# 134-06-69 1:134 ### Allocution de Jean Madiran à la première séance du Congrès de Lausanne (Samedi-Saint 1969) Nous sommes rassemblés ici, une fois de plus, par celui dont la vocation est de rassembler, et que vous reconnaissez à ma gauche. Tel que nous le connaissons, il va me retirer la parole, tout président que je sois pour le moment, si j'entreprends de parler de lui. Alors je parlerai seulement de nous. Nous ne serions pas ce que nous sommes, et d'abord nous ne serions pas ici, s'il n'avait pas été ce qu'il est. Nous lui en exprimons une reconnaissance qui est au-delà du remerciement : une reconnaissance qui doit se traduire par la ferme résolution de l'aider, chacun à notre place, dans l'œuvre d'unité véritable dont il est l'artisan et le chef de file. La question tant agitée dans l'abstrait depuis quelque temps par des irresponsables et par des isolés, la question de savoir qui doit être à la tête et selon quelles mé­thodes, est une question résolue depuis longtemps, et chaque jour davantage, dans la réalité des faits et dans la réalité de l'action. Cela peut s'appeler si l'on veut de l'empirisme organisateur : à la condition du moins de savoir de quoi l'on parle et de comprendre ce que l'on dit quand on parle d'empirisme organisateur. \*\*\* 2:134 Le présent Congrès est placé sous le patronage, la protection, l'inspiration de saint Pie X. Voici le jugement de Saint Pie X sur le monde moderne. « *On a tenté de traiter les affaires du monde en dehors du Christ ; on a commencé à bâtir en rejetant la pierre angulaire. Saint Pierre le reprochait à ceux qui crucifièrent Jésus. Et voici qu'une seconde fois la masse de l'édifice s'écroule, en brisant la tête des constructeurs. *» (*Encyclique Jucunda sane*, 12 mars 1904.) Telles sont, désignées par saint Pie X, les circonstances fondamentales, et interminables, au milieu desquelles nous vivons toujours au XX^e^ siècle. Le monde moderne n'en finit pas de s'écrouler sur la tête de ceux qui s'acharnent à le « construire », comme ils disent, en rejetant la pierre angulaire qui est le Christ. 3:134 Et nous, nous avons entrepris tout simplement de déblayer cet immense champ de ruines qu'est devenu le monde moderne où nous vivons. Le déblayer dans l'ordre spirituel : mais, dans l'ordre spirituel, le déblayer tout entier. Comme les premiers chrétiens ont déblayé, au spirituel, mais totalement, le monde païen. Nous sommes aussi démunis en puissance temporelle devant le monde moderne que les premiers chrétiens l'étaient devant le monde païen ; mais nous sommes autant qu'eux et pour la même raison assurés de la victoire, qui n'est pas la nôtre, mais celle du Christ Notre-Seigneur, victoire déjà acquise par sa Passion et sa Résurrection que le temps liturgique nous fait revivre en ce moment. Nous voulons déblayer le monde moderne. Qu'on ne nous raconte pas de sornettes à ce propos : « Vous voulez donc revenir à l'âge des cavernes. » Nous parlons de bien autre chose que des perfectionnements matériels dus à l'ingéniosité technique. Il s'agit pour nous du spirituel, et notamment de la culture intellectuelle et morale, naturelle et surnaturelle. Il ne s'agit pas des choses matérielles, mais de l'ordre intellectuel, moral et spirituel que l'homme met dans les choses, et qu'il met d'abord en lui-même. 4:134 Les premiers chrétiens ont déblayé le monde païen mais ils n'ont pas pour autant renoncé par exemple à l'invention de la roue : ils ne se sont pas mis à construire des chars avec des roues carrées. En déblayant le monde moderne, nous ne voulons pas revenir matériellement à l'âge des cavernes : nous voulons sortir enfin de *l'âge des plus grandes ruines morales de l'humanité,* la plus grande et la plus décisive étant son universelle apostasie : car le monde païen était un monde simplement païen, tandis que le monde moderne est un ancien monde chrétien devenu apostat. Ce monde moderne est plein de furieux combats qui ne sont pas les nôtres. Le libéralisme y est aux prises avec le socialisme : mais le socialisme est sorti du libéralisme comme l'effet de sa cause, et un chrétien n'a rien à faire ni avec le libéralisme moderne ni avec le socialisme moderne. L'Université rationaliste est aux prises avec la révolution culturelle marxiste, mais la révolution culturelle marxiste est la fille de l'Université rationaliste, et nous n'avons rien à faire et rien à voir avec ces combats chaotiques entre responsables du chaos. \*\*\* 5:134 On nous dit gravement, psychologiquement, sociologiquement, que c'est une querelle de générations, une lutte entre générations. Sans doute ; mais précisons : c'est une querelle de générations modernes, c'est une lutte entre générations apostates. On peut dire si l'on veut que la lutte entre le libéralisme et le socialisme est la lutte entre le libéralisme d'*hier* et le socialisme d'*aujourd'hui ;* on peut dire que la lutte entre l'Université rationaliste et la révolution culturelle marxiste est la lutte entre l'Université rationaliste d'*hier* et la révolution culturelle d'*aujourd'hui.* Que nous importe, puisque l'apostasie d'aujourd'hui est la fille de l'apostasie d'hier. Cette querelle de générations n'est pas la nôtre. D'ailleurs ces fameuses querelles de générations, si l'on y réfléchit, c'est-à-dire le combat du fils contre le père et du père contre le fils, sont la chose la plus atroce que Satan ait introduite dans l'histoire de l'humanité. Mais ce combat du fils contre le père et du père contre le fils est le régime inévitable, et en ce sens normal, de l'humanité sans Dieu. Dans la mesure où l'humanité se soustrait à l'adoption divine qui nous est acquise par le Christ Notre-Seigneur, dans la mesure où ainsi l'humanité se retire du régime de la paternité divine, elle entre inévitablement dans le régime d'inexpiables querelles de générations, et de querelles menées dans la nuit. Il n'y a pas de querelles de générations chez les chrétiens, du moins dans la mesure où ils sont chrétiens : il ne peut y en avoir que dans la mesure où ils sont mondains. 6:134 Je ne veux pas dire que le soi-disant libéralisme bourgeois et le soi-disant marxisme prolétarien n'aient jamais eu quelque influence sur les chrétiens, car nous vivons dans ce monde moderne, et nous ne savons pas toujours vivre dans le monde *comme n'étant pas du monde,* selon la consigne de saint Paul. Mais à la mesure de notre nécessaire conversion, ces survêtements idéologiques tombent de nous, et nous les voyons tels qu'ils sont : les figures diverses, et divisées entre elles, d'une même apostasie. C'est-à-dire : cela même qui est à la fois et la culture et la révolution du monde moderne ; cela même que nous voulons déblayer. \*\*\* Mais ne vous trompez pas sur ce qui vous attend, et que les vétérans de nos combats connaissent bien. Ce qui vous attend, ce n'est assurément pas que le monde moderne vous tresse des couronnes de lauriers. Vous avez droit d'avance à toutes les persécutions dont le monde est capable, les plus insidieuses et les plus exquises, ces dernières venant ordinairement de ceux que saint Paul appelle les faux frères. Car déblayer le monde moderne, sa culture et sa révolution, est un projet facile à exposer avec des mots et entre nous. 7:134 Mais en sortant de ce Congrès vous aurez à déblayer le monde moderne dans la vie de chaque jour, au milieu des autres, et selon votre devoir d'état ; en commençant par les devoirs d'état les plus modestes, les plus humbles, les plus quotidiens, qui sont aussi les plus indispensables. Les grands devoirs éclatants dont rêvent avec fierté les plus jeunes d'entre vous viendront vous chercher en leur temps, s'ils doivent venir. Mais considérez saint Pie X : c'est surtout en accomplissant son obscur devoir quotidien de vicaire et de curé de paroisse qu'il a appris, sans savoir qu'il l'apprenait ainsi, à être Pape ; et un saint Pape. Et un Pape méconnu, voire méprisé, même par des catholiques, et même après et malgré sa canonisation. Ce qui vous attend, ce n'est pas la gloire selon le monde, et peut-être même pas la victoire selon le monde. Ce qui vous attend, c'est la difficulté, c'est l'incompréhension, c'est la contradiction. Il vous arrivera de rencontrer aussi la peur, de la rencontrer masquée, bien sûr, de faux prétextes : mais ce sera bien la peur, et vous aurez à lui répondre, selon le chant de marche et de combat des soldats du Christ-Roi : *Nous n'avons qu'une peur au monde* *C'est d'offenser Notre-Seigneur.* 8:134 Ce chant de marche et de combat, vous pouvez en faire votre chant. Car n'attendez pas du monde qu'il vous distribue ses honneurs et sa considé­ration. A vous aussi ce qui est promis, c'est vos noms voués au déshonneur, au déshonneur selon le monde. Le monde païen a déshonoré les pre­miers chrétiens, il les a représentés et traités comme des brigands : comme il a fait d'abord pour Jésus lui-même. Il les a accusés de l'incen­die de Rome et de mille autres crimes, il les a ridi­culisés et dénoncés comme une petite secte (une petite secte intégriste, si je puis dire). Mais le monde païen a été déblayé. Et le monde moderne, avec sa fausse culture et sa vraie révolution, sera déblayé lui aussi -- au même prix. Et lorsque chemin faisant vous rencontrerez le mépris, comme il vous l'a été annoncé en saint Matthieu : on *vous insultera, on vous persécutera, on vous calomniera de toutes les manières,* on livrera vos noms au déshonneur selon le monde, bienheureux serez-vous alors, et vous chanterez. Vous chanterez avec les soldats du Christ-Roi *Nous n'avons qu'un honneur au monde* *C'est l'honneur de Notre-Seigneur.* 9:134 ## ÉDITORIAL ### Notification publique QUE N'IMPORTE QUI s'avise de porter une main téméraire sur le texte de l'Écriture, voulant le modifier au gré de son humeur et en répandre une version arbitraire : son imposture sera prompte­ment dénoncée, et le peuple fidèle défendu contre une telle fabrication, par les autorités qui ont été constituées dans l'Église pour veiller sur l'intégrité de la foi. Voilà du moins la règle : et pendant vingt siècles le fait, dans l'Église, a été conforme à la règle. \*\*\* A vrai dire, il n'y a pas d'exemple dans le passé d'une modification du texte de l'Écriture qui ait été entièrement arbitraire. Les divergences dans l'inter­prétation, dans la traduction, voire dans l'établissement même du texte, se fondaient toujours sur des raisons abondamment exprimées. Pour la première fois dans l'histoire du christianisme, on transforme le texte sacré *sans alléguer aucun motif*. Et l'autorité dans l'Église ne réagit pas : au contraire ce sont les évêques qui ont opéré et qui ont imposé ces transformations. 10:134 Pourquoi l'annonce des Béatitudes en saint Matthieu a-t-elle été censurée de manière à en ramener le nom­bre de huit à cinq, voire à trois ? Pourquoi le récit de l'Annonciation en saint Luc a-t-il été mutilé de tout ce qui concerne la conception virginale de Notre-Seigneur ? Pourquoi la doctrine paulinienne du péché originel a-t-elle été défigurée par une falsification radicale du texte de l'Épître aux Romains ? Ces questions sont posées publiquement en France depuis quinze mois. Elles n'ont reçu aucune réponse. Les catholiques se sont brusquement trouvés devant le fait accompli d'une « mutation » de l'Écriture sainte : cette « mutation » n'avait pas été annoncée, elle n'a pas été expliquée, personne n'a entrepris de la justifier. Si l'épiscopat n'a donné aucune justification, c'est donc qu'il estime qu'il n'est pas nécessaire d'en donner. Il entend procéder non par voie de persuasion mais par voie d'autorité. Il édicte, il ordonne, il impose ; il compte visiblement sur l'obéissance pure et simple des prêtres et des fidèles. Il n'a pas seulement « approuvé » les falsifications de l'Écriture : il s'en est déclaré *l'auteur.* Que l'on consulte en effet le FONDS OBLIGATOIRE du national-catéchisme : le volume porte *un nom d'auteur,* et c'est « l'Assemblée plénière de l'épiscopat de France » (page 1 du volume). Bien entendu, l'Assemblée plénière n'en est pas l'auteur matériellement mais elle a voulu l'être moralement, elle a pris le FONDS OBLIGATOIRE à son compte, elle l'a fait publier sous son nom. Et nulle part depuis lors on ne nous a dit par quelles considérations on entend autoriser la transformation du texte même de l'Écriture sainte. On veut l'imposer comme allant de soi, et comme suffisamment justifiée par son origine épiscopale. 11:134 C'est un défi cynique lancé par l'épiscopat français au clergé et au peuple fidèle : l'épiscopat s'arroge le droit de décider n'importe quoi et affiche la prétention d'être suivi les yeux fermés, -- jusques et y compris dans la falsification de l'Écriture. Une autorité religieuse pourrait-elle trouver le moyen d'aller au delà dans l'autoritarisme et dans l'arbitraire ? On ne voit pas ce qu'elle pourrait encore inventer. On n'imagine point par quel acte plus impudent elle pourrait signifier qu'elle prétend à un pouvoir sans limite, supérieur à toute règle, à tout droit, à toute loi, à toute vérité. L'énormité de ce qui a été fait révèle la profondeur atteinte dans l'Église par la subversion des esprits : elle est à ce point abyssale que la plupart n'osent pas la contempler en face et détournent leur regard. Mais le défi à la fidélité catholique n'en existe pas moins, et nous répétons qu'il est cynique. A ce cynique défi, nous allons maintenant répondre par une *notification publique.* Mais poursuivons-en d'abord l'exposé des motifs. \*\*\* L'hypothèse commode était celle d'une erreur matérielle, d'une distraction, d'une inadvertance. Comment s'y attarder encore ? Quinze mois ont passé depuis la première dénonciation publique de la falsification de l'Écriture dans le nouveau catéchisme. On n'a rien corrigé. Au contraire. Les manuels issus du FONDS OBLIGATOIRE ont reproduit les falsifications ; plusieurs fois, ils les ont aggravées, et n'en ont pas moins reçu leur « visa de conformité ». Ils n'étaient pas encore imprimés au début de l'année 1968, quand nous avons montré que le texte de l'Écriture sainte avait été tronqué et mutilé dans le FONDS OBLIGATOIRE : on avait alors tout le temps et la pleine possibilité matérielle de procéder aux rectifications nécessaires ; 12:134 on avait même dit, à voix basse, que l'on n'y manquerait point ; on l'avait dit notamment à Rome. Cela paraissait devoir aller de soi ; cela paraissait acquis d'avance : une falsification de l'Écriture, à peine remarquée, est aussitôt corrigée pour ainsi dire automatiquement. Mais on a maintenu les falsifications ; on les a renforcées ; on leur a donné l' « imprimatur » et le « visa » ; on les a imposées comme unique catéchisme obligatoire en France. Quand on retourne par la pensée ce phénomène sous tous ses aspects, quand on en examine les circonstances et le contenu, on s'aperçoit que tout y est résolument perfide, et que l'on ne sait ce qui s'y découvre de plus effroyable, l'audace d'une telle perfidie ou bien l'acharnement à la tenir pour désormais inamovible. \*\*\* Le cardinal Renard, primat des Gaules, a donné en avril 1969 son approbation personnelle, entière et pu­blique au nouveau catéchisme ; sans restriction ni réserve ; et donc aux falsifications de l'Écriture qui s'y trouvent contenues. Il l'a fait en remettant en honneur et en vigueur, si l'on peut dire, un texte qui en a tou­jours été et qui en reste dépourvu : le triste, le misé­rable communiqué, du 28 février 1968. D'où les deux *annexes* qui font suite au présent éditorial. Agissant ainsi, le cardinal Renard a déçu les espoirs, non pas les grands espoirs, mais les espoirs discrets et timides que plusieurs de ceux qui le connaissaient mal ou peu pla­çaient encore en sa personne. Il les a déçus définitive­ment. Car c'est la ligne de démarcation et c'est le point de rupture : 13:134 quand, par un acte personnel et libre, un prêtre, si haut placé soit-il dans la hiérarchie, couvre, approuve et impose des altérations et falsifications du texte même de l'Écriture sainte, alors, c'est saint Paul qui le dit : *qu'il soit anathème* (Épître aux Galates, I, 7-9). La phrase que le lecteur vient de lire, nous l'avons écrite en conscience et en rigueur de termes, proposi­tion universelle qui ne souffre aucune exception quelle qu'elle soit. Sur des points de la doctrine de la foi abso­lument certains en eux-mêmes, il peut y avoir une hési­tation subjective en raison de la connaissance trop vague ou trop confuse qu'en aurait un fidèle incapable d'apercevoir avec précision et assurance quelle est l'hé­résie. Il n'y a aucune hésitation possible ni permise quand LE TEXTE LUI-MÊME DE L'ÉCRITURE, CITÉ ENTRE GUIL­LEMETS ET AVEC LA RÉFÉRENCE CORRESPONDANTE, EST ALTÉ­RÉ, MUTILÉ, FALSIFIÉ DANS UNE VERSION QUE L'ON PRÉTEND RENDRE DÉSORMAIS OBLIGATOIRE : et quand il l'est sans autre explication ni motif allégués qu'un simple *hoc volo, sic jubeo* obstinément répété depuis quinze mois. Naturellement, la falsification de l'Écriture n'est pas un phénomène accidentel et isolé : elle est la manifesta­tion extrême, mais logique et cohérente, de tout un mouvement d'apostasie immanente qui atteint ici son point culminant, irrécusable, clairement visible par tous. Hérétiques et schismatiques classiques ne sont ja­mais allés jusque là. Ils ont proposé d'autres interpré­tations de l'Écriture ; ils ont contesté l'authenticité ou la teneur de certains passages ; ils avaient des raisons pour cela. De mauvaises raisons : mais des raisons auxquelles ils croyaient et qu'ils ne cachaient pas, des arguments qu'ils énonçaient, des justifications qu'ils développaient devant tous et qui leur paraissaient décisives. 14:134 Au contraire, pour modifier et falsifier le texte de l'Écriture imposé aux enfants du catéchisme par voie d'autorité, *personne* n'a jusqu'ici avancé *un seul motif*. Cela fait quinze mois qu'à toutes les réclamations, supplications, protestations, on voit les responsables opposer un silence imperméable et une absence complète de justification. Ils ont changé le texte de l'Écriture sainte parce qu'ils l'ont changé, point c'est tout ; ils n'ont rien à dire là-dessus, ils ne veulent rien dire, ils ne disent rien, ils sont sourds et muets, mais les falsifications de ces sourds-muets demeurent arbitrairement obligatoires. Ils comptent sur la lâcheté, ils comptent sur la capitulation des catholiques ; ils comptent que les catholiques n'auront pas *le courage de la fidélité avec toutes ses conséquences*, qui s'inscrivent dans le passage cité de l'Épître aux Galates : « Il y a des gens qui vous troublent et qui veulent transformer l'évangile du Christ. Mais si quelqu'un, fût-ce moi-même ou un ange du ciel, vous annonçait un autre évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème ! Je l'ai dit et je le redis encore maintenant : si quelqu'un vous annonçait un autre évangile que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème ! » Qu'il soit anathème : ce n'est pas un vœu platonique. Celui qui fait ce que dit saint Paul, il *est* anathème. Il n'est pas possible aux catholiques d'avoir société avec des falsificateurs manifestes, volontaires et obstinés de l'Écriture sainte. C'est de quoi nous faisons ci-après notification. 15:134 ### Notification publique Pour notre part en effet, et n'engageant évidemment que nous-mêmes : Ayant dès janvier 1968 en privé, et dès février 1968 en public, averti les responsables des falsifications, nous les avons vu refuser de les corriger ; nous les avons vu les aggraver au contraire, en passant du FONDS OBLIGATOIRE aux manuels, dans plusieurs cas cités par nos précédents éditoriaux ; nous avons vu ces falsifications maintenues ou aggravées recevoir « visa de conformité » et « imprimatur » ([^1]). Nous avons alors, selon le commandement de saint Paul, interrompu toutes relations publiques ou privées avec les auteurs et les complices de la falsification de l'Écriture. Nous déclarons ici que nous refusons et refuserons de les reprendre aussi longtemps que ces altérations, mutilations et falsifications n'auront pas été corrigées. Et aujourd'hui, quinze mois après le premier avertissement public que nous leur avons donné, nous faisons connaître, par la présente notification, cette interruption de toutes relations avec des falsificateurs confirmés. Telle est notre attitude personnelle dans l'attente du jugement explicite de l'Église sur les falsifications du nouveau catéchisme français -- et dans l'espérance de contribuer ainsi à exprimer le besoin, manifester la nécessité et hâter l'heure de ce jugement. Jean Madiran. 16:134 ANNEXE I ### Le communiqué du cardinal Renard Ainsi donc le cardinal Renard, archevêque de Lyon, primat des Gaules, a lui aussi pris PERSONNELLEMENT position en faveur du catéchisme falsificateur de l'Écriture sainte. Il l'a fait en un communiqué de l'archevêché revêtu de sa signature et publié par *L'Écho-Liberté* de Lyon en date du 19 avril 1969. Ce communiqué avait pour intention déclarée de discréditer une conférence que les abbés Noël Barbara et Georges de Nantes devaient tenir et tinrent effectivement le 21 avril à Lyon. Le mois précédent, le P. Cardonnel avait tenu à Lyon une réunion AVEC L'AUTORISATION du cardinal Renard. Ceci complète cela ; et c'est une clarification. \*\*\* Le communiqué du cardinal Renard, ayant déclaré qu'une conférence est annoncée « en vue de mettre en cause le nouveau catéchisme », écrase cette conférence sous l'argument formidable « Le Fonds obligatoire pour le catéchisme moyen a été *approuvé par les évêques de France *; nous ne pouvons donc nous taire sur un sujet aussi grave. » 17:134 Le cardinal Renard s'en remet ainsi à l'autorité des évêques de France. Après quatorze mois de protestations publiques, il ne s'est pas encore aperçu que les évêques de France *n'ont pas autorité.* Ils n'ont pas autorité pour faire n'importe quoi, selon leur bon plaisir, indépendamment de toute légalité, de toute légitimité, de toute vérité. Ils n'ont pas autorité, ni personne au monde, pour *modifier le texte même de l'Écriture.* Voici quinze mois que nous avons élevé cette réclamation majeure. Nous la rééditons ici telle qu'elle fut publiée l'année dernière ([^2]) : « Une telle mutilation de l'Écriture sainte, et le national-catéchisme qui la véhicule et l'impose, à quel titre donc sont-ils *obligatoires ?* Ils sont « obligatoires » au titre de l'autorité qui a fait et ordonné cela. Bien. Mais cette autorité qui s'exerce dans un domaine qui est le sien, jusqu'où va-t-elle ? A-t-elle le droit de *changer* l'Écriture sainte ? Si même elle avait ce droit (ce que nous ne croyons pas), elle n'aurait en tout cas point le droit de changer l'Écriture sainte *en taisant qu'elle la change ;* elle n'aurait point le droit de donner pour « *traduction *», rendue *obligatoire à l'exclusion de toute autre,* ce qui est mutilation et refabrication. 18:134 Personne au monde, cela relève directement du huitième commandement du Décalogue, n'a le droit de falsifier un texte, même s'il est tiré de l'Écriture sainte. A plus forte raison, personne au monde n'a le droit d'ordonner et d'institutionnaliser l'enseignement de ce qui est faux. C'est là un point de droit naturel parfaitement clair. Et nous professons hautement qu'*aucune autorité religieuse n'a le droit de modifier d'un iota la loi naturelle et le texte de l'Écriture sainte*. Or le national-catéchisme modifie l'Écriture sainte et le fait d'une manière qui est déjà interdite par la loi naturelle elle-même. Tel est le terrible cas de conscience devant lequel se trouvent placés tous les catholiques de France. Et ce cas de conscience *est d'une nature telle qu'aucun* « *argument d'autorité *» *n'est susceptible à* *lui seul de le résoudre.* Devant ce cas de conscience, les catholiques de France sont pour le moment, c'est un fait, laissés sans défense, sans aide et sans lumière, -- sauf la lumière, l'aide et la défense que Dieu lui-même ne refuse jamais à ceux qui les Lui demandent dans une prière qui ne se lasse point. » Nous écrivions ces lignes le 21 janvier 1968. Nous les avons publiées en brochure le 20 février 1968. Puis dans la revue ITINÉRAIRES, numéro 121 de mars 1968. 19:134 Après quatorze mois de réflexion là-dessus, le cardi­nal Renard vient publiquement d'*adhérer,* d'adhérer purement et simplement, par un acte *personnel,* au catéchisme falsificateur promulgué par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. Nous pourrions dire que nous le regrettons : mais cela est de l'ordre des sentiments intimes qui n'ont rien à voir ici. Nous avons le devoir de prendre acte de cette adhésion personnelle et publique. Elle vient s'ajouter aux autres ; et elle est celle du primat des Gaules. La liste s'allonge : ce n'est une circonstance atténuante pour aucun de ceux qui s'y inscrivent. \*\*\* Nous le rappelions à la fin de notre éditorial de mai : -- *Nous sommes allés au delà, et peut-être trop au delà, des limites de la patience permise. Nous avons sagement répondu à la prévarication par le simple exposé de la doctrine. Mais une sagesse supérieure vient maintenant nous presser :* « *Si l'on veut te séparer de Dieu, alors oui, fâche-toi. *» \*\*\* Le communiqué du primat des Gaules comporte un alinéa final qu'il faut prendre tel qu'il est, mais qui ne doit pas donner le change : « Avons-nous besoin de préciser que la foi de l'Église, c'est celle du Symbole des Apôtres et de la Profession de foi de Paul VI ? Il n'y a pas d'autre foi que celle-là à croire, dans l'unité fraternelle, et à transmettre à la multitude des hommes aujourd'hui. » ([^3]) 20:134 Mais justement : le national-catéchisme ne concorde pas avec la Profession de foi de Paul VI. Le national-catéchisme ne contient plus l'explication du Symbole des Apôtres. Ce catéchisme nouveau ne contient plus et ne transmet plus la foi dont le cardinal Renard dit qu'elle est la seule que nous ayons à croire et la seule que nous ayons à transmettre. Invoquer la Profession de foi de Paul VI et le Symbole des Apôtres ne sert de rien, quand c'est pour couvrir et imposer un catéchisme qui modifie jusqu'au texte de l'Évangile. Expliquer comment le cardinal Renard peut adhérer en même temps à la foi de l'Église et aux falsifications du catéchisme n'est pas notre affaire. C'est encore moins notre affaire de « juger » ce prince de l'Église. Nous considérons en face l'autorité dont il est revêtu : cette autorité n'a aucun poids quand il s'agit de nous faire accepter des altérations, des mutilations, des falsifications de l'Écriture sainte : et de nous les faire accepter pour le seul motif que le catéchisme qui les véhicule a été « approuvé par les évêques de France » et correspond aux « intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat ». Personne au monde n'a cette autorité, personne au monde n'a ce pouvoir. Dieu lui-même ne pourrait pas faire qu'au vingtième siècle de l'ère chrétienne le texte de l'Écriture se mette à subir une soudaine mutation. Nous constatons, sans avoir à l'expliquer, que le cardinal Renard, primat des Gaules, a fait cela. Nous ne pouvons plus le considérer après qu'il l'a fait comme nous le considérions avant. \*\*\* 21:134 L'adhésion personnelle du cardinal Renard au catéchisme falsificateur a pris en outre la forme d'une adhésion explicite au communiqué publié l'année dernière, le 28 février 1968, par le cardinal Lefebvre. D'où l'Annexe II ci-après. 22:134 ANNEXE II ### Le communiqué du cardinal Lefebvre Le cardinal Renard s'est donc publiquement et personnellement rallié, après quatorze mois, au communiqué du cardinal Lefebvre en date du 28 février 1968. Voici en quels termes : « Nous ne pouvons pas ne pas dire publiquement ce que le cardinal Lefebvre, président de la Conférence épiscopale, déclarait le 28 février 1968, à propos du Fonds obligatoire : celui-ci répond, dans la fidélité à la doctrine révélée, aux besoins pastoraux et pédagogiques de la Foi des enfants du cours moyen. Ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ultérieures. Lire le Fonds obligatoire dans une autre perspective serait méconnaître gravement les intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat. « Telle est la pensée des évêques ; nous la redisons avec confiance à tous les catholiques du diocèse... » Le cardinal Renard a de cette manière remis en circulation le communiqué du cardinal Lefebvre en date du 28 février 1968. 23:134 Puisque ce communiqué du cardinal Lefebvre réapparaît ainsi, quatorze mois plus tard ; puisqu'il demeure, selon l'affirmation du primat des Gaules, l'exposé authentique et qualifié de la pensée des évêques français : alors, dans ces conditions, nous allons en donner le texte intégral à l'ensemble de nos lecteurs. \*\*\* Nous ne l'avions fait, avec nos commentaires, que dans l'une des éditions de notre brochure : *Le nouveau catéchisme*. Nous l'avions supprimé dans les éditions suivantes, nous ne l'avions pas donné dans la revue elle-même, nous avons dit pourquoi dans *Itinéraires,* numéro 125 de juillet-août 1968, page 22 « ...Ce communiqué malheureux du cardinal Lefebvre a été, en son temps, commenté ligne à ligne dans la seconde édition de notre brochure : *Le nouveau catéchisme.* Cette édition est celle qui comportait 96 pages et qui est aujourd'hui épuisée. La troisième édition comporte 76 pages ([^4]) et ne parle plus du Communiqué du Cardinal. En effet, notre analyse de ce communiqué (pages 66 à 69 de la seconde édition) se concluait en ces termes : « *Nous considérerons, par charité, ce communiqué comme ayant été retiré par son auteur. *» « Nous avons donc complètement oublié ce fâcheux communiqué du cardinal Lefebvre et, *sauf cas de force majeure* que nous ne souhaitons pas, nous n'en parlerons plus : il est comme n'ayant jamais existé. » 24:134 Le cas de force majeure que nous ne souhaitions pas, le voici : quatorze mois après coup, ce communiqué est bel et bien maintenu, ou restauré, en qualité d'expression officielle et authentique de la pensée de l'épiscopat fran­çais, par le cardinal Renard qui l'allègue, le cite et s'y rallie. Nous allons donc donner à l'ensemble de nos lecteurs, dans la revue elle-même, le texte intégral de ce communiqué du 28 février 1968. On remarquera que nous avions tout fait pour éviter d'en venir à une telle extrémité. Ne disons pas que nos ménagements, une fois de plus, n'auront servi à rien : ils serviront à l'instruction de tout lecteur honnête qui étudiera en détail le dossier de cette affreuse affaire. #### I. -- Question préalable : la calomnie qui n'est pas réparée Avant de donner le texte lui-même et d'aborder le fond, nous poserons la question non inutile : -- *Un cardinal est-il au-dessus de la loi morale ?* Dans son communiqué du 28 février 1968, en effet, le cardinal Lefebvre calomniait gravement deux écrivains ca­tholiques. La calomnie était manifeste. Quinze mois plus tard, elle n'a toujours point été ré­parée par son auteur. L'abbé Berto, à la veille de sa mort, donnait solennel­lement rendez-vous au cardinal Lefebvre devant le Tribu­nal de Dieu, et il lui rappelait notamment cette calomnie non réparée. Il lui écrivait : 25:134 « Votre Éminence a blâmé les écrivains qui, dès les premières semaines de la présente an­née (1968), ont exprimé contre le FONDS OBLI­GATOIRE des griefs non négligeables. Elle les a blâmés calomnieusement en écrivant qu' « *on a voulu ignorer délibérément, etc. *» -- DEUX hommes seulement avaient hautement parlé contre le FONDS OBLIGATOIRE : MM. Salleron et Madiran. Non pas dix, ni cinq, ni trois : deux ; ces deux-là. Qu'ils aient « voulu ignorer déli­bérément », comme dit Votre Éminence, ou « voulu délibérément ignorer », comme dit la grammaire, est une accusation grave à leur encontre... Il apparaissait à la première ins­pection des textes que MM. Salleron et Madi­ran avaient lu le FONDS OBLIGATOIRE, en avaient perçu la portée et les intentions pré­tendument pédagogiques, et, loin d'avoir « voulu délibérément ignorer » ce qu'ils cri­tiquaient, parlaient en pleine connaissance de cause. Une grave accusation démontrée fausse est une grave calomnie, et le calom­niateur est obligé à réparation. Nous n'avons point vu que Votre Éminence Révérendissime se soit acquittée de ce devoir de justice. » Le temps n'apporte ici aucune prescription : *le calom­niateur est obligé à réparation.* Le temps qui passe ne fait qu'aggraver le cas du calomniateur qui s'obstine à ne point réparer. Mais afin qu'il ne puisse demeurer aucune incertitude sur la question de fait, voici les preuves précises. 26:134 #### II. -- Les preuves Le communiqué du cardinal Lefebvre en date du 28 février 1968 exprimait sa calomnie en ces termes : « On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ultérieures. » Or, *tout au contraire,* Madiran avait écrit ([^5]) : « *Avec le cours moyen, il s'agit de l'étape intermédiaire du catéchisme,* etc. », et il donnait en outre LA CITATION DU TEXTE LUI-MÊME DU FONDS OBLIGATOIRE exposant le système et la division des « étapes de l'enseignement religieux ». Salleron avait écrit ([^6]) : « L'enseignement *du catéchisme étant prévu pour six ans, il y aura un cycle correspondant aux classes de 10^e^ et de 9^e^, un second aux classes de 8^e^ et de 7^e^, et un troisième aux classes de 6^e^* *et 5^e^. Le* « *Fonds obligatoire *» *qui vient de paraître correspond au cycle intermédiaire* (*8^e^ et 7^e^*) *concernant les enfants d'une dizaine d'années. *» Cela est donc parfaitement manifeste : il était faux de prétendre que Salleron et Madiran auraient *ignoré* ce que précisément, au contraire, ils avaient *exposé explicitement.* Mais où la calomnie révèle toute sa perfidie, c'est au trait que voici : le cardinal Lefebvre n'accusait pas Salleron et Madiran d'avoir simplement *ignoré* (par exemple par inadvertance, comme cela peut arriver à tout le monde). Il les accusait d'avoir ignoré *délibérément,* il les accusait d'avoir voulu délibérément ignorer. Il les accusait de dissimulation volontaire et de mensonge délibéré. Ni en public ni même en privé le cardinal Lefebvre n'a exprimé un seul mot de regret pour son... erreur manifeste. Même après quinze mois d'examen de conscience. 27:134 Tout se passe comme s'il estimait que, par une sorte d'analogue clérical de la « raison d'État », un cardinal *a le droit* d'utiliser la calomnie comme procédé pastoral ordinaire ou extraordinaire. Il en rendra compte. Personnellement, nous ne pouvons, sur ce point, qu'intercéder pour qu'il s'en repente, au moins dans le secret, et qu'il en soit miséricordieusement pardonné : comme nous sommes prêts à lui pardonner au premier mot de regret qu'il nous en exprimerait. Mais il y a, d'autre part, le crime du cardinal Lefebvre contre le bien commun et contre l'âme des enfants. Et celui-là, nous n'avons ni pouvoir ni droit de le lui pardonner. Saint Thomas est fort explicite et fort clair sur ce point (*Somme de théologie*, II-II, 11, 4, ad 2) : OBJECTION. -- *Le Seigneur commande à Pierre de pardonner le péché d'un frère soixante-dix fois sept fois, ce qui veut dire, selon l'interprétation de saint Jérôme, qu'il faut pardonner à quelqu'un autant de fois qu'il aura péché...* RÉPONSE. -- *Le Seigneur parle à Pierre du péché commis contre lui, Pierre : ce péché-là, toujours il faut le remettre et, quand un frère nous revient, lui pardonner. Mais cela ne s'applique point au péché contre le prochain ou contre Dieu. Il ne nous appartient pas, dit saint Jérôme, de le pardonner à notre gré : il faut dans ce cas une mesure établie par la loi selon ce qui convient à l'honneur de Dieu et à l'utilité du prochain.* 28:134 #### III. -- Le texte du communiqué Voici maintenant le texte intégral du communiqué du cardinal Lefebvre en date du 28 février 1968, paru le 29 février au soir dans le numéro du *Journal la croix* daté du 1^er^ mars (page 5), et reproduit dans la *Documentation catholique* du 17 mars 1968, col. 576 (bis) : L'ÉPISCOPAT FRANÇAIS CONDAMNE LES ATTAQUES CONTRE LE CATÉCHISME. -- Le cardinal Lefebvre, archevêque de Bourges, intervenant comme président de la Conférence épiscopale française, a publié le communiqué suivant daté du mercredi 28 février : « Des articles parus dans la presse viennent d'accuser d'erreurs contre la foi catholique et de mutilations dans la doctrine le Fonds obligatoire pour le catéchisme du cours moyen, qui a été adopté par l'Assemblée plénière de l'Épiscopat, le 21 octobre 1966. Une telle attaque, qui pourrait semer le trouble dans la conscience des chrétiens, est dénuée de toute vérité. S'appuyant sur des citations hors contexte, isolant telle ou telle expression des autres expressions complémentaires, extrapolant de façon indue, cette campagne dénature le sens et la portée de ce document catéchétique. Celui-ci répond, dans la fidélité à la doctrine révélée, aux besoins pastoraux et pédagogiques de la foi des enfants au cours moyen, en tenant compte du contexte actuel de notre pays. On veut ignorer délibérément que ce programme » représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ultérieures. Lire le Fonds obligatoire dans une autre perspective serait méconnaître gravement les intentions mûrement réfléchies de l'Épiscopat. » 29:134 #### IV. -- Observations **1. -- **Ce communiqué est d'abord un abus de pouvoir carac­térisé : le cardinal Lefebvre *n'a pas autorité* pour par­ler et condamner, de son propre mouvement, *au nom de l'épiscopat français.* Il n'y avait eu en février 1968 aucune réunion plénière ou restreinte, aucune délibération ni aucun acte collectif de l'épiscopat français au sujet d' « attaques » contre le nouveau catéchisme. Néanmoins, *Le journal la croix* l'attestait formellement : « Le cardinal Lefebvre... *intervenant comme président* de la Conférence épiscopale française. » La qualité de président ne donne aucunement le droit à celui qui en est revêtu d'anticiper sur les décisions éventuelles de la Conférence épiscopale, ni de prendre des décisions en ses lieu et place. Le Pape, lui, et *lui seul,* peut de son propre mouvement et de sa propre autorité parler au nom de l'Église. Le président de la Conférence épiscopale *n'a pas autorité* pour parler, de son propre mouvement et de sa propre autorité, au nom de l'Église de France ou de l'épiscopat français. *Il n'y a point de Pape de l'Église de France :* et il n'y en aura jamais. Les statuts actuels de la Conférence épiscopale française, si contestables qu'ils apparaissent sous plusieurs rapports, ne vont pourtant point jusqu'à reconnaître un pouvoir aussi incroyable au président de la Conférence. Ils ne lui reconnaissent d'ailleurs aucun pouvoir d'aucune sorte ; ils ne lui attribuent qu'une présidence d'honneur ; ils ne lui donnent même pas le pouvoir de « diriger les travaux » de la Conférence épiscopale : ce pouvoir, les statuts l'attribuent au vice-président, qui est depuis l'origine Mgr Marty. 30:134 Pour toutes ces raisons, l'abus de pouvoir du cardinal Lefebvre est manifeste. On pourrait arrêter l'analyse à cette constatation, qui est en soi suffisante. Mais puisque, par les soins du cardinal Renard, ce communiqué est remis en circulation comme expression authentique de la pensée des évêques de France, il faut bien en poursuivre l'examen. **2. -- **On pouvait *présumer* en février et mars 1968, et nous le présumions, que l'épiscopat français aurait tendance à défendre le national-catéchisme qu'il avait, dans des conditions sur lesquelles la lumière n'est pas faite, « approuvé » lors de son Assemblée plénière d'octobre 1966, et qui a été publié à la fin de l'année 1967 avec la mention explicite de l'Assemblée plénière comme nom d'auteur. Mais on pouvait se demander également si chaque évêque avait réellement étudié (par exemple) les altérations de l'Écriture sainte que ce nouveau catéchisme rendait obligatoires. La hâte du communiqué, son abus de pouvoir précipité, son affirmation des «* intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat *», tout cela tendait à couper aux évêques toute possibilité de se reprendre après avoir été surpris. La responsabilité du cardinal Lefebvre dans cette manœuvre est personnellement engagée. (On chuchote que le cardinal Lefebvre aurait signé ce communiqué *au téléphone *: c'est-à-dire qu'on lui en aurait lu le texte au téléphone dans la journée du 28 février 1968, et qu'il aurait téléphoniquement donné son accord pour qu'il soit publié sous sa signature. Il existe en ce sens des témoignages et mêmes des indices matériels. -- Même dans le cas où tout cela serait prouvé, il n'en résulterait aucune atténuation de sa responsabilité personnelle.) 31:134 **3. -- **La hâte du communiqué apparaît encore quand il dit. « *cette campagne... *». Il l'invente. A la date du 28 février 1968, *il n'y avait eu aucune campagne*. Les auteurs responsables du nouveau catéchisme, ceux du moins qui étaient conscients de l'énormité des falsifications qu'ils y avaient introduites, pouvaient assurément présumer et craindre qu'ils finiraient bien par se trouver, comme cela est arrivé par la suite, en face d'un refus général opposé à leur prévarication. Mais à la date du 28 février 1968, il y avait eu à l'étranger un seul article, purement documentaire (et très bien fait) paru dans *La Meuse* de Liège, et en France l'unique article de Louis Salleron dans *Le Monde* du 20 février. Ce même 20 février paraissait la première édition de notre brochure *Le nouveau catéchisme *: entre le 20 et le 28 février, les 180 premiers exemplaires (je dis bien : cent quatre-vingts) étaient distribués à Rome ([^7]), et 200 exemplaires (je dis : deux cents) étaient en cours de distribution en France. Tout cela ne faisait pas « une campagne ». Une « campagne », selon le Dictionnaire Robert, est une « période d'activité, d'affaires, de prospection, de propagande », « portant sur une période déterminée, une année, une saison ». Il y faut donc, au moins, *une série* d'articles ou de publications *reprenant* les mêmes thèmes *pendant* un certain temps. Le communiqué a inventé, à la date du 28 février 1968, pour les besoins de la cause, l'existence d'une « campagne » alors qu'on se trouvait en présence d'*un* article paru en Belgique, d'*un* article paru en France, et d'une brochure NON ENCORE ANNONCÉE AU PUBLIC dont 380 exemplaires seulement étaient en cours de diffusion. 32:134 Crier à la « campagne », c'était donc lancer une sorte de *signal de détresse* pour mobiliser automatiquement cer­taines solidarités : mais ce n'était pas dire la vérité. **4. **-- « *Une telle attaque est dénuée de toute vérité *», décla­re le cardinal Lefebvre : de TOUTE vérité. La fameuse PART DE VÉRITÉ que l'épiscopat découvre maintenant par­tout, et jusqu'au fond du communisme intrinsèquement pervers, la PART DE VÉRITÉ qu'en accord avec les Cardon­nel et les Oraison l'épiscopat découvre voluptueusement dans Marx, Nietzsche et Freud, il y a un seul lieu au monde où elle n'existe pas : chez nous. *Cette outrance est parfai­tement significative*. Elle l'est d'autant plus en regard de ce qui est en question : nous nous élevions et nous nous élevons, d'abord et avant tout, contre le fait que l'Assemblée plénière, dans ce catéchisme, a altéré et falsifié le texte de l'Écriture sainte. Quand bien même on suppose­rait que nous aurions complètement tort dans toutes nos autres considérations, il resterait manifeste que sur ce point-là du moins notre réclamation est fondée. **5. **-- « *S'appuyant* (dit le cardinal Lefebvre) *sur des citations hors contexte, isolant telle ou telle expression des autres expressions complémentaires, extrapolant de façon inclue... *» Autant d'affirmations gratuites, visant non point à ré­pondre sur le fond aux objections, mais à disqualifier la personne des objecteurs. Depuis quinze mois, nous attendons toujours une ré­ponse sur le fond. Il n'y en a eu aucune. Le cardinal Renard lui-même se contente toujours en avril 1969 de brandir ce communiqué mensonger de février 1968. Nous attendons depuis quinze mois qu'on nous montre quelle citation inexacte ou quelle extrapolation indue nous aurions commise. 33:134 L'inspiration ne vient pas vite aux apologistes du nou­veau catéchisme. En quinze mois, ils n'ont rien trouvé d'autre que de répéter : *c'est une décision épiscopale*. Nous leur répétons donc : l'épiscopat *n'a pas autorité* pour faire *cela*. **6. **-- « *On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape... *» Le mot « délibérément », renforçant le mot « veut », souligne encore davantage que l'accusation ainsi portée veut mettre en cause la bonne foi des personnes, -- faute de pouvoir réfuter leurs arguments. Voilà donc à quel niveau était tombée la malveillante incapacité d'un tel communiqué. Cette phrase accusatrice est un condensé de trois con­tre-vérité au moins : a\) Les réclamations parues à la date du 28 février 1968 avaient explicitement précisé que le FONDS OBLIGATOIRE concerne seulement les enfants de 9 à 11 ans, ou « cours moyen » : ce qui rend manifeste la calomnie inventée et publiée par le cardinal Lefebvre, qu'il n'a toujours point regrettée ni réparée ; nous en avons traité plus haut. b\) Il est faux de présenter le FONDS OBLIGATOIRE comme s'il était *seulement* un « programme » : il comporte en effet les « formulations obligatoires ». c\) Le propre « Liminaire » du FONDS OBLIGATOIRE, Si­gné par Mgr Louis Ferrand, précise page 4 que ce FONDS concernant les enfants de 9 à 11 ans présente « *tout le contenu de la foi *» (sic) ([^8]). 34:134 Ces trois précisions montrent suffisamment à quel point le communiqué du 28 février 1968, « délibérément » ou non, tournait le dos à la vérité et forgeait des inventions gratuites uniquement destinées à diffamer les personnes. \*\*\* Nous en disions en 1968 : *-- Quand on a commis un tel communiqué, l'honneur commande de le retirer.* Mais telle n'est point pour le quart d'heure l'éthique archiépiscopale en France. C'est au contraire ce communiqué que le cardinal Re­nard est allé ramasser : rendant ainsi inévitable que nous y opposions publiquement la vérité imprescriptible des faits. \*\*\* Depuis quinze mois, tout le monde sait, à Rome et en France, que le national-catéchisme français modifie, altère et falsifie le texte même de l'Écriture sainte. Ces modifications, altérations et falsifications du texte de l'Écriture, le cardinal Lefebvre assurait en février 1968 qu'elles correspondent aux «* intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat *». Quatorze mois plus tard, le cardinal Renard a certifié à son tour, en reprenant les mêmes termes, que ce sont les «* intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat *» qui s'expriment dans le nouveau catéchisme, et donc dans ses falsifications. 35:134 Point d'inadvertance. Point de surprise. Point de mal­façon. Ce sont bien leurs *intentions*, et des intentions qui ont été *mûrement réfléchies*. Dont acte. C'est à quoi répond notre « Notification publique ». 36:134 ## CHRONIQUES 37:134 ### Voyage dans l'Algérie des fous par Louis Saint-Aubin QUE LES ALGÉRIENS, quels qu'ils soient, ne voient aucune intention maligne dans ce titre. Ceux qui connaissent le Maghreb savent que l'on y appelle le mois de mars *le mois des fous.* A cette époque de l'année, le baromètre passe souvent d'un extrême à l'autre. Les orages succèdent aux éclaircies. Le ciel est changeant. Il revêt parfois son uniforme de combat, noir avec des crevés couleur de feu, quitte à se découvrir tout d'un coup pour se gorger de soleil. Des cohortes de nuages s'affrontent, inquiétantes, combattives, lourdes de menaces, puis s'éva­nouissent soudain, chassées par une saute de vent. La mer est tour à tour bleue ou zébrée de courants verts, d'un calme plat ou gonflés de fureurs mal contenues, bondis­sante ou pâmée. L'Algérie d'aujourd'hui, elle aussi, n'a pas encore trou­vé son été. Pour elle *le mois des fous* se prolongera long­temps. Impossible de présager ce qu'elle sera demain. Son visage, ses attitudes reflètent des sentiments complexes, des contrastes, des incertitudes. Le bon, le mauvais, le pire, la revêtent d'un costume d'arlequin aux couleurs discordantes. Des légions de démons s'entrechoquent dans les consciences et dans les cœurs algériens. Que résultera-t-il de cette mê­lée ? *Chi lo sa ?* 38:134 Mieux vaut d'ailleurs ne pas attacher trop d'impor­tance à ce moment de la longue vie algérienne. Déjà si souvent secoué par les tempêtes de l'Histoire, ce pays demeure l'Algérie éternelle, constante dans ses incons­tances : le bouchon sur la vague. En la retrouvant après une longue absence, je l'ai reconnue aisément. L'Algérie sans les Français n'a pas beaucoup changé. Une certaine modernisation, que l'on ne saurait nier, ne modifie que sa surface et encore ! Cette modernisation ne fait qu'effleu­rer une nature tourmentée, d'aspect chaotique, inhumaine : de vastes djebels fauves, éclaboussés de sang, d'immenses étendues désertiques où les paradis terrestres sont étroits et rares ; un pays où l'homme édifie lentement, où le des­tin détruit vite ; il ne pleut guère, les torrents ont de fu­rieuses colères, l'érosion dégrade les sols, les chèvres sont voraces, n'attendent point que les fleurs deviennent fruits. L'Algérie est pauvre, ne doit son unité qu'à l'esprit carté­sien des Français. Son substrat raconte les invasions suc­cessives et les vains efforts des conquérants éphémères pour vêtir le corps d'une diablesse qui se veut nue. Au­jourd'hui, comme hier, la sombre Algérie médiévale apparaît en filigrane à travers la mince blancheur du papier au goût du jour. ##### *Le renouveau islamique* L'influence de l'Islam demeure prépondérante, acca­blante, desséchante. Cette influence connaît même un renouveau. On entend davantage sa voix amplifiée par les moyens modernes. Contre elle nul n'ose élever la sienne. Elle serait promptement étouffée, avant de sortir de la gorge. Le Maghreb -- le pays de saint Augustin -- a été islamisé jusqu'à la moelle, tandis que son arabisation est superficielle. Les cavaliers de Sidi Okba n'étaient qu'une poignée (on se targue d'en descendre par snobisme) mais les mosquées sont innombrables. Alors que dans tous les villages du bled les églises désaffectées perdent leurs tuiles, de nouvelles mosquées s'érigent. Parfois on rase les clochers pour édifier des minarets à leur place. Les Habous sont riches et chacun est invité à verser son obole afin d'embellir le sanctuaire en construction. Un prêtre m'ap­porte ce témoignage (il n'est pas Français) : 39:134 -- Vis-à-vis des musulmans, me dit-il, nous ne pouvons plus exercer qu'un rôle charitable. L'intolérance est telle que toute conversion apparaît impossible. Le coupable serait aussitôt mis u mal. Seuls quelques étudiants maghré­bins deviennent chrétiens, mais cela se passe à Paris, dans nos facultés. Le Ramadan est strictement observé en Algérie par crainte plutôt que par piété. On peut constater une stagnation analogue en ce qui concerne la condition de la femme musulmane. Là aussi, l'Algérie fait plutôt machine arrière. On voit certes des femmes dévoilées et même en jupes courtes, mais c'est dans les rues d'Alger. Sauf en Kabylie où les femmes n'ont en aucun temps porté le voile, partout le costume demeure conforme à la tradition islamique : -- L'Algérienne est plus conservatrice que son époux, me dit une Française qui fréquente les milieux arabes. Elle a obtenu quelques améliorations à sa condition, tout au moins du point de vue juridique. La contrainte matri­moniale est supprimée, en droit, sinon en fait. La répu­diation ne peut plus avoir lieu sans dédommagement à l'épouse. Mais le mode de vie des femmes n'a guère changé. La majorité d'entre elles ne se plaint pas d'une réclusion assez stricte. Elles n'accompagnent pas leurs maris dans les lieux publics, ne sortent de leur maison que pour aller au marché, chez le coiffeur, ou au cimetière, prier sur les tombes. Les jeunes filles qui travaillent sont assez rares, faute de l'instruction nécessaire. ##### *Une démographie torrentielle* Cette ambiance est favorable à la natalité. En Algérie, la démographie demeure torrentielle. Le chiffre de la popu­lation atteint douze millions. On prévoit qu'elle doublera en vingt ans. 40:134 Alger a plus d'un million d'habitants. C'est là pour la nouvelle république une force que l'on ne sau­rait nier. A Alger, dans les villages kabyles, comme dans les oasis du Sud, les enfants prolifèrent. Leur grouille­ment est incroyable : une vraie fourmilière. Ils sont intel­ligents, vifs, éveillés, familiers, attirent la sympathie. Leurs parents se montrent attentifs à leur santé, à leur bien-être : aux pays de l'Islam, l'enfant est roi. Le pouvoir fait à son égard un effort de scolarisation considérable. A cet effort l'armée coopère. Sur toutes les routes on ren­contre des troupes de gosses, le cartable à la main. Les places publiques, les plages servent de terrains de jeux ou de sports à une jeunesse pleine d'ardeur et déjà fana­tique. Le débrouillage, l'ingéniosité suppléent au manque de moyens financiers. J'ai vu un gosse pousser du pied joyeusement un ballon confectionné avec des chiffons de papier dont ne voudrait aucun de nos enfants de France. Ce ballon symbolise une pauvreté émouvante. Il n'y a plus de cireurs de bottes à Alger mais aux abords de la Kasbah, beaucoup de femmes et d'enfants tendent encore la main. Nombreux sont les Algériens qui s'expatrient pour nourrir leur famille. Il y a en permanence 600 000 travailleurs en France : une main-d'œuvre courageuse bien qu'elle manque souvent de qualification. Elle vit chi­chement en France, réalise des économies substantielles qu'elle expédie au pays natal. Ce fait contribue à amé­liorer la balance des comptes de l'Algérie. ##### *Les efforts du Pouvoir algérien* Le gouvernement algérien s'efforce d'élever le niveau de vie de la population qui demeure assez bas : en Kabylie un ouvrier agricole ne gagne guère plus de sept francs par jour. Dans ce but le pouvoir industrialise l'Algérie. Il s'attache aussi à exploiter les ressources locales, afin de diminuer les importations de l'étranger. Sans négliger l'artisanat (tapis, vannerie) il a construit des usines de verrerie, de textiles, des raffineries de sucre, des fabriques de chaussures et de vêtements. 41:134 Il utilise sur place une partie du pétrole et du gaz saharien ; il participe à leur prospection. Le complexe sidérurgique de Bône, prévu par le plan de Constantine, va bientôt entrer en service, produire 1200 000 tonnes d'acier dont la majeure partie est destinée à l'exportation. La France a, bien entendu, largement contribué à cette industrialisation de l'Algérie : chaînes de montage des voitures Renault, des camions Berliet, liquéfaction du gaz, forage des puits d'Hassi Mes­saoud et d'Hassi Rhmel, construction des oléoducs. L'Algé­rie cherche plutôt à limiter l'aide de l'industrie française qu'à l'accroître. Elle redoute notre ingérence dans son éco­nomie, fait appel à de nombreux techniciens en prove­nance des pays de l'Europe orientale. Dans le domaine agricole, le gouvernement algérien a eu à faire face à un problème difficile : remédier à la désorganisation de la production consécutive au départ massif des colons français auxquels l'Algérie devait sa prospérité. Il lui a fallu assurer la gestion de leurs domaines, des vignobles, des plantations d'agrumes, d'une part notable des cultures céréalières et maraîchères. Toute l'agriculture algérienne est en cours de reconversion. Le départ des Français a aussi profondément perturbé le commerce algérien. Le gouvernement héritait d'une excellente infrastructure aérienne, de bonnes installations portuaires, d'un réseau ferroviaire et routier dense et bien entretenu. Mais dans ce domaine également il manquait de techniciens qualifiés, tant pour l'amélioration des com­munications existantes que pour leur entretien. Enfin l'Algérie, en perdant sa population française, a vu disparaître le meilleur de sa clientèle touristique et les gérants des hôtels transatlantiques renommés. L'état d'insécu­rité qui a longtemps régné en Algérie lui a donné mauvaise réputation. Il ne lui reste que le capital de ses villes d'or, -- les ruines romaines, -- des magnifiques demeures où les corsaires du Maghreb ont entassé les prises de la guerre de course, des fresques rupestres du Sahara. Ce capital que la France avait mis en valeur, les Algériens pourront-ils le faire fructifier à nouveau ? 42:134 ##### *Le pouvoir algérien* Il est bien difficile de porter un jugement d'ensemble sur cette Algérie des fous. Tout repose sur le pouvoir, un pouvoir que nous nous garderons de critiquer. Nous n'avons pas à nous mêler de la politique intérieure d'un État souverain, libre de gérer comme bon lui semble le patrimoine que l'État français lui a abandonné pour je ne sais quel plat de lentilles. En fait le pouvoir appartient entièrement au Prési­dent Houari Boumediène, le chef de l'État algérien, l'un de ces potentats auxquels les peuples de l'Islam aiment confier leur destin. Je ne l'ai vu que de loin. En dépit des avis de certains donneurs de conseils plus ou moins officiels, il me semblait difficile d'aller « présenter mes devoirs » au monsieur d'en face, même douze ans après... J'ai préféré visiter tout tranquillement son royaume incognito. L'homme de Guelma a l'allure d'un chef, bien qu'il n'abuse pas de l'uniforme. Son visage émacié, sa longue silhouette sans graisse superflue font songer à l'anguille. Il a fait ses études à Tunis et au Caire. Il s'exprime bien en arabe et parle mal le français. Les femmes lui re­prochent d'être misogyne. Il est plus redouté qu'aimé. Le fait d'avoir échappé à un attentat lui donne la réputation d'avoir « la baraka ». Son habileté est indéniable. Il a su apaiser la rébellion qui couvait en Kabylie, mettre fin à un dissentiment avec le Maroc et faire jouer la corde anti­sémite des Algériens : sans la rompre. Il vient d'obtenir un succès notable à son pays, en y rassemblant les délé­gués du monde ouvrier africain. La sécurité règne en Algé­rie qu'il a contribué à doter d'un système militaire et policier qui paraît solide. 43:134 Les agents de la sûreté algérienne et les gendarmes font efficacement leur métier. Je n'adres­serai qu'un seul reproche aux argousins qui s'occupent des étrangers à l'arrivée et au départ d'Algérie : ils se donnent des airs de gardiens de prison. Les soldats de l'A.N.P. (Armée nationale populaire) se montrent assez discrets. On ne les voit guère. Ils paraissent préoccupés d'avoir une allure de guerriers modernes, portent la cas­quette et un uniforme vert, ne ressemblent en rien aux tirailleurs que nous avons connus. Je regrette ce mépris pour des traditions glorieuses : nos tirailleurs algériens comptaient parmi les meilleurs soldats du monde. L'Algérie a déjà ses technocrates. Ils se plaignent d'être mal payés : -- Notre traitement est limité à 2 500 dinars par mois, me confie l'un d'eux. Personne, si haut soit-il placé, ne peut dépasser ce chiffre. -- Plût au Ciel qu'il en soit ainsi chez nous ! -- Beaucoup d'entre nous -- les plus qualifiés -- pré­fèrent aller chercher fortune à l'étranger. Pour arrêter cet exode, il a fallu tourner la loi, nous accorder des in­demnités... J'ai eu l'occasion de rencontrer un admirateur de Ben Bella. Il ne ménageait pas ses critiques à l'égard du nou­veau guide de l'Algérie : -- Notre chef s'entoure de colonels : des glorieux qui ne font pas grand-chose et bombent le torse. Abdelaziz Bouteflika, notre ministre des affaires étrangères lui-même, est un ancien maquisard... -- Vous devriez être reconnaissant à votre chef, ai-je rétorqué, de faire preuve de fidélité à l'égard de ses anciens compagnons d'armes. Notre Général, en France, ne s'est pas montré aussi reconnaissant des services rendus... La République algérienne s'intitule République popu­laire. Elle se veut socialiste, à l'instar de l'U.R.S.S. Nous aurions mauvaise grâce à lui reprocher de mettre l'accent sur les réalités économiques et sociales, de préférer au libéralisme un système résolument dirigiste, de pousser la planification jusqu'à la manie. Nous ne faisons pas beaucoup mieux en France. La population algérienne se montre friande de ces slogans que nous jugeons agaçants. Ils lui donnent des satisfactions verbales, alors qu'elle est tenue à l'écart de toutes les options importantes. 44:134 Houari Boumediène est un dictateur. Il gouverne sans demander l'assentiment ni d'une assemblée, ni même d'un parti. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, en Algérie, s'il y a un parti -- unique bien entendu -- il semble inconsistant et peu efficace. Il est actuellement en cours de réorganisation. Son siège, bien gardé par des sen­tinelles à l'abri dans des guérites métalliques, a un aspect aussi peu rassurant que son responsable, M. Aït Ahmed. Tout cela ne va pas sans grogne que naturellement l'on appelle ici l'autocritique. *El Moudjahid,* le principal journal d'Algérie, ne s'en prive pas. Cette grogne m'a paru assez sympathique, tout à fait dans la tradition de la *chickaïa.* Je la préfère dans tous les cas aux manifesta­tions d'autosatisfaction dont les journaux français sont pleins. Grâce à cette autocritique, le public algérien a l'illu­sion de pouvoir suivre les résultats obtenus par l'équipe ministérielle : le Conseil de la Révolution. ##### *La nouvelle politique économique de l'Algérie* Ces résultats je me garderai de les sous-estimer. S'ils n'ont guère modifié la structure de l'Algérie, s'ils appa­raissent parfois décevants, ils ne sont nullement négli­geables, compte tenu de la modicité des moyens mis en œuvre. Il est incontestable que sous l'impulsion de M. Belaïd Abdesselam, ministre de l'Industrie et de l'Énergie, l'industrialisation de l'Algérie a nettement décollé. Cette vaste entreprise donne lieu à quelques grincements de la mac­hine étatique : abus du fonctionnarisme, chômage, déficiences des constructions trop hâtives, retards et malfaç­ons dans les fabrications... 45:134 Le secteur agricole paraît moins favorisé que l'indus­trie. L'autogestion des domaines donne des mécomptes, fait regretter parfois la colonisation tant décriée. La vigne et les orangeraies manquent de ces soins que seul l'œil du maître rend attentifs. L'élevage paraît négligé. Les trou­peaux sont maigres, faute de fourrages nutritifs. La récolte du liège n'atteint que le dixième des résultats obtenus jadis. Si les pouvoirs publics encouragent les reboisements, si la population est prise d'une véritable frénésie de plantation, la *Conservation des Sols* nous semble avoir aban­donné les travaux de terrassement indispensables. Je n'ai pas en la possibilité d'apprécier les rendements des cul­tures nouvelles (coton et betterave) et le taux butyreux des vaches laitières importées de France. Dans ce domaine, les idées du pouvoir évoluent dans le sens d'un retour à des méthodes plus libérales. Il est question de confier à nouveau l'école d'agriculture de Maison Carrée à des maî­tres français. En attendant une réforme agraire, le gouver­nement a restitué ses terres à la bourgeoisie algérienne, suspecte d'avoir collaboré avec les Français, Jusqu'ici le tourisme algérien a été traité en parent pauvre. J'oserai dire que je ne me suis pas extasié à Mo­retti, la plage à la mode, devant les constructions néo-mauresques de notre compatriote M. Pouillon. Les im­menses possibilités de la corniche kabyle et des oasis du Sud sont encore à peine exploitées. Malgré les chaudes invites du printemps algérien, j'ai trouvé vides les hôtels de Bougie, de Djidjelli et de Ghardaïa. Ceux d'Alger ne contenaient que les touristes occasionnels des innombrables délégations étrangères qu'appellent en Algérie leurs devoirs diplomatiques. Si l'infrastructure hôtelière aurait besoin d'être modernisée, les voies de communication sont en bon état, les P.T.T. fonctionnent convenablement. Les hôtesses d'Air Algérie ont une réputation méritée de cour­toisie. L'aérodrome de Maison Carrée comporte des ins­tallations suffisantes. Il est à deux heures d'Orly grâce aux Caravelles. Le port d'Alger jouit momentanément d'un encombrement fâcheux mais c'est là l'indice d'un commerce sinon florissant du moins en cours d'accrois­sement. 46:134 ##### *Le capital de l'Algérie* Ces constatations fragmentaires d'un touriste n'ont qu'une valeur approximative. Il ne faut pas juger l'Algérie d'après ses revenus encore peu substantiels mais sur son capital. Et je le répète, l'Algérie des fous est en cours de mue. Ce capital apparaît considérable. L'Algérie bénéficie d'une situation géographique incom­parable grâce à son large balcon sur la Méditerranée, grâce aussi à sa façade stratégique dont la dernière guerre a démontré la valeur. Son potentiel industriel dispose des ressources du Sahara : un cadeau royal que la France lui a abandonné sans barguigner, sans marchander, les Algériens l'oublient trop souvent. Le nouvel État a-t-il les moyens d'exploiter ce capital magnifique ? Je connais depuis longtemps les Algériens. J'ai retrouvé avec joie ces vieux compagnons de jadis dont je n'ai pas oublié la fidélité au cours de nos épreuves dans les Vosges et en Indochine. Ils demeurent tels que je les ai connus : courageux, et, quoiqu'en pensent certains esprits chagrins, travailleurs. Ils ne renâclent pas devant l'ouvrage mais l'accomplissent tranquillement, en prenant le temps de savourer l'heure qui passe : *Chi va piano va sano*. Ils regardent parfois les nuages mais ne se mettent jamais en grève. A ces qualités ils en joignent d'autres : la volonté de vivre, une fierté un peu naïve mais respectable de se sentir libres, l'esprit de sacrifice et ce dédain de la mort, cette résignation devant le destin qu'ils doivent à la religion islamique. Au passif des Algériens il faut inscrire leur versatilité, leur antisémitisme belliqueux, leur cruauté. Ils aiment changer de maîtres, ne détestent pas ces révolutions de palais qui effleurent la surface des flots de l'Islam sans les trou­bler profondément. Ils considèrent volontiers les Juifs comme des têtes de Turc alors que leur pays doit beaucoup à ces frères ennemis. Le souvenir de la Kahina, l'héroïne israélite de l'Aurès, n'a point fini de hanter les songes des Arabes. 47:134 -- Comment voulez-vous que les Algériens ne soient pas des bêtes féroces, des Barbaresques, me disait l'autre jour un jeune curé d'Algérie d'un air désabusé. Leur reli­gion exacerbe leurs mauvais instincts, au lieu de les apaiser. La charité en est absente. L'Islam, c'est la religion de Satan. De cette cruauté les harkis ont eu à souffrir. L'un d'entre eux me racontait qu'il avait été contraint d'assis­ter, pendu par les pieds, au massacre des siens. Ce harki, maintenant réfugié en France, a dû son salut à un pied-noir qui le trouva agonisant sur un trottoir d'Alger. Il est demeuré bon musulman ; il a pardonné à ses bourreaux, résigné, ancré dans son fatalisme. Ce fatalisme a pour ran­çon l'apathie. Il engendre la passivité. ##### *Morne Algérie* Ces affreux souvenirs pèsent encore sur Alger. La ville demeure empreinte d'une morne tristesse. Dans Bab-el-Oued, redevenu arabe, s'entassent des familles accourues du bled pour trouver du travail à la ville. Cette pléthore de déracinés faméliques fait peine à voir. Elle a enlevé tout son pittoresque au quartier. Le silence y règne. On n'y entend plus ces joyeux Poh ! Poh ! Poh ! qui caressaient agréablement l'oreille. Les Algériens sont devenus mé­fiants, parlent peu. Si leur magnifique cité conserve sa beauté, elle a perdu toute élégance. Ses nouveaux maîtres, fidèles à la tradition des Andalous, l'ont ornée, il est vrai, de quelques nouveaux jardins suspendus qui ne manquent point de charme mais la voirie est négligente. Alger est sale et ne fleure pas bon. 48:134 Dans le bled on retrouve la même impression de tristesse, d'abandon. Ces fermes si riantes, si vivantes sont devenues de mornes kolkhozes où le coq gaulois ne chante plus. Bref, partout on sent l'absence des pieds noirs. Ils étaient le sel de cette cuisine du Maghreb : sans ce sel, qu'elle semble lourde, fade, indigeste ! La terre algé­rienne reste marquée de leurs traces indélébiles. Aussitôt arrivé en Alger, j'ai voulu rendre hommage à leur mé­moire : en fait j'accomplissais un pèlerinage. Je suis allé au cimetière du boulevard Bru m'incliner sur la tombe de Savorgnan de Brazza, un marin d'origine italienne qui fut l'un des pionniers de cet Empire français dont nous étions si fiers. J'aime mieux taire les réflexions que cette visite m'a inspirées. Ceux qui liront ce récit me comprendront. Le soir, à la nuit tombante, debout sur le seuil de la Grande Poste, j'ai prié pour ceux qui sont tombés là « pour les pauvres honneurs des cités paternelles ». Mes jambes vacillaient... Les lumières de la ville s'allumaient : ces lumières qui sont leur œuvre, ces lumières qui brilleront toujours dans notre nuit. A ces martyrs qui, eux, n'ont point droit à une stèle, je dédie ces lignes. ##### *Xénophobie du pouvoir* M. Houari Boumediène a rendu hommage aux pieds noirs en disant récemment à un journaliste français : -- N'oubliez pas que nous avons perdu dans cette guerre deux millions d'hommes : un million de rapatriés et un million de morts. Il est symptomatique que le chef du gouvernement algé­rien ait donné la première place aux vivants. Mais il s'agit là d'un hommage tardif, en quelque sorte posthume : il ne reste que 75 000 Français en Algérie dont 40 000 dans la capitale. 49:134 Et, depuis 1962, le pouvoir s'acharne à effacer partout sur la terre algérienne les traces de notre passage. Bône s'appelle désormais Annaba, Bougie, Béjia, et Philippeville, Skikda. A Alger, dans la rue d'Isly débaptisée, à laquelle les Algérois ne peuvent s'empêcher de donner son ancien nom, au lieu et place du buste de Bugeaud, on a érigé une statue équestre d'Abd el Kader, son adversaire malheureux. L'effigie de l'émir de Mascara figure sur les timbres-poste de la République algérienne. On a systéma­tiquement donné aux rues d'Alger de nouvelles appella­tions qui commémorent les grandes dates et les héros de l'indépendance de l'Algérie. Il est vrai que dans la Kasbah, où les étrangers ne pénètrent pas souvent, la fureur de débaptisation n'a pas encore sévi : les noms de jadis sub­sistent. La Moricière et Randon ont ainsi plus de chance que Bugeaud et conservent au moins provisoirement leurs droits. Comme les transports en commun n'ont pas encore procédé à la rénovation de leurs inscriptions, et que les anciennes plaques des rues subsistent à côté des nouvelles, dans le but sans doute de faciliter la tâche des P.T.T., il en résulte une étrange macédoine où Che Guevara doit faire bon ménage avec Jean de Lattre et Amirouche avec Philippe Leclerc. Les nouveaux maîtres de l'Algérie ne se sont pas bor­nés à ces démonstrations d'anticolonialisme historique. Ils ont manifesté d'une façon plus dangereuse leur xénopho­bie, leur néonationalisme, « leur esprit revanchard », ainsi qu'on dirait au delà du rideau de fer. On ne saurait leur reprocher d'avoir voulu honorer leurs morts, d'avoir élevé, bien en vue, au bord des routes les plus fréquentées, des monuments où figurent les noms « des martyrs de l'Indépendance et de la Révolution ». Mais cet hommage aux disparus a été accompagné d'une épuration des vivants, de règlements de compte, de véri­tables massacres qui ont endeuillé bien des familles algé­riennes. Les Français, qui s'intéressent tant aux bébés-phoques, ont-ils oublié nos harkis martyrisés pour avoir été fidèles à notre drapeau ? Aujourd'hui encore ils sont nombreux dans plusieurs prisons d'Algérie, après avoir été employés à déminer les abords de nos anciens bar­rages face aux frontières. De ce fait j'ai la confirmation par un Algérien -- *Mon frère,* m'a-t-il dit, *est enfermé dans une caserne. Je l'ai vu dernièrement. Il a obtenu quelques heures de permission pour venir au mariage de sa nièce, ma fille.* 50:134 Les Messalistes n'ont pas été mieux traités que les har­kis. Un village, non loin d'Alger, où ils étaient en nombre, a subi une véritable mise à sac. Très peu d'habitants échap­pèrent au massacre. J'ai déjà parlé, à propos du renouveau de l'Islam en Algérie, du triste sort réservé à tant d'églises chrétiennes. La cathédrale d'Alger est redevenue une mosquée. Mon­seigneur Duval a dû aller planter sa tente ailleurs, me disait un Français d'Algérie. Il faisait allusion à la nouvelle cathédrale d'Alger. Bien qu'elle soit en béton, cette tente symbolise la préca­rité de la situation des Chrétiens d'Algérie. Sur le plan culturel l'influence de la France reste grande. Rares sont les Algériens qui ne parlent pas notre langue : la langue des travailleurs, comme celle des intel­lectuels. Le journal *El Moudjahid*, dont le nom évoque la guerre sainte, est rédigé en français. On n'y trouve que rarement des impropriétés de style, telles que : « La grève va durer longtemps... faire long feu. » En revanche ses rédacteurs ne perdent pas une occasion de vitupérer notre politique. Nous avons droit à être enguirlandés en fran­çais. Notons que l'Algérie a conservé le découpage dépar­temental, l'armature administrative dont la France l'avait dotée. Beaucoup de préfets sont compétents et efficaces. Sur le plan économique, le gouvernement algérien a procédé à la nationalisation de la plupart des affaires fran­çaises. A la ville, comme à la campagne, il s'est emparé sans indemnisation des immeubles et propriétés apparte­nant à nos nationaux. Ceux-ci doivent se consoler en enten­dant le gouvernement algérien proclamer qu'une démocra­tie populaire ne peut avoir qu'une politique commu­nautaire. D'une démocratie populaire, l'Algérie présente tous les caractères apparents, la façade de la maison étant beau­coup plus populaire il est vrai que le patio. Le pouvoir ne perd pas une occasion de manifester ses sympathies pour l'U.R.S.S., qui est pourtant *la seule puissance encore colo­niale dans le monde décolonisé,* une puissance qui asservit plusieurs millions de Musulmans. 51:134 Je ne reviens pas sur l'antisémitisme des Algériens. Leur racisme est aussi outrancier. Un détail en dit long : les P.T.T. algériennes *n'acheminent pas le courrier* à desti­nation de la République Sud-Africaine. On ne s'étonnera donc pas que le pouvoir algérien ait fait surtout appel, pour remplacer la tutelle française, aux camarades des républiques plus ou moins populaires, qui sont paternelles sans être paternalistes, comme chacun sait. A cet appel ont répondu notamment les Bulgares, les Yougoslaves, les Cubains qui s'occupent de la santé du peu­ple algérien, les Chinois, paraît-il spécialisés dans la poterie et la céramique, les Allemands de l'Est et les Roumains, dont je n'ai pas retenu les talents, et bien entendu les Russes aux innombrables activités : ils s'occupent en par­ticulier des mines de toute nature, du pétrole (formation de spécialistes), vendent aux Algériens des machines et du sucre, leur achètent du vin, mais ils ne se désintéressent pas pour autant des questions militaires. La majorité du matériel des forces armées algériennes leur a été fournie par l'U.R.S.S. : chars, vedettes lance-torpilles, avions Mig. On rencontre çà et là dans le bled quelques Popof bons garçons et joufflus. Ils se sont installés au Rocher Noir de triste mémoire et, suivant leurs coutumes, vivent en com­munautés assez fermées. Le gouvernement algérien ne semble s'inquiéter nullement de ces liaisons dangereuses. Les gens bien informés affirment qu'aucun Russe en mission n'appartient à la religion musulmane. C'est vrai­semblable car l'U.R.S.S. n'a pas intérêt à utiliser une arme à double tranchant. Par ailleurs, le pouvoir algérien, en dépit de ses mani­festations communautaires, ne semble pas enclin à favo­riser le communisme : l'*Humanité* est interdite en Algérie. De surcroît, comme un Algérien me le faisait remarquer, pour ce qui a trait aux relations de l'Algérie avec l'U.R.S.S., la France n'a pas lieu de s'offusquer : elle donne à sa voi­sine le mauvais exemple. 52:134 Le bon peuple algérien n'apprécie pas tout ce déploie­ment de « papas » : une véritable smalah ! Son amour filial semble débordé. Le Maghrébin est de nature xénopho­be. Bien que les Russes apprennent l'arabe, ils semblent plus tolérés qu'aimés : -- Les Algériens, me dit un expert, reprochent aux Soviétiques les résultats médiocres qu'ils ont obtenus dans l'instruction des forces militaires. Les maquisards qui constituaient la majeure partie de ces forces se sont mon­trés peu aptes à la mécanisation. Les Popof ont voulu aller trop vite. On ne franchit pas d'un bond le fossé qui sépare la guérilla de la guerre moderne. Maintenant, il faut tout recommencer à la base. ##### *Le peuple algérien regrette-t-il les Français ?* Aux prises avec de nouveaux étrangers, les Algériens se sont aperçus que les Français n'avaient pas tous les défauts -- *Nous vous en voulons beaucoup moins de nous avoir combattus que de nous avoir abandonnés,* m'a dit un chauffeur de taxi qui se proclamait un ancien maquisard. Je me garderai d'affirmer que la majorité de la popula­tion algérienne regrette le départ des Français. Je n'en sais rien. Par contre, je suis sûr qu'elle ne nourrit à notre égard aucune rancune. Elle a oublié une longue lutte fra­tricide. Si cette lutte a laissé des traces, ce sont des traces légères : une écume. J'ai été me promener à la Kasbah, en pays Kabyle, dans ces points chauds où il ne faisait pas bon de fourrer son nez en 1957. Nulle part je n'ai vu de regards chargés de haine ni même hostiles. J'ai trouvé nos cimetières respectés, bien entretenus, tout au moins dans les villes. J'ai su gré aux commerçants de leur honnêteté scrupuleuse (j'avoue leur avoir tendu quelques pièges), aux enfants de leur po­litesse, aux anciens rebelles de leur délicatesse. Ceux-là ont trouvé, afin de parler du passé, des mots, des formules qui n'ont rien de vexant pour leur adversaire -- la Révolu­tion, la guerre civile. 53:134 Le général de Gaulle jouit d'une grande popularité au­près de la population autochtone. Pour les anciens fellagha, bien sûr il est le libérateur, celui qui a octroyé à l'Algérie son indépendance. Mais même ceux qui ont combattu à nos côtés lui conservent leur confiance ! Un vieux combattant mutilé de la dernière guerre m'a murmuré tristement : -- *Nous sommes moins heureux que du temps des Français. Beaucoup d'entre nous n'ont pas de travail. Dans le bled, on gagne peu d'argent et les tâches sont pénibles. Heureusement, j'ai la retraite. Je peux attendre votre re­tour...* Comme je restais silencieux, il a repris : -- *Oui, cela s'arrangera, quand le général de Gaulle va revenir...* Je n'ai pas voulu détromper ce brave homme... Tout autre commentaire enlèverait du prix à cette aveu­gle et touchante manifestation de confiance. Je me tais. Mieux vaut laisser parler les murs : en Alger ils n'ont pas seulement des oreilles. On peut y lire encore des inscrip­tions de l'O.A.S. qui transparaissent sous une couche fugi­tive de lait de chaux : *de Gaulle au poteau, Gambiez à l'hospice...* Depuis, notre Guide en a vu d'autres au Quar­tier latin. J'oubliais un détail qui a sa saveur : la rue où j'ai lu ces inscriptions s'appelle *l'Allée de la Solitude.* Je continue la tournée « des choses vues ». Sur une route du bled, trois petites filles arabes nous font signe afin de nous inviter à regarder les œufs et la vannerie qu'elles vendent. Avant même d'engager le dialogue, elles nous tendent des fleurs des champs. On peut sourire de ce geste. A mon avis cet incident très fleur bleue en dit plus long sur les sentiments des Algériens à notre égard qu'un entretien avec l'un des représentants du pouvoir. 54:134 J'entre à Notre-Dame d'Afrique : dans le bas de l'église, des femmes voilées assistent à l'office. Je m'entretiens avec des religieuses françaises. Elles me confirment cet état d'esprit des humbles. Elles conti­nuent à assumer leurs tâches multiples (éducation, assis­tance aux malades) avec cette sérénité qu'ont seuls ceux qui conservent les yeux tournés vers les larges espaces ré­servés au Seigneur. A ces grandes dames, à ces cosmonau­tes de Dieu, je tire, en passant, mon chapeau. Les Jésuites ont quitté Alger mais les Frères des Écoles Chrétiennes demeurent à leur poste. Beaucoup de prê­tres œuvrent utilement. Ils exercent pour la plupart un métier : agriculteurs, médecins, voire imprimeurs. Ces Français-là sont les dignes successeurs du Père Le Vacher dont une plaque de marbre, attachée à la muraille du Consulat de France, rappelle le martyre. ##### *La coopération française en Algérie* Tous nos coopérateurs n'ont pas le même idéal et le même désintéressement. Ils sont légion, civils ou militai­res, hommes ou femmes. Ils exercent leur activité dans tous les domaines. La plupart appartiennent au corps en­seignant ou au milieu industriel. Quelques-uns remplissent des fonctions administratives. Une mission militaire française joue un rôle non négligeable auprès de l'armée al­gérienne. Elle a organisé la gendarmerie locale et va prêter son concours à l'instruction des officiers de réserve. J'ai recueilli les confidences de plusieurs de ces coopé­rants, écouté leurs doléances, entendu aussi des critiques quelquefois malveillantes tant sur leur comportement que sur la façon dont les Algériens utilisent leur compétence. Je tiens tout d'abord à rendre hommage à ces Français. Quel que soit le but qu'ils poursuivent ou le mobile qui les a conduits en Algérie, croisés ou anticroisés, altruistes ou intéressés, ils s'efforcent pour la plupart d'être efficaces. 55:134 Ensuite, au risque d'encourir les reproches de quelques compatriotes ulcérés par leurs infortunes, j'affirme que cette coopération est indispensable pour de multiples rai­sons. Elle ne peut être déshonorante pourvu qu'elle soit pratiquée honorablement. Ce n'est pas nous qui avons mau­vaise conscience. Charles de Gaulle a condamné les Fran­çais au bagne de la coopération, lorsqu'il créa l'Algérie algérienne. Les gaullistes impénitents que j'ai vus à Al­ger ne sont pas parvenus à me persuader du contraire. Et quoi qu'en pensent certains matamores algériens (assez rares), nous n'avons pas à surmonter une défaite. C'est à Paris qu'incombe la responsabilité de n'avoir pas su tirer les fruits de notre victoire. Nous n'avons pas été vaincus sur le terrain : une défaite résulte d'un combat malheu­reux. Et quand même aurions-nous été vaincus, l'exemple de la nouvelle amitié franco-allemande nous montre la voie à suivre en Algérie. Nous n'avons pas le droit de renoncer à une mission séculaire, d'abandonner les Algériens au milieu du gué. Il est des impératifs en matière stratégique. Notre sé­curité nous commande de coopérer militairement avec l'Algérie, ce pays symétrique du nôtre par rapport à la Méditerranée. Un Américain, et non des moindres ne nous disait-il pas, il y a quelques jours : -- *Les Russes n'attendent que votre départ du terrain d'aviation de Bou Sfer qui domine Mers-el-Kébir, pour installer dans la grande base méditerranéenne les portes antiatomiques qui lui donneront sa pleine efficacité.* Sur le plan économique, l'Algérie et la France sont des pays complémentaires. La patrie d'Abd el-Kader absorbe 6 % des exportations françaises. Ce chiffre est vingt fois supérieur à celui des exportations de l'U.R.S.S. en Algérie. ##### *Comment coopérer avec l'Algérie ?* En fait, le problème ne consiste pas à savoir si la France doit coopérer avec l'Algérie mais sur quelles bases, comment cette coopération doit s'effectuer. 56:134 Pourquoi ne nous entendrions-nous pas avec l'Algérie ? Il suffirait d'agir de part et d'autre sans complexe de supé­riorité ou d'infériorité. Les moyens de pression ne man­quent à aucune des deux parties. Mieux vaut ne pas s'en servir. En ce qui nous concerne, nous n'avons ni à contester l'indépendance de l'Algérie ni à chicaner sur les engage­ments que nous avons pris. Nous préférerions voir la Fran­ce plaider le dossier des harkis et défendre les intérêts des pieds noirs plutôt qu'ergoter sur les livraisons de pinard ou lésiner sur le pétrole. Le rôle de marchand du Temple ne sied guère aux Français. Nous avons en face de nous d'habiles négociateurs. Pourquoi nous acharnons-nous à leur opposer des spécialistes d'imbroglios ? A quoi sert-il de leur dépêcher des courriers de la colère (rentrée) ? Mieux vaut les autres, compte tenu de leur compétence, aux tour­nés hiérosolymitaines. Ce choix des interlocuteurs a son impor­tance. Envoyons en Algérie moins de professeurs anticolo­nialistes et davantage de techniciens. La coopération n'a que faire d'un Sauvageot. Pourquoi ne préparons-nous pas nos jeunes coopérants par un stage sérieux qui pourrait s'effectuer au C.H.E.A.M. ([^9]) dont les maîtres connaissent bien l'Islam ? Il faut coopérer aussi de ce côté de l'eau, sur les bords de la Seine. Les Algériens qui travaillent en France ont droit à notre sollicitude. Faisons-nous tout notre devoir vis-à-vis d'eux pour les loger, les défendre contre leurs caïds et contre eux-mêmes ? En Algérie j'en ai vu se plaindre, souvent à juste titre, du comportement des Français à leur égard :  -- J'ai un petit bien du côté de Marseille, m'a conté l'un d'eux. Pour aller m'en occuper, je dois accomplir des formalités interminables. Là-bas on n'est pas gentil pour moi. 57:134 Pourquoi refuser aux Algériens certaines satisfactions d'amour-propre ? Pourquoi la Cie Générale Transatlanti­que affecte-t-elle sur la ligne d'Alger des bateaux qui ont de brillantes qualités nautiques mais dont le confort laisse à désirer ? Pourquoi, à bord de ses avions, Air-France s'adresse-t-elle aux passagers uniquement en français et en anglais ? Il faut également réviser la nature de nos relations com­merciales avec l'Algérie. Beaucoup plus que de produits fabriqués, celle-ci a besoin d'instruments, de machines pour les usiner. Elle est en passe de devenir productrice de mi­nerais précieux dont le Sahara contiendrait d'importants gisements : antimoine, béryllium, mercure, or. Elle nous accuse de laisser stagner à 40 millions de tonnes sa produc­tion de pétrole et nous réclame déjà la révision des accords récemment conclus. Nous pourrions demander, à titre de compensation, de participer davantage à la mise en valeur du sol algérien, de réinstaller sur leurs fermes quelques fa­milles d'anciens propriétaires ! Ce serait là un test inté­ressant, au moins sur le plan sentimental. Contrairement à ce que pensait Albert Sorel, il faut parfois faire du sen­timent en politique et aussi de l'humour... C'est là le meil­leur moyen d'apaiser les rancunes, de renouer des liens amicaux, et aussi de laisser au temps faire son œuvre. Nous ne désespérons pas de voir un jour la France et l'Al­gérie devenir des alliés. Louis Saint-Aubin. 58:134 ### Cuba et les intellectuels par Jean-Marc Dufour FIDEL CASTRO n'a jamais cessé, au cours des dix an­nées qu'a duré son régime, de jouir à l'étranger d'une faveur marquée auprès des intellectuels. Les causes de cet engouement sont multiples. Au premier rang, il faut certainement placer le fait que Cuba se trouve sous l'Équa­teur, ou presque, et que la révolution cubaine se déroule sous un climat agréable. Moscou, ses neiges et ses hivers ne poussaient pas vers la rêverie ; les aspects pénibles de la révolution socialiste y devenaient rapidement atroces lors­que manquaient le charbon, les souliers, les vêtements. A Cuba, le soleil dorait les pâles réalités. On se serait cru dans un village de vacances du Club Méditerranée et lorsque Françoise Sagan se faisait photographier chez Fidel Castro, le chapeau de paille « guajiro » et les contre-jours dans les cannes à sucre constituaient l'essentiel du reportage. Can­nes à sucre et cocotiers, Robin des bois et « Bon sauvage », « bleu des mers du sud » et pachanga, composaient un coquetèle d'exotisme qui fardait si bien la révolution cu­baine que toute la gauche qui « pensait » ne rêvait plus que de milices bronzées et de fermes collectives pour passer le week-end. 59:134 L'étonnant n'est pas l'engouement de nos intellectuels pour une révolution qu'ils ne connaissaient pas, mais que ce préjugé favorable fut partagé par les intellectuels d'Amé­rique latine (mieux placés pour se rendre compte de ce qui se passait réellement à Cuba), et même, en partie, par les intellectuels cubains -- qui, eux, savaient de première main ce que représentait le « socialisme créole », et pouvaient mesurer à chaque pas l'écartement des barreaux de la cage. #### Premières crises Au début, tout sembla bien se passer. Le régime de Fidel Castro fit d'énormes efforts pour séduire les jeunes intellectuels cubains. Les écrivains furent édités, les com­positeurs purent composer et leurs œuvres furent jouées, devant un public réduit, mais jouées tout de même. Les peintres purent peindre en toute liberté, leurs toiles furent sinon vendues, du moins achetées par les galeries nationa­lisées, c'est-à-dire par l'État, qui mit sur pied un système de vente à crédit dont le succès fut, croyons-nous, assez mince. C'était là une véritable révolution. Jusqu'à ce jour, les écrivains et artistes avaient été considérés comme les pa­rents pauvres de la Cuba capitaliste. D'un seul coup, on avait pour eux des égards, on paraissait estimer leurs œu­vres ; tous ceux qui se trouvaient à l'étranger se précipi­tèrent vers cette révolution où ils croyaient avoir leur mot à dire. D'ailleurs, l'exemple venait de très haut : l'un des plus grands romanciers vivants de l'Amérique latine, et peut-être du monde, Alejo Carpentier, proclamait son atta­chement à la révolution cubaine. Il y avait cependant des limites auxquelles les Intellectuels cubains ne tardèrent pas à se heurter. Si le gouvernement de La Havane ne voyait, à la diffé­rence de celui de Moscou, aucune difficulté à ce que ses peintres peignissent des tableaux abstraits ou surréalistes, il en voyait d'insurmontables à autoriser autant de liberté dès qu'il s'agissait de cinéma ou de littérature. La première escarmouche se produisit à propos du film *Habana P.M. 1,* qui montrait la Havane telle qu'elle était et non telle qu'elle aurait dû être. 60:134 Devant la représentation de ce que Blas Roca baptisait aimablement « les vestiges du passé » -- et qu'il me conseillait de ne pas photographier, -- le gouver­nement cubain interdit tout simplement le film. L'usage de a censure n'a jamais effrayé que les régimes bourgeois. L'affaire rebondit lorsque les rédacteurs du supplément littéraire de *Revolucion* prirent fait et cause pour les réal­isateurs de *Habana P.M. 1* et menèrent campagne pour le film au nom de la liberté artistique. Il se tint un grand meeting à la bibliothèque Jose Marti, sous la présidence de Fidel Castro, dont l'enregistrement ne fut jamais publié. Le résultat fut non seulement que la projection de *Habana P.M. 1* demeura interdite, mais que le supplément littéraire *Lunes de Revolucion* disparut dans la tourmente. Alors se développa une situation bizarre. De son côté, le gouvernement cubain se rendait bien compte que l'appui des intellectuels lui était nécessaire pour pouvoir mener à bien sa propagande dans les universités et les milieux cul­tivés du continent Sud-Américain ; il s'agissait donc pour lui de ne pas rendre manifestes les contraintes qu'il impo­sait. Les intellectuels, eux, commençaient à comprendre que la demi-liberté dont ils jouissaient encore ne ferait que se réduire, et qu'ils devaient livrer sans relâche un combat inégal, où ils useraient vainement leur belle jeunesse. Le texte qui traduit le mieux l'attitude du gouvernement cubain est *Paroles aux Intellectuels* de Fidel Castro soi-même ([^10]). Avant d'en parler, il faut dissiper une équivoque : Fidel Castro, contrairement à l'image qu'en présente la propagande communo-gauchiste, n'est pas un intellectuel. Il fut un bon élève des Pères de Belem, puis un étudiant en droit qui chercha bien plus à jouer un rôle politique qu'à pâlir sur les traités juridiques. Il milita dans les « *grupos de accion *», bandes terroristes qui régentaient l'Université et dont on pourrait dire que l'idéologie était douteuse si tant est qu'elles en eussent une. 61:134 Aussi, lorsque Fidel Castro parle aux intellectuels, il s'empresse de leur dire qu'il ne fait pas partie de leur grou­pe, qu'il n'est « qu'un homme d'action révolutionnaire », et qu'il ne veut parler que de leur rôle dans la révolution. Si on lit la suite du texte de l'œil gauche, en refusant obsti­nément de tenir compte des réalités, on peut trouver dans les paroles de Castro un éloge de la liberté d'expression. C'est cette partie de son propos que citeront sans arrêt nos intellectuels. Voici ce que cela donne : « *Personne n'a jamais supposé que tous les hommes ou tous les écrivains ou tous les artistes doivent être des révo­lutionnaires. Il peut y avoir, naturellement, des artistes, et de bons artistes, qui n'aient pas devant la vie une attitude révolutionnaire.* (...) *Allons-nous dire ici aux gens ce qu'ils doivent écrire ? Non. Que chacun écrive ce qu'il veut... *» Mais si on veut bien lire des deux yeux, on s'aperçoit que lorsque Fidel parle de ce qui est son domaine : la ré­volution et la défense de la révolution, le ton change. Définissant les droits des écrivains et artistes, il précise : « *Au sein de la révolution, tout ; contre la révolution, rien. Rien contre la révolution, parce que la révolution a aussi des droits et le premier de ces droits est celui d'exis­ter ; et face au droit de la révolution d'être et d'exister, rien. Pour autant que la révolution représente les intérêts du peuple, pour autant que la révolution signifie les intérêts de la nation tout entière, personne ne peut prétendre avec quelque raison jouir d'un droit qui s'oppose à elle.* « *Je crois que cela est bien clair. Quels sont les droits des écrivains et des artistes révolutionnaires ? Au sein de la révolution, tout ; contre la révolution, aucun droit.* « *Et cela n'est pas une loi d'exception pour les artistes et pour les écrivains. C'est un principe général valable pour tous les citoyens. *» 62:134 #### Grandeur et chute d'Édith Garcia Buchaga Gêné par les répercussions qu'aurait eues à l'étranger une mise au pas trop apparente des intellectuels cubains, le gouvernement de Fidel Castro entreprit de les réduire « par la bande ». La personne chargée de l'opération fut une distinguée militante communiste : Édith Garcia Buchaga, que l'on croit aujourd'hui en prison ; mais n'anticipons pas. La méthode employée, simple. Les écrivains, artistes, et autres intellectuels formaient un groupe inerte, passif, et réfractaire à un certain nombre d'impératifs révolu­tionnaires ; il n'y avait donc qu'à noyer ces réfractaires dans un groupe qui leur imposerait sa volonté. Après tout, la culture n'est pas une affaire de spécialistes. La culture doit être révolutionnaire, comme tout à Cuba. Or la révo­lution vient des masses, par l'intermédiaire de leurs orga­nisations. La culture révolutionnaire doit aussi venir des masses. Pour cela, on doit créer des conseillers de culture au sein de l'armée, des syndicats, de toutes les organisa­tion de masse, et ce sont eux qui, en collaboration avec l'Union des Écrivains et Artistes Cubains, indiqueront quelle doit être la culture digne de la révolution cubaine. J'ai visité des expositions de peinture réalisées selon la nouvelle norme. C'était une collection de *Fidel Castro à La Moncada* et de *Camilo Cienfuegos sur fond de soleil cou­chant*, auprès desquels les toiles du réalisme socialiste so­viétique pouvaient faire figure d'œuvres d'avant-garde dé­cadente. Devant cette, offensive du pouvoir révolutionnaire, les intellectuels cubains adoptèrent trois attitudes différentes. Les uns se rallièrent, d'autres firent le gros dos, les der­niers cherchèrent toutes les occasions de quitter « le pre­mier territoire libre d'Amérique ». Parmi ces émigrés, les uns rompirent complètement avec la révolution fidéliste ; d'autres vécurent dans une demi-dissidence que l'on com­prend assez bien si l'on examine le « climat » des milieux intellectuels occidentaux, et le peu d'encouragements que les Cubains y rencontrent à manifester hautement leur désaccord avec la dictature marxiste de La Havane. 63:134 A Cuba, il semble que la mise au pas des artistes et écri­vains marqua un temps d'arrêt avec la disparition d'Édith Garcia Buchaga. La grande maîtresse de la littérature cu­baine et son mari Joaquim Ordoqui furent mis en cause lors du procès de Marcos Rodriguez avec, selon toute vrai­semblance, l'accord de Fidel Castro lui-même. L'affaire était assez sordide. Marcos Rodriguez, demi-intellectuel, demi-homosexuel, communiste sans que l'on put affirmer qu'il fut matériellement inscrit au parti, dénonça à la po­lice de Batista la retraite des membres du Mouvement Étu­diant Révolutionnaire qui avaient attaqué le Palais prési­dentiel. Ceux-ci furent abattus sur place. Étant parvenu à gagner le Mexique, Marcos Rodriguez devint l'intime du ménage Buchaga-Ordoqui. La révolution triompha et Ro­driguez rentra à Cuba où il obtint un poste au ministère des Forces Armées. Dénoncé par les amis des victimes de sa délation, il fut arrêté mais remis en liberté, et bénéficia peu après d'une bourse d'étude pour la Tchécoslovaquie. C'est à Prague qu'il fut arrêté de nouveau, sous l'accu­sation de se livrer à l'espionnage, et ramené à Cuba. Cette fois-ci, il avoua tout et ajouta que, étant en exil au Mexi­que, il avait mis Édith Garcia Buchaga au courant de ses rapports avec la police de Batista ; celle-ci l'avait assuré que, s'il était bien sage et travaillait assidûment pour le Parti, tout pouvait être oublié précisa-t-il. Le procès fut engagé avec l'accord de Fidel Castro et il est clair aujourd'hui que celui-ci pensait profiter de la publicité qui lui était donnée pour mettre en accusation le vieux Parti Communiste et se débarrasser de quelques-uns de ses chefs. L'affaire pourtant tourna court. Fidel Castro vint déposer et accabla ceux de ses partisans qui s'étaient le plus avancés à attaquer la vieille garde communiste : ce furent eux qui payèrent les pots cassés. Mais, quelques semaines plus tard, on apprit l'arrestation de Joaquim Ordoqui ; Édith Garcia Buchaga disparut à son tour de la scène politique ; il semble à peu près certain qu'elle se trouve, elle aussi, en état d'arrestation. 64:134 #### Le congrès culturel de La Havane Le répit gagné par les intellectuels cubains à la dispa­rition d'Édith Garcia Buchaga, se prolongea d'autant que le gouvernement de La Havane était en train d'organiser une grande opération de propagande et de noyautage dans les milieux intellectuels étrangers : il était impossible de mettre sur pied le *Congrès Culturel de La Havane,* ([^11]) et de restreindre en même temps les quelques libertés dont jouissaient les écrivains cubains. Avec ce Congrès, le stade des grandes manœuvres était dépassé. Il s'agissait pour le gouvernement cubain et le mouvement castriste international de récolter le fruit de dix années d'efforts pour s'implanter dans les milieux intellectuels et principalement dans ceux du « Tiers-Monde ». Il s'agissait -- et la revue *Casa de las Americas* le précise dans la déclaration publiée en tête de son n° 51-52 pour son dixième anniversaire -- de mettre en valeur : « *la solidarité des intellectuels latino-américains avec cette position qui est, aussi, la solidarité avec une ligne de principes révolutionnaires, qui a repoussé toute forme de conciliation, de libéralisme, de soi-disant dialogue -- lequel, se déroulant avec l'ennemi, sur son terrain, ne peut être que trahison dans le pire des cas, et dans le meilleur, une dangereuse ingénuité. *» Pour cela, il fallait : d'une part, barrer la route aux efforts de « l'impérialisme nord-américain » pour gagner à sa cause les intellectuels du Tiers-Monde, (ce qui est à relier à la campagne déclenchée par la revue des Jésuites nord-américains *Remparts* contre le *Congrès pour la Liberté de la Culture* accusé d'être financé par la C.I.A.) ; 65:134 d'au­tre part, offrir à la fois une doctrine politique strictement radicale et une très grande liberté quant aux formes d'expressions. Cette politique laissait aux écrivains cubains la possibilité de conserver une demi-liberté, pour autant qu'ils se cantonnaient au plan de la pure esthétique. Tout allait être remis en question au cours de l'été dernier. Ce furent les événements de Tchécoslovaquie qui en­traînèrent l'attaque du gouvernement castriste. D'abord, parce que les intellectuels tchécoslovaques avaient été l'élé­ment le plus dynamique de l'opposition interne dans le système socialiste tchécoslovaque ; ensuite, parce que les intellectuels cubains manifestaient -- autant que faire se peut -- leur sympathie pour « le printemps de Prague ». Le discours dans lequel Fidel Castro approuva l'interven­tion soviétique faisait allusion à cette sympathie des intel­lectuels cubains pour la « nouvelle vague tchèque ». Il n'y cachait pas que les discussions de modes littéraires, où ils avaient cru pouvoir trouver un refuge leur épargnant de s'engager bruyamment sur le plan politique, n'avaient aucun intérêt. Les intellectuels qui avaient été portés aux nues quelques mois auparavant lors du Congrès Culturel de La Havane, ceux en qui Castro saluait la véritable classe révolutionnaire des temps actuels, se trouvaient brutale­ment remis à leur place : celle d'idiots utiles ; utiles certes, mais idiots. Fait caractéristique de la résistance larvée de ces mêmes intellectuels : pendant les trois semaines suivant le discours, le résumé hebdomadaire de *Granma* publia les messages de soutien envoyés par les diverses organisa­tions syndicales ou professionnelles cubaines à Fidel Castro ; on n'y trouve aucune organisation « culturelle ». Ni la *Casa de las Americas*, ni l'UNEAC, Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains ne manifestèrent leur appui, alors que *Granma* publiait les photographies des exemplaires du discours de Castro contresignées par les ouvriers des usines cubaines et les « gajiros » des mon­tagnes de l'Oriente ! 66:134 #### Les prix de la « Casa de las Americas » En réalité, le gouvernement cubain devait affronter une double crise. Dans les rangs des intellectuels résidant à Cuba, le mécontentement, le refus de s'engager politique­ment plus qu'il n'était absolument nécessaire, une sorte d'émigration vers un esthétisme désengagé ; hors de Cuba, des manifestations d'indépendance chez les écrivains qui avaient jusqu'alors soutenu sans défaillance les thèses cubaines. La première de celles-ci eut lieu lors de l'attribution des prix 1968 de la *Casa de las Americas.* « *Le prix de la Casa de las Americas*, écrit Claude Fell dans *Le Monde* du samedi 3 mai 1969*, est maintenant une véritable institution littéraire latino-américaine. *» C'est absolument exact. Pour comprendre l'importance que ce prix a acquise au cours des dix dernières années, il suffit de savoir quels avantages matériels y sont attachés. Lorsque l'écrivain Mario Schizman, résidant à Caracas a obtenu « la mention spéciale de la Casa de las Ameri­cas », les journaux vénézuéliens ont annoncé que cette mention signifiait « *une édition de son roman à dix mille exemplaires et sa traduction en français, anglais et italien. *» Il est bien évident qu'en distribuant une telle manne, les gouvernants cubains savaient fort bien que nombre d'indifférents, d'écrivains sans idées très fermes, se met­traient « en condition » de recevoir ou le prix ou une mention. Poussant à la roue, les éditeurs publieraient de préférence les ouvrages susceptibles d'être primés. Tout un courant se formerait. Et il s'est formé : lors de la réu­nion du jury 1969, Haydée Santa Maria, directrice de la Casa affirma que, cette année, 364 manuscrits avaient été envoyés (156 de poésie, 73 de contes, 60 pièces de théâtre, 40 romans et 17 essais). 67:134 Mais si les gouvernants cubains jouaient les mécènes, ils ne tenaient pas à ce que des réactionnaires, des indifférents ou, pis encore, des hérétiques en profitent. C'est cependant ce qui s'est passé pour le prix de poésie et le prix de théâtre de 1968. Les deux œuvres, *Hors Jeu* d'He­berto Padilla (pour la poésie) et *Sept contre Thèbes* d'An­ton Arrufat (pour le théâtre) étaient considérées par les dirigeants de L'Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains comme des œuvres contre-révolutionnaires. Elle se trouva dans l'obligation de les éditer, et ne crut pas pouvoir mieux faire que d'exposer son désaccord en une préface ajoutée au livre d'Heberto Padilla. La lecture en est instructive. On y apprend que, si la révolution cubaine a respecté la liberté d'expression, c'est parce qu'elle escomptait que les courants d'idées, les posi­tions et les attitudes inspirés par la société d'avant la révolution seraient balayés par « un développement éco­nomique et social venant se refléter dans les superstruc­tures ». Il n'en était évidemment rien, comme le prouve le poème suivant tiré du livre d'Heberto Padilla ; la traduc­tion est celle publiée en France par les éditions du Seuil : > *Instructions pour être admis dans une nouvelle société.* > > Premièrement l'optimisme. > > En second lieu être correct, circonspect, soumis. > > (Avoir subi toutes les épreuves sportives.) > > et pour finir, marcher > > comme fait tout un chacun des membres : > > un pas en avant, > > deux ou trois en arrière : > > mais toujours applaudissant. L'affaire n'en resta pas là. Le gouvernement cubain reprit rapidement l'offensive, utilisant exactement les mêmes armes qu'aurait voulu, il y a sept ans, utiliser Édith Garcia Buchaga. Déjà, en octobre dernier, Lisandro Otero, vice-directeur du Conseil National de Culture, avait averti les jeunes écrivains que leur devoir était « *de contribuer à ce que l'art ne reste pas un phénomène isolé, mais s'étende massivement et fasse partie de l'éducation intégrale qui caractérise l'homme nouveau *». Il ajoutait : « *Il ne suffit pas d'exprimer la révolution, il faut aussi la construire. *» 68:134 Puis, le 6 novembre 1968, le programme d'Information politique des Forces Armées révolutionnaires dénonçait, à l'occasion du Concours de littérature et d'art plastique organisé par cette institution, les écrivains qui « au lieu de consacrer leurs efforts à l'étude et au travail en faveur du peuple, l'emploient à falsifier notre histoire, tromper les masses ou copier mécaniquement les « snobismes » euro­péens et américains ». Faisant l'éloge des œuvres primées, le porte-parole des Forces armées ajoutait : « Les œuvres couronnées méritent réellement d'être publiées et diffusées au sein de notre peuple. On n'y trouve ni hésitations, ni hiéroglyphes, ni devinettes, ni pornographies, ni réticences contre-révolutionnaires. », Ce fut alors au tour de *Verde Olive,* organe des Forces Armées Révolutionnaires, d'entrer dans la course. Un cer­tain Leopoldo Avila, soigneusement inconnu jusqu'à ce jour, reprit les fortes paroles de Fidel Castro sur les droits des écrivains en régime révolutionnaire. La diatribe se poursuivait par des accusations contre divers écrivains réfugiés à l'étranger : Severo Sarduy, Adrian Garcia, et surtout Guillermo Cabrera Infante, accusé d'être un agent de la C.I.A. #### « A Cuba on a socialisé la misère » Ce dernier est un des personnages les plus en vue de la jeune génération d'écrivains cubains. C'est lui qui diri­geait *Lunes de Revolucion* lors du conflit qui entraîna la disparition de cet hebdomadaire. Attaché Culturel de Cuba en Belgique, il se cantonna longtemps dans un silence complet avant de rompre définitivement avec le régime castriste (on affirme qu'il attendait que certains de ses parents aient obtenu l'autorisation de quitter Cuba). L'homme n'est guère fait pour éveiller la sympathie. Pré­tentieux, théâtral, suffisant, il n'en est pas moins l'un des meilleurs écrivains et poètes cubains. L'article qu'il a récemment donné à la revue argentine *Primera Plana* est une mise en accusation féroce du régime castriste : 69:134 « *Dans une incroyable cabriole hégélienne, Cuba avait fait un grand saut en avant, mais était retombée en arrière. Maintenant, par les pauvres vêtements, les automobiles bâ­tardes* (*sauf, bien sûr, les limousines officielles ou les ra­pides Chevrolet dernier modèle de la caravane du Premier ministre*)*, sur les figures affamées, on voyait que nous vivions, que nous étions le sous-développement. *» « *Le socialisme, théoriquement, nationalise les richesses. A Cuba, par une étrange perversion de la pratique, on a socialisé la misère. *» Et Cabrera Infante cite le cas -- plus que de longs dis­cours, il montrera quelle est l'actuelle situation des intel­lectuels à Cuba -- de la Bibliothécaire Olga Andreu qui avait osé inscrire le dernier livre de Cabrera Infante « *Trois Tristes Tigres *» sur une liste de livres recomman­dés par la Casa de las Americas. « *Peu de temps après, elle fut révoquée de son poste, mise sur une liste hors cadres, ce qui signifie un avenir terrible car elle ne pourra plus trouver de situation dans l'administration, et son unique issue sera de demander à aller* « *volontairement *» *travailler comme ouvrière agri­cole. *» Tel est le contrepoint sarcastique qui arrive d'exil aux déclarations du Comité de Rédaction de la Revue *Casa de las Americas,* publiées le 11 janvier dernier : « Dans le contexte cubain, proclament ces graves per­sonnages, l'intellectuel a le devoir de mener à bien une tâche créatrice et critique enracinée dans le processus révolutionnaire, et surtout, liée aux tâches qui soutiennent, orientent et stimulent la marche ascendante de la Révo­lution. » Ce qui peut vouloir dire, le cas échéant, couper la canne à sucre ou sarcler les carottes. Jean-Marc Dufour. 70:134 ### La culture et le rossignol par Marie-Claire Gousseau LORSQUE, raconte Andersen, le rossignol merveil­leux des jardins impériaux accepta de demeurer à la Cour de l'empereur de Chine, dans une cage d'or, il y fut très malheureux. Il avait permission de sortir deux fois par jour et une fois par nuit, accompa­gné de douze valets tenant chacun un fil enroulé à l'une de ses pattes. Les habitants de la ville pleuraient d'émo­tion tant les talents musicaux de ce rossignol les hono­raient. Or, il advint qu'un jour le souverain du Céleste Em­pire reçut de son confrère l'Empereur du Japon un rossignol mécanique en or, décoré de pierres précieuses, capable de chanter comme le rossignol vivant, et qui remuait la queue et saluait de la tête à la fin de chaque morceau de son répertoire. L'arrivée de ce précieux cadeau provoqua divers remous d'opinion. Enfin il fut décidé de mettre les deux rossignols en compétition. Tout d'abord les oiseaux se mirent à chanter ensemble. Mais leurs voix n'étant pas accordées, il s'en suivit une détestable cacophonie. -- « Écoutons-les à tour de rôle, décida l'Empe­reur ! » 71:134 Le rossignol mécanique commença le premier et obtint un succès retentissant. Quand vint le tour du ros­signol vivant, on le chercha partout en vain : il était retourné à sa forêt natale en profitant d'une fenêtre ouverte. Et pourtant n'était-il pas venu de lui-même à la Cour pour le simple bonheur de réjouir les hommes par ses trilles mélodieux ? Alors tous commencèrent à médire du vrai rossignol aussi laid qu'ingrat et qui, de surcroît, n'était peut-être pas le merveilleux chanteur qu'on avait pu croire. Le rossignol mécanique, tant par la splendeur de son as­pect que par la perfection de son mécanisme parut, au jugement général, infiniment supérieur à l'autre. L'oi­seau des forêts fut banni de l'Empire, l'autre reçut le titre de « grand chanteur de la Sieste Impériale ». \*\*\* Sans vouloir convertir cette histoire en pièce « à clés » et chercher à mettre des noms sur les protago­nistes de ce petit drame poétique, ce n'est pas l'inter­préter abusivement que d'y voir un apologue évoquant assez exactement le sort imparti depuis une vingtaine d'années à la véritable culture. Véritable culture aux lignes dépouillées, simples, austères parfois, dans la grisaille du quotidien, comme le pauvre petit oiseau gris et frêle et pourtant capable des chants les plus beaux, les plus étonnants, coulant des sources pures et intarissables de l' « inspiration ». Elle n'est pas sauvage, ni altière, mais faite pour le seul bonheur des hommes. Elle souffre des restrictions portées à sa liberté, à la véritable liberté, à cette puis­sance extraordinaire qu'ont les hommes de choisir le beau, le vrai, le bien par amour, ou d'y renoncer. Elle en souffre mais s'en accommode dans l'espoir tenace de temps meilleurs. 72:134 Arrive le jour où elle doit se mesurer avec le rutilant rossignol mécanique, avec tous les succédanés de « cul­ture » technique, nouvelle, vécue, anti-bourgeoise, ré­volutionnaire. Alors, tel l'humble rossignol des bois, la véritable culture s'enfuit. Elle abandonne les scènes, inondées d'aveuglantes lumières et submergées, des bastringues impériaux. Elle est discrète et destinée à ceux qui savent voir et entendre. Elle se réfugie dans les âmes pures, et dans les cœurs de ces « Mozarts assassinés » qu'a pleuré Saint-Exupéry. Cependant, elle ne se mesure pas avec la belle méca­nique bien huilée qui a conquis les cœurs de ses propres admirateurs. Loin de la comprendre, ils s'étaient laissés surprendre par la fierté de la posséder parmi eux. L'effet de surprise ne dure qu'un moment. Ainsi le clinquant de l'oiseau mécanique qui chante à la volonté de l'auditeur, autant de fois qu'un homme remonte ses rouages, conquiert vite les suffrages du public. Or, raconte Andersen, le souvenir du rossignol vivant demeurait dans le cœur d'une petite servante et d'un pêcheur, deux humbles. Ils ne le dirent à personne et se tinrent soigneusement à l'écart des chœurs célébrant la gloire du rossignol d'or. Même échappée aux regards du plus grand nombre, la véritable culture ne meurt pas : -- tant que de vrais maîtres et de vrais éducateurs sèment en de jeunes cœurs et intelligences les germes du beau, du vrai et du bien ; -- tant qu'ils éduquent les volontés par l'entraîne­ment à l'effort personnel ; -- tant que sera apporté à cet ouvrage l'inspiration nécessaire de la foi ([^12]) ; -- c'est-à-dire : tant que se réalisent les conditions nécessaires et suffisantes d'une véritable éducation de la liberté. 73:134 Car pour tuer la culture, il faut tuer la liberté. Mais en ce temps d'artifices et d'intrigues, il se révèle plus habile de parer la liberté des atours d'une nouvelle cul­ture, génératrice d'illusions. Le rossignol mécanique se substitue au rossignol vivant. Les méthodes « culturelles » réalisent au grand jour et sous les applaudissements de la multitude cette com­mutation et livrent depuis 1968, avec une intensité ac­crue, un triple assaut contre la liberté par les voies les plus sûres. Une atteinte mortelle est portée : -- par la première voie à la liberté intellectuelle -- par la seconde à la responsabilité personnelle ; -- par la troisième à la possibilité de contact avec la Vérité objective et surnaturelle. L'opération « néo-culturelle » en cours a obtenu déjà certains résultats. Après identification de ses moyens d'action, ce sont ces résultats qui méritent analyse. \*\*\* Le rossignol atteint de psittacisme\ ou la « culture » contre la liberté intellectuelle Un rossignol touché par ce mal serait-il encore un rossignol ou déjà un rossignol-perroquet mutant, en cours d'évolution vers le perroquet-rossignol ? A coup sûr un rossignol malade, peut-être bien un rossignol-clown, ou bien une nouvelle espèce hybride. 74:134 Au-delà de la comparaison, face à la liberté intellectuelle, la « culture » s'inspire de trois attitudes : -- la torture intellectuelle -- le numéro de cirque ; -- la volonté de promouvoir un homme « mutant ». La première attitude affecte les couches les plus diverses de l'opinion mais avec une acuité particulière les milieux catholiques, brutalement assaillis d'étranges phantasmes qui les auraient tirés d'un sommeil paisible de plusieurs siècles. Pour recouvrer la liberté d'une « culture » enfin évadée des geôles de « l'entonnement religieux » et de tout enseignement objectif, il convient de se poser, à l'infini, en long et en large, par les routes les plus fréquentées comme par les sentiers les moins battus, des *problèmes* jamais définitivement résolus. Leur solution n'importe en effet aucunement. Le seul « *état de recherche *» suffit à atteindre l'objectif de « libération » souhaitée qui s'ordonne autour de trois grands thèmes essentiels : -- la libération des tabous sexuels -- la libération de la matière ; -- la libération des tabous sociaux. La libération des tabous sexuels Les « tabous sexuels » méritent de figurer en première place, car ils jouissent d'un vaste crédit dans l'opinion publique, en particulier, selon la remarque faite précédemment, dans sa fraction catholique qui se défoule d'autant plus volontiers qu'elle y vient avec un certain retard. 75:134 Le déferlement des « commentaires », souvent plus que réticents, à propos de l'encyclique *Humanæ Vitæ* a suffisamment démontré l'étendue de la déception des grands ténors de la démythification du sexe, fort pressés de passer maintenant aux actes, sinon déjà assez « engagés » dans cette voie. Un surprenant torrent de littérature sur ces sujets déverse dans la presse ou les colonnes des catalogues des maisons d'éditions religieuses des titres suggestifs. Et que dire des caravanes ambulantes de ces commentateurs, munis de tout un équipement audio-visuel qui viennent à volonté donner leur spectacle « sexy » dans un salon ou la salle des fêtes paroissiale ? ([^13]) Mais la violation ou la seule ignorance de la loi naturelle, ce mal du siècle, ne devaient pas manquer de conduire la libération des tabous sexuels jusqu'à son ultime développement. Quand le réel n'est que du possible vécu, ce « factible » que Marcel De Corte oppose à « l'intelligible et à l'agibile » ([^14]), comment ne s'accréditerait pas, peu à peu, l'idée que, nature et contre nature n'ayant pas lieu de se distinguer, il n'existe pas de perversions sexuelles mais seulement « des expressions sexuelles diverses » ? ([^15]) Tandis que se développe ce système « libérateur », un véritable état d'affolement ne cesse de s'étendre qu'exprime assez bien la générale offensive en faveur de l'éducation sexuelle à l'école ou par le cinéma ([^16]). 76:134 Ces curieux libérateurs offrent, en ces temps « laïques » et anti-triomphalistes le surprenant spectacle d'adorateurs qui s'inclinent -- avec quelle révérence -- devant une idole à laquelle ils cherchent à communiquer des forces renouvelées et magiques, victorieuses de tout interdit. Ils créent ainsi un nouveau « sacré » servi par de nouvelles liturgies qui ne manquent pas de déconcerter les esprits normaux ([^17]). Comment en rompre le charme maléfique et paralysant ? Pourquoi ne pas recourir, en toute simplicité, au rire frais et sain des gens éclairés et expérimentés de tout âge, immunisés contre les complexes et les baratins complexifiants. Infortuné conférencier, qui au cours d'une réunion de parents catholiques annonçait, sur un ton dramatique, la bonne nouvelle de la découverte du siècle, à savoir la mixité du monde ! Quel ne fut pas son embarras de s'entendre demander, au cours du débat qui suivit cet étonnant exposé, jusqu'à quel âge avancé -- ce que son célibat ecclésiastique pouvait excuser -- avait-il cru vraiment que les enfants naissaient dans les choux ! Infortunées religieuses enseignantes qui offrent à leurs élèves leur photo en maillot de bain ! Craignent-elles réellement de ne point passer pour femmes quand elles s'en tiennent au seul exercice de leur grande et irremplaçable maternité spirituelle ? Infortunés clercs contestataires qui n'admettent pas que « *l'appréciation vitale* (souligné dans le texte) de la vie conjugale reste inaccessible au prêtre » ! 77:134 Toutes attitudes « libérées » que résume bien cette présentation du livre *Morale chrétienne aujourd'hui* de J.A.T. Robinson, auteur de *Dieu sans Dieu* : « Une morale pour aujourd'hui qui, libérant les hommes des peurs et des interdits, exprimera avec vérité l'engagement des personnes. » Une libération qui se veut intellectuelle et s'achève en des situations très engagées en tous les domaines. La libération de la matière Cette libération « des valeurs sexuelles » s'intègre avec une logique évidente dans une volonté d'affranchir la matière du mépris qu'auraient fait peser sur elle les champions de la suprématie despotique de l'esprit. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir un esprit réputé « scientifique » comme Teilhard de Chardin ne pas se désintéresser du sexe, tandis qu'en admirable prestidigitateur, la matière dans une main, l'esprit dans l'autre, il étourdit son public au point de le persuader d'avoir enfin résolu le drame d'un soi-disant dualisme du monde, aussi vieux que le manichéisme. La libération des « tabous sociaux » Ce fut un des plus sûrs slogans clamés au cours des bouleversements de mai 1968 contre la civilisation de consommation. En toute rigueur de termes, les « tabous sociaux » comprennent les « tabous sexuels », mais il y a lieu, semble-t-il, de les en distinguer car si certains se limitent à la libération des derniers, d'autres n'ad mettent que celle des premiers, sans toujours bien en préciser le contenu exact. 78:134 Moins que de névroses obsessionnelles, la liberté intellectuelle souffre en cette opération des deux autres attitudes notées : les pitreries d'intellectuels qui se moquent du public ou les efforts des promoteurs d'un « homme mutant » ([^18]). La chasse aux « tabous sociaux » alimente essen­tiellement la production « culturelle » de la décentra­lisation théâtrale. C'est dire que les Maisons de la Culture, les Centres Dramatiques nationaux et diverses Troupes subventionnées se sont donné pour tâche essentielle de monter des spectacles neufs orientés sur ce but ou de reprendre des pièces anciennes et connues auxquelles « l'adaptation moderne » ou « la mise en scène renouvelée » apportent la coloration anti-tabous nécessaire ([^19]). A ces représentations théâtrales proprement dites, s'ajoutent des séances de lecture, des conférences sur les signes du temps, des montages scéniques des documents d'actualité ([^20]), des ballets et des mines. Mais, phénomène qui peut se révéler plus lourd de conséquences encore, un genre nouveau cherche à s'im­poser dans cette même ligne : le théâtre sans paroles, où le geste évoque un texte qui n'est pas prononcé ou se réduit à quelques mots ou onomatopées. 79:134 Devant cette production dont les moyens d'expres­sion révèlent assez souvent un sens aigu du théâtre se posent deux questions. La convergence des thèmes anti-tabous provient-elle d'un néo-conformisme ou d'une volonté déterminée ? Probablement ces deux pôles voisinent-ils souvent sans s'opposer. Les pitreries de talent voisinent avec les séances de mise en condition du public dans le plus pur style révolutionnaire. De toute manière, le spectateur y est mystifié puisque : -- ou bien, sous couleur de savante démonstration intellectuelle, on lui présente une charmante cabriole de baladin -- ou bien, il s'est trouvé « pris » dans une action destinée à infléchir son propre pouvoir de décision et dont les fils sont tirés depuis la scène ([^21]). Il peut se montrer périlleux de distinguer à coup sûr les forces plus ou moins volontaires des entreprises de lavages de cerveau, destinés à créer l' « homme mutant ». La Living Theatre Company tient une place de choix dans ce théâtre où « le langage physique » rem­place le dialogue. Cette troupe cosmopolite, créée à New York en 1947 par un New-Yorkais et la fille d'un rabbin d'Allemagne orientale, dut quitter l'Amérique en 1964, pour des raisons « morales et politiques ». Elle joue depuis lors à travers l'Europe et vise « l'approche d'une fusion du théâtre et du quotidien concret et mythique ». Trois jours consécutifs de spectacle présentent par exemple : « The Brig -- c'est-à-dire « le trou » ou « la taule » en argot militaire. Ce qu'est l'existence dans une prison de « marines » américains (...) : les corvées, brimades, règlements et rites qui brisent inévitablement l'individu. 80:134 « Mysteries and smaller pieces -- (...) Yoga, jeux rituels, longues méditations-improvisations, mise en scène et mise en condition du public (une partie du spectacle se déroule dans la salle), « Frankenstein -- c'est une messe noire dont l'objet est de créer dans des termes modernes un spectacle total à partir de la fable imaginée par Mary Shelley. » ([^22]) La taule ? Une messe noire ? Inquiétant univers quotidien ! Mais ne faut-il pas arracher l'homme aux cadres « sécurisants » qu'il se crée dans sa naïve recherche du bonheur ? Depuis que le vote du budget du Ministère des Affaires Culturelles par l'Assemblée nationale, au cours de l'hiver 68-69, a provoqué quelques interpellations retentissantes et que plusieurs Maisons de la Culture se heurtent à de sérieuses difficultés ([^23]), il est désormais de bon ton de tirer à boulets rouges sur les programmes du théâtre décentralisé. « La Croix-Région parisienne » (9-10 février 1069) ne craint donc pas de s'y attaquer à son tour. Il faut reconnaître que son chroniqueur M. Henry Rabine le fait avec beaucoup d'humour. Il exécute sommairement, en ces termes ([^24]), et avec raison, deux « grands » de l'heure : « Par l'Action culturelle du Sud-Est (Aix) : America Hurrah de J.-C. Van Rallie, mise en scène Antoine Bourseiller. « Tout dépend des intentions. Du côté de l'auteur aucun doute : on refait le monde. Du côté du metteur en scène... on le refait peut-être aussi. 81:134 « Mais je n'arrive pas à en être sûr... Ah ! c'est beau la culture ! « Encore faut-il pouvoir la supporter. Bourseiller croit-il vraiment, ce faisant, avancer le « grand soir » et séduire le public ? A dire vrai il ne fait aucun doute que, le public, Bourseiller s'en f... éperdument. Sa devise : j'esthétise, donc je suis. Mais le public ne suit pas, lui ! « Et alors ? » A Villeurbanne M. Roger Planchon et son équipe présentent « La Contestation et la mise en pièces de la plus illustre des tragédies françaises « Le Cid » de Pierre Corneille, suivies d'une cruelle mise à mort de l'auteur dramatique et d'une distribution gracieuse de diverses conserves culturelles ! » M. Henry Rabine commente : « Bien entendu, avec un titre aussi peu court, la chose se devait d'avoir les idées longues. Elle les a, se proposant, sans manière, de mettre en boîte (de conserve) toutes les attitudes possibles et très imaginables face à la société (de consommation, toujours) en général, au théâtre en particulier et à la contestation dans celui-ci et dans celle-là, pour être complet (...). « Tous les coups, naturellement, sont permis... Sous l'œil ricanant de Beckett ([^25]) Corneille atteint d'un crochet au foie par une nénette envoûtée par Superman, agonise dans une poubelle ; le lavage de cerveau (au détergent qui laisse les mains douces, douces...) conduit les flics « à se prendre pour de la boue et partant à tenir des propos vaseux » (sic) ; 82:134 « Quant au théâtre, il s'enterre lui-même en la personne d'un acteur-metteur en scène qui se poignarde comme chez William (Shakespeare) ne laissant plus que le cri, l'informulé, bref, la table des matières. Pour qu'on comprenne bien, d'ailleurs, on balade une chasse d'eau et ses alentours immédiats. » La société de consommation, les Américains, la con­testation (les prêtres contestataires ne sont pas épar­gnés par ce théâtre pas plus qu'ils ne l'ont été par le journal « L'enragé ») représentent la matière d'un em­ploi récent, tandis que les grands thèmes demeurent, tous pourfendeurs de « tabous sociaux », diversement assaisonnés suivant l'humeur ou le talent de l'auteur et des interprètes. Sur tous, plane l'ombre du plus grand d'entre eux, du classique du genre, de celui qui a peut-être bien tout dit et avec quelle connaissance intime de son sujet et du tréfonds de l'âme du spectateur moyen : Bertold Brecht. Sans en entreprendre une analyse, nécessairement longue et difficile, s'en tenir aux quatre thèmes majeurs de l'œuvre brechtienne donne un éclairage déjà suffi­sant : -- L'ère des héros a fait son temps. -- L'inquiétude nécessaire devant toute chose acquise ou devenue habituelle. -- La faim. -- La terre fraternelle et l'amitié universelle (d'où les pièces contre la patrie, la guerre, la propriété, la famille qui découpent l'universel amour en morceaux !). Comment ne pas y reconnaître, à peine démarquées, les grandes idées en vogue dans l'opinion catholique depuis les années 60, avant que le sexe ne la submerge plus récemment ? Plus de héros, -- à plus forte raison haro sur les saints ! -- culte de l'inquiétude, guerre à l'absolu des certitudes -- faim dans le monde -- terre fraternelle. Ces deux dernières expressions servirent, en ces termes mêmes, d'aliments aux grandes campagnes publicitaires lancées par des Scouts et Guides de France en même temps que s'opéraient leurs transfor­mations profondes qui espéraient passer ainsi plus inaperçues. 83:134 Voici donc le cadre dans lequel tous sont invités à bêler en cadence slogans et idées toutes faites. Qui s'en écarte, et tente d'échapper au vent de la « culture » n'existe pas, ne compte pas dans l'économie culturelle. ...Et le rossignol vivant s'en retourna dans sa forêt natale tandis que son souvenir demeurait dans le cœur des humbles. \*\*\* Le rossignol dans la cage d'or\ ou la fascination du paradis perdu Ce n'est pas le moindre des paradoxes de notre monde contemporain que d'imaginer, c'est-à-dire pro­prement de créer des images, et par suite de se figurer détenir les conditions pratiques du retour au paradis perdu, quand la moitié de la planète subit l'un des plus atroces esclavages que les hommes ont pu connaître au long de l'histoire. Les planificateurs des pays réputés libres rêvent ainsi tout haut d'un monde super-organisé, super-tech­nicisé, super-socialisé où la pensée du moindre risque à prendre deviendra la notion la plus étrange et donc la plus étrangère qui soit aux hommes, Automation intégrale, civilisation des loisirs bâtie sur la synthèse du travail et du loisir, disparition du besoin d'interdire, par suite de l'extinction complète des instincts agressifs de toutes espèces, grâce à la satis­faction la plus large des besoins et des désirs et à la libération totale des complexes et des tabous. 84:134 Cruel humour de notre temps qui fait cohabiter sur chacune des rives de l'Océan Pacifique l'enfer maoïste et cette « fabuleuse Californie », prélude à l'Amérique de 1980. Entre Atlantique et Pacifique un paradis terrestre tente incontestablement d'ouvrir ses portes. « De l'abolition du péché à celle de la pauvreté c'est la scène 1 du premier acte du futur qui se joue ici. » (**26**) Révolution culturelle de l'austérité et de la terreur ? Épanouissement maximal de la « culture » moderne ? A qui appartiendra la suprématie universelle ? « Demain 1980. » « Demain 1985. » Les planificateurs et fervents de prospective se donnent à l'envi les rendez-vous du futur avec une surprenante confiance en eux-mêmes qui les engage à considérer d'ores et déjà leurs prévisions comme des certitudes. Les idéologies ne s'affrontent guère à propos de leurs intentions étonnamment confluantes mais seulement sur le terrain des modalités d'expression du but poursuivi. Abolition du péché, nivellement de la société se réaliseront-ils dans l'austérité ou l'opulence ? La cage du rossignol mécanique sera-t-elle d'or, solution californienne, ou en fils de fer barbelés, solution chinoise ? L'Europe semble attirée par la solution californienne du Paradis terrestre, plus proche de son style de vie et qui pour cette raison mérite un examen plus approfondi : « Le climat de la Californie c'est avant tout cet hédonisme, ce sens irrésistible du plaisir, innocent ou non, de la joie sans contraintes, si contraire à la tradition puritaine de ce pays, mais si submergeant qu'il est en train d'abolir ici bien plus que le sens du péché, le péché lui-même (...) Que reste-t-il des vieux tabous dans ce milieu anonyme qui l'entoure et dont le jugement a cessé de lui importer ? Rien. Libre de toute censure, libre grâce à la pilule d'avoir ou non des enfants, libre d'agir à son gré sans implantation sur un lieu de travail toujours interchangeable, nomade dans l'âme (...) 85:134 Dans cette Superbia sans limites qui ne cesse de s'étendre, les petites maisons de bois dans leurs jardins fleuris n'ont pas plus de fondations que ceux qui les habitent n'ont de racines (...) On voit naître ainsi en Californie (...) ce que les sociologues de ce pays appellent « la nouvelle aristocratie des masses ». L'abondance largement partagée. L'homme enfin libéré du besoin primaire de survivre, choisissant dans la diversité des jobs qui s'offrent à lui celui qui lui plaît le mieux, y est en train de redéfinir la notion du travail, devenu agrément. Ici culmine l'american dream, la poursuite du bonheur. On est loin de la malédiction biblique du « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » qui a tant contribué à façonner ce pays (...) Et les pauvres ? La grande nouvelle est que, bientôt, il n'y en aura plus. » ([^26]) Les planificateurs n'ont-ils pas prophétisé un avenir du même ordre à la France de 1985 ? « *A très long terme, loisir et travail* (...) *tendront à ne former qu'un seul type d'activité ordonné à l'épanouissement de la personnalité humaine : sous cet angle le loisir ne doit être réduit ni à la distraction, ni à l'éducation permanente. Il représente un éclairage différent de l'activité totale et entraînera donc des modifications de tous les aspects de la vie. *» ([^27]) Cette conception de la synthèse loisir-travail n'est autre que celle de la nouvelle culture, elle semble devoir couronner la société moderne en cours d'édification dont « la Californie » offre déjà la fascinante image. 86:134 Abondance généralisée, technologie en expansion infinie, pilule, abolition des censures morales et du péché, lui-même, nomadisme qui satisfait à toutes les fantaisies, parité du travail et de l'agrément ; c'est le tableau des réalisations pratiques de l'hédonisme intégral, la description d'une société reposant sur le postulat : plaisir auquel les meilleures et les plus nombreuses chances sont offertes = bonheur total. Mais qui saura fixer des bornes à une insatiabilité qui s'accroît en même temps que son champ d'activité ? Personne, dira-t-on, puisque l'ère des « tabous » est révolue. Mais peut-on sereinement affirmer, sans crainte de se voir contredire par les faits, une harmonie nécessaire entre le développement des exigences et les possibilités de satisfaction de cet hédonisme absolu ? Paradis terrestre au rabais, œuvre des hommes, pour des hommes ignorants de toute notion transcendantale et dans l'incapacité d'y accéder. Paradis de la glaise à laquelle le Créateur aurait oublié de communiquer le souffle de son Esprit : un petit coin oublié lors du matin du monde, ou bien selon l'atroce boutade de ce californien : « ce que ferait le Bon Dieu, demain, s'il était riche ». Les hommes qui s'estiment plus riches que ce pauvre Bon Dieu espèrent transformer rapidement la planète en une immense « Californie ». En France, certains jalons paraissent solidement implantés grâce à des convergences parfois inattendues, car en cette vieille terre de chrétienté, il fallait des complicités spirituelles pour instaurer la pilule, éliminer le péché et le « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Notre civilisation technique nous procurera en temps voulu l'abondance maximale souhaitée, c'est-à-dire dans un délai généralement estimé à quinze ou vingt ans. 87:134 Par ailleurs, comme le dit si bien M. Francis Jeanson, directeur de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône : il ne suffit pas de changer les structures -- opération dont les objectifs essentiels paraissent atteints -- il faut que les esprits soient en mesure de vouloir ce changement. Le Paradis terrestre est à la porte. Il faut convaincre les hommes d'y vouloir vivre, comme en ces vastes cités qui demeurent vides, faute de trouver des volontaires pour les occuper parmi les habitants des bidonvilles qui se terrent à leurs pieds. Mettre les esprits en mesure de vouloir ce changement, puis tous les changements puis le changement en soi, afin de réaliser les dernières conditions de réalisations du Paradis terrestre : le nomadisme, c'est-à-dire le déracinement en soi, son corollaire, la négation de toute stabilité, qu'elle concerne la famille, l'éducation, la vie professionnelle, la propriété personnelle ou la participation à la vie locale. Voilà semble-t-il la dernière étape à franchir. Par quels moyens ? Par ceux que propose la nouvelle « culture » qui veut apprendre à l'homme non pas à connaître Racine ou Théocrite mais à comprendre sa situation dans le monde selon M. Jean-Paul Sartre, ou qui veut susciter un nouvel honnête homme, « dont la seule différence avec le précédent réside dans le fait qu'il fera partie intégrante d'une communauté » ([^28]) et non plus dans le fait de s'enraciner dans une société aux responsabilités harmonieusement hiérarchisées Pour réussir l'opération, la nouvelle « culture » utilise, fait déjà vérifié dans de précédentes études sur ce sujet, des méthodes d'animation inspirées des postulats et découvertes de laboratoire de la psycho-sociologie et tout particulièrement de ceux de la dynamique des groupes, made in U.S.A. 88:134 L'expression, souvent mal interprétée d'ailleurs, ne peut faire l'objet ici d'une description même sommaire. Cependant, en se limitant à quelques aspects extérieurs, il est aisé de se rendre compte combien elle propose un admirable outil pour achever l'entreprise de déracinement par mutation des communautés naturelles sociales en « groupes » ([^29]). M. Jean Maisonneuve, professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris-Nanterre, présente ainsi les raisons, tirées de l'évolution historique, qui ont motivé les recherches psychosociologiques, connues sous le nom « dynamique des groupes » : « Depuis une vingtaine d'années, les organisations et les systèmes de valeurs et corrélativement le cadre et le style de la vie quotidienne se sont profondément transformés. « L'évolution des cadres et des processus de communication (massification, mass media) ainsi que l'ébranlement des modes traditionnels d'autorité tant familiale que professionnelle suscitent la recherche de nouveaux équilibres et de nouvelles formules d'intégration psycho-sociale -- et, par suite, -- un réaménagement des groupes et des relations en groupes. » (**30**) Dans ce décor ainsi planté quel sera le rôle des méthodes inspirées des axiomes de la dynamique des groupes : l'utilisation de phénomènes psycho-sociologiques « ressource nouvelle qui vient renforcer le pouvoir, notre pouvoir -- sur le destin des groupes ; une espérance démiurgique évoluant entre l'innovation et la manipulation » ([^30]). 89:134 Ou pour parler net et pratique, après cette inquiétante appréciation générale et théorique, comment ne pas voir dans la remarque suivante de Lewin, créateur du terme de « dynamique des groupes », la raison de l'utilisation de cette force sur les groupes en vue d'obtenir le changement : « Il est plus facile de modifier les habitudes d'un groupe que celles d'un individu pris isolément. » Dans le cadre de ces « groupes » propices au changement, la participation amènera chacun à vouloir par lui-même les mutations proposées par les soins d'un « leadership », interprète d'une volonté générale et anonyme ([^31]) souvent exprimée par des sondages d'opinion, referendum et gallup. Tactique pratique et subtile pour éluder le problème des minorités opprimées qui servirent d'armes offensives pendant longtemps. La faveur du terme de « participation » ne provient pas seulement de la mode. Elle correspond à l'extension considérable des méthodes d'animation des groupes qui entrent peu à peu dans les mœurs comme cette aptitude au changement pour le changement, ultime manœuvre pour mener à son terme le déracinement, antichambre du Paradis terrestre promis à notre fin de siècle. Ce processus, bien que réputé irréversible par la plupart de ses promoteurs, ne paraît cependant pas devoir donner à tous une aussi tranquille assurance de succès. M. Crozier, in *Le phénomène bureaucratique*, cité par M. J. Maisonneuve, constate fort justement à propos de la participation : « Il y a un double postulat chez les théoriciens du mouvement américain de relations humaines et de la dynamique de groupe : poser, d'une part, qu'il est évident que les hommes ont toujours le désir de participer dans n'importe quelles conditions ; poser, d'autre part, que si les détenteurs de l'autorité adoptent des méthodes plus coopératives et plus permissives les subordonnés sont toujours prêts à y répondre. » 90:134 Une certaine indépendance de fait et de volonté est volontiers reconnue aux sujets de la « base » par les théoriciens eux-mêmes de l'emploi des forces psychosociales. Il est bon de le savoir afin d'en user et ne pas se laisser aveugler, sur ce point comme sur tant d'autres, par cette illusion de la liberté, que représente avec un particulier bonheur dans l'expression cette « participation », l'un des mots-clés du vocabulaire des « techniques de groupes ». Lorsque M. André Malraux déclare que la « Culture » entend jouer dans le monde moderne le rôle imparti naguère à la religion, il résume admirablement non seulement la finalité de la « culture » mais ses moyens d'expression, démarquage de notions religieuses. Ainsi la « participation », communication horizontale et verticale des hommes ou des groupes entre eux, ne serait-elle pas une version, en terme de psychosociologie limitée à la terre, de la communion des saints ? « Nous serons comme des dieux. » Si la possession du monde semble en voie de devenir une réalité palpable, il n'en demeure pas moins que le temps apporte une limitation à ces hommes-dieux, tant qu'ils sont encore mortels. Dans ce Paradis terrestre d'un demain voulu très proche, quelle sera la réponse donnée « devant la mort » qui continuera à frapper des humains oublieux de leur condition de mortels ? 91:134 Le rossignol devant la mort\ ou le « retour au réel » Si les modernes alchimistes ont troqué les alambics, la robe noire et le chapeau pointu pour les instruments de précision et la blouse blanche, ne se laissent-ils pas toujours, pour certains du moins, caresser par le vieux rêve de découvrir, un jour, au fond d'une éprouvette le secret de la survie humaine ? Jadis matière à plaisanterie ou à conte de bonne femme, la recherche de l'immortalité physique hante de nombreux jeunes qui mettent des espoirs insensés dans les possibilités de la biologie. Véritable opération de transfert qui pèse certainement sur l'emballement actuel pour les carrières évoluant autour de cette discipline. Les Comités révolutionnaires de lycéens (C.A.L.) n'ont-ils pas réclamé des heures supplémentaires de biologie dans l'enseignement secondaire ? N'organisent-ils pas par ailleurs des débats sur « l'immortalité de l'âme » ? Ces réunions-discussions se proposent d'expliquer que si l'homme s'est cru si longtemps doué d'une âme immortelle c'est qu'en réalité il n'est pas destiné à mourir. La Révolution culturelle qui promeut la Science et va permettre l'accès de tous à la Science apportera aux humains l'immortalité du corps : « Un révolutionnaire ne peut pas ne pas être immortel ! » ([^32]) Dramatique méprise qui devrait faire réfléchir ceux qui n'ont pas donné à ces jeunes esprits l'alimentation spirituelle qu'ils étaient en droit de recevoir. 92:134 L'homme « mutant » qui cherche à naître exige l'immortalité. Que reprocher à cette imperturbable logique ? Qui lui refusera la part d'immortalité à laquelle il a droit, quelles que soient les illusions sur sa propre nature et sa destinée ? ...Il y avait un an que le rossignol mécanique était arrivé à la cour de l'Empereur de Chine, le peuple convié chaque jour à l'entendre chanter sa ritournelle la connaissait enfin par cœur : du premier ministre au dernier marmiton, chacun de siffler la chanson. Or un soir, alors que l'empereur s'apprêtait à écouter une fois de plus le merveilleux oiseau, un craquement sinistre couvrit la mélodie dès la troisième note, puis tous les rouages se mirent soudain à tourner à une vitesse folle avec d'étranges sifflements. Enfin un angoissant silence retomba. L'horloger de la Cour mandé en toute hâte examina avec soin le rossignol et en conclut que le mécanisme en était usé. Il le répara de son mieux en recommandant que par prudence il ne lui fût demandé de chanter qu'une fois par semaine. Les choses allèrent ainsi pendant cinq ans jusqu'à ce qu'un matin l'empereur se sentit si malade qu'il ne put se lever. Par précaution, on lui choisit aussitôt un héritier auquel tous allèrent rendre hommage. Cependant le pauvre empereur seul dans sa chambre tardait à mourir. Le rossignol mécanique trônait toujours au chevet impérial, et l'empereur tournant vers lui ses regards, le supplia de chanter. Mais comme il n'y avait personne pour remonter l'automate, il restait naturellement muet. 93:134 Et la mort qui jusqu'ici se cachait dans l'ombre s'installa sans vergogne sur le cœur de l'empereur et elle pesait si lourd que le mourant en transpirait de terreur et suppliait : « De la musique ! De la musique ! Rossignol que j'ai comblé d'honneurs, chante, chante ! » De la fenêtre, tout à coup, monta un chant pur et suave dont l'harmonie mit en fuite les hallucinations qui assaillaient l'agonisant. La Mort elle-même captivée s'était levée et disait : « Encore, encore. » Alors le rossignol vivant -- car c'était lui, ou son fils, peu importe, qui, ayant appris la maladie et l'abandon dans lequel se débattait l'empereur, était arrivé de sa forêt pour le réconforter -- alors donc le rossignol vivant dit à la Mort : « Que me donneras-tu en échange de ma chanson ? » -- « Tout, tout ce que tu voudras ! » répondit-elle. Or il chanta si bien que la Mort dut rendre à l'empereur tout ce dont elle s'était déjà emparé, sa couronne, son sceptre, sa bannière et qu'elle s'en retourna seule et bien vite au cimetière... Stupeur des courtisans entrant dans la chambre pour enlever le cadavre de s'entendre saluer joyeusement par un empereur bien vivant et incroyablement rajeuni. Ils comprirent d'autant moins la situation que l'empereur ne leur en offrit aucune explication. Le rossignol avait en effet recommandé à l'empereur de ne point annoncer brutalement son retour, car il convenait d'y réhabituer ses sujets progressivement. Ce rossignol était la sagesse même. N'avait-il pas appris à ses dépens combien l'engouement pour le beau et le vrai se révèle tout aussi fragile que la sotte admiration pour un joli décor artificiel ? Comme il revenait de loin, il est permis de supposer que l'empereur se mit sur-le-champ à éduquer son peuple pour qu'il pût jouir à nouveau des harmonies du petit oiseau. 94:134 Quand la mécanique « culturelle » s'usera-t-elle ? Peut-être plus vite, peut-être moins vite que ne le pensent les uns ou les autres. Mais le délai importe moins que la faculté de reconnaître en temps opportun son degré d'usure. Il se présentera, certes, un habile horloger pour tenter de la réparer encore, remplacer quelques rouages et recommander de nombreux ménagements à son égard, en reconnaissance des plaisirs qu'elle a dispensés pendant la durée de ses bons services. Et les choses peuvent aller ainsi, tant bien que mal, pendant un temps indéterminable. Jusqu'à ce que la Mort se présente. Par malheur, elle ne se signale pas à la société agonisante sous les mêmes traits qu'au chevet de l'empereur de Chine, qui ne pouvait s'y tromper, tant la sagesse universelle des contes et de l'imagerie populaire en a donné un unique et fort caractéristique signalement. Cependant le monde ne donne-t-il pas des signes certains de vieillesse qui ne trompent pas ? \*\*\* Serait-ce qu'approche l'heure du retour du rossignol vivant et de la véritable culture qui épanouit la nature jusque dans ses dimensions surnaturelles ? L'harmonie ne parvient plus à frapper l'oreille ni l'intelligence de ceux qui ont perdu tout contact avec elle. Si réapprendre l'usage de la liberté constitue une épreuve redoutable pour celui qui sort de prison, comment n'en serait-il pas de même pour réapprendre la liberté à ceux qui ne vécurent que de ses illusions ? 95:134 Ce rossignol était sage qui ne voulait point triompher bruyamment quand il avait vaincu la Mort. Il savait que les illusions du bien se révèlent plus dangereuses que le mal lui-même et que pour aiguiller vers le chemin du vrai, du beau et du bien -- que par bon sens et droiture les humbles ne perdent pas -- il faut beaucoup de patience, de doigté et de joyeuse humeur. Marie-Claire Gousseau. 96:134 ### L'Université d'Angers *de 1900 à 1914* par Tony Catta Tony Catta publiera prochainement aux Nouvelles Éditions Latines une biographie de Joachim du Plessis de Grenédan. De ce volume en préparation, nous donnons ci-dessous les pages inédites concernant ce qu'était alors l'Université catholique d'Angers. SON INSTALLATION, longtemps désirée, dans une chaire des Facultés Catholiques de l'Ouest, devait être pour Joachim du Plessis de Grenédan une orien­tation définitive, une donation complète. Il a aimé l'Uni­versité Catholique comme une œuvre essentielle, du point de vue du royaume de Dieu. A cette œuvre il sacrifia des préférences qu'il eût pu satisfaire et des succès qu'il eût pu se tailler ailleurs. Sa femme fut de moitié dans cette donation. On appartenait à l'Université ; on ne l'abandon­nera jamais, dût-on, en certaines années de crise, lui sacri­fier plus que le superflu. Une seule parenthèse dans ce long service : les cinq années de la grande guerre ; après quoi viendra la retraite, très tard, avec l'ensevelissement dans la clôture de Cîteaux. Pour bien comprendre cet assujettissement obstiné, il faut se mettre en face de l'œuvre telle qu'elle se présentait à du Plessis quand il y commença ses premiers cours. \*\*\* 97:134 Saluant, le 27 août 1873, le maréchal de Mac-Mahon, chef de l'État, lors de son passage à Angers, l'évêque lui avait dit : « Nous attendons avec une légitime impatience la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur ; *loi essentielle, capitale,* dont dépend en grande partie la restauration morale du Pays. » ([^33]) A en juger par l'opposition persistante qui fut faite à cette œuvre par les partis qui n'ont cessé de mettre obstacle à la rechristianisation de la France, l'illustre prélat ne s'était pas trompé. C'est l'enseignement supérieur qui donne à une génération ses maîtres, son orientation générale, ses bases intellectuelles. En exclure l'Église, c'était livrer l'avenir du Pays à l'humanisme sans Dieu. Parlant des Universités Catholiques, « il s'y traite, disait Mgr d'Hulst, des principes qui décident du sort des sociétés. Car la question est de savoir si l'impiété aura le dernier mot dans ces hautes régions de la pensée d'où dérivent toutes les forces qui mènent le monde ». « L'impiété, c'est-à-dire la séparation d'avec l'idée divine, les fausses philosophies et encore les sciences qui veulent philosopher. Les Universités Catholiques avaient été fondées en France, au lendemain des désastres de 1870 et de l'avertissement sanglant de la Commune, grâce à la compréhension généreuse des catholiques de ce temps. Elles se révélèrent bientôt comme nécessitant un effort financier très lourd et l'on se demanda si les résultats justifiaient cet effort. Pourtant, que l'on suppose absente la liberté de l'enseignement supérieur, si étroite fût-elle, croit-on que la position intellectuelle et sociale du catholicisme en France eût été celle que nous avons connue ? La pensée catholique eût-elle brillé chez nous de l'éclat que lui procurèrent les élites de penseurs, de savants, de lettrés, celles qui peuplaient toutes les branches des professions libérales, en la fin du XIX^e^ siècle et dans la première moitié du nôtre ? Les annuaires des associations d'anciens étudiants des Facultés Catholiques sont, à ce sujet, précieux à consulter. Un effort considérable avait été réalisé et les résultats étaient manifestes ([^34]). 98:134 L'Université elle-même, celle du monopole, a reconnu plus d'une fois, par la bouche de maîtres éminents, ce qu'elle perdrait en indépendance et en progrès véritables si la pacifique concurrence des Universités libres venait à disparaître. A ceux qui objectent que les disciplines philosophiques, littéraires ou scientifiques, se suffisant à elles-mêmes, ayant leur objet propre, l'Église n'a pas à s'en occuper, on peut opposer le concept même d'*Université*. Le Pape Pie XII devait un jour mettre cette notion en pleine lumière. « Si l'Université doit faire la synthèse des objets du savoir, l'Université catholique seule peut promouvoir cet effort jusqu'à la clef de voûte de l'édifice. L'unité ne peut tendre à sa perfection que dans la mesure où elle se cherche en Dieu, dans une charité éclairée par la science, selon la Vérité unique de l'Évangile, et sous la conduite de l'Église une et sainte. Au service de la jeunesse étudiante, de telles Universités, couronnées par l'enseignement de la Philosophie chrétienne et de la Théologie, seront des écoles de vérité, et par là même des maîtresses de vie. » ([^35]) L'Université, selon l'expression du Cardinal Baudrillart, est un « organisme vivant, un cerveau, si l'on veut, destiné à donner le branle à la vie intellectuelle sous toutes ses formes ». Dès lors, demandait le Recteur de l'Institut Catholique de Paris, pourquoi refuserait-on à l'Église la possibilité de créer de tels organismes, capables d'instaurer des progrès nouveaux dans l'ordre intellectuel aussi bien que dans l'ordre pratique, économique et social ? Des exemples éclatants illustrent l'apport magnifique que les Universités catholiques ont constitué dans des pays comme la Belgique, le Canada ou les États-Unis ([^36]). A Angers, comme à Lille, Paris, Lyon et Toulouse, on avait conçu les mêmes espérances ; mais, l'initiative n'avait pas été suffisamment comprise ni ne fut unanimement soutenue. On s'était habitué au monopole universitaire. Les fondations de chaires restèrent insuffisantes. Les familles hésitèrent ; certains diocèses aussi. 99:134 Cependant, on avait vécu. Au lendemain de la mort de Mgr Freppel, un journal parisien avait mis en doute l'avenir de l'Université d'Angers. Survivrait-elle au grand évêque ? Les faits avaient répondu. A la rentrée de novembre 1892, les registres des Facultés avaient reçu 205 inscriptions, dont 132 pour le Droit. Dans les années suivantes, elles allèrent en progressant. Lors­qu'il prit possession de son siège épiscopal, en 1898, Mgr Rumeau, dans une de ses premières lettres pastorales, témoigna du prix qu'il attachait à l'Université, « joyau du diocèse et de la région entière » et faisant allusion aux difficultés qu'avaient surmontées ses deux prédécesseurs, Mgr Baron et Mgr Mathieu ([^37]), il concluait sur cette belle espérance : « Je vais moissonner dans la joie là où mes vénérables devanciers ont semé dans l'épreuve. » Cet optimisme devra peu à peu fléchir devant les difficultés sans cesse renaissantes ; mais, au moment où Joachim du Plessis s'installait à Angers, l'Université était dans une belle période. On célébrait en cette année 1900 le 25^e^ anniversaire de la fondation. La pensée de tous ceux qui collaboraient à l'œuvre et dont plusieurs avaient travaillé pour elle durant un quart de siècle était bien celle qu'exprimait René Bazin dans le discours qu'il prononçait en cette circonstance : « Que Dieu prenne en considération les sacrifices de toute sorte qui l'ont édifiée et maintenue, les services éminents qu'elle a rendus, l'esprit de bonne volonté qui l'anime tout entière, et qu'Il lui accorde la vie, je ne dis pas la vie facile, mais la vie utile, laborieuse, féconde, fût-elle combattue et de médiocre fortune, afin que l'infirmité des moyens humains relève encore la beauté de l'œuvre accomplie. » ([^38]) \*\*\* 100:134 La Faculté de Droit se trouvait à ce moment dans l'une des phases les plus heureuses de son histoire. Chaque année, les succès remportés par les candidats devant les jurys officiels témoignaient de la valeur de ses maîtres. Le Doyen Armand Gavouyère occupait depuis la fondation l'une des deux chaires de Droit romain. Agrégé de l'Université, il avait fait ses preuves à la Faculté de Droit de Rennes. Il enseignait, suivant la méthode de ce temps, moins du point de vue de l'histoire des institutions romaines qu'en s'attachant aux textes. Ces gloses et références, cette fréquentation des jurisconsultes de la grande époque, constituaient une sorte de gymnastique où nous prenions l'habitude du raisonnement rigoureux et de l'application du texte au fait concret. De plus, notre Doyen ne manquait jamais l'occasion de rappeler dans quel esprit un professeur de Faculté catholique devait « dire le droit ». Les Facultés catholiques, disait-il, n'ont pas été fondées « pour faire aux Facultés officielles une concurrence difficile et coûteuse ». Leurs maîtres doivent dépasser les lois positives, les apprécier en fonction de leur conformité « avec la droite raison et la loi naturelle » ([^39]). Deux professeurs de droit civil, Charles Perrin et Paul Henry, étaient aussi du temps de la fondation. Grand avo­cat et professeur brillant, Perrin faisait de son cours une sorte de plaidoirie vivante. Ses étudiants allaient parfois l'entendre au Palais. Ils en étaient fiers et ils l'aimaient car, derrière l'aspect un peu fermé du maître, ils savaient quelle charité véritable il y avait en lui ([^40]). 101:134 En contraste avec cet homme de l'Est ([^41]), précis, concret, rompu aux affaires, le breton Paul Henry ([^42]) faisait passer dans son cours quelque chose de l'idéalisme de sa race. Il y avait un peu de rêve dans cette âme d'élite. Il aimait à citer les vieux jurisconsultes, Beaumanoir, Guy Coquille, Loisel, Loyseau, Pothier, Domat, ne cachant pas la « joie de l'esprit » qu'il éprouvait à les fréquenter. Comment n'aurions-nous pas conçu pour ce maître le respect qu'inspirait l'admirable famille dont il était le chef ? Neuf enfants ([^43]), dont l'aîné, l'enseigne de vaisseau Paul Henry, allait mourir héroïquement en Chine, en 1900, alors qu'il assumait, avec une poignée d'hommes, -- 30 matelots français et 10 italiens -- la défense de la résidence du Pé-Tang contre les assauts des Boxers. ([^44]) L'*Histoire du Droit* était enseignée par un autre Breton, Marcel de La Bigne de Villeneuve. Lui aussi appartenait à la Faculté de Droit d'Angers depuis sa fondation. Il avait publié, en collaboration avec Henry, des *Éléments de Droit civil,* en trois volumes ; puis vint son traité de *Droit constitutionnel.* Très laborieux, revoyant sans cesse son cours, pondéré dans ses appréciations, plutôt réservé, en raison d'une extrême modestie, enfermé dans ses recherches, il nous a laissé le souvenir d'un maître distingué, d'une scrupuleuse conscience ([^45]). 102:134 Le dernier survivant des origines, Ernest Buston, professeur de Droit commercial, méridional sans faconde, avait une pointe d'originalité qui mettait en relief des idées personnelles -- parfois en avance sur les théories en cours -- et cependant très sûres, équilibrées, résultat d'une science, approfondie, très au courant de l'évolution du droit commercial moderne. On pressait Buston de publier ce cours. Il ne voulut jamais y consentir. A cette équipe de professeurs chevronnés, qu'un chroniqueur de ce temps ([^46]) rattache à « l'âge d'or de l'Université », étaient venus se joindre d'autres, soit pour combler les vides creusés par la mort, soit pour enseigner les nouvelles matières mises aux programmes. Le cours de Droit Pénal était professé dès le temps où Joachim du Plessis le suivait comme étudiant, par René Bazin ; mais, dix ans plus tard, ce nom avait franchi le cercle de l'Université car ses romans, comme l'écrivait le chroniqueur des Facultés, « avaient déjà fait lestement plusieurs fois leur tour de France ». Cependant, le romancier n'avait pas fait tort au professeur. On suivait son cours sans effort, comme une promenade dans les allées d'un pare à la française, régulier, plaisant à la raison. Les problèmes de criminalité, la responsabilité pénale, le droit de punir, la peine de mort, le rôle de la peine, etc., étaient très largement traités. Le professeur aimait à s'y arrêter. C'étaient les chapitres du cours où, précisément parce que nous étions inscrits à une Université catholique, nous attendions autre chose que des réponses imprécises ou équivoques. Un autre professeur, lui aussi ancien étudiant d'Angers et l'un des plus brillants, avait été de la première relève, au temps de Mgr Freppel. Le nom d'Ernest Jac figure pour la première fois en 1886 parmi les professeurs de la Faculté de Droit. Vingt ans plus tard, avant même qu'il eût donné toute sa mesure comme doyen de cette Faculté, le Recteur, Mgr Henri Pasquier, pouvait dire de lui, « avec un accent d'estime et de confiance qui donnait à cette parole une portée singulière : « En voilà un qui a dépassé nos espérances. », ([^47]) 103:134 Le père d'Ernest Jac avait été président de Chambre à la Cour d'appel de Poitiers, puis Premier Président à celle d'Angers ; il avait rempli ces fonctions avec conscience et distinction. C'était bien une raison pour qu'il n'eût pas été oublié sur la liste dite « d'épuration de la magistrature », œuvre de la loi du 30 août 1883. Par cette mesure, reniant le principe de l'inamovibilité des juges, le parti au pouvoir avait voulu se débarrasser des magistrats indépendants qui avaient refusé de sanctionner par leurs jugements ou leurs arrêts les décrets arbitraires de Jules Ferry prononçant la dissolution des Congrégations religieuses non autorisées. Le Premier Président Jac avait tous les titres à être frappé. Un journal maçonnique d'Angers formulait contre lui ces deux griefs, dont on peut se demander, dira un jour du Plessis, lequel avait été le plus agréable à celui qu'on voulait atteindre, ou d'être « le compère de Mgr Freppel », ou d'être « le père d'un des plus brillants élèves de l'Université catholique » ([^48]) Fixé à Angers, l'ancien magistrat avait applaudi à la décision de ce fils qui quittait le poste de secrétaire d'un avocat au Conseil d'État et à la Cour de Cassation ([^49]) pour venir enseigner l'*Histoire du Droit* à la Faculté d'Angers ([^50]). Il fut ensuite chargé du Cours de *Droit civil* pour la licence, et de celui de *Droit civil comparé,* pour le doctorat. Ernest Jac, eut bientôt la réputation d'un civiliste remarquable. Il connaissait particulièrement les travaux préparatoires du Code civil, si profondément marqués par la participation de Bonaparte aux séances du Conseil d'État. L'étude qu'il avait publiée sur ce sujet ([^51]) avait été couronnée par l'Académie de Législation de Toulouse. Un autre ouvrage, *La Puissance paternelle* ([^52]), avait obtenu le prix Bordin, de l'Académie des Sciences morales et politiques, et le prix Rossi, de la Faculté de Droit de Paris. Plus tard, la *Théorie des Preuves* ([^53]) sera aussi un ouvrage remarqué. 104:134 Ernest Jac ne s'exprimait pas de façon brillante, mais il faisait preuve d'un esprit vif, très ouvert, ne manquait pas de verve ni d'ironie. On retrouvait ces qualités dans les conférences qu'il faisait au Palais universitaire, ou dans des ouvrages écrits en de rares moments de loisir la vie du *Bienheureux Grignion de Montfort* ([^54]) ou cette curieuse reconstitution de la vie d' « *Un gentilhomme apothicaire *»*, Claude de la Garaye* ([^55])*.* Mais l'heure vint où il dut assumer des tâches écrasantes qui consumèrent sa vie ([^56])*.* Ce maître très aimé accueillait les étudiants avec un sourire qui leur donnait confiance, les questionnait sur leurs projets d'avenir, les aidait dans la préparation de leurs thèses et l'orientation de leur vie. Parfois, il les invitait à sa table. Là, au contact d'un admirable foyer, dans l'échange de propos où brillait son esprit, où s'exprimaient ses jugements pondérés mais toujours fermes sur les questions du jour, nous puisions un complément précieux de formation intellectuelle et morale. Nous reportant à ce lointain passé et revoyant ce maître aimable et respecté, assis, revêtu de sa toge, dans sa chaire de Droit civil, ou nous recevant dans sa maison de la rue Franklin, quelles impressions de sympathie mais aussi de sécurité, d'autorité sereine, nous retrouvons dans le regard, dans l'attitude, où il y avait quelque chose de militaire ([^57])*,* et dans l'exemple de ce maître complet, qui enseignait par sa science et par sa vie. 105:134 Le titulaire de la chaire d'*Économie politique* était Paul Baugas, ancien étudiant de Ferdinand-Hervé Bazin, auquel il avait succédé ([^58]) et dont il suivait l'orientation. Il s'inspirait à la fois de l'école de la *Réforme Sociale* de Le Play et de l'*École des Cercles catholiques d'ouvriers,* mais avec des nuances qui permettraient de le rattacher à ce que l'on a appelé, un peu arbitrairement, l'École d'Angers. Il s'agissait d'une ligne intermédiaire entre les positions du libéralisme économique et celles, plus avancées, qu'avaient prises certains membres de l'école sociale catholique. Mgr Freppel s'était élevé contre des interventions de l'État qu'il jugeait excessives. L'Évêque voyait venir la marée socialisante. Il jugeait que les réformes sociales devaient s'effectuer par la reconstitution des associations corporatives librement formées, plutôt que par l'intervention de l'État en tous les domaines. Paul Baugas, en ces questions, se prononçait avec prudence mais avec un grand souci d'objectivité : Il parlait d'une voix toujours égale, traitant les questions les plus complexes avec une grande clarté. Lui aussi était un vrai maître, qui poursuivit imperturbablement sa tâche pendant quarante-huit années, jusqu'à l'épuisement de ses forces ([^59]). M. Estève de Boch occupait la chaire de *Droit administratif.* Comme Ernest Buston, il était du Midi, mais d'un Midi plus accentué. Son élocution était du Pays d'oc et, pour des étudiants de langue d'oïl, c'était une source de gaieté qui parfois passait les bornes de la discipline. Souriant aux incidents imprévus que ceux-ci s'ingéniaient à lui susciter, il ne s'en vengeait que par une bienveillance dont ils lui savaient gré. Le cours de M. Coulbault, second professeur de *Droit romain,* ne prêtait au contraire à aucune diversion. Il allait droit son chemin, savait animer les vieux textes. Il resta totalement dévoué à l'Université et lui consacra ses forces jusqu'à sa mort. Georges Albert, avocat à la Cour d'Angers, avait conquis le doctorat avec une thèse remarquée sur la liberté de tester ([^60]). Il avait eu, lui aussi, pour maîtres ceux dont il était devenu le collègue, en 1896. Il enseigna la Procédure et les Voies d'exécution, puis le Droit civil, et enfin le Droit Pénal, quand il succéda dans cette chaire à René Bazin. Un peu paradoxal, de l'abord le plus aimable, il aimait à se dire l'aîné de ses étudiants. 106:134 Avec lui, deux autres jeunes professeurs avaient précédé de peu l'arrivée de Joachim du Plessis. Benoît Courtois enseigna la *Procédure civile,* puis le Droit civil. Il professait un peu à la manière de René Bazin, avec précision et clarté, conduisant sa troupe à travers les sinuosités des Codes sans rien laisser dans l'ombre. Il parlait en termes choisis, avec une syntaxe parfaite. Il ne dédaignait pas de fréquenter le court de tennis qui existait alors dans les jardins des internats de l'Université, pour s'y mesurer avec ses étudiants. Souvent, un autre partenaire venait se joindre à eux. En quelque endroit qu'il parût, Charles-François Saint-Maur faisait sensation. Sans le chercher, sans rien d'apprêté, simplement parce qu'il était, dans le plein sens du mot, un « homme distingué ». Il y avait une noble élégance dans cette silhouette haute et mince, dans ce visage fin, un peu pâle, encadré de cheveux clairs, et dans ce regard appuyé, parfois mélancolique, et qui cependant savait si bien sourire. Assez myope, il usait du monocle, ce qui lui donnait une certaine apparence de hauteur. Comme Ernest Jac, « Monsieur Saint-Maur », comme nous l'appelions toujours, appartenait à une famille de magistrats. Son père avait été Président de Chambre à la Cour d'Appel de Pau et frappé, comme le Premier Président d'Angers, par la loi d'épuration. Ancien étudiant de l'Institut catholique de Paris, Charles Saint-Maur avait pris pour sujet de sa thèse de doctorat le *Bien de famille* ([^61])*,* ce qui fournit encore la preuve que cette génération était nettement orientée vers l'école de Le Play. Comme Ernest Jac, c'est par un stage chez un avocat au Conseil d'État et à la Cour de Cassation qu'il avait débuté dans la carrière juridique ([^62])*.* Dès sa venue à Angers, il gagna la sympathie de ses collègues et de ses étudiants. Ses cours de Législation financière ou d'Histoire des doctrines économiques étaient suivis avec une attention quasi religieuse. Il y mettait un peu de solennité, mais nous admirions surtout l'aisance du dis cours, la clarté d'exposition, l'à propos des comparaisons ou l'humour d'une diversion. 107:134 Toutes ces qualités devaient briller plus tard avec éclat, quand le collège électoral de la Loire-Inférieure envoya notre ancien maître siéger au Sénat ([^63])*.* « M. François Saint-Maur, a écrit Anatole de Monzie, eût pu siéger et briller à la Chambre des Pairs, sous la monarchie de Juillet ; parée d'ironie courtoise, la manière de ce grand chrétien eût inspiré un portrait de choix à M. de Cornemin. » ([^64]) Habile à conquérir un auditoire, à désarmer ses contradicteurs par sa courtoisie autant que par l'humour et parfois la verdeur de certaines ripostes irrésistibles, catholique sans faiblesse, on le savait aussi monarchiste traditionaliste et social, honoré de l'amitié des Princes de la Maison de France, ce qui n'était, pour ceux qui ne partageaient pas ses convictions, qu'une raison de plus d'admirer la manière supérieurement intelligente dont il les défendait. Très éloigné des conceptions abstraites, et s'attachant plutôt aux réalisations concrètes, il n'était pas, quoiqu'on ait avancé le contraire ([^65])*,* éloigné de cette *École d'Angers* dont nous avons dit la position au sujet des interventions de l'État. Au surplus, Saint-Maur était un esprit trop souple pour qu'on puisse lui appliquer l'étiquette d'aucune école. De tendances plutôt libérales ([^66])*,* il n'en admettait pas moins l'intervention de l'État pour faire cesser les injustices. 108:134 Mais c'est par l'organisation des Professions avec leurs juridictions et leur réglementation coutumière, qu'il croyait possible de sortir du désordre social. Il nous démontrait la nécessité d'un arbitrage suprême, -- celui de l'État, -- mais « quel État ? », nous disait-il, montrant que la vraie réforme sociale est inséparable de celle des Institutions politiques ([^67]). Telle était souvent la conclusion à laquelle aboutissaient les discussions d'étudiants, notamment à la *Conférence Saint-Louis,* en la salle de la rue Rabelais où souvent venaient s'asseoir Bazin, Saint-Maur, du Plessis de Grenédan. Discussions parfois vives, mais que ceux-ci savaient apaiser et conduire à une juste appréciation des principes et de leurs applications possibles. Parmi les interventions de M. Saint-Maur au Sénat, nous en citerons deux qui mériteraient à elles seules que son nom ne disparaisse pas, avec tant d'autres, sous la poussière des archives parlementaires. Rapporteur du projet de loi concernant les allocations familiales ([^68]), il en exposa l'économie avec son habituelle maîtrise. Ayant à rappeler les origines des premières caisses d'où était sorti le « sursalaire familial », il sut rendre hommage aux patrons chrétiens qui en avaient eu l'initiative. Ayant montré quelle situation précaire avait été faite à la famille ouvrière par le développement de la grande industrie, il montrait que l'élévation du salaire individuel ne porterait pas un remède suffisant à la gêne d'un foyer auquel sont apparus plusieurs enfants. C'était l'allocation familiale, dont la charge paraissait à François Saint-Maur devoir être assumée par l'ensemble d'une profession et qui, si elle était assez largement comprise, ferait cesser cette misère. Du même coup, elle favoriserait l'économie générale car, beaucoup plus que le salaire, cette allocation augmenterait le pouvoir d'achat d'un plus grand nombre de consommateurs ([^69]). 109:134 Dans une autre circonstance, au temps du Front populaire et des « grèves sur le tas », au moment où le Sénat allait homologuer les célèbres « accords Matignon », Saint-Maur déclarait à Léon Blum : « Ce qui distingue votre politique sociale de la nôtre ? La vôtre, vous l'ordonnez à l'homme, et nous, nous l'ordonnons à Dieu. » Et il pouvait légitimement conclure qu'on allait acclamer comme des conquêtes socialistes des institutions que l'École sociale catholique avait préconisées depuis des années ([^70]). Charles-François Saint-Maur mourut en sa maison de La Boissière-du-Doré, le 10 mars 1949, après une longue maladie supportée avec le courage du chrétien. « Épuisé cette fois par le dernier combat, l'orateur conciliant et intrépide rejoignit le royaume sans limite qui s'étend au-delà des discours. » ([^71]) \*\*\* Tels étaient les hommes, tels les maîtres au milieu desquels Joachim du Plessis de Grenédan allait vivre. Ils formaient un ensemble homogène. Pour donner une idée plus complète de l'Université d'Angers à cette époque, il faudrait encore rappeler les professeurs qui enseignaient dans les autres Facultés et dont plusieurs ont laissé leurs noms dans les Lettres, les Sciences, la Théologie ([^72]). 110:134 En souhaitant la bienvenue à son nouveau collègue, René Bazin écrivait à du Plessis : « Que je suis donc heureux de vous avoir pour collègue ! Nous allons travailler à la beauté et à la prospérité de notre Maison de Science chrétienne, tous ensemble, plus ardemment encore ! » ([^73]) Du Plessis de Grenédan débutait, avons-nous dit, par un cours d'Histoire du Droit pour les étudiants du Doctorat. Plus tard, succédant au professeur de La Bigne, il devint titulaire du cours de licence. Cette matière resta sa spécialité. « La Philosophie chrétienne de l'Histoire, a dit le recteur J. Pasquier dans son éloge funèbre, lui fut tout au long de sa vie un objet de méditations passionnant. » Il fut, en Histoire du Droit, un maître complet, compétent, personnel. Ici, tous les souvenirs de ses anciens étudiants concordent. « Sa façon d'enseigner -- écrit l'un d'eux était très attachante, avec une pointe de malice et d'ironie, et beaucoup de remarques pleines d'esprit et de finesse, qui faisaient vivre une matière intéressante mais plutôt sévère (...). Tout un groupe de son cours était, si j'ose dire, fanatisé par sa méthode et ses moyens d'enseignement. Il aimait parler de l'évolution sociale de l'Histoire. » ([^74]) Son enseignement, dit un professeur de la Faculté de Droit qui avait été lui aussi son étudiant était « soigneu­sement mis au point suivant toutes les études nouvelles ». On l'écoutait attentivement ; mais, ajoute le même té­moin ([^75]) « la diction n'était pas parfaite. Voix un peu chantante, mais monotone ». Le même souvenir nous est resté d'une diction grave, dont le ton s'élevait et s'abaissait suivant une cadence uniforme. Cependant, la monotonie qui en résultait était moins sensible à l'audition des cours qu'à celle des conférences qui allaient absorber une autre et grande part de l'activité du Plessis. 111:134 Dans son enseignement, possédant à fond la matière qui en faisait l'objet, il parlait plutôt d'abondance, sans être esclave du texte qu'il avait cependant sous les yeux. Texte soigné, rédigé tout entier de « cette même plume élégante et surveillée, dont il écrivait ses conférences et ses livres » ([^76]). Le professeur s'en détachait pour donner une explication, développer une idée, la rendre plus saisissante par un exemple concret. « Il improvisait facilement. Il avait le mot juste, le trait qu'il fallait. Dans ses conférences, par contre, du Plessis s'astreignait à lire les feuillets qu'il tenait devant lui, couverts de son écriture égale, équilibrée. Ici, la forme littéraire prenait pour lui une plus grande importance. Il écrivait ses conférences comme des articles de revues. Au cours d'*Histoire du Droit* vont bientôt s'en ajouter d'autres où le professeur fera preuve non plus d'une science aussi consommée, mais d'une grande aptitude à s'assimiler les matières les plus diverses. On lui a reproché cette dispersion. Il est certain qu'en se fixant dans sa spécialité, où ses recherches l'eussent mené à renouveler certains éléments du passé juridique de la France et, peut-être, à construire de puissantes synthèses, il eût pu produire une œuvre comparable aux travaux des meilleurs maîtres qui ont fouillé ce passé. Nous avons ici l'appréciation d'un ami parmi ceux qui ont le plus intimement connu Joachim du Plessis et qui, lui-même professeur d'Histoire ([^77]) était particulièrement qualifié pour juger de l'homme et de ses travaux. « La vie que les circonstances lui ont dictée, écrit-il, ne lui a pas permis d'atteindre l'autorité scientifique ni peut-être de réaliser l'œuvre intellectuelle qui auraient pu être les siennes. » Cette dispersion, ne la prenons pas pour une sorte d'instabilité intellectuelle ou pour un dilettantisme superficiel. Le même ami en a discerné la véritable cause : 112:134 « C'est par bonté que (du Plessis) a beaucoup éparpillé son activité. Il était bon, profondément bon... Il a donné un nombre d'heures incalculable à des démarches que de moins valeureux que lui auraient pu accomplir à sa place et qui le détournaient d'œuvres à sa mesure. Il était beaucoup trop intelligent pour ne pas s'en rendre compte, et jamais je ne l'ai entendu se plaindre. » Jusqu'à la fin de sa carrière, il restera incapable de refuser un service. « Il était la bonté même, le dévouement personnifié », écrit l'un de ses collègues. On essayait de défendre sa porte, surtout dans les dernières années de sa carrière de professeur, mais, avec la complicité de l'un de ses petits-fils, celle-ci s'ouvrait quand même et l'on voyait parfois des files de « sept ou huit personnes » se succéder dans son cabinet, venues le consulter pour des causes souvent impossibles. Il n'éconduisait jamais personne. » ([^78]) Par une autre tendance de sa nature, du Plessis était homme d'initiative. Le mot de « dynamisme », qui n'était pas de son temps, exprimerait cette faculté que nous lui avons connue, de courir aux réalisations, au besoin en se chargeant lui-même d'en assurer les premiers accomplissements. Dès qu'il entrevoyait une initiative pouvant contribuer au rayonnement universitaire, non seulement il la proposait et il en traçait le programme, mais il en montrait la possibilité -- comme on démontre le mouvement en marchant -- s'en faisant lui-même le premier exécutant. Cela sera particulièrement vrai des *Conférences de l'Ouest,* entreprise d'envergure qui lui prit un temps considérable et dont il eut le premier l'idée. On le verra se charger à l'improviste d'une chaire devenue vacante, pour parer au plus pressé ou seulement pour déférer aux préférences d'un nouveau collègue ([^79]). 113:134 En 1898, était fondée à Angers l'*École supérieure d'Agriculture et de Viticulture.* L'idée première en revenait au R.P. Vétillard, S.J., ([^80]) que sa charge de directeur général des Internats de l'Université avait mis en rapport avec un grand nombre de notabilités de la région. Dans l'Ouest de la France, l'agriculture était alors la principale richesse des patrimoines. Jusque là, on s'en était peu préoccupé. Dans les hautes sphères, toute l'attention, toutes les faveurs se portent vers l'industrie. L'exode rural a commencé et va en s'accentuant d'année en année. René Bazin écrit *La Terre qui meurt* (1899). Mais cette plainte émouvante ne suffit pas au réaliste qu'est le P. Vétillard. L'homme est pratique, ingénieux, actif autant qu'intelligent, et obstiné dans ses vues. Il a vu passer dans les Internats des Facultés bien des étudiants qui appartenaient à des familles rurales, grands et moyens propriétaires. Que sont-ils venus faire à Angers ? Acquérir des connaissances juridiques, scientifiques ou littéraires, passer honnêtement leurs années de jeunesse ; mais aucun ne s'inquiète -- et les parents n'y ont pas pensé -- d'acquérir la formation nécessaire pour prendre en mains la gestion du domaine familial, ni pour jouer le rôle qui les attend dans leurs milieux. Rôle social qui pourtant leur incombe en vertu de l'ordre providentiel, en un temps où les traditions, l'enracinement d'une famille dans une belle terre, contribuent encore à former une élite dirigeante ([^81])*.* Encore faut-il que cette élite soit préparée, cultivée, fixée dans son choix, dans ses devoirs qui concordent avec l'intérêt d'un patrimoine à faire fructifier. Tel est l'objet qui hante l'esprit du jésuite, si vif d'allure, au regard perçant, au front vaste, aux lèvres minces, au sourire facilement ironique. Il a mûri son projet, s'en est ouvert aux dirigeants des Syndicats agricoles. Il veut une École qui puisse se classer au niveau de l'*Institut agronomique* et qui atteigne la même extension, mais en éliminant du programme toutes « les matières étrangères à l'institution d'un bon agriculteur » et en y ajoutant « tous les exercices nécessaires à sa formation pratique » ([^82]). 114:134 D'emblée, il s'est assuré le concours d'un directeur émi­nent, P. Lavallée, ingénieur agronome qui a compris toute sa pensée et qui la réalisera pleinement dans son double aspect, scientifique et pratique ([^83]). Avec lui il a réuni un corps professoral d'élite. D'une main ferme, le fondateur va amalgamer, orienter, déve­lopper cette œuvre nouvelle, difficile, ignorée des pouvoirs publics, mais qui bientôt rayonnera loin de l'Anjou et qui est devenue l'un des établissements d'enseignement et de formation agricoles les plus réputés de France, avec une physionomie qui lui reste propre. Le programme comprenait des matières relevant d'au­tres disciplines que la technique agricole et pour lesquelles les Facultés de l'Université d'Angers fourniraient des pro­fesseurs. Du Plessis de Grenédan fut l'un des premiers appelés. Il débuta par un cours de Géographie agricole au­quel succéderont plus tard un cours d'Institutions sociales agricoles et des leçons de Droit administratif. Le cours de Géographie agricole a été édité ([^84]). Il pré­sentait pour l'époque un certain caractère de nouveauté : cartes, dessins, croquis. La méthode, consistant à établir d'abord la géologie et le climat des régions considérées, était excellente ; le souci de la documentation « poussé presque trop loin ». Bien que l'auteur ait mis en garde dans la préface contre l'interprétation abusive des statistiques, celles-ci chargeaient un peu lourdement le volume. Mais ce livre montre la puissance de travail et l'ouverture d'es­prit du professeur de Droit qui pouvait passer si aisément d'une discipline à une autre et produire dans une nouvelle matière un ouvrage de valeur ([^85]). Le cours sur les Institutions sociales agricoles tendait à donner aux futurs agriculteurs une idée de l'importan­ce pratique, dans l'évolution future de leur profession, des syndicats, mutualités, coopératives, qui n'en étaient alors qu'à leur début, et à les initier au fonctionnement juridique de ces organismes nouveaux ([^86]). 115:134 Du Plessis aimait la campagne et les paysans. Il avait avec ceux-ci des contacts directs, par l'exploitation des vi­gnobles et des terres de la famille de sa femme. Il eût désiré voir fonder par l'Académie française un « prix de vertu col­lectif » qui serait attribué à une famille paysanne qu'au­raient fait discerner « ses sacrifices pour la patrie, son at­tachement à la terre et au travail de la terre, sa fécondité, ses traditions fortes et saintes ». Le mémoire ([^87]) dans lequel il formulait ce vœu concernait une famille du *Pays de Retz,* formée d'humbles cultivateurs qui avaient eu « pour tout savoir leur catéchisme, leur expérience et leurs tra­ditions paysannes ; pour toute fortune leurs dix enfants, leur métier, leur cheptel (...) ; mais, ajoutait du Plessis, « une foi chrétienne, simple et profonde, nourrie d'une pratique journalière, éclairait leur route et soutenait leur énergie ». Il se plaît à décrire le petit domaine où s'était installé l'humble ménage, en 1865 : trente-cinq hectares de terre, en demi-cercle, autour du hameau... Il y avait soixante-seize ans que cette famille exploitait la même terre. Après la mort du père, la veuve avait continué l'œuvre, puis deux de ses fils jumeaux -- les « bessons », comme on dit dans le pays -- qui se marièrent le même jour et épousèrent les deux sœurs. Vinrent les enfants : 11 pour les deux ména­ges. Sur le conseil du « maître », un des ménages prit à ferme un domaine contigu, devenu libre. Les enfants étaient encore jeunes, « l'enchantement » coûteux. On se monta comme on put. Huit ans après, ([^88]) les dettes d'ins­tallation étaient payées et l'on amortissait peu à peu, cha­que année, un arriéré de fermages qui avaient atteint près de 20 000 francs, -- les francs lourds d'avant 1914 ([^89]). 116:134 Mais la guerre éclatait. Sept des garçons de ces deux foyers partirent ; quatre ne revinrent pas ; les trois autres furent prisonniers en Allemagne. Dans les deux fermes, on conti­nua de travailler. Dans l'une, le père mourut subitement, sur le chemin de ses labours. Sa femme restait seule, avec ses deux filles. La guerre finie, il y eut d'autres mariages. Les deux exploitations continuèrent, jumelées, avec deux ménages dans chacune d'elles. Vingt et un enfants gran­dissaient, dans la même tradition. On améliora, on moder­nisa les bâtiments. Les jeunes suivaient les cours d'agri­culture par correspondance qu'avait créés l'École d'Angers. Parmi ces enfants, il y en eut qui s'installèrent dans deux métairies du voisinage, appartenant aux mêmes pro­priétaires. Ceux-ci, qui n'étaient autres que les du Plessis de Grenédan, avaient donc pour fermiers ou métayers les descendants d'une même souche, enracinée dans cette terre depuis soixante-seize ans. C'est à eux que Joachim du Plessis dédiait un nouveau manuel d'enseignement social rural : *La Vie paysanne,* publié en 1941 ([^90]). Ce n'était donc pas un concours superficiel que le pro­fesseur du Plessis avait apporté au fondateur de l'École su­périeure d'Agriculture d'Angers. C'était celui d'un vérita­ble ami de la Terre de France. Qu'on songe aux heures de travail que demandèrent ces cours, ces manuels, leur préparation soigneuse, leur remise à jour, au fur et à mesure des modifications de la législation et de l'évolution économique ! L'Académie d'Agriculture de France en reconnut la valeur en mettant du Plessis au nombre de ses correspondants nationaux ([^91]). Et l'on a, ici encore, une preuve des services qu'a pu rendre une Université catholique, avec tout son ensemble de compé­tences en différentes disciplines, en fondant des écoles nouvelles, qui répondait aux besoins du temps et de la région. \*\*\* 117:134 Un autre exemple en est fourni par l'*École supérieure des Sciences commerciales,* fondée en 1909, par le pro­fesseur d'Économie politique Paul Baugas. Joachim du Plessis y donna, dès la fondation, des leçons de *Droit ad­ministratif.* \*\*\* Après la guerre de 1914, dans une période où l'Univer­sité d'Angers dut faire un grand effort, non seulement pour se maintenir mais aussi pour s'adapter à l'évolution économique et sociale du Pays, la liste des cours confiés à du Plessis s'allongera encore. *Institutions sociales agricoles* à l'*École Normale Agricole et Ménagère de la Beuvrière ; Institutions administratives,* à l'*École normale sociale de l'Ouest ; Initiation à la vie juridique,* à la *Faculté de Droit.* Il fera par intérim le *cours d'Économie politique.* Il aban­donnera l'*Histoire du Droit* pour laisser cette chaire à un nouveau collègue et pour se mettre au *Droit commercial,* après la mort du Professeur Buston. Il n'était pas préparé à ce dernier enseignement, non plus qu'à celui de l'Économie politique, pour laquelle il avait encore moins d'attrait. Il acceptait ces tâches pour pallier les difficultés que ren­contrait la Faculté, gênée par sa pauvreté dans le recrute­ment de ses professeurs ; Jusqu'en 1914, sa silhouette était celle d'un homme jeune, de taille moyenne, silhouette assez mince, au main­tien très droit, distingué, de teint blond, cheveux en brosse, barbe en « carré ». ([^92]). Ce qui dominait cette physionomie plutôt grave et ré­fléchie, c'était une expression de bonté toute prête à l'ac­cueil, et, dans toute la personne, une allure de vraie no­blesse. Mais il faut mentionner aussi ce regard clair, qui vous pénétrait et qui semblait pourtant chercher quelque chose ailleurs, plus loin, plus haut... 118:134 Les cours de droit se donnaient alors en toge : robe noire garnie de parements rouges, avec l'épitoge bordée d'hermine ; toque cerclée de galons d'or. \*\*\* Ainsi passait pour se rendre à l'amphithéâtre le pro­fesseur du Plessis de Grenédan, au sortir du cabinet des professeurs où il aimait conférer avec ses collègues, en par­ticulier avec ses amis les plus intimes, Jac, Bazin, Saint-Maur, Courtois. Il entrait, annoncé par l'appariteur, disait la prière, ouvrait sa serviette, en retirait ses notes, et com­mençait la leçon de cette voix grave, un peu creuse, qui s'animait de temps à autre au cours d'une controverse. Nous estimions ce maître, dont nous éprouvions une certaine fierté. Il se mêlait à nous, dans les séances de la Conférence Saint-Louis, dans des réunions mondaines, dans les manifestations auxquelles nous prenions part, dans les rues d'Angers, à l'intérieur des couvents dont on expulsait les religieux, lors de l'application de la loi de 1901 ([^93]) ; aux abords des églises, lors des inventaires, en exécution de la loi de Séparation ([^94]) ; à la procession du Sacre, qui se déployait avec une grande ampleur et une splendeur in­comparable d'une rive à l'autre de la Maine ([^95]) ou enco­re dans les meetings de protestation des catholiques contre l'arrêté préfectoral qui, en 1906, avait interdit ce cortège traditionnel qu'aimait la piété populaire. Il nous souvient qu'à l'une de ces manifestations, lors de l'inventaire de l'église de la Madeleine, nous fûmes chargés par un peloton de gendarmes à cheval. Nous nous trouvions plusieurs étudiants sur la même ligne que du Plessis et l'encadrant. Les chevaux avançaient. Nous hésitions, le regardant. 119:134 Quant à lui, imperturbable, il semblait commander la manœuvre, ne cédant le terrain que lente­ment, sans tourner le dos, semblant calmer à la fois la force publique et les manifestants. Nous fûmes frappé de cette fermeté sereine. Les soldats de son bataillon recevront de lui le même exemple, amplifié d'héroïsme, au cours des combats de la grande guerre. On retrouvait aussi du Plessis chez lui, rue Rabelais, dans son cabinet de travail, si modeste, mais qui donnait l'impression d'une belle studiosité, au milieu des livres rangés sur les rayons qui tapissaient les murs. Les ouvrages de droit n'étaient pas les plus nombreux. A peu près toutes les branches de la culture religieuse et profane étaient re­présentés : Théologie, philosophie, spiritualité, lettres, his­toire et sciences... Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse... Toute l'histoire de France et celle de l'Église. Tous les ou­vrages de Le Play, et ceux de Louis Veuillot. Les poètes aussi, classiques et romantiques. Et tant de thèses et de mono­graphies... La plupart brochés, l'aspect de ces livres indi­quait une manipulation fréquente. Il était assis devant un modeste bureau de chêne. Il y avait une petite table pour ses fils -- et plus tard ses petits-fils -- qui venaient y faire leurs devoirs. Son clair sourire vous accueillait. On venait le consulter pour le choix d'un sujet de thèse, pour une documentation. Il y avait aussi des démarches d'ordre plus personnel : une orientation de carrière, une aide morale, « Il faisait naître la confian­ce », écrit un étudiant qui a rempli les fonctions les plus hautes, dans une grande cité... « Nous le considérions com­me un père. Il reçut bien des confidences et c'était un guide sûr. » Enfin, ce trait qui n'achève pas le portrait mais qui an­nonce l'aspect le plus profond de l'homme : « Professeur humain, aimé, *qui nous a aidés à gravir après lui quelques marches de la spiritualité dont il était imprégné. *» \*\*\* 120:134 Limitées dans leur champ d'activité et dans leurs mo­yens par l'incomplète liberté que leur octroyait leur statut légal, les Universités Catholiques n'en ont pas moins fait preuve d'initiatives qui, plus d'une fois, devancèrent celles de l'État. Il en fut ainsi, à Angers, pour les deux écoles filiales de son université, auxquelles nous avons vu le pro­fesseur du Plessis de Grenédan apporter son concours ([^96]). On le retrouve à la même époque dans une autre œuvre au développement de laquelle il prit la plus grande part. Autour des années 1900, dans les milieux d'éducateurs, on se préoccupait de donner aux jeunes filles un complé­ment de connaissances et de culture générale. L'instruction qu'elles recevaient dans les maisons les plus réputées de l'enseignement chrétien, ou dans les lycées de l'État, ne correspondait pas complètement aux programmes de l'en­seignement secondaire. On tendait à s'en rapprocher. On sentait l'utilité d'un approfondissement, d'abord du côté des lettres et de la philosophie, mais aussi en matière scien­tifique. La réforme devait se réaliser plus tard, entre les deux guerres, et marcher à pas précipités. A Angers, parmi les professeurs des Facultés catholiques, et particulièrement ceux de la Faculté de Droit qui formaient un cercle très familial, on agitait ces idées en songeant tantôt à l'avenir de l'Université, tantôt à celui des enfants, sinon aux deux à la fois. Ne pourrait-on procurer aux jeunes filles, au sortir de leurs maisons d'éducation, pendant les années qui précé­deraient le mariage, ce complément de culture qui leur manquait ? Tenter d'organiser un cycle d'enseignement supérieur eût été une entreprise chimérique, dépassant les moyens dont on disposait et trop en avance sur la mentalité de l'époque. Mais on pouvait poser des jalons en vue de réalisations plus lointaines. Du Plessis proposait des séries de conférences, des leçons sur des sujets de littérature et d'histoire, sur le rôle social de la femme, sur l'évolution du monde du travail. Ses suggestions furent accueillies avec beaucoup d'intérêt par ses collègues, notamment Ernest Jac et François Saint-Maur. On n'eut pas de peine à con­vaincre le Recteur, Mgr Henri Pasquier. Le concours de la Faculté des Lettres était assuré. Une première campagne s'ouvrit en 1902. 121:134 Ces conférences étaient données dans la salle de la *Conférence Saint Louis* ([^97]). Le succès fut immédiat. Les mères venaient avec leurs filles. En commençant par l'His­toire et la Littérature, en y joignant quelques conférences sur des questions d'art : architecture, connaissance des styles, grands musiciens... on attirait un public de choix, sans prétendre à des cours d'érudition ni de spécialisation. Cependant, on n'excluait pas des sujets d'économie politi­que, de droit pratique, ni même certains sujets scientifiques mis à la portée de l'auditoire. Assez rapidement, le succès des conférences d'Angers incita à les porter au-delà de la ville universitaire. Nantes, Rennes, Le Mans furent très vite atteintes, puis Quimper, Morlaix, Saint-Brieuc, Vannes, Angoulême, Poitiers. Les auditoires ne furent plus exclusivement féminins du moins pour certaines conférences. On fit appel à des conférenciers du dehors. Il y eut de grandes conférences attirant un très nombreux public et qui furent données par des académiciens, des auteurs en renom, des religieux éminents ([^98]). Interrompue par la guerre de 1914, l'œuvre reprit en 1921-1922, sous l'impulsion du secrétaire général des Fa­cultés catholiques de l'Ouest, Mgr Le Helloco, futur vice-recteur. C'est à ce moment qu'on lui donna l'appellation de *Conférences de l'Ouest.* A cette époque, on était assez loin de l'idée primitive, celle d'une formation complémen­taire à donner aux jeunes filles ; mais, entre-temps, on l'avait reprise et réalisée à Angers, sous une forme plus pratique et plus approfondie. *L'École Freppel* avait été fondée -- encore sur l'initiative de Joachim du Plessis -- pour préparer les jeunes filles au baccalauréat, vers lequel, d'année en année, elles accouraient plus nombreuses. \*\*\* 122:134 La collaboration apporté par du Plessis à tout cet ordre d'enseignement fut considérable. Il est difficile de la re­constituer complètement. Les programmes des séries de conférences inaugurées en 1902 n'ont pas été conservés. On trouve, dans la collection de la *Revue des Facultés Ca­tholiques de l'Ouest,* les textes de certaines d'entre elles. Au cours de ses déplacements, dans sa correspondance avec les siens, du Plessis fait allusion aux sujets qu'il va traiter. A l'aide de ces quelques traces, nous pouvons recons­tituer certaines de ses conférences : notamment celles qui eurent pour objet des auteurs de la Renaissance, des XVII^e^ et XVIII^e^ siècles, et de l'école romantique. Mais il y en eut beaucoup d'autres. Il traita plus d'une fois de l'Idée de Patrie et de ses fondements scientifiques ([^99]) ; il retraça en plusieurs conférences l'histoire de la guerre de 1870 ; il étudia la civilisation anglo-saxonne, s'élevant contre la thèse alors très en vogue, de la supériorité de celle-ci sur les nations latines ([^100]). Dans ses conférences littéraires, du Plessis s'attachait particulièrement à montrer l'influence que les femmes ont exercée en France sur l'évolution des lettres, des idées et des mœurs. \*\*\* L'une d'elles a pour titre *Le rire de Rabelais.* Le vrai Rabelais, et non pas le bouffon ivrogne et grossier sous l'aspect duquel il a été vulgarisé. Du Plessis le voit plutôt comme un « paysan de Touraine, matois, jovial, incons­tant, pacifique, ami de la bonne chère, ennemi de toute contrainte », et par-dessus tout comme un « dévot fanatique de la nature ». Rien du pamphlétaire huguenot qu'on s'est plu à voir en lui, ni de l'espèce de Mage qu'en a fait Victor Hugo, célébrant ...son éclat de rire énorme (comme) un des gouffres de l'esprit. 123:134 La conférence donnait une idée du *Pantagruélisme* à l'aide d'abondantes citations qui devaient amuser l'audi­toire tout en le conduisant à un jugement sur le fond de cette ivresse joyeuse, sur cette adoration de la nature et sur les lourdes erreurs qu'elle entraîne, en particulier quant à la bonté originelle de l'homme. On en vient à l'opinion sévère qui est celle de Brunetière. Pour n'être pas « un des gouffres de l'esprit », Rabelais n'en a pas moins eu une influence profonde et prolongée ; mais son rire annonce une religion et une morale nouvelles, celles de la nature et du moi, reniant celles de l'effort, du dévoue­ment et du sacrifice. Il a donc pu être salué comme un précurseur par les grands acteurs de la Révolution fran­çaise. Si cette influence n'a pas été immédiate, c'est qu'elle s'est heurtée au rigorisme de la Réforme et aussi à la déli­catesse des femmes, en passe d'exercer une longue souve­raineté dans la société et les lettres françaises, enfin au goût naissant des écrivains de la Pléiade, nos premiers classiques, qui voulaient bien suivre la nature, « mais pour la dépasser après, dans un noble effort vers la beauté ». Avec Rabelais, on a les prodromes du naturalisme. Son rire énorme a sonné d'avance « la victoire de l'esprit mo­derne sur l'esprit du Moyen Age (...). Les libertins du XVII^e^ siècle, les philosophes du XVIII^e^ l'ont entendu ». Le rire de Molière et celui de Voltaire lui font écho. \*\*\* Nous n'avons pas le texte de la conférence sur Vol­taire, qu'annonçait cette conclusion, mais nous possédons celui de la conférence figurant sur les programmes de l'année 1911 : « *Le rire de Molière *». Trop sévère peut-être s'y montre du Plessis ; mais nous savons qu'il n'est pas l'homme des transactions avec l'erreur ou la fausse mo­rale. « Nous voici, dit-il, devant le prince des rieurs de ce monde. » Mais que vaut le rire de Molière ? On connaît le jugement de Bossuet. Du Plessis le reprend, dans la rudesse magnifique avec laquelle s'exprime l'évêque de Meaux dans ses *Maximes et Réflexions sur la Comédie*. Il rapproche cette condamnation de celles non moins sévères qu'ont portées Louis Veuillot et Brunetière sur le grand auteur comique. 124:134 Il nous fait convenir que l'humanité mise en scène par Molière est un monde assez laid : hommes et femmes, époux, parents et enfants, maîtres et serviteurs, marchands, usuriers, avocats, médecins, apothicaires, phi­losophes, entremetteuses... Il n'y a guère que la maternité qui soit respectée. Les pères ? Tous font passer leur per­sonne et leur argent avant le bonheur de leurs enfants. Le cœur se tait presque toujours. Les plus illustres sont odieux. Il n'est guère que le père de Don Juan et le bonhomme Chrysale qui fassent exception, celui-ci « si bon, si plein de sens, mais tellement faible... » Impitoyable, du Plessis compte au passif de Molière des erreurs qui mettent en cause l'éducation et le gouver­nement de toute l'existence. A travers tout le comique de *L'École des Maris,* de *L'École des Femmes* et de *Sganarelle,* « la question se pose nettement entre la règle et l'absence de règle ; entre la vie sérieuse et la vie mondaine ; entre le souci du devoir et la recherche du plaisir. Or, la règle, le devoir, la vie sérieuse, c'est le grotesque Arnolphe, le grotesque Sganarelle et le grotesque Gorgibus qui, grotes­quement, les prêchent et, les prêchant, se font berner par les péronnelles qu'ils éduquent... » On pourrait faire observer que le grotesque de ces personnages vise des excès, des absurdités dans certaines mœurs éducatives du temps. Les vilains personnages dont Molière fait rire, il ne les donne pas en exemples, puisqu'il se moque d'eux. Cependant il ne met pas en regard de l'erreur les vraies disciplines morales. Du Plessis a beau jeu de poursuivre en montrant que Molière avilit le ma­riage alors qu'il veut le défendre. Il le vent « aussi peu mariage que possible, exempt de tout devoir, de toute con­trainte : une association de deux égoïsmes ou bien une passion déclarée par devant notaire ». Quant à la religion, la querelle de Tartuffe n'est pas apaisée. Sans doute Molière n'a pas prétendu peindre en l'odieux hypocrite le vrai chrétien ; mais il a si bien associé les deux visages du dévot et de l'escroc dans l'hypo­crisie qui les unit que, pour le public, « plus un chrétien sera vraiment et ouvertement chrétien, plus il aura chance d'être pris pour un hypocrite ». C'est Bourdaloue qui en jugeait ainsi. D'ailleurs, l'autre personnage, Orgpn, l'an­tagoniste, devra-t-il être pris pour un chrétien ? « Un fanatique sans yeux, sans jugement, sans entrailles », a dit Veuillot. 125:134 Assurément, des jugements aussi sévères auraient peu de chance d'être accueillis sans sifflements à notre époque où les barrières morales ont été brisées à peu près toutes, dans le champ des lettres. Le cynisme a remplacé l'hypo­crisie ; Molière fait figure d'honnête homme et de bon sens au regard des obscénités et des déraisons qu'on a vu couronner par des jurys de littérature française. Il reste cependant que le monde dont il nous a laissé la peinture est un monde triste et laid. L'amertume du rire de Molière révèle celle de sa vie. \*\*\* A la suite de cette exécution, il dut être bien captivant d'écouter du Plessis quand il en vint au *Rire de Voltaire.* Nous avons dit n'avoir pas le texte de cette conférence ([^101]) ; on peut être assuré que le verdict ne fut accompagné d'au­cune circonstance atténuante. Du Plessis éprouvait pour Voltaire une aversion totale. Il ne faisait grâce qu'au style, à la langue épurée, devenue celle de l'Europe, se prêtant à tout par sa clarté, sa précision et sa souplesse. Mais l'homme, sa vie, sa philosophie, son sectarisme et son hy­pocrisie !... Sa guerre à Jésus-Christ et à l'Église !... Il n'est pas jusqu'à ce qu'on a trouvé de si spirituel dans les *Contes philosophiques* ou dans la *Correspondance* qui ne lui ait paru au-dessous de l'admiration qu'on a coutume d'accorder au seigneur de Ferney ([^102]). Abordant le XIX^e^ siècle, du Plessis allait se trouver plus à l'aise. Il ne se défend pas d'aimer les romantiques. Comme il les connaît bien, il saura rendre justice à ce qu'ils ont apporté de nouvelles richesses dans les lettres françaises, mais aussi déceler leurs faiblesses et montrer à quoi elles devaient conduire. 126:134 L'année 1902 amenant le centenaire du *Génie du Christianisme*, lui fournit l'occasion de traiter de « *Chateau­briand et de son influence littéraire et morale au XIX^e^ siècle *» ([^103]). C'était aussi le centenaire de la signature du Concordat. Deux événements qui ne pouvaient être sépa­rés, ayant dominé le siècle qui s'ouvrait avec eux. Ils ramenaient la France au catholicisme. Dans quelle mesure Chateaubriand y a-t-il contribué ? Du Plessis commence par montrer l'écrivain au confluent des deux écoles. Un véritable romantique, resté cependant attaché au culte des anciens et au goût des classiques. Il a conservé en partie le vieil attirail classique, même quand il a tenté d'intro­duire le merveilleux chrétien dans la littérature. Il y a en lui « un classique de la grande époque -- et même un peu de la petite ». Il n'en a pas moins été « le premier prince des lettres nouvelles ». Par l'exaltation devant les beautés de la na­ture, en y cherchant « les charmes secrets et ineffables d'une âme jouissant d'elle-même », il a tout renouvelé : poésie, critique, histoire. C'est un peu de la même manière qu'il a retrouvé la religion. Chateaubriand a proposé la religion catholique à l'admiration des hommes, en montrant ce qu'ils lui doivent de sentiments et de beautés que les anciens n'ont pas connus. Ce faisant, il délivrait l'âme française, à ce moment prisonnière, « comme l'alouette sous le filet » -- en art, en poésie, en philosophie, en histoire -- du men­songe et du sophisme. D'avoir réussi en cette entreprise, certains lui ont gardé rancune. On a opposé la religion du *Génie du Christianisme,* « toute d'imagination et de tête », à la « religion du cœur », la seule vraie. Sans doute, l'alliage romantico-chrétien n'est pas tout le christianisme, mais, une fois la religion tirée du mépris, la porte était ouverte ; une renaissance était possible, et Chateaubriand en excitait le désir. C'est à quoi se borne le bienfait de son influence. Le reste est moins bon. Le sentiment de la nature et la recher­che du moi devaient faire glisser le romantisme vers le déisme, et finir, avec Hugo et les autres, tantôt dans un vague panthéisme, tantôt dans la déification de ce moi souverain. Cette littérature imaginative et passionnée ne pouvait apporter une impression de plénitude et de soli­dité : on la cherchera dans le naturalisme ; on s'inféodera à la science positive ; on s'écartera de plus en plus de l'inspiration classique qui était « humaine » et, malgré certaines étroitesses, donnait aux œuvres quelque chose d'universel où l'âme se retrouvait. 127:134 En regard de ce rétrécissement de l'art, du Plessis montrait ce que pourrait être un « art chrétien », procé­dant de la Création et de l'amour de Dieu : plus humain encore que l'art classique, sans être moins rationnel, mais réaliste, puissant, et plus riche que le naturalisme, se fon­dant sur une science plus vaste et plus sûre, et s'accor­dant avec toutes les formes de la beauté. Revenant à la coïncidence des deux grands événements de 1802 -- Concordat et *Génie du Christianisme* -- du Ples­sis constate que leur influence à tous deux reste indiscu­table, mais tout extérieure. Ni l'un ni l'autre n'ont changé les âmes. Le catholicisme de Napoléon était « un instru­ment politique » ; celui de Chateaubriand « un instrument poétique ». Tous deux ont recueilli l'héritage de Rousseau -- la Révolution -- qu'ils ont prétendu catholiciser. Vaine entreprise, mais qui aida à quelque chose de beaucoup plus grand et profond. Le romantisme a passé, et le natura­lisme après lui. Témoin des progrès au catholicisme qui s'exprimait, en la fin du XIX^e^ siècle, dans tous les domaines de la pensée, des lettres et des arts, du Plessis avait foi dans l'épanouissement de cette renaissance. Malheureusement pour Chateaubriand, il reste que son influence sur les âmes -- qui fut profonde et prolongée -- ne provient pas surtout de sa foi religieuse, mais de son caractère et de cet enchantement de mélancolie qui lui a donné comme postérité tous les *Renés,* les *Werthers* et les *Byrons* de son siècle. Pour atteindre et garder l'équilibre, il faut avoir une discipline, celle que peut donner une éducation sans fai­blesse comme sans autoritarisme, celle que n'ont reçue ni un Jean-Jacques ni un Chateaubriand, ni une George Sand. Aussi ces mauvais guides se sont-ils forgé « une vertu imaginaire, une sensibilité imaginaire, un civisme imaginaire ». Ils prétendaient bouleverser le monde pour le remettre d'aplomb, alors qu'il s'éloignaient des réalités de l'ordre naturel comme du surnaturel. « Le christia­nisme, en révélant aux hommes la vérité sur leurs destins, a réveillé en eux d'immenses désirs qu'il est seul apte à satisfaire. Ces désirs, depuis des siècles, sont dans le sang de notre race ; lui retirer le christianisme, c'est les rendre vains, insatiables, en faire une source de douleurs. » 128:134 Du Plessis terminait par un commentaire optimiste de ces phrases d'Henri Heine : « Pauvres écrivains français, vous êtes un peuple élé­gant, sociable, raisonnable et plein de vie. Ce qui est beau, noble, humain, voilà votre vrai, votre seul domaine. Vos anciens l'avaient bien compris ; et vous aussi, vous finirez par le comprendre. \*\*\* Cette foi en l'avenir s'exprime dans d'autres confé­rences, notamment dans celles qui ont été réunies sous le titre : *De Ronsard à Victor Hugo, Épopée et Christianisme.* Pourquoi, se demande Du Plessis, n'y a-t-il pas eu, en France, de poème épique digne de ce nom, depuis le Moyen Age ? A l'origine de la formation du génie français, il y eut des épopées, relativement courtes, mais émouvantes et pleines d'éclat, qui jaillissaient « du cœur même de notre race ». Ce courant s'est perdu dans des poèmes déme­surés où la fantaisie romanesque prenait la première place. De la Renaissance jusqu'au XIX^e^ siècle, il ne fut question que d'Homère et de Virgile, d'Achille et de la Belle Hélène. De l'Antiquité, on passait au Tasse et à Milton, en déco­chant un mot de mépris à Dante. Seuls quelques érudits, du Cange, Lacurne de Sainte-Palaye, avec les Bollandistes, connurent le Moyen Age épique et l'admirèrent. Cependant, à partir du XVI^e^ siècle, il y eut une ava­lanche de poèmes sans valeur, « ayant de vagues aspects d'épopée ». L'énumération est longue des *Semaines* de du Bartas jusqu'au *Charlemagne* de Lucien Bonaparte, en passant par les *Franciade, Henriade, Eurymédon, Alaric,* etc. Au XIX^e^ siècle, l'épopée aspire à sortir de cette impuis­sance, avec Chateaubriand, Lamartine, Hugo et d'autres, mais ni les *Martyrs,* ni *Jocelyn,* ni la *Légende des Siècles* ne peuvent être pris pour de véritables poèmes épiques. Ce n'est pourtant pas que les théories aient manqué. Certaines contenaient des idées justes ; mais des qualités que doit réunir le poète on oubliait la principale : qu'il soit un poète. La raison raisonnante du Grand Siècle ne pouvait inspirer l'épopée, qui n'est pas une « forme ora­toire », mais une évocation, une vision, tirant sa vraie grandeur de quelque chose de surhumain et de surnaturel. 129:134 Après la fin de l'âge classique, l'épopée eût pu renaître, puisqu'on revenait à l'inspiration chrétienne, mais celle-ci n'était pas profonde et disparut sous la conception de l'épo­pée « humanitaire », à la manière de Lamartine ou de Victor Hugo. Avec une argumentation séduisante, du Plessis démontre comment les essais de ces grands poètes présentent ici et là de la poésie épique dans sa beauté primitive ; mais ce sont, en fait, des mélanges où l'on trouve du roman et de la poésie philosophique, du lyrisme, d'églogue ou de drame, avec des rêves d'Apocalypse. La conclusion est favorable à la possibilité d'une renais­sance de l'épopée. La beauté chrétienne a été réintégrée dans les lettres. Les sujets ne manquent pas. Les vieilles théories ont disparu. Délivrés de la fantaisie romantique, de l'impassibilité naturaliste, verrait-on enfin la poésie de l'avenir « s'épanouir sous la forme épique, au milieu des ruines du naturalisme et du symbolisme » 9 Du Plessis semblait le croire. Depuis... d'autres théories se sont suc­cédé, qui devaient dresser de nouvelles barrières : hermé­tisme, intellectualisme, existentialisme... Pourtant, le grand lyrisme de Péguy, plus largement encore que celui de Victor Hugo, eût pu ouvrir la route à l'épopée. Enfin, il y a eu Claudel... En 1906, on n'en parlait pas encore. Un autre nom, que ne citait pas du Plessis, est celui de Mistral. Il avait dû cependant lire *Mireille,* et *Calendal,* et *Nerte,* et le *Poème du Rhône,* car il avait tout lu. *Mireille* est un modèle accompli d'épopée rustique, familiale et chrétienne, toute baignée de poésie virgilienne, sans imi­tation servile. Le Celte qu'était du Plessis a-t-il saisi toute la valeur de l'œuvre mistralienne ? Il faut bien constater qu'il n'en a pas parlé. \*\*\* L'année suivante -- 1907 -- il trouvait en Lamennais un sujet de leçons dont il soulignait l'actualité. 130:134 Le catholicisme social et la démocratie chrétienne, en plein développement, avaient eu, disait-on, Lamennais pour précurseur. La loi de séparation de l'Église et de l'État, votée en 1905, avait réalisé l'un de ses vœux : l'abo­lition du Concordat. Une efflorescence d'ouvrages avait fait une certaine lumière sur l'homme, mais on le jugeait in­complètement, avec le ressentiment de sa chute, sans tenir compte de son caractère, né des vicissitudes de son exis­tence. Or, tout s'explique « par l'histoire de son âme et de sa destinée ». C'est cette histoire qui nous est racontée, de l'enfance privée de mère aux crises de l'adolescence, à la jeunesse livrée « au vague des passions », jusqu'au sauvetage opéré par le bon frère aîné, l'abbé Jean-Marie. Viennent ensuite les alternances de piété exaltée et de sombre amertume. On voit l'homme « s'enfoncer dans la souffrance avec la même ardeur de passion, la même avidité de sentir » qu'il avait mises dans son retour à Dieu. Faute, sans doute, d'une direction éclairée et de savoir dominer ses impressions, gouverner ses pensées, s'oublier soi-même « dans l'humble service de tous les jours », le malheureux restait dominé par une émotivité qui le fai­sait passer de la révolte à la passivité jusqu'à s'abandon­ner « comme un cadavre ». C'est l'histoire de son ordina­tion sacerdotale, au lendemain de laquelle il tombait dans une espèce de fatalisme désespéré, traversé de révolte et de colère. Vint une période de salut, procurée par un travail acharné et au cours de laquelle se dessinait une vocation, celle de la défense du catholicisme ; puis un excès de con­fiance en soi, le sentiment d'une mission particulière qui n'a de comptes à rendre à personne. A travers les contra­dictions qui l'irritent, se placent les beaux combats contre le monopole de l'Université, avec des intuitions prophé­tiques en matière sociale, Lamennais a vu clair dans les résultats de la Révolution. Il veut refaire une société qu'il méprise pour son égoïsme et son matérialisme ; mais il piaffe d'impatience et tous ses adversaires sont, à ses yeux, des misérables ou des imbéciles. 131:134 Il y eut un moment magnifique : celui qui suivit la publication de *La religion considérée dans ses rapports avec l'ordre public.* Les idoles du jour, révolution, démo­cratie, monopole, gallicanisme, y ont reçu de telles offenses que leurs sectateurs ont sonné un branle-bas général. Tra­duit en police correctionnelle, défendu par Berryer, Lamen­nais sort du prétoire condamné et triomphant. Après 1830, l'école de La Chesnaie sera le centre et l'âme du parti catho­lique. Grande tâche et moyens providentiels. Mais l'erreur s'est glissée tant dans les doctrines que dans l'action. *L'Avenir* a heurté non seulement les libres-penseurs, les légitimistes irréductibles, les gallicans traités avec une rudesse maladroite, mais aussi une foule de bons esprits qui n'acceptent pas le faux libéralisme dont Lamennais s'est fait prophète. Le conflit va s'exaspérant, et le chef d'école veut que le Pape lui donne raison. Grégoire XVI, préférant attendre l'assagissement, se bornait à rendre justice aux intentions et annonçait un examen approfondi des doctrines contes­tées. Alors l'irritation grandit, l'exaltation du moi l'em­porte sur le zèle au service de l'Église. Le Pape n'est plus qu' « un bon religieux (qui) ne sait rien des choses de ce monde et n'a nulle idée de l'état de l'Église ». Langage que nous ne connaissons que trop, pouvait dire du Plessis. « On l'a tenu plus tard sur Pie IX, puis sur Léon XIII : on le tiendra demain, on le tient déjà sur Pie X... » « Puisqu'on ne veut pas se prononcer, je me tiens pour acquitté ; je vais reprendre la publication de l'*Avenir. *» Cette déclaration de Lamennais à l'internonce de Florence amena la publication de l'Encyclique *Mirari vos* qui portait condamnation du libéralisme. Alors ce fut la grande crise. D'abord une soumission extérieure, des réserves, des distinctions subtiles, puis la séparation d'avec les amis qui, l'un après l'autre, abandonnent le maître ([^104]). Ajoutez les cris de triomphe des adversaires. L'homme est à bout. Les *Paroles d'un Croyant* provoquent l'Encyclique *Singu­lari vos*, où l'ouvrage est condamné ainsi que la philosophie qu'avait exposée le second volume de l'*Essai sur l'in­différence.* 132:134 A partir de ce moment, le génie vacille, lançant encore quelques lueurs au milieu des ombres ; l'amour se tourne en haine. Vingt ans après ([^105]), le « grand déchu » mourait sans prêtre, gardé... jusqu'à la fin, contre ses anciens amis et contre lui-même, par les amis nouveaux qu'il s'était donnés. Malgré les grands services qu'il avait rendus à l'Église, comment oublier les conséquences, les ravages perpétués jusqu'à nous, qu'ont amenés les erreurs du libéralisme, condamné tant de fois par tous les Papes qui se sont suc­cédé depuis Grégoire XVI ? C'est bien Lamennais qui « a soutenu le premier l'identité du catholicisme avec la démo­cratie ([^106]) et le premier, poussé le catholicisme social et la démocratie chrétienne vers les utopies, toutes païennes, de la démocratie pure et du socialisme humanitaire » ([^107]). On est devant les ruines « de quelque chose de grand, qui n'a pas été achevé, et que l'on détruisait à mesure que l'on construisait ». Les causes de l'échec ? La prédomi­nance du sentiment sur la raison. « Un homme toujours en colère », a dit Lamartine. Un cœur bon, charitable, compatissant aux petits, aux pauvres, aux souffrants ; mais un faible dans le combat contre soi-même. Était-il un orgueilleux ? Sans doute, mais d'un orgueil provenant d'une passion qui emportait toute sa personnalité, plutôt qu'or­gueil de l'esprit. Il écrivait à Sainte-Beuve : « J'ai reçu de la Providence une faculté heureuse dont je la remercie : la faculté de me passionner toujours pour ce que je crois la vérité, pour ce qui me paraît tel actuellement sans trop me soucier de ce que j'ai pu dire autrefois. » Attachement opiniâtre au sens propre, engendrant l'esprit de domination et de révolte. C'est là qu'il faut chercher la cause de sa perte, et non pas dans un défaut de vocation sacerdotale. 133:134 Dieu, qui lui demandait ces sacrifices, abandonna « celui qu'il avait choisi, prévenu, sollicité, attendu pendant cinquante ans et qui se préférait lui-même. Il lui donna, selon le mot des Livres Saints, « le désir de son âme » ; puis il acheva sans lui l'œuvre commencée. Le reste est son secret »... \*\*\* Un autre groupe de conférences de du Plessis a été réuni et complété par lui dans un ouvrage intitulé : *Les Femmes d'esprit en France* ([^108]). Le point de départ explique ce titre, mais le sujet est de beaucoup plus vaste. L'ouvrage débute par une étude sur les *Précieuses.* L'auteur les dégage de la poudre de ridicule que Molière a répandue sur leurs allures. Il faut se remettre à la fin du Moyen Age, en ce XV^e^ siècle où la société médiévale se dégradait. Le génie français, essentiellement chrétien et social, réaliste, lié à l'ordre natu­rel, épris d'ordre et de beauté, avait déjà perdu ces traits caractéristiques. La Renaissance mit en vogue le triple culte de la nature, de l'individualisme et de l'art. Elle portait en germes les notions créatrices de la littérature moderne, mais elle mettait en danger le meilleur de notre caractère national, En effet, le culte de la personnalité, l'hypertrophie du moi feront perdre le sens de l'universel ; la superstition de l'art et de l'antiquité s'en mêlant, la beauté des formes tiendra lieu de tout, et l'on débouche en plein naturalisme. Telle était la rude épreuve qu'allait affronter la société des XV^e^ et XVI^e^ siècles, et où risquaient de sombrer « la lucidité de notre intelligence et la solidité de notre bon sens ». Cette décadence s'est heurtée aux réactions de l'Église catholique et au rigorisme de la Réforme ; mais il y eut un autre effort -- non négligeable -- au bénéfice du goût, de l'esprit et de la morale, dans les lettres françaises. Du Plessis cite Marguerite de Navarre, Pierre Charron, Guil­laume du Vair, saint François de Sales, Honoré d'Urfé... Ce dernier avait conquis la Ville et la Cour. Son roman déclenche, lui aussi, une réaction. Elle est avant tout féminine et a pour nom : *la Préciosité.* 134:134 Ce qui s'y exprime et va reprendre le dessus, c'est bien l'esprit de sociabilité et d'ordre, au contre-pied de l'indivi­dualisme anarchique. On revient à la vie sociale. Le type de « l'honnête homme » se modèle, tel que l'a décrit Ménage. C'est aussi le type achevé du Français de race. Toute une partie du livre est consacrée à une peinture pittoresque et très éclairante du milieu des Précieuses et de leur influence. Leur triomphe eut des suites malheureuses puisque ce fut aussi les femmes qui concoururent à la destruction de ce qu'elles avaient édifié. Elles avaient combattu le pédantisme et la grossièreté, le libertinage d'esprit et de mœurs, l'ido­lâtrie de la nature et du moi ; bientôt, elles contribueront a les remettre en vogue. La saison mauvaise commence dès les dernières années du règne de Louis XIV. Elle sévit au cours du XVIII^e^ siècle. Les grands classiques font figure de revenants ; d'autres ont pris leur place : Damecourt, Regnard, Campistron, puis Crébillon, La Motte, Le Sage, Jean-Baptiste Rousseau, Fontenelle, Bayle. Le nombre des femmes de lettres aug­mente ; elles étaient rares au temps des Sévigné et des Lafayette. Tous les écrivains de ce temps sont des précieux, des gens qui cherchent l'esprit ; c'est la mode que les femmes ont répandue. Pourvoyeuses de l'Académie, elles le sont en bien d'autres domaines, ceux des grâces, des faveurs et des injustices. De la Régence à la Révolution, elles ont formé un État dans l'État. Pas plus instruites que leurs devancières, elles ont en moins la religion, qu'elles ont désapprise ou qu'elles n'ont jamais bien sue. L'auteur fait un triste tableau de l'éducation que don­naient les couvents du XVIII^e^ siècle. Il montre ce qu'est de­venu « l'honnête homme » ; un esprit qui juge de tout sans rien savoir au fond, et là encore se retrouve l'influence des femmes, de leurs salons et de leur esprit. Elles font la ré­putation des écrivains. Celui qui leur plaît devient une puissance, parfois une idole -- Voltaire, J.-J. Rousseau. Or, il ont, à peu près tous, au moins par quelque endroit, des traits qui rappellent Trissotin. Les Précieuses ont triomphé, au bénéfice de ce personnage. 135:134 En tout cela se lisent les préludes de l'anarchie, des « destructions inti­mes ». Avec le moi, la sensibilité a pris la première place. Les névroses se multiplient, le respect de la femme dispa­raît, et l'on assistera bientôt aux convulsions finales de la Révolution. Les femmes l'ont préparée. Les clubs ont suc­cédé aux salons philosophiques et politiques. Cependant, les salons survivront à la guillotine. Ils s'étaient transpor­tés à Coblentz et dans les prisons. L'influence féminine sur les lettres, le goût, les opinions, se perpétuera à travers la Révolution et après elle. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, jamais apaisée, les femmes sont pour les modernes. Mme de Staël apparaît comme un résumé de cette influence qui laisse pour héritage au nouveau siècle la confiance dans le progrès continu de l'esprit humain avec la recherche de la nouveauté, la suprématie universelle de l'homme de lettres, l'esprit européen, le culte de la per­sonnalité, et de nouvelles ambitions pour la femme, qui deviendront le *féminisme.* Jusqu'au triomphe de ce mouvement, le rôle des fem­mes s'est encore exercé dans des sens divers -- Juliette Récamier, Mme Swetchine, Mme d'Agoult, George Sand. Avec cette dernière, l'influence tourne au social mais en plein naturalisme. Aujourd'hui, qu'est-il advenu de cette influence ? Exis­te-t-elle encore sous la forme « mondaine » ? L'action fé­minine est devenue plus consciente et volontaire, tournée du côté politique ou social, mais surtout inspirée par un désir d'émancipation totale. L'influence des salons a dis­paru, mais la femme vote, fait des discours et se mêle per­sonnellement aux luttes politiques. Elle y a, semble-t-il, perdu quelque chose de son ancienne influence, car les plus féministes des femmes ressassent de confiance les bil­levesées des philosophes ou sociologues de l'autre sexe. « Ce n'est plus le commandement du monde que (la femme) impose en s'imposant ; c'est la pensée de l'homme. » Tony Catta. 136:134 ### Autour de Panurge par Jean-Baptiste Morvan EN RELISANT le chapitre de Rabelais « Des mœurs et condition de Panurge », je pensais qu'avant la dernière guerre on pouvait rire encore franche­ment des mauvais tours du héros comme on s'amuserait d'un fait divers. Les mystifications du premier avril, les farces d'étudiants, les campagnes électorales ou les réu­nions pseudo-politiques du Quartier Latin exaltant Du­conneau ou Ferdinand Lop, les mascarades satiriques des Camelots du Roi, appartenaient aux rubriques ordinaires des journaux et manifestaient une spontanéité certaine. On écoutait le récit d'une farce avec la sensation d'y parti­ciper soi-même ; ce n'est pas seulement la farce, mais l'accueil psychologique dont elle bénéficie qui constitue un révélateur de la conscience : et aujourd'hui nous consi­dérons instinctivement la farce dans une perspective bien différente, comme un épisode littéraire et comme une anec­dote historique. La farce appartient-elle à un folklore dé­sormais pétrifié ? A-t-elle une chance de reparaître dans notre paysage quotidien ? Les problèmes qu'elle pose ont maintenant pris du recul aussi bien dans l'histoire que dans le fond de nos consciences. La farce est d'abord une initiative étroitement, jalouse­ment individuelle ; mais paradoxalement, les collectivités s'en emparent rapidement pour en faire, à certaines épo­ques tout au moins, un élément essentiel de leur vie. Comment analyser la psychologie du farceur ? On y trouve d'abord une permanence de tendances enfantines. 137:134 Le désir de contrarier est chez l'enfant une tentative pour mesurer le monde ambiant, en éprouver les résistances, et savoir « jusqu'où on peut aller trop loin ». Le caractère scatologi­que qui demeure dans les procédés du farceur, dans Rabe­lais et dans Scarron, n'est sans doute pas étranger à cette prolongation de la puérilité, un élément sexuel vient s'y ajouter, mais situé dans la même perspective que la scato­logie. La profanation, toujours implicitement contenue dans la farce est une conséquence de l'esprit de contrarié­té, préalable à l'esprit de contradiction. Il s'agit de contre­dire à une espérance collective et organisée d'ordre, de régularité. L'école buissonnière des enfants est une sorte d'épopée de la farce ; elle constitue un ensemble d'aventu­res, une tentative individuelle de reconnaissance de l'uni­vers au bout de laquelle la fessée s'impose comme conclu­sion, évoquée plus tard avec les larmes d'hilarité et d'atten­drissement. La farce revécue et repoussée nécessite une sanction sociale pour obtenir son unité épique, quand on la revoit dans les lointains du souvenir ; les farces de Panurge sont impunies, mais dans l'histoire du personnage elles ne sont qu'un prélude. La situation du farceur représente une forme mineure et atténuée de celle de l'aventurier, de l'errant, de l'amateur de choses fortuites : le « propre à rien » d'Eichendorff, ou dans ses tendances agressives, le Till Eulenspiegel du vieux folklore allemand. Le farceur est l'homme qui change de place, et dérange la dignité obligatoire du sédentaire. Pas­cal disait qu'aux lieux où l'on ne reste pas, on ne se soucie pas d'être estimé. La mascarade, le déguisement sont pour l'homme contraint à la situation sédentaire une manière de tourner le problème ; le changement de visage supplée à l'impossibilité du changement de lieu et permet de sa­crifier un peu, par un « défoulement » temporaire, au vieil appel du nomadisme. Le véritable farceur en littérature semble devoir être un homme en voyage : le commis-voya­geur des vaudevilles et des contes du XIX^e^ siècle, par exem­ple l'Illustre Gaudissart de Balzac. Seuls ces personnages peuvent amener les chocs amusants et décevants où la réa­lité ordinaire et légale de la société se trouve mise en cause. 138:134 A la limite on trouverait le cas du farceur involontaire, du farceur malgré lui ou de la farce sans farceur, comme dans le fabliau médiéval d' « Estula ». Une bonne vieille plai­santerie familiale a consisté à appeler « Es-tu-là ? » le chien de la maison ; mais les voleurs entrés dans la berge­rie ne connaissent point ce mystère, et il s'ensuit un en­chaînement de joyeuses absurdités dont finit par être vic­time le curé de la paroisse. La farce est une intrusion de l'imprévu, certains types humains sont les intercesseurs d'une secrète espérance présente sous les désagréments et les déceptions : celle qui souhaite que le monde ne soit pas toujours fidèle à son rythme monotone. Intercesseur occasionnel, mais aussi bien souvent artiste, metteur en scène, histrion et technicien du rire tel est le farceur. Et nous voyons poindre dans le personnage les éléments qui lui assurent parallèlement la réprobation et le consentement secret de la société. Artiste du menson­ge, il a pour mission d'étonner, de se dévouer pour assurer le drame, pour en donner au moins l'illusion. On connaît le personnage de Synge, le « Baladin du Monde Occiden­tal ». Il s'élève à des dimensions presque surhumaines dans un milieu peu apte à élaborer de façon continue son spec­tacle : les sociétés paysannes par exemple. Quand les pos­sibilités d'un vrai théâtre augmentent, en particulier à no­tre époque où la télévision développe intensément les ré­créations visuelles, le farceur risque de voir réduire à néant, ou presque, son importance sociale. On peut d'ail­leurs se demander si la compensation est exactement me­surée, et si les sociétés ne sont pas frustrées de certaines expressions authentiques de leur âme collective que le far­ceur de bourg ou de village assurait brutalement, mais efficacement Le farceur peut devenir un démiurge. Il s'identifie aux lutins, aux korrigans, aux fées. Le désir de modification irrationnelle du monde avait fait naître dans le folklore toute une population surnaturelle de farceurs imaginaires, dont l'existence supposée expliquait les pots de lait renver­sés dans les étables, les crinières emmêlées des chevaux, et les chutes d'ivrognes attardés au plus épais des ronciers. 139:134 L'homme rêve de concilier en lui le bon génie et le génie taquin et facétieux. Ainsi en est-il du fameux fabliau des « Trois Aveugles de Compiègne », et la littérature moderne en offre un curieux exemple sous la plume de Banville, ra­contant la carrière facétieuse de son aïeul Étienne Deho­zier, hobereau épanoui dotant les jeunes servantes qu'il avait fait pleurer un peu par la déception d'un faux engagement, et corrigeant les humeurs hautaines des notables locaux. Mais le démiurge peut être uniquement un Pro­méthée de la farce, agressif et révolutionnaire, l'homme qui étonne en faisant peur. La littérature rimbaldienne et surréaliste en a gardé des traces abondantes, et cette ten­dance explique à la fois ses sympathies et ses oppositions alternées à l'égard du marxisme. Dans « Mauprat », George Sand trace du Vieux Tristan, surnommé « Mauprat-Coupe-Jarret » une sorte d'antithèse vivante du bon aïeul de Banville ; la farce mortelle qu'il joue au greffier, avec l'assentiment hilare et hébété des huissiers, peut constituer une anecdote symbolique, représentative du caractère sadique et dominateur de la farce. L'assentiment social dont jouit la farce, assimilable à un « complexe attraction-répulsion », s'explique de différentes manières. D'abord elle est une forme sociologique du divertissement. Pour les « rois sans divertissement » qu'étaient les paysans et les bourgeois de province, elle créait un monde parallèle et supplétif d'événements et l'em­bryon d'une littérature orale. Le farceur créait l'épisode dont on parlerait, et plus ou moins consciemment, créait l'épisode afin qu'on en parlât. Mais de plus la farce servait de support et d'expression aux rancunes et aux humeurs des groupes particuliers, même à l'égard des rouages sociaux dont ils ressentaient hypocritement la nécessité. C'est sur le guet que Panurge fait rouler le tombereau, du haut des ruelles escarpées du vieux Quartier Latin. La farce est une tentation révolutionnaire à laquelle on ne veut pas céder totalement : un carnaval d'insurrection, une satur­nale passagère en matière politique. Cette tendance est évidemment plus affirmée quand elle exprime l'hostilité d'un groupe détaché de l'ensemble social. 140:134 Qu'on relise à ce propos les farces épiques des demi-soldes dans la ville d'Issoudun, évoquées par Balzac au long des pages de « La Rabouilleuse ». Le hors-la-loi est farceur : c'est le Robin Hood des ballades anglaises médiévales ; et De Coster a fait du Till Eulenspiegel allemand, par une transposition littéraire assez simpliste, le porte-parole des Flandres ré­voltées. L'anarchisme prométhéen ou diabolique à la manière du vieux Mauprat s'atténue et s'intellectualise à partir du moment où il assume une expression politique. Le farceur alors n'est plus anarchiste, il peut devenir conservateur ou réactionnaire, tout en risquant joyeusement de se voir paré du titre de « trublion ». La farce devient alors dé­monstrative, elle ne cesse pas d'ailleurs pour autant d'être truculente : nous trouvons alors le comique aristophanien, avec ses éléments de mascarade et ses sous-entendus par­fois grivois. Les célèbres mystifications des Camelots du Roi en ont représenté à peu près toutes les formes : le cortège d'étudiants portant des gaules de pêche munies de maquereaux en « l'honneur » de Briand, l'âne vêtu en aca­démicien pour l'élection de Jonnart, la farce des Poldèves et quelques autres. On peut dire que dès l'origine l'intention d'une stylisation littéraire y était présente, coexistant avec le désir d'une propagande fondée sur l'étonnement. La farce peut devenir un rite de collectivité, une sorte de théâtre de salon pour petit cercle ; ainsi Voiture fut « berné » au sens propre du mot, sur l'ordre des dames de la société précieuse où il fréquentait assidûment, et ce monde de la préciosité nous offre un assez riche catalogue de farces qui ne nous paraissent pas toujours de fort bon goût -- peut-être à cause de l'anglomanie surgie depuis au début du XIX^e^ siècle et qui ne laissait rien subsister entre la dignité gommée et l'excentricité absurde. On se souvient aussi du tour joué au Comte de Guiche, dont on avait rétréci nuitamment les habits pour lui faire croire qu'il était atteint d'une enflure mortelle consécutive à l'ingestion de champignons vénéneux. Ainsi se constituaient les faits mémorables de la tribu ; le « petit cercle Verdurin » de Proust conserverait de ces rites spontanément engendrés un sou­venir affaibli. 141:134 La farce a-t-elle tendance à disparaître quand le mi­lieu social n'éprouve plus le besoin de se sentir tribal ? Mais ce désir cesse-t-il jamais ? On pourrait penser qu'il ne fait que se transformer. Et les procédés de la farce se démodent et se métamorphosent dans la mesure où le mi­lieu aspire à de nouvelles formes d'expression. Le farceur éprouve les inconvénients qui guettent tout virtuose et tout technicien ; c'est en littérature que l'on sent évidem­ment le mieux ces modifications. Ainsi Scarron et le bur­lesque ont lassé, car le farceur était un homme spécialisé qui laissait trop bien voir à la fin les ficelles de son métier : paradoxalement, il devenait une sorte de pédant, il incar­nait le pédantisme du comique forcé. Panurge lui-même est une mécanique à produire des farces. Et c'est ce qui fit le premier attrait de Rabelais et de Scarron qui doit maintenant être dépassé, non sans difficulté parfois, pour recher­cher l'intérêt humain le plus profond. L'histoire de la litté­rature présente des lacunes révélatrices sur le chapitre de la farce. Il est assez notable que Diderot n'ait point publié « Jacques le Fataliste » ; ce temps, situé entre les farces provinciales et villageoises du XVII^e^ et les « farces d'atelier » du romantisme se prenait très au sérieux. On ne saurait lui faire de reproches, au moins sur ce point. Si la farce représente une sorte de construction littéraire, à l'état rudimentaire, des tendances obsédantes du groupe ou de l'individu, si elle constitue à l'état spon­tané ce que les spécialistes appellent un « psychodrame », on ne saurait nier que son pouvoir de création intellec­tuelle soit limité par sa nature même. Le rire procure une satisfaction rapide et suffisante ; la farce constitue une protestation et une censure souvent nécessaires, mais elle impose par l'étonnement ses points de vue mal formulés ; provocation, profanation, défi, elle agit par intimidation et réduit l'humanité ambiante à un état d'esprit assez in­forme et pâteux. 142:134 Sa présence en littérature caractérise certaines époques de rudesse où, peut-être sous l'empire d'urgentes nécessités, comme au début de l'époque clas­sique, on est amené à employer les moyens vigoureux de la dérision. Pour le jugement moral qu'on peut porter sur elle, la farce sera toujours un domaine équivoque : il semble qu'elle soit toujours immorale en son fond, impure ou agressive ; mais le climat intellectuel qui se refuse abso­lument à l'admettre, surtout dans son utilisation littéraire, peut donner aussi prise aux soupçons de l'analyste. Ce n'est pas nécessairement par le souci de la pureté, de la justice ou de la charité que la farce est rejetée : C'est par­fois parce qu'un sérieux apparent et superficiel craint d'être dénoncé, ou parce qu'un épicurisme de volupté ou de sensiblerie la redoute comme un trouble ou une contra­diction. La farce peut se révéler mauvaise sans que les rai­sons pour lesquelles telle ou telle époque la refuse soient de bonnes raisons pour autant. Jean-Baptiste Morvan. 143:134 ### Le cinéma comme il est *Le pèlerinage eschatologique\ de Luis Bunuel* par Hugues Kéraly LE JOUR OÙ Gil Blas, âgé de dix-sept ans, quitte la maison paternelle d'Oviedo pour se rendre à l'Uni­versité de Salamanque, il ne se doute pas des innom­brables rencontres, fortunes et avatars qui parsèmeront son itinéraire à travers la société espagnole et ses différents types : bandits, argousins, comtes ou évêques. Un itinéraire de douze livres (« Gil Blas de Santillane » -- Le Sage -- 1715), où les aventures du jeune « picaro » asturien ne constituent pas à vrai dire le centre d'intérêt du roman, mais plutôt le prétexte toujours renouvelé à une vaste et piquante observation sociale. Le Sage, on le sait, ne faisait par là que transposer en langue littéraire française du XVIII^e^ siècle *le* modèle, inépuisable et commode, fourni depuis la Renaissance par le très ingénieux roman pica­resque espagnol. C'est de ce même modèle picaresque que le réalisateur espagnol Luis Bunuel, par un juste retour des choses, semble s'être inspiré pour l'élaboration de son dernier film, « *La Voie lactée *». Pourtant, le film est en définitive moins espagnol que son genre n'aurait pu le laisser penser. Bunuel, malgré ses origines, est un auteur éminemment français, un des plus illustres maîtres à penser de la thé­matique cinématographique française. 144:134 Comme Picasso, comme bien d'autres artistes étrangers, il est par ses goûts et son style devenu ce qu'on appelle au-delà des Pyrénées un « afrancesado » ([^109]). Ce qui explique que « *La Voie lactée *» soit un film à thèse, surchargé -- semble-t-il -- de significations, d'allusions, de symbolique ; un réservoir de mythologie bunuelesque aussi éloigné du génie pica­resque espagnol que Bertolt Brecht l'est de Marivaux, ou si l'on préfère, le poudding de la tarte aux pommes. Les deux « picaros » de « *La Voie lactée *» (deux vaga­bonds pèlerins sans statut social bien défini), loin d'être pour Bunuel l'occasion d'un voyage qui débouche sur la satire sociale, promènent le spectateur tout au long d'une histoire hautement spirituelle, qui se déploie dans le temps et l'espace terrestre depuis près de deux mille ans : l'*his­toire du catholicisme,* de l'orthodoxie catholique, et des hétérodoxies suscitées par la doctrine catholique. Le jour où existera, pour lecteur averti d'*Itinéraires*, un lexique bien complet de tous les hérésiarques cités dans la revue, avec renvoi aux articles riches de doctrine et de précisions dogmatiques de ladite revue, il n'est pas impos­sible que nous conseillions à un tel lecteur d'aller voir « *La Voie lactée *» ; ne serait-ce que pour l'inciter à une petite révision générale, plus que jamais nécessaire depuis que les athées se mêlent de théologie (d'utiliser et d'exploi­ter à leurs fins propres la théologie). Si en effet le film de Bunuel est sans danger pour le véritable théologien catho­lique, qui a en la matière de quoi ne pas s'en laisser con­ter, il n'en est pas de même pour un public non averti, et tout particulièrement pour le chrétien instable en sa foi, qui risquerait de ne pas discerner avec assez de fermeté où finit la vérité historique et où commence la supercherie et la mystification. 145:134 Car le film de Bunuel est, du début jusqu'à la fin, et de façon machiavélique, un colossal *mensonge* qui mérite d'être pesé dans ses intentions et dans ses conséquences... Lent et patient mensonge, qui ne tient à aucune des affir­mations du film, mais au regard même que Bunuel porte sur les choses accumulées dans ce « grand » répertoire de l'histoire d'une religion. \*\*\* Deux vagabonds, sur une route des environs de Paris, font de l'auto-stop ; leur intention est de se rendre en pèle­rinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ([^110]), haut lieu de la chrétienté médiévale, à pied, par l'antique itinéraire. L'un, barbu et vieux -- Paul Frankeur ; bon catholique bien catéchisé (ses discussions en témoigneront à plusieurs reprises), a tout du sympathique clochard, tranquille et « philosophe », au sens où le langage populaire entend ce mot ; c'est dire qu'il ne se pose pas trop de problèmes. Tout aussi clochard, mais plus turbulent et tourmenté, son jeune compagnon -- Laurent Terzieff -- a plutôt l'air d'un grand voyou sans foi ni loi que d'un pieux pèlerin ; il fait la route par esprit d'aventure, et peut-être aussi par désœu­vrement. Après avoir longuement et vainement tenté d'arrêter une voiture (depuis mai, le « stop » marche très mal en France), ils croisent le Diable sur leur chemin, ou du moins un personnage qui y ressemble curieusement -- grand, beau, cape noire doublée de rouge, très « Dracula » --, et demandent l'aumône à ce riche passant. A Frankeur qui possède encore un peu d'argent, le Prince des Ténèbres donne un gros billet, et rien à Terzieff qui lui avoue n'avoir plus un sou ; l'allusion à la parabole des talents (mais appliquée ici à contresens) est aussi évidente qu'incom­préhensible. Puis il leur enjoint : « Allez à Saint-Jacques-de-Compostelle ; prenez une prostituée et ayez des enfants de prostitution. Le premier vous l'appellerez : « Tu n'es pas mon peuple », et le second : « Plus de miséricorde ». » 146:134 C'est ici que Bunuel nous étonne de plus en plus, car cette étrange prédiction de Satan ([^111]), chacun l'a deviné, est tirée de la Sainte Bible, au Livre d'Osée, chap. I à III, où Yahweh dit au prophète : « Va, prends une femme de prostitution et des enfants de prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en abandonnant Yahweh. » Et quand Osée eut une fille : « Nomme-la Lô-Ruchama, car je n'aurai plus de compassion de la maison d'Israël pour lui pardonner ses péchés. » Et quand Osée eut un garçon : « Nomme-le Lô-Ammi, car vous n'êtes pas mon peuple, et moi je ne serai pas votre Dieu. » Mais le Livre du prophète Osée ajoute : « *Ils reviendront en tremblant vers Yahweh et vers sa bonté,* à la fin des jours. » (Chap. III, 5.) « Et au lieu où on leur disait : « Vous n'êtes pas mon peuple », on leur dira : « Fils du Dieu vivant ! » (Chap. II, 1-3.) » A la prophétie que Bunuel met dans la bouche de son démon, il ne manque donc que la promesse de rétablisse­ment faite par Dieu à Osée. C'est pourquoi nous pensons que la prédiction qui se réalise à la fin du film, contre­façon radicale du langage biblique, est le fait d'un élément démoniaque sorti tout droit de l'eschatologie bunuelesque, et non, comme a pu le croire certain critique, « d'un Dieu hautain à cape génitrice »... On dit de Bunuel qu'il est un auteur éminemment *dérangeant *; il faut croire qu'il l'est beaucoup, pour susciter dans l'esprit du spectateur une aussi radicale inversion. Le coup du prophète Osée, pour significatif qu'il soit des intentions mystificatrices de Bunuel, n'est d'ailleurs pas le dernier du film, ni le meilleur ; ce n'est que l'entrée en matière, sinistre et inquiétante, d'une œuvre qui nous réserve bien d'autres sur­prises. 147:134 La scène suivante nous montre les deux compères dis­cutant des avantages psychologiques qu'il y a de porter une barbe. « La barbe, assure Frankeur, inspire confiance. » Cette curieuse transition permet à Bunuel de nous intro­duire dans la maison de la Sainte Famille à Nazareth où, tandis que la Vierge pétrit le pain, le Christ s'apprête à couper sa barbe, à la grande désolation de Marie, qui finit par l'en dissuader très maternellement. Vous ne concevez pas le Christ autrement que barbu, semble nous dire iro­niquement Bunuel. Pourtant tout barbu a eu un jour en l'autre la tentation de couper sa barbe ; pourquoi pas le Gali­léen ?... Heureusement pour la postérité, il y avait Marie, qui comme toute mère possédait des idées bien arrêtées sur le genre qui convenait le mieux à son fils. Il suffisait d'y penser... Cette première apparition de Jésus dans le film sera suivie de plusieurs autres : à chaque discussion sur la per­sonne du Christ, Bunuel opère savamment un retour en Galilée pour nous montrer Notre-Seigneur tel qu'il était dans sa vie terrestre. C'est-à-dire, selon Bunuel, tout le contraire de l'iconographie traditionnelle : un Christ bar­bu, certes (car on ne conçoit pas le Christ autrement, sur­tout à l'écran), mais sportif, charmant, souriant, qui court dans la campagne comme un collégien, dit « J'ai faim » ou « Quelle heure est-il ? » à ses disciples ; qui retourne son verre à table quand il a fini de boire ; qui tient l'assis­tance en haleine avec la parabole de l'intendant malhonnête ([^112]). Conteur séduisant et enjoué, le Christ de Bunuel n'a rien à envier aux plus brillants acteurs qu'Hollywood ait connus. 148:134 On se souvient du Jésus imaginé par Pasolini dans « La passion selon saint Matthieu » : syndicaliste enfiévré, noir, et qui ne souriait jamais. Celui de Bunuel dans «* La Voie lactée *» rit tout le temps, en bon camarade, bon fils et bon convive qu'il est. Il nous paraît pourtant aussi peu vraisemblable que celui de Pasolini, peut-être même plus péniblement caricaturé et singé... « Dieu fit l'homme à son image, disait Voltaire, et l'homme le lui a bien rendu ! » Et Fra Angelico, plus profondément, nous donne la raison de ses deux échecs « artistiques » : « Pour peindre le Christ, il faut vivre avec le Christ. » (Entendez : il ne suffit pas de connaître et de respecter les textes, comme Pasolini, ni même de bénéficier d'incontestables réminiscences théologiques et bibliques, comme Bunuel.) Il n'est pas imaginable qu'on rencontre un jour à l'écran un Christ qui évoque vraiment le Christ tant que ce sujet restera l'apanage des réalisateurs athées, et de préférence marxistes. « Tout ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. » Quant aux deux pèlerins, ils continuent leur route, allant de surprises en surprises, sans d'ailleurs s'en étonner outre mesure. Dans un petit cabaret où ils grignotent quelques restes, un curé de campagne -- dont on saura plus tard qu'il est fou -- discute avec un capitaine de gendarmerie et l'hôtelier du lieu de la présence réelle dans l'eucharistie ; après avoir fidèlement et justement défendu devant ses interlocuteurs sceptiques le mystère de la transsubstantiation, il finit par admettre que le corps du Christ est contenu dans l'hostie comme le lièvre dans le pâté du même nom qui en est tiré. La contradiction est d'autant plus manifeste que le curé venait de rappeler, à l'appui de sa thèse, les déviations opérées sur ce point de doctrine par l'hérésie albigeoise, et bien d'autres avant et après elle (c'est un curé très calé), depuis celles qui ne voyaient dans l'hostie qu'un symbole, jusqu'à celles qui consistaient à considérer, comme le cabaretier du film, que le corps du Christ entre avec l'hostie dans un rapport de contenu à contenant. 149:134 Bunuel semble vouloir nous montrer que l'esprit du curé n'a pas résisté aux difficultés soulevées par le mystère du Saint Sacrifice de la messe. De la même manière, comme pour souligner l'irréductibilité des problèmes posés par la foi catholique (et en cela il a raison), Bunuel nous montrera peu après, à l'occasion d'un petit retour au XV^e^ siècle, deux jeunes gens en révolte ouverte contre la formulation définitive du Credo touchant la Sainte Trinité. « Les trois personnes divines », crient-ils hystériquement à leur évêque, « ne sont que des modes d'être du Dieu unique. C'est le Père qui a été crucifié sur terre, et non le Fils, car un seul Dieu ne saurait être plusieurs. » Bunuel, qui a l'air de connaître assez bien son histoire du catholicisme, nous promène ainsi tout au long du film à travers les hérésies et les révoltes ; l'anathème, la condamnation et le bûcher. Peu soucieux de chronologie, mais respectueux de la lettre de chacune des positions exprimées, il accumule très librement devant nous au hasard des chemins la matière de son film, avec une tranquille assurance qui donne à penser. C'est que Bunuel ne juge pas, ne cherche non plus ni à émouvoir ni à impressionner ; on dirait qu'il nous introduit progressivement dans une grande galerie de siècles d'histoire religieuse, dont il aurait fait pour nous une vaste et parfois très belle sélection. Le plus étonnant et le plus significatif de ces « tableaux » est sans doute ce petit retour au IV^e^ siècle, dans une forêt où s'abritent pour la nuit nos deux pèlerins-clochards ; Priscillien ([^113]) y prêche sa doctrine manichéenne et orgiaque à une secte ésotérique aussi élégante qu'invraisemblablement fardée. L'initiation, très pythagoricienne, se fait entre ces hommes, ces femmes du monde et ces grands-prêtres impassibles et mystérieux, *en latin classique*, pour la première fois peut-être à l'écran depuis que le cinéma remplace la tragédie classique (nous voulons dire celles de la Grèce et de la Rome antiques, qui s'adressaient comme le cinéma au grand public). 150:134 Et le spectateur, qui n'y comprend goutte -- c'est du breton ou du goth ? -- apprend avec stupéfaction par les sous-titres que l'âme est d'essence divine ; que le corps, œuvre du démon, doit être abandonné à ses vices, favorisé dans la débauche et l'exacerbation des plaisirs sensuels ; que l' « anima » se détache ainsi de la matière abhorrée pour rejoindre dans l'au-delà son souvenir de l'éternel, et se confondre en son principe vital. Et tous, après avoir dit « amen » aux leçons de l'évêque, de s'égayer dans les sous-bois pour de furieuses étreintes érotico-sexuelles. Car le corps doit être, par ce moyen, méprisé et châtié... Et Bunuel nous raconte tout cela avec la même impassibilité apparente que s'il composait un court-métrage sur l'histoire de la magie ; ce qu'on retrouve dans cette façon de faire, c'est bien le regard que porte sur les choses le « picaro » espagnol, un regard éminemment *profane,* pour ne pas dire profanateur ; regard assez léger pour nous faire rire quand il s'agit de satire sociale, mais qui se devait bien garder de pénétrer les choses spirituelles, de peur de n'y rien comprendre. Le genre picaresque s'était en effet défendu de toucher, dans le domaine religieux, à autre chose qu'aux hommes et aux mœurs. Que « *La Voix lactée *», qui constitue un récit sur le mode picaresque, s'en prenne au surnaturel, aux déchirements de l'esprit religieux, à l'intérieur même des consciences, est significatif d'un style qui ne respectera et ne comprendra désormais plus rien, parce qu'il ne sait pas *s'arrêter.* Comme pour nous confirmer dans cette atmosphère de cheminement sans issue, de visions sans suites, d'arrêt sans aucunes conclusions significatives, la caméra de Bunuel ne s'attarde jamais en route ; les tableaux les plus réussis du film ne sont eux-mêmes soulignés que fort discrètement, comme en passant, contradiction ou interrogation de plus à ajouter au catalogue. Les pèlerins quittent la forêt sans avoir même cherché à savoir ce qui s'y passait, en dépit des litanies curieuses qui résonnent la nuit durant à leurs oreilles... Plus loin, ce sera le marquis de Sade démontrant à une quelconque « Justine » enchaînée dans ses caves la profonde sottise qu'il y a de croire en Dieu. Plus loin encore on fusille le Pape, vue anticipatrice cette fois-ci, et qui germe dans le cerveau de Terzieff (on le devine passablement exalté par de récentes émeutes révolutionnaires). 151:134 Mais Bunuel ne se contente pas de nous entraîner à sa suite à travers l'histoire des hérésies. Il n'oublie pas combien celles-ci sont inséparables de l'histoire de l'orthodoxie catholique, défendue dans son film, avec un art achevé, et beaucoup de vraisemblance pour le spectateur moderne (à défaut de vérité, nous allons voir pourquoi), par la Sainte Inquisition, un jésuite du XVII^e^ siècle, un curé espagnol, et les fillettes d'une petite Institution catholique (héritières intégristes, pour les temps modernes, de l'Inquisition). La scène sur la Sainte Inquisition, tout comme le discours du marquis sadique, se déroule dans une cave (le rapprochement est d'autant plus facile à réaliser que les deux scènes se suivent presque : ceux qui ne sont pas sûrs de la justesse de leur action se cachent, insinue à sa manière habituelle l'auteur du film). Un prisonnier qui ne croit pas à l'existence du Purgatoire parce que, soutient cet entêté, « celui-ci n'est nommé nulle part dans les Saintes écritures », est condamné au bûcher, pour qu'il y aille voir par lui-même. Parallèlement, Bunuel nous montre une petite fête de fin d'année dans une Institution privée où Terzieff et Frankeur sont reçus à déjeuner ; menées par la directrice de l'école, et sous le regard attendri de leurs parents, de petites filles en uniformes récitent en chœur les anathèmes prononcés par l'Église aux Conciles de Nicée (325) et de Latran (1179). Et toute la petite assistance de reprendre bien fort : « Si quelqu'un dit... etc., QU'IL-SOIT-ANA-THÈME ! » ([^114]). Ici Bunuel, qui doit puiser d'assez loin dans ses souvenirs d'enfance espagnole, voudrait manifestement nous faire croire que l'Inquisition n'est pas morte, du moins dans son esprit. Mais son argument est bien faible ; car si ce qu'il nous montre dans son film avait une seule chance d'exister quelque part, ce serait bien une preuve suffisante que la Très Sainte Inquisition n'est plus. 152:134 Un autre rapprochement entre les époques, plus savamment amené et plus probant que le précédent, s'opère aux portes d'un couvent janséniste du XVII^e^ siècle -- tandis qu'une sœur se fait crucifier par ses compagnes dans le chœur de la chapelle (et il y a des gens pour le croire), tandis que résonnent au dehors les coups de marteau, un riche gentilhomme protecteur du couvent se heurte à un noir jésuite qui rôdait aux alentours dans l'espoir de surprendre le scandale. A la suite d'un abord peu chaleureux de part et d'autre, quelques mots suffiront à provoquer le duel : *Le gentilhomme janséniste :* « Dans l'état de la nature corrompue, on ne résiste jamais à l'effet de la grâce intérieure. » *Le jésuite :* « La grâce, Monsieur, n'obtient pas toujours l'effet pour lequel elle est donnée de Dieu. » Les deux pèlerins, qui passaient par là, sont invités à servir de témoins. Et alors que les protagonistes ferraillent en se disputant, dans la langue de Louis XIV, sur la doctrine de la grâce (que le hargneux jésuite défend fort bien), Frankeur et Terzieff « descendent » un litre de gros rouge en discutant du libre arbitre. Terzieff estime qu'il n'est pas libre d'agir comme il l'entend si Dieu existe, puisque quoi qu'il fasse, Dieu, qui peut et qui sait tout, l'aura voulu ainsi. Contre cet argument classique ([^115]) mais toujours aussi déroutant, Frankeur s'attache à maintenir la liberté fondamentale de l'homme entre l'option du Bien (voulu de Dieu) et celle du mal (haï de Dieu). Le problème fondamental soulevé par Terzieff, et celui du janséniste, touchent au même point et au même mystère : celui de la Création, du péché, et des desseins de Dieu sur l'homme : si éloignée que la solution de Jansénius soit de celle de Sartre, la juxtaposition des deux dialogues impose au spectateur même moyennement cultivé de réfléchir à l'éternité de certains problèmes métaphysiques posés par la religion. Quelles que soient les intentions de Bunuel, voilà bien un des rares passages du film dont nous ne lui tiendrons pas rancune... 153:134 Et nos deux vagabonds de poursuivre leur pèlerinage, pour aboutir dans une auberge espagnole où un curé gourmand et sympathique conte aux paysans du coin les plus merveilleux miracles de la Vierge Marie... Le film n'est pas terminé mais est-il besoin d'en raconter plus long ? \*\*\* Le film de Luis Bunuel, malgré ses surcharges, ses multiples détours à travers le temps, son imposante richesse en détails et en symbolique, n'est pas une œuvre difficile, ni même désagréable à regarder. C'est simplement un film inquiétant, pour cette seule raison qu'on s'y laisse trop aisément promener. Dans ce catalogue des grands problèmes spirituels posés par la religion catholique, il n'y a rien qui touche le cœur, presque rien qui arrête le regard... Mais que peut-il y avoir de réellement catholique dans un film où l'on ne fait que glisser sur les images ? Il faut le dire : « *La Voie lactée *», malgré son sujet, est un film contre Dieu ; parce qu'il parle de Dieu avec des mots qui trahissent presque à coup sûr les intentions divines ; parce qu'il dévisage la Création dans un regard dont Dieu lui-même est trop souvent absent. Il existe en effet une certaine manière d'exposer la religion qui la réduit à n'être qu'une curiosité psychologique de plus ; une sorte de produit sécrété par la mauvaise conscience de l'homme, ersatz de ses tourments métaphysiques. Telle est la manière de « *La Voie lactée *», qui analyse l'histoire du catholicisme comme un biologiste dissèquerait une souris, ou comme un sociologue de l'Université (française) parlerait du culte du Vaudou ; mis à part bien entendu, les préoccupations possibles de l'universitaire touchant le respect scrupuleux de la vérité historique. 154:134 Bunuel nous parle du catholicisme comme une des plus grandes et des plus passionnantes aventures de l'esprit humain. Et il ne doute pas que cela en soit une. Mais rien d'autre... Pour un peu, il en parlerait à l'imparfait ; un réalisateur moins habile que lui fût certainement tombé dans cette erreur. Pareille façon d'évoquer le christianisme est de loin la plus pernicieuse. De même que les marxistes ont depuis longtemps abandonné la proclamation systématique de leur athéisme, pour se pencher sur le problème de l'utilisation du catholicisme par le dedans (dans une sorte de récupération, au profit de la lutte des classes, de ce qu'il reste de vitalité chrétienne), de même Bunuel, dans « *La Voie lactée *», abandonne son anticléricalisme d'antan pour mieux porter la subversion et la contradiction à l'intérieur même du catholicisme. Si ses curés, surtout celui que ravit les mystères de la Très Sainte Vierge Marie, ne sont pas antipathiques, mais au contraire touchants de naïveté, c'est parce que Bunuel veut nous persuader qu'ils ne présentent plus aucun danger, et que le Dieu de ces illuminés est mort avec la Conscience moderne, grande démystificatrice de l'humain. ...A moins que le sujet choisi ne soit que le moyen imaginé par l'auteur pour faire passer, dans des séquences qui s'y prêtaient, les thèmes majeurs de sa mythologie personnelle. Mais, dans un cas comme dans l'autre, on ne peut que frémir de voir mise aujourd'hui à la disposition des foules une histoire du catholicisme où l'eschatologie d'un Luis Bunuel tient tranquillement la place de l'Esprit divin. Hugues Kéraly. 155:134 ### La veuve et son pot à farine par Claude Franchet CELA SE PASSAIT au temps, chez nous, du roi Gillot et de la reine Pernette. Une veuve avait un pot dans le coin de sa cuisine ; plein de farine autrefois il ne servait plus à rien, la bonne femme étant devenue pauvre. Elle allait au bois mort pour faire cuire sa soupe et cette soupe n'était jamais que d'eau et de vieux croûtons. Tout en allait de même sur elle et autour d'elle elle portait de méchants habits et dans sa maison il n'y avait que son lit, sa table, le pot, une marmite, trois chaises et trois assiettes à fleurs avec trois tasses peintes aussi. Ces trois chaises, ces trois assiettes et ces trois tasses, c'est parce qu'ils avaient été trois dans le temps ; avec son mari défunt elle avait eu un fils, mais c'était comme s'il avait de même trépassé puisqu'elle ne l'avait jamais revu depuis le jour où sur sa dixième année il avait en cachette suivi des Bohémiens. Il y avait si longtemps que la pauvre veuve n'espérait plus son retour : 156:134 « Il a dû mourir sur les routes... Ou bien il m'a ou­bliée : pourtant ce n'est pas naturel d'avoir oublié sa mère ; peut-être il est devenu trop riche pour revenir au village, peut-être il s'est marié avec une belle de­moiselle qui ne se soucie pas de me connaître ; j'aime­rais encore mieux cela que de le savoir mort... » Oh ! oui, elle aurait tout préféré à le savoir en allé de ce monde comme le père : mais ne rien savoir du tout était bien triste aussi. C'étaient ses pensées ordinaires. \*\*\* Or, un soir où elle mettait en croix deux petits mor­ceaux de bois sous sa marmite et s'apprêtait à souffler dessus, elle entend un bruit léger du côté du pot. Elle tourne le cou et voit sur le rebord un gros oiseau gris, semblable à un hibou avec sa tête pleine de plumes disposées en barbe et en collier, un nez crochu et d'énor­mes yeux faits d'un large cercle d'or et d'une perle noire au milieu, grands ouverts et qui ne pouvaient se fer­mer : une tête de vieux magicien très grave et sourcilleux avec ces yeux immobiles. Les pattes griffues se tenaient bien au pot. « D'où est venu celui-là, grand Dieu ? Porte et fenê­tre sont fermées et ne l'ai point vu descendre par la cheminée... » Elle tremblait un peu. Ce genre d'oiseau, même s'ils ne font de mal, ne plaît guère aux gens de campagne, et celui-ci était apparu comme un sort. C'en était un ou presque, puisque le voilà qui se met à parler : 157:134 « N'aie pas peur, bonne femme ; j'ai appris ta peine et je suis venu pour t'aider à t'en tirer. Tu as toujours été bonne pour le petit monde des oiseaux ; tu empêches les mauvais sujets de détruire leurs nids ; s'ils l'ont fait tu déposes les œufs restants dans un corbillon à portée des père et mère ; tu chéris les hirondelles au rebord de ton toit, et l'hiver tu émiettes de ton pain de pau­vresse au rouge-gorge et au roitelet. Enfin à l'encontre de tes voisins tu n'as jamais cloué aucun de nous à la porte de ta grange, et mieux, tu empêches autant qu'il est en ton pouvoir les autres de le faire : c'est ainsi qu'hier tu as sauvé d'une mort affreuse ma commère la Reine-des-Chouettes, jurant que tu irais la déclouer toi-même, juchée sur une méchante échelle propre à te rompre les os. C'est pour tout cela que nous voulons te récompenser : demande-moi ce que tu voudras et je l'exaucerai selon mon pouvoir. » La bonne Louisa avait bien envie de demander des nouvelles de son garçon ; mais si elles allaient être plus tristes que le silence ! Et puis il faut le dire : elle était méfiante comme beaucoup de pauvres gens qui s'atten­dent toujours à être attrapés ; alors elle se contenta de demander, pour voir, un bon souper fait de potage au beurre, d'un œuf mollet avec du pain cogné, et d'un petit pot de miel dont elle était friande. En un rien de temps tout cela se trouva servi sur une nappe blanche ; même à côté du miel il y avait trois pommes rouges et un gâteau doré : plus qu'elle n'en avait demandé ! Et le tout fort bon. Seulement comme à la fin du repas elle se tournait du côté du pot pour faire son remerciement, elle n'y vit plus l'oiseau gris. Elle est allée regarder dedans, il n'y était pas davan­tage. « Bon, se dit-elle, allons nous coucher et demain matin je demanderai tout haut du lait chaud et des tartines pour mon premier déjeuner. A midi un bon plat de lard aux choux avec du cidre pour boire ; pas besoin d'autre chose, j'ai gardé les pommes pour mon dessert. » 158:134 Ce qu'elle a demandé, elle l'a eu ; elle s'en est sentie toute réchauffée, toute réconfortée dans son corps. Mais son cœur ne l'était pas ; au soir, un peu avant la tombée de la nuit comme elle soupirait au coin de son pauvre feu -- si elle avait voulu elle aurait eu peut-être une belle flambée, mais on ne peut toujours demander pour ses aises, on a sa dignité -- comme elle soupirait donc, tournant le dos au pot, elle entendit la voix de son protecteur : « J'entends ta peine, pauvre femme ; tu es loin d'être satisfaite ; mais tu m'as si peu réclamé : n'y a-t-il pas quelqu'autre chose que je puisse pour toi ? » Son cœur était si gros à cette heure, qu'elle répondit -- Bel oiseau de mon pot, je voudrais tant savoir le sort de mon garçon que j'aimais plus que mes yeux. Et elle se mit à pleurer. -- Ne pleure pas, bonne Louisa. Demande-moi encore un souper à ton idée ; puis tu iras te coucher comme d'habitude et cependant je verrai à envoyer chercher les nouvelles. Elle fit comme il avait dit mais ne mangea guère tant son désir était grand, son émotion, son espoir et peut-être aussi son doute. Pourtant une fois couchée tout agitée qu'elle était elle finit par s'endormir, rêvant que des nuées au-dessus d'elle s'étaient mises en mouvement et s'écoulaient tout doux dans le ciel avec un léger bruit de plumes. Dès son lever elle courut au coin de sa cuisine où était le pot. L'oiseau ne s'y trouvait pas ; pourtant à peine avait-elle fait quelques pas vers sa porte que se retournant elle le vit, ses yeux ronds sur elle. « Assieds-toi au coin de ton feu -- il y avait cette fois et sans qu'elle l'ait demandé un joli fagot de sapin -- prends ce lait chaud dans ta petite marmite, mange sur tes genoux et écoute-moi... » 159:134 Le bol sur les genoux, elle oubliait de manger, toute tournée vers lui. Il continua : « Cette nuit la plupart de mes sujets -- je suis une manière de souverain sur le peuple ailé du soir -- sont arrivés répondre à mon appel. Il y en avait partout, sur ton toit et les granges du voisinage, dans les arbres, au clocher. Je leur ai fait connaître ton désir et puis ma volonté ; alors ils sont partis d'ici comme une nuée pour aller quérir aux quatre vents du ciel ces nouvelles auxquelles tu tiens tant ; je serais bien étonné qu'aucun de ces sages oiseaux n'arrive à les surprendre là où elles sont et à te les rapporter. Prends donc patience en attendant. » La veuve fit son possible pour passer la journée dans le calme, se disant que l'agitation ne servirait à rien sinon peut-être à diminuer l'espoir. Elle travailla bravement à son petit jardin. Le soir elle se coucha et le lendemain vit l'oiseau à son poste. Hélas il hochait la tête : « Rien de nouveau cette nuit, ton fils doit être très loin. » Elle ne dit rien et se tint sage comme la veille C'était une femme au cœur fort. L'après-midi elle retricota un vieux bas devant la porte. Et le jour suivant il en fut de même à cela près que de temps en temps elle ne pouvait retenir une larme. Le vieil oiseau reparut le soir pour continuer à lui donner espérance tout en la plaignant comme il fallait : « Pauvre mère, ces journées sont longues... Mais quelque chose me dit que l'attente sera bientôt finie : aussi bien, n'as-tu pas attendu bien plus longtemps jusqu'à ces derniers jours sans parler à personne de ton tourment et sans voir venir aucun soulagement, aucune nouveauté dans ton pauvre train ? Alors tu devrais être déjà presque heureuse. 160:134 -- Bon oiseau -- notre veuve avait de la vivacité d'esprit -- mon arrière-mère-grand avait coutume de dire que de tout l'animal c'est la queue le plus difficile à écorcher : et pour tout de même quand on est pressé de tenir le bout. -- Oui, la bonne femme que j'ai connue -- parce que je suis très, très vieux -- aimait assez ce dicton. Elle était vive comme poudre, imagine un peu, et avait assez sujet de s'exercer à la patience. Mais pour toi te voilà sans doute bien près d'être contentée. » Il disait vrai. Vers l'aube la mère entendit ce même doux bruit de nuée mouvante qui l'avait étonnée la première nuit, et n'y pouvant tenir elle se vêtit à la hâte au réduit où était son lit et courut à la cuisine. Le roi des oiseaux gris était là, mais rien sur son sourcilleux visage ne pouvait faire deviner la nouvelle qu'il allait donner ; même elle dut s'asseoir, languir un peu, et alors il commença : « Ton fils est vivant, bonne mère, beau, bien fait, brave, aimable, et son état est d'être officier au palais du roi dans un pays très lointain où il accomplit naguère comme soldat de grands exploits qui le firent distinguer. -- Grand Dieu ! dit au premier mot la bonne Louisa, et maintenant des larmes coulaient de ses yeux. -- Maintenant, écoute la suite qu'il me faut bien aussi te faire savoir. Si tout reste vrai à cette heure de ses qualités, il n'en est plus tout à fait de même de sa situation : cette nuit le roi le fit emprisonner, parce qu'approchant trop souvent la princesse Fleur-d'Églantier, le malheureux en est devenu si fortement épris qu'il s'est laissé prendre à monter vers sa fenêtre pour y déposer la rose d'amour. Plusieurs matins déjà on avait trouvé la rose ainsi hardiment apportée et le roi était entré dans une violente colère. 161:134 -- Et la princesse, que disait-elle ? -- Elle est si merveilleusement fraîche à voir que rien ne l'intéresse, sinon regarder son beau teint dans son miroir. La mère soupira, l'oiseau continua : -- Cette nuit le roi fit guetter par des archers et l'un d'eux envoya sa flèche au genou du garçon : pour tout te dire il est en ce moment non seulement prisonnier mais malade d'une assez mauvaise plaie qui dit-on mettrait ses jours en danger. La pauvre mère se tordit les mains, le sort de son fils était une chose trop cruelle à savoir ; elle aimait mieux pourtant le connaître pour souffrir avec lui de loin : et si elle y pouvait quelque chose ? Bon roi des oiseaux doux-volants, par ta puissance viens encore à mon secours ! Le vieil oiseau savait bien qu'il n'était pas au bout de ses bontés ; il réfléchissait. Et puis : -- Écoute, laisse-moi cette journée pour songer, et peut-être aviser. La Reine-des-Chouettes connaît une très vieille de ses sujettes logée dans un arbre plusieurs fois centenaire, au creux d'une forêt très loin d'ici. Elle est pleine d'ans et d'expérience, connaît mon pouvoir mieux que moi-même, et me donnera une bonne idée ; au soir je serai revenu et te ferai part de ses conseils. Tiens-toi toujours paisible en m'attendant ; à mon avis ton fils est plus malade encore du cœur que de sa blessure : pour l'apaiser je vais lui envoyer le sommeil. Sur ces mots il disparut, et cette troisième journée fut la pire de toutes. \*\*\* 162:134 Le soir tombait derrière la croisée par où elle regardait les chemins du temps, quand se dérangeant pour aller remettre quelques branches sèches au feu, elle vit son hôte revenu. « Je rentre à l'instant, lui dit-il, et je viens te chercher pour aller à la sortie de la ruelle sur les prés. » Il faisait un temps très doux, le ciel était encore d'un gris assez léger avec une ligne rose au travers des peupliers. « Passe ces peupliers... » Elle fut bientôt dans la prairie bordée plus loin par la grand'rivière et au-delà la petite bande au ciel comme un peu d'aurore si l'aurore se fût levée à cette heure et de ce côté. « Regarde... » Il s'était arraché de la poitrine une plume qui vola doucement dans l'air, la femme la suivant des yeux. Et ce regard alla de l'autre côté du rose, loin, loin, et toujours davantage, autant que la petite chose emmenée dans le vent léger, pour s'arrêter enfin avec elle sur un beau palais où elle entra par une fenêtre entrouverte sous des rideaux de soie, dans une chambre magnifique ; là, devant une grande glace se faisait ajuster pour le dîner du soir la plus ravissante des princesses. La plume alla se poser sur son cœur... Alors la belle jeune fille quittant de se mirer prononça tendrement un nom que jusqu'ici la mère avait été seule à prononcer avec autant de sentiment : « Rameau-d'Or... » disait la princesse avec un grand air d'émotion, d'étonnement, et aussi de douleur. L'amour venait de toucher ce cœur insensible. 163:134 Cependant dans une salle du palais le roi s'attardait avec son conseil à cause de grands embarras que le régent du royaume voisin venait le lui susciter ; il n'était rien moins question que de guerre, et le monarque ne savait s'il devait s'y résoudre parce qu'il lui manquait un grand général. Tandis qu'il délibérait en soi et avec ses ministres, une petite plume grise descendit par la cheminée, voleta par la selle, et vint s'abattre sur la couronne ornant le front auguste. Aussitôt le roi se dit en lui-même -- « Rameau-d'Or !... Si le malheureux n'avait montré tant de folle outrecuidance, c'est lui que je nommerais général et il sauverait mes États... » Il s'en alla tout songeur. La mère en profita pour se plaindre à son guide : « J'ai vu celle que mon fils aime -- elle ne put s'empêcher de sourire parce qu'elle avait bien remarqué l'émotion de la princesse dès que la plume l'eût touchée -- de même j'ai vu le roi son maître, mais non pas celui qui souffre par eux dans sa prison. » Le temps était devenu bien moins clair mais la bonne mère put suivre encore le duvet qui entra par la porte du cachot au moment où le geôlier l'ouvrait pour déposer sur une petite table un pain et une cruche d'eau, et elle vit alors son enfant. Dieu qu'il était beau, bien plus encore qu'elle n'aurait pu l'imaginer ! Mais cette boiterie qui va le disgracier, s'il ne lui arrive pis, et eux-mêmes, ses bourreaux, vont-ils lui laisser la vie ? Mais comme elle allait tourner vers l'oiseau des yeux suppliants, elle vit la plume tomber sur le genou blessé qui fut à l'instant guéri. « Si vous lui faisiez savoir maintenant que le cœur de son amie s'est attendri, il ne serait plus du tout malheureux ? Mais : 164:134 -- Nenni, dit l'oiseau sage. En vérité ce beau garçon a mal fait de monter à la fenêtre : il pouvait amener à mal penser de la demoiselle ; il doit donc au moins attendre à demain où ce qui doit arriver arrivera. » Une fois de plus la mère s'attrista ; mais elle ne demanda plus rien, l'oiseau sage pouvant avoir quelque peu raison. \*\*\* Cependant elle n'était pas seule à pousser des soupirs ; de tout le dîner la princesse ne put rien prendre, bien trop agitée par ses nouveaux sentiments et le chagrin de voir son chevalier en prison. Elle rougissait, pâlissait, semblait par moments sur le point de pâmer. Elle se retira de bonne heure et renvoya ses femmes pour rire, et pleurer tout son content. De son côté, le roi n'était guère plus à son aise ; il ne goûtait rien de ce qu'il mangeait ou buvait, ne mettait en train aucun propos ; bientôt il tomba dans une profonde rêverie que tous respectèrent et n'en sortit que pour se mettre au lit où il ne dormit point. C'est dans la rue de la prison que le jour le trouva toujours songeur il passait et repassait devant la porte, ne se résignant ni à la faire ouvrir ni à s'en aller. Comme il comptait les pavés, il vit de loin arriver une jeune femme voilée accompagnée d'une suivante dissimulant aussi ses traits ; elle tenait à la main une rose d'amour et s'apprêtait à la déposer sur le seuil quand le roi -- il s'était caché dans un tournant -- reparut soudain et alors l'inconnue ou qui se croyait telle, poussa un grand cri en tombant à genoux : -- Mon roi, faites grâce au vaillant chevalier Rameau-d'Or qui a montré peut-être un peu d'étourderie mais n'a jamais pensé le mal dans son cœur...  Le père écarta doucement le voile du visage éploré : 165:134 -- Ma fille, si tu ne voulais te faire reconnaître il ne fallait d'abord porter au dîner la rose que voilà sur ton front et tes joues... Mais si je fais sortir d'ici Rameau-d'Or, songe que tu ne retrouveras plus le beau cavalier à la jambe bien faite et seulement un pauvre boiteux à montrer le jour de tes noces. -- Mon père, je verrai son cœur et non sa boiterie. -- Entrons donc et délivrons-le. Au fond le bonhomme n'était pas fâché de paraître céder à sa fille tout étant en lui-même bien décidé à pardonner parce qu'en fin de compte un boiteux vaillant fait encore plus grande merveille à cheval qu'un redressé de moindre courage et valeur. Il fit donc sortir Rameau-d'Or, avec combien de récriements quand ils le virent à nouveau si bien fait ! Et plus tard la mère apprit de ses messagers la nouvelle de la guerre assez courte où son fils se couvrit de gloire et celle de ses noces pleines de magnificences où il parut avec le titre de prince, héritier de la couronne. \*\*\* Il faut dire cependant au comble des honneurs, et des joies de son jeune ménage, le prince Rameau d'Or n'était pas parfaitement heureux. Tant qu'il avait travaillé à se faire si belle place au soleil, le souvenir de sa mère, quoique doux, n'était jamais venu, le troubler ; aujourd'hui il ne pouvait ni ne cherchait à s'en débarrasser et c'était à son tour d'avoir le cœur en peine. « Où est-elle, que fait elle à cette heure ? se demandait-il souvent. Est-elle seulement encore en vie et quelle pauvre existence elle doit mener, auprès de la mienne ! » 166:134 Le pis est qu'il ne savait plus très bien où était son pays, sinon que c'était loin, très loin, au-delà des terres et des mers. Mais songeant dans les plus belles salles du palais il revoyait très bien leur petite maison avec la grande cuisine, le feu de bois dans la cheminée, le pot dans son coin, les trois escabeaux, les trois assiettes, les trois tasses. S'il était aux jardins, c'était dans l'allée d'un jardinet toute bordée d'œillets roses qu'il allait et venait ; et s'arrêtant auprès de merveilleuses fontaines du marbre le plus rare, il se penchait vraiment sur un vieux puits entouré de sa margelle de pierre, avec son tourniau, son auvent, son seau de bois. Une chèvre aussi bêlait du côté des écuries, où se faisaient entendre à d'autres les hennissements de superbes chevaux. Enfin s'il revenait à ses amours il lui arrivait de contempler à la place du frais visage de sa Fleur sous sa couronne de perles, un autre fané, mais si doux aussi, encadré dans la ruche d'un blanc bonnet de mousseline. Et il avait le cœur gros. De son côté la mère d'abord toute légère perdait de son contentement. Sans doute tout était merveilleux du sort de son fils ; mais le serrer seulement une fois dans ses bras ! Après elle pourrait mourir : non sans avoir vu pourtant ces beaux enfants qu'il aurait un jour... Et cette fraîche Églantine, ne pourrait-elle jamais la saluer du nom de « ma chère fille » ? Elle se grondait alors : « Allons, vieille femme, assez de rêvasseries ; ton enfant est heureux plus qu'aucun homme mortel, c'est bien ce que tu voulais. Or donc ne gémis plus : souffle ton feu, fais ta soupe, mange une pomme, prépare une rôtie pour le Roi des oiseaux gris s'il venait ce soir te tenir société, comme il fait, en hochant sa grosse tête ! » C'est qu'il continuait à venir ; il arrivait toujours de sa façon mystérieuse, se tenait un moment majestueux sur le bord du pot, acceptait avec dignité le morceau de pain, puis disparaissait. Il ne parlait jamais que pour remercier, et, elle, se contentait de pousser ses soupirs. 167:134 Un soir, comme il montait sa garde silencieuse, il n'entendit aucun souffle de plainte mais vit une larme tomber dans le bol de soupe posé sur les genoux de la mère. Il n'en dit pas davantage mais plus tard dans la nuit elle crut entendre le vol de nuées comme naguère alors que les messagers venaient prendre les ordres du Roi pour aller aux nouvelles. Son cœur s'émut ; et c'était avec raison car au matin elle se trouva étendue sur une sorte de couette chaude et légère, les cieux semblant glisser au-dessus d'elle : les oiseaux gris l'emportaient au pays de son fils. Il la déposèrent à une fort convenable maison de campagne entourée de grands jardins et pourvue de tout ce qu'il fallait pour y vivre plus qu'honnêtement. Des serviteurs étaient à ses ordres, tout abondait en meubles, linge et provisions de la cave au grenier ; pourtant trottinant vers les dépendances, la bonne femme sauta de joie d'y retrouver sa petite maison, le jardinet, les œillets roses et le puits avec son tourniau et son seau de bois. Ainsi rien ne vint manquer à son bonheur à partir du moment où elle eut revu son fils. C'est que celui-ci, averti et guidé hors de la ville par une plume toute pareille à celle qui avait voltigé un instant dans sa prison avant de se poser sur son genou, eut bientôt fait d'arriver : ce fut aussitôt pour lui comme pour la mère le plus parfait bonheur. La bonne Louisa vécut longtemps dans cette maison qu'elle ne voulut jamais quitter pour le palais, même son fils devenu roi. Il devait se contenter de venir l'y voir avec la reine et ses enfants qui aimaient beaucoup leur mère-grand et aussi ses pâtés de campagne, ses confitures et son jardin où ils pouvaient courir tout à leur aise sans souci de l'étiquette. Parfois ils demandaient à aller jusqu'au fond, là où s'élevait une chaumière avec son hangar, son appentis, son petit clos de fleurs et ils disaient : 168:134 « C'était la maison de notre papa quand il était petit comme nous ! » et loin d'en être humiliés ils en étaient tout attendris parce que c'étaient de bons cœurs pas du tout glorieux. Et l'oiseau gris ? Il ne reparut plus jamais parce qu'il avait fait assez pour cette veuve et qu'il lui restait encore bien du monde à contenter. Quant au pot, toujours plein de farine, il était redevenu pour toujours le plus ordinaire des pots de grès. Claude Franchet. 169:134 ### Chronique de Lausanne par Jean Madiran POURQUOI NE PAS LE DIRE ? On n'a pas un cœur en acier blindé : j'étais parti pour Lausanne, cette année, passablement accablé sous le poids du dénigrement, de la malveillance, de la rumeur hostile. Non à cause des affaires d'*Itinéraires* (les seules dont je porte la responsa­bilité) : elles n'ont pour le quart d'heure jamais été si bien, et ce n'était pas la revue, cette saison, qui était la cible de l'adversaire vrai ou de l'ami faux. Il nous est donné de pouvoir travailler sans nous heurter à aucune contestation. Ce sont les avantages de la conspiration du silence. Nous sommes ainsi protégés pour quelque temps par la parution en librairie de *L'hérésie du XX^e^ siècle :* toute attaque contre nous en ce moment, spectaculaire ou feutrée, aurait pour résultat direct de servir le livre auprès du public, d'attirer l'attention, d'exciter la curiosité, bref de lui faire « de la réclame ». Tant que l'ouvrage est dans la zone du « vient de paraître », qui dure environ six mois, peut-être un peu plus, sa diffusion bénéficierait de toute agitation nous concernant. Ce sont du moins les règles so­ciologiques et publicitaires qu'observent les malins ; elles nous valent quelque provisoire quiétude. Et dans quiétude, si l'on me permet cette fausse étymologie, il y a étude. Nous n'aspirons qu'à l'étude dans la quiétude, prenons le temps comme il vient, celui-là nous est bon. 170:134 Mais comment en profiter paisiblement alors qu'au même moment, un trou­ble intense était machiné, à fronts renversés, contre nos voisins et nos amis les plus proches : contre l'Office international et celui qui le dirige ? La rumeur infâme l'accusait non point de n'être pas *l'ami de César*, comme les Juifs firent à Ponce-Pilate, mais, aberrant paradoxe, du contraire ; et ce n'étaient pas précisément des Juifs qui fomentaient cette fable insensée. Dans ce climat de calomnie grotesque, un épisode pénible, inattendu et d'ailleurs innocent dans son origine, laquelle m'était cependant fort mortifiante, eut pour plus clair résultat de ranimer dans les regards éteints de dissidents épuisés les lueurs fiévreuses d'une rancune et d'une envie diligentes. Croyant leur désir enfin réalisé, les marmonneurs se confiaient l'un à l'autre ce qu'ils en attendaient : -- *Il n'y a cette année que quinze cents inscrits au Congrès de Lausanne*... Ils révélaient à la fois leur objectif et sa vanité radicale : car enfin, au premier Congrès de l'Office, à Sion en 1964, nous étions 1300 ; au second, qui fut le premier Congrès de Lausanne, en 1965, nous étions 1500. Et à l'époque, Jean Ousset disait déjà : « Quand nous avons commencé il y a vingt ans, nous n'imaginions pas qu'un jour nous serions aussi nombreux. » Revenir au chiffre de 1500, ou de 1300, n'affecterait pas de soi la nature du travail dont le Congrès de Lausanne n'est qu'un moyen. Mais c'était donc cela, rien que cela ! qui mettait en mouvement tant d'animosités, non point chez l'adversaire, mais chez ceux qui, de par la tradition même de leur famille spirituelle ou intellectuelle, ne devraient pas l'être. Ils ne peuvent réunir trois mille personnes, ni la moitié, en un Congrès de trois jours presque aussi fermé qu'une retraite ; c'est entendu ; mais pourquoi s'obnubilent-ils sur un chiffre qui les empêche de dormir, et qui pourtant ne signifie rien en lui-même ? qui n'est atteint que par surcroît ? et qui d'ailleurs représente un surcroît de charges et de responsabilités ? Ils feraient mieux de se demander s'ils sont capables d'organiser, fût-ce pour cent personnes, la même qualité de travail intellectuel, civique et religieux. 171:134 S'ils s'y mettaient, ils perdraient d'abord cette obnubilation du nombre, réservée à ceux qui jugent de ces choses en spectateurs ; et ensuite, ils auraient peut-être le nombre eux aussi, par surcroît ; et simultanément ils s'apercevraient qu'au lieu de se tenir à l'écart de l'Office, hostiles et dénigrants, dans une rivalité gratuite qu'ils se fabriquent et que pourtant ils n'ont pas les moyens de soutenir, sauf en paroles amères et en faux-semblants, ils peuvent venir y trouver la place de leur articulation dans une libre complémentarité. Plusieurs, d'autre part, reprochent à l'Office de n'être pas maurrassien. Mais en quoi l'Office les empêcherait-il de l'être autant qu'ils le veulent, et qu'ont-ils à craindre ? Maurras disait aux catholiques : -- *Si vous êtes catholiques, ne le soyez pas à moitié*. Il ajoutait en substance : Ne le soyez pas à l'envers, mais dans le droit fil de la tradition authentique et de la pleine orthodoxie du Magistère romain. Il n'est pas impossible, mutatis mutandis, ou il ne devrait pas l'être, de rassurer quelques amis, inquiets sans motif, ou pour des riens, en leur disant réciproquement : -- Si vous êtes maurrassiens, ne le soyez pas à moitié, ni à l'envers ; mais soyez-le dans le droit fil de ce que saint Pie X approuvait, soutenait, aimait en Maurras : en tous cas, ce ne sont pas les fils spirituels de saint Pie X qui jamais vous en feront reproche ou chercheront à vous en détourner. Plus concrètement : Maurras exposait souvent, c'était un de ses exemples privilégiés, que Colbert et Louvois représentaient deux politiques distinctes, qui auraient pu être rivales et se combattre : on aurait eu alors Louvois *moins* Colbert, ou Colbert *moins* Louvois, comme il arrive dans les régimes parlementaires fondés sur la concurrence des partis. La France a eu Colbert *plus* Louvois grâce non pas même à Louis XIV, mais à l'institution que Louis XIV incarnait. 172:134 Analogiquement, et *si parva licet*..., grâce à l'existence institutionnelle d'un Office qui remplit en fait la fonction de confédérateur, et qui est seul en situation de pouvoir la remplir dans l'universelle démission des autorités constituées, le Congrès de Lausanne montre comment une multiplicité de mouvements, de publications, d'organismes grands et petits, peuvent au moins sous un rapport, et sans rien perdre de leur indépendance ni de leur spécificité, se concerter, se compléter, s'entraider, s'additionner au lieu de se soustraire. Naturellement, et pour poursuivre la comparaison, on peut si l'on y tient préférer le rôle de Saint-Simon, qui avait un immense talent et qui n'avait pas toujours tort : sauf en ceci qu'il n'aurait pu remplacer Louis XIV et encore moins l'institution. -- Quand il existe, dans n'importe quel ordre, un CENTRE D'UNITÉ, un INSTRUMENT D'UNITÉ, créateur, moyen et arbitre d'unité, faisant ses preuves, dans le réel, d'une manière incomparable (et même unique), il n'y a pas à balancer : il faut le remercier d'être là, le préserver, le consolider, l'aider. Tous ceux qui ont réfléchi à la nature, à la légitimité, à la nécessité d'un *pouvoir temporel du laïcat chrétien,* et au fait que ni sa nécessité, ni sa légitimité, ni sa nature ne sont abolies par un monde politiquement et socialement apostat dans toutes ses institutions, comprennent à quoi correspond et ce que signifie l'œuvre du groupe que dirige Jean Ousset et que l'adversaire, qui ne s'y trompe pas, a baptisé depuis des années : « le groupe pilote ». Jamais ces simples évidences ne m'avaient paru autant obscurcies que dans les semaines qui ont précédé le Congrès de Lausanne. « Jean Ousset passe son temps à nous dire ce qu'il ne faut pas faire, il ne nous explique pas ce qu'il faut faire. » Cette aimable caricature n'est pas exacte ([^116]). Et pourtant c'est sa part de vérité que je voudrais retenir : ce qu'il *faut* faire, il ne s'agit pas de le *dire,* mais précisément de le *faire.* 173:134 C'est à l'œuvre accomplie qu'on reconnaît l'artisan : beaucoup mieux qu'aux projets et aux intentions qu'il est à la portée de n'importe qui de simplement énoncer. -- La critique théorique d'une mauvaise méthode paraît toujours claire et percutante. L'exposé théorique d'une méthode conforme au réel paraît forcément imprécis, parce qu'une telle méthode en appelle toujours au discernement concret et circonstanciel, à la formation par l'expérience, aux communautés naturelles avec leurs autorités propres, toutes choses qui ne peuvent se résumer en théorèmes généraux. On n'enseigne pas la natation par correspondance, aime à dire Henri Charlier. On ne peut toujours expliquer ce qui va de soi, et qui doit surtout être expérimentalement éprouvé comme allant de soi. Celui qui n'arrive pas à le comprendre théoriquement n'a qu'à *s'en remettre,* ainsi que l'enseignait l'abbé Berto : s'en remettre à ceux qui méritent sa confiance plutôt qu'à ceux qui chatouillent flatteusement ses oreilles ; à ceux qui peuvent alléguer non point *ce qu'ils feront* (peut-être), mais *ce qu'ils ont déjà fait,* qui est assez visible et qui parle suffisamment le langage des faits. Le Congrès de Lausanne a donné sa réponse. Non point par le nombre brut et mathématique de ses congressistes, dépassant trois mille, qui ne signifie rien à cet égard. Mais par le nombre et la qualité de ceux qui spontanément et sans effort tenaient pour rien les tentatives de trouble et de diversion : et qui de fait comprenaient comme allant de soi ce qui va de soi. C'est d'hommes de cette trempe et de cet esprit que l'on a le plus besoin, aujourd'hui : et ils sont là. \*\*\* 174:134 Les grands quotidiens de Paris vous ont annoncé qu'à Lausanne cette année les « nouveaux » étaient encore plus nombreux que les années précédentes, et qu'ils étaient des « moins de vingt-cinq ans » ; que les stands d'étudiants étaient particulièrement dynamiques ; que l'atmosphère était beaucoup plus sympathique, souriante et naturelle qu'on ne l'aurait attendu de gens que l'on veut d'autre part faire passer pour « l'aile conservatrice de l'Église, et cetera, et cetera, et cetera. On ne demande pas aux grands quotidiens de parler du Congrès de Lausanne ; on n'a aucun besoin d'eux. On les oblige à en parler : mais par surcroît, sans l'avoir cherché, sans rien faire pour cela ; et cela n'a aucune importance, d'aucune sorte. Ils en parlent d'une manière constipée qui est parfaitement comique. Cette presse quotidienne de Paris est tout entière et sans aucune exception la presse de l'ennemi. Sa soi-disant information est structurée de telle façon que, même si par impossible elle le voulait, elle ne pourrait faire au­cun accueil véritable à nos idées. Telle qu'elle est consti­tuée aujourd'hui, il n'y a rien à en attendre. Elle appar­tient à un autre univers, celui qui universellement s'écroule, et qui ne le sait pas ; et elle ne le sait pas. Quand nous la regardons, nous la regardons du même œil tranquille que les premiers chrétiens auraient regardé la presse de Néron ou de Dioclétien, si Néron et Dioclétien avaient eu des journaux. \*\*\* Ce que disent et font aujourd'hui dans le monde les autorités officielles « relève de la lâcheté, de l'abus de con­fiance, de la forfaiture » : c'est le doyen de la Faculté des sciences de Paris qui le déclare, parlant de l'Université, et démontrant pourquoi ([^117]). Ce jugement vaut aussi en dehors de l'Université et pour des autorités qui ne sont pas uni­versitaires. On s'en aperçoit ou on ne s'en aperçoit pas : la vérité est que les peuples sont abandonnés, et trompés par ceux qui les abandonnent, et tenus en main par ceux qui les trompent. 175:134 L'autorité au XX^e^ siècle est générale­ment démissionnaire des devoirs de sa charge, mais elle ne s'absente ni ne s'efface pour autant, elle n'a jamais dans l'histoire du monde levé autant d'impôts, édicté autant de règlements, fait peser sur les populations une aussi lourde volonté de puissance. Les autorités religieuses, par conta­gion peut-être, adoptent les mêmes mœurs que les auto­rités civiles : une abdication analogue en ce qui concerne le bien commun, une autocratie semblable par voie admi­nistrative et réglementaire, un comportement et une pro­pagande qui manifestent aussi audacieusement « lâcheté, abus de confiance, forfaiture ». L'idée qu'un chef d'État ou un chef religieux peut décider et demander *n'importe quoi* du moment que c'est lui, en réclamant simplement la confiance au moment précis où il la trompe, est une idée caractéristique de notre temps. On l'a vue à l'œuvre dans la soi-disant réforme universitaire en France comme dans la soi-disant réforme liturgique invoquant l'esprit du Concile pour en contredire et en bafouer les prescriptions. La méthode du « je vous ai compris » et du « qui pourrait croire que moi-même... » n'était pas un accident, pénible et monstrueux : c'est un trait de notre époque, un trait constant de l'exercice d'une autorité officielle, même reli­gieuse, en notre temps. Il nous vaut et nous vaudra de plus en plus la désintégration de la société civile et de la société ecclésiastique. Une société humaine est toujours imparfaite : il lui faut au moins être viable. Elle ne l'est plus quand, au lieu de violer accidentellement, voire fré­quemment, la parole donnée et le droit promulgué, l'auto­rité fait un système de tenir pour rien son propre droit, sa propre parole, sa propre doctrine. Quand l'autorité ne fait plus acte d'autorité que pour ravager les fondements moraux de toute autorité, on peut assurément parler d'au­todestruction : comme un cancéreux parlerait du cancer. 176:134 Dans les conversations du Congrès de Lausanne, j'ai pu mesurer à quel point cette situation contre nature, qui est celle du monde moderne au stade où il en est arrivé, se laisse difficilement concevoir. Elle ressemble à un cau­chemar et chacun se dit spontanément : Mais non, ce n'est pas possible, je dois rêver ; je vais, nous allons nous ré­veiller ; on n'en est tout de même pas là ; il doit bien y avoir autre chose ; d'ailleurs ça ne pourrait pas durer... Ça ne pourrait pas durer sans les plus graves consé­quences : mais ça dure, et les conséquences les plus graves, nous les avons. -- Voyons, on a dit qu'il n'y avait eu que quatre évêques pour refuser de voter la NOTE PASTORALE. C'est incroyable. -- C'est pourtant le chiffre publiquement donné par un confident du cardinal Renard ([^118]) ; chiffre qui n'a pas été contesté. Et j'ajoutai : -- Il y a plus. Voici qui vous aidera à mieux comprendre la situation. De ces quatre évêques, je ne connais moi-même le nom que d'un seul : et encore point par lui. Ce qui dispense, j'imagine, de faire un dessin. \*\*\* Le plus jeune des visiteurs que j'ai accueillis pendant le Congrès au stand des *Compagnons d'Itinéraires* était âgé de huit ans. Ses parents l'accompagnaient : « Il a entendu parler de l'évêque qui, porte-parole de l'épiscopat devant la presse, avait traité de *bavures* ses quatre collègues n'ayant point voté la NOTE PASTORALE. Il nous a demandé ce qu'est un *évêque-bavure*. Nous lui avons promis, puisque nous irions à Lausanne, que nous poserions ensemble la question à Monsieur Madiran. » 177:134 L'enfant me regarde : un regard droit. -- *Sais-tu ce qu'est un évêque* *-- Oui.* -- *C'est quoi ?* -- *C'est quelqu'un qui commande dans l'Église sous les ordres du Pape.* *-- Très bien. Et* « *bavure *»*, sais-tu ce que c'est* *-- Non.* *-- Bavure, c'est une insulte.* *-- Ah ! bien.* *-- Tu dois le savoir : il nous a été annoncé dans l'Évangile que lorsqu'on serait fidèle à Jésus, on serait insulté un jour ou l'autre. Les évêques fidèles à Jésus ont été insul­tés : on les a appelés des* « *bavures *»*. Tu comprends* *-- Je comprends.* *-- Et toi : si tu es fidèle à Jésus, il t'arrivera d'être insulté. Que feras-tu ?* *-- Je me défendrai.* En effet, Jésus lui-même s'est défendu : « Si J'ai mal parlé, montre ce que j'ai dit de mal ; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » ([^119]) \*\*\* C'est aujourd'hui déjà que l'enfant élevé dans la foi catholique rencontre l'insulte et le mépris des mauvais prêtres, leur ricanement, leurs manœuvres sordides. Il faut l'avertir, le mettre en garde, l'armer. Non pas nourrir l'illusion qu'on pourra le tenir à l'écart ; ou qu'il faut lui éviter la contradiction. 178:134 Il doit savoir que dans la paroisse ou à l'école, le prêtre conformiste soumis à son évêque lui met entre les mains un Évangile falsifié et lui enseigne un catéchisme de mensonge. S'il ne le sait pas, il recevra le faux pour le vrai. S'il le sait, il sera en butte aux persé­cutions ecclésiastiques, aux moqueries, aux insultes, comme un véritable disciple du Christ. *Et il se défendra *: tout seul s'il le faut, avec la grâce de son baptême. Mais souvent avec un groupe de camarades. Victorieusement : car la présence de Jésus dans d'âme d'un enfant est plus forte que la perfidie d'un mauvais prêtre. Ce n'est pas nous qui avons installé la guerre religieuse parmi les enfants. C'est Satan lui-même et ses suppôts ils ont vidé le catéchisme de tout contenu religieux, et ils ont mis l'éducation sexuelle à la place de l'éducation de la foi. Il est toujours trop tôt, selon eux, pour enseigner aux enfants la doctrine révélée, mais il n'est jamais trop tôt, simultanément, pour leur révéler la sexualité et ses sortilèges. Tel est le combat du Démon dans notre société pourrie. Ce que les païens eux-mêmes n'avaient pas fait, ou du moins, ce qu'ils n'avaient pas généralisé et institutionna­lisé, la remarque est de Pie XII, les pornographes catho­liques l'entreprennent contre la pureté des enfants. Ce sont les mêmes qui reculent l'âge du catéchisme et qui avancent l'âge de l'éducation sexuelle. Mais le catéchisme qu'ils reculent n'est pas le catéchisme, l'éducation sexuelle qu'ils avancent n'est pas une éducation. Ils pervertissent tout ce qu'ils touchent. Ne refusez pas la vérité religieuse aux enfants : et vous verrez qu'ils sauront très bien, -- mieux que nous, parce qu'en eux la grâce parle plus aisément, -- distinguer un bon prêtre d'un mauvais prêtre. Vous verrez qu'ils sauront s'entendre, mieux que les adultes, pour constituer dans leurs écoles des cellules chrétiennes et y organiser l'action capillaire de la résistance spirituelle. 179:134 De toutes façons, parents chrétiens, vous n'avez pas le choix. \*\*\* Le monde antique avait le sens de la nature des choses et de la nature de l'homme, et il avait conçu la règle de suivre la nature : mais il avait constaté qu'il n'y arrivait pas ; que plus il s'y efforçait plus il s'en éloignait. Dans ce désastre incompréhensible comme une obscure malé­diction, la révélation du péché originel fut une bonne nou­velle et d'abord une explication. L'humanité n'était donc pas maudite, elle était guérissable, et le salut était venu jusqu'à elle. Voici maintenant d'autres jours, où l'huma­nité ne veut reconnaître ni nature ni péché, et n'attend plus rien que du rêve collectif. Le monde s'est détaché du réel et dérive dans l'imaginaire, qui est le seul domaine où l'homme puisse se faire dieu. Et les autorités officielles ne regardent qu'à satisfaire en rêve les rêves des hommes et non plus leur nature. Faire du christianisme, revu et cor­rigé, un rêve adapté à cet univers de rêve, afin qu'il y rem­porte lui aussi des succès, est un dessein qui ne nous inté­resse pas : nous y demeurons absolument étrangers, sans effort ni raidissement, comme nous demeurons étrangers à un monde moderne en train de s'évanouir dans le néant. Il s'enfonce, ce monde moderne, en un désastre incompa­rablement plus grand que celui du monde païen : car le monde païen était victime d'une énigme dont il n'avait pas la clef, tandis que le monde moderne avait tout reçu, il était l'héritier ensemble du monde antique et du monde chrétien, et ensemble il a rejeté la nature et la grâce, le problème et sa solution, la sagesse des hommes et la folie de la Croix. C'est en quoi résident sa nouveauté et sa muta­tion, à l'école desquelles se mettent les docteurs de l'apos­tasie immanente. Il est donc nécessaire de s'établir ail­leurs ; il apparaît que cela est possible, comme les Congrès de Lausanne en donnent la preuve par le fait. 180:134 L'hérésie ne veut pas « se couper » du monde moderne à l'heure de son effondrement. Au contraire, le christia­nisme s'est toujours séparé du monde. Écoutez Bossuet : « *Qu'est-ce que le peuple fidèle ? C'est un peuple séparé des autres, de la masse de perdition et de la contagion générale. C'est un peuple qui habite au monde, mais néan­moins qui n'est pas du monde. Il a sa possession dans le ciel, il y a sa maison et son héritage. Dieu lui a imprimé sur le front le caractère sacré du baptême, afin de le sépa­rer pour lui seul. Oui, chrétien, si tu t'engages dans l'amour du monde, si tu ne vis comme séparé, tu perds la grâce du christianisme. -- Mais comment se séparer, direz-vous ? Nous sommes au milieu du monde, dans les divertisse­ments, dans les compagnies. Faut-il se bannir des sociétés ? Faut-il s'exclure de tout commerce ? -- Que te dirais-je ici, chrétien, sinon que tu sépares du moins le cœur ? C'est par le cœur que nous sommes chrétiens :* « *Corde creditur *» (*Rom., X,* 10) ; *c'est le cœur qu'il faut séparer... Cette en­treprise est bien difficile, d'être toujours au milieu du monde et de tenir son cœur séparé... Mais que voulez-vous que je vous dise ? Puis-je vous prêcher un autre évangile à suivre ? De tant d'heures que vous donnez inutilement aux occupations de la terre, séparez-en du moins quelques-unes pour vous retirer en vous-même. Faites-vous quelque­fois une solitude, où vous méditerez en secret les douceurs des biens éternels et la vanité des choses mortelles. Sépa­rez-vous avec Jésus-Christ... *» ([^120]) Se séparer du monde moderne par une opération de pensée individuelle ne concernerait que des individus. Ce ne serait pas rien : mais les vocations érémitiques sauront toujours trouver le chemin du désert. Il s'agit de se sépa­rer du monde moderne par une opération concertée, collec­tive, sociale, tissant des cellules et des communautés chrétiennes dans le tissu même de ce monde. 181:134 L'inverse de l'apostasie immanente qui est entrée dans l'Église : la contre-révolution immanente, vécue et fomentée non point au désert mais à l'intérieur du monde moderne, au point exact d'insertion du devoir d'état de chacun. La sépara­tion d'avec le monde moderne est spirituelle et non pas physique : vivre dans ce monde comme n'en étant pas. S'en donner les moyens temporels, ce qui veut dire à la fois les inventer et les réaliser. Besogne d'animateurs tem­porels, de chefs temporels. Car s'il est vrai que la Parole de Dieu, transmise par la prédication sacerdotale, est la cause nécessaire, et en un sens suffisante, des cathédrales, des hôpitaux, des orphelinats qui ont couvert la terre chré­tienne, ils n'ont, cependant pas été construits avec des mots, ni par des clercs, ni au moyen des sciences ecclésias­tiques. L'art et la science du gouvernement temporel, qui est en vue de fins spirituelles qu'il ne se fixe point à lui-même, mais auxquelles il a mission de conduire un groupe social en tant que groupe, -- cette science et cet art ne peuvent guère trouver refuge et s'exercer, pour le mo­ment, qu'au niveau de l'élémentaire, c'est-à-dire des plus Petites sociétés fondées sur la proximité locale, l'affinité immédiate, l'entraide entre voisins et compagnons. Le modernisme est gigantesque et totalitaire : le christia­nisme en est revenu, comme firent les premiers chrétiens, à tisser des micro-réalisations. \*\*\* Rien sans doute ne le montre mieux que le catéchisme, résumé des connaissances nécessaires au salut, les natu­relles (car il inclut le Décalogue) et les surnaturelles. Au niveau des grandes sociétés nationales, et même au niveau provincial ou diocésain, au niveau de tout enseignement organisé par une administration quelle qu'elle soit, le caté­chisme est entièrement désintégré : du moins en France et en Hollande, qui montrent la voie. 182:134 Il ne survit qu'au niveau de la famille chrétienne. Mais la famille chrétienne n'y suffit que pour les premiers âges de l'enfant. Nous véri­fions ici le principe de philosophie sociale selon lequel la famille est une « société imparfaite », c'est-à-dire inca­pable de se procurer partout et toujours à elle-même tout ce dont elle a besoin. C'est pourquoi les familles s'as­semblent en société : la société civile, dite « société par­faite » en ce que, grâce à leur coopération en son sein, elles peuvent s'y procurer les unes aux autres, par complé­mentarité, l'ensemble, des biens matériels et moraux néces­saires à la poursuite de leur fin, qu'elles ne pourraient obte­nir de leur industrie propre en demeurant isolées. C'est sur cette base et pour cette raison que se fonde la société ci­vile. Dans la société civile moderne, c'est-à-dire une société civile devenue entièrement apostate, *les familles chrétien­nes recommencent à fonder à partir d'elles-mêmes la société chrétienne,* en s'unissant par petits groupes pour s'assurer l'enseignement du catéchisme qui, sans cela, ne leur serait plus assuré. C'est une organisation temporelle ayant une fin spirituelle, comme toute organisation temporelle : elle n'en est donc pas moins temporelle ; elle relève du pouvoir temporel du laïcat chrétien, à qui il appartient de prendre toutes dispositions pratiques pour organiser temporellement l'entraide et la complémentarité entre les familles qui veu­lent demeurer fidèles à la loi naturelle et à la doctrine révé­lée. Il a toujours fallu quelque péril prochain, quelque né­cessité majeure pour que se constituent des autorités tempo­relles. Celles qui se constituent aujourd'hui par la plus majeure des nécessités restaurent dans les faits, sur le terrain, et presque empiriquement, les premières fonda­tions d'un pouvoir temporel du laïcat chrétien. On peut le voir à Lausanne. On peut surtout, même si l'on n'a pas approfondi l'exacte coïncidence de ce mouvement avec les principes de la philosophie sociale, s'y joindre d'instinct, -- cet instinct juste des hommes d'action que les philosophes appellent connaturalité. \*\*\* 183:134 Le pouvoir temporel, distinct du pouvoir spirituel, n'est pas seulement l'État et ses préfets. Ceux-là, tels qu'ils sont aujourd'hui, étrangers au christianisme, le chrétien les subit parce qu'il ne peut pas faire autrement ; mais il n'en pense pas moins. Il remarque que ce pou­voir temporel d'une nation anciennement chrétienne ignore non seulement le Dieu des chrétiens mais encore le Dieu de la loi naturelle, et que cette soi-disant neutra­lité tournera forcément à la ruine de ceux qui la pro­fessent et qui la vivent ès-qualités, quel que soit par ail­leurs leur sentiment intime : et d'autant plus coupables si d'aventure leur sentiment intime est plus ou moins chrétien. Non que le chrétien attende de l'État qu'il im­pose par la violence, à un peuple infidèle, la reconnaissance de la Royauté de Jésus-Christ : mais le chrétien sait qu'un État ne reconnaissant point pour loi fonda­mentale la loi naturelle, y compris les trois premiers commandements du Décalogue, est condamné à l'éva­nouissement. Soumis cependant aux lois et aux chefs de la cité dans la mesure où ils ne commandent rien de contraire à la loi de Dieu, le chrétien *en tant que laïc chrétien* a besoin de *chefs temporels* qui ne sont évidem­ment pas les chefs temporels de la cité apostate. En qua­lité de citoyen, le chrétien reconnaît dans toute la mesure possible le pouvoir de l'État. En qualité de chrétien, il ne reconnaît à l'État non-chrétien aucune autorité sur le temporel chrétien. Le temporel chrétien réclame un pouvoir temporel du laïcat chrétien. C'est aussi simple que l'œuf de Chris­tophe Colomb : il fallait seulement s'en aviser. \*\*\* 184:134 Une chance nous a été donnée : c'est de n'avoir point à discuter qui occupera la première place, au poste de commandement sur le terrain. Cette première place se trouve à l'abri des rivalités même désintéressées, pour la simple raison qu'elle est occupée : c'est le même homme qui a conçu la restauration du pouvoir temporel du laïcat chrétien et qui met en œuvre les moyens de cette restau­ration. Nous ne saurions mieux en renouveler la consta­tation qu'en reprenant la conclusion du compte rendu que Marcel Clément a fait du Congrès de Lausanne ([^121]) : « *Cependant que l'assistance, debout, chantait d'un seul cœur et d'une seule âme le Credo maintenant tradition­nel de la fin des Congrès de Lausanne, je regardais Jean Ousset, ne pouvant m'empêcher de songer que, parmi les sept cents et quelques personnes qui, nous a-t-on dit, ont permis ce Congrès par leur collaboration, il est celui qui, depuis sa jeunesse et malgré toutes les croix, a porté dans son désir spirituel et a su réaliser dans les faits, et Dieu aidant, cette extraordinaire structure d'apostolat où quelque quarante organisations peuvent, en toute liberté, travailler dans l'humilité et la patience... Oui, je regardais Jean Ousset, un peu bourru et jamais bien content. Je re­gardais l'allégresse de cette foule se dispersant après le Credo, et je songeais que notre époque devrait mesurer plus souvent les hommes selon la mesure que le Christ lui-même nous a donnée : à leurs fruits. *» Le Congrès de Lausanne, cette année plus encore, a été celui de l'espérance. Et c'est l'espérance qui fonde les résolutions sans retour. 25 avril 1969. Jean Madiran. 185:134 ### Recyclage et lavage de cerveau par le Chanoine Raymond Vancourt PARMI LES TERMES À LA MODE, celui de « recyclage » tient une place de choix. Tout le monde se recycle ou est invité à le faire. L'idée que ce mot exprime est, en un sens, tout à fait valable. Dans n'importe quelle profession, n'importe quelle situation, on a toujours à ap­prendre, à se perfectionner, à se tenir au courant. Cela s'applique au domaine religieux comme au reste. Les fidè­les et les prêtres doivent sans cesse approfondir leur foi, la confronter avec les résultats de l'évolution rapide de nos sociétés, et réfléchir sur leur propre comportement. Si, dans les nombreuses entreprises de recyclage, auxquelles sont conviés laïcs et clercs, il ne s'agissait que de cela, on ne pourrait qu'applaudir. Mais ne s'agit-il que de cela ? Ce n'est malheureusement pas tout à fait sûr. 1\) *La* « *déchirante révision *»*.* -- En effet, le recyclage doit amener ceux qui s'y soumettent à un « changement radical », à une « déchirante révision » de leur conception du catholicisme. Cette révision, que le Concile n'a fait qu'ébaucher, porte sur la nature des rapports de l'Église avec le monde. Sur ce point fondamental est exigé de nous « un retournement complet de mentalité ». L'Église jus­qu'ici s'est opposée au monde ; il faut dorénavant com­prendre, une fois pour toutes, « qu'elle est dans le monde, Pour sauver le monde en le laissant tel qu'il est ». 186:134 Plus d'hostilité désormais. Ce changement de perspective va, nous dit-on, mener très loin. Nous ne pouvons pas encore en deviner toutes les conséquences ([^122]). Seuls, ceux qui sont capables de transformer dans le sens indiqué leur concep­tion de l'Église, sont vraiment « recyclables ». C'est exiger beaucoup du chrétien et du prêtre « mo­yen ». On l'oblige, en effet, pour opérer ce retournement, à admettre que l'Église s'est trompée pendant deux mille ans dans l'interprétation du message du Christ, lorsqu'elle re­commandait de nous garder des pièges du monde. On lui demande d'oublier tout ce qu'ont dit à ce sujet le Christ et les Apôtres, lorsqu'ils déclarent, par exemple. « N'ai­mez point le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quel­qu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde, la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, et l'orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais du monde. Le monde passe et sa concupiscence aussi ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (*1e Épître de saint Jean*, I, vv. 15-18). 2\) *Une nouvelle lecture de la Bible.* -- Qu'à cela ne tienne ! On fera comprendre aux recyclés que les textes bibliques ne doivent pas être pris à la lettre. Ce que saint Jean nous dit de l'attitude du chrétien en face du monde s'explique par la mentalité de son époque, mais ne signifie plus rien pour nous. Le « recyclé » doit désormais regarder la Bible avec un œil critique. On lui dira que l'Évangile de l'enfance renferme de belles légendes, sans plus ; que les « personnes averties » ne croient plus aux miracles du Christ ; que la résurrection de Jésus, cette résurrection dont saint Paul disait qu'elle constitue le fondement de notre foi, n'est plus admissible de nos jours : Si Pilate était allé au tombeau le soir de Pâques, il aurait aperçu le corps de Jésus et les bandelettes qui l'entouraient... Le « recyclé » doit donc corriger sa lecture de l'Évangile, et opérer, sur ce point aussi, une « révision déchirante » de ses attitudes antérieures. 187:134 De même, on le guérira de tout ce qui peut demeurer en lui de « papolâtrie ». Et mon recyclé reviendra de son re­cyclage, ainsi que le constate un de mes correspondants, incapable de ressentir désormais un respect authentique et filial pour le successeur de Pierre. Il en sera d'autant plus incapable qu'on aura fait intervenir des « autorités » en psychanalyse ou en autre chose, lui donnant l'impression que le changement de mentalité exigé de lui répond aux impératifs les plus indiscutables de la science et de « l'âge adulte » auquel nous sommes enfin arrivés ! 3\) *Les* « *irrécupérables *»*.* -- Tous évidemment « ne marcheront pas ». Il y a les « irrécupérables ». Question d'âge. Question de mentalité ou de milieu ? Vis-à-vis d'eux, on adoptera diverses attitudes. Attendre patiemment qu'ils disparaissent. « Je crois que le plus grand plaisir que je pourrais faire à mon chef hiérarchique, c'est de mourir », m'écrit un prêtre de 70 ans. Un jeune, que j'ai eu autre­fois comme élève, me conseille de prendre ma retraite, car je suis évidemment irrécupérable. -- Quand il s'agit d'irré­cupérables de 30 ou 40 ans, le problème est plus délicat. On leur fait sentir qu'il ne sont « pas dans le vent ». Si ce sont des laïcs, et qu'ils font partie de groupes d'Action catholi­que, leur sort est vite réglé : on leur permet de se taire ou de s'en aller. On voit de la sorte renaître une forme nouvelle d'inquisition. Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui croient que l'Église et le monde ne font qu'un, que les événements de mai 68 ont été une nouvelle Pente­côte, que la C.F.D.T. est la forme idéale du syndicalisme de l'avenir, que le P.S.U. est le parti politique auquel adhèrent tous les prêtres intelligents ; si vous n'êtes pas de ceux qui croient tout cela ; et surtout, situation plus grave encore, si vous vous obstinez à admettre l'importance du salut individuel, de la prière, du recueillement, du culte de Dieu, etc., etc. ; bref, si vous en êtes encore là, vous avez besoin d'un fameux recyclage et toutes les techniques de lavage du cerveau ne seront pas de trop pour vous conduire au résul­tat voulu. \*\*\* 188:134 La question serait peut-être de savoir si, au cas où cette technique réussirait pleinement, mon recyclé en sortirait encore catholique. Ne lui aurait-on pas changé sa religion ? Tant mieux, diront certains, puisqu'on s'est trompé dans l'Église depuis 2000 ans ! S'il était ainsi, c'est beaucoup plus que d'une révision déchirante qu'il s'agirait ; il s'agi­rait d'une destruction pure et simple du catholicisme ro­main. Chanoine Raymond Vancourt. 189:134 ### Le Cantique des cantiques par Dom Jean de Monléon, o.s.b. Les Nouvelles Éditions Latines publient ces jours-ci sous ce titre un important volume qui a pour sous-titre : « Commentaire mystique d'après les Pères de l'Église. » En voici la préface. LE CANTIQUE DES CANTIQUES peut être considéré com­me le chef-d'œuvre de la littérature universelle. C'est un dialogue d'amour d'une fraîcheur, d'une délicatesse, d'une originalité incomparable. Aucun esprit cultivé, croyant ou incroyant, ne saurait rester insensible au charme mystérieux qui se dégage de cette pièce unique en son genre. Il y a dans l'Écriture bien d'autres cantiques d'une grande beauté : celui, par exemple, que composa Moïse après le passage de la Mer Rouge, celui des trois Enfants dans la fournaise, celui de Debora après sa victoire sur les Cananéens, etc. Tous expriment avec chaleur la reconnaissance du peuple saint à Dieu pour quelque bien­fait signalé. Mais celui que la tradition attribue à Salomon les surpasse tous par la ferveur d'amour dont il est tra­versé. Les Juifs l'ont appelé *Cantique des cantiques*, parce que ce superlatif, en leur langue, exprime la transcendance : ainsi le lieu le plus saint du Temple était appelé le « Saint des saints » ; le Messie devait être le roi des rois et le seigneur des seigneurs, etc. Dans leur liturgie, ils réservaient l'usage de ce joyau littéraire pour la solennité des solenni­tés, la fête de Pâques. 190:134 Et cependant, chose extraordinaire, rien ne ressemble moins à une prière que ce poème d'amour. Dieu n'y paraît pas, il n'y est pas nommé une seule fois ; par contre, on y parle avec une liberté quelque peu gênante de baisers, de mamelles, de joues, de cuisses, de nombril, et autres choses qui ont coutume d'offenser les oreilles pies. Pour expliquer cette apparente incohérence, il convient de rappeler d'abord quelques principes d'exégèse, aujour­d'hui complètement ignorés ou méconnus, et qui sont cepen­dant indispensables à l'intelligence des Livres Saints. 1\. -- Il y a dans la Bible, sous-jacent à la signification littérale du texte, un sens dit spirituel ou mystique. « Ja­mais, dit saint Grégoire, les paroles de ce Livre divin ne pourraient être conservées avec tant de vénération jusqu'à la fin du monde, si elles n'étaient pleines d'une signification mystique ([^123]). » C'est cette signification qui nous initie aux réalités de l'ordre surnaturel, nous aide à pénétrer les mys­tères fondamentaux de la religion, affine en nous la connais­sance du bien et du mal, et stimule en nos âmes le désir de la vie éternelle. Cependant par exception à la règle générale, il n'y a pas de sens littéral dans le Cantique des Cantiques. Il faut entrer d'emblée dans le sens spirituel. Nous développe­rons ce point un peu plus loin. 2\. -- Le sens spirituel n'est en aucune façon le fruit de l'imagination des Pères de l'Église, comme on le croit et l'écrit trop souvent. Il dépasse la capacité de la raison hu­maine, il ressortit à la révélation, il est l'œuvre du Saint-Esprit. Il fut enseigné aux Apôtres, d'abord par Notre-Sei­gneur, lorsqu'après sa Résurrection Il leur ouvrit l'esprit, pour qu'ils comprissent les Écritures ([^124]), et confirmé ensuite à la Pentecôte, quand ils reçurent le don d'intelligence. 191:134 Pré­cieusement conservé par tradition orale durant les premiers siècles, il fut consigné peu à peu dans les écrits des Pères de l'Église, et c'est là l'unique source où nous pouvons le trou­ver. Rien n'est aussi insensé que de prétendre l'expliquer sans recourir à eux. « Si toute science, pour ordinaire et facile qu'elle soit, dit saint Augustin, ne peut s'acquérir sans l'assistance d'un maître qui la possède, quoi de plus orgueil­leusement téméraire que de ne pas vouloir connaître les Livres des divins mystères par les enseignements de ceux qui ont qualité pour les interpréter, et de condamner ceux-ci sans les connaître ? » ([^125]) 3\. -- Les prédicateurs et les pasteurs d'âmes ont le de­voir de l'exposer aux fidèles, avec mesure et prudence sans doute, mais avec foi. *Car la lettre tue et c'est l'esprit qui vivi­fie* ([^126]). Sans lui, de nombreux passages des Livres Saints sont absolument insipides, inintelligibles, ou même scanda­leux. Le *Cantique* nous en fournit des exemples à foison. 4\. -- Mais la doctrine des Pères de l'Église elle-même a besoin d'être accommodée aux intelligences de notre temps. « Si je voulais faire entendre l'exposition des Écritures dans l'ordre et le langage employé par les Saints Pè­res, disait déjà saint Césaire d'Arles, l'aliment de la doctri­ne ne pourrait parvenir qu'à quelques savants, et le reste du peuple, la multitude resterait affamée ([^127]). » C'est ce que nous avons essayé de faire dans le présent ouvrage. \*\*\* Dans la préface de son commentaire sur le Cantique, le R.P. Buzy prévient ses lecteurs qu'il ne prétend pas leur offrir un livre de piété, mais un livre de science. 192:134 Le traité que l'on va lire s'efforce, au contraire, de répondre à un désir récemment exprimé par Sa Sainteté Paul VI, de voir les religieux de notre Ordre travailler au bien de l'Église en publiant « quelques bons ouvrages qui puissent nourrir de façon complète et solide la piété catho­lique ([^128]) » ; Laissant de côté toute contestation textuelle, nous avons pris pour base la version officielle de l'Église, la Vulgate de saint Jérôme, la seule qui soit garantie contre toute erreur et qui, par la qualité de son style, par l'onction dont elle est pénétrée, par la co-naturalité que les siècles lui ont donné avec l'âme chrétienne, reste l'expression la plus sûre, la plus authentique de la Révélation. Nous la suivrons verset par verset, en demandant aux Pères et aux Maîtres de la science mystique la signification des figures étranges qu'elle fait défiler sous nos yeux. Car que sert de répéter indéfiniment, aux Vêpres des Vierges : *Je suis noire, mais je suis belle*, si personne ne nous explique jamais ce que cela veut dire ? Pourquoi l'Épouse se plaint-elle d'avoir été *décolorée par le soleil ?* Pourquoi est-elle assimilée tour à tour à une colombe, à une jument, à une biche, à une tourterelle ? Pourquoi compare-t-elle l'Époux à un pommier ? Sont-ce là des images vides de sens, et doit-on se garder d'y chercher autre chose que de la poésie pure, comme certains auteurs nous l'affirment avec une dédaigneuse insistance ? Devrons-nous, coûte que coûte, nous extasier devant cette « poésie pure », quand nous entendons l'Époux dire de la Bien-Aimée, que son ombilic ressemble à une coupe arrondie, son ventre à un tas de blé, ses yeux à une piscine, et son nez à une tour dressée contre Damas ? De toute évidence, la grossièreté même de ces figures nous oblige impérieusement à les briser comme la coque d'une noix, pour trouver à l'intérieur le fruit dont l'âme intérieure fera sa nourriture. \*\*\* 193:134 Par exception à la première des règles que nous avons énoncées plus haut, il n'y a pas à chercher -- nous l'avons dit -- de sens littéral dans le Cantique : il faut l'aborder d'emblée sur le plan spirituel. Comment en effet un poème qui rapporte d'une manière aussi que les amours d'un homme et d'une femme pourrait-il être l'œuvre du Saint-Esprit ? Comment admettre que l'on ait admis dans le Saint des Saints ce roman bucolique sans grandeur, où l'on entend une fiancée violemment éprise nous entretenir des charmes de son futur époux, de sa beauté, de la peine que lui cause son absence, du désir qu'elle a de le revoir à tout prix ? Éplorée, elle se met à sa recherche, bat le pavé toute la nuit, finit par retrouver le jeune homme : alors, elle l'étreint, elle l'embrasse, elle l'entraîne vers sa maison ; mais tandis qu'elle croit le tenir enfin, lui s'échappe à nouveau. Elle n'a d'autre ressource que de confier sa dé­tresse à ses amies, en les conjurant de l'aider à retrouver celui sans lequel elle ne peut plus vivre. Beaucoup de commentateurs cependant se sont évertués à trouver un fond historique à cette aventure banale, où l'on chercherait vainement un trait chevaleresque. Les uns ont voulu y voir un chant d'amour composé par Salomon, à l'occasion de son mariage, soit avec Abisag, soit avec la fille du Pharaon, soit avec une jeune vigneronne qu'il au­rait enlevée de son village ; d'autres le tiennent pour une anthologie de pièces de circonstance, destinées à égayer les repas de noces. Aucune de ces hypothèses ne mérite qu'on s'y arrête un instant. La tradition juive est aussi ferme que la tradition catholique sur ce point. « Celui, disait le Talmud, qui, lisant un verset du Cantique, le considère comme un chant érotique, amène le malheur sur le monde. Ce poème cache en effet sous un quadruple voile ([^129]) les mystères les plus importants qu'il y eut jamais. Ainsi les Saints d'Israël ont-ils prononcé l'anathème contre les audacieux qui portent une main sacrilège sur ces voiles en en parlant trop librement. » 194:134 Et le Rabbin Aben Ezra dit à son tour : « Dieu nous préserve de penser qu'il s'agit dans le *Cantique* d'un amour charnel : tout y est dit en figure. Si ce poème n'était pas d'une très haute dignité, il n'aurait été inscrit dans le canon des Saints Livres : et sur ce point, il n'y a aucune discussion (possible) ([^130]). » Les Hébreux voyaient en lui l'image de l'union indisso­luble conclue au Sinaï par Dieu avec leur nation, élevée au rang d'épouse. La tradition catholique a suivi la même voie, mais en substituant l'Église à la Synagogue. C'est ainsi que l'a interprété Origène, dans un Commentaire où, au dire de saint Jérôme, l'illustre Alexandrin s'est surpassé lui-même. Cette opinion a été adoptée communément par les auteurs postérieurs. Cependant à partir du Moyen Age ils ont at­tribué plus spécialement le rôle de l'Époux à Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est souvent nommé ainsi dans le Nou­veau Testament ([^131]), En effet, bien que les trois Personnes de la Très Sainte Trinité puissent revendiquer ce titre en raison de leur union avec l'esprit de l'homme, il revient d'une manière plus appropriée à la seconde, en raison de la chair toute semblable à la nôtre dont elle s'est revêtue. De plus, ces auteurs y ont vu plus particulièrement l'expression de l'amour du Sauveur pour la Très Sainte Vierge, et pour chacune des âmes qu'il a admises dans son intimité. On peut donc dire à leur suite qu'il y a dans le rôle d'épouse trois personnages superposés : la Très Sainte Vierge (*sponsa singularis*) -- l'Église universelle (*sponsa universalis*) -- toute âme contemplative (*sponsa particu­laris*). \*\*\* 195:134 Si l'on parle librement dans ce livre de choses qui nous semblent heurter les convenances, c'est justement pour nous montrer que tout est pur pour ceux qui sont purs. Dans la création telle qu'elle sortit des mains de Dieu aux premiers jours du monde, régnait une innocence parfaite et sans l'ombre la plus légère. Adam et Ève vivaient nus, et ils n'en rougissaient point ([^132]). L'âme qui aborde le *Cantique* avec le respect dû aux choses saintes n'a rien à craindre en le lisant. Au contraire celle qui se met à le lire, sans assécher ce fond d'impureté que le péché originel a déposé en nous, ne peut qu'y trouver matière à des pen­sées grossières et bassement sensuelles. C'est pourquoi Dieu disait à Moïse : *Si une bête touche la montagne, qu'elle soit lapidée* ([^133]), la montagne désignant ici la Sainte Écriture, et la bête l'homme charnel. Le *Cantique*, disaient les Pères, paraît tout ce qu'il y a de plus charnel (*carnalissimus*) à celui qui n'en a pas l'in­telligence ; tandis qu'il est, en réalité, tout ce qu'il y a de plus spirituel (*spiri­tualissimus*). Mais pourquoi le Saint-Esprit a-t-il employé ce moyen étrange et quelque peu déroutant, pour nous parler de l'amour de Dieu ? Afin de nous faire comprendre qu'il n'y a qu'un amour, comme disait le Père Lacordaire. Trop de personnes sont portées à croire que l'*Amour* véritable est celui qui règne entre deux êtres violemment épris l'un de l'autre, et à ne voir dans l'amour de Dieu qu'une vague similitude avec celui-là, une attitude de profond respect, de haute estime, d'obéissance inconditionnée, mais dans laquelle ne brûle rien de violent, rien qui ressemble à une passion. Il faut savoir au contraire qu'il n'y a pas de dif­férence substantielle entre l'ardeur avec laquelle nous devons rechercher Dieu, et celle qui porte l'une vers l'autre deux créatures qui s'aiment. Toute carnalité mise à part on peut dire que les Séraphins eux-mêmes et les Chéru­bins aiment Dieu, comme une amante aime son amant. La persévérance de l'Épouse du *Cantique*, le caractère exclu­sif, passionné, totalitaire de son besoin du Bien-Aimé nous montre comment Dieu veut être poursuivi. 196:134 C'est ainsi qu'ont agi les grands mystiques, et rien ne nous aide mieux à comprendre la ligne générale du *Cantique* que les écrits de sainte Thérèse d'Avila. Mais en contrepartie ce poème nous révèle avec quelle tendresse, quelle attention, quelle sollicitude, Dieu suit l'âme qui le cherche résolument. Son indifférence n'est qu'apparente, ses dérobades sont des feintes. Il est là toujours, invisible, mais présent, *derrière le treillis,* ne perdant pas un geste, un soupir de son élue ; jouissant délicieusement de sa fidélité, de sa persévérance, de son obstination et attendant lui-même avec impatience le moment où Il pourra s'unir à elle. Puisse la lecture de ce commentaire inciter tous ceux qui l'abordent avec foi à mieux comprendre la plénitude du sens de ce mot : Dieu est amour, et à s'engager dans la recherche de l'Unique nécessaire avec toute la générosité dont leur cœur est capable. Dom Jean de Monléon, o.s.b. 197:134 ### L'oraison de l'Angelus DANS LES Avis Pratiques qui terminent chaque numéro d'ITINÉRAIRES Jean Madiran écrit : « Nous proposons à nos amis de remettre en honneur la prière de l'*Angelus*, trois fois le jour, le ma­tin, à midi et le soir. C'est avec le Rosaire, la prière des temps de grand péril pour l'humanité. » Heureux qui l'entend sonner par les cloches de son village dans le silence solennel de la création ! Mais comme notre directeur, supposant que nos amis pourraient ne pas connaître l'*Angelus* ou l'avoir oublié, renseigne où en trouver le texte, nous pouvons tenter d'en expliquer le sens. Il est résumé dans l'oraison : « *Répandez s'il vous plaît, Seigneur, votre grâce dans nos âmes afin qu'ayant connu par la voix de l'Ange l'in­carnation de votre Fils, nous arrivions par sa Passion et par sa Croix à la gloire de sa résurrection. Par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur. *» 198:134 Nous sommes tentés de penser : Voilà qui est fait. La prière est dite ; c'est déjà quelque chose, et c'est même beaucoup si on veut, puisque dans le monde enchanté du chrétien, la prière est la seule condition du bonheur : « *Demandez et vous recevrez, frappez et l'on vous ouvrira, chercher et vous trouverez. *» Et Jésus lui-même ajoute : « *En vérité je vous le dis, si vous aviez de la foi et si vous n'hésitiez pas, vous obtiendriez tout jusqu'à précipiter les montagnes dans la mer ; et je vous le dis encore un coup, tout ce que vous deman­derez dans vos prières croyez que vous le recevrez, et il vous arrivera. *» (Matt. XXI, 21, 22.) A condition que vous demandiez ce qui concourt à votre vrai bien, la sagesse, les vertus... non pas un manteau de vison ou un fume-cigarette en or. Ce ne peut être la foi, vertu surnaturelle, qui fait demander ces vanités, mais le désir des biens terrestres dont au contraire il est nécessaire de se détacher. Mais comment comprenons-nous « par sa Passion et par sa Croix » ? Je pense que nous sommes tentés de croire que la Passion et la Croix de Notre-Seigneur nous ont payé définitivement et une fois pour toutes la gloire de la Résurrection. En droit, certainement. Le prix payé par Jésus pour relever la nature humaine de sa chute dépasse même infiniment ce que nous pouvons imaginer. La nature humaine ne faisant qu'une et même personne avec la nature divine du Verbe éternel est un mystère inson­dable pour notre faiblesse ; et insondable également la qualité de souffrances humaines unies merveilleusement à la vie de la T. S. Trinité. Arrêtons-nous ici pour admirer... nous sommes des riens. \*\*\* 199:134 Pour ces riens, l'infinité de la Puissance divine a subi en la personne de Jésus une infamante, ignomi­nieuse, sauvage et cruelle punition amenée par nos péchés que les hommes sont incapables par eux-mêmes de racheter. Comment la pourriture pourrait-elle se ras­sainir d'elle-même ? Pas plus que la pierre qui roule sur le flanc de la montagne ne peut s'arrêter, Pas plus que le ruisseau ne peut suivre autre chose que la pente, Pas plus qu'on ne peut rattraper le temps écoulé, pas plus qu'il est possible au passé de n'avoir pas été, l'homme ne peut par lui-même rattraper son péché, l'erreur commise, le jugement téméraire, le dommage fait au cœur et à l'âme du prochain. Ces péchés sui­vront leur chemin à travers la race des hommes jus­qu'au dernier jugement, comme le ruisseau le fond de la vallée, et la pierre la pente de la montagne. Jésus a arrêté la pierre et l'a replacée sur le faîte du mont, Jésus a refoulé le ruisseau qui est redevenu source pure... si nous voulons bien l'aimer et lui obéir. Jésus l'a mérité une fois pour toutes par son sacri­fice. Et nous sommes devenus par le baptême des gref­fons de l'olivier franc, les sarments de la vigne sainte et sacrée. « *Pour moi je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient consommés en l'unité, de façon à ce que le monde sache que tu m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé. *» (Jean XVII, 21, 22.) 200:134 Mais en nous enlevant le péché originel, Jésus nous a laissé la faiblesse. La blessure est guérie mais elle a laissé des suites, et Jésus connaissant notre fragilité, a voulu demeurer avec nous jusqu'à la fin des temps dans sa personne et dans son sacrifice. La personne est dans le tabernacle, elle est la grâce agissante. Le sacrifice s'accomplit sur l'autel. Ainsi, à chaque instant de notre vie nous pouvons comme le bon Larron, grâce au Sauveur, accuser nos péchés, crier miséricorde et l'obtenir. Ce Bienheureux misérable, ou ce misérable Bienheu­reux, le bon Larron, toute notre ambition est d'avoir sa chance, c'est-à-dire sa grâce, et quelle est-elle ? d'arri­ver par la passion, la nôtre, et par la croix, la nôtre, au bonheur du ciel et à la gloire de la Résurrection. Car tel est le sens de la prière de l'*Angelus.* Nous n'avons pas de mérites personnels certes, mais nous seront appliqués les mérites infinis de Jésus-Christ. D'ailleurs si Jésus pardonne très facilement les péchés, moyennant la contrition, il faut aussi les répa­rer, et la plupart de nos péchés sont naturellement irréparables, car nous pouvons rendre le bien mal acquis, mais les péchés de la langue ? Les mensonges qu'un Pharaon a fait graver dans les temples conti­nuent de tromper les historiens ; les calomnies débi­tées contre les chrétiens par les païens et par les Juifs ont coûté la vie à des milliers de martyrs pendant les trois premiers siècles et cela continue. Les odieux sar­casmes de Voltaire, si inintelligents des besoins de la nature humaine, si dénués de cette inquiétude méta­physique qui est déjà une grâce de Dieu dans la vie des hommes, les péchés de Voltaire courent toujours, et les nôtres aussi, même pardonnés. 201:134 Cela demande pénitence et Jésus l'a dit : « *Faites pénitence, ou vous périrez tous. *» Et les apôtres n'ont pas failli à dire de même. Voici ce qu'enseigne S. Paul (Ph. III, 9) : « *Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ; héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, si toutefois vous souffrez avec lui pour être glorifiés aussi avec lui. *» Et S. Pierre (I Ptr IV, 12-1) : « *Bien aimés, ne soyez pas surpris comme d'une chose étrange qui vous arriverait de la fournaise qui est au milieu de vous* (*dans l'esprit comme dans le corps*) *pour vous éprouver. Réjouissez-vous plutôt de la part que vous avez aux souffrances du Christ, afin que dans la mani­festation de sa gloire vous vous réjouissiez aussi avec allégresse. *» Nous sommes rachetés et nous sommes maintenant associés au Fils dans l'amour du Père ; mais nous pas­sons certainement par la mort, tout comme Jésus ; cette nécessité a un sens et un sens glorieux, car S. Paul nous dit (Rom. VI. 3, 6) : « *Ignorez-vous que nous tous, qui avons été baptisés au Christ Jésus, c'est en vue de sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis par le baptême pour la mort... Car si nous sommes devenus une seule plante avec lui par la res­semblance de sa mort nous le serons aussi par celle de sa résurrection. *» C'est une expression du même mystère dont Jésus S'ouvre à son Père dans le discours après la Cène et que rapporte S. Jean (XVII, 19) : « *Je me consacre moi-même pour eux afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés en vérité.* 202:134 « *Or je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais pour tous ceux qui croiront en moi à cause de leur pa­role afin que tous soient un comme toi même ô Père, tu es en moi et moi en toi afin qu'eux aussi soient en nous... *» « Je me consacre moi-même. » Le sens de cette pa­role est très fort, elle veut dire : je me consacre comme une victime sur l'autel. Et c'est pourquoi S. Paul s'écrie : (Coloss. I, 34) : « *Maintenant je me réjouis dans mes souffrances pour vous et je parfais ce qui manque aux afflictions du Christ dans ma chair pour son corps qui est l'Église. *» Je ne puis mieux faire pour expliquer ce passage que transcrire ce qu'en dit S. Augustin expliquant le psaume LXXXVI : « Que compléter ? Qu'est-ce donc qui man­que ? A quoi ? Aux afflictions du Christ. Et où est donc ce manque ? Dans ma chair. Quelqu'affiiction aurait donc manqué en cet homme qui fut fait Verbe de Dieu, qui est né de la Vierge Marie ? Car il a souffert ce qu'il devait souffrir, et tout, à ce qu'il paraît. Attaché à la croix, il accepte le vinaigre, pour finir, et dit : *c'est parachevé *? Puis inclinant la tête, il rendit l'esprit. Que veut dire : *c'est parachevé *? Il ne manque mainte­nant rien à la mesure des souffrances, car tout ce qui fut écrit de moi est accompli ; ainsi la Passion était comble, mais dans la Tête. Restait à la compléter dans le corps. Or vous, vous êtes le corps et les membres du Christ et lorsque l'Apôtre vivait parmi ces membres il dit : « Je complète dans ma chair ce qui manque aux afflictions du Christ. » \*\*\* 203:134 Vous êtes fixés maintenant, mes bons amis d'ITINÉRAIRES, vous gagnez à passer par la mort. Commencez donc pour vous exercer à suivre le Christ et tous les saints, en de petites choses d'abord. Réjouissez-vous d'un coryza, d'un mal de dents et de pire s'il en vient, et il en viendra, car la grâce de Dieu vous en fait un appât pour vous unir aux souffrances du Christ et entrer dans ce monde mystérieux qui n'est autre que le royaume de Dieu au-dedans de vous. Jésus nous l'a ouvert pour que nous ayons en nous « la plénitude de sa joie ». Jésus disait cela juste avant d'entrer au jardin du pres­soir à huile, car c'est en vérité qu'il a nommé « Béati­tudes » le code de la vie chrétienne. Et ce code nous dit : « *Bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice. *» La nature se récrie, même si elle est celle d'un lec­teur d'ITINÉRAIRES. Cependant nous avons des gages très certains de la qualité et de la nature de ce bonheur. Jésus au jardin des Olives, a souffert dans son âme d'homme autant qu'il est possible non seulement des outrages prévus et de l'affreux Calvaire qui l'attendait mais aussi de l'amas des péchés passés et à venir dont s'était souillée et se souillerait l'humanité. De ces inju­res faites à l'amour de son Père il souffrit au point que sous la poussée de son angoisse, son sang s'extravasait en sueur « et coulait en grumeaux jusqu'à terre ». Ce­pendant ce même Jésus souffrant n'a pas cessé à la fine pointe de son âme de jouir de la vision béatifique puisque cette âme était unie au Verbe éternel. Voilà l'image et la source du bonheur des Béatitudes. Elle faisait dire à sainte Thérèse d'Avila : « Ou souffrir ou mourir. » Sa source est au sein de la T.-S. Trinité dans l'amour. 204:134 « Mais nous prêchons une sagesse de Dieu en mys­tère, celle qui était cachée, que Dieu avait prédestinée avant les siècles pour notre glorification... Mais selon qu'il est écrit ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, qui ne sont pas montées au cœur de l'homme, toutes choses que Dieu a préparées pour ceux qui l'aimaient. » (Cor. II. 7-9.) D. Minimus. 205:134 ## NOTES CRITIQUES ### L'épiscopat s'est reconnu en Cardonnel Suite des « notes critiques » pu­bliées sur « l'affaire Cardonnel » dans notre numéro 131 du mois de mars et dans notre numéro 132 du mois d'avril. Commencée en janvier, l'affaire Cardonnel s'est termi­née en avril. Le malentendu, d'ailleurs léger, qui s'était élevé entre ce frère prêcheur et les instances dirigeantes de l'épiscopat français, a été dissipé. Le P. Cardonnel et l'épiscopat se reconnaissent, se retrouvent, s'entendent pour « construire » ensemble « l'Église post-conciliaire », et Claude Gault annonce ces bonnes nouvelles dans *Témoi­gnage chrétien* du 3 avril : « L'Église post-conciliaire se construit peu à peu. Il est inévitable qu'il y ait des incompréhensions, des malentendus (...) Mais tout cela tend à dispa­raître. « ...L'archevêque de Paris, après plusieurs heures de dialogue avec Jean Cardonnel, lève son inter­diction (...). Puis le cardinal Lefebvre, président de la Conférence épiscopale française, assisté de Mgr Puech et de Mgr Guyot, rencontre le Père Cardonnel et, ensemble, ils font le point (...). Jean s'explique, précise ses pistes de travail, rédige un texte qui, sans modifier aucunement l'orientation de sa recher­che, lèvera les malentendus, rendra manifeste tout ce qui a toujours été présent dans son esprit. 206:134 « C'est ce texte que l'on pourra lire ci-dessous. Il a reçu l'approbation du cardinal Lefebvre, du Père Kopf et des censeurs dominicains. « Par ailleurs le Père Kopf, constatant que l'interdiction qu'il avait portée contre Jean Cardonnel n'a plus d'objet, la lève tout logiquement. » Donc, selon Claude Gault, toute « l'affaire » se résu­mait à ceci : le cardinal Lefebvre, le P. Kopf et les évêques avaient « *mal lu Cardonnel *», ou bien ne l'avaient « *pas lu du tout *». Je le crois en effet. Ces nouvelles ayant été officiellement publiées dans *Témoignage chrétien* du 3 avril ont été confirmées dans *Le journal la croix* du 9 avril Le P. Jean Cardonnel, dominicain, a publié dans *Témoignage chrétien* du 3 avril une longue « pro­fession de foi », intitulée « *Celui que je crois *». A la suite de cette publication, le P. Kopf, prieur provincial des Dominicains de Toulouse, supérieur du P. Cardonnel, a écrit à celui-ci la lettre dont on lira le texte ci-dessous levant les restrictions qu'il avait imposées au P. Cardonnel : celui-ci ne devait plus écrire dans les journaux à grand tirage, mais seulement dans les revues spécialisées de théologie. En vertu de leur responsabilité pastorale, le car­dinal Marty, archevêque de Paris, puis le cardinal Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, avaient interdit au P. Cardonnel de prononcer des confé­rences prévues dans leurs diocèses. Par la suite, le cardinal Marty s'entretint pendant plusieurs heures avec le P. Cardonnel et leva son interdiction, tout en précisant que ce dernier, s'il parlait dans le diocèse de Paris, ne le ferait qu'en son nom propre. Le P. Cardonnel rencontra ensuite le cardinal Lefebvre, président de la Conférence épiscopale française, et NN. SS. Puech (Carcassonne) et Guyot (Toulouse), avec qui il précisa les orientations de ses recherches et s'expliqua sur les différentes am­biguïtés relevées dans ses écrits et ses paroles publiques. C'est à la suite de cet entretien que fut décidée la publication, dans *Témoignage Chrétien*, d'une profession de foi où le P. Cardonnel reprendrait ces explications. 207:134 Le 4 avril 1969, le P. Kopf a donc écrit au P. Cardonnel la lettre suivante : *Cher Père,* *La profession de foi signée de vous, qui vient de paraître dans* Témoignage chrétien *du 3 avril 1969, lève les ambiguïtés de certaines de vos précédentes publications concernant les affirmations fondamen­tales de la foi catholique. Étant donné cette prise de position personnelle, j'annule les mesures res­trictives que j'avais imposées à votre expression écrite par ma lettre du 1^er^* *janvier 1969, puisque celles-ci avaient pour but d'obtenir cette clarifica­tion.* *Il est bien entendu que pour la manifestation publique de votre pensée vous restez soumis, comme tout Frère Prêcheur, aux lois de l'Église et de l'Ordre* (cf. Constitutions, *n° 136-139*)*.* *Je me réjouis personnellement de cette issue. Quant à vous, il vous appartiendra de vous méfier un peu plus désormais des personnes qui vous pro­posent des* « *interviewes *» *ou des amis si empressés à publier des textes de vous qu'ils ne vous laissent pas la possibilité de les revoir.* *Croyez, cher Père, à mes sentiments de religieux et fraternel dévouement.* Tout est bien clair, une fois de plus. Car la « profession de foi » du P. Cardonnel n'est pas une profession de foi catholique. Louis Salleron l'a remarqué aussitôt : « *Il croit à ce qu'il croit ; il ne croit pas à ce que croit l'Église *» ([^134]). Sal­leron ajoute : « *Sa profession de foi se dresse manifeste­ment contre celle de Paul VI. Elle entend être une refor­mulation de la vérité chrétienne avec les* « *instruments intellectuels *» *de notre temps. *» On pourra discuter à l'in­fini sur le point de savoir dans quelle mesure le contenu reformulé de la profession de foi du P. Cardonnel coïncide ou non avec L'OBJET MATÉRIEL de la foi chrétienne : de toutes façons il y manque l'OBJET FORMEL ([^135]). Ce qui règle la question. Mais à ce jour aucune autorité religieuse n'a paru s'apercevoir de cette évidence décisive. 208:134 La « profession de foi » du P. Cardonnel a satisfait les représentants de l'épiscopat français parce qu'elle exprime *la même hérésie* que l'Assemblée plénière dans sa réponse au cardinal Ottaviani. Celle-là même que j'ai nommée l'hérésie du XX^e^ siècle. Le P. Cardonnel, dans cette « profession de foi », écrit en effet : « *Les conciles, en particulier Chalcédoine, le mouvement de la Tradition chrétienne, traduisent le mystère de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, par les magnifiques instruments intellectuels de leur temps, la dualité des natures, l'une divine, l'autre humaine, dans l'unité d'un seul Principe d'Action, etc. *» La *dualité des natures* dans le Christ n'est donc rien d'autre que l'instrument intellectuel *d'un temps* qui n'est plus le nôtre. Cet « instrument intellectuel » est salué comme « magnifique », -- magnifique en son temps, et en­foui avec lui dans un passé mort. On reconnaît la pensée même de l'épiscopat français, solennellement affirmée dès 1966 : « *L'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le tho­misme. *» ([^136]) Nous répétons, comme nous l'avons dit et le disons depuis deux ans : cela manifeste que l'épiscopat français, et avec lui le P. Cardonnel, dans la mesure où ils adhèrent réellement à leur texte, n'ont plus accès à la vérité des définitions dogmatiques. Et cela se démontre, mais pas à pas et point en un tournemain. 209:134 Je ne vais pas recommencer ici cette démonstration. Elle a 300 pages et elle compose le volume intitulé *L'héré­sie du XX^e^ siècle.* \*\*\* La « profession de foi » du P. Cardonnel affirme d'autre part : « *Les maîtres modernes du soupçon,* MARX *avec la mise en valeur des conditionnements, la lutte contre l'aliénation, ce qui rend l'homme étranger à l'homme, le sens de la* « *praxis *»*, union intime, dialectique, de la théorie et de la pratique* ([^137])*,* FREUD *avec l'ar­rachement des masques du Surmoi,* NIETZSCHE *avec la dénonciation des caricatures de l'amour, nous font avancer dans l'intelligence du dédale de l'hom­me. *» C'est avancer en marche arrière, comme fait l'Église de France, et c'est à propos de cela même que nous avons déjà dit aux évêques français : -- Marx, Nietzsche et Freud : c'est du somnambulisme, ou quoi ? Ce sont les pages 126 à 129 de *L'hérésie du XX^e^ siècle.* \*\*\* 210:134 Oui, le P. Thomas Cardonnel, alias le camarade Jean Cardonnel, a précisé ses positions : il les a précisées dans le sens de l'épiscopat français. Avec en outre tout un ver­biage pseudo-christologique que l'on peut sans doute, si l'on y tient, s'amuser à examiner en lui-même : il n'a au­cune signification, la clef est ailleurs ; elle est logiquement et ontologiquement antérieure. Comme l'épiscopat français le P. Cardonnel, en croyant ne rejeter que la mentalité d'un autre temps, rejette les seuls « instru­ments » intellectuels qui permettent à la pensée humaine de ne pas être prisonnière de l'imaginaire ; il rejette la notion de *nature* humaine créée par Dieu et restaurée par le Christ. Ce qui est rejeter inévitablement la loi *naturelle* qui en découle. Telle est la racine de l'hérésie commune au P. Cardonnel et au corps épiscopal français dans ses documents officiels. Cette hérésie ne laisse rien subsister, sauf un verbalisme absolument étranger aux réalités natu­relle et surnaturelle : ayant exposé pourquoi en 300 pages dans *L*'*hérésie du XX^e^ siècle,* je ne vais pas le redire ici. On nous dit que l'affaire Cardonnel est terminée : je dirai plutôt qu'il n'y a jamais eu d'affaire entre le P. Car­donnel et l'épiscopat, sinon par simple malentendu. Ils ont ensemble la même doctrine. Comment le cardinal Lefebvre et les autres évêques n'approuveraient-ils pas sous la plume du P. Cardonnel ce qu'ils avaient déjà signé et proclamé eux-mêmes dès 1966 dans leur réponse au cardinal Ottaviani ? J. M. ### Bibliographie #### François Mauriac Un adolescent d'autrefois (Flammarion) La réapparition de Mauriac ro­mancier ne va pas manquer de poser certains problèmes. Il y a quelques années, on eût sans dou­te été heureux, en certains mi­lieux, de souligner comme une faiblesse la permanence de certains thèmes majeurs : l'adoles­cence, avec ses fièvres et ses troubles, les deux personnages dominants et dominateurs, sou­vent accablants, de la Mère et de la Ville, l'âpre attachement à la terre landaise, les ombres obsédantes de l'impureté et du crime. 211:134 On eût dit alors : « Tout cela, nous l'avons entendu maintes fois, et nous sommes redevables à Mauriac d'avoir démystifié bon nombre de valeurs. Il a aidé à faire table rase, mais son utilité fut historique, en somme épiso­dique et maintenant révolue. Un monde dégagé de ses complexes a pris sa vitesse de croisière. » Mais le roman se trouve publié à une heure où les novateurs qui avaient dépassé Mauriac se trou­vent à leur tour dépassés, contes­tés et incertains. On était parvenu à une conception mécanisée, syn­dicalisée de la Société, et à une vision du monde où le chrétien collectivisé connaîtrait une vie « où rien ne peut arri­ver » ; en somme, une existence sans destin, le mal éliminé par les ordinateurs. Or voici que nous souffrons du fait-divers. Il est difficile de reprocher à Mauriac d'user des facilités du mélodrame romanesque dans l'avant-dernier épisode, l'adolescente violée et étranglée. Au moment où j'écris, un tel crime vient d'aboutir à une exécution capitale ; la pré­cédente avait eu le même motif. Il y a aussi les trois morts de Cestas. La sociologie de Nanterre peut dire tout ce qu'elle voudra (et nous savons bien qu'elle a toujours quelque chose à dire), mais le fait-divers sanglant parle un autre langage en ses oracles sinistres. Et le roman de Mauriac fait figure de « propos désobli­geant », comme disait Léon Bloy ; le fait-divers, c'est la pierre d'achoppement ou le piège tendu, « Skandalon ». Il faut que nous y allions buter : la pire situation, dans ce monde-ci, serait d'y évo­luer avec allégresse. Les restrictions que je ferais à l'univers de Mauriac ne sont pas nouvelles ; mais si désespérantes que soient certaines pages, ne valent-elles pas mieux qu'une fausse espérance qui emplit les voies de l'esprit de ses sophismes polis, nickelés, chromés, réglés ? Non point que je me croie tenu à choisir : je m'obstine dans une autre voie... Mais l'angoisse pour les âmes qu'on a rencontrées, qui ont fui on ne sait où, ces pré­sences d'absents sont un thème de recherche spirituelle. Mauriac témoigne sans doute envers la Province d'un « complexe attrac­tion-répulsion » dont les deux termes ne me satisfont, chez lui, ni l'un, ni l'autre : au fond, peut-on écrire des romans sur la Pro­vince, sinon à propos de crises et de contestations qui ne représen­tent guère son histoire ? Elle a vécu, elle vit toujours de silences qui sont difficiles à interpréter par le roman. Mais les drames de l'adolescence et de la jeunesse, nous ne pouvons faire un pas sans les rencontrer, en province ou dans les « grands ensembles » ; l'opinion les accueille avec une sorte de fatalisme abruti. Il faut, dit-on, le fouet parfois pour ré­veiller l'opiomane d'une léthargie mortelle. Mauriac a contribué à donner une idée étroite et noire de la religion ; peut-être contri­buera-t-il à rendre aux intoxiqués du collectivisme le sens doulou­reux des destinées que l'on ne se soucie plus de comprendre, à for­ce de les avoir enfermées dans les recettes et les équations de la psychanalyse et de la sociologie. Jean-Baptiste Morvan. 212:134 #### Docteur Roger Goulard Les Sanson (1688-1847) (Librairie Archambault à Melun) Un des personnages essentiels du XIX^e^ siècle, c'est la guillotine. Cette machine était un « gad­get », pour employer un mot du snobisme contemporain fort en rapport avec le snobisme huma­nitaire, optimiste et technicien des héritiers de la génération ency­clopédiste ; l'étrangeté du destin en fit un monstre historique, un mythe qui succède à la Bête du Gévaudan, en l'amplifiant. La mécanique en sa verte nouveauté prit la suite du fauve mystérieux sorti du tréfonds des âges et le siècle des lumières recréait une terreur préhistorique. Depuis l'assassinat de Louis XVI jusqu'à la fin de la « Bande à Bonnot », elle projette sa silhouette sur le siècle. Son ombre plane sur les cours d'assises : elle caractérise une justice secrètement incertai­ne de sa justification depuis 1793. Elle est le spectre de la littéra­ture -- « Le Dernier Jour d'un Condamné », « Quatre-vingt-treize », « Stello », « Le Rouge et le Noir », « Le Curé de Villa­ge », « L'Envers de l'histoire con­temporaine », « Une ténébreuse affaire », jusqu'au « Secret de l'échafaud » de Villiers de l'Isle-Adam -- sans compter les articles de journaux et les complaintes... Une bizarre buée rouge de sadis­me et de magie latente, des équi­voques morbides et sexuelles, se laissent deviner autour de la ma­chine personnifiée : La Veuve. Il faut tout cela pour comprendre que la célèbre page de Joseph de Maistre n'est point le fruit d'un noir caprice de l'esprit, mais une prise de conscience anticipée d'un tourment du siècle. Pourtant, il semble que dans ce cérémonial qui évoque Tacite et Shakespeare (étrange intersigne intellectuel : le roi Louis XVI lisait volontiers, dit-on, ces deux auteurs dans le texte), l'exécuteur devienne un personnage secondaire. L'érudit Docteur Goulard a consacré ce­pendant aux exécuteurs ce livre étonnant, passionnante et doulou­reuse épreuve pour l'esprit : « Une lignée d'exécuteurs des ju­gements criminels : les Sanson (1688-1847) », ouvrage posthume préfacé par M. Jean Hubert, membre de l'Institut, et publié par les soins du chanoine André Barrault. Effrayante narration où l'on comprend bien pourtant que l'historien le plus probe et le plus exact ne saurait se défendre de quelque sympathie pour ceux dont il doit retracer la vie, et cela malgré l'opinion de Joseph de Maistre : « Nul éloge moral ne peut lui convenir ; car tous sup­posent des rapports avec les hommes, et il n'en a point. » Mais l'historien et l'écrivain peu­vent échapper à cette loi. Celui des Sanson qui fut l'exécuteur de Louis XVI et de Marie-Antoinette est-il susceptible d'une considéra­tion mêlée de sympathie, même en supposant qu'il ne puisse en­courir aucune réprobation ? 213:134 J'ai ouï dire qu'en d'autres temps, un exécuteur, alors assistant, préfé­ra s'enfuir que de participer à des exécutions qui pouvaient pa­raître politiques. On en discute­rait longuement. Petite histoire ? on ne réussit pas à s'en tenir à cette appréciation, à la fois par l'attirance hypnotique qu'exerce la peine de mort sur l'esprit, et aussi par la complexité du « fait social » qu'elle représente. Grâce au Dr Goulard, toute l'histoire de deux siècles et plus repasse de­vant cette étrange dynastie d'hommes dont la fonction collait à la personne sans jamais les concerner personnellement. L'anecdote de l'entrevue fortuite de Napoléon et de Sanson pour­rait être un bon thème pour un spécialiste de l'humour noir, mais aussi pour un philosophe de l'ab­surde. Plaie ouverte dans l'hu­main et le social, la peine de mort trouve ici les éléments d'une monographie clinique, dans un esprit équitable à l'égard de ceux dont elle est la fonction. La dis­cussion sera toujours à reprendre. Il est vrai que l'hypocrisie pha­risaïque de certaines nations et sociétés modernes s'entend fort bien à conserver l'exécution en supprimant la fonction de l'exé­cuteur. Mais le moraliste n'est dupe. J.-B. M. #### J. Plumyène et R. Lasierra Le complexe de droite (Flammarion) Je n'ai jamais porté de bottes, et à la lecture du « Complexe de droite » je me sens frustré et un peu inquiet, car les bottes seraient un des épiphénomènes les plus constants de la jeunesse de droite. Il est trop tard pour que j'en fasse aujourd'hui l'em­plette. Cependant, et à propos de bottes, je dois dire que mon es­prit de méfiance (ou de contra­diction) m'incline à opposer à Plumyène et Lasierra un bon nombre de questions et objec­tions préalables. Assez paradoxa­lement d'ailleurs, car je ne me suis jamais senti en sympathie profonde avec les expressions théoriquement juvéniles, super­ficielles et passagères, dont la critique constitue l'essentiel de leur livre. Sans méconnaître l'art littéraire de ceux qu'aux lende­mains et surlendemains de la Libération on nomma « la jeune droite insolente », j'y trouvai toujours bien plus le ton de la déception que de l'enthousiasme. J'avais l'intime conviction que le jeu de la futilité n'était point vraiment fait pour nous et ne nous réussirait jamais : réconfort négatif mais apprécia­ble. L'appel multiple et confus à toute sorte d'images histori­ques et de résonances poétiques ne me séduisait pas plus à une époque où pourtant la poésie m'oc­cupait surtout. D'ailleurs les im­manquables déceptions de ces feux de paille ont inspiré depuis le beau et triste roman de Michel Mohrt, « La prison mariti­me ». 214:134 Mais voici qu'avec le recul des années, je trouve à cette in­solence, à cette gratuité, à cette futilité, d'assez larges circonstan­ces atténuantes. Ceux qui, alors, étaient les amis de MM. Plu­myène et Lasierra avaient, pour pasticher le mot de Pascal, plus de mitraillettes que de raisons. Un certain nombre d'esprits bien doués ne pouvaient que se préci­piter vers des voies de diversion, et revêtir le déguisement des fri­volités inoffensives : il est facile de leur en reprocher aujourd'hui les illogismes superficiels et les vanités spectaculaires. Il n'est pas mauvais, certes, que les jeunes gens de droite lisent ce livre : il n'est jamais sans profit de savoir comment les autres nous voient, et d'apprendre que les bottes et les culottes de cheval peuvent plonger certains dans les transes d'une indignation furieuse qui pourrait devenir vengeresse... Mais je me méfie de tout ce qu'on croit trop facilement me faire dire : on peut toujours se gausser de transcriptions naïvement poé­tiques que nul ne considérerait sérieusement comme des doc­trines ; les réalistes et les doc­trinaires de la droite ne man­queront pas d'y applaudir. Mais je ne veux pas applaudir trop vite. Nos deux auteurs ont subti­lement mêlé, parmi les éléments prétendus du « complexe de droite », à de simples caprices d'esprit purement individuels, des thèmes beaucoup plus importants qui ne sauraient être aussi ra­pidement exécutés : ainsi dans les chapitres « chevalerie », « Maisons et jardins ». La va­leur des interprétations peut être contestable ; il resterait à prou­ver que ce n'est là que simples « nuées », et que si nous les approfondissons elle ne mènent à rien d'essentiel en nous. Il y a un amalgame qui n'est pas for­cément voulu, que la verve amu­sante de l'ouvrage impose, mais dont il faut néanmoins se défier. Et puis, il est trop visible qu'à travers la droite, on fait bien souvent, et ici, le procès de la jeunesse. La jeunesse de gauche n'aime peut-être pas à porter les bottes. Ce serait encore à exa­miner : quand avant la guerre, on créa des groupes de jeunesses socialistes et communistes, on s'empressa de les vêtir de cra­vates rouges sur chemises rouges ou bleues. Vous souvient-il des « Faucons rouges » ? Et quels ca­lembours n'aurait pas provoqué un tel titre, s'il avait été d'une couleur adverse ? Le mouvement de Mai 68 allait directement à une création spontanée de l'uni­forme. Mais la plupart du temps, la gauche n'aime pas tellement à voir la jeunesse se référer à des idées. On entend toujours des voix criardes d'instituteurs fâ­chés parler de « trublions » et de « petits morveux », mais toujours c'est à la droite qu'on les adresse. Quand il s'agit de l'autre côté, même M. Séguy reste poli. Je considère tous les actes de con­trition auxquels on nous convie comme superflus ; ce qui n'em­pêche pas que nous discutons, entre nous, des dangers de cer­taines turbulences et de certaines fumées dépourvues de réflexion doctrinale, 215:134 Je ne crois pas que Plumyène et Lasierra se soient laissé infli­ger des devoirs de vacances : plutôt que des impératifs catégo­riques intimes leur ont imposé d'écrire un « Complexe de droite » après le désobligeant « Complexe de gauche » -- fausses fenêtres pour la symétrie... En tout cas voilà la droite enrichie de P. H. Simon, de Guéhenno, de Vailland, de Malraux et d'Aragon. Il était difficile de mieux souligner que les références à Drieu, Jouhan­deau, Céline, Nourissier, Hugue­nin, Matzneff étaient en matière de droite, marginales et peu con­vaincantes. La droite, au fait, est peut-être une maladie conta­gieuse ! Et pour MM. Plumyène et Lasierra, ce livre n'est-il pas une tentative ultime et désespérée d'auto-vaccination ? J.-B. M. #### Élie Wiesel : Le Mendiant de Jérusalem (Éditions du Seuil) L'objet du « Mendiant de Jéru­salem » est d'intégrer à la « Guer­re des Six Jours » un certain nombre d'épisodes et de récits qui la relient à une tradition israélite et qui lui donnent un contenu spirituel : massacres de la der­nière guerre, persécutions variées en des contrées idéologiquement fort diverses. L'idée était intéres­sante, mais l'événement n'était-il pas trop récent ? Il est difficile de faire d'un récit voisin du repor­tage la pièce maîtresse d'une épo­pée. On n'aboutit ici qu'à un ensemble hétéroclite allusif ou obscur, où l'union des épisodes se justifie par une référence à la manière des conteurs populaires, des mendiants qui, près du Mur des Lamentations, laissent errer leur imagination sur toutes les souffrances de leur peuple. Entre ce monde folklorique et l'am­biance militaire de la récente prise de Jérusalem, le disparate était inévitable. Paraboles obs­cures et inachevées, bavardages pseudo-mystiques, personna­ges évanescents : l'auteur, lui, se comprend probablement très bien et nous voulons croire qu'il nous témoigne une confiance op­timiste à propos des vocables hébraïques dont son texte est farci. L'humilité nécessaire à l'art d'écrire lui manque singu­lièrement ; une sorte de complexe de supériorité domine, que ne dé­ment point une préface hautaine et assez agressive : « Et comme vingt-cinq ans plus tôt, le Vati­can gardait le silence. Le Monde se taisait. Que les Juifs se fassent massacrer ; on les pleurerait après... » Tout cela nous paraît un peu puéril, et pas entièrement conforme à la réalité. L'esprit israélien serait-il déconcerté dans ses modes d'expression par le fait d'une rapide victoire ? L'idée d'une victoire nationale, qui nous paraît digne d'une satisfaction plus simple, semble requérir on ne sait quelle addition de justifi­cations supplémentaires. Et puis­que le livre était écrit en langue française et destiné à un public français, il eût été souhaitable que le style ne décourageât point la prise de contact. L'auteur ne s'y est pas employé ; et le « Prix Médicis » n'y change rien. J.-B. M. 216:134 #### Christine de Rivoyre Le Petit Matin (Grasset) Nous aurions aimé du tragique dans ce roman d'une jeune ama­zone aux prises avec le monde curieusement étriqué et renfermé de l'occupation allemande dans la campagne landaise : d'un côté, l'élan et l'insolence, servis et mul­tipliés par l'ardeur des coursiers et l'espace libre des solitudes fo­restières ; de l'autre, une huma­nité dont les vies bien quotidien­nes cherchent à se perpétuer quoique rabougries et troublées, mais s'aigrissent de jour en jour et tournent au comique grinçant ou saugrenu. C'est surtout ce se­cond aspect qui est décrit, et avec une cruelle vérité d'impres­sions. La violence de l'aventure que semble appeler Nina ne peut trouver d'écho ni dans la médio­crité de ses amours interrompues avec le cousin Jean -- qui n'ont pas le charme des amours en­fantines -- ni dans celles qu'elle connaîtra, à la hussarde, avec un officier allemand. Le réalisme provincial encombre l'espace mo­ral et psychologique que la tra­gédie demanderait pour elle seule. Nina possède sans doute une certaine vocation douloureuse des sentiments, et plus encore des sensations et de l'imagination mais qui ne lui confère pas une féminité profonde. La gamine nuit à la femme ; le feu d'arti­fice des formules pittoresques, des mots de patois, des espiègleries telles que les surnoms satiriques infligés aux personnes de la fa­mille, tout cela laisse une impres­sion de maturité incomplète, d'acidité qui eussent convenu fort bien à une peinture picaresque. Les présences animales, les scè­nes de l'égorgement du cochon et de la naissance du poulain (rap­pelant une page de La Varende) sont des tableaux de genre réus­sis ; on n'arrive pas tout à fait à leur donner un sens symbolique, à y voir les manifestations bru­tales et crues de la vie et de la mort, avec leurs tentations con­tradictoires ou réunies. La lecture du « Petit Matin » fait songer à des thèmes de La Varende écrits par Colette : « Claudine » et « Le Centaure de Dieu »... le foi­sonnement descriptif, l'accéléra­tion haletante du style s'accordent mal ; le roman de la cavalière devait-il nécessairement prendre ce rythme de galop, cette dureté constamment affectée, ce cynisme douloureux mais enfantin ? Il y a l'âge de Nina, bien sûr. Mais on souhaite parfois les repos d'une faiblesse rêveuse, celle qu'évoque (si l'on me permet le rapprochement !) la dernière strophe d'une chanson de Sylvie Vartan... 217:134 #### Monique A. Piettre : Au commencement était le mythe (Desclée de Brouwer) On connaît au moins l'existence des travaux qui se sont donné pour but de rechercher les for­mes analogues et les origines communes de légendes présentes en des pays très divers, telles que « La Belle au Bois Dormant », « Le Petit Chaperon Rouge », « Le fil d'Ariane » et tant d'au­tres. Certains ont voulu en faire des arguments anti-religieux ; mais leurs explications revêtent une variété qui témoigne de leur incertitude. Ce petit livre, sous une forme agréable et dépourvue de tout pédantisme (qualité digne d'éloges chez un spécialiste !) montre de la prudence et une louable réserve. On se sentira peut-être un peu gêné de voir les épisodes de la Bible placés sur le même plan que le Petit Chaperon Rouge ; mais l'auteur de­vait faire état de cette loi commune à tous les chercheurs cu­rieux de ce genre d'exégèse : rapprochements souvent si gratuits qu'ils font sourire. Du moins le spectacle des interprétations successives données aux mythes antiques et folkloriques nous per­met de nous « sécuriser » comme disent amèrement les vicaires progressistes. Tant d'interpréta­tions péremptoirement assénées, et contradictoires, depuis Anatole France ou le « Rameau d'or » de Fraser nous permettent un scep­ticisme assez salubre. Personnel­lement, que de fois à propos des « manuscrits de la Mer Morte » me suis-je surpris à penser irré­vérencieusement, : « Et si c'était du Glozel, en tout ou en partie ? Et si Glozel avait été authen­tique ? Des esprits malins ont suggéré que dans ce cas, ç'aurait été bien gênant pour les doctrines officielles... » Pour les Mythes évoqués ici, on a l'esprit encore plus libre, et au moins l'ouvrage ne nous dégoûtera pas de relire « Peau-d'Ane » si les prix lit­téraires nous déçoivent... 218:134 #### Fernand Longueville : Jeanne d'Arc et Arc-en-Barrois (chez l'auteur, à Arc-en-Barrois - 52) Félicitons le curé d'Arc-en-Barrois, le chanoine Longueville, de consacrer les rares loisirs que lui laisse son ministère à rechercher tout ce qui de près ou de loin a trait aux origines de la Sainte de la Patrie. Si, comme on l'admet, le père de Jeanne d'Arc était natif de Montier-en-Der, alors possession des seigneurs d'Arc-en-Barrois, on comprend l'intérêt que cet auteur prend à un pareil sujet. D'Arc à Montier-en-Der et à Lermaize (où Jacques d'Arc, père de Jeanne, avait des parents), de là à Vouthon (pays natal d'isabelle Romée, mère de Jeanne) et de Vouthon à Greux-Domremy (pays natal de l'héroïne) les distances ne sont pas telles que, même en ce temps-là, on ne pût facilement les franchir. Dans une précédente brochure, le chanoine Longueville avait montré qu'en les franchissant, Jacques d'Arc avait changé de résidence mais non point de seigneurs. Il montre en ce nouvel ouvrage les liens de famille et d'intérêt qui rattachaient ceux-ci à d'autres seigneurs et qui pourraient expliquer les sympathies ou les antipathies que devait rencontrer Jeanne en sa courte carrière, car ces liens se complétaient de relations plus ou moins étroites soit avec Bourgogne, soit avec Bar et Lorraine ou Orléans. Nous ne suivrons pas l'auteur dans toutes les déductions qu'il suggère. Mais cet excellent travail d'archiviste contient d'intéressantes précisions généalogiques et -- comme le chanoine Longueville l'écrit lui-même avec modestie -- signale quelques pistes de nature « à retenir l'attention des vrais historiens ». Car il y a de faux historiens acharnés à déformer la véritable figure de Jeanne d'Arc, et l'un d'eux vient encore de donner de la voix. C'est pourquoi tout ce qui a préparé ici-bas l'avènement de la Sainte de la Patrie mérite la plus attentive considération. J. Thérol. 219:134 ## DOCUMENTS ### Le Congrès de Lausanne vu et vécu par Marcel Clément Marcel Clément a fait à Lausanne une magistrale communication que l'on trouvera dans les « Actes » du Congrès (à paraître au Club du Livre civique) ou dans le numéro 500 de « L'Homme nouveau ». Dans ce même numéro, Marcel Clément a décrit et raconté en ces termes le Congrès : Chaque année, au printemps, le Congrès de « *l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien *» se réunit, trois jours durant, au Palais de Beaulieu, à Lausanne. Chaque année, il constitue pour ceux qui le suivent un événement marquant. Chaque année, il marque au moins par le nombre des congressistes un progrès sur l'année précédente. Pourtant, le congrès qui s'est tenu les 5-6-7 avril 1969 a marqué un véritable tournant. Et l'on peut, très sérieusement, se demander comment « l'office » aurait résolu les problèmes posés si les difficultés de l'expédition d'argent en Suisse pour les frais d'inscription, de repas, et de réservation d'hôtel n'avaient constitué un frein quasi providentiel. 220:134 Car c'est plus de 3 000 congressistes venant en bonne partie de France, mais aussi de vingt et un autres pays qui, cette fois, se sont retrouvés, et parmi lesquels 1400 jeunes de moins de vingt ans. La grande salle de conférence ne contenant que 2 200 personnes, il avait fallu équiper une seconde salle, avec circuit intérieur de télévision sur écran de cinéma pour pouvoir avec calme et grâce à une organisation discrète, et d'ailleurs impeccable, permettre à cette foule, joyeuse et laborieuse, de participer avec une gentillesse et une assiduité rares à toutes les activités du Congrès. Pour donner une image authentique de ces activités, il faut indiquer, comme Jean Ousset l'a fait lui-même dès l'ouverture des assises, qu'elles se répartissent selon trois grandes lignes directrices : 1° *Les exercices religieux. --* Il va sans dire qu'ils suivent fidèlement la liturgie du temps, que l'équipe sacerdotale chargée de les organiser et de les célébrer répond magnifiquement à l'appétit de prière et d'adoration que les congressistes ont manifesté d'un bout à l'autre des assises. L'immense chapelle, assez grande, elle, pour recevoir tous les participants a été, tout au long du congrès le point jaillissant du travail intérieur qui s'est opéré dans l'âme de chacun. Il n'est pas indiscret de le dire ici : le congrès de Lausanne constitue, de par le rayonnement surnaturel de la communauté priante et fervente qu'il rassemble, une sorte de « structure de fait » d'apostolat : les miracles d'âmes, chaque année, viennent y attester la bénédiction divine, non moins que la joie et l'amitié fraternelle qui spontanément unissent les participants. 2° *Les conférences magistrales. --* Elles portaient, cette année, sur le thème d'actualité « culture et révolution ». J'en dirai, plus loin, les idées essentielles. Mais il faut ici souligner la grande variété d'origine en même temps que la compétence et l'expérience de tous ceux qui successivement prirent la parole, soit comme présidents de séances, soit comme conférenciers. Parmi les premiers, un Australien, M. Mac Donall ; un Suisse, Raoul Pignat ; un Portugais, le Dr Antonio da Cruz Rodriguès ; un Canadien Français, Albert Angers ; un Hollandais, P. deu Ottolander deux Français, Jean Madiran et Luc Baresta. 221:134 Parmi les seconds -- les conférenciers -- un Argentin, Carlos Sacheri ; un Belge, André Petitjean, et, parmi les Français, François Saint-Pierre et Étienne Malnoux, dont la haute compétence ne peut faire oublier les qualités d'hommes d'action. Enfin Gustave Thibon, Raoul Follereau et Jean Ousset (... et le signataire de ces lignes) dont le Délégué Général de l'Office, Amédée d'Andigné, sut parler avec la délicatesse et l'autorité souriante qui sont siennes. 3° *Les* « *Forums - stands - points de rencontres *» constituent enfin une troisième ligne des activités du congrès. Ici, il faut insister. Avec force, Jean Ousset, dès l'ouverture du congrès a souligné que celui-ci ne constituait « *ni une manifestation touristique et folklorique, ni la démonstration d'un groupe de choc en mal de publicité *»*.* Ce fut, tout au contraire, un congrès de prière, de réflexion, de travail, « le congrès d'une méthode ». Cette méthode tend essentiellement à ce que chaque groupe, chaque personne trouve dans « l'Office » ce qui lui est nécessaire pour accomplir son devoir l'état. Si je me permettais d'introduire une réflexion en hors-texte dans ce compte rendu, je dirai que c'est cela qui en constitue la grande originalité. Je n'ai pas vu, à Lausanne, comme on voit souvent, des gens bien intentionnés faire de l'amateurisme social, ou philosophique, voire théologique dans des groupes de discussions où chacun parle de choses qu'il ne connaît pas, avec son bon cœur ou la logique théorique... Non. A Lausanne, j'ai vu ce spectacle étonnant d'une foule de 3000 personnes, se répartissant dans les temps libres entre une quarantaine de stands et allant étudier, se renseigner sur ce qui concernait leur action, discrète et concrète, pour agir de façon éclairée et expérimentée dans leur propre état de vie et pour coopérer à la solution de problèmes les concernant RÉELLEMENT. 222:134 Il n'est pas exagéré de dire que les stands offraient un éventail extraordinairement complet : action familiale -- lectures de jeunes -- lycées et collèges, organisations d'étu­diants, enseignement libre, enseignement public, étudiants et problèmes universitaires, étudiants et action politique, logement et épargne, artisans et commerçants, cadres d'en­treprises et syndicalisme cadre, dirigeants de la vie éco­nomique -- syndicalisme explicitement chrétien -- syndi­calisme implicitement chrétien, vie rurale, habitat et civi­lisation... sans compter, bien sûr, les stands de l'Office lui-même où les méthodes, les publications, les réalisations possibles étaient expliquées avec précision et réalisme. Dans les heures libres, il était remarquable de voir les congressistes se répartir chacun selon son souci, dans les divers stands et points de rencontre, ou participer aux nombreux forums animés par Jean Beaucoudray, Jean-Claude Vanec, Michel Creuzet, Michel de Penfentenyo, François Gousseau, Jean de Saint Chamas, d'autres encore. ##### *Une vraie société* Oui : ce fut bien, sous ce rapport, le congrès d'une mé­thode en plein accord avec le principe de subsidiarité, où chacun cherche à perfectionner ce qui dépend de lui, hum­blement, concrètement, avec réalisme... Ce n'est pas, au plan pédagogique, la moindre leçon reçue par les jeunes que cet exemple et ce souci du réalisme et de l'efficacité dans le devoir d'état, en un monde où les hommes répondent si facilement aux questionnaires ou aux sondages sur des questions pour lesquelles ils n'ont ni compétence... ni grâce d'état ! Cette évocation serait incomplète si je ne disais pas l'étonnant spectacle que donnaient les vastes couloirs du Palais de Beaulieu à cause du sympathique mélange des générations qui y dialoguait ! Une vraie société, où les jeunes ne s'isolaient pas parce qu'ils sont jeunes, ou les ouvriers ne s'isolaient pas parce qu'ils sont ouvriers, et où les Espagnols, les Anglais ou les Allemands ne s'isolaient pas parce que différents. Cet équilibre entre les aspects particuliers des points de rencontre et cette remarquable ouverture de chacun à tous à tout moment doit aussi être notée. 223:134 Elle n'empêchait pas, mais au contraire favorisait l'intégration conquérante des 45 % de moins de 25 ans qui, modèles d'attention et de présence dans les séances de travail, ont témoigné d'une rare capacité à lancer des fléchettes et des avions en papier dans la grande salle de conférence quand les orateurs tardaient à arriver... ou à orner les murs d'aphorismes aussi patiemment aiguisés que « Nanterrons pas les étudiants », « Retirez les C.A.L. pour laisser avancer les lycées », « Qui veut la Fac veut les doyens » et encore : « Gondolez-vous, mais ne vous laissez pas mener en bateau... » Cette jeunesse, ce sérieux, cet humour, cette piété, ce réalisme... Quel bain de santé. Quel bain de beauté aussi, que ce congrès, dont toutes les salles, tous les carrefours étaient animés des œuvres du grand artiste belge qui est Camille Colruyt. Sculpteur et orfèvre, il a, pour sa part, contribué par les nombreuses et belles œuvres exposées, à montrer ce qu'est la culture lorsqu'elle sait demeurer dans l'éternel tout en s'inspirant de l'inclination de l'époque. Ici, la discrétion et le dépouil­lement dans la puissance et la finesse n'ont rien d'artificiel, car ils reflètent l'âme. Dommage que je ne sois pas critique d'art... mais l'hommage d'un béotien a aussi son prix pour un artiste vrai, je veux dire qui n'a pas coupé l'art du réel ni détaché l'artiste de l'homme, de l'homme chrétien. ##### *De Madiran à Follereau* Mais il me faut en venir à donner un compte rendu au moins cursif des grandes idées qui ont été développés au cours de ces journées. Elles ont été fidèles au thème à traiter : Culture et Révolution. 224:134 Ce thème, en fait, était relativement plus précis et limi­té que ceux des années antérieures et l'on aurait pu craindre que certaines conférences n'en viennent à se recouper. Il n'en fut rien, avant tout en raison de la diversité de per­sonnalités des orateurs et aussi de l'effort, fait par chacun, pour traiter aussi fidèlement que possible le sujet annoncé. Présidant la séance d'ouverture du congrès, Jean Madi­ran avait brièvement analysé la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. C'est essentiellement l'éloi­gnement de Dieu qui est à l'origine profonde des maux tragiques de notre temps et c'est un énorme travail que celui de déblayer toutes les ruines qu'a accumulées et qu'accumule une société qui se veut autosuffisante et auto­rédemptrice. Et Jean Madiran de citer Saint Pie X : « *On a tenté de traiter les affaires du monde en dehors du Christ ; on a commencé à bâtir en rejetant la pierre angulaire. Saint Pierre le reprochait à ceux qui crucifièrent Jésus. Et voici qu'une seconde fois, la masse de l'édifice s'écroule en bri­sant la tête des constructeurs. *» (Encyclique *Jucunda sane*, 2 mars 1904). Ceux des auditeurs qui auraient jugé les derniers mots de cette citation pessimistes en ont eu un commentaire flamboyant dans les paroles que Raoul Follereau prononça dans les dernières heures du congrès. Celui qu'on a pu légitimement nommer l'apôtre de la charité a dressé en effet le bilan du XX^e^ siècle : « Un homme sur trois ne mange pas à sa faim. Sur les deux tiers de l'hu­manité qui ont faim, 60 %, ont moins de vingt ans. Il y a aujourd'hui dans le monde 800 millions d'êtres humains qui jamais n'ont vu un médecin. Un milliard 200 millions d'hommes ne savent ni lire ni écrire. Mais, depuis le début du XX^e^ siècle jusqu'à ce jour SOIXANTE-DIX GUERRES ont semé la souffrance pour rien. » « Et pourquoi cela », demande Follereau ? Sa réponse est un écho à l'affirmation de saint Pie X : « Parce que « Dieu est mort... » Parce que l'on a voulu bâtir une civilisation pour un homme qui croit qu'il n'y a rien avant lui et rien après lui... Parce qu'il n'y a pas de maître plus tyrannique que l'argent... » 225:134 Entre ces deux affirmations symétriques de Madiran et de Follereau les orateurs successifs contribuèrent tous à marquer les liens qui font que la culture, par sa nature même, ne peut éviter d'être assumée dans une vision natu­relle et chrétienne du monde, faute de quoi elle devient, de fait et parfois intentionnellement, un instrument de sub­version intellectuelle, sociale, morale et finalement reli­gieuse. Puis Marcel Clément résume rapidement les conférences qui ont été prononcées : on en trouvera le texte intégral dans les « Actes du Congrès de Lausanne 1969 » ([^138]). Et il conclut : Qu'au moins je dise en terminant que les accents, péda­gogiques, percutants de Jean Ousset, ont apporté au Con­grès de Lausanne une conclusion digne de son ampleur et de sa densité. Jean Ousset a souligné l'importance de l'action de chacun, personnes et groupements, action fon­dée sur un sens également averti et délié de l'ordre humain et de la contingence historique : « Nous n'avons pas à rechercher un type idéal de société, ni à nous livrer à une contestation permanente de ce qui existe, mais bien plutôt à mettre en œuvre notre action quotidienne avec toute la souplesse que requièrent les circonstances et en référence aux principes stables et certains qui commandent toute notre vie. » 226:134 Cependant que l'assistance, debout, chantait, d'un seul cœur et d'une seule âme le « Credo » maintenant tradi­tionnel de la fin des congrès de Lausanne, je regardais Jean Ousset, ne pouvant m'empêcher de songer que, par­mi les sept cents et quelques personnes qui, nous a-t-on dit, ont permis ce congrès par leur collaboration, il est celui qui, depuis sa jeunesse et malgré toutes les croix, a porté dans son désir spirituel et a su réaliser dans les faits, et Dieu aidant, cette extraordinaire structure d'apostolat où quelque quarante organisations peuvent, en toute liberté, travailler dans l'humilité et la patience comme le recom­mande le Concile, « *à pénétrer d'esprit chrétien la menta­lité et les mœurs, les lois et les structures de la commu­nauté *» (Apostolat des laïcs n° 13). Oui, je regardais Jean Ousset, un peu bourru et jamais bien content. Je regardais l'allégresse de cette foule se dis­persant après le Credo, je regardais les derniers avions de papier voltigeant dans la grande salle, et je songeais que notre époque, plus qu'une autre, devrait mesurer plus sou­vent les hommes selon la mesure que le Christ lui-même nous a donnée : à leurs fruits. ============== fin du numéro 134. [^1]:  -- (1). Voir les textes, les faits, les dates dans notre brochure -- *Le catéchisme sans commentaires.* [^2]:  -- (1). Cf. notre brochure *Le nouveau catéchisme*, pages 18 à 20. [^3]:  -- (1). Ce communiqué du cardinal Renard porte également la signature des évêques auxiliaires de Lyon : Ancel, Matagrin et Rousset. [^4]:  -- (1). C'est l'édition actuellement en vente à nos bureaux (3 F franco l'exemplaire). Les pages 1 à 55 sont identiques aux pages ! à 55 des éditions précédentes. Il s'y ajoute une préface nouvelle, paginée de I à XVII. [^5]:  -- (1). Cf. la page 8 de la brochure : Le *nouveau catéchisme.* Voir aussi, passim dans cette même brochure, la référence fréquente au fait que ce catéchisme s'adresse « aux enfants de 9 à il ans ». [^6]:  -- (2). Cf. son article dans *Le Monde* du 20 février 1968. [^7]:  -- (1). *Cent quatre-vingts* exemplaires distribués au Vatican font un nombre *suffisant* pour l'information des organismes du gouvernement central de l'Église. C'est pourquoi nous sommes bien placés pour savoir, quant à nous, qu'en ce qui concerne les falsifications du nouveau catéchisme français, Rome en est informée depuis la fin du mois de février 1968 : depuis plus de quinze mois. [^8]:  -- (1). Sur cette affirmation de Mgr Ferrand (qui était alors le pré­sident de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux, et avait signé le « Liminaire » en cette qualité), cf. notre brochure : *Le nouveau catéchisme*, 3^e^ édition, pages XIV et XV de la nouvelle préface. [^9]:  -- (1). Centre de Hautes Études Administratives sur l'Afrique et l'Asie modernes, 13, rue du Four, Paris VI^e^. [^10]:  -- (1). *Palabras del comandante Fidel Castro a los intelectuales*. Juin 961. [^11]:  -- (1). Janvier 1968. [^12]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro de mai 1969 : « La nouvelle culture ». [^13]:  -- (2). La fréquence de ces exhibitions inspira à un chansonnier montmartrois un plaisant monologue où il assurait que les animateurs des Maisons de la Culture en mal de s'assurer un public assidu ont inventé l'abonnement à trois spectacles dont le dernier propose « la conférence du Père Dugommier sur la ménopause des femmes bantoues ». [^14]:  -- (3). Marcel DE CORTE : « L'intelligence en péril », dans *Itinéraires*, numéro 1,22 d'avril 1968. [^15]:  -- (4). La revue *les Parents,* dans son n° 1, aborde sans ambages la question sous couleur d'article scientifique sur la puberté du garçon. [^16]:  -- (5). Cf. la série des films « Helga ». [^17]:  -- (6). C'est peut-être dans cette optique que peut se situer la « Gospel Night » de Saint-Germain des Près (13 février 1969) : la soi-disant réhabilitation du sexe entraîne à sa suite une espèce de glorification du corps humain qui s'accompagne de la destruction des tabous de la modestie (tenue ou vêtement). Ceci assaisonné de prétextes « culturels » donne ce nouveau style de para-liturgies. -- Cf. Michel DEMANGE : « Le diable et le totem », dans *Itinéraires*, numéro 132 d'avril 1969. [^18]:  -- (7). Mutant paraît préférable à « nouveau », adjectif moins dynamique. Il vaut mieux d'autre part laisser à l'expression « hom­me nouveau » son sens chrétien. [^19]:  -- (8). Ainsi Don Juan de Molière traité en intellectuel de gauche. [^20]:  -- (9). Le Vietnam offre un de ces sujets de choix. [^21]:  -- (10). De nombreux artifices scéniques sont adaptés à cette inten­tion : suppression du recul « objectivant » de la scène à l'italienne, « plateau » au milieu du public, facilitant la participation directe du public à l'action dramatique, etc. [^22]:  -- (11). Commentaire extrait d'un « programme » de la Maison de la Culture de Caen. [^23]:  -- (12). Cf. *Itinéraires*, numéro 130 de février 1969 : « La Révolution à l'École ». [^24]:  -- (13). La ponctuation et l'emploi des capitales ont été scrupuleusement respectés. [^25]:  -- (14). Samuel Beckett l'un des représentants les plus significatifs du théâtre « intimiste ». [^26]:  -- (15). Reportage de R. GOSSET : *Le Méridional -- la France,* février 1967. [^27]:  -- (16). « Réflexions pour 1985 ». [^28]:  -- (17). Rapport sur l'animation pour le ministère de l'Agriculture, 1964. [^29]:  -- (18). Il est à remarquer que l'emploi du mot « groupe » désignant une entité sociale date du XIII^e^ siècle. [^30]:  -- (19). *La dynamique des groupes -- *Jean Maisonneuve -- Coll. Que sais-je ? P.U.F. [^31]:  -- (20). Ou de la conscience collective -- cf. M. BRÉSARD) : « Le mythe de la conscience collective », dans *Itinéraires*, n° 68 de décembre 1962. [^32]:  -- (21). Entendu dans un « meeting C.A.L. » le 1^er^ mars 1969. [^33]:  -- (1). E. TERNIER, *Mgr Freppel,* t. II, ch. V, p. 165, avec beaucoup d'autres textes dans le même sens. [^34]:  -- (2). Le Cardinal Baudrillart a justement insisté sur la part due à l'enseignement supérieur catholique dans « l'admirable et fécond renouveau intellectuel » qui suivit les années 1880-1900. (*Les Universités Catholiques de France et de l'Étranger*. -- Paris, 1909). [^35]:  -- (3). Lettre au XXII^e^ Congrès de *Pax romana*. Cité par Mgr Riobé, recteur de l'Université Catholique d'Angers. « La Mission des Universités Catholiques, à la lumière des enseignements de Pie XII », Bull. des Fac. Cath. de l'Ouest, 1959, n° 1. [^36]:  -- (4). Cf. Cardinal BAUDRILLART, *op. cit.* [^37]:  -- (5). Le futur archevêque de Toulouse et Cardinal. [^38]:  -- (6). *Rev. Fac. Cath. de l'O.,* 1900-01, p. 263. [^39]:  -- (7). Conférence faite au Palais universitaire. A. Gavouyère relevait, sur les 80 propositions d'erreurs cataloguées par le Syllabus, 45 de ces erreurs, lourdes de néfastes conséquences « qui ont reçu dans les Constitutions successives et les lois de notre pays leur application pratique ». [^40]:  -- (8). « Parole précise comme sa pensée, argumentation rapide, loyale et courtoise... Hauteur d'âme, droiture, bonté souriante, amitié ouverte... L'un des premiers par le talent, l'un des meilleurs par les qualités de l'intelligence et du cœur. » (Éloge de Charles Perrin par le Bâtonnier Louis Gain.) -- Charles Perrin mourut en 1903, en plein combat, épuisé par les efforts que lui avaient demandés les débats pleins de fièvre que la persécution religieuse avait ouverts devant les tribunaux. [^41]:  -- (9). Charles Perrin était venu à Angers du Barreau de Langres, où son père était avocat. [^42]:  -- (10). Originaire de Plougrescant (Côtes-du-Nord), Henri était procureur au tribunal de Bressuire quand il vint à l'Université. [^43]:  -- (11). De ces enfants, l'un des fils entra dans la Compagnie de Jésus, une fille chez les Filles de la Charité. [^44]:  -- (12). Le siège dura deux mois : 3.000 chrétiens furent sauvés. Cf. René Bazin : *L'enseigne de vaisseau Paul Henry,* Mame, 1901, et art. dans la *Revue Universelle* du 1^er^ mars 1925. \[manque l'appel de note -- 2002\] [^45]:  -- (13). Un fils du Professeur de La Bigne devait plus tard occuper lui aussi une chaire à la Faculté de Droit d'Angers. Docteur ès-lettres et ès-sciences politiques, cet autre Marcel de La Bigne de Villeneuve avait été professeur à l'École de Droit du Caire avant de venir à Angers, où il enseigna, comme son père, le Droit constitutionnel. Mort en 1959, il a laissé un *Traité général de l'État.* Ouvrage magistral (3 vol., Librairie Sirey, 1929-31-54), riche synthèse du. Droit Politique, basé sur l'ordre naturel et sur les expériences de l'Histoire ; étude perspicace de l'évolution des États modernes. C'est à ce Traité qu'il faut recourir aujourd'hui pour déterminer juridiquement l'équilibre nécessaire entre l'autorité de l'État, les libertés naturelles et les corps intermédiaires, au service du Bien commun. [^46]:  -- (14). Mgr Alexis GROSNIER**,** *Rev. des Fac. Cath. de l'O.,* 1891, p. 99. [^47]:  -- (15). Cte J. Du PLESSIX DE GRENÉDAN : *Éloge funèbre de M. Ernest Jac, doyen honoraire de la Faculté de Droit de l'Université Catholique de l'Ouest* (*1859-1932*). -- Angers, impr. Siraudeau, 1932. [^48]:  -- (16). *Ibid.* [^49]:  -- (17). Me Choppart. [^50]:  -- (18). Pour le Doctorat. [^51]:  -- (19). *Bonaparte et le Code Civil,* Angers, 1897. [^52]:  -- (20). 1897. [^53]:  -- (21). 1911. [^54]:  -- (22). Dans la collection : Les Saints. -- Paris, Lecoffre, 1902. [^55]:  -- (23). Paris, 1905. [^56]:  -- (24). Ernest Jac fut doyen de la Faculté de Droit de 1909 à 1919. En 1905, il fut appelé par le Conseil général du département de Maine-et-Loire à un poste qu'il inaugura et dans lequel il rendit les plus grands services, celui de secrétaire permanent et conseiller juridique de cette Assemblée. Chevalier de la Légion d'honneur et chevalier de Saint Grégoire-le-Grand, il mourut en 1932. [^57]:  -- (25). Ernest Jac était officier de réserve d'artillerie. il appartenait au 33^e^ Régiment d'artillerie, où son fils Charles devait servir à son tour et mourir pour la France, en 1915. Un autre de ses fils, Yves, à peine sorti de Saint-Cyr, était tombé au champ d'honneur le 10 août 1914. [^58]:  -- (26). En 1889, après une thèse de doctorat sur le Prêt à intérêt, qui avait mérité l'éloge spécial du jury. [^59]:  -- (27). De 1890 à 1938. Paul Baugas mourut en 1949. Il avait été le fondateur et premier directeur de l'École supérieure des Sciences commerciales, en 1909. [^60]:  -- (28). 1895. [^61]:  -- (29). Cette thèse avait eu la mention très bien. [^62]:  -- (30). M. Sabatier, qui a laissé un nom non seulement parmi les avocats aux Conseils, mais aussi comme essayiste et historien. [^63]:  -- (31). En 1920. -- Charles François Saint-Maur appartenait à la Loire-Inférieure (aujourd'hui Loire-Atlantique) par sa mère, née Le Cour Grandmaison. Il était maire d'une commune de ce département, La Boissière-du-Doré, et il représentait le canton de Vallet au Conseil d'arrondissement, assemblée aujourd'hui disparue. [^64]:  -- (32). Auteur du *Livre des Orateurs*, publié en 1838, sous le pseudonyme de Timon. [^65]:  -- (33). Nous nous séparons ici de ce qu'a avancé M. Jean-Patrice Gaultier dans la brillante étude qu'il a consacrée à Charles François Saint-Maur, dans la revue *Pour la Vie* (sept. 1958, *Un législateur familial*). [^66]:  -- (34). Nous l'entendons encore nous dire, à propos d'un auteur taxé de libéralisme : « Au moins, à notre époque, est-ce un joli défaut ! » C'était par réaction contre le socialisme dont il avait horreur, sous toutes ses formes, y compris le socialisme abusivement qualifié de chrétien. [^67]:  -- (35). Telle était aussi la conclusion des études de son beau-frère Charles Le Cour Grandmaison, qui fut député puis sénateur de la Loire-Inférieure, celui auquel Millerand disait, à propos de la proposition dont ce monarchiste catholique et social était l'auteur, relative aux *Conseils de conciliation et d'arbitrage *: « Ce sont là les idées de l'avenir. » [^68]:  -- (36). Loi du 11 mars 1932. [^69]:  -- (37). Idée d'avenir, reprise aujourd'hui par un groupe d'économistes dont les travaux serrent de très près les réalités sociales. Cf. Pierre VINOT : *Expansion et monnaie saine* (Nouvelles Éditions Latines, 1960), et les autres ouvrages du même auteur (Bibliothèque de l'École réaliste). [^70]:  -- (38). Ce fut un très beau discours. Citons ce passage : « Il y a un capitalisme que nous condamnons comme vous. C'est le capitalisme anonyme, parasitaire, spéculatif, pour qui le bilan, et le bilan seul, est à considérer, et pour qui le poste *travail* n'est qu'un chiffre. Alors que, derrière ce poste *travail*, il y a des hommes qui peinent, qui luttent et qui cherchent également à faire vivre leur famille avec des salaires chichement distribués. (...) Le capitalisme vivant sous la forme d'une oligarchie quasi irresponsable, c'est là une forme économique inhumaine ; j'entends par là qu'elle ne tient pas suffisamment compte de l'homme. Mais il est un autre capitalisme. Le premier capitalisme, c'est la *firme*. L'autre porte un bon vieux nom français -- « *le patron... *» On reconnaît bien ici les idées de Le Play. [^71]:  -- (39). Jean-Patrice GAULTIER, *loc. cit.* [^72]:  -- (40). Citons le recteur Henri Pasquier, Mgr Legendre, le chanoine Dionneau, doyen des Sciences, les abbés Dedouvre (historien du Père Joseph, l'*Éminence grise*), Bourgoin (*Les rapports de l'Église et de l'État au XIX^e^ siècle*)*,* Crosnier, Hy, l'un des premiers botanistes de son temps, le célèbre professeur de zoologie Fauvel, le physicien Couette, l'abbé mathématicien Lainé, le chanoine Diès qu'on disait le plus fort platonicien du siècle, etc. [^73]:  -- (41). Lettre du 21 mars 1901. [^74]:  -- (42). Lettre de M. Orion, étudiant à la Faculté de Droit en 1936-39, maire de Nantes, député de Loire-Atlantique. [^75]:  -- (43). M. le Professeur H. Le Pot, titulaire de la chaire du Droit romain. [^76]:  -- (44). Mgr J. PASQUIER, *loc. cit.* [^77]:  -- (45). Professeur de l'Université officielle, l'auteur de la lettre où nous puisons ces renseignements et à laquelle nous ferons d'autres emprunts a voulu garder l'anonymat. [^78]:  -- (46). Lettre de M. Jean du Plessis de Grenédan. \[manque l'appel de note -- 2002\] [^79]:  -- (47). Il en fut ainsi du cours de Droit commercial, qui lui fut confié en 1931, en échange de l'Histoire du Droit qui fut attribuée à son nouveau collègue M. Bellugou. On voit aussi son nom figurer dans les annuaires pour un cours de Doctorat : Théorie générale de l'État, de 1910 à 1914 et de 1920 à 1923. [^80]:  -- (48). Né en 1851, mort en 1930. [^81]:  -- (49). C'est bien à cette élite de jeunes propriétaires fonciers que s'adressait en premier lieu l'appel du P. Vétillart. Mais il sut aussi attirer à l'École des jeunes gens appartenant à d'autres milieux, futurs exploitants agricoles ou se préparant aux carrières d'experts fonciers, de conseillers techniques, de cadres moyens ou supérieurs pour les organisations syndicales nées des industries rurales connexes. [^82]:  -- (50). Cf. « Historique », dans la brochure : *École supérieure d'Agriculture et de Viticulture,* Angers, 1898-1948. [^83]:  -- (51). En 1948, lors du Cinquantenaire de l'École, P. Lavallée fut fait Officier de la Légion d'Honneur, et ce fut le comte du Plessis de Grenédan, devenu le Père Joachim, qui lui donna l'accolade. [^84]:  -- (52). *Géographie agricole de la France et du monde*, avec 118 cartes et figures, Paris 1905. [^85]:  -- (53). Appréciation de M. l'abbé Billaud, docteur ès-lettres (lettre du 10 janvier 1952). [^86]:  -- (54). Ce cours fournit la matière d'un *Manuel pratique des ins­titutions sociales agricoles publiques et privées*, par le Cte G. du Plessis de Grenédan et le Cte de Laubier, avec une préface du Cte Albert de Mun. Paris. 1913. [^87]:  -- (55). Mémoire présenté à l'Académie française, pour la famille PENNETIER, de Saint-Cyr-en-Retz (Loire-Inférieure), à la suite duquel un prix de 4.000 fr. fut attribué à cette famille (1941). [^88]:  -- (56). L'achat des animaux. [^89]:  -- (57). Exemple de ce « patronage », cher à Frédéric Le Play, que pratiquaient plus souvent qu'on ne le laisse entendre les propriétaires fonciers, en un temps de bourgeoisie qu'on prétend avoir été tout entière fermée au sens social. [^90]:  -- (58). « A mes très chers amis, les quatre métayers et fermiers de la *Nobletterie* et de la *Bidaillère*, en Saint-Cyr, à leurs vingt et un enfants, je dédie ce petit livre en témoignage de mon affection et de mon estime... » [^91]:  -- (59). Séance du 1^er^ décembre 1943. [^92]:  -- (60). La barbe fut supprimée au cours de la guerre de 1914. Seules, les moustaches furent conservées, légèrement taillées, jusqu'à l'entrée à la Trappe de Bellefontaine. [^93]:  -- (61). Capucins, Oblats de Marie Immaculée. [^94]:  -- (62). Loi du. 9 décembre 1905 ; Décret du 29 décembre. [^95]:  -- (63). Cette procession a toujours lieu et est restée populaire. Le parcours en a été abrégé. Il manque aujourd'hui les grandes déco­rations, tentures, tapisseries ou humbles parures qui ornaient alors presque toutes les maisons sur le passage du Saint Sacrement. [^96]:  -- (1). Ces fondations furent suivies de beaucoup d'autres : *École normale sociale de l'Ouest, École supérieure agricole et ménagère, École technique supérieure de chimie, École électronique...* [^97]:  -- (2). 3, rue Rabelais. [^98]:  -- (3). Citons notamment : Mgr Grente, évêque du Mans, futur aca­démicien et cardinal ; le R.P. Gillet, futur supérieur général de l'Ordre des Frères Prêcheurs ; le R.P. Léonce (le Grandmaison, S.J. ; Henry Bordeaux, Louis Bertrand, Maurice Donnay, Louis Madelin, Mme Dussane, André Beannier, Émile Baumann, Louis Lefebvre, etc. [^99]:  -- (4). *Revue des Facultés Catholiques de l'Ouest*. 1909. [^100]:  -- (5). *Le* « *Bluff *» *anglo-saxon ; La France vue par quatre Anglais. ib.* 1909 -- *Souvenir d'Angleterre*. 1913. [^101]:  -- (6). D'après le souvenir d'un auditeur, du Plessis aurait consacré à Voltaire toute une série de leçons. [^102]:  -- (7). D'après la correspondance de du Plessis. Passim. [^103]:  -- (8). *Revue des Fac. Cath. de l'Ouest*, 1902. [^104]:  -- (9). Du Plessis cite l'admirable lettre de Lacordaire à Montalembert hésitant à le suivre dans cette séparation d'avec le Maître ten­drement aimé -- « ...Sais-tu si de ce libéralisme, qui te plait tant, ne doit pas sortir le plus épouvantable esclavage (...) ? Sais-tu si la servitude antique ne sera pas rétablie par lui, si tes fils nr gémiront Pas sous le fouet du républicain victorieux ? » [^105]:  -- (10). 27 février 1854. [^106]:  -- (11). Du Plessis vise ici la démocratie politique, que le Pape Léon XIII avait nettement distinguée de la démocratie chrétienne, prise dans le sens d'amour du peuple et de charité sociale. L'Ency­clique *Graves de Communi* avait interdit de les identifier. [^107]:  -- (12). Nous avons assisté au glissement de l'ancien libéralisme ca­tholique vers une démocratie de nom, caractérisée par l'intervention de l'État en tous les domaines, la suppression des corps intermé­diaires et l'acceptation de fait du socialisme d'État. [^108]:  -- (13). Paris 1908. [^109]:  -- (1). Intraduisible... Imaginez ce que certains Bretons pouvaient penser de la Duchesse Anne, « vendue » à la cour de France. [^110]:  -- (1). Compostela -- Campus Stellae (le Champ de l'Étoile). Raison pour laquelle les pèlerins du Moyen-Age appelaient « Voie lactée » l'itinéraire de Saint-Jacques-de-Compostelle. [^111]:  -- (1). Certains voient Dieu lui-même dans ce personnage du film, mais nous ne saisissons pas très bien de quel Dieu, et de quelle religion Ils parlent. [^112]:  -- (1). Curieusement placée par Bunuel aux noces de Cana, alors que Jésus n'avait pas encore commencé sa vie publique, et tronquée de toute sa deuxième partie et conclusion (Chap. XVI^e^, versets 9 à 14 dans l'Évangile selon Saint Luc), si bien que le Christ a l'air de louer la roublardise de l'intendant. [^113]:  -- (1). Évêque hérésiarque espagnol décapité en 385. [^114]:  -- (1). Les anathèmes choisis par Bunuel portent sur les bigames, les végétariens par superstition religieuse, etc. Et il s'est trouvé un critique pour affirmer à propos de cette scène : « on y récite les principaux articles de la foi » ! (sic). [^115]:  -- (1). C'est la position anti-créationniste soutenue par l'existentialisme athée, que Bunuel fait exposer à Terzieff. [^116]:  -- (1). Cf. Jean OUSSET : *L'action*, un volume au Club du Livre civique. [^117]:  -- (1). *Le Figaro* du 18 avril ; *Le journal la croix* du 19 avril. [^118]:  -- (1). « *Selon les renseignements qui m'ont été donnés personnelle­ment, par le cardinal Renard, cent quatre évêques ont voté oui, deux évêques seulement ont voté non, et deux autres blanc. *» (Henri Fes­quet dans *Le Monde* du 14 novembre 1968, p. 7, note 1.) [^119]:  -- (1). Jean, XVIII, 23. [^120]:  -- (1). Deuxième sermon pour la fête de la Conception de la Sainte Vierge, « second point ». [^121]:  -- (1). Dans *L'Homme* nouveau du 20 avril. L'article de Marcel Clé­ment, qui est le meilleur « compte rendu » du Congrès de Lausanne, est reproduit dans les « Documents » du présent numéro. [^122]:  -- (1). Texte emprunté au discours d'une haute personnalité ecclé­siastique, discours sur lequel nous aurons à revenir. [^123]:  -- (1). *Morales sur Job*, liv. VII, sur le chap. VI. [^124]:  -- (2). Luc, XXIV, 45. [^125]:  -- (3). *Ad Honorat*, de utilitate credendi, XVII, 35. -- *Pat. lat*. de M., XLII, chap. LXLI. [^126]:  -- (4). II Cor., III, 6. [^127]:  -- (5). *Pat. lat.* de M., t. XXXIX, chap. MMCCCXXV. (Sermon sur la *lectio divina*, attribué par erreur à saint Augustin.) [^128]:  -- (6). Allocution du 30 septembre 1966, aux abbés de la Confédé­ration bénédictine. [^129]:  -- (7). Les Hébreux reconnaissaient en effet dans l'Écriture, quatre sens superposés : le sens littéral (Pashût), le sens allégorique (Rem­mez), le symbolisme supérieur (Dorasch), le sens anagogique (Sôd). [^130]:  -- (8). Corn. p. 424. [^131]:  -- (9). Cf. Jo, III, 29 ; -- Mt, IX, 15 ; -- Apoc. XIX. [^132]:  -- (10). Gen., II, 25. [^133]:  -- (11). Ex., XIX, 12. [^134]:  -- (1). *Carrefour* du 16 avril 1969. [^135]:  -- (1). Sur l'OBJET MATÉRIEL et l'OBJET FORMEL de la foi, voir notre étude : « La notion d'hérésie », dans *Itinéraires,* numéro 130 de février 1969, spécialement pp. 205-206 et 213-214. [^136]:  -- (2). Cité et commenté dans *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pp. 40 et suiv. [^137]:  -- (1). Remarquons-le au passage : trouver l'union de la théorie et de la pratique dans la « praxis » marxiste, c'est mettre celle-ci à la place de la vertu naturelle et chrétienne de prudence (et c'est inévi­tablement rejeter la primauté naturelle et surnaturelle de la con­templation sur l'action). Tout cela est bien connu. Le P. Cardonnel ne ferait pas mieux s'il avait pour dessein de confirmer toutes nos thèses. Voir CHARLES DE KONINCK, *De la primauté du bien commun*, Montréal 1943, notamment pp. 83-123. Cf. *L'hérésie du XX^e^ siècle*, notamment pp. 66-68. [^138]:  -- (1). A paraître vers le 15 juin au Club du Livre civique (49, rue des Renaudes, Paris 171).