dieu veut. Il poursuit l'étude des rouages de la machine jusque dans le détail : deux professions distinctes, le politicien ou machiniste et le fonctionnaire de la nouvelle république, électif ou non.
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Le premier s'assure des places, le second exerce les fonctions. «* Ingénieuse transaction entre deux espèces d'incapables. *» La machine n'aura rien à craindre du pontife officiel : il a trop peu d'énergie, ni de l'agent secret tout-puissant : il manque de la «* *surface » voulue pour se produire au grand jour... « Pas de moralité, ils sont tout tarés. Encore moins d'idées, de doctrine. » Inconscience intellectuelle et inconscience morale accouplées.
L'association elle-même, identifiée au peuple, étant responsable de la marche, cela allège fort les consciences et permet des horreurs telles que les massacres de la Révolution et ceux de la Commune, baptisés justice du Peuple : « *On conçoit qu'un tel exemple et un tel entraînement... puissent produire à la longue de véritables monstres moraux, des consciences renversées, orientées sur la haine comme les autres sur la vie et l'amour. *» Ainsi la machine crée les hommes qui lui sont nécessaires, et jusqu'aux plus odieux. Elle les pousse, les protège, les case, assure leur victoire sur les autres types sociaux..
Le communisme est économiquement le but de la machine. Ce n'est que l'application du contrat social : « *Tout* DROIT *dérivant du Souverain-peuple, les biens comme les personnes sont entre ses mains *». Le vrai citoyen de Rousseau doit dire : « Je donne tout à l'État et je ne considère comme m'appartenant que ce que l'État m'aura rendu. » Telle est la pente de la Révolution française ; le bureau de surveillance d'exécution, formé en juillet 1793, a été un puissant instrument de tyrannie. Les décrets de la Convention se sont ainsi exécutés quelques temps spontanément par la surveillance mutuelle et la dénonciation. « *Toutes les lois de socialisation ont ce même caractère liant matériellement les citoyens entre eux, elles les divisent moralement. *» C'est le gouvernement par l'intérêt personnel et la haine d'autrui, le déchaînement contre l'égoïsme de chacun de l'égoïsme de tous.
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L'article posthume : *Sur la politique économique du gouvernement révolutionnaire* (Blois, 1933) fait l'historique de l'accaparement, des échanges et de l'agiotage, de la production et de l'inertie du peuple en 1793 et 1794. Les marchés se trouvaient vides, après une récolte honnête. C'était un phénomène d'opinion, dû au travail des sociétés : ce n'est pas de la récolte, mais du patriotisme que dépend la cherté des grains : La loi du maximum et les comités de subsistance sont impuissants : « *La loi qui demande à chacun le pain de demain sur la promesse de le lui rendre à temps est une loi de valeur religieuse, elle suppose un acte de foi en la* NATION, *de sacrifice au* SALUT PUBLIC, *que seul le devoir religieux peut commander... Après avoir supprimé le clergé et emprisonné la noblesse, la Patrie prend aux paysans les réserves nécessaires, aux commerçants leurs fonds à perte. Quant aux ouvriers, elle les confisque eux-mêmes, quitte à les nourrir, vêtir, loger. *» Le communisme pratique s'esquisse, se heurtant à une résistance, celle des égoïsmes. Par malheur, elle n'est pas assez forte, pas assez saine pour éviter la destruction des communautés naturelles et des hommes de caractère, préparant ainsi la voie à la tyrannie.
Après quelques mois, les dirigeants de la machine révolutionnaire ont compris qu'il valait mieux rentrer dans l'ombre et agir plus lentement, plus profondément, par voie souterraine. Ils ont réussi. Ce qui se multiplie sous nos yeux, c'est l'homme impersonnel qu'ils façonnent : « *Il n'y en aura bientôt plus d'autre ; c'est le rond-de-cuir incolore, juste assez instruit pour être* « *philosophe *», *juste assez actif pour être intrigant, bon à tout, parce que partout on peut obéir à un mot d'ordre, toucher un traitement et ne rien faire. *» C'est l'esclavage de cette immense administration secrète, qui a peut-être plus d'agents et noircit plus de papier que l'autre. Quant aux dirigeants, la bourgeoisie radicale est déjà hors de course, elle doit céder la place aux surenchères de l'équipe suivante, celle du syndicalisme politique, qu'elle n'a plus le droit de contredire. « *C'est la première étape, il y en aura d'autres. *»
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Parlant à la fois de la Révolution française et du spectacle que lui donne la France de 1910, Cochin écrit : « *Il n'est pas d'exemple dans l'histoire d'une plus complète dissolution sociale. La libre pensée a tué la société parce qu'elle avait tué la personne humaine. Dissociant l'homme et l'isolant de toute attache naturelle ou morale, elle l'a livré comme une épave au flot social. En souveraine, elle n'a laissé subsister que cette ruine, l'égoïsme, qu'elle a appelé raison et qui sera la haine ou la peur. *» Avec la religion disparaissent les arts, non seulement les arts populaires qui suivaient et attestaient notre caractère national, mais l'art lui-même. Monde d'aujourd'hui, impossible à vivre pour un homme digne de ce nom : « *Les nobles vivaient, dit-on, de la sueur du peuple : ce n'est rien. Un franc-maçon, un démagogue, vivent de son sang, de sa vie, de la vie de ses enfants. Le premier, au pire, ne s'élevait qu'aux dépens des corps ; le second aux dépens des âmes, de l'idéal, du vrai ressort de la vie. *»
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Voici donc que notre patrie est de moins en moins celle de notre âme. Mais comment douter que Cochin soit profondément, héréditairement, organiquement, patriote ? Une note rédigée par Antoine de Meaux à la suite d'une conversation, en 1910, expose qu'il y a deux sortes de patriotisme, comme deux conceptions du devoir en général, l'une contractuelle, l'autre réelle. Celle-ci, fondée, sur le loyalisme, fait appel au sentiment et ne domine en nous par nulle contrainte extérieure, notre adhésion étant entièrement libre, aussi libre qu'absolue. Cochin voit bien le danger que fait courir l'humanitarisme à la France menacée : « *Quel plat et égoïste personnage ne trouverait pas sous sa main et sans effort ce qu'il faut dire à des soldats hésitants pour donner à leur poltronnerie les arguments humanitaires ou seulement les raisons à la* « *droit de l'homme *», et « dignité humaine » et « valeur de la vie humaine » qui leur manqueraient pour se sauver fièrement. »
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Sa religion n'est pas moins intègre. « *On ne peut,* dit-il, *défendre le christianisme sans la pratique, car sans la pratique on ne peut le connaître. *» Les pages qu'il consacre à l'Église, société visible, peu avant sa mort, en 1916, nous paraissent aujourd'hui presque trop optimistes. L'immutabilité et la stabilité sont à ses yeux de puissants attraits et des gages de vérité ; qu'en penserait-il aujourd'hui ? Il dit encore qu'un curé peut être quelquefois menteur, mais que tout pasteur protestant est condamné à un rôle faux : Ce qui est accidentel chez l'un devient un état chez l'autre. Quant à l'essence du protestantisme : « *Cette prétention d'être les formes mêmes de la vie, cette singerie du sentiment, cette fausse simplicité, ce faux naturel ont quelque chose de plus tartufe et de plus odieux que les rites véritables qui n'ont jamais prétendu à rien de tel et se donnent franchement pour ce qu'ils sont. *»
N'attendons pas des textes quelques révélations plus ou moins romanesques sur sa vie intérieure. Les photographies nous font voir un gentilhomme campagnard de bonne mine, avec les grosses moustaches de l'époque, guêtré, vêtu d'épais tissus anglais largement coupés, le cheveu dru, très à l'aise et très vieille France, sans rien ignorer de la nouvelle. Antoine de Meaux ajoute : « Chrétien fervent, il avait une vie spirituelle intense et une vie d'œuvres non moins active. Il dissimulait soigneusement ce côté de son existence et bien rares étaient ceux qui parvenaient à en percer le mystère. On sait pourtant qu'il instruisait des apprentis dans les faubourgs et qu'il allait à peu près seul à cette époque, dans la banlieue déjà rouge, consoler des détresses et soulager des misères... Il affectionnait les humbles d'un sentiment naturel, inné. » Né dans l'aisance et presqu'au sommet de la société française d'alors, possédant les biens matériels et spirituels les plus précieux, la liberté, l'indépendance, la plus riche des traditions sociales et familiales, non seulement il n'a pas mesuré de tant de biens, mais il a su les faire valoir au centuple. Grand travailleur, il avait entrepris une œuvre qui aurait été de salut public si elle avait porté ses fruits.
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« Son histoire était un acte, dit son père, Denys Cochin, un acte inspiré par la conscience du chrétien : le vrai, sincèrement révélé, servira au bien. Mais au fond de son âme une sorte d'inquiétude de progrès moral dominait sa vie religieuse. Il se demandait quelquefois si son dévouement au vrai était bien assez et si quelque vocation plus haute n'était pas mieux. » La guerre vint lui répondre : « Ce ne fut pas un petit sacrifice que de renoncer à son œuvre. »
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Augustin Cochin est lieutenant de réserve. Dès la mobilisation il part pour Toul, devançant l'appel : « Ma place, dit-il est au danger, mon nom m'en fait un devoir. » Il dit aussi : « Notre famille doit faire plus que les autres » ; et : « Dieu, la patrie, la famille, voilà l'ordre. » Il rejoint le 146^e^ régiment de ligne le 12 septembre 1914. Il est blessé, le bras broyé, devant Fouquescourt, dans la Somme, dès le 25 septembre. On l'évacue à l'arrière. Le prince Xavier de Bourbon-Parme, affecté à la Croix-Rouge, le reconnaît en gare d'Aubervilliers, allongé dans la pénombre, sur une litière, dans un wagon de marchandises. Ils se serrent la main et échangent des paroles d'espoir : « C'était, écrit le prince, un grand chef, qui voyait trente-cinq ans en avant de son temps. » Après sept mois d'hôpital et deux opérations il retourne au front, le bras plâtré. Il est de nouveau blessé à l'attaque de Champagne, à Tahure. Puis une troisième fois à Douaumont, en février 1916. Dès qu'il se sent capable, il retourne se battre. En avril 1916, il est sur le front de Lorraine ; ensuite dans la Somme. Le 8 juillet 1916 une balle l'atteint au cou, devant le calvaire d'Hardécourt, et le tue.
Antoine de Meaux a noté une conversation qu'il eut avec Denys Cochin en 1921. Le père disait au fils : tu as assez fait ; celui-ci répondait : jamais assez. Et Denys Cochin : « Ah, j'ai bien fait tout ce que j'ai pu pour l'empêcher, mais je n'ai jamais réussi. Un jour j'allai voir mon fils à Castelnaudary, où il était hospitalisé pour sa quatrième blessure. Il ne tenait pas ensemble, ne pouvait pas se servir de son bras, il butait dans les tranchées sans pouvoir se relever, ses camarades disaient tous qu'il devait être réformé ou au moins renvoyé à l'arrière.
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J'essayai de le fléchir, mais tout ce que je pus lui dire ne servit à rien : il se fâcha et m'opposa un refus obstiné... Quelques temps après, étant à Paris et trouvant sa convalescence trop longue, il me demanda une auto du ministère. Il prétextait je ne sais quelle course en banlieue : Le soir, ne le voyant pas revenir, je m'inquiétai : il était reparti pour le front... C'était une mystique chez lui... Ce n'était pas par vocation militaire, pas même par exaltation patriotique. Non, non, ce n'était pas ce qui l'inspirait, je le connaissais bien. Son idée, c'était celle du récit de Joinville : « Ne pas abandonner le menu peuple confié à sa garde », rester donc avec ses hommes jusqu'au bout, jusqu'à la mort. Oui, c'est cela qu'il voulait, il n'y avait rien à faire. La dernière fois qu'il est venu, il était là, dans cette même pièce ; je le suppliais encore, pour son œuvre, pour la pensée française, de ne pas se faire tuer. Il ne répondit rien, mais se contenta de hausser les épaules dans un geste d'insouciance ou de résignation... Oui, hélas, il n'y avait rien à faire. » Denys avait déjà perdu son second fils à la guerre.
Antoine de Meaux, qui a publié des extraits de la correspondance de guerre de son ami, écrit que celle-ci est un document de la plus haute portée, qu'il ne convient pas, en 1928, de mettre entièrement au jour. Et peut-être cette réserve vaut-elle encore en 1969. Nous devons nous contenter de ce qu'il a donné et d'une brochure des pages actuelles de la librairie Bloud et Gay, parue en 1917, par les soins de Denys Cochin.
Nul doute quant à la légitimité et la nécessité de cette guerre : pour Augustin, comme pour Denys Cochin, il y va de tout et, écrit Denys, du charme et de l'honneur de la vie : « Je veux parler de l'indépendance des caractères, de la liberté complète des idées, de l'honnête délicatesse des sentiments. » Il voit dans Hobbes et Kant les précurseurs des doctrines sociologiques opposées à l'individualisme de Descartes, si important dans la formation de la société française.
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Au début de 1915, le capitaine Jacques Cochin, frère cadet d'Augustin, est tué. Celui-ci écrit à son ami Charpentier : « *Vous pensez si ce glorieux exemple augmente ma hâte de repartir. Je suis honteux d'être encore ici, et pourtant la croix de ma pauvre mère et de mon pauvre père est trop lourde pour eux. Quelle chose affreuse de la rendre plus lourde encore.* »
Du front de Verdun, en 1916 : « *Les mœurs et la civilisation ne sont que les humbles servantes de la foi et disparaissent avec elle. Ce pays-ci est impressionnant ; pendant des heures et des lieues, c'est l'abandon et la désolation de l'Écriture... Quelle belle entreprise de conclure par les horreurs actuelles le long raisonnement faux qui y mène et nous berne depuis deux cents ans. *»
Certes il y a dans cette correspondance des injures homériques à l'adresse de l'adversaire ; c'est peut-être une grâce pour le combattant de ne voir en face de soi que le génie du mal. Mais ce qui touche le plus aujourd'hui c'est l'humanité qu'Augustin Cochin n'a jamais perdue. Les horreurs de la guerre le prennent à la gorge, l'assiègent, l'obsèdent : Mme Bernard de la Groudière, dernière sœur d'Augustin Cochin et sa filleule, a eu l'aimable et charitable attention de me communiquer des extraits d'un carnet inédit d'Augustin Cochin où je lis, au début d'avril 1916 : « *Prière à la sainte Vierge surtout. Après tout pourquoi pas ? Tant de pauvres gens dans l'Évangile ont demandé la vie du corps, N.-S. ne le leur reprochait pas, mais leur demandait en échange la foi -- et je l'ai. Je ne suis pas fataliste -- les choses arrivent comme Dieu les veut et le Christ est venu en ce monde pour nous permettre, nous apprendre à lui parler, non pas en purs esprits, mais en hommes, corps et âmes. Je demande la vie de mes hommes, la mienne. Comme les marins dans la tempête, ou comme tant de pauvres gens dans les pèlerinages. Promesse d'aller à Lourdes si je me tire, moi et ma compagnie, de cette relève abominable. Litanies de la sainte Vierge. Comme c'est beau et admirable, et quelle apparition de douceur, de bonté, de pureté, au-dessus de cette scène hideuse :*
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*le vacarme des éclatements et la lueur, tout autour de nous, les cadavres crispés, déchiquetés, les blessés qui arrivent hagards, les yeux ronds de terreur, vous fixant sans répondre, aspergeant tout de sang, et en même temps l'impuissance complète. Rien à faire jusqu'à la nuit, que de rester là, serré sous une couverture dans un angle de pare-éclat, endolori, gelé, calculant d'instinct à chaque ZZZ si l'éclatement serait loin ou près, recevant au creux de l'estomac chaque contre-coup de 210.*
*Mais tout cela n'est rien. Toute cette brutalité s'efface devant la vraie force qui est douceur, lumière, bonté -- la force du Christ, divine et pourtant accessible à notre prière. Au-dessus de la matière brute, le dernier mot, la dernière décision est à l'esprit. Je dis mon chapelet ; je prie de tout mon cœur la sainte Vierge. On est dans la main de Dieu mais pas comme tout ce déchaînement brutal ; comme une âme qui aime, consent, parle, demande et obtient. *»
Le 14 avril 1916, au Mort-homme. « *Je suis monté là avec 175 hommes, j'en redescends avec 34, après avoir vu ma compagnie passer dans mes bras, à la lettre. J'ai dû laisser là ma couverture tant elle était imbibée du sang des blessés qui venaient se faire panser et consoler. *» Le 16 avril : « *Ce n'est pas la raison qui tue la foi, c'est la vie bourgeoise et facile. Quand on rentre dans la grande vie, il n'y a pas un mot de l'évangile qui ne porte... Je suis installé au milieu de mes hommes comme un vrai père de famille ; pas besoin de grogner ni de gronder ; les petits services se font tout seuls. *»
Le 8 juillet, il est blessé au cou dans la tranchée. Son ordonnance, Gravières, raconte : « Un Fritz l'a visé du boyau, derrière un barrage de sacs de terre, avec un fusil périscope monté sur un chevalet portatif. » Augustin Cochin dit : « Il ne m'a pas raté. » Puis : « Tu embrasseras pour moi mon pauvre papa, ma pauvre maman, mon frère, toute la famille... » Il dit à haute voix l'acte de contrition, que Gravières doit achever pour lui ; puis : « A présent, laisse-moi penser. » Ce furent ses dernières paroles.
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M. Pierre Ladoué qui fut son camarade de combat, rapporte qu'il avait dit : « Mourir dans le dernier effort de cette lutte surhumaine n'est pas un malheur. » Et, de retour au front, après sa première blessure : « C'est un peu triste de penser à tout le mal que ces paperasses nous ont donné et surtout de se dire que sûrement nous avions une idée qui méritait cette peine. » Heureux l'écrivain qui, face à la mort, peut se rendre ce témoignage.
Albert Garreau.
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### Un amiral blanc Louis Le Roux d'Infreville
par Jacques Dinfreville
POUR CERTAINS l'Histoire n'appartient qu'à quelques hommes : ceux qui la font, qui pétrissent le destin des peuples de leurs mains puissantes ; *les figures de proue.* Pour d'autres les masses humaines obéissent à des forces collectives, au vent de l'Histoire qui modèle la terre des hommes, l'érode, lui donne ses visages successifs. D'après cette conception déterministe, les chefs n'auraient d'autre rôle que de comprendre une évolution irréversible, d'obéir à des mots d'ordre, tel le Koutousof de La *Guerre et la Paix,* incarnant la résistance au peuple russe face à l'envahisseur.
A mi-chemin entre ces deux extrêmes, n'y a-t-il pas place pour une troisième catégorie d'hommes dignes d'intéresser les historiens ? Les grands hommes n'accomplissent pas leurs desseins, seuls, sans compagnons, sans élèves. Un siècle, une époque se détermine, se caractérise mieux grâce à une équipe, à une pléiade, que par la primauté d'un monarque ou la dictature d'une collectivité. Ceux qui donnent le ton, font la mode, constituent les rouages de la machine administrative, économique ou militaire d'un pays, en un mot les élites, ont aussi droit à notre attention.
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C'est ainsi que pour nous, les hommes de mer qui, au XVII^e^ siècle, ont construit et commandé les vaisseaux de Louis XIV, conservent une valeur de symbole -- même à l'époque atomique. Leur souvenir n'éveille en nous aucun regret nostalgique.. Éole, ce dieu à la figure joufflue, un tantinet démocratique, qui souffle des vents versatiles et parfois se repose, sans l'ombre de déterminisme, ne fut ni le tyran ni l'esclave des artisans de la voile. Ce noble jeu de la voile nos marins le jouèrent sans tricher, loin des amphithéâtres où tant de Français aiment applaudir des histrions. A un tel exemple pourquoi une jeune génération sportive serait-elle insensible ?
Louis Le Roux d'Infreville fut l'un de ces marins. L'église d'Infreville, un petit village du plateau du Neubourg, en Normandie, contient encore son épitaphe en latin et une plaque de marbre en français qui rappellent son étonnante carrière.
Cette carrière dont Alexandre Dumas a fait mention dans un dialogue du *Vicomte de Bragelonne* entre Colbert et d'Artagnan, est aujourd'hui totalement oubliée. La dernière édition du *Petit Larousse* a rayé le nom de Louis d'Infreville de ses colonnes et il nous a fallu maintes recherches pour rendre un visage humain à ce fantôme.
##### *Louis d'Infreville et Richelieu*
La plaque de l'église d'Infreville ne relate que les premiers services rendus par Louis d'Infreville au cours de sa longue carrière. En voici les premières lignes :
« Cy gist Messire Louis le Roux, chevalier, seigneur et patron d'Infreville et de Saint-Aubin d'Ecrosville et autres lieux, Conseiller d'État et intendant général de la Marine au Levant et Ponant sous les règnes de Louis 13 et Louis 14 pendant les ministères des cardinaux de Richelieu et Mazarin, dont il avait mérité l'estime et la confiance pour plusieurs emplois importants envers les ducs de Savoie, de Modène et de Mantoue et autres princes et puissances de l'Europe. »
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Ces lignes font allusion aux missions accomplies par Louis d'Infreville en Italie, au printemps de 1629, afin d'y préparer l'intervention de Louis XIII. Celui-ci soutenait le duc de Mantoue contre le duc de Savoie et don Cordova, gouverneur de l'État de Milan, capitaine général en Italie pour le roi d'Espagne. A la suite des négociations menées à bien par M. d'Infreville, Louis XIII entre en campagne et s'empare de Pignerol, cette clé de l'Italie, que la France conservera longtemps en poche.
Mais que l'on n'aille pas croire que Louis d'Infreville fut seulement un diplomate chargé de missions à l'étranger, un bon fonctionnaire attaché aux ports, n'ayant, comme dit la chanson, « jamais, jamais navigué ». Au XVII^e^ s., les intendants de marine ne se contentent pas de remplir des emplois administratifs, de gérer les magasins au profit des amiraux. Ils ne se confinent pas dans des rôles subalternes, ceux que jouent aujourd'hui *les rampants* par rapport aux navigants -- nos seigneurs de l'air. Jean de La Varende nous a laissé un beau portrait de l'intendant, seigneur, de la mer : « Plus que tous ces guerriers, agissait l'omnipotence d'un fonctionnaire : l'intendant, *l'amiral blanc,* comme on le surnommait à cause de son uniforme très clair et tranchant sur le bleu-marine des lévites d'ordonnance. Les intendants eurent la haute main dans les ports. Ils y figuraient comme homme du roi, et leur juridiction restait exprès assez mal définie pour être plus étendue... Les officiers de mer n'avaient plus qu'à manœuvrer et à combattre ; tout leur était préparé d'avance. Il est vrai que les intendants les suivaient jusque devant l'ennemi. Leur place de bataille était sur le vaisseau amiral, mais ils préfèrent vite une flûte aménagée somptueusement, qui les promenait au milieu des boulets, toujours inscrivant, notant, paperassant... »
Ces grands psychologues qu'étaient Richelieu et Mazarin avaient compris que, pour être efficace, l'Intendance ne suit pas, elle précède. Notre Louis toujours mène le jeu. La plaque de marbre de l'église d'Infreville rend hommage à son fait d'armes le plus connu : « Il amena au Roy Louis XIII un secours de 20 vaisseaux d'Hollande qui contribuèrent à la prise de la Rochelle. »
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Chronologiquement, cette action d'éclat (1628) a précédé la mission en Italie. Elle marque le point culminant de la lutte contre les protestants, un nœud gordien qu'il fallut trancher. D'Infreville s'étend longuement sur ce sujet dans son *curriculum vitæ* que nous avons retrouvé à la Bibliothèque nationale : « Il fut commandé d'aller préparer l'armement de plusieurs vaisseaux que M. de la Forest, frère de M. le maréchal de Thoiras, avait eu ordre de demander aux États de Hollande qu'il ne put obtenir. Mandé à la Cour pour aller sur les pas de M. de la Forest, en huit jours de négociations, il obtint le secours de 20 vaisseaux dont le roi lui commanda d'aller les recevoir au Havre de Grâce. Sur ces vaisseaux, on mit à la levée des troupes françaises pour renforcer les équipages hollandais... Le Roi lui commanda de s'établir ensuite au fort de Marillac, en un bout de la digue où il eut la conduite et la direction de toute l'armée navale en qualité de commissaire général. » La digue c'est le fameux ouvrage -- un travail de titans -- élevé par l'architecte Métezeau afin de venir à bout de la résistance des protestants de La Rochelle qui avaient appelé les Anglais à l'aide.
Dans son *curriculum vitæ,* d'Infreville rappelle qu'il avait été également au siège de Montpellier en 1622, à vingt-deux ans, qu'il avait préparé l'armée navale, « pour faire sortir M. de Soubise qui s'était emparé de l'île de Ré » (1625). Encore, une bataille fameuse, celle du Pertuis-Breton, gagnée par Henri de Montmorency, l'amiral de France, contre un des chefs du protestantisme, Benjamin de Rohan-Soubise, devenu par surprise maître d'une de nos escadres.
Enfin, en 1636, quand les Espagnols occupent les îles de Lérins, notre Louis équipe tous les vaisseaux du Ponant, va recevoir cette armée navale en Méditerranée et la joint aux navires rassemblés à Marseille.
Tels furent, dirait-on aujourd'hui, les *services de guerre* de ce grand *amiral blanc.*
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Tout le reste, il n'en est question ni dans le mémoire de M. d'Infreville, ni dans les hommages que son fils lui a rendus sur la plaque de marbre de l'église d'Infreville. Tous deux considéraient sans doute qu'il s'agissait-là d'une litanie administrative, d'un chapelet logistique que tout bon intendant devait réciter chaque jour, sans le crier sur les toits. Et pourtant « la puissance, la gloire et le salut des peuples » ne dépendent-ils pas du labeur des arsenaux, de la richesse des magasins !
Nommé, en 1626, grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France, Richelieu, pendant seize années, rénove notre marine, réalise avec un budget de cinq millions de livres un programme adapté à une politique peu spectaculaire sur mer. A son œuvre il associe constamment Louis d'Infreville dont Lacour-Gayet a écrit : « Cet esprit méthodique savait voir et dire ce qu'il avait vu. » En 1629, Richelieu le charge d'une enquête sur la marine du Ponant. Cette enquête dure deux ans. Infreville visite tous les ports, havres, rades et côtes depuis Calais jusqu'à Bayonne. Son rapport en douze chapitres, daté de 1631, expose la triste situation de la marine qui peut se résumer en trois mots : désordre, anarchie, incurie. Nos ports sont en ruines. Nous n'avons plus de vaisseaux. Les canons, après épreuve, se révèlent pour la plupart inaptes au tir. La défense des côtes s'avère donc impossible. Quant aux magasins, ils s'écroulent. Dans son rapport Infreville ne craint pas de souligner la cause du découragement des hommes de la mer : le gouvernement se désintéresse d'eux. Leur recrutement est tari. Nous disposons seulement de 60 capitaines, 46 patrons ou pilotes, 825 charpentiers, 200 canonniers, 105 maîtres et 5 360 matelots.
En 1636, le cardinal confie à notre Louis une nouvelle mission : visiter la Provence afin de choisir « le port qu'il estimerait le plus commode pour y recevoir les vaisseaux que le Roi aurait agréable d'y tenir ». L'enquête de M. d'Infreville aboutit au choix de Toulon qui devient notre grand port de guerre en Méditerranée.
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En 1639, toujours sur l'ordre de Richelieu, Louis inspecte à nouveau les côtes de la Manche. Finalement, fort d'une expérience de dix années d'investigations, il recommande Brest et Le Havre pour l'emplacement des arsenaux en projet. Diagnostic excellent ! Brest obtient toutes les faveurs de Richelieu qui l'appelle *mon Brest,* après avoir jeté les bases de la suprématie que sa rade détient encore. Infreville juge Le Havre « comme le lieu le plus commode en France pour y trouver les choses nécessaires à l'armement des navires, à cause du grand commerce de la rivière Seine ». Il signale que sa rade n'est point bonne mais estime « qu'elle se peut ameilleurir ».
En 1639 enfin, Infreville installe les chantiers de construction d'Indrette (l'île d'Indret sur la Loire). Ils sont encore en service de nos jours...
L'activité de ce grand travailleur ne se limite pas à notre infrastructure portuaire. Entre-temps l'infatigable intendant accomplit des tâches plus ingrates. Aucun sujet de détail n'échappe à ses enquêtes, ne lui paraît indigne de ses soins, lorsque le Cardinal lui enjoint de s'y consacrer. Intendant de la marine en Normandie, il se livre à une étude sur les octrois dans les ports. Une commission le charge de voir en quels lieux des congés et passeports doivent être distribués aux marchands, « suivant le pouvoir accordé par le Roi pour la sécurité de ses vaisseaux ». En 1630, Louis XIII l'envoie sur les côtes de Picardie et de Normandie avec mission d'empêcher le transport des blés de ces provinces vers les pays étrangers. Le 5 mai 1634, à Rouen, il fait marché de poudre à canon avec un fabricant de la ville pour servir à l'essai de canons vendus par le sieur Duquesne, négociant à Dieppe. C'est le père d'Abraham du Quesne.
##### *Louis d'Infreville et Mazarin*
La mort de Richelieu (1542) ne met pas fin à la carrière de Louis. Il devient intendant des armées navales, charge qu'il exercera sous les ordres du neveu du Cardinal, Armand de Maillé-Brézé, le jeune vainqueur de Cadix (1640) et de Barcelone (1642), le Condé des mers, tué à la bataille de Giglio (1646).
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En qualité d'intendant à Toulon, Louis a la responsabilité de tous les armements de la flotte, y compris ceux des galères. En 1645, il est appelé au Conseil d'État par Anne d'Autriche, régente après la mort de Louis XIII. Il sert alors directement Mazarin.
Celui-ci n'a pas pour les choses de la mer la même sollicitude que Richelieu. La marine ne dispose plus que d'un budget de misère : 312 000 livres. Notre intendant s'attache à limiter les dégâts, à faire flèche de tout bois pour sauver la flotte qui lui a été confiée. La correspondance qu'il entretient avec le Cardinal contient de nombreux témoignages de son zèle., de sa rigueur financière, de sa touchante sollicitude pour les vaisseaux du roi. Mazarin, à cours d'expédients, ne cesse de le gourmander : « Autrefois vous avez bien su trouver plus de facilités à faire les choses, au lieu qu'à présent, il semble que toute votre application se réduise à alléguer des inconvénients pour distraire les moyens qu'il y pourrait avoir de suppléer à ce qui manque. Je ne voudrais pas que le service du Roi souffre de retardements si préjudiciables ; advisez-y, je vous en prie (22 mai 1646)... Au nom de Dieu, si vous avez jamais eu de l'activité et du soin, ne les épargnez pas. Je vous en remets à ce que vous dira M. l'archevêque d'Aix, mon frère (28 juin 1646)... Caressez, je vous prie, MM. les capitaines de galères aussi bien que ceux des vaisseaux... »
Ces admonestations épistolaires ne remplissent pas la caisse de notre intendant. Il les supporte mal, ainsi que l'ingérence dans ses affaires du frère de Mazarin, bientôt doté du chapeau grâce au népotisme du Cardinal. En 1647, il demande à être relevé de son emploi : « J'ai dépensé, écrit-il, 10 000 livres au-delà de ce que le Roy me fait honneur de me donner. Je me vois vieillir et devenir pauvre après vingt-cinq années de service... C'est ce qui me fait songer à la retraite à quoi m'appelle ma famille qui me fait vous supplier d'y contribuer. »
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Mazarin n'a garde de se priver des services de ce grand commis, le bon pasteur d'un troupeau de navires à l'abandon. La fresque de l'époque est sombre. Si les traités de Westphalie (1648) viennent d'être signés entre la France et l'Empire, la France combat encore l'Espagne en Italie et en Catalogne. Nos revers se multiplient : Les barricades de la Fronde s'élèvent dans Paris. Aix se soulève, rebelle à l'autorité du roi. Le désordre des finances obsède Mazarin :
« Ménagez les fonds, écrit-il à M. d'Infreville. Faites en sorte que de peu on puisse faire beaucoup. Il est bon que je vous explique de nouveau que nos finances sont dans un état pitoyable. » Les détracteurs de Louis suscitent contre lui des cabales : « Mes ennemis, se plaint-il, excitent les artisans que j'emploie. Ne pouvant reprendre ma conduite, ils attaquent ceux qui me servent. » M. d'Infreville continue sa tâche sans désemparer, adjure le Cardinal de lui envoyer des fonds, proclame sa fidélité au roi. Ses appels sont émouvants :
-- 14 septembre 1648 -- « Puisque vous ne pouvez pas envoyer d'argent, le crédit est entièrement perdu ; on refuse nos vaisselles d'argent pour 75 000 livres. On ne veut ni de nos paroles ni de nos promesses et nous voyons une armée consommer des millions à la vue du port faute de 50 000 écus. Vous ne devez plus espérer de service que l'argent en main... »
-- 5 octobre -- « Les matelots sont en sédition ; faute d'argent, on n'a pu les mettre sur les vaisseaux que par force. »
-- 28 octobre -- « Les officiers n'étant pas payés, je crains qu'ils ne veuillent plus servir, Et je n'ai pas les moyens de les y contraindre. Pressez-vous. Je vous supplie qu'on nous donne de l'argent. »
-- 16 novembre -- « Les équipages ont quitté les vaisseaux, se voyent sans espérance de monstre de licenciement. Sans argent, tous les travaux cesseront. Les vaisseaux seront abandonnés et la misère de toutes ces personnes les peuvent porter au désespoir et produire des désordres. »
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-- 21 décembre -- « Tout s'en va... Je m'engage de jour en jour pour faire subsister ce qui m'a été commis. Les dettes augmentent, les mois s'écoulent et je ne vois aucune voiture d'argent ici très nécessaire. Si les gardiens quittent les vaisseaux, je serai enfin contraint de tout abandonner. »
-- 9 mai 1649 -- « Les gardiens ne vident plus les eaux de pluie et de la mer. La plupart de nos vaisseaux ont coulé à fond. Messieurs des galères viennent ici quêter les vaisseaux des étrangers pour en vendre le blé... C'est dommage de voir dépérir vos navires faute de les calfater et goudronner. Trente mille livres vous sauveraient pour ces choses une dépense de cent mille écus : Enfin, Monseigneur, c'est une maison découverte qu'un vaisseau qui n'a point ses ponts et ses côtés calfatés. »
-- 1560 -- « Je suis pressé de toutes parts. J'ai emprunté mille écus du revenu de la Reine, pour avoir de quoi vêtir de robes blanches la chiourme des galères de Monaco qui est réduite à l'extrémité de mourir de la galle, faute de vêtements. L'hiver en a fait périr et la misère qu'ils souffrent les met en cet état. »
Malgré la tristesse des temps, Infreville garde le souci du décorum. Sur les galères de Monaco, peintes en rouge, il convenait que la chiourme fût revêtue de blanc : les deux couleurs du blason des Grimaldi !
Infreville fait feu de tout bois. Il ravitaille les présides de Toscane, Piombino sur la côte et Porto-Longone dans l'île d'Elbe, alors entre nos mains. Il envoie des renforts à l'armée de Catalogne, organise la vente des prises effectuées en mer par du Quesne et le chevalier Paul, remédie à la disette de blé par des réquisitions : « Il faut bien que je me serve de ce qu'il y a ici de grains, sans exception des personnes à qui ils pourraient appartenir, sauf à les rembourser quand Sa Majesté pourra le faire. »
Aucun événement ne saurait ébranler la fidélité de *l'amiral blanc* au roi, à Mazarin. Quand les parlementaires d'Aix deviennent frondeurs, retiennent prisonnier M. d'Alais, le gouverneur de Provence, notre intendant, qui appartient à une famille de la noblesse de robe rouennaise, mande :
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« La province est sans gouvernement et n'est soutenue que par la bonne volonté des peuples, que le Roy y donne ordre et emploie son autorité, envoie des forces pour la faire valoir et tirer M. d'Alais des mains de ses ennemis. » Il s'attirera ainsi le ressentiment des parlementaires d'Aix : « Le canon que j'ai donné a servi à ruiner leurs affaires. On ne devra rien espérer d'eux, lorsqu'on sollicitera des fonds de leur part. »
Quand le jeune roi est contraint de quitter Paris, Infreville écrit : « Nous attendons ce qu'il vous plaira de nous mander. Toulon est fidèle à Sa Majesté. » Aucune nouvelle ne le désarçonne, ni la rébellion de Turenne, ni l'épidémie de peste à Marseille, ni l'annonce de la perte des présides de Toscane, ni même la menace d'une attaque des Espagnols sur Toulon : Parmi tant de vicissitudes, l'année 1648 apporte à M. d'Infreville une heureuse nouvelle. Il atteint le sommet de sa carrière. Il reçoit la commission d'intendant général de la police et finances de la Marine. Il ne cesse pourtant de réclamer un emploi moins lourd, moins éloigné de Normandie. A la fin de 1650, il reçoit enfin satisfaction. Il obtient un congé et se retire dans ses terres.
En dépit de ses dissentiments passés avec Mazarin il lui reste fidèle. Celui-ci, de Bruhl, près de Cologne, où il a fait sa célèbre fausse sortie, écrit à plusieurs reprises à son ancien collaborateur afin de lui témoigner son estime. Voici quelques extraits de ses lettres signées *le Cardinal Mazarini :* « Il y a longtemps que je vous souhaite à Paris afin que vous puissiez contribuer de votre capacité et des lumières que vous avez dans les affaires de la marine au bon ordre que l'on tâche d'y apporter. Je ne doute point que vous ne vous y employiez avec votre zèle accoutumé... Ayant remis la direction de mes affaires entre les mains de M. Colbert, vous m'obligerez de lui consigner les papiers qui regardent la marine... Votre affection et votre zèle me sont assez connus pour me promettre que vous me donnerez cette marque avec plaisir et que vous y ajouterez les éclaircissements dont il aura besoin et que vous pourrez lui fournir mieux que personne dans la connaissance que vous en avez. Je mettrai cette obligation avec les autres et vous devez être assuré que je n'en perdrai jamais le souvenir ; car en quelque lieu et fortune que je puisse être, je serai ravi de vous faire connaître et à toute votre famille, à quel point elles me sont sensibles et l'état que vous devez faire, Monsieur, de votre très affectionné à vous faire service. »
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De retour en Normandie, Louis d'Infreville se consacre à l'éducation de ses quatre enfants qu'il chérit, dont il est fier : « Je me suis seulement enrichi d'enfants », écrit-il, non sans quelque mélancolie. Il remet de l'ordre dans ses affaires. Il est bon Normand et ne déteste pas la chicane. Il arrondit sa terre d'Infreville et achève la construction du château de Saint-Aubin d'Ecrosville qu'il a hérité de son frère aîné, Claude, le Roux, président au parlement de Rouen. Cette magnifique demeure porte la marque du grand intendant, ce Mansart de la mer, dont le goût du faste fait penser à Ango, à Fouquet. Aujourd'hui encore on peut admirer aux environs du Neubourg cette majestueuse construction, régulière comme les formations navales du Grand Siècle.
##### *M. d'Infreville et Colbert*
Bien que, pendant quatorze ans, le nom de M. d'Infreville ait disparu de la correspondance officielle, sa réputation subsiste. En 1665, Louis XIV le rappelle en activité. Voilà notre héros de nouveau intendant des armées navales du Levant à Toulon. Cette fois il a la responsabilité de toutes les troupes de Provence, « la direction des gens de guerre tant de cheval que de pied », la surveillance des places fortes et citadelles de Marseille. Une longue période de relâche semble avoir encore accru l'incroyable puissance de travail de l'intendant. A soixante-quatre ans il déploie une activité dont les témoignages remplissent une dizaine de cartons des archives de la Marine : Le célèbre rapport qu'il a dressé à Colbert, le 27 juillet 1666, et qu'Eugène Sue a publié *in extenso* dans son *Histoire de la marine au XVII^e^ siècle*, ne constitue qu'un aperçu de l'œuvre accomplie par ce grand serviteur de l'État.
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Cette fois-là encore le soin qu'il apporte à l'exécution de sa tâche lui vaut bien des inimitiés. Il ne craint pas de contrer le duc de Beaufort lui-même, alors chef et surintendant général de la navigation. Celui-ci s'emporte et parle « de lui mettre le feu sous le ventre ». Mal lui en prend ! Louis XIV remet à sa place son cousin, petit-fils d'Henri IV et de Gabrielle d'Entrée : « Votre inclination naturelle vous portant à tout faire, vous avez peine à vous accommoder des fonctions d'un intendant... J'ai pourtant fait choix du sieur d'Infreville comme du plus expérimenté qui fut dans mon royaume... » Louis XIV n'ignorait pas la part qui revenait à M. d'Infreville dans la construction de ses vaisseaux, ces majestueux voiliers de 2.500 tonneaux, dont les quatre mâts supportaient une voilure de cinquante mètres de haut, qui nécessitaient pour les édifier un gigantesque volume de bois sec : du cœur de chêne. La duchesse de Rohan faisait la moue en regardant l'un de ces vaisseaux, la *Couronne :* « J'eusse cru, disait-elle, que les deux forêts de M. de Rohan qu'on prétend avoir été employées à la bâtisse de ce vaisseau eussent été plus grandes que je ne les voie. »
C'est M. d'Infreville qui a libéré notre construction navale de la tutelle des Hollandais. Sans cesse il a travaillé à la recherche d'un style français. Il ne juge jamais la décoration assez somptueuse. Sous sa férule ont été lancés le *Royal-Louis, le Dauphin-Royal* et surtout *le Monarque* qui passait pour le plus beau navire du temps. Bussy-Rabutin prétend que son ornementation seule a coûté cent mille écus. Des peintres et des sculpteurs de renom, Pierre Puget, Le Brun, Girardon et bientôt Caffieri dictent leurs ordres à des élèves de province, Le Rose, Nicolas Levray, Rombeau, Tureau. M. d'Infreville écrit alors : « J'ai plus de peine à gouverner les sculpteurs et peintres qu'à tout le reste du parc. »
Tous les détails retiennent l'attention de notre Louis :
« Je vois, écrit-il, le *Saint-Philippe* si bien endoré que je croirais, pour accompagner cette magnificence, qu'il lui faudrait donner un grand pavillon de damas cramoisi avec les armes de France, tout parsemé de fleurs de lys en broderie... »
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Le scrupuleux historien A. Jal reproche à notre héros « son esprit léger », préoccupé de semblables futilités. Comment pouvait-il ignorer l'importance que Louis XIV attachait au pavillon ? Le salut réclamé à l'amiral espagnol Papachin va bientôt la démontrer. Comme son roi, Louis d'Infreville attribue une valeur de symbole à l'emblème national. Les grands serviteurs du pays n'ont jamais lésiné sur l'aune de nos couleurs.
M. d'Infreville cheminait dans le maquis de la correspondance, mais sans jamais s'y perdre, même s'il s'agissait d'un envoi de graines de fleurs d'Istamboul pour les jardins du roi, du voyage, de quelques couples de perdrix destinées à repeupler les chasses de Versailles, ou du choix de l'ameublement que réclamait le duc de Beaufort pour son appartement du *Royal-Louis.* Grâce à M. d'Infreville (le mémoire est écrit de sa main), nous savons que : « Son Altesse demandait du damas cramoisi pour un lit de 6 pieds 3 pouces, large de 4 pieds, avec des pentes, bonnes grâces et autres ornements, douze chaises garnies de quelque petite étoffe jolie, une brocatelle de Paris, damas de Lucques ou Casal pour tapisser la petite chambre de la dunette. Pour la chambre du Conseil, il fallait une tapisserie riche d'une belle brocatelle de Venise ou de quelque autre étoffe splendide et chaude ; quelque beau brocart ancien ou moderne ou quelque *velous* de Milan pour un dais de fauteuil ; un tapis de table à carreaux, une étoffe pour tapisser la petite chambre joignant celle du Conseil avec un lit de repos, afin que le lieu servît de cabinet à son Altesse. Pour le *tendelet* (la tente qui recouvrait le gaillard d'arrière), il opinait pour que le dessus fut de *velous* cramoisi avec le dedans d'une petite étoffe d'or à bon marché ; les tapis de *velous* avec des carreaux ; le fond du tapis rempli d'un écusson du Roi et les côtés des armes de Son Altesse ; aussi un tapis de pied et un beau miroir. »
L'activité de notre Louis ne se limitait pas à bien remplir ces fonctions de décorateur. Il se penchait aussi sur les améliorations techniques et les matériaux susceptibles de les réaliser : bois de Suède ou de Bourgogne, goudrons pour les carènes, chanvres de Riga pour les cordages, poudres de Gênes ou des Indes Orientales.
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Il connaissait bien les hommes. A l'égard de ces lascars que l'on embarquait alors sur les vaisseaux par le procédé de la *Presse,* après des rafles dans les ports, il était à la fois indulgent et peu enclin aux illusions : « Un pendu, écrivait-il, n'est bon à rien que pour les corbeaux, mais il y a toujours quelque chose à tirer du plus malicieux forçat en l'envoyant à la chiourme des galères. » Il protégea une famille de fondeurs, les Landouillette, qu'il aida dans ses entreprises. L'un d'entre eux devait plus tard inventer *la bombe ardente,* qui révolutionna la tactique navale : la bombe atomique de l'époque. Infreville trouvait aussi le temps d'éclaircir *la magie noire des magasins,* une expression qui en dit long.
A Toulon, il agrandit l'arsenal, créa le lazaret de Saint-Mandrier. A Marseille, il envoya Puget guider les édiles pour le dessin de leur Porte Royale et les alignements des rues. Lorsqu'il entra en conflit avec Clerville, le commissaire général des fortifications, il écrivit à Colbert : « Si vous ne me laissez achever le bâtiment de devers la ville tel que je l'ai projeté, il se trouverait bien de la différence en magnificence. » Ce dernier mot le caractérise. On pourrait l'appeler Louis le Magnifique.
Avant de disparaître de la scène du Grand Siècle, notre Louis fut la cheville ouvrière de l'expédition de Candie, cette place forte de la Crète assiégée pendant vingt ans par les Turcs ([^70]). Quand les Vénitiens réclamèrent le secours de Louis XIV, celui-ci y dépêcha l'escadre du Levant et des unités d'élite. Le benjamin de M. d'Infreville, Robert de Rouville, participait à l'expédition dans la brigade du comte de Saint-Pol, au régiment du marquis de Grancey, allié à la famille d'Infreville. Il fut blessé mortellement, le 16 décembre 1668, pendant l'attaque du bastion de la Sablonnière. A l'annonce de cette nouvelle, Louis écrit à Colbert une lettre dont nous nous excusons de citer à nouveau ce passage si caractéristique de la manière du Grand Siècle : « Je vous mande le déplaisir où je suis de la perte de mon fils de Rouville dont il ne me reste que l'avantage d'apprendre qu'il soit mort aux côtés de Monsieur votre neveu qu'il a suivi dans ce funeste accident.
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Mes enfants étant destinés dès leur naissance pour le service de Sa Majesté, ce me serait une dernière consolation si j'apprenais que mon fils Saint-Aubin qui a déjà commandé trois années consécutives le *Soleil d'Afrique* aurait l'occasion de se signaler dans cette campagne, en vengeant la mort de son frère...
Louis XIV ayant décidé d'envoyer à Candie des renforts sous les ordres du duc de Beaufort lequel, lui aussi, tombera « au lit d'honneur », M. d'Infreville prépara l'affaire dans tous ses détails. Ce fut-là son chant du cygne. Après avoir appris la reddition de Candie aux Turcs, il sollicita sa mise à la retraite. En 1670 le roi lui accorda son congé « Monsieur d'Infreville, la satisfaction que j'ai des services que vous m'avez rendus en qualité d'intendant général de la marine du Levant m'a souvent fait souhaiter que vous eussiez joui d'une meilleure santé pour me les pouvoir continuer, mais sur ce que vous m'avez fait représenter que votre grand âge et les incommodités dont vous êtes affligé ne vous permettant plus d'agir qu'avec beaucoup de peine, vous désiriez vous retirer chez vous aussitôt que je vous en aurais donné congé, je vous fais cette lettre pour vous dire que je vous l'accorde, que je suis très satisfait de votre zèle et de votre fidélité et que j'aurai soin de vos deux fils dans mon service. Je prie Dieu, Monsieur d'Infreville qu'il vous ait en sa sainte garde. »
Louis avait servi le Roi et l'État pendant quarante ans. Il mourut le 4 mai 1672, à Rouen, dans son hôtel du Bourgtheroulde. Avant de s'éteindre, il avait eu la fierté de voir son second fils, Saint-Aubin d'Infreville, dont quelque autre jour nous raconterons la belle histoire, répondre, lui aussi, à l'appel de la mer et prendre une place fort honorable parmi les marins du Grand Siècle.
Jacques Dinfreville.
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### Jeanne d'Arc et les intellectuels
par Jean-Baptiste Morvan
CONVIENT-IL AUJOURD'HUI de reparler de Michelet ? On connaît les pages consacrées par Maurras et Pierre Lasserre au coryphée romanesque de l'histoire romantique. L'étude de Maurras fut écrite à un moment où les milieux officiels se préparaient pour une célébration destinée à élever Michelet au rang de prophète de la France démocratique ; il ne semble guère aujourd'hui que les champions de l'idée révolutionnaire nourrissent encore à son égard aussi dévotes pensées. Il est sans doute dépassé, l'anarchie morale a donné depuis des fruits d'une verdeur plus agréable à leur palais. J'ai récemment feuilleté Michelet, et revu attentivement certains textes ; la plus grande partie me semble pesante ou insupportable. Tout au plus certaines fresques, l'évocation de l'art ogival par exemple, sont acceptables quand on les voit de loin, comme la « Marseillaise » de Rude. Peut-être un jour la gauche intellectuelle, en proie à une carence de chefs-d'œuvre, redécouvrira-t-elle un ferment castriste dans l' « Histoire de France » et en Michelet un frère spirituel de M. Malraux ou de Che Guevara. Constatons seulement pour l'instant que si l'on veut offrir à la jeunesse un texte d'étude bien choisi, quelque peu cohérent et sans frénésie, on prend les chapitres relatifs à Jeanne d'Arc.
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Jeanne est dans l'œuvre de Michelet ce que Sylvie est dans celle de Nerval : une heure d'illumination pure, intuitive et sensible, où le visionnaire réussit à récuser la domination des fantaisies passionnées et à trouver autrement la voie obstinément cherchée. Avec quelques paragraphes épars ailleurs, avec quelques lambeaux de phrases du « Tableau de la France » qui me touchent par leur mystère, leur valeur incantatoire, je ne retiens de Michelet que Jeanne d'Arc.
Non certes à titre de doctrine et d'enseignement ; mais tout d'abord pour la constatation précieuse, irremplaçable, d'une présence nécessaire de Jeanne d'Arc chez beaucoup d'esprits. Jamais en France le patriotisme n'est apparu comme séparable de la vie intellectuelle, et le mot de « patrie » lui-même semble avoir été créé, en tout cas imposé par Du Bellay. On n'est donc pas étonné de voir que Jeanne a été la lumière directrice d'une longue libération de l'esprit, d'une recherche patiente des vraies valeurs. Mal comprise sans doute, mais célébrée dans sa pureté avec une incontestable ferveur, elle brille au milieu du chaos dantesque, obscur et souvent gluant de Michelet. Puis elle apparaît chez Barrès encore entourée de beaucoup d'harmonies affectives romantiques, mais déjà triées et disciplinées ; la méditation sur Jeanne se fait de plus en plus religieuse chez Péguy pendant que Maurras se penche sur la grandiose efficacité de l'héroïne dans la restauration des structures nationales. Elle s'impose, par une sorte de fraternité exaltante ou consolante, à Claudel et à Honegger, à Dreyer, à Jean Anouilh dans « L'Alouette », à toutes sortes d'esprits et de talents en apparence fort éloignés d'elle, comme elle s'imposa aux soudards et aux politiciens pendant sa vie. C'est une part de son mystère.
Naguère notre ami Thérol, dans « L'Appel du Roi Temporel » a situé Jeanne dans la perspective d'une Imitation de Jésus et de Marie et a trouvé dans les épisodes de sa mission les éléments fertiles d'une série d'exercices spirituels. Nous n'attribuerons pas à Michelet le mérite d'avoir préfiguré toutes ces redécouvertes de la France et de notre âme à travers Jeanne d'Arc.
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C'est cependant un réconfort de pouvoir suivre à travers cent ans de littérature la chaîne d'or d'un principe essentiel, et de voir Jeanne paradoxalement rattachée à l'œuvre d'un démocrate romantique qui accabla de malédictions hallucinées tout ce qu'elle était venue sauver, et qui dans la mémoire d'un homme de moyenne culture reste l'auteur d'une œuvre intitulée « Jeanne d'Arc », alors que ces pages n'étaient qu'une sorte de « tirage à part ». Ainsi Dieu mène le monde, et se réserve la possibilité de faire passer la route de nos rédemptions par un Michelet. Dans la Bible aussi, il arrive que les faux prophètes aient leur heure de vérité, et Balaam est pour toujours l'homme qui avant la mort de Moise a béni le destin d'Israël.
On peut se demander pourquoi Jeanne d'Arc a en somme si peu et si mal inspiré les classiques. L'échec du poème épique de Chapelain semble avoir pesé sur la littérature des époques suivantes. Et puis Boileau interdisait le merveilleux chrétien ; mais il ne pouvait l'interdire que parce que le climat général du temps se prêtait à cette interdiction. L'histoire royale de la France était un bien acquis, toujours vivant. Jeanne d'Arc était une des racines d'un arbre en pleine vigueur dont l'existence et la croissance n'étaient pas mises en causse. Elle faisait partie de toute une galerie de portraits chevaleresques qui n'étaient nullement dédaignés au Grand Siècle, où les lecteurs de l'Arioste et du Tasse étaient aussi nombreux dans la haute société que ceux de la « Bibliothèque Bleue », consacrée aux anciens paladins, dans le public populaire. Le souvenir des rites de la chevalerie vivait encore dans certains aspects de l'esthétique baroque : fêtes costumées, tournois de fantaisie. Louis XIV est le dernier roi pour lequel on ait fabriqué une armure complète. L'intérêt littéraire suscité par l'héroïne guerrière n'échappait pas non plus au temps classique. Il n'était que trop apprécié peut-être : les Marphise et les Bradamante abondent dans les drames baroques et les romans précieux. Dans la littérature antique, le touchant et tragique portrait de Camille, reine des Volsques, tracé par Virgile eût fourni un modèle.
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Avant la jeune fille en armure, la bergère de Domrémy eût pu être adoptée d'emblée par le goût de la poésie pastorale, si précisément l'abondance des bergeries n'eût paru faire tort à un épisode véritable et vénérable de l'histoire du royaume. Il me souvient d'une épigramme au bas d'une image de Jeanne d'Arc, de Malherbe je crois, qui compare son héroïsme et son trépas à celui d'Hercule. On pressentait donc la possibilité d'un grand sujet, mais sans éprouver le besoin de l'extraire de son ensemble historique. Le cœur n'y découvrait pas une valeur réparatrice et rédemptrice. C'est le cas de ces belles statues dont la splendeur n'éclate malheureusement qu'après la ruine partielle de l'édifice où elles figuraient. Jeanne d'Arc est une des cariatides de la France.
Le temps baroque aurait pu illustrer l'histoire de Jeanne. Mais on se demande si le classicisme épuré avait une chance de produire autre chose que les élucubrations obscènes de Voltaire. Peut-être l'anglomanie venait imposer un préjugé défavorable ; mais certainement aussi les réflexes conditionnés du Jansénisme s'opposaient à cette célébration comme du reste ils s'y refusent encore ou tendent à la contrarier. L'étendard frappé du noble nom « Jhésus-Maria » ne peut coexister avec ce crucifix aux bras étroits qui n'était pas nécessairement à l'origine un symbole janséniste, mais qui s'accordait trop bien avec un rétrécissement de l'âme française pour que cette interprétation ne demeure pas séduisante. Le jansénisme est un classicisme mal compris, oublieux même de la leçon donnée par Pascal à propos des « raisons du cœur » : la raison sans le cœur, une incompréhension fondamentale de la jeunesse et de la spontanéité. « La raison et le sentiment », a dit Maurras, « se soutenant tour à tour et se réglant l'un par l'autre, sont la sauvegarde de l'espérance du monde ».. Le romantisme devait reprendre les raisons du cœur, et il tenait avec la vie de Jeanne d'Arc la plus remarquable occasion d'analyser les raisons du cœur français : l'ascension d'une âme aimante et créatrice, depuis le bois des vieux chênes jusqu'aux pénibles équivoques de la haute politique, donnait un sens efficace à la pastorale et à l'aventure héroïque.
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Mais depuis Rousseau le romantisme aspirait à une bergerie qui fût extravagante et à une « geste » qui demeurât stérile. Si décevant que soit le refus de toute interprétation religieuse de l'histoire de Jeanne, le travail de Michelet semble se situer à une heure du romantisme où il était encore possible de l'orienter vers la vérité.
Une phrase au moins reste belle et compréhensive : « La pauvre fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l'épée ennemie, couvert de son sein le sein de la France. » Virginité et maternité, ce que Joseph Thérol développe dans une perspective religieuse. Michelet semble ici en avoir un pressentiment confus, mais utile à ceux qui avec d'autres lumières pouvaient plus tard le développer. Les sociétés humaines trouvent leur plénitude dans une double notion de virginité et de maternité. Nous demandons à la Patrie d'être personnelle, et d'une certaine manière, d'être unique ; nous lui demandons à chaque nouvelle vie, à chaque génération, d'apparaître comme la gardienne du foyer, la détentrice d'un trésor de biens très anciens, et en même temps d'offrir un visage neuf et pur, une allégresse originale, une âme juvénile. Nous ne pouvons concevoir le milieu humain auquel nos vies accèdent et où elles vont grandir, qu'avec une pureté rayonnante qui rende plus légers le vieux joug des obligations héréditaires et les tristesses, les usures qui ne manqueront pas de survenir.
Que la France soit une personne, qu'on dise même avec Maurras qu'elle est une « déesse », le mot n'a pas vraiment de quoi scandaliser : c'est, à travers un langage poétique, l'expression d'une nécessité confusément sentie dans la réalité. La poésie est chose licite ; elle seule souvent permet d'énoncer sous une forme provisoire une vérité qui reste à cerner, à découvrir. Si la France, non seulement aux yeux des Français, mais aussi pour maint homme de génie en d'autres peuples, a pris ce visage tendre et pur, cette noblesse féminine et délicate, c'est par une très longue familiarité avec le culte de Notre-Dame et avec ses premières et ses plus dignes imitations, la mémoire des Saintes femmes de notre histoire. Michelet romantique voulait son héroïne unique et solitaire. Péguy, rapprochant Jeanne d'Arc et Sainte Geneviève, franchit une deuxième étape d'une considérable importance.
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Évidemment, il y a un risque dans l'ordre spirituel : ne voir dans le résultat humain et national que la seule notion digne de considération, le résultat heureux d'une antique illusion bénéfique surgie du fond d'un rêve ancien. C'est ainsi que Michelet envisage la mission de Jeanne d'Arc par rapport au culte marial ; et il retrouve la paix de sa conscience démocratique et libérale par un tour de passe-passe assez gros : le succès de la mission de Jeanne viendrait non pas de la grâce divine, de la protection séculaire de Notre-Dame cheminant longuement à travers les persévérances de la foi, mais de la pureté essentielle du « peuple ». Ces laborieuses acrobaties sont si visiblement pénibles qu'elles « portent pierre », elles aussi, comme le diable de la légende. Michelet a si bien réussi à présenter l'originalité et le caractère à ses yeux paradoxal du problème de Jeanne, que les solutions dérisoires qu'il présente demanderaient, pour être acceptées, un effort de foi, ou une contorsion de l'esprit plus étonnantes encore que l'explication mystique qu'il écarte. On le sent un moment sur la ligne de partage des eaux. Son âme manque de force, ou se courbe sous le poids du respect humain ; tant pis, mais la question reste posée. Et l'on ne peut s'empêcher de considérer avec une curiosité attentive, avec un peu d'ironie et avec beaucoup d'émotion, le libre-penseur qui se scandalise du peu d'honneurs décernés en son temps à l'héroïne de la France. « Quoi ? nulle canonisation ? » demande le futur panégyriste d'une France à bonnet phrygien. Situation paradoxale, mais le mot vaut bien d'être rappelé à ces chrétiens qui se croient démocrates en reléguant la statue de Jeanne d'Arc dans un coin de sacristie, sinon au débarras. Que Jeanne n'ait pas encore été mise sur les autels, Michelet en ressent un sentiment de frustration, l'impression d'une mutilation de l'esprit.
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On pourrait évidemment objecter que si la canonisation eût été dès lors prononcée, Michelet eût moins aimé Jeanne, et que la persécution dont elle fut l'objet de la part des puissances ecclésiastiques officielles a contribué à l'intérêt qu'il lui porte. Quand il écrivit ces pages, ce n'est pas absolument sûr. Même en sa préface générale de 1870, lourd et grinçant manifeste anti-religieux, il n'arrive point à démentir son Moyen-Age, s'en excuse, mais dit : « On ne peut y toucher ». Et il se remémore avec nostalgie le temps où il l'écrivit « dans une solitude, une liberté, une pureté, une haute tension d'esprit, rares, vraiment singulières ». Et, quelques pages plus loin, il évoque Jeanne écoutant l'Esprit. « Mes voix ! » Le mot résonne deux fois avant que l'auteur n'aille à nouveau s'engluer dans dies blasphèmes bien inutiles pour donner le change, dans des protestations d'anti-foi qui n'empêchent pas qu'à cette heure ultime Jeanne ne soit encore présente au sein de cette bourrasque impure. Elle est pour lui la pureté, elle est sa jeunesse, et même sa liberté, maintenant obscurcie sous des sujétions, des chaînes invisibles mais sensibles : à l'heure où d'une voix qui sonne faux, il vante son « rire énorme » et son émancipation, il entend à l'arrière-plan de sa rhétorique la voix véritable, celle de Jeanne qui elle-même écoute les voix d'En-Haut.
J'ai entendu, jadis ou naguère, des propos doucereux, insinuants, de gens qui essayaient de discuter Jeanne d'Arc en attendant prudemment l'heure de la salir. Je me souviens de l'étrange froideur ironique qui s'emparait alors de moi, encore adolescent : il me semblait bien comprendre sous ces mots la haine et la crainte de la jeunesse, de la liberté, et tout d'abord de ma jeunesse et de ma liberté. Je crains en ces quelques pages d'avoir fait dévier l'histoire et la présence de Jeanne vers des enseignements trop peu religieux ; il sera, toujours possible, pour mon lecteur comme pour moi, de retourner aux sources avec le livre de Thérol. Mais je crois nécessaire d'en appeler à Jeanne pour la reconquête de la liberté dans l'ordre intellectuel. Et puisque j'ai commencé avec Michelet d'interroger les témoignages suspects ou discutables, je poursuivrai avec Jean Cocteau.
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On lui prête le mot suivant ; comme on lui demandait quel était le plus grand écrivain français, il aurait répondu : « Jeanne d'Arc ! » Pour qui relit les paroles prononcées par la sainte aux divers moments de sa vie, la joie intellectuelle qu'il en retire est telle qu'il est amené à trouver cette boutade bien justifiée. Pourquoi les enseignements donnés par la vie de Jeanne s'arrêteraient-ils aux politiques et aux soldats ? Et pourquoi la pureté directe et allègre des formules, la spontanéité frappante de la pensée, seraient-elles accidentelles et comme extérieures à la mission ?
Jeanne d'Arc est essentiellement vivante, au milieu des autres grands personnages de notre histoire. Une première leçon s'en dégage pour l'intellectuel et l'écrivain qui veulent traiter des hautes valeurs de l'âme. Un des périls les plus séduisants de l'esprit réside dans le symbolisme qui s'empare des personnes pour en faire des personnages. Cette maladie rongeuse de l'esprit affadit les sujets, les événements, les objets mêmes, à partir du moment où l'interprétation symbolique tourne à la passion du jeu gratuit. Tout finit par signifier n'importe quoi. Utile pour ramener vers la foi ceux qui n'ont pas été touchés encore, en leur ménageant une étape intellectuelle et artistique, le procédé du symbolisme est souvent appauvrissant pour celui qui part de la foi pour en faire un développement esthétique. Tout se plie aux caprices et aux fantaisies de l'auteur, et pour un peu celui-ci croirait avoir tout inventé, et comme le théologien orgueilleux évoqué par Baudelaire, croirait « avoir fait monter le petit Jésus bien haut ». Littérature, qui s'imagine créer alors qu'en fait elle consomme... Les propos de Jeanne, leurs trésors de juvénile moquerie, la netteté et l'assurance de ses affirmations sont une cure d'âme dont les esprits les plus sincères ont compris qu'ils pouvaient faire leur profit.
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Une littérature se trouvant sans mission, sans vigueur et sans naturel, à différentes reprises déjà, a trouvé dans l'histoire de Jeanne d'Arc un thème libérateur. Comme elle n'avait pas pu modeler au hasard de ses rêveries un personnage dont la voix résonnait, bien nette encore, à travers les siècles, comme elle ne rencontrait pas en Jeanne, comme en Napoléon, une sorte de complicité littéraire préalable, l'inspiration des acteurs a dû approfondir la nature au lieu de l'inventer. Elle s'est trouvée dans l'obligation de respecter dans cette nature l'élément le plus élevé, le plus inexpliqué, au lieu de partir du postulat trop commun qui veut que la nature, ce soit le bas et le facile. Elle a dû respecter le langage d'une héroïne qui lui faisait l'impérieux cadeau, en épilogue à sa biographie, d'un long interrogatoire. La littérature doit être le langage d'un peuple. « C'est en étant de son pays qu'on est traduit dans toutes les langues », disait Sacha Guitry. Quelle que soit la dose de fantaisie que la littérature puisse se permettre, il reste finalement qu'on attend de la langue maternelle et de ses propos ce qu'on attend de la nation, et ce que la nation attendait de Jeanne d'Arc, un regain de maternité en même temps qu'un regain de pureté. Une littérature vivante ? Mais la vie, ni en littérature ni ailleurs, n'est une création arbitraire de tel ou tel esprit, une vision accidentelle née d'une crise polémique ou d'un effort publicitaire. Id serait fort difficile de placer d'emblée certains esprits devant les modèles sublimes de la Vie, l'Imitation de Jésus ou l'Imitation de Marie. Mais c'est précisément alors que l'on sent la nécessité de recourir à des intercesseurs dont la mission religieuse, historique et politique s'accompagne d'un, prestige personnel et d'une séduction naturelle assez grands pour stimuler, avec le réveil des consciences, le réveil des talents.
Jean-Baptiste Morvan.
114:133
### La décomposition du catholicisme
par Marcel De Corte
UN CURIEUX PETIT LIVRE vient de paraître sous ce titre. Il est dû à un théologien, le R.P. Bouyer, venu du protestantisme au catholicisme, comme Newman dont il se voulait naguère le disciple.
A première vue, il semble que cet ouvrage soit de polémique : l'auteur y tombe, à bras raccourcis, avec une véhémence digne des prophètes de l'Ancien Testament, sur les progressistes qui, après s'être annexés l'Église au récent Concile, continuent à étendre leur mainmise sur les âmes des fidèles déboussolés qu'ils entraînent dans leurs égarements et dans leurs vertiges.
Tout est en toc, en clinquant, en charlatanisme chez ces progressistes qui se proclament les serviteurs du monde pour mieux le domestiquer et l'assujettir à leur empire. La prétendue « Église des Pauvres » dont ils battent la grosse caisse est une profitable « organisation de la mendicité à l'échelle mondiale » dont la seule conséquence visible est « l'appauvrissement du culte ». La matamoresque « collégialité » n'est plus « qu'un synonyme d'anarchie et, ce qui est le comble, d'individualisme ». En comparaison avec elle, « la pulvérisation du protestantisme en sectes ou en écoles rivales et antagonistes » apparaît comme un agencement bien ordonné.
115:133
La débâcle de l'autorité épiscopale s'accompagne d'autre part d'un « néocléricalisme plus borné, plus intolérant, plus tracassier que rien de ce qu'on avait encore jamais vu » : « le dernier vicaire ou le dernier vicaire d'action catholique tranche de tout avec une certitude infaillible », tandis que « les laïcs sont livrés pieds et poings liés à leur arbitraire ». Avec leur complicité, la liturgie substitue « l'autoglorification de l'homme à la louange de la grâce divine, la prière du pharisien à l'eucharistie de l'Église ».
Quant à « l'ouverture au monde », elle n'est que « l'humilité abjecte devant le monde » d'une « bande d'hystériques ». « L'idée loufoque qu'il n'y a plus de problèmes que le monde n'ait résolu ou ne soit en passe de résoudre, suffit à les plonger dans un état délirant. » Leur « servilité maniaque » n'a d'égale que la goinfrerie avec laquelle ils se jettent sur l'œcuménisme pour dévorer « ce qu'il y a de pagailleux, d'inorganique, d'amorphe dans le reste de la chrétienté ». « On bénit tout avec une parfaite indifférence, mais de préférence tout ce qu'on aurait honni avant le Concile. « Qu'est-ce que la vérité ? » disait Pilate. Les responsables semblent n'avoir plus d'autre réponse-réflexe qu'un « Tout ce que vous voudrez, mes amis » !
Bref, c'est « la mythologie substituée à l'analyse du réel, les slogans tenant lieu de pensée doctrinale », « la révélation unique et définitive de l'éternel » faisant place à l'apostasie : « Dieu lui-même, pour ces néo-adorateurs du monde, est mort... Comme me le disait naguère une religieuse nouvelle-vague : « Moi, ma religion ne connaît plus que la dimension horizontale... » Dieu est devenu le vocable le plus parfaitement vidé de sens qui soit ».
116:133
La conclusion se dégage sous une forme à la fois interrogative et dubitative : « La barque de Pierre faisant eau de toutes parts ? Dans ce cas-là, évidemment, le seul avenir du catholicisme serait de ne plus en avoir... » Selon un homme politique français, « bien informé », mais dont le P. Bouyer tait le nom, « on doit s'attendre à la disparition du catholicisme d'ici une génération ». « Cette opinion, commente l'auteur, ne peut être écartée d'un revers de main. »
En effet, le P. Bouyer ne s'élance à fond de train que pour mieux en atteindre la cause, la cerner, la prendre d'assaut et, après l'avoir passée au fil de l'épée, selon le rite de la camisade, la désigner d'un doigt vengeur.
Je prie ici mes lecteurs de patienter quelques lignes. Il faut bien que je les prépare à la plus sensationnelle des divulgations que la presse la plus spécialisée dans l'esclandre et dans le pétard ait jamais publiées. Quand un prêtre aussi sérieux que le P. Bouyer lance une bombe, il convient de se boucher les oreilles à l'avance. Ce n'est pas un bruit, un vacarme, un éclat, une détonation. C'est la trompette de l'Ange vous annonçant la fin du monde au moment où vous l'attendez le moins. Son cri pénètre dans tous les pertuis du corps et de l'âme.
La cause du progressisme est comme l'œuf de Colomb. Il fallait seulement y songer : c'est tout bonnement l'intégrisme et, au-delà de l'intégrisme, le catholicisme postérieur au Concile de Trente, s'entend, car antérieurement à ce Concile qui a paralysé l'Église, il n'y avait pas de catholicisme ni de catholiques, il n'y avait que le christianisme et les chrétiens.
Vous vous frottez les yeux. Vous vous grattez l'oreille. C'est ainsi et pas autrement. Il est même heureux que ce catholicisme-là se décompose et meure après avoir engendré son dernier monstre : le progressisme dont l'arrière-faix l'infecte.
117:133
Bon. Nous savions, nous, pauvres laïcs dont la cervelle est savonnée, battue, rincée et essorée chaque jour de l'année ecclésiastique, que la plupart des clercs qui font profession d'écrire sont devenus des derviches tourneurs. Avec ce qui nous reste de lucidité après cette lessive conciliaire, nous faisions quelques exceptions. Le P. Bouyer en était. Nous nous apercevons maintenant que le nombre des *intelleti sani,* comme dit Dante, diminue encore. La dialectique hégélienne et marxiste dont le propre est d'identifier les contraires et de transformer les lapins en carpes est en train de submerger les dernières résistances à ses hallucinations.
\*\*\*
Pour ma part, dans un rayon de vingt kilomètres autour de mon village, je recense un seul prêtre qui n'outrage jamais ni le bon sens ni l'Évangile par quelque extravagance. Et comme par hasard, il n'écrit pas, il ne pontifie pas, il ne métingue pas. C'est un prêtre qui ne « dialogue » pas avec ses ouailles, ni même avec Dieu. Il a en horreur ce mot qui pue le théâtre et l'histrion. C'est un prêtre qui prie et qui, à la suite de N. S. Jésus-Christ, nous invite à prier continuellement. Pour ce seul prêtre, je crois en l'Église une, sainte, catholique et apostolique.
\*\*\*
Mais laissons-là et revenons au P. Bouyer. Selon le placard publicitaire de son livre paru dans *L'Ami du Clergé,* « une réaction intégriste ne saurait nous délivrer d'un progressisme anarchique et finalement destructeur. C'est précisément, au contraire, parce qu'un catholicisme intégrisant avait rendu inassimilable la vérité chrétienne que cette décomposition a été le premier effet d'une ouverture inévitable ».
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Autrement dit, le catholicisme s'est enfermé depuis le Concile de Trente dans la défense intégrale de la foi, des mœurs et du culte contre la décomposition protestante. Et lorsqu'il a fallu choisir entre la stérilisation sans fin et « l'ouverture au monde », ce catholicisme frigorifié s'est mis incontinent à pourrir comme une viande congelée qui, brusquement exposée à l'air chaud, ne tarde pas à entrer en putréfaction.
Pour un sophisme, c'en est un gros et grossier ! Ainsi donc le catholicisme post-tridentin qui conserva intact le dépôt de la Révélation et de la Tradition a rendu ce dépôt intransmissible. Ce dépôt ne doit donc plus être accepté tel quel, mais sous bénéfice d'inventaire. C'est exactement ce que prétend le progressisme : présenter la vérité chrétienne comme assimilable en la débarrassant de tout ce que la mentalité moderne refuse d'absorber de son contenu et en la relativisant ; remonter à un christianisme prétendument purifié, en fait délesté de tous les noyaux durs du dogme, rendu amorphe et malléable ; imprimer en ce christianisme mou une forme nouvelle qui permette aux « nouveaux prêtres » d'instaurer leur domination sur les âmes qui leur échappent. Le P. Bouyer est un progressiste qui s'ignore.
L'aberration dont le P. Bouyer est à la fois la victime et le complice n'est pas inexplicable. C'est la même dont l'Église est actuellement la proie échevelée et consentante : *le refus de ce qui est ;* l'incapacité partielle ou totale de voir les choses telles quelles sont ; la substitution corrélative d'un monde ou d'une histoire imaginaires à l'histoire et au monde réels. *L'Église fait à retardement sa crise de romantisme.* Les clercs pensent non plus avec leur intelligence, faculté du réel, mais avec leurs sentiments et leurs passions, voire avec leurs tripes, comme le P. Cardonnel. Il arrive aux meilleurs d'entre eux d'être atteints plus ou moins gravement par la contagion.
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Le P. Bouyer est dans ce cas. Sa sensibilité, son hyperesthésie touchent parfois juste, mais c'est par hasard. Ce qu'il a encore d'intelligence lui sert à saisir l'effroyable insanité du progressisme. Pour le reste, il est semblable aux autres clercs malades ou moribonds : il imagine, il fabule.
Mais comme dit Baudelaire :
*L'imagination qui dresse son orgie*
*Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.*
Tel est le destin du romantique qui *sent* au lieu de *connaître.* Senancour l'avait bien vu : « *Je sens* est le seul mot de l'homme qui ne veut plus des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être fait aussi mon supplice. Je sens pour me consumer en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde fantastique, *pour rester atterré de ma voluptueuse erreur. *»
Marcel De Corte.
*Professeur à l'Université de Liège.*
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### La nouvelle culture
par Marie-Claire Gousseau
« ET LE MONDE VA TRÈS MAL aujourd'hui parce qu'on n'y sait plus rien des universaux ». Depuis que la « culture » nourrit la Révolution et tend à imposer de nouveaux schèmes de pensée et d'action, l'affirmation de Pie XI rencontre sans cesse de nouvelles preuves d'actualité. Il ne s'agit plus de simple ignorance, mais bien d'une inversion si complète que les universaux risquent d'échapper désormais à toute possibilité de compréhension : ils semblent même ne plus pouvoir offrir aucune « prise », comme disent les alpinistes, à ceux qui chercheraient à les approcher.
Sans exposer, à proprement parler, ce problème des rapports entre la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle ([^71]), il reste possible, cependant de cerner, dans les habitudes de penser et d'agir qu'instille imperceptiblement et sans discontinuer la nouvelle culture, les aspects de cette inversion des universaux : ils s'expriment dans « *les méthodes modernes* (ou nouvelles) *pour l'acquisition des biens de la culture vivante *».
Quelques exemples précis d'intérêt d'apparence inégale et sans rapports réciproques évidents, permettront ensuite de reconnaître, quelques-uns des terrains où cette nouvelle culture s'exerce avec une complaisance particulière :
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-- la disqualification de l'enseignement magistral ;
-- la disparition de la notion d'effort en éducation ;
-- le nouveau catéchisme.
\*\*\*
« Les nouvelles méthodes pour l'acquisition des biens de la culture vivante »\
ou l'inversion des universaux.
Ces méthodes sont dans l'ensemble fort redevables à celle de *l'entraînement mental* dont les aspects techniques du fonctionnement complexe ([^72]) ne facilitent pas l'analyse. *L'entraînement mental* a réussi cependant à accréditer un vocabulaire qui souvent le déguise et fait ainsi oublier ses origines et les mobiles de l'emploi de termes d'un usage désormais familier.
Né il y a vingt ans, *l'entraînement mental* fut mis au point par l'organisme d'éducation populaire « Peuple et Culture » ([^73]). Il s'est répandu en tous milieux qui l'utilisent la plupart du temps sans en connaître même la dénomination. Conjugué avec les méthodes de techniques et de dynamique des groupes, il donne ces étonnants lavages de cerveau intégraux réalisés dans les milieux les plus différents : cercles de parents, commissions universitaires, assemblées générales des structures paroissiales, discussions de ciné-clubs, séminaires de recyclage et tous ces palabres aux étiquettes diverses qui se multiplient depuis mai 1968.
L'entraînement mental procède essentiellement d'une totale inversion de la scolastique qu'il pense d'ailleurs purement et simplement remplacer :
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Les caractéristiques principales de la méthode se retrouvent généralement en ses diverses applications : enseignement des adultes à l'origine et, maintenant, toutes activités de formation collective. Elles tiennent en deux points essentiels :
1 -- l'utilisation « du-milieu-quotidien-comme-nourriture-de-la-pensée » ;
2 -- la nécessité du travail en groupe : « la progression de l'auto-développement ne peut être que collective ». « L'Entraînement mental valorise l'induction (des faits aux idées, des idées aux actes) et adopte la démarche de style expérimental. C'est une option et une limite. D'autres approches dans lesquelles, comme le dit Bachelard, « on retrouve le réel comme un cas particulier du possible » restent accessibles à ceux qui ont utilisé l'Entraînement mental. » (*Qu'est-ce que l'Entraînement mental --* P.E.C. 1965, p. 25.)
L'Entraînement mental se définit donc comme une option : celle d'adopter une démarche de type expérimental et de se servir du fait quotidien comme-nourriture-de-la-pensée.
Par ailleurs il s'accommode bien des systèmes philosophiques dans lesquels *le réel est considéré comme un cas particulier du possible.*
Or, n'est-ce pas au contraire : « ce réel, pensé, commun à tous, un en soi, réalisable en plusieurs -- qui constitue « l'universel » ?... Dans la solution juste et harmonieuse, l'universel existe fondamentalement dans les choses et formellement (c'est-à-dire sous sa forme propre d'universalité) dans notre pensée immatérielle et abstraite » (*Fondements de la cité,* p. 45 note 23).
Réel, un et universel, de la solution harmonieuse de saint Thomas, multiple et particulier de la solution « culturelle », c'est-à-dire de tous les idéalismes.
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Si partir du fait pour remonter à l'idée correspondait à la démarche de l'intelligence qui cherche à distinguer l'essentiel des choses, c'est-à-dire à saisir l'intelligible dans le sensible, la démarche en question serait parfaitement recevable. Mais *c'est alors qu'intervient* le deuxième point essentiel de la méthode et qui lui est étroitement conjoint : les deux opérations ne peuvent se dissocier dans le temps, le passage des faits aux idées *doit se produire au cours d'un travail de groupe.*
Cette connaissance du sensible n'est donc pas orientée vers la connaissance de l'intelligible et ne peut en conséquence conduire vers le réel puisque, pour approcher le plus possible du réel il faut accumuler le maximum de connaissances (au pluriel) du particulier et du possible. Plus les participants au travail du groupe sont nombreux, plus de possibles se trouvent alors rassemblés. *L'accumulation des particuliers tient lieu d'universel, à moins que le choix de certains particuliers par une* « *majorité *» *ne joue alors le rôle d'un universel toujours momentané.*
A la limite, le réel issu de ce maximum de possibles ne sera-t-il pas le produit de l'ordinateur le plus perfectionné ?
Pratiquement les méthodes modernes de culture fonctionnent en trois temps :
-- En premier lieu, *la mise à zéro, la table rase* supposée un préalable nécessaire et absolu. Puis vient le repérage des faits bruts, connus globalement ([^74]), énumérés, décrits, comparés, classés : c'est *l'enquête.*
*-- *En deuxième lieu, la *mise en problème.* Il s'agit de discerner les aspects de ces faits en confrontant les points de vue, en dégageant les contradictions et en « statuant » dans le temps et dans l'espace.
Se reconnaissent là successivement le « dialogue », l'usage de la « dialectique », la « mise en situation », le « sens de l'histoire ». Toutes ces démarches s'effectuent obligatoirement au cours d'une opération collective.
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-- En troisième lieu, ces idées issues d'une part d'une représentation des faits *mentale, subjective* et *collective* (et non pas d'une connaissance *intellectuelle objective* et *universelle*), et d'autre part d'une mise en relation de ces faits au cours d'une opération réalisée en groupe, vont permettre de passer aux actes.
Car ces méthodes destinées à l'acquisition des biens de la « culture vivante » sont des méthodes d'action. Confondre les animateurs de la « culture » avec de purs théoriciens, ou des intellectuels invertébrés, ou des « poètes », expose à de graves mécomptes.
Ce « pouvoir étudiant » ou ce plus surprenant encore « pouvoir aux hommes de théâtre » ([^75]) qui ont pu faire sourire à certaines heures, ne se laisseront pas abattre par de simples haussements d'épaules. Ces slogans correspondent à un état d'esprit qui mûrit lentement depuis la Libération et tendent à porter des fruits, idéalistes peut-être, mais bien incarnés.
Les méthodes « culturelles » visent donc à former des hommes d'action, à former collectivement des hommes dont les actions seront déterminées par la représentation mentale des faits mis en problèmes, et pour lesquels « le milieu-quotidien-sert-de-nourriture-à-la-pensée ». Le rôle éminent de l'information dans notre société évoluant tout doucement, malgré quelques soubresauts plus violents, vers la Révolution Culturelle continue ([^76]) apparaît ainsi dans toute sa lumière.
Qui énumère, décrit, compare, distingue, classe et définit les faits si ce n'est la presse sous toutes ses formes, écrite ou parlée ?
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Qui tient donc en mains les moyens de la connaissance, sinon les maîtres de « l'Information », puisque toute pensée et toute action partent des faits sans jamais les dépasser et se refusent à en dégager toute notion « d'universel » ?
Ainsi toutes ces méthodes se donnent-elles un air sérieux en se réclamant du « type expérimental », un air rassurant en prétendant donner à chacun toutes ses chances d'auto-développement (la culture pour tous, le droit à la culture) tandis qu'en réalité, elles dissolvent l'un dans le multiple, l'universel dans le particulier, submergent l'esprit sous le flot d'informations que leur trop grand nombre rend totalement inassimilables.
Se croyant ainsi informés et formés par les tables rondes, symposium, séminaires, ateliers, carrefours et l'immensité de l'océan des « mass-média », tout un chacun dûment équarri s'imaginera suffisamment autodéveloppé pour agir ainsi par lui-même.
Après les despotes éclairés, l'histoire connaîtra-t-elle les irresponsables éclairés ?
La disqualification de l'enseignement magistral
Dans cette optique, quelques points chauds de l'heure ne trouvent-ils pas un commencement d'explication ? Certaines offensives d'apparences pourtant très différenciées ne proviendraient-elles pas de communes bases de départ ?
Ainsi, l'effort entrepris pour disqualifier toute forme d'enseignement dit magistral. Les événements de mai 1968 ont achevé de jeter le discrédit sur les derniers maîtres, témoins attardés d'une époque révolue, ou tenté de les empêcher, pratiquement, d'enseigner encore.
Ils se défendirent mal, peut-être. Mais comment bien se défendre lorsque tout un consensus psychologique, savamment entretenu, fait triompher la mauvaise conscience, ou réduit les préoccupations au seul souci d'un rang social à tenir, sans aucune volonté forte d'assumer de réelles responsabilités ?
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L'évidence s'est donc fait jour que les vrais maîtres survivent peu nombreux, perdus dans une masse d'hésitants, eux-mêmes débordés par une poignée d'enseignants, en titre, mais qui préfèrent se dire « auxiliaires » destinés à aider les élèves ou les étudiants à « découvrir » par eux-mêmes au sein d'équipes de travail. Ce, dernier verbe étant ordinairement employé sans complément !
« La progression de l'auto-développement ne peut être que collective » affirment en effet les méthodes « culturelles ».
Ce refus du maître, du *magister* et donc de l'enseignement magistral a surgi simultanément des deux côtés, celui des enseignés comme celui des enseignants avec une identité tout à fait remarquable d'arguments.
*Premier argument : la guerre au mandarinat.*
Le maître ou mandarin représente l'un des symboles les plus marquants de l'embourgeoisement d'une société. Il constitue la tête de turc idéale, l'objet-contestataire-type pour la révolution culturelle niveleuse des biens de l'esprit et des cerveaux comme la révolution prolétarienne prétend niveler les biens matériels et les porte-monnaie.
Ainsi le révolutionnaire culturel se croit-il situé sur un plan nettement supérieur à celui de son prédécesseur, pourchasseur de vulgaires capitalistes. Plus d'un n'espère-t-il pas d'ailleurs sauvegarder ainsi son confort, avec l'arrière-pensée que la révolution qui s'en prend aux diplômes laissera intacts les comptes en banque ?
Chasse aux mandarins, capitalistes du savoir !
*Deuxième argument : l'impossibilité d'enseigner.*
C'est la logique même du système, la conséquence inéluctable de l'emploi généralisé des méthodes « culturelles ». Argument de fait justifié après coup.
D'une part, l'amoncellement des données du savoir, considérées en tant que *faits d'information* et non en tant que connaissances porteuses de notions universelles, conduit à l'encyclopédisme dans lequel s'embourbe l'enseignement français en particulier. Que faut-il enseigner ? Tout ? Mais est-ce possible ? Au nom de quels critères exercer un choix ?
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D'autre part, si la progression de l'auto-développement ne peut être que collective, il faut substituer le travail de groupes et la découverte communautaire à l'enseignement de personne à personne.
Ainsi faut-il réviser d'urgence le sens de l'expression « démocratisation de l'enseignement ». Entendue jusqu'ici comme signifiant *le droit de tous à être enseignés,* cette formule traditionnelle, appelant l'image du bâton de maréchal accessible au plus humble soldat doit-elle désormais se comprendre comme *le droit de chacun à s'enseigner lui-même par les structures collectivistes.* Pour apparaître plus intellectuel ce néo-collectivisme, à l'usage d'Occidentaux réputés intelligents, ne joue-t-il pas le même triste rôle que les billevesées « dépassées » des révolutionnaires de naguère ?
Ce refus « logique » d'enseigner, qui n'eut l'occasion d'en constater les effets ? Deux faits vécus le démontreront mieux que n'importe quel raisonnement abstrait. Ils ont pour cadre les classes terminales d'un lycée de filles de la région parisienne où la révolution de mai fut particulièrement violente. Certains professeurs y appliquent depuis lors les méthodes « nouvelles » et ne font donc plus de cours.
C'est ainsi qu'une élève incommodée par la fumée ouvrit un jour une fenêtre. Le professeur, du type « auxiliaire-des-découvertes-personnelles-de-ses-élèves-travaillant-en-communauté », en exige la fermeture, arguant, à juste titre d'ailleurs, du bruit insupportable d'un engin mécanique fonctionnant dans la rue. Aux protestations de l'élève, le professeur réplique : « Si vous n'êtes pas contente, vous n'avez qu'à aller ailleurs. » Et l'élève de se lever aussitôt : « Chic ! Madame, je vais en permanence. Au moins j'y ferai ma version grecque au lieu de perdre mon temps à des bavardages.. » Ce professeur, en effet, se contente de provoquer des « échanges » entre élèves, faire apprécier et noter les exposés par bulletins de vote signés et lus publiquement.
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A la fin de l'heure impartie à ce professeur dans cette classe, l'élève tient, en présence de deux de ses compagnes, à venir s'excuser de sa réponse un peu vive. Une longue et pénible discussion s'engage alors ; elle se termine par l'aveu, de la part du professeur, de la stérilité de la pédagogie sans cours, mais de la nécessité de s'y plier à cause de la révolution de mai, et par une déclaration de refus « d'exercer toute forme d'autorité, soit par la discipline, soit par un enseignement imposé à de pauvres élèves qui gobent tout quand on leur fait un cours magistral ».
Le dernier mot revient pourtant aux élèves qui récusent cette appartenance à la race des gobe-mouches et se souviennent, avec malice, que l'esprit critique de leur âge leur était reproché jusque dans un passé récent par ces mêmes maîtres qui s'évadent devant leur responsabilité d'enseignants. Or, constatent-elles, malgré ses dires, madame le professeur croit encore à l'autorité puisque cette fameuse fenêtre dont elle a bel et bien ordonné qu'elle fût close a provoqué leur actuelle controverse. « C'est le minimum indispensable, au delà duquel je ne veux pas aller » conclu le professeur.
Placée à ce niveau, de fenêtres ouvertes ou fermées, que reste-t-il de la raison d'exister des maîtres ? N'en demeure-t-il pas moins cependant l'immense désarroi des jeunes esprits, encore avides de savoir ?
Un professeur de philosophie du même établissement invite un jour une de ses élèves à se faire accompagner en classe par sa petite sœur de six ans à peine, afin d'étudier par l'intermédiaire de cette dernière, de manière directe et vivante, ce qu'est la bêtise. Après de vains efforts pour tirer quelques mots de l'enfant, affolée de se trouver dans ce cadre si étranger à son âge, le professeur demande à la petite de faire un dessin bête.
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Aussitôt l'enfant exécute un gribouillage et répond à la question : « Pourquoi est-ce bête ? » -- « Mais tiens, c'est bête parce que ça ne veut rien dire ! » Et pendant les quelques secondes de silence embarrassé qui suivent cette réponse spontanée, l'enfant enchaîne en pleurant : « Et puis, tout ça qui est bête (sic), c'est de me dire des choses que je ne peux pas comprendre !... » et l'expérience d'enseignement culturel ne se poursuivit pas ce jour-là.
Le bons sens d'un petit enfant ouvrira-t-il les yeux de ceux qui ne veulent ou ne peuvent plus donner un enseignement positif sur l'intelligence ?
La disparition de la notion d'effort en éducation
Identifier a priori, comme on a bien voulu le laisser entendre, le désir de ne plus travailler et la volonté de réforme d'un enseignement sclérosé, ou chercher à apprécier les qualités respectives du travail des réformistes et des non réformistes ne constitue que procès d'intention ou faux problèmes sans intérêt.
La disparition de la notion d'effort en éducation se situe sur un tout autre plan : conclusion logique à son tour de la disqualification de l'enseignement magistral qui nécessite l'effort direct du travail personnel, alors qu'on l'accuse d'entretenir une attitude de passivité chez celui qui le reçoit. Ne voudrait-on pas faire croire à la découverte toute récente de la valeur éminente du travail en équipes ? Qu'en pensent ces générations d'étudiants qui ont tant travaillé « en écuries » ? Sans avoir prétendu s'y enseigner eux-mêmes, ils y ont assimilé les trésors que leurs maîtres leur avaient permis de découvrir.
Mais c'est plus au plan scolaire qu'universitaire, malgré l'offensive lancée contre les examens, que se manifeste un désir d'anéantir cette notion d'effort : tout se passe comme si elle devenait désormais inutile. Des circulaires ministérielles ont donc rayé d'un trait de plume les modestes moyens mis jusqu'ici à la disposition des enseignants pour stimuler l'effort et justifient cette décision par la nécessité du renouvellement des méthodes pédagogiques, et les découvertes de la « docimologie » ou science de l'appréciation du niveau scolaire.
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Classements, prix, notes, punitions, récompenses se doivent en réalité de disparaître peu à peu comme contraires à la volonté de nivellement, déguisée en promotion générale et définitive des enfants modernes qui ne peuvent pas ne pas avoir envie de travailler grâce aux merveilleuses méthodes de la pédagogie nouvelle. Jean-Jacques Rousseau et son Émile résistent décidément bien à l'épreuve du temps ! Le système ancien ne manque pas, bien sûr, de provoquer des abus notoires et trop de parents attachaient souvent une importance excessive aux « résultats » de leurs enfants envisagés sous la seule forme brute de la fatidique « moyenne ». Comment d'ailleurs ne se laisseraient-ils pas attirer sur cette voie simplificatrice lorsque l'inévitable sélection se joue entièrement sur l'acquisition des diplômes ?
Croyons-nous véritablement exorciser le démon « moyenne » en supprimant l'actuel système de notation et en le remplaçant par un autre qui substitue les lettres de A à E aux nombres de 0 à 20 ? Les promoteurs de A, B, C, D, E connaissent-ils, au demeurant, les origines jésuites de la formule, abandonnée pour sa complexité et son imprécision, et utilisée d'ailleurs généralement pour la seule appréciation de la conduite.
Non certes que le besoin ne se fasse sentir de chercher de temps à autre à améliorer, les systèmes d'appréciation du travail et donc de les modifier. On peut imaginer diverses combinaisons dont les unes ou les autres se : révéleront plus ou moins valables à l'usage et mieux ou moins bien adaptées à des circonstances particulières. Tout cela importe peu du moment que l'effort personnel à susciter demeure le but à atteindre.
Mais tous ces stimulants en usage durant ces derniers lustres se doivent de disparaître, par étapes, non pour leur en substituer d'autres plus efficaces, mais : parce que les nouvelles méthodes pédagogiques ne peuvent manquer de mettre en fuite ces diables qui semaient indiscipline et paresse dans le cœur des écoliers d'avant la réforme. Spectaculaire mutation du cancre individuel, classé, noté, brimé, en membre actif, à part entière, d'une collectivité de volontaires du travail.
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Mais, à vrai dire, qui parle encore de travail ? Voilà bien le fond du problème ! Pour l'homme moderne, libéré des contraintes esclavagistes du passé capitaliste, s'il n'y a plus de « travail » au sens de jadis, c'est-à-dire au sens d'effort laborieux, et souvent ingrat, pourquoi survivrait encore une quelconque forme d'éducation du sens de l'effort ?
En effet, l'échéance se rapproche de cette prophétie des *Réflexions pour 1985 --* Travaux pour le V^e^ Plan ([^77]). « A très long terme, loisir et travail -- qu'il s'agisse d'un travail rémunéré hors du foyer ou du travail de la jeunesse à son foyer -- tendront à ne former qu'*un seul type d'activité ordonné à l'épanouissement de la personne humaine...* En 1985 l'évolution vers cette conception sera bien amorcée, il n'est pas trop tôt pour la préparer. »
La synthèse définitive du loisir et du travail en un tout épanouissant est donc promise à l'humanité dans un proche avenir.
Cette docte considération nous fait souvenir de notre propre émerveillement de jeune latiniste découvrant « otium » : le loisir, qui permet toute activité intellectuelle, terme positif, face au négatif « negotium » : les affaires, le commerce, les activités d'ordre inférieur par rapport à celles désignées par « otium ».
Et toutes les précisions du professeur à l'égard de cet « otium », qui ne pouvait en aucun cas, bien sûr, se confondre avec une quelconque forme de farniente, ne parvenaient que difficilement à effacer de notre esprit cette douce pensée que les hommes avaient pu vivre en considérant le loisir, c'est-à-dire le fait de perdre en apparence son temps pour s'adonner à l'essentiel, comme l'activité humaine positive...
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Lorsque toutes les activités humaines auront fondu en une seule, comment pourra-t-on encore distinguer « otium » de « negotium » ? On comprend alors l'acharnement contre l'enseignement du latin, langue qui ne trouvera plus de maîtres possédant ce substratum universel de sens commun nécessaire à sa compréhension.
Dans un ordre d'idées assez proche s'expliquera peut-être mieux aussi cette curieuse hargne de l'éducation moderne à l'égard du jeu, activité gratuite, chez l'enfant et l'adolescent. A l'époque du tiercé et des grands et petits jeux de la radio et de la télévision, quand le sport devient plus que jamais professionnel, quand ces jeux lucratifs deviennent modernes jeux du cirque, c'est à la notion du jeu gratuit que s'attaque donc la nouvelle pédagogie : elle estime irrecevable, en ce temps, toute forme de gratuité.
Quelle place lui donner en effet dans cette savante dilution : loisir-travail ?
L'enfant comme l'adolescent de ce XX^e^ siècle finissant ne doit plus jouer. Il veut du vrai, du réel, afin de se sentir pris au sérieux en futur adulte qu'il est. Ainsi, les mouvements de jeunes, dont le Scoutisme ([^78]) pour lequel le jeu gratuit constitue pourtant un pilier pédagogique essentiel, proposent-ils aux garçons et aux filles, dès l'âge le plus tendre, l'enquête, le chantier, l'entreprise...
Or, contre toute attente, ces garçons et ces filles, au Palais des Sports et à la Place de la Nation il y a quelques années, puis dans les rues, en mai-juin 1968, se mirent à jouer le terrible jeu de la violence.
Parmi ces très jeunes qui montèrent sur les barricades, combien de maoïstes convaincus ou d'anarchistes chevronnés ? N'étaient-ils pas, pour la plupart, de grands adolescents trop heureux de saisir l'occasion de « la bagarre » ? Leurs sentiments étaient-ils si éloignés de ceux qui les auraient poussés à l'assaut du « fortin » au cours d'un inoubliable grand jeu ?
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Que des adultes, hélas nombreux, continuent à ne plus croire à la nécessité du jeu gratuit n'empêchera pas les adolescents et les enfants de s'y livrer quand même. Et ces jeux-là ne demeureront pas longtemps innocents. Sans adultes pour les encadrer et endiguer toutes ces forces de violence auxquelles le jeu donne un exutoire naturel, les adolescents « joueront » aux adultes. Ils risquent ainsi de ne jamais atteindre leur véritable maturité. A moins qu'un quelconque Mao n'utilise ces mêmes forces au profit d'un autre « Bond en avant » de la Révolution culturelle.
Pour être complète, l'éducation du sens de l'effort a besoin de s'exercer dans le jeu gratuit comme dans le travail, tout autant gratuit d'ailleurs aux yeux d'un enfant. Elle disparaît en même temps que s'évanouit la distinction entre loisir et travail.
Le nouveau catéchisme
Apparition d'une activité humaine nouvelle, unique, remplaçant les anciennes notions de loisir et de travail, entraînement mental et autres méthodes pour l'acquisition de la « culture », disqualification de l'enseignement magistral, quel rapprochement valable de ces derniers avec le nouveau catéchisme ? Chacune s'y retrouve pourtant aisément pour peu que s'y porte un regard attentif.
*Plus de travail, ni de loisir, mais une activité nouvelle unique. --* Se croyant pour de bon rendus aux portes du Paradis terrestre retrouvé grâce au cours irréversible du sens de l'histoire et de la révolution culturelle, paralysés de complexes au souvenir du temps où ils affirmaient la perte définitive de la clef de ce Paradis terrestre, les « théologiens », auteurs du Fonds obligatoire pour le nouveau catéchisme adapté aux temps modernes de la culture vivante, se virent aux prises avec un angoissant problème. Comment parler encore, même « symboliquement », du « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » et du repos du septième jour aux esprits modernes incapables de distinguer loisir et travail ?
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Force fut donc de sauter à pieds joints par-dessus la difficulté. « C'est pourquoi le Fonds obligatoire propose à l'enfant le texte de la lettre aux Romains de préférence à celui de la Genèse qui présente, pour cet âge, des difficultés insurmontables. » ([^79])
Démythifier la pomme pouvait passer encore pour une entreprise possible et de peu de conséquence, mais le repos du septième jour et le pain gagné à la sueur du front, comment les faire cohabiter avec les nouvelles notions culturelles ? Voilà pourquoi, comme le dit Jean Madiran, « le Fonds obligatoire de l'Assemblée plénière, pour la première fois dans l'histoire du christianisme, déclare que les enfants de 9 à 11 ans doivent être privés du récit de la Genèse a.
Un catéchisme moderne ne peut plus être dogmatique, selon la rumeur publique. Le nouveau catéchisme n'est plus dogmatique car il se réclame « des adaptations demandées par la société moderne », c'est-à-dire des schèmes de pensée et d'action modernes ; il est donc « *culturel *».
Le nouveau catéchisme, le national-catéchisme, n'est qu'un catéchisme « culturel ».
*Les nouvelles méthodes pour l'acquisition des biens de la* « *culture vivante *»*. --* Le nouveau catéchisme s'en réclame ouvertement au nom de l'inadaptation du catéchisme dogmatique du passé aux esprits contemporains désir de s'aligner ou illustration supplémentaire -- et combien dramatique -- de l'incapacité, pour ces « mutants », de « saisir » les universaux !
Mais ce ne sont pas les petits enfants qui butent sur « les insurmontables difficultés » du catéchisme qui enseigne, ce sont les adultes clercs ou laïcs chargés de le leur enseigner. Imprégnés de « culture », façonnés par ses méthodes de pensée et d'action, ils ne peuvent plus donner autre chose que ce catéchisme culturel.
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La bonne ou mauvaise foi n'est point ici en cause. Mais il faut essayer de déchiffrer l'énigme du mécanisme qui a conduit ses inspirateurs à secréter ce catéchisme « culturel ». Le : phénomène semble se produire dans une espèce d'état second, d'état d'inversion de la véritable nature des choses et qui ne permet plus de revenir à un état normal c'est-à-dire conforme à l'ordre naturel. N'est-ce pas encore un aspect de « l'hérésie du XX^e^ siècle », essentiellement « négation de la loi naturelle » ?
Il n'est pas besoin de longue démonstration pour constater l'emploi généralisé dans les milieux catholiques de tout l'arsenal « culturel » : mise à zéro, remise en question, enquête, mise en problème, dialogue, mise en situation, sens de l'histoire, auto-développement par la progression collective, etc.
De la rapide description de tous ces éléments constitutifs des méthodes « culturelles » s'était dégagé le rôle prééminent de « l'Information » et des faits « traités par l'Information ». Il faut donc au catéchisme « culturel » des faits, matières du travail catéchétique puisqu'il n'est plus question d'enseigner « ex abrupto » des vérités révélées et objectives.
Pour « traiter » la Révélation comme on a pris l'habitude de « traiter » l'information, le nouveau catéchisme propose un extraordinaire répertoire de faits : la Bible ([^80]).
En même temps que se démontre de mieux en mieux selon des experts très affirmatifs leur caractère peu historique mais essentiellement symbolique, les faits de l'histoire sainte jouent paradoxalement le rôle de faits bruts.
Les enfants sont invités devant ces faits à s'exercer au processus en trois temps des méthodes culturelles : *table rase et enquête, mise en problème et dialogue* au cours d'une *opération collective.*
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Surnagent bien encore quelques notions rédigées sous forme de questions et de réponses, très insuffisantes d'ailleurs : effort de compréhension à l'égard de ceux qui tiennent encore à cette forme désuète ou prudence afin de ne pas dérouter trop brutalement le public.
Selon la logique du système, *cette partie didactique devra disparaître.* En effet, l'animateur du groupe catéchétique, après avoir soumis les faits à l'équipe d'enfants, opéré la *mise en problème* et provoqué le *dialogue,* tire, à l'issue de cette véritable séance d'*entraînement,* des *conclusions qui ne s'identifieront pas d'un groupe à l'autre.*
La Bible, utilisée comme source de faits, permet de soumettre la Révélation au même « traitement » que subit l'Information en général. Ne serait-ce pas pour une raison analogue que les « théologiens » d'aujourd'hui aiment à revêtir des peaux de journalistes pour parler au monde moderne. Ainsi le texte proposé d'après la Bible, pour le nouveau catéchisme, subit-il coups de ciseaux et adaptation comme un quelconque « papier » sur une table de rédaction.
Puisque les parents qui manifestent leur inquiétude sont invités à pallier les faiblesses du développement catéchétique et à en combler les lacunes, souvent admises, ils doivent savoir que ce nouveau catéchisme n'est plus que *la Révélation* « *traitée *» *en information* et réagir devant ce texte comme à la lecture de *France-Soir, La Croix* ou *Le Monde.* Ne sont-ils pas capables d'y reconnaître le même fait, fardé de la coloration adaptée à la publication et de rétablir, à l'occasion, ce que le rédacteur n'a pas écrit ?
137:133
Le texte entier de l'information que le catéchisme culturel ne donne que partiellement ne manque heureusement pas ([^81]). Il est donc facile, effectivement, de combler les lacunes de ce dernier. Mais ne s'avèrera-t-il pas plus simple encore de négliger l'existence de ces albums de luxe destinés à la grande information et abusivement encore qualifiés de catéchismes, c'est-à-dire de recueil abrégé des vérités à croire, des devoirs à pratiquer et moyens à employer pour se sanctifier. Mais si le terme de catéchisme n'était plus prononcé à leur sujet, les parents mettraient peut-être quelque réticence à les acheter.
Cependant s'il faut s'attendre à des remaniements fréquents, pourquoi ne pas suggérer une formule plus honnête à l'égard des clients et infiniment plus conforme à son objet : *le catéchisme-magazine à périodicité adaptée* à cette accélération de l'histoire, un « Catéchisme-Express » ou un « Catéchisme-Match ». *Match* s'interprétant bien sûr comme terme d'adaptation moderne du combat spirituel ou du combat dans l'arène selon saint Paul.
Mais cette mutation informative de l'enseignement religieux destiné aux moins de onze ans se montre beaucoup plus radicale lorsque celui-ci s'adresse aux pré-adolescents et adolescents, après la communion solennelle.
Que les fiches diverses, dites catéchétiques, fourmillent de questions étonnantes, le public s'y est tristement accoutumé ! La question n'est pas d'en faire le procès mais de constater seulement que la surprise, qui frappe encore quelquefois ceux qui les lisent provient de ce qu'ils n'ont pas compris le caractère purement *informatif, journalistique* de ces fiches. Elles ne présentent que des faits quotidiens dont l'étude en groupe doit permettre la découverte collective du Christ. Toute idée d'enseignement à proprement parler en est absente. Discuter au niveau des textes eux-mêmes paraît donc vain et leur donne au contraire du crédit, tandis qu'il faut les ramener à leurs dimensions réelles et surtout ne plus leur permettre de bénéficier des avantages moraux et de l'autorité réservés au seul enseignement explicite et objectif des vérités révélées.
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Ces fiches paraissent d'ailleurs largement dépassées à l'heure actuelle : de nombreux catéchistes leur préfèrent le « contact direct », le « dialogue vécu » ou « la leçon de choses » : comme dans cette institution où des générations de religieuses élevèrent jadis les demoiselles de la haute société et où, récemment, l'encyclique *Humanæ vitæ* fut « *commentée *» avec divers objets anti-conceptionnels sur la table !
Si, en un premier stade, celui du nouveau catéchisme, les enfants sont encore invités à découvrir le christianisme à partir des faits bibliques, au niveau supérieur, les adolescents sont invités à la même opération à partir du fait « quotidiennement vécu ».
De surcroît, ces faits quotidiens où ne figurent plus guère les thèmes religieux proprement dits subissent incontestablement un tri soigné et unilatéral : monde ouvrier, contestation étudiante, conflits entre parents et enfants, liberté sexuelle, limitation des naissances, mariage des prêtres, paix au Viet-Nam, problème noir aux U.S.A. Ils subissent le « traitement » que connaît l'Information avec majuscule. Mais ceux qui les retransmettent, prisonniers de leur propre système, jouissent-ils encore de la capacité mentale, de s'en dégager ? L'aumônier de lycée qui traite de « cul bénit » (sic) le garçon de quinze ans qui lui demande s'il pourrait à l'occasion « parler d'un sujet religieux » ne manque peut-être que d'éducation, à force de jouer au prolétaire. Il ne comprend certainement plus la question formulée par une âme avide de vérité et de certitude. Quoi de plus ridicule aux yeux de celui qui utilise le milieu-quotidien-gamme-nourriture-de-la-pensée que la recherche de l'absolu ?
Disqualification de l'enseignement magistral. -- Le prêtre ne veut pas passer lui non plus pour un mandarin. Mais, comme le professeur contestataire qui ne croit pas à l'autorité et exige la fermeture de la fenêtre, il s'en trouve encore pour brandir l'argument d'autorité destiné à aligner les retardataires, sclérosés et intégristes divers.
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Beaucoup plus inquiétant que cette humaine attitude, ce gouffre qui se creuse chaque jour davantage entre les esprits encore perméables aux universaux et ceux qui les rejettent de fait ou de propos délibéré. Et lorsque ces esprits devenus imperméables à la solution thomiste des universaux par suite de l'usage habituel des méthodes de pensée et d'action « culturelles » sont des clercs dont la mission propre consiste à enseigner une vérité révélée, objective et immuable, le drame ne peut manquer d'éclater.
Si le milieu quotidien et l'événement au jour le jour constituent les seules sources du savoir et de l'éducation et par suite de la culture, que signifie la transmission d'un héritage spirituel ? Pourquoi enseigner et qu'enseigner ? Ce qui se vérifie déjà pour l'enseignement profane devient encore plus criant pour l'enseignement religieux. Et l'on comprend alors mieux comment tant de prêtres se posent aujourd'hui la question du fondement de leur sacerdoce. Ne voulant plus jouer leur rôle de véritables maîtres, comment peuvent-ils accepter leur condition de ministres de Celui que les siècles ont appelé le Divin Maître ?
\*\*\*
La Révolution, en se faisant culturelle, a façonné de nombreuses intelligences de telle manière que celles-ci ont pratiquement perdu la conscience de ce qu'elles sont. Elles ne pourront plus sortir de cette tragique impasse par les seuls moyens humains. Il leur faut, pour s'en dégager, la grâce du Seigneur qui ne manque jamais.
Mais le jeu « culturel » ne peut se risquer même un peu, même avec modération, même dans un juste milieu, sans que la séduction ne s'opère à un niveau plus ou moins élevé, par le biais d'un aspect essentiel ou bien secondaire. Il exige ou produit une inversion totale des modes naturels de pensée et d'action.
Le chemin peut paraître long de la Maison de la Culture aux barricades du modeste groupe qui pratique l'entraînement mental pour son efficacité en matière d'autodéveloppement, à l'équipe de théologiens qui rédige un catéchisme « culturel ».
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Et pourtant ! Il n'y a pas dix ans qu'on parlait encore, en s'en indignant, de conflits de générations ou de divisions chez les catholiques ! Or, depuis mai 1968 est apparue la contestation permanente de la société par les couches de jeunes qui se succèdent, moteur de la Révolution continue et, à l'occasion de la grande bataille du catéchisme, se découvre le degré d'incommunicabilité de la pensée ait en sont parvenus des frères dans la Foi et ceux qui ont reçu mission d'enseigner cette Foi.
Les hommes ne parlent plus entre eux le même langage. Par le canal de la nouvelle culture, Babel est parmi nous.
Marie-Claire Gousseau.
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### Le cinéma comme il est
par Hugues Kéraly
Nous n'avons nullement l'intention d'inciter à aller au cinéma ceux qui n'y vont point ou ceux qui y vont peu. Ce n'est pas ou cinéma, surtout dans l'état actuel de cette industrie, qu'ils trouveront les trois connaissances nécessaires ou salut. Mois le cinéma existe ; c'est un phénomène massif ; et qui se prétend « culturel ». Il est dans les mœurs, sans que nous y soyons pour rien, que beaucoup aillent fréquemment ou cinéma : la chronique inaugurée aujourd'hui est et sera à leur intention, pour les aider, s'ils le veulent bien, à se former un jugement honnête et chrétien sur les choses, trop souvent aussi obscures que sales, qu'on leur donne à voir dans les salles obscures.
J. M.
"La piscine"\
de Jacques Deray
« Les vacances, a dit un chroniqueur contemporain, sont le temps de l'ennui ». Il existe en effet une vertu reposante de l'ennui, qui est de confiner l'esprit -- pour un temps -- au niveau des possibles, c'est-à-dire d'une douce et agréable indétermination. Cependant tout est ici une question de dosage. Dans le dernier film de Jacques Deray, l'ennui, qui accable sous nos yeux un groupe de vacanciers, débouche sur les pires obsessions, et les pires bêtises.
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Cette œuvre a été saluée par une critique généralement très favorable ; elle est en effet le dernier cri du drame psychologique tel que le comprend le cinéma contemporain. Les sens, et ce que dictent les sens, mollesse ou emportement, sont les maîtres-mots de ce film que nous nous refusons tout net à admirer, en dépit des indéniables qualités plastiques qui font la force de sa séduction.
« *La piscine *» nous introduit dans l'intimité d'un couple qui s'ennuie, sans esprit de retour, durant de chaudes et longues journées d'été. Le décor se partage entre l'intérieur d'une somptueuse villa près de Saint-Tropez et les abords de son élégante piscine ; cadre d'une banalité cinématographique évidente, mais Jacques Deray a le bon goût de ne pas y insister. Il ne s'amuse pas non plus à nous faire découvrir l' « intrigue », qui n'offre (également) aucun caractère de nouveauté, et que le spectateur le moins prévenu a compris dès les dix premières minutes de projection ; l'histoire est d'ailleurs assez puissamment lamentable pour qu'elle mérite d'être racontée.
Jean-Paul et Marianne se prélassent langoureusement dans une propriété prêtée par des amis. Écrivain raté, Jean-Paul travaille sans trop d'acharnement pour une maison de publicité, et quand il ne travaille pas -- ce qui doit lui arriver souvent -- vit aux crochets de ses amis. On le devine passablement complexé, mais les grâces et l'attention de Marianne, sa jeune maîtresse, le distraient parfois de son juste sentiment d'infériorité. Éternel adolescent inconstant et fragile, Jean-Paul voue à Marianne un amour extrêmement possessif et ombrageux. Une sensualité débordante, indiscrète, les lient devant nous en d'interminables ébats.
Survient Harry, un ancien ami de Jean-Paul, dont Marianne a été autrefois la maîtresse, sa jeune fille, Pénélope, l'accompagne. Harry est beau, riche, séduisant et plein de vitalité ; c'est le parvenu intégral et plutôt sympathique, par contraste avec le charme un peu mièvre du pauvre Jean-Paul. Marianne l'invite à séjourner autant de temps qu'il voudra. On devine la suite : Harry, qui ne se refuse aucun caprice, cèdera au plaisir de séduire à nouveau son ancienne maîtresse ; ne serait-ce que pour écraser un peu plus son « ami » Jean-Paul, qu'en réalité il méprise souverainement.
143:133
Mortifié mais impuissant à réagir virilement, Jean-Paul trouve une vengeance assez basse en séduisant Pénélope. Piètre compensation, semble-t-il, puisque la tension continue à monter tout au long du film jusqu'à la crise finale, où Jean-Paul noie Harry dans la piscine ! Tout cela, on l'avait pressenti dès le début du film, grâces aux multiples indications que Jacques Deray prodigue généreusement au spectateur, comme pour lui laisser entendre que l'essentiel de son film ne réside pas tant dans l'histoire racontée que dans la *tension* psychologique qui domine ses personnages, dans le jeu des attitudes et des regards, dans l'équilibre vainement recherché, jusqu'à l'affrontement qui conduira au drame.
On peut féliciter Jacques Deray de s'être effectivement refusé toutes les platitudes auxquelles le sujet prêtait, et d'avoir voulu se placer dans des conditions difficiles, en essayant d'aller droit à l'essentiel du drame. La façon dont Deray traite son sujet n'est en effet ni banale, ni artificielle ; elle nous laisse pourtant totalement insatisfaits. On ne peut s'empêcher de se demander s'il agit réellement d'un *drame,* au sens fort et classique du terme, ou bien si le drame n'est dans ce film que le prétexte choisi par Deray pour déployer son incontestable talent de capteur d'images. Dans « *Symphonie pour un massacre *»*,* dans « Rififi à Tokyo », Deray on s'en souvient, s'affirmait comme un véritable spécialiste du mouvement, de l'équilibre et de la tension. Mais ce goût pour la mécanique, les situations bien réglées, ne suffit pas à animer une œuvre dramatique. Dans « *La piscine *»*,* Jacques Deray conserve ce regard un peu trop superficiel sur les choses qui caractérisait déjà ses films d'action. Et s'il nous présente une véritable étude, celle-ci porte moins sur la psychologie des personnages mis en scène que sur une situation conflictuelle volontairement maintenue au niveau d'une sorte de *suspense épidermique.* Car il n'y a pas d'autre mot. Les intentions dramatiques de Deray ne se traduisent ni dans l'intrigue ni dans les dialogues, la plus longue suite de mots prononcée dans ce film portant sur les différentes manières de faire cuire le riz, au cours d'une conversation qui a lieu à table (cette manie qu'a le cinéma français contemporain de vous détailler le menu des repas, soit dit en passant, est tout bonnement exaspérante). C'est en fait une affaire de *peau,* d'incompatibilité de peaux entre elles, que nous raconte ce film où dans les meilleurs des cas l'intensité dramatique se réfugie dans les regards.
144:133
C'est ici qu'il nous faut parler des trois principaux interprètes de « *La piscine *». Ils sont d'une certaine manière, trop excellents pour qu'on ne soupçonne pas Deray de s'être laissé allé à nous les montrer (mais que pouvait-il faire d'autre ?), au lieu de les faire réellement jouer devant nous. Maurice Ronet, dans le rôle de Harry, étale une remarquable suffisance ; aux cartes, à la danse, au jeu -- partout -- il gagne sans discrétion, s'amuse bruyamment et bouscule tout autour de lui pour le seul plaisir de prendre de la place. La réussite et l'argent lui vont bien, et il le montre. On sent qu'avec un bon dialogue et un peu plus de préparation, il aurait fait merveille... Mais Jacques Deray ne s'intéresse qu'au personnage, et non à l'acteur ; le rôle de Harry se limite sous sa direction à un bon mime : tout est dans le ton assuré, la prétendue malice du coup d'œil et l'élégance désinvolte des attitudes. De son piètre rival et futur meurtrier, incarné par Alain Delon, il n'y a qu'une chose à dire, c'est que jamais rôle n'a été mieux adapté à son interprète. Delon est, dans ce film, un raté parfaitement convainquant, instable et délicat à souhait. Mais ici encore, tout est dans la démarche blasée, le regard pénétré d'importance qu'il se compose à la moindre occasion, et les inquiétudes secrètes suggérées par le ton de l'interprétation...
Quant à Romy Schneider, elle est la charmante Marianne qui intrigue et s'amuse, avec une toute féminine inconscience. C'est sans doute une erreur d'avoir choisi une actrice aussi complète et aussi intelligente : on a du mal à croire à son personnage, qui tranche tellement sur les autres, et apporte trop d'art dans une histoire en fin de compte aussi immorale, vulgaire et désespérante.
145:133
On comprend pourquoi la caméra de Deray, comme pour se racheter de tant de faiblesse étalée, semble se passionner pour cette femme indépendante et personnelle. Mais le filet est déjà tendu, et la tendre insistance de Deray ne fait qu'augmenter le sentiment de douloureuse impuissance qu'on éprouve à voir un être beau, libre, pris dans cette machine de destruction et d'asservissement. A moins que ce ne soit elle, Marianne, qui en ait délibérément ajusté les rouages ? Deray se garde bien de nous fournir les éléments qui pourrait amener à répondre à une telle question, mais on ne peut se défendre -- quand on réfléchit à certains regards particulièrement provoquant -- contre cette impression pénible.
Car enfin, il faut bien que quelqu'un soit responsable de ce meurtre ! Certes, il existe un suspect numéro 1 qui est Jean-Paul, le meurtrier. Mais tout l'art de Deray consiste précisément à nous mettre en garde contre une solution aussi facile, et à brouiller les cartes. Dans ce film où tout est suggéré et rien n'est dit, il n'y a pas un instant où l'on soit clairement renseigné sur les sentiments intérieurs des personnages, et leur évolution psychologique. Si bien que l'histoire n'a plus rien d'un authentique drame, et que le crime final ne s'explique plus que très difficilement. Deray aurait pu décrire la genèse, puis l'exacerbation du sentiment d'animosité véhiculé par son principal personnage ; en fait, il s'est contenté d'évoquer l'*ambiance* dans laquelle un tel sentiment aurait effectivement pu naître.
C'est en cela surtout que ce film est dangereux, et en quelque sorte subtilement immoral. Le scandale ne réside pas tant dans le contenu de l'histoire que dans la façon dont celle-ci nous est racontée, et dans la séduction qui en émane. La rigueur professionnelle, la maîtrise de Jacques Deray forcent l'attention. On ne peut s'empêcher d'épouser du regard ses moindres gestes, d'être sensibles à chacun de ses détours. En un mot, on oublie de prendre ses distances, on sympathise (et ici nous ne visons pas seulement les intentions du réalisateur mais aussi les personnages du film) ; le spectateur est fasciné par tant de talent et de patiente recherche, qui écartent définitivement de ses préoccupations toute appréciation morale.
146:133
A tel point qu'au moment du meurtre lui-même, la salle. -- assez sottement -- rit. Elle est prise au jeu, et la scène ressemble en effet étrangement à un jeu : Jean-Paul rejette Harry (qui est saoul) à l'eau à chaque fois que celui-ci parvient à prendre appui sur le rebord de la fameuse piscine. Et l'on rit du désarroi de Harry, qui mérite bien cette petite bousculade, jusqu'au moment où il devient manifeste que Jean-Paul est réellement en train de le noyer.
Cette soudaine stupeur du public est significative d'une lourde inconscience vis-à-vis des ravages provoqués par le style de vie qui s'étale complaisamment tout au long du film : une sensualité sans frein, alliée à un système de valeurs où l'argent et la « réussite » sociale sont les plus hautes divinités, suffisent à caractériser le terrain psychologique sur lequel se développe l'histoire. Tant de virtuosité, pour nous faire pénétrer dans un univers aussi étroit ! Le cinéma contemporain réalise décidément une étonnante prostitution du talent et de l'intelligence... Losey, dans l' « *Accident *»*,* avait donné le ton en traitant avec une extrême recherche dans les moyens un sujet banal et, hélas, passablement sordide. Il n'est pas absolument impossible que Deray se soit inspiré de quelques trouvailles d' « Acci*dent *» (1966), en les adaptant au tempérament français, ainsi que de certaines images du « *Lauréat *»*,* film de Mike Nichols (1968). Mais « *Le Lauréat *»*,* du moins, est racheté par un sentiment pur qui triomphe à la fin du film, fût-ce de façon peu conventionnelle.
Quoiqu'il en soit, il n'est pas besoin de chercher bien loin l'inspiration de Jacques Deray, qui condense en son dernier film la presque totalité des défauts du drame psychologique à travers le cinéma contemporain, et manifeste son impuissance à réaliser autre chose que des exercices de style, parfois assez élaborés, mais toujours limités à la surface de l'événement.
147:133
C'est en définitive une bonne idée d'avoir construit ce film autours d'une piscine, symbole d'un certain luxe facile. La piscine évoque en effet un univers de vacances, d'insouciance et de spontanéité. Les personnages du film de Deray sont, à l'image des jeux aquatiques, des chefs-d'œuvre d'immédiateté et d'inconscience quelque peu égoïste et primaire. Nulle méchanceté calculée, nulle puissance dans le vice ils sont tout entiers dans l'instant ce que la sensualité ou la paresse les poussent à être. Tout sentiment un peu fort est écarté d'avance, pour éviter les risques fatigants de la pensée et de l'action.
L'instantanéisme est la philosophie implicite de l'immense majorité des jeunes cinéastes contemporains dès qu'ils se mêlent de dépeindre la vie. « Rien n'est plus près du désespoir, c'est-à-dire du refus de l'être et du suicide, qu'une certaine façon de célébrer la vie en tant qu'instant pur », disait Gabriel Marcel en 1930, dans « *Être et Avoir *»* ;* et il ajoute : « l'instantanéisme est une position littéraire et littérairement avantageuse (...), mais celui qui vraiment la prendrait pour position vitale serait, et est, et sera voué aux pires catastrophes spirituelles. »
\*\*\*
"La vie, l'amour, la mort"\
de Claude Lelouch
Contrairement aux récentes réalisations dans le domaine du drame psychologique (« *La prisonnière *»*,* « *Théorème *»*,* « *Delphine *» et surtout « *La piscine *»)*,* qui sont des films dangereux par le caractère subtil et insidieux de leur immoralité, le dernier film de Claude Lelouch -- tout aussi anti-éducatif que les précédents -- présente néanmoins l'avantage de se condamner lui-même par sa profonde bêtise. Tant pis pour la critique, qui se trouve pour une fois réduite à avouer ce qu'elle aurait toujours dû penser de ce genre de production, et tant mieux peut-être pour l'avenir du septième art..
148:133
Car « *La vie, l'amour, la mort *» marquera par son échec les annales du cinéma français : en même temps que lui s'effondre sans rémission l'univers cinématographique inauguré par Lelouch avec « *Un homme et une femme *» (1966), puis « *Vivre pour vivre *» (1967), et dont nous ne dénoncerons jamais assez le caractère superficiel, malsain, infatué et extraordinairement prétentieux.
On se souvient de l'immense succès rencontré auprès de la critique, et par suite auprès du public (les deux choses sont malheureusement liées) par « *Un homme et une femme *». Comment Lelouch, s'exclame-t-on aujourd'hui, a-t-il pu -- *après un tel film --* réaliser une œuvre aussi terne, médiocre et peu convaincante que « *La vie, l'amour, la mort *» ? On oublie de préciser que les deux films sont en parfaite conformité de style et de fond. Si le premier a plu, c'est simplement qu'il avait davantage de raisons de plaire au public auquel il s'adressait (essentiellement : les acteurs, et l'attrait de la nouveauté) ; mais de l'un à l'autre, la technique et l'inspiration de Lelouch n'évoluent pas d'un pouce. Pour ceux qui voudront faire rire un jour les futures générations en réalisant une caricature de ses films, la recette est toute trouvée. Ce n'est plus qu'une question de temps et d'argent.
Il suffira premièrement de se procurer un bon documentaire, plus un récit quelconque -- de préférence rebattu --, et tous les appareils nécessaires. On devra ensuite tourner le film en prenant soin de mélanger les prises de vue avec couleurs et celles en noir et blanc ; intercaler de temps à autre une vitre entre les acteurs et la caméra ; couper régulièrement le son, ou, mieux encore, superposer sur une scène importante une conversation qui a lieu autre part ; revenir souvent en arrière et ne ménager ni l'usage du téléobjectif, ni les « champ contre champ », ni les effets de montage. Il faudra enfin placer le documentaire au début, au milieu ou à la fin du film, selon la dose d'anachronisme souhaitée. C'est tout. Servir chaud, après une bonne campagne publicitaire, et recommencer l'année suivante la même opération, sans perdre de temps. Le génie n'a qu'un siècle...
149:133
Mais le fond, dira-t-on, les intentions profondes de Lelouch ? Les titres de ses films nous renseignent suffisamment à ce sujet : Lelouch veut peindre la *vie ;* nous montrer, tout simplement, ce qu'elle est. Et comme chacun sait que la vie n'est pas simple, il s'arme d'une paire de ciseaux et mélange un peu ses prises de vues pour obtenir plus de vraisemblance. Ayant bouleversé la trame de son récit, brouillé ou supprimé ses dialogues, fignolé et réorganisé sans fin entre elles les images de son film, Lelouch est content : Car il arrive en effet que cette technique produise de bons résultats ; ainsi l'homme qui mélange au hasard des lettres sur une table parvient un jour ou l'autre à formuler un mot. Certains effets de ce genre, providentiellement réussis, ne sont pas étrangers au succès d' « *Un homme et une femme *»*.* Mais l'essentiel n'est pas là.
Claude Lelouch, comme beaucoup de ses contemporains, n'a pas de logique, et croit à l'universalité de ses propres difficultés intellectuelles. Il croit que le monde lui-même *ne peut pas* être compris ; c'est pourquoi il cherche désespérément à sortir des nécessités logiques imposées par le temps, à briser les conventions narratives, et à rendre obscur tout ce que lui-même ne saisit pas clairement. D'intelligible, de significatif, il ne reste que des bribes, de vagues passages, de vagues thèmes où -- paraît-il -- l'homme d'aujourd'hui devrait se reconnaître... L'amour, la vie, la mort, éternisés en Lelouch ; en ce que Lelouch a bien pu en comprendre.
« *La vie, l'amour, la mort *» commence par une série de « flashs » sanglants sur la tauromachie. Les documentaires de Claude Lelouch ne doivent pas être négligés, car ce sont les seuls passages de ses films qui nous informent clairement de ses goûts ou de ses aversions. Avec « *Un homme* et *une femme *»*,* nous étions prévenus qu'il admirait passionnément les métiers de cascadeur et de pilote de course ; « *Vivre pour vivre *» nous laissait ensuite discrètement entendre qu'il était hostile aux mercenaires du Katanga. Son dernier film nous apprend qu'il réagit mal aux estocades portées de travers. Mais sorti de ces clichés quelque peu enfantins, Lelouch manque décidément d'imagination créatrice, et tout particulièrement dans « *La vie, l'amour, la mort *»*.*
150:133
Car ses deux autres réalisations contenaient au moins un début de philosophie implicite, si peu élaborée, si peu reluisante soit-elle ; à savoir : tout d'abord que l'amour, c'est « un homme et une femme », qui vivent, mangent et couchent ensemble, et d'autre part que la vie, c'est « vivre pour vivre », à l'exclusion de toute autre finalité. Sur le dernier film, on serait tenté d'extrapoler et, sans trahir la pensée profonde de son auteur, de déclarer que « *La vie, l'amour, la mort *» établit le terme suprême du triptyque lelouchien : la mort, qui constitue la fin de la vie et de l'amour... ! Mais Lelouch ne dit même pas cela.
Son film est un réquisitoire contre la peine de mort, qui se voudrait à la fois objectif et convaincant, et qui n'est ni l'un ni l'autre, parce que l'auteur ne se donne pas la peine de prendre position sur le fond du problème. Il analyse un cas particulier, ne cherchant pas tant à défendre le condamné dont il nous raconte les crimes -- assassinats par strangulation de trois prostituées -- qu'à culpabiliser le spectateur qui assiste à son exécution : ce pleurnichard qu'on guillotiné devant nous à la fin du film, ce lamentable déchet humain qu'on traîne au supplice et qui ne comprend pas, était-il bien nécessaire de le tuer ? On voudrait nous faire croire, c'est clair, qu'on exécute un autre homme que le tueur, que celui-ci *n'est* plus celui qu'il était, et qu'on n'a pas condamné le responsable de la faute. On se demande vraiment si Lelouch est bien conscient de l'immense faiblesse de son argument, qui laisse au public le choix entre deux hypothèses également défavorables à ses intentions. Ou bien le tueur est un véritable cas pathologique, et dans ce cas ce s'est pas un assassin (ou du moins il faut rechercher la responsabilité de sa faute aux origines de sa folie, ce que Lelouch ne fait pas) ; ou bien il possède au moment de ses crimes la pleine jouissance de ses facultés mentales, et dans ce cas, quoi qu'il ait pu se passer entre temps, il demeure jusqu'à son exécution celui qui a tué et qui doit rendre compte de son geste. Entre les deux solutions Lelouch, bien sûr ; ne choisit pas ; c'est pourquoi son film est ambigu et, en définitive, facile.
151:133
Mais c'est aussi un film malsain où l'on se sent manquer d'air, frustré par l'étroitesse des vues de son auteur, gêné par tant de complaisance dans le détail inutile ou sordide. Une seule leçon peut-être à en tirer : le héros de Lelouch meurt comme ont vécu ses autres personnages, et comme ils auraient dû mourir eux aussi, d'une mort médiocre et triste, sans courage, sans force...
\*\*\*
"Z"\
de Costa-Gavras
Pour le dernier film du jeune communiste grec Costa-Gavras, tourné l'été dernier à Alger, les critiques émerveillés de la grande presse s'épuisent à retrouver les plus beaux et les plus purs qualificatifs que leurs plumes aient eu quelque jour à employer, dans les grandes circonstances. On comprend cet empressement à la seule évocation du sujet du film : « Z » retrace les grandes lignes de l'affaire Lambrakis (1963), ce député « progressiste-pacifiste-de-gauche » que l'on présente comme ayant été assassiné par ses adversaires politiques à Salonique, au cours d'un meeting où il était venu protester contre le renforcement des bases américaines en Grèce.
Costa-Gravas, qui en est à son troisième film, vit en France depuis dix-huit ans ; il s'y est volontairement exilé, jugeant insupportable le régime de son pays (voyez, entre autres, ses déclarations au journal *Le Monde* du 27 février 1969). Son film -- une co-production franco-algérienne -- ne pouvait donc être qu'une œuvre politique à la gloire des résistants « pacifistes » de l'opposition au régime grec, et directement tournée contre le pouvoir des « colonels », leurs conceptions politiques, leurs méthodes policières, dictatoriales, « fascistes » en un mot.
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Ajoutons à cela que « Z » s'inspire largement et ouvertement du roman de Vassili Vassilikos sur l'affaire Lambrakis, roman publié sous Papandréou et saisi depuis, que la très belle musique du film est de Theodorakis, auteur compositeur actuellement aux mains de la police grecque, et l'on saisira assez tout ce que le film de Costa-Gavras peut avoir d'émouvant pour le public des pays dits libéraux et démocratiques... D'où l'extase de la critique ; d'où la campagne publicitaire quasi nationale qu'ont spontanément réservée à ce film les organismes les moins culturels qui soient.
Eh bien, malgré tout ce qui ne peut qu'inciter à se méfier de « Z » et de son succès, malgré le caractère plus politique qu'artistique des intentions et des appuis de son auteur, il nous faut affirmer que « Z » a bien failli être un beau film ; le beau et le grand film qu'il n'est pas, en dépit de ce que son sujet -- traité honnêtement -- aurait pu permettre. Là où Costa-Gavras ne pouvait que tricher, un autre que lui aurait pu réussir à faire de « Z » un film inoubliable. Mais pas pour les raisons qu'on a dîtes. Expliquons-nous.
Il y a deux façons de voir « Z » qui est, selon la manière dont on le comprend, soit la reconstitution cinématographique d'une affaire politique déterminée, soit l'histoire plus ou moins imaginaire d'un procès mené par un juge intègre sur qui les pressions politiques n'ont pas de poids. Entre le « film-document », c'est-à-dire en réalité l'affaire Lambrakis telle que Costa-Gavras voudrait bien que nous la comprenions, et le réquisitoire pour le triomphe de la vérité et de la justice, il fallait choisir. Il est manifeste que Costa-Gavras a choisi la première solution, et non moins manifeste que les critiques ont également vu le film dans le sens voulu par Costa-Gavras. Ce qui est infiniment regrettable pour le premier autant que pour les seconds, car -- dans l'autre hypothèse -- nous aurions eu un très bon film et (mais peut-on encore l'espérer ?) une très bonne critique enfin justifiée ; choses rares...
153:133
Il reste néanmoins que l'on peut, avec un bel effort d'imagination, voir « Z » comme un film où triompheraient (dans une histoire assez peu vraisemblable) la vérité et la justice, et même, ce qui est mieux, la vérité par *la justice* (pour un temps seulement, car les méchants colonels y mettront rapidement bon ordre en faisant disparaître ce qui reste de gentils pacifiques à la fin du film). Cet aspect mérite d'être retenu, à titre de consolation. Mais nous ne pouvons le considérer comme l'essentiel du film ; dans cette œuvre où tout le reste n'est que grossière caricature, pamphlet sans élégance, critique aveugle et étroite de partisan, le « triomphe » de la justice n'est là que comme prétexte, moyen d'appâter, ou si l'on préfère habile démarcation. Ce qui est très marxiste, et très fort.
Il est réellement sidérant de voir à quel point la mauvaise foi de Costa-Gavras a échappé à presque tous les commentateurs du film. « La grande force de ce film-document, pouvait-on lire dans *Paris-Match,* c'est son extraordinaire vérité ». « Il est clair, net et sans bavure quant à la narration des faits invoqués » ajoutait *Le Figaro ;* et *L'Humanité :* « tout ce qu'il décrit est exact ».
La vérité historique du film de Costa-Gavras, c'est-à-dire au fond ce qu'il comporte de plus suspect, nous est présentée par la critique comme indiscutable, et digne de la plus haute admiration... Quand un « exilé » volontaire en mal de célébrité vous présente à l'écran un pouvoir et une magistrature radicalement pourris, une police entièrement achetée, des personnalités politiques toutes profondément ridicules et maladroites (leur principale préoccupation, surtout en ce qui concerne les officiers supérieurs, consistant à se compromettre dans les quartiers malfamés en compagnie de brutes de la pire espèce), et quand cet « exilé » volontaire vous explique : « cela, c'est mon pays », mais oui, on peut le croire sur parole ; *tout* ce qu'il nous dit est *vrai.* Pourquoi en serait-il autrement ?... On aimerait savoir si l'affaire Ben Barka, transposée au cinéma par un mauvais plaisant, susciterait en France de semblables réactions, et un tel enthousiasme inconditionné.
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Dans cette histoire où des silhouettes (les courageux pacifistes) affrontent des automates (les bestials fascistes), il y a pourtant un personnage qui n'est ni caricaturé ni invraisemblable, et qui vaut peut-être d'être regardé, un personnage qui pense : c'est le jeune magistrat chargé d'instruire le procès. Jean-Louis Trintignant l'incarne avec une telle sobriété et absence de recherche extérieure qu'on s'y attache comme au seul rescapé du film qui véhiculerait encore avec lui quelque chose de vrai : une volonté de vaincre qui ne lui aurait pas été dictée par la passion politique, mais par le sentiment d'une cause éminemment juste. Par ce juge, le film de Costa-Gavras est parfois beau, mais comme malgré lui. Car Costa-Gavras, le sujet même de son film le montre suffisamment, est l'homme de la facilité ; son juge, tout au contraire, est l'homme des causes difficiles : un juge à rebrousse-poil et à contre-courant.
Il est bon que le problème de la responsabilité criminelle soit, au cinéma comme partout ailleurs, clairement posé. Le crime passionnel décrit dans « *La piscine *» n'évoquait à nos yeux que l'épaisse irresponsabilité de la bête, si raffinée qu'en soit la description. Avec « *La vie, l'amour, la mort *»*,* on nageait à nouveau dans le grand nostra culpa à la Cayatte (« Nous sommes tous des assassins »), mais sans art cette fois-ci. En réalisant « Z », Costa-Gavras n'a eu qu'un tort, et il est considérable ; c'est d'avoir confondu sa cause avec celle de la justice : Qu'il ne se plaigne pas qu'on admire alors avec plus de réticence le « triomphe » de ses options personnelles que celui de sa malheureuse victime, et de son droit à être défendue, en justice et en vérité.
Hugues Kéraly.
155:133
### Le Jour du Seigneur
par Édith Delamare
LE MOT « dimanche » a pour origine l'expression latine « Dominica die » : le jour du Seigneur. Du Seigneur, c'est-à-dire du Christ.
Dans le système planétaire en usage dans le monde gréco-romain, le dimanche était le premier jour de la semaine. On l'appelait « le jour du Soleil » et il a conservé ce nom dans les langues germaniques : Sunday, Sonntag. Le culte officiel de Rome consacrait ce jour à l'Empereur. Le dimanche est une institution proprement chrétienne car elle a uniquement le Christ pour origine. C'est au soir du premier jour de la semaine qu'il apparut à ses Apôtres. C'est au retour de ce jour dans le cycle hebdomadaire qu'il se manifesta à nouveau à eux. Ils se mirent donc à l'attendre de lendemain de sabbat en lendemain de sabbat jusqu'au jour de la fête juive de la Pentecôte qui tombait cette année-là un dimanche. Ils en conclurent que le Seigneur lui-même les invitait à conserver la mémoire du jour de sa Résurrection, jusqu'au dernier lendemain de sabbat où il se manifesterait dans sa gloire.
Le premier à donner le nom de « jour du Seigneur » au lendemain du sabbat, est saint Jean et ce doux vocable s'exhale de son cœur brûlant. D'un coup d'aile, l'Aigle de Patmos balaie le vocabulaire païen en prenant son envol : « Moi, Jean, votre frère, qui participe à vos souffrances, à votre royauté et à votre persévérance dans la communion de Jésus, je me trouvais dans l'île de Patmos à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus. Je tombai en extase le jour du Seigneur... » (Apocalypse, 1-9-10.)
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Les Actes des Apôtres (20-7) et la première épître de saint Paul aux Corinthiens (16-1) attestent l'habitude chrétienne de se réunir le lendemain du sabbat, tantôt aux premières lueurs de l'aube, pour commémorer le moment où les saintes femmes avaient trouvé le tombeau vide, tantôt le soir tard, pour célébrer la première apparition du Seigneur ressuscité à ses Apôtres. Notre liturgie du Samedi-Saint a conservé cette célébration tardive afin que le moment de la Résurrection ait lieu après minuit. Pline le Jeune envoyant à Trajan les renseignements demandés sur les chrétiens du Pont et de Bithynie, caractérise ainsi leur comportement : « Ils ont coutume de se réunir à jour fixe, avant l'aurore, et de dire une prière au Christ comme à Dieu. » (Épître 10-96.)
Ce fut sous Trajan qu'une église sépara radicalement le dimanche du sabbat. Jusqu'alors, comme Jésus n'avait pas supprimé le sabbat, ses disciples se reposaient deux jours : le samedi pour observer l'ancienne loi et le dimanche pour honorer la Résurrection. Il vint à l'idée d'un évêque que le Seigneur n'avait pas institué deux jours de repos mais un. Il en résultait une confusion favorable aux Juifs, à laquelle Ignace d'Antioche entend remédier..
Les sept lettres authentiques que nous possédons de lui nous ont conservé l'exposé de ses motifs. Il crée le mot « christianisme » pour l'opposer à « judaïsme » et il définit le christianisme comme « la vie selon le jour du Seigneur ». Aux Philadelphiens, il écrit : « Si quelqu'un vous explique le judaïsme, ne l'écoutez pas, car il vaut mieux entendre le christianisme d'un homme qui a reçu la circoncision que le judaïsme d'un incirconcis. » Aux Magnésiens, il explique pourquoi le christianisme est opposé au judaïsme : « LE CHRISTIANISME EST LA VIE SELON LE JOUR DU SEIGNEUR. Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser en même temps.
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Gardez-vous du vieux levain, car on ne peut croire en Jésus-Christ et vivre comme des Juifs. Car ceux-là mêmes qui vivaient dans l'ordre ancien des choses sont venus à la nouvelle espérance, n'observant plus le sabbat, mais le Dimanche, jour où notre vie s'est levée par le Christ et par sa mort. »
Il conserve pour son Église d'Antioche le chant alterné des psaumes en usage dans les synagogues, mais il supprime les lectures de l'Ancien Testament à l'exception d'une ou deux et les remplace par des lectures de l'Évangile. Il axe toute la cérémonie sur le Sacrifice. Ainsi, l'équivoque deviendra impossible, même dans une ville comme Antioche, la troisième de l'Empire après Rome et Alexandrie et peut-être la première par le pullulement des sectes. La propagande juive y était en outre particulièrement active, la Syrie comptant un million de Juifs sur sept millions d'habitants.
Saint Jean Chrysostome, bien renseigné sur les traditions de l'Église d'Antioche, nous apprend dans son Panégyrique d'Ignace (Ignis : feu), que saint Pierre lui-même avait choisi le jeune Syrien pour lui succéder et lui avait imposé les mains : On fixe approximativement sa naissance à l'année 35, mais on sait exactement le jour de sa mort il fut jeté à deux lions dans l'amphithéâtre Flavien le 20 décembre 107, au cours des jeux donnés pour le triomphe de Trajan sur les Daces. Ce genre de mort indique qu'il n'était pas citoyen romain, sinon il aurait été décapité. C'est tout ce que l'on sait de son « état civil ».
Mais sur sa doctrine, nous sommes beaucoup mieux renseignés. Saint Athanase le citera pour introduire les expressions « non créé » et « né du Père avant tous les siècles », dans le Credo de Nicée. (Saint Athanase, « De synodis ». Patrologie Grecque, t. 26). C'est Ignace qui créera outre le mot « christianisme », ceux d' « Eucharistie », « Église catholique » pour désigner l'Église universelle sous la prééminence de l'Église de Rome « qui préside à la charité » (c'est-à-dire à l'amour de Dieu et à l'amour des hommes par amour pour Dieu. Caritas : amour).
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Mais surtout, Ignace est, après les Apôtres, le premier témoin de la divinité du Christ et de la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Il a à faire face à une hérésie d'origine juive et propagée de son temps par les Juifs, le docétisme (du grec : apparence). Des contemporains du Christ vivant encore, il était difficile de nier son existence, mais les docètes assuraient qu'il n'avait de l'homme que l'apparence. Jésus, disent-ils, est un éon n'ayant fait que passer au travers du corps de Marie, sans rien lui emprunter de sa substance physique. D'où l'expression de l'Écriture : « L'Esprit te couvrira de son ombre. »
Il n'est donc ni mort, ni ressuscité et une chair inexistante ne peut être présente dans l'Eucharistie. La rédemption est l'accession des hommes à la sphère supérieure vers laquelle évolue la création. Le sabbat est le jour où l'Esprit s'est reposé. L'Esprit est la Septième Puissance, moteur du monde en marche vers la concorde et l'unité. Il est le Premier Principe du monde nouveau, sans commencement ni fin, Alpha et Omega. On trouve l'exposé de cette doctrine issue de la gnose dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, non pas à l'article « Teilhard de Chardin », mais « Simon le Magicien ». Simon avait voulu acheter à saint Pierre le don de faire des miracles (d'où le nom de « simonie » donné au trafic des choses saintes) et son disciple Ménandre, un juif de Samarie comme lui, comptait de nombreux adeptes à Antioche.
Le Docétisme est en quelque sorte le contraire de l'Arianisme. Les ariens nieront la divinité du Christ, les docètes nient son humanité. Leur doctrine ruine radicalement l'Incarnation, la Rédemption et la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Elle contente les vagues aspirations religieuses des hommes sans leur imposer aucune contrainte morale et vide le christianisme de sa substance comme une sangsue suce le sang. A l'évêque de Smyrne, Polycarpe, qui lui demande conseil. Ignace décrit : « L'hérésie est un aliment empoisonné qu'on mêle à la foi chrétienne comme un élément mortel dans un breuvage de vin et de miel. Il n'y a qu'un moyen de s'en garantir tout à fait : c'est de rester attaché à Jésus-Christ, à l'évêque et à la foi des Apôtres.
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Ceux qui corrompent par de mauvaises doctrines la foi pour laquelle Jésus-Christ a été crucifié, sont souillés. Ils iront dans le feu qui ne s'éteint pas, ceux-là et leurs partisans, car les Anges et les Principautés eux-mêmes seront jugés sur leur foi au sang du Christ. Ainsi, soyez fermes pour résister et instruits pour réfuter. »
Pour lui, il passe sa vie à instruire et à réfuter :
« Afin d'accomplir sa mission, le Fils de Dieu qui était avant les siècles, s'est incarné dans le sein d'une vierge pour naître de la race de David par l'opération du Saint-Esprit. La virginité de Marie est au nombre des mystères qui ont échappé à la connaissance du démon. Dès lors le Christ appartient à la famille de David selon la chair et est à la fois fils de l'homme et Fils de Dieu. Le Verbe incarné a ainsi deux natures dans l'unité de personne. Sa naissance, sa vie, sa passion, sa mort, sa résurrection, sont des réalités et non de simples apparences. Ses souffrances et sa mort réelles ont eu pour but de sauver le genre humain. C'est pour nous qu'il a été crucifié. Qu'il est mort. C'est pour nos péchés qu'il a souffert. C'est pour nous et pour notre salut qu'il a tant souffert. Il est véritablement mort : l'événement ne fait aucun doute, puisqu'il s'est accompli sous la préfecture de Ponce-Pilate. C'est par le sang de Dieu que nous avons été rappelés à la vie. Nous sommes les rameaux poussés au pied de la croix, fécondés par le sang du Christ. Comment pourrions-nous vivre sans lui ? Sans lui, nous ne possédons pas la vraie vie, car il est notre vie véritable. Il est notre Sauveur. Dans sa croix sont notre salut et notre vie éternelle.
« Le Christ s'est ressuscité lui-même. Il a mangé et bu avec ses disciples, il s'est fait palper et toucher par eux. » (Ici, Ignace cite et re-cite saint Luc : « Voyez mes mains et mes pieds : c'est bien moi ! Touchez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai. ») « L'Eucharistie contient le corps et le sang du Christ. L'Eucharistie est le pain qui est la chair de Jésus-Christ.
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Comme ce n'est pas le pain qui a souffert, le pain, matière de l'Eucharistie, contient donc le Christ qui a souffert. Les docètes s'abstiennent de l'Eucharistie et de la prière parce qu'ils ne reconnaissent point que l'Eucharistie est la chair de notre Sauveur, cette chair qui a souffert pour nos péchés. En repoussant ce don de Dieu, ils courent le danger de mort. Pour moi, je ne me délecte pas d'un aliment corruptible ni des saveurs de cette vie : je veux le pain de Dieu qui est la chair de Jésus-Christ, né de la race de David. Je veux boire son sang qui est une charité incorruptible. Que l'Eucharistie soit tenue pour seule sûre qui est faite par l'Évêque ou par celui auquel l'Évêque l'a permis car il n'y a qu'un seul corps du Seigneur et qu'une seule espérance dans la charité. » (Épîtres aux Romains, aux Smyrniens, aux Philadelphiens et aux Éphésiens.)
« -- Qui enseigne, quand une Église est privée de son Évêque ? Qui gouverne une Église privée d'évêque ? » Ces deux questions lui sont posées par Polycarpe de Smyrne que les Juifs vont bientôt dénoncer, alors qu'Ignace, enchaîné, gagne Rome par étapes. A la première question, il répond :
« -- L'honneur de Dieu qui résulte du mariage, c'est l'éducation des enfants dans la crainte de Dieu. Cette éducation, c'est la mère qui la donne, car en se donnant elle-même toute à l'enfant, âme et corps, elle lui donne tout ce qu'elle a et surtout ce qu'elle a de meilleur : sa foi. » Ainsi, quand une Église est privée d'évêque, c'est aux mères qu'il incombe d'enseigner la foi. « J'ai sucé la foi avec le lait de ma mère. » L'expression reviendra sans cesse dans les Actes des Martyrs.
La seconde question de Polycarpe fait peut-être briller une larme dans les yeux du prisonnier songeant à son Église d'Antioche « environnée de loups ». Qui gouverne une Église privée d'évêque ? Il répond :
« -- C'est Jésus-Christ qui est le Pasteur des Églises sans évêque. »
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Il ajoute ce « test » :
« -- Les pauvres veuves, les jeunes orphelins, les esclaves, les prisonniers et les malheureux qui sortent de prison ne sont plus ni évangélisés, ni secourus, quand Jésus-Christ est abandonné. »
Fait digne de remarque. Ignace identifie une Église à son évêque. Onésime, évêque d'Éphèse et Damas, évêque de Magnésie, sont accourus à Smyrne pour voir le prisonnier et lui demander conseil dans la lutte contre le Docétisme. Ils emporteront chacun une lettre pour leurs Églises. (Ce sont ces lettres qu'elles nous ont transmises avec le dépôt de la foi.) Aux Éphésiens, il écrit : « Je vous félicite d'avoir été jugés dignes de posséder un tel évêque. » Tel peuple, tel évêque. Sa lettre aux Magnésiens débute ainsi :
« J'AI EU L'HONNEUR DE VOUS VOIR EN LA PERSONNE DE DAMAS, VOTRE SAINT ÉVÊQUE. » La jeunesse de Damas l'émeut. (Peut-être se souvient-il des débuts de l'évêque d'Antioche.) Il poursuit : « Sa jeunesse ne doit pas être pour vous le prétexte d'une trop grande familiarité : c'est la puissance même de Dieu le Père que vous devez pleinement révérer en lui. » Quant aux éternelles disputes avec les docètes, elles finissent par l'exaspérer. Il s'écrie, comme à bout d'arguments :
« -- Mais si le Christ a souffert en apparence, pourquoi suis-je chargé de chaînes ? Pourquoi suis-je livré aux bêtes ? » Le seul témoignage valable, dit Urs von Balthazar dans « Cordula ou l'épreuve décisive », c'est celui du sang. C'est lui qui prouve que le Christ est tout pour nous. La lettre qu'Ignace confie à ses visiteurs pour prévenir les Romains de son arrivée, est considérée par Renan lui-même comme la plus belle de toute la littérature chrétienne :
« A force de prières, j'ai obtenu de voir vos visages. J'ai même obtenu plus que je ne demandais, car c'est en qualité de prisonnier de Jésus-Christ que je viens vous saluer. Réunis tous en chœur par la charité, vous chanterez : Dieu a daigné envoyer d'Orient en Occident l'évêque de Syrie ! »
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« Il est bon de se coucher du monde en Dieu pour se lever en lui. Laissez-moi immoler pendant que l'autel est prêt, laissez-moi être la nourriture des bêtes par lesquelles il me sera donné de jouir de Dieu. Je suis le froment de Dieu. Il faut que je sois moulu par la dent des bêtes pour que je sois trouvé pur pain du Christ. Maintenant, je commence à être un vrai disciple. Pardonnez-moi : je sais ce qui m'est préférable. Feu et croix, troupes de bêtes, dislocation des os, mutilation des membres, broiement de tout le corps, que tous les supplices du démon tombent sur moi, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ. Je vous écris vivant, et désirant mourir. »
Par Ignace d'Antioche que nous nommons tous les jours au Canon de la Messe, « nos yeux ont vraiment vu, nos mains ont vraiment palpé le Verbe de Vie « véritablement mort pour nous » sous la préfecture de Ponce-Pilate ». Ignace est le premier maillon de la chaîne ininterrompue qui nous relie aux Apôtres.
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Cinquante ans plus tard, saint Justin nous donne la plus ancienne description de la liturgie eucharistique qui soit parvenue jusqu'à nous. Ce grand voyageur atteste qu'elle est pratiquée de façon identique en Orient et en Occident.
« Le jour dit « du soleil », tous ceux qui habitent les villes ou les champs s'assemblent en un même lieu. On lit les mémoires des Apôtres ou les écrits des Prophètes. « Puis, le lecteur » (le lecteur appartient au clergé) s'étant tu, celui qui préside prend la parole pour morigéner les assistants ou les exhorter à l'imitation de ces belles leçons. Ensuite, nous nous levons et nous adressons des prières. Alors, est présenté à celui qui préside les frères du pain et une coupe de vin et de l'eau. Il les prend et exprime louange et gloire au Père de l'univers par le nom du Fils et de l'Esprit Saint et il fait une action de grâce abondante pour ce que Dieu a daigné nous donner ces choses.
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Celui qui préside ayant achevé les prières et l'action de grâces, tout le peuple présent acclame en disant « Amen ». Celui qui préside ayant rendu grâce et tout le peuple ayant acclamé, ceux qui chez nous sont appelés diacres, donnent à chacun des assistants une part du pain eucharistié et du vin et de l'eau et ils en portent aux absents. Le Dimanche, ceux qui sont dans l'abondance donnent à ceux qui n'ont pas. » (Saint Justin, Apologie 1, LXV.)
Cette première description de la Messe fait apparaître son caractère rituel. Il ne s'agit nullement d'un repas commun, d'une « agape ». Tout ce que le peuple a le droit de dire, c'est « amen » et si les diacres lui remettent le Pain consacré dans la main, c'est que l'ambiance de ces réunions sous la persécution de Marc-Aurèle, n'est pas celle du Palais des Sports.
Justin, notre premier apologiste chrétien, en fut l'une des victimes. Il était né en Samarie à l'époque du martyre d'Ignace d'une famille de colons italiens implantés en Palestine par Vespasien en 72. Combattant le Docétisme issu de la gnose professée par deux Samaritains, Simon le Magicien et son disciple Ménandre que nous avons vu à l'œuvre à Antioche, Justin finit par s'installer à Rome où il ouvrit une école de philosophie platonicienne. Là, ses adversaires furent le Juif Tryphon et un disciple de Ménandre, Marcion. Arrêté sur la dénonciation de Marcion, il fut flagellé et décapité le 13 avril 166.
Il écrivit ses deux « Apologies » pour réfuter Tryphon et Marcion et envoya l'une d'elles à Marc-Aurèle, se figurant qu'un Empereur philosophe ne persécuterait plus les chrétiens quand il connaîtrait leur doctrine. Malheureusement, la philosophie stoïcienne de Marc-Aurèle était radicalement opposée au christianisme. Elle faisait de l'homme une parcelle de la Maison universelle collaborant à l'édification du monde et l'Empereur n'avait que mépris pour des hommes se plaçant dans la dépendance d'un Dieu et d'un Dieu crucifié. Marc-Aurèle était logique : entre l'édification du monde et la Croix, il n'y a pas d'accommodements.
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L'ère des grandes persécutions prit fin avec l'avènement en 305 de Constance-Chlore, père de Constantin. Le christianisme aurait alors triomphé du paganisme si l'Arianisme n'avait secondé le Docétisme et nié la nature divine du Christ en relayant les attaques contre sa nature humaine : Un Empereur philosophe soutint ces deux hérésies pour rétablir le paganisme. Julien rappela les évêques exilés, ce qui ranima toutes les querelles ariennes autour des sièges épiscopaux, et favorisa les Juifs, dont la propagande ramena les chrétiens à la synagogue le samedi, bien qu'un décret de Constantin ait fait du dimanche un jour chômé.
Julien « l'Apostat » a des excuses : toute sa famille avait été massacrée sur l'ordre de ce « bon chrétien » de Constance, fils de Constantin. Julien, alors âgé de sept ans, avait été confié successivement à deux évêques ariens parmi les pires : Eusèbe de Nicomédie et Georges de Cappadoce. Quand il dit que « les chrétiens sont plus cruels entre eux que les bêtes fauves », il parle en connaissance de cause. Ce n'est pas lui que saint Athanase accuse, mais ses éducateurs, quand il dit que « l'arianisme ramène au paganisme car ses sectateurs finissent par adorer trois dieux ». Julien revint au paganisme et décida d'en finir avec le christianisme en fermant ses écoles et en le laissant se détruire lui-même par l'hérésie. La méthode aurait certainement donné des résultats, mais Julien ne régna que deux ans (361-363) et mourut dans un combat contre les Perses, d'une flèche probablement tirée par un chrétien.
Quelques mois avant sa mort, Julien conçut un projet que son historien, Ammien Marcellin, rapporte en ces termes :
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« Julien continuait de presser ses armements avec ardeur et ce génie qui embrassait tout concevait au même moment la pensée d'une œuvre monumentale, capable d'éterniser le souvenir de son règne. Il voulait relever, sur le plan le plus extraordinairement somptueux, ce magnifique temple de Jérusalem, qu'après une série de combats meurtriers livrés par Vespasien, Titus avait enfin enlevé de vive force. Il chargea de ce soin Alypius d'Antioche qui avait administré la Bretagne comme lieutenant des préfets. Alypius, bien secondé par le correcteur de la province, poussait en conséquence les travaux avec vigueur. Quand soudain, une éruption formidable de globes de feu qui s'élancèrent presque coup sur coup des fondements mêmes de l'édifice rendit la place inaccessible aux travailleurs après avoir été fatale à plusieurs d'entre eux. Et ce prodige se renouvelant chaque fois qu'on revint à la charge, il fallut renoncer à l'entreprise. » (Ammien Marcellin, livre 23, chapitre 1.)
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« Ce n'est qu'un petit nuage qui passe », avait dit saint Athanase aux moines de la Thébaide en parlant du règne de Julien. Son successeur, Valentinien, est le premier Empereur vraiment chrétien. Il est d'ailleurs trop occupé à courir du Danube à l'Euphrate pour se mêler de querelles théologiques et, sous son règne, l'Église démantelée par les luttes ariennes se réorganise. Or, les « Constitutions apostoliques » rédigées à cette époque nous apprennent que la propagande juive a fait tomber les prescriptions d'Ignace dans l'oubli : l'Église retourne à la Synagogue. Les « Constitutions » réglementent indifféremment le dimanche et le samedi : « Le Jour du Sabbat et le Jour du Seigneur, réunissez-vous avec plus de zèle. Que les esclaves s'abstiennent de travailler le dimanche en mémoire de la Résurrection et le samedi en mémoire de la Création... » En l'absence d'une loi positive consacrant un jour au culte divin, les chrétiens observent la loi naturelle inscrite dans le Décalogue et « judaïsent ».
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Et il n'y a pas que le judaïsme à s'infiltrer dans l'Église : voici que sous l'influence des religions païennes, les femmes veulent jouer un rôle autour de l'autel, supplanter diacres et lecteurs, voire faire célébrer l'Eucharistie chez elles par des prêtres à leur convenance. Le relâchement : serait-il l'allié posthume de l'Apostat ?
Pour en finir avec les séquelles de l'arianisme, l'Empereur Théodose annonce la convocation d'un Concile œcuménique à Constantinople en 381. Mais en attendant cette consolidation du dogme, les évêques d'Asie éprouvent la nécessité d'affermir la discipline.
« Le saint Concile réuni à Laodicée dans la Phrygie Pacatienne, de différentes provinces de l'Asie, a porté les canons ecclésiastiques qui suivent... » Tel est l'en-tête des 59 canons de Laodicée (aujourd'hui Lattaquié en Syrie), que le Concile de Constantinople reproduira dans ses décrets disciplinaires, en ce qui concerne la vie des clercs.
« L'Église, Mère très tendre... » disait Pie XII. Les sept premiers canons de ce concile disciplinaire, adoucissent la pénitence (qui était alors publique), bénit les secondes noces (les veufs remariés étaient traités avec mépris) et réintroduit dans la communion des fidèles les hérétiques de toutes catégories, ariens, docètes, donatistes, pourvu qu'ils reconnaissent leurs erreurs. Mais ceci dit, le canon 11 défend d'établir des femmes dans l'Église. Les diaconesses doivent avoir au moins quarante ans (l'Empereur Théodose, homme d'expérience, exigera même à Constantinople qu'elles aient soixante ans). Le canon 44 insiste : « Les femmes ne doivent pas s'approcher de l'autel. » Le canon 13 interdit aux laïcs de procéder à l'élection des évêques et des prêtres (chose remarquable à l'époque) : « On ne doit pas laisser à la foule l'élection de ceux qui sont destinés au sacerdoce. » D'autre part, « ceux qui montent sur l'ambon et qui chantent d'après le livre, doivent être des clercs » (Canon 15). « L'on ne doit pas prier en commun avec les hérétiques et les schismatiques » (Canon 33).
167:133
« Les membres de l'Église ne doivent pas marier indifféremment leurs enfants avec des hérétiques. » (Canon 10.) « On ne doit point célébrer ce qu'on nomme les agapes dans les églises. » (Canon 28.) Inversement, « les évêques et les prêtres ne doivent pas offrir le Sacrifice dans les maisons. » (Canon 58.) « Que les prêtres ne sautent ni ne dansent, ne se baignent pas en même temps que les femmes, ne se livrent ni à la magie ni à l'usure, ne fréquentent pas les cabarets, ne couchent pas dans les hôtelleries et ne fassent rien dorénavant sans l'assentiment de l'évêque. » (Canon 57.)
C'est le Canon 29 qui porte l'anathème suivant :
« Que les chrétiens ne doivent pas judaïser et demeurer oisifs le jour du sabbat, mais qu'ils doivent travailler ce jour-là. Qu'ils honorent le jour du Seigneur et s'abstiennent autant que possible, en leur qualité de chrétiens, de travailler en ce jour. S'ils persistent à judaïser, qu'ils soient anathèmes au nom du Christ. »
Commentant ce Canon 29, le Dictionnaire de Théologie Catholique écrit à l'article « Dimanche » : « La condamnation portée par le Concile de Laodicée dut étouffer promptement le mouvement de retour au sabbat, car le « Testamentum Domini nostri Jesu Christi » écrit vraisemblablement vers la fin du IV^e^ ou au commencement du V^e^ siècle, mentionne uniquement le repos du dimanche. » Ce repos du dimanche, le Concile de Laodicée l'avait fait moins rigide que le sabbat.
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Le calendrier républicain voté par la Convention le 24 octobre 1793, fut inventé, de l'aveu même de son rapporteur, Romme, « *pour supprimer le dimanche *». Ainsi fut aboli en France le décret de Constantin faisant du dimanche un jour chômé. Le malheureux Romme avait-il conscience de porter la main sur une institution appartenant en propre au Christ ? Deux ans plus tard, condamné à mort après le 1^er^ Prairial, il se poignarda. Mais son décret lui survécut. Malheur aux commerçants qui fermaient boutique le dimanche !
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Considérés comme « suspects », ils étaient envoyés à la guillotine, puis, après Thermidor, emprisonnés ou frappés d'une forte amende. Le culte décadaire célébré tous les dix jours, varia avec ses prophètes, Robespierre, François de Neufchâteau et La Réveillière-Lépeaux. Les paysans du Bas-Rhin prirent le parti de chômer deux jours : le dimanche et le décadi. Le décret Romme n'avait pas tenu suffisamment compte d'une Loi remontant, sinon au déluge, du moins à Moïse : « Pendant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage., mais le septième jour est un sabbat (repos), pour Yahvé ton Dieu. » (Exode 20-8.) Le repos du septième jour est inscrit dans la nature de l'homme, il correspond à son rythme naturel de vie. Un arrêté du Consulat du 26 juillet 1800 maintint l'obligation du decadi pour les fonctionnaires. C'est la preuve que les simples citoyens étaient revenus au repos du dimanche, « tout bonnement et simplement », comme eût dit Monsieur Vincent.
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On connaît l'apostrophe terrible du Curé d'Ars : « Celui qui charrie son fumier le dimanche, charrie son âme en enfer !... » C'est ce qu'exprimait le cardinal Cardjin, fondateur de la J.O.C., en termes moins imagés : « Le jour du repos est non seulement naturel à l'homme, mais sacré. » Le cardinal résumait ainsi ce passage de l'encyclique de Léon XIII, « Rerum novarum » :
« Il n'est pas louable à l'homme de déroger spontanément à la dignité de sa nature, ou de vouloir l'asservissement de son âme. C'est de là que découle la nécessité du repos et de la cessation du travail au Jour du Seigneur... Allié avec la religion, le repos retire l'homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne, l'élève aux grandes pensées du ciel et l'invite à rendre à son Dieu le tribut d'adoration qu'il lui doit. »
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Le précepte dominical est de droit divin, c'est pourquoi nul, fût-il Pape, ne peut y toucher. Il est en outre de droit naturel et de droit ecclésiastique ainsi que l'expose le Dictionnaire de Théologie Catholique (« Dimanche ») :
« Comme l'ancien commandement sabbatique, pour la même raison et dans la même mesure, ce nouveau précepte dominical relève du droit naturel ordonnant de consacrer au culte divin un temps dont la durée et la fréquence ont besoin d'être déterminées par une loi positive. A la différence des préceptes purement ecclésiastiques que l'Église peut radicalement supprimer et des préceptes immédiatement divins nécessairement soustraits à son autorité, le précepte dominical, tout en relevant immédiatement de l'autorité ecclésiastique dans sa détermination pratique, lui échappe dans son principe, puisque DE DROIT DIVIN, LA RÉALITÉ FIGURÉE PAR L'ANTIQUE PRÉCEPTE MOSAÏQUE DOIT PERPÉTUELLEMENT EXISTER DANS LA LOI NOUVELLE. »
En l'attente du Seigneur « jusqu'à ce qu'Il revienne », nous empruntons ces lignes de saint Basile à la Lettre pastorale de Mgr Vion, évêque de Poitiers, pour le Carême de l'An de Grâce 1952, Lettre intitulée : « Le Jour du Seigneur » :
« Ce jour est l'image du siècle qui suit le temps présent, du siècle qui n'a ni couchant, ni succession, ni fin, ni déclin. Il est donc nécessaire, nous enseigne, à nous ses fils, à dire les prières de ce jour, afin que par le fréquent appel à la vie éternelle, nous ne négligions pas les moyens qui y conduisent. »
Édith Delamare.
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### Catéchismes d'antan
par Claude Franchet
QUAND J'ÉTAIS toute petite fille il m'est arrivé parfois, ayant trotté sur ses talons, d'assister au catéchisme de mon parrain curé. Il y était parlé du bon Dieu, de la Sainte Vierge, des saints et des anges. Je n'étais pas dépaysée, ce monde m'étant déjà connu : le bon Dieu, eh bien, c'était le bon Dieu, il voyait et savait tout ; la Sainte Vierge pleurait quand je faisais des grimaces ; on fêtait les saints patrons et patronnes de la famille avec des bouquets, des gâteaux et des crèmes. Enfin je commençais à réciter presque toute seule, au moment du coucher, cette poésie à mon ange gardien dont je n'arrive aujourd'hui à me rappeler que les deux premiers et les deux derniers vers :
*Veillez sur moi quand je sommeille*
*Penchez-vous sur mon petit lit.*
(*...*)
*Et de peur que je tombe en route*
*Bon ange, donnez-moi la main !*
Heureusement là-dessus le bon parrain, sans porter atteinte à mes images familières, m'enseignait comme aux autres, avec le respect, la véritable personnalité de ces « connaissances » surnaturelles.
171:133
Et puis il fut un assez long temps où je n'assistai pas à un catéchisme proprement dit. Il ne m'était enseigné que peu à peu et à l'occasion par ma petite maman, avec la vie qu'elle mettait à toutes choses. Cela se passait en ce village où le placard de sa cuisine servait aussi à loger les registres de la mairie et ceux de la sacristie ; et où le cher curé venu à pied de près d'une lieue dire la messe en notre belle vieille église, faisant fondre l'hiver, devant notre feu, la glace du bénitier de bronze, me disait bien aussi quelques mots de son catéchisme auquel je n'assistais pas, n'en ayant pas l'âge.
Mais cet âge je l'avais enfin quand mon père, le bon maître d'école, se trouva muté à Sainte-Suzanne, assez loin de là en plein pays champenois avec ses pins, ses friches, ses maigres champs de seigle et de sarrasin, mais jouissant d'une « population », comme on disait à la préfecture et à l'académie, qui était affable et pleine de gentillesse.
Là donc je fus inscrite au catéchisme et même, je ne sais pourquoi, dans le cours supérieur, celui de la première communion : j'avais huit ans, et tout allait bien, je savais toujours mes leçons, je répondais même comme il faut aux questions entre celles du livre, je menais comme il faut mon digne petit train de catéchumène : Quand il y eut une faille. Comme j'étais avec les grands, monsieur le curé pensa qu'il me fallait venir à confesse en même temps qu'eux. J'eus très peur ; il me fallait avouer, entre autres fautes -- qu'on excuse ce scrupule puéril d'honnête petite conscience -- d'avoir brûlé le jupon de ma poupée en l'habillant au coin du feu ; et pis : sans le dire à maman, et là était le gros péché, étant plutôt portée à une franchise dont aussi bien personne ne se souciait. Et ainsi, ce que j'avais caché à la maison, au bon Dieu il fallait aller le dire. J'en avais les sueurs froides. Et c'est mon père qui me soulagea, en assurant d'après sa propre théologie, que j'étais trop jeune pour le sacrement de pénitence (c'est moi qui parle de sacrement) et n'irais pas au confessionnal. A quoi M. le curé répliqua en me faisant descendre avec les plus jeunes, ce qui me rendit bien honteuse ; et puis les enfants n'aiment pas tant cela, ne pas faire comme les autres.
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Je me souviens aussi de mes cogitations sur ce que c'était moi qui étais punie de ce que mon père n'avait pas voulu. Il avait pourtant quelque mérite à sa conduite, étant chantre comme presque tous les instituteurs en ce temps-là, et ils en avaient été enseignés à l'École Normale, ce dont il avait profité avec sa jolie voix de baryton ; chantre donc et en rapport presque constant avec son curé, d'autant plus qu'en cette paroisse généralement pieuse il y avait souvent le matin, avant l'école, une messe chantée pour un défunt ; cela s'appelait un « obit » et était payé un franc : un gain en ces temps où chacun vivait plus que simplement.
Je crois bien d'ailleurs n'avoir pas été longtemps à ce petit catéchisme : j'en fus retirée, une sorte de guerre était déclarée entre l'autel et le lutrin.
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Je n'y retournai, au catéchisme, qu'en arrivant deux ans après à Périgny, où je fus inscrite pour de bon parmi ceux et celles de la première communion. Nous étions douze, six garçons et six filles, et c'étaient mes camarades de classe, de ceux parmi lesquels, debout devant la carte de France, je les faisais jouer aux « autres villes » qu'il fallait découvrir dans un « département rose, entouré de deux bleus et deux jaunes » ce qui nous apprenait tout de même quelque chose (mon père nous avait mis là pour étudier les côtes). Nous nous entendions bien tous ; même l'un d'eux, que la vie avait amené à s'installer dans un village assez proche de ma paroisse d'aujourd'hui, m'y repéra et me fit des visites jusqu'à sa mort ; visites qui me donnaient, à cause du passé, beaucoup d'émotion.
Le catéchisme était vivant et bien fait par un prêtre intelligent, fin, cultivé, et qui paraissait nous aimer ; pour moi j'en suis certaine parce qu'il me le dit beaucoup d'années après à Troyes où je le retrouvai curé d'une paroisse et prélat de Sa Sainteté ; même il avait refusé, paraît-il, un véritable évêché à gouverner, mais par modestie il n'en parla jamais.
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Je savais toujours bien mes leçons, ce qui ne m'empêcha pas, à l'examen pour la première communion, de cafouiller affreusement la réponse officielle sur la Toussaint ce qui me valut en fin de compte un 8 sur 10, alors que ma petite amie l'avait obtenu, ce 10 ; au grand scandale de mon cher papa, persuadé que la fille du maître d'école devait être la première en tout ; ce à quoi je répondis noblement un mois après en passant le certificat d'études, malgré l'irrévérence envers la grammaire, lui-même et le jury, d'un s oublié à un mot au pluriel ; n'importe, cette fois je tenais la tête des lauréats : ce que je lui devais.
Ces moments de la première communion, je les revois avec tout le train qu'ils amenaient, surtout la dernière semaine. La retraite se passa bien, avec notre pasteur si vivant. Entre les exercices, les après-midi, nous allions chez une dame pieuse dont le mari était un retraité de ministère et ils avaient loué, ou acheté, une ferme avec une grande cour où nous, les filles, sautions à la corde, à la une, à la deux, à la trois ! quatre ensemble, tandis que les deux autres tournaient une longe oubliée dans l'étable aux vaches. C'était en récompense de notre application à faire des guirlandes avec la mousse que les garçons étaient allés ramasser dans le bois du château, un taillis jouxtant notre jardin derrière l'église et qui était l'emplacement de l'ancien cimetière ; il y avait un noyer, des pommiers et un prunier de damas violets. Quant au château, on ne sait même plus exactement où le situer... et il fallait faire des guirlandes parce qu'en ces temps on en ornait les églises pour les premières communions ; je crois encore sentir en la nôtre la bonne odeur de sous-bois.
Cependant le catéchisme n'était pas encore fini ; il s'en faisait dans les promenades à travers les prés où le bon curé nous emmenait les jeudis chez ses confrères du voisinage ; beaucoup de choses l'y amenaient et je n'ai pas oublié les petites centaurées roses qui nous écoutaient alors.
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Et bien du temps a passé avant celui où je me trouvai moi-même dame catéchiste. C'était alors en Bourgogne, après la première guerre, et j'assurais le questionnaire dans la division des moyens ; il y avait de bonnes têtes, d'autres moins bonnes. Ce qui me gênait était que notre curé de ces jours ne donnait les explications qu'après la récitation, et non au catéchisme d'avant et cela gênait mon sens pédagogique, qui protestait en moi.
Mais un jour ce fut bien autre chose. Le sujet était le jugement dernier ; et tout en interrogeant j'avais enseigné que ce serait fait très vite, en un clin d'œil ; même, prise d'un beau zèle et m'inspirant de l'émouvante et admirable Résurrection des morts du cher Péguy dans son *Ève*, je dis à mes catéchumènes que ce pourrait bien être un jour où rentrant de l'école ils rencontreraient des gens inconnus arrivant par le Culoison (c'était le chemin du cimetière) avec un air un peu embarrassé et que ce seraient les ressuscités de leur famille et des autres. Les petits m'avaient écoutée, bouche bée. Et voilà que M. le curé était lui aussi pris de zèle, un zèle scientiste, si j'ose dire, et tout à fait inattendu : « Mes enfants ne prenez pas peur ; d'abord ce sera peut-être un peu long, la fin du monde ; plus long que vos vies et d'autres avec elles ; il y a bien eu au commencement de gros animaux retrouvés en fossiles, des dinosaures, des plésiosaures, qui ont mis longtemps à se rapetisser pour devenir autrement et se rapprocher de ceux d'aujourd'hui ; il y aura peut-être quelque chose pour le « pendant »... Lui aussi avait son enthousiasme ; et d'ailleurs je m'avisai après que nous ne parlions pas de la même chose : lui de la fin du monde et moi du Jugement ; cela n'empêchait mon Culoison de s'agiter en moi.
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175:133
Souvenir : il y a une douzaine d'années, nous visitions une belle église du diocèse de Pau ; et nous trouvions dans une chapelle un vieux prêtre à la mode d'autrefois qui faisait le catéchisme à une troupe de petits enfants, éveillés mais sages : Le catéchisme aussi était à la mode d'autrefois.
En marge : trois petites filles, dix ans, neuf et sept, trois petites sœurs confiées à nous dans « l'exode » en Auvergne, avaient eu l'habitude déjà toutes petites, de s'arrêter pendant le « je confesse à Dieu » de la prière du soir, pour examiner un instant leur conscience et ensuite accuser tout haut leurs fautes de la journée.
Un jour l'aînée resta sans ouvrir la bouche ; alors les deux autres pour l'aider : « Tu ne te rappelles pas, ce matin, en classe ? » Elles, se rappelaient fort bien.
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J'ai déjà conté des catéchismes de ma paroisse faits par notre vieux curé d'alors, que nous devions comparer au curé d'Ars dans ses homélies des dimanches d'hiver à la messe du matin dans la seule capable d'être chauffée, la vieille chapelle des Templiers (en réalité leur ancien chœur), s'adressant aux enfants.
Alors pour ne pas me répéter, j'évoque seulement la mémoire de deux chères Ménillates si attachées au catéchisme de leur enfance ; l'une que nous avions à la maison, qui m'a beaucoup aidée et m'a beaucoup appris. Elle s'en est allée à son éternité à soixante-dix ans, alors que j'avais espéré l'avoir à mon chevet à mes derniers moments.
Quand nous parlions d'une chose sur laquelle d'autres étaient perplexes elle disait : « Ce n'est pourtant pas difficile à savoir ce qu'il faut penser », et elle récitait mot à mot la réponse donnée par le catéchisme de ses jeunes années.
176:133
L'autre n'est plus de ce monde non plus. C'était la vieille voisine qui un soir de novembre arrêtée sur le seuil de notre porte : et voyant le croissant de lune et la planète un peu plus bas à l'écart qui répandaient leur magie sur le jardin s'était retournée et nous avait dit : « *Les cieux racontent la gloire de Dieu *»*.*
Un jour, allant la voir chez elle, l'un de nous la trouva assise prés de sa fenêtre encadrée au dehors de roses blanches, fort affairée dans un vieux petit livre : « *Je relis mon catéchisme, ça rébienne* (ramène du bien en vous)*.* »
Vieux catéchisme rébiennant...
Claude Franchet.
177:133
### La joie des saints
par R.-Th. Calmel, o.p.
L'ESPRIT DU CHRIST ayant comme dépossédé les saints de leurs mouvements intérieurs et les tenant à son gré sous son empire il n'est pas étonnant que la joie transparaisse sur leur visage. C'est une joie qui vient d'infiniment au-delà du monde, car elle procède de l'amour surnaturel *répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné*. (Rom. V, 5.) Pas plus qu'il n'est au pouvoir du monde de communiquer cette joie, il ne lui appartient de l'enlever ; tout au plus est-il capable, dans une mesure restreinte, d'interposer son écran ténébreux. Mais comment le monde pourrait-il abolir cette joie puisqu'il n'a point de prise directe sur le recès de l'âme surnaturalisée par la grâce, où Dieu demeure, où se conclut l'acte libre ? Dieu seul et notre liberté ont accès à cette profondeur intime ; Dieu pour nous prévenir de ses bienfaits, notre liberté pour les recevoir et se livrer à lui, ou bien, hélas, pour se dérober à ses prévenances et pour l'offenser. (Qu'il plaise à Dieu de nous prévenir tellement de son amour, de tellement nous combler, que nous n'ayons plus aucun goût pour ce qui nous écarterait de lui.)
178:133
Le point de jaillissement de la joie des saints est au-delà de tous les motifs visibles, même les plus nobles, comme sont par exemple une victoire éclatante sur les ennemis du nom chrétien, l'approbation officielle d'une entreprise apostolique, la reconnaissance dans les lois et les mœurs des droits et de la liberté de l'Église. Certes de tels succès réjouissent le cœur des saints. Mais la source dernière de leur joie est plus secrète : c'est la remise totale de leur être au bon plaisir de Dieu, le repos habituel en Dieu au-delà de tout le créé.
On saisit quelque chose de l'origine et des caractères de cette joie si on observe qu'elle fleurit encore lorsque les derniers espoirs terrestres ont été brisés, les dernières consolations d'ici-bas arrachées. La joie des saints est à l'image de celle du Seigneur Jésus qui persistait d'une mystérieuse manière alors qu'il était cloué sur la croix et lançait vers le Père le cri déchirant : *Eli, Eli, lamma sabacthani.* Même en cette heure terrible le Seigneur Jésus recevait la joie de la vision du Père dans la zone la plus profonde de son âme ([^82]), alors que l'autre zone était livrée aux ténèbres et à la détresse pour réparer nos péchés, -- *car il est l'agneau de Dieu qui porte sur lui le poids des péchés du monde.* C'est en méditant sur la joie mystérieuse et cachée, mais réelle, de Jésus crucifié que nous pouvons avoir quelque idée de la joie des saints, entrevoir comment elle est compatible avec les pires souffrances et comment elle y résiste dans une paix souveraine. -- La petite Thérèse a exprimé le désir de vivre par amour au temps de l'Antéchrist. Elle était assez éclairée de Dieu pour savoir ce qu'elle désirait. Ce qui n'est pas arrivé pour l'humble Carmélite arrivera pour les chrétiens de la fin de l'histoire.
179:133
Que la sainte qui s'offrit en victime d'holocauste à l'amour miséricordieux, se souvienne de ses frères et sœurs quand viendront les jours de l'Antéchrist ou les jours des précurseurs de l'Antéchrist. Qu'elle leur obtienne d'être livrés à la charité divine à tel point que la paix et la joie ne se retirent pas de leur cœur. Au contraire qu'ils aiment suffisamment le Seigneur pour lui rendre témoignage dans la nuit et à l'heure de la *puissance des ténèbres.* Un témoignage de cette nature est le signe que la charité a pris bien davantage possession de l'âme, et la joie est le fruit, mystérieusement savoureux, de cet amour qui a grandi. -- Que sait-il de la joie divine celui qui n'est point saisi par la charité ? Et que sait-il de la charité celui qui s'est dérobé à rendre témoignage dans la nuit ?
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Un poète latin a composé une épopée d'une mélancolie sans fond pour évoquer la détresse de l'homme arraché à sa patrie ; Virgile a composé l'Énéide pour célébrer le destin du fils d'Anchise et les étapes toujours provisoires de son long exil ; il a encore chanté les malheurs d'Andromaque captive ([^83]).
180:133
Des hommes sans nombre depuis l'antiquité se sont recueillis dans la lecture de l'Énéide ; ils ont aimé Virgile pour sa vérité et sa pudeur dans l'évocation immense d'un destin d'arrachement et de bannissement. Or les parfaits disciples du Seigneur Jésus, les saints, ne sont ni étrangers ni indifférents à cette lamentation indéfiniment répercutée de la détresse du cœur de l'homme. Mais comme ils vivent au delà ! Ils ne condamnent certes pas le chant de Virgile, mais ils murmurent un chant nouveau. Ils ont accédé en effet à une source de paix et de joie qui était encore scellée pour les poètes de la gentilité : la source cachée en Dieu et en son Fils Jésus-Christ de la victoire et de la consolation qui ne sont pas de cette terre. Cette source n'est pas de ce monde, mais depuis le Calvaire et la Résurrection elle ne cesse de couler en cette terre d'exil au milieu de la vallée de larmes.
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Virgile est beau, mais l'Évangile est d'un autre ordre. -- Le Seigneur a repris les grands mots, les mots les plus simples du langage humain. Il a redit les mots les plus simples et les plus indispensables du cœur de l'homme, de la famille humaine, de la cité temporelle. Mais il les a redits comme seul pouvait les redire celui qui étant le Verbe de Dieu incarné rédempteur nous a mérité par sa Passion une vie nouvelle, qui est la vie de Dieu même participée en nous, insérée à l'intime de notre vie. De sorte que lorsque le Seigneur nous a parlé d'amour, de paix et de joie ; -- de loi et de liberté ; -- d'esclave et d'homme libre ; d'église enfin et de pouvoir il a donné à ces mots la signification surnaturelle, le sens de grâce qu'ils prennent nécessairement pour ceux qui sont *re-nés de l'eau et de l'Esprit.*
181:133
Pour ceux-là l'amour qui s'est allumé dans leur cœur avec le baptême (ou le sacrement de pénitence) est bien réellement un amour, mais non pas comme l'amour qui procède de ce monde, aussi noble soit-il et quelle que soit sa transparence. Leur paix, leur joie, leur secrète béatitude ne sont point de celles que donne le monde ; le monde ne peut y toucher ; leur vie est fixée en Dieu, le climat de leur vie est le *climat de la grâce.*
Le Seigneur a repris les mots les plus simples et les plus nécessaires de notre langage mais pour les transposer dans l'ordre de la grâce qu'il a fondé à jamais ; et c'est dans cet ordre surnaturel qu'il convient de les entendre. Tirés de cet ordre ils sonnent faux ; ils deviennent ces paroles de mensonge et de folie que déversent furieusement sur notre monde les propagandes hérétiques. De telles paroles deviennent insupportables parce que, cessant de désigner l'objet qu'elles avaient à désigner de par la Révélation, -- un objet divin et transcendant, -- elles ne peuvent que trahir l'objet terrestre auquel on prétend désormais les appliquer. La paix du Christ, par exemple, si elle n'est pas essentiellement la paix de la charité divine enracinée dans une âme ne désignera plus qu'une passivité de songe-creux ou une chimère internationaliste dévorante. De même la joie évangélique que devient-elle en dehors de l'ordre surnaturel ? L'exaltation douteuse d'un mysticisme truqué. Pareillement, l'Église du Christ, si elle n'est pas une société hiérarchique de grâce et pour la grâce, que deviendrait-elle en définitive sinon un formidable mouvement dévastateur de messianisme terrestre, qui ravagerait les institutions les plus nécessaires et qui ébranlerait la société profane jusqu'en ses fondements. -- Jésus a donc redit les mots les plus indispensables de notre langage. Mais il les a redits selon l'ordre des réalités surnaturelles qu'il venait instaurer. C'est dans cet ordre qu'ils trouvent leur sens, dans cet ordre seul.
182:133
Parce que nous croyons que, en Dieu, les termes de Père, Fils, Esprit Saint ont un sens vrai, rigoureux, *personnel,* pour cela même nous croyons que Jésus est réellement le Fils unique du Père, *consubstantiel* au Père, envoyé par lui pour nous sauver du péché, ayant pris notre nature dans le sein de la Vierge Marie. Nous croyons que ce Fils unique, notre Rédempteur, nous a mérité, par la vertu de sa Passion, une vie qui n'est pas d'ici-bas, encore qu'elle commence ici-bas ; un amour et une paix, un repentir et une confiance qui procèdent de son Cœur divin et qui conduisent à la Béatitude qu'il partage avec son Père et le Saint-Esprit.
Prenons garde de toujours entendre selon l'*analogie de la foi*, loin de les rabaisser au niveau de notre cœur charnel, les révélations et les promesses du Seigneur Jésus, vrai Fils de Dieu et vrai Fils de Marie. Or l'une de ses promesses les plus confondantes est de nous faire goûter dès maintenant sa propre joie, si du moins nous acceptons d'être entièrement livrés à son amour. « Je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. » (Jo. XV, 11.) -- « Maintenant vous avez de la tristesse, mais je vous verrai de nouveau et votre cœur se réjouira et votre joie, nul ne pourra vous l'enlever. » (Jo. XVI, 20.). « Maintenant, Père, je viens à vous et je dis cela (étant encore) dans le monde, afin qu'ils aient en eux la plénitude de ma joie. » (Jo. XVII, 13.)
R.-Th. Calmel, o. p.
183:133
### La joie pascale
NOUS VOUDRIONS, comme nous pouvons, et sans compter sur nos forces, mais sur la grâce de Dieu, aider nos lecteurs à demeurer dans la joie pascale et nous n'avons rien trouvé de mieux que de leur faire connaître les répons de l'office nocturne de ce saint temps.
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Ces répons sont de petits poèmes religieux d'une forme traditionnelle avec des répétitions calculées d'un effet très touchant, qui séparent les lectures dans l'office de matines. La plupart des chrétiens connaissent ceux de l'office des morts chantés après la Toussaint. Mettons : connaissaient... Quelques-uns qui ont suivi les nocturnes des jours saints de la Grande Semaine connaissent les répons de la Grande Passion. Ce sont, entre les instructions, des moments ménagés à la contemplation où le chant et la poésie jouent un grand rôle.
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Voici le premier d'entre eux. Avant que l'office du Samedi-Saint fût rétabli à sa place véritable, dans la nuit, l'Église romaine avait composé un bref office de matines pour le Dimanche de Pâques ; il ne comportait qu'un nocturne et ce répons était le premier des deux répons de cet office :
« L'Ange du Seigneur descendit du ciel, s'approcha et fit rouler la pierre ; il s'assit dessus et dit aux femmes : Ne craignez point. Je sais que vous cherchez le Crucifié. Mais il est ressuscité. Venez et voyez où le Seigneur était posé, Alleluia ! Et, entrant dans le Sépulcre elles virent un jeune homme assis à droite. Il était revêtu d'une robe blanche et elles s'effrayèrent ; mais il leur dit : Ne craignez point. Je sais que vous cherchez le Crucifié. Mais il est ressuscité. Venez et voyez où le Seigneur était posé. Alleluia ! (Gloria Patri... L'Ange du Seigneur, sont répétés.)
Ce répons est une des plus belle pièces musicales de tout le chant grégorien, digne du mystère de Pâques. Il est en mode de *mi.* Mais les versets s'installent sur la quinte (si) avec un merveilleux effet de gloire. Qu'en a-t-on fait ? Je ne sais. Mais je pense qu'il ne faut pas se contenter de pleurer sur l'abandon du chant grégorien. Il est nécessaire que tous ceux qui le peuvent l'enseignent dans leur famille ou bien l'apprennent eux-mêmes, c'est le plus aisé de tous les chants. Il suffit de photographier sur une édition bien imprimée (comme la Vaticane) le chant de ce répons pour qu'il soit possible de le répandre facilement.
Il ne faut pas croire que ce soit une besogne négligeable. Le beau est lié au vrai par nature et les beaux-arts sont plus internationaux que la parole. Il n'est pas de plus sûr moyen de s'unir à la spiritualité de nos pères dans la foi que de chanter ce qu'ils ont chanté.
185:133
Très peu de gens peuvent connaître et goûter les Pères de l'Église ; et, sans le débit de leur génie oratoire, dans leur texte même, leur pensée passe-t-elle aisément ?
Mais leur chant, leur architecture sont aussi vivants aujourd'hui qu'en leur temps.
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Voici le second répons :
« Le sabbat passé, au petit matin, Marie-Madeleine, Marie-Jacobi et Salomé achetèrent des aromates, afin d'aller oindre Jésus, alleluia, alleluia, alleluia !
Et ce lendemain du sabbat, de très bonne heure elles viennent au sépulcre, le soleil étant levé, afin d'aller oindre Jésus, alleluia ! alleluia ! »
Nous passons un répons qui répète en partie le premier. Il faut dire que les évangélistes ont renoncé eux-mêmes à tout dire sur ce qui s'est passé le matin de Pâques, car la course des femmes depuis le tombeau jusqu'à la demeure des apôtres, celle de S. Pierre et S. Jean jusqu'au tombeau, les allées et venues non décrites « *des autres qui étaient avec elles *» (Luc XXIV, 10), des disciples et des autres apôtres ne purent être démêlées aisément, et chacun raconta ce qu'il savait sûrement.
S. Jean dit : « *Le premier jour de la semaine, Marie de Magdala vint de bonne heure, quand il faisait encore nuit vers le tombeau. Elle se met donc à* *courir et se rend auprès de Simon-Pierre et auprès de l'autre disciple que Jésus aimait et leur dit :* « *On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons où on l'a mis... *»
186:133
Il semble que Marie-Madeleine ait devancé ses compagnes. Le sabbat était fini depuis la veille au soir, au moment où suivant les docteurs « on ne pouvait plus distinguer un fil bleu d'un fil blanc ». Elle était libre de devancer le jour. Mais ce : « nous ne savons où on l'a mis... » fait penser que ses compagnes l'ont rejointe au sépulcre. Et tout effrayées qu'elles fussent, et courantes, elles purent se partager la besogne, allant les unes ici, les autres là. Et quelques-unes furent si effrayées des paroles et de la vue de l'ange : « *qu'elles sortirent et s'enfuirent du tombeau, car elles étaient prises d'effroi et hors d'elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne tant elles étaient effrayées. *» (Marc XVI, 8.)
Recopions ici le plus charmant des répons de ce temps, du moins en français ; il est du lundi de Pâques :
*L'Ange du Seigneur dit aux femmes*
*Que cherchez-vous ? Est-ce Jésus ?*
*Il est ressuscité déjà.*
*Venez et voyez, alleluia ! alleluia !*
*Vous cherchez Jésus de Nazareth ? Le Crucifié ?*
*Il est ressuscité, il n'est pas là.*
*Venez et voyez, alleluia ! alleluia !*
Au récit de Marie-Madeleine, Pierre et Jean sortirent en courant pour aller constater ce qui en était : Jean, plus jeune, courut plus vite que Pierre mais par déférence pour le chef des apôtres, il attendit pour entrer dans le tombeau que Pierre y eut pénétré d'abord. Ils virent les bandelettes gisantes dans la forme et à la place qu'elles occupaient autour du corps. Jésus s'en était donc dégagé sans même les déplacer et S. Jean ajoute : « Et il vit. Et il crut. » S. Marc, qui rapporte le témoignage de Pierre nous dit : « En avançant la tête, il ne vit que les bandelettes. Et il retourna chez lui s'étonnant de ce qui était arrivé. »
187:133
Mais dans la soirée quand les disciples d'Emmaüs furent rentrés à Jérusalem, ils apprirent que Jésus était apparu à Simon. Les bandelettes n'avaient pas suffi. Et voici un répons qu'on peut placer ici :
*Il est ressuscité le Bon Pasteur, qui donna sa vie pour ses brebis*
*Alleluia, alleluia ! alleluia !*
*Car notre Pâque c'est le Christ immolé.*
*Alleluia, alleluia ! alleluia !*
*Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit*
*Alleluia, alleluia ! alleluia !*
Les apôtres et les disciples semblent avoir été démoralisés plus que les femmes. Ils avaient davantage supputé l'avenir, songé à un royaume terrestre glorieux comme celui de David. Les trois avertissements que leur avait donnés Jésus au sujet de sa Passion ne leur avaient servi de rien. S. Jean avoue : « *car ils ne comprenaient pas encore, par l'Écriture, qu'il devait ressusciter des morts *»*.* Les femmes s'étaient contenté d'aimer Jésus ; elles l'aimaient pareillement. Mais le soir même les pèlerins d'Emmaüs pouvaient rapporter aux apôtres l'interprétation même que Jésus avait donné des prophéties qui le concernaient :
*Voilà ! Le lion de la tribu de Juda est vainqueur.*
*Le rejeton de David a ouvert le livre*
*et levé les Sept Sceaux, alleluia ! alleluia !*
*L'Agneau immolé est digne de recevoir et force, et divinité et sagesse, courage,*
*honneur, gloire et bénédiction*
*Alleluia !*
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Première à courir au tombeau, Marie-Madeleine fut la première à voir Jésus ressuscité. Il se passa pour elle ce que l'histoire raconte de Ste Scholastique. Trois jours avant sa mort, dans l'entretien annuel qu'elle avait avec son frère S. Benoît, la sainte demanda de passer la nuit avec elle en entretiens spirituels. Benoît refusa ; la sainte entrelaça ses doigts, posa son front dessus et pleura. Aussitôt dans un ciel serein éclata un orage épouvantable qui les empêcha tous deux de sortir. « Qu'as tu fait ma sœur » dit le saint, et Scholastique répond : « Voilà ! Je t'ai prié et tu n'as pas voulu m'entendre. J'ai prié mon Seigneur et il m'a exaucée. » Et l'office ajoute : *plus potuit quia plus amavit.* « Elle obtint plus parce qu'elle aima davantage. »
C'est l'histoire de Marie-Madeleine. S. Marc la raconte brièvement « *Et étant ressuscité le matin, le premier jour de la semaine, il apparut d'abord à Marie-Madeleine, dont il avait chassé sept démons. Celle-ci alla l'annoncer à ceux qui avaient été avec lui. Ils étaient dans le deuil et dans les larmes. Et ceux-ci, ayant entendu dire qu'il vivait et avait été vu par elle, ne crurent pas. *» (Marc XVI, 9-10.)
Mais S. Jean qui devait écrire (1 épître IV, 8) « Qui n'aime pas, n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour » a raconté longuement l'apparition à Madeleine : « *Or Marie se tenait prés du tombeau, en dehors et pleurant. Tout en pleurant elle se pencha et vit deux anges... *» C'est ce que rapporte le répons suivant :
« Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où il l'ont mis ! Les Anges lui répondirent : Ô femme, pourquoi pleures-tu ? Il est ressuscité comme il l'a dit. Il vous précédera en Galilée. Là vous le verrez, Alleluia ! Alleluia ! En pleurant elle se pencha et regarda dans le tombeau et elle vit deux anges assis et vêtus de blanc qui lui dirent il vous précédera en Galilée. Là vous le verrez, Alleluia, Alleluia ! Alleluia !
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S. Jean continue : « *Ayant dit ces mots elle se retourna et vit Jésus. Mais elle le prit pour le gardien du jardin et lui dit : Seigneur, si tu l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis et j'irai le prendre. Et Jésus lui dit : Myriam ! *»
Voici le répons qui médite sur cette reconnaissance :
« Félicitez-moi, vous tous qui aimez le Seigneur, car Celui que je cherchais m'est apparu.
« Et comme je pleurais auprès du tombeau j'ai vu le Seigneur, alleluia ! alleluia ! Les disciples s'étaient retirés, je ne bougeai pas ; enflammée de son amour, je brûlais de désir. Et comme je pleurais auprès du tombeau, j'ai vu le Seigneur, alleluia ! alleluia ! »
Ces répons sont de petits drames liturgiques ; il n'y eut qu'à les développer lorsqu'on écrivit les premiers mystères.
\*\*\*
Nulle part il n'est question de la T. S. Vierge en ce premier Dimanche de Pâques de la suite des temps. Elle vivait pourtant avec quelques-unes des femmes qui allèrent au sépulcre. Car les maisons de Jérusalem étaient petites et la foule des pèlerins énorme. L'historien Josèphe raconte que lors de la Pâque précédant le siège de Jérusalem en 70, il y eut 250.000 agneaux sacrifiés. A dix convives par agneau (c'était la règle) il y eut donc deux millions et demi de pèlerins. Que put dire la Vierge Marie à ses compagnes pendant le sabbat ? Elle leur rappelle que son Fils avait prédit qu'il ressusciterait. Mais c'était cette résurrection même qui devait confirmer leur foi.
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Marie attendait simplement qu'on la constatât. Elle ne se dérangea point, ne parut point ; elle était humble et ne chercha point à persuader. Elle priait en son cœur ce Fils éternel dont elle se savait toujours exaucée, car Il lui inspirait les urgences de la destinée du monde. Et dans l'état présent de notre société apostate, que pouvons-nous faire de mieux et de plus profitable que d'imiter la Sainte Vierge au cœur des ténèbres de la Passion ? Sommes-nous plus forts que Satan ? Mais nous pouvons nous offrir ; prière et pénitence sont des forces invincibles.
La Sainte Vierge vivait de la foi et avait sans cesse des preuves intimes et extérieures de l'action de son Fils au sein de la Providence. Mais nous en recevons aussi nous-mêmes constamment ; nous sommes trop distraits de la pensée de Dieu pour les apercevoir. Nous cherchons à tout expliquer naturellement et nous nous trompons presqu'infailliblement : le jugement téméraire semble la règle de nos jugements.
Nous avons dans le ciel parmi nos ancêtres une multitude de saints nous donnant l'exemple de vivre pour Dieu. Nous avons la grâce d'avoir de grands saints issus de notre patrie qui y firent l'œuvre de Dieu toujours à recommencer à chaque génération et qui nous attend. Il nous est très facile en notre temps de connaître la pensée du successeur de Pierre. Et que dire des preuves intimes que nous serions à même de reconnaître si nous étions assez humbles. Mais nous nous attribuons à nous-mêmes les actions bonnes et les heureuses pensées que le secours de Dieu a offertes à notre choix.
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Lorsque son Fils l'eut confiée à S. Jean pour être sa Mère, Marie comprit qu'elle avait toute une éducation à parachever pour que le jeune apôtre devint un autre Christ. Au jour de la Pentecôte il fut donné à l'épouse si humble du Saint-Esprit de connaître son rôle dans l'Église universelle pour toujours. Alors seulement elle fit part des trésors qu'elle conservait dans son cœur a. Elle raconta aux Apôtres, à S. Luc les mystères cachés de l'Enfance et de la jeunesse du Christ car elle avait compris qu'ils importaient à la gloire de Dieu et à la transcendance de la foi.
Suivons les pas de Marie. Possesseurs par la grâce de Dieu du même secret qu'elle enfanta, demeurons comme elle soigneux et cachés, mais prêts à faire la volonté de Dieu quelle qu'elle soit. Voici un dernier répons qui, sous l'inspiration de S. Paul nous donne l'esprit du temps pascal :
Rejetez le vieux levain, afin d'être une pâte nouvelle ; car notre Pâque, c'est le Christ immolé. Festoyons du Seigneur, Alleluia ! Il est mort de nos péchés et il est ressuscité pour nous rendre justes. Festoyons du Seigneur, Alleluia !
D. Minimus.
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## NOTES CRITIQUES
### Voici maintenant le Credo.
Comme nos lecteurs le savent, la tradition cathodique atteste qu'il y a *trois connaissances nécessaires au salut :*
1\. -- La connaissance de ce qu'il faut croire (vertu théologale de foi) : connaissance procurée par l'explication du *Credo.*
2\. -- La connaissance de ce qu'il faut désirer (vertu théologale d'espérance) : connaissance procurée par l'explication du *Pater.*
3\. -- La connaissance de ce qu'il faut faire (vertu théologale de charité) : connaissance procurée par l'explication des *Commandements.*
Ce sont trois textes que tous les enfants chrétiens SAVENT PAR CŒUR en arrivant au catéchisme. L'explication de ces trois textes contient les connaissances nécessaires au salut : connaissances qui sont désormais absentes du nouveau catéchisme français.
Chacune de ces trois explications a été donnée par saint Thomas d'Aquin dans une *série de sermons au peuple chrétien :* non point ouvrage de théologie savante à l'intention des spécialistes et des érudits, mais véritable *catéchèse* pour l'instruction des simples fidèles.
Nous avons déjà édité dans la « Collection Docteur commun » (publiée aux Nouvelles Éditions Latines) une traduction de l'explication du *Pater.*
Nous allons y publier dans quelques semaines une traduction de l'explication du *Credo* (et très vite ensuite l'explication des *Commandements*)*.*
193:133
Vous pouvez, dès aujourd'hui *souscrire* (au prix de souscription de 12 F l'exemplaire) au volume : *L'explication du Credo* par saint Thomas d'Aquin.
La souscription, réservée aux lecteurs d'ITINÉRAIRES, est ouverte jusqu'au 15 juin 1969, dernier délai : passée cette date, vous ne pourrez plus bénéficier du prix de souscription.
Le *bulletin de souscription* à employer obligatoirement se trouve à *l'avant-dernière page* du présent numéro. La parution du volume est prévue pour les environs du 1^er^ juillet.
\*\*\*
Dans la grande bataille et surtout dans le grand travail *pour qu'en dépit de tout continue le catéchisme catholique,* ce que nous faisons pour notre part, c'est de procurer au simple fidèle des *documents certainement catholiques :*
*-- *Le Catéchisme de S. Pie X (en vente à ITINÉRAIRES).
-- L'explication du Pater et l'explication du Credo par saint Thomas d'Aquin (en vente aux Nouvelles Éditions Latines).
-- Les Lettres sur la foi et les Catéchismes du Père Emmanuel (en vente à l'Atelier Dominique Morin).
D'autres volumes suivront : Vous serez tenus au courant, au fur et à mesure des parutions, non point en général par les libraires ou par la presse, mais par la revue ITINÉRAIRES.
\*\*\*
Voici la récapitulation de ce qui est dès maintenant à votre disposition *pour qu'en dépit de tout continue le catéchisme catholique :*
1\. -- Catéchisme de S. Pie X
Adaptation du Catéchisme du Concile de Trente. En un seul volume de 400 pages : Premières notions. -- Petit catéchisme. -- Grand catéchisme. -- Instruction sur les fêtes. -- Petite histoire de la religion. L'exemplaire : 8 F franco, à commander à la revue ITINÉRAIRES.
194:133
2\. -- L'explication du Pater\
par saint Thomas d'Aquin
Texte latin et traduction française en regard. Instructions destinées au simple fidèle. Un vol. de 192 pages. L'exemplaire 10 F franco, à commander aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^ (tél. : 033.77.42).
3\. -- L'explication du Credo\
par saint Thomas d'Aquin
Actuellement en souscription : bulletin de souscription à l'avant-dernière page du présent numéro.
4\. -- Lettres sur la foi\
du P. Emmanuel.
On a pu lire ces lettres en 1967 dans la revue ITINÉRAIRES numéros 117 et 118. -- Un volume de 64 pages à commander à l'Atelier d'art graphique Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes.
5\. -- Catéchisme\
des plus petits enfants par le P. Emmanuel
195:133
Le catéchisme des petits enfants qui commencent à parler et ne savent pas encore lire. -- Le but du P. Emmanuel, dans ce catéchisme, est de « *former la mère chrétienne à la science de première catéchiste de ses enfants *». Un vol. de 64 pages in-8 jésus -- 7,10 F franco l'exemplaire. A commander à l'Atelier d'art graphique Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes.
6\. -- Le catéchisme\
de la famille chrétienne\
par le P. Emmanuel
A paraître aux environs du 15 juillet à l'Atelier d'art graphique Dominique Morin. Vous serez informé de la parution par la revue ITINÉRAIRES.
Aidez par vos prières l'action catholique pour le catéchisme. -- Aidez-la en y participant, reportez-vous aux a Avis pratiques du présent numéro.
### Notules et informations
**Retraite** pour dames et jeunes filles, du 2 septembre au soir ou 8 septembre au matin, prêchée par le P. Calmel O.P. : « La victoire qui triomphe du monde, c'est notre foi » (Ia Jo., V, 4). Renseignements auprès de Madame la Directrice de l'Hôtellerie, Prouilhe, 11 - Fanjeaux (tel. : 17 à Fanjeaux).
\*\*\*
**L'avenir des communes françaises :** un fort cahier, « dossier de travail pour une action efficace aux plans régional et communal », édité par le S.I.C.L.E.R. (Secrétariat d'information des collectivités locales et régionales), 16, rue Dufétel, 78 -- Le Chesnay.
\*\*\*
196:133
**Syndicalisme d'hier et d'aujourd'hui :** une brochure de Jean Beaucoudray éditée par S.P.M. (Sauvegarde et Protection des Métiers), 18, Chemin latéral, 92 -- Bagneux.
\*\*\*
**Histoire de la liberté de l'enseignement français :** une brochure d'Amédée d'Andigné, publiée par l'Action scolaire, 134, boulevard Brune, Paris 146.
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**L'Association française UNA VOCE** tient son 4^e^ Congrès les 10 et 11 mai, au Mesnil-Saint-Loup. Pour tous renseignements, écrire a Una Voce, B.P. 174, Paris 17^6^.
Le programme du Congrès comporte une visite de l'atelier d'Henri Charlier au Mesnil-Saint-Loup ; et une visite, à Troyes, de la chapelle Notre-Dame des Lumières, œuvre d'Henri Charlier.
\*\*\*
**La docilité aux évêques : il y a une condition**. -- Extrait de la lettre adressée à Jean Madiran par un religieux : «* La docilité aux évêques est l'attitude spontanée du chrétien ; mais une telle attitude suppose une condition, qui d'ordinaire se trouve remplie mois qui, actuellement, fait manifestement défaut : l'obéissance préalable des évêques à Rome et leur fidélité à la Tradition. Dans la mesure où l'on voit que cette condition n'est pas remplie, on ne peut plus faire confiance aux évêques. *»
\*\*\*
**François Mauriac** dans son Bloc-Notes du 8 novembre 1968 : « On dirait qu'il ne s'agit plus pour eux d'enseigner les nations, comme le Seigneur leur en a donné l'ordre, mais au contraire d'être enseignés par elles. Tout se passe comme si ce monde d'après Hegel, d'après Marx, d'après Nietzsche, d'après Freud, avait tout seul atteint une vérité à laquelle la vieille Église devrait s'adapter en hâte pour avoir une chance de survivre. »
\*\*\*
**Il y a cent ans.** -- Au tome II, page 282, de la vie de Dom Guéranger écrite par Dom Delatte, on trouve ce jugement sur la situation religieuse en 1864, à la veille de la promulgation du Syllabus
«* Rome comprenait que, sous le dessein de composer avec les exigences de la société moderne, se glissait frauduleusement l'idée d'un gallicanisme, pourquoi ne pas dire le mot aujourd'hui ? d'un modernisme tenace qui, tenant en échec l'autorité doctrinale, rêvait dès lors d'une refonte du christianisme, une édition nouvelle de la doctrine révélée, à l'usage d'une génération émancipée et impatiente des règles d'autrefois. L'heure était venue enfin où, sous peine d'abdiquer, on ne pouvait plus se taire. *»
\*\*\*
**Le Vade-mecum du catholique fidèle.** -- Sous le titre : *Vade-Mecum del cattolico di sempre*, l'Association italienne *Una Voce* vient d'éditer une « traduction libre » de la brochure française.
197:133
Traduction libre, parce que les auteurs italiens y ont apporté quelques compléments. Le chapitre des ouvrages doctrinaux et des lectures spirituelles est plus fourni que dans l'édition française.
La brochure italienne signale que la revue Itinéraires est «* la meilleure revue catholique d'aujourd'hui *».
(Diffusion : Association italienne *Una Voce*, Corso Vittorio Emanuele 21, Roma.)
### Bibliographie
#### André Frossard : Dieu existe, je L'ai rencontré (Fayard)
« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement », et tant pis si la netteté de l'expression dérange les gens dont les méditations patientes et les exercices pieux s'efforcent de voir Dieu de plus en plus loin ; en Lui conseillant d'avoir assez de diplomatie pour ne pas exister trop clairement. Que de nouveaux dogmatiques dont la personnalité s'étale sans qu'ils parlent jamais d'eux-mêmes ! André Frossard, dans un style dont la netteté est plus efficace que tant de rhétoriques pédantes, abstraites ou acerbes, vient proclamer que Dieu existe et qu'il l'a rencontré ; que, par conséquent il ne peut faire autrement que de parler aussi de lui-même. Nos grands modestes y verront une provocation ou une outrecuidance ingénue ; le diront-ils ? La plume de Frossard a parfois des ironies caressantes qui laissent leurs traces sur l'épiderme, et la témérité est un don moins répandu que la prudence.
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Que Frossard ne se fasse pas pourtant trop d'illusions : tous les parasites qui font actuellement de la « Mort de Dieu » un placement de père de famille trouveront sans doute dans la psychanalyse leur arme vengeresse : il sera un « cas » d'autant plus obscur et mystérieux que nul mystère ne vient révéler à l'émergence l'es complexes torturants capables d'expliquer sa conversion. Je crois avoir trouvé le complexe de Frossard : c'est le sens profond du naturel. Que la conversion surgisse dans une âme torturée, nous nous en réjouissons ; mais il ne nous paraît pas plus étonnant que le Fils de l'Homme visite celui qui a su accueillir l'humanité dans une simple lumière. Pascal n'admet que ceux qui cherchent en gémissant ; c'est son droit, comme c'est le nôtre de nous méfier de ceux qui gémissent sans chercher. Quoi ? pas de griefs contre les parents, contre la famille ? Pas de révolte ? Non, A. Frossard évoque ses ascendants juifs, protestants, athées, dans la seule perspective du précepte : « Tes père et mère honoreras ». Le grand-père bourrelier et le grand-père gendarme, les parties de belote villageoises, le repas de Noël sans Dieu mais pourtant tiède de la chaleur familiale, la tendre ironie et le pittoresque pour l'évocation des communautés juives, luthériennes et piétistes de ces communes inconnues du Doubs et du Pays de Belfort, tout cela nous fait dire avec joie, comme à la lecture des souvenirs de Gaxotte : « Voilà l'homme ! » Deux villages sans clocher, une parenté réunissant à peu près tout ce qui a pu s'opposer au catholicisme depuis la synagogue jusqu'au début du communisme : c'est un cas-limite, souligné avec une coquetterie discrète, capable de faire enrager ceux qui n'aiment pas les paradoxes vivants. Il peut paraître incongru de parler de charme littéraire à propos du témoignage d'un converti ; et c'est pourtant ce qui apparaît à la lecture de « Dieu existe ». Le témoignage et la conversion sont trop souvent considérés comme la porte d'entrée ou la porte de sortie de l'hôpital psychiatrique, d'où un poncif de frénésie sacrée, et un style qu'un personnage de bandes illustrées enfantines qualifierait de « carabistouillé ». A Frossard est peut-être de ceux qui réapprendront aux contemporains à écrire. Et si l'on doit parler de « rapprochement entre marxistes et chrétiens », l'image de Frossard le père à la pêche à la ligne ou en famille sera plus salutaire que de fameuses spéculations ; avant une solution illusoire des « antinomies », nous devons en tout cas contempler un instant ce vieux « pays réel » du fond de l'âme et des enfances, que nous avons en commun.
199:133
Que dire enfin de la conversion même, de cette irruption -- si naturelle et si surnaturelle -- de Dieu, en cinq minutes, lors d'une entrée fortuite dans une chapelle, parce que l'on attend un camarade qui y est entré et qui s'y attarde ? Il y a des pages que l'on ne commente pas : on ne peut que répéter, du fond du cœur, qu'il faut les lire, qu'il faut les lire...
Jean-Baptiste Morvan.
#### Pierre Gaxotte Mon village et moi (Flammarion)
« Comment se fait-il qu'à l'heure actuelle il n'y ait plus que les livres de souvenirs qui soient intéressants ? » La question fut récemment posée par quelqu'un qui, n'ayant pas encore atteint la quarantaine, ne pouvait guère être suspect d'un attachement sénile au « bon vieux temps ». Les souvenirs de Gaxotte permettent peut-être de trouver les éléments d'une réponse. D'abord on n'y trouvera pas des clichés auxquels on croit de moins en moins ainsi le dolorisme indiscrètement déversé sur tant de scènes d'enfance. Celle-ci fut pourtant laborieuse et en somme assez rude. Mais Gaxotte se refuse même au lyrisme barrésien de la Lorraine ; il s'en tient à un monde modeste où chaque anecdote semble obéir au principe classique : « beaucoup d'art et peu de matière » ; du moins une matière qui échappe aux critères habituels de prestige. Le sens critique de l'historien contribue à restituer dans leur originalité propre ces nombreux visages de bonnes gens de province, et, paradoxalement peut-être, à peindre une enfance véritablement enfantine. Les évocations de Gaxotte rejoignent d'autres livres de mémoires ou de souvenirs en un témoignage collectif sur un temps qui est pour les hommes de ma génération ce que le XVIII^e^ siècle était pour Balzac, Nerval et Hugo -- quelque chose de proche et de lointain. On le retrouve à travers le « Pain au lièvre » de Cressot, « Petit-Jour » de Marie Noël, « La Maison de Claudine » de Colette, « Changer la vie » de Guéhenno. Ce temps radical-socialiste, beaucoup d'entre nous le ressentent comme paternel sans l'éprouver comme vraiment tutélaire.
200:133
Nous serions tentés de taquiner Gaxotte pour son éloge humoristique du « règne » de M. Fallières si nous ne devinions, dans cette apologie pour le « roi d'Yvetot » de la République, quelque ironie et de malicieuses allusions voilées. Un indéniable et compréhensible attendrissement imprègne cependant ces pages d'un historien monarchiste sur la III^e^ République d'avant 1914. Cette époque, qui ne se voulait point traditionaliste, aboutit à une image traditionaliste et pourtant authentique : une juste reconnaissance pour les honnêtes gens qui ont entouré l'enfance de l'auteur lui fait découvrir les traits constants d'un solide « pays réel » fidèle à lui-même, fût-ce sous les apparences d'un radicalisme cantonal qui laisse la religion aux femmes. Gaxotte obéit volontiers à la tendance commune aux mémoires de louer le passé en brocardant le présent ; et il n'est pas inutile de rabaisser les prétentions du temps présent à avoir inventé le monde. Toutefois, pour la province de Gaxotte, dépeinte avec atticisme et probité, comme pour celle de Giraudoux, si différente par l'expression et si proche par la ferveur secrète, il semble que nous ayons à apporter quelques nuances dans le détail et dans l'ordre positif, quelques raisons profondes à ajouter. Mais le livre est digne d'éloge.
J.-B. M.
#### Alfred Fabre-Luce : Lettre ouverte aux chrétiens (Albin Michel)
Comparé à la « Prière à Dieu » de Voltaire dans son « Traité sur la tolérance », ou au « Vicaire Savoyard » de Rousseau, cet essai fait regretter le talent agressif ou complexé des deux grands ancêtres ; on songerait plutôt aux euphories grisâtres et déliquescentes de leurs successeurs obscurs dans les années immédiatement antérieures à la Révolution, à ce libéralisme universel qui couve les futures tyrannies, à cette indulgence réflexe, ingénue et bonasse qui prélude aux guillotines : « Toute liberté mérite respect » : un principe qui permettrait toutes les audaces, si d'autres ne s'en étaient déjà chargé. Il n'est rien de tel que les mondains pour prôner avec une telle conviction la multiplicité des embrassades étouffantes et le cliché connu : « C'est-il pas plus gentil comme çà ? » M. Fabre-Luce aime encore assez le monde pour se délecter de mai 68, de Dieu sans Dieu, de la pilule, de tous les thèmes chéris des laxismes et des latitudinarismes éternels.
201:133
Quand on ne peut pas être un Prométhée, on rédige un Bottin ; c'est à peu près le caractère du livre, et il peut constituer une cure salutaire : l'abondance nous écœure. A toutes les triomphantes innovations, la réponse est oui. Voilà comme on obtient « une religion débarrassée de bien des scories » et « intellectuellement acceptable ». On veut dire sans doute acceptable par tous les esprits qu'aucune crise n'est venue mûrir ou n'a pu mûrir, et qui veulent faire figure d'intellectuels sans avoir payé le prix et subi l'épreuve. J'aime assez le mot de « scories », mais les scories représentent à mes yeux tout ce bric-à-brac de facilités illusoires, toutes ces lumières chatoyantes pour M. Fabre-Luce qui ne sont pour moi qu'un surcroît d'ombres. A tout le moins, cet univers à la mode, englué dans ses tolérances de salon, pourrait aboutir à un « Monde où l'on s'ennuie », renouvelé de Pailleron ; la présente « Lettre » y serait le maître-livre ; on prononcerait dévotement un « Comme disait M. Fabre-Luce » à la place de la célèbre rengaine : « Comme disait M. de Tocqueville... » Mais nous savons bien que nous entendrions encore, à l'arrière-plan, l'éternelle plainte humaine redire avec Caligula de Camus : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux », avec le personnage de Sartre : « L'enfer, c'est les autres », et avec l'Obermann du vieux Sénancour : « J'avais besoin de bonheur. J'étais né pour souffrir... Des déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres : voilà le matin de la vie ; à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l'homme est achevée ». Tout ce qui vient de la flûte s'en va par le tambour, et ce chant-là couvrira le lyrisme irénique et crémeux dont on veut nous bercer. Il me semble en avoir déjà entendu les accords lugubres derrière les fanfaronnades de mai, quand les enfants chantaient parce qu'ils avaient peur la nuit. Nous nous retrouverons seuls sur la route, d'autant plus seuls que les hommes de la véritable espérance l'auront trahie. Une chose pourtant ici me réconforte et me divertit : c'est quand le délire de M. Fabre-Luce l'amène à écrire ce que Notre-Seigneur aurait dû dire, ou quand il refait le Pater et le Credo. Comme dit le bon peuple : « Il faut le faire ! » Le ridicule doit être une notion dépassée, préconciliaire, tridentine et constantinienne. Ah ! pourquoi faut-il que je sois si amer quand d'autres sont si doux ? Le christianisme de M. Fabre-Luce est sucré -- comme le diabète.
J. B. M.
202:133
#### Yambo Ouologuem : Le devoir de violence (Éditions du Seuil)
Au joli mois de Mai de l'an passé, un contestataire avait écrit sur un mur de Nanterre : « Inventez de nouvelles perversions sexuelles ! » « J'peux pus ! » répondit en dessous un humoriste (car il y en avait aussi...) Peut-être pour pallier cette défaillance, le « Prix Renaudot » est rigoureusement obscène, d'un bout à l'autre ou peu s'en faut, et il pimente de nouvelles violences sanguinaires et de sorcelleries immondes ce genre d'inspiration. Loi du genre ? Nécessité du sujet ? La « négritude » donne-t-elle forcément une littérature pour satyres ou pour sous-développés intellectuels ? Je lis dans la biographie de l'auteur une admissibilité à Normale Supérieure et je me demande si son inspiration indigène n'a pas été modelée par ce genre de pédante mystification qu'on nomme le canular : les fervents de ce divertissement (Jules Romains entre autres) n'ont jamais renoncé à en faire un instrument d'investigation intellectuelle, et les dégâts ont été assez nombreux. Pour la nature même des épisodes, mon expérience coloniale ne me permet point d'en juger ; admettons que tout soit vrai ; il resterait à faire le procès littéraire de l'exotisme, du genre de curiosités qu'il implique et qu'il satisfait, et des alibis douteux qu'il procure à l'homme de lettres. L'exotisme s'est révélé, de façon chronique, très propre à brouiller bien des notions et à encourager bien des facilités. Nous nous résignons mal à ce que la maison close soit devenue dans les écrits actuels aussi indispensable que les clairs de lune au temps du romantisme. Nous craignons également que de tels tableaux de la « négritude » soient propres à justifier le racisme, au moins le ségrégationisme, sauf chez les gens qu'une forte dose de snobisme conduit à tout accepter. Et cependant l'auteur présente ici quelques idées fort déplaisantes pour le progressisme. Une violente critique de l'Islam ressort de l'histoire de la mythique mais exemplaire dynastie Saïf, d'origine berbéro-juive, longue suite de massacreurs et de marchands d'esclaves. Le colonialisme blanc paraît en somme moins tyrannique, bien qu'il ne soit guère ménagé. Et le Christianisme, en la personne de l'évêque Henry, est assez respecté, sinon compris. De tout cela, il ne reste rien de convaincant. Mais je me prends à songer que si l'avenir nous réserve une période d'austérité artistique, de sens moral et de sérieux intellectuel, il viendra encore après une génération blasée et contestataire qui nous mettra le bonnet d'âne pour avoir méconnu d'aussi splendides audaces que celles du « Devoir de violence »...
J.-B. M.
203:133
#### Bernard Clavel : Les fruits de l'hiver (Éd. Robert Laffont)
On reprochera sans doute à ce roman la minutieuse longueur de ses descriptions, un rythme de film au ralenti : analogie avec certaines tendances actuelles du cinéma ? Héritage des techniques naturalistes et populistes qui semblent avoir voulu « démocratiser » le climat romanesque par la présence constante des occupations et des objets les plus humbles ? On peut aussi penser que Clavel a voulu identifier le rythme du roman avec l'affaiblissement progressif de ses personnages, un ménage de pauvres vieillards de plus en plus désarmés devant les contingences de la vie. Cette identification assez arbitraire a été chez d'autres auteurs puérile et assommante. Elle prend dans « Les Fruits de l'hiver » un intérêt particulier en offrant le parallèle tragique entre le temps des deux vieillards et l'autre rythme de vie que la société cherche à leur imposer. Ce temps aux mesures désuètes, c'est leur bien, leur longue acquisition ; du reste pendant l'occupation allemande, tous ont vécu comme eux, plus ou moins, bon gré mal gré. A la libération, les générations plus jeunes retrouvent leur possibilité de mouvement, c'est-à-dire de changement, et là vont apparaître les cassures et une partie des incompréhensions. Non qu'ils aient été plus heureux auparavant : leur existence de pauvres subissait déjà les menaces d'une politique qui leur était étrangère. Étrangeté : sans la raideur systématique et philosophique de Camus, le mot convient à la situation. Ils restent étrangers, bien qu'affectés douloureusement, aux luttes civiles qui jettent leurs deux fils en deux camps opposés, comme le père survivant restera étranger aux changements matériels de l'après-guerre. Il verra avec colère son fils s'approprier la maison, trancher le jardin au bull-doter, abattre les arbres : sans doute l'ex-milicien et profiteur du marché noir n'est pas au fond si mauvais fils, tout en étant intéressé, mais son appréciation des valeurs est différente. Ce livre illustre d'une façon pathétique la philosophie qu'on pourrait tirer de la notion du « familier » comparée à celle de l' « habituel ». Le familier implique une conscience affective, aimante du quotidien, alors que l'habituel est du quotidien simplement subi. Le familier, c'est le quotidien auquel on a coopéré, participé. Ce qui pour le père est familier n'est pour le fils qu'un « habituel » inerte, mécanique et routinier, qui peut ou doit être changé. Comment se résigner à laisser les anciens dans un état de choses que l'on juge inutile ou néfaste ? La génération nouvelle ne voit que des choses là où l'autre voyait des signes.
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Je songe à une expression jadis courante, vestige des vies d'autrefois : « économies de bouts de chandelle » ; notre sort commun est sans doute de finir dans ces économies-là. Tels sont les « fruits de l'hiver ». Après la mort de la mère, le père veut prolonger son existence de tâcheron, se faire illusion sur ses forces déclinantes ; le monde lui devient de plus en plus hostile, et la scène du combat contre les vipères en forêt me paraît prendre une valeur symbolique : en proie à la peur, il abandonne sa hache. Grandeur et misère de l'homme... Si le pathétique est parfois facile, il reste, dans ce roman, humain, quotidien et d'une frappante vraisemblance. Au milieu des autres romans chargés de lauriers précaires, le « Prix Goncourt » semble justifié.
J.-B. M.
#### C. E. L. U. : Pour rebâtir l'Université (Éditions de la Table ronde)
Seul Pierre Gaxotte -- mais c'est Pierre Gaxotte ! -- a signalé ce livre dans une chronique du *Figaro*. Il a été écrit par les étudiants dont la presse et les « mocosso » ne parlent pas : les étudiants qui veulent étudier, et qui vomissent avec autant d'énergie l'Université rationaliste d'hier et ses deux filles, sœurs jumelles d'aujourd'hui : la révolution culturelle marxiste et la soi-disant « loi d'orientation » d'Edgar Faure.
Le C.E.L.U. (Comité étudiant pour les libertés universitaires) « propose sur l'Université une réflexion non révolutionnaire ; une réflexion d'étudiants libres de tout asservissement politique ou idéologique, mais qui voient leurs intérêts les plus évidents systématiquement détournés et exploités au profit d'une politisation à laquelle tout aujourd'hui contribue, consciemment ou non ».
Le livre du C.E.L.U. montre pourquoi l'Université française est dans une impasse et il s'attaque à la cause essentielle de la décadence de l'enseignement : le monopole d'État, imposé en France pour « continuer » la Révolution antichrétienne. « L'école (d'État) c'est la Révolution qui continue », disait un ministre de l'Éducation nationale sous la IV^e^ République, et ce pourrait être aussi bien la devise d'Edgar Faure. Nous trouvons dans l'ouvrage du C.E.L.U. une étude très solide des possibilités d'autonomie et de co-gestion universitaires : vocables colonisés et exploités par la révolution culturelle mais qui, dans leur signification véritable, expriment les requêtes de l'ordre naturel.
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C'est-à-dire : des Universités financièrement et intellectuellement autonomes ; des Universités régionales à l'échelle humaine ; des Universités concurrentielles par la fin du monopole étatique de la collation des grades.
Il était nécessaire de définir avec clarté ces principes et en quelque sorte ce programme. A-t-il des chances immédiates ou prochaines de réalisation, dans l'état actuel du régime politique et de la société ? Le C.E.L.U. paraît ne se faire aucune illusion à cet égard : « Il ne s'agit plus de réadapter notre système universitaire, ce dont l'administration en place pourrait se charger : il s'agit de le réinventer, de le refaire. A la limite, il s'agit de le ressusciter. »
F. P.
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## AVIS PRATIQUES
### Explications
■ Tous nos abonnés ont reçu au mois d'avril notre supplément intitulé : *Le Catéchisme sans commentaires.* Ce supplément ne comporte en effet aucun commentaire, ni non plus aucune explication. Les explications, les voici.
■ Notre supplément *Le catéchisme sans commentaires* n'apporte évidemment à nos abonnés aucune révélation inédite. Il y a plus d'un an que la revue a dénoncé les falsifications du texte même de l'Écriture sainte dans le FONDS OBLIGATOIRE. Mais il est important de montrer en outre que ces falsifications, soit identiques, *soit aggravées,* se retrouvent effectivement dans les divers manuels pour enfants issus du FONDS OBLIGATOIRE : ce travail qui n'avait encore été fait par personne a été commencé dans notre éditorial précédent et dans l'éditorial du présent numéro, *avec* les commentaires qui s'imposent.
■ *Avec* les commentaires : il est en effet dans la vocation de la revue ITINÉRAIRES de *commenter* les faits et les événements. C'est ce que font, sur ce chapitre, nos éditoriaux.
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Simultanément, nous ne pouvons nous dissimuler que *le fait* lui-même de la *falsification* de l'Écriture sainte dans les nouveaux catéchismes français est encore, si paradoxal que cela puisse paraître, *ignoré* par beaucoup de catholiques sincères mais non avertis ou négligents.
Pour les détourner d'en faire eux-mêmes la constatation, on leur raconte : -- *Ne vous préoccupez pas de cela, faites-nous confiance, n'écoutez pas les inventions délirantes de ce Madiran ; et l'on ajoute : -- D'ailleurs, pour être fixé sur la valeur des accusations de Madiran, il suffit de s'en tenir à ce qu'il écrit sur l'épiscopat ; ce sont d'irrespectueuses et extravagantes outrances.*
Et alors, impressionnés par cette diversion qui va dans le sens de leur paresse, trop de catholiques n'examinent pas plus avant.
Bref, on utilise l'existence de nos *commentaires*, dénoncés comme outranciers et arbitraires, pour dissimuler *le fait*.
Ces commentaires appartiennent à notre devoir d'état et il n'est pas question pour nous d'y renoncer. Mais nous comprenons aisément qu'il est parfois facile d'indigner contre nos commentaires des gens qui n'ont même pas connaissance du fait commenté, et qui sont à cent lieues de supposer qu'un tel fait puisse être possible.
■ C'est à cette situation que répond notre supplément : *Le catéchisme sans commentaires*.
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Ce supplément donne en regard, pour trois cas importants et caractéristiques, le texte authentique de l'Écriture et les textes falsifiés du FONDS OBLIGATOIRE et des manuels pour enfants qui en sont issus.
Rien d'autre : les textes, les faits, les dates de parution et d' « approbation », sans commentaire, sans appréciation, sans jugement.
Cette irrécusable mise en lumière du *fait lui-même,* nos abonnés pourront l'utiliser, la faire circuler, la diffuser auprès de tous ceux qui risqueraient d'être, à tort mais réellement, choqués par la qualification explicite d'un tel crime.
C'est pourquoi nous vous avons procuré « LE CATÉCHISME SANS COMMENTAIRES ». Vous pouvez nous en commander (1 F franco l'exemplaire) autant que vous en désirez.
Ainsi les consciences un peu lentes, un peu paresseuses ou un peu timides, effrayées par une franche et explicite appréciation de ce qui se passe, mais sincèrement attachées néanmoins à la foi catholique, pourront être placées *en face du fait de la falsification,* « sans commentaires ».
Car les consciences lentes et les consciences timides, ou mal averties des réalités ecclésiastiques d'aujourd'hui, peuvent être toutefois des consciences droites.
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Ce supplément, *Le catéchisme sans commentaires,* est pour elles : à chacun de vous de le leur faire connaître, comme un simple fait, en leur laissant ostensiblement le soin d'en penser ce qu'elles voudront.
■ Une conscience peut être timide, lente, effarouchée : si elle est droite, *le seul fait* de la falsification de l'Écriture sainte, présenté en lui-même, sans l'ombre d'une controverse ou d'une polémique, sera *suffisant* pour l'alerter, et pour la détourner du catéchisme falsificateur et de ses auteurs responsables.
J. M.
Seulement, et nous y avons beaucoup insisté depuis quatorze mois, il ne servirait pas à grand'chose de rejeter le catéchisme falsificateur si l'on s'en tenait là : l'important est de faire en sorte qu'en dépit de tout continue le catéchisme cathodique.
Le drame actuel vient d'une décadence du catéchisme qui est commencée en France depuis au moins quarante ans, et d'un refus d'adopter le catéchisme romain qui a été prononcé par l'épiscopat français dans les années 1930. Les conséquences ont suivi peu à peu, jusqu'à en venir à l'actuelle désintégration. C'est pourquoi, depuis quatorze mois, nous réclamons le retour NON POINT à l'ancien catéchisme, MAIS au catéchisme catholique.
Nous ne réclamons pas un retour au « catéchisme national » de 1947 ni à celui de 1937. Nous l'avons dit dès le premier, jour. Nous réclamons et sans plus attendre nous organisons nous-mêmes le retour aux trois connaissances nécessaires au salut, telles que les a synthétisées la pédagogie de l'Église et telles que les a codifiées le Catéchisme du Concile de Trente.
Nous avons en temps utile donné à ce sujet toutes les explications. Il est toujours recommandé de s'y reporter. On les trouvera dans nos deux brochures :
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-- *Commentaire du communiqué* (1 F franco l'exemplaire).
-- *Le nouveau catéchisme* (3 F franco l'exemplaire).
On y trouvera également, ainsi que dans les « avis pratiques » de nos numéros 128 et 129, les indications nécessaires pour constituer des cellules d'étude du catéchisme. Réapprendre le catéchisme catholique demeure le premier impératif, commun à toutes les catégories de fidèles, et la base de toute action.
Si vous êtes isolés, si vous avez besoin de documentation ou de conseils pour cette tâche, entrez en contact :
-- soit avec le S.I.D.E.F. (Secrétariat d'information et d'études familiales), 31, ruse de l'Orangerie, 78 - Versailles ;
-- soit avec *Les Compagnons d'Itinéraires*, 49, rue Des Renaudes, Paris XVII^e^.
============== fin du numéro 133.
[^1]: -- (1). Falsifications rappelées dans l'éditorial de notre numéro précédent : « Les falsificateurs persistent ». -- Voir aussi notre brochure : *Le nouveau catéchisme,* pages 10 à 17.
[^2]: **\*** -- Ici *d'abord*, et *ensuite*.
[^3]: -- (1). Citée selon la Bible de Jérusalem, choisie pour les raisons indiquées dans notre précédent éditorial : note 1 de la page 178.
[^4]: -- (1). « Adaptation pour enfants de milieu rural de tradition chrétienne. s
[^5]: -- (2). « Adaptation pour enfants non initiés de milieu urbain non christianisé. »
[^6]: -- (1). « Adaptation pour enfants de milieu culturellement simple. s
[^7]: -- (1). Voir notre éditorial précédent : « Les falsificateurs persistent », dans *Itinéraires,* numéro 132 d'avril 1969. -- Voir aussi notre brochure : *Le nouveau catéchisme.*
[^8]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969, page 103.
[^9]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 132 d'avril 1969, pages 147 et suiv.
[^10]: -- (1). Au moment où nous écrivons ces lignes, on nous laisse prévoir que le cardinal Lefebvre et Mgr Marty ne conserveront pas leurs présidence et vice-présidence (et que ces fonctions elles-mêmes pourraient recevoir un autre statut). -- Quoi qu'il en soit, c'est bien aux titres que nous avons dits que ces deux personnages sont directement responsables de la falsification de l'Écriture sainte dans le nouveau catéchisme. -- Il n'apparaît pas, au demeurant, que leur abandon éventuel de ces fonctions signifie, comme il se devrait, qu'ils ont été destitués en raison de cette falsification.
[^11]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 128 de décembre 1968, pp. 30 à 32.
[^12]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 132 d'avril 1969, pp. 287-288.
[^13]: -- (3). Traduction de Dom J. Dion et Dom G. Oury, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes (p. 145).
[^14]: -- (1). Voir : « Lettre à Jean Ousset », dans *Itinéraires*, numéro 42 d'avril 1960, spécialement pp. 58 à 60 : « ...*Votre exemple, ce fut entre autres, il y a maintenant cinq ans, la décision d'exclure de* VERBE *toutes polémiques personnelles. Vous ne l'avez point fait par quelque vue tactique, c'était le contraire même d'un calcul tactique ; car les mœurs intellectuelles et journalistiques de notre temps vérifient le triste proverbe* (*proverbe menteur, mais notre temps vérifie le mensonge, si je puis dire*) : oignez méchant, il vous poindra ; poignez méchant, il vous oindra*. Il faut croire que les* « *méchants *» *sont en ce sens particulièrement nombreux à l'intérieur même du monde chrétien : depuis que* VERBE *s'interdit toute polémique, les attaques contre vous se sont multipliées dans les journaux et les congrès, jusqu'à devenir une sorte d'institution périodique, avec ses rites convenus, ses litanies, ses antiennes. L'allusion péjorative à une certaine* « *cité catholique *» *nommément désignée est maintenant comme une clause de style des morceaux d'éloquence, et point seulement d'éloquence profane. Le nombre des courageux qui vous pourfendent s'est énormément accru depuis qu'ils ne risquent plus de s'exposer aux répliques qu'ils méritent* (*...*). *Plus récemment, les mêmes considérations m'ont amené à prendre pour* ITINÉRAIRES *la même décision* (*...*). *Moins longue, l'expérience d'*ITINÉRAIRES *est identique à la vôtre : depuis que j'ai annoncé l'abstention des polémiques personnelles, les attaques ont fusé de toutes parts. Pourtant je n'ai pas fait de vaux perpétuels. Je ne me suis pas définitivement interdit les polémiques légitimes. Je n'ai rien promis, rien juré. Cela peut fort bien ne pas durer. Raison de plus, s'est-on dit sans doute, pour se hâter d'en profiter. Nos adversaires sont des gens qui ne nous font jamais si fort la guerre que pendant les trêves, et quand nous avons le dos tourné. Ils nous incitent vraiment à faire de leurs personnes un grand massacre, métaphorique mais général. Patience tant crie-t-on Noël qu'il vient.* (*...*). *Au nom de l'amitié chrétienne, au nom de la charité, au nom de l'unité catholique, on ne nous fera point renier le Christ. *»
[^15]: -- (1). La traduction des textes bibliques est celle de la *Bible de Jérusalem*.
Les textes latins ou grecs sont cités d'après la Patrologie de Migne, sauf indications contraires.
Abréviations : P G = Patrologie *Grecque* de Migne ; P L = Patrologie *Latine* de Migne ; P O = Patrologie *Orientale* de Graffin ; S C = Collection « *Sources chrétiennes* » ; C* *S E L = *Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum.*
[^16]: -- (1). Cf. J. QUASTEN, *Initiation aux Pères de l'Église,* Paris, 1955, t. I, p. 60.
[^17]: -- (2). Ignace d'Antioche, *Lettres aux Éphésiens*, XVIII,2 ; trad. Camelot, S C, p. 58 ; *Lettre aux* *Tralliens,* IX, I ; *Lettre aux Smyrniotes,* I, I ; trad. Camelot, pp. 74 et 94.
[^18]: -- (3). *Lettre aux Magnésiens,* VIII, I ; trad. Camelot, p. 65.
[^19]: -- (4). *Lettre aux Magnésiens,* IX ; p, 68.
[^20]: -- (5). *Cf. infra,* ch. II, p. 31.
[^21]: -- (1). *Lettre aux Magnésiens,* VIII ; trad. Camelot, pp. 66-67. Cf. *Lettre aux Philadelphiens,* IV ; trad. Camelot, p. 89.
[^22]: -- (2). *Épître de Barnabé,* 16 ; P G II, 773.
[^23]: -- (1). Cf. D. Van den Eynde, *Les normes de l'Enseignement chrétien dans la littérature patristique des trois premiers siècles*, Paris, 1953, pp. 21-22.
[^24]: -- (2). Églises est pris ici dans le sens primitif du mot : communautés.
[^25]: -- (3). S. Justin, *Première Apologie,* XXXI et XXXVI ; trad. Hamman, pp. 57 et 63. Pour les textes de s. Justin, nous avons utilisé la traduction de A. Hamman, Paris, 1958, sans toujours la suivre intégralement.
[^26]: -- (4). *Dialogue avec Tryphon,* XVI, 4 ; trad. Hamman, p. 149.
[^27]: -- (1). *Ibid.,* XVII, 1 ; trad. Hamman, p : 150.
[^28]: -- (2). *Dialogue avec Tryphon*, CXXXIV ; trad. Hamman, p. 340.
[^29]: -- (3). *Ibid.,* LXII, 2-3 ; trad. Hamman, p. 249. Dans ce passage, s. Justin accuse les Juifs d'avoir retranché le verset de Jérémie : « Et moi j'étais comme un agneau confiant qu'on mène à l'abattoir » (Jér. XI, 19).
[^30]: -- (1). Cf. infra, ch. II, p. 31. Nous rejoignons aussi l'une des conclusions du colloque tenu à Strasbourg en avril 1964 sur le judéo-christianisme : celui-ci est un mouvement complexe qui n'englobe pas seulement les chrétiens d'origine juive. Cf. *Aspects du judéo-christianisme*, ouvrage collectif, Paris, 1965, en particulier l'exposé de M. Marcel Simon, pp. 1-17.
[^31]: -- (2). S. Irénée, *Adversus Haereses,* IV, 21, 2 ; P G VII, t. 1, 1045.
[^32]: -- (1). *Épître à Diognète, VI ;* trad. Marrou, p. 65.
[^33]: -- (2). M. Marron signale en note qu'il s'agit « à la fois de celle des païens et des Juifs »,
[^34]: -- (3). *Épître à Diognète,* IV ; trad. Marron, p. 61.
[^35]: -- (4). Tertullien, *Apologétique,* XXI ; P L 1403.
[^36]: -- (5). Origène, *Homélie I sur le psaume XXXVI *; P G XII, 1321.
[^37]: -- (1). Origène, *Homélie sur l'Exode,* II, 4 ; trad. P. Fortier, p. 101.
[^38]: -- (2). Dn. XIII.
[^39]: -- (3). Origène, *Lettre à Jules l'Africain,* P G XI, 45-86.
[^40]: -- (1). Origène, Contre *Celse,* I, 45 ; P G XI, 743. Cf. ibid., 49, 55 et 56 ; P G XI, 754, 762, 764.
[^41]: -- (2). Cf. L. de Grandmaison, *Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves,* Paris, 1928, t. 711, pp. 144-151 et Jakoh Jocz, The Jezvish *people* and Jesus-Christ, Londres, 1954, pp. 57 ss.
[^42]: -- (3). Origène, *Contre Celse,* I, 49 et VI, 27 ; P G XI, 754 et 1334.
[^43]: -- (1). Eusèbe, *Histoire Ecclésiastique,* IV, 18, 8 ; trad. Bardy, p. 197. Cf. ci-dessus, p. 9.
[^44]: -- (2).S, Athanase, *Contre les païens et sur l'Incarnation du Verbe,* 35 ; trad. Camelot, p. 274 (= P G XXV, 156 B).
[^45]: -- (1). *Publié dans Migne,* P L IV, 919 ss.
[^46]: -- (2). Les deux fragments édités par Migne (P L VIII, 814) sont apocryphes.
[^47]: -- (3). S Jean Chrysostome*, Discours contre les Juifs,* IV, 3 ; trad. Bareille, p. 394.
[^48]: -- (4). *Ibid.,* p. 395.
[^49]: -- (5). Cf. *infra,* ch. II, pp. 21 ss.
[^50]: -- (1). *S.* Jean Chrysostome, *Homélies sur l'Épître aux Romains,* II, 2 ; trad. Bareille, pp. 442-443.
[^51]: -- (2). S. Jérôme, *Préface au Livre des Psaumes selon le texte hébreu ;* P L XXVIII, 1125.
[^52]: -- (3). S. Jérôme*, Préface au Livre des Psaumes selon le texte hébreu ;* P L XXVIII, 1126.
[^53]: -- (4). *Préface au Livre de Josué, fils de Nun,* PLXXVIII, *463-464.*
[^54]: -- (5). *Préface au Livre des Paralipomènes,* à l'évêque Chromatius, P L XXVIII, 1324.
[^55]: -- (1). *Ibid.,* 1526.
[^56]: -- (2). *Apologie contre Rufin,* II, 29 ; P L XXIII, 453,
[^57]: -- (3). *Commentaire sur Isaïe,* I, II, 20 ; P L XXIV, 56.
[^58]: -- (4). *Commentaire sur Isaïe,* IV, XI, 3 ss ; P L XXIV, 146-147.
[^59]: -- (1). *Ibid.,* XIV, I, 8 ; P L XXIV, 478.
[^60]: -- (2). *Ibid.,* II, V, 19 ; P L XXIV, 48. Cf. *ibid*., XIII, XIX, 7 et XIV, LII, 4 ss, P L XXIV, 467 et 498.
[^61]: -- (3). Cf. Jakob Jocz, *The Jewish People and Jésus-Christ,* pp. 51 ss et L. de Grandmaison, *Jésus-Christ,* sa *personne, son message, ses preuves,* p. 150.
[^62]: -- (1). Cyrille d'Alexandrie, *Commentaire sur s. Jean*, I, IV, 1, 11 ; P G LXXIII, 151.
[^63]: -- (2). Ibid., II, II, 5, 24 ; P G LXXIII, 379. Cf. *Commentaire sur Isaïe*, IV, II, 45, 14-16 ; P G LXX, 974 ; Commentaire sur s. Jean, VII, XV, 2 ; P G LXIII, 354.
[^64]: -- (3). Ibid., X, XV, 24 ; P G LXXIV, 414.
[^65]: -- (4). Théodoret de Cyr, *Commentaire sur les Psaumes*, LXXX, 13 ; P G LXXX, 1526.
[^66]: -- (1). S. Augustin, *Commentaire sur le Psaume XIV*, 12 ; P L XXXVI, 501
[^67]: -- (1). *Adversus Judaeos*, X, 15 ; P L XLII, 63. La pensée de s. Augustin sur Israël étant plus évoluée théologiquement que celle de Cyrille d'Alexandrie ou de Théodoret de Cyr, nous 1e citerons en général après les deux évêques orientaux bien que ceux-ci aient vécu après lui.
[^68]: -- (1). Rappelons que, dans les mois qui suivirent l'indépendance algérienne, mille ou deux mille Français, hommes et femmes, ont été enlevés en Algérie et que beaucoup d'entre eux sont peut-être encore séquestrés vivants, comme dans les bagnes jadis.
(Mille environ est le chiffre donné par le gouvernement au Sénat le 19 novembre 1963, deux mille celui qui résulte, en moyenne, de listes nominatives établies par les associations de rapatriés).
[^69]: -- (1). F.P.L.P. = Front Populaire de Libération de la Palestine. Seule subsiste la partie marxiste.
[^70]: -- (1). Voir le numéro d'*Itinéraires* de décembre 1964 (n° 88).
[^71]: -- (1). Le lecteur en trouvera l'exposé, par exemple, dans *Fondements de la Cité,* par Jean-Marie Vaissière (en vente au C.L.C., 49, rue Des Renaudes, Paris-17°).
[^72]: -- (2). Pour plus de détails voir *Permanences*, déc. 1967 : « Action doctrinale -- Action culturelle ».
[^73]: -- (3). Manifeste de *Peuple et Culture,* p. 21.
[^74]: -- (4). L'entraînement mental a été fortement influencé par les psychologues de l'enfance (Piaget, Wallon entre autres) ; cf. méthodes de « lecture globale ».
[^75]: -- (5). Selon une déclaration de M. Claude Roy au Festival d'Avignon, 1967.
[^76]: -- (6). En Chine, on dit la Révolution continue et non la révolution permanente, car Mao rejette l'emploi de ce dernier adjectif comme d'origine trotskyste. « Permanente » inclut de plus une notion de stabilité peu révolutionnaire, « continue » donnant une idée de mouvement perpétuel qui paraît plus marxiste.
[^77]: -- (7). Au chapitre sur le loisir.
[^78]: -- (8). Du moins dans les anciennes associations traditionnelles de scoutisme -- cf. *Scouts ou Pionniers*, Claude Courtois (Éd. Le Nœud de Carrick, 80, rue Bonaparte, Paris-6°).
[^79]: -- (9). fonds obligatoires à l'usage des auteurs d'adaptation. catéchisme français du cours moyen.
[^80]: -- (10). La Bible pourrait d'ailleurs parfaitement servir de base à un authentique enseignement religieux ; ce qui ne manqua pas de se produire au cours des siècles. Paradoxalement l'histoire sainte « historique » n'est plus enseignée.
[^81]: -- (11). *Catéchisme des plus petits enfants*, par le Père Emmanuel. Atelier d'art graphique Dominique Morin, 23, rue Joffre, 92 - Colombes.
-- Catéchisme de S. Pie X, *Itinéraires* n° 116..
-- Catéchisme du diocèse et de la province de Paris, 1933. Reproduction offset d'après l'édition originale. Éditions St-Michel, 63 -- Saint-Céneré.
[^82]: -- (1). *Somme de Théologie,* IIIa Pars qu. 46, art. 7 et 8. -- Voir commentaire dans le t. I de *L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus* du P. Garrigou-Lagrange, o.p. (Édit. du Cerf, 1929).
[^83]: -- (1).
Diversa exsilia et desertas quaerere terras,
Auguriis agimur divum...
Littora cum patriae lacrimans portusque relinquo
Et campos ubi Troja fuit... (début du livre III)
(Poussés par les augures des dieux à chercher de lointains exils et des terres désertes... Je quitte en pleurant les rivages de ma patrie, le port et les champs où fut Troie. -- Traduction M. Rat, les classiques Garnier). -- Les malheurs d'Andromaque, même chant, vers 290-505.