# 135-07-69 1:135 ### Pour nos lecteurs le Catéchisme du Concile de Trente Nous avons déjà annoncé dans nos précédents numéros la parution prochaine du *Commentaire du Credo* par saint Thomas d'Aquin. L'ouvrage paraîtra effectivement vers la fin du présent mois de juillet (Nouvelles Éditions Latines). Voici deux autres parutions prochaines : 1° Le *Catéchisme de la famille chrétienne* par le Père Emmanuel. Parution dans le courant du présent mois de juillet (Atelier Dominique Morin). Voir les détails dans nos « Avis pratiques » et à la fin du numéro. 2° Le *Catéchisme du Concile de Trente,* qui sera notre numéro 136 de septembre-octobre, parution prévue pour le 11 octobre : un numéro de plus de 500 pages. C'est à ce propos que nous voulons donner à nos lecteurs un *avertissement* précis. \*\*\* Tous nos abonnés, bien entendu, recevront ce numéro. Mais, dans la suite des mois et des années, certains d'entre eux auront assurément besoin de *plusieurs* exemplaires du CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE -- pour des membres de leur famille, pour leurs cellules de travail, pour telle ou telle école chrétienne, voire pour des prêtres aujourd'hui démunis de cet ouvrage qui est le principal, l'indispensable livre d'étude et de référence. 2:135 C'est *maintenant* qu'il faut y penser. Maintenant : c'est-à-dire avant le 31 juillet dernier délai. A l'avant-dernière page du présent numéro, vous trouverez un bulletin de souscription : il n'est valable que s'il nous parvient avant le 31 juillet 1969. \*\*\* Selon toutes probabilités, personne d'autre ne fera, dans les prochaines années, une autre réédition, en français, du texte intégral du CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE. Nous-mêmes nous ne pourrons pas la recommencer ni procéder à un autre tirage. Pensez-y. Soyez prévoyants. Soit isolément, soit dans vos cellules et groupes de travail, examinez la question, et décidez de vos commandes avant le 31 juillet 1969. 3:135 ## ÉDITORIAL ### Non licet CE QUE NOUS OPPOSONS au catéchisme falsificateur n'est pas un *non possumus*. Nous lui opposons un *non licet* : personne au monde n'a le droit de faire ce que les évêques français y ont fait. Quand le Pape Pie XI ordonna aux catholiques de quitter l'Action française, ceux-ci répondirent (à bon droit ou non, ce n'est pas ici la question) : -- *Non possumus*. Quitter un mouvement politique n'est pas EN SOI un péché : les catholiques d'Action française ne le prétendirent point. Mais ils estimèrent que DANS LE CAS, en raison des CIRCONSTANCES, c'en eût été un POUR EUX. Ils ne pouvaient donc opposer un *non licet* à l'injonction qui leur était faite, l'acte qui leur était réclamé n'étant pas de soi universellement mauvais. Ils invoquaient l'impossibilité (morale, mais personnelle et circonstancielle) d'obtempérer à l'ordre reçu. Mais voici un exemple différent. Qu'un évêque fornicateur exige qu'une fillette lui soit livrée, celle-ci, et son père, et sa mère ne répondront pas : -- *Non possumus*. Ils ne répondront pas : c'est impossible aujourd'hui et dans ce cas particulier. Ils auront à répondre : -- *Non licet*, ce n'est jamais permis. 4:135 Un *non possumus* provoque un désordre dans l'Église, un désordre apparent ou réel, il soulève une exception de fait en face d'un commandement qui n'est pas intrinsèquement illégitime. Ce désordre peut être un moindre mal quand le *non possumus* est fondé : si fondé soit-il, l'étendue et l'inconvénient du désordre qui en résulte sont eux aussi à prendre en considération. Au contraire un *non licet,* s'il est fondé, n'est pas facteur de désordre, mais d'ordre : *il est l'ordre lui-même, en tant qu'il a besoin d'être proclamé, défendu ou rétabli.* #### I. -- Ce que nous attendons des prêtres Par notre action pour le catéchisme catholique nous ne créons aucun désordre dans l'Église : nous prenons acte de celui qui est créé par des évêques, nous refusons d'y contribuer, au contraire nous y faisons obstacle. Le désordre actuel dans l'Église de France, en matière de catéchisme, n'est pas que l'on n'obéisse plus à l'évêque : il est que l'évêque commande un péché. Et quand l'évêque commande un péché, ne point lui obéir n'augmente nullement le désordre mais bien plutôt le limite. C'est un terrible désordre que les trois connaissances nécessaires au salut ne figurent plus dans le catéchisme administrativement officiel, et que le texte même de l'Évangile y soit falsifié. Mais ce n'est pas en fermant les yeux sur ce désordre généralisé que l'on pourra aider au rétablissement de l'ordre. Inversement : encourager, organiser le maintien, la permanence, la continuité du catéchisme catholique n'est pas une augmentation du désordre, mais une limite qu'on l'impose et un remède qu'on lui prépare. 5:135 Ceux qui augmentent et propagent le désordre, ce sont ceux qui donnent l'exemple ou le conseil de l'obéissance à l'évêque commandant un péché, enseignant un mensonge, installant la falsification de l'Écriture dans les mœurs habituelles du clergé et des catéchistes. Certes, tout le monde n'est point tenu par devoir d'état de s'élever publiquement contre le nouveau catéchisme ou d'envoyer à l'évêque une protestation personnelle à ce sujet : mais personne ne peut consentir d'aider à l'enseignement de la falsification et du mensonge. Il arrivera souvent qu'un curé, qu'une école, qu'un catéchiste auront à maintenir le catéchisme catholique sans proclamation et sans ostentation, dans la fidélité réelle et discrète de chaque jour : mais personne ne saurait affirmer positivement, sans assumer une grave responsabilité dans la diffusion de l'imposture, que le nouveau catéchisme est le vrai catéchisme catholique et qu'il mérite une confiance inconditionnelle. Les temps, les lieux, les circonstances peuvent recommander une certaine discrétion dans le choix des voies et moyens permettant de maintenir dans telle ou telle situation particulière un enseignement vrai : mais personne n'a le droit de consentir son adhésion explicite à un faux catéchisme et à une fausse religion. Ce serait une erreur et une faute d'en réclamer davantage, universellement et indistinctement, de nos prêtres. L'erreur qui nous guette là se donne les apparences de la simplicité et se revêt d'une fausse évidence. Elle consiste à considérer que le catéchisme étant une question religieuse, cette question religieuse est l'affaire des prêtres. Par suite, il ne serait possible, ou permis, de résister au faux catéchisme et de maintenir le catéchisme catholique que dans la mesure où des prêtres prendraient la tête du mouvement, organiseraient la résistance, dirigeraient les opérations. 6:135 Cette erreur est encouragée en secret, chez les laïcs, par quelque paresse spirituelle et une fuite devant leurs responsabilités : on se met à couvert, croit-on, derrière le prêtre, on ne fait que le suivre en se gardant soi-même de toute initiative. Mais on confond en cela deux choses distinctes : la personne du prêtre et l'autorité de l'Église enseignante. Ce qui nous manque aujourd'hui, c'est l'autorité de l'Église *in actu exercito :* par une sorte de collapsus, évidemment provisoire, mais qui se prolonge, et qui se prolongera nous ne savons jusqu'à quand, l'autorité de l'Église enseignante ne répudie pas explicitement un catéchisme de mensonge et une Écriture falsifiée. Ne voilons pas notre malheur, ne rusons pas avec lui, prenons sa mesure exacte : ni un prêtre, ni dix, ni cent ne peuvent *remplacer* l'autorité de l'Église enseignante. Qu'ils se prononcent n'atténue en rien ce malheur et ne compense d'aucune manière l'abstention et l'absence de l'autorité légitime. Bien sûr, l'Église enseignante n'a pas approuvé le catéchisme falsificateur. Le seul catéchisme romain qui ait son approbation, le seul qui existe en tant que tel est le Catéchisme du Concile de Trente : les Conciles suivants, pas plus Vatican II que Vatican 1, ni les Papes n'ont retiré cette approbation ni ordonné la rédaction d'un catéchisme nouveau. Obéir à l'Église enseignante, c'est s'en tenir à la doctrine du Catéchisme du Concile de Trente et à ses adaptations authentiques et légitimes, comme par exemple le Catéchisme de S. Pie X. L'Église enseignante n'a pas défailli dans la foi son collapsus actuel consiste en ce que ses représentants s'abstiennent d'appliquer, voire de ne pas contredire, dans l'ordre du gouvernement pastoral, ses prescriptions doctrinales non révoquées et toujours en vigueur. 7:135 Dans une telle situation, n'allons pas demander à nos prêtres de *se substituer* à l'Église enseignante en prenant pour ainsi dire le commandement spirituel de la résistance catholique. Ce serait les induire en tentation : la tentation de s'ériger en *hiérarchie parallèle,* ce qui n'est jamais permis dans l'Église catholique, quelles que soient les défaillances des hommes qui détiennent pour le moment l'autorité hiérarchique. Les actions concertées contre le nouveau catéchisme, les actions nécessaires pour que continue le catéchisme catholique ne peuvent pas être dirigées par des prêtres. Des voix amies nous parlent d'une « croisade du catéchisme ». C'est une comparaison, ou une métaphore : elle a ceci de vrai que les prêtres *prêchent* les croisades mais ne les *dirigent* pas. Ce point est trop important pour qu'on le traite seulement par métaphore. Poursuivons donc notre examen ; reprenons le fil conducteur. Le drame actuel du catéchisme provient d'une défaillance pratique, et provisoire, de l'Église hiérarchique : elle n'a encore ni canoniquement anathématisé, ni administrativement écarté le faux catéchisme. Il est certainement impossible d'accepter un catéchisme qui n'est plus catholique et qui va jusqu'à falsifier le texte même de l'Écriture. Il est en outre du devoir de chacun, à sa place et sans en sortir, de faire ce qui dépend de lui pour que continue l'enseignement du catéchisme catholique. Mais personne, pas même un prêtre ou un groupe de prêtres, ne peut en se désignant soi-même prendre la place de l'Église hiérarchique. 8:135 C'est un sophisme de prétendre que l'action pour le catéchisme étant du domaine religieux, il est en conséquence nécessaire que des prêtres en aient la direction. Cette soi-disant nécessité est au contraire, dans les circonstances actuelles, une impossibilité. Pour une raison bien claire : aucun prêtre ne peut s'attribuer une autorité religieuse qu'il n'ait reçue. Il ne peut diriger une action religieuse collective, en tant que prêtre, si le pouvoir et la mission de la diriger ne lui ont pas été conférés par l'Ordinaire du lieu ou par le Souverain Pontife. Il ne peut en qualité de prêtre fonder ou diriger un mouvement ou une organisation de fidèles rassemblés à sa voix pour mener une action publique contre l'hérésie : il ne peut passer outre à l'interdiction qui lui en est faite présentement par les représentants de l'Église hiérarchique. Car s'il passait outre, ce qu'il organiserait alors serait fatalement, en droit et en fait, une secte dissidente. Le prêtre ne peut pas cela ; il n'a pas autorité pour cela. Il peut beaucoup d'autres choses : il peut exercer son ministère de prêtre auprès de tous ceux qui lui demandent son assistance spirituelle. Qu'un excellent curé soit chassé de sa paroisse par l'autorité hiérarchique, et remplacé par un mauvais prêtre, hérétique et malhonnête, comme on en a maintenant plus d'un exemple, -- alors le bon prêtre ne peut certainement pas s'établir et se constituer de lui-même curé parallèle ou clandestin de son ancienne paroisse. Mais il pourra éclairer, instruire et réconforter ceux de ses anciens paroissiens qui voudront le conserver comme directeur de conscience : ce sera une action se situant à l'intérieur des relations privées. Il sera toujours *prêtre* et répondra en tant que tel aux demandes de ceux qui auront recours à lui : il ne prétendra pas conserver encore sur eux *l'autorité* propre au curé. 9:135 Il y eut des curés clandestins sous la Révolution française : mais envoyés ou maintenus par l'Église hiérarchique et non pas contre elle. Outre l'exercice de son ministère sacerdotal auprès de ceux qui lui demandent son assistance spirituelle, le prêtre peut aussi s'exprimer en qualité de théologien privé, d'auteur particulier, même publiquement s'il y a lieu, par tous les moyens de communication éventuellement appropriés : brochures, livres, écrits périodiques, conférences, radio, télévision. Quel que soit le procédé technique de diffusion, cela ne change pas la nature de sa contribution : c'est une consultation théologique. Précieuses, voire irremplaçables, seront les consultations théologiques que des prêtres fidèles à leur grâce et à leur mission sacerdotales nous donneront sur le catéchisme. Mais quelle que soit leur valeur, quel que soit leur éclat éventuel et leur retentissement, quelles que soient leur influence et leur efficacité, elles manifestent une action *individuelle,* l'action d'un prêtre n'engageant que lui-même : et non pas celle d'un chef ayant une autorité de commandement sur un groupe social, sur une action collective, sur un mouvement organisé. Car il existe à cet égard une frontière capitale, et qu'aucun prêtre ne peut franchir de lui-même, entre publier une consultation théologique et diriger l'action concertée de ceux qui s'inspirent de cette consultation ou qui s'y rallient. Le prêtre a personnellement, s'il l'a, une autorité morale de conseil, il ne peut avoir *motu proprio* une autorité de décision, nous ne devons pas lui demander d'assumer cette responsabilité-là ; nous n'avons pas à nous en décharger sur lui. \*\*\* 10:135 L'action catholique pour le catéchisme serait-elle donc condamnée à demeurer sporadique, anarchique, sans coordination parce que sans direction ? Non point. Car pour les laïcs, il n'en va pas de même que pour les prêtres. Les autorités temporelles parmi eux, les laïcs *les constituent eux-mêmes, comme ils veulent et comme ils peuvent, en général sous l'empire de la nécessité, de préférence à partir des familles et selon l'ordre naturel.* Dans les circonstances actuelles, l'action catholique qui est possible et nécessaire pour le catéchisme relève du *pouvoir temporel du laïcat chrétien* ([^1])*,* seul en mesure d'en assumer légitimement la direction, et par suite d'en assurer efficacement la coordination. Le possible et l'impossible, dans la situation présente, s'analysent donc en deux séries de considérations : 1° D'une part nous ne pouvons jamais, nous catholiques, avoir d'autres *chefs* religieux que le Pape, les évêques, et les chefs nommés par eux. Quand ceux-ci ou bien s'abstiennent (en ne faisant rien contre la désintégration du catéchisme) ou bien commandent un péché (en imposant un faux catéchisme et un Évangile falsifié), c'est une catastrophe pour tous, il ne s'agit pas de s'en dissimuler l'étendue : mais aucun prêtre ne peut de lui-même les remplacer en tant que *chefs* religieux. 11:135 2° D'autre part, au contraire, les pouvoirs temporels du laïcat chrétien demeurent ce qu'ils sont, en fait et en droit, quelles que soient les défaillances, les manœuvres ou les impostures de divers représentants de l'Église hiérarchique. Nous pouvons avoir des chefs laïcs, cela ne regarde que nous ; rien ne nous empêche, tout nous presse de créer parmi nous, dans la mesure où nous en sommes capables, des autorités temporelles. Elles n'ont bien sûr aucun pouvoir religieux : or justement, il ne s'agit pas de prendre une décision religieuse. L'action catholique pour le catéchisme n'en *comporte* aucune qui soit religieuse à proprement parler, elle *fait suite* aux décisions légitimes déjà prises à un autre niveau, elle les traduit dans les faits, elle est prudentielle et sociale, temporelle et concrète. En effet : a) la décision doctrinale a été prise par l'Église enseignante, elle n'a pas été rapportée, elle est toujours en vigueur : il existe un seul catéchisme romain, qui est le Catéchisme du Concile de Trente ; b) la décision individuelle de rester fidèle à l'authentique doctrine de la foi et au catéchisme de l'Église enseignante relève de chaque conscience, dans la fidélité aux grâces du baptême. -- Ces deux points sont préalables à l'action pour le catéchisme dont nous parlons, ils sont antérieurement acquis, ils n'en font point partie. Mais les catholiques qui veulent rester fidèles dans les circonstances présentes ont besoin d'une *organisation* temporelle pour ne point demeurer socialement isolés en face des difficultés actuelles ; pour étudier ensemble ; pour assurer leur défense mutuelle contre la persécution ecclésiastique ; pour *s'entraider* à tenir dans la foi et à y élever leurs enfants. Cette organisation, y pourvoir et la diriger relèvent du droit et du devoir qui appartiennent au pouvoir temporel du laïcat chrétien. 12:135 Une telle organisation temporelle du laïcat chrétien a pourtant besoin de prêtres ? Mais oui : comme *aumôniers.* Et non comme *chefs.* L'action propre de la revue ITINÉRAIRES en la matière est de faire en sorte que cela soit expliqué pour que cela soit compris. Dans la mesure où il aura compris ou non nos explications, chacun de nos lecteurs se déterminera, bien entendu, comme il le voudra notre responsabilité n'est que de l'avertir en proposant ces éléments de réflexion à sa délibération personnelle. #### II. -- Ce que nous attendons de l'Église Dans l'Église, il ne s'agit pas de s'écarter -- il s'agit au contraire de ne pas s'écarter. Il ne s'agit pas de se séparer, il s'agit au contraire de ne pas se séparer. En travaillant et luttant pour le catéchisme catholique, nous sommes avec l'Église, nous sommes pour l'Église, nous sommes dans l'Église : quel que soit le rang qu'occupent dans la hiérarchie ceux qui se séparent du catéchisme catholique, et quels que soient les propos futiles qu'ils tentent de fulminer contre nous. 13:135 Une immense dérive entraîne aujourd'hui les hiérarques de l'Église de France en dehors de la foi, de l'espérance, de la charité théologales : nous les avons avertis avec plus ou moins de bonheur, en tous cas avec une précision suffisante, mais de toutes façons il est hors de question que nous allions jamais les suivre dans leur dérive au fil du courant de ce monde ; qui les séduit ; qui les émerveille ; et dont ils ne voient pas qu'il s'accélère vers l'évanouissement et le néant. Ils s'adaptent à la pensée moderne, ils s'y rendent semblables, ils s'engagent à sa suite -- au moment où elle atteint le dernier stade de sa décomposition. Nous demeurons, avec la grâce de Dieu, fermement attachés à la doctrine des Papes et des Conciles : *c'est-à-dire à la doctrine et à la personne de Jésus, notre Sauveur et Seigneur.* Aucune des intentions déclarées de l'hérésie du XX^e^ siècle ne trouvera chez nous la moindre complaisance : et que ces intentions de l'hérésie soient déclarées dans des documents officiels de l'épiscopat français, ou hollandais, ne réussit pas à nous faire impression. L'épiscopat hollandais met en doute la conception virginale du Christ Notre-Seigneur, et l'épiscopat français la censure frauduleusement dans sa version obligatoire du récit de l'Annonciation : cette hérésie, cette falsification et ce blasphème, nous les tenons tranquillement pour ce qu'ils sont, nous les désignons comme tels, avec une assurance et une certitude entières. L'Assemblée plénière, dans ses ORIENTATIONS DOCTRINALES de novembre 1968, ordonne d'édifier une nouvelle théologie à partir de *Gaudium et Spes *: c'est une bouffonnerie qui ne nous fait même pas sourire ; nous savons depuis toujours, et nous rappellerons à temps et à contre-temps, que la théologie catholique a pour principes les articles de foi et ne peut avoir pour principes les assertions exhortatoires plus ou moins vagues d'un document pastoral de circonstance. Depuis octobre 1966, l'Assemblée plénière a décidé de modifier l'acception des concepts de « nature » et de « personne », sous le prétexte que la philosophie moderne ne sait plus les entendre correctement : 14:135 en quoi l'épiscopat français s'est fondamentalement séparé de la philoso­phie naturelle et de la théologie révélée, cela le regarde, ce qui nous regarde est de ne point nous en séparer, et personne au monde n'a autorité pour nous imposer une telle séparation. Nous conservons paisiblement les con­cepts de « personne » et de « nature » tels qu'ils ont toujours été entendus dans l'Église et tels qu'ils le seront toujours. Nous refusons de repenser, réviser et reconstruire la doctrine chrétienne à l'école de Marx, de Nietzsche et de Freud, comme nous y invite le P. Car­donnel dans sa « profession de foi » solennellement approuvée par l'épiscopat français. Et personne au monde n'a le pouvoir de nous courber dans l'obéissance à l'erreur, au mensonge, à l'imposture. L'épiscopat français, à la suite de l'épiscopat hollandais, met en vigueur un pseudo-catéchisme, substantiellement dif­férent du Catéchisme du Concile de Trente : ainsi l'épis­copat français se sépare, et c'est un drame spirituel terrible et mystérieux, mais nous ne marchons pas et personne au monde ne peut nous imposer de marcher dans cette séparation. Ce qui résume, ce qui porte la prévarication à son sommet, ce qui simultanément la manifeste avec une évidence irrécusable, c'est la fal­sification du texte même de l'Écriture sainte, adminis­trativement imposée comme obligatoire : nous ne nous séparons pas du texte de l'Écriture, quelle que soit l'obligation téméraire que l'on prétende arbitrairement nous en imposer. Toute l'actuelle mythologie des ateliers épiscopaux et de leurs commissions théologiques se sé­pare clairement, visiblement, manifestement de ce que l'Église enseignante a défini au long des siècles et de ce qu'elle a toujours vécu : pour que nous n'ayons pas à en douter, par permission divine la *signature du diable* a pu être apposée ostensiblement sur tout l'ouvrage, par la falsification cynique des textes sacrés, falsifica­tion constatable aux yeux de tous et de n'importe qui, même des plus ignorants. 15:135 Les responsables et les com­plices de cette radicale « mutation » religieuse se sont ainsi séparés de l'Église, et c'est dans cette séparation que nous avons refusé de les suivre. Ils n'ont plus voulu, à aucun prix, être séparés du monde moderne : en sens contraire, notre cœur s'est séparé de ce monde pour ne pas se séparer de l'Église. Faisant ainsi à notre tour ce que les chrétiens ont toujours fait depuis deux mille ans, et ce qu'ils ne cesseront de faire jusqu'à la fin de l'histoire humaine ; selon les temps, ils l'ont fait, le font, le feront soit avec leurs évêques fidèles, soit contre leurs évêques prévaricateurs. Au temps de l'arianisme, la plupart des évêques étaient ariens. Au temps de la Réforme protestante, ce sont des évêques, en Allemagne et en Angleterre, qui ont porté les plus graves blessures à l'unité de l'Église. Les hérésies et les schismes n'ont jamais pris d'importance durable que par l'étendue des trahisons épiscopales qui les ont fomentés ou qui s'y sont ralliées. Commençons par renverser, au moins par­mi nous, l'autorité des traîtres : nous nous procurerons par là le loisir d'avoir ensuite pour eux pitié et miséri­corde, et de travailler s'il se peut à leur salut. \*\*\* Si Rome s'abstient de donner au catéchisme falsifi­cateur l'approbation formelle qui a été vainement de­mandée pour lui, Rome s'abstient aussi de condamner la falsification et de prononcer la déchéance de ses auteurs. 16:135 Cette abstention romaine n'est pas elle non plus un accident isolé : en face de toutes les formes modernes d'hérésie et de subversion, le Magistère ne donne présentement que des orientations pastorales et des documents exhortatoires, c'est-à-dire en somme de simples suggestions, conseils ou recommandations, en vertu de son dessein arrêté, et proclamé, de ne plus trancher ni définir, de ne condamner rien ni personne. Ce n'est pas seulement le degré d'autorité canonique qui n'est pas le même pour une recommandation pastorale et pour une définition dogmatique : c'est aussi le degré d'assistance de l'Esprit Saint. On le sait, ou l'on devrait le savoir, a priori : on peut aussi, en quelque sorte expérimentalement, le constater a posteriori, spécialement depuis 1958. On nous oppose que le Pape seul peut juger un évêque, et qu'en l'absence d'un tel jugement on doit garder à l'évêque suspect une obéissance entière dans tous les cas. Ah oui ? Qu'un évêque tente de violer votre épouse, attendrez-vous un jugement du Pape pour vous y opposer ? Si un cardinal-archevêque attaque votre famille à coups de revolver, auriez-vous donc besoin d'envoyer au Vatican un télégramme avec réponse payée pour obtenir la permission de vous défendre ? La falsification de l'Écriture, le texte falsifié imposé par l'épiscopat comme obligatoire, c'est un cas encore plus extrême, encore plus clair, encore plus grave qu'une tentative de viol ou d'assassinat. C'est au surplus une tentative permanente, poursuivie sans interruption depuis l'Assemblée plénière d'octobre 1966, en passant par la publication du FONDS OBLIGATOIRE à la fin de l'année 1967 et en passant outre à nos protestations publiques élevées à partir de février 1968. Si Dieu a permis la déjà longue abstention du Saint-Siège en cette affaire, c'est peut-être pour nous punir et nous purger d'une fausse conception de l'obéissance : une pure conception qui n'était pas chrétienne mais fétichiste. Personne jamais n'a eu besoin de la permission préalable du Souverain Pontife pour empêcher un évêque de violer une femme, d'assassiner un être humain, ou, pis encore, de falsifier le catéchisme des enfants. 17:135 Ce que fait aujourd'hui l'épiscopat français, non seulement il *n'a pas autorité pour le faire*, mais encore *personne n'en a le droit *: NON LICET*.* Nous le disons non point comme le dirait le Pape, ou comme il le *dira* un jour, -- le Pape dont les évêques reçoivent leur autorité et qui est leur maître et leur juge. Nous le disons non point comme juges, constitués tels pour veiller sur le bon exercice de l'autorité épiscopale : non, en aucune manière, ce faisant, nous ne prétendons nous élever au-dessus des évêques pour les juger. Si un évêque décrétait qu'en vertu du progrès moderne, la Sainte Trinité compte maintenant quatre personnes, nous n'aurions besoin ni du jugement du Pape, ni de nous ériger en juge, pour lui refuser notre assentiment et pour détourner notre prochain de se soumettre à un tel enseignement. Pareillement, quand l'Assemblée plénière s'arroge le droit de modifier l'Écriture sainte dans le sens des hérésies assumées et proclamées par l'épiscopat hollandais, et qu'elle ordonne que le texte ainsi falsifié soit désormais le texte unique et obligatoire, nous n'avons besoin ni de nous ériger en juges ni d'attendre le jugement du Pape pour combattre de toutes nos forces, sans trêve et sans merci, une telle infamie. \*\*\* 18:135 Que le jugement du Pape demeure suspendu, que son abstention se prolonge, établie dans une apparente et incroyable neutralité qui se contente de ne pronon­cer ni approbation ni répudiation du catéchisme falsi­ficateur, il y aurait certes de quoi désespérer de tout si le désespoir ne nous était interdit, et surtout impossi­ble ; mais il y a de quoi en mourir de douleur, et nous avons déjà vu plusieurs de nos amis en mourir. Le ju­gement qui est nécessaire, le jugement pour lequel No­tre-Seigneur a constitué une autorité dans l'Église, le retard à le prononcer, retard qui s'accroît indéfiniment, a déjà causé des maux effroyables : nous les voyons de nos yeux, nous en sommes témoins, nous en portons témoignage. Mais simultanément nous tenons ferme à ce qu'énonçait le saint abbé Berto : *la Première Chaire est seule juge de sa propre mansuétude et de sa propre sévérité.* Ce qui ne veut point dire que l'usage qu'elle en fait soit infaillible : mais que cet usage échappe de soi à notre jugement. On peut comprendre, on peut aussi ne pas comprendre le retard, l'abstention, l'absence du Magistère doctrinal ; on peut essayer, si l'on y tient, d'en donner une explication, et courir le risque d'ex­pliquer tout à fait de travers. -- Mais on peut aussi attendre, on peut espérer, on peut s'en remettre : nous attendons et nous espérons le jugement de l'Église, et d'avance nous nous en remettons à ce jugement ; assu­rés d'avance que jamais l'Église ne reconnaîtra à per­sonne, fût-ce à elle-même, le pouvoir de changer l'Écri­ture sainte. Nous attendons et nous espérons le jugement de l'Église sans aller feindre artificiellement que nous ne saurions pas quel il sera : comme s'il pouvait être aussi bien une confirmation qu'une répudiation des textes falsifiés. 19:135 S'il s'agissait de décider entre deux interprétations vraisemblables d'un passage de l'Écriture, sur un point qui n'aurait jamais encore été tranché par l'Église, nous ne pourrions présumer quel sera ce juge­ment. Mais il s'agit de juger entre un texte garanti au­thentique par l'Église et un texte volontairement falsi­fié ; il s'agit aussi de savoir si nous pouvons accorder une confiance inconditionnelle aux auteurs, aux res­ponsables et aux complices de cette falsification sacri­lège. Il n'y a aucune incertitude sur la réponse que com­portent nécessairement de telles questions. L'incertitude éventuelle concerne seulement les con­séquences pratiques que chacun, à sa place et sans en sortir, peut ou doit en tirer dès maintenant à l'intérieur des limites de son devoir d'état. S'il s'agit d'accepter la religion nouvelle et le catéchisme falsificateur, il n'y a pas à balancer, le refus va de soi ; mais s'il s'agit de dé­clarer ce refus, d'organiser la fidélité, alors il y a lieu de balancer, d'examiner, de peser, de méditer avec soin et exactitude quelles démarches concertées on peut recommander aux fidèles et susciter parmi eux. Nous ne nous séparerons pas de l'Église : nous ne suivrons pas les hiérarques qui la trahissent. Mais la résistance né­cessaire peut prendre des formes diverses selon les temps et les lieux, selon les circonstances, selon aussi l'état de vie et la vocation de chacun : ce n'est pas nous qui reprocherons jamais aux prêtres et aux laïcs fidèles de s'interroger longuement sur les actes extérieurs que la fidélité leur commande ou ne leur commande pas à l'égard des évêques infidèles. Tel est l'objet principal de nos réflexions depuis seize mois. \*\*\* 20:135 Naturellement, le lecteur qui serait encore ignorant du fait lui-même de la falsification, ou dont la conscience, pour une raison ou pour une autre, serait devenue insensible à un tel crime, ne pourrait ni entrer dans notre réflexion ni comprendre notre détermination ; mais il ne pourrait pas non plus les contredire à bon droit. Le P. Congar, par exemple, ignore invinciblement que les évêques français ont changé le texte même de l'Écriture ; ou bien il n'y voit qu'un exercice normal du ministère épiscopal selon l'idée qu'il s'en fait ; en tous cas il s'exprime abondamment sur tous les « problèmes » actuels sauf sur celui-là. Mais il faut lui rendre cette justice qu'il s'abstient aussi de nous y apporter la moindre contradiction. #### III. -- En quoi nous n'attendons pas Nous parlons ici de l'action pour qu'en dépit de tout continue le catéchisme catholique. Le mot *attendre,* que nous avons plusieurs fois employé, peut être reçu comme ambigu ? Alors précisons. Nous venons de dire ce que nous « attendons » mais non point comme une condition préalable qui devrait être remplie avant de commencer l'action nécessaire ; non point attente immobile de quelque chose qui serait préalablement requis pour pouvoir donner le signal du départ. Nous venons de dire ce que, dans cette action déjà entreprise, nous attendons des prêtres fidèles : leur aide et leur conseil ; ce que nous attendons de l'Église : son jugement. Cette double attente est espérance active, elle n'est pas immobilité ni abstention. 21:135 Nous ne préconisons pas une « attente » qui s'enfermerait dans l'inaction. Depuis le commencement de l'affaire du catéchisme falsificateur, nous avons agi selon notre état et selon nos moyens ; et nous n'avons cessé de presser nos lecteurs d'agir selon leur état *sans attendre.* L'attente qui est espérance et fidélité n'a jamais consisté à remettre au lendemain son devoir d'état d'aujourd'hui. \*\*\* Prenons encore un exemple : qui lui-même n'est pas sans rapport avec le catéchisme. Nous n'avons jamais été insensibles à la cascade d'étrangetés apparues dans le contexte, le déroulement et maintenant les fruits de « Vatican II ». Mais nous ne jugeons pas ce Concile : nous attendons sur lui le jugement de l'Église. Nous savons bien qu'un Concile, du simple fait qu'il est un Concile, n'est pas forcément « réussi ». Nous avons combattu le grossier fétichisme qui, sous prétexte de Concile, présentait comme émanant directement du Saint-Esprit tous les bavardages et toutes les humeurs des Pères conciliaires ou de leur majorité : une telle présentation mélangeait des éléments de truquage, de prestidigitation et de magie d'une manière qui n'a rien à voir avec la doctrine catholique sur les Conciles. S'il nous paraît vraisemblable et utile que vienne sur « Vatican II » un jugement de l'Église, c'est aussi parce que les majoritaires et apologistes de ce Concile atypique font eux-mêmes tout ce qu'il faut pour attirer et rendre inévitable un tel jugement, peut-être sévère, peut-être indulgent, en tous cas rigoureusement précis. 22:135 Le cardinal Suenens, « qui fut un des principaux leaders de la majorité conciliaire », condamne publiquement « la théologie officielle de l'Église », nous dit Henri Fesquet ([^2]) : pour *se séparer* de la théologie *officielle* de l'*Église,* un cardinal, même Suenens, et un Concile pastoral, même Vatican II, ce n'est pas assez, ça ne fait pas le poids. Et nous l'avons dit, et nous le disons, et nous continuerons à le dire. De fait, le cardinal Suenens est l'auteur d'une déclaration récente qui caractérise assez bien le drame que l'Église vit présentement : « *On peut,* a-t-il affirmé, *faire une impressionnante liste de thèses enseignées à Rome, avant-hier et hier, comme seules valables, et qui furent éliminées par les pères conciliaires. *» ([^3]) Cette affirmation du cardinal Suenens, en elle-même, est vraie ou fausse : mais on ne peut se dissimuler qu'elle exprime ce qui est tenu pour vrai par des épiscopats entiers ; elle exprime ce qui règle présentement la pensée, l'enseignement, le comportement des chefs de l'Église de France. Or, première remarque, les « pères conciliaires » en question, et le cardinal Suenens à leur tête, se sont donc conduits en cela comme de petits malins et de grands sournois. Ils ont en effet absolument omis de dire dans l'aula conciliaire et d'inscrire dans leurs schémas : -- *Nous éliminons une impressionnante liste de thèses enseignées par Rome comme seules valables.* Ils ont caché leur dessein d' « éliminer » les doctrines romaines : 23:135 s'ils l'ont fait, comme l'assure le cardinal Suenens, ils l'ont FAIT SANS LE DIRE, et même ils l'ont fait en PROTESTANT DU CONTRAIRE. Ce qui suffirait à établir la réalité d'une sorte de « complot », bien que ce mot déplaise au P. Congar : mais nous voudrions bien voir comment le P. Congar pourrait commenter vraisemblablement l'aveu (tardif) du cardinal Suenens. -- Seconde remarque : si « Rome » d'une part, les « pères conciliaires » d'autre part, sont dans une telle opposition sur « une impressionnante liste de thèses », -- et non pas, *attention*, sur des thèses données comme « préférables » ou comme « plus probables », mais bien sur des thèses enseignées par l'Église de Rome « comme seules valables », -- alors il faut qu'on nous dise qui s'est trompé, il faut qu'on nous dise qui s'est tellement trompé. On nous le dit d'ailleurs tous les jours, on nous dit que c'est Rome, mais on nous le dit sans autorité et en outre sans vraisemblance : car on invoque simplement le Concile, et nous ne voyons pas comment un Concile pastoral aurait eu qualité pour convaincre Rome d'erreur doctrinale. Il faudra bien un jugement de l'Église pour sortir de cette confusion. Mais pour présumer dès maintenant que le cardinal Suenens est un dangereux acrobate, il n'est aucun besoin d'un jugement solennel de l'Église. Cet exemple est assez clair pour expliquer notre attitude. Nous attendons pour porter un jugement global sur Vatican II, et ce jugement, nous ne le porterons point de nous-mêmes : nous l'attendons de l'Église. Mais nous n'avons attendu personne ni rien pour rejeter absolument tout ce qui nous a été présenté, fût-ce au nom de Vatican II ou de son « esprit », comme modifiant la doctrine révélée ou la loi naturelle. 24:135 Savoir si une telle présentation est grammaticalement conforme à la lettre des documents officiels de Vatican II, ou si elle est intrinsèquement cohérente avec leur esprit, nous ne prétendons point en décider, au demeurant la question est complexe : tandis qu'il est très simple et clairement obligatoire de rejeter comme hérétique tout ce qui prétend, sous quelque prétexte que ce soit, se séparer de la loi naturelle et de la doctrine révélée enseignées par l'Église depuis deux mille ans. Un jour viendra un jugement de l'Église tranchant avec autorité toutes les questions d' « interprétation » de Vatican II : ce jugement consistera peut-être à en fixer une interprétation conforme à la tradition catholique ; ou peut-être en corrigera-t-il les documents qui n'apparaissent pas assez résolument, assez clairement ou assez intégralement homogènes à cette tradition ; ou autre chose encore, peut-être ; nous ne savons. Nous attendons ce jugement sans le devancer. Mais nous n'attendons pas qu'il ait été promulgué pour encourager et organiser la fidélité aux doctrines que l'Église a enseignées « hier, avant-hier » et toujours comme « seules valables. » Et nous laissons au cardinal Suenens la triste impiété de considérer que le passé de l'Église avant 1958 est un « lourd héritage » qui « nous enveloppe dans sa chape de plomb ». \*\*\* De toutes les réflexions exposées ci-dessus, nous dégageons trois lignes directrices : 25:135 **1. -- **La confusion et l'anarchie généralisées qui ont accompagné et suivi Vatican II relèvent de l'autorité suprême de l'Église : quelles que soient les raisons de sa temporisation, de son abstention, de son absence ou de son collapsus, aucune initiative particulière n'est en mesure d'y suppléer ou n'a qualité pour cela, même par fonction vicariante, fonction qui ne serait pas ici invoquée à bon droit. Rien ni personne ne peut remplacer la succession apostolique et la primauté du Siège romain, ni s'y substituer. Les détenteurs de cette succession et de cette primauté ont pu déjà, comme le montre l'histoire de l'Église, connaître toute sorte de faiblesses ou commettre plusieurs sortes de crimes, brûler Jeanne d'Arc, hésiter et perdre du temps devant la Réforme protestante ou devant la Révolution française, mais ce qui relève spécifiquement de leur charge, personne ne peut le faire à leur place, personne qu'eux-mêmes aujourd'hui ou demain leurs successeurs. Aujourd'hui et demain comme hier et toujours, nous nous en remettons pour le jugement souverain à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain. **2. -- **Nous n'avons besoin de rien ni de personne, sauf de la grâce de Dieu qui ne fait point défaut, pour rejeter personnellement, et quant à nous, tout ce qui nous est proposé ou imposé, par qui que ce soit, de contraire à la loi naturelle et à la doctrine révélée telles qu'elles ont été définies par l'Église. Ce second point n'enlève rien au point précédent ; le premier point n'atténue en rien celui-ci. Nous refusons de nous séparer de l'Église, de nous en laisser séparer, de suivre ceux qui s'en séparent, quel que soit leur rang hiérarchique : leurs personnes ne relèvent pas de notre jugement, mais nous ne sommes plus soumis à une autorité quelle qu'elle soit dans la mesure où elle déclare son intention de se séparer, et où elle prouve son intention en allant jusqu'à falsifier le texte de l'Écriture. Cette situation, d'abord présumable, est devenue peu à peu perceptible, et finalement a été rendue irrécusable et manifeste pour tous par l'affaire du catéchisme. 26:135 **3. -- **Nous engageons instamment ceux qui sont en communion avec nous sur le point 1 et sur le point 2 ci-dessus à *s'organiser temporellement* pour ne pas demeurer isolés dans le malheur, dans la contradiction et dans la lutte : c'est-à-dire que nous les engageons à concerter et coordonner leur entraide réciproque et leur défense mutuelle. Cette organisation temporelle n'a pas autorité pour édicter ou rédiger un catéchisme, elle n'y prétend pas, et ce n'est point ce qu'elle fait : elle s'arme de catéchismes *certainement* catholiques, elle les remet en circulation et les fait connaître, elle en­courage et elle aide leur étude par les familles chré­tiennes. Au premier rang des catéchismes certainement catholiques, indiscutables, il y a le Catéchisme du Concile de Trente et le Catéchisme de S. Pie X. -- L'action, et cette forme d'action qu'est l'enseignement, réclament en outre l'attention aux circonstances con­crètes, la souplesse, la liberté, la responsabilité per­sonnelle de celui qui agit : mais dans la rigueur doctri­nale ; et dans la concertation permanente avec ceux qui agissent dans le même sens. Pour aider, dans cette ri­gueur fidèle, à la concertation de tous et à la liberté responsable de chacun, il existe un organe temporel et à sa tête une autorité de commandement, dont les Congrès de Lausanne sont un fruit et une manifesta­tion. Il est entre nos mains à tous et de renforcer cet organe et de bénéficier de son renfort. 27:135 A chacun de nos lecteurs, il appartient de se rallier librement, et sous sa responsabilité personnelle, aux consignes précises que nous venons de donner. Notre responsabilité propre, et nous l'assumons devant les hommes, devant l'Église et devant Dieu, est de les avoir publiquement réitérées et précisées : voilà qui est fait. Jean Madiran. 28:135 ## CHRONIQUES 29:135 ### Les mythes et les images par Gustave Thibon UN SAGE CONSEIL : toutes les fois que vous assis­tez à la mise en jugement -- presque tou­jours suivie d'une condamnation sans appel -- des erreurs ou des abus liés aux anciennes tradi­tions, ne vous laissez pas impressionner, mais ouvrez les yeux pour voir si les mêmes erreurs et les mêmes abus ne subsistent pas, sous d'autres formes et appli­qués à d'autres objets, dans le monde actuel et spécia­lement dans la pensée et dans la conduite de ceux qui les dénoncent avec le plus d'intransigeance. En d'autres termes, partout où on vous annonce la guérison, pensez à des phénomènes de transfert. La tâche est facile, à condition de ne pas se laisser éblouir par le miroir aux alouettes des propagandes à sens unique, car les métastases de la sottise et de la misère humaines sont infiniment plus apparentes que celles d'un néoplasme. A la lumière de ce principe, je voudrais aborder deux problèmes très actuels : l'un concernant le rôle des mythes et l'autre celui des images. 30:135 On sait que la démythisation et la désacralisation sont à l'ordre du jour. Il s'agit de dissiper le halo de prestige et de mystère dont s'enveloppaient jusqu'ici les objets de la vénération publique et, en particulier, les autorités temporelles et spirituelles. Couronnes d'or ou de lauriers des rois, des héros et des génies, auréoles des saints : autant de fétiches d'un temps révolu que balaie le vent irréversible de l'histoire. Et cette mentalité « réductrice » -- où la vieille critique rationaliste s'appuie sur les postulats du matérialisme marxiste et les découvertes de la psychanalyse freudienne -- s'exerce à tous les niveaux, depuis la critique des prestiges les plus contestables jusqu'à la mise en question du culte de la Vierge, où elle voit une manifestation infantile de la foi chrétienne, pour aboutir finalement à la théologie de « la mort de Dieu »... Qui oserait nier la part de vérité contenue dans ces critiques ? L'homme a une tendance innée à majorer indûment les objets de son admiration et de sa foi et, suivant le mot de Shakespeare, à « rendre le culte plus grand que le Dieu ». -- Les vrais chefs, les vrais héros, les vrais saints et les vrais génies seraient certainement les premiers à protester contre leur propre légende et à nous montrer les limites et les failles de leur pouvoir, de leur héroïsme, de leur sainteté ou de leur génie. Sans parler des illusions anthropomorphiques qui, tant que la foi et la charité ne sont pas parfaitement purifiées, se mêlent toujours plus ou moins à l'adoration du vrai Dieu. Cette critique des idolâtries ne date pas d'aujourd'hui. En ce qui concerne le prestige social, Montaigne nous avertit avec sa verdeur coutumière que « nous avons beau être assis sur les plus hauts trônes du monde, nous ne sommes jamais assis que sur notre cul », et Pascal souligne la part de « grimace » mêlée à l'ascendant qu'exercent les « grandeurs d'établissement ». Et, sur le plan religieux, l'œuvre entière de saint Jean de la Croix nous enseigne le dépouillement de tous les modes humains de sentir Dieu. 31:135 Mais quoi ? Est-ce vers ces altitudes de la raison et de la foi que nous conduit l'éclatement des vieux mythes ? On a plutôt l'impression d'assister au glissement d'un terrain sur lequel viennent germer, à un niveau inférieur, d'autres illusions et d'autres superstitions. Car l'homme est un animal adorateur -- et trop souvent, hélas ! adorateur en tant qu'animal : il ne s'est pas rapproché du vrai Dieu, mais il a transféré son adoration sur de nouvelles idoles autour desquelles il a tissé de nouvelles légendes et de nouveaux mythes. Ces migrations de l'idolâtrie varient en fonction des opinions et des passions de chaque époque. Quelles sont celles qui caractérisent la nôtre ? Le dénombrement des idoles du présent nous rendra peut-être moins sévères à l'égard des idoles du passé. L'idole du progrès scientifique et technique, confondu avec une ascension globale de l'être humain. De là émerge le mythe du cosmonaute, aventurier de l'espace et des cieux. L'idole de la vie temporelle et du corps : on voit se créer une légende dorée autour des opérateurs et des opérés du cœur ou des champions sportifs. L'idole de l'évasion par l'image audio-visuelle et par l'érotisme : d'où la gloire démesurée des chanteurs de charme ou de choc et des vedettes de l'écran : chaque époque a les étoiles qu'elle mérite : comète de César, étoile des mages ou « nova » publicitaire... L'idole de la révolution et le culte inconditionnel de ses prophètes : Marx, Mao, Fidel Castro ou Che Guevara... 32:135 Et, pour tout couronner, l'idole de la raison elle-même, grand instrument de la démythisation, qui, après avoir, comme dit Brassens, « frappé les cieux d'alignement », oublie de s'aligner sur ses propres lois et donne naissance aux pires délires. « Nous avons connu le fanatisme religieux, écrivait le rationaliste Frédéric II à Voltaire, gardons-nous du fanatisme de la raison. » Avertissement prophétique. Depuis, nous avons eu la folle déesse-Raison de la Révolution française et l'Internationale où il est dit que « la raison bout dans son cratère ». Mais l'exercice normal de la raison s'accommode mal de l'effervescence : d'un volcan en éruption, il est toujours sorti plus de fumée et de lave que de lumière. Avons-nous gagné ou perdu au change ? Les auteurs et les auditeurs des chansons de geste ou des légendes dorées qui nimbaient d'exploits ou de perfections en partie imaginaires la vie des chevaliers et des saints se situaient-ils à un degré de spiritualité inférieur à celui des foules que passionne une performance sportive, une opération chirurgicale hors-série, un voyage autour de la lune, les péripéties sentimentales d'une vedette ou l'inventeur d'une dynamite sociale ? Le mythe d'Hercule ou de Roland était-il tissé de fils plus grossiers que celui de tel champion de ski ou de cyclisme ? Celui de Vénus ou d'Iseut que celui de telle princesse ou de telle star en mal d'amour ? Celui de l'Empereur « porte-glaive de Dieu » ou de l'omniscience d'Aristote (philosophus dixit...) que celui de Mao, guide universel et infaillible de l'humanité ? 33:135 J'offre ces exemples un peu au hasard et sans igno­rer qu'ils ont à leur source des coefficients très différents de réalité et d'importance. Il n'est pas question de mettre dans le même sac les prouesses authentiques d'un champion sportif, d'un cosmonaute ou d'un chirurgien -- et encore moins l'œuvre grandiose et redoutable d'un chef politique -- et les fabulations de la presse du cœur. Je dénonce seulement le processus de majoration et de mythification qui leur est commun. Étrange époque qui désacralise les choses divines et qui voit fleurir, par compensation, les « monstres sacrés ». Et ce qui reste des anciens mythes se combine avec les nouveaux dans une émulsion innommable où le sacré et le profane ne se distinguent plus par eux-mêmes et ne rivalisent qu'au niveau du conditionnement publicitaire et du sensationnel téléguidé. Un seul exemple : j'ai lu, il y a quelques mois, dans une gazette, que le Professeur Barnard avait profité de son court séjour à Rome pour rencontrer le Pape et Sofia Loren. Pour les promoteurs de l'opinion : trois vedettes. Quant à leur hiérarchie, elle passe au second plan... Nous assistons *non à l'extinction mais à la déstructuration des mythes*. C'est le triomphe de l'horizontal sur le vertical : comme dans une maison effondrée, les pierres et le mobilier de tous les étages se retrouvent pêle-mêle au rez-de-chaussée. \*\*\* Autre aspect du même problème : celui des images. Un jeune prêtre, fortement imprégné de ce progressisme horizontal, récemment dénoncé par Paul VI, me disait un jour que la présence des tableaux et des statues dans les églises ne correspondait plus à la foi adulte des chrétiens modernes et devait, à ce titre, être éliminée. 34:135 Je me suis permis deux remarques. D'abord que ce symptôme de maturité s'était déjà manifesté à plusieurs reprises dans l'histoire des religions : les iconoclastes byzantins, les musulmans et, en dernier lieu, les chrétiens réformés ont également banni les images des temples. Ensuite qu'il y a tous les degrés dans l'imagerie religieuse, depuis les statues de la cathédrale de Reims ou les peintures de l'Angelico jusqu'à l'art de Saint-Sulpice. Je ne verse aucun pleur sur la disparition de celui-ci et de la pitié sirupeuse dont il était l'expression. Et je conviens qu'à la limite, la transcendance divine échappe à toutes représentations sensibles et même intellectuelles. Mais, encore une fois, est-ce dans ce sens que nous marchons ? Les hommes ont-ils jamais été aussi cernés, traqués, imbibés et manœuvrés par les images ? Des images produites en série et déversées à torrent, qui le dispensent de la réflexion, de l'étude et jusque de l'activité spontanée de son imagination personnelle et qui le plongent dans la passivité et les polyvalences du rêve. Un rêve qui n'est même plus son rêve à lui, mais une confection-standard qu'on lui impose du dehors. Car le dirigisme et la socialisation vont jusque là : plus de privilèges devant l'illusion, la même ration de mensonge pour tous ! -- Tous ceux qui possèdent encore la douloureuse faculté de penser et de prévoir poussent le même cri d'alarme devant cette pseudo-civilisation de l'image et cette menace d'un conditionnement des esprits dont les pires tyrannies des siècles passés n'offrent aucun exemple. 35:135 Esclavage inconscient et indolore -- opération sous anesthésie qui consiste à distraire l'homme de lui-même, à l'amputer de son âme et de sa liberté -- après quoi le maniement du pantin ne comporte pas plus de difficulté pour l'opérateur qu'il ne provoque de réaction chez l'opéré. Mon jeune prêtre n'ignorait pas cela, mais il se bornait à déplorer qu'on ne fît pas un meilleur usage des *mass-media* et pensait que la propagande religieuse, trop cantonnée dans le livre et le journal, devrait s'orienter davantage vers le cinéma et la télévision. Ce qui est sans doute vrai. Mais, dans ces conditions, le moment est-il bien choisi pour une critique aussi sévère des vieilles images sacrées alors que nous sommes submergés par le flot des images profanes ? Le fond du problème se ramène à ceci. L'homme a des yeux et une imagination. De quoi faut-il les nourrir ? D'images qui portent en elles le reflet et l'appel des réalités invisibles ou bien de phantasmes bons tout au plus à mouvoir nos appétits inférieurs ou à éponger notre ennui ? D'images, objets de contemplation ou matière à consommation ? D'évocations ou de provocations ? A l'heure où s'étalent sur tous les murs et dans tous les papiers imprimés tant de nudités commercialisées, aussi parfaitement calibrées et insipides que les fruits de Californie, est-il opportun de récuser l'agenouillement et la méditation devant une image de la Vierge ? Dans l'imagerie du Moyen Age, la représentation de la femme gravitait entre Ève et Marie, entre l'Éden perdu et le ciel promis. Aujourd'hui, on nous offre un album intitulé : d'*Ève à Brigitte Bardot.* J'ai peine à croire que ce second cycle représente une ascension... 36:135 Et puisque nous parlions de mythes, c'est peut-être l'image du chrétien « adulte » cette tarte à la crème déjà rancie des progressistes, qui s'accorde si bien avec la théologie de la mort de Dieu -- qu'il faudrait d'abord démythifier. L'homme adulte est celui qui a atteint un degré d'autonomie suffisant pour pouvoir se passer sans dommage de l'aide de ses parents. Mais qu'est-ce que cela signifie dans nos rapports avec Dieu ? Devant un père infini, l'homme restera toujours un enfant ; devant un père éternel, il ne deviendra jamais un orphelin. Il y avait beaucoup de cet esprit d'enfance enseigné par Jésus-Christ dans les légendes et les images des siècles passés. Et je trouve par contre beaucoup d'infantilisme (j'appelle ainsi la persistance des mécanismes de l'enfance sans la sève et la magie des premières années) dans le comportement de la plupart des chrétiens qui se disent et qui se veulent à la pointe de l'âge adulte. Leur manque de recul et d'esprit critique, leur mimétisme devant les modes et les idoles du siècle, leur empressement à gober n'importe quelle nouveauté nous en apportent chaque jour la preuve. La critique moderne a fait -- ou a cru faire -- justice des visions sensibles des saints -- lesquelles du reste n'ont jamais été articles de foi. Nous avons aujourd'hui les visions idéologiques de Teilhard de Chardin ou du Père Cardonnel. Est-il moins puéril de croire à celles-ci qu'à celles-là ? Un temps viendra sans doute où toutes les fictions de la Fable antique et toutes les légendes du Moyen Age apparaîtront plus réelles, c'est-à-dire plus riches de symbolisme humain et divin que nos mythes rationalistes du Progrès majusculaire et irréversible et du sens de l'histoire. Car il y a cette différence entre l'imagination et la raison que les erreurs de la première peuvent conduire vers une réalité supérieure (l'illusion est le pressentiment de ce qui est à travers ce qui n'est pas, disait Claudel) tandis que les faux-pas de la seconde n'ont ni écho ni prolongement dans le « mystère ontologique ». 37:135 Une allégorie poétique est un *chemin* qui va du visible à l'invisible ; un raisonnement scientifique ou philosophique erroné n'est pas susceptible d'interprétations étagées, il n'évoque rien au-delà de ce qu'il affirme indûment : il reste à jamais une *impasse.* C'est pour cela que des mythes comme ceux d'Antée, de Prométhée ou d'Icare n'ont rien perdu, à travers les siècles, de leur vertu symbolique tandis que la physique et la physiologie des Anciens reposent définitivement dans la galerie rétrospective des tâtonnements de la recherche scientifique. \*\*\* Nous assistons à un transfert -- pour ne pas dire à une prostitution -- du sens du sacré. Dans l'inévitable alliage d'humain et de divin dont se compose la tradition, on tend à ne voir que les vestiges impurs d'un temps révolu, et dans les pires confusions du monde présent, on acclame la promesse et l'ébauche d'un avenir radieux. On passe au peigne fin, avec l'œil soupçonneux du policier, tous les recoins de la maison du Père et on accueille presque sans réserve tout ce qui vient du dehors. Telle est la façon de filtrer le moucheron et d'avaler le chameau qui caractérise ce nouveau pharisaïsme. Et le chameau ici, c'est le « gros animal » de Platon, sinon la bête de l'Apocalypse -- le monstre sociologique qui règne par la force et par l'opinion et qui usurpe la place de Dieu. 38:135 Ainsi on désacralise le temple et on consacre les autels des idoles étrangères. Il faut voir en quels termes on nous parle du profane sous toutes ses formes et à tous ces niveaux : la matière (« la sainte matière » de Teilhard), les masses (dont le Christ, selon Cardonnel, est l'émanation), et les mass-media (les « sacrements de l'opinion »), la lutte des classes et la révolution (le mouvement de mai salué comme une manifestation de l'Esprit Saint, une « nouvelle Pentecôte »), etc. A la limite, suivant le mot de Bossuet, « tout est Dieu, sauf Dieu lui-même ». Un dernier exemple de ce renversement des valeurs. Le même théologien de choc -- qui déniait toute vertu religieuse à la récitation du chapelet ou aux retraites fermées -- m'a dit, en réponse à mes critiques sur une exhibition du nu à la télévision hollandaise : « la contemplation du nu peut être aussi un chemin vers Dieu ». Quelle nouveauté ! Après le nu éducatif des psychologues, voici le nu apologétique des théologiens. J'ai renvoyé mon interlocuteur à la dialectique du Banquet de Platon (« des beaux corps aux belles âmes et des belles âmes à la beauté éternelle »...) et au sens mystique du *Cantique des Cantiques.* Après quoi j'ai fait remarquer que ce nouveau chemin vers Dieu est aujourd'hui largement ouvert et parfaitement entretenu. Quant aux horizons où il conduit, je serais curieux de savoir combien d'assistants à une séance de strip-tease sortent du spectacle pour entrer en oraison. Cette voie que l'ardeur inexpérimentée de nos néophytes de la sexualité nous présente presque comme un raccourci restera toujours, pour l'immense majorité des mortels, un chemin des écoliers, si ce n'est une invitation permanente à l'école buissonnière. Ceux qui ont vécu et pâti ce mystère de la beauté sensible et qui se sont meurtris aux degrés abrupts de l'échelle qui va de Circé à Béatrice, de l'envoûtement à la délivrance, savent combien il faut d'épreuves et de purifications pour rendre l'apparence transparente. 39:135 Il n'est pas question de nier que Dieu soit partout. Ni qu'on doive le chercher en toutes choses. Mais pour le trouver partout, j'entends en esprit et en vérité, il faut d'abord l'avoir adoré dans sa solitude incréée et dans son amour « qui ne donne pas comme le monde donne ». Le Christ nous fait dire : Notre Père qui êtes aux cieux et non : Notre Père qui êtes partout. Cette allégorie spatiale fait éclater la transcendance de Dieu. Tandis qu'une ouverture sans discernement au monde mène en ligne droite au panthéisme, c'est-à-dire à la dissolution de Dieu dans sa création, mal plus insidieux mais aussi grave que celui de l'athéisme conscient et déclaré. Le panthéisme est la forme euthanasique du meurtre du Père. Il est temps de conclure. Nous ne nions pas que la foi traditionnelle ait toujours besoin d'être dépouillée de ses alliages trop humains : fanatisme, superstitions, mécanismes presque uniquement sociologiques, affectivité mal décantée, etc. Cela aussi fait partie de la tradition, depuis l'Évangile qui nous enjoint d'adorer Dieu en esprit et en vérité et d'être parfaits comme notre Père céleste est parfait jusqu'à saint Jean de la Croix qui dresse ainsi le bilan de la dévotion sensible : « guère plus que rien, rien, ou moins que rien ». Mais à condition que cette exigence se déploie au service du vrai Dieu et de la vocation surnaturelle de l'homme et qu'elle ne soit pas le revers et l'alibi d'une indulgence complice à l'égard du monde et de ses idoles. Sinon, cette pseudo-épuration du sacré ne peut aboutir qu'à un enlisement sans remède dans le profane. Gustave Thibon. 40:135 ### Le paysan persécuté par Luce Quenette On vu lire dans cet article de Luce Quenette des horreurs qui appellent la vengeance de Dieu. On les subit sans le savoir, on les ignore dans les villes. Mais plus encore : les lisant, on ne les comprendra pas. Je publie quand même. « Qui aures habent... » J. M. LE PRINTEMPS tardif et précieux sort des gelées et des grands vents. La lune rousse qui « a mordu de la tête » sera moins méchante de la queue. L'herbe, retenue jusqu'ici par le froid, foisonne, épaisse, drue, piquée de jaunes pissenlits, de pâquerettes et de ces renoncules inutiles et charmantes qu'on appelle boutons d'or. Dans nos montagnes, une timide verdure tremble sur les buissons, mais si les grands arbres n'ont pas encore déplié leurs jeunes feuilles, un rose mauve, un rouge bourgeonnement n'attend qu'une journée de soleil, et, quand paraîtront ces lignes, leur « chevelure mouvante » jettera son ombrage. L'eau court partout, le blé « se hausse en tuyaux verdissants », la terre nouvellement travaillée est toute fraîche et meuble. 41:135 Chez nous, pas d'engrais chimiques ; nos cerisiers, moins précoces qu'en plaine gardent leurs fleurs pour la semaine prochaine -- mais l'aubépine a blanchi la haie ce matin, les cognassiers du Japon sont pourpres de corolles innombrables, et les oiseaux que nous avons nourris par la froidure : merles, mésanges, pinsons, sittelles, troglodytes, rouges-gorges, queues-rousses, petits pies, songent aux nids et chantent dès cinq heures du matin. Aujourd'hui, le troupeau est aux champs pour la première fois. *Ac neque jam stabulis gaudet pecus* *nos vaches ne sont plus contentes à l'étable.* Je vois dans son champ notre jeune voisin Adrien avec sa petite Agnès, quatre ans ; il taille la haie, Agnès babille, le bon cheval au pré « ricane » son maître, comme on dit chez nous. Nous allons visiter l'allée de sapins que nous avons plantée il y a trois ans ; l'ombre aimable des jeunes arbres s'est allongée et la pointe vert clair bourgeonne, si tendre qu'un roitelet peut la briser. Les collines rondes commencent leur fête, la forêt tressaille de renouveau ; pour qui aime les arbres, le chant du vent dans les branches pleines de sève n'est plus celui de l'hiver... Ce tableau que j'ai là sous les yeux ce printemps de cet an 1969, c'est le trésor incommensurable du paysan. Derrière les collines à l'horizon, je sais que surgit, poisonne et bouillonne la grande ville remparée d'H.L.M., pourrie de gaz d'échappement. De cette ville, sur ce trésor, l'assaut de destruction est entrepris. Il a nom technocratie, restructuration, planning, plan Mansholt, traitements chimiques, mutation, referendum, trahison de l'âme et du corps, il a nom hélas « action catholique », hérésie, nouveau catéchisme qui corrompt nos jeunes et les pousse à mépriser leurs pères, et jusqu'au titre de paysan. Je ne vais pas faire ici une étude technique, économique des revendications justifiées de la paysannerie, ni une critique directe, économique du ravage Mansholt. « *Agriculture et Vie *», « *Entre Paysans *», et l'excellent petit bulletin de M. Monin, 22, rue Cl. Violet, Lyon 8^e^, et le Cercle d'Information Agricole 416, rue Saint-Honoré, Paris, s'en chargent excellemment. \*\*\* 42:135 Mon but à moi, aujourd'hui, est « métaphysique ». Il est très haut, mais il est très simple ; Je veux aller aux principes, au delà du physique, et trouver les conclusions morales qui conviennent, et qu'inspirent la raison et le christianisme sur la condition humaine surnaturelle du paysan dans les conjonctures présentes. *Je veux prouver que, s'il n'accepte pas ces conclusions morales, c'en est fait de lui.* Je pense que cette méditation ne sera pas indifférente aux lecteurs qui ne sont pas paysans -- car si la paysannerie disparaît, comme elle en est menacée, la vie de tout homme en sera mutilée, atrophiée, -- l'élan spirituel de chacun, amoindri, -- et nous verrons enfin que la condition actuelle du paysan est analogiquement la condition de la famille et la condition de l'école chrétienne. D'où trois points : 1\) les paysans sont fort tentés de méconnaître l'immense trésor de leur vraie vie campagnarde ; 2\) la persécution qui les opprime n'est pas tant économique que morale, -- elle atteint plus gravement leur âme que leur budget ; 3\) et enfin le salut, le seul, est dans l'acceptation organisée, intelligente, c'est-à-dire chrétienne et donc pratique, de l'état de persécutés. Comme le paysan, la famille et l'école doivent savoir durer dans les souffrances, les embarras et donc la pauvreté qu'engendre normalement la persécution. \*\*\* 43:135 Voyons en pleine réalité de vie de campagne, notre premier point : les paysans méconnaissent leur incommensurable trésor, ils portent en général, sur ce trésor, un jugement de valeur erroné. « Tous les jours, écrit M. Monin, sur les routes, nous rencontrons des « événements » qui nous portent à réfléchir. Nous suivions un jour une ambulance dans laquelle se trouvait un malade, un homme au visage décomposé et qui pouvait peut-être lire notre panneau : « Opération Santé -- Du sol à la Table sans produit chimique ». Etait-il capable de faire le rapprochement entre sa maladie et ce qu'il avait mangé ? Ce n'est pas certain. A cet instant, nous passions près d'un champ de blé sur lequel un agriculteur épandait une forte dose d'azote ammoniacal en attendant sans doute de désherber avec un produit tête de mort. » ... J'enchaîne avec ma propre expérience. Notre région est la région élue des cerises. Un peu plus bas que notre montagne, à perte de vue, ces jours-ci, les blancs bouquets éclatent en procession charmante, dans tous les champs car *presque tout le terrain* est converti en vergers à cerises. Mais, tandis que roule la voiture, je vois que les branches qui portent les fleurs sont d'un jaune soufre inquiétant. Traités ! et traités à la fleur -- puis retraités Pechiney-Progil au fruit formé -- au fruit rosé -- enfin au fruit presque mûr. Et les belles cerises du mois de juin porteront l'intoxication aux citadins lyonnais et, car nous exportons, aux Parisiens et aux Anglais. Inutile de vous dire que de celles-là, on ne mangera pas à la Péraudière. J'ai reçu, il y a quelques mois, une lettre d'une mère douloureuse : son fils, paysan de 43 ans, robuste et gai, ressent brusquement de terribles maux de tête. Le médecin ne considérant que ces douleurs violentes, sans chercher leur cause, fait une piqûre de morphine. Aussitôt vomissements, démangeaisons. Soudain coma de trois heures. 44:135 Le médecin diagnostique enfin une intoxication. Mais sans rechercher sa nature. Le malheureux, encore conscient, ne peut plus ouvrir les yeux, et cependant, tous les examens qu'on lui fait subir sont négatifs. Aucune enquête sur les circonstances qui ont précédé cet étrange état ! Gardénal, respiration artificielle -- encore coma... Le médecin ignore toujours la cause et ne la recherche pas. C'est alors que ces braves gens revenus chez eux frappés de la soudaineté de leur malheur, s'interrogent. *Qu'a-t-il fait ces jours derniers ?* Sa femme réfléchit, répond : « Lundi... *il a traité* -- mardi, *il a traité* -- mercredi, *il a nettoyé son appareil*. » Il est en effet chef d'un verger de 25 ha ; jusqu'à ces jours, l'intoxication était latente. La lumière éclate ! Les travaux agricoles étaient notés et le nom des produits employés -- sur la boîte retrouvée, le « malaise » était prévu -- avec recommandation *de ne pas employer de morphine ;* LE FABRICANT S'ATTENDAIT DONC A DES DOULEURS FULGURANTES. On court à l'hôpital, on obtient que le malade soit transporté au centre antipoison. Il est mourant ; mais la mère et la femme espèrent, puisqu'elles ont donné toutes les précisions. Hélas, l'assassinat s'accomplit : à l'insu de la famille, on *refait* tous les examens pour arriver à la conclusion que c'était bien le produit du verger qui a empoisonné. Le contrepoison est administré *20 heures plus tard* et l'homme meurt sans avoir repris connaissance. Le témoignage de la famille avait été d'abord négligé -- puis méprisé --. Et les dossiers médicaux sans cesse recommencés « n'avaient pas suivi ». Ô Molière : le malheureux était mort « dans les règles ». Quant aux fruits ainsi traités et sur un sol saturé de poison mortel : où portaient-ils la lente destruction d'organismes d'enfants ? « Vois ces belles cerises, cette belle pomme pour ton goûter ! » La mort court ! \*\*\* 45:135 Ce récit est aussi précieux qu'horrible, car on y voit associées la violation systématique de la nature à la « suffisance » de la science. Mais comprenons surtout que cet excellent homme et les siens n'avaient pas le sentiment de ce danger-là. En toute loyauté et conscience, ils croyaient que, moyennant certaines précautions « écrites sur la boîtes », on peut *impunément préserver la nourriture de l'homme par le poison*. Et comme me dit la mère affligée : Nous n'avons jamais pensé aux consommateurs. Ceux qui imposaient à mon fils ces traitements d'arbres fruitiers nous semblaient des gens bien plus instruits que nous, auxquels nous faisions confiance en toute tranquillité, tandis qu'eux-mêmes faisaient confiance aux laboratoires « de chimie agricole ». Et cependant, ajoute cette femme loyale, moi, instinctivement, je prenais soin de manger des fruits non traités -- sans penser plus loin ; mais pour les légumes, ajoute-t-elle, l'habitude est invétérée dans tous nos jardins à cause de la multitude des vers. D'où l'escalade des empoisonnements, les vers et les insectes s'habituant par la succession rapide de leurs générations à ce qui intoxique mammifères et hommes incomparablement plus lents à immuniser leurs descendants ; et l'intoxication supplémentaire de l'homme qui mange les mammifères. Cet homme, continuellement victime, ne voit pas ce cercle infernal -- il ne l'aperçoit que devant le cadavre de l'être aimé. Ignorance de ce grand principe métaphysique de la valeur d'un ordre naturel, et donc de ce grand précepte *moral* du respect de la nature, respect voulant dire *mesure* dans l'intervention, mesure dans l'usage de la matière. Nous avons vu qu'il s'agit d'une discrétion dépendant de la grande vertu cardinale de Tempérance ([^4]). 46:135 Poursuivons notre analyse : « Messieurs les vétérinaires de Digoin, étant donné l'ampleur de l'épidémie actuelle de toxicose, conseillent à leurs clients d'amener les veaux dès les premiers symptômes, à toute heure du jour et de la nuit, place de l'Hôtel de Ville à Digoin. » C'est éloquent ! Alerte de jour et de nuit. Spectacle macabre. Ces messieurs n'abondent pas de courir de ferme en ferme. Ce sont les petits veaux malades qu'on amènera sur la place de l'Hôtel de Ville. Mais aussi, depuis plus de quinze ans, les savants et les marchands font désinfecter les étables à la DDT ! Et puis, soudain, à l'exportation, on découvre « TROP DE DDT » dans nos fromages et notre beurre, d'où cette année, circulaire du ministère : utiliser autre chose comme désinfectant des écuries. Or, depuis longtemps, la sagesse des prudents enseignait que la DDT dans les étables était un poison pour le sang des animaux. La raison eût suffi. Le ministère, par pur motif commercial, en revient à la chaux séculaire ! « Sans doute, dans l'année qui vient, conseillera-t-on de vacciner à titre préventif, davantage encore les vaches » et même, devant la presse du fléau, va-t-on continuer de vacciner le même jour des vaches pleines, pour la fièvre aphteuse et pour la tuberculose. Poison injecté dans le sang des veaux... qu'il faudra, « aux premiers symptômes », transporter de nuit comme de jour aux pieds de MM « les Vétos » mal réveillés, place de l'Hôtel de Ville. Il s'agit bien de drames : au printemps 1968, un éleveur perd dix-neuf veaux de suite et il se suicide ; son voisin accourt et meurt, devant le cadavre, d'une crise cardiaque. Ce printemps 1969, un autre éleveur voit mourir (étable sélectionnée !) 21 veaux sur 25. -- Nous reparlerons de l'épouvantable épidémie de suicides dans les campagnes. Il y a du désespoir dans la vie actuelle paysanne. C'est que le paysan *juge sa vie du point de vue même de ses ennemis les plus acharnés,* -- il porte sur son existence un regard faussé par ces techniciens qui veulent sa disparition. Par une aberration à laquelle on l'a lentement poussé, se croyant adversaire économique de ses persécuteurs, il se fait avec eux son propre bourreau. 47:135 Les exemples que nous venons de donner le prouvent. Le paysan ne sait plus l'essence de la vie paysanne. \*\*\* Qu'est-ce que la vie paysanne ? *C'est la plus humaine !* Depuis la plus vieille antiquité, c'est ainsi qu'elle a été définie, appréciée et considérée. Ce n'est pas une petite chose à négliger comme un rêve, cette louange poétique du laboureur -- réitérée au cours des siècles. Les poètes voient clair ! Platon n'attribue à Socrate, au matin de sa mort, qu'un repentir, celui de ne pas s'être abandonné avec plus d'obéissance à l'inspiration poétique, qui lorsqu'elle est pure, non mêlée à l'enivrement des passions et du vin, exprime la voix même de Dieu, dit-il. En effet, un thème éternel de poésie est le chant d'une vérité profonde racinée dans la nature humaine. Or, que dit ce thème éternel de poésie sur la vie des champs ? «* Bienheureux les paysans, s'ils connaissaient leur bonheur. *» Virgile écrit dans un temps de décadence et de désaffection de la vie rurale. Les Romains, comme Mansholt et à la dimension de leur Empire, pensaient alors en techniciens et préféraient restructurer la vie paysanne sur des bases industrielles, -- d'où l'exode du paysan à l'Urbs corruptrice, le remembrement des petites propriétés, l'industrialisation des grandes exploitations par les machines de ce temps-là qui étaient les esclaves, comme chez nous, à cela près que les esclaves étaient commandés directement par un homme et que nos esclaves à nous le sont de la machine, selon la maxime à la fois stupide et profonde du ministre Pisani, à savoir que les structures sont modifiées par l'ordre de grandeur des machines, -- lisons : l'ordre paysan est un ordre de machines. 48:135 L'Auguste romain voulut enrayer cette désaffection des champs, car il était « effrayé du discrédit qui frappait l'agriculture dans cette Italie dont elle avait fait la force et la grandeur » (Virgile - Le Chatellier). Et Virgile a pu dire qu'en écrivant ses Géorgiques, il exécutait un ordre. « La nature que Virgile aime par-dessus tout, c'est la nature cultivée. Toutes ses sympathies vont au laboureur. Ce n'est pas un riche propriétaire faisant cultiver, pour leur rapport, de vastes domaines, -- c'est un modeste paysan qui demande à ses champs son aisance et la subsistance de sa famille. » C'est l'exploitation familiale. Et ces biens si précieux qui rend « fortunés » les hommes des champs, qui sont-ils au jugement de ce païen pieux, au jugement de l'empereur qui l'emploie à réveiller l'amour de la campagne au cœur des Romains ? C'est, dit-il, d'abord, l'éloignement des luttes fratricides des guerres et des magnificences du monde ; l'assurance d'une nourriture facilement trouvée ; -- le repos dans la sécurité, -- une vie franche et libre, -- la variété riante des ressources, -- le calme des vastes étendues, -- la gaieté des eaux vives, -- le mugissement paisible des troupeaux, -- les doux sommeils sous les arbres, -- une jeunesse patiente habituée à la frugalité, -- la piété, la dignité des parents, -- et ce qui reste de justice sur la terre. Je me souviens qu'un jeune homme ingénieur, chargé par la prévoyance agricole du Rhône de rédiger un rapport sur les cultures du département, débutait élégamment ainsi : 49:135 « Nous ne dirons plus avec Virgile : «* O fortunatos nimium sua si bona norint agricolas. *» « Ô trop heureux paysans s'ils connaissaient leur bonheur. » Pourquoi ne le dirions-nous plus ? Que s'est-il donc passé pour que ces biens humains ne soient plus ceux du paysan ? Depuis Virgile, il s'est passé *le Christianisme.* Mais c'est le Christianisme qui a sanctifié le paysan (le paganus), et sanctifié les précieux privilèges de sa vie campagnarde, qui a remplacé les idoles des bois et des champs par les croix, les Pietà, les Vierges de Lourdes, les Anges, les saints patrons. Ce sont les moines qui ont appris aux paysans à défricher, bêcher, irriguer la terre, élever le bétail et surtout livrer à Dieu ces nobles activités. C'est la religion qui, des antiques Robigalia fit les pieuses Rogations. C'est la religion qui a structuré définitivement la vie rurale de nos villages et y a élevé ces bons clochers paternels d'où s'envolent l'Angelus, les baptêmes, les saintes fêtes et le glas des morts. Et c'est après Jésus-Christ, après 2 000 ans de christianisme que nous prenons l'air dédaigneux à l'énumération des biens simples et purs du païen paysan Virgile ! Sainte Germaine, sainte Jeanne d'Arc, saint Vincent de Paul, sainte Benoîte du Laus, sainte Bernadette, le paysan Jean-Marie Vianney, le bienheureux Théophane Vénard, Mélanie et Maximin, François, Lucie, Jacinthe et tant et tant, saint Joseph Sarto Pie X, saint Jean Bosco nous crieraient que nous sommes des orgueilleux et des imbéciles parce que dans cette vie la plus humaine, la plus simple, où le pieux païen trouvait la jeunesse patiente et frugale, la Sainte Vierge et les Anges ont trouvé et fait une jeunesse pure, sublime, sainte, qu'ils ont honorée de leurs bienheureuses apparitions -- car c'est par une prédilection à rendre jaloux les habitants des villes que les habitants du Ciel ont choisi la plupart du temps les champs, les grottes, les fontaines, les bêlements des brebis, les bords des ruis­seaux et les plus pauvres propriétaires de ces biens pour manifester leur beauté à la Terre. 50:135 D'où vient donc ce mépris, cette désaffection, ce dégoût pour une vie privilégiée, favorisée des Cieux et privilégiée dès le Commencement, puisque Dieu mit nos premiers Parents dans un jardin bien arrosé, avec la charge aimable et légère de le cultiver et d'y nommer les animaux, comme si l'innocence originelle ne pouvait mieux s'épanouir que dans un Paradis de campagne, entre les labours et les pâ­turages. Bienheureux le paysan, s'il connaissait son bonheur ! « S'il connaissait »... déjà Virgile voyait ces biens méconnus et rejetés. Mais avec la Révolution, le paysan a perdu la notion essentielle de sa condition. Il a mis longtemps, parce que sa foi et ses longues ha­bitudes le gardaient, mais enfin, lui le dernier, en même temps que le prêtre, a méprisé sa vocation et ses biens propres parce que depuis deux cents ans on lui enseigne qu'il n'est qu'un Bien pour tous : la productivité, c'est-à-dire l'argent, -- et on lui a montré que sous ce rapport, il n'était pas l'égal des autres, « des prolétaires », des in­dustrialisés, qu'il leur était inférieur. On lui a fait croire à lui, le vivant auxiliaire du cycle saisonnier, que le robot en quelque sorte « linéaire » de la machine était dans un progrès indéfini -- dans un standard supérieur ; qui œu­vrait selon le sens de l'histoire, tandis que lui, retardataire encrassé, alourdissait la marche sociale du poids de ses traditions et de ses structures périmées. Il en a conclu qu'on le méprisait et qu'on voulait sa disparition, ce qui est vrai -- mais il en a conclu aussi que ses adversaires avaient raison de dénoncer son immobilisme -- et qu'il devait sans doute les haïr, mais les imiter, entrer de force dans leur course, revendiquer pour lui *autant d'ar­gent* qu'ils en gagnaient et revendiquer, autant qu'il se peut dans ses champs, le cadre machine, le cadre collecti­viste, le cadre industriel qui convient à la marche du monde. 51:135 Sa jeunesse a eu honte de sa patience et de sa frugalité -- et son âge mûr, oubliant les trésors de sa condition que rien ne peut payer, a réclamé une égalité lamen­table et « l'abolition de ses privilèges », -- *il s'est méconnu*, comme les techniciens le méconnaissent, -- car on ne peut imaginer à quel point un ingénieur dans le vent peut mé­priser la paysannerie traditionnelle. J'ai assisté dernière­ment, dans un coin de salon, à un réquisitoire effrayant et que je qualifierais de naïf par sa méconnaissance abso­lue de la race paysanne. Ce monsieur s'exprimait ainsi : « *Les paysans sont stu­pides. Ils ne voient pas leur intérêt, il tiennent à leur vie étroite et séparée, ils continuent à gratter la terre sans voir l'évolution du monde. Ceux qui s'y mettent s'enri­chissent monstrueusement, tel les producteurs de blé de la Beauce qui grèvent le gouvernement par leur surproduc­tion, parce qu'on n'ose pas encore les supprimer, mais la plupart ne veulent pas comprendre que seule la spécia­lisation industrielle les sauvera et surtout la diminution de leur nombre. J'ai un fils ingénieur agriculteur, il va se spécialiser dans le radis et dans l'endive. Au moyen de bacs, de godets, et d'engrais ultra-productifs, avec circu­lation d'eau chaude, il produira automatiquement, sans les toucher pour ainsi dire, des radis toute l'année ; nous ne connaîtrons ni les intempéries, tout est couvert, ni le sol, qui est rapporté. Nous nous sommes inquiétés cepen­dant de quelques trucs inconnus de nos concurrents, car la lutte deviendra dure, dès que les radis envahiront le marché par tonnes. Mais nous avons trois ans d'avance -- et dans trois ans, nous aurons gagné, non seulement de quoi changer notre spécialité et toute notre organisation, mais le nombre de millions qu'il faut pour agrandir notre affaire. Naturellement, les radis paysans, obtenus en jardin à grand renfort de pioche et d'arrosage, auront disparu des* *marchés.* 52:135 *Qui les empêche de faire comme nous ? J'en connais qui n'ont pas voulu d'une fabrique de conserves américaine dans leur région fruitière. Elle s'est établie de force et leur achète tous leurs fruits pourvu qu'ils soient beaux et sains* (d'apparence !). *Tout va se faire en indus­trie et on les forcera à gagner des millions. -- C'est comme les parcs avicoles, ils ne veulent pas comprendre qu'on* « *gagne sa vie *» *à l'exportation seulement à partir de 10000 têtes, ce qui signifie disparition des petites fermes ridicules, uniformisation des procédés, produits chimiques d'engraissement, expéditions collectives. Le paysan est une charge insupportable pour l'État, chaque région devrait être spécialisée et vérifiée par des experts qualifiés et non abandonnée à l'ingénuité anti-scientifique d'une population fossile. *» Et une généreuse indignation colorait le visage intelli­gent de cet homme jeune, chef d'usine, bon patron, bourré de savoir-faire et d'initiatives. Pas un instant l'idée que la race paysanne dans sa vie normale était réserve de vertus, d'endurance, de sagesse, de persévérance, de piété solide, réserve de soldats et de héros, de religieux, de missionnai­res et de familles chrétiennes à la fois unies, originales et fortes, pas un instant cette idée ne lui apparut ; et par conséquent lui semblait toute simple et opportune la sup­pression absolue de cette source d'énergie morale, de prière, de retraite, de patience, de poésie, d'art, de pauvreté chré­tienne dans la richesse incommensurable des biens que nous avons dits. Et je connais tant de jeunes paysans qui, au souffle de cette éloquence barbare, auraient rougi de honte en pensant à la ferme, aux bêtes, aux parents, au labour ou à la fenaison de demain. *Si bona sua norint :* « S'ils connaissaient leurs biens. » 53:135 Ils ne les connaissent plus -- la majorité ne les connaît plus et leur colère ne vient pas de ce qu'on leur a enlevé les biens virgiliens et chrétiens de la vie de campagne, mais de ce qu'on ne leur donne pas l'égalité d'argent et la facilité de confort, de congé, d'insouciance des ouvriers d'usine. Ils se font esclaves par les machines, les emprunts, la destruction des structures, les poisons et ils sont furieux d'être moins dans le pays que les esclaves de l'industrie. Ils veulent bien résister au plan Mansholt, ils font bien la grève, et mettent leur tracteur en travers des routes bre­tonnes, mais pour le gain seul, non pour la VALEUR inesti­mable de leurs mœurs familiales et de leur foi chrétienne... Sans doute en effet, il y a toujours une farouche révolte latente ou déclarée dans le cœur paysan, mais il n'y a plus, la clairvoyance du Chouan, la connaissance des principes ; qui font vivre et pour lesquels il est convenable de mourir... Cette clairvoyance éteinte, leur révolte apparaît aux puis­sants du monde ce qu'elle est devenue, instinctive et non raisonnable, désarmée, aveugle, héréditaire, presque ani­male. S'ils en restent là, ils sont perdus ! Retrouver cette clair­voyance paysanne qui ne s'en laisse pas conter, qui connaît la valeur de ses constitutions et voit la trahison dans ce qu'on lui propose, c'est la première démarche vers le salut. \*\*\* *Les paysans sont donc persécutés :* ils le sont par toute la barbarie économique de notre temps, laquelle les re­classe, les chasse, entreprend de les dégoûter, de les ruiner, de les pousser aux emprunts, de les grever par ce que j'appellerai « la foi en l'engrais chimique », de leur ôter la propriété, car enfin ils sont les serfs de leurs dettes et donc de l'État, mais à la différence des anciens serfs, ils ne sont pas attachés au sol mais continuellement menacés et tentés de déracinement. 54:135 Cependant, ces maux si universels et si puissants sont encore extérieurs. La vraie persécution est intérieure : on leur fait oublier et mépriser les vraies valeurs de leur état de vie. Et la première de ces valeurs, c'est que leur vocation, donc leur réussite, a pour loi le respect de la nature, c'est-à-dire le respect de l'œuvre divine. Ils ont la garde du « sol de la Patrie ». « Le sol, c'est la Patrie. » « Cette phrase est inscrite au fronton d'un entrepôt de produits agricoles. Lorsque l'on sait comment le sol est empoisonné par tout ce qu'il reçoit d'engrais et de traite­ments chimiques, il ne faut pas s'étonner que « la Patrie soit malade » ! (Bulletin de Jacques Monin, avril 1969.) C'est le bon sens même. Si le paysan gardait la crainte et le respect de l'ordre créé, non seulement il aurait une répugnance naturelle devant l'altération systématique du terrain par l'ingénieur chimiste étranger à la vie rurale, mais encore, poussé par le sentiment très paysan que la vie du sol, des plantes, de l'air a en elle de quoi se défendre de la mort, il prendrait un immense intérêt et placerait ses espoirs dans l'étude de ceux qui lui montrent les bactéries vivantes de la glèbe, tuées par l'apport brutal de la potasse ou du super-phos­phate, il prendrait horreur de ces nourritures inertes, de ces désherbants néfastes au bétail, de ces engraissements artificiels, de ces piqûres, de ces vaccins dont l'impuissance se révèle par leur multiplication même. Sans doute il y a dans cette voie -- à savoir la culture biologique -- un certain secours pour le paysan persécuté. Arrêter les dépenses insensées d'engrais, redonner ration­nellement la santé au troupeau, préserver des poisons lui-même et sa famille, viser à la qualité, déconsidérer par une propagande intelligente les ventes de fruits traités, beaux à voir et poisons à manger, c'est échapper certaine­ment *en partie* à la persécution systématique dirigée contre lui. -- Mais là n'est pas l'essentiel de notre propos. 55:135 Car la persécution ne désarmera pas. Le paysan avec ses biens naturels et spirituels est un ennemi dont la Révo­lution doit se débarrasser. L'ingénieur-patron qui maudis­sait la bêtise paysanne, parlait selon son idéal étroit de productivité, en allié inconscient de la Révolution. Le petit propriétaire rural, en effet, est le gardien et le mainteneur d'une vie indépendante « franche et libre » que la Révolu­tion ne peut supporter, -- car dans cette vie se trouve de quoi résister à la subversion et, à la longue, la ronger et la détruire. Le communisme hait le paysan et c'est le paysan qui lui donne le plus de mal. Ce qu'ont souffert les paysans en U.R.S.S. est inimaginable. (Voir Roland Gaucher : *L'Oppo­sition en U.R.S.S. 1917-1967,* Albin Michel). La vie paysanne est tellement liée à la vie chrétienne qu'elle est par elle-même un ferment antirévolutionnaire. La détruire violem­ment fut une nécessité pour le communisme -- et ce n'est pas fini -- mais la démoraliser, la ridiculiser, l'industriali­ser jusque dans les cœurs, c'est bien plus sûr et bien plus ingénieux. La défense paysanne existe, les paysans sont en colère, ils sont même parfois redoutables. Le maire d'un village de montagne reçoit les doléances des fermiers et des artisans, les feuilles d'impôt se sont alourdies, pour beaucoup elles sont insupportables. Il les recueille, il s'en va courageuse­ment à la Préfecture, il expose ses griefs. « Ah, lui dit-on, vous n'êtes pas content, *n'avez-vous pas compris que le but est de faire disparaître* toutes ces petites industries sans productivité, et de *simplifier* sur si peu d'hectares une population qui serait mieux ailleurs. » A cette cynique dé­claration, notre maire s'indigne : « Je n'ai qu'un mot à dire, leur jette-t-il, et tous les tracteurs bloqueront la nationale. » C'est vrai ! Pour la feuille d'impôt, pour les prix de vente trop bas, ils sont prêts à bousiller quelque chose de l'État, mais nous dirons d'eux ce que Jean Madiran a dit de l'école, « derrière ces remparts de colère, les vrais trésors n'existent plus ». (*Itinéraires*, supplément au nu­méro 124 de juin 1968.) 56:135 Les paysans sont aveuglément furieux et la réponse de la Préfecture ne les a pas éclairés : ils n'ont pas compris que ce n'est pas tant à leur argent, à leur soi-disant sous-productivité qu'en veut le gouvernement. Car s'il en était ainsi, la contradiction serait trop flagrante : les petites exploitations (dit-on) sont improductives et leur prix de revient trop élevé. Et la surproduction est si monstrueuse qu'il faut, pour maintenir les prix, organiser une gigan­tesque destruction obligatoire. D'autre part, les statistiques loyales démontrent que la petite culture polyvalente est la plus féconde. C'est contradiction inextricable, surtout si l'on considère le chômage et, la marche (inéluctable !) de l'industrie vers la suppression progressive de la main-d'œuvre par la machine ! Alors ! Supprimer les paysans -- « débarrasser le pays » des petites entreprises en les ren­dant invivables, c'est littéralement et uniquement nourrir la Révolution. Évidemment, la conclusion s'impose. Il s'agit, en effet, de nourrir, munir, armer la Révolution, tout en la conte­nant pour « l'ordre » communiste ; donc désarmer, neu­traliser l'ennemi naturel de la soviétisation : la famille paysanne, les structures paysannes séculaires. Il s'agit de vider la paysannerie par la lutte même qu'elle entreprend pour sa survivance, de la vider de sa substance, de sa religion, de son amour de la terre, de ce ferment de vertu, d'indépendance, d'union familiale qu'est la vie tradition­nelle du laboureur. Et ça marche très bien et c'est presque accompli. Le paysan ne demande plus à vivre en famille chrétienne qui se suffit à elle-même, et produit juste de quoi s'outiller modestement, en adaptant avec un sens inné de la tradition la machine moderne à ses mœurs ori­ginales. Cette mesure, cette modération, ce haussement d'épaules, cette rigolade rentrée, sournoise et avisée contre le monsieur de la ville, l'expert inexpérimenté qui veut perturber une vie sage et profonde, -- cette réaction tenace a presque disparu. 57:135 Minée par l'impiété, la cupidité, les airs méprisants, les écoles d'agriculture et hélas ! les maisons familiales prostituées, la jeunesse paysanne n'a plus de trésor à défendre. Derrière le rempart de son impuissante colère, il n'y a plus rien, elle revendique non « un état de vie » qui sauvait les âmes et conservait la Patrie, mais un standard dit élevé, celui de l'H.L.M. dont le dernier mot est la machine à laver la vaisselle pour tous. Symboles, preuves que l'ennemi est dans la place, ces râteaux de télévision qui surgissent de plus en plus nom­breux près des cheminées de nos fermes, ce transistor in­fernal que la bergère emporte au pré, emporte à l'étable et qui mêle ses gouaperies au petit bruit du lait mousseux fusant dans le seau. Résumons : le paysan est persécuté *dans son âme*, on lui prend son trésor *au foyer même*, on le lui prend *à l'église* d'où les chants ancestraux ne s'élèvent plus, d'où *on excite en lui des appétits étrangers à sa vocation*. Un curé décrète que le « Mois de Marie » se fera dans telle ferme de tel « lieu-dit »... et qu'on s'y réunisse. « Mois de Marie » : quelque écho dans les cœurs. On fait effort, on s'assemble, voici le Curé et voici le « mois de Marie » : «* Je vous ai réunis pour vous expliquer qu'il y a encore 17 fermes de trop dans le canton ! *» Conclusion : le salut de la paysannerie, -- et donc si l'on a bien compris quelle sauvegarde contre la Révolution représente cette vie toute disposée à l'ordre et à la vertu chrétienne, le salut du pays entier, -- a pour point de départ cette clairvoyance sur la vraie persécution intérieu­re, décidée, inexpiable, je dirai fondamentale et dont la nocivité principale est de n'être pas reconnue comme telle. Je veux dire encore comment, un jour d'automne 1968, se révéla au cœur d'un jeune paysan cette persécution im­pitoyable. 58:135 Je le revois encore, debout dans l'embrasure de notre porte, il prenait congé, c'était un jeudi. Il admira dans la cour un « cageot » de belles poires qu'un agriculteur biologique venait de nous apporter. Tout à coup, comme frappé d'un souvenir, son visage change, et je ne saurais traduire l'émotion puissante de ses simples paroles : « Celles-là, dit-il (les poires), n'auront pas le fuel : Il y a quinze jours j'ai vu ce que c'était -- j'ai été chez mon beau-frère, dans la vallée du Rhône. C'était le marché. Dans un terrain municipal, près d'une espèce de carrière, j'ai vu des producteurs avec des cageots de poires aussi belles que celles-ci -- seulement elles étaient produites à coup de traitements. Il y avait discussion. En face d'eux se tenait l'agent agricole, avec son jet de fuel tout prêt, le tuyau à la main. Je m'approche, j'écoute, il répétait ce que tous savaient bien : que ceux qui livreraient leur marchan­dise au fuel seraient payés, et un bon prix. Libre à ceux qui refusaient : de les vendre à bas prix, s'ils pouvaient, de les donner, ou de les enfouir dans leurs champs. Par un rapide calcul tous comprenaient que « le fuel, c'était les sous ». Il y avait des femmes avec leurs cabas, qui regar­daient de loin. Quand elles virent que le type allait ouvrir le robinet, elle osèrent s'approcher, je vis qu'elles étaient braves et pas bien riches, elles disaient : « On vous les achètera si vous voulez être raisonnables, donnez-les nous pour nos confitures. C'est tellement malheureux de gâter tout ça ! » Elles ouvraient leur cabas et elles tendaient leurs paniers. Monsieur, ils se sont mis à rire et les cageots ont été vidés en tas, et le type a tourné son robinet et le jet puant a balayé les poires et les femmes sont parties, l'air mauvais, *la haine au cœur, ce qui se comprend.* Pour moi, j'ai parlé à celui qui avait les plus belles poires. J'étais malade de dégoût, je lui ai dit : « Quel dommage, cette mévente, comment allez-vous faire pour trouver des dé­bouchés ? » Il a éclaté de rire et voici ce qu'il m'a répondu : « Mais le débouché, il est tout trouvé, *je ne cherche pas la vente,* je produis pour le fuel, ma fortune sans fatigue, *c'est l'indemnité ! *» 59:135 « Alors, Monsieur, j'ai compris, on a tué le paysan, lui qui est fait pour nourrir les hommes, on le fait travailler à la destruction de la nourriture, on le paie pour ça et on lui enlève même le plaisir *de donner.* Je verrai toujours la figure de ces femmes. Monsieur, ils font le paysan cruel. Nous n'étions pas ainsi : les bonnes années, on faisait pro­fiter les pauvres, on appelait les sœurs des petits vieux, ou au moins on rendait à la terre, pour l'an prochain, ce qu'elle avait donné en trop. « Le soir, je suis allé tout seul à cet affreux dépotoir où croupissait des tonnes de fruits -- j'étais attiré -- et qu'est-ce que j'ai vu ? des rats gros comme le bras qui grouillaient là-dedans ; ça ne les gênait pas, eux, le fuel, et ils trottaient, portant quels germes de cancer à nos bêtes et à nos enfants. « J'ai compris, je vous le dis, Monsieur, ce jour-là ; c'est le cœur qu'on nous a volé. » \*\*\* La clairvoyance retrouvée, où est la voie du salut ? Dans la persécution même. « Quand les hommes vous per­sécuteront, réjouissez-vous, car votre récompense est gran­de dans les Cieux. » La solution est chrétienne. C'est *la résignation.* Le terme et la chose sont honnis. Il faut lutter, non pas se résigner, dit-on. Entendons-nous, DISTINGUONS, COMPRENONS. Il est juste que les prix des produits agricoles soient ajustés au prix des produits fabriqués. Il est juste que le paysan soit honoré, regardé comme mainteneur essentiel de la Patrie. 60:135 La lutte pour cette justice est juste. Elle aurait quelque chance d'aboutir sous un gouvernement de droit divin. Elle n'a nulle chance dans notre soviétisation progressive. Est-ce une raison pour déclarer juste ce qui est injuste ? Non, on peut continuer à s'indigner, mais *l'important n'est pas d'obtenir la subvention d'un gouvernement qui pour­suit par système la disparition du paysan authentique,* l'important est de comprendre qu'*il est mortel de poursui­vre le profit au prix de l'abandon des vrais biens,* donc de l'essence même de la vie paysanne, mais qu'il est possible encore de les sauvegarder dans la PAUVRETÉ, dans le sa­crifice, dans l'acceptation sérieuse et intelligente de la persécution. Car la persécution du paysan est inhérente à l'esprit qui nous gouverne -- comme la persécution de l'éco­le, comme la persécution de la famille. Il est impossible d'espérer une justice matérielle là où règne la persécution spirituelle. L'École *libre* doit renon­cer aux subventions des athées si elle veut rester chré­tienne. Ce qui doit l'inquiéter, c'est d'être vidée de son essence même, qui est l'éducation chrétienne. Tout le monde le comprend maintenant. C'est plus clair pour l'école que pour la paysannerie : la pire persécution, on le sait, c'est la contestation introduite (je veux dire glorieusement régnante), dans l'école catholique. Eh bien, il en est de même et plus hypocritement s'il se peut au foyer paysan. La question est donc de savoir comment garder l'essentiel trésor que ni les vers ni les voleurs ne prennent, et de le garder *dans la persécution même.* Or, il est certain que la persécution est permise par Dieu contre la Famille, l'École et la Campagne, *pour le bien des élus,* qui se sanctifient dans ces institutions naturelles et chrétiennes. Il faut donc croire que, jusqu'au martyre, on peut vivre la vie de fa­mille chrétienne, constituer de pauvres et ferventes écoles et garder un pauvre et fier foyer paysan chrétien. Le tout est de se résigner fièrement à souffrir pour l'amour de ces biens, énumérés par Virgile, transfigurés par Jésus-Christ et enseignés par les Papes. \*\*\* 61:135 Actuellement, ceci accepté, nous assurons que cette sauvegarde n'est pas encore impossible. De même qu'une école vit et boucle juste, avec les ressources de la cam­pagne, le dévouement, l'union aux familles, la sagesse de cinquante enfants, de même, je connais des fermiers biolo­giques contents, malgré les impôts, malgré l'outillage, malgré toutes les persécutions ; des fermiers qui échappent aux emprunts et dont les enfants ne sont ni contesta­taires ni dégoûtés. Seulement ils se contentent, ils en­durent. Et voilà la profession de foi qu'il leur faut apprendre : « Je ne suis pas malheureux, je renonce *au congé payé,* à un confort que mes pères n'ont pas connu, j'admets que mes cousins ouvriers aient une 404 ou la 504 et moi une 2 CV, -- je ne prendrai jamais la télévision, mes petits n'entendront pas les imbécillités de la radio, je ne trans­formerai pas tous mes hectares en vergers à cerises, je garderai mes cultures variées qui compensent d'elles-mêmes une mévente possible, mes quelques vaches, mon bon cheval pour les labours délicats -- d'où mon fumier animal, d'où mon compost ; -- pour le tracteur, je m'ar­range avec les voisins à trois ou quatre qui nous aimons bien ; je fais mon petit potager, j'apprends les traite­ments naturels pour mes fruitiers et mes légumes, j'ai ma petite vigne pour mon vin sans colorant, sans conser­vant mes céréales, ma prairie ; j'ai une Péraudière pour mon garçon, j'en voudrais une pour ma fille, j'ai ma peine, j'ai ma fatigue continuelle, j'ai ma relative pauvreté, l'in­sécurité, la menace, la croix, mais *je laboure les champs que labourait mon Père !* -- Je suis prêt à bien d'autres souffrances, je crois que je n'ai peur de rien, que de perdre cet horizon, que de perdre ma foi, si le Curé conti­nue ses folies -- mais je rapprends mon catéchisme, et je l'apprends à mes enfants... 62:135 J'attends que la tourmente passe, et quand le Cœur de la Sainte Vierge triomphera, je compte bien que mon garçon et moi nous penserons justement à planter nos pommes de terre, ou à sarcler nos fraises, certainement à dire ensemble notre chapelet devant la Vierge de Lourdes que la grand'mère a rapportée de pèlerinage, il y a trente ans. Et si le malheur s'abattait sur nous, si la Révolution nous prenait la raison de vivre, nos champs, notre maison, au moins l'ennemi nous prendrait-il au poste, gardiens de la terre, notre Foi au cœur, c'est-à-dire, intacte, la raison de mourir. » Je conclurai en offrant au paysan catholique deux sujets habituels de réflexion, afin de marquer de deux points bien clairs cette longue méditation : 1\) Le premier sur le destin précis qui le menace s'il ne comprend pas le sens de la persécution dressée contre lui : Nous savons de source certaine que seuls les événe­ments de mai 68 ont retardé la mise en application de la mesure suivante ([^5]) : l'État est prêt à aider largement les cultivateurs qui veulent moderniser ou agrandir leurs en­treprises, il prêtera et même donnera sans difficulté *au paysan vivant* à la seule condition qu'il fasse immédia­tement *de l'État le légataire universel* de ses possessions terriennes ! Ainsi mourra la paysannerie française, sans embarras, sans bruit -- et disparaîtra, avec elle, cette grandeur natio­nale, morale, religieuse pour laquelle sueur et sang ont coulé depuis des siècles : le patrimoine. 63:135 2\) Mais s'il a compris, s'il accepte sa souffrance, s'il endure pour durer, sans compromission et sans mendicité, alors conseillons-lui de mettre en son cœur les sentiments de cette paysannerie contre-révolutionnaire héroïque qui fit la guerre de Vendée, qu'il apprenne à connaître com­ment ces provinces, évangélisées par saint Grignion de Montfort, luttèrent pour garder leur Dieu ([^6]). Chevalerie paysanne qui devrait se lever, aujourd'hui, pour l'honneur de Notre-Seigneur, c'est-à-dire précisément pour le catéchisme et le patrimoine terrien de ses enfants. Luce Quenette. 64:135 ### Réflexions universelles sur le suffrage par Henri Charlier ON NE PEUT REGRETTER le général de Gaulle qui est à bien des points de vue un coupable et un grand coupable ; mais il est curieux de voir qu'il est chassé du pouvoir sur une de ses rares bonnes idées : la régionalisation et surtout la représentation professionnelle. Il est le seul gouvernement depuis 1789 qui ait osé s'at­taquer au pur parlementarisme, cause prochaine de la dé­cadence des nations occidentales et de la ruine de la France. Aussi a-t-il eu dans ce dernier référendum tous les par­lementaires contre lui, même ceux de son parti. Tous ont senti qu'allait s'introduire dans la vie politique une race d'hommes très différente de la leur, des hommes au cou­rant des réalités économiques et sociales, les ayant vécues et les vivant journellement, soucieux d'économies budgé­taires car ils payent les impôts tandis que fonctionnaires et parlementaires en vivent. Ils ont senti que ce trou pra­tiqué dans le pur parlementarisme ne pourrait que s'agran­dir. Ils ont craint que le peuple ne s'avisât de leur parfaite inutilité et que ses yeux se décillent. Car quand les agri­culteurs veulent se faire entendre, il leur faut barrer les routes ; quand les ouvriers croient avoir à se plaindre, ils occupent les usines. 65:135 Ils ne sont pas représentés (ni les industriels, ni les commerçants, ni les professions libérales, ni les artisans). Mon arrondissement est en majorité peuplé de gens qui vivent de la terre. Mais le député représente le parti qui paie les frais de son élection. Et les agriculteurs se trouvent eux-mêmes divisés entre les différents partis d'une manière purement artificielle, uniquement pour le bénéfice des chefs de parti et contre les intérêts véritables des électeurs. De Gaulle avait cru qu'en faisant élire le chef de l'État par tous les citoyens il lui assurait une autorité supérieure à celle des parlementaires. Il a vu le résultat. Les partis politiques qui naissent spontanément de la nature du ré­gime électoral et créent dans le pays une guerre civile larvée mais constante, qui sont toujours profondément divisés entre eux, se sont aussitôt ligués contre le projet d'intro­duire dans la constitution du pays une représentation des vrais intérêts de la population travaillante. Car le suffrage universel individuel, où les électeurs sont assemblés uniquement par leur domicile, sans qu'il soit tenu compte ni de leur travail, ni de leur famille, ni de leur fonction dans la société, aboutit à ne représenter que les désirs individuels, les ambitions personnelles et finalement des passions faciles à exciter par des démago­gues exercés. Le suffrage universel est, de toutes les ins­titutions le plus aisément influençable par les passions basses, La seule chose qui n'y change pas c'est la division constante qu'il entretient et envenime entre les citoyens. La première chose que fit Bismarck lorsqu'il arriva au pouvoir en Prusse fut d'instituer le suffrage universel ; il le manœuvra toujours à sa guise. Et c'est pour dominer facilement que, dès 1789 nos révolutionnaires instituèrent ce mode de représentation qui divise les sociétés naturelles. Les robins, les avocats sans cause, les orateurs de réunion publique devinrent ainsi les représentants d'individus sans liens réels entre eux. Et les idéologues s'en donnèrent à cœur-joie. 66:135 Les esprits clairvoyants, dès la Révolution, se rendi­rent compte qu'un ordre social (imparfait, bien sûr) avait été détruit sans être remplacé. Dès 1808 Saint-Simon reprochait aux théoriciens du XVIII^e^ siècle et de son temps « *de ne disposer d'aucun principe fécond, d'avoir l'esprit rempli d'abstractions personnifiées, et d'être restés étran­gers à l'état scientifique et positif *». On reconnaît à ce langage le maître d'Auguste Comte : « *La classe indus­trielle, disait-il encore, est la classe fondamentale, la classe nourricière de la société. *» Il faut rechercher le système qui pourra « *garantir les travailleurs de l'action improduc­tive des fainéants *». Malheureusement, la pensée de Saint-Simon n'était que déiste à la mode de celle de Voltaire, et naturaliste. Ces idées justes aboutirent à ce que ses disciples devinrent les fondateurs du capitalisme et insti­tuèrent la domination de l'argent. Encore un cas d'idées justes devenues folles sans l'ascèse religieuse. Et, contre les illusions des politiques libéraux, satisfaits de la fausse représentation du peuple donnée par le sys­tème électoral individualiste, il disait. « *Les agitations révolutionnaires, la gêne où nous vivons depuis longtemps, le désir que nous avons d'en être quittes enfin nous ont fait avec raison bénir la charte* (celle de Louis XVIII)... ; *mais quand nous nous écrions avec transport que la Révolution est à jamais finie, nous exprimons bien plutôt un désir qu'une confiance raisonnable. *» Et ailleurs : « *Les esprits n'ayant plus rien de convenu entre eux* (cela veut dire : ni principes communs, ni morale) *se séparèrent et de­vinrent ennemis ; ce fut la lutte de tous les caprices et le combat de toutes les imaginations. A défaut d'idées com­munes, on se rallia à des sentiments généraux... *» Nous en sommes encore là, après plus de cent ans écoulés. Ces sentiments généraux sont la liberté de tout faire et une « démocratie » sans aucune signification, car elle va de Nixon à Staline, de Paul VI à Cohn Bendit. Et les para­sites, les « fainéants » de Saint-Simon sont revenus sous une autre forme, ce sont les parlementaires. Proud'hon quelque trente ans après Saint-Simon, en 1851, dans son « Idée générale de la Révolution au XIX^e^ siècle » disait : « *De ces deux choses,* (la destruction de la féodalité et l'organisation de la cité économique) *la Révolution n'a accompli à grand peine que la première ; l'autre a été complètement oubliée. De là cette espèce d'impossibilité de vivre qui travaille la société française depuis soixante ans. *» 67:135 Nous en sommes toujours au même point, après des révolutions sanglantes prêtes à renaître, après plus de vingt constitutions politiques qui jamais ne touchent au fond du problème ; et nous allons retomber dans la Répu­blique des camarades, gouvernés par la finance. Il y a même une aggravation : la constitution actuelle donne au Président de la République des pouvoirs beaucoup plus grands qu'autrefois. Les partis se disputeront férocement cette place et celui qui l'occupera sera tyrannique. Une société qu'on veut organiser sans souci des bases naturelles de toute société n'est pas viable. Ces bases sont la famille, le métier, la paroisse, la province. Les lois successorales ont disloqué la famille, les lois sur l'en­seignement ont pratiquement supprimé son autonomie dans l'éducation. Aujourd'hui, c'est une prétendue Action catholique qui crée la division entre les enfants et les pères. Les organisations « d'ensemble » dissocient les familles paroissiales en enlevant au curé sa responsa­bilité spirituelle pour la livrer à des ecclésiastiques bureau­crates ignorant les personnes et la condition spirituelle des familles. Cependant les encycliques sociales des papes et leurs monitions avaient rappelé les conditions naturelles à toute société pacifiée ; mais le clergé n'a pas été formé à en tenir compte. Elles rappelaient que la nature des choses comporte le péché originel. Qui n'en tient pas compte échoue et c'est en quoi des esprits clairvoyants sur le mal social comme Saint-Simon et Proud'hon se trouvent être des utopistes. Leurs observations intelligentes et leurs projets soigneusement réfléchis ne pouvaient aboutir, non parce qu'ils étaient prématurés mais parce qu'ils ou­bliaient les blessures de la nature humaine. 68:135 On nous accuse d'être partisans d'un passé révolu. C'est bien à tort. Nous nous contentons de rappeler ce qui ne change pas dans la nature animale, végétale et dans la société humaine. Or l'homme est personne morale ce sont les femmes qui enfantent et nourrissent les petits, non les hommes, elles sont donc chargées par la nature de l'éducation enfantine, et, par la grâce de Dieu, capables de la réussir... Les socialistes cherchèrent, non comme un trésor perdu mais comme une invention à faire, la loi naturelle qui avait toujours été offerte à l'humanité, for­mulée dans le Décalogue, conservée dans l'Église avec les moyens surnaturels permettant de la suivre. Nous devons nous administrer nous-mêmes dans le métier, l'éducation, la commune, la province et déchar­ger l'État d'administrations coûteuses et sans expérience de la réalité, car elles ne sont pas responsables financiè­rement. Nous devons éliminer de nos institutions tout ce qui favorise la division entre les citoyens, comme le parlementarisme tel qu'il existe (non la représentation) ; la multiplicité des syndicats (non la participation) car « *toute société divisée contre elle-même périra *». Henri Charlier. 69:135 ### Une question de conscience Vérité et mensonge dans l'Église par Louis Salleron IL Y AURAIT bien des choses à dire sur le livre, récem­ment traduit, de Charles Davis : « Une question de conscience » (*A question of conscience*) ([^7])*.* Nous nous limiterons au problème du mensonge dans l'Église. Rappelons que Charles Davis était le plus célèbre théologien anglais. Il avait été expert au Concile, comme conseiller du cardinal Heenan. Il dirigeait la « Revue du Clergé » (anglais). A la fin de 1966 il prit la décision de rompre avec l'Église et se maria. Pourquoi cette décision ? Il s'en explique dans *Une question de conscience.* C'est à cause de l'Église elle-même qu'il la quitte. Il croit toujours en Dieu et en Jésus-Christ (nous dit-il), mais il ne croit plus en l'Église. « Que j'aie considéré l'Église du point de vue de ses structures actuelles et de son activité, avec sa prétention à être l'Église du Christ incarnant visiblement la foi, l'espé­rance et l'amour chrétien ; on que je la considère en fonc­tion des données bibliques et historiques, comme accom­plissant, elle seule, ce qui a été révélé sur l'Église du Christ, je ne me suis plus trouvé en face de signes suffi­sants pour maintenir mon adhésion à cette Église. Au contraire. 70:135 Pour ces raisons, j'ai cessé de croire en l'Église catholique romaine et je l'ai quittée » (p. 210). Précisons qu'il n'a pas donné son adhésion à une autre église. Même il nous assure que sa foi à l'Église demeure, mais il s'agit d'une Église théorique et qui reste à construire dans la réalité -- ce à quoi il entend s'employer avec sa femme. Les reproches qu'il fait à l'Église sont nombreux. Nous n'en retiendrons qu'un : c'est l'abus du mensonge qu'il trouve en elle. Pour lui, l'Église est devenue « une zone de mensonge imprégnée d'une indifférence totale à la vérité » (p. 76, p. 78). Il développe longuement cette idée. Les mots, dit-il, « n'étant plus destinés à véhiculer la vérité, ne servent plus que comme moyen de préserver l'autorité ; une auto­rité que la vérité ne concerne pas » (p. 79). « Ces simples affirmations font prime : elles per­mettent de raccorder les vérités inconfortables ou de réfu­ter, sans plus, les arguments d'adversaires un peu trop effrontés. L'ambiguïté est fréquemment maniée : elle per­met d'assouplir des déclarations qui, autrement, risque­raient, plus tard, de devenir gênantes et aussi d'harmo­niser ce que l'on dit aujourd'hui avec ce qui était enseigné hier. « Il arrive que cette dénaturation du langage en vue de dissimuler la vérité pour protéger l'autorité, confine à l'absurde. Comme on demandait à Mgr Vallainc, qui se trouve à la tête du service de presse du Vatican, comment le pape pouvait affirmer que l'enseignement officiel au sujet du contrôle des naissances ne prêtait à aucun doute, alors qu'une commission était pourtant convoquée pour étudier la question, il répondit -- et cette réponse fut largement diffusée dans la presse -- que l'Église, à ce sujet, était dans un état de certitude mais qu'au moment où le pape aurait pris sa décision, elle passerait d'un état de certitude à un autre état de certitude. Ces messieurs montrent parfois plus d'adresse mais le principe demeure le même. Quelqu'un remarquait avec esprit que lorsque l'Église contredira son enseignement relatif au contrôle des naissances, la nouvelle déclaration de doctrine com­mencera par ces mots : « Ainsi que l'Église l'a toujours enseigné... » 71:135 Le trait, je le crains, ne manque pas de jus­tesse. Les documents officiels justifient presque toujours leurs changements d'attitude en invoquant la continuité de l'Église et en s'appuyant sur d'illustres prédécesseurs. Cela s'est produit à propos des relations avec l'Église d'Orient, du mouvement œcuménique, de la liturgie, de la critique biblique et de l'enseignement social » (p. 81). Laissons de côté les exemples choisis, laissons égale­ment de côté le fait que Davis prend ces exemples à un niveau où le problème du vrai et du faux se situe dans une perspective qui exige l'analyse la plus fine, sa cri­tique mérite examen. Lui-même ne fait d'ailleurs pas toujours preuve d'un sens aigu de la vérité, par exemple quand il écrit que *Veterum Sapientia* est « un exemple monumental de docu­ment truffé de rhétorique mensongère » (p. 82). Qu'il voie de la rhétorique dans *Veterum Sapientia,* c'est son droit. Mais en quoi cette rhétorique est-elle mensongère ? On aimerait qu'il en fasse la démonstration. Et quand il écrit : « J'ai assisté au Concile. Le résultat fut qu'il ne m'a plus été possible d'attacher le moindre crédit à un document pontifical tel que *Mysterium Fidei* sur l'Eucharistie » (p. 84), on se demande ce que pouvait être ce théologien et ce catholique. Sa hargne contre Rome et le pape lui fait perdre la tête. Mais peu importe la personnalité de Davis (guère sym­pathique, à vrai dire) ; ce qui importe, c'est le problème qu'il soulève, et qui existe effectivement. Simone Weil l'avait vu avant lui, dans un tout autre éclairage. Ce ne sont pas les petits ou gros mensonges des hommes d'Église qui l'intéressent, c'est la vérité consi­dérée pour elle-même, dans son essence. Cependant comme ses réflexions sont très éclairantes, nous croyons bon d'en rappeler l'essentiel. 72:135 « On peut affirmer sans crainte d'exagération qu'au­jourd'hui l'esprit de vérité est presque absent de la vie religieuse. » ([^8]) « Dostoïevski a commis le plus affreux blasphème quand il a dit : « Si le Christ n'est pas la vérité, je pré­fère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu'il était du pain, de la boisson ; mais il a dit : « Je suis le pain vrai, la boisson vraie », c'est-à-dire le pain qui est seulement de la vérité. Il faut le désirer d'abord comme vérité, ensuite seulement comme nourriture. « Il faut bien qu'on ait complètement oublié ces choses puisqu'on a pu prendre Bergson pour un chrétien ; lui qui croyait voir dans l'énergie des mystiques la forme ache­vée de cet élan vital dont il s'est fait une idole. Alors que la merveille, dans le cas des mystiques et des saints, n'est pas qu'ils aient plus de vie, une vie plus intense que les autres, mais qu'en eux la vérité soit devenue de la vie (...). \[Les\] êtres qui malgré la chair et le sang ont franchi intérieurement une limite équivalente à la mort reçoivent, par delà, une autre vie, qui n'est pas en premier lieu de la vie, qui est en premier lieu de la vérité. De la vérité deve­nue vivante. Vraie comme la mort et vivante comme la vie. » ([^9]) « Une vérité est toujours la vérité de quelque chose. La vérité est l'éclat de la réalité. L'objet de l'amour n'est pas la vérité mais la réalité. On ne désire la vérité que pour aimer dans la vérité. On désire connaître la vérité de ce qu'on aime. » ([^10]) Il est possible que ces propos paraissent un peu sus­pects au théologien, ou au philosophe. Mais nous ne vou­lons retenir que la « vérité » de leur orientation. Ils nous sont précieux pour l'examen de ce redoutable problème : le mensonge dans l'Église. 73:135 C'est un livre entier qu'il faudrait écrire. Existe-t-il ? Je ne le connais pas. Il y a un an ou deux, j'ai lu (ou peut-être relu, après quarante ans) « Le Mystère de l'Église » du P. Clérissac. J'espérais y trouver quelque chose sur la question, mais elle n'est pas abordée. #### Menus faits J'ai pris personnellement contact avec le mensonge dans l'Église par l'affaire de l'Action française, en 1926-1927. Le cardinal Andrieu avait écrit une lettre peu glo­rieuse pour dénoncer la nocivité de l'Action française. Cette lettre contenait des erreurs, que Maurras releva immédiatement. Ce n'était que des erreurs ; dénoncées et non rectifiées, elles devenaient des mensonges. Le cardinal ne bougea pas ([^11]). A partir de décembre 1926, les sanctions romaines commencèrent à se déclencher. Le point de départ invo­qué était la lettre du cardinal. Les catholiques d'Action française protestaient : « Vous nous persécutez à partir de faits faux ! » Autant en em­portait le vent. J'étais étudiant à l'Institut catholique de Paris, et qui plus est, président de l'association des étudiants. Je discutais avec Mgr Baudrillart : « Mais Monseigneur, ce sont des mensonges que raconte le cardinal Andrieu ! » 74:135 -- « Ce sont des détails » -- « Eh ! bien, que le cardinal rectifie ! » La conversation se poursuivait, un dialogue de sourds. Indéfiniment, je revenais à mon argument : « *S'il y a des motifs de condamner l'Action française, qu'on nous les donne. Mais ce n'est pas sur des faits faux qu'on peut la condamner. *» Mgr Baudrillart levait les bras au ciel, et je le vois encore pivotant sur son fauteuil et me montrant d'un revers de main toute sa bibliothèque : « Mais mon pauvre Salleron, c'est toute l'histoire de l'Église ! toute l'histoire de l'Église ! Je n'en étais pas moins scandalisé. Je le fus également quelques mois plus tard quand le P. de la Brière, qui avait toujours été favorable à l'Action française, fit un petit livre pour expliquer en quoi elle était pécheresse. Quand on a professé des idées et que celles-ci viennent à être condamnées, ou bien on les défend si on continue de les croire bonnes, ou bien on se tait si on pense devoir se soumettre au jugement de l'Église (sans être soi-même pleinement convaincu de la rectitude de ce jugement). Mais si l'on pense qu'effectivement l'Église a raison et qu'on s'était trompé, on ne peut écrire qu'en confessant expressément sa propre erreur au lieu de se faire simplement, auprès des autres, l'avocat d'une cause à laquelle on ne croyait pas un an plus tôt. Car l'impres­sion qu'on donne est qu'on a tout bonnement retourné sa veste. L'obéissance est une grande vertu, et qui justifie l'abandon de ses propres opinions. Mais présenter, du jour au lendemain, des idées contraires à celles qu'on professait précédemment sous prétexte d'obéissance, c'est manifester à l'égard de la vérité le mépris le plus absolu. C'est scan­daliser, au sens plein du mot « scandale ». A vingt ans on est sensible au scandale. Depuis cette époque lointaine, j'ai eu le temps de me blinder. Mais il m'arrive encore de me sentir atteint par l'énormité de l'offense à la vérité. 75:135 A la suite de l'affaire « Pax », le 29 janvier 1964 Mgr Stourm écrivait à Georges Hourdin : « Je n'ai jamais accordé aucun crédit aux campagnes de publications telles que *Itinéraires* ou *la Nation française*. » il ne s'agissait pas là d'un mensonge, en ce sens qu'on a tout lieu de croire que Mgr Stourm n'accordait effectivement aucun cré­dit aux campagnes d'*Itinéraires* et de *la Nation française.* Il disait donc la vérité quant à son propre personnage. Seulement il témoignait ainsi de son indifférence totale quant à la vérité des faits. Les campagnes d'*Itinéraires* étaient-elles fondées ou non ? C'était toute la question ; et il suffisait de lire les documents produits pour s'aperce­voir qu'elles étaient entièrement fondées. Mgr Stourm ne voulait pas le savoir, ou plutôt n'avait même pas (vraisem­blablement) l'idée d'y aller voir. Pour lui, du moment qu'il s'agissait de publications réputées à faible tirage et extrémistes ou intégristes, il ne leur faisait aucun crédit, a priori, et il en rendait témoignage à un potentat de la presse « catholique », Dieu et la vérité ne pouvaient être qu'avec les gros tirages, fabricants et reflets de « l'opi­nion », cette reine des batailles civiles et religieuses. Le plus fort était que Mgr Stourm parlait en tant que prési­dent de la Commission épiscopale de l'information. L'an 1968 vit le fameux communiqué du cardinal Lefebvre sur le Nouveau Catéchisme ! Quoique Jean Madiran l'ait récemment commenté ([^12]), il nous permettra de le reproduire une fois de plus : « Des articles parus dans la presse viennent d'accuser d'erreurs contre la foi catholique et de mutilations dans la doctrine le Fonds obligatoire pour le catéchisme du cours moyen, qui a été adopté par l'Assemblée plénière de l'Épiscopat, le 21 octobre 1966. « Une telle attaque, qui pourrait semer le trouble dans la conscience des chrétiens, est dénuée de toute vérité. S'appuyant sur des citations hors contexte, iso­lant telle ou telle expression des autres expressions com­plémentaires, extrapolant de façon indue, cette campagne dénature le sens et la portée de ce document catéchétique. 76:135 « Celui-ci répond, dans la fidélité à la doctrine révé­lée, aux besoins pastoraux et pédagogiques de la foi des enfants au cours moyen, en tenant compte du contexte actuel de notre pays. On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ulté­rieures. Lire le fonds obligatoire dans une autre pers­pective serait méconnaître gravement les intentions mûrement réfléchies de l'Épiscopat. » *Les* articles visés par ce communiqué, c'était *mon* article du « Monde » du 20 février. Au 28 février, date du communiqué, il n'y avait que deux articles parus sur le Nouveau Catéchisme : le mien, et un autre du journal belge « La Meuse ». S'il n'y avait eu que l'article de « La Meuse », il est évident que le cardinal Lefebvre n'eût pas publié de com­muniqué. Mais le tirage et l'audience du « Monde » l'avaient mis en mouvement. Si l'article de « La Meuse » avait justifié les dires du cardinal, son communiqué eût été de toute façon malhon­nête puisqu'il n'eût été qu'un prétexte aux accusations qui m'étaient destinées. Mais l'article de « La Meuse » ne justifie pas davantage que le mien les affirmations extravagantes du cardinal. En réalité, tout est faux dans le communiqué du car­dinal et on demeure confondu qu'il ait osé signer une telle accumulation de contre-vérités. Je renvoie là-dessus à ce qu'a écrit Jean Madiran. ([^13]) Mais ces procédés nous posent de graves problèmes. Car il serait trop facile de dire que le respect dû à la Hié­rarchie exige toujours le silence des fidèles. S'ils étaient seuls en cause, ils pourraient se sacrifier à la vérité, mais peuvent-ils sacrifier la vérité quand celle-ci est trop long­temps négligée ou bafouée, quand elle concerne des questions importantes, quand, finalement, c'est l'Église elle-même qui y est intéressée au-delà des gens d'Église ? 77:135 #### La vérité dans l'Église Le problème de la vérité concerne à ce point *tout* dans l'Église qu'on ne sait par quel côté l'aborder. On peut penser d'abord aux plus hautes questions. Par exemple : la vérité dogmatique (approfondissement, déve­loppement, formulation, délimitation, etc.). Par exemple encore : la vérité dans la Bible (toute la gamme des diffi­cultés relatives à l'exégèse). Ce n'est pas ce qui nous préoccupe ici. Ce qui nous préoccupe c'est l'*attitude* de l'Église, c'est-à-dire finalement des *hommes d'Église,* selon qu'ils engagent plus ou moins l'Église. A cet égard, les observations de Charles Davis sont parfaitement justes, à cette nuance près qu'il vise le pape derrière Rome, alors que c'est le pape qui est le dernier refuge de la vérité dans l'Église, même si l'on peut regretter chez lui certaines oscillations susceptibles de troubler les fidèles. Mais ces oscillations ne sont pas la marque d'une indifférence à la vérité ; elles sont l'effet de son tempérament et des difficultés innombrables aux­quelles il a à faire face. Dans sa fonction de successeur de Pierre, il a toujours proclamé la vérité avec netteté et intrépidité. Il suffit de se rappeler sa profession de foi et *Humanæ vitæ.* C'est dans certains bureaux romains, dans la hiérarchie épiscopale, chez les clercs disposant de quelque respon­sabilité qu'on trouve ce mensonge diffus dont l'Église souffre si cruellement. Écartons cependant le mot « mensonge », applicable plutôt à des cas particuliers, et disons « indifférence à la vérité » qui rend mieux compte d'une attitude permanente et d'un comportement général. 78:135 Où apparaît cette indifférence ? Partout évidemment, mais d'abord à l'égard des faits, et spécialement à l'égard des *faits* relatifs à des *changements* (changements de « doc­trine », de politique, d'attitude officielle, etc.). Nous examinerons rapidement, en ce qui concerne l'in­différence à la vérité, les procédés, les raisons et les remèdes. 1° Les procédés. Ils sont innombrables. On distinguera cependant : -- le *vague* dans les propos, le balancement, la déro­bade à côté de la question, la confusion, l'ambiguïté, etc. Ce n'est pas le oui ou le non, mais un entre-deux ou une juxtaposition qui laisse le fidèle sur sa faim. On en a un bon exemple dans les interviews et les dialogues radiopho­niques. -- l'*amalgame*. On brouille les faits et les personnages pour toucher certains qui, mis en cause directement, au­raient beau jeu de se défendre. -- le *silence*. On ne dit pas le faux. On tait le vrai. -- le *mensonge* proprement dit. On nie ou on déforme tranquillement des faits patents. -- la *démagogie*. On flatte l'opinion publique, en cô­toyant habilement le modernisme, le progressisme, le marxisme, la révolution, etc. -- la *persévérance* dans l'erreur. Quand on s'est trom­pé ou qu'on a été trompé, ou qu'on a menti, on ne rectifie jamais. 2° Les raisons. Elles sont très complexes. En voici quelques-unes : -- l'*insignifiance des vérités secondaires*. Seule compte la vérité absolue -- qui est l'Église. Tous les mensonges sont des mensonges joyeux s'ils ont pour objet la sauve­garde de l'Église. L'apologétique prime la vérité. La fin justifie les moyens. 79:135 -- le *gouvernement*. On ne gouverne pas sans se salir un peu les mains. Il faut un saint Louis ou un Pie X pour gouverner selon la vérité totale. Mais l'essentiel, pour un « responsable », c'est de « sécuriser » le grand nombre et de conserver l'unité du troupeau. (C'est un peu la même raison que la précédente, mais vue sous un autre angle.) -- le *sentiment de la supériorité*. C'est encore la même raison que les deux précédentes, mais sous l'aspect psychologique. L'évêque sait ce qu'il a à faire. Le théo­logien sait ce qu'il a à enseigner. Le prédicateur sait ce qu'il a à prêcher. Leurs « charismes » respectifs les assurent de bien conduire le peuple. -- la *solidarité*. Cette raison-là joue à plein dans la « collégialité ». Quand une décision a été prise dans la Conférence, épiscopale nationale, comment aller contre ? Ce serait aller contre l'unité de l'Église, créer des divi­sions, ruiner le principe même de l'autorité. -- l'*attraction de la force*. Il y a beaucoup de forces actives dans la société, le pouvoir politique, le pouvoir financier, le pouvoir syndical, le pouvoir des mass media. Il faut composer avec ces forces, voire céder à certains chantages. -- l'*alibi*. Nous parlons de l'alibi moral, qu'on se consti­tue si facilement dans les mauvaises causes. Face, par exemple, à des problèmes comme ceux de la « collégialité » ou du Nouveau Catéchisme, on a vite fait de se dire qu'on travaille à la restauration du rôle véritable du pape qui est de « présider à la charité » et non d'interférer dans le gouvernement des Églises particulières, comme on a vite fait de se dire qu'une pédagogie nouvelle heurte né­cessairement la routine. Alors on se fait une bonne conscience, que renforcent les attaques des « extrémistes ». On arrive, ô merveille, à penser qu'on lutte et qu'on souffre pour la vérité. C'est l'inversion pure de la réalité. L'imagi­naire, comme dit Marcel De Corte, l'emporte définiti­vement. 80:135 Toutes ces raisons se retrouvent toujours plus ou moins dans l'exercice de l'autorité, quelle que soit la nature de l'autorité. Elles expliquent donc beaucoup de choses, et en justifient certaines. Le compromis, la « poire coupée en deux », le « pas d'histoires ! » ont toujours leur place dans le gouvernement des hommes et l'administration des choses. Mais ces arrangements avec la vérité choquent davantage dans le domaine religieux, d'autant qu'ils sem­blent être devenus une règle générale. 3° Les remèdes. Il n'y a pas de remèdes, au pluriel. Il y a un remède, au singulier : le retour à l'*esprit de vérité*, cher à Simone Weil. On parle beaucoup de l'esprit de *service*. L'esprit de *vérité* est certainement plus urgent. Disons, si l'on préfère : le *service de la vérité*. Si tous ceux qui, dans l'Église, occupent des postes de responsabilité s'obligeaient à juger, à agir et à parler dans le *respect premier dû à la vérité,* la décomposition actuelle du catholicisme qu'évoque le P. Bouyer s'arrêterait vite. Tout le monde, à tous les niveaux et dans tous les secteurs, serait acculé à un choix : rester dans l'Église et la vérité, ou s'en aller. Les remue-ménage que créerait la vérité proclamée et vécue s'apaiseraient. Et en toute hypothèse quelques scandales vaudraient mieux que le cancer mor­tel qui étend aujourd'hui ses ravages. Ajoutons que le souci de respecter la vérité dans les petites choses -- une allocution, une mise au point, un communiqué -- orienterait l'esprit au vrai dans les grandes. On ne peut plus voir la vérité nulle part quand on s'habitue à jouer avec elle dans toutes les circonstances. La connaissance par connaturalité est la plus sûre dans le domaine spirituel. Comment connaître le vrai dans les choses difficiles si on ne fait pas la vérité dans les choses faciles ? Le *goût* de la vérité, le *souci* de la vérité, la *volonté* de la vérité engendreraient d'immenses bienfaits, dans le double domaine intellectuel et moral. On ne pourrait pas dire certaines choses, ou on serait obligé de les expliquer, ce qui dissiperait immédiatement l'obscurité. 81:135 Prenons l'exemple de la doctrine sociale de l'Église. On l'abandonne, au profit d'un marxisme dilué et d'un « ré­volutionnarisme » latent. Que la parole soit loyale, on saura que l'Église change sa position, on saura pourquoi, on saura au bénéfice de quoi. Faute de respecter la vérité, on ne se livre plus qu'au conditionnement des esprits. Pour un chrétien, et pour quiconque a le sentiment de la vérité, c'est écœurant. Pour l'Église, c'est une honte publique. \*\*\* Le Christ a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » A-t-on le droit de lui faire dire : « Je suis l'impasse, l'indifférence à la vérité et la boule de gui sur le chêne de la vie du monde » ? C'est toute la question. Louis Salleron. 82:135 ### D'une Algérie à l'autre par Georges Laffly IL Y A PLUSIEURS ALGÉRIES. Il y a l'Algérie du cardinal Duval. Je ne la connais pas. Je crois même qu'elle n'existe pas. Ce pasteur a perdu son troupeau. On l'a nommé cardinal peu après ; cette pompe, ce sang, le recou­vre justement, faisant allusion aux martyrs qu'il a vu mourir sans un mot. On a entendu ce cardinal sur un poste de radio, récemment. Il parlait des prêtres qui lui sont restés fidèles. Ils sont bien peu nombreux. Presque tous les prêtres d'Algérie lui ont résisté, ont su veiller sur leurs fidèles, pourquoi le nier ? Leurs paroisses assassinées, ils sont partis avec leurs paroissiens. On les retrouve un peu partout en France, où on sait qu'ils ont été mal reçus. Beau­coup d'entre nous leur doivent de n'avoir pas été désespé­rés dans leur foi. Il y a l'Algérie de Pouillon. Celle-ci existe très bien. Cet architecte construit sur le littoral de l'Algérie une autre Côte d'Azur. Le sang était à peine sec qu'on s'est mis à tracer les plans de villages de plaisir. J'ai vu une publicité pour l'un d'eux qui se construit près de Tipasa. Elle a dû paraître dans un magazine luxueux et socialiste. Pour moi je l'ai vue reproduite avec quelques mots ironiques dans le bulletin ronéotypé que publie chaque mois l'ancien curé de Tipasa, l'abbé G. Un bulletin, non, une lettre, qui comprend des conseils d'ordre spirituel et les extraits de lettres d'anciens paroissiens, qui trouvent ainsi moyen de se donner des nouvelles, de perpétuer une communauté : paroisse fantôme, mais encore une paroisse. 83:135 Je ne sais s'il y a d'autres exemples d'une telle entre­prise. Je n'ai pas besoin de dire ce qu'elle suppose de tra­vail et d'amour, quel réconfort elle apporte à tous ceux qui reçoivent cette lettre : leur vie morte n'est pas tout à fait morte tant que ces petites feuilles les relient. Je cite ce fait parce qu'il me paraît un démenti à l'Algérie du car­dinal Duval, et un beau signe de fidélité, vertu dont il paraît que les pieds-noirs sont dépourvus. L'Algérie de Pouillon aura du succès, je veux bien le croire. Quelles délices trouveront sur une terre enfin socia­liste les filles folles et les contestataires nantis. Je les ima­gine à Tipasa. On fera l'éloge de la décolonisation, à l'heure du ouisqui, sur de charmantes terrasses, en jetant un œil ennuyé sur le Chenoua ou la basilique de Sainte Salsa. Évidemment, de l'Algérie pouilleuse, qui commence de l'autre côté de la route, celle de Pouillon est complètement séparée. Y penser gâcherait ces vacances. On ne lui de­mande que de fournir quelques solides gaillards pour consoler les solitaires. Cette Algérie pouilleuse, j'en ai eu des nouvelles par des proches. Ils sont allés dans mon village. Ils l'ont trouvé désert. Seuls quelques hommes erraient dans les rues vides. Nulle activité. Des maisons qui se lézardent. Celles qu'en­tourait un jardin, on les a renforcées d'un mur ou d'une clôture quelconque du côté de la rue, afin que les femmes soient mieux cachées. Seule construction de cette période libératrice. Dans une autre région, au pied du Djurdjura, un autre village, vieux carrefour des routes qui viennent du Cons­tantinois, des Hauts-Plateaux et de Kabylie. Là, au con­traire, une population surabondante, mais misérable. Impossible d'entrer dans l'église saccagée, encombrée de débris. Dans les rues, quelque chose de familier : les anciennes enseignes sont toujours là, on croirait voir derrière les vitres les anciens propriétaires, mais non. D'ailleurs, peu de soin. Des maisons dépeintes et délabrées. 84:135 Mes voyageurs sont allés à une ferme qu'ils connaissent bien. Elle est occupée par celui qui fut leur ouvrier principal, Amar. Il habitait autrefois un bâtiment, à un kilo­mètre de là, qu'on appelait la petite ferme. Elle a été rasée, pour augmenter l'espace cultivable. Les récoltes ne sont pourtant pas très bonnes, faute d'engrais et de labours pro­fonds (ce n'est pas une région très riche). La ferme et trois autres, voisines, sont administrées par un comité de ges­tion. Amar en est l'employé au moment des grands tra­vaux : labours, semailles, récolte. Le reste du temps, il n'est pas payé. Je trouve son sort misérable. Il ne cultive plus le jardin potager, car on lui a coupé l'eau l'été der­nier. Il ne payait pas les notes. Comment aurait-il pu le faire ? Il a invité mes voyageurs à partager une galette dans ce qui fut l'ancienne chambre des parents, et dont il a fait une sorte de vestibule. Il leur a demandé de ne pas aller plus loin : « Vous auriez de la peine de voir ce qu'est devenue la maison. » Amar a demandé aussi pourquoi on n'essayait pas de le faire venir en France pour l'employer. Mes voyageurs ont visité ensuite une ferme voisine, dont le propriétaire était Kabyle. Son bien, qui lui avait été ôté, vient de lui être rendu. Il pense que tout ira mieux quand ses fils travailleront avec lui, mais ces jeunes gens sont en France, et ne semblent pas pressés de rentrer. Plus exactement : l'un d'eux, qui était revenu, depuis trois mois, s'apprêtait à repartir. Sa femme (une Norvégienne) ne supportait pas cette vie assez rude. Voilà donc des nouvelles d'une troisième Algérie : des nouvelles, c'est beaucoup dire. A peine quelques impres­sions, dont aucune leçon ne peut être tirée, ou plutôt, dont aucune leçon ne pourrait être tirée si de cent autres sources on ne recevait des impressions semblables, si, confirmant et aggravant ces faits minuscules, on n'avait pu lire récem­ment et dans *Le Nouvel observateur*, s'il vous plaît, une interview de Boumediène avec cet aveu : « *N'oubliez pas que nous avons perdu un million de rapatriés et un million de morts. *» Cette phrase n'a pas eu, à mon sens, l'effet qu'on aurait pu en attendre dans un pays raisonnable et possé­dant une presse libre. 85:135 Mais les Français vivants ne semblent pas sensibles à la raison, et l'Algérie est venue s'ajouter, depuis 1962, à la liste déjà longue des interdits. Il y a comme cela un certain nombre de sujets sur lesquels une seule opinion est possible. Toute autre vous classe avec les maudits, les fous, les sous-hommes. Pas question d'exa­miner, de critiquer. N'empêche, quel propos étonnant. Voilà le dictateur d'un pays indépendant de puis sept ans. Lui et les siens, pour obtenir cette indépendance, ont affirmé qu'ils étaient opprimés, tenus en mépris, par un million d'étrangers, d'ailleurs ignares et inutiles, dont les privilèges ne se conservaient que par la force. La France a approuvé. On a pu lire, dans tous les journaux de la République, ou presque, qu'en effet les « petits-blancs » d'Algérie (c'était nous, sans vanité) entravaient son développement, alour­dissaient son élan, bref, qu'il valait mieux les éliminer. Les officiels, les hommes en place, voulaient bien accorder qu'environ deux cent mille de ces « pieds-noirs » avaient leur place, pour une première période, dans l'Algérie indé­pendante. Le temps de passer les pouvoirs, en quelque sorte. Quant aux autres, nul ne s'en préoccupait. On fai­sait remarquer, en passant, que ces gens étaient plutôt Espagnols, ou Italiens, ou Maltais, que Français. Je le reconnais, nous avons commis le crime de partir, et de partir tous à la fois. Boumediène s'en plaint. Il nous regrette même *avant* de regretter les morts de cette guerre civile (Par parenthèse, le chiffre d'un million, pour ces morts, est un souvenir des polémiques du temps, un argument de propagande qui devient avec le temps vérité intouchable ; ce n'est pas la première fois). Boumediène se plaint, mais les amis français de Boumediène ne bronchent pas : sujet tabou, l'Algérie, dont il ne faut pas modifier l'image acquise. Boumediène lui-même n'a pas droit à la parole (ni Boudiaf, ni Khider, qui ont tenu des propos du même genre). \*\*\* 86:135 Je reconnais que les nouvelles apportées par mes voyageurs sont minces. Ils m'en ont donné d'autres, mais d'un ordre plus intime, et qu'il faudrait expliquer par de longues pages ennuyeuses. Ils n'étaient pas partis pour une enquête. Ils sont retournés en Algérie pour s'assurer, de leurs yeux, qu'elle n'était plus la leur. Ils n'arrivaient pas à y croire. Ils savaient bien qu'ils n'étaient pas les seuls à l'avoir laissée, que tout avait changé. Mais la mé­moire conserve et recompose à son gré. Ils sont partis et ont trouvé une moribonde qu'ils n'ont pas reconnue. Pour mon compte, quand je parle de Blida, où je suis né, où j'ai longtemps vécu, j'ai des images bien précises, bien vivantes devant les yeux. Elles ne répondent à rien. C'est comme si je parlais d'un monde inventé. C'est d'ail­leurs ce qui me met à l'aise pour en parler ici. Je n'ai pas l'impression d'évoquer quelque chose qui a été réellement, dont on pourrait retrouver des témoins, mais d'imaginer, de composer des images à ma guise. Tout le monde a des souvenirs d'enfance. Le plus souvent, on ne gagne pas à les étaler : ce que nous voyons chatoyant, plein de nuances délicieuses, paraît gris à ceux qui nous écoutent par poli­tesse, en rêvant aux leurs. Mon père citait souvent ce pro­verbe, espagnol ou arabe, je ne sais : « Le passé est mort. » Le nôtre est tout particulièrement mort. Nous nous deman­dons s'il a existé. De Blida, il reste le site, des maisons, des rues. C'est une ville qui continue à vivre, où l'on bâtit sans doute, mais celle dont je parle n'existe plus. Tout un peuple l'a quittée, dispersé en Europe, de Valence (Espagne) à Dunkerque. La carapace est là, mais habitée par un autre corps, qui crée de nouvelles relations, de nouveaux souve­nirs. On pourrait m'accuser ici de ne penser qu'aux pieds-noirs, ou de compter pour rien les musulmans, deux fois plus nombreux en cet endroit. Mais non. Eux aussi (ceux qui étaient là quand j'y vivais, mes camarades d'école) ont dû apprendre une nouvelle ville, créer un corps nouveau. 87:135 Le Blida que je revois dans ma mémoire, ses mœurs, son histoire, ses figures exemplaires, ses excentriques, les rivalités déjà vieilles entre clans, tout cela n'est plus rien que des images encore vivantes dans quelques têtes, intransmissibles, et qui mourront avec nous. C'est une ville rayée de la carte, avec tout un passé fabuleux, incompré­hensible, résumé en un paragraphe froid -- et un brin sarcastique -- dans le chapitre d'histoire : expansion colo­niale française après la révolution de 89 ; Ou une note de bas de page dans les futures éditions critiques de Gide, si l'on en fait, à propos de la phrase : « Blida, petite, rose du Sahel. » La note précisera : Blida était alors sous domination française. Gide n'aimait pas Blida, finalement. Revenu après un premier séjour il en parle comme d'une banale sous-préfecture. Il y avait moins de cafés maures, ce qui l'attris­tait, moins de couleur locale. Il cherchait l'Algérie de Fromentin, il trouvait celle de Louis Bertrand. La ville que j'ai aimée était tout à fait la sous-préfecture dont il s'agit dans Amyntas. Je n'ai jamais réussi à la trouver banale. Quand j'y pense, je la vois tour à tour sévère et molle, ville militaire et petite rose ; à la jointure de l'Atlas et de la belle Mitidja. L'Atlas dresse une muraille dont la pente est plus raide que celle, fameuse, des Pyrénées. Mais pas de pics, de dents. La ligne des sommets ressemble à l'échine d'une vache maigre, avec les nœuds des vertèbres. C'est que cette chaîne subit une forte érosion. Les oueds en crue arrachent des pans de terre, des arbres, laissant le roc à nu, et vont jeter ces débris au pied de la montagne. C'est ainsi que s'est formée la plaine de la Mitidja, et cette pente de sable et de terre où est bâtie Blida. Ce fut une ville de plaisance, d'abord : ses vergers et ses sources en fai­saient un séjour agréable l'été. De Chréa, des files d'ânes descendaient des couffins pleins de neige (on la conservait dans des grottes) qui servait à préparer des sorbets. Mais le site de Blida commande la plaine et se trouve proche des gorges de La Chiffa, voie d'accès vers le sud. Avec les Français, fini le morcellement de l'Algérie, et Blida devient place militaire. Elle l'est restée jusqu'à nos jours. Les casernes sont partout, et les entrepôts, et les écuries. Le clairon sonnait à tous les coins de la ville, qui fut longtemps entourée de remparts. 88:135 Ils ont été dé­truits vers 1920, et remplacés par de larges boulevards. Il y avait de très larges trottoirs de terre battue. Enfants, nous y roulions à bicyclette, en tournoyant autour des platanes, puis filant brusquement pour des courses folles, que traçaient les courbes imprévisibles d'un vol de mou­cherons. Nous revenions rouges, ravis, essoufflés ; une fine poussière blanche couvrait nos jambes et nos sandales de corde. Nous allions acheter des « polos », bâtonnets de glace à la menthe. Pendant la guerre de 39-45, ces trot­toirs si larges furent creusés de tranchées, abris en principe contre les bombardements aériens, et métamorphose des anciens remparts. Nous y avons beaucoup joué aussi, joué à la guerre, avant qu'elles se remplissent de bou­teilles cassées et de détritus. Pour les bombardements, il n'y en eut je crois qu'un seul, en 1940 ; un unique avion italien survola la ville, cherchant sans doute l'aérodrome qui s'étalait sur des kilomètres, ou les casernes, elles aussi si vastes. Il finit par lâcher une bombe (de 50 kg dit-on) non loin de chez ma grand-mère. Cela fit un gros trou, et, pour des années, un bassin où nous lâchions de petits bateaux. Hors du pentagone des remparts, Blida s'étala, après la guerre de 14. Des « cités » comme on disait, des lotis­sements se couvraient de maisons à jardins, de « villas », qui semblaient offertes dans un bouquet. Dans les années cinquante, on construisit, au-delà de cette ceinture de maisons individuelles, des immeubles à plusieurs étages, des H. L. M. pour loger les nouveaux habitants d'une ville en pleine croissance. Ceinture n'est pas le mot exact : en fait, Blida avait la forme d'un éventail, le manche vers la montagne, les pointes représentées par deux villages, Join­ville et Montpensier, ainsi nommés en mémoire des princes d'Orléans, fils de Louis-Philippe. Pour nous, ces noms n'avaient pas le même sens, et nous ne pensions pas au roi de 1830, ni à ses fils. Montpensier, c'était le village près duquel mes grands-parents s'étaient fait construire une maison, et Joinville, pour tout l'Algérois, était célèbre pour son asile d'aliénés. « Il est bon pour Joinville » équivalait à l'ancien « il est bon pour Cha­renton ». Aujourd'hui, d'ailleurs, il n'y a plus de fous. 89:135 Je m'égare à nouveau. Le centre de Blida, la place principale portait toujours son vieux nom de Place d'Armes. Elle était bordée de maisons à arcades. Il y avait au centre un kiosque néo-mauresque, très ouvragé, aux ogives den­telées. La particularité de ce kiosque est que son axe cen­tral était occupé par un palmier, dont le tronc perçait le toit. Les palmes retombaient sur les colonnettes de ce petit manège de pierre. Il y avait une légende à propos de ce palmier. On l'avait planté au-dessus du corps d'un saint homme vénéré dans la région. Quand on construisit la place et le kiosque, les chirs (cela s'écrit cheiks en français, ce qui fait qu'on prononce chèque : n'est-ce pas désobligeant ?) les chirs, c'est-à-dire les sages, les vieil­lards, firent observer que l'on offensait ce saint homme, ce marabout. Ils annoncèrent qu'il se vengerait. Il se vengea ainsi : chaque année, fit-il savoir, à la fête de Blida, il pleuvra. Cette fête des Roumis (roumis, romains, chré­tiens, par suite Français) avait lieu le jour de la Pente­côte. Et chaque année, paraît-il, il pleuvait au moins un moment. Les danseurs s'enfuyaient sous les arcades proches, s'asseyaient aux petites tables des cafés et riaient en écoutant l'orage qui roulait partout sans les atteindre. Les plus vaillants apportaient des parapluies et continuaient. Puis cela cessait presque instantanément, comme c'est l'habitude en climat méditerranéen, et l'on retournait danser sur les dalles brillantes d'eau. Les pla­tanes s'égouttaient lentement. Est-ce futile ? Cette place d'Armes, je la traversais tous les jours pour aller au collège. Je revois les arbres pleins d'un assourdissant pépiement d'oiseaux, le petit fossé qui entourait le kiosque à musique, son eau verte et noire, les photographes arméniens avec leurs appareils à pied. On voyait un homme, un couple, figé, pétrifié comme par un enchantement. Puis on apercevait l'accordéon noir de l'appareil terminé par un œil de verre, une forme humaine enfouie sous une cagoule noire elle aussi. Il en sortait une main qui pressait tout à coup une poire au bout d'un long tuyau souple. On entendait : « c'est fini ». Et la statue libérée se remettait à marcher, à sourire. Pourquoi armé­niens, les photographes ? J'ai toujours su qu'ils l'étaient. 90:135 Le nom de place d'Armes montre combien la ville était restée militaire. Aboutissait à cette place le boulevard sur lequel il était convenable de se promener le soir -- on y rencontrait « toute la ville » -- et qui longeait la caserne du 1^er^ tirailleurs. On se promenait sur un large trottoir bordé de bigaradiers (des orangers dont le fruit est amer) et de vieux réverbères aux ferrures dentelées. Je les ai vus encore allumer le soir, par un homme qui portait une longue perche. Ce devait être vers 36 ou 37. Il y avait foule à six heures du soir : une foule qui montait et redescen­dait inlassablement. On se dévisageait, on s'évitait, des groupes se formaient et se défaisaient, lieu des rencontres, bourse aux nouvelles, dont chacun connaît l'équivalent. A l'heure où les tirailleurs descendaient les couleurs, dès la première note du clairon, tout ce monde s'arrêtait. Le brouhaha cessait net. Les hommes se découvraient (il y avait encore quelques chapeaux). Les musulmans aussi, bien sûr. Les joueurs de belote ou de jacquet du café Joa­chim, en face de la caserne (on disait Quonaquime, ce qui doit être une prononciation valencienne) suspendaient leur partie. Le drapeau abaissé, tout le jeu reprenait. J'ai vu encore cela en 1961. Ce petit trait paraîtra bien désuet, bien ridicule, je suppose. Blida, la rue des calèches, avec ses voitures à rideaux de toile cirée, le cocher et le cheval également parés d'un œillet sur la tempe, le bois sacré, où l'ombre était si épaisse et si fraîche, sous les arbres antiques, le vieux collège, et sa rumeurs continuelle de voix fraîches derrière les hauts murs si intimidants pour les petits garçons que nous étions, l'Oued-Kébir bordé de lauriers-rose. Je parle d'une ville morte. Je sais bien que des cités plus glorieuses sont tombées en poussière. Mais ce qui me paraît notable (qu'on m'excuse) c'est ce spectacle d'une vie arrêtée en pleine course. Des mœurs, des croyances, des souvenirs, des habi­tudes qui se défont presque en un instant, ce n'est pas comparable avec la lente dégradation d'une cité. 91:135 Quelques mois à peine, et nous nous retrouvons aussi dépaysés que si cinquante ans avaient passé, et même bien plus dépay­sés, bien plus étrangers. Le changement est une forme de mort, mais un changement aussi total et brusque en est une autre forme plus certaine, qui nous laisse étonnés, sans point d'appui, sans références, comme si nous avions rêvé. Une vie d'homme laisse derrière elle, d'ordinaire, une trace qui ne se perd que lentement, et la vieillesse même peut observer des points fixes, monuments, manières d'agir, proverbes dont la durée est bien au-delà de celle d'une génération. Nous, nous regardons derrière nous, et il ne reste rien. Tout a été effacé. \*\*\* Je tombe sur un article d'E. Berl, où, soit dit en passant, il s'en prend au nationalisme « idole majeure » ([^14]). Il écrit : « La patrie est une donnée de fait et l'amour qu'elle inspire tient sans doute à la nature de l'homme ; l'air natal ne compte guère moins pour lui que le sein mater­nel. Les psychanalystes montrent qu'on ne peut surestimer l'importance de celui-ci ; mais les linguistes admettent que celui-là joue un rôle considérable dans la prononcia­tion des phonèmes, et donc dans le langage ; les natu­ralistes ont établi que les animaux eux-mêmes déter­minent leurs territoires respectifs. » La patrie, au sens étroit où Berl emploie le mot, c'est la terre natale. Le ton un peu pédant de l'auteur, son appel aux sciences à la mode, font, mieux que l'attendrissement, sentir la gravité, l'impératif du besoin, physiologique en somme. Être privé de la terre natale, c'est être privé de l'élément naturel. Sans doute, une patrie, on peut la quit­ter. Les Basques, les Corses le font en grand nombre, et l'Algérie sans cela, n'aurait pas été peuplée d'Européens. 92:135 Mais il est difficile de supporter l'idée que la terre de l'enfance a disparu, ou plus exactement, qu'elle a été mo­difiée si profondément qu'elle est comme anéantie. L'auteur que j'ai cité, et d'autres avec lui, me répon­draient qu'on a là un triste paradoxe de la colonisation. Ce n'est pas cela qui m'intéresse, on le pense bien, et d'ail­leurs je ne le crois pas trop. Il y a beaucoup de personnes déplacées, au XX^e^ siècle. Les Prussiens ou les Silésiens, les Vietnamiens du Nord qui voulaient rester catholiques, les Tartares de Crimée, en quoi la colonisation est-elle res­ponsable de leur sort ? Les musulmans d'Algérie, ceux qui ont grandi avant 1954, je pense qu'ils se sentent eux aussi incomplets, boi­teux, privés de quelque chose. Chômage mis à part, est-ce pour rien qu'on les voit débarquer en France plus nom­breux que jamais, avec femmes et enfants. Ce qui avait été tissé pendant des générations n'a pas disparu à cause d'un traité. Pour moi, je me sens privé de quelque chose de subtil, mais de très précis, qui est aussi difficile à définir qu'une saveur, qu'une odeur et que je ne saurais trop comment nommer. Disons une atmosphère, pour faire court, mais cette atmosphère, je ne me charge pas d'en indiquer les éléments particuliers, qui pouvaient d'ailleurs paraître à d'autres insipides ou insupportables, mais qui étaient mêlés à mon enfance et que j'aimais. Je n'invente rien. Je connais des hommes qui, à la lettre, sont morts d'être privés de cette atmosphère, d'autres qui survivent mais déséquilibrés, instables, sans toujours comprendre ce qui leur manque. Il faut ajouter que le savoir n'arrange rien. Je pourrais citer des noms. Pour moi il m'a semblé très tôt, et quand l'idée que nous puissions partir d'Algérie ne venait à personne, que je n'aurais pas trop de toute ma vie pour comprendre le monde qui m'avait été donné en naissant, pour démêler les fils et les nœuds d'une énorme pelote de souvenirs accumulés tandis que je grandissais. Je pensais bien que le temps me servirait. 93:135 Une image, un fait, s'éclairent vingt ou trente ans après et vous expliquent tout un paysage. Je regarde ma pelote. Elle ne grossit plus. Je tire un fil, un autre. Me voilà reconduit dans le passé, dans ce monde qui est vraiment un autre monde et que personne ne peut plus parcourir. Je crois respirer un moment cet air dont je parlais et qui nous manque, mais c'est une illusion. Georges Laffly. 94:135 ### Retour aux vieilles montagnes par Jean-Baptiste Morvan « Les fleuves, ô Yahweh, -- les fleu­ves élèvent leurs voix, -- les fleuves élèvent le bruit de leurs flots. -- Mais plus que la voix des grandes eaux -- Yahweh est puissant sur les hauteurs. » LES ANNÉES, comme les heures du jour dans le ciel, répandent ou retirent sur les hauts lieux essentiels de nos vies, des écharpes de brumes et de nuées. Tel sommet des songeries, toujours présent à l'arrière-plan durant toute la jeunesse, un jour s'est trouvé obscurci ; le nom, le mot qui naguère encore s'enrichissait d'infinies résonances, est alors réduit à une sorte d'atonie ; il est encore une présence, mais inexpressive. On dirait même que sa répétition, que l'invocation et le recours mental dont il était l'objet, ont usé son pouvoir, ont estompé les lignes, amoindri l'allégresse, de la narration familière où il jouait le rôle d'un thème majeur. Il reparaîtra cepen­dant un jour, ce sommet, ce haut-lieu, en quelque soirée après la pluie, et nous saurons alors que la montagne était toujours là. Notre surprise ingénue, retrouvant tout à coup la fraîcheur de l'esprit d'enfance, abolit la pesanteur du temps. 95:135 Le cinéma (je me souviens en particulier d'une des adaptations des « Hauts de Hurle-Vent ») joue volontiers, dans le choix de ses images, de ces écharpes, de ces fran­ges de nuage qui passent lentement devant une montagne imposante et sombre. Une certaine opposition de l'éternel et du transitoire, depuis la Bible, se réfère au thème de la montagne. C'est une situation poétique de la conscience humaine. Le nom du Seigneur est lié à la montagne, et l'homme d'en bas qualifie volontiers le sommet d' « inac­cessible », et le Seigneur aussi. Mais quand j'appelle Dieu en le disant inaccessible, c'est une façon pour moi de m'approcher de Lui, d'accéder à Lui en tant qu'inaccessible, en comptant sur les pouvoirs de la Grâce et en pre­nant conscience d'un renouvellement essentiel et indispen­sable des démarches de ma pensée. La pensée qui va vers Dieu est une géométrie irrationnelle, les problèmes d'expression qu'elle pose sont sujets à des équations poéti­ques où la présence de l'infini aboutit au paradoxe appa­rent. La montagne est un de ces auxiliaires symboliques, réunissant la familiarité et le mystère apparemment inconciliables. Ne comptons pas qu'un jour l'idée puisse subsister en nous alors que nous aurions totalement oublié l'image. Les métaphores poétiques de la Bible ne sont pas des orne­ments extérieurs dont se débarrasserait sans dommage une pensée parvenue à un angélisme illusoire. Il faut que les paysages et leurs objets restent présents, non seule­ment parce que nous ne sommes pas de purs esprits, mais aussi parce que nous ressentons dans l'exercice même du langage un besoin, une vocation, une mission de louange et de célébration. Montagnes, ou hautes collines boisées, simples tertres à l'horizon des soirs, nous avons besoin de vous comme d'un coussin sous la tête, d'un appui sous le bras, d'une table sous la main. C'est pourquoi j'ai voulu revenir au pays de mes aïeux et le parcourir selon un plan personnel d'excursions et d'investigations. Je pensais que le temps était venu où, si je n'en ravivais pas les images, trop de choses m'échapperaient. 96:135 Ce nom de Morvan, qu'en un jour déjà lointain je pris pour signature, que signifie-t-il ? La Bible aussi attribue aux noms une valeur profonde et mystérieuse : chez l'hom­me, le mystère commence aux mots. J'ai connu un temps où l'on faisait étalage d'une grande certitude en matière d'étymologies. Puis le temps du scepticisme est venu dans cet ordre d'études comme dans bien d'autres ; et même si cela doit paraître naïf, j'avouerai que j'en ai ressenti une déception assez amère. La diversité des explications ferait songer au titre de Pirandello : « A chacun sa vérité ». On expliquait autrefois « Morvan » par « noire montagne » et j'ai vu dernièrement qu'une société morvandelle de Paris s'en était inspirée pour son blason. Un ami érudit me propose : « grande fontaine ». Je trouve encore « mauvais pays » et ces trois interprétations me conviennent, y com­pris la dernière quand je lui ajoute cette nuance sensible dans les propos des parents décernant à leur progéniture le qualificatif de « mauvais enfant ». Du reste, sans mau­dire aucunement sa propre vie, on ne peut faire autrement que d'en évaluer les lieues de difficulté et les âpres mon­tées, le frisson ancestral causé par les forêts : tout cela, c'est nous-mêmes encore. « Il ne vient du Morvan ni bon vent, ni bonnes gens », disait un proverbe. Quand il s'agit de notre personne, même si nous nous proposons d'être pour autrui un vrai pays de Cocagne, nous présentons tou­jours à bien des gens, et souvent d'abord à nous-mêmes, un visage ingrat. Avant de prendre la route pour revoir ces montagnes dans la lumière d'un jour nouveau, je les ai interrogées dans le souvenir qu'elles m'avaient laissé. « Si fortes et durable que nous soyons », me dirent-elles, « tu te trou­veras dans l'obligation de nous construire. Il est un âge où tout devient affaire de construction, de préparation, de longues retraites préalables. Rien ne peut être un cadeau pour toi sans qu'il ne t'ai auparavant coûté ; c'est aux enfants que l'on fait d'heureuses surprises, ensuite vient le temps où l'on doit payer les joies qu'on se procure à soi-même. Que tu le veuilles ou non, tu amèneras tes pensées, avec tes manies, tes erreurs et tes entêtements. La fami­liarité avec les choses demande des traités et des négocia­tions. Il faudra même rapprendre à dire notre nom que tu crois trop bien connaître. Résigne-toi : il n'est plus rien maintenant pour toi de neuf et de gratuit. 97:135 « Tu cherches le rocher essentiel ; nous te raconterons d'abord le fond de ton âme. Nous allons faire des récits pour ta veillée, rythmés par la nostalgie, atténués par le ton des confidences : une vraie chaîne de propos pour la veillée de Noël. Peu importe le mauvais temps, le mauvais vent, les pluies qui s'étendent trop longuement sur l'année. Nous avons toujours été pour toi, à l'arrière-plan du cœur, veillée de Noël, géographie prédestinée à l'hiver, réservoir de froidure allègre, bestiaire des chasses, vallées pour bar­rages, montagnes d'où descendent les fleuves et les proverbes. Les âmes qui s'y sont éveillées, la tienne même, ont peut-être le pelage hérissé par les gels -- mais tu gagneras quelque pardon, si tu sais nous raconter à ton tour. Nous allons t'ouvrir des routes d'été dans les forêts. Elles n'offriraient qu'une banale image si nous n'avions pas tout d'abord évoqué pour toi l'hiver noir au poil de sanglier. Nous t'aurons pour toujours composé un paysage de trois teintes : blanc de neige, noir des forêts hivernales et crépusculaires, et pour ces deux ports, en compensation, une part de vert plus joyeux. Telle est ta condition, et pour toujours. « Car on ne peut oublier les sombres prestiges du labeur et du trépas. Un chanteur fredonnait, en l'une de ces dernières années : « Tandis que de leurs doigts -- Des ma­quilleurs s'escriment -- A fermer les yeux de la Mort... » Tu n'auras à fermer ni les yeux de la mort, ni les yeux de la vie. Recherche et prépare les paniers de l'enfance où l'on rapportait les fruits de l'année ; ces vanneries toujours disponibles servirent encore à d'autres : de tes propos, ils mettront dans leurs corbeilles ce qu'ils voudront ». \*\*\* Il est vrai qu'il faut bavarder au long des veillées. J'ai demandé d'abord l'intercesseur du vrai bavardage : tou­jours pour moi ce sera Madame de Sévigné. J'allais retourner d'abord aux confins septentrionaux du Morvan, vers Époisses et Bourbilly, et j'y retrouverais le souvenir de celle qui connut aussi et Bourgogne et Bretagne, âme en continuel voyage, réel ou pensé, tout au long d'une sorte d'apostolat familier et amical dispersé par ses lettres ; elle qui conservait une perpétuelle inquiétude sous la gaieté du style et la désinvolture souvent forcée. 98:135 Elle va de la Thé­baïde au Pays de Cocagne, de la Solitude à la Cour, sans se satisfaire absolument de l'un ni de l'autre, livrant des im­pressions de fêtes et de frairies amples et grasses comme une potée bourguignonne, lâchant des plaisanteries trucu­lentes et presque en même temps méditant sur l'au-delà, imaginant Louvois assis devant son échiquier de diplo­mate, avec la Mort derrière lui qui le presse de la suivre sans terminer la partie. Le Morvan sait lui aussi, donner aux jours fastes une image plantureuse de sa pauvreté et de ses difficultés. J'ai entendu célébrer en mon enfance les tables bien garnies des banquets agricoles de Quarré-les-Tombes : antithèse fortuite et bizarre entre ces réjouis­sances agrestes et ce nom évocateur d'une place où l'église s'entoure d'un éventail de cent cinquante sarcophages de granit très vieux et cependant tout neufs, car ils passent pour venir d'un antique atelier d'artisan et n'avoir jamais servi. Du Nord, trois sortes de routes ont mené ou mènent au Morvan et elles résument les trois accès possibles à nos réalités présentes, intérieures ou sociales. De la voie romaine, il existe encore quelques tronçons : j'y voyais un jour, entre Voutenay et Saint-Moré, une petite charrette à âne y cheminer de son train modeste pendant que les voi­tures et les camions défilaient sur la Nationale Six. Cette route moderne est encore liée à des images de chemi­nement : mon grand-oncle, tout enfant, inquiéta un jour sa famille par son absence ; il avait suivi machinalement un rouleau à vapeur de Cussy-les-Forges à Sainte-Magnance. La route avait encore sans doute à cette époque-là ses risques et ses menaces d'autrefois : je retrouve dans les trésors des greniers, des cannes à épée et un coup-de-poing américain. Les dernières années ont ajouté la troisième voie, l'autoroute : on a le droit et parfois le devoir d'être pressé, malgré de compréhensibles doléances. Routes super­posées ou parallèles, elles représentent les trois chemins coexistants de la vie présente : le recours à l'histoire la plus reculée ; l'anecdote déjà folklorique, mais encore un peu présente, au moins dans notre souvenir à nous qui sommes maintenant le trait d'union entre l'actualité et l'histoire ; 99:135 enfin le mode de vie le plus moderne, qui appar­tient à tous et qui pourrait aussi me conduire à mes mon­tagnes (si je n'étais pas amené à choisir les transversales et le chemin des écoliers) : sa rapidité peut sembler ano­nyme et brutale, mais elle rend proche le pays lointain, en quelques heures on peut avoir la certitude que les visions de l'enfance ne sont point les fantômes d'un monde perdu. Arrondi et usé, mais plus dense et plus solide, le Morvan ouvre la surface des terrains récents qui déploient sur les cartes géologiques leurs longues écharpes indécises et mul­ticolores. Il est comme la conscience, la prière, la poésie ; il a une puissance de surgissement et une valeur d'unité. Nous avons passé un après-midi au Mont-Beuvray et au Bois-du-Roi. Sous les hêtres tordus et tentaculaires du Beu­vray, ma fantaisie, tête levée, vivait en une cage lumineuse et verte. Le souvenir des Druides, comme d'ailleurs celui de la guerre de César, n'eut jamais pour moi rien d'obsé­dant. Si le Morvan fournit nombre de sanctuaires frustres où les croyances celtiques se sont installées, le vague même de ce que l'on peut savoir laisse le lieu plus habita­ble pour l'imagination, et plus propice aux retours de l'esprit d'enfance. Menhirs et dolmens deviennent des repè­res personnels ; on passe sous les « allées couvertes » pour rire, comme les enfants qui se cachent sous la table. Dans ces lieux aussi nous aimons jouer à nous perdre. A la Pierre-qui-Vire, la statue de Notre-Dame domine et stabi­lise le bloc de rocher qui eut peut-être un rôle sacré chez les populations primitives. Ces forêts diverses et chan­geantes sont comme une innombrable collection de costumes verts, différemment et fantasquement taillés qu'à des moments divers peuvent revêtir nos pensées. Les feuillages peuvent être tantôt plus jaunes, tantôt plus bleus : de même nous voulons tantôt alléger le monde et tantôt en marquer l'épaisseur, en cerner les contours, mais comme dans les tableaux de Cézanne, avec assez de lumière encore. On monte au sommet du Haut-Folin, qu'on appelle le Bois-du-Roi, avec la joie de connaître un point culminant ignoré de bien des gens. Et ce nom de « Haut-Folin » tend à me suggérer la silhouette esquissée d'un personnage, d'une sorte de lutin tout de vert vêtu, de taille adulte, un peu dans la manière de Botticelli. « Bois-du-Roi », bois de quel roi ? 100:135 De quelle couronne était-il devenu le domaine dans une histoire reculée ? Ces noms ne sont point usés par l'érosion verbale des monotones récitations géogra­phiques de l'école, et la photographie n'a point vulgarisé la vision de ces sapins très hauts en bouquets clairsemés après des coupes abondantes. J'y retrouvais ces hampes de fleurs bleues qui poussent en Bretagne aux endroits où l'on a déversé le marc de pommes ; et nous y avons cueilli des myrtilles dont le nom, par son origine antique et son suffixe familier, représente l'atticisme particulier des paysages pauvres et réservés aux joies intimes de la conscience, à travers les années : nous avions goûté aussi dans les Vosges et le Tyrol leurs fruits assez fades qui ont la simple dou­ceur des cueillettes enfantines en des paysages longtemps souhaités. « Morvan », « noire montagne », ou « grande fon­taine » ? Les eaux dans leur généreux cours sont aussi es­sentielles à nos structures mentales que la force affirmée des roches. Nous verrons couler vers des lointains indiffé­rents ou mal connus toutes ces eaux, comme les confidences venues de nos hauts-lieux intérieurs. La Cure torrentueuse, avec ses eaux mêlées de soleil sur les cailloux, aux Iles-Ménéfrier, me communique une impression de vague sym­pathie et comme une intime certitude : cette simple sensa­tion, en dehors de toute pensée adjacente, ce moment de silence fluent et agité au sein de sa tranquillité même, mes aïeux les plus lointains ont dû l'éprouver, souvent, à cha­que génération ; je tiens là un dénominateur commun du passé et du présent, un élément fraternel entre ce que je suis à cette heure, et ceux dont je tiens ma vie, ces ancêtres qui en ce monde au moins me resteront inconnus. L'image des bois flottés n'était déjà plus en notre enfance qu'un souvenir, une image de force et de labeur dans un monde déjà effacé avant l'autre guerre. Cette con­jonction de forces brutes et utiles, de l'eau violente et du bois pesant, m'attire aujourd'hui par la paradoxale union du tumulte chaotique et de l'orientation prévue et réglée. Dans l'écume des eaux rejaillissantes, ces amas de bois formaient un ensemble apparemment inextricable, mais chaque tronc d'arbre portait sa marque. Ainsi, dans ce que roula le cours de notre mémoire depuis les montagnes de notre enfance, dans cette agitation fertile en hasards et en rencontres, nous aimons à retrouver les signes distinctifs, les origines, à calculer les aboutissements et les appropria­tions. 101:135 Il peut y avoir trouble et confusion mais non pas illusion, la nature des éléments n'a pas changé. Et nous bûcheronnerons toujours pour livrer des troncs d'arbres, à peine entrevus dans l'instant du choix et de la bâche, à des courants qui les mèneront vers des quais inconnus. Le flottage est l'aspect canadien ou « far-westien » de l'ancien Morvan. J'aimerais (si notre temps nous en laissait le loisir) évoquer les pensées et les amours des bonnes gens au temps du flottage, où à en deviner, à en inventer les his­toires. Ces écroulements d'eaux et de bûches, ces poussées violentés du printemps sous les signes zodiacaux du Bélier et du Taureau, ces enthousiasmes de verdure et d'eau glauque, de blancheurs mousseuses et de fracas, compose­raient au sein du folklore un contrepoids à la sagesse épaisse et goguenarde d'un Oncle Benjamin ou d'un Colas Breugnon. Romain Rolland a peut-être mis dans les exal­tations de Jean-Christophe ce qu'il s'était refusé quand il écrivit « Colas Breugnon ». Le Morvan a aussi ses grands silences, et les bruits étrangers à la ritournelle des propos humains, même quand ils sont imposants et formidables, sont dans leur symphonie une autre sorte de silence. On joindrait volontiers l'image des eaux libres emportant leurs cargaisons primitives de bois abattu, et cet instant de silence géographiquement marqué par la statue de la Sainte-Vierge qui impose l'immobilité à cette pierre qui tournait autrefois sous l'impulsion de la fantaisie ou de quelque rite magique. Les eaux du Morvan, comme ses routes, dessinent une autre « Carte du Tendre » que peuvent parcourir les dif­férentes amours de l'esprit. On peut tout aussi bien essa­yer de redevenir en Morvan un autre Montaigne (mais pour ce dessein « Colas Breugnon » et « Mon oncle Benjamin » révèlent le péril de la facilité), où d'y récrire une « Astrée » transposée et symbolique. L'incertitude même des fictions en serait agréable, tout comme ces carrefours forestiers d'errances estivales, les croisements de chemins dans la Forêt-au-Duc, ces sentiers des bois avoisinant le bourg de Lormes, quand nulle intention précise, à plus forte raison nulle obligation étrangère ne nous imposait le choix de telle ou telle allée. Les rivières entrent dans le jeu : leur cours est irréversible pour la géographie, mais l'âme remonte aux lieux élus des vallées pour choisir et revivre les meilleurs instants de la vie passée. 102:135 Je cherche, et je vais sans doute chercher longtemps encore où peut se situer pour moi le cœur secret du Mor­van, ce Massif Central de ma vie. Si je ne connaissais tout ce pays que d'hier, le caprice du souvenir récent, les motifs subconscients de la fantaisie me feraient peut-être choisir le village perché de Marigny-L'Église, où nous ne fîmes guère que passer, ou bien encore un endroit de la Forêt-au-Duc, sur la route des Ménériers, où nous avons renoncé à la montée sous les hêtres dans un parfait désert. Mais je crois que Quarré-les-Tombes reste assez chargé, par l'étrangeté même de son nom, de tout un poids de mystères enfantins pour garder une place centrale dans ce réseau. C'était le thème extrême des excursions modestes à partir d'Auxerre, au temps des voitures lentes ; là s'arrêtaient les souvenirs familiaux. Au-delà il n'y avait plus que l'abbaye de la Pierre-Qui-Vire, nom entouré de respect même par les indifférents, et la forêt voisine qui apportait son prestige d'anciens hivers, les passages mémorables des sangliers et des loups autour de l'austère retraite du sanctuaire. La bure sombre des Bénédictins était comme le vêtement naturel des intercesseurs religieux au pied des « noires montagnes ». Encore aujourd'hui, je me sens conduit par les démar­ches de l'enfance : redescendre du Morvan vers le Nord, vers Avallon et vers Auxerre, c'est suivre l'itinéraire con­fiant où chaque village, chaque hameau rappelle une étape, un visage, un propos jadis entendu. Mais redescendre au Sud par la délicieuse route d'Alligny, passer des montagnes ombreuses au Sud vers la plaine d'Autun où nul souvenir ne m'accueille, me cause la très légère appréhension d'une nouveauté magiquement issue du très-ancien. La « dépres­sion d'Autun », c'est l'intervalle entre une Bourgogne du Nord, d'Auxerre à Dijon, déployant autour du Morvan comme un hémicycle de théâtre empli d'un chant léger et confidentiel -- et une Bourgogne du Sud, avec les Monts du Charolais, la Butte de Suin, Paray-le-Monial et tout le pays lamartinien que les initiations du voyage me révélèrent seulement à quarante ans passés. Difficulté puérile et singulière de faire rejoindre deux âges et deux pèleri­nages... 103:135 Mais peu à peu l'ensemble prend sa cohésion ; les notions de l'Avenir, du Présent, du Passé et du Renouveau sont les pointes d'une rose des vents au centre de laquelle domine le Morvan, avec les grandes voix des vents et des eaux. Jean-Baptiste Morvan. 104:135 ### A la recherche d'Ernest Psichari par Albert Garreau DÈS SA MORT, les juges les plus difficiles nous l'ont présenté comme un pur héros français et comme un saint dominicain qui avait racheté, effacé, les méfaits de son grand-père Ernest Renan. Puis le silence s'est fait assez rapidement ; il a été de moins en moins question du Centurion qui devait sauver notre patrie, notre civilisation, et convertir au Christ les races d'Afrique et d'ailleurs, les plus irréductibles. L'oubli est venu. L'ha­giographie avait pourtant été parfaite, si parfaite qu'elle aurait pu inspirer quelques doutes aux mauvais esprits, comme dans le cas de Charles Péguy. D'autant que parfois des témoins irrécusables considéraient ces canonisations avec quelque ironie. \*\*\* La gloire posthume de Péguy se porte bien. De Psichari il n'est plus question. Les grands agents de publicité, ecclé­siastique et laïque, ont entièrement changé de principes : le patriotisme, à plus forte raison teinté de racisme, est devenu criminel, à moins qu'il ne soit le fait de peuples sous-développés, de communistes ou à la rigueur de « ré­sistants ». La vie de Psichari est une page sombre et honteuse qu'il convient d'effacer des annales de l'Ordre des Prêcheurs nouvelle vague, sinon de l'histoire de France. Tant pis pour les malheureux de nos générations anciennes qui y avaient été pipés. 105:135 Voilà qui rend le personnage sympathique et donne bonne envie de réviser un Procès qu'on n'a même pas eu le courage de faire au grand jour. Les documents publiés sur Ernest Psichari surabondent ; mais les plus nombreux, les plus officiels, sont si stéréotypés dans la louange qu'on est tenté de prime abord de n'écouter que les rares voix discordantes, celle de sa sœur Henriette, de sa vieille amie Geneviève Favre, de son camarade Maurice Reclus. Il faut être plus équitable. Ernest Psichari est le fils aîné de Jean Psichari, Grec naturalisé français, philologue, professeur au Collège de France, et de Noémi Renan. Il naît à Paris, 96, rue de Rennes, au 5^e^ étage d'une maison à loyers. Noémi Renan, enfant unique de l'écrivain, et de la fille d'Ary Scheffer, a reçu une éducation protestante ; comme son mari Psichari, elle ne pratique aucune religion. Pour complaire à une aïeule, Ernest est baptisé par un prêtre orthodoxe ; mais il est élevé librement. Il est gai, bavard, plein de vie. Ernest Renan note : « Mon petit-fils qui a cinq ans s'amuse tellement à la campagne, qu'il n'a qu'une tristesse, c'est de se coucher -- « Maman, demande-t-il à sa mère, est-ce que la nuit sera longue aujourd'hui ? » La famille Psichari va habiter 77, rue Claude-Bernard. On promène le gamin un peu maigrichon au jardin du Luxembourg. Puis on l'envoie au lycée Henri-IV. Il a le travail facile, sa curiosité est universelle ; il a aussi des qualités de conscience, d'honnêteté, de loyauté natives ; il est très Français -- d'alors -- par l'entrain, la gaîté. Nul obstacle à son développement, nulle difficulté matérielle. Au lycée, son ami préféré, inséparable, est Jacques Maritain, petit-fils de Jules Favre. Celui-ci habite 149, rue de Rennes, chez sa mère, Geneviève Favre, divorcée d'un avocat. Jules Favre avait adopté le culte protestant et Geneviève, dont la mère était catholique, avait suivi son père ; elle était passée ensuite au socialisme et à l'humanitarisme. Jacques et Ernest étaient donc, s'il est permis de s'exprimer ainsi, de la même religion. Ce qui ne les em­pêchait pas de discuter interminablement et, bons petits bourgeois, de mettre en accusation la société capitaliste. Ce fut pour eux une catastrophe lorsque la famille Psichari émigra sur la rive droite, rue Chaptal, occupant l'hôtel particulier du grand-père Renan, et plaça Ernest au lycée Condorcet. 106:135 Répondant à une question de M. Serge Barrault, le 29 mai 1929, Jean Psichari parle de l'éducation qu'il avait donnée à son fils. Rue Claude-Bernard, dit-il, au 5^e^ étage, la chambre où Ernest faisait ses devoirs avait une fenêtre d'où la vue plongeait sur la rue d'Ulm, jusqu'au Panthéon, et un balcon ; le père jetait de temps à autre un coup d'œil sur les devoirs de latin et de grec : « Je lui ai, dès son plus jeune âge, inculqué l'amour de la nation française, celui de la vérité -- celui de la foi -- entendue d'une façon laïque, mais sincère et qui l'a mené à sa foi avec en plus cette part d'or qu'y mettait son cœur. » Foi laïque qui était aussi celle de Renan et de Berthelot, saupoudrée d'un pa­triotisme ardent de néophyte ; idéal tout humain d'atta­chement au devoir et irréligion intégrale. D'après Raïssa Maritain, on ne luttait même pas contre le catholicisme, on était intimement persuadé de l'avoir assimilé et dépassé. \*\*\* C'est la grande époque des universités populaires. Les jeunes bourgeois Ernest et Jacques vont réciter des poèmes et faire des cours faubourg Saint-Antoine ou rue Mouffe­tard. Innocente jeunesse. Plus dangereux en revanche l'en­traînement d'Ernest vers la sœur aînée de son ami, Jeanne Maritain, passion qui durera toute sa vie. Jeanne est de sept ans plus âgée que les deux garçons. Brune, vive, in­telligente, spirituelle, gaie, avec peut-être plus de charme que de beauté. Elle chante et joue du piano ; elle cherche à se marier. Elle ne peut prendre Ernest au sérieux. Socia­liste militante, elle dirige, de 1902 à 1904, un journal illustré hebdomadaire pour les enfants, *Jean-Pierre,* anti­clérical, antimilitariste et égalitaire, si stupide de secta­risme que Péguy ne voudra jamais le laisser pénétrer dans son foyer. Cette feuille vivote en effet rue de la Sorbonne, dans une boutique voisine de celle des *Cahiers ;* elle a pour administrateur un Juif de Neuilly, grand admirateur de Péguy, le futur professeur Pierre Debré. Vainement Jacques dit à son ami : tu crois aimer ma sœur, mais tu ne la connais pas, tu aimes l'idée que tu t'es formée d'elle ; elle n'est pas comme tu l'imagines ; Ernest s'obstine. Le 19 février 1903, Jeanne épouse, civilement bien entendu, un jeune agrégé d'anglais, Charles-Marie Garnier, qui deviendra haut fonctionnaire. 107:135 Pour oublier, dit-on, Ernest se livre à la débauche. Il n'oublie pas. Le dégoût le prend ; deux fois, il tente de se suicider : un soir, « vers le Jardin des Plantes », chez un ami pharmacien, qui est devenu « un éminent historien ! -- il s'agit sans doute de Maurice Reclus. Henri Massis parle de la saison rimbaldienne en enfer d'Ernest Psichari, qui paraît avoir duré plusieurs années, et même jusqu'à la conversion. Noémi Renan sera toujours tout indulgence pour son fils : « Nous sommes, dit-elle, d'une race naïve et sincère. » -- Mais ailleurs Ernest soulève sans doute des orages. Il passe une licence de philosophie en 1902, puis, brusque­ment, un soir, il s'enfuit du domicile familial sans bagage et sans argent. Il veut gagner sa vie par des métiers manuels, docker, débardeur, serrurier, menuisier. Les quartiers populaires où il loge et les contacts ignobles des hôtels meublés l'écœurent. Le 1^er^ septembre 1903, il écrit a un ami. « *La nuit de mon départ, j'ai été coucher dans un petit hôtel de l'avenue de Clichy, à 1 fr 50 par jour, où je suis resté huit jours environ, sous le nom de Frantz Gérard, violoniste, huit jours occupés en partie par de grandes courses dans Paris en quête de travail, le ventre vide le plus souvent, parce que je n'étais parti de la maison qu'avec un ou deux louis. Au bout de huit jours, je suis allé demeurer 1, rue du Cygne, sur le boulevard Sébasto -- ; un horrible cabinet fort mal habité, à 4 fr par semaine. J'y suis resté quatre ou cinq jours. Pendant ce temps je cherchais toujours du travail, aidé de ce cabot que nous rencontrâmes un soir au Théâtre moderne et par un mar­chand de poisson aux Halles. Tout cela ne s'emmanchait pas trop mal, mais la faim que je commençais à ressentir cruellement et mon embarras pour trouver une chambre bon marché et propre me firent déserter Paris. *» Sa sœur Henriette écrit qu'il va de chute en chute. Par un dernier sursaut, pour s'imposer de l'extérieur une discipline qu'il n'est pas capable de trouver en lui-même, il finit par devancer l'appel au service militaire. Il brave ainsi le mépris où son petit monde universitaire tenait l'armée anti-dreyfusarde et réactionnaire. Le voici soldat au 51^e^ de ligne, à Beauvais, puis à Amiens. D'après Hen­riette Psichari, leur mère avait coutume de dire : « Choi­sissez la carrière que vous voudrez, mes enfants, mais ne vous faites ni acteurs, ni banquiers, ni prêtres. » Il n'y avait donc pas en principe, après 1870, d'interdit sur le métier militaire. 108:135 Au peloton des sous-officiers, Ernest se lie avec un jeune catholique, son aîné de deux ou trois ans, le futur avocat et homme d'œuvres Philippe de Las Cases. Il fume dans sa pipe du caporal ordinaire. Il publie à ses frais, pour 13 fr 75, sa première plaquette de vers : Le sermon dans la vallée, s'opposant évidemment au Sermon sur la mon­tagne -- écrite en 1903 et datée du 14 octobre 1904. Il est spinoziste et bergsonien ; mais sa poésie n'est encore qu'une pâle décoction symboliste. Après un an, il rengage et, passé dans l'artillerie colo­niale, il est désigné pour partir en Afrique. La famille, qui a pardonné à l'enfant prodigue, organise une petite fête d'adieux rue Chaptal. Henri Massis, condisciple au lycée Condorcet du jeune frère d'Ernest, Michel Psichari, est invité à cette soirée, où il rencontre Ernest pour la première fois. Il en a fait le récit. Le jeune guerrier le séduit : « Et pourtant, d'où ne revenait-il point ?... Les « noires vagues de la passion » se retiraient à peine quand je fis sa connaissance au printemps de 1906. » Sa mère disait : « C'est une âme complexe et délicieuse. » -- Massis le voit avec une tête ronde et tendue de troupier, de grands yeux vert doré, luisants, un rire clair, des traits frustes, un peu gros, sans autre beauté que celle du regard, aimant, frais, candide, généreux, bon : « La bonté, voilà le trait le plus saisissant de sa figure morale. » Solide, vigoureux, en bonne santé, exubérant, nature directe et franche d'ami, de chef. Massis voit cumuler en lui les qualités de ses aieux bretons, hollandais, hellènes, vénitiens. \*\*\* Il est déjà loin en esprit de ce milieu parisien et fami­lial qui le fête, prenant plus de plaisir à son équipement de colonial, à l'examen de la carte des terres inconnues qu'il va explorer. Pour trancher un débat philosophique, il conte à ses amis l'histoire de ce ministre féru d'hygiène qui demandait si l'eau de la fontaine, dans la cour de la caserne, était désinfectée ; l'adjudant de service avait répondu : moi je ne bois que du vin et Psichari disait : je fais de même. 109:135 Affecté à la mission Lenfant, il parcourt au Congo des terres alors inconnues et prend part à l'établissement d'une nouvelle route vers le Tchad. Parti comme simple canonnier, il revient en 1908 maréchal des logis, décoré de la médaille militaire : « Constitution robuste, a supporté d'énormes fatigues. » Il passe une longue permission à Paris, au cours de laquelle il publie un livre de notes afri­caines : *Terres de soleil et de sommeil* (1908). C'est le style de Barrès et de Loti, avec la fluidité dite renanienne. Il revoit Massis et lui dit : « Je ne suis plus un jeune bourgeois occupé des travaux de mon état ; je suis un homme en qui ne demeurent plus que des sentiments frustes et primitifs. » On lui reprochera plus tard cette barbarie cultivée, cet accès de Nietzschéisme. -- « Jamais, jamais plus qu'aux belles heures de marche, dit-il, sous le soleil des tropiques, je n'ai éprouvé de joie qu'à me répéter cette phrase si simple et si bienfaisante : Je suis soldat français. Chaque objet me la suggérait. » Il écrit, en termes barrésiens : « *Loin des miens, je sais entendre en moi et retrouver cette résonance lointaine qui retentit depuis des siècles à travers les consciences de mes ancêtres jusqu'à étouffer toutes les chansons du monde. Elle recommande le courage et m'annonce les prochaines victoires. *» -- Il aurait dit à Massis dès 1905 : « Est-il possible d'assigner une mesure humaine à la sainteté ? Si tout de même je devais faire un choix d'une mesure humaine de la sainteté, je prendrais -- en première ligne -- l'élévation du cœur et la noblesse morale. Si réel­lement Dieu existe, je pense que ceux qui s'en approchent le plus, ce sont les hommes -- saints de l'Église, soldats, penseurs -- qui participent de cette vertu morale, essen­tiellement divine, me semble-t-il. » A vingt ans, dira-t-il encore, il était « sans défense contre le mal, sans protec­tion contre les sophismes, errant sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade et poursuivi d'obscurs remords, chargé de l'affreuse dérision d'une vie mal engagée dans le désordre des sentiments et des pen­sées. » -- Pour l'heure, c'est plus la discipline militaire que la solitude du désert africain qui lui prête un appui. Les nombreux amis de Psichari et de sa famille font grand éloge de *Terres de soleil et de sommeil*. Le livre est couronné par l'Académie française. L'auteur ne s'abuse pas, il confie à un ami : « Allons, mon vieux, entre nous, tu crois qu'on me ferait tout ce succès si je n'étais pas le petit-fils de bon papa ? » 110:135 -- Massis envoie l'ouvrage à Barrès, qui invite Ernest Psichari à déjeuner : il y avait entre eux les *Huit jours chez M. Renan,* plaisanterie de potache d'un renanien. On l'oublia. Barrès ramène le jeune homme à pied, de Neuilly, en causant, comme il a coutume de faire avec les visiteurs qui l'intéressent. Ernest est brillant, bavard, charmant. Un grand événement, cette année-là, est de retrouver son ami Jacques Maritain converti par Léon Bloy. Au 29 janvier 1909, Psichari note dans son journal : « *je pense en marchant à ce mot de la carte postale de Jacques reçue à Douala :* « *J'espère que tu reviendras de ces solitudes croyant en Dieu. *» *Même en admettant qu'une circonstance aussi temporelle que la solitude dût influencer sur nos convictions religieuses, je ne pense pas que l'Afrique puisse rendre chrétien. Quelles belles pensées profanes inspire cette terre, si peu métaphysique. Quant au sentiment de solitude que l'on y éprouve souvent, en effet, il est plus propre à susciter l'orgueil humain qu'à nous inciter à la chrétienne humilité. *» -- « Que Jacques fût devenu croyant, écrit Raïssa Maritain, Ernest devait de longs mois encore en rester étonné, ahuri. » De la fin du printemps au mois de septembre 1909, Psichari est élève à l'école d'artillerie de Versailles, d'où il sortira sous-lieutenant. Il pense à un roman, sous l'influence de Barrès et de Péguy : *La connaissance du sol natal,* qui deviendra *L'Appel des armes.* Péguy est très fier d'avoir pour disciple le petit-fils de Renan, il l'appelle : mon fils, et Psichari répond : maître. Une longue épître de seize pages, à la fin de *Victor-Marie, comte Hugo,* s'adresse à Ernest Psichari et cite une lettre que celui-ci a envoyée d'Afrique à Péguy : « Quelle âme pure, dit Péguy. Moi qui n'ai jamais eu de frère, je l'aime comme un frère et je sais par lui ce que c'est d'avoir un frère. » -- Bloy a moins d'attrait pour Psichari, qui note dans son journal, le 6 décembre 1909 : « *Achevé l'Invendable de Léon Bloy. Je suis subjugué et écœuré. L'admiration est aussi forte que le dégoût. *» Faisant ses adieux à Mme Favre, pour repartir en Afrique, Ernest lui confie : « Je suis bien ennuyé, madame. Voilà Jacques qui vient de me donner des médailles. Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ?... Voyez-vous ce qu'on dira si je suis tué et qu'on les trouve sur moi... 111:135 Ce serait autre chose, je pourrais encore le brûler ou le jeter... mais ça, je ne peux tout de même pas. Vraiment je ne sais qu'en faire. » -- « Ne vous inquiétez donc pas mon ami, mettez-les dans votre porte-monnaie et gardez les tout simplement comme un souvenir de Jacques. » il est envoyé à Cherbourg, au 24^e^ régiment d'artillerie coloniale ; puis, avec le colonel Patey, en Mauritanie, où sévit la guérilla. Il y restera jusqu'en décembre 1912. S'en allant il écrit, probablement à Mme Favre : « *Je pars le cœur brisé d'abandonner ceux que j'aime et pourtant il faut que je parte. Je ne sais quel démon j'ai au-dedans de moi-même, mais quand je suis dans le même lieu depuis quelque temps je m'ennuie... il faut que je change... *» L'odeur lourde et brutale de l'Afrique l'attire, dit-il, le grise. Cette campagne de Mauritanie est tenue pour capitale par ceux qui entreprennent de le convertir. Ne serait-il pas plus sensible aux hommes qu'à la nature et aux choses ? Ses lettres et ses notes font l'éloge de cette race de conquérants Mauritaniens, fine, hautaine, douée au plus haut point d'esprit de déduction métaphysique, orientée vers le mysticisme et le prophétisme : « *Cette noble et antique race,* dit-il dans la lettre à Péguy, *se rattache à l'Orient mystique... Ces gens d'esprit très cultivé, généralement retors en politique, habiles à la discussion et qui en religion vont jusqu'au mysticisme le plus ardent... ces gens, tout en même temps, sont des gueux, vivant de guerre et de rapines, sont fiers comme des mendiants, ardents à l'action, braves et rusés. Jeunesse de cœur et vieillesse d'esprit, voilà la caractéristique générale. *» A Geneviève Favre, il confie ses scrupules et ses joies de chef : « *Cette centaine d'hommes que je commande, qui sont à moi, que je peux mener au désastre si j'ai un mauvais guide ou si je me trompe et qui ne seraient rien sans moi... cette libre vie à la fois nonchalante et active... *» L'esprit religieux des Maures lui donne plus à réfléchir que toute considération philosophique : c'est un type d'hommes complets qu'il admire. Mais alors qu'en est-il de lui-même et de nombre de Français incroyants ou irréli­gieux ? il écrit à Péguy : « *En fait nous sommes tous chré­tiens et je crois que ceux, dont je suis, qui n'ont pas reçu la grâce, en souffrent tous plus ou moins. Ils sentent que la continuité avec le passé est rompue, que quelque chose de l'héritage de la race est perdu. Évidemment la foi ne se commande pas. Mais si on ne l'a pas, il n'y a pas lieu de s'en vanter, ni d'en faire état, ni de faire le* FARAUD. » 112:135 A Mgr Jalabert, en 1911, avec son offrande pour la construction de la cathédrale de Dakar : « *Depuis six ans que j'ai fait connaissance avec les musulmans d'Afrique, je me suis rendu compte de la folie de certains modernes, qui veulent séparer la race française de la religion qui l'a faite et d'où vient toute sa grandeur. *» *--* « *Dignité française,* dira-t-il, *qui est surtout une dignité chrétienne. *» Cet argument apologétique du patriotisme ne lui paraît pas décisif tous les jours, bien qu'il y revienne constamment : « *J'écrivais à Mgr Jalabert dans un véritable sentiment d'exaltation. Mais la fierté tombée, je suis forcé de le reconnaître, nous sommes tellement enlisés dans la plus abjecte des civilisations... Le sentiment de la patrie nous mène fatalement à chérir l'idée religieuse, comment séparer l'un de l'autre quand ils furent les deux mobiles qui se mêlèrent intimement dans les âmes de nos pères. *» Il répond au début de 1912 à Maritain qui le presse : « *Je prends tout dans la religion sauf mon salut. Si je sers loyalement l'Église et sa fille aînée, la France, n'aurai-je pas fait tout mon devoir ? *» *--* « *Vis à vis de l'Église, l'indifférence n'est pas possible. Celui qui n'est pas avec moi est contre moi. Et je prends parti de toute mon âme. *» *--* « *Tout essai de libération du catholicisme est une absurdité, puisque, bon gré mal gré, nous sommes chrétiens, et une méchanceté, puisque tout ce que nous avons de beau et de grand dans nos cœurs vient du catholicisme. Nous n'effacerons pas vingt siècles d'histoire, précédés de toute une éternité... De l'abandon du christianisme découlent la fausse morale et la fausse science. *» Sous la tente, sa bibliothèque se compose des *Pensées* de Pascal, des *Sermons* de Bossuet, que son père lui a fait lire tout enfant, disant : il faut lire les sermons si l'on veut connaître un homme, du *Règlement d'artillerie de montagne,* de la *Table des logarithmes* de Dupuy et d'un exemplaire de *Servitude et grandeur militaires* ayant appartenu à un de ses camarades tué par les Maures ; enfin des *Cahiers* de Péguy. Il écrit le 6 juin 1911 : « *Le Mystère du porche de la deuxième vertu -- cette lecture me bouleverse et la puissance de ce style me dégoûte d'écrire. Il y a des pages sur la France qui sont d'une poésie si intense que jamais je crois un poète n'est encore allé à cette hauteur. *» 113:135 Son journal devient de plus en plus religieux, même dans ses préoccupations profanes. Le 24 mai 1911, par exemple, il écrit : « *Le livre des Maximes des saints condamné le 12 mars 1699. La coquetterie de soumission et l'insoumission réelle de Fénelon. Dans le Télémaque :* « *C'était une beauté molle, avec je ne sais quoi de passionné et de languissant. *» Passionné, il l'est certes, mais la mollesse, la langueur, la médiocrité lui répugnent : « *Nous savons ce que c'est que la soumission du soldat. Mais nous savons aussi qu'elle n'est qu'une figure d'une soumission plus haute. *» Et le souci constant de construire pour les autres et pour l'éternité : « *Nos murs de briques et cette forte assise quadrangulaire* (d'un fortin dans la brousse)... *tout ici respire l'ordre, la mesure dans la force, la règle harmonieuse...* POPULI ROMANI MAJESTAS*, et mieux encore : la dignité française. *» « *Rien ne nous avance dans la vie spirituelle comme de vivre d'une poignée de riz par jour et d'un peu d'eau salée... Voici donc un nouveau don de Dieu par l'Afrique. *» *--* « *Je sentais l'irrésistible invasion de la grâce... J'étais bien sûr que je serais un jour catholique et je ne ressentais qu'une impatience sans nervosité du bonheur qui m'était promis. Parfois je maudissais les désordres de ma vie, mais je me disais aussitôt : cela aussi sera guéri. *» Il écrira : « *Je n'ai pas traversé de crise en Mauritanie. *» Qui pourrait raconter l'indicible, l'accueil de la grâce ? Il ne l'a pas fait, d'autres s'en sont chargés pour lui. Maritain, dans *Anti-moderne,* trouve que tout est simple : « C'est à Dieu, auteur de l'ordre naturel, qu'il rend obscurément hommage et c'est vers lui qu'il fait effort. Cet acte une fois posé, quelles que soient les défaillances qui pourront suivre, portera ses fruits. » \*\*\* Un obstacle humain existe pourtant, très honorable : Noémi Renan est abandonnée par son mari en 1912. Ernest craint de blesser sa mère déjà si malheureuse par une conversion qu'elle ne comprendra pas. Il va néanmoins chez Maritain dès son retour, en janvier 1913, sachant bien qu'il est convoqué pour faire la connaissance du directeur de conscience du jeune ménage. 114:135 Le journal d'Ernest Psichari et celui de Raïssa Maritain, confrontés, permettent de suivre, Massis l'a fait, les étapes de la conversion. Le 3 janvier 1913 : « Visite de Psichari et de son ami Massis, se déclarant tous deux des catholiques sans la grâce. » -- Massis note que le salon de Maritain, à Versailles, rue de l'Orangerie, dans une maison du XVIII^e^ siècle, est une belle pièce à boiseries blanches, d'une austérité monacale. Psichari est plus agressif : « *Dans ce salon-cabinet de travail, portrait du pape, Crucifix, etc., un oratoire où brûlent des cierges. Avant le dîner long* BENEDICITE**.** *Tous les matins il va à la messe et communie. On a un sentiment pénible de déformation. C'est une parodie. Ce n'est ni chrétienté, ni charité. Le christianisme est santé et ceci est déformation, inhumanité.* » Il résiste, non sans droite raison, non sans bon sens catholique. Maritain lui donne à lire des textes de sainte Hildegarde traduits par dom Baillet, le Bénédictin ami de Péguy. Psichari écrit : « Je sens mon âme si pourrie. Dieu voudra-t-il de cette ignominie que je suis ? » -- Le 3 février, il a, au parc du château, une entrevue de deux heures avec le Père Clérissac, Dominicain, qui revient très satisfait, ayant trouvé, dit-il aux Maritain, « une âme sans un pli toute pleine de foi ». Le 4 février, confession du pénitent dans la chapelle privée des Maritain ; le Père dit ensuite : « Vous voyez un homme tout à Dieu. » -- Le 8 février, confirmation d'Ernest au petit séminaire de « Grandchamp, par Mgr Gibier, évêque de Versailles. L'évêque demande son âge ; il répond : 29 ans, beaucoup de temps perdu. Le dimanche 9 février, première communion chez les sœurs de la Sainte-Enfance, à Versailles et, l'après-midi, pèlerinage à Chartres avec le ménage Maritain. Le 11 février Ernest note dans son journal : « Puisse Dieu m'aider dans toutes les épreuves que je prévois. » Le Père Clérissac, écrit Maritain, était un homme « qui avait une tête magnifique, des yeux de feu, une bouche amère, une figure de souffrance et de foi. On sent un homme ardent, un esprit solide, un grand cœur ennemi des faiblesses. » -- Massis ajoute : cheveux blancs, drus et courts, yeux d'un éclat insoutenable, sourcils noirs, maxillaires puissants, menton dur, grand nez aux ailes frémissantes, pli amer de la bouche. 115:135 Il avait vécu en Angleterre et à Florence, prêchant les colonies françaises. Il quitta Psichari le 12 février et lui dit à la gare : « Il faut être un saint. Je veux que vous soyez un saint. » il lui avait donné pour règle de vivre à chaque instant comme s'il allait l'instant d'après communier ou mourir. Le Père Clérissac, écrit Henriette Psichari, non sans dépit, cherchait à modeler Ernest, il ne cherchait pas à l'instruire : il avait la finesse psychologique, l'intuition de l'admirable instrument qu'Ernest était entre ses mains. Psichari entre dans la vie chrétienne de plain-pied, rien ne l'étonne, il a même déjà étudié à fond le missel. Il a le don des larmes, devant « le maître que j'ai si longtemps crucifié, que la France elle-même crucifie à toute heure ». Il dit chaque jour l'office de la Sainte Vierge. Sa mère ayant subi le divorce, il demeure avec elle. Il écrit au Père Clérissac : « Nous mourons de chagrin... Maman est depuis ce matin une pauvre vieille femme abandonnée. » Pour Pâques, il fait avec elle un petit voyage à Bruges, Ostende, Waterloo. Elle lui dit de faire maigre, d'aller à la messe. Un autre attrait encore le retient : il a retrouvé Jeanne Maritain et celle-ci est convertie et libre. Jean-Bernard, auteur d'une chronique de la Vie à Paris, écrit en 1913 : « C'est encore la petite-fille d'un homme célèbre, la petite-fille de Jules Favre, qui est l'objet d'un procès devant le tribunal civil. La descendante du grand avocat avait été élevée dans des principes indépendants et, de sa propre volonté, son mariage avec une professeur de l'université avait été civil. Les deux époux avaient vécu en bonne intelligence pendant plusieurs années. Un jour la tarentule religieuse s'empara de la femme, qui se convertit tout à coup aux idées catholiques et se mit à pratiquer avec un zèle de néophyte. Cette foi habilement entretenue par les prêtres, elle devint alors intolérante et voulut imposer ses nouvelles idées religieuses à son mari. Celui-ci ayant refusé d'y consentir, le ménage devint un véritable enfer, au point qu'un procès de séparation s'en est suivi. » 116:135 Dans son journal Ernest Psichari note le 2 février 1913 : « *Elle est si grande, si pure, depuis qu'elle a la foi. *» Le 4 février : « *Je lui annonce la grande nouvelle* (de sa confession au Père Clérissac). *Elle me met les bras sur les épaules et je sens qu'elle tremble de tous ses membres. Puis elle me parle du passé et du mal qu'elle m'a fait, et des prières qu'elle a dites pour moi. *» En mars, il lui écrit « *Ne vous inquiétez pas du passé et ne pensez à ce douloureux amour, où je me suis épuisé pendant de si longues années, que pour y voir l'image grossière et imparfaite de l'union spirituelle qui nous lie désormais et pour toujours dans le cœur de Jésus-Christ... Je suis très chrétiennement à vous, ma sœur bien-aimée, au pied de la Croix de Notre-Seigneur et dans l'éternité. *» Le 4 mai, dans son journal : « *Je mêle le plaisir d'une amitié humaine à la joie la plus haute que puisse éprouver un chrétien. *» Ils se rencontrent, prient et communient ensemble, échangeant des livres de piété, des médailles bénites, des rameaux de buis, faiblesses qui éveillent ses remords. Maritain lui fait promettre qu'il « réformera sa vie sentimentale », ce qui paraît plus facile à dire qu'à faire. « Ce qui me désespère, dit Psichari, c'est cette vie de Paris, où le recueillement est impossible. » Et à Maritain : « Je sais maintenant que la prière est ce qu'il y a de mieux puisque je la commence toujours sans goût et que je ne manque jamais de l'achever dans la joie et la sérénité. » Il fréquente les églises de la rive gauche : Notre-Dame-des-Champs, la chapelle des Anges, rue de Vaugirard, proches l'une et l'autre de Geneviève Favre, Saint-Jacques-du-haut-Pas, les Maritain habitant rue des Feuillantines. Il publie son roman : l'*Appel des armes,* très barrésien encore. La dédicace est à Charles Péguy ; mais celui-ci n'est pas content : il accuse *les curés* de lui avoir changé son Ernest, dont il s'attribue du reste la conversion. Le livre est payé à Psichari 500 frs par l'éditeur ; il en éprouve une joie d'enfant. Ses amis le fêtent encore une fois, et aussi ceux de Renan. Loti, Bergson, de Mun, Faguet, Mme Souday le félicitent. La droite académique lui fait des avances : Bourget, Jammes, Barrès, et même Gallieni et Lyautey. Paul Bourget pose la candidature de Psichari au grand prix de littérature de l'Académie française ; le jeune homme dit que cela lui est égal et qu'il ne demandera pas de prolongation de permission pour faire les démarches nécessaires. Mais il en fait d'autres, dit sa sœur, des journées entières, et oublie un peu la dévotion. 117:135 Il suit avec enthousiasme à l'Institut catholique les leçons de Jacques Maritain contre Bergson ; c'est, dit-il la pure lumière thomiste. Le modernisme n'est pas son fait ; il note dans son journal. « *Les contradictions des synoptiques n'ont jamais servi qu'à ceux qui dès l'abord et avant tout examen sont bien décidés à nier le surnaturel. Il s'agit de savoir si l'on a le goût du ciel ou non ; si l'on désire de vivre avec les anges ou avec les bêtes, si l'on a la volonté de s'élever, de se spiritualiser sans cesse. Là est toute la question. *» Sa réponse à la fameuse enquête d'Agathon -- Massis et Gabriel de Tarde -- sur ce que pense la jeunesse, exprime sa foi patriotique en des termes qui ont été souvent cités : « *Notre génération -- celle de ceux qui ont commencé leur vie d'homme avec le siècle -- est importante. C'est en elle que sont venus tous les espoirs et nous le savons. C'est d'elle que dépend le salut de la France, donc celui du monde et de la civilisation. Tout se joue sur nos têtes. Il me semble que les jeunes sentent obscurément qu'ils verront de grandes choses, que de grandes choses se feront par eux. Ils ne seront pas des amateurs ni des sceptiques. Ils ne seront pas des touristes à travers la vie. Ils savent ce que l'on attend d'eux... Ce serait singulièrement rabaisser la foi patriotique que de la croire fonction de la barbarie et de l'inculture ; ce serait aussi vouloir nous ramener au point de l'Allemagne actuelle où tout est sacrifié aux entreprises de la vie pratique. -- Quoi que nous fassions, nous mettrons toujours l'intelligence au-dessus de tout. Il est possible que la pureté du cœur vaille mieux. Mais un Français croira, toujours que le péché est plus agréable à Dieu que la bêtise. *» « *Haute mission de la race française *», « *grande élection qui domine toute son histoire *». Et il conclut : « *Il me semble que les traits que vous notez doivent nous mener un jour à la gloire guerrière et pour tout dire à une revanche dont nous ne devons jamais détourner nos regards. *» Avouons que le racisme de nationalité et souvent de classe faisait partie du patriotisme bourgeois du XIX^e^ siècle, qu'il en était même une pièce capitale ; ceux qui étaient affligés de quelques gouttes de sang impur se souviennent certes des ostracismes auxquels ils étaient en butte. Ce racisme a été glorifié par Péguy : Si je n'avais pas ces Français, dit Dieu... Psichari s'y rallie sans aucune réserve. 118:135 Lors de la publication de *L'Action française et la religion catholique,* Psichari écrit à Maurras que lui seul a parlé de Renan d'une façon qui l'ait satisfait. Dans son journal, il note, en 1911 : « *Ce qui fait l'abaissement de la République, c'est son hypocrisie et qu'elle parle de liberté et de démocratie alors qu'elle est un gouvernement intolérant et oligarchique. *» Il estime pourtant que la monarchie en France serait un « anachronisme ». Sa sympathie irait à l'Empire, régime d'honneur militaire, qui rendrait à la France sa place dans le monde ; mais contre lui, il y a le plébiscite et une politique flottante entre la démocratie et l'autocratie. En théorie ce serait la monarchie constitutionnelle qui serait le plus près de la perfection. Son jeune frère Michel, dilettante, futur gendre d'Anatole France, était militant d'Action française. Il écrit au Père Clérissac, le 18 mai 1913 : « *Lorsque j'ai frôlé la mort en Afrique, je me croyais brave, mais cette belle assurance est tombée et je m'aperçois maintenant que la vie me fait bien plus peur que la mort. *» Et dans son journal : « *Mon seul désir, de mourir pour le nom adoré de Notre-Seigneur, s'il veut bien de nous pour ses martyrs. *» \*\*\* Psichari est envoyé en garnison à Cherbourg, en juin 1913. Il écrit au Père Clérissac qu'il se trouve là dans un milieu sain et réconfortant, tout en s'étonnant que ces bonnes gens qui l'entourent soient si loin de la vie de la grâce, qu'il mériteraient. Il souffre de solitude et de famine spirituelles. Il a loué un petit logement au rez-de-chaussée, deux pièces et une cuisine, avec sur le derrière un jardinet où pousse un palmier très africain. Il s'est inscrit à la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul : en réalité c'est la pauvresse qu'il visite qui lui fait du bien. Il écrit des prières pour les dizaines du chapelet. Il est partisan des pratiques minutieuses : neuvaines, liturgies particulières, saints du jour. Mais pas d'attendrissements publics. « Mais non maman, vois-tu, ce qu'il y a de beau dans le catholicisme c'est justement que cela vous fixe. Et puis on sait ce qu'on doit faire à telle heure, ou en tel cas. » La messe à Paris, en vingt minutes, l'écœure. Il dit aux jeunes gens de Cherbourg : « Sans manquer à la tolérance et à la charité, nous devons être entiers dans la défense de nos convictions ». 119:135 Arrive le temps des épreuves. Henriette Psichari a publié des extraits d'un Cahier noir, du 7 au 31 juillet 1913 : « *J'ai traversé ce mois-ci la plus rude épreuve de ma vie chrétienne. De tout mon cœur je remercie le Père du ciel qui me l'a envoyée. Comment, sans elle, pourrais-je maintenant mesurer ma foi, ma soumission, mon ardent désir de mesurer les grâces qui me sont envoyées. Mon Dieu, je ne vous aimais pas* AVANT *comme je vous aime maintenant. *» De quoi s'agit-il ? Sans doute tentation de reprendre une vie mondaine, avec son laisser-aller, peut-être ses débauches. Il souffre, se décourage ; il note le 7 juillet : « *Mauvaise journée, la première depuis le début de ma vie chrétienne. L'ennemi apparaît et vraiment je sens jusqu'à la douleur la terrible réalité, la réalité vraie, matériellement vraie du* QUAERENS QUEM DEVORET *de Complies. Ayez pitié de moi, mon Dieu. Faites que je ne vous offense pas. *» Le 9 juillet : « *Les désirs rôdent, leur cercle se rétrécit... *» Le 12 juillet : « *Confession affreuse. Sueur d'agonie. *» Enfin, le 27 juillet : « *Communion. Vous m'avez guéri mon Dieu, Vous m'avez sauvé. Vous m'avez tiré de l'abîme. *» Il lit Bossuet, saint Jean de la Croix, sainte Catherine de Sienne, sainte Mechtilde, Il part en manœuvres dans le sud-ouest. A un prêtre rencontré au hasard d'un cantonnement il écrira : « *Comment ne pas voir que cette terre est bénie entre toutes, qu'elle est et restera toujours la terre de l'humble fidélité et que c'est elle qui portera toujours la plus riche moisson ? *» -- Que de saintes illusions ! Il poursuit : « *Il faudra que je dise, si Dieu m'en donne la force, que notre clergé est admirable, qu'il est pénétré des plus mâles vertus chrétiennes, qu'il est plus grand peut-être qu'il n'a jamais été. *» Il prépare un livre sur la conversion, dont il entretient le Père Clérissac. Le 30 janvier 1914, il veut que son *Centurion* ait une utilité spirituelle, plutôt que « la vaine beauté de l'art ». Ce sont ses notes de Mauritanie qu'il utilisera et complètera. L'idée dominicaine apparaît au début d'avril 1913 : « *Entrer un jour dans le tiers-ordre. *» *--* « *L'Ordre glorieux à qui je dois tout, puisque Dieu a voulu qu'il fût l'instrument de mon salut. *» Le 19 octobre 1913, il reçoit la ceinture de cuir des tertiaires au couvent de Rijkholt, en Hollande. Il écrit ensuite au prieur que ce qu'il a vu est si beau qu'il en demeure blessé pour la vie. 120:135 Le 3 mars 1914, il fait une visite au séminaire d'Issy. M. Tanquerey, le directeur, écrit ensuite au Père Janvier : « Nous avons reçu la visite du petit-fils de Renan. Il entrera chez vous. » Le Père Clérissac propose que ce soit d'abord comme auditeur libre au Collège angélique de Rome. Le 16 mars 1914, Psichari lui écrit : «* Je suis toujours dans l'incertitude, mais c'est une incertitude pleine de paix et de confiance. J'attends simplement que le Seigneur me dise : Lève-toi et viens, et il me semble que je suis prêt à lui obéir... *» L'idée d'un sacerdoce réparateur du sacerdoce manqué de son grand-père le séduisait ; et aussi l'étroit sentier de la perfection, loin du monde. Le Père Janvier l'avait fort ému en lui disant que Renan était peut-être sauvé : « Qui sait si mystérieusement, en vertu d'une grâce cachée, Renan ne s'est pas réconcilié avec le Maître de ses premières années ? Qui sait si ce n'est pas lui qui vous suscite aujourd'hui pour réparer les dommages qu'il a pu faire aux âmes ? » A d'autres moments, il voudrait demeurer auprès de sa mère, il est tenté par la vie laïque. Il fréquente la société bourgeoise de Cherbourg et y joue du violon ; une jeune fille de dix-huit ans, simple et pieuse, lui plairait : elle ressemble à la Joconde, dit-il à la mère. Et surtout il y a encore Jeanne Maritain. Les déclarations de sa sœur Hen­riette sont formelles : « Le jeune officier devait jusqu'à sa mort, pendant plus d'un an encore, rester fidèle à son amour. Quand il est à Cherbourg, ou aux manœuvres, c'est une correspondance brûlante qui s'établit entre Ernest et son amie. Elle qui autrefois l'avait éconduit, paraît main­tenant regretter amèrement, elle explique qu'elle s'est mariée pour des raisons de famille, presque par devoir, mais elle dit l'attendre depuis longtemps... » -- « Voici bien des années, tandis que j'appelais un frère, un ami, votre nom a jailli de mes lèvres, mais je sentais que je ne pourrais vous aimer que quand Dieu vous donnerait à moi. Ah ! quel Père que le nôtre !*... *» Des semaines et des mois, ils s'écrivent, se rencontrent Dieu les a « rendus libres ». Psichari écrit : «* ...je vous sens plus proche de moi que jamais et vous êtes toujours dans cette grande place où je vous ai mise dans mon cœur voici plus de douze ans. *» 121:135 Pour Raïssa Maritain, pas de doute, la sœur de Jacques, séparée de son mari, était « liée pour toujours en sa cons­cience par son mariage cependant détruit ». Leur foi séparait les deux convertis. Ce raisonnement pouvait certes faire chanceler la volonté de Psichari, mais il n'était sans doute pas très conforme au droit canon, qui tenait le premier mariage pour nul. Jeanne Maritain paraît n'avoir jamais voulu renoncer à Psichari. \*\*\* La guerre éclate. Ernest Psichari quitte Cherbourg avec son unité. Il dit en partant : « Je vais à cette guerre comme à une croisade, parce que je sais qu'il s'agit de défendre les deux grandes causes à quoi j'ai voué ma vie. » Il avait noté dans son journal : « *Un champ de bataille n'est-il pas l'image temporelle de la miraculeuse grandeur du sacrifice ? Si nous croyons à la vertu du sang répandu au Calvaire, comment ne croirions-nous pas... à la vertu du sang répandu pour la Patrie ?*... SINE SANGUINE NON FIT REMISSIO. *Mais il n'est pas besoin du témoignage de la Bible. Nous savons bien, nous autres, que notre mission sur la terre est de racheter la France par le sang*. » Le 20 août, il écrit à sa mère : «* Nous allons certainement à de grandes victoires et je me repens moins que jamais d'avoir désiré la guerre, qui était nécessaire à l'honneur et à la grandeur de la France... *» Une offensive sur Neufchâteau, en Belgique, est déclenchée, le 21 août. L'artillerie arrive à Gérouville, par pluie battante, harassée ; le lendemain, elle atteint Neufchâteau à 11 heures, après trente-trois heures de marche. Elle est attaquée. Psichari occupe une croupe, Rossignol-Mesnil, avec ordre de tenir jusqu'au bout. Il avance et fait tirer sur l'ennemi en pleine ruée. De son régiment il ne restera qu'une centaine de prisonniers. L'adjudant Galgani, qui a servi Psichari depuis Cherbourg, fait le récit de sa fin : « Pourquoi retourner mourir là-bas ? Restons ici » répond Psichari à l'ordre de retraite. Ils se réfugient dans un petit jardin du village : « Avez-vous déclaveté la pièce ? » demande Psichari à son compagnon. Ils vont le faire. En revenant, sur la route, « mon lieutenant fit un geste du bras, comme pour me dire de passer vite, que l'endroit était dangereux. Je l'entendis crier : « Gal... » 122:135 Il n'acheva pas, il fit un tour sur lui-même et tomba les bras en croix. » Il avait reçu une balle dans la tempe. Son corps fut déposé au bord du chemin, puis enseveli avec ceux des autres morts, le lendemain, sur place. La tombe fut identifiée en 1919 et le corps de Psichari reconnu grâce à une médaille d'or de la Vierge, suspendue à son cou par une chaînette, que son aïeule orthodoxe avait donnée lors de son baptême. La chevalière qu'il tenait de son père et sa montre avaient été volées. Un monument fut inauguré sur place par les autorités belges et françaises, le 9 novembre 1924. \*\*\* *L'Appel des armes* (1912) confirme et développe le nationalisme barrésien du jeune homme, qui adopte jusqu'aux tics et petites manies de son modèle. Voulangis, village qu'il dit voisin de Jouarre, devient pour lui une de ces terres sacrées où l'on s'enracine et qui dictent leur doctrine aux purs. Comment aurait-il pu prévoir que ce serait bientôt un bidonville de banlieue ? La dédicace à Péguy s'exprime ainsi : « *A celui dont l'esprit m'accompagnait dans les solitudes de l'Afrique, à cet autre solitaire en qui vit aujourd'hui l'âme de la France et dont l'œuvre a courbé d'amour notre jeunesse, à notre maître Charles Péguy, ce livre de notre grandeur et de notre misère. *» Elle est datée de Mauritanie, 1910-1912. L'affabulation est simple : un soldat de carrière, beau et fier, suscite la vocation militaire d'un fils d'instituteur laïque ; tous deux entendent l'appel des armes, celui de la terre natale menacée et qui veut être défendue. Le jeune laïque prend donc « *contre son père le parti de ses pères *». Formule qui eut grand succès : Psichari prenant contre Renan le parti de la France traditionnelle ; l'apostat ayant un petit-fils catholique. On cita, pour l'opposer aux enseignements de Psichari, un passage du journal d'Edmond de Goncourt parlant du dîner Brébant, le 6 septembre 1870 : les convives ne pouvaient plus douter de l'effondrement de la France : « Alors tout est fini, il ne nous reste plus qu'à élever une génération pour la vengeance -- Non, non, crie Renan, qui s'est levé, la figure toute rouge, non, pas la vengeance, périsse la France, périsse la Patrie, il y a au-dessus le royaume du Devoir, de la Raison. » A vrai dire Renan écrivit ensuite la *Réforme intellectuelle et morale.* 123:135 « *Nous les soldats,* écrit Psichari dans son roman, *nous ne sommes pas des hommes modernes... Il sentait qu'il représentait une grande force du passé, la seule -- avec l'Église -- qui restât vierge, non souillée, non décolorée par l'impureté nouvelle... Cette pureté, cette simplicité barbare... Le progrès c'est une des formes de l'américanisme, et l'américanisme le dégoûtait... *» *--* « *L'armée et l'Église ne transigent pas. *» On ne peut rêver mieux comme « alliance du sabre et du goupillon ». « *Pourtant, derrière les partis, derrière les individus, derrière nos philosophes, regardez... la France immuable, la France joyeuse et brave, et hardie... La France. La fille aînée de la gloire.* (*De l'Église aussi, c'est encore vrai*)*... Toujours guerrière et aventureuse... Regardez la foule si vous savez la voir... Et dites-moi si le génie de la race n'est pas immuable... Ce n'est pas même en cent ans -- ce n'est en aucune durée humaine que peut changer ce qu'il y a de divin dans une race. Cette part là ne meurt point. *» Nous savons maintenant que pour la tuer il suffit de décimer et d'abâtardir les foules. La prière de la jeune recrue est d'une candeur féroce qui peut faire sourire « *Ô mon Dieu, donnez-moi le courage et la vaillance, et donnez-moi la grâce, l'élégance aisée de mon capitaine lorsqu'il paraît à cheval dans la cour de notre quartier. Donnez-moi la vigueur du corps et la patience de l'âme...Faites que je sois fort et que je tue beaucoup d'ennemis et que j'aille ensuite par les déserts sur des chameaux dans le perpétuel étincellement de la lumière. Si vous le voulez, Seigneur Dieu, donnez-moi la grâce de mourir dans une grande victoire et faites alors que je voie au ciel votre splendeur. *» Les thèmes barrésiens s'entrecroisent avec ceux qui doivent tout à Péguy : voici « *ce pays d'histoire qui sait... si bien nous entretenir, non des choses éphémères, mais de l'éternel et du divin *» ; voici les persécutions contre l'Église qui tournent à son avantage : « *Avez-vous remarqué ces gamins qui viennent de recevoir le sacrement eucharistique ? Je crois n'en avoir jamais tant vus que depuis les* « *malheurs *» *de l'Église et à vous dire vrai, je crois que cette Église s'est fortifiée des malheurs mêmes dont elle gémit...* 124:135 *Perpétuité de toute une race qui entend conserver ses coutumes et ses nobles traditions... Écoutez chanter la* MARSEILLAISE, MONSIEUR DE CHARETTE et l'INTERNATIONALE. *Voilà trois chants absolument différents et pourtant ils sont pareils au fond. L'inspiration en est commune, l'allure générale, le mouvement. Comme l'on sent bien que ce sont les mêmes hommes qui ont fait cela. *» *--* « *Il vient une heure où la violence n'est plus l'injustice, mais le jeu natu­rel d'une âme forte et trempée comme un acier. Il vient une heure où la bonté même cesse d'être féconde et devient amollissante et lâche. Alors la guerre n'est plus qu'un indicible poème de sang et de beauté. *» Génération élevée, dressée dès l'enfance pour les com­bats où nous avons épuisé nos forces. Mais quoi -- cela ne valait-il pas mieux que l'inaction égoïste ou le dilettantis­me ? Malgré sa raideur voulue, Psichari est en somme très optimiste en ce qui concerne les Français, leurs vertus, leur conversion et leurs victoires prochaines. Il écrit à Henri Bordeaux à propos de *L'Appel des armes :* « *Une, deux générations, peuvent oublier la Loi, se rendre coupables de tous les abandons, de toutes les ingratitudes. Mais il faut bien à l'heure marquée, que la chaîne soit reprise et que la petite lampe vacillante brille de nouveau dans la maison. *» Les autres textes que nous possédons de Psichari sont des publications posthumes. Les *Voix qui crient dans le désert,* parues en 1920, notes prises en Afrique et revues en France, sont écrites à partir de 1910. Il semble que Psichari en ait offert quelques-unes au *Correspondant,* dont le directeur, Edouard Trogan, a publié en novembre 1914 une lettre, où l'auteur explique : « *Ce sont les pensées d'un homme qui, pendant de longues années, a passionnément cherché la vérité et qui a eu, pour quelques instants de pauvre bonne volonté, le bonheur de la trouver. *» Notes plus vivantes et directes, estimera-t-on peut-être, que le fameux roman, le *Voyage du Centurion,* qui les utilise. « *Ici, c'est nous-mêmes que nous cherchons. Et trouve­rons-nous quelque chose ? *» C'est le ton de Barrès, mais une tout autre recherche. Psichari trouve dans cette terre dénuée de tout et parmi ces peuplades ingrates ce qu'il a apporté lui-même. « *Pendant l'écrasante chaleur des jours... je restais sous ma tente, les genoux au menton, ayant avec un battement de cœur comme le sentiment d'une mystérieuse attente. *» 125:135 Tout est remis en question. Les bases de notre civilisa­tion comme de celle qui a fait des Maures de beaux types d'humanité : « *Quand de jeunes hommes d'aujourd'hui dé­noncent l'intolérable domination intellectuelle de nos mo­dernes savants, ils font l'œuvre la plus belle, la plus salutaire. Mais ce qui nous empêche de douter de nous-mê­mes, ce qui nous console, c'est le cri du cœur, ce* « *oh ! *» *d'indignation qui jaillit spontanément quand nous enten­dons comparer la plume d'oie de l'écrivain à la palme du martyr... Nous valons mieux que les Maures. Nous valons mieux que nous-mêmes. Mais il nous faut des avertisse­ments. *» Pour lui, l'avertissement avait été l'affirmation d'un jeune Maure, que l'encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs ; quintessence d'orgueil intellec­tuel, dit Psichari : « *La morale du plus saint des Maures ne suffit pas encore au plus pécheur des Francs. *» Des paysages il est donc passé aux hommes, si primi­tifs et à la fois si hautement cultivés. Il les interroge : « *Je me rappelle ces conversations comme la chose la plus étran­ge du monde. Je n'avais pas le sentiment de manquer de sincérité. Alors pour la première fois je compris combien le Christ me liait, comme malgré moi et à mon insu... *» -- « *Les centurions de l'Évangile, braves gens qui ne deman­dent qu'à savoir, à obéir... car l'honnêteté des soldats est quelque chose de surprenant... Elle est une honnêteté cou­rageuse comme celle de l'enfant, hardie avec placidité. Une honnêteté qui n'a peur de rien, pas même de la vérité. *» -- « *Je sens qu'il y a, par delà les dernières lumières de l'horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et des martyrs, l'innombrable armée des témoins et des confes­seurs. Tous me font violence, m'enlèvent par la force vers une région morale plus élevée que celle où je vis aujour­d'hui... *» Et plus particulièrement, c'est la France qui intercède pour lui : « *Cette France qui est la France de Jeanne d'Arc, de Pascal et de Bossuet, qui est avant tout la France militaire et chrétienne... Nul n'est pleinement français s'il n'est avant tout catholique... Ce qui est requis pour la qualité de Français, c'est la foi de saint Louis et de Jeanne d'Arc, sinon leur sainteté. Combien pensent comme moi et n'osent pas le dire... *» 126:135 « *J'ai souvent pensé, dans d'autres ruines, à ces ruines que sont nos âmes. Mais enfin, la diminution de nos croyances importe-t-elle réellement devant cette grande élection de tout un peuple ? Si je ne marche pas dans les sentiers de la grâce, je sais pourtant bien que j'agis dans un certain sens, que je continue une grande action chrétienne présente. Je suis embarqué dans une voie dont je ne puis m'écarter. *» Cette grande action il la définit comme Albert de Mun, qui disait, avec une prescience trop sûre, que « Nulle abdication n'empêchera jamais que (notre empire africain) n'ait été par elle seule arraché à la barbarie. » Au-delà de ces considérations patriotiques, le drame demeure très personnel ; c'est le : tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé, de Pascal. « *Cet espoir de Dieu, à peine est-il formé, qu'il est déjà réalisé et à peine cesse-t-on de le former qu'il cesse de se réaliser. Chercher Dieu m'importe plus, puisque la recherche est elle-même la trouvaille. *» « *Une fois que je m'étais aventuré assez loin, je connus une de ces minutes qui restent ineffaçables dans la vie. Autour de moi tout était si mélodieux, si assoupi, qu'il me semblait être en cette terre comme en un berceau. Lorsque je fus sous l'arbre, je tombai à genoux. C'était la première fois de ma vie -- mais le geste, si nouveau pour moi, m'avait été commandé de très loin et toute résistance eût été impossible. Dans mon frêle abri, je me sentais infiniment bien pour adorer la puissance qui me courbait et lui exposer avec franchise les besoins de mon cœur... *» (Entre les 25 décembre 1911 et 6 janvier 1912.) Il note aussi : le 4 mars 1912, forte intervention de la grâce. Joseph de Maistre lui a enseigné la rédemption par le sang et la réversibilité des mérites, enseignement qu'il n'oubliera jamais « *Il me semblait qu'une bataille mêlée de prières devait être la plus haute émotion humaine et le point de jonction où nous pouvons atteindre l'infini. *» N'est-ce pas la morale du Centurion ? Et la religion qui proclame une si belle morale peut-elle être fausse ? « *Il m'a semblé,* dit Psichari au Père Clérissac, *qu'il serait possible de traiter le grand, l'éternel sujet du retour à Jésus-Christ d'une façon plus large, plus impersonnelle, plus classique en un mot et que même un semblable essai pourrait avoir quelque utilité. *» (25 janvier 1914, cité par le *Courrier de Marie*, octobre 1919.) 127:135 Le *Voyage du Centurion* était à peu près terminé à la déclaration de guerre. Il parut dans l'Illustration de Noël 1915, avec une présentation de Paul Bourget, glorifiant la mystique militaire ; puis en volume en 1916. Ce fut un grand succès de librairie ; vers 1936, Henriette Psichari parle de 56 000 exemplaires vendus. De fait le livre parut aux uns un peu clérical, prédicant et chauviniste, s'il fut considéré par les autres comme la Bible bien-pensante. Il se fonda dans les paroisses des Conférences Psichari et bien des jeunes gens se hâtèrent de se détourner de ce Centurion qui leur était avec trop d'insistance proposé comme idéal. Un jeune écrivain, disciple de Massis, choisit pour pseudonyme le nom du centurion, Maxence, alors que déjà l'oubli montait. Paul Bourget, dans sa préface, écrivait : « Rien n'y peut faire, ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance dont il porte le signe, c'est celle qui a repris les sables de l'Islam et celle qui traîne l'immense Croix sur ses épaules. Telle est la puissance de Chrétienté. » Telle est aussi la clé du livre. Le Centurion se divertit à placer dans un coin du tableau, comme au Moyen Age, un portrait du donateur, de son ami Jacques Maritain : « *Oui, celui-là était vraiment son frère, ce Pierre-Marie. Cette face blanche qu'il revoyait, avec ses joues transparentes, sa barbe rase et mal venue, ses yeux tranquilles et sûrs, cette face blanche inclinée sur l'épaule fragile était vraiment la face de son ami. *» Maritain venait d'envoyer à Psichari une image de la Vierge qui pleure de la Salette. Nous connaissons ses thèmes : « *Dans le système du désordre il n'y a plus ni prêtre ni soldat. Il choisira donc l'un ou l'autre ordre. Mais tout est lié dans le système de l'ordre. Comme la France ne peut rejeter la Croix de Jésus-Christ, de même l'armée ne peut rejeter la France. *» Et « *le prêtre ne peut pas plus renier le soldat que le soldat le prêtre. *» N'avons-nous pas changé tout cela ? Certes il voit « *dans le fond des temps... la procession de paix qui franchit le portail et le geste de la bénédiction sur le monde épouvantable... Voici les hommes de votre droite, ô Seigneur* -- *voici le déroulement de la plus noble histoire que les temps aient inscrite... *». Mais la beauté et la noblesse ne lui suffisent pas ; c'est la vérité qu'il veut : «* Rien n'est beau que le vrai. Rien n'est digne d'un homme libre que l'amour ou la haine de l'amour... Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves.* 128:135 *Lui, il veut la vérité avec violence... Il demande d'abord que Jésus-Christ soit vraiment le Verbe de Dieu, que l'Église soit de toute cer­titude la gardienne infaillible de la vérité, que Marie soit en toute réalité la reine du ciel... que cette nef elle-même de Notre-Dame soit rasée à tout jamais si Marie n'est pas vraiment Notre-Dame et notre très véritable impératrice. Que cette France périsse, que ces vingt siècles de Chrétienté soient à tout jamais rayés de l'histoire, si cette chrétienté est un mensonge. Que cette France chrétienne soit maudite si elle a été édifiée sur l'erreur et l'iniquité. *» « *Mon Dieu, je vous parle, écoutez-moi. Je ferai tout pour vous gagner. Ayez pitié de moi, mon Dieu, vous savez qu'on ne m'a pas appris à vous prier. Mais je vous dis comme votre Fils nous a dit de vous dire, je vous dis de tout mon amour, comme mes pères vous l'ont dit autrefois : Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanc­tifié. *» Le Père Clérissac est mort le 16 novembre 1914. Qu'au­rait-il pensé de l'extraordinaire mise en vedette de son pé­nitent ? Les livres déjà publiés sont réédités : *Terres de soleil...* couronné par l'Académie française, avec préface de Mgr Le Roy, évêque d'Alinda, supérieur des Missions étrangères ; l'*Appel des armes,* avec préface du cardinal Baudrillart, recteur de l'Institut catholique de Paris ; le *Voyage du Centurion,* avec préface de Paul Bourget, de l'Académie française. Puis, en 1920, les *Voix qui crient dans le désert,* avec préface du général Mangin ; enfin les *Lettres du Centurion,* avec préface de Paul Claudel. Il y avait de quoi vouer le malheureux à tout jamais à l'exé­cration des intellectuels de gauche, qui sont comme nous le savons aujourd'hui les seuls « valables ». Psichari : fau­teur de guerre, défenseur de toutes les superstitions dont l'homme doit se libérer, race, patrie, religion traditionnelle. Rien de plus insupportable que cette intégrité, cet amour de la vérité absolue, alors qu'il n'y a que des vérités relatives, ou pas de vérités du tout ; que cet esprit de sacrifice jus­qu'à la mort. Quant à nous, au lieu d'un saint de vitrail nous avons la joie et le réconfort de trouver un homme. Albert Garreau. 129:135 ### Le cinéma comme il est *Décadence\ et érotomanie* par Hugues Kéraly NOUS SOMMES au début du II^e^ siècle avant Jésus-Christ. Pour Rome, l'ère chrétienne n'est pas en­core commencée... Les vertus patriotiques, mi­litaires et colonisatrices du grand Empire, par contre, dé­clinent sensiblement : on assiste à un relâchement général des mœurs de la Cité, prémisse de la décadence romaine. Les intrigants, les comédiens, les scélérats, les « Grecs » en un mot, les « Grecs » flagorneurs ont envahi la ville ; ils y importent leur pourrissement, embaumé de poésie et de sophisme. Les hommes, oisifs pour leur malheur, tombent peu à peu sous le charme. Signe de déclin manifeste -- le matriarcat s'installe un peu partout, conséquence des lâchetés et veuleries mascu­lines ; et avec lui (mais non pas à cause de lui) la dépra­vation sexuelle sous toutes ses formes. Ainsi en va-t-il de tous les exemples historiques de décadence qui nous vien­nent en mémoire : c'est le délire sexuel -- ou *érotomanie* -- qui annonce et accompagne plus sûrement que tout le dépérissement de la rigueur, de la force, et de la justice. 130:135 La prolifération, dans la Cité, des « Grecs » érotomanes est un signe qui ne trompe pas. A Rome, un vieillard écœuré, mais lucide, nommé Umbricius, s'en ouvre avec amertume à celui qui restera pour nous le témoin pas­sionné de cette époque. De cette énergique protestation, le poète a fait une tirade dont quelques vers méritent aujour­d'hui d'être relus : « Que ferais-je à Rome ? Je ne sais pas mentir (...) Je ne puis, ô Quirites, supporter une Rome grecque (...) *Il n'y a rien pour eux* (les Grecs) *de sacré, rien qui soit à l'abri de leur lubricité*, ni la mère de famille, ni la fille vierge encore, ni le fiancé imberbe, ni le fils jusqu'alors intact. Faute de mieux, ils culbutent la grand'mère de leur ami. » Juvénal -- Satire III (vers 41, 60 et 109 à 112) Sans vouloir pousser trop loin la comparaison, remar­quons que nous avons aussi nos « Grecs », nos débaucheurs et nos vandales, et que nous les admirons un peu trop faci­lement, un peu trop souvent, au théâtre comme à la ville... Mais surtout, et d'abord, au cinéma, succédané moderne du théâtre, et chasse gardée des « Grecs » de tout acabit : ce n'est pas par hasard que l'univers de la production ciné­matographique accueille aujourd'hui tout ce que notre société compte de ratés, désaxés, ou profiteurs sans foi ni loi. Ainsi que Juvénal l'expose fort justement, la grande habileté des scélérats luxurieux, dans un premier temps, consiste à se faire applaudir -- sous prétexte d'art -- dans les salles de spectacles. L'essentiel en effet n'est pas d'argu­menter pour convaincre mais de *donner en spectacle*, d'affi­cher sans relâche, d'amener le public à une participation d'autant plus insidieuse qu'on la croit anodine : la participation du regard, qui peut être le premier stade de la compromission. A l'honnête citoyen en mal de divertis­sement, il faut fournir un prétexte subjectivement suffi­sant, la légère auréole d'irréalité artistique qui lui donnera bonne conscience. 131:135 Sur l'individu de plus en plus dépersonnalisé, désarmé, contre-éduqué, le pouvoir terriblement suggestif de l'image fait le reste. A force d'applaudir la luxure, le spectateur en viendra à la considérer comme l'élément naturel des satis­factions d'ordre esthétique, et à s'y complaire en pensée (première concession faite au péché : *l'anticipation men­tale*). A force d'abandonner au vestiaire ses facultés de jugement moral, il finit un jour par les y oublier complè­tement, à l'image des héros dont on lui ressasse les exploits (deuxième concession : *le silence imposé à la loi morale*). A force enfin de se laisser présenter comme un idéal à atteindre le style de vie du débauché, l'envie lui prend d'y goûter à son tour (concession suprême : le «* coup pour voir *»). Le mal commence souvent, comme le bien, par le désir d'imitation ; il suffit donc de fournir les modèles adéquats, et de les diversifier suffisamment pour que cha­cun y retrouve, magnifiée de gloire, une de ses tendances secrètement combattue. L'exemple répété finit toujours par saper la résistance de celui qui se complait à demeurer sous son influence. *Omne quod movetur ab alio movetur*. Pour simplifiée que soit ici la description de ce proces­sus, on ne saurait en nier l'étendue et le danger dans une société qui se nourrit de moins en moins de lecture, et de plus en plus de cinéma (dans la seule ville de Paris, plus de 600 films sont projetés chaque jour). On ne dira jamais assez l'emprise pernicieuse que les « Grecs » d'aujourd'hui ont sur notre société par l'intermédiaire du cinéma, grand produit de consommation, mais surtout principal initiateur industrialisé en matière de perversion morale et obsession, sexuelle. \*\*\* L'érotomanie est donc la principale obsession (et peut-être aussi le seul atout jamais démenti) de ce cinéma de décadence. On admettra néanmoins -- dans l'intérêt même de l'entreprise -- un dosage et une progression de l'éro­tisme selon le genre qui servira à le faire passer : il en faut pour tous les goûts, tous les âges, tous les degrés d'évolution intellectuelle. 132:135 Le « minet » consommateur habi­tuel de Lelouch ne sera pas forcément sensible aux con­torsions cérébrales imposées par la mystique bunueliennee ou le pseudo-freudisme bergmanien ; l'amateur de Losey ou de Clouzot ne se contentera pas d'un sentimentalisme à la Sagan. Mais chacun de ces genres peut, par les moyens qui lui sont propres, contribuer à la perversion recherchée. L'essentiel est que chacun y vienne, par le biais qu'il lui plaira, Ainsi, pour les quelques bonnes sœurs ou vieilles filles que toute pruderie bourgeoise n'aurait pas encore abandonné, un film intitulé. « *Extase érotique *», « *Le cri de la chair *», « *Fureur du sexe *» ou « *Goto, l'île d'amour *» reste souvent prohibitif. C'est aujourd'hui sans importance puisqu'on a conçu, tout spécialement pour elles, *le ton pédagogique* (la trouvaille est du réalisateur allemand Erich F. Bender, avec, « *Helga *», vu en France par plus de 5 millions de spectateurs). Puisque l'érotisme ouvert ins­pire encore à certains d'absurdes hésitations, on se conten­tera pour ceux-là de quelques élémentaires leçons d'édu­cation sexuelle. Ce ton a l'avantage de fournir aux spec­tateurs de toutes catégories un prétexte absolument irré­futable (« Je m'instruis »), tout en permettant au réalisa­teur de soutenir, plus discrètement, le même postulat essentiel : la sexualité est la fonction centrale par rapport à laquelle tout s'évalue et s'interprète, et au sein de laquelle chacun se réalise et se grandit. Voyez par exemple « *Helga et Michael *» (1968), qui prétend traiter de la vie intime du couple, et tout particu­lièrement des problèmes touchant l'éducation des enfants. Il n'est pas dans ce film un seul aspect de la relation conju­gale, un seul problème posé par l'évolution de l'enfant, qui ne trouve sa petite explication scientifiquement établie : tout est systématiquement ramené au niveau biologique de la fonction sexuelle, ou à ses éventuelles répercussions psychologiques. Croquis, descriptions et commentaires se succèdent entrecoupés par autant de scènes de la vie quo­tidienne, pour illustrer les processus naturels de la vie animale ; exactement comme si *tout* ce qui se passe au sein de la petite cellule familiale pouvait se traduire en cour­be, données physiologiques, ou traités de médecine... 133:135 Il arrive parfois que le réalisateur d' « *Helga et Michael *» nous fasse quitter, au profit de l'ordre des sentiments et de la vie affective, le domaine de la biologie pure. Mais tout ce qu'il nous dit alors des conflits ou « polarisations » de la conscience depuis le petit complexe enfantin jusqu'au traumatisme grave de l'adulte, témoigne encore d'une inter­prétation exclusivement *naturaliste* de la vie humaine. Selon cette interprétation, la vie morale, *prolongement de la vie biologique,* n'est rien d'autre que l'expression des besoins ou instincts naturels de l'homme, et le bonheur, la pleine réalisation de ces aspirations naturelles. Péché ou responsabilité personnelle sont donc évacués, le seul mal étant ce qui dans l'ordre social ou psychologique vient troubler les harmonieuses dispositions du réel, et con­traindre les penchants innés de l'individu. Le film de Bender est pétri de cette morale naturaliste qu'affectionne particulièrement la psychologie moderne... L'adolescent que son corps inquiète, l'adulte qui « n'assu­me-pas-franchement-sa-sexualité », la femme qui est trou­blée dans l'équilibre de sa vie conjugale, sont autant de victimes des tabous du passé, autant de malheureux que d'absurdes pressions sociales ont inhibés pour la vie, autant d'enfants que leurs parents ont contraints au refoulement (ne s'étant pas, comme dans le film, roulés dans l'herbe avec leur mère, et n'ayant pas pris de douche eu commun avec leurs parents). Ce n'est plus du Rousseau, on le voit, c'est du Freud mal digéré, aggravé par la collaboration technique de conseillers médicaux (Gérard Ouarch et Lagroua Weil-Hallé pour la version française), dont la compétence n'est d'ailleurs pas ici en cause. Car tout ce qui est dit dans le film touchant l'initiation sexuelle est techniquement irréprochable : l'abbé Marc Oraison lui-même, qui est aujourd'hui membre de la Commission natio­nale de Censure cinématographique, n'y trouverait rien à redire, en dépit de ses sept années de médecine. 134:135 Mais médecine et éducation sont deux choses qui n'appartiennent pas au même ordre ; et ce que nous repro­chons à « *Helga et Michael *», c'est ce que l'on serait en droit de reprocher à presque toutes les conférences du même Abbé Oraison (sur le caractère humanisant de l'éro­tisme) : transposer au plan moral les conclusions d'un autre ordre de réflexion ; user d'une compétence scientifique dans une intention qui n'est plus celle du savoir apodictique, mais de la propagande subversive ; impressionner, en un mot, par un étalage de données volontai­rement techniques, habilement agencées de manière à masquer le moment où l'on sort du domaine de la science pour pénétrer dans celui de l'appréciation morale ou de l'option philosophique. Il est normal, dans un film qui vise un certain réalisme scientifique, que les compétences du biologiste, du médecin et -- s'il y a lieu -- du psychologue, soient amplement et clairement utilisées. Mais le réalisme technique en ma­tière de sexualité n'implique pas pour autant que l'amour authentique et total puisse être technicisé, ni que le bon­heur du couple sait en définitive le fruit de la technique. Le bonheur conjugal d'Helga et Michael, régulièrement psychanalysé, médicamenté, hygiénisé, aseptisé et contra­ceptisé s'il le faut ([^15]), nécessite une bonne demi-douzaine de spécialistes hautement qualifiés. Un bonheur qui revient si cher, et où le progrès scientifique joue un si grand rôle, risque fort de s'effondrer au premier obstacle non théra­peutisable. \*\*\* « *Helga et Michael *» donne bien le ton de ce que l'on pourra peut-être un jour appeler le projet sensualo-subver­sif du cinéma contemporain, projet qui semble hériter à la fois d'un certain tour d'esprit du marxisme, et des thèses principalement développées par Freud. 135:135 De Marx, ce projet retient l'interprétation moniste de la réalité humaine en même temps que l'idée subversive contenue dans la théorie du saut qualificatif brusque : la lutte et la révolte, seules capables de déterminer une évo­lution, sont constitutives de l'agir humain. De Freud, il admet l'idée que la « libido », ou recherche instinctive des plaisirs sexuels, est le nœud vital du subconscient, et que ce nœud détermine en fin de compte tous les états de conscience, toutes les réactions affectives, ainsi que l'ensem­ble des comportements sociaux. C'est l'évolution de la sexualité, et non plus « l'évolution des forces matérielles », qui détermine la vie ; et la conscience n'est plus alors le « produit des rapports sociaux », mais la surface rationalisée de la sensualité subconsciente. Si les thèmes sont empruntés à Freud, la démarche -- on le voit -- reste typiquement marxiste. Ces postulats implicites transparaissent assez claire­ment à travers les dernières années du cinéma occidental ; et cette volonté unificatrice croissante donne à penser qu'il pourrait bien exister une sorte de plan quinquennal destiné à imposer l'érotisme, par étapes croissantes, à tous les genres cinématographiques existants... Nous disons bien *tous* les genres. Les quelques rares westerns, ou policiers, ou films historiques qui échappent à cette emprise ne sont souvent que concessions provisoi­res faites à un public dont le goût n'est pas encore suffi­samment déformé, et qui réclame une initiation plus sub­tile. Si l'on a décidé que la sexualité se retrouve en tout, en un mot qu'elle est tout, il n'y a pas de domaine où l'on ne finira par la placer. Déjà, du mélodramatique propre à certains cinémas de boulevard, jusqu'aux drames psycho­logiques très élaborés dont se repaît le Quartier latin, et du feuilleton sentimental au simple fait divers, le sexe est en train de tout envahir. Il n'est plus question que de viol, prostitution, frustration, pédérastie, sodomie ou profana­tion ; et les pires drames de conscience portés à l'écran se ramènent chaque fois à des questions de coucheries (on ne sait pas toujours dans le lit de qui le héros finira par tomber, mais on sait d'avance qu'il y tombera) ; 136:135 quant aux vedettes les plus réussies, ce sont celles qui parviennent à condenser en un seul personnage toutes les formes de perversion sexuelle recensées par la psychanalyse. Le cinéma devient ainsi de plus en plus ennuyeux, sordide, et désespérant. A titre d'illustration, voici les sujets de quelques films récents, projetés cette année à Paris, et choisis en raison de leur diversité apparente de genre, d'origine, de réalisa­tion et d'interprétation ([^16]) : « *La prisonnière *» (film franco-italien), de Henri-Geor­ges Clouzot : « Un directeur de galeries d'art, dont le hob­by pervers consiste à photographier la nudité féminine, révèle les désirs masochistes de la femme d'un exposant. Clouzot déjoue tous les pièges de l'érotisme facile et réus­sit remarquablement l'étude clinique d'un obsédé. » (On notera que Clouzot ne tombe pas dans l'érotisme facile : c'est ce qu'on appelle un film à thèse ; il faut retrouver, sous les obsessions apparentes, la profonde vérité véhiculée par ce film qui est, selon le mot de Jean de Baroncelli dans « *Le Monde *», « l'étude lucide et franche d'une déprava­tion de la sexualité. ») « *Cérémonie secrète *» (film anglais), de Joseph Losey : « Une jeune nymphomane entraîne une prostituée dans sa fabuleuse et étrange résidence, et provoque un double transfert : chacune devient pour l'autre l'être qui l'obsède, la première sa mère disparue, la seconde sa fille noyée. Mais ces jeux pervers déboucheront sur une tragédie. Ambigu, fascinant, énigmatique et magistralement inter­prété. » (Un véritable régal pour les amateurs de pseudo-freudisme à la Bergman, présentant cet avantage supplé­mentaire de se dérouler en vase clos entre les trois prota­gonistes désaxés du film ; grâce à l'unité de lieu, l'isole­ment des personnages, on aboutit à l'exacerbation réci­proque de leur dépravation, dans une atmosphère de folie croissante. On remarquera également le nouvel emploi du mot *pervers,* qui indique clairement le registre sur lequel tablent aujourd'hui les publicités). 137:135 « *La Chamade *» (film français) d'Alain Cavalier. « La valse hésitation d'une ravissante jeune femme entre un garçon de son âge et un riche quadragénaire, entre l'insouciance et la sécurité sentimentale et matérielle. La plus juste approche de l'univers de Sagan, l'humour y côtoie la mélancolie. » (Catherine Deneuve -- la ravissante jeune femme -- passe d'un lit à l'autre en même temps que par toutes les gammes de l'inquiétude, de la révolte, de la vire­volte et de l'angoisse : elle est à la recherche d'elle-même. Les lecteurs et lectrices de roman-feuilleton trouveront dans ce film une œuvre qui, tout en restant à la portée de leur intelligence et sensibilité personnelles, ne trahit pas les grands postulats implicites signalés plus haut.) « *Théorème *» (film italien), de Pier Paolo Pasolini : « Un beau visiteur -- ange ou démon -- séduit successi­vement tous les membres d'une famille bourgeoise mila­naise. Après son départ, chacun a la révélation de sa véritable nature. En écho à « Œdipe-roi », une œuvre com­plexe, à la fois audacieuse et pure. » (Nous ne reviendrons pas sur « *Théorème *», dont même le journal « *La Croix *» a signalé les intentions profanatrices et scandaleuses. Notons simplement au passage qu'un tel film illustre tout particulièrement l'universalité du projet sensualo-subversif du cinéma contemporain : on se servira aussi bien, pour arriver à ses fins, du pseudo-surnaturel que de la fausse religiosité.) « *Le grand Cérémonial *» (film français), de Pierre-Alain Jolivet : « Dans une villa de banlieue vit une mère à la passion exclusive et son fils, collectionneurs de poupées grandeur nature. Survient une jeune fille : d'abord soumise, elle le délivre de ses obsessions en se prêtant au « grand Cérémonial », puis lui impose des formes plus simples de l'amour. Une adaptation de la pièce d'Arrabel, peintre du sado-masochisme et de la frustration. » 138:135 (On s'étonnera peut-être de voir figurer, à côté de films signés Losey ou Clouzot, une œuvre aussi grossièrement érotique que « *Le grand Cérémonial *». Pourtant, entre ce dernier film et les autres, il n'y a qu'une différence de talent, non de nature : « *Le grand Cérémonial *» appartient simplement au genre érotique non dissimulé, adaptation du projet initial pour le public qui ne se chercherait pas de prétexte ou que l'obscurité d'un Losey ou d'un Pasolini finit par ennuyer.) Qu'on nous pardonne cette un peu longue énumération mais les films que nous venons de citer sont monnaie cou­rante, et rien ne nous assure qu'un jour ils n'envahiront pas toute la production cinématographique existante. Car nos « Grecs » érotomanes savent prendre, pour parler de la même chose, une infinité de tons différents, depuis l'ana­lyse clinique à la Clouzot jusqu'au rituel initiatique style Arrabal, et en passant par tous les registres de l'ambigu (Losey), du confidentiel (Cavalier), ou du « supra-maturel » (Pasolini). Le seul genre dont ils ne parviendront sans doute jamais à tirer profit est le cinéma comique, pour cette raison profonde énoncée par Bergson que le rire reste l'arme dont la société aime à se servir contre ceux qui la mettent en danger. \*\*\* Certains penseront peut-être que nous dramatisons. Pourquoi la prolifération de l'érotisme au cinéma risquerait-elle de ravager plus gravement les mœurs de notre société que ne le font, par exemple, la littérature licencieuse et les revues pornographiques ? S'il y a un danger, celui-ci est d'ordre moral, et relève donc de l'appréciation per­sonnelle de chacun, de la fermeté des parents et de l'intel­ligence critique des éducateurs. Le bon sens commande d'ailleurs d'abandonner ce genre de productions à son triste sort, et à son public habituel, moins nombreux qu'on ne le croit. 139:135 Ce serait oublier que le cinéma n'est pas une production artistique du même genre que la littérature, ou les arts plastiques. Le cinéma représente avant tout une imposante industrie mondiale, qui a ses études de marché, ses investissements, ses nécessités d'amortissement et de rende­ment ; par les moyens qui lui sont propres, par l'exploita­tion commerciale qui est à l'origine de son extraordinaire extension, le cinéma a pris aujourd'hui des dimensions qui en font *un véritable bien commun de la société*. Presque aussi fréquentés que les rues de Paris, et beaucoup plus que les jardins publics, les cinémas sont du même coup le bien commun des habitants de la Cité, au même titre que les rues de Paris sont le bien commun des Parisiens, et le jardin public du quartier, le bien commun de ses habitants. L'exploitation du cinéma en vue de la propagation des doctrines matérialistes, naturalistes et sensualistes constitue donc un grave *problème social ;* et c'est pourquoi nous avons parlé de projet subversif à ce sujet, et non pas seulement de tel ou tel film particulièrement scandaleux. Car s'il y a toujours eu des films scandaleux, c'est bien la première fois que l'on voit se dessiner un plan d'ensemble, que trahit peu à peu cette omniprésente volonté de scan­dale et de profanation, d'insinuation ou de propagande. Le phénomène est-il lié à la concentration toujours croissante des chaînes productrices de films, qui aurait livré le cinéma au bon vouloir d'un petit groupe de potentats érotomanes ? N'est-il que le simple reflet d'une civilisation qui n'a plus de mœurs, et plus d'hommes ? Ou bien serions-nous revenus au temps de la décadence du Bas Empire romain, délirante et sauvage époque où la foule huait les comédiennes qui osaient ne pas paraître nues sur scène (avec toutefois cette différence qu'aujour­d'hui c'est de préférence aux hommes qu'on demande de se déshabiller) ? Faut-il relire Juvénal ? « *Plus funeste que les armes,* *la luxure s'est ruée sur nous* *et venge l'univers asservi *»*.* Juvénal -- Satire VI (vers 292 à 293). Hugues Kéraly. 140:135 ### La vieille et son bâton de quenouille par Claude Franchet UNE VIEILLE avait un ancien bâton de quenouille qui lui tenait lieu de serviteur. Elle était tout ordinaire, mais le bâton quelque peu sorcier, ou pis. Quand sa filleule de Paris lui avait offert pour sa fête un bâton neuf (tout fin joli, avec un anneau d'ivoire au haut) la vieille avait plaint avec délicatesse son compagnon de longues années : « Voilà maintenant que je m'en vas te mettre au coin si bien pourtant tu m'as servi ! Et tu savais tout de moi, mes petites affaires, mes habitudes ; nous ne nous quittions presque jamais ; posé en travers du corbillon à étoupes tu attendais avec la poupée ([^17]) que je t'aie bientôt repris ; tu dormais aussi la nuit, bien sage. Pardonne-moi, j'ai le cœur gros de t'abandonner, surtout de paraître ingrate mais je dois marquer de l'honnêteté au cadeau de ma filleule. » 141:135 Elle parlait, la bonne femme, comme on parle aux cho­ses de la maison, se disant qu'elles comprennent bien un peu. Jamais pourtant on ne les a entendu répondre sauf si elles étaient enchantées. Eh bien il faut croire que le bâton l'était devenu ou quelque chose de pareil puisque le voilà parti à dire : -- Bien en va, au contraire, que tu me débarrasses de mes poupées ; avec ces fils, filasses et fillasses autour de moi je ne pouvais dire ni faire : à cette heure je suis vraiment bon à te servir. » Et zélé comme un balai neuf, avant que la vieille ne fût revenue de son ébahissement il se mettait à la besogne. C'était l'heure de préparer le souper ; en un clin d'œil il était allé au jardin, en ramenait un chou, l'épluchait le lavait, le mettait dans la petite marmite au-dessus du feu. Puis il courut au hangar où était la cabane des lapins, leur donna les grosses feuilles vertes et revint avec un panier de pommes de terre dont il joignit deux ou trois à la potée. Ah : deux carottes, un navet, un panais pour le bon goût. Et pffon, pffou, le feu est soufflé, le bois pétille, la flamme brille, la soupe bout, et la bonne Nanon n'a eu qu'à regarder. Elle est là sur sa chaise basse, qui se pâme d'aise et d'admiration. Puis comme elle n'a rien à faire -- son serviteur a même rangé la corbeille à étoupe, la nouvelle que­nouille, passé le balai de genêt à la place qu'elle avait occupée pour enlever les brins de chanvre tombés, même préparé la chandelle pour le soir -- elle se met devant sa porte et regarde passer le monde. Quelle plaisante occupation ! Il y a la Jeannette du Juge qui revient de chez le boulanger. On peut causer. « Vous prenez le frais, mère Nanon ? -- Mais oui, ma belle, il faut bien se délasser un peu. -- Aussi vous voilà là, comme une dame ! Elle va pour répondre « Bien sûr, puisque j'ai un domestique à cette heure. » Mais non, elle ne le dira pas, quelque chose l'en empêche ; il ne faut jamais se vanter et puis cela ne regarde personne. Elle pense seulement : 142:135 « La dame, pourquoi pas ? je peux bien la faire un peu ; aussi à partir de demain je me mettrai après le dîner en bonnet-monté, comme la tante de notre nouveau vicaire qui est venue lui tenir son ménage : une dame bien comme il faut et qui sait garder son rang : elle m'apprend à garder le mien. » Elle en rit de contentement au dedans puis continue la conversation, le col haussé, la voix plus ferme que d'habitude. Et puis c'est une autre : la blâmant à part soi de per­dre son temps, elle qui a tant à faire à la maison : « Une personne servie, oui, peut se prendre à causer mais celle qui n'a point de domestique ! Rien d'étonnant si de celle-ci le ménage est mal tenu, les enfants malpro­pres, le manger jamais fait... » Elle juge son prochain, elle soupire. Cette autre où va-t-elle avec un si grand panier ? Ache­ter quelque chose de bon pour son dimanche ; il n'y pas pareille gourmande on le sait. -- Bonsoir, mère Nanon ! -- Bonsoir ma mie, que te voilà belle mine ! Elle juge, méprise, et fait encore l'aimable ! Puis là-dessus rentre vertueusement ouvrir son psautier avant que le souper soit servi. Il le fut tôt : d'une soupe comme jamais elle n'en avait fait ; d'un goût, d'un moelleux. Oh, ce n'est pas étonnant à voir ce bon petit morceau de lard maigre qui était au fond du pot et que voilà sur la table, rose, fondant à mira­cle. Elle qui a si rarement du lard pendu dans sa chemi­née : où le drôle est-il allé chercher celui-ci ? Mais cela le regarde ; pour elle, elle n'a qu'à se régaler. Le beau est que naturellement il ne mange pas, alors tout reste à la maîtresse. Bénédiction que ce vieux bâton, si elle avait su elle l'aurait employé plus tôt ! 143:135 Le lit était bien préparé, les couettes douillettes, l'édre­don de duvet. Pendant le coucher de la dame, le serviteur s'était discrètement retiré derrière la porte ; quand elle fut entre les draps frais il revint tirer les rideaux, souffler la chandelle et souhaiter une bonne nuit : elle dormait déjà comme une bienheureuse. Le lendemain matin elle le retrouva à son chevet avec un bol de lait sucré et des tartines beurrées de bon beurre qui sentait toutes les fleurs de la prairie. Puis il commença ses besognes tandis qu'elle restait encore à se prélasser et tout en alla comme la veille : le serviteur courant, sautant, bondissant à travers la maison, faisant de l'ouvrage autant que dix et tout au mieux ; elle cependant une fois levée ne faisant rien du tout que le regarder, ou cheminer par son jardin, ou se promener sur la route ; avisant ceci, avisant cela, aussi curieuse d'une bête à bon Dieu que d'un nuage là-haut, de la fille allant troussée par le chemin de traverse que du char venant à elle dont elle ne reconnais­sait pas les bœufs. En tout cela se pavanant. Ensuite un dîner de douairière. L'après-dînée, comme le bâton s'était mis à filer -- mais oui, quoiqu'il eût dit de la poupée comme il la manœuvrait ! *Tire la filasse ma fille !...* ce bout de chanson aux dents, comme il filait si preste­ment, si parfaitement que c'en était merveille elle se dit : « Le fil que je devais livrer à la fin de l'autre semaine sera prêt ce soir et l'argent déjà gagné : je peux bien tou­cher à celui de mon bas ! » Elle tira ce bas aux épargnes du fond de son armoire, et légère partit chez la marchande de modes acheter le bonnet monté qui lui faisait tant envie, un fichu de cou violet clair fleuré de blanc, un tablier de cachemire noir pour les jours et un de soie puce pour les dimanches. « Je ne fais de tort à personne : le bâton est mien et ce qu'il fait aussi. » 144:135 La vérité est que tout en la servant il lui gagna largement sa vie ; elle, ne faisant plus rien que dépenser, s'habiller, manger, se pavaner, prendre le frais sur sa porte en arrêtant les passants. \*\*\* Cela dura un assez bon temps. Mais il n'est point sur terre d'état parfait. Au bout de ce bon temps, et là commence vraiment notre histoire, la a vieille finit par trouver plus d'un embarras au sien. D'abord tout au fond de son cœur elle n'était plus si contente d'elle-même. Quand elle se regardait avec ses affi­quets dans un carreau de la fenêtre, la croyez-vous tou­jours si aise ? Glorieuse, oui, peut-être, mais c'était là le point : ce n'est pas beau d'être vaniteuse, ni pour jeune, ni pour vieille, elle le savait bien ; ni de dresser trop la crête et vouloir l'emporter sur les autres. Ces bardes de dentelle, est-ce que les autres femmes du village en avaient : celles qui venaient d'ailleurs, oui, et dont les maris avaient des emplois relevés. Et savait-elle seulement porter ces vanités qui n'étaient point pour elle ; n'était-elle pas plus plaisante que remarquable : elle avait bien avisé quelque sourire à la vue de son bonnet, la Jeannette entre autres ne s'était pas gênée, et la tante du vicaire qui por­tait si dignement le sien n'avait-elle pas toisé sous son rideau cette pauvre paysanne passant avec son édifice de velours et de dentelle, peut-être posé de travers ? Et son tablier de soie dont la quêteuse s'était étouffée de rire au premier dimanche en présentant son gobelet d'argent... Et le fichu jeunet... « Se mettre un pareil colifichet à son âge Ma mie, la Nanan retourne en enfance... » C'était la voisine jamais tournée ; cela, la vieille l'avait entendu de ses propres oreilles, de l'autre côté de la haie. 145:135 Que la vie est difficile ! Elle avait bien le droit pourtant de se mettre suivant sa situation... Mais quelque chose... elle riait comme on se moque, et puis tout bas semblait pleurer ; que c'était gênant ! Encore les commères ne s'en tenaient pas là : « Que lui est-il arrivé pour mener la vie comme à cette heure ? Devant sa porte on trouve des plumes de poulet. -- Cela sent tous les jours par sa cheminée la galette ou le gâteau. -- Et voyez comme elle engraisse, c'est à ne pas la reconnaître. -- Toute ronde elle est devenue, elle naguère encore toute en os et peau. C'est le cas de le dire : on ne devient pas gras à lécher les murs... -- Sûr, mais à bien manger et ne rien faire : vous la voyez tourner les pouces du matin au soir, sauf peut-être quand elle s'enferme avec son fil, comme elle dit. -- Et quand elle n'est pas à guetter par la fenêtre ou sur le pas de sa porte pour nous faire perdre notre temps en bavardages. Comme si on l'avait ce temps ! Une minute oui, mais avec elle ça serait des heures si on voulait... » Il y en avait qui faisaient des détours pour ne point passer devant sa maison et dans les rues sitôt qu'elle appa­raissait c'étaient des fonds de coiffe à qui parler. Tout cela dont elle avait fini par s'apercevoir était bien pénible aussi. Mais, pour y revenir, c'était vrai qu'elle était devenue si grasse ? Hé oui, au point d'en être gênée, d'avoir perdu ses petits pas pressés, de n'aller plus que lentement, lourdement, comme s'il lui fallait porter son bien-être sur son dos, tel un faix respectable. Et après cela, voudrait-elle se faire accroire qu'elle est au bout de ses ennuis ? Impossible puisque voilà par-des­sus tout, l'accompagnant comme son ombre, l'Ennui en personne, ce particulier à figure de carême et si maussade qu'il donne envie de pleurer rien qu'à le regarder ; elle qui avait de si jolis petits rires de vieille, tant de bonne humeur qu'elle en donnait aux autres, et que seulement à la voir passer c'était un rafraîchissement ! 146:135 Eh bien les choses avaient ainsi tourné : il y avait sans cesse avec elle, la tirant par un pan de sa robe, ce maugréant compagnon toujours poussant ses plaintes et bon à la faire bailler à mâchoire décrochée. Un jour elle s'en prit à l'autre : « Vieux bâton de ma quenouille tu as été jusqu'à pré­sent un serviteur parfait ; mais pourquoi as-tu laissé celui-ci entrer dans ma maison ; Il s'y est installé comme chez lui et se croit obligé de me suivre même si je veux sortir. Chasse-moi cet hôte incommode comme tu chasses les arai­gnées, les souris, les fâcheux et les mendiants... » A ce dernier mot pourtant elle a rougi ; il y a cela encore, comme reproche au fond de son cœur, qu'elle ne fait plus la charité alors que naguère plus d'un traine-pieds comptait parmi ses amis : des vieux à nouvelles, à complaintes, à bonne aventure, à remèdes pour les maux. Ils étaient reçus l'hiver au coin de son feu, mangeant sa soupe sur leurs genoux, les pieds dans la cendre chaude. Si pauvre, elle aurait donné, comme on dit, sa chemise à plus pauvre encore. Mais depuis le règne du bâton ceux-là passaient devant la porte le dos rond, osant à peine risquer un œil. « Chasse cet hôte incommode comme tu chasses... » Mais qu'est-ce ceci ? Pour toute réponse elle reçoit un éclat de rire, et voilà le parfait serviteur à se trémousser tout autour d'elle, ballant d'aise ? C'est qu'aussi il est devenu bien remuant depuis un peu ; la discrétion des débuts semble oubliée où il voltigeait sans bruit à travers la maison, du hangar au fournil, de la cave au grenier : c'est maintenant un tapage ! Et v'lan les couettes par la fenêtre alors que si doucement il allait les poser sur le pré pour les faire gonfler. Et le reste à l'avenant. 147:135 Oui, tout en va de même : au plancher, au plafond, contre les murs, ce ne sont que bruits étourdissants, pirouettes extravagantes. Et ce pas de danse et ces rondes à lui tout seul bonnes à vous donner le tournis ; la pauvre Nanon a bien commencé à se demander, certains jours, s'il ne devenait pas un peu fou... Quant au rire, ah, elle ne voulait pas se l'avouer, mais elle avait déjà pensé surpren­dre quelque chose de pareil un jour où elle se mirait au carreau, tournant la tête de ci de là sous le fameux bonnet monté ; et aussi un dimanche où elle faisait bouffer, avant de partir à la messe, le beau tablier de soie ! Mais faire une remontrance à cet inquiétant person­nage ! Même, cela devenait de plus en plus difficile à mesure que les jours passaient, le mauvais drôle en faisant de plus en plus à sa tête pour le ménage, le manger, les commis­sions qu'il lui commandait, car jamais il ne s'était montré au village. Et c'étaient maintenant de continuelles déso­béissances, voire du mépris et des insolences. Et des colères ! Il s'était mis à taper sur tout comme un petit diable -- pensait-elle -- jusqu'à mettre en mor­ceaux le pauvre ménage, ces vieilles choses qui venaient des défunts, quasi des reliques : un jour, pour une tasse à fleurs qu'elle avait toujours vue sur la cheminée depuis ses premiers émerveillements de gâchotte, elle se prit à pleurer ; mais lui, s'il riait ! La bique dans son coin d'éta­ble était rouée de coups, et l'étonnant est qu'elle n'en mou­rait pas. Alors la bonne femme se dit un jour : « Pourvu mon Dieu, qu'il ne lui prenne pas l'envie de taper aussi sur moi ! » A partir de ce moment elle eut peur. Elle s'enfermait quand elle était seule, espérant le voir mettre longtemps à rentrer ; mais bientôt il réapparaissait elle ne savait com­ment. Et elle se méfiait de tout à cette heure, lui supposait cent malices ; mais il s'en apercevait et faisait alors ses pires *diableries.* 148:135 Hélas, il faut le dire maintenant : ce n'était pas éton­nant qu'elle en fût venue à nommer ainsi tant de méchants tours... Un certain jour où elle était dans le four­nil guettant par un petit trou ce que le méchant faisait dans la cuisine, elle pensa mourir de saisissement en le voyant sous la forme d'un petit homme noir et cornu, tirant de son côté une langue d'une aune en dansant sur son pied fourchu... Dieu c'était *lui* qu'elle avait comme serviteur, celui qui donne les tentations ! Quelle affreuse découverte, pourrait-on croire des choses pareilles si on ne les voyait ! Mais pourquoi ce grand malheur lui était-il arrivé à elle, pauvrette ? Pourtant elle avait toujours été une petite vieille réso­lue, assez futée, et son aventure ne lui avait enlevé ni son courage ni sa vivacité d'esprit. Le soir même, comme las de ses gambades il s'était arrêté un instant au coin de l'âtre, elle jeta dessus de l'eau bénite puis le cassa en deux sur ses genoux et le mit au feu. Deux flammes très rouges s'élevèrent, une fumée jaune monta dans la cheminée, il fit si chaud et malodorant que la bonne femme dut d'un coup reculer loin sa chaise et se boucher le nez. Et bientôt il n'y eut plus entre les chenets qu'un peu de cendre et dans la cuisine un grand silence : Nanon se retrouvait seule, comme délivrée d'un cauchemar. \*\*\* Dès le lendemain elle dut se remettre au travail, mais que cela lui parut bon ! Comme elle fit avec joie son petit ménage, courut à sa bique et ses lapins, aux pommes de terre et au chou de son dîner ; et quand celui-ci fut achevé et la vaisselle rangée, avec tant de gaieté elle se remit à filer. L'heureux tantôt ! La jolie quenouille de la filleule semblait lui rire, le beau fil s'étirait, la poupée se déche­velait sagement comme une bonne petite fille fait ses nattes. Pas un instant elle ne put songer à s'ennuyer ; le soir venu et son souper pris elle se lut tout haut à la chan­delle l'histoire de saint Flavit aux bois de Marcilly-le-Hayer -- « Lui aussi a été tenté, seulement comme c'était un saint il ne s'est pas laissé faire », là-dessus un hoche­ment de tête un peu pitaud, -- puis se coucha dans son vieux lit redevenu un peu dur mais qu'est-ce que cela fai­sait puisqu'elle était à nouveau en paix avec elle ? \*\*\* 149:135 Cela aussi dura quelque temps. De nouveau les com­mères ne la reconnaissaient plus : « On ne voit plus guère la Nanon à cette heure. -- Dites plus du tout ; et elle n'attaque personne de sa porte. -- Elle a fondu, vous ne trouvez pas ? -- C'est vrai qu'elle retombe comme avant -- vrai aussi qu'on ne sent plus d'odeurs de cuisines sortir par la cheminée. -- Elle redevient preste. -- Et chantonnante. -- Et toute riante. -- Moi je vais vous dire : je l'aime mieux comme elle est redevenue. -- Da, moi aussi. -- Qu'est-ce qui lui était arrivé pour faire *la haute* de la sorte ? -- Çà, elle ne le dira sans doute jamais. -- N'importe, voisine ; pour moi je me tiens à ce qu'elle est ; ne m'a-t-elle pas demandé de garder les petits pen­dant que j'irais aux champs ? -- Elle n'a plus peur de leurs mains sales sur son beau tablier ! -- Point de malices, ma mie, puisqu'aujourd'hui tout est comme il faut. » Vraiment, Nanon gardait à l'occasion les enfants de la voisine. Et vraiment aussi un beau samedi elle avait entouré de papier de soie son bonnet monté pour le placer au haut de l'armoire, là où grimpée sur un escabeau elle ne rangeait qu'une fois l'an, aux grands nettoyages de Pâques. 150:135 Ensuite elle avait plié pour toujours le fichu à fleurs et les deux tabliers avec un petit mot d'écrit dessus : « Pour ma filleule après ma mort » et les avait mis au même étage, pour paraître le lendemain à la messe avec son bon­net blanc à une seule ruche, sa cravate de mousseline étroite et son devantier violet foncé en laine un peu gros­sière. Mais les deux veilles roses de ses joues, comme elles semblaient briller doucement ce jour-là ! \*\*\* Cela dura un bon temps encore pendant lequel elle se fit aimer de tout le village et beaucoup plus qu'avant, non seulement pour sa gaîté, sa bonté, sa charité, mais bien d'autres vertus. Les pauvres surtout avaient retrouvé le chemin de sa maisonnette et y étaient reçus à la mode de naguère. Seul le père Chinchin n'avait pas reparu ; c'était son plus vieux traîneux ; il faisait son tour par les pays du premier de l'an à la Saint-Sylvestre et donnait des nou­velles de la parenté. Un matin pourtant le voilà dans la rue, mal éveillé d'un mauvais sommeil dans une grange, qui commençait sa tournée à l'eucharistade, le pain donné aux pauvres. « Oh c'est vous, père Chinchin, entrez donc partager mon déjeuner ! » Le vieux fit semblant, quoiqu'ils se renseignent tous par les chemins, de n'en croire ses oreilles. Il entra cepen­dant et but le lait chaud en mangeant du pain rôti sur la braise avec un peu de beurre de bique dessus, dont elle s'excusait : « Ce n'est pas fort bon, pauvre homme, mais celui des fermières est trop cher. Heureusement, point n'est besoin de bonne vie pour aller au Paradis, pas vrai, et même il en irait du contraire ? 151:135 Elle faisait un beau sourire en disant cela, il resta sur ses vieilles lèvres : tout doucement le vieux s'était redressé, grandissait, son manteau naguère en loques et devenu tout de soie rouge couvrait une robe de soie bleue, son chapeau était de rayons dorés, des clés encore bien plus grosses que celles de la cathédrale de Troyes pendaient à sa ceinture : elle reconnut saint Pierre. « Tu as fort regretté, ma fille, les fautes où t'avait entraînée ce bâton de malheur ; et ta bonne action d'au­jourd'hui et ta sage parole achèvent tout. Non, il n'est pas besoin de bonne vie, au contraire, pour aller où tu vas entrer. » La vieille Nanon voulut joindre les mains mais saint Pierre était déjà loin, haut, ses grosses clefs en mains prêtes à ouvrir la porte aux soixante-dix serrures d'or et de pierres précieuses pour celle qui maintenant retombée sur sa chaise ; les yeux grands ouverts, allait tôt le suivre là où il n'y a plus à craindre le diable ni soi-même. Claude Franchet. 152:135 ### Chronique des grandes Litanies par Jean Madiran J'AI RETROUVÉ le nom qui m'échappait sans cesse, le nom de l'évêque qui annonçait en 1965 « un schis­me pour décembre » (un schisme intégriste, réac­tionnaire et maurrassien) ; il est devenu archevêque entre temps et il s'applique à parler comme un cardinal selon l'idée qu'il s'en fait. J'ai retrouvé ce nom qui fuyait ma mémoire, je l'ai retrouvé dans un luxueux volume des Éditions du Centurion, filiale de la Maison de la Bonne Presse, intitulé : *Jésus-Christ sauveur, espérance des hom­mes aujourd'hui.* Sous-titre, ou plutôt label de garantie et en somme nom d'auteur : *Épiscopat français, Assemblée plénière, Lourdes 1968* ([^18]) ; l'*Assemblée* plénière de la NOTE PASTORALE élevée contre HUMANÆ VITÆ, et des ORIEN­TATIONS DOCTRINALES contre la théologie catholique. On trouve ces ORIENTATIONS dans le volume, on y trouve cette NOTE ; on y trouve le COMMUNIQUÉ SUR LES CATÉCHISMES DU COURS MOYEN. Ces trois documents mémorables de novembre 1968 ont été commentés dans notre « Situation de l'épiscopat » ([^19]). 153:135 L'essentiel, l'inédit de l'ouvrage est constitué par le texte intégral des trois « rapports doctrinaux » (mais oui, *doctrinaux*) qui furent présentés à l'Assemblée plénière : non point cependant en cet état original et pri­mitif où l'un d'entre eux, le dernier des trois, suscitait la religieuse admiration de Fabrègues ([^20]) : revus et corrigés, revêtus de leur forme définitive, recueil et synthèse de la *doctrine* de l'épiscopat français lui-même, comme nous en avertit la note liminaire du Secrétariat de l'épiscopat (p. 7) : « *leur présente rédaction tient compte des principales observations formulées par les évêques au cours des dis­cussions qui ont suivi la présentation de chaque rapport. *» Du coup, Fabrègues admire moins, ou n'admire plus : sauf erreur de ma part, il a passé sous silence l'apparition et le contenu de cet important volume épiscopal. Fabrègues ayant abandonné en cours de route, nous prenons le relais. Le second des trois « rapports doctrinaux » a pour au­teur initial cette personnalité montante, et mutante, dont je parlais à l'instant et dont le nom m'échappe à nouveau. Vous le chercherez si vous y tenez à la table des matières du volume. Avec l'approbation de ses collègues de l'épis­copat français, et compte tenu des observations qu'ils ont pu formuler, il a mis au point la « rédaction présente » que voici, qui maintenant est épiscopalement officielle (p. 68) : « *Sans doute, et il faut en prendre conscience, un héritage païen venant du fond des âges a-t-il sédimenté l'âme chrétienne dès sa naissance, et les séquelles de cet héritage sont loin d'être totalement disparues, même de notre rituel ; au scandale ou à la risée de l'homme moderne une partie, à vrai dire de plus en plus réduite, de notre liturgie conti­nue à demander à Dieu ce que le paysan demande à l'engrais, un salut cosmique qui fait de Dieu le suppléant de nos insuffisances. *» 154:135 C'est apparemment l'idée importante, ou l'une des idées importantes, de ce « rapport doctrinal », car elle est réaffirmée plus loin (p 91) « *Paul n'a pas transigé avec les usages païens. Sans doute l'Église, elle, a tenté de le faire, mais avait l'excuse de ne pouvoir faire autrement. Au­jourd'hui, l'avènement de la civilisation scienti­fico-technique lui donne une chance appréciable parce qu'elle travaille dans le même sens : le cul­tivateur compte plus sur les engrais que sur les rogations pour faire lever sa moisson. *» Lisez, relisez : l'esprit de la nouvelle religion épisco­pale vient de se découvrir à vous jusqu'en son fond. Conti­nuer de demander à Dieu *ce que le paysan demande à l'engrais,* c'est un héritage païen dans nos mœurs et dans notre liturgie : mais la part encore faite à ce paganisme est de plus en plus réduite. Elle provoque, si réduite soit-elle désormais, *le scandale ou la risée de l'homme moderne,* et bien sûr de ce spécimen sélectionné d'homme moderne qu'est l'évêque moderne, compère et acolyte de Mgr Schmitt pour assurer l'orientation doctrinale de l'épiscopat fran­çais. Les ROGATIONS sont un usage païen avec lequel saint Paul n'avait pas transigé, tandis que l'Église, coupable, comme toujours, mais excusable sur sa lassitude, s'y était finalement soumise. Le vrai sens du divin, trahi pendant tant de siècles par la capitulation de l'Église, est mainte­nant restauré, c'est une chance appréciable, par la civi­lisation scientifico-technique qui « travaille dans le même sens » que notre épiscopat. 155:135 La civilisation chrétienne était païenne en réalité ; la civilisation moderne est plus authen­tique : elle détourne enfin les hommes d'aller demander à Dieu ce qu'ils font mieux de ne demander qu'à l'engrais ; c'est-à-dire à eux-mêmes ; à eux seuls. Je commence à avoir l'habitude des documents épisco­paux nouvelle vague ; l'habitude d'en déblayer à la pelle d'épais morceaux, sans trop d'émotion ni de nausée. Mais ce morceau-là, je l'avais déjà lu dans les journaux en no­vembre, car c'était l'un des plus beaux passages et on l'avait mis aussitôt en vedette, sans d'ailleurs provoquer aucun mouvement particulier visible à l'œil nu : il était entré dans mon cœur et il y était resté, mais je n'en avais rien dit. Je pensais, que le cher abbé Dulac me pardonne, je pensais que l'on pouvait surtout en pleurer, et en silence. La blessure volontairement faite à l'âme chré­tienne par un personnage revêtu d'ornements archiépiscopaux (enfin, si l'on veut ; de mini-ornements plutôt) m'avait atteint si profondément, en un point si sensible, que j'en restais sans voix, cela arrive, et que je m'accom­modais volontiers d'en rester sans voix. L'effronté ne fai­sait point là une effronterie gratuite : il faisait un rapport doctrinal, il enseignait la doctrine épiscopale. Il est des mots que l'on ne peut guère venger avec de simples mots. Et puis, je comptais sur l'Abbé Berto. Mais l'Abbé Berto est mort : au combat, et de douleur. Qu'il nous vienne en aide. \*\*\* 156:135 Vingt-cinq avril. Fête de saint Marc. Dernier vendredi du mois. Je trouve une messe à la *Capilla de Reyes nuevos*. Messe vernac, communion debout pour cinq ou six per­sonnes, conformément aux nouveaux règlements et à la manière de les tourner, propre de saint Marc évangéliste, au sprint ; comme en France, comme (presque) partout. Vingt minutes après le commencement de la messe, une minute après la fin, je reste seul dans la *Capilla* plate­resque. Elle est séparée de la nef par un passage fermé, où le percepteur de tiquets va s'établir tout à l'heure (visite seulement le matin, entrée payante). Malgré la disposition des lieux, une rumeur de litanies vient jusqu'à moi. Je sors dans le déambulatoire, je fais quelques pas derrière la *Capilla mayor*, je ne vois rien, j'écoute, c'est bien un rythme de litanies ; et dans leur langue même : je dis­tingue maintenant les vagues successives des *ora pro nobis*. Est-ce encore possible ? Je rêve ? Mais non ! tout le cha­pitre s'avance en procession. Il manque, seulement l'arche­vêque-primat, qui est à Rome pour recevoir le chapeau. C'est la procession des Litanies majeures qui se fait le 25 avril, même si la fête de saint Marc est renvoyée à un autre jour, et sauf si Pâques tombe le 25 avril ; elle se fait aussi pour les Rogations, à la fin du temps pascal, nom­mée alors « litanies mineures », ce sont les mêmes litanies, véritable « prière universelle ». Elle s'est faite depuis le VIII^e^ siècle, et pour les litanies mineures depuis le V^e^, jusqu'à maintenant, et aujourd'hui pour la dernière fois peut-être, pour la dernière fois avant longtemps ; et déjà elle ne se fait plus. Elle m'est donnée en supplément à la messe du dernier vendredi, je la saisis au vol, j'y plonge comme dans un fleuve immense et éternel : *Ab omni malo* *libera nos Domine.* *Ab omni peccato* *libera nos Domine.* 157:135 *Ab insidiis diaboli* *libera nos Domine.* *A spiritu fornicationis* *libera nos Domine.* *A fulgure et tempestate* *libera nos Domine.* *A peste, fame et bello* *libera nos Domine.* *A morte perpetua* *libera nos Domine.* *In die judicii* *libera nos Domine.* *Peccatores* *te rogamus, audi nos.* *Ut Ecclesiam tuam sanctam regere et conser­vare digneris* *te rogamus, audi nos.* *Ut domnum Apostolicum et omnes ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris* *te rogamus, audi nos.* *Ut fructus terræ dare et conservare digneris* *te rogamus, audi nos* ([^21]). Ils iront désormais, nos évêques modernes, le deman­der à l'engrais et aux autres produits de leur civilisation scientifico-technique. Le chapitre termine sa procession et vient s'installer dans le *Coro* aux stalles sculptées par Aleman, Biguerny et Berruguete, face à la *Capilla mayor* où commence main­tenant une messe digne et belle, la messe *Exaudivit de tem­plo sancto*. J'y associe une pensée pour la France chré­tienne : la cathédrale de cette rencontre, chère cathédrale de notre compatriote Petrus Petri, qu'ils appellent ici Pedro Pérez, est dans le plus pur gothique français... 158:135 Résolution pratique : j'aurai terminé aujourd'hui ma « Chronique de Lausanne » ([^22]), procédons par ordre, achevons d'abord ce qui est commencé ; alors, dans la foulée de cette proces­sion des Litanies majeures qui m'a été donnée par grâce pour toute cette année ou pour toujours, je porterai témoi­gnage, allons, il le faut, je porterai témoignage contre le rapport doctrinal de l'épiscopat français qui installe l'en­grais moderne à la place des Rogations. \*\*\* Que les Rogations soient ce qu'il y avait de plus naturel dans le paganisme, ils ne s'en sont pas plus avisés que de ceci : l'engrais est ce qu'il y a de moins moderne dans la civilisation scientifico-technique. Mais qu'est-ce qu'ils savent d'un paysan. D'un paysan païen. D'un paysan chrétien. Ils croient que l'engrais est une invention de la science moderne. Ils ne savent pas qu'on a toujours fait de l'engrais. Et qu'autrefois on en faisait, et qu'on en fait encore aujourd'hui, avec équivalent métaphorique de leurs rapports doctrinaux. \*\*\* C'est en son Assemblée de novembre 1968 que l'épis­copat français a intronisé l'engrais scientifico-technique à la place des Rogations. Le premier jour de ce même mois avait paru notre numéro 127, avec cette opportune médi­tation du Père Calmel : 159:135 « *A peste, fame et bello libera nos Domine*. Depuis bientôt un millénaire et demi la procession des rogations s'est déroulée, à la fin du temps pascal, le long des che­mins et des sentiers de nos hameaux au milieu de la nature renaissante. Curés et paroissiens ont lancé vers le ciel les grandes implorations : *libera nos Domine, te rogamus audi nos*. -- *De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous Seigneur. -- Afin que vous daignez donner et conserver les fruits de la terre, nous vous en supplions exaucez-nous.* En un mot, curés et paroissiens ont présenté leurs requêtes suppliantes au Créateur de la terre et des cieux et à son Fils unique Jésus-Christ afin que la terre nous soit clémente, que les peines iné­vitables héritées du premier Adam n'atteignent pas une certaine démesure, et de toute façon afin que nous ayons toujours la force de faire face. Les invocations relatives au temporel : *a peste, fame et bello libera nos Domine* se couronnaient par les invocations purement spirituel­les : *afin que vous daignez élever nos cœurs aux désirs des biens célestes, nous vous en supplions exaucez-nous. Par votre Passion et votre Résurrection délivrez-nous Seigneur.* Or, ni les curés, ni les paysans qui priaient ainsi aux croix des villages et à travers les champs et les prairies n'avaient la moindre idée que, du fait des rogations, la foudre serait définitivement conjurée, la gelée blanche ne brûlerait jamais plus les tendres bour­geons, les pluies persistantes ou la grêle ne gâteraient jamais plus les blés mûrs. Ils croyaient seulement, ces curés de campagne, ces sages aïeux, ces aïeules décentes comme des moniales dans leurs pauvres atours, qu'il fallait supplier le Seigneur puisqu'il était le Créateur et le Maître et qu'il fallait aussi lui demander, en union avec le Christ crucifié, la force de supporter nos misères avec patience et piété. 160:135 J'écris tout cela au passé parce qu'une telle foi et une telle pratique commencent à se faire rares. Trop peu de curés font maintenant les ro­gations. Et le plus grave c'est qu'ils ne sont pas loin d'adopter les sentiments matérialistes de certains pay­sans ; ils estiment qu'avec les méthodes nouvelles de culture et d'élevage, la prospérité des récoltes et la santé des troupeaux n'ont plus rien à voir avec la prière de l'homme et la bénédiction de Dieu. Ils en viennent à croire, ces prêtres sans prière, que les processions n'ont plus leur raison d'être. Ce qui importe désormais c'est de travailler à la construction d'un univers qui, parvenu à l'âge adulte, fera éclater l'ancienne chrysalide des orai­sons et des rites, de la mortification et des sacrements. » ([^23]) La détestation pour ce que le passé chrétien avait de plus digne et de plus vrai atteint une féroce virulence dans les monuments actuels de la doctrine épiscopale. Voici comment le même rapport doctrinal résume deux mille ans de christianisme (pp. 90-91) « *Il est notoire que la foi chrétienne est, histori­quement, instaurée sur des mentalités païennes et il ne pouvait en être autrement. Dans les meilleurs des cas, elle les a complètement transformées, le plus souvent, elle n'a pu déraciner totalement le vieux fonds de paganisme qu'elles possédaient comme un héritage séculaire ; dans bien des cas même, elle n'a été qu'un badigeon qui s'est sim­plement superposé à la mentalité ancestrale sans la convertir dans les profondeurs.* 161:135 *Chez certains chrétiens les dieux ont pris des noms de saints et les ont relevés dans leur office ; les sacrements ont été conçus comme des rites magiques ; les sacra­mentaux ont remplacé les incantations et la prière elle-même est demeurée beaucoup plus une prière de client que l'adoration du Père en esprit et eh vérité. Vingt siècles de christianisme n'ont pas eu totalement raison de cette mentalité païenne inscrite dans la nature de l'homme*. » La dernière phrase donne l'une des clés de cette déso­rientation doctrinale : « Vingt siècles de christianisme n'ont pas eu totalement raison de cette mentalité païenne inscrite dans la nature de l'homme. » C'est à la nature que l'on en veut, c'est à la nature humaine que l'on s'en prend, c'est à ce qui est inscrit en elle que l'on s'attaque, parce que c'est elle qui oppose une résistance spontanée et une limite aux rêveries de l'imagination et de la volonté de puissance. La pensée moderne, et l'épiscopat français à son école, dérivent dans l'imaginaire, où l'homme, peut en rêve devenir dieu, et où l'évêque peut s'affirmer divine­ment tout-puissant, affranchi du droit naturel et de la loi ecclésiastique, Le rêve est le domaine où s'épanouit le mieux l'arbitraire : et l'arbitraire, le rêve, l'imaginaire n'ont pas en ce monde d'antidote et d'obstacle plus per­manent, et plus infranchissable, que *ce qui est inscrit dans* la nature humaine. Ce qui est inscrit dans la nature humaine, ils le détestent donc, ils l'injurient et le cari­caturent, et ils l'appellent « paganisme ». Ils l'appellent : « cette mentalité païenne qui est inscrite dans la nature de l'homme ». Oui, voilà une clé de la doctrine nouvelle, de la religion nouvelle, de l'apostasie immanente. Car ce qui est inscrit dans la nature humaine, c'est la loi naturelle et c'est la religion naturelle et c'est la piété naturelle : cela même qu'ils ont entrepris de renverser et de détruire. Et c'est la racine de leur hérésie. 162:135 Ils ont pourtant la foi ? dira-t-on. Au fond de leur cœur je n'en sais rien, Dieu le sait. Mais la doctrine qu'ils énoncent est étrangère à la foi catholique, elle est négation implicite de la foi, de l'espérance, de la charité théologales. Elle est d'ailleurs explicite rejet de la foi telle qu'elle a été « longtemps présentée » par l'Église, elle est incom­préhension avouée, et caricature agressive, de cette foi. Voici en effet la doctrine de l'épiscopat français (même rapport, p. 80) : « *Longtemps, on a présenté la foi comme une adhésion de l'intelligence, éclairée par la grâce et appuyée sur la Parole de Dieu, aux vérités conte­nues dans la Révélation. Cette présentation, qui fait abstraction de la charité, est légitime : saint Paul lui-même, dans la première Épître aux Co­rinthiens* (*chapitre 13*) *n'envisage-t-il pas l'éven­tualité* « *d'une foi à transporter les montagnes *» *qui ne serait pas informée par la charité ? C'est vrai, mais c'est pour ajouter immédiatement que cette foi* « *ne sert à rien *»*. C'est la foi morte dont parle saint Jacques. Une telle présentation de la foi risquait bien de faire des chrétiens qui cro­yaient sans discuter tous les articles du Credo et tous les enseignements de l'Église et dont la vie n'avait que très peu de rapports avec le contenu de la foi.* « *Aujourd'hui on en est revenu à une conception de la foi plus conforme à l'ensemble de l'Écriture. La foi qui donne le salut, c'est* « *la foi qui opère par la charité *» (*Gal. 5, 6*)*. C'est cette foi-là et elle seule qui sauve. Elle est adhésion à la Parole de Dieu et à sa promesse, à l'image d'Abraham, et adhésion qui n'est pas seulement de l'in­telligence, mais engagement de toute la person­ne* (...)*.* 163:135 *La foi se présente alors comme une adhé­sion de tout l'être à la personne de Jésus-Christ. Elle est un acte vital et non plus seulement intel­lectuel, un acte qui s'adresse à une personne et non plus seulement à une vérité théorique. Par son mouvement même, elle englobe et l'amour et l'agir. Elle est vraiment un engagement envers quelqu'un, comparable au mariage, et de ce fait elle ne sau­rait être mise en péril par des difficultés théori­ques de détail. Cette présentation constitue indis­cutablement un grand progrès, et elle s'inscrit dans la grande tradition de l'Église : qu'il suffise d'évo­quer la liturgie du baptême.* » Cette doctrine épiscopale est avant tout une doctrine de mauvais élèves, qui n'ont rien compris à la théologie catholique ou qui en ont tout oublié. En matière de doc­trine de la foi, ils croient marcher sans cesse de *grand progrès* en *grand progrès,* comme ils disent, et bien enten­du ils se croient les auteurs de ces *grands progrès *: il a fallu attendre notre époque et leurs personnes pour arriver enfin, ou revenir, à une « conception de la foi » qui soit suffisamment « conforme à l'ensemble de l'Écriture », de l'Écriture qu'ils améliorent elle *aussi,* de l'autre main, dans leur catéchisme falsificateur. *On est revenu à une conception de la foi plus conforme...* Mais pardon : qui ça, « on » ? et quand ? et où ? et comment ? Cette révolution dans la « conception de la foi », quels en sont les auteurs, à quelle date, par quels actes, dans quels documents ? de quelle Église ? Est-elle l'œuvre par hasard du Concile pastoral ? ou bien peut-être celle du catéchisme hollan­dais ? 164:135 On ne nous le dit point. -- Ces prétendus doctrinaires énoncent un pur mensonge (un de plus) quand ils inventent que la foi aurait été longtemps présentée dans l'Église comme une adhésion seulement de l'intelligence, comme un acte seulement intellectuel, et abstraction faite de la charité. « Croire, dit saint Thomas, est un acte de l'intelligence que la volonté pousse à donner son assenti­ment : c'est un acte qui découle et de la volonté et de l'in­telligence » ([^24]) ; « par la charité l'acte de foi est vraiment parfait et formé » ([^25]). Ils nous ont assez expliqué que ce qu'ils reprochent à la doctrine de l'Église, c'est d'en être restée à saint Thomas. Mais ils n'ont pas compris ce que saint Thomas disait : intelligence, volonté, charité. Et ils s'imaginent avoir fait un « grand progrès », sur saint Thomas. Ils ne savent même pas de quoi ils parlent : Ils parlent de la foi comme d'un acte, alors qu'elle est une vertu (surnaturelle infuse) ; ils confondent l'acte de croire et la vertu de foi. Ils ne comprennent plus ou n'ont jamais compris que l' « acte de foi » du catéchisme catholique, cela ne veut point dire que la foi est un acte, cela désigne l'acte qui découle de la foi. « La foi est un acte vital », déclare le rapporteur doctrinal de l'épiscopat français : eh ! bien non, monsieur, la foi est un *habitus*, la foi est une disposition permanente, surnaturelle, dont découlent des actes : les actes de foi. Un acte intérieur : l'acte de croire ; un acte extérieur : la confession de la foi. -- Et d'autre part, Monsieur le Rapporteur doctrinal, il n'existe jamais aucun acte humain qui serait « seulement de l'intelli­gence » et « seulement intellectuel », parce qu'il n'y a jamais d'acte humain sans l'intervention de la volonté. 165:135 On n'a donc jamais, il s'en faut de beaucoup, présenté ni conçu dans l'Église la foi comme vous prétendez qu'on l'y a longtemps présentée et conçue. Mais on ne la pré­sentera pas davantage comme vous la présentez mainte­nant, car ce n'est plus une vertu surnaturelle infuse que vous nous présentez. Et ne venez pas me demander, je vous en prie, en levant les bras au ciel et en agitant la tête comme si je parlais une langue inconnue, non, ne venez pas me demander ce que j'entends donc par ces mots de « vertu surnaturelle infuse » : c'est dans le catéchisme (le catéchisme catho­lique, celui que vous avez supprimé), et tous les enfants du catéchisme entendent ces mots, à la seule condition que l'on prenne la peine de les leur expliquer. Parallèlement, il faut remarquer de quelle manière s'exprime la doctrine de l'épiscopat français : une manière flasque, louche, en zig-zag vaseux, une manière de mau­vais coup. Au début et à la fin de la dernière citation que j'en ai faite, il nous est dit que l'on met en cause seule­ment une *présentation* de la foi : conformément au pré­texte bien connu de changer les « formulations » et elles seules. Mais voyez au milieu, à la première ligne du second alinéa, le vrai terme est lâché, comme un synonyme, au passage, comme si c'était la même chose : c'est la *concep­tion* de la foi que l'on prétend modifier et il est vrai que dans leur dessein c'est la même chose : ils mettent tou­jours en avant une querelle de *présentation*, et simulta­nément ils mettent dessous une question de *conception*, la proposition I de la religion de Saint-Avold avait jeté le masque ([^26]). -- Voyez encore, pour le zig-zag vaseux, louche et flasque du mauvais coup doctrinal : 166:135 ayant inventé une ancienne « présentation » de la foi, le rapporteur la déclare d'abord « légitime », mais c'est justement le contraire qu'il veut donner à entendre ; cette présentation « légitime », il la trouve chez saint Paul, pour s'apercevoir aussitôt que saint Paul ne la présente pas mais la rejette, et pour ajouter ensuite avec saint Jacques que c'est une « foi morte » : comment donc alors était-elle « légitime » ? C'est du gribouillis. Qu'on n'invoque pas le genre litté­raire : le genre littéraire est ici celui du « rapport doctri­nal. » et ce gribouillis doctrinal est assassin ; assassin sans franchise, assassin par derrière et par en dessous. Nous portons publiquement témoignage, textes à l'appui, de l'état de déchéance anémique et perverse où est tombée la *doctrine* de l'épiscopat français. \*\*\* J'en reviens à l'engrais et aux Rogations. La doctrine de l'épiscopat français, qui se croit en progrès sur le paganisme, est au contraire en recul, elle a perdu jusqu'aux notions les plus fondamentales de la philosophie naturelle : elle ne comprend plus que l'on puisse demander en même temps, mais sous un rapport différent la même chose et à l'engrais et à Dieu ; elle ne comprend plus qu'il puisse y avoir simultanément une cause première et des causes secondes ; elle ne comprend plus que Dieu puisse être cause et des causes et des effets : cause et de l'homme, et de l'engrais, et des fruits de la terre ; cause de l'action de l'homme, bien qu'en même temps l'homme soit cause de sa propre action. Elle ne comprend plus la sagesse surnatu­relle (mais déjà sagesse naturelle) du mot d'Ambroise Paré : « Je l'ai pansé, Dieu l'a guéri. » 167:135 Elle croit qu'avec l'avènement de la civilisation scientifico-technique, la guérison du malade vient ou bien de Dieu, ou bien du médecin, c'est l'un ou c'est l'autre, il faut choisir, et elle choisit de n'avoir plus le paganisme superstitieux de demander à Dieu ce que l'homme moderne demande au médecin. Un enfant du catéchisme, là où il y a encore un catéchisme, surmonte très bien ces pseudo-difficultés intel­lectuelles où trébuche maintenant et s'effondre la doc­trine officielle de l'épiscopat. *Ne plus demander à Dieu ce que le paysan demande à l'engrais :* non mais, quels propos imbéciles ! quels propos imbéciles ! C'est à ce niveau-là et c'est là-dessus qu'il faudrait accepter de « dia­loguer » avec les doctrinaires de l'épiscopat français ? « Ce que le paysan demande à l'engrais », messieurs, c'est le pain quotidien, ou comme vous dites : « aujour­d'hui notre pain de ce jour ». *Panem quotidianum da nobis hodie.* Il ne suffira pas de supprimer les Rogations et leurs Litanies pour évacuer ce que vous nommez « paganisme » : il faudra supprimer aussi le *Pater,* que vous avez déjà passé au laminoir de votre « traduction », mais qui résiste en­core. C'est le *Pater* lui-même qui demande à Dieu ce que vous ne voulez plus demander qu'à l'engrais : c'est le *Pater* lui aussi qui est incompatible avec la « chance appréciable » que vous trouvez dans « l'avènement de la civi­lisation scientifico-technique ». Vous n'y aviez pas pensé ? Je voudrais en être sûr... Il devient chaque jour plus évident que l'épiscopat français s'est donné pour chefs de file doctrinaux des hommes incompétents et ignorants : des hommes qui n'ont aucune connaissance véritable ni de la philosophie natu­relle ni de la théologie révélée, qui sont donc intellectuel­lement *désarmés* devant n'importe quel courant idéolo­gique du monde contemporain ; et qui d'abord sont à cent lieues de pouvoir seulement soupçonner que la pensée moderne en est maintenant à la décomposition et à l'éva­nouissement. 168:135 « *Chez les philosophes de notre temps, qu'ils soient marxistes, existentialistes ou structuralistes, la recherche... *» énonce de son côté le doctrinaire de Saint-Avold dans son « introduction » à tout le volume (p. 14). La philosophie d'aujourd'hui et les philosophes de notre temps, pour nos évêques, c'est le structuralisme, l'exis­tentialisme, le marxisme, et rien d'autre. Ils ne con­naissent pas mieux la pensée actuelle que le patrimoine de la pensée chrétienne. Ils ont voulu quand même, les impru­dents, sortir du domaine des approximations pastorales pour entrer dans celui des précisions doctrinales : le désastre est alors tangible. Le volume publié par leur Assemblée plénière de novembre 1968 contient 153 pages présentées comme des pages de doctrine. C'est un monu­ment qui, devant l'histoire, portera durablement témoi­gnage contre ses auteurs. \*\*\* L'affaissement doctrinal n'entraîne malheureusement point un fléchissement des tendances à l'autocratie : il leur laisse le champ libre pour s'épanouir davantage. Le clergé catholique est administrativement pris à la gorge, chaque jour de plus en plus en cette année 1969, sans aucun secours administratif venu de Rome pour le mo­ment : au contraire. Le cardinal-préfet de la Congréga­tion des Rites, président du Conseil liturgique, et à ce double titre responsable de la liturgie qui nous est faite, le bénédictin Gut, vient de s'en prendre à l'abbé Coache en des termes qui atteignent tous les prêtres fidèles et annoncent pour eux un redoublement de l'asphyxie régle­mentaire. 169:135 Le cardinal Gut fait publier dans le Bulletin diocésain de Beauvais une lettre qui retire toute considération « *à un prêtre qui ne serait pas en parfait accord avec son évêque *» ([^27]). Cela paraît aller de soi ? A l'heure qu'il est, avec les évêques que nous avons, c'est un propos sinistre. C'est même un propos sinistrement nouveau dans l'Église, sous cette forme absolue, universelle, péremptoire. Autrefois et naguère, la constatation d'un désaccord entre un prêtre et son évêque ne concluait point le litige, mais le constituait : il y avait possibilité d'en juger selon la justice et selon la vérité ; possibilité toujours inscrite dans le droit canon encore en vigueur ; et il y avait des dicastères romains notamment pour cela. Qu'un évêque ne soit plus en communion avec le Saint-Siège, cette sépara­tion-là suffisait contre lui, cela n'est plus vrai aujourd'hui, on a déplacé ce critère, on l'a fait retomber sur tout prêtre qui serait en désaccord avec l'évêque, que l'on tend ainsi à papifier. Le *parfait accord avec l'évêque* n'était point requis du clergé comme un absolu, et comme le seul absolu, indépendamment de toute légitimité, de toute légalité, de toute vérité. Il est tristement significatif que cette nouveau­té-là vienne du préfet d'un dicastère romain. Car les dicas­tères ont été impuissants, pour une raison ou pour une autre, mais réellement impuissants, comme on peut le constater, à empêcher que l'on fasse voler en éclats la liturgie, la doctrine, le droit et le texte même de l'Écriture : au milieu de cette dévastation générale qu'ils n'ont pu ni prévenir, ni éviter, ni guérir, voudraient-ils donc mainte­nir un seul point fixe, un seul canon, tenant lieu désormais de tous les principes et de tous les rites qu'ils ont laissé mettre en morceaux : le rite unique et l'unique principe du *parfait accord avec l'évêque ?* 170:135 J'ignore si les dicastères romains ont véritablement l'in­tention et auront la possibilité d'imposer aux prêtres l'apparence ou la grimace de cet unique et universel « accord parfait avec l'évêque » : mais il est plus que probable que personne ne pourra réussir à en rétablir la réalité aussi longtemps que les évêques infidèles n'auront pas été préalablement déchus, remplacés ou convertis. *L'accord parfait avec* *l'évêque,* aujourd'hui*,* en France, cela veut dire enseigner un catéchisme falsificateur et un Évangile falsifié jusque dans son texte ; cela veut dire se détourner et détourner les fidèles de demander à Dieu ce que la civilisation scientifico-technique demande à l'en­grais ; cela veut dire proclamer que le passé de l'Église est fait de deux mille ans de culpabilité et d'erreur, et qu'aujourd'hui seulement il nous est donné d'atteindre la vérité religieuse, découverte entre 1958 et 1969 par des évêques d'une science sans précédent : et il faut voir quelle science, et on le voit. *L'accord parfait avec l'évêque,* cela veut dire que l'on rejette ce qui a toujours été la philo­sophie et la théologie de l'Église, et que l'on adopte la soi-disant « profession de foi », solennellement approuvée par l'épiscopat français, du P. Cardonnel : à la lumière de Marx, de Nietzsche et de Freud. *L'accord parfait avec l'évêque,* cela veut dire l'accord parfait avec Suenens, avec Alfrinck, avec Schmitt et son Marty, avec Pailler et cetera. C'est à tout cela que nous faisons obstacle, c'est tout cela que nous combattons, c'est contre tout cela que nous por­tons témoignage, parce que tout cela, c'est l'hérésie radi­cale et généralisée, c'est l'apostasie immanente. 171:135 Un communiqué de Mgr de Beauvais ([^28]), évêque de l'abbé Coache, reproche à celui-ci *d'avoir porté contre l'épis­copat français des accusations infamantes de* « *prévarication collective *». Il se peut que ces accusations de préva­rication soient subjectivement ressenties comme « infa­mantes », c'est bien dommage, et c'est même douloureux, mais c'est là un détail, c'est de l'anecdote, c'est une frange de dentelle derrière laquelle les accusés minaudent leur indignation : car il y a infiniment plus important : ces accusations sont-elles vraies ? Elles sont établies sur des faits et prouvées en doctrine. Que si les preuves étaient insuffisantes ou les faits mal établis, il n'y aurait qu'à le dire, à le montrer, à en faire la démonstration, la chose est assez grave pour requérir un tel soin, mais personne ne s'y risque, on se retranche sur le seul « infamant », on ne se plaint que du coup d'éventail. Pendant deux mille ans, les docteurs de l'Église n'ont jamais cessé de réfuter et de démontrer, de prouver et de justifier, de discuter toutes les objections et d'expliquer toutes les décisions. Les nouveaux docteurs de la religion nouvelle, cela aussi les démasque, fuient tout débat en forme et au fond ; ils n'ont en substance qu'une seule réponse : *Silence dans les rangs*. -- Mais votre catéchisme n'est plus catholique ! --* C'est une décision épiscopale.* -- Vous y avez falsifié jusqu'au texte de l'Écriture. -- *Ce sont les intentions mûrement réfléchies des évêques de France.* *-- *Vous avez supprimé de l'Évangile, dans votre ver­sion obligatoire du récit de l'Annonciation, la conception virginale de Notre-Seigneur. -- *Ainsi en a décidé l'épiscopat.* -- Vous avez trafiqué l'annonce des Béatitudes selon saint Matthieu, de manière à en réduire le nombre de huit a cinq ou même à trois. -- *L'autorité épiscopale en a ainsi disposé.* 172:135 -- Comment pouvez-vous concevoir, annoncer, ordon­ner de construire une nouvelle théologie non plus à partir des articles de foi, mais à partir de la pastorale circons­tancielle de « *Gaudium et Spes *» ? -- *Les évêques l'ont décrété, inclinez-vous.* Les concepts de « nature » et de « personne », qui sont au centre et de la philosophie naturelle et de la théo­logie révélée, pourquoi, comment voulez-vous en changer la signification ? -- *C'est un décret épiscopal.* *-- *Comment admettre que l'Église se soit trompée pen­dant deux mille ans ? -- *Obéissez à vos évêques.* *-- *Mais l'impiété, mais le blasphème de se vanter de n'aller plus demander à Dieu ce que la science moderne demande à l'engrais ? -- *Demeurez en parfait accord avec vos évêques.* *-- *Et la loi naturelle ? La loi naturelle elle-même, que la doctrine nouvelle écarte ou met en pièces, comme sur­vivance de la mentalité d'un autre temps ? *Avec vos évêques, accord parfait obligatoire.* Au moins, expliquez-vous, expliquez-nous, dissolvez nos objections. *Vos évêques l'ont voulu, cela suffit.* Ainsi donc, les catholiques anglais eurent raison de devenir anglicans, les catholiques allemands eurent raison de devenir luthériens, quand ils le firent en suivant leurs évêques les yeux fermés. Et nous entrerons semblable­ment dans l'apostasie immanente du XX^e^ siècle, derrière nos évêques, les yeux fermés par la rumeur du monde, par le progrès moderne et par les sages recommandations du cardinal Gut. 173:135 Nous embarquerons sur le navire du rêve éveillé, à pleines voiles dans l'imaginaire, sous la conduite d'un épiscopat qui a rompu les amarres avec les réalités naturelles et avec les doctrines révélées, et qui ne mesure plus les hommes et les choses qu'à sa propre volonté de puissance : -- *Nous avons ordonné selon notre volonté souveraine.* Croire que ça marchera est une fameuse illusion. Le truc est éventé. \*\*\* L'histoire de l'engrais, à elle seule, est tout à fait claire : mais elle n'est pas la seule, Elle rejoint les sept propositions de la religion de Saint-Avold, elle s'accorde à la falsification de l'Écriture. Si elle était isolée, elle suffirait pourtant à renverser la religion naturelle et la religion révélée : il n'est que de réfléchir un peu sérieuse­ment à tout ce qu'elle énonce et à tout ce qu'elle implique. Elle est aussi claire en elle-même que l'affaire du catéchis­me. Nous sommes inondés de clartés : leur multiplication cohérente a pour fonction de nous procurer un surcroît de certitudes. 174:135 Certitudes qui nous sont données sous un ciel d'orage et de feu, au milieu de ténèbres qui s'épaississent. La nuit du monde moderne envahit l'Église : nous savons du moins que c'est la nuit, nous le savons chaque jour davantage, nous le savons maintenant sans aucune possibilité de doute ou d'hésitation même pour les moins instruits des chrétiens. A nous de nous organiser en conséquence. Gardant au cœur le chant des grandes Litanies, qui est prière, qui est espérance et qui est lui aussi, mais à sa manière et dans son ordre, certitude : *Ut domnum Apostolicum et omnes ecclesiasti­cos ordines in sancta religione conservare digneris :* *Te rogamus, audi nos.* *Pentecôte 1969.* Jean Madiran. 175:135 ### Passion et Résurrection Mystères de grâce par R.-Th. Calmel, o.p. DANS l'Église catholique, jamais la Passion n'a été comprise comme un échec ; la résurrection n'a pas été comprise non plus comme devant *évacuer la croix,* la faire oublier et nous exempter de por­ter l'image du Seigneur crucifié ; mais surtout la résur­rection n'a jamais été interprétée par la sainte Église comme une projection mythique du rêve insensé de transmu­tation de notre espèce, tour à tour par la technique, la révolution, le syncrétisme religieux. \*\*\* L'Église a toujours tenu la Passion pour ce qu'elle est : un excès de charité et un comble de souffrance pour le salut des hommes : *propter nimiam caritatem suam qua dilexit nos* (Eph. II, 4) ; un comble de souffrance qui, offert avec l'amour en quelque sorte infini du Verbe de Dieu incarné, satisfait pour tout péché, mérite toute grâce, nous délivre de l'emprise de Satan et nous ouvre la porte du Ciel ([^29]). 176:135 Ou bien, en considérant les choses d'un point de vue complémentaire, disons que la Passion agit non seule­ment par manière d'exemple, mais encore à titre de mérite, de satisfaction, de sacrifice ; et enfin elle nous touche par une causalité efficiente instrumentale. Du reste, même à titre d'exemple, la Passion du Verbe de Dieu incarné nous représente bien autre chose que la constance et la magnanimité d'un juste persécuté par les méchants ; elle figure de façon définitive (en même temps qu'elle cause) la mort mystérieuse de l'âme à tout péché et toute convoitise. « Ignorez-vous que nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été mis au tombeau avec lui par le baptême en union à sa mort, afin que comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi d'une vie nouvelle. » (Rom. VI, 3-4). Non moins que dans la Passion, l'Église considère dans la résurrection un mystère surnaturel. Le Christ entre dans la vie glorieuse qui lui revient de plein droit pour deux raisons : parce qu'il est égal au Père, parce qu'il a été traité avec la dernière injustice. Par ailleurs le Christ entré dans sa gloire agit en nos cœurs, non certes parce que sa résurrection aurait la vertu de mériter ou d'expier (c'est bien impossible puisque l'état du Christ n'est plus celui du *viator*) ; mais, en vertu de sa résurrection, le Christ configure notre âme à la vie nouvelle qui commence en lui, -- dans l'attente du jour, le dernier des jours de la terre où, nouvel Adam, il agira sur le corps de tous les fils du premier Adam en les faisant tous ressusciter. \*\*\* Si nous méditons droitement sur la résurrection du Seigneur au matin de Pâques nous ne risquons pas d'ou­blier ses tourments du vendredi-saint, ni les préceptes qu'il nous a donnés de faire pénitence et de livrer notre vie pour lui et avec lui. En effet le Christ du matin de Pâques se montre à nous avec les cicatrices du vendredi-saint, il insiste même pour nous les faire considérer attentivement et nous les faire toucher. 177:135 Mais inversement, parce que désormais les cicatrices sont indolores, parce que le Christ échappe au poids de la mortalité et à la loi de la souffrance, nous comprenons en l'adorant avec Marie-Madeleine dans le jardin en fleurs, ou avec Thomas Didyme dans la salle bien close, que les supplices du vendredi-saint lui ont mérité cette gloire, et que sa vie nouvelle est l'image du renouvellement de nos âmes, si du moins nous avons part à sa croix. Pâques ne peut donc pas être isolée du vendredi-saint, pas plus que les cicatrices radieuses de Jésus glorifié ne pourraient exister sans les plaies sanglantes de Jésus crucifié. Ce qui apparaît en pleine lumière à la résurrection n'est pas autre chose que ce qui était réalisé lors de la crucifixion, mais dans les ténèbres. Si l'offense du péché, la peine due au péché, l'esclavage sous le joug du diable n'avaient pas été détruits par la mort sur la croix, jamais le Seigneur ne se serait relevé du tombeau. Les bienfaits infinis du salut : réparation du péché, retour de la grâce, naissance de l'Église, maternité spirituelle de Marie nous ont été donnés par la mort du Seigneur sur la croix. C'est pour cela qu'il a expiré en disant *consummatum est*. Le salut est vraiment consommé les réalités du salut ont vraiment atteint leur plénitude Pâques et Pentecôte vont venir non pour consommer mais pour manifester. Ces remarques, simple écho de l'enseignement de l'Église, devraient écarter toute forme de spiritualité qui prétend isoler la résurrection de la Passion. On laisse sup­poser que la résurrection inaugure une autre religion que celle de Jésus crucifié. C'est bien impossible. La résurrec­tion consacre seulement, si on peut dire, appose le sceau de Dieu sur la seule religion qui soit, celle qui fut inau­gurée par Jésus crucifié. *Per suam Passionem initiavit ritum christianæ religionis, offerens seipsum oblationem et hostiam Deo, ut dicitur*, Eph*.* V, 2 ([^30]). 178:135 Après cela on comprend mieux l'insistance de saint Paul *à ne vouloir connaître que Jésus et Jésus crucifié* (la Cor. II 2). Il ne va pas ignorer pour autant Jésus ressuscité, parce que la victoire sur le péché, sur Satan et le monde étant déjà obtenue par la croix, mais demeurant voilée, il était nécessaire qu'elle devienne manifeste par la résurrection et l'ascension. *Il était nécessaire* que le Christ qui souffrait pour nous, qui aimait le Père au point de lui obéir jusqu'à la mort, *entrât ainsi dans la gloire* (Luc, XXIV, 26). Avoir la science de la croix de Jésus, c'est avoir inévitablement la science de sa gloire et de la seule manière qui soit juste, c'est à dire dans une dépendance absolue de cet excès d'amour et de douleur. *Propter quod et Deus exaltavit illum*... ([^31]) \*\*\* Ce serait folie de prêcher la liberté évangélique dans un kérygme pascal, comme l'on dit, qui serait inconscient de la Passion. Mais l'apôtre qui possède quelque intelli­gence de Jésus crucifié annoncera le message de délivrance qui est celui de l'Évangile de la seule manière qui ne conduise pas à l'illuminisme ou à quelque messianisme insensé et destructeur ; il montrera que cette délivrance procède uniquement d'une grâce qui nous configure à la mort du Christ pour nos péchés ; on ne participe à la vie nouvelle du Christ glorieux que parce que d'abord l'on est uni par la foi et la mortification à son immolation pour le péché. De même le repos, la paix, l'envol de la spiritua­lité chrétienne peuvent bien trouver leur exemplaire accom­pli dans la résurrection du Seigneur, elles n'ont d'autre source que la Passion, car le repos et l'allègement intérieurs exigent de s'oublier et de se perdre soi-même dans le Bien-aimé ; 179:135 autrement dit de porter, en quelque manière, les Marques de sa Passion. *Ego enim stigmata Domini Jesu in corpore meo porto* (Gal. VI, 17). \*\*\* Une lecture attentive des textes liturgiques et des pas­sages de l'Écriture nous permettra de mieux saisir le rap­port entre la résurrection et la Passion et comment c'est la croix du Seigneur qui est au principe de toute vie surna­turelle. Comme le dit saint Paul aux Galates : nous ne pouvons nous *glorifier que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ* (Gal. VI, 14). A l'office du vendredi-saint, lorsque vêtu de deuil, le prêtre fléchit le genou et chante solennellement les grandes oraisons, lorsqu'il dévoile la croix pour l'adorer pieds nus et la faire ensuite adorer, lorsqu'il célèbre en un mot le mys­tère de la mort du Seigneur, il ne pense pas à la résurrec­tion : chaque chose en son temps ; il se souvient de la cruci­fixion très cruelle et très pieuse de Notre-Seigneur et de la compassion de Notre-Dame ; mais ce souvenir, loin d'être désespérant, est pénétré de paix et de consolation parce que cette douleur si profonde, cette mort si dure et si injuste, nous méritent toute grâce, ont le pouvoir de tou­cher la liberté pour la convertir, enfin ouvrent toutes gran­des les portes du Ciel. C'est la ruine de l'Enfer et la vic­toire de la grâce bien que la victoire soit de nuit dirait le docteur du Carmel. *Aunque es de noche*. -- *Ecce Lignum crucis in quo salus mandi pependit*. Le bois de la croix, qui, dans sa matérialité, est un effroyable instrument de torture est, en vérité, aux yeux de la foi qui pénètrent les secrets divins le nouvel *arbre de vie* qui présente au Père du Ciel la victoire divine, rançon de notre salut : *in quo salus mundi pependit*. 180:135 -- L'hymne de saint Venance For­tunat compare la croix au plateau d'une balance sur lequel repose le poids de la réparation suffisante, et comme infi­nie, pour les offenses de l'humanité perdue : *Dulce lignumn, dulces clavos* *Dulce pondus sustinet...* *Stalera facta corporis* *Tulitque prædam Tartari*. ([^32]) La douceur, la surnaturelle tendresse, la profondeur d'évocation de l'hymne du grand poète de la romanité déclinante nous persuadent de situer la mort de Jésus dans son ordre unique et réservé, au-delà de toute autre mort humaine. C'est ici la mort humaine du Fils de Dieu incarné, *Un de la Trinité, consubstantiel au Père, plein de grâce et de vérité* dans son âme toute sainte. La mort est ici voulue et choisie en toute liberté ; un amour sans borne enve­loppe de toute part l'angoisse et la déréliction, de sorte que la puissance de l'Enfer vole en éclats au moment même qu'elle paraît dominer et terrasser le Fils de l'homme. Cette mort se situe, pour ainsi dire, dans un autre espace que l'espace visible et l'horizon de Jérusalem ; elle s'accom­plit dans l'espace surnaturel de l'universelle Rédemption, dans l'horizon infini de la réconciliation par la grâce de Dieu. Pour suggérer ces mystères l'hymne magnifique parle tour à tour de victoire, de naufrage conjuré, de sponta­néité parfaite dans l'offrande, de purification étendue à la planète tout entière. A mesure que la doctrine de cette hymne inspirée pénètre dans nos cœurs avec la mélodie grégorienne, noue découvrons mieux les trésors de grâce de l'agonie et de la mort de Jésus ; nous dépassons la natu­relle compassion envers le juste voué à l'opprobre et à l'ignominie pour adorer et bénir le Fils de Dieu Rédemp­teur. 181:135 *Pange lingua gloriosi* *Lauream certaminis...* *Se volente, natus ad hoc* *Passioni deditus...* *Sola digna tu fuisti* *Ferre mundi victimam* *Atque portum praeparare* *Area mundo naufrago...* *Terra, pontus, astra, mundus* *Quo lavantur flumine...* ([^33]) Cependant plus encore que l'hymne de Venance For­tunat et les autres parties de l'Office du vendredi-saint, c'est la communion sacramentelle, lorsque nous avons ramené le ciboire du reposoir fleuri, c'est la participation au corps du Christ sous les saintes espèces, qui rend sensi­ble l'efficacité de grâce, le pouvoir de vaincre le péché qui appartiennent en propre à la mort du Seigneur. En rece­vant le corps du Christ dans le Saint-Sacrement, à l'heure même où Notre-Dame l'avait tenu inanimé sur ses genoux, comment ne pas percevoir que sa mort est source de vie ? Avant de mourir pour nous, Jésus a déployé sa puissance de façon à demeurer à jamais vivant et présent parmi nous, quoique sous des espèces étrangères. Maintenant, élevé dans sa gloire, il continue de nous toucher à travers les signes sacramentels de sa Passion. En vérité si cette Passion n'était pas principe de vie et cause de toute grâce que signifierait la communion, surtout au soir du Ven­dredi-Saint ? 182:135 Avant toute liturgie ce sont les textes mêmes de l'Écriture qui font entrevoir la portée surnaturelle de la Pas­sion. Rappelons-en quelques-uns. La déclaration solennelle devant Caïphe : *Je suis le Fils de Dieu ;* l'affirmation tranquille devant les Pharisiens : *je donne ma vie de moi-même, j'ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre ;* -- le gémissement déchirant et pourtant aban­donné. *Abba, père... non pas ma volonté, mais la vôtre ;* -- l'ordre donné à Pierre : *remets ton épée à sa place... t'ima­gines-tu que je ne pourrais recourir à mon Père qui m'en­verrait aussitôt plus de douze légions d'anges *? -- de sem­blables paroles, choisies entre beaucoup d'autres aussi for­melles, indiquent avec assez de clarté en quoi cette Pas­sion est un mystère de grâce, une victoire sur le péché. La Passion est cela à plusieurs titres. D'abord, parce que étant soufferte librement par le Fils de Dieu incarné, -- (*je suis le Fils de Dieu... je donne ma vie de moi-même*) *--* elle détient une valeur rédemptrice surabondante et sur elle se fonde toute réparation. La Passion est encore mys­tère en ce que la peine assumée par le Christ à cause du péché est d'une intensité sans exemple et ne saurait être comparée à aucune autre. -- *Arrêtez-vous et regardez, vous tous qui gémissez et pleurez sur les chemins de cette vie, et dites s'il est douleur semblable à cette douleur.* Il n'est pas de douleur semblable à la douleur du Christ parce que l'humanité qu'il a assumée n'est semblable à nulle autre en perfection de nature et de grâce. Son corps a été formé par le Saint-Esprit lui-même dans le sein de la Vierge immaculée et son âme est d'une sainteté propor­tionnée à son union personnelle avec le Verbe et à sa mis­sion de chef de l'humanité rachetée. Eh ! bien, c'est dans un tel corps qu'il a subi les outrages rapportés par les évan­gélistes ; c'est dans une telle âme qu'il a ressenti l'horreur des péchés du monde. La douleur de Jésus était assez intense pour faire sortir l'âme du corps. Mon âme est triste *jusqu'à mourir,* disait-il pendant la prière de l'agonie. La douleur était d'autant plus aiguë qu'elle était sans mélange, nullement adoucie par la consolation de la vision de Dieu. *Chacune des facultés du Christ, nous explique saint Jean Damascène, s'exerçait d'après ce dont elle était capab*le. ([^34]) 183:135 Ainsi, d'une part, une souffrance qui pour être tolérable aurait eu besoin de recevoir un peu de joie de la vision de Dieu, mais inversement cette joie étant empêchée de descendre, à cause du péché à expier, jusqu'à cette zone de l'âme où Jésus se sentait défaillir ; la joie de la vision était volontairement arrêtée, dans son rejaillisse­ment normal, au moment même où il eût été le plus néces­saire d'éprouver quelque douceur de ce rejaillissement. Cette sorte de dislocation intérieure ne pouvait exister qu'en celui qui, voyant Dieu face à face, acceptait cepen­dant de recevoir à plein, dans une zone de son âme, l'hor­reur de tous les péchés. Voilà pourquoi Jésus a souffert dans sa Passion bien au-delà de ce que souffrira jamais un homme. « Dans l'agonie (Jésus) souffre les tourments qu'il se donne à lui-même... C'est un supplice d'une main non-humaine mais toute-puissante. » ([^35]) Ce ne sera pas trop de l'éternité, lorsque nous verrons clairement qu'il est Dieu ce Jésus que nous adorons sur terre dans la foi, ce ne sera pas trop des *siècles éternels* pour avoir l'intelligence du cri de déréliction : *Eli Eli, lamma sabacthani*. Mais ce cri déchirant, et pourtant apaisé, jeté vers le Père pendant la dernière et définitive agonie, celle du Calvaire, ne fait que répercuter la plainte sourde et pénétrée d'abandon que Jésus laissait échapper pendant l'agonie préparatoire, celle du Jardin des Oliviers. *Tristis est anima mea usque ad mortem... Si possibile est, transeat a me calix iste...* *Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous aban­donné ?* C'est le début du Psaume 21 qui continue ainsi : *la voix de mes péchés éloigne de Moi le salut.* Ce ne sont pas les péchés de Jésus-Christ, lui dont nous disons qu'il est toute sainteté : *Tu solus sanctus*. Mais c'est bien l'horreur comme infinie des péchés des hommes, de nos péchés, que Jésus-Christ seul était capable d'assumer véri­tablement. 184:135 On voudrait s'arrêter ici. Mais n'ayant pas encore dénombré tous les aspects du mystère de la Passion, nous ne laisserons pas de poursuivre espérant que notre dis­cours infirme, fondé sur les exposés des Pères et des Théo­logiens, ne trahira pas la vérité de la Révélation. Donc, mystère surnaturel en elle-même et comme dans la texture de cette douleur unique au monde, la Passion est encore mystère à la considérer en ses effets. Ces effets de grâce étant d'une efficacité plénière nous pouvons en vérité parler de victoire ; en effet notre esclavage à l'égard du péché est définitivement aboli, puisque le Christ a satisfait au Père pour nos offenses ; notre servitude sous l'empire du diable n'a plus de raison d'être, puisque la rançon de la liberté de nos âmes a été offerte par le Rédempteur ; enfin le sacrifice qui nous réconcilie avec Dieu et nous ouvre la porte du Ciel est accompli en toute perfection, puisque Jésus qui verse son sang sur la croix, est en même temps le prêtre très saint et la victime immaculée ([^36]). Ainsi nous reconnaissons avec toute l'Église une victoire irrésistible dans la Passion du Seigneur ; victoire sur le démon et le péché ; victoire sur nos convoitises et sur le monde, y com­pris le monde moderne de l'apostasie organisée. Nous chantons comme l'Église dans la *Préface de la Croix : ut qui in ligno vincebat, in ligno quoque vinceretur per Chris­tum Dominum nostrum *: par le bois, (c'est-à-dire par l'arbre de la science) le diable nous avait vaincu ; mais il est vaincu à son tour, et par le bois de la croix nous som­mes victorieux dans le Christ Jésus. \*\*\* 185:135 *Reine du Ciel réjouissez-vous, parce que celui que vous avez mérité de porter voici qu'il est ressuscité comme il l'avait dit. Alleluia... Resurrexit sicut dixit*. Il avait pro­phétisé qu'il reprendrait sa vie après l'avoir donnée libre­ment pour notre salut. Voici que c'est fait. C'était du reste inévitable car la « dispensation. » de mortalité, d'abaissement et d'angoisse, choisie à cause du péché à réparer, devait prendre fin aussitôt que la rançon aurait été versée, et avec quelle surabondance : *O inestimabilis dilectio cari­tatis, ut servant redimeres Filium tradidisti*... ([^37]) Désor­mais le naturel rejaillissement de la divinité sur la nature humaine, que la Transfiguration nous faisait pressentir, ne peut plus être empêché et ne s'arrêtera plus. Voyons bien toutefois que ce naturel rejaillissement tient compte de la Passion et en glorifie les stigmates. La vie glorieuse que le Christ ne quittera plus n'est point, si l'on peut dire, indifférenciée et sans rapport intime avec la Passion : elle en garde, au contraire, elle en consacre les marques, elle n'est pas exempte de cicatrices. \*\*\* Les chrétiens charnels inclineraient à espérer de la victoire de Pâques l'avènement d'un monde de rêve dans lequel nous n'aurions plus à participer à la croix du Sei­gneur par la foi, les sacrements et la conversion quoti­dienne. Quant aux néo-modernistes, qui ont cessé de croire réellement à la divinité du Christ, ils « réinterprètent » la résurrection, du reste en y mettant les formes, comme le mythe de la transmutation prochaine de l'humanité par les énergies progressivement dominées des techniques et des organisations. 186:135 Or les textes de l'Écriture sur la résurrection du Seigneur s'ils répugnent radicalement à la transposition hérétique des néo-modernistes, n'apportent pas non plus la moindre justification à l'espérance « mondaine » et charnelle des chrétiens sans courage et sans amour. Certes les apparitions pascales manifestent avec tant de netteté et de douceur l'état glorieux du Seigneur Jésus que nous ne pouvons douter de sa victoire : il sort du tombeau sans déranger l'énorme pierre, il se trouve au milieu des disciples toutes portes étant fermées, il leur donne à toucher un corps soustrait à la pesanteur charnelle et cependant palpable. Mais cette victoire du Christ, dont les témoignages sont évidents et sensibles à ce point, loin de faire abstraction du salut par la seule croix, ne fait que le confirmer. «* Ne fallait-il pas que le Christ souffrit et qu'il entrât ainsi dans sa gloire ?... Ainsi était-il écrit que le Christ devait souffrir et ressusciter le troisième jour et que l'on prêchât en son nom à tous les peuples la pénitence en vue de la rémission des péchés... *» (Luc XXIV 26 et 46-47). Le mystère du salut par la croix n'est pas rejeté dans l'ombre, déplacé ni affaibli par la victoire de Pâques ; il est seulement confirmé et illuminé. *Que par ses plaies glorieuses le Christ Seigneur nous garde et nous protège *; telles sont les paroles du prêtre pendant qu'il fixe les cinq grains d'encens sur le cierge pascal au début de la veillée solennelle du samedi-saint. Il nous rappelle par là deux vérités inséparables : le Christ est maintenant entré dans la gloire, mais c'est en vertu de la Passion, dont il porte à tout jamais les empreintes, qu'il nous protège et nous sauve. En écoutant le chant grandiose de *l'Exsultet*, après la procession du cierge pascal, nous comprendrons encore mieux que la croix était nécessaire pour détruire le péché mais aussi que la victoire était déjà présente dans la croix. Nous accepterons mieux la croix dans notre vie sans oublier jamais que, dans cette croix, la gloire est déjà cachée et qu'elle sera manifestée un jour pour toute l'éternité. 187:135 La résurrection, si elle n'ajoute à la Passion aucune réparation de plus, aucun mérite, possède cependant une grâce propre, irréductible, et qui est active pour notre salut. En effet, le Christ ressuscité, en se montrant aux hommes et d'abord à sa Mère dans son état d'incorruption et de gloire, rend manifeste à leurs yeux la plénitude de la victoire qui était cachée dans la Passion. Nous sommes pénétrés de la joie de son triomphe, animés à vivre de la vie nouvelle qui est son partage, entraînés à le rejoindre dans la béatitude en ayant part à sa croix. R.-Th. Calmel, o. p. P. S. -- Remarques sur le néo-modernisme. Selon les procédés sans franchise mis à la mode par les premiers modernistes et repris inlassablement par les néo-modernistes, plutôt que de nier le mystère chrétien on le déplace, on l'adapte, on le « réinterprète », on en fait la « démythisation » jusqu'à ce que, finalement, il n'en subsiste qu'une écorce vide. On exprime ce mystère dans une phraséologie mouvante, qui ne donne à la pensée aucune prise ferme et devient de la sorte le véhicule approprié de l'apostasie. Prenons quelques exemples : « Ceci est mon corps, ceci est le calice de mon sang... » ne signifierait plus : ici le pain a cessé d'exister ; le corps et le sang du Seigneur sont réellement présents sous les apparences qui sont restées les mêmes. Ces paroles consécratoires voudraient dire au contraire : ceci reste évidemment du pain et du vin ; mais ce pain et ce vin, étant devenus objets d'un rite sacré au cours d'un rassemblement religieux, ils symbolisent l'offrande du Christ, ils concrétisent notre Volonté de poursuivre son œuvre de fraternisation universelle. Semblablement « Jésus-Christ est ressuscité », ne voudrait plus dire : Jésus-Christ est revenu physiquement à la vile, une vie à la fois glorieuse et corporelle, après avoir passé par la mort et avoir été enseveli. 188:135 Jésus-Christ est ressuscité voudrait dire : les premières communautés chrétiennes ont été persuadées que le Christ était vivant, en ce sens que ses paro­les et son exemple continuaient à les inspirer et les unifier ; par ailleurs l'œuvre de progrès humain qu'il avait inaugurée n'était pas morte avec lui ; elle se prolongeait par l'action de ses disciples. Quant au fait matériel (bien qu'appartenant à l'ordre de la gloire) d'une résurrection effective, nul ne pou­vait l'affirmer, en parler avec certitude ; c'était du domaine de l'invérifiable. Les néo-modernistes contemporains, fidèles imitateurs de leurs grands-oncles modernistes, n'hésitent pas à faire fi aussi bien des données historiques les mieux attestées que des véri­tés les plus essentielles du christianisme : divinité de Jésus, grâce, péché, rédemption. En quoi ils sont hérétiques. Mais ce qui aggrave leur cas, qui est déjà très grave, c'est que, profes­sant de telles hérésies, ils prétendent encore faire partie de l'Église. Le comble de l'hypocrisie est atteint lorsqu'ils dissi­mulent leurs hérésies sous un vocabulaire vaguement chrétien, afin de surprendre la foi des simples et de les faire virer à l'hérésie, avant qu'ils aient eu le moyen d'en prendre conscience. Escroquerie odieuse qui joue avec ce qui est le plus précieux en ce monde et en l'autre : la vérité révélée. Le néo-moderniste, pareil en cela au moderniste du temps de saint Pie X, est un hérétique doublé d'un traître et d'un escroc. Transposer la Passion et la résurrection de Jésus sur un plan simplement naturel est une tentative hérétique souvent renouvelée au cours des siècles. Pour les docètes, par exemple, la Passion ne risquait pas d'avoir une portée surnaturelle puis­qu'elle n'avait même pas été subie, le corps du Christ n'étant rien d'autre qu'une apparence. Pour l'arianisme, Jésus n'étant pas vrai Dieu, *consubstantiel au Père,* comment sa Passion aurait-elle possédé la vertu d'expier le péché de l'homme, dont la gravité était, en quelque sorte, infinie ? On pouvait admirer, tout au plus, dans la croix du Seigneur, un grand, exemple de patience dans l'adversité, mais quel sens y avait-il à proclamer comme saint Paul : « Je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi. » (Gal. II, 20). 189:135 Pour les modernistes du temps de saint Pie X et pour leurs successeurs du temps de Paul VI, la Passion de Jésus n'a rien à voir avec une personnalité divine puisque Jésus n'est pas plus qu'un homme ; cette Passion n'a pas davan­tage à voir avec le rachat du péché originel et des autres péchés, car le péché, au sens où l'entend l'Église, est l'inven­tion d'une mentalité primitive désormais dépassée et foncière­ment inassimilable à l'homme d'aujourd'hui ; enfin la Passion du Christ n'aurait rien à voir avec un sacrifice qui nous réconcilie avec Dieu -- *ut placatus accipias*, disons-nous à chaque Messe -- puisqu'il n'y a pas de sens à dire que le Créateur soit offensé par la créature. \*\*\* Loisy soutenait que « la doctrine de la mort expiatoire du Christ n'est pas une doctrine de l'Évangile » ([^38]). Les néo-modernistes tiennent un propos un peu différent, mais tout aussi ruineux pour la foi. Ils estiment que ce qui est exprimé dans l'Évangile et défini par le dogme, comme la valeur rédemptrice de la Passion de Jésus, n'a pas de signification définitive et invariable ; « le langage de la foi baigne dans une culture dépassée qui le rend... quasi-inintelligible à l'homme de notre temps » écrit Monsieur Marc Oraison ([^39]). Il est sous-entendu que ce qui est facilement intelligible à l'homme de notre temps, du moins à certains hommes de notre temps, c'est cela qui est la règle de la foi et le principe d'interpréta­tion du dogme. Les propositions de foi n'auront de significa­tion que celle qui convient à l'homme d'aujourd'hui. L'homme de demain en découvrira une autre à sa convenance. Et ainsi de suite. Ainsi lorsque Jésus disait : « Ceci est le calice de mon sang, le sang du testament nouveau et éternel, versé pour vous et pour la multitude humaine en rémission des péchés », il est pratiquement impossible de savoir ce qu'il avait exactement dans l'esprit en prononçant ces paroles, à supposer même qu'il les ait prononcées. 190:135 En tout cas aujourd'hui, dans l'ère technique et scientifique où nous sommes entrés, nous devons entendre cet énoncé non pas en référence à un quelconque pardon divin, mais comme invitation pressante à faire effort et à nous sacrifier pour l'avènement d'une humanité nouvelle, libre de toute « aliénation » sociale et religieuse, sans commune mesure avec l'humanité que nous avons connue jusqu'à maintenant. ([^40]) \*\*\* A quoi bon nous attarder aux interprétations des néo-modernistes ? Lorsque quelqu'un, serait-il très doué, puissant abstracteur de quintessence et dialecticien agile, abuse de son esprit au point de prétendre, que la Révélation et l'Évangile ne doivent plus avoir le même sens pour l'homme d'aujour­d'hui et pour l'homme des temps apostoliques, je n'arrive pas à le prendre au sérieux, je hausse les épaules et je passe. Car si notre interlocuteur commence par insinuer que la vérité révélée est muable selon les temps et les lieux, qu'elle veut dire autre chose au temps de Paul VI et au temps de saint Léon, où donc trouver un point fixe pour la discussion, un principe stable, un critère ferme pour nous départager ? Qui nous dit qu'à la fin de la discussion notre interlocuteur ne soutiendra pas que sa thèse n'a plus le même sens qu'au début ? Si la vérité révélée, -- et la vérité en général -- doit changer avec les siècles, pourquoi pas avec les ans, les mois, les jours et les heures ? Les mœurs contre nature m'inspirent une aversion aussi robuste dans l'ordre de la pensée que dans l'ordre physique. Or dans l'ordre de la pensée les néo-modernistes pratiquent des mœurs contre nature. Pour eux en effet l'intelligence humaine, loin de s'ouvrir à l'être et de communier au donné objectif, naturel ou révélé, est vouée à se replier sur ses propres représentations subjectives, qui ne sont mesurées par rien, qui sont à la merci de toutes les fluctuations et variations. 191:135 Le vice intellectuel de l'idéalisme et du subjectivisme empoisonne la pensée néo-moderniste. Pourtant avant d'être la proie de ces philosophies perverses les néo-modernistes se sont détournés de la foi. Car s'ils avaient soumis humblement leur esprit à la vérité surnaturelle, gardée par la sainte Église, ou bien ils auraient rejeté les philosophies aberrantes, ou bien si par malheur, et comme à leur insu, du fait de leur milieu et de leurs études, ils en avaient quand même subi la contagion, ils auraient énergiquement refusé d'interpréter les dogmes en fonction d'un système qui les détruit. Incapables peut-être de redresser leur univers philosophique, ils auraient au moins gardé le silence, faisant coexister vaille que vaille une foi intacte et une philosophie corrompue, mais ayant horreur de corrompre la foi par la philosophie et plus encore de faire de leur hérésie un objet d'enseignement. Faute de redresser leur esprit, l'humilité de la foi leur aurait au moins appris la pudeur du silence. \*\*\* L'insensibilité spirituelle des néo-modernistes a quelque chose de confondant. Le même personnage qui tient pour vaine et mythique l'idée d'offense à Dieu est d'un avis tout autre en ce qui l'atteint lui personnellement. D'après ce savant spécialiste, qui cultive la « démythisation » et la réinterpré­tation, l'idée d'offenser Dieu relèverait d'une imagination infantile et d'une mentalité archaïque. Mais que sa femme vienne à le tromper, que son fils lui jette à la figure au milieu d'un grand repas : « Tais-toi donc, espèce de crétin ! » alors il n'est plus question de représentations archaïques ; ces offen­ses, comme par hasard, ont un sens actuel et bien précis, et qui ne se laisse plus réduire par les réinterprétations. Le théori­cien impavide des gros bouquins techniques, ou le distingué collaborateur des journaux réputés sérieux, n'est plus désor­mais qu'un homme comme tous les autres, ramené à la commune mesure humaine en se sentant blessé, déchiré, torturé par la trahison ou l'insulte. 192:135 Le masque du personnage officiel vole en éclats. On constate que la démythisation est bonne au démythisateur pour fabriquer ses livres, mais quelle ne vaut plus rien dans sa propre vie. Comme les autres il se rongera de l'infidélité de sa femme, de l'affront de son fils. Il en fera une maladie. Il ruminera peut-être quelque vengeance horrible. Lorsqu'elle le touche lui, chétif, l'offense n'est pas un mythe. Et elle le serait quand il s'agit du Seigneur Dieu ? Certes nous comprenons que Dieu, ne souffre pas de l'offense à la manière de l'homme, mais nous comprenons aussi que d'une certaine manière, propre à Dieu, il est atteint par nos péchés. Si les termes de fidélité, de justice et d'amour ont encore un sens il ne faut pas hésiter à dire que Dieu est touché en vérité par nos infidélités ; il en est offensé dans sa justice et son amour. Et si les mots de justice et d'amour n'avaient pas de sens quand il s'agit de Dieu, alors il faudrait nous taire sur Dieu, ce qui est impossible. \*\*\* Devant la grâce il n'y a pas un homme qui aujourd'hui serait différent de l'homme d'hier. Il y a l'homme de toujours : blessé par le péché. Seulement il vient au monde soit avant le Christ et dans l'attente du salut soit après le Christ, le salut étant déjà réalisé, l'Esprit Saint envoyé, l'Église fondée. La philosophie idéaliste, celle qui décide que la pensée de l'homme n'est point réglée par la réalité objective, est assuré­ment très favorable à l'orgueil du faux-messianisme. L'orgueil du faux-messianisme peut se passer de philosophie explicite. Mais depuis que, surtout grâce à Hegel, il dispose d'une philo­sophie qui refuse la réalité, cet orgueil est merveilleusement favorisé. Dans le faux-messianisme la philosophie ne vient pas en premier, il faut bien le dire, mais il faut dire également que, si on accepte cette philosophie, le faux-messianisme et la tentation luciférienne du cœur orgueilleux sera considérable­ment aggravée. Le faux-messianisme dispose enfin (outre la philosophie idéaliste) d'organisations secrètes très perfection­nées. 193:135 L'erreur moderniste sur la Passion et la résurrection ne porte pas en réalité sur la Passion et la résurrection comme telles. L'erreur est bien pire. Elle s'attaque à l'ordre propre qui est celui de la Passion et de la résurrection, l'ordre surnaturel. Quel que soit son objet l'erreur moderniste commence par être une négation globale : le rejet absolu de tout ordre surnaturel ou la résorption de cet ordre dans quelque chose qui, non seu­lement en est très éloigné, mais encore lui est radicalement contraire : la volonté de puissance de l'homme sous toutes ses formes ; prométhéïsme technique, Révolution et les messianis­mes charnels de toute espèce. Le moderniste opère cette résorp­tion à l'intérieur de la religion et en gardant autant que possi­ble les apparences. Le néo-moderniste est un hérétique doublé d'un traître. R.-Th. C. o. p. 194:135 ### Au bord de l'abîme par le Chanoine Raymond Vancourt J'AI CRU, SEIGNEUR, que notre rencontre décisive allait avoir lieu. Le soir du 2 mars, une infirmière ve­nait de me faire une piqûre, destinée à enrayer une grippe tenace, quand, soudain, un flot de sang me sortit de la bouche et mon lit en fut, en un instant, tout maculé. J'avais l'impression que ma vie s'en allait doucement. Le voile qui me séparait de Vous semblait se déchirer ; et, malgré mes misères et mes fautes, votre miséricorde m'ou­vrait toutes larges ses mains compatissantes. Les êtres qui m'entouraient reculaient dans une sorte de pénombre ; mais j'acquérais en même temps la certitude inébranlable que mon union avec eux se poursuivrait sous une forme nouvelle, bien supérieure à celle que nous avions connue jusqu'alors. \*\*\* La transfusion de sang faisant son effet, la crise s'atté­nua. Je repris connaissance. Et pendant plusieurs jours, dans le silence et l'isolement, ce fut comme une lente re­montée. Mais, mystère de l'âme humaine, il ne s'agissait point d'une remontée purement biologique ; c'était quel­que chose de plus complexe qui se passait en moi. Il me semblait que je retrouvais, en sa plénitude, ma foi dans l'Église catholique. J'avais l'impression de regravir, avec elle, en elle, par elle, une pente difficile, raide, abrupte, mais qui conduisait à un sommet lumineux. 195:135 Et finalement, je ne savais plus bien de quel abîme Dieu m'avait tiré. M'avait-il simplement permis de surmonter un accident biologique, dont les suites auraient pu être fatales ? Ou m'avait-il fait sortir, en même temps, d'un immense trou noir spirituel, où j'avais failli perdre mes raisons de vivre et ma confiance dans l'Éternel ? -- Très vite, en tous cas, j'oubliais mes ennuis physiques pour ne plus penser qu'au changement spirituel qui s'opérait en moi ; changement que je ressentais comme une délivrance. Des idées me venaient en foule, qui éclairaient à mes yeux ce qui se produisait dans l'Église depuis tant d'années. Elles sur­gissaient en mon esprit sans engendrer d'amertume et sans ébranler en rien mon amour pour le catholicisme romain. Ces idées, je voudrais, ici, en traduire l'essentiel. Peut-être, après tout, Dieu ne m'a-t-il accordé un sursis que pour accomplir cette tâche. #### 1) « Pour que soient révélées les pensées de beaucoup. » Dans un moment de découragement, provoqué par le spectacle du Concile et de ses suites, la grâce m'a été don­née, il y a quelques années, de rencontrer une importante personnalité ecclésiastique, dont la science n'a d'égale que la simplicité. Comme je lui exposais mon désarroi devant les résultats de Vatican II, il me répondit -- et manifes­tement sa réponse n'était pas seulement la sienne : « Le Concile aura, en toute hypothèse, rendu un grand service. Auparavant, on devinait ce qu'une série de gens d'Église -- évêques et théologiens -- avaient dans la tête ; on entrevoyait le fond de leurs pensées, leurs désirs secrets, ce à quoi ils aspiraient plus ou moins consciemment. On le devinait ; mais on n'en était pas absolument sûr. Les in­téressés camouflaient leurs idées, dissimulaient leurs pro­jets. Le Concile ayant posé en principe que chacun avait désormais la liberté de tout dire ; le Saint-Office, tant honni, ayant dès l'abord été rejeté comme la bête noire, à laquelle on attribuait la responsabilité d'une grande partie des maux que l'Église avait connus durant son histoire ([^41]), il n'y avait plus lieu dorénavant de se gêner. 196:135 Et l'on s'en est donné à cœur joie. Il y a eu au moins à tout cela un avantage : désormais nous connaissons le fond des âmes nous savons ce que ces gens pensent et veulent. » -- Sans doute, Éminence, mais le fond des cœurs n'est point toujours beau. Et nous qui voyons la situation de l'extérieur, nous fidèles ou pauvres prêtres isolés qui désirerions tant vivre dans une Église pure et immaculée, nous souffrons d'un tel spectacle comme du plus grand scandale que nous avons rencontré dans notre existence. -- De ce scandale, dites-vous bien que vous aurez longtemps encore à souffrir. Nous n'avons peut-être pas atteint le creux de la vague. Et il faudra au moins 10 à 15 ans pour remonter la pente. -- La perspective n'est guère réjouissante. Pendant ces quinze ans il continuera à se produire ce qui se produit continuellement sous nos yeux : des dégâts irréparables, particulièrement chez les jeunes, qui attendent de nous que nous leur donnions du pain et à qui, apparemment, nous n'avons, pour le moment, à offrir que des pierres. -- C'est vrai qu'il y a eu et qu'il y aura encore des dégâts irréparables. Il n'y a toutefois pas à regretter que les positions soient claires ; il est bon que nous sachions où se trouvent désormais les destructeurs de l'Église. Cela permet d'autre part à la hiérarchie de prendre conscience d'un phénomène dangereux, dont je ne suis pas sûr qu'elle ait jusqu'ici mesuré toutes les conséquences ; ceux qui veulent démolir l'Église prétendent le faire en demeurant dans son sein, sans la quitter extérieurement. Ils comprennent que, s'ils en sortaient, non seulement la situation serait clarifiée, mais leur action perdrait de son efficacité. Aussi décident-ils pour le détruire plus aisément de ne pas rompre ouvertement avec le catholicisme romain. Pour mieux secouer l'édifice, ils demeurent à l'intérieur. 197:135 -- Ce que vous dites, Éminence, me rappelle la réflexion qui m'a été faite au moment où un prêtre de valeur obtenait sa réduction à l'état laïc. Un de ses amis, prêtre lui aussi, m'expliquait : « Il a eu tort de procéder ainsi. Il va se trouver dans la situation d'un communiste exclu du parti ; il ne pourra plus désormais agir avec autant de succès ni continuer à orienter l'Église dans le sens qu'il désire. Il aurait mieux fait de rester, quelles que fussent ses convictions profondes. » -- Malheureusement, plus d'un, de nos jours, raisonne de la sorte et il risque de se créer par là une situation nouvelle très délicate. -- Éminence, il me reste une dernière question à vous poser, à laquelle je sais bien que vous ne pouvez répondre d'un mot, mais que je tiens néanmoins à formuler, car elle me paraît importante. La crise que nous traversons ne provient-elle point, pour une part, de ce qu'on a laissé sans solution certains problèmes évoqués au moment de la première vague moderniste ? Vatican II n'a-t-il pas eu tort de s'afficher, dès l'abord, comme un concile limité, en principe, à la pastorale ? N'aurait-il pas dû réexaminer certains points du dogme chrétien pour préciser et affirmer avec le maximum d'autorité les positions de l'Église ? Et ne sommes-nous pas en train précisément de récolter les fruits amers de cette carence ? Un philosophe contemporain, qu'on pourrait qualifier de catholique de gauche, m'écrivait à ce propos que nous allons subir, longtemps encore, les conséquences néfastes de cette prédominance accordée à la pastorale. -- Poser ainsi le problème, c'est effectivement aller au fond de la question. Et à celle-ci on ne peut répondre facilement. Il faudra évidemment insister à nouveau sur les dogmes de l'Église catholique. Comment et sous quelle forme ? Tâche immense, qu'on ne pourra remplir sans se référer, bien sûr, aux difficultés soulevées par le modernisme des années 1900. A cet égard vous avez raison. 198:135 Comme vous je suis persuadé que l'édifice dogmatique de l'Église catholique doit être réexaminé et réaffirmé ([^42]). Il n'y a de pastorale valable qu'appuyée sur une doctrine bien définie. Ce n'est d'ailleurs que l'application d'une loi générale : toute action humaine valable s'éclaire par des considérations théoriques. Pas d'apostolat authentique qui n'ait à la base une doctrine religieuse sûre. -- Philosophes et théologiens catholiques devraient avoir comme souci primordial de présenter le contenu de notre foi d'une manière claire, nette, cohérente ; sans avoir peur d'aborder de front les difficultés ; sans céder à la tentation de les esquiver, C'est pourquoi je crois, comme vous, que nous ne devons pas oublier la première crise moderniste, mais au contraire y réfléchir profondément. C'est une condition indispensable pour comprendre la situation actuelle. Je sortis de cette conversation un peu rasséréné et décidé à orienter mon travail de recherche religieuse dans la direction indiquée par mon bienveillant interlocuteur. #### 2) Le rhume des foins de François Mauriac. Maritain, dans *Le Paysan de la Garonne,* estime que, comparé à la crise actuelle, le modernisme de 1910 n'était qu'un modeste rhume des foins ; la maladie dont souffre l'Église contemporaine menace, au contraire, l'existence même du catholicisme. C'est vrai en partie. Il ne faudrait, cependant, pas oublier que la première vague moderniste ébranlait déjà les assises doctrinales sur lesquelles repose notre religion. Sur le plan strictement dogmatique, il n'est point sûr que la situation soit pire que du temps de Loisy ; les mêmes négations se retrouvent de part et d'autre. Seulement l'impact sociologique de ces négations est différent. 199:135 D'abord, elles sont peut-être plus largement répandues tant chez les laïcs que dans le clergé. Il suffit de lire certaines publications dites catholiques pour s'apercevoir de l'habileté avec laquelle, directement ou indirectement on fait passer dans les esprits les idées les plus discutables ; les Laurentin et les Fresquet abondent, aussi nocifs pour le catholicisme les uns que les autres. -- Dans l'enseignement catholique lui-même, certains professeurs, pour « être à la page », exposent devant des esprits non préparés pour les recevoir et en discuter, les doctrines les plus saugrenues. -- Ce n'est point tout, ni le principal. Les erreurs doctrinales ne demeurent plus de nos jours sur le plan théorique ; elles se concrétisent dans la pratique et risquent ainsi de passer, insensiblement, mais sûrement, dans la vie de l'Église. A cet égard, Vatican II porte une part de responsabilité... ; Vatican II, il faudrait plutôt dire la façon dont on a interprété et utilisé ses décisions ? Le Concile avait posé les bases d'une réforme liturgique. On sait ce qu'il en est advenu dans la réalité. Mais le massacre de la liturgie, auquel nous avons assisté, n'est point seulement navrant du point de vue esthétique ; il s'avère extrêmement dangereux par les erreurs dogmatiques qu'il permet d'introduire dans la vie du chrétien. *Lex orandi, lex credendi ;* de ce principe, on ne mesure plus suffisamment les conséquences. On voudrait, par exemple, organiser la Messe pour qu'elle apparaisse de plus en plus, nous dit-on, un repas amical, où on se sentirait au coude à coude avec les autres ; d'où la préférence accordée par certains aux Messes pour petits groupes. Je n'ai rien contre, d'autant qu'il peut y avoir dans cette préférence une simple question de sentimentalité. Une cheftaine, de retour d'un camp en haute montagne, disait à son père -- « Tu ne pourras jamais comprendre ce qu'est une Messe, dite à 2 500 mètres d'altitude et où on se sent vraiment unies avec les amies qui nous entourent dans le partage du pain, que nous recevions dans la main. » Il peut y avoir là, effectivement, quelque chose d'émouvant ; mais je regrette qu'on ait l'air d'oublier l'essentiel : le sacrifice de la Croix, que le Christ renouvelle à la Messe d'une façon non sanglante, sacrifice grâce auquel nos pauvres souffrances, assumées par Jésus, acquièrent valeur d'éternité. 200:135 A force de négliger cet aspect primordial de la Messe, les catholiques vont-ils assimiler celle-ci à la cène protestante et abandonner avec le côté sacrificiel, le dogme de la présence réelle permanente du Christ au tabernacle ? Que le danger existe, qui le niera ? Les intercommunions intempestives que la presse a montées en épingle prouvent qu'il n'est pas chimérique et je ne suis pas sûr que le climat de Taizé, comme on dit maintenant, ne risque pas de l'accentuer encore. Cette négation du caractère sacrificiel de la Messe était déjà impliquée dans le modernisme des années 1900. Mais à cette époque, il n'y avait pas de bouleversement de la liturgie, susceptible de laisser croire aux fidèles que la Messe se réduit finalement à un repas amical, partagé « dans l'esprit du Christ ». -- En ce sens, Maritain a raison : la situation s'avère infiniment plus grave de nos jours qu'elle ne l'était au temps de Loisy, car l'impact sociologique des négations dévastatrices est, pour de multiples causes, beaucoup plus fort qu'il ne l'était alors. \*\*\* Peut-être a-t-on un peu trop oublié aussi les conseils de prudence que donnait Montaigne, au moment où la Réforme commençait à faire ses ravages en France. Aux protestants précisément il reprochait de n'avoir pas compris qu'un édifice comme l'Église catholique constitue un tout. Si on veut y changer quelque chose il faut le faire délicatement, en prenant garde aux lézardes qu'on risque d'introduire dans la bâtisse. On n'a pas assez médité ce sage avertissement. On a voulu transformer la construction entière. Aussi voyons-nous l'Église catholique, dans son ensemble, secouée par un tremblement de terre d'une rare violence ; dogmes, rites, institutions, tout y passe. Les protestants, en n'écoutant pas le conseil de Montaigne, ont abouti à un émiettement religieux déplorable. Désire-t-on dissoudre également l'Église catholique en une pluralité de sectes différentes les unes des autres par les croyances, les rites et les institutions ? 201:135 On le croirait à entendre certains. -- La situation d'ensemble de l'Église ne présentait évidemment point cette gravité en 1900 ; pour cette raison encore, comparé à l'épidémie qui sévit dans le catholicisme contemporain, le modernisme de Loisy et consorts peut faire figure d'un modeste rhume des foins. \*\*\* Il n'empêche que, du point de vue doctrinal, ce modernisme contenait déjà toutes les négations qui s'étalent désormais au grand jour et dont les conséquences risquent d'être catastrophiques ; la première crise moderniste est pour beaucoup dans la naissance de la crise actuelle. C'est un aspect du problème qui semble échapper à François Mauriac. Loin de nous, certes, l'intention de le ranger sous la bannière des modernistes. Manifestement Mauriac ne se résigne pas à l'autodestruction du christianisme dont Paul VI s'est plaint à maintes reprises ; et il va jusqu'à se demander si ceux qui coopèrent à cette auto-destruction sont des traîtres ou des imbéciles, le mal étant, d'après lui, sans remède dans la seconde hypothèse. Mais pourquoi faut-il que, simultanément -- parfois dans un seul et même *Bloc-Notes* -- Mauriac laisse entrevoir une sorte de tendresse, mal réprimée, pour le modernisme des années 1900 ? Manifestement, il a pendant sa jeunesse contracté le rhume des foins dont parle Maritain, et ne s'en est jamais complètement guéri. Il en prend d'ailleurs quelque peu conscience. Dans un *Bloc-Notes,* où il semonce les prêtres contestataires réunis à Paris, il annonce en même temps la parution de son dernier roman *Un adolescent d'autrefois* et il reconnaît, avec une certaine naïveté, que ce roman risque d'apporter de l'eau au moulin des prêtres contestataires, par l'éloge qu'il contient du modernisme des années 1900. Si on était méchant, on dirait à Mauriac : « Puisque vous avez une conscience aussi aiguë de la gravité de la crise actuelle, pourquoi donner l'impression que vous êtes plus ou moins d'accord avec les modernistes de la première génération, qui sont à la source de nos difficultés présentes ? Pourquoi publier un roman qui, de son propre aveu, peut nuire à l'Église ? » 202:135 Et de même on éprouve un certain malaise, quand on entend Mauriac déclarer que nous assistons à la revanche de la Réforme sur le catholicisme romain ; à une sorte de victoire à retardement du protestantisme. Je suis certain que Mauriac ne désire pas ce genre de victoire, qui son­nerait le glas de notre religion, si celle-ci pouvait périr. Mais pourquoi laisser planer je ne sais quelle équivoque ? Pourquoi, par exemple, solliciter l'indulgence des protes­tants et les supplier de pardonner à l'Église catholique « cette manie théologienne touchant la Vierge, de définir et de proclamer, et d'imposer avec menace l'adhésion à la formule proclamée », manie ayant de quoi « irriter et cabrer les esprits élevés dans la Réforme et qui n'admettent point l'infaillibilité du Saint-Siège » ([^43]). -- Faudra-t-il donc, pour ne point « cabrer » les non-catholiques et les non-chrétiens, renoncer au dogme de l'infaillibilité papale ou l'amenuiser de telle façon qu'il ne signifierait pratique­ment plus rien ? Devons-nous, pour ne pas les « irriter », oublier le développement des dogmes, qui n'est nullement une création de « nouvelles doctrines », mais l'explicita­tion progressive par l'Église de la richesse du contenu révélé ? -- Encore une fois, loin de nous l'intention de voir en Mauriac un semi moderniste ou un protestant larvé ! Ce que nous voulons seulement souligner, ce sont des équivoques, qui, à l'heure actuelle, pour emprunter l'expression même de Mauriac, peuvent apporter de l'eau au moulin des contestataires de tout acabit qui pullulent dans l'Église ; des équivoques qui, si on n'y prend garde, saperont les bases mêmes de notre foi, à une époque où plus que jamais il faut nous tenir uni à notre Mère l'Église catholique, parce que, selon l'admirable parole du Padre Pio, « elle seule peut donner la paix véritable ; elle seule possède Jésus-Sacrement, le vrai Prince de la Paix ». 203:135 Éviter toute équivoque, c'est, pour en revenir à l'image employée par Maritain, se guérir même du rhume des foins, car, sur le plan doctrinal, il n'y a point une telle­ment grande distance entre ce rhume et la maladie mortelle. #### 3) La tentation de désespérance. Cette distance existe, certes, et déjà nous avons souli­gné les différences essentielles qui distinguent les deux situations. Il en est une, cependant, sur laquelle il importe de revenir et que nous devons mettre particulièrement cri relief. La crise de 1900, quelle que fût son importance, est restée à bien des égards limitée ; elle n'a pas en tout cas secoué jusqu'au désespoir la masse des chrétiens, fidèles. La crise actuelle, au contraire, ébranle profondé­ment les meilleurs des croyants. Si les évêques pouvaient lire les nombreuses lettres que j'ai reçues depuis plu­sieurs années, dans lesquelles laïcs et prêtres expriment leur angoisse, ils comprendraient mieux la gravité du mal. Et ces lettres ne viennent pas, comme ils seraient sans doute tentés de le croire, de conservateurs arriérés, de bourgeois retardataires, apeurés par le moindre change­ment ; elles portent la plupart du temps la marque d'esprits ouverts, prêts à admettre beaucoup de choses, mais qui ont l'impression que ce sont les fondements même de la religion qui vacillent. Comment les rassurer ? Comment calmer leurs inquiétudes ? Dans la mesure du possible, je m'y efforçais en leur répondant fraternelle­ment. Mais, bien souvent, il m'est arrivé que la plume me tombait des mains, parce que, au plus intime de moi-même, le désespoir qui était le leur, je le sentais naître et ronger ma vie intérieure. \*\*\* 204:135 Cet état de désespérance, je l'ai, en effet, vécu intensé­ment, avec mes coreligionnaires et pour mon propre compte. Je n'ai heureusement jamais perdu ma foi dans le Christ et l'Église catholique. Quand il m'arrivait de voir s'ouvrir devant moi l'abîme du doute, je me rappelais la parole de Kierkegaard : Avoir la foi, ce n'est pas « être tranquillement assis dans un bateau par un temps calme » ; ce serait trop facile. Avoir la foi et en vivre, c'est « quand il y a une voie d'eau dans le bateau, maintenir dans l'en­thousiasme celui-ci en état à l'aide de pompes ». J'esti­mais qu'il me fallait, pour moi et pour les autres, travail­ler, avec mes pauvres moyens ; qu'il n'y avait rien de plus beau et de plus grand à faire. Seulement, il s'agissait de trouver où étaient les voies d'eau. A cette recherche préli­minaire indispensable je me suis livré tout d'abord, per­suadé qu'il ne devait pas être difficile de découvrir ce qui menaçait la foi du catholique dans son Église. En effet, le premier Concile du Vatican me mettait sur le chemin. Il proclame que l'Église, pour apparaître aux hommes comme la gardienne fidèle et inébranlable de la vérité révélée, doit manifester ses origines et sa mission divines par des qualités faciles à discerner et humaine­ment inexplicables : son unité, sa sainteté, la fidélité à ses sources et sa capacité de répondre aux besoins de tous les hommes, à quelque race ou époque qu'ils appartiennent. Mais ces signes, grâce auxquels je devrais pouvoir recon­naître l'Église du Christ, est-ce que je les percevrais en­core dans la mienne ? N'avais-je point parfois l'impression douloureuse qu'ils faisaient défaut ? On enseigne qu'il faut croire à l'Église parce qu'elle est une, sainte, catho­lique et apostolique. Mais si son Église ne lui apparaît pas telle, le fidèle n'aura-t-il point le sentiment angoissant que tout repose sur le vide ? L'Église doit être UNE ; et, pour établir qu'il s'agit là d'un de ses caractères fondamentaux, on se réfère à la prière de Jésus le soir du jeudi saint. Fort bien. L'on a raison aussi de déplorer les divisions des chrétiens qui se sont produites au cours de l'histoire et de se préoccuper, comme on dit de nos jours, d'œcuménisme. Mais on a l'air d'oublier qu'il faudrait, d'abord et avant tout, main­tenir l'unité à l'intérieur même de l'Église catholique ro­maine. 205:135 Or, cette unité, le Concile, en fait, par ses conséquences, et peut-être aussi, dans une certaine mesure, par la façon dont il s'est tenu, donne l'impression de l'avoir quelque Peu sapée. Depuis le Concile, *l'unité de la foi,* chez les catholiques, est devenue de moins en moins appa­rente. Jadis, quand je rencontrais un prêtre, je me trou­vais immédiatement en communion avec lui ; nous étions sûrs d'adhérer à un même *Credo*. Je n'ai plus désormais cette certitude quand je suis devant tel ou tel de mes confrères ; et souvent, dans les lettres que je reçois, les fidèles se plaignent des divergences qu'ils croient perce­voir entre ce qu'on leur enseigne et la doctrine tradition­nelle. -- *Unité dans les* *rites.* Inutile d'insister ; la situa­tion est trop claire. Chacun dit la Messe à sa façon ; et des religieux -- mandatés ou non, qui le saura jamais ? -- multiplient les « expériences » de tous genres. -- *Unité dans les institutions.* C'est sans doute le point le plus grave, car il commande les autres. Nous ne pouvons, nous catho­liques, concevoir l'unité qu'autour de Pierre et de son successeur. Et cette unité, essentielle, capitale, fondamen­tale, nous paraît singulièrement menacée de nos jours. Ah, Messeigneurs les Évêques, n'écoutez pas la voix de ces prêtres contestataires qui voudraient que vous manifes­tiez plus d'indépendance vis-à-vis de Rome. Leur conseil n'est qu'un écho, sur un mode mineur, du *Los von Rom,* que Luther avait choisi comme cri de guerre. Ce cri de guerre, que de prêtres et de laïcs l'ont répété à leur façon depuis plusieurs années ! J'étais en vacances avec le curé d'une des principales paroisses de Paris, un directeur de grand séminaire et un aumônier de lycée, à l'époque où parut l'encyclique *Humanæ vitæ ;* venant à la suite de la Profession de foi. Le tollé que ces démarches du Pape ont Soulevé chez mes confrères, leurs réactions violentes, je ne dis pas qu'elles m'ont surpris -- hélas ! non ; mais elles n'ont fait mal. Et je me souviens aussi de cette militante, très new-look, d'Action catholique, disant : « Je n'ai jamais pris de pilules anti-conceptionnelles jusqu'ici ; mais, puisque le Pape l'interdit, j'en prendrai dès ce soir. » 206:135 -- Ah, Messeigneurs, nous ne vous suggérons nullement la servilité ou la passivité ; encore moins désirons-nous que vous renonciez à l'exercice légitime et nécessaire de l'esprit critique ; ni que vous cessiez d'assumer vos res­ponsabilités et de faire preuve d'initiative. Bien au contraire ! Guidés par un épiscopat musclé et perspicace, nous serions les plus heureux des fidèles. Ce que nous vous demandons avec insistance, c'est de nous rendre per­ceptible, dans vos paroles et vos actes, votre union fonda­mentale avec le Pontife romain ; que vous n'usiez pas de subterfuges ; que vous n'essayiez pas, par des prodiges d'équilibre où la logique ne trouve pas son compte, de faire dire aux décisions les plus nettes de l'autorité suprême le contraire de ce qu'elles signifient. Ah, Mes­seigneurs, aidez-nous, de grâce, à redécouvrir l'*unité de l'Église catholique,* à la voir briller dans tout son éclat. Et ne nous donnez jamais l'impression que vous vous rési­gnez à une sorte d'émiettement, d'effritement à l'inté­rieur même du catholicisme, comme si c'était la condition de je ne sais quelle vague union avec les autres confes­sions plus ou moins chrétiennes. \*\*\* L'Église du Christ, déclare le premier concile du Vati­can, se reconnaît, non seulement à sa cohésion, mais aussi « à sa sainteté prééminente et à sa fécondité inépuisable dans la production de toute sorte de biens » ([^44]). L'Église à laquelle j'adhère porte-t-elle encore cette marque qui permettrait de la distinguer de toute autre et attesterait son caractère divin ? Question lancinante, qui me pour­suit depuis longtemps, surtout depuis que j'entends pro­clamer autour de moi -- parfois par des voix dites auto­risées -- que le concept de sainteté doit être révisé, démy­thisé, si on veut le rendre intelligible à nos contemporains. 207:135 Mais, au fait de quoi s'agit-il donc lorsqu'on parle de sainteté ? L'anthropologie philosophique indique dans quelle direction il faut chercher la réponse. Elle a le mérite de nous mettre en face des questions fondamentales : Qu'est-ce que l'homme et en vue de quoi existe-t-il ? Ques­tions inséparables : ce qu'est l'homme laisse deviner de ce qu'il doit être ; et quand nous saurons ce qu'il doit être, nous comprendrons mieux ce qu'il est en réalité ([^45]). Or, on a beau examiner le problème sous toutes ses faces, on s'aperçoit qu'il n'y a, en fin de compte, que trois interpré­tations possibles de l'existence humaine ; La première situe l'homme au sommet du règne animal et le présente comme un être qui, pour satisfaire ses tendances, a l'avantage d'avoir à sa disposition l'intelligence, laquelle lui permet de multiplier et de compliquer ses besoins, et d'inventer, pour les assouvir, des moyens toujours plus perfectionnés. Dans cette perspective, l'homme est un animal, supérieur certes, mais qui n'a d'autre destinée que la jouissance, jouissance variée à l'infini, raffinée, « rationalisée », tant qu'on voudra, mais ne nous haussant jamais au-dessus du plaisir, grossier ou délicat. -- Rousseau et Kant, ont, au XVIII^e^ siècle, critiqué cette interprétation. Sans doute, elle maintient l'homme au premier rang de la création ; mais elle fait de lui « un simple enfant de la terre », vivant dans le cadre étroit de ses occupations et de son bien-être. Cette situation répond-elle totalement aux exigences de sa nature raisonnable et libre ? Suffit-il, pour réaliser l'idéal humain, de jouir et d'organiser méthodiquement ses jouissances ? Rousseau et Kant ne le croient pas. Ils estiment que l'homme a une vocation supérieure. Par sa raison et sa liberté, il appartient au monde moral et sa tâche essentielle consiste à se moraliser de plus en plus et à moraliser la société dans laquelle il vit. On sait ce que cela signifie pour Kant. Il faut accomplir son devoir par respect du devoir, par soumission à la raison, laquelle nous met en face de règles universelles, susceptibles de freiner notre sensibilité, qui risquerait de nous livrer à ses impulsions égoïstes et désordonnées. 208:135 -- Qu'il y ait une certaine grandeur dans le moralisme kantien, on ne peut le nier. Mais ce moralisme n'en comporte pas moins des lacunes et des limites ; et Kant lui-même semble en avoir pris conscience. Certes, il a raison de souligner qu'accomplir son devoir n'est point chose facile ; qu'il faut toujours dompter une sensibilité récalcitrante ; que notre égoïsme risque de corrompre constamment la pureté de notre vie morale, en nous faisant agir pour des motifs plus ou moins intéressés. Mais Kant a-t-il suffisamment analysé le désir du bonheur qui ronge l'homme ? il admet sans doute qu'il y a en nous une tendance naturelle, essentielle, incoercible, au bonheur ; et que le bonheur finalement couronnera nos efforts de moralisation. Mais ce bonheur, il paraît le ramener un peu trop à la somme des satisfactions sensibles ; en tout cas, il ne semble pas attacher assez d'importance à cette aspiration vers l'Infini, qui se retrouve au fond de tout ce que nous faisons et qui anime notre activité. Il a peur sans doute que ce désir cor­rompe l'accomplissement désintéressé du devoir. Mais qui a jamais agi par pur respect du devoir, sans souci de son bonheur en ce monde ou en l'autre, sans souci au moins de ce bonheur qu'il éprouve dans la satisfaction du devoir accompli. Ces lacunes, et d'autres encore, n'empêchent point Kant de faire une place importante à l'idée de sainteté. La sain­teté à laquelle nous devons tendre consiste, pour lui, dans la domination de plus en plus parfaite de la raison sur la sensibilité et l'égoïsme. Il nous faut viser ce but. Mais en serons-nous beaucoup plus rapprochés le jour de notre mort qu'au temps de notre enfance ? Kant n'en est point sûr et il conçoit précisément la vie future comme un ache­minement continu vers la sainteté parfaite. Car la sain­teté parfaite existe ; elle est l'attribut, par excellence, de Dieu, et Kant va jusqu'à dire que le concept de sainteté, dès qu'on y réfléchit, paraît ne pouvoir s'appliquer qu'à Dieu, comme le proclame l'Écriture : Dieu seul est saint ([^46]). 209:135 L'homme ne peut pas travailler à le devenir ; il est, comme Dieu, un esprit, mais il n'est qu'un esprit fini, limité, in­carné, ayant sans cesse à lutter contre les appels de la chair et de l'égoïsme. Saints, nous ne parviendrons pas à l'être ici-bas ; et nous ne savons pas, non plus, jusqu'où et comment, dans l'au-delà, se réalisera notre assimilation à l'Éternel ([^47]). Le christianisme, duquel Kant a manifestement tiré cette doctrine, n'est pas un moralisme. On a pu dire -- et nous l'avons nous-même écrit -- qu'en un sens, il n'y a pas de morale chrétienne. Le christianisme dépasse la mo­rale ; il est autre chose : l'annonce que Dieu nous appelle à partager sa vie intime, à nous unir à Lui d'une façon qui dépasse nos forces ; la manifestation d'un amour gratuit qui nous comble. Mais le christianisme ne supprime pas, pour autant, la morale ; il l'assume, l'élève à un niveau supérieur, sans rien retrancher de ses exigences. « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait », dit le Christ. Ce n'est point précisément une formule de faci­lité. Et quand il ajoute : « Si quelqu'un veut venir à moi, qu'il prenne sa croix et me suive » ; quand saint Paul déclare qu'il traite rudement son corps et le maintient en servitude, pour ne pas être entraîné par lui ; lorsqu'il s'élève avec vigueur contre les « ennemis de la croix du Christ », qui font un dieu de leurs appétits charnels et sont toujours prêts à répondre aux appels de leur ventre et de leur bas-ventre ; manifestement le divin maître et le disciple veulent, l'un et l'autre, rappeler que la marche vers la sainteté proposée au chrétien est inséparable de l'effort, du renoncement, du sacrifice, de la lutte contre l'égoïsme. Ce n'est point pour rien que le Christ est mort sur un gibet d'infamie et non sur un lit de roses, entouré d'une agréable et honorable compagnie. La sainteté à la­quelle le christianisme nous convie ne peut se trouver que dans la direction indiquée par Jésus ; il n'est point d'autre chemin Pour l'atteindre. 210:135 Le rôle essentiel de l'Église est de nous le faire comprendre et de nous aider à marcher dans une voie parsemée de ronces et d'épines ; elle n'a point d'autre mission : elle est, pour nous pauvres humains, maîtresse de sainteté. \*\*\* Remplit-elle encore cette mission ? La considère-t-elle toujours comme sa tâche primordiale ? L'appel à la sain­teté, et donc à l'effort, au renoncement, nous le fait-elle entendre sans cesse, constamment, sans équivoque ? Peut-être suis-je devenu sourd ; mais il est des moments où j'ai l'impression que cet appel n'est point claironné comme il le faudrait. En tout cas, je ne le perçois plus nettement ; si on le formule, c'est souvent dans un contexte équi­voque ; la consigne du Christ : renoncez-vous, se trouve estompée au profit d'une autre, d'une sorte de comman­dement nouveau : épanouissez-vous. Dans le changement que certains veulent introduire à l'intérieur du christia­nisme et de la morale qu'il implique, changement qui pourrait bien aboutir au rejet pur et simple de la morale tout court, ce ne sont pas seulement des points de détail que l'on critique, mais l'inspiration même qui avait animé l'éthique chrétienne. Celle-ci aurait été trop négative, trop légaliste ; elle aurait traumatisé les consciences. Désor­mais, il ne faut plus commander et se dire que Dieu lui-même n'ordonne rien de précis. Foin des interdits ! Inter­dit d'interdire, disaient les contestataires de la Sorbonne. *Ama et fac quod vis *; l'essentiel est que tu t'épanouisses. Est-ce encore là un appel à la sainteté ? Peut-il encore être question, dans ce contexte particulier, d'effort, de renoncement, de maîtrise de soi ? La Croix du Christ occu­pera-t-elle encore une place dans ce style de vie que l'on semble proposer de nos jours aux chrétiens, style qui, je le répète, ne me paraît point conforme à l'image de la sain­teté telle qu'elle ressort des textes du Nouveau Testa­ment ([^48]). \*\*\* 211:135 Est-ce un appel à la sainteté authentique, et aux sacri­fices inséparables d'elle, que l'Église, dans son activité quo­tidienne, adresse clairement à la jeunesse ? Hélas ! Ne donne-t-elle pas souvent l'impression, à travers les paroles et l'attitude de certains de ses représentants, d'inviter plu­tôt au laisser-aller, à l'exercice désordonné d'une liberté anarchique ? Même aux jeunes qui entrent dans ses sémi­naires (qu'on est peut-être en passe de supprimer), l'Église ne semble plus oser dire : Votre premier devoir, à vous surtout, futurs prêtres, est de tendre à la sainteté et celle-ci est inséparable de la Croix ; s'il y avait eu une autre manière de sauver les âmes que la souffrance, le Christ nous l'aurait enseignée. -- La sainteté de l'apôtre, la néces­sité de vie intérieure, de la prière incessante comme condi­tions de fécondité pour l'apostolat, qui en parle encore ? il m'est arrivé d'écrire dans *La France catholique* un article où je développais le thème suivant : Dans le ministère sacerdotal, ce qui compte d'abord, ce ne sont point les méthodes employées, mais la sainteté de l'apôtre. On a averti M. de Fabrègues que mon article avait fait « sourciller » un archevêque qui, actuellement, occupe un des principaux postes de l'Église de France. Réaction signifi­cative, et qui montre aussi -- soit dit en passant -- qu'ici ou là, on semble encore croire à l'efficacité automatique de méthodes qui, hélas ! ont trop fait leurs preuves. 212:135 Comme si ceux qui n'ont aucun souci de vie intérieure, aucun esprit de prière et de renoncement, pouvaient communiquer aux autres le désir de quelque chose qu'apparemment eux-mêmes n'estiment pas. -- Notre époque, dira-t-on, n'est plus prête à écouter l'appel de l'Église à la sainteté. Raison de plus de le crier plus fort que jamais. N'est-ce point précisément ce que faisait Paul VI lorsqu'il prêchait aux époux la maîtrise de soi, la continence ? On sait comment beaucoup ont réagi devant cette évocation « déplacée et malsonnante » de l'idéal de sainteté chrétien. Ils se sont comportés comme si l'épanouissement de l'homme se con­crétisait et s'épuisait en quelque sorte « dans l'intensité et la fréquence des frissons du coït ». Cette parole brutale d'un de mes correspondants exprime une réalité incontes­table. Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, disait le Christ ; les adeptes d'un christianisme nouveau style traduisent le précepte d'une drôle de façon. Ils croient sans doute que l'effort, le renoncement, le sacrifice ne peuvent que rabougrir l'homme et le rendre malheu­reux. C'est tout le contraire. L'épanouissement, l'authen­tique épanouissement tant sur le plan humain que chré­tien, seul, celui qui suit le Christ jusqu'au Calvaire peut le trouver ; le chemin du bonheur passe par la Croix et le renoncement. En appelant les hommes à la sainteté, l'Église ne devrait point laisser dans l'ombre cet aspect de la question. \*\*\* Quand nous nous plaignons de ne plus entendre suffi­samment l'Église inviter ses fils à devenir des saints, on rétorque qu'elle ne cesse pas de le leur dire, de nos jours moins que jamais. La justice sociale n'est-elle point partie intégrante des exigences morales et de l'idéal chrétien ? Nos évêques ne la prêchent-ils pas depuis des années ? Et, en le faisant, ne remplissent-ils pas la tâche qui incombe à l'Église de « sanctifier le monde » pour employer un terme que les hégéliens ne récuseraient pas ? 213:135 -- Certes, on revient sans cesse, dans l'Église, sur le problème social ; mais j'ai parfois l'impression qu'on le fait d'une manière tellement unilatérale que l'appel à la « sanctification du monde » n'a plus qu'un lointain rap­port avec l'appel à la sainteté, tel que nous sommes en droit de l'attendre de l'Église. La justice sociale nous situe sur le plan collectif ; elle est fonction de multiples facteurs qui ne dépendent pas tous de nous ; elle se réalisera ou ne se réalisera pas dans un avenir plus ou moins loin­tain : nous n'en savons rien. -- Et rien ne prouve non plus, comme le pensent mes jeunes confrères et sans doute quelques-uns de nos évêques, que son avènement nécessite l'instauration d'une société collectiviste où toute pro­priété individuelle des moyens de production serait sup­primée. Certes, le chrétien doit travailler à la réalisation de cette justice, mais pas de telle façon qu'obnubilé par ce problème je perde de vue la question de ma propre sanctification, personnelle, individuelle ; la question de mon salut à moi, de mon union avec Dieu. On semble l'ou­blier ; on dirait parfois que l'Église, elle aussi, se résigne à affirmer que l'individu ne compte plus, que son exis­tence est un accident sans importance. Et c'est peut-être à cause de cette prééminence accordée au social et au collec­tif, sur la personne, que nous n'entendons plus désormais la voix de l'Église nous appelant à la sainteté personnelle ; on n'ose plus parler de salut individuel ; on en vient jus­qu'à dire qu'après tout l'immortalité de l'âme après la mort n'est pas une vérité tellement sûre, etc., etc. Mais alors puis-je encore dire que l'appel à la sainteté est clai­ronné par l'Église d'une façon non équivoque ? D'avoir été amené à me poser cette question a constitué, dans ma vie sacerdotale, une des plus rudes épreuves auxquelles elle a été soumise. (*A suivre*.) Chanoine Raymond Vancourt. 214:135 ### Mères chrétiennes LES CATHOLIQUES français se défendent avec éner­gie contre l'enseignement minimisé de la foi dans le nouveau catéchisme. Ce n'est pas la pre­mière fois que les fidèles ont à se défendre ainsi, puis­que le psaume 11 (Vulgate), attribué à David nous dit : « *Seigneur, sauve-moi, car le saint fait défaut, les véri­tés sont diminuées d'entre les enfants des hommes, ils se disent les uns aux autres des mensonges. *» Et la besogne des prophètes consistait non seulement à éclai­rer sur l'avenir de la Révélation, mais encore et la plu­part du temps à défendre la foi et la loi. Et Amos, le plus ancien d'entre eux, était un simple berger sentant le suint, l'ail et le fromage, comme ceux qui se levèrent à l'appel de l'ange pour adorer Jésus dans la crèche. \*\*\* 215:135 Sans doute on peut suspecter la foi même des auteurs de ce nouveau catéchisme. Si on vivait en présence de la sainte Trinité qui est le dogme central de notre foi, si on aimait vraiment le Verbe éternel incarné, on ne pourrait se retenir d'en dire quelque chose aux enfants. On a donc raison d'insister sur ces manques qui sont des trahisons. Les fautifs se retranchent derrière de soi-disant nécessités de la pédagogie pour cacher leurs intentions, supposées mais probables, de faire « évo­luer » la foi. On leur rétorque : « Mais voyez les livres profanes chargés d'enseigner les connaissances natu­relles aux enfants du même âge ; ils sont bien plus com­plets sur les principes et bien plus explicites ; ils ne craignent pas d'éveiller ces jeunes intelligences à la pensée. (Ils exposent en effet le rationalisme sous toutes ses formes, même les plus naïves). » Mais c'est une réponse insuffisante à notre avis, car la méthode du nouveau catéchisme, soi-disant haute­ment pédagogique, est elle-même la preuve avouée d'une erreur de foi. Pourquoi ? Parce que la foi est toujours et ne peut être qu'un don de Dieu, un don entièrement gratuit. \*\*\* C'est une grâce. Nous avons cité (n° 127) ce texte de S. Ambroise : « Aucun âge ne manque de capacité pour le royaume de Dieu. » Les petits enfants baptisés la reçoivent même avec bonheur, ils sont avides des récits de l'histoire sainte ; les jeunes mamans qui ont le souci de faire croître la jeune graine semée au baptême, de nourrir l'âme en même temps que le corps le savent très bien et peuvent s'en émerveiller à bon droit. 216:135 C'est donc en ce point qu'il faut attaquer les auteurs du catéchisme et ceux qui l'ont autorisé : ils ne savent plus que la foi est une grâce, et certainement il y a là-dessous une méconnaissance de la grâce ; et des vues fausses sur la liberté. Il y en a beaucoup de preuves. J'ai eu à m'intéresser à des jeunes filles et jeunes gens d'une vingtaine d'années, et pieux. Ils n'avaient jamais entendu parler de la grâce de Dieu. Le curé était un homme irréprochable sur la foi et les mœurs, zélé même d'intention ; il faut croire que lui-même n'avait jamais entendu parler de la grâce ; ç'avait été un pa­ragraphe oublié de son cours de théologie. Or il faut vivre de la pensée de la grâce qui fait partie de la foi. Vivait-il de la foi ? Lui, personnellement, oui. Mais il ne savait pas l'enseigner. Son apologétique consistait à parler des mammouths et des dinosaures et à répéter les paroles de Voltaire : « *Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. *» Cela peut entrer dans une prépa­ration à la foi en détruisant des illusions ou des idées fausses, mais la foi elle-même est un don surnaturel. \*\*\* Quelle merveille ! et qui répond à quelle nécessité ! Comment les hommes pourraient-ils sans une action directe de Dieu dans leur esprit, pénétrer dans cet ensemble mystérieux de forces naturelles, de création infinie, incommensurable avec la capacité de notre intel­ligence ? 217:135 Comment sans l'aide de Dieu les hommes pourraient-ils savoir à quelle fin ils sont appelés, s'unir à la vie divine ? Comment pourraient-ils savoir par eux-mêmes pourquoi ils ont une conscience de cet univers impénétrable en son tout à leur intelligence, pourquoi ils aiment et pourquoi ils ont besoin de cette vérité qu'ils recherchent depuis Adam par toute sorte de moyens inventés et inefficaces ? Et pourtant nous vivons avec notre Créateur. S. Paul disait aux Athéniens : « *En vérité, Il* (Dieu) *n'est pas loin de chacun de nous. Car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, que nous sommes. *» (Actes XVII, 28). Les philosophes d'Athènes auxquels s'adressait S. Paul étaient capables de comprendre ce propos et même d'en admettre la vérité. Que Dieu soit l'âme du monde était une idée très répandue surtout chez les stoïques. S. Paul cite un poète qui vivait 270 ans avant Jésus-Christ et disant : « *Car de sa race aussi, nous sommes. *» Le poète va plus loin que les philoso­phes, car il rejoint la Genèse qui nous apprend que Dieu créa l'homme à son image. Ce poète n'est pas seul, les tragiques grecs sont plus éclairés que Platon et Aristote, car ils sont les seuls à exposer le problème du mal et à en avoir entrevu la solution, surtout Eschyle. Mais malgré les éclairs d'une lumière divine qui éclate parmi les païens (ce que nous appelons l'Église a toujours existé depuis Adam) nous n'avons là dans l'en­semble qu'une religion naturelle très imparfaite et impuissante contre le péché. 218:135 Or, par la foi, le plus humble des hommes penché sur la terre nourricière et soucieux seulement du lever des astres sait que nous nous mou­vons en Dieu, qu'il est un père aimant, qu'il s'est fait homme pour nous montrer à vivre avec Dieu et comme le dit Jésus : « *Nous en Lui et Lui en nous, car sans moi vous ne pouvez rien faire. *» Surtout le catéchisme. \*\*\* Et cet homme qui ne sait pas lire et écrire, qui compte de tête ses maigres sous pour savoir s'il Pourra payer le boulanger, s'il a la foi, peut connaître Dieu plus parfaitement que ces intellectuels orgueilleux-qui croient pénétrer le mystère par l'accumulation de connaissances naturelles ou que ces théologiens présomptueux qui veulent réformer la Révélation dont ils tiennent tout ce qu'ils savent de réel sur la vie et la mort. Le refus de donner un enseignement complet aux enfants est un signe ; un signe d'absence de foi. Ceux qui le prônent ne croient plus à la grâce de Dieu. Or S. Paul dit aux Ephésiens : « *C'est la grâce qui vous a sau­vés par la foi ; et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu ; cela ne vient pas non plus des œuvres afin que personne ne se glorifie ; mais nous sommes son ouvrage, créés dans le Christ Jésus, pour les œuvres bonnes que Dieu nous a préparés à accomplir. *» (Eph. II, 8-10.) Ces œuvres bonnes sont obligatoires pour le chrétien car elles sont suivant l'expression de S. Jacques (1, 25) « *la pratique de la loi parfaite de la liberté.* » Sans Dieu nous ne sommes pas libres, mais esclaves du péché. Et S. Augustin nous dit : « *Le Tout Puissant opère dans le cœur des hommes même le mouvement de leur volonté afin de faire pour eux ce qu'il a voulu faire par eux, lui qui ne peut absolument rien vouloir d'injuste.* » 219:135 Les hommes peuvent obéir aux suggestions de la grâce ou s'en détourner. Mais les premiers seuls sont libres, car la liberté consiste à être débarrassé des concupiscences qui nous enchaînent à beaucoup de bassesses et nous éloignent de notre seul vrai bien, qui est l'union à Dieu. Ceux qui ne tiennent pas compte de la grâce sont à juste titre soupçonnés de ne pas croire au péché ori­ginel qui la rend absolument nécessaire car il n'y a que la grâce de Dieu, méritée par Jésus-Christ, pour nous en débarrasser. Il y a plus de cent ans que dans l'Église la pratique de l'enseignement voile la toute-puissance de Dieu ; c'est la voie qui conduit à l'athéisme pratique de tant de baptisés. \*\*\* Ô mères chrétiennes, prenez donc soin d'instruire vos enfants le plus tôt possible des vérités de la foi et ins­truisez-vous en vous-mêmes s'il est nécessaire. C'est la grande fonction maternelle ; c'est là votre part de ce Sacerdoce Royal dont nous investit S. Pierre ; « royal » par l'union à Dieu. Jusqu'à l'âge de raison des enfants, il vous est même réservé par la nature et par la grâce. Entrez avec zèle et aussi avec connaissance dans cette fonction divine. La volonté de Dieu est qu'aucun de ces Petits ne se perde. N'attachez pas à vos cous la meu­le de moulin qui attend ceux qui minimisent la foi et scandalisent un seul de ces petits. D. Minimus. 220:135 ## NOTES CRITIQUES ### Notules **Le colleur d'étiquettes. --** Geor­ges Montaron nous en avise dans son éditorial de « Témoignage chrétien » du 27 mars : Louis Salleron n'appartient pas à « *l'in­tégrisme activiste *», mais au « *tra­ditionalisme le plus passéiste *». Dont acte. Ce pauvre Georges Montaron semble parti pour rester enfermé jusqu'à sa mort dans ce jeu si honnête, si démocratique, et si absorbant, et si utile au bien com­mun. On va voir maintenant -- ci-après -- quelle étiquette il colle au cardinal Villot. \*\*\* **Le Cardinal Villot nommé Secré­taire d'État au Vatican**. -- Dans « Témoignage chrétien » du 8 mai, son directeur Georges Mon­taron écrit en page 20 : « *L'annonce officielle de la no­mination du cardinal Jean Villot au poste de Secrétaire d'État nous a emplis de joie. *» Le colleur d'étiquettes Georges Montaron ne rate pas l'occasion de préciser : « *L'équipe de Témoignage Chré­tien sait que le Père Villot fut, de tout temps, un ami fidèle de notre journal qui a toujours com­pris les raisons profondes de notre action et dont les conseils nous ont été plus d'une fois précieux. *» Georges Montaron assure encore que le cardinal Villot a fait « *la preuve de ses grandes capacités intellectuelles et de son génie politique *» (sic). \*\*\* **Information religieuse.** -- Sur le même sujet, une époustouflante révélation de l'illustre Robert Ser­rou, dans *Paris-Match* du 10 mai (page 93). Attention, lisez bien, il s'agit toujours du cardinal Villot : « *Deux fois par semaine, le lundi et le vendredi,* simplement revêtu de la soutane noire filetée à ceinture rouge, suivant la simpli­fication décidée récemment, il montera à l'étage au-dessus pour *l'audience quotidienne que le pape accorde à son secrétaire d'État. ***»** Il fallait assurément un « in­formateur religieux » de première grandeur pour arriver à découvrir quels sont les deux jours par se­maine où le cardinal Villot béné­ficie de son audience quotidienne... \*\*\* **Conclusion tirée de Serrou... et autre exemple.** -- Par quoi l'on vient de voir que Serrou ne sait pas toujours ce qu'il écrit : c'est sans doute l'explication la plus simple de beaucoup de choses qu'il publie. (On souhaiterait que la même explication soit valable pour les citations faites ci-dessus de Mon­taron.) Autre exemple : le P. Congar, mais oui. Dans « Le journal la croix » du 14 mai, parlant de la Commission de théologiens récemment insti­tuée par Paul VI, il déclare : « Quant à la composition, *il ne* *m'appartient pas de la commenter,* étant moi-même l'objet et le bé­néficiaire de la confiance du Saint-Père. » Donc, le P. Congar estime et déclare qu'il ne lui appartient pas de *commenter la* *composition* de cette Commission. Et aussitôt, sans transition, il continue en ces termes : « *L'Italie y est discrètement re­présentée, ayant d'autres moyens de se faire* *entendre. La France a été favorisée*. *D'autres pays le sont moins. On s'étonne de ne trouver qu'un membre espagnol alors que l'Espagne fournit tant de travail dans le domaine des sciences religieuses. La Hollande, pays d'intense fermentation théo­logique, est encore moins bien partagée. Il est remarquable que le Saint Père n'ait pas, par principe, exclu les signataires de la lettre... *» Si ce n'est point là *commenter* (et même critiquer) la *composition* de la Commission, qu'est-ce donc ? Immédiatement avant ce com­mentaire critique, le P. Congar avait bien écrit, relisons : « *Quant à la composition de la Commission, il ne m'appartient pas de la commenter. *» On hésite à conclure soit que le P. Congar lui non plus ne sait pas ce qu'il écrit, soit qu'il fait ce qu'il ne lui appartient pas de faire. Mais si, sur des choses aussi simples et aussi obvies, ses asser­tions paraissent contradictoires et sa pensée insaisissable, alors vous imaginez ce que cela peut être quand il s'agit de ses écrits théo­logiques... \*\*\* **Encore les étiquettes.** -- Parlant de Péguy poète de Jeanne d'Arc, Henri Fesquet étiquette Péguy : « *le poète socialiste *» (dans *Le Monde* du 28 mai, p. 21). Par quoi l'on voit une fois de plus qu'Henri Fesquet est lui aussi un champion parmi les « informateurs religieux ». \*\*\* 222:135 **Objectivité scientifique.** -- Dans « Le journal la croix » du 2 avril, M. l'abbé Joseph Folliet annonce qu'il entend s'exprimer «* en socio­logue et en anthropologue d'abord soucieux de voir et comprendre avant de juger et d'agir *». S'exprimant donc en tant que tel, il écrit notamment : « ...*Tous ceux que je viens d'énumérer ont la caractéristique commune de se poser des questions. Une partie du clergé s'y refuse a priori. Cette minorité, dite* « *in­tégriste *», *est elle aussi active et même bruyante. Pour elle, tout se­rait parfait dans l'Église existen­tielle et institutionnelle s'il n'y avait pas eu le Concile et si l'on en était resté aux enseignements de Pie X. *» Voilà ce qui s'appelle être « d'abord soucieux de voir et de comprendre ». L'anthropologie et la sociologie sont vraiment de bel­les sciences. Elles établissent que les prêtres « intégristes » sont des abrutis qui ne se posent jamais aucune question sur rien... On ne sait pas, d'autre part, si c'est l'anthropologue, le socio­logue ou le prêtre qui, en Joseph Folliet, admet tranquillement que l'on ait tourné le dos aux *ensei­gnements* de saint Pie X, que d'ail­leurs il appelle « Pie X ». Mais à propos de ceux qui *ne se posent pas de questions,* nous n'avons pas vu que M. l'abbé Jo­seph Folliet, apparemment toujours prisonnier des solides préjugés d'un autre temps qui animaient le laïc Joseph Folliet, se soit posé la moin­dre question concernant ce qui se passe de plus grave aujourd'hui, le phénomène religieux le plus con­sidérable de notre temps : *la falsi­fication du texte même de l'Écriture sainte,* opérée et imposée dans les catéchismes par l'épiscopat français. « A priori », semble-t-il, l'ob­jectivité scientifique de Joseph Folliet ne veut ni savoir, ni s'in­terroger. \*\*\* **L'emploi du temps des évêques.** -- Le sombre André Vinieux, dans « Témoignage chrétien » du 5 juin, remarque que les évêques, en France, « ne chôment pas », car on voit se multiplier sans cesse les réunions générales et restreintes d'assemblées, de comités et de commissions. Et il s'interroge : «* Toute la question est de savoir comment ils s'y retrouvent dans ce chassé-croisé quasi-permanent d'assemblées, de comités et de commissions, de réunions de ré­gions apostoliques, etc. Si, pen­dant un temps, on a pu déplorer l'absence de coordination, aujour­d'hui on se demande comment les évêques parviendront à dominer un appareil aussi pesant. *» En effet : c'est plutôt, au contraire, l'appareil qui les domine. \*\*\* 223:135 **La désintégration de « la gau­che ».** -- Commentant le scrutin du 1^er^ juin, Georges Montaron écrit dans « Témoignage chrétien » du 5 juin : «* Les électeurs ont choisi. Près de 70 % d'entre eux ont opté pour les deux candidats de la droite. Un peu plus de 30 % ont fait confiance à la gauche. *» A partir de là, Montaron invite la gauche à construire « *une force politique utilitaire *» et à « *rompre définitivement avec toutes les ten­tatives d'ouverture à droite *». Tel est son projet politique (démocra­tique ?) : cela le regarde. Mais quant à la « pastorale » qui prétend vouloir s'adapter aux Français de notre temps tels qu'ils sont, nos évêques vont-ils enfin cesser de ne regarder qu'à gauche et de ne prendre en considération que 30 % des Français ? \*\*\* **Sécurité sociale : conditions d'une vraie réforme.** -- Sous ce titre, un ouvrage de 260 pages du Dr J.-P. Poulin, publié par le « Grou­pe d'études Santé-Médecine », chez G. Victor Pauchet, allée des Grandes Fermes, 92 -- Vaucresson. ### Bibliographie #### Joseph Thérol : C'était Jeanne la Pucelle (Atelier Dominique Morin) Sous ce titre, notre ami Thérol publie un recueil de quatorze chansons illustrant les épisodes principaux de la vie de Jeanne d'Arc. Actuellement, il semble que les enfants et les adolescents n'aient pas grand'chose à chanter ; j'entendais l'autre jour une cohorte de marmots partant pour quelque séance de plein air en dégoisant l'inepte et hétéroclite « Ils ont des chapeaux rands » et je me félicitais de ce qu'ils ne connussent guère que le refrain... Le premier service que rendra cette plaquette sera de fournir un aliment à un besoin spontané d'expression, et les familles pourront en encourager la diffusion (ne comptons pas trop sur les aumôniers en général !) 224:135 Mais ces chansons suggèrent aussi quelques réflexions : d'abord, par leur sujet, elles réagissent contre le complexe bêtifiant qui pousse trop souvent les auteurs de littérature juvé­nile, surtout en poésie, à distiller uniquement des textes vides et gratuits. L'automatisme des comptines et leur comique d'im­prévu ont sans doute un charme divertissant et une utilité ; mais trop souvent ce genre est cultivé pour éviter toute chanson qui instruise l'enfance (séquelle de la pédagogie de Rousseau) et tout particulièrement qui l'instruise de notre histoire. D'autre part, si on doit évidemment chercher à créer du nouveau dans un domaine où les ressources antérieures ne sont pas innombra­bles, on ne peut cependant ignorer qu'on travaillera toujours en s'aidant d'un fonds très ancien... Les auteurs des cantiques populaires du XVIIe siècle ont utilisé des airs connus alors ; ceux de nos vieilles chansons leur préexistaient peut-être, et ils se sont imposés par une certaine valeur des paroles, par leur insertion dans une situation exemplaire de la pensée et du sentiment, souvent par le souci de la petite ou de la grande patrie. Thérol reprend quelques-uns des rythmes les plus fami­liers, et qui par eux-mêmes suggèrent des réminiscences d'his­toire, un parfum ancien d'aventure, un humour populaire authentique. Peu importent les époques que ces vieux chants ont pu concerner : Malbrough, Cadet Roussel, Monsieur de Cha­rette se retrouvent dans la même durée idéale, le même lointain rose où l'on discerne d'étranges affinités préalables dont l'initiative nouvelle peut profiter. N'est-il pas tentant de faire servir à l'épopée de Jeanne l'air de « Passant par la Lorraine » ? « Nous n'irons plus au bois » et « A la claire fontaine » font songer au Bois-Chenu de Domremy, à la Fontaine des Groseil­lers. Si « Auprès de ma blonde » est écrit sur un thème galant, on n'en a guère retenu que la tendresse. Le roi Charles VII fut aussi un Cadet Roussel un peu moqué ; le fameux « Carillon de Vendôme » n'était pas déjà sans rendre un écho aux « trois maisons sans poutres ni chevrons » de mon célèbre compa­triote. Le même ton de revanche et de raillerie sans fiel qui pimente le rythme allègre de « Malbrough » peut s'appliquer à des Anglais d'un temps plus ancien. Le « Sire Talbot qui a perdu ses gens » évoquerait pour les lettrés Soubise ayant égaré son armée, mais sa situation s'accommodera de l'air de la « Mère Michel ». 225:135 Et l'appel au peuple guerrier de « Monsieur de Charette » exprime un élan qui fut celui des compagnons de Jeanne. Il nous plait que l'air de la « Claire Fontaine » se trouve au début et à la fin : Jeanne d'Arc n'incarne-t-elle pas pour nous l'idéal contenu dans la formule de Gabriel Marcel : « la transparence de soi-même à soi-même et de soi-même aux autres » ? *Jean-Baptiste Morvan.* #### Jacques Leclercq : Où va l'Église d'aujourd'hui (Casterman) Ce livre était fort nécessaire : tant de prises de positions de­meuraient douteuses et suspectes à cause de leurs références jour­nalistiques, de leurs liens poli­tiques, ou encore des inquiétantes physionomies qui les incarnent ! Voici enfin, sous une forme com­plète et simplette, étuvée, asep­tisée, le répertoire des attitudes chrétiennes imposées à l'homme d'aujourd'hui, dans une perspec­tive authentiquement conciliaire. Je me suis souvent amusé des saintes colères de prédicateurs-dans-le-vent ou de « généreux militants » contre ce qu'ils nomment la foi « sécurisante ». C'est devenu le dernier des lieux com­muns qu'ils collectionnent et dont ils se gargarisent : quel bonheur de vivre dans le cliché et de dénoncer le ritualisme, de raconter la même chose depuis vingt ans et de se prendre pour les prophètes des foudroyantes nouveautés, de se sécuriser dans la lutte contre la Sécurisation ! Encore le mode d'expression pou­vait-il gâcher le métier auprès des esprits timides qu'en vertu d'un pute implicite et discret, on s'entend à ne pas brusquer­. Dans ce livre une noble assu­rance, une ferme autorité s'avan­ce d'un pas égal. Je remarque dans le titre l'absence de point d'interrogation ; c'est une cou­tume qui tend à se répandre, mais je ne sens plus ici la moindre interrogation, même in­directe. La première caractéris­tique, c'est le complexe de supé­riorité : jamais l'Église n'a été aussi pure, aussi rayonnante. Cet orgueil ingénu ou cette puérile vanité porterait déjà à sourire, en vertu du simple bon sens : mais précisément l' « anti-triom­phalisme » est en même temps un dogme. Le triomphalisme doit toujours être celui du passé ou celui des autres. 226:135 A ce propos, je goûte particu­lièrement l' « anti-triomphalisme » sous la forme de l' « anti-cathé­dralisme » : « *On recherchait partout les marques d'honneur qui plaisent aux hommes. Un des cas les plus significatifs est celui des églises, c'est-à-dire des tem­ples chrétiens. On a construit partout d'immenses bâtiments dont l'étendue, la richesse et la splendeur artistique devaient té­moigner de l'honneur qu'on vou­lait rendre à Dieu et on ne pen­sait pas que l'honneur rendu à Dieu est uniquement celui des cœurs purs. Tous les anciens pays catholiques sont couverts de monuments magnifiques qui sont des joyaux d'art, mais ne témoi­gnent aucunement de la vie de ceux qui vivent alentour. On a dit parfois que mieux valent cinquante personnes priant dans une grange, que mille personnes dans une cathédrale et ne priant pas... On a fait le contraire. On a construit les temples les plus beaux et les plus riches. Puis en a essayé de les remplir ; et après cela seulement, on a essayé de former les chrétiens à la prière... Et encore, assez souvent, on n'est pas arrivé à ce stade, parce que les dirigeants n'y songeaient pas. *» Cet extrait est précieux : il donne le ton d'assurance pontifiante et le niveau d'intellectualité élémen­taire qui prévaut à peu près partout. Je n'ai pas coupé le texte, les points de suspension y sont bien, comme autant de soupirs réprobateurs. Amalgame saugrenu du temps de la cons­truction et du temps présent ; antithèse sophistique de la grange (sanctuaire indiscutable) et de la cathédrale (naturellement con­traire à la prière) ; évocation des « dirigeants » d'autrefois qui ne cherchaient pas à former à la prière, ce qui serait une contre­vérité effrontée si la béate igno­rance à la mode ne permettait de la réduire à un simple juge­ment téméraire : que de choses en peu de mots ! La grange, c'est du cinéma une « primitive église » à peu près aussi mythique dans son orchestration que l'humanité pri­mitive de Rousseau, ou une scène à faire pour film américain. Il est vrai qu'on a prié dans les gran­ges (en particulier sous la Ter­reur) ; quant à moi, je reconnais que j'ai jadis prié dans les gran­ges, étudiant du temps de l'oc­cupation consacrant une part de ses vacances à des loisirs agri­coles. Mais dans une vraie gran­ge, entre les brouettes, les four­ches, le tarare et les sacs ; et j'y étais seul (je crois, à y écosser des haricots). Cinquante per­sonnes dans une grange, surtout avec quelques jeunes beautés rustiques dans l'assistance, m'eus­sent sans doute donné plus de distractions que dans une messe de fin de matinée en une église garnie de belles statues et de vi­traux radieux ! 227:135 Mais tout cela n'est que billevesées, songeries et romantisme pour bandes illus­trées. Naguère on se déchaîna contre un christianisme médiéval trop manifestement conçu, disait-on, sur le modèle de la société féodale ; mais on ne songera nullement à voir dans la dessé­chante mesquinerie d'aujourd'hui la transcription spontanée du « décor » d'usine, et pis encore, probablement du bureau très « fonctionnel ». La « pureté » du jansénisme en matière esthétique m'a toujours paru direc­tement issue de l'esprit bour­geois du XVII^e^ doué de vertus certaines mais aussi d'une non moins certaine pingrerie ; selon le même mouvement nous allons plus loin. Et pour ce qui est des résultats durables, cela ne vaudra pas le Moyen-Age ou l'Art Ba­roque. La notion d'une richesse artistique dispensée à tous par l'Église, et surtout aux pauvres avec l'argent des riches, n'ef­fleure pas certaines cervelles racornies. « Questions superficielles ! » répondrait-on. Je ne le pense pas. Il règne actuellement une psy­chose impérative de « buro-tech­nocratie », qui consiste à mani­puler incessamment des consignes et des schémas, sans jamais lais­ser le temps de les approfondir et d'y ajouter une ambiance existentielle. Je le nommerais l' « or­ganisationisme » : On remue in­lassablement, comme copeaux et feuilles sèches, les moyens de répandre la Parole de Dieu, et on n'a plus le temps de parler du contenu. Au temps où je me croyais encore tenu de fréquenter les réunions de la « Paroisse Universitaire », j'ai eu l'occa­sion de subir une journée entière d'abstractions verdâtres et gri­sâtres, exaltantes comme un rè­glement d'administration centrale, où j'attendis vainement un ins­tant religieux : « était du cau­chemar terne, du Kafka préconciliaire. Je n'y suis plus retourné, me rangeant ainsi dans ce que Jacques Leclercq appelle les « chrétiens sociologiques » et dont il définit l'avenir en termes sua­ves : « Que deviendront les chré­tiens sociologiques ? On les lais­sera tranquilles. Ils prendront de l'Église ce qu'ils peuvent y trou­ver, mais sans doute de moins en moins, à mesure qu'ils se trouveront en face d'une église vivante. Les uns s'élimineront d'eux-mêmes ; les autres trans­formeront leur christianisme. » C'est très simple, en somme : ceux qui sentent des difficultés, qui ont trop de points d'interro­gation, qui ne sauraient offrir la simple obéissance d'une chaisière de paroisse campagnarde au temps de Napoléon III, on les laissera tranquilles, et ils seront dévorés par les « enzymes gloutons ». 228:135 Que ne puis-je avoir cette simplicité ! Je lis cette phrase : « Des écrivains comme Claudel, Chesterton, Bernanos, Gertrude Von Le Fort ont sans doute plus fait pour attirer les esprits vers le catholicisme qu'aucun théolo­gien, peut-être même aucun prê­tre. Mais ils ont été en rapport avec des prêtres. » Bien. Mais l'autre jour, évoquant devant un ecclésiastique (professeur de phi­losophie) quelques inepties par trop choquantes, je reçus en ré­ponse, avec un sourire : « Ah ! avec vous, les intellectuels... » Je sais bien que Rousseau a dit que l'homme qui pense est un animal dénaturé ; mais on ne se refait pas. Je remarque en ce moment l'absence totale de prestige intellectuel de l'Église : On lit encore dans la jeunesse étudiante Sartre et Camus ; on discute Lévi-Strauss, Foucault, et même le peu génial Marcuse. Mais Congar, Rahner (plus quelques théologiens aux noms imprononçables, analogues à ceux dont se divertissait peu charitablement Pascal dans les « Provinciales »), je ne les vois jamais provoquer aucun choc salutaire dans le monde philosophique et littéraire. Ils regardent passer les athées comme cavaliers de l'Apocalypse, et après, ils ramassent le crottin. Autrefois, j'ai cru un instant que j'allais perdre la foi à la lecture du « Drame de l'humanisme athée » ; puis j'ai pensé qu'une analyse poussive et miteuse pouvait très bien faire injuste­ment surestimer un Marx ou un Nietzsche. J'ai alors pris le parti d'essayer de me dire à moi-même ce que je pressentais comme vrai, et qu'on ne me disait pas. C'est ainsi qu'on devient « sociologi­que » ! Mais il faut espérer dans les voies du Seigneur qui sont impénétrables, et non dans le déterminisme infatué des « en­zymes gloutons »... Jean-Baptiste Morvan. #### Luc J. Lefebvre : La Cité nouvelle du Christ (Éditions du Cèdre) Les sociétés humaines ne paraissent pas souffrir de moins de désordres depuis que la sociologie est devenue une science à part, avec ses spécialistes, ses professeurs, ses étudiants et ses monceaux de littérature. N'est-ce pas parce que les manuels conformes aux programmes officiels se gardent bien d'en énoncer le principe, lequel tenait déjà « ces versets de David, vieux de 3000 ans : *Nisi Dominus ædificaverit domum... Nisi Dominus custodierit civitatem...* Si le Seigneur ne bâtit la mai­son... Si le Seigneur ne garde la cité... vains sont les efforts des bâtisseurs, vaine est la veille des gardes. 229:135 Parce qu'elle a pour objet l'homme dans ses rapports avec les autres hommes, il serait normal que la sociologie étudiât d'abord ce qui dans l'homme lui-même est à corri­ger ou à perfectionner pour le rendre apte à la vie en société. Nous sommes loin du compte. Qui donc n'a remar­qué que lorsqu'il s'agit, par exemple, de la délinquance juvénile on ne s'entend pro­poser en fait de remède que la multiplication des policiers ? Comme s'il n'était pas de simple bon sens de se de­mander avant tout s'il n'y a pas quelque chose à réformer dams les méthodes d'éduca­tion ; quelque chose à corriger chez les éducateurs. Aussi faut-il féliciter les éditions du Cèdre d'avoir ré­édité cet ouvrage de Luc J. Lefebvre. Ce qui fait que l'homme, cet être libre et faillible, est apte à vivre en société, à quoi sa nature même le destine, c'est sa dignité de créature faite à l'image et à la ressemblance de ce Dieu, qui, dans l'éter­nelle entente de ses trois Per­sonnes, offre le modèle de la société parfaite. Rétabli par le Christ dans cette dignité que lui avait fait perdre le péché originel, aidé et réparé lorsqu'il le faut par les sacrements, l'homme a reçu en outre de Notre-Seigneur tous les ensei­gnements nécessaires à son comportement social, en quoi l'on voit bien que le divin « Restaurateur de l'humanité » n'est pas venu abolir la Loi mais la compléter. Ces enseignements, on les trouve excellemment exposés dans ce livre de Luc J. Lefebvre. Il rappelle que les sociétés ne se fondent pas seulement sur la technique ou l'économie, mais sur la pratique des vertus nécessaires à l'accomplissement des devoirs, qui usure la sauvegarde des droits et l'obtention du bien commun. Le rapide coup d'œil que voici montre la richesse de cet ou­vrage : dignité de l'homme ; respect de la femme et de l'enfance ; vertus de l'homme dans la société ; la charité et le sens social ; la propriété ; le travail et le salaire ; société et ordre social, autorité, hié­rarchie ; la société familiale (conjugale, paternelle, domes­tique) ; la société civile, les devoirs envers l'État ; la dis­tinction des deux pouvoirs ; la vertu de patriotisme. Nous avions ouvert ce livre en pensant y trouver une in­troduction à la sociologie. Nous y avons découvert bien davantage -- en un résumé clair et prenant auquel nous nous reporterons souvent, l'expli­cation de toute la doctrine sociale qu'enferment ces mots de saint Pie X : « Instaurare om­nia in Christo ». J. Thérol. 230:135 #### François Gaquère Les suprêmes appels de Bossuet à l'unité chrétienne (Beauchesne) Ce qu'en 50 ans d'aposto­lat, à coups de chefs-d'œuvre, l'Aigle de Meaux s'est efforcé d'obtenir -- le retour des « Prétendus Réformés » au bercail catholique -- notre temps le verra-t-il enfin ? Si nous ne croyions que l'Église humaine peut compter sur l'assistance du Saint-Esprit, nous craindrions plutôt le con­traire. L'anarchie d'une bon­ne partie du clergé, l'affaiblis­sement de la foi en la Pré­sence réelle, le mépris de la Tradition, la primauté de Ro­me contestée, les dogmes dis­cutés, autant de graves symp­tômes, parmi les plus connus, qui ne seraient pas pour nous rassurer. C'est à tout cela que pen­dant 50 ans Bossuet a cher­ché à porter remède. En ce nouveau livre, qui complète trois ouvrages précédents et couvre les années 1668 à 1691, le chanoine Gaquère apparaît comme l'homme d'aujourd'hui qui connaît le mieux l'Aigle de Meaux. Il y étudie les cinq « productions persuasives » de Bossuet pendant cette ving­taine d'années : *l'Exposition de la Doctrine catholique sur les matières de controverse,* la *Conférence avec le pasteur Jean Claude* à la demande et en présence d'une nièce de Turenne, Mademoiselle de Du­ras dont elle emporta la con­version, le *Traité de la Com­munion sous les deux espèces,* les *Six Avertissements aux Protestants,* et la magistrale et célèbre *Histoire des va­riations des Églises protes­tantes* -- laquelle, chose étrange, demeura sans effet sur les « Prétendus Réfor­més » alors que *l'Exposition* avait entraîné une trentaine de milliers d'abjurations, parmi lesquelles celles d'illus­tres personnages (Turenne, Dangeau, l'anglican Drum­mond, duc de Perth) et cel­les de nombreux ministres pro­testants. De *l'Exposition de la Doc­trine catholique,* avant d'en donner le texte intégral -- une splendeur ! -- le chanoi­ne Gaquère présente un résu­mé qui montre combien l'argu­mentation de Bossuet reste actuelle. Qu'une si claire et irréfutable démonstration n'ait pas suffi à établir l'unité chré­tienne, voilà d'où l'on peut conclure que l'intelligence, même poussée jusqu'au génie, ne viendra pas à bout de la Réforme. 231:135 Et comment des es­prits qui n'acceptent d'autre interprétation que la leur et refusent toute décision d'auto­rité se rendraient-ils aux bon­nes raisons, puisqu'ils sont aveuglés par ce *Non serviam* qu'ils appellent libre arbitre ? C'est pourquoi Bossuet lui-même comptait bien moins sur le raisonnement que sur la grâce de Dieu, Lumière du monde, ce qui ne l'empêchait pas de parler et d'écrire en ce langage qui ne cessera d'enchanter. Ah ! quel beau « dialogue » et quel admira­ble « militant » que cet évê­que auquel la charité ne fai­sait jamais taire ni compro­mettre la vérité ! Signalons qu'à la ligne 26 de la page 184 de cet ouvrage -- que nous recommandons -- il faut lire « fidèles » au lieu de « infidèles », ce que con­firme le dernier paragraphe de la page 187. *J. Thérol.* 232:135 ## DOCUMENTS ### Don Macchi : ignorance, oui vraiment ? Au mois de mai, dans son numéro 425, la revue « Est et Ouest » a publié l'article suivant de Rocco Astori et Claude Harmel : Depuis le XX^e^ Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, en février 1956, les communistes italiens, avec Palmiro Togliatti d'abord, avec Luigi Longo aujourd'hui, font sonner toujours plus bruyamment les trompettes de la liberté et de la démocratie, et l'expérience a prouvé que c'était pour eux la tactique la plus avantageuse, celle qui leur permettait le mieux de « coller aux masses », de sortir de cet « isolement » qui est, pour tout parti communiste, une menace permanente d'impuissance et de stagnation. La façon dont a été accueilli et commenté le XII^e^ Congrès du P.C.I., tenu en février 1969, jusque dans la presse catho­lique témoigne de l'efficacité de cette méthode et de ce déguisement. Parmi toutes les publications auxquelles ce Congrès a donné lieu dans les milieux catholiques, il est permis de retenir comme exemplaire -- à cause de la qualité de son auteur, de l'audience de la revue dans les milieux poli­tiques italiens, de l'influence du groupe auquel appartient ce commentateur sur la formation de la jeunesse, voire la sélection de ceux qui sont destinés à des activités publi­ques, -- l'article que le Père Angelo Macchi, de la Compagnie de Jésus a donné à la revue milanaise dont il est le directeur responsable, *Aggiornamenti sociali* ([^49])*.* Certes, depuis quelque temps, ce groupe a pris son indépendance à l'égard de l'Ordre, afin de ne pas l'engager, mais ses rédacteurs n'en restent pas moins membres. 233:135 Selon le Père Macchi (avril 1969, n° 4), les caractéris­tiques les plus importantes du XII^e^ Congrès du P.C.I. pour­raient se résumer ainsi : « Le Parti communiste italien a montré qu'il a pris conscience et tiré les conséquences de la crise qui secoue le bloc des pays communistes. Les évolutions qui s'y sont manifestées paraissent avoir exercé une poussée dans le sens d'*une révision des principes idéologiques* (en gras dans le texte) qui découlent du marxisme-léninisme... De ce point de vue, certaines acquisitions faites par le P.C.I. apparaissent d'une importance singulière : chaque État ou parti communiste doit être totalement *autonome et libre* (en gras dans le texte) de définir les formes et struc­tures d'une société socialiste adaptée à son propre pays et les voies à suivre pour y parvenir ; une société socialiste peut se réaliser en respectant une *pluralité* (id.) dans de multiples domaines (pluralité des partis non-socialistes, pluralité d'associations syndicales, culturelles, religieuses, etc.) et qu'elle peut *garantir les libertés* (id.) civiles, qui existent dans les structures de la démocratie occidentale (liberté de religion, de presse, de culture, d'information, d'art, de science) ». « C'est sur cette base de « révisions idéologiques » que, selon nous, s'appuie la mise à jour de la tactique et de la stratégie du P.C.I., à la fois au plan du mouvement com­muniste international et à celui de la politique intérieure. 234:135 « a) Au plan du mouvement communiste international, le P.C.I. réaffirme qu'il reste un parti lié organiquement aux autres partis communistes, mais il refuse de reconnaître à l'U.R.S.S. la fonction d'État-guide et au P.C.U.S. de parti-guide. Au contraire, il réaffirme la nécessité de fonder les rapports entre partis communistes sur le respect de l'*autonomie* (id.) de chacun et d'une *liberté d'opinion et de désaccord* (id.) permanente. « b) Sur le plan intérieur, le P.C.I. exclut d'une part la voie de la révolution violente pour la conquête du pou­voir et l'instauration de la société socialiste, et opte d'autre part pour *la voie des réformes*... » Voilà comment un religieux plein d'autorité présente à la clientèle catholique italienne la politique présente et à venir du Parti communiste italien. Qui croira ce qu'il en dit craindra beaucoup moins l'accession du P.C.I. aux fonc­tions gouvernementales et ne répugnera plus à coopérer avec lui. Bien entendu, c'est inconsciemment que le Père Macchi se fait ainsi le complice du P.C.I. Sans plus de scrupule qu'un journaliste moyen de notre temps, il parle allègre­ment de ce qu'il ignore, sans chercher à voir au-delà de l'immédiate apparence. On se tromperait si l'on croyait qu'il feint d'ignorer des choses que connaît quiconque a un peu étudié ces problèmes : il les ignore réellement ; s'il les a connues, elles sont sorties de sa mémoire. Sans doute pourrait-on lui reprocher de parler de ce dont il n'a qu'une connaissance fort vague, mais il y aura quelque injustice dans ce reproche, car il est si ignorant qu'il ne sait qu'il ignore. Il n'y a rien comme l'ignorance de sa propre ignorance pour donner à un homme l'audace de parler avec autorité. Le Père Macchi a peut-être su, mais il a oublié que c'est Krouchtchev qui a exigé des partis communistes qu'ils ne parlent plus de l'U.R.S.S. comme d'un État-guide et du P.C.U.S. comme d'un parti-guide. Il a peut-être su, mais il a oublié que toutes les constitutions des pays commu­nistes, à commencer par celle que Staline donna en 1936 à l'U.R.S.S. au temps de la grande purge et qui fat saluée comme « la plus démocratique du monde », garantissait toutes les libertés politiques et individuelles. Il a peut-être su, mais il a oublié que la pluralité des partis et associations non-communistes est admise dans toutes les démocraties populaires ainsi qu'en Chine au moins jusqu'à la Révolution culturelle, et que cette pluralité n'a eu d'autre objet que de permettre au P.C. de mieux asservir l'ensemble du peuple. 235:135 Où a-t-il vu que le P.C.I. avait renié l'un des principes fondamentaux du marxisme-léninisme ? Pourrait-il citer un seul texte où les communistes italiens (et les autres) ont condamné l'éventualité d'un recours à la violence ? Ils ont déclaré, comme ceux des autres pays, qu'ils préféraient venir au pouvoir par des moyens pacifiques, mais ils ont dit aussi, en répétant servilement tel passage du discours de Krouchtchev au XX^e^ Congrès du P.C.U.S., que le choix des moyens ne dépendait pas d'eux et qu'ils useraient de la force si la bourgeoisie voulait s'opposer à leur montée au pouvoir. A la vérité, il y a là un point sur lequel les communis­tes ont vraiment changé, sur lequel ils professent aujour­d'hui une conception différente de celle que Lénine avait cru pouvoir tirer de certains textes de Marx, mais l'igno­rance du Père Macchi est telle qu'il ignore le seul fait qui donnerait quelque fondement à sa thèse sur « les révisions idéologiques » du P.C.I. Lénine professait que le premier devoir des communis­tes était de détruire l'appareil du pouvoir, et cela ne pou­vait se faire que par la violence, que ce soit avant ou après que le pouvoir ait été conquis. Il fallait détruire l'appareil de l'État bourgeois parce que, s'il subsistait, si les commu­nistes s'en servaient pour gouverner, ils finiraient par être absorbés par lui, conquis par leur conquête, conduits à adopter les méthodes et l'esprit de leurs, prédécesseurs. Les fonctionnaires imposeraient finalement leur façon de faire et de voir aux nouveaux maîtres du pouvoir. Aujourd'hui, les communistes n'éprouvent plus la mê­me crainte et ils sont convaincus que le noyautage préala­ble des administrations publiques, l'emprise sur l'esprit des fonctionnaires d'un marxisme diffus, l'affaiblissement des idées traditionnelles, en particulier du sens de l'État, permettront aux communistes de se servir de l'appareil présent de l'État bourgeois pour exercer la dictature du prolétariat. Certes, cela exigera encore une épuration qui pourra être sévère, mais ils ne seront pas dans l'obligation de « briser par la violence l'appareil de l'État ». 236:135 Voilà la seule nouveauté dont le Père Macchi aurait pu se prévaloir pour justifier sa thèse. Seulement, il aurait fallu pour cela qu'il étudie avec plus de soin le sujet dont il traitait. Ce n'est pas là dans les habitudes du journalisme de notre temps, même pratiqué par un Père de la Compagnie de Jésus. *Rocco Asteri et Claude Harmel ont retenu l'hypothèse la plus bienveillante : l'ignorance.* ============== fin du numéro 135. [^1]:  -- (1). Sur ce pourvoir temporel du laïcat chrétien : voir notre article « Chronique de Lausanne », dans ITINÉRAIRES, numéro 134 de juin 1969, spécialement pages 180 à 184. [^2]:  -- (1). *Le Monde du* 17 mai 1969. [^3]:  -- (2). Même numéro du journal *Le Monde.* Interview du cardinal Suenens aux I.C.I. du 15 mai. Le contexte montre clairement que le Cardinal, en attaquant les « thèses enseignées à Rome comme seules valables », vise les encycliques doctrinales des Papes antérieures à 1958. [^4]:  -- (1). Voir : « Sacra Virginitas », dans *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969. [^5]:  -- (1). On peut espérer que cette mesure soviétique sera rapportée, si quelque chose a changé en France. (Note de mai 1969.) [^6]:  -- (2). *La Revue du Souvenir Vendéen,* Boîte postale 204, Cholet (49), indique et fournit des livres, fascicules et documents. [^7]:  -- (1). Grasset 1969. [^8]:  -- (2). *L'enracinement*, p. 213. [^9]:  -- (3). *Id.*, pp. 211-212. [^10]:  -- (4). *Id.*, p. 215. [^11]:  -- (1). Dans sa lettre du 25 avril 1926, le cardinal Andrieu accusait Maurras d'avoir « *fait table rase de la distinction du bien et du mal *», d'avoir « *remplacé la recherche de la vertu par l'esthétisme et l'épicurisme *», d'avoir divisé « *l'humanité en deux classes ou plutôt deux règnes : l'homme non lettré, imbécile dégénéré, et l'élite des hommes instruits *», d'avoir « *présenté une organisation sociale toute païenne où l'État, formé par quelques privilégiés, est tout, et le reste du monde *», d'avoir « *osé proposer de rétablir l'esclavage *», d'avoir proclamé *:* « *Défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires *», etc. etc. (*Cf. Jean Madiran :* « Le dessein politique » (de Maurras) p. 44, dans le numéro 122 d'*Itinéraires*, avril 1968.) [^12]:  -- (5). Cf. *Itinéraires*, numéro 134, annexe II à l'éditorial. [^13]:  -- (6). V. note précédente. [^14]:  -- (1). Dans *Preuves.* Il termine d'ailleurs en disant qu'il est d'autres idoles, et plus menaçantes. [^15]:  -- (1). Pour les besoins, sans doute, de la propagande du Docteur Lagroua Weil-Hallé, fondateur du « Planing Familial Français ». [^16]:  -- (1). Les phrases-résumés dont nous nous servons pour chaque film sont extraites de différents numéros de l'hebdomadaire « Pariscope ». [^17]:  -- (1). Paquet d'étoupe dont on fait le fil, au haut de la quenouille. [^18]:  -- (1). Toutes les références, dans la suite de cet article, comportant seulement une indication de page, renvoient à une page de ce volume. [^19]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 129 de janvier 1969. [^20]:  -- (2). Cf. *Itinéraires*, numéro 130 de février 1969, page 216. [^21]:  -- (1). Je ne recopie que quelques supplications. On retrouvera le texte complet dans les missels d'avant le déluge. [^22]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 134 de juin 1969. [^23]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 127 de novembre 1968, pages 48-49. [^24]:  -- (1). *S. de theol*., II-II, 4, 2. [^25]:  -- (2). *Ibid.,* 3. -- Que l'acte de foi soit adhésion à la personne et à la doctrine de Jésus, saint Thomas l'enseigne sans cesse ; on trouvera plusieurs de ses textes sur la foi dans notre étude : « La notion d'hé­résie », *Itinéraires*, numéro 130 de février 1969. [^26]:  -- (1). Voir notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pages 102-106 ; cf. aussi page 200 ; et passim. [^27]:  -- (1). *Le journal la croix*, 23 mai 1969, page 12. [^28]:  -- (1). Bulletin diocésain de Beauvais, 24 mai. Cf. *Le journal la croix* daté du 23 mai. Lecture obligatoire de ce communiqué, dans le diocèse, à *toutes les messes du dimanche de la Pentecôte !* [^29]:  -- (1). Voir saint Thomas, *IIIa Pars*, questions 46 à 52. [^30]:  -- (1). La Passion du Christ marque l'origine du rite de la religion chrétienne, comme il est dit dans Éphésiens V, 2 « Le Christ s'est offert lui-même à Dieu comme hostie et oblation ». *IIIa Pars,* question 62, article 5*.* [^31]:  -- (1). Relire toute *l'épître du Dimanche des Rameaux* tirée de Philippiens II, 5-11. [^32]:  -- (1). Doux bois qui par des clous de douceur soutiens un poids si doux... Balance de ce corps elle arrache sa proie à l'Enfer. [^33]:  -- (1). Variantes entre la version de cette hymne au rite dominicain et la version au rite romain. -- On peut se reporter au texte de Migne, si on trouve une Patrologie latine. -- « Célèbre ma langue la victoire et les lauriers de ce combat... De son plein gré, étant né pour cela. le Christ s'est livré à Passion... Ô croix, toi seule fus digne de porter la victime offerte pour le monde, d'être l'arche qui conduit au port le monde qui fait naufrage... Terre, mer, astres et monde, quel flot purifiant a ruisselé sur vous. » [^34]:  -- (1). *IIIa Pars*, question 46, art. 6. [^35]:  -- (1). Pascal, *Mystère de Jésus*. (Pensées n° 553 de l'édition Brunschvicg.) [^36]:  -- (1). *Passion, cause satisfactoire de notre salut :* le Christ est pro­pitiation pour nos péchés, non seulement les nôtres mais ceux du monde entier (la Jo, 11, 2) ; Dieu l'a établi propitiateur par la foi en son sang (Rom. III, 25). -- *Passion*, *ayant un effet de libération à l'égard du péché et de la servitude sous l'empire du diable :* Vous avez été rachetés... par le sang précieux de l'agneau immaculé et sans tache (Ia Petri, I, 18) ; Il nous a aimés et nous a lavés de nos péchés dans son sang (Apoc, 1, 5). Désormais le prince de ce monde va être jeté dehors (Jo. XII, 3). Le Fils de l'homme est venu... pour donner sa vie en rédemption pour beaucoup (Matth. XX, 28). -- *Passion, constituant le vrai sacrifice parfait et définitif :* le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu pour nous comme une oblation et une hostie d'agréable odeur (Eph. V, 2) et surtout les grands textes de l'épître aux Hébreux, chap. X et XI. [^37]:  -- (2). Chant de l'*Exsultet.* [^38]:  -- (1). Voir l'opuscule de Lepin : *Christologie commentaire des pro­positions 27-38 du décret Lamentabili* (Beauchesne 1908, Éditeur à Paris). [^39]:  -- (2). *Le Mo*nde du 12. IV. 69 « Les Dossiers Hollandais ». [^40]:  -- (1). Textes néo-modernistes de Teilhard cités dans *Théologie de l'Histoire,* dernier annexe : Pseudo-Église, numéro spécial d'*Itiné­raires*, septembre-octobre 1966. [^41]:  -- (1). Un évêque français ne considérait-il pas comme une des tâches urgentes du Concile la réhabilitation de Galilée ? [^42]:  -- (1). Cette conversation est antérieure à la *Profession de foi* de Paul VI, sur laquelle d'ailleurs nous aurons à revenir. [^43]:  -- (1). *Bloc-Notes* du *Figaro littéraire*, 10 décembre 1964. [^44]:  -- (1). « ...ob suam. eximiam sanctitatem et inexhaustam in omnibus bonis foecunditatem ». [^45]:  -- (1). Il n'est pas possible de séparer la constatation de ce que l'homme est et la fixation de ce qu'il doit être. Sur ce point, philo­sophies et religions sont d'accord. La Bible enseigne simultanément ce que l'homme est et ce qu'il lui faut devenir ; les deux aspects ont intimement mêlés. Les philosophes font de même. [^46]:  -- (1). Kant, *Critique de la Raison pratique,* trad. Picavet, P.U.F. 1943, p. 140, note 3. [^47]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 137, note 2. [^48]:  -- (1). J'ai lu, dans la Semaine religieuse d'un des diocèses de ma Province ecclésiastique, ces lignes qui m'ont toujours laissé rêveur : « Pendant longtemps, il a été donné un enseignement précis, com­mode, avec des catégories formelles, qui permettaient à chacun de s'y retrouver, de se situer par rapport au péché véniel, au péché mortel, etc. Mais quand on veut que les chrétiens deviennent adultes et prennent en leurs propres mains leur vie spirituelle, ce ne sent plus des garde-fous qu'il faut leur donner, c'est un principe dynamique qu'il faut leur mettre au cœur. Qu'y a-t-il de premier dans la morale chrétienne, sinon l'amour ? Mais l'amour est beaucoup plus exigeant que toutes les règles morales qu'on pourrait édicter. *Il est vrai qu'entre le moment où s'effacent les barrières et celui où l'on est vraiment capable de se laisser conduire par l'amour, il y a une inévitable période d'incertitude. C'est un temps de crois­sance*. » Nietzsche et Freud ont dû se trémousser de joie dans leur tombe en voyant jusqu'où leur doctrine a pénétré. [^49]:  -- (1). Cette revue est l'organe du « *Centro di Studi Sociali* », groupe de jésuites qui, aux études habituelles dans les Facultés de l'Ordre, ajoute une préparation à l'étude des problèmes sociaux. Les articles des rédacteurs et collaborateurs, même signés, reflètent la pensée de tout le groupe, sauf indication contraire est-il précisé dans chaque numéro de la revue.