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### Précisions théologiques
*sur quelques questions\
actuellement controversées*
*Des questions inhabituelles, mais non pas illégitimes, ont été soulevées devant l'univers catholique et devant l'ensemble du public par la* NOTIFICATION *qu'a promulguée au mois d'août la Congrégation romaine de la Doctrine. Il s'en est suivi un remue-ménage d'interrogations, de doutes, de discussions qui, pour ne point s'exprimer surtout par la voie de l'imprimé, n'en sont pas moins intenses. A ces* « *questions disputées *» *s'ajoutent celles qu'ont provoquées la thèse -- certainement illégitime celle-là, et depuis longtemps réfutée par la théologie catholique -- du cardinal-archevêque de Paris niant que le Pontife romain soit* « *la tête *» *de l'Église. De tous côtés on s'interroge donc sur ce qu'enseigne la doctrine catholique, notamment quant aux points suivants :*
I. *-- * *Le Pontife romain tête de l'Église.*
II\. *-- * *Les défaillances éventuelles du Pontife romain.*
III\. *-- * *Le cas d'un* « *mauvais Pape *»*.*
IV\. *-- * *Le cas d'un* « *Pape hérétique *»*.*
V. *-- * *Le cas d'un* « *Pape schismatique *»*.*
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*Ceux qui voudront véritablement étudier à fond ces problèmes devront commencer par se reporter, outre saint Thomas, aux traités classiques des théologiens traditionnels* (*Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Suarez, Bellarmin, etc.*)*. Les indications que l'on trouve chez eux sur ces questions controversées ne sont d'ailleurs pas toujours convergentes.*
*Sur les cinq chapitres que nous venons d'énumérer, nous donnons ci-après non pas un traité en forme et complet, mais le rappel de quelques principes essentiels qui pourront servir de lignes directrices et de points de repère pour une première réflexion.*
*Nous les empruntons au théologien contemporain Charles Journet* (*aujourd'hui cardinal*)*. Pourquoi Journet ? Parce qu'il est en continuité avec la tradition et le trésor de la théologie catholique ; parce qu'il est reconnu par tous comme pleinement orthodoxe et traditionnel en théologie ; enfin parce que, sur les questions qui n'ont pas été explicitement et définitivement tranchées par le Magistère de l'Église, ou qui ne l'ont été qu'en partie, il suit ordinairement une voie raisonnable et prudente, sans glisser vers des opinions qui, même permises, demeurent étranges, ou extrêmes, ou curieuses. Journet, bien entendu, n'est pas plus infaillible que n'importe quel autre théologien : mais il est très généralement tenu, surtout en ce qui concerne la théologie de l'Église, pour la plus connue et la plus sûre* « *auctoritas *» *parmi les auteurs vivants. Au demeurant il s'appuie constamment, comme on va le voir, sur la tradition et les travaux des meilleurs parmi les anciens théologiens.*
\*\*\*
*Nos lecteurs se souviendront d'autre part, en lisant ces extraits que nous avons recueillis à leur intention, des recommandations permanentes que nous leur avons toujours faites ; et principalement de celles-ci :*
1° *il est naturel et légitime à l'esprit humain de* (*chercher à*) *tout comprendre ; à condition pourtant de ne pas oublier que le domaine de nos responsabilités véritables et de notre action réelle est beaucoup plus restreint que celui des choses que nous pouvons comprendre plus ou moins ;*
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2° *ce qui est certainement à la portée de tous, ce qui appartient certainement, sous un rapport ou sous un autre, au devoir de chacun, c'est d'étudier, de connaître, de maintenir, de transmettre* LE CATÉCHISME CATHOLIQUE. *Comme base, principe et centre de toute éducation intellectuelle et morale, de toute action culturelle, de toute formation civique.*
*Nos abonnés, là-dessus, ont en mains le premier supplément à notre numéro 135 :* « *L'action pour le catéchisme *»*. Ce supplément est épuisé. Mais nous en tenons à leur disposition une édition abrégée intitulée :* « *Notre action catholique *»*. Nous les invitons à se la procurer et à la diffuser très largement, à la proposer et à la faire méthodiquement étudier autour d'eux* ([^1])*.*
#### I. -- Le Pontife romain tête de l'Église
Louis Salleron, dans *Carrefour* du 20 août 1969, a relevé le scandaleux renfort (volontaire ou involontaire) que le card. Marty, archevêque de Paris, a donné au mouvement contre la Papauté :
« Ce que veulent les théologiens comme Hans Kung, rangés en bataillon derrière le cardinal Suenens, c'est faire du Pape un évêque comme les autres, élu par les autres, et pourvu simplement de quelque primauté d'honneur, mais sans aucun pouvoir à l'encontre des épiscopats du monde entier.
« Volontairement ou involontairement, le cardinal Marty a apporté sa caution à ce mouvement dans son interview à *La Croix* du 27 juin, où il déclare : « *Puisque vous parlez de tête et de corps, laissez-moi vous rappeler que dans l'Église, la tête c'est le Christ. Ni les évêques, ni le premier d'entre eux ne sont la tête. *»
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Salleron remarque aussitôt que le card. Marty a ainsi contredit « le Concile » dont il se réclame habituellement :
« La Constitution conciliaire de Vatican II *Lumen gentium* dit que le Pape est *la tête visible de toute l'Église. *»
C'est le coup devenu habituel : on nous assomme « au nom du Concile » mais en allant gaillardement jusqu'à le contredire.
Demandons à Journet le témoignage de la théologie catholique : dans son ouvrage *L'Église du Verbe incarné,* tome II, deuxième édition revue et augmentée, Desclée de Brouwer, pages 349 et suivantes : « *La doctrine du Christ, tête de l'Église, exploitée contre la Papauté *».
En effet, une telle exploitation, c'est du Luther : c'est la vue « bien sommaire » selon laquelle, puisque le Christ est tête de l'Église, le Pape ne l'est pas. Ce simplisme sans finesse et sans doctrine est celui que le card. Marty a repris à son compte.
Voici ce que rappelle Journet :
Saint Thomas avait distingué deux influx de la tête sur le corps, du Christ sur les membres : l'un extérieur, par manière de renseignement et d'instruction, l'autre intérieur et intime, par manière d'impulsion et de vertu motrice. Considéré selon son humanité, le Christ agit comme cause principale lorsqu'il *enseigne* avec autorité ses membres. Il a voulu déléguer quelque chose de son autorité à ceux que saint Paul appelle ses ambassadeurs : « Nous sommes en ambassade pour le Christ, vu que c'est Dieu qui exhorte par nous » (II Cor., V, 20). De par sa volonté et sous son contrôle, les dépositaires partiels et successifs de son autorité directrice, de son pouvoir juridictionnel, sont donc les chefs, la tête des membres de l'Église.
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Considéré encore selon son humanité, le Christ, lorsqu'il *influe la grâce* dans les âmes, agit comme cause instrumentale conjointe à la divinité, laquelle peut seule pénétrer dans la substance de l'âme. Il a voulu, ici encore, pour une part, se servir de ministres, qu'il a envoyés baptiser, remettre les péchés, etc., et qui, en raison de ce pouvoir instrumental dérivé, transmettent jusque dans les âmes les dans de la grâce (...).
Voici une réponse (à Luther) de Biel, rapportée par W. Wagner :
« Le pape lui aussi est chef de l'Église... bien que d'une tout autre manière que le Christ... La différence est grande entre ce chef (le pape) et le chef premier (le Christ)... En outre, le Christ est chef principal et premier de l'Église, *caput prinicipale et primarium*... Le pape, au contraire, est chef secondaire, ministériel et vicaire... »
(...)
Le pape n'est pas un second chef à côté du Christ ; il est un chef sous-ordonné au Christ, comme ministre et comme vicaire ; c'est sous l'influence plus large et plus mystérieuse du Christ qu'il gouverne l'Église. Mais Luther n'a pu s'élever à cette vue surnaturelle de la papauté ; il considère le pape comme indépendant du Christ, comme une autre tête, « *ein ander haubt *», à côté du Christ ; dès lors, le pape ne peut plus avoir sur l'Église qu'une influence humaine.
Journet résume ainsi la doctrine sur ce point (page 1361) :
*Le Christ et le pape ne sont pas juxtaposables, ils ne font pas deux têtes à l'Église : cette absurdité, condamnée déjà par Boniface VIII, réfutée chez Gabriel Biel, est reprise et exploitée par Hus et par Luther. Le pape est tête de l'Église d'une manière subordonnée et vicaire, dans la seule ligne de la juridiction permanente, et pour un temps restreint.*
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Que le Christ soit tête de l'Église n'empêche pas le Pape d'être tête de l'Église. Que le Christ et le Pape soient (chacun d'une manière différente) tête de l'Église, cela ne fait pas deux têtes de l'Église.
Voilà ce que Luther ne comprit point ; et ce que le card. Marty, à son tour, n'est pas encore arrivé à comprendre.
Ah ! nous sommes bien lotis !
#### II. -- Les défaillances éventuelles du Pontife romain
Journet, *L'Église du Verbe incarné,* tome I, troisième édition augmentée, Desclée de Brouwer 1962, pages 567-568 :
Les théologiens font remarquer que le pape peut être considéré soit comme personne privée, comme théologien particulier auteur par exemple d'un ouvrage de théologie dogmatique ou morale, d'un traité de droit canon, etc., soit comme souverain pontife et comme chef de l'Église. Dans le premier cas, il ne diffère pas des autres théologiens, il est comme eux sujet à l'erreur. C'est dans le deuxième cas seulement qu'il est protégé par les diverses formes de l'assistance divine (...). On pourrait distinguer ici les actes « du pape » où le pape agit sans engager la juridiction suprême qu'il possède, et les actes « pontificaux », où il engage son autorité de vicaire de Jésus-Christ. L'assistance divine concerne les actes « Pontificaux », non pas les actes « du pape ». A plus forte raison ne concerne-t-elle pas les actes d'un pape douteux ou d'un anti-pape.
De plus, rappelons que l'assistance promise aux actes pontificaux peut être, à proprement parler, faillible ou infaillible, et d'une infaillibilité qui sera, suivant le cas, soit simplement prudentielle, soit au contraire absolue.
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Page 572 :
...L'insistance avec laquelle l'Écriture oppose les privilèges de Pierre à ses ignorances et à ses fautes nous invite à distinguer nettement en ses successeurs l'*infaillibilité* et l'*impeccabilité.* A peine saint Luc a-t-il rapporté la prière faite pour la constance de Pierre qu'il annonce la trahison imminente de l'apôtre. A peine saint Matthieu, a-t-il représenté saint Pierre inspiré par le Père céleste pour confesser la divinité du Christ (Mt., XVI, 16-19), qu'il le représente envahi par l'esprit de ténèbres et méritant l'anathème de Jésus : « Arrière de moi Satan ! tu m'es un scandale ; car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu, mais ceux des hommes » (Mt., XVI, 23).
A cet endroit, Journet cite Soloviev :
« ...Comment admettre que la pierre de scandale pour le Seigneur lui-même soit la pierre de son Église, inébranlable aux portes de l'enfer ? que celui qui ne pense qu'aux choses humaines reçoive les révélations du Père céleste et obtienne les clefs du royaume de Dieu ? Il n'y a qu'un seul moyen d'accorder ces textes que l'évangéliste inspiré n'a pas juxtaposés sans raison. Simon Pierre, comme *pasteur et docteur suprême de l'Église universelle,* assisté de Dieu et parlant pour tous, est le témoin fidèle et l'explicateur infaillible de la vérité divino-humaine ; il est en cette qualité la base inébranlable de la maison de Dieu et le porte-clefs du royaume céleste. Le même Simon Pierre, comme personne *privée* parlant et agissant par ses forces naturelles et par son entendement purement humain, peut dire et faire des choses indignes, scandaleuses et même sataniques. Mais les défauts et les péchés personnels sont passagers, tandis que la fonction *sociale* du monarque ecclésiastique est permanente... »
Journet précise alors :
Le pape, *comme chef de l'Église,* peut agir avec une assistance infaillible soit 1° *absolue* (pouvoir déclaratif) soit 2° *prudentielle* (décisions canoniques générales), ou encore 3° avec une assistance prudentielle *faillible* (décisions canoniques particulières et décisions relatives à l'existence empirique de l'Église). *C'est seulement dans ce troisième domaine, que ses défaillances personnelles peuvent avoir un contre-coup* (POSITIF) *fâcheux *: c'est en ce domaine que Paul résiste à Pierre.
Dans les deux autres domaines, les défaillances du pape n'entraîneront tout au plus que des fautes d'omission.
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#### III. -- Le cas d'un "mauvais Pape"
Journet, *op. cit*., tome I...pages 547 et suivantes :
Il n'appartient pas à l'Église de changer la forme de son régime, ni de décider du sort de celui qui, une fois validement élu, est non pas son vicaire à elle, mais le vicaire du Christ. Et c'est pourquoi elle n'a rien en elle qui lui permette de punir son chef, ou de le déposer. Elle est née pour obéir. Cette vérité peut sembler dure. En tous cas, les vrais théologiens ne l'ont point atténuée. Ils l'ont plutôt accusée. Pour nous donner conscience de tout ce qu'elle pouvait exiger d'héroïsme, et de ce que nous devions être prêts à souffrir pour l'Église, ils ont été aux cas extrêmes. Ils ont pensé à un pape scandalisant l'Église par les plus graves péchés ; ils l'ont, de plus, supposé incorrigible. Ils ont alors demandé si l'Église ne pourrait pas le déposer. Et ils ont répondu non ; car il n'y a personne sur terre qui puisse toucher au pape.
Dans sa *Somme sur l'Église,* le cardinal Torrecremata a indiqué plusieurs remèdes auxquels recourir en pareille calamité : admonitions respectueuses, résistance directe aux actes mauvais, etc. Mais tous les remèdes peuvent être inefficaces.
Alors il reste un suprême recours, jamais inefficace, terrible parfois comme la mort, secret comme l'amour. Ce recours, les saints l'ont connu, c'est la prière. « *Faites que je ne me plaigne pas de vous à Jésus crucifié, écrit sainte Catherine de Sienne au pape Grégoire XI. Je ne puis me plaindre à d'autres, car vous n'avez pas de supérieurs sur terre. *»
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Aux mauvais théologiens qui pensaient que l'Église serait sans défense si on ne lui permettait pas de déposer un pape vicieux, le cardinal Cajetan, qui avait vu le règne d'Alexandrie VI, n'a qu'une réponse à opposer : il leur remémore la vertu de la prière. Jamais en effet elle n'est si grande qu'en pareilles conjonctures. Il est toujours indiqué de recourir à la prière, elle est l'une des forces les plus pures dont puissent user les chrétiens. Mais ici elle n'est plus seulement un moyen « commun », qu'il faut employer conjointement avec d'autres moyens ; elle devient un moyen « propre », le vrai levier sur lequel l'Église en détresse puisse peser. « Si l'on m'objecte que la prière n'est, contre tous les maux qui nous affligent, qu'un remède *commun,* et qu'il faut assigner au mal précis qui nous occupe ici un remède *propre* -- tout effet résultant non seulement de causes générales mais encore d'une cause propre, -- je réponds d'une manière générale que les causes suprêmes, bien qu'elles jouent le rôle de causes communes à l'égard des effets inférieurs, jouent le rôle de causes propres à l'égard des effets supérieurs. Et c'est pourquoi la prière, qui doit être rangée parmi les causes secondes surnaturelles les plus hautes, n'est qu'une cause *commune* à l'égard des effets inférieurs ; mais elle est une cause *propre* et un remède *propre* à l'égard des effets suprêmes, comme serait -- pour autant qu'elle constitue un effet réservé à Dieu -- l'extermination d'un pape encore croyant ([^2]), mais incorrigible. » (...) « Dieu, dans sa sagesse, a dû donner à l'Église, comme remède contre un mauvais pape, non plus ces moyens de l'industrie humaine qui peuvent influer sur le reste de l'Église, mais la prière seule. Il faut, dit-on, renverser le mauvais pape par les moyens humains ; on ne saurait se contenter de recourir aux prières et à la providence divine seule ! -- Mais pourquoi dit-on cela, sinon parce qu'on préfère les moyens humains à l'efficacité de l'oraison... Aussi, un pape endurci dans le mal se présente-t-il, les inférieurs, sans quitter leurs propres vices, se contentent de murmurer chaque jour contre le mauvais régime ; ils ne cherchent point à recourir, sinon comme en songe et sans foi, au remède de l'oraison, en sorte que se réalise par leur faute ce qui est prédit dans l'Écriture, à savoir que c'est à cause des péchés du peuple que règne un hypocrite, saint par l'office, mais démon par l'âme... »
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#### IV. -- Le cas d'un "Pape hérétique"
Journet, *op. cit.*, tome I, pages 625-627 :
Comment le pontificat, une fois validement possédé, peut-il se perdre ?
Au plus, de deux manières :
a\) La première -- au fond, nous l'allons voir, c'est l'unique manière -- par évanouissement, par *disparition* du sujet lui-même : soit à la suite d'un événement inévitable (la mort, ou cette espèce de mort que serait la perte irrémédiable de la raison), soit à la suite d'une libre renonciation au pontificat, comme celle de saint Célestin, « *che fece... il gran rifiuto *». Le pape était considéré comme démissionnaire en certaines circonstances qui le mettaient dans l'impossibilité d'exercer ses pouvoirs : « Il semble qu'en ces temps-là, quand un évêque était écarté de son siège par une sentence capitale (mort, exil, relégation) ou par une mesure équivalente émanant de l'autorité séculière, le siège était considéré comme vacant. C'est dans ces conditions que l'Église romaine remplaça, au III^e^ siècle, Pontien par Antéros, au VI^e^ Silvère par Vigile, au VII^e^ Martin par Eugène. » (L. Duchesne, *Histoire ancienne de l'Église,* t. III, p. 229, note 1).
b\) La seconde manière serait la *déposition.* Si déposition signifie, au sens propre, destitution par une juridiction supérieure, il est évident que le pape, ayant sur terre la plus haute juridiction spirituelle, ne pourra jamais, au sens propre, être déposé. Quand donc on parlera de déposition du pape, ce ne sera qu'au sens impropre. Deux cas sont ici à examiner.
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D'abord le cas de la déposition d'un pape *douteux.* Mais le pape dont l'élection reste douteuse n'étant point pape, il est évident qu'il ne s'agit pas alors, à proprement parler, d'une déposition de pape.
Ensuite le cas très débattu du pape *hérétique.*
Pour bien des théologiens, l'assistance que Jésus a promise aux successeurs de Pierre les empêchera non seulement d'enseigner publiquement l'hérésie, mais encore de tomber, comme personnes privées, dans l'hérésie. Il n'y a pas, dès lors, à introduire de débat sur la déposition éventuelle d'un pape hérétique. La question est tranchée d'avance. Saint Bellarmin, *De romano pontifice*, lib. II, cap. XXX, tenait déjà cette thèse pour probable et facile à défendre. Elle était pourtant moins répandue de son temps qu'aujourd'hui. Elle a gagné du terrain à cause, en bonne partie, du progrès des études historiques, qui a montré que ce qu'on imputait à certains papes, tels Vigile, Libère, Honorius, comme une faute privée d'hérésie, n'était au vrai rien de plus qu'un manque de zèle et de courage à proclamer, et surtout à préciser, en certaines heures difficiles, la vraie doctrine.
Néanmoins, de nombreux et bons théologiens du XVI^e^ et du XVII^e^ siècle ont admis qu'il fût possible que le pape tombât, en son privé, dans le péché d'hérésie, non seulement occulte mais même manifeste.
Les uns, comme saint Bellarmin, Suarez, ont alors estimé que le pape, en se retranchant lui-même de l'Église, était « ipso facto » déposé, *papa hæreticus est depositus*. Il semble que l'hérésie soit considérée par ces théologiens comme une sorte de suicide moral, supprimant le sujet même de la papauté. Nous revenons ainsi sans peine à la toute première manière dont nous avons dit que le pontificat pouvait se perdre.
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Les autres, comme Cajetan, Jean de Saint-Thomas, dont l'analyse nous paraît plus pénétrante, ont estimé que même après un péché manifeste d'hérésie, le pape n'est pas encore déposé, mais qu'il devait l'être par l'Église, papa *hæreticus non est depositus sed deponendus*. Cependant, ont-ils, ajouté, l'Église n'est pas pour autant supérieure au pape... Ils font remarquer d'une part que, de droit divin, l'Église doit être unie au pape comme le corps à la tête ; d'autre part que, de droit divin, celui qui se manifeste hérétique doit être évité après *un ou deux avertissements* (Tit., III, 10). Il y a donc une antinomie absolue entre le fait d'être pape et le fait de persévérer dans l'hérésie après un ou deux avertissements. L'action de l'Église est simplement *déclarative,* elle manifeste qu'il y a péché incorrigible d'hérésie ; alors l'action *auctoritative* de Dieu s'exerce pour disjoindre la papauté d'un sujet qui, persistant dans l'hérésie après admonition, devient, en droit divin, inapte à la détenir plus longtemps. En vertu donc de l'Écriture, l'Église *désigne* et Dieu *dépose.* Dieu agit avec l'Église, dit Jean de Saint-Thomas, un peu comme agirait un pape qui déciderait d'attacher des indulgences à la visite de certains lieux de pèlerinage, mais laisserait à un ministre le soin de désigner quels seront ces lieux. L'explication de Cajetan et de Jean de Saint-Thomas -- ce n'est plus l'hypothèse d'un pape douteux qui servait à éclairer les agissements du Concile de Constance -- nous ramène, à son tour, au cas d'un sujet qui, à partir d'un certain moment, commence à devenir, en droit divin, incapable de détenir davantage le privilège de la papauté. Elle est réductible, elle aussi, à l'amission du pontificat par défaut de sujet. C'est bien, en effet, le cas fondamental, dont les autres ne représenteront que des variantes.
Dans une étude de la *Revue thomiste*, 1900, p. 631*, Lettre de Savonarole aux princes chrétiens pour la réunion d'un concile,* le P. Hurtaud, o.p. a plaidé avec profondeur la cause toujours ouverte des *Piagnoni*. Il se réfère à l'explication des théologiens romains antérieurs à Cajetan, suivant laquelle un pape tombé dans l'hérésie serait du fait même *déposé *: le concile n'aurait qu'à constater le fait d'hérésie et à signifier à l'Église que celui qui fut pape est déchu de la primauté. Savonarole, dit-il, regardait Alexandre VI comme ayant perdu la foi : « ...Je vous atteste au nom de Dieu que cet Alexandre VI n'est point pape et d'aucune façon ne peut l'être. Car, outre le crime exécrable de simonie, par lequel il a dérobé la tiare par un marché sacrilège, et par lequel chaque jour il met aux enchères et confère aux plus offrants les bénéfices ecclésiastiques, outre ses autres vices connus de tous, que je passerai sous silence, voici ce que je déclare en premier lieu, ce que j'affirme en toute certitude, *cet homme n'est pas chrétien,* il ne croit même plus qu'il y a un Dieu, il passe les dernières limites de l'infidélité et de l'impiété. »
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Appuyé sur les autorités doctrinales invoquées par les théologiens romains, Savonarole voulait réunir le concile, non pas qu'il mît, avec les gallicans, le concile au-dessus du pape -- en doctrine et en droit les Lettres aux Princes sont inattaquables -- mais pour que le concile, devant lequel il prouverait son accusation, déclarât l'hérésie d'Alexandre VI en tant que personne privée.
« Les actes de Savonarole, conclut le P. Hurtaud, ses paroles -- et la plupart de ses paroles sont des actes -- demandent à être examinés en détail. Il faut peser chacun de ses mots, n'omettre aucune circonstance de ses actions. Car ce Frate est un maître de la doctrine. Non seulement il la sait, mais encore il en vit. Rien, dans sa conduite, n'est laissé au hasard ou au caprice de l'heure. Comme mobile de chacune de ses déterminations, il y a un principe de théologie ou de droit. Ne le jugez point par des lois générales, il ne se dirige que par des principes exceptionnels. Par où nous n'entendons point dire qu'il se mette en dehors ou au-dessus du droit commun. Non. Les règles dont il se réclame sont admises des meilleurs docteurs catholiques ; elles n'ont d'exceptionnel que les circonstances et les faits qu'elles commandent en droit -- et qui les conditionnent dans leur application. »
\*\*\*
Dans son étude « Alexandre VI et Savonarole » (dans *Dernière méditation de Savonarole,* Desclée de Brouwer 1961, pages 121 et suivantes), Journet expose notamment :
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L'enseignement des grands théologiens de la fin du Moyen Age et de l'âge baroque sur la thèse de la possibilité d'un Pape personnellement hérétique ou personnellement schismatique (...) ne contredit en rien la thèse, solennellement proclamée au Concile du Vatican, de l'infaillibilité du Pape définissant *ex cathedra* la doctrine de l'Église. Suivant Cajetan, un Pape décidé d'agir avant tout comme prince temporel et qui, en conséquence, éluderait avec pertinacité les devoirs de sa charge, serait schismatique (...).
Selon la doctrine de Cajetan, un Pape hérétique ou schismatique n'est pas encore déposé (*depositus*). Il faut le traiter avec les égards dus au Pape. Mais il doit être déposé (*deponendus*)... Non pas que Savonarole mît, avec les gallicans, le Concile au-dessus du Pape, mais pour que le Concile, devant lequel il pensait prouver son accusation, déclarât l'hérésie ou le schisme d'Alexandre VI, en tant que personne privée. Cajetan, le plus inflexible et le plus lucide défenseur de la suprématie du Pape sur le Concile, explique qu'en pareil cas la sentence du Concile n'est d'aucune façon *auctoritative *; elle est simplement *déclarative d'un fait,* par exemple que, pour avoir persévéré dans le schisme ou l'hérésie après un ou deux avertissements (Tt., III, 10), tel sujet s'est rendu *en droit divin* inapte à conserver le pontificat. L'axiome : où est le Pape, là est l'Église, continue Cajetan, vaut lorsque le Pape se comporte comme chef de l'Église : si tel n'est pas le cas, ni l'Église n'est en lui, ni lui en l'Église...
D'autres théologiens estimaient que si un Pape tombait personnellement dans l'hérésie, il serait, du fait même, déposé. Le Concile n'aurait même pas à le déposer, mais simplement à constater le fait d'hérésie, et à signifier à l'Église que celui qui fut Pape est déchu de sa primauté. Qui la lui enlève ? Nul autre que lui-même. De même que par un acte de volonté il peut abdiquer la souveraineté, de même volontairement, par son hérésie, il accomplit lui-même sa propre déchéance. Le Concile en prend note comme d'un fait accompli. La raison en est qu'en reniant la foi, celui qui était Pape a cessé de faire partie de l'Église, d'être membre de l'Église ; il ne saurait donc continuer, dès que le fait est déclaré patent, à en être la tête. Cette opinion, visant à sauvegarder au maximum les droits de la primauté romaine sur le Concile, était commune aux théologiens romains du temps de Savonarole. C'était manifestement l'opinion de Savonarole lui-même Pour Savonarole, l'Église était déjà sans Pape. Il se posait en accusateur, et s'engageait à faire la preuve de l'hérésie d'Alexandre VI.
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En réalité, Alexandre VI était-il hérétique ? Quelles preuves manifestes de son accusation le Frate aurait-il produites, ? Il a emporté son secret dans la tombe. Dans les deux cas, qu'on adopte l'opinion de Cajetan ou l'opinion des théologiens dont s'inspirait Savonarole, il ne s'agissait pas, qu'on veuille bien le noter, de convoquer un Concile sans *le* Pape ou contre *le* Pape : une assemblée constituée dans ces conditions ne serait jamais qu'un conciliabule. Il s'agissait -- et c'est ainsi que Cajetan explique le sens du Concile de Constance -- d'une Église *sans Pape* (sans Pape certain : *Papa dubius, Papa nullus*), qui se réunit en Concile pour décider du seul point qui relève alors de sa compétence, à savoir uniquement pour élire un Pape et non point pour entreprendre, sans le Pape ou contre le Pape, quelque chimérique Réforme de l'Église ([^3]).
#### V. -- Le cas d'un "Pape schismatique"
Journet, *op. cit*., tome II, deuxième édition revue et augmentée, pages 839 et suivantes :
Les anciens théologiens (Torrecramata, Cajetan, Banez) qui pensaient, à la suite du Décret de Gratien, pars I, dist. XC, c. VI, que le pape, infaillible comme docteur de l'Église, pouvait cependant pécher personnellement contre la foi et tomber dans l'hérésie, admettaient à plus forte raison que le pape pouvait pécher contre la charité, même en tant qu'elle fait l'unité de la communion ecclésiastique, et tomber dans le schisme.
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L'unité de l'Église, disaient-ils, subsiste quand le pape meurt. Elle pourrait donc subsister même quand un pape céderait au schisme (Cajetan).
Mais, demandaient-ils, comment le pape serait-il schismatique ? Il ne peut se séparer ni du chef de l'Église, à savoir lui-même, ni de l'Église, car où est le pape, là est l'Église.
A quoi Cajetan répond que le pape pourrait rompre la communion en renonçant à se comporter comme chef spirituel de l'Église, décrétant par exemple d'agir comme pur prince temporel. Pour sauver sa liberté, il éluderait alors les devoirs de sa charge ; et s'il y mettait de la pertinacité, il y aurait schisme. Quant à l'axiome : où est le pape, là est l'Église, il vaut lorsque le pape se comporte comme pape et chef de l'Église : autrement, ni l'Église n'est en lui, ni lui en l'Église.
On dit parfois que le pape, ne pouvant désobéir, n'a qu'une porte d'entrée dans le schisme ([^4]). Des analyses que nous avons faites, il résulte plutôt qu'il peut, lui aussi, pécher de deux manières contre la communion ecclésiastique :
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1° en brisant l'*unité de connexion*, ce qui supposerait chez lui la volonté de s'arracher à l'invasion de la grâce en tant qu'elle est *sacramentelle* et fait l'unité de l'Église ;
2° en brisant l'*unité de direction,* ce qui se produirait, selon la pénétrante analyse de Cajetan, s'il se rebellait comme personne privée contre le devoir de sa charge, et refusait à l'Église, -- en tentant de l'excommunier tout entière ou simplement en choisissant délibérément de vivre en pur prince temporel, -- l'*orientation* spirituelle qu'elle est en droit d'attendre de lui au nom d'un plus grand que lui, du Christ même et de Dieu.
La supposition d'un pape schismatique nous révèle davantage, en le cernant d'un jour tragique, le mystère de la sainteté de cette unité d'orientation qui est nécessaire à l'Église ; et peut-être pourrait-elle aider l'historien de l'Église, ou plutôt le théologien de l'histoire du Royaume de Dieu, à illuminer d'un rayon divin les plus sombres époques des annales de la papauté, en lui permettant de montrer comment elle a été trahie par certains de ses dépositaires.
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### Récapitulation pratique
*NOUS le disions aux pages précédentes, nous le redisons, le lecteur comprendra notre insistance : il est naturel à l'esprit humain de s'interroger sur tout et de* (*chercher à*) *tout comprendre ; mais personne ne doit oublier que le domaine de son action réelle est beaucoup plus restreint que le domaine ouvert à son imagination ou à sa pensée.*
*Dans la crise religieuse actuelle, ce qui est à la portée de chacun, ce qui appartient au devoir de tous, ce qui de toutes manières est* CENTRAL *et* UNIVERSEL, *ce qui est* UTILE A TOUT ET A TOUS, *dans tous les cas, c'est l'étude, le maintien, l'enseignement du catéchisme catholique.*
*Voici le rappel de ce que nous mettons à votre disposition.*
\*\*\*
*Attention :* vous êtes instamment priés de ne pas *nous commander à nous,* revue ITINÉRAIRES, les ouvrages indiqués ci-après, sauf avis explicitement contraire.
Nous indiquons pour chaque ouvrage *à quelle adresse* on peut le commander : si vous ne respectez pas ces indications, *vous risquez de ne recevoir aucune réponse,* et en tout cas *vos commandes ne seraient certainement pas exécutées.*
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#### I. -- Catéchismes catholiques
##### 1. --* Catéchisme de la famille chrétienne par le P. Emmanuel.*
Si vous avez déjà plusieurs autres catéchismes, celui-ci ne fera pas double emploi avec eux.
Si vous préférez n'avoir qu'un seul livre de catéchisme, c'est celui-ci que nous vous recommandons.
Il est utile à toute la famille, *en famille *: aux grands et aux petits, aux parents et aux enfants.
Voir sa table des matières dans ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, pages 246 à 260.
Un volume cartonné de 544 pages in-16 Jésus. L'exemplaire : 25 f franco. A commander a l'Atelier Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes (C.C.P. Paris 82.86.67).
##### 2. --* Catéchisme du Concile de Trente.*
Numéro 136 de la revue ITINÉRAIRES : 584 pages in-8, carré, 25 f franco. A commander à nos bureaux.
Nous recommandons aux utilisateurs de faire *relier* ce numéro (qui est simplement, comme nos autres numéros, broché).
Si l'on veut en acheter des exemplaires déjà reliés on en trouvera (prix de la reliure en sus) aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI.
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##### 3. --* Catéchisme de S. Pie X.*
Numéro 116 de la revue ITINÉRAIRES : 400 pages in-8, carré. En un seul volume : Premières notions. -- Petit catéchisme. -- Grand catéchisme. -- Instruction sur les fêtes. -- Petite histoire de la religion.
*On peut consulter ce numéro auprès des abonnés d'*ITINÉRAIRES, *ou dans les bibliothèques des clubs et groupes locaux des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Les deux catéchismes précédents sont très largement explicatifs. Celui de S. Pie X donne les *formules à apprendre par cœur.*
##### 4. --* Catéchisme des plus petite enfants par le P. Emmanuel.*
*Destiné, non pas aux petits enfants eux-mêmes, mais aux mamans.*
Le but du P. Emmanuel, dans cet ouvrage, est de « *former la mère chrétienne à la science de première catéchiste de ses enfants *» : des petits enfants qui commencent à parler et ne savent pas encore lire.
Un volume de 64 pages in-8, Jésus : 7 f franco. A commander à l'Atelier Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes (C.C.P. Paris 82.86.67).
##### 5. --* Lettres à une mère sur la foi par le P. Emmanuel.*
Complément de l'ouvrage précédent.
Un volume de 64 pages in-8, Jésus : 7 f franco. Un volume de 64 pages in-8, Jésus : 7 f franco. A commander à l'Atelier Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes (C.C.P. Paris 82.86.67).
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##### 6. --* L'explication du Credo par saint Thomas d'Aquin.*
La première des trois connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut croire, vertu théologale de foi. Ce sont des *sermons* de saint Thomas *au peuple chrétien :* ouvrage adéquat à *l'instruction du simple fidèle.*
Un volume de 240 pages : 15 f franco. A commander aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^ (C.C.P. Paris 978.28). Téléphone : 033.77.42.
##### 7. --* L'explication du Pater par saint Thomas d'Aquin.*
La seconde des trois connaissances nécessaires au salut ce qu'il faut désirer, vertu théologale d'espérance. «
Comme l'ouvrage précédent, ce sont des *sermons au peuple chrétien,* convenant à l'instruction du *simple fidèle.*
Un volume de 192 pages. 10 f franco, A commander aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^ (C.C.P. Paris 978.28). Téléphone : 033.77.42.
##### 8. --* L'explication des Commandements par saint Thomas d'Aquin.*
La troisième des connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut faire, vertu théologale de charité.
Explication des dix commandements du Décalogue et des deux préceptes de l'amour.
*L'ouvrage paraîtra, s'il plait à Dieu, au cours de l'année 1970*. La revue ITINÉRAIRES vous annoncera en temps utile sa parution.
#### II. -- Le nouveau catéchisme
Pour vous défendre et défendre vos proches contre un catéchisme qui n'est plus catholique, voici la documentation qui est à votre disposition :
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##### 1. -- Le catéchisme sans commentaires.
Une brochure de 20 pages : 1 f franco, en vente à nos bureaux.
Cette brochure établit, par des exemples caractéristiques et fondamentaux, le fait dle la falsification de l'Écriture sainte dans les nouveaux manuels de catéchisme.
Elle donne les textes, les références, les dates, sans aucune appréciation, sans aucun jugement, sans aucun commentaire : *la simple comparaison, face à face, du texte authentique et des textes altérés.* Cette brochure a été rédigée spécialement à l'intention de ceux qui veulent seulement des faits, sans controverses ni « polémiques ».
Dans beaucoup de cas, c'est cette brochure-là qu'il convient de faire connaître d'abord à ceux qui ne savent pas encore on n'ont pas encore compris.
Naturellement, en diffusant cette brochure, il vous arrivera souvent de faire la constatation psychologique suivante : plusieurs de ceux qui *écartent les explications et commentaires,* en prétendant y voir des controverses inutiles ou des « polémiques » superflues et en assurant qu'ils sont suffisamment adultes pour *juger par eux-mêmes* à partir des *faits tout seuls,* en sont beaucoup moins capables qu'ils ne l'imaginent complaisamment... Ils n'ont pas forcément les connaissances (ni le jugement) qui leur permettraient d'apercevoir par eux-mêmes *la portée réelle* des faits, des textes qui sont mis sous leurs yeux. Ils ont besoin d'explications. Vous commencerez par les leur donner *oralement,* en vous inspirant des deux brochures ci-dessous et *ensuite,* vous pourrez leur donner ces brochures à lire.
##### 2. -- Commentaire du communiqué.
Le communiqué reproduit et commenté dans cette brochure est celui de l'Amiral de Penfentenyo sur le nouveau catéchisme.
Ce communiqué est le plus clair, le plus bref et en même temps le plus complet sur la question. Avec fermeté, avec netteté, il déclare l'essentiel de ce qu'il faut savoir.
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Le commentaire de ce communiqué comporte des explications sur ce qu'est le *Catéchisme du Concile de Trente* et les recommandations faites par les Souverains Pontifes à son sujet.
Une brochure de 24 pages en vente à nos bureaux 1 f franco.
##### 3. -- Le nouveau catéchisme.
Troisième édition : 76 pages (paginées de I à XVII et de 1 à 55).
L'étude la plus détaillée, en brochure, sur le nouveau catéchisme français.
En vente à nos bureaux : 3 f franco.
#### Organisez-vous
Aidez par vos prières l'action catholique pour le catéchisme.
Soutenez de toutes les manières l'action pour qu'en dépit de tout continue le catéchisme catholique.
Participez-y selon vos capacités, vos moyens, votre état de vie.
Entrez en contact :
-- pour *leur demander leur aide,*
*-- *ou pour *leur apporter votre renfort,*
avec :
##### 1. -- Le S. I. D. E. F.
*Secrétariat d'information et d'études familiales, 31,* rue de l'Orangerie, 78 -- Versailles (organisme patronné par l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien).
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##### 2. -- Les Compagnons d'Itinéraires.
Président : l'Amiral Auphan. Adresse : 49, rue des Renaudes, Paris XVII^e^...
#### IV. -- Pour pouvoir "penser" votre action
Nous adressons à tous nos amis un appel pressant pour qu'ils veuillent bien étudier à fond et diffuser largement ce qui est en quelque sorte la « charte » de notre action présente : la brochure intitulée NOTRE ACTION CATHOLIQUE.
Celle brochure n'a pas été envoyée à tous nos abonnés.
Elle est l'édition nouvelle, à la fois revue, corrigée et abrégée, de notre supplément de juillet : « L'action pour le catéchisme » (épuisé).
En soixante pages, réparties en quatre chapitres, une conclusion et une annexe, se trouve exposé *l'essentiel de ce qu'il faut savoir, de ce qu'il est possible de faire, de ce que nous recommandons aujourd'hui.*
NOTRE ACTION CATHOLIQUE : à commander à nos bureaux, 2 F. l'exemplaire.
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## ÉDITORIAL
### Dans l'Église
**I. -- **Le projet que je vous retourne propose une chose qui n'est, en aucun cas, ni possible ni permise :
« *L'organisation d'une Église fidèle de remplacement... Cette Église existera de facto. *»
Non.
Ni de facto, ni de jure.
Cela serait certainement schismatique. Aucun homme ni aucun fait n'ont pouvoir de fonder une autre Église, même appelée « fidèle » ou « de remplacement » (!)
Jeanne d'Arc -- et même Savonarole -- vont au bûcher s'il le faut : ils n'ont pas fabriqué une Église de remplacement. -- Non seulement je n'approuverai pas un tel projet, mais je m'y opposerai de toutes mes forces.
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Je ne sais pas où nous allons. Mais quoi qu'il arrive, nous aurons à souffrir et à mourir *dans* l'Église instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous demeurerons fidèles *dans* l'Église. Nous serons écoutés ou bafoués, vainqueurs ou écrasés, mais toujours *dans* l'Église.
\*\*\*
Pour *le catéchisme,* il appartenait et il appartient aux laïcs de faire ce que nous faisons. Pour *la messe,* il me semble que les prêtres ou des prêtres doivent parler avant les laïcs. Nous devons attendre de voir s'il y aura des évêques, des cardinaux qui prendront position...
(*Les textes composant cette première partie de l'éditorial sont extraits d'une lettre de Jean Madiran à un laïc de ses amis, septembre 1969.*)
**II. -- **Notre situation personnelle dans cette Église en crise est certes difficile...
La duplicité permanente des Chefs y contraint à une continuelle distinction, à un passage incessant, exténuant, de la soumission à l'insoumission, du respect au mépris, de l'amour à la haine ([^5]).
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Ils sont encore avec nous *l'Église croyante,* du moins ils le disent et le veulent, ils le paraissent : nous les reconnaissons pour frères. Ils sont l'*Église enseignante,* ils nous en donnent parfois des Actes magistraux au nom du Christ et selon la Tradition : nous les écoutons comme nos Pères et Docteurs de la foi. Ils sont l'*Église aimante et communiante, sanctifiante et sacerdotale :* nous participons à leur culte et nous nous soumettons à leur juridiction. En tout cela, avec joie, nous sommes les brebis et ils sont nos Pasteurs.
Mais, sans crier gare, sans avouer qu'ils ne sont plus inspirés du même Esprit... les voilà soudain *église protestante, église réformante, église divisante, église détestante, église révoltante :* nous ne pouvons plus ni les croire ni leur obéir...
L'intenable palinodie n'a que trop duré : c'est l'un ou l'autre, l'Église ou la Réforme.
En attendant, nous ne pouvons tout accepter indifféremment au nom de l'obéissance. Encore moins ne devons-nous tout refuser et quitter l'Église pour garder d'une autre manière la paix et préserver notre liberté d'être encore chrétiens. C'est là tuer la malade avec sa maladie. Beaucoup le font, hélas, qui se retrouveront promptement, eux et les leurs, non plus chrétiens mais païens. Ces deux extrémités, de l'obéissance *servile* et de la *révolte,* couvrent la même perte de la vraie foi et de l'authentique discipline catholique.
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*Il faut demeurer fidèles à l'Église romaine, intégralement. Tenir à la Tradition, mais s'opposer à sa Réforme, vénérer sa Hiérarchie mais abominer la Secte campée dans ses murs et jusqu'au Vatican.* Cela peut se faire patiemment, doucement, en simple enfant de l'Église. Mais il faut que cela se fasse aussi, par situation et par vocation, activement, puissamment, pour aider au dénouement de cette crise.
\*\*\*
\[L'erreur a aujourd'hui\] un aspect de généralité et de vraisemblance tel que l'hérésie, manifeste, extrême, n'en est pas moins « occulte », comme disent les théologiens, *c'est-à-dire inaperçue*. Non qu'elle se cache, elle crève les yeux ! Non qu'elle soit inconsciente mais, impudente, elle passe pour la vérité ! Tant qu'il en sera ainsi -- relisez le chapitre des Traités de théologie sur l'hérésie occulte des évêques -- il faudra tenir que nos Pasteurs actuels conservent leur juridiction pleine et entière sur le peuple chrétien. C'est un Pouvoir sans fécondité spirituelle, sans efficacité pastorale et on le voit bien ! Mais c'est *le* Pouvoir légitime. Il n'y en a point d'autre, ni ailleurs ni contre.
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...Nous tiendrons pendant tout ce temps la foi catholique de toujours, sans faiblir, et nous tâcherons d'écarquiller les yeux de notre foi pour discerner où passera la Succession apostolique, plus précieuse que tout à nos âmes de catholiques romains. Aujourd'hui et demain Paul VI demeure, dans ses erreurs matérielles... Vicaire du Christ et successeur de saint Pierre.
(*Les textes composant la seconde partie de cet éditorial sont extraits d'un article de l'abbé Georges de Nantes, dans* « *La Contre-Réforme catholique *»*, numéro d'octobre 1969*)*.*
**III. -- **Dans le domaine du gouvernement hiérarchique, nul jugement ne peut être rendu infailliblement. Les décisions du Souverain Pontife elles-mêmes ne sont pas garanties par l'assistance divine de toute erreur pratique, de l'injustice et de la partialité. Pris dans ce mouvement trop visiblement schismatique, que ferons-nous ? Faudra t-il s'y résigner enfin ? ou lutter pied à pied et subir la persécution de nos Pasteurs, ou quitter l'Église ?
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*On ne répond pas au schisme par le schisme*. A la zizanie, à la partialité, à la haine qui dressent des barrières et des retranchements, l'Amour seul doit répondre, celui qui se fonde sur la communauté infrangible de la vie sacramentelle. L'Église, c'est la charité du Christ répandue et communiquée à tous les frères. Tant qu'ils gardent ne serait-ce que l'apparence de l'appartenance à l'Église, nous devons les tenir et les retenir dans la charité catholique sans accepter leur ostracisme et leur scission, sans y ajouter les nôtres. Si nous quittons la communauté, si nous nous émancipons de l'Autorité hiérarchique et récusons sa juridiction, nous renforçons le schisme, nous lui donnons sa consistance homogène de secte, nous lui livrons tout l'espace de l'Église ! Il faut demeurer, consentir à être frappés, souffrir et obéir dans tout ce qui n'est pas défendu, en martyrs de l'Unité et de la Charité catholiques. Nous devons refuser tout ce qui est ordonné en vue de la subversion et ne pas nous laisser frapper sans protester. Mais jamais, au grand jamais, nous ne contesterons le Pouvoir de Juridiction unique, inviolable, du Pape et des évêques unis à lui. Même injustes, ils sont la Hiérarchie catholique et non pas nous.
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*On ne sauve pas l'Église en bâtissant sur d'autres fondements*. On a voulu m'en persuader... Je devais me considérer comme en état de persécution et m'attribuer je ne sais quelle juridiction extraordinaire venue de Dieu ! Le motif déterminant en était la pressante nécessité des âmes, en danger de périr dans une Église tout entière dévoyée. Eh ! bien non, non jamais, à aucun prix. Une telle juridiction n'est reconnue jamais par les Saints Canons qu'à des évêques, dans des pays où la persécution aurait anéanti ou paralysé la Hiérarchie locale. Présumant l'assentiment du Saint-Siège, ces évêques exerceraient une telle juridiction extraordinaire pour sauver ces Églises de la ruine totale et subvenir aux nécessités urgentes des âmes (dom Gréa, *l'Église*, pages 235-238). Rien de tout cela n'étant vérifié dans mon cas, l'usurpation qu'on me propose serait sans validité, criminelle et proprement schismatique.
*Nous ne sommes pas les sauveurs de l'Église :* c'est elle qui est encore et toujours notre salut. Je ne le vois pas, mais je le crois de foi certaine : *le salut de l'Église est aujourd'hui, comme hier et toujours, dans ses Pasteurs.* Même passagèrement enfoncés dans l'erreur et le sectarisme de leur « Réforme », la grâce subsiste en eux, indéfectible, inapparente mais prête à rejaillir au jour de Dieu pour le salut de tous. Le trouble peut être grand, le dommage pour les âmes mortel : *Dieu ne veut nous gouverner que par la Hiérarchie.*
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Il ne tolère pas en cette matière sacrée d'usurpation frauduleuse. Si nous étions assez insensés pour imaginer sauver l'Église en l'emportant avec nous dans l'aventure d'un autre schisme, nous qui ne sommes rien, c'est nous seuls qui serions irrémédiablement perdus. La vie n'est en nous que reçue : c'est de la Pierre romaine qu'elle jaillit uniquement.
L'Église subsiste en ceux mêmes que nous voyons occupés à sa ruine et que nous croyons cependant, en vertu de leur Juridiction apostolique, porteurs de la grâce du Christ. Nous-même n'avons part à leurs Pouvoirs d'Ordre et de Ministère que dans l'exacte définition de la délégation qui nous en est par eux concédée. Ainsi, il m'est reconnu de pouvoir célébrer la Sainte Messe, et même si j'étais frappé d'une excommunication injuste, ce qu'à Dieu ne plaise ! pourvu que ce soit alors en privé et sans risque de scandale. Je garde aussi le pouvoir d'absoudre les mourants. Je rends grâces à l'Église de ces facultés qu'elle me conserve. J'en use et j'en userai. Au delà, ce serait bâtir hors de l'Église un simulacre d'Église et pourquoi, grand Dieu ! Pour l'illusion de me croire, moi, le sauveur de tous ? Ah, non !
\*\*\*
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« Que le Seigneur dirige nos cœurs dans la charité de Dieu et la patience du Christ. » Oui, quand le dénouement approche comme les douleurs d'un enfantement, nous ne demandons rien d'autre : la charité de Dieu, la patience du Christ !
Je ne pense pas que des rapports mous et respectueux mais parfois hypocrites entre nous et nos Pasteurs soient conformes à la charité de Dieu. Nos supérieurs ont le droit de savoir ce que nous pensons et voulons. Mais des rapports menaçants et cassants ne sont pas non plus inspirés par la patience du Christ !
Pour moi, j'ai conscience de n'être rien. Rien de nouveau, rien d'indispensable. Je ne suis pas un dialecticien subtil comme Abélard, un théologien créateur comme Luther, le prophète d'un monde nouveau comme Lamennais, ni un prince de l'Église jaloux de son indépendance comme Fébronius et comme Suenens aujourd'hui. Je ne suis qu'une voix qui crie dans un désert : réformez-vous, convertissons-nous, ô hommes, mais ne prétendons pas réformer l'Église.
Je n'ai pas jugé le Pape, je ne l'ai pas déposé ni déclaré excommunié. Je ne l'ai pas menacé de ma rébellion, au reste dérisoire, je ne l'ai pas sommé de se soumettre à mes exigences ni de s'aligner sur mes opinions comme on voit maintenant la Secte des Modernistes le faire ouvertement.
\*\*\*
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C'est l'Église, par l'Esprit Saint de Dieu qui est son âme invisible, en son âme créée qui est la Hiérarchie apostolique, c'est l'Église qui entre en contestation avec ses membres humains dont elle ne saurait longtemps encore supporter l'infidélité. L'esprit de Luther et de Lamennais, de Loisy et de Teilhard est en eux, auquel elle répugne... Le grand drame sera celui de la liquidation de l'Hérésie et du Schisme postconciliaires. Dans cette tempête, qui sera emporté ? Nous, nos enfants, notre peuple, nos évêques, le Pape ? Il faut prier et faire pénitence pour que vienne ce Jugement nécessaire ; mais aussi pour que nous soyons, eux et nous, trouvés justifiés.
...A tant d'amis, patients ou impatients, je dis : il nous revient de voir clair et de parler fort, mais de ne rien hasarder ni briser. Il faut que les brebis attendent la conversion des Pasteurs, attendent que l'Esprit Saint parle à l'oreille et au cœur de son Église. Il faut prier encore et souffrir avec le Saint-Père et sans doute pour lui.
Tout passe, cela aussi passera, mais l'Église de Jésus-Christ demeure éternellement.
(*Les textes composant la troisième partie de cet éditorial sont extraits d'un article de l'abbé Georges de Nantes, dans* « *La Contre-Réforme catholique *»*, numéro d'octobre 1969.*)
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## CHRONIQUES
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### En Chine libre
*avec une interview\
de Tchiang Kaï-chek*
par Michel de Saint Pierre
A FORMOSE -- « Ilha Formosa », comme disaient les navigateurs portugais lorsqu'ils l'abordèrent vers la fin du 16^e^ siècle -- notre première escale est la grande ville de Taïpeh...
Mais d'emblée, nous percevons que le mot de « Formose » est pratiquement inconnu dans l'Ile, désignée sous le nom chinois de Taïwan -- c'est-à-dire « la Baie en Terrasse ». Taïpeh est une belle cité de plus d'un million et demi d'habitants, active et turbulente, vivant d'un trafic intense, sillonnée de rues qui portent le bariolage de leurs enseignes aux idéogrammes multicolores.
Dès l'abord, c'est la vie qui frappe, ici. La vie, le travail, et cette sorte d'allégresse intime et calme qui est la marque du Chinois libre. Bien que je sois français et décoré, je n'ignore pas absolument la géographie, et je sais ce que représente Taïwan : une île d'environ 36 000 kilomètres carrés, c'est-à-dire vaste comme six ou sept départements français, affectant (disent les Chinois eux-mêmes) la forme d'une feuille de tabac étirée à ses deux bouts Nord et Sud. Taiwan est séparée de la province continentale chinoise du Fukien par un détroit de 150 à 200 kilomètres.
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Pour mieux la situer, disons qu'elle se trouve à 360 kilomètres au nord des Philippines et à plus de ! 000 kilomètres au sud-ouest du Japon. Ma science ne va guère au-delà de ces quelques notions -- et pourtant, je n'ai pas le sentiment d'aborder un rivage inconnu. Depuis longtemps, mes lectures éparses d'autodidacte m'ont familiarisé avec la sagesse plus que bimillénaire du très vieux, très savant et toujours jeune Confucius, inspirateur profond de la pensée chinoise, et qui fait ici l'objet d'un véritable culte. Bien sur, je n'ai fait qu'effleurer cette sagesse-là, comme tout bon occidental qui se respecte ; mais enfin, je sais que le culte de Confucius n'est pas à proprement parler une religion, qu'il est une simple philosophie, une manière d'être devant la vie et la mort, une attitude en présence des Dieux, des astres et des hommes. En voici bien assez pour exciter à la fois notre sympathie et notre curiosité.
Un peu d'histoire
Quant à l'histoire de la belle Taïwan, je n'en sais pas grand'chose, et mes connaissances -- avouons-le, toute honte bue -- sont de fraîche date. Espagnols et Hollandais se heurtèrent vers le milieu du XVII^e^ siècle dans cette île qu'ils prétendaient, les uns et les autres, coloniser -- et les premiers furent chassés par les seconds. Puis les administrateurs hollandais furent à leur tour expulsés de Taïwan dès la fin du même siècle par les légitimistes chinois, qui, sous le commandement de l'illustre Roxinga, s'efforçaient de restaurer la légitime dynastie chinoise des Ming. Vingt ans plus tard, les usurpateurs de Mandchourie étendaient leur domination sur l'île, non sans massacrer par milliers les pauvres partisans Ming, et Koxinga déchu allait rester le héros national de la résistance aux Mandchous. Dans la suite, après avoir développé, au cours des XVIII^e^ et XIX^e^ siècles, son agriculture, ses transports et son éducation, Taïwan accédait au statut de province en 1885. Parmi ses nombreux avatars, elle allait connaître dix ans plus tard l'infortune d'être le butin de la guerre sino-japonaise -- cédée au Japon en 1895. Mais ainsi que devait me le dire en riant un fonctionnaire chinois : « *le cadeau était empoisonné *»*.* Pendant les cinquante années qu'allait durer leur occupation de Taïwan, les Japonais ne devaient pas réprimer moins de 101 révoltes !
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Taïwan, en 1945, après la capitulation du Japon, fut restituée à la République de Chine, et la citoyenneté chinoise rendue à sa population. Dès l'année 1949, quand la marée rouge eût submergé le continent chinois, Elle devint le lieu d'élection et le refuge des millions de Chinois nationalistes, sous l'autorité du président Tchiang Kaï-chek ([^6])...
Refuge, certes oui. Mais davantage encore, ainsi que l'illustre président me le confiera lui-même : une base de départ pour la reconquête du continent, un fer de lance pour le monde libre. A telle enseigne que l'on ne dit pas ici : Taïwan ou la République de Chine ; on dit, fièrement et calmement : « Taïwan, province insulaire chinoise, et siège provisoire du gouvernement central de la République de Chine ». -- en attendant que le continent chinois ait été arraché à la dictature maoïste, rendu à ses libertés essentielles, et de nouveau placé sous le signe fécond des Trois Principes du Peuple du Docteur Sun Yat-sen.
Un grand homme, Sun Yat-sen
Il est impossible, en effet, de passer un seul jour dans l'Ile sans entendre parler de ce fameux Sun Yat-sen, auteur de la véritable Révolution chinoise et père vénérable de la République de Chine.
Assurément, il s'agit là de l'un des grands hommes de notre temps. Né en 1886, dans la province chinoise continentale de Kouangtong, ce médecin pratiqua fort peu la médecine, pour se consacrer de bonne heure à la politique de son pays. La défaite infligée par le Japon à la Chine lui révéla sa vocation : et bientôt, il fonda sa première société révolutionnaire, en même temps qu'il en approfondissait les principes et la doctrine.
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C'est un programme à longue portée que, dès lors, il développa dans ses écrits -- non sans avoir fait de féconds séjours à l'étranger -- non sans avoir étudié les institutions démocratiques de l'Europe et de l'Amérique. La grande ennemie de Sun Yat-sen, c'était la dynastie usurpatrice mandchoue, qui laissait régner sur le continent chinois un fabuleux désordre, mêlé d'une injustice sociale à peine imaginable. Et ce fut le soulèvement d'octobre 1911, l'effondrement du dernier empereur mandchou, l'instauration de la République de Chine. Malheureusement, les intrigues des politiciens et les luttes fratricides entre les néo-féodaux (ou « Seigneurs de la Guerre »), mirent obstacle à l'unité du pays -- et seuls, la personnalité magnétique du Dr Sun, sa doctrine politique magistralement adaptée au pays, son désintéressement absolu, purent maintenir son œuvre à flot. Sun Yat-sen avait entre temps réorganisé ses fidèles en parti politique nommé Kuomintang (Parti Nationaliste) -- et s'efforçait d'y rallier la totalité des éléments révolutionnaires. Il commit, à notre avis, l'imprudence d'autoriser l'intrusion des communistes chinois au sein du Kuomintang -- à titre individuel, il est vrai. Mais jamais, dans ses rapports avec les communistes de son pays ni avec le gouvernement de la Russie, Sun Yat-sen n'admit l'application du système soviétique à sa propre patrie. Selon lui, l'avenir de la Chine résidait dans les Trois Principes du Peuple, où l'on trouve une harmonieuse combinaison des théories orientales et occidentales. De quoi s'agit-il ? En chinois, les Principes en question se résument dans les sigles San Min Chu I qui peuvent être traduits par *nationalisme*, *démocratie*, et *bien-être social.* Pour le Docteur Sun Yat-sen, en tant que nationaliste, il fallait d'abord inculquer au peuple chinois -- assoupi dans les vieilles lois et fatigué des nouvelles querelles -- le sens de sa dignité, la foi en sa valeur et en sa culture, l'amour de son pays. Sur le plan démocratique, il n'était pas question d'imiter aveuglément l'Occident, mais de forger un système de gouvernement adapté aux traditions chinoises, en même temps qu'à la vie moderne. Quant au bien-être social, il était prévu par le Dr Sun Yat-sen dans un plan à la fois étendu et précis, où s'annonçait notamment la jouissance équitable et progressive de la propriété terrienne par ceux-là qui travaillaient la terre.
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Des livres entiers seraient nécessaires pour exprimer dans son efficacité complexe la pensée d'un homme tel que le Docteur Sun. Qu'il nous soit permis de n'insister ici que sur deux points singulièrement importants. D'abord, Sun Yat-sen apparaît à tout historien, à tout sociologue équitables, *comme un adversaire absolu et terriblement efficace du communisme international.* Ensuite et surtout, sa doctrine politique, économique et sociale est à ce point imprégnée de confucianisme qu'elle forme, en réalité, l'un des plus beaux héritages spirituels qui soient au monde.
Sun Yat-sen anticommuniste
On ne répétera jamais assez que le Dr Sun a rejeté catégoriquement l'idée que le communisme fût nécessaire en Chine. Il n'admettait pas l'interprétation matérialiste de l'histoire par Karl Marx ; il défendait l'entreprise et l'effort privés ainsi que le droit sacré de la propriété ; et dans sa critique de Marx, il écrivait notamment ces quelques lignes essentielles :
« *Aucun progrès social ne peut découler de la lutte de classes.* La lutte de classes est plutôt une maladie contractée au cours de l'évolution du progrès social. Maladie due à l'impossibilité d'assurer les moyens d'existence, et la conséquence inévitable de ce mal est la guerre. Ce que Marx a découvert en analysant les différents problèmes sociaux, ce sont les maux afférents aux progrès sociaux. *En conséquence, Marx n'est qu'un pathologiste social... *»
Le Dr Sun affirmait encore : « L'État appartient au peuple, et non pas le peuple à l'État. »
Enfin, parmi tant d'autres paroles profondes, il disait volontiers au cours de ses entretiens : « Tout ce que Marx connaissait par sa longue étude des problèmes sociaux était des faits appartenant au passé. Il n'a jamais essayé de prévoir ce qui pourrait advenir *dans le futur. *»
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Sur ces points capitaux, le continuateur du Dr Sun Yat-sen est le président Tchiang Kaï-chek. On sait que le San Min Chu I (Trois Principes du Peuple) fut incorporé, de par la volonté de Tchiang, à la constitution de 1947 de la République de Chine. Mais le président Tchiang Kaï-chek fit davantage encore : successeur du Dr Sun à la tête de la révolution nationale, il écrivit plusieurs chapitres qui représentent un complément substantiel à la doctrine élaborée par Sun. Le président Tchiang Kaï-chek, selon son expression modeste, prétendait simplement « élucider certaines vues de Sun Yat-sen ». Mais les additifs dont il est question montrent sa longue expérience et ses efforts pour résoudre les problèmes de la vie du peuple. Tchiang Kaï-chek s'est préoccupé principalement de la direction de l'évolution sociale. Selon lui, « une population mentalement et physiquement saine est une source de richesse pour la nation » -- et la famille « n'est pas simplement une affaire d'attachement d'un individu à un autre », mais une entité responsable « envers la société et la nation » ([^7]).
Le résultat de cet immense effort de deux hommes est une réforme agraire remarquable (la production par habitant est treize fois supérieure à celle de la Chine rouge), accompagnée de cette joie d'abeille qui bourdonne dans toute l'Ile. Déjà, la réforme industrielle est en cours, poursuivant ce but éloquent de « ruraliser des villes » et d' « urbaniser les villages » ([^8]). Assurément, la Chine Libre est en marche vers une économie planifiée -- mais encore une fois, dans cette économie, la place de l'initiative privée est respectée, l'ouverture aux capitaux étrangers se fait plus large que jamais, et les pouvoirs de l'État veulent se subordonner aux besoins et au bonheur du peuple. Et partout où nous irons dans l'Ile, nous constaterons que tout cela n'est pas utopie ; qu'il s'agit d'une réalité vivante que l'on peut toucher du doigt à chaque pas -- et qu'au robot triste ou sauvage de Mao-Tsé-toung s'oppose ici l'effort de l'homme libre.
La Chine libre et Confucius
Sun Yat-sen et Tchiang Kaï-chek sont des disciples de Confucius -- et dans leur programme, s'exprime avec force la volonté d'une renaissance de la morale chinoise traditionnelle.
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Or qu'est-ce que cette morale, sinon la pratique des vertus enseignées par le vieux Sage, telles que la loyauté, la piété filiale, le culte des ancêtres et des traditions, la bienveillance, l'amour du prochain, la fidélité, le sens de la justice et la volonté de paix, ? Dans son livre « *le Grand Savoir *»*,* Confucius affirmait déjà cette vérité que la religion chrétienne devait plus tard irradier : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse à toi-même. » Il exprimait enfin sa philosophie politique en affirmant qu'il faut : « approfondir la nature de toute chose ; élargir les limites de la connaissance ; cultiver la sincérité, la droiture de l'esprit *et les vertus individuelles ;* mettre de l'ordre dans la famille, gouverner l'État, et amener la paix universelle ». Selon le Dr Sun, cette doctrine-là n'existait pas en Occident -- ni autre part dans le monde.
Et tout cela est fort important, puisque le système éthique du grand sage sert depuis près de 2 500 ans d'armature à la société chinoise. Certes le bouddhisme (qui est, lui, une religion) a été introduit en Chine quelque soixante ans avant Jésus-Christ ; certes un autre sage, fondateur du taoïsme, Lao-Tseu, connu sous le nom d'Ancien maître, vivait au VI^e^ siècle avant notre ère, et il était de vingt ans l'aîné de Confucius (il existe à Taï-Wan près de 2 000 temples taoïstes) ; mais quelle que soit sa position religieuse, on peut dire que chaque Chinois est d'une manière ou d'une autre confucéen. La chose est si vraie que le communisme de Mao s'est efforcé de tourner en ridicule la noble figure de Confucius, parce qu'il ne parvenait pas à extirper sa doctrine. Or si l'on ignore le vieux sage, si l'on méconnaît sa pensée, il vaut mieux, pour un occidental sauter dans le premier avion et retourner en Europe : car, seule, cette morale d'harmonie, de bienveillance, *d'ordre et de fidélité* permet de comprendre un peu l'âme chinoise...
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Après Sun Yat-sen
Le Dr Sun est mort d'un cancer au foie, en mars 1925, après s'être rendu vainement à Peiping (Pékin) pour tenter d'unifier la Chine. Deux obstacles s'opposaient alors à cette unification sous le signe des Trois Principes du Peuple : l'un était encore embryonnaire, et c'était le communisme qui, déjà, commençait, à mener sur le continent chinois son travail de sape. L'autre était plus immédiat, s'agissant des néo-féodaux ou « Seigneurs de la Guerre », fauteurs de troubles, qui persistaient dans leur politique égoïste et carnassière. Ce fut alors l'honneur du président Tchiang Kaï-chek de « poursuivre la lutte pour sauver la Chine », selon la dernière parole de Sun Yat-sen montant. C'est ainsi que Tchiang prit la tête de la célèbre Expédition du Nord qui dura de 1926 à 1928, à l'issue de laquelle les néo-féodaux furent liquidés.
Malheureusement, inquiets du réveil de la Chine, les militaristes japonais commençaient à l'envahir dès l'année 1931 ; ils la harcelèrent si bien que la guerre devint inévitable -- et la résistance acharnée de la Chine contre le Japon allait durer de 1937 à 1945. Pendant ce temps, les communistes, qui avaient cependant prêté serment aux principes de Sun Yat-sen, travaillaient en réalité à la marxisation chinoise. Ils voyaient avec mépris, dans la Révolution nationale de Sun et de Tchiang Kaï-chek, « une sorte de réforme démocratique bourgeoise » -- c'est-à-dire une simple étape vers le communisme total. Piétinant le nationalisme de Sun, sa démocratie et sa morale, ils profitaient de la guerre sino-japonaise pour étendre leur organisation sous le manteau protecteur du Kuomintang. Dans le même temps, ni les États-Unis, ni les Européens ne comprenaient exactement ce qui était en jeu, et les secours accordés à Tchiang Kaï-chek s'avéraient de plus en plus insuffisants. Aussi bien, lorsque les communistes chinois reçurent l'aide militaire massive des troupes soviétiques en Mandchourie, l'équilibre se rompit au détriment du gouvernement -- et ce fut le commencement de la fin.
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D'autant plus qu'après la défaite du Japon en 1945, le désordre économique et social qui suit inévitablement chaque guerre fournissait aux marxistes l'occasion sans cesse renouvelée de provoquer le mécontentement parmi le peuple chinois. Le résultat, nous le connaissons : le gouvernement de la République de Chine et son président Tchiang Kaï-chek furent contraints d'abandonner le continent chinois à la Marée rouge, en 1949-1950, et de se retirer à Taïwan.
Depuis lors, à partir de la belle Ile, le combat anticommuniste n'a pas cessé.
Hospitalité chinoise
Les réceptions en notre honneur se succèdent, illustrant la traditionnelle hospitalité chinoise...
Des « toasts » nous sont portés, dans cette forme à la fois directe et nuancée qui est la marque de Taïwan. Malgré l'absence de notre représentation diplomatique, en dépit de la malheureuse reconnaissance du régime de Pékin et de Mao par la France ([^9]), on nous fait comprendre que nous sommes, en tant que Français, des amis ; que nous avons même un privilège dans l'amitié ; et qu'il dépend de nous que cette amitié soit durable. Au dîner, les plats succèdent aux plats, dans un apparent désordre qui est, en réalité, l'expression des plus savantes ordonnances. J'adore cette cuisine chinoise -- mais je suis incapable de manier les bâtonnets et je me replie, non sans honte, sur les cuillères et fourchettes européennes. Et voici que nous apprécions tour à tour la côtelette de porc au soja, la carpe du lac, le carré de jambon au miel, le crabe sous toutes ses formes, le homard au gratin, l'épi de maïs nain (très tendre) à la crème, le bœuf séché et le poulet froid, la noix de cochon grillée, le poulet chinois au curry, une majestueuse variété de coquillages, un canard laqué où s'assemblent je ne sais combien de saveurs -- le tout coupé de soupes à la pointe d'asperges ou aux pousses de soja, et de bouillon de poulet aux champignons.
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Après quoi viennent les crevettes géantes casquées de piment, les beignets de poisson, avec le retour offensif d'un poulet que les cuisiniers chinois peuvent accommoder de cinquante-six façons différentes. Et tout cela nous conduit à boire, tantôt le vin de raisin blanc de Taïwan, tantôt une liqueur d'un rouge ardent (où s'exhale l'âme de cinq plantes médicinales), tantôt le vin de riz (Shao-Hsing), dont mon voisin, un Commodore haut en couleur, et moi-même, faisons un usage stupéfiant. L'une des vertus de la cuisine chinoise est qu'elle reste légère malgré ses condiments et son infinie variété ; quant au vin de riz, passé le dix-huitième verre, il me confère le charisme des langues -- et moi dont l'anglais est devenu très approximatif, je me mets à débiter, dans cette langue, sans une faute et sans une hésitation, un petit discours improvisé où j'exalte l'amitié chinoise et les délices de l'hospitalité.
Taïpeh
Nous resterons quelques jours à Taïpeh, avant de descendre vers le Sud.
L'énorme ville est en pleine croissance, en pleine activité, en pleine vie. Ce sentiment d'une expansion perpétuelle et joyeuse, je l'ai dit, ne nous quittera plus dans notre voyage à travers l'Ile. Sans hâte, avec son demi-sourire et son calme précis, le peuple chinois s'ébroue, pense, conçoit, exécute à travers les rues colorées d'une cité qui atteindra bientôt les deux millions d'habitants. Des hôtels d'une somptuosité à peine imaginable -- tels le Grand Hôtel que nous visitons et l'Ambassadeur où nous sommes reçus -- une Université ultra-moderne dirigée par des Pères jésuites en pleine forme, et dont les trois ou quatre mille étudiants sont en majorité confucianistes ([^10]) -- de nombreux musées, des temples aux colonnes d'un rouge corail, au toit d'or relevé, aux motifs ciselés qui se terminent par des dragons et par des éperons élégants comme des ongles de danseuse -- l'essor attesté par l'audace des bâtiments industriels intimement mêlés aux reliques de la tradition chinoise -- telle est la ville de Taïpeh, dont nous saluons le charme et la vibration de ruche.
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Là, dans la banlieue, à Waishuangchi, s'érige le Musée National du Palais, qui possède le plus bel ensemble d'objets d'art extrême-orientaux qui soit au monde. Les réserves de ce sanctuaire du passé renferment quelque trois cent mille pièces, dont chacune est prodigieuse : peintures, calligraphies, porcelaines, bronzes, jades, ivoires ; beaucoup d'entre eux enrichissaient les collections des empereurs de Chine. Nous y passons une journée entière, mais cependant nous ne voyons, à travers les immenses salles, que trois mille pièces d'un intérêt et d'une beauté inouïs -- c'est-à-dire *environ le centième des richesses du musée.* Une série de marmites en bronze, ciselées avec un art étrange, ont plus de trois mille ans ; elles luisent, intactes, derrière les vitrines, alternant avec des jades gigantesques ou minuscules ; à ce propos, je croyais savoir, par les autres musées du monde et par certaines collections particulières, ce qu'étaient les objets d'art en jade. Eh bien, je ne le savais pas. Je ne pouvais pas imaginer, même en rêve, cette profusion d'animaux sculptés dans la précieuse pierre dure, de fleurs qui s'élancent, de colonnes hautes de plusieurs mètres et dont la décoration a pris la vie entière d'un artisan, voici mille ans ou davantage ; et ces récipients, ces vases, ces baignoires de jade, ces potiches, ces mille et une formes que je ne saurais décrire et que j'ai vues de mes yeux, brillant comme un défi à nos hâtes occidentales, comme un hommage à la fabuleuse patience de la Chine.
Claude Monet à Taïwan
Un autre jour, dans la banlieue de Taïpeh, nous sommes reçus à dîner, comme des amis, par la famille d'un peintre que nous ne connaissons pas et qui a réuni -- en notre honneur -- quelques confrères autour de lui.
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A l'entrée de la maison, nous ôtons nos chaussures pour revêtir des pantoufles brodées. Le repas est patriarcal et de haute qualité. Puis nous buvons notre thé à petites gorgées, devisant tantôt en français et tantôt en anglais avec, notre hôte chinois qui est un artiste fameux dans l'Ile. Il s'appelle Wang Lan, et j'ai rapporté en souvenir de nombreuses reproductions de ses toiles, dédicacées par lui, et présentant dans leur audace un curieux mélange de traditions picturales chinoises et d'impressionnisme français. Les couleurs en sont vives, les arabesques y forment une harmonie décorative, des couleurs chatoient et des brumes s'irisent. Nous sommes en présence d'un talent authentique, et nous admirons son œuvre, dessin après dessin, toile après toile, tout en évoquant certains créateurs de la peinture moderne -- les Claude Monet, les Cézanne, les Renoir, les Manet, les Berthe Morisot, les Valadon, les Utrillo -- Monet encore, Monet surtout...
Ainsi s'écoule une soirée d'Extrême-Orient, presque entièrement dédiée à l'art français, jusqu'au moment -- et l'expression est d'un poète chinois -- où « le sommeil vient battre enfin les portes d'or de l'hospitalité ».
Vers le sud à Kaohsiung
Nous partons en direction du Sud vers Kaohsiung ; et là, une vision d'avenir nous assaille. Kaohsiung est la deuxième ville de l'Ile après Taïpeh : c'est un vaste port, équipé de quais immenses, hérissé de grues électriques, de ponts roulants et de mâts de charge, où tout un peuple est au travail. Partout, des constructions neuves, des appontements, des bassins et des cales que l'on creuse ou cimente, des bâtiments administratifs flambant neuf et des silos érigés comme des cathédrales. L'accroissement du port de Kaohsiung est prodigieux, visible, dans un essor presque insolent. Nous le parcourons en bateau, et nous examinons tout à notre aise la « zone franche » où des entreprises appartenant aux pays les plus divers -- États-Unis, Japon, Suisse, Allemagne, Belgique, etc. -- peuvent installer usines, fabriques, hangars et entrepôts.
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La France, dans ce concert international, brille par son absence ; nous voulons croire qu'un tel vide sera bientôt comblé. Car le port franc que nous avons sous les yeux est en passe de devenir l'un des plus actifs d'Extrême-Orient -- et des échanges de plus en plus fructueux s'y établissent en exemption de droit de douane. Une fois de plus, dans le bruissement d'un travail prodigieux, c'est la vie même que nous respirons avec le vent qui vient du large et les odeurs de la mer.
La Purification
Selon cette loi de contraste qui est l'une des règles de l'Ile, tout près de Kaohsiung, nous voici, un beau soir, au bord d'un lac de rêve auquel a été donné le nom de « Purification ». Un pont en ligne brisée traverse les calmes eaux, et nous croyons y cheminer entre deux paravents chinois : les arbres des rives ont des mouvements de branches que l'Occident ne connaît pas ; les pétales du bord de l'eau reçoivent les rayons obliques du dernier soleil, et ces grandes fleurs sont écarlates, du même rouge que les colonnes des pavillons et des temples, cependant que les toits d'une pagode à plusieurs étages réfléchissent dans le lac un vert de porcelaine. Le temps n'existe plus, les aiguilles de l'heure sont arrêtées, le songe des eaux est immobile jusque dans ses moires les plus fines. Certaines peintures chinoises, très anciennes ou très modernes, certaines laques et certaines soies, nous avaient donné l'idée de cette douceur extrême-orientale dont je pensais qu'elle avait été rêvé par quelque sage méditant. Nous voici maintenant témoins que tout cela existe, tout cela qui dépasse de très loin le rêve du sage ou les reflets de la soie, tout cela qui est devenu vérité pendant ce court instant éternel, auprès d'un lac, au bord d'un soir.
Le soleil et la lune
On ne peut trop brièvement, bien sûr, épuiser les beautés de Taiwan.
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La variété des paysages est sans cesse renouvelée ; ici, nous traversons des champs de riz, d'un vert plus éclatant que celui du blé, s'éloignant vers des lointains parfois baignés de vapeur et qui lentement s'attiédissent en bleus ; là, nous franchissons des gorges rocheuses ; là encore nous passons devant tel temple brillant comme une fleur, étrange comme une apparition, mais d'un tel équilibre qu'après avoir évoqué, au cours de nos anciens voyages, « l'ordre grec », voici que nous pensons à lui comparer hardiment *l'ordre chinois*. Je ne mets rien, personnellement, au-dessus de cette majesté légère de pagodes et de temples que Taiwan m'a révélée.
Il faudrait citer le Mont Ali, dont le pied puissant est fleuri d'une végétation tropicale ; le temple de Koxinga (élevé à l'époque mandchoue dans l'ancienne capitale de Tainan), les Gorges de Taroko où des torrents s'écroulent sur des falaises de marbre ; et surtout, ce lac du Soleil et de la Lune, près de Taïchung, au bord duquel nous parvenons un autre soir, accueillis dans un hôtel (l'Evergreen) aux jardins étagés en terrasse et comblés de fleurs, touchant à l'une des résidences du Président Tchiang Kaïchek.
Le lendemain matin, du haut de notre chambre d'hôtel, nous découvrons la vue surprenante du lac, situé à 800 mètres d'altitude, et ceint d'une végétation touffue, tourmentée, troublante, irréelle. Une visite au village des Aborigènes qui sont les plus anciens habitants de l'Ile -- venus jadis de Polynésie -- nous montre un petit peuple industrieux, commerçant, accueillant, hilare, dont les enfants sont vêtus de costumes bigarrés -- et dont le chef est un vieux patriarche rempli de dignité, en même temps que pleinement conscient de ses intérêts...
Le paysan chinois
Remontant vers le Nord, nous longeons une vaste vallée, d'une fertilité inouïe : on y fait *jusqu'à cinq récoltes par an* ([^11]).
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Ici le paysan chinois, paisible et souriant, vaque de l'aube au soir à ses travaux -- en sorte que, dans nos souvenirs, se mêleront l'évocation de tableaux millénaires et cette vision d'avenir dont je parlais plus haut. Le compagnon de l'homme, dans les campagnes de Taïwan, c'est le buffle -- et voici quelques images, telles qu'elles me sautent encore aux yeux : un paysan se faisant remorquer, à pas tranquilles, par sa bête dont il a soin d'empoigner la queue au crin rude ; un enfant de dix ans, autoritaire et fluet, juché sur une encolure puissante, et dominant un flot d'énormes cornes et de mufles épais ; ce Chinois enfin, coiffé du chapeau de paille conique, et maintenant d'une main ferme la charrue traînée par l'inséparable buffle...
Taïwan, c'est d'abord et avant tout la patrie d'une réforme agraire sans doute unique au monde ([^12]). Pour en donner une idée sans faire cascader les chiffres, rappelons qu'à partir de 1949, cette véritable « révolution progressive » s'est réalisée en trois étapes : réduction des fermages ; puis vente des terres publiques aux preneurs à bail, avec des crédits à longs termes ; puis enfin, restriction de l'avoir des propriétaires terriens, rachat par le gouvernement des étendues excédentaires et revente aux agriculteurs eux-mêmes : « La-terre-à-celui-qui-la-cultive » ([^13]).
L'arbre se juge à ses fruits. Voici quelques-uns des résultats de la réforme agraire de Taïwan : en ce qui concerne le *riz,* si important ici, deux millions et demi de tonnes ont été récoltées en 1967, contre 600 000 tonnes en 1945. Entre les deux mêmes dates, la production des patates douces a triplé ; celle des arachides a décuplé ; tandis que celles du blé, du soja et du sucre *étaient multipliées par le coefficient trente !*
Puisque les chiffres parlent d'eux-mêmes, il nous reste à souhaiter -- à souhaiter ardemment -- que le reste de l'Asie et les pays pauvres d'Amérique du Sud s'inspirent d'un type de réforme agraire analogue à celle de Taïwan...
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Le fer de lance
Sur un rocher, nous avons pu voir -- et nos amis les ont déchiffrés pour nous -- une série d'idéogrammes chinois puissamment sculptés dans la pierre. Les caractères en question se prononçaient ainsi : « VU WANG TSAI CHU » -- ce que l'on peut traduire par : « *Souviens-toi de la Leçon de Chu *». Il s'agissait là d'une évocation historique : en l'an 284 avant Jésus-Christ, aux jours de l'ancienne dynastie chinoise, un État fut submergé par des envahisseurs et perdit ses villes -- toutes ses villes à l'exception d'une seule, qui s'appelait Chu. Et le peuple de Chu refusa de céder, se battant avec héroïsme jusqu'à la victoire. Quelques années plus tard, l'État tout entier était libéré, grâce à l'unique cité libre qui avait persévéré dans le courage. Un tel symbole est bien fait pour frapper l'imagination chinoise et nous savons qu'aujourd'hui -- avec son armée de 600 000 hommes bien entraînés, équipés à la moderne, avec les prodigieuses fortifications de Rimmen (Quemoy) et Matsu qui bravent la vaine colère de Mao, tout près du continent chinois, avec son armement américain, ses avions et ses fusées des tous derniers modèles -- Taïwan est le fer de lance dressé contre le régime rouge de Pékin. Taïwan, à la fois menaçante et menacée, et qui peut faire beaucoup mieux que se défendre, comme elle le prouvait encore récemment...
Aussi bien, c'est le président Tchiang qui a gravé de sa propre main les caractères chinois du « Souviens-toi de la Leçon de Chu » -- sur une haute roche de Kimmen, en 1952.
#### Une interview inédite du Président Tchiang Kaï-Chek
*J'ai eu personnellement la faveur de pouvoir poser au Président lui-même des questions -- parfois indiscrètes, j'en conviens -- sur la situation internationale, telle qu'il l'envisage, et sur le destin de la Chine Libre, tel qu'il le prévoit.*
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*Car cet homme, âgé de 80 ans, est d'une grande activité qui lui a permis de présider, avec toute la verdeur de son esprit et de son autorité, le dernier Congrès du Kuomintang ; et sa taille élégante, la calme fermeté de son visage, l'éclat de ses yeux bridés témoignent de sa verdeur et de son autorité. Je voudrais donc, pour clore mes souvenirs de Taïwan, reproduire ici, telles qu'il me les a faites, les réponses de Tchiang Kaï-chek.*
\*\*\*
MICHEL DE SAINT PIERRE. Monsieur le Président, j'ai été très frappé, durant mon séjour à Taïwan, par la vitalité du peuple chinois, notamment sur les plans culturel, militaire et économique. Il semble qu'un esprit d'expansion dans tous les domaines souffle sur cette île. Puis-je vous demander à quoi vous attribuez cette vitalité ?
LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- Recouvrer le continent, anéantir le régime de Mao et délivrer nos compatriotes de l'oppression communiste, tel est le but du Gouvernement de la République de Chine à l'égard de la patrie et du peuple chinois. Nous avons tous, des plus connus aux plus humbles, pleinement conscience de l'importance de notre tâche. Aussi notre peuple fait-il de constants et inlassables efforts pour consolider nos forces dans tous les domaines en vue de la récupération de notre territoire. Ce devoir de combattre le communisme et de recouvrer la Chine continentale développe en nous un sens aigu de la responsabilité, duquel découlent cette vitalité et cet esprit d'expansion que vous avez remarqués. Et le rayonnement même de cette vitalité, de cet esprit d'expansion, constitue la meilleure garantie du succès pour notre retour et pour la reconstruction du pays.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- Votre gouvernement dispose d'une puissance militaire remarquable, dont Quemoy est l'un des plus significatifs symboles en même temps que le verrou de sécurité de cette zone du Pacifique. Pensez-vous que le nouveau Président des États-Unis confirmera sa coopération avec votre gouvernement sur le plan de la stratégie ?
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LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- J'ai plusieurs fois souligné le fait que la République de Chine fait partie du monde libre et qu'elle est étroitement concernée par la situation chez ses voisins asiatiques. L'entretien par le Gouvernement de la République de Chine d'importantes forces armées et la défense des îles de Quemoy et de Matsu constituent autant de mesures indispensables au maintien de la paix dans le Pacifique. Ce sont également les pierres angulaires de la paix du monde. Le Gouvernement Nixon, de même que les autres gouvernements américains qui l'ont précédé, a parfaitement saisi l'importance du problème, pour la sécurité de l'Amérique elle-même, et, par extension, pour celle de l'ensemble du monde libre. D'ailleurs le président Nixon connaît personnellement et à fond les affaires de l'Extrême-Orient, et il comprend dans tous ses détails la situation présente. C'est pourquoi je suis persuadé que le gouvernement dont il est le chef n'envisagera pas de changement fondamental sur le plan stratégique.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- La plus grande partie de notre opinion publique française, c'est-à-dire la partie hostile au communisme sous toutes ses formes, a suivi avec intérêt les signes de désagrégation intérieure qui apparaissent dans le régime de Mao... Comment, à votre avis, cette désagrégation accélérée va-t-elle se poursuivre ?
LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- Les conflits intérieurs et les luttes pour le pouvoir deviennent chaque jour plus acharnés chez les communistes chinois. Depuis l'annonce par Mao de la « Grande Révolution Culturelle », *tout le système de direction du parti est complètement désorganisé.* C'est dans une situation chaotique que Mao a récemment convoqué le neuvième congrès du parti communiste chinois. Ses buts principaux étaient, d'une part, de supprimer tous les éléments non-conformistes pour établir un nouveau comité central dans lequel les maoïstes détiendraient les postes-clés, et de l'autre, de faire voter le prétendu nouveau statut pour remodeler le parti communiste chinois et en faire un instrument à son usage personnel.
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Mais lorsqu'on observe le déroulement et l'aboutissement de ce neuvième congrès, on s'aperçoit que le parti communiste chinois reste toujours déchiré par des conflits et des luttes internes. La composition du comité central reflète l'image même d'un « repêchage » d'anciens et de nouveaux membres des différents groupes et groupuscules. Tandis que les tenants du pouvoir militaire régional voient croître leur influence, *les forces initialement anti-maoïstes continuent comme par le passé à pénétrer leurs rangs.* Ceci explique que la convocation par Mao du neuvième congrès du parti communiste chinois n'ait été en aucune manière un succès final pour la Révolution Culturelle, et que ce congrès n'ait pas mené à bien la réorganisation du parti. Au contraire les déchirements intérieurs vont devenir de plus en plus complexes tandis que la désagrégation s'aggravera chaque jour davantage. *La lutte pour le pouvoir,* à l'échelon central le plus élevé comme aux échelons locaux, *est totale *: telle est la caractéristique dominante de la désagrégation du parti communiste chinois, phénomène dont l'aboutissement inévitable ne peut être que la perte du régime maoïste.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- En dépit des malentendus politiques survenus entre votre gouvernement et le gouvernement français -- malentendus dont la France n'a pas eu à se féliciter (ne serait-ce qu'en raison de la subversion maoïste qui n'a cessé de provoquer chez nous les désordres que vous savez) -- souhaitez-vous poursuivre et même intensifier les rapports culturels et économiques avec la France, comme la meilleure part de notre opinion publique le désire ?
LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- La politique du gouvernement français est une chose. L'amitié que porte le peuple chinois au peuple français en est une autre. Une politique gouvernementale peut être conditionnée par des facteurs temporaires, alors que l'amitié entre les peuples est éternelle.
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Or il existe entre les deux grandes nations chinoise et française une amitié dont la tradition est très ancienne. Depuis quelques années, *les communistes chinois ont profité des privilèges diplomatiques dont ils bénéficient dans votre pays pour s'employer activement au travail d'infiltration et aux complots tortueux,* fomentant ainsi des désordres sociaux. Cela est fort regrettable. Mais aucun des faits et gestes du régime de Mao ne peut prétendre exprimer l'idéal du peuple chinois qui est l'amour de la paix. La conduite malhonnête du régime communiste ne pourra en aucun cas porter atteinte à l'amitié traditionnelle entre nos deux nations. Partant de cette optique, mon gouvernement s'applique à intensifier ses relations économiques et culturelles avec le peuple français. Que la meilleure part de votre opinion publique partage sur cette question mon propre point de vue, c'est pour moi un précieux réconfort.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- Nous avons admiré la beauté de l'île de Taïwan, si justement appelée « Formose », c'est-à-dire « La Belle »... Avez-vous conçu des projets à vaste échelle pour le développement du tourisme à Taïwan, qui mérite d'attirer des foules de visiteurs par ses monuments et ses paysages, par la saveur de sa cuisine et par la réputation d'une hospitalité légendaire ?
LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- Mon gouvernement est conscient de l'importance du tourisme ; il s'est employé depuis quelques années à l'épanouir intensément et, par voie de conséquences, à développer notre plan général de construction et d'expansion. Dorénavant, nous nous laisserons guider par l'expérience des pays plus développés et tâcherons d'attirer les investissements étrangers. Je puis vous assurer, pour ma part, que les visiteurs qui viendront chez nous seront accueillis avec une joie sincère.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- Nous avons entendu dire que votre gouvernement possédait beaucoup de partisans sur le continent chinois. N'est-ce pas la source d'espérances vives... et prochaines ?
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LE PRÉSIDENT TCHIANG KAÏ-CHECK. -- Je tiens à affirmer qu'en effet, sur le continent, d'innombrables compatriotes sont devenus les ennemis déclarés des communistes maoïstes. Ce fait -- sans lequel tous les désordres actuels du régime de Mao seraient inexplicables -- est souvent méconnu par nos amis d'Occident. Je dois souligner que le soutien que nous apportent nos compatriotes continentaux est encore plus efficace depuis que mon gouvernement a décidé d'accélérer l'application des Trois Principes du Peuple et de déclencher la contre-attaque politique. Cette vérité offre un contraste éclatant avec cette autre vérité qu'est la désaffection populaire du régime de Mao. La politique communiste d'oppression du peuple devient chaque jour plus draconienne, tandis que sous l'égide de nos Trois Principes, nous menons une politique du peuple, par le peuple, et pour le peuple, et gagnons ainsi l'appui de plus en plus déterminé de nos compatriotes du continent. Tout cela est normal, logique et ne nécessite pas de plus amples explications. Seulement, nous ne nous tenons pas pour satisfaits. Bien au contraire, nous nous efforçons avec plus d'ardeur encore, et cela dans tous les domaines, d'élargir les succès de notre contre-attaque politique. La raison de notre optimisme, donc, provient d'une part des dispositions favorables des Chinois continentaux envers notre action, et de l'autre, des fruits de nos propres efforts. Notre volonté de recouvrer le continent aboutira inévitablement à une réalité vivante.
\*\*\*
#### La paix du monde
Assurément, ni le président Tchiang Kaï-chek, ni ses collaborateurs -- et mes entretiens ne peuvent me laisser à cet égard le moindre doute -- ne méconnaissent la malfaisante efficacité de Mao-Tsé-toung, ni la puissance de frappe du régime de Peïping (Pékin).
Voici quelques années, un sociologue indien comparait l'actuelle Chine continentale à un zoo ; il la comparait aussi à la plus vaste des prisons -- une prison exécrée, ainsi qu'en témoignent les millions de Chinois qui s'en sont enfuis depuis vingt ans.
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Mao n'a-t-il pas osé déclarer qu'après une guerre nucléaire, il resterait bien encore 300 millions de Chinois pour conquérir le monde ? Or c'est tout un peuple qui est actuellement spolié dans son bien-être économique et dans ses libertés, pour que ce programme effrayant s'accomplisse...
En tout état de cause, Peïping entretient et cultive des hordes entières d'esclaves humains pour exécuter ses ordres. Il disposera bientôt d'armements atomiques utilisables au loin. Mais ni ses gardes rouges, ni ses policiers, ni ses robots armés n'ont pu suffire à préserver le régime de Mao de nombreux désordres, révoltes et bouillonnements politiques, ni du retard que l'on sait dans l'évolution de l'économie. S'il apparaît aux observateurs superficiels que ces avatars sont d'ores et déjà surmontés, le général Beaufre notait récemment dans « Le Figaro » qu'ils étaient dominés « en surface seulement ». Car la vérité est là. Mao Tse-toung n'est point parvenu à promouvoir un véritable esprit révolutionnaire. Et dans la foule chinoise qu'il prétend mener à sa guise, la puissante et paisible doctrine de Confucius et les réformes réalistes de Sun-Yat-sen sont enracinées beaucoup plus profondément que le petit livre rouge.
A telle enseigne que la résistance continentale au communisme, appuyée par Taïwan et le Kuomintang, ne cédera jamais. Elle devrait même triompher -- et la date de cette victoire n'est peut-être pas très éloignée -- si l'aide extérieure, d'où qu'elle vienne, se manifeste au juste moment avec la force voulue.
Tchiang Kaï-chek répète volontiers qu'il faudra d'abord « restaurer l'authentique civilisation chinoise ». C'est une vérité profonde. Pour nous et pour tous ceux qui reviennent de Taïwan, une Chine continentale libre, inspirée par l'esprit de Sun-Yat-sen, est la clé de la paix du monde.
Michel de Saint Pierre.
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\[Notes et références, figurant ici en notes de bas de page.\]
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### Chronique des révolutions d'Amérique latine
par Jean-Marc Dufour
DEPUIS LE DÉBUT de 1969, l'Amérique latine est le théâtre d'une épreuve de force entre les groupes subversifs et les éléments dévoués à la sauvegarde de ce qui peut encore subsister d'ordre réel dans cette partie du monde. Non que les régimes en place soient parfaits, ni même satisfaisants : l'injustice des structures sociales est souvent si évidente qu'elle masque tout ce qui mérite d'être maintenu et sauvé.
Il est donc aisé aux révolutionnaires sud-américains de faire croire à ceux qui ne sont que les inspecteurs occasionnels de la lutte, que la révolution représente la seule issue, et le marxisme, plus ou moins dilué et teinté, la panacée.
Cela leur est encore facilité par l'attitude d'une fraction minime, mais agitée, aveugle, mais bruyante, du clergé et même de la hiérarchie catholique. Aveugles dans le meilleur des cas, ces prêtres se font les auxiliaires dévoués de l'asservissement des fidèles qui leur sont confiés. De plus l'aveuglement ne peut tout excuser ni expliquer. Le cas de la hiérarchie cubaine, responsable d'une lettre pastorale que les simples curés se sont refusés à lire en chaire -- la trouvant trop favorable au régime castriste -- est d'une exemplarité remarquable (voir *Appendice 1*).
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Dans le panorama de la révolution en Amérique latine, il ne se trouve, hélas, guère d'autres cas d'une résistance lucide aux entreprises de subversion. On pourrait, en effet, espérer qu'une telle résistance existe, que le filtrage auquel sont soumises les informations, de la part des agences de presse et des journaux, est seul responsable de notre ignorance à son endroit. Malheureusement, la presse d'Amérique latine montre bien qu'il n'en est rien. A une agression multiple et incroyablement active, ne s'opposent que des éléments incoordonnés, dont l'absence d'unité et d'efficacité semble aussi soigneusement voulue que la concentration des groupes révolutionnaires.
De l'Argentine à la Colombie, avant d'aborder l'aventure démocrate-chrétienne du Venezuela, nous trouverons, constamment lié à la révolution marxiste, « El cura guerillero » -- dont S. de Madariaga affirme qu'il fait partie de la tradition espagnole ; et souvent aussi l'évêque « dans le vent ».
\*\*\*
La troisième année de leur existence a toujours été une période critique pour les gouvernements de la République Argentine, qu'ils soient civils ou militaires, Roberto Ortiz, Farell, Aramburu, Frondizi, Illia durent quitter le pouvoir au cours de cette troisième et fatale année. Le gouvernement Justo put à grand peine surmonter les conspirations radicales ; Péron dut, pour se sauver, réformer la constitution. L'actuel gouvernement du général Ongania ne fait pas exception à la règle : l'automne de 1969 a débuté sous le signe des attentats terroristes et se poursuit sous celui des émeutes.
Début mai, le nombre des attentats s'élevait à une vingtaine, dont l'importance variait énormément, mais dont certains révélaient l'existence d'une organisation possédant des ressources financières appréciables. Voici la liste qu'en a publiée la presse de Buenos Aires :
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1^er^ avril : Attaque du champ de tir de Cordoba 5 avril : 10 assaillants se rendent maîtres de la garde d'un cantonnement du Régiment de Patricios, au champ de manœuvre du Campo de Mayo ;
10 avril : 4 hommes masqués occupent le poste émetteur de « El Mundo », à San Fernando et tentent, sans succès, de diffuser un appel ;
11 avril : des groupes suspects rôdent autour de l'aéroport de Jujuy ;
14 avril : vol de plusieurs fusils de chasse dans une armurerie de San Justo ;
15 avril : vol de munitions dans une camionnette, en plein centre de Buenos Aires ;
-- tentative de cambriolage au polygone de Neuquen ;
16 avril : un soldat de garde dit avoir essuyé des coups de feu ;
17 avril : le polygone d'essai de la fabrique d'explosifs de Villa Maria est attaqué ;
-- des coups de feu sont tirés contre des casernes à La Plata, Catamarea et à Santiago del Estero ;
18 avril : vol de la camionnette d'une armurerie, contenant : 50 revolvers, 10 000 cartouches et de nombreuses autres armes ;
20 avril : échange de coups de feu à l'Hôpital Naval de la Ensenada un mort ;
21 avril : des coups de feu sont tirés depuis une voiture contre le poste de commandement des 5, et 81 régiments de Cavalerie, à Buenos Aires ;
enfin, le 6 mai : les agents de police de garde à la résidence présidentielle de Olivos ont été attaqués et dépouillés de leurs armes.
La liste de ces actes de terrorisme est impressionnante. Elle est aussi certainement erronée : d'après les déclarations mêmes de la police et de l'armée argentines, certains de ces attentats n'ont existé que dans l'imagination des jeunes recrues qui se trouvaient de garde. Elle traduit bien plus une inquiétude et une nervosité extrêmes que l'omniprésence des terroristes.
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« Un major du Génie, écrit l'hebdomadaire *Primera Plana*, nous confia le 24 avril, qu'il était « téméraire » de se promener aujourd'hui en automobile autour du Campo de Mayo : les conscrits tirent toutes les nuits sur n'importe quoi. »
En définitive, les autorités ne retinrent que quatre attentats « réels » : celui du Champ de Tir fédéral de Cordoba, l'attaque du cantonnement du Campo de Mayo, celle du poste de Radio *El Mundo*, et celle de la résidence présidentielle de Olivos ; les autres étant douteux, ou manifestement inventés.
L'enquête aboutit à la découverte d'une cellule terroriste, et à l'arrestation, le 24 avril, après une fusillade digne d'un film de gangsters, d'un certain Carlos Caride, de sa maîtresse Aida Rosa Filippini et de l'avocat Miguel Zabala Rodriguez. Le personnage de Caride est des plus intéressant. Il permet de saisir sur le vif l'extraordinaire complication de ce monde clandestin argentin et les imbrications entre péronistes, castristes et autres groupements subversifs.
Péroniste de droite à l'origine, Carlos Caride fut arrêté en juin 1962 pour avoir tué, au cours d'une bagarre à la Faculté de Droit, l'étudiante Norma Melena. Condamné à six ans de prison, il fut converti au « gauchisme » par Raul Damonte Taborda et Jose L. Nell, actuellement en prison en Uruguay pour complicité avec le groupe terroriste des Tupamaros. Libéré, il reprit contact avec les jeunesses péronistes et fonda un groupe autonome qui se consacra à l'attaque des banques, mais camoufla si bien son activité à ses amis politiques que ceux-ci « le critiquaient comme trop pacifiste ».
Aussitôt Caride en prison, un texte fut diffusé dans Buenos Aires, émanant d'un soi-disant Grupo de Accion Nacionalista Oriental (Gano) qui se prétendait l'auteur des attentats dont Caride était accusé. Une erreur matérielle (le tract situait le poste de radio d'*El Mundo*, dont le Gano revendiquait l'attaque, « en plein centre de Buenos Aires » alors qu'il était situé dans un faubourg) éveilla l'attention de la police. Elle devait établir que c'était là une tentative du « Tupamaro » Jose L. Nell, qui, de sa prison, essayait de venir en aide à son ancien camarade de détention.
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Cependant, l'enquête se poursuivant, les révélations de Caride -- qui livra le nom de cinquante chefs péronistes ; les notes du carnet de l'avocat Miguel Zabala Rodriguez permirent à la police d'établir un organigramme des groupes subversifs. Ceux-ci seraient au nombre de quatre : la gauche trotskiste, le « liberalismo colorado », les péronistes insurrectionnels, et les nationalistes extrémistes, auxquels il convient d'ajouter des délinquants de droit commun qui s'affublent de masques politiques. Le plus étonnant de cet étrange agglomérat, c'est qu'un certain nombre de généraux en retraite se trouvaient être en relation avec les groupes subversifs. Selon le schéma publié par la revue *Confirmado*, le général Rosas aurait été en relation avec les trotskistes et les gens du « liberalisino colorado », le général Lopez avec les libéraux et les péronistes, le général Caro avec les nationalistes. Quant au général Rauch, qui avait parcouru les diverses garnisons d'Argentine pour leur proposer de se soulever contre le gouvernement, il cumulait les relations avec les trotskistes, les péronistes et les nationalistes. Ainsi que l'écrit un journal de Buenos Aires, tout le monde savait que ces gens complotaient, mais ce qui a le plus surpris les enquêteurs, c'est de les trouver complotant ensemble.
Quant aux inspirateurs de ces complots et attentats, sans doute bailleurs de fonds par la même occasion, les services de renseignements argentins en énumèrent une série aussi disparate que les groupes qu'ils alimentaient. D'abord, les castristes, ce qui ne peut surprendre lorsque l'on connaît les rapports étroits qui existent entre les groupes castristes et péronistes de gauche ; ensuite, un « certain organisme international d'espionnage » : formule polie pour désigner les services soviétiques ; puis, des « groupes économiques et financiers lésés par l'actuelle politique économique du gouvernement Ongania » ; enfin, le « liberalismo colorado », qui se réclame du général Aramburti.
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A quoi il faut ajouter -- et c'est la première fois que l'on voit apparaître cette organisation dans les affaires d'Amérique Latine -- la Ligue Arabe, dont le représentant Hussein Triki fut pratiquement expulsé d'Argentine, à cause de ses intromissions dans les affaires intérieures du pays, et avec laquelle un compagnon de jeunesse de Carlos Caride, nommé Envar El Kadre, était en étroites relations.
A bien examiner les choses, et malgré l'importance des moyens dont disposaient les terroristes, tout cela ne paraissait pas extrêmement grave. L'importance des moyens financiers s'est manifestée surtout dans l'attaque du régiment de Patricios. Le camion que l'on a retrouvé, et qui devait servir à transporter les armes que les conjurés voulaient saisir, avait coûté un million neuf cent mille pesos ; la jeep qui l'accompagnait, quatre cent trente mille ; à quoi il faut ajouter le prix des 1800 kilos de caramels prévus pour camoufler les armes volées, soit 277 000 pesos, celui des postes de radio permettant aux exécutants de rester en relation avec « un centre opérationnel ». Quand on pense que tout cet argent a été dépensé pour aboutir à un échec -- les armes qu'ils espéraient saisir avaient été enlevées quelques instants avant l'arrivée des voleurs ; on ne peut que rester admiratif.
A la rigueur, les attentats terroristes, la nervosité qu'ils suscitaient, les questions que se posaient les Argentins quant à leur réelle importance, tout cela produisait une diffuse impression de malaise, mais il n'y avait rien là qui pût faire prévoir l'explosion de violence des derniers jours de mai, ni les attentats bien plus graves qui se produisirent au mois de juillet -- l'assassinat du chef syndicaliste Vandor (voir Appendice 2), puis les incendies des supermarchés *Minimax* lors de la visite éclair de Nelson Rockefeller. L'échec des manifestations du 1^er^ mai allait d'ailleurs renforcer l'idée que tout finirait par se calmer et, lorsque le ministre des Finances Xruger Valsena demanda « Mais que se passe-t-il donc dans le pays ? », le ministre de l'intérieur Guillermo Borda put répondre simplement « qu'il ne se passait rien ».
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L'impulsion qui manquait encore aux révolutionnaires leur fut donnée lorsque, le 2 mai, la hiérarchie catholique publia une déclaration qui condamnait la politique gouvernementale. L'importance d'une telle attitude doit être soulignée : c'est l'opposition de l'Église catholique qui, dans un passé pas tellement lointain, entraîna la chute de la dictature du colonel Péron. Qu'arrivait-il donc de ce côté ?
Depuis plusieurs mois, une petite minorité de prêtres, environ cinq cents sur un total de plus de cinq mille vivant en Argentine, entretenait une agitation dirigée contre les membres de la hiérarchie qui ne leur convenaient pas. Les accusations habituelles, en pareil cas, étaient proférées contre une hiérarchie qui semblait, aux yeux des contestataires, trop attachée aux structures sociales existantes. Si les communiqués de cette guerre religieuse n'atteignaient pas à la violence que nous leur connaîtrons en Colombie, les démissions de curés, le soutien que leur apportaient certains de leurs fidèles, et surtout la publicité, souvent hors de proportion avec la gravité réelle des événements, rendaient la situation explosive.
La prise de position de la hiérarchie catholique argentine condamnant la politique économique du gouvernement -- « la subordination du social à l'économique imposée par l'action de forces étrangères, de secteurs et de groupes de pression internes, qui se manifeste par des déséquilibres régionaux, des migrations intérieures qui provoquent le chômage et l'insécurité », réclamant immédiatement le droit pour le peuple de créer ses « organisations de base » -- eut pour premier et « immédiat » résultat de transporter une crise interne de l'Église sur le terrain de la politique générale. Lorsque le cardinal Antonio Caggiano déclara aux journalistes « que la politique des partis était chose salutaire », c'était là une déclaration de guerre au gouvernement du général Ongania, ou tout au moins à la forme et aux intentions qu'il avait adoptées jusque là.
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Les liaisons entre une certaine partie du clergé et les éléments les plus révolutionnaires étaient connues depuis longtemps. Nous n'insisterions pas sur le cas de séminaristes arrêtés alors qu'il transportaient des brochures de propagande sur les bateaux faisant la ligne Montevideo (Uruguay) -- Buenos Aires (Argentine), si le mélange de ces opuscules ne traduisait pas à son tour la confusion idéologique qui règne dans les groupes subversifs. On y trouve, en effet, pêle-mêle : des brochures de Mao Tse Toung, des déclarations du Parti Communiste d'Uruguay, des films produits par le groupe Orwo sur les techniques de guérilla au Vietnam, et le compte rendu ronéotypé de la dernière réunion internationale du Comité Exécutif Étudiant, tenue à Varna (Bulgarie).
Ce n'était là pourtant que l'initiative de quelques curés et séminaristes d'avant-garde. Mais, dans le courant du mois de mai, il devint évident que la hiérarchie catholique, si elle ne se ralliait pas aux extrémistes, offrait toutefois ses bons offices aux étudiants contestataires.
Les commentaires de la presse argentine ne laissent aucun doute sur ce point et précisent même l'origine des consignes qui transformèrent l'Église catholique en bastion de la révolution. L'attitude du cardinal Caggiano est analysée en ces termes par l'hebdomadaire *Confirmado* (20 juin 1969) :
« *Cette fois, l'explication de sa conduite ne peut être fournie par son âge* (*78 ans*) ; *parce qu'il était notoire qu'il existait une ferme instruction venant de Rome et enjoignant à l'Église locale de prendre ses distances rapidement et clairement vis-à-vis des milieux gouvernementaux. L'ordre fut exécuté. Et non sans soulagement. C'était alors le début des premières escarmouches entre étudiants et policiers, qui aboutirent à la tragique explosion de Cordoba.* (...) *Unanimement, tous les recteurs d'Universités catholiques laissèrent ouvertes les portes des bâtiments pour que s'y tiennent des assemblées libres.* (...) *Ils se conformaient ouvertement aux directives vaticanes de se détacher prudemment du gouvernement, argument qu'ils firent valoir devant les récriminations de la hiérarchie "ultra"*. »
Le même hebdomadaire, dans son numéro du 29 mai, avait déjà précisé :
« *En quelque sorte, les Universités catholiques furent l'axe central des désordres de mai. *»
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Les éléments activistes du clergé n'avaient pas attendu les « instructions romaines » pour se joindre aux éléments révolutionnaires :
« *A partir de mars, de petits noyaux de 3 ou 4 personnes au maximum chaque parcouraient, maison par maison, les quartiers ouvriers de Cordoba : les Platanos, Bella Vista, las Violetas ; ils essayaient d'exciter les habitants et de les pousser à participer à des réunions publiques de discussion et d'information mutuelle. Quelques-unes de ces réunions se tinrent dans les* « *Centros Vecinales *», (...) *et, quelquefois, grâce au financement de certaines paroisses. *»
Le feu vert donné, leur participation se fit tellement active que le gouverneur de Cordoba donna l'ordre, après les émeutes, d'arrêter les PP. Viscoviteh et Baudagna, qui n'échappèrent à la police que grâce à la protection de leur évêque qui les « interna », avec quelques autres, dans les dépendances de l'Évêché.
Les « curés rouges » ne furent donc pas arrêtés ; ce qui laisse dans l'ombre certains événements cruciaux des émeutes de Cordoba. Par exemple : des francs-tireurs furent découverts par l'armée dans les clochers de certaines églises. Qui donc, demandèrent les journalistes, leur en avait donné la clé ?
De telles constatations ne refroidissaient pas le zèle de certains évêques. Le gouverneur de Cordoba, dans une déclaration à *La Razon* (3 juin 1969), avait beau faire avec modération l'analyse des origines de l'émeute :
-- Quelles furent, selon vous, les causes des événements de Cordoba ?
-- Je crois qu'il y en a eu de deux sortes, qui agirent conjointement. D'abord, une situation de mécontentement populaire, ni grave, ni profond, ni réel. Je dis qu'il n'était ni grave ni profond car les secteurs qui déclenchèrent la grève qui se termina en guérilla étaient les mieux payés.
-- Le mécontentement dont vous parlez avait-il des causes locales on générales ?
-- Je crois qu'elles étaient d'ordre général.
-- Vous parlez de deux groupes de causes...
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-- C'est ainsi. Le second, c'est la présence de groupes armés, parfaitement organisés, qui transformèrent ce mécontentement, cette effervescence, en une émeute d'une telle violence qu'on n'en avait encore jamais vu de telle dans le pays. Dans les jours qui précédèrent la grève, on eut connaissance de renseignements qui mentionnaient l'intervention possible de groupes armés. Nous pensions qu'il pouvait y avoir des groupes spontanément armés. Mais, en réalité, ce fut beaucoup plus grave, puisqu'il s'agissait de groupes dont l'armement était organisé. Je dirais qu'il s'agissait typiquement de guérillas urbaines se déplaçant selon la tactique des guérillas marxistes léninistes.
-- L'intervention de ces groupes est-elle prouvée ?
-- Oui, Monsieur, parfaitement prouvée.
Malgré cette analyse objective, certains évêques ne trouvaient dans l'émeute que charité évangélique et confondaient visiblement guérillas urbaines et enfants de Marie. Ainsi, Mgr di Stefano, évêque de Sans Pena, écrivait au ministre de l'Intérieur d'alors :
« C'est un véritable camouflet que de mettre gratuitement la paternité d'un mouvement noble comme celui-ci au compte des groupes étrangers à la jeunesse que vous avez mentionnés. Notre jeunesse rejette les extrémistes comme les opportunistes. Son esprit est propre, authentique (sic), national. Une grande partie de l'esprit de l'Évangile se retrouve en elle. »
Devant la soudaine gravité prise par les événements, la hiérarchie catholique fit alors brusquement marche arrière.
« Nous manquerions à notre devoir, déclara le conseil exécutif de l'épiscopat argentin, si nous n'ajoutions pas que, à l'heure actuelle, étant donné la présence de groupes idéologiques de tendance matérialiste engagés dans un total changement des structures sociales, l'implantation de la violence peut signifier le commencement de la destruction. »
Cela n'empêchait pas un groupe de prêtres de Mendoza de publier, le même jour, un appel soulignant que « *les adultes responsables trahissaient une fois de plus leurs devoirs *» en rejetant sur des « *éléments extrémistes *» la responsabilité des manifestations qui annonçaient, selon eux, « *la naissance d'une réalité nouvelle *».
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Ils proclamaient leur « *ferme adhésion au processus de changement radical et profond *» et se disaient partisans de « *la socialisation des moyens de production *» comme de la création « *d'un nouveau type de relations humaines, qui entraînera l'avènement de l'Homme Nouveau *». (Les capitales sont dans le texte).
\*\*\*
Il n'est pas possible de parler des mouvements subversifs en République Argentine sans aborder, au moins brièvement, le cas de ceux qui agissent de l'autre côté du Rio de la Plata, en Uruguay. Le pluriel, ici, n'est d'ailleurs pas de mise : il n'y a, pour le moment, qu'un seul mouvement subversif de quelque importance en Uruguay, celui des Tupamaros.
« Tupamaro » est une déformation locale du nom d'un rebelle péruvien de la fin du XVIII^e^ siècle, Jose Gabriel Condorcanqui, qui adopta le pseudonyme de Tupac Amaru Inca. C'est sous ce nom de « Tupamaro » que furent connus, au siècle dernier, les ultimes restes de l'armée « gaucha » de Jose Artigas pourchassés par les troupes argentines et brésiliennes. Les actuels Tupamaros ont malheureusement abandonné le style fleuri de celui dont ils ont adopté le nom et qui commençait ses proclamations en ces termes :
« *Don José I^er^, par la grâce de Dieu Inca du Pérou, Santa Fé, Quito, Chili, Buenos Aires et le Continent, des Mers du Sud, Duc du Superlatif, Seigneur des Césars et de l'Amazone, avec des possessions dans les grands Partiti, Commissaire et Distributeur de la Divine Pitié par le Trésor Non pareil... *»
Les textes qui émanent de l'organisation actuelle sont infiniment moins poétiques.
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Selon la police uruguayenne, les premières traces du groupe des Tupamaros remontent à cinq ans environ. Le commissaire Alejandro Otero, qui les découvrit, disait récemment à un journaliste argentin que, à cette époque, on crut communément que les Tupamaros étaient un produit de son imagination « *et que c'était un fantôme que j'inventais *». Les textes publiés par le mouvement Tupamaro, ou par les organisations subversives d'Amérique Latine fixent à peu près à la même époque l'organisation de ce « Mouvement de Libération Nationale » sous sa forme actuelle. Ils le rattachent cependant aux efforts d'organisation syndicale révolutionnaire des paysans des régions productrices de sucre -- les « peludos » -- tentée par Raul Sendic.
Ce qu'il y a d'assez extraordinaire dans le cas des Tupamaros, c'est qu'après les premiers attentats, vols d'armes et d'explosifs, vol de camions de ravitaillement spectaculairement distribué aux habitants des « bidonvilles » (en 1963 et 1964), ils sont volontairement entrés dans une période de « portes closes » et qu'ils ont su rester dans une totale clandestinité pendant un an et demi.
Clandestinité ne signifie pas inaction. Les dix-huit mois en question furent mis à profit par le M.L.N. pour perfectionner les mesures de sécurité du réseau clandestin et pour mettre au point un service de renseignements qui noyautait la police et l'armée uruguayennes. Le système de cloisonnement mis en place dans le mouvement est si rigoureux que, de l'aveu même de la police uruguayenne : « les prisonniers ne disent rien parce qu'ils n'ont rien à dire. Leurs réponses ont révélé que leur connaissance de leur propre organisation ne va pas plus loin qu'une voix qui leur donne des ordres par téléphone, ou un agent de liaison qu'ils ne peuvent identifier et qu'ils ne connaissent que sous un pseudonyme ».
Bien entendu, on ignore le nombre exact des Tupamaros ; toutefois, les mêmes sources affirment qu'il ne doit pas être inférieur à mille, sans compter les « perifericos » ou sympathisants -- ce qui en ferait la plus importante force de guérilla d'Amérique Latine.
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Habituellement, les Tupamaros sont qualifiés de « groupe communiste pro-chinois ». Cette classification, après examen de quelques textes émanant de l'organisation qui sont actuellement disponibles en Europe, semble parfaitement erronée. Toutes leurs déclarations théoriques se réfèrent, en effet, à des textes cubains, que ce soient les textes de Che Guevara ou le livre de Régis Debray «* Révolution dans la révolution *». Ce qui est certain, c'est que les Tupamaros, contrairement au modèle révolutionnaire cubain, ont préconisé le développement du terrorisme urbain au détriment des guérillas paysannes. Cela allait à contre courant des thèses cubaines, et chinoises aussi, à quoi les révolutionnaires uruguayens ont répondu que la configuration de leur pays ne permettait pas de créer des « focos », des foyers de guérillas suffisamment sûrs, tandis que « nous avons une grande ville de plus de 300 kilomètres carrés d'immeubles qui permet de développer la lutte urbaine ».
Il semble à peu près certain que les dirigeants de La Havane ont tiré les conséquences de l'échec et la mort de « Che » Guevara en Bolivie, qu'ils ont alors dû admettre que la théorie des « foyers » révolutionnaires paysans devait être révisée et ont décidé, en conséquence, d'apporter au réseau urbain de Montevideo l'appui matériel qu'ils lui refusaient jusqu'alors. On trouve d'ailleurs des traces des discussions qui eurent lieu à ce sujet pendant la Conférence de l'OLAS.
Si l'on examine les attentats commis par le groupe des Tupamaros, ce qui saute tout de suite aux yeux, c'est le côté Robin des Bois, redresseur de torts, que s'attribuent les révolutionnaires uruguayens. Commettent-ils un « hold-up » ? Il s'agit d'un casino de jeux, et, s'ils s'emparent de 40 millions de pesos (soit 160 000 dollars américains), ils rendent la partie de cette somme qui appartenait aux employés du casino et se trouvait en dépôt dans les coffres de l'établissement. Le cambriolage de l'entreprise financière Monty en est un autre exemple. On n'apprit ce cambriolage que par l'annonce qu'en firent les Tupamaros. La victime s'était gardée de prévenir la police. La raison de ce silence fut connue lorsque les Tupamaros annoncèrent qu'ils avaient enlevé les livres de compte de l'entreprise, les avaient soumis à leurs experts comptables, et avaient la preuve que cette entreprise se livrait au trafic des devises pour le compte de personnalités gouvernementales. L'incendie « inopiné » qui détruisit sur ces entrefaites la comptabilité de l'entreprise et rendit toute expertise officielle impossible ne fit qu'augmenter le scandale.
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« *La stratégie des Tupamaros n'a pas consisté à affronter le gouvernement mais à l'effriter, à tourner en ridicule les déploiements d'autorité, à mettre en lumière les vices et les plaies de ce moment difficile de la vie uruguayenne *»*,* écrit *La Nacion* de Buenos Aires.
La police de Montevideo semble tellement dépassée par les initiatives des révolutionnaires que, lorsque ceux-ci occupèrent un poste de radio et diffusèrent, en plein milieu de la retransmission d'un match sportif, un programme de propagande révolutionnaire, elle ne se pressa pas d'intervenir -- certaine de ne trouver que ce qu'elle trouva en réalité : un magnétophone et sa bande magnétique.
##### «* La frénésie et le désespoir sous des dominos noirs *»
En Colombie, apparaissent d'autres problèmes.
Depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement libéral de Carlos Lleras Restrepo, le problème des guérillas et de la violence semble avoir perdu de son acuité. C'est là un résultat assez heureux, lorsque l'on songe que les meurtres et représailles englobés sous le nom de « violence » ont fait quelques centaines de milliers de victimes au cours des années qui ont précédé le régime de « front national i ». Disons, pour résumer, que les libéraux massacraient allègrement les conservateurs, lesquels étripaient avec joie les libéraux.
La diminution, sinon la fin, de ces épouvantables massacres sembla s'amorcer lorsque les chefs des deux partis traditionnels signèrent un accord dans une bourgade de la Catalogne espagnole : il leur eut été impossible de se rencontrer et de mener des négociations en Colombie même. Cet accord prévoyait « l'alternance » et « le partage millimétrique », c'est-à-dire qu'un président de la République libéral succéderait à un président conservateur et ainsi de suite, et que les postes seraient partagés « au millimètre près » entre les deux partis.
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Cette politique rencontra très rapidement deux écueils : d'une part, la division s'installa au sein des deux partis traditionnels ; d'autre part, l'existence de formations politiques, qui, n'étant pas parties prenantes de l'accord, ne virent aucun intérêt à ce qu'il fût maintenu. Parmi ces mécontents, on trouve : d'un côté, le parti communiste et, de l'autre, la démocratie chrétienne. Puis intervinrent la victoire de la révolution cubaine et, quelques années plus tard, la querelle sino-soviétique ; ces deux événements allaient transformer encore le panorama politique colombien.
En Colombie, comme partout ailleurs en Amérique Latine, la victoire de Fidel Castro donna un aliment à tous ceux qui se sentaient capables d'arriver au pouvoir par la guerre civile. La querelle sino-soviétique, à son tour, élargit les brèches qui existaient dans l'extrême gauche colombienne. Le parti communiste avait organisé un certain nombre de bases territoriales, dites « zones d'auto-défense paysanne », plus connues sous le nom de « républiques indépendantes ». Ces républiques -- il y en eut jusqu'à sept -- vivaient sans trop faire de bruit, à condition que ni la police, ni la justice, ni l'armée colombiennes ne viennent s'occuper de ce qui se passait sur leur territoire. Cette attitude assez passive leur valut les critiques des éléments castristes et pro-chinois. D'autres maquis naquirent, qui relevaient cette fois des autres variantes de l'idéologie communiste, Cet émiettement de la gauche révolutionnaire colombienne donna l'idée à un certain nombre de groupes et de personnes de créer une nouvelle formation qui rassemblerait et organiserait les groupes épars d'opposants et de guérilleros.
Le plus célèbre d'entre eux, et celui dont l'histoire est la plus instructive, est un prêtre : le Père Camilo Torres. Je le rencontrai lors d'un voyage à Bogota. L'homme était sympathique. Pourtant, hors d'un goût commun à fumer la pipe, rien ne pouvait nous rapprocher. Il m'expliqua alors que la gauche colombienne n'était qu'une mosaïque sans consistance.
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Il fallait, disait-il, fonder un mouvement qui fédérerait les mouvements révolutionnaires « légaux » et représenterait les hors la loi des maquis. C'est ce qu'il tenta avec le Frente Unido, le Front Uni, après avoir demandé et obtenu, des autorités ecclésiastiques, sa réduction à l'état laïque. Il organisa des réunions qui dégénérèrent en désordres et l'ex-Père Camilo Torres fut conduit au poste de police -- où il se fit photographier « derrière les grilles » -- en compagnie de quelques étudiants excités. Il voulut organiser une « manifestation de masse » à Bogota : il y vint cinquante personnes. « Le ridicule ne tue pas », a-t-on coutume de dire. Cette fois, il n'en fut pas ainsi ; cependant, il semble bien que quelques personnes aidèrent à la fin tragique de Camilo Torres.
Le 7 janvier 1966, des tracts distribués à Bogota annonçaient que le Père Camilo avait rejoint le maquis de l'*Ejercito de Liberacion Nacional,* l'Armée de Libération Nationale. C'était là, à l'époque, une formation pro-chinoise, qui devait par la suite devenir castriste. Le soir même, un camarade pro-chinois confiait à un journaliste français que l'adhésion de Camilo « permettait au mouvement de se faire connaître à l'extérieur, et que, au fond, Camilo ferait un très bon martyr ». Quarante jours plus tard, le haut commandement colombien annonçait la mort de Camilo Torres, abattu au moment où il allait achever un lieutenant blessé. (*El Tiempo,* 18 février 1966).
Tout est trouble dans cette mort. Au lendemain de l'embuscade où il tomba, les paysans du village voisin de Los Aljibes racontaient que « le Père Camilo en avait assez et cherchait à échapper à l'organisation ». Cela est certain. Il était même arrivé à faire passer une lettre à un de ses amis de Bogota ; il y confessait avoir commis une erreur terrible, mais ajoutait qu'il ne pouvait s'échapper à cause de la surveillance dont il était l'objet. Tout cela vient de trouver une confirmation inattendue ces jours derniers, lorsque, au cours d'une querelle interne, l'un des chefs de maquis castristes du Haut Sinu, Juan de Dios Aguilera, accusa son rival Fabio Vasquez Castano d'avoir organisé la mort du curé rebelle, trop « intellectuel » à ses yeux.
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Camilo mort, on l'oublia en Colombie. On estimait que c'était un garçon qui avait par deux fois « manqué son affaire » ; de ce fait, il se trouvait complètement discrédité. A l'étranger, il n'en allait pas de même. Le Padre Camilo devint l'un des héros guérilleros exaltés à Cuba ; Fidel Castro saluait en lui le symbole de l'alliance de l'Église catholique et de la révolution. Ce certificat de bonne vie et mœurs révolutionnaire assure le succès du Padre Camilo dans les milieux catholiques les plus engagés à gauche.
Aussi, lors du voyage que fit en Colombie Sa Sainteté Paul VI, les Colombiens stupéfaits apprirent de la bouche des petits abbés progressistes qui s'étaient dérangés à cette occasion, qu'ils avaient eu dans leur pays une des lumières de l'Église d'après-demain. Disons, tout de suite que les avatars du Padre Camilo ne s'arrêtèrent pas là : des cinéastes d'extrême gauche italiens vinrent en Colombie pour tourner un film à la gloire de la Révolution dont Camilo Torres était le principal personnage ; cette fois, afin de rendre son image plus exemplaire, et d'en faire un plus pur symbole des luttes du Tiers, Monde, le Padre Camilo Torres devenait un Noir ([^14]).
Le respect et le culte de la « pensée » de Camilo Torres devinrent alors un des leitmotiv de ceux qui ne l'avaient pas rejoint au moment du *Frente Unido,* et qui ne l'avaient pas suivi lorsqu'il avait gagné le « *frente guerillero* ». En Colombie même, Camilo Torres devint un héros pour la jeunesse universitaire. Le quotidien *El Pais*, de Cali, rendait compte en termes chaleureux d'une cérémonie d'hommage, organisée par les étudiants de l'université El Valle à l'occasion du troisième anniversaire de la mort du curé-rebelle, « qui échangea sa croix pour un fusil ». « Les spectateurs éprouvèrent une forte impression, y lit-on, lorsque des garçons de 14 à 15 ans, qui avaient été invités, s'écrièrent d'une seule voix : Commandant Camilo Torres, Présent ! »
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Le rédacteur termine ainsi son article :
« La Torche a été transmise (...), elle a surgi des campagnes de l'État de Santander au bruit des balles assassines ; elle a été reçue par les étudiants d'aujourd'hui qui se sont chargés, à leur tour, de la remettre aux universitaires de demain. »
Tout cela ne serait pas très grave (les étudiants d'Amérique Latine ont toujours été révolutionnaires et n'ont presque jamais fait de révolution) si d'autres secteurs de la population, particulièrement certains prêtres catholiques, ne choisissaient pas pour modèle le même Camilo Torres.
Déjà, au moment du Congrès Culturel de La Havane, un groupe de prêtres catholiques s'étaient rendus à Cuba et dans une motion de solidarité avec la révolution cubaine, avaient entre autres -- déclaré être :
« (...) Convaincus que Camilo Torres Restrepo avait donné en mourant pour la cause révolutionnaire le meilleur exemple de l'intellectuel chrétien engagé envers son peuple (...) »
Et cela, sans que la hiérarchie ecclésiastique ait manifesté la moindre réprobation.
La deuxième Assemblée Générale de l'Épiscopat Latino-Américain, tenue à Medellin (Colombie), il y a près de deux ans, a tout juste précédé une généralisation des faits de rébellion dans le jeune clergé de ce pays. Si nous rattachons ces manifestations à Camilo Torres, c'est que la stratégie des curés rebelles de Colombie -- comme, semble-t-il, des autres foyers de rébellion religieuse d'Amérique Latine -- est inspirée directement de ses écrits, et que, d'autre part, son exemple est cité sans arrêt comme le modèle à suivre, le passage au maquis excepté, toutefois.
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Écartées les affirmations selon lesquelles le système social colombien doit être changé, déclarations qui ne sont nullement l'exclusivité des prêtres rebelles -- Mgr Munoz Duque, Administrateur Apostolique de l'Archevêché de Bogota a bien réclamé « un changement total de l'homme colombien » ce qui caractérise la « rébellion des soutanes », c'est que ses tenants affirment, d'une part, leur volonté de travailler en liaison avec les marxistes de toute sorte ; d'autre part, leur opposition aux décisions prises par la hiérarchie -- que ce soit pour les nominations ou pour les mutations du personnel religieux. Or, le premier point -- et le plus important -- a justement été l'un des grands thèmes développés par Camilo Torres, jusque dans la revue pro-chinoise *Révolution* qui fut, un temps, publiée à Paris. Selon lui, les catholiques devaient s'unir aux marxistes pour mener à bien la révolution socialiste, sans pour autant pouvoir prétendre à un rôle de direction, ni à un quelconque contrôle sur le cours de cette révolution.
Avant d'examiner plus avant ce processus de marxisation de l'Église colombienne, il faut souligner, une fois de plus, l'aveuglement d'une grande partie de la hiérarchie catholique. Le 27 janvier 1969, Mgr Duque Villegas, évêque de Mazinales, avait dénoncé publiquement « *une influence communiste dans une partie du clergé *». Il ne rencontra que scepticisme. M. Luis Efren Romero, évêque de Cali, déclara à la presse qu'il n'en croyait rien ; l'évêque de Bucaramanga affirma que « rien ne se résout avec des déclarations » et l'on trouva opportunément quelque texte du C.E.L.A.M. à opposer à l'infortuné prélat ([^15]).
Depuis ce jour, les scandales d'origine marxiste éclatent un peu partout dans l'Église colombienne comme les vesces de loup sous les pieds du promeneur.
Les manifestations publiques du groupe des « curés rebelles » sont de trois ordres :
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D'abord, les manifestes du « groupe de Golconda » (ainsi baptisé du nom de la propriété où s'est tenue sa première réunion). Ce groupe s'est formé sous la houlette du Vicaire Apostolique de Buenaventura, Mgr Gerardo Valencia Cano, qui réclama la création d'un « socialisme créole », tout en continuant -- font remarquer les opposants à sa politique -- de percevoir la dîme dans les villages indiens de son diocèse.
« Les messes de contestation » sont un autre aspect de l'activité du clergé colombien d'avant-garde. La liturgie n'en est pas fixe. Tantôt un groupe de chanteurs intervient au cours de l'office et entonne des chansons révolutionnaires ; tantôt, c'est le sermon qui appelle à la révolte contre le gouvernement ; tantôt, enfin, ce sont des interventions de récitants chargés d'actualiser les textes sacrés. C'est ainsi que, dans la paroisse de Florencia, le Confiteor fut, le jour du Vendredi Saint, remplacé par le texte suivant :
« Maman, j'ai faim. Je veux du pain.
-- Il n'y a pas de quoi en acheter. Ton père n'a pas pu trouver d'argent. L'argent est dans d'autres mains. »
Il s'agit là, expliqua le Padre Luis Currea à un journaliste de *El Tiempo* venu l'interroger. « d'une motivation touchant des cas et des situations dont sont victimes nos frères ».
Interrogé sur le droit qu'il a de modifier les textes, il déclare :
« On peut le faire. Et on doit orienter la prédication vers les problèmes actuels, vers ce dont souffre le peuple... »
Le même prêtre à qui l'on demandait s'il avait des contacts fréquents avec les communistes, répond qu'il n'est pas communiste, mais « Nous suivons le marxisme dans sa méthodologie ».
Et, comme le journaliste qui l'interviewait lui citait le nom de German Zabala, communiste connu, il protestait : « Il n'est pas communiste ; il est marxiste. »
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Avec German Zabala, nous arrivons à la troisième face de la rébellion cléricale : celle de l'infiltration d'éléments communistes. Le scandale éclata lorsqu'on apprit à Bogota que German Zabala, militant communiste notoire, avait été abrité au collège de Marymount, alors qu'il était recherché par la police. Le collège de Marymount, tenu par des sœurs de cet Ordre religieux, éduque les jeunes filles de la haute société colombienne, German Zabala avait bien été abrité dans cet établissement. Cela fut établi au cours d'une réunion de parents d'élèves, où le jardinier du collège vint témoigner -- malgré les dénégations d'un certain nombre de religieuses -- que German Zabala avait été logé dans sa propre chambre.
Il devait bientôt apparaître que la collaboration catholico-marxiste ne s'était pas bornée là. De son refuge, German Zabala avait organisé tout un réseau d'endoctrinement marxiste des professeurs et des élèves du collège La « méthodologie marxiste » avait de chauds partisans parmi les bonnes sœurs : elles menaient les élèves dans les paroisses dont des « curés rebelles » étaient titulaires, pour organiser des exercices « d'éducation collective et de travail communautaire ». A la tête de tout ce mouvement, se trouvait une religieuse nord-américaine.
A quinze jours de là, au collège Léon XIII, les parents d'élèves apprirent que pour bien enseigner la philosophie marxiste aux enfants, les dirigeants avaient cru bon d'engager des professeurs communistes. Une liste des « sciences » enseignées par ces garçons qui -- disent les parents -- « ne peuvent justifier d'aucun titre académique », aurait sa place dans une comédie de Molière. A côté de la « dialectique marxiste », on trouve « la méthodologie cybernétique » puis la « métasyncrasie orthopolyphonique » et la « physiothropocinégétique onomatophysiologique ».
Les résultats les plus immédiats furent : la fermeture définitive du collège de Marymount à la fin de l'année scolaire ; la décision prise par le gouvernement colombien d'expulser quelques prêtres étrangers -- espagnols -- qui s'étaient signalés parmi les plus « enragés » des curés rebelles. Sur l'un d'eux, on découvrit un code secret qu'il employait pour correspondance avec d'autres membres de la « secte ». La « *révolution *» y était désignée sous le vocable de « *la Pâque *» ; le « *plan d'action *» y était le « *dessein sauveur *» ; et Camilo Torres devenait « *Moïse *». Ce qui, à y bien réfléchir, s'imposait.
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##### «* Les coucous bénévoles sous des dominos jaunes *»
Les problèmes posés par la situation politique vénézuélienne sont d'un tout autre ordre. Un abîme sépare les deux pays limitrophes. Alors qu'en Colombie on en est resté à l'affrontement des deux grands partis traditionnels, le libéral et le conservateur, avec toutes les variantes que cela peut recouvrir, an Venezuela, la lutte se déroule principalement entre l'*Accion Democratica* et le COPEI, ou parti démocrate-chrétien de type tropical. Une poussière de petits partis, allant du Parti Communiste à une droite honteuse mais capitaliste et aux partisans avoués de l'ex-dictateur Perez Jimenez, fait la figuration intéressée.
De janvier 1958 au début de cette année, le pouvoir fut entre les mains de l'Accion Democratica. C'était un parti de gauche, de ce socialisme bancaire, qui fait bon ménage avec les intérêts nord-américains. Il avait fait front, avec une détermination opiniâtre sous Romulo Betancourt, plus nuancée sous la présidence de Raul Leoni, aux tentatives de subversion castristes et communistes. Les « Frentes guerilleros » -- les maquis -- étaient combattus et divers, corps spécialisés dans l'anti-terrorisme avaient été créés : la Digepol (Direction Générale de la Police), la SIFA (Service d'Information des Forces Armées) et, sur le terrain, des Bataillons de Chasseurs.
Les dernières élections, qui se déroulèrent à la fin de 1968, se terminèrent par la victoire mitigée des démocrates-chrétiens. Leur candidat -- le Dr Rafael Caldera -- (au Venezuela, tout le monde est « docteur », comme au Mexique on est « licencié ») fut élu président de la République, mais le COPEI n'obtint pas la majorité à la Chambre et se vit obligé de pratiquer une politique de coalition comme cela avait d'ailleurs été le cas pour le gouvernement précédent, celui du Dr Leoni.
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Les premières escarmouches se produisirent pour l'élection du président du Sénat et celle du président de la Chambre des Députés. Après quatre jours de scrutins et de négociations, M. Perez Diez fut élu président du Sénat et M. Jorge Dager président de la Chambre (le 5 mars 1969). Si le premier ne fit guère parler de lui par la suite, il n'en fut pas de même pour M. Dager. Le 10 mars, M. Rafael Caldera prit possession de la présidence de la République et le gouvernement démocrate-chrétien fut formé.
La campagne électorale s'était déroulée -- au COPEI -- sous le signe du « Cambio », du changement radical, de la rupture avec tout ce qu'avaient fait jusque là les Gouvernements de l'Accion Democratica. Dès le 12 mars, la première initiative était rendue publique : le Venezuela rompait avec ce qu'on appelait « la doctrine Betancourt », qui consistait à ne pas nouer de relations diplomatiques avec les régimes issus d'un coup d'État. Le nouveau ministre des Affaires Étrangères -- le Dr Evaristo Calvani -- précisait aux journalistes : « *La politique du régime est d'entretenir des relations avec tous les pays du monde. *» C'était là une phrase lourde de sous-entendus, car le Venezuela n'entretenait pas, jusqu'alors, de relations diplomatiques avec la Russie soviétique, ni avec la Chine communiste et c'était à la suite d'une plainte de son gouvernement que les pays d'Amérique Latine avaient rompu leurs relations avec Cuba.
Cette déclaration n'était d'ailleurs que le début des surprises.
Le « Cambio » promis s'accomplit, ou plutôt voulut s'accomplir dans plusieurs domaines : la politique pétrolière, la position du Venezuela vis-à-vis du pacte d'intégration régionale dit « Pacte Andin », la politique intérieure -- que ce soit la lutte contre la subversion ou la « démochristianisation » de l'administration vénézuélienne. Disons tout de suite que, sur ce dernier point, ce fut un succès.
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Un exposé « confidentiel » présenté par le gouverneur de l'État du Falcon aux militants démocrates chrétiens de cette région le 22 septembre 1969, dont le quotidien *El Nacional* publia d'abondants extraits, prouve l'ampleur de la réussite.
Sur 9000 audiences, signale le Dr Ramon Antonio Merida, 75 % furent accordées aux militants du COPEL. La première mesure des nouveaux élus n'avait-elle pas été de nommer de nouveaux concierges, membres du parti, qui connaissant les militants les laissaient pénétrer dans les bureaux en dehors des heures réservées aux audiences ? N'avait-on pas, « selon les directives de M. le Président », remplacé par étapes les fonctionnaires subalternes ? Ce que le Dr Ramon Antonio Merida considère comme une erreur : si c'était à refaire, il changerait tout le monde d'un coup, car la modération manifestée au cours de cette opération n'a pas empêché l'opposition d'accuser le COPEI de sectarisme.
Le seul ennui, c'est que le réseau d'information sur les maquis -- très actifs dans le Falcon -- était jusque là formé « de personnes qui appartenaient au parti antérieurement au pouvoir ». Ce réseau se trouvait donc détruit et, comme le gouvernement n'avait pas d'argent pour payer les informateurs « on attendait une plus grande collaboration des cadres du COPEI ».
La politique pétrolière ne fut pas marquée par un succès aussi spectaculaire. Dès le 9 mars, pourtant, le Dr Hugo Perez de la Salvia, qui, le lendemain, allait devenir ministre des Mines et des Hydrocarbures, annonçait que la « Vénézualisation du pétrole serait intensifiée ».
Un mois plus tard, le président de la République faisait part au pays « des inquiétudes du Venezuela devant les restrictions pétrolières des États-Unis ». Perez de la Salvia partait pour Washington, d'où il revint sans rien avoir obtenu. Mais, affirmait le porte-parole de son ministère, il ne s'y était rendu que pour « *faire part au gouvernement des États-Unis de la préoccupation vénézuélienne devant la baisse des importations de pétrole *» et « *Dans ce sens, sa mission pouvait être qualifiée de succès *» (sic)*.* (*El Nacional*, 22 août).
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On assista à la création d'un « Front pour la défense du pétrole », d'un « Comité féminin pour la défense du pétrole ». Le gouvernement fit appel à l'union nationale pétrolière ; quant à la « Venezuelanisation » du pétrole, elle était pour le moment passée à l'arrière plan des soucis gouvernementaux.
Sur la question du « Pacte Andin » -- une sorte de Marché commun comprenant les pays de la Cordillère des Andes, du Chili à la Colombie, -- le gouvernement d'Accion Democratica avait été très réservé. Cela suffisait pour qu'au nom du « changement », le chancelier Calvani annonce, le 3 mai : « *Nous allons à Cartagena signer le pacte sous-régional Andin *». Le 6 mai, le Venezuela présentait aux autre pays un pacte revu et corrigé à Caracas, dont le président Caldera disait : « *le document présenté par le Venezuela a produit une profonde impression *» (9 mai). Le lendemain, le projet vénézuélien était rejeté par la commission des experts et le Dr Calvani parlait d'une « *bruyante conspiration contre le Venezuela *». Le 9 mai, le chancelier vénézuélien partait pour le Chili, afin d'assister à la réunion de la « Commission de Coordination Économique de l'Amérique Latine ». Il revenait le 21, affirmant qu'il y avait « des signes positifs en faveur de la conclusion du Pacte Andin ».
La presse du 23 mai annonçait que le Pacte avait, en effet, été signé, mais par les autres États « dans le dos du Venezuela ».
Le dernier domaine où s'est exercée la politique de « Cambio » démocrate-chrétienne est celui de la lutte contre la subversion et les groupes armés révolutionnaires. Les précédents gouvernements avaient eu, vis-à-vis des maquis, une politique ferme, sans que l'on puisse dire cependant qu'elle ne se fût pas nuancée quand le Dr Raul Leoni avait succédé à Romulo Betancourt. En effet, sous les gouvernements Leoni -- il y en eut quatre successifs -- des médiateurs appartenant au clergé, ou à divers groupements économiques, avaient déjà pris contact secrètement avec les chefs de maquis pour tenter de négocier la fin des hostilités. Diverses trêves avaient été conclues sans que les conditions en fussent publiées.
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Enfin, le Parti Communiste, après qu'il ait rompu avec les guérillas, avait été autorisé à prendre part à la campagne électorale sous le nom de « Union pour Avancer » (U.P.A.), ce qui lui permit de faire élire un certain nombre de ses militants dont le Dr Gustayo Machado.
Le gouvernement du Dr Caldera fit litière de cette prudence : son désir de faire table rase coïncidait étroitement avec les intentions communistes de mettre en accusation les gouvernements qui l'avaient mis hors la loi.
Dès le 21 mars, soit 10 jours après la prise du pouvoir par la nouvelle équipe, à l'occasion d'une interpellation de Gustavo Machado sur la politique des gouvernements Betancourt et Leoni, le chef du Groupe Démocrate-Chrétien de la Chambre des Députés, le Dr Luis Herrera Campins, déclarait à propos des prisonniers politiques :
« *Ce ne sont pas nos prisonniers ; ce sont ceux du régime précédent. *»
Le Président de la Chambre, Jorge Dager, compagnon de route des Démocrates-Chrétiens, annonçait, le 22 mars à la presse « qu'une enquête serait ouverte par la Chambre sur l'administration de l'Accion Democratica et s'associait à la proposition communiste de faire passer devant les tribunaux l'ancien président de la République Romulo Betancourt et le général de réserve Antonio Briceno Linares. » Le 23 mars, le secrétaire général de l'État de Falcon lançait un appel aux guérilleros pour qu'ils déposent les armes. En même temps, le nouveau Directeur de la Police, Gabriel Lugo Luge, affirmait : «* La Digepol va changer du tout au tout, de nom, de local, et ne conservera que les fonctionnaires compétents, tous les chefs de services seront changés. *»
Le 1^er^ avril, on annonçait la réorganisation de la Garde Nationale ; le 9 avril, des officiers supérieurs étaient mutés ; le 19 avril, un plan pour restructurer les forces armées était mis à l'étude.
Toutes ces mesures ne devaient pas empêcher, au contraire, un mécontentement croissant des officiers vénézuéliens. La crise aboutit à la mise aux arrêts, au mois de septembre, d'un certain nombre d'entre eux, puis à l'arrestation rocambolesque du général Pablo Flores, traduit devant une Cour martiale.
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Ce qu'on avait pu croire une initiative isolée était repris et se révélait comme la grande pensée du régime : « *Les secteurs insurgés sont réceptifs à l'idée de paix *», affirmait le ministre de l'Intérieur, tandis que la presse publiait, le 26 mars, les conditions mises par les guérilleros à la fin de la guerre civile :
1\. *-- Liberté de tous les prisonniers civils et militaires ;*
2\. -- *Retour des exilés politiques, respect de la vie et garanties pour les guérilleros ;*
3\. -- *Dissolution de la S.I.F.A. et de la Digepol ;*
4\. -- *Nationalisation de l'industrie pétrolière ;*
5\. -- *Sanctions contre les responsables de la mort de certains militants d'extrême gauche ;*
6\. -- *Dissolution du Corps des Chasseurs ;*
7\. -- *Retour des forces armées à leurs tâches techniques et institutionnelles ;*
8\. -- *Développement d'une politique économique au bénéfice des masses populaires ;*
9\. -- *Relations diplomatiques avec tous les pays socialistes.*
Le 27 mars, le Parti Communiste était à nouveau autorisé.
Les conditions mises par les guérilleros à la fin de leur soulèvement ne pouvaient pas être acceptées telles quelles par le gouvernement : le ministre de l'Intérieur déclara qu'il n'était pas question de négocier avec les groupes armés « de pouvoir à pouvoir ». Ce qui surprend le plus, dans cette affaire, c'est l'apparente surprise du gouvernement Caldera. Il fut, en effet, rapidement connu que des contacts avaient déjà eu lieu, avant l'arrivée au pouvoir du Dr Caldera, entre des émissaires du COPEI et les gens des maquis. Les conditions publiées le 26 mars avaient déjà été soumises au Dr Caldera, qui savait pertinemment à quoi s'en tenir lorsqu'il fit ses ouvertures de paix.
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Le 10 avril, le gouvernement se trouvant dans une impasse, le cardinal Quintero et quatre autres personnes « s'offrirent » pour constituer une commission médiatrice entre le gouvernement et les maquis.
Le 12 avril, commençait la publication de la série d'informations truquées qui intoxiquera périodiquement l'opinion publique : le *Movimiento Izquierda Revolucionaria* abandonnerait la lutte ; son secrétaire général, Moises Moleiro, aurait fait part aux cadres de sa décision d'abandonner la lutte -- Moleiro sera arrêté quelques semaines plus tard sans avoir rien abandonné. « Les guérilleros du Lara descendent des montagnes ». « les groupes guérilleros sont neutralisés par l'action de l'armée » déclare le nouveau ministre de la Défense, Général Martin Garcia Villaguil ([^16])*.*
La réponse vint le 18 avril : Douglas Bravo et Francisco Prada repoussaient les offres de pacification ; ce qui n'empêchait pas le ministre de l'Intérieur de se réjouir, le lendemain, des « *bons résultats pratiques des conversations de pacification *».
Le 30 avril, un autre chef guérillero, Carlos Betancourt, faisait connaître à son tour les conditions qu'il mettait à déposer les armes : elles étaient à peu près identiques, et aussi inacceptables que celles de Douglas Bravo.
Si le mois de mai fut assez calme -- sauf dans les Universités -- le mois de juin vit une flambée d'opérations de guérilla. Le 7, la bourgade d'Agua Linda est occupée ; le 8, c'est la Luz ; le 11, les guérilleros fusillent un guide de l'armée ; le 12, une banque est attaquée par trois hommes qui emportent 2 millions 668 000 bolivares (1 bolivar est à peu près l'équivalent de 1,25 F actuel) ; le 19, un chef de guérilla urbaine est arrêté lors des émeutes d'étudiants à Valencia.
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Juillet et août présentent un tableau identique, qu'il serait fastidieux de détailler. Enfin, en septembre, une série d'embuscades à l'autre bout du Venezuela, cette fois-ci, dans les États de Monagas et Anzoategui, ainsi que de mystérieux débarquements d'hommes armés dans la même région, devaient apparemment sonner le glas des espoirs démocrates-chrétiens.
Il faudrait, pour être complet, examiner la situation universitaire. Les universités vénézuéliennes, et particulièrement l'U.C.V. (Universitad Central de Venezuela) de Caracas, ont, de tout temps, été une source de fonds, et un bureau de recrutement pour les mouvements subversifs. Le régime de l'autonomie universitaire, qui aboutissait à une véritable exterritorialité, en faisait des états dans l'État. Le gouvernement Leoni avait pris à cet égard les mesures qui s'imposaient. Il semble bien que le gouvernement démocrate-chrétien ait, là aussi, introduit quelque changement. Il est impossible de dresser une liste exhaustive des occupations, grèves, manifestations, et autres activités universitaires qui se soldent, la plupart du temps, par des blessés, quelquefois graves. Deux incidents particulièrement significatifs sont à relever :
Le 23 mai, une manifestation du COPEI était prévue à l'U.C.V. à Caracas. Les membres du P.C., du M.I.R., et du Front de Libération Nationale (autrement dit des maquis) bloquent alors les portes pour les empêcher de passer. Un panneau est dressé, portant l'inscription : « *Le gouvernement n'entrera pas à l'U.C.V. *» L'affaire se solde par une fusillade et un blessé grave.
Du 5 au 9 septembre, une grève des employés et ouvriers bloque la même U.C.V. Le 17, des étudiants du M.I.R. et des F.A.L.N., pour les soutenir, séquestrent les membres du Conseil Universitaire.
Le 27 septembre, trois terroristes des F.A.L.N. attaquent et blessent grièvement dans l'Université un étudiant qui n'avait pas été d'accord pour cette séquestration.
\*\*\*
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Six mois se sont écoulés depuis l'avènement du gouvernement Caldera. Six mois qui pèseront lourd dans l'avenir du Venezuela et le développement d'une guérilla qui semblait moribonde.
« *Il y a quelque chose de grave, qui me préoccupe actuellement,* déclara le Dr Andres Perez, secrétaire général de l'Accion Democratica lorsque fut lancée la campagne de « pacification » : *c'est* *qu'on est en train de créer une espèce de conviction nationale selon laquelle les guérillas sont indestructibles et que, en conséquence, il faut chercher un accord avec elles à n'importe quel prix. *»
C'est ainsi que l'on perd les guerres.
Jean-Marc Dufour.
#### APPENDICE 1
Voici les principaux passages de la dépêche de *Reuter* datée du 1^er^ juin 1969, relative à l'affaire des prêtres de La Havane :
« Les évêques catholiques de Cuba tentent d'étouffer une légère rébellion de quelques prêtres et de leurs fidèles au sujet d'une lettre pastorale que certains fidèles estiment trop favorable au régime de ce pays.
« La lettre pastorale critique en termes sévères l'action des U.S.A. pour isoler économiquement et politiquement Cuba, et souligne l'importance du travail manuel pour la croissance des nations sous-développées. Ce sont deux thèmes constamment abordés par le gouvernement de Fidel Castro et par toutes les publications communistes distribuées à La Havane.
« Selon de hautes sources ecclésiastiques, l'Archevêque Evelio Diaz et six autres évêques qui constituent la hiérarchie catholique *de* la République se sont entretenus avec quelques prêtres qui se refusent à lire la pastorale en chaire, ou à la distribuer aux paroissiens. Les évêques tentent de convaincre les curés qu'il y a une réelle nécessité à lire et expliquer ce texte au peuple. (...)
90:137
« Une source diplomatique étrangère a exprimé l'opinion que la lettre des évêques était « évidemment en harmonie avec la politique officielle ».
« C'est, en effet, la première lettre pastorale depuis 1960, date à laquelle la hiérarchie catholique dénonça le communisme au cours de l'année qui suivit le triomphe de la Révolution Cubaine. (...)
« Pratiquement, la lettre des évêques est considérée ici comme une nouvelle règle pour les catholiques, comme un effort pour les encourager à participer pleinement à la vie de la Cuba contemporaine, où le communisme est, semble-t-il, aux yeux de l'Église, une réalité fermement établie. (...)
« La réaction des catholiques, exclus du P. C. à cause de leur religion, et qui par suite ne peuvent occuper des emplois et avoir de l'influence, a été en grande partie défavorable.
« Quelques curés ont été dégoûtés par la lettre et se sont refusés à la lire en chaire. (...). De nombreux catholiques estiment que cette lettre a « la saveur de la collaboration avec le matérialisme dialectique ».
« Cette attitude, cependant, n'a causé que peu de préoccupations à la hiérarchie ecclésiastique. Les évêques croient que les Cubains se rendront compte graduellement que l'attitude exprimée par la lettre sauvegarde les plus grands intérêts de l'Église à Cuba.
« Les évêques ont en effet remis une copie de la lettre au gouvernement cubain, la veille du jour où elle devait être lue dans les églises et les autorités ecclésiastiques pensent que Castro en prit alors connaissance. (...). »
#### APPENDICE 2
L'étude de l'assassinat de Augusto T. Vandor et de ses conséquences demanderait tout un exposé sur le syndicalisme argentin, qui déborderait le cadre de cet article. Cependant, *la semaine qui précéda l'assassinat*, la revue *Analysis* résuma, dans les quelques lignes que nous traduisons ci-dessous, l'attitude de Vandor face au gouvernement du général Ongania. On peut facilement en déduire ce que voulaient empêcher ceux qui commirent ou commandèrent son assassinat :
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« *Les porte-parole de Vandor reconnaissent qu'il s'est ouvert une nouvelle phase de conciliation entre la C.G.T. de la rue Azopardo, le gouvernement et l'armée ; il n'est pas sûr, disent-ils, que cette phase puisse être fructueuse. Mais le contraire n'est pas démontré : ils affirment que le dialogue peut être bénéfique : l'armée cherche avec anxiété une issue à la crise, désire la rupture du front ouvrier-étudiant et c'est pour cela qu'elle autorisa les négociations du général Jorge Carcagno avec les grévistes de Cordoba. Pour les chefs de la rue Azopardo, le dialogue commencé par l'intermédiaire du gouvernement militaire de Cordoba suppose la reconnaissance du péronisme comme force politique ; en prévision de cela Péron avait ordonné une nouvelle trêve* (*ou pacte, avec le gouvernement*)*, l'expulsion du mouvement péroniste de Raimundo Ongaro pour ne pas s'être rangé aux positions adoptées par Vandor. *»
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### Songeries pour l'automne
par Jean-Baptiste Morvan
SUR LA TERRASSE de la contrescarpe, les gens passent, revenant de la dernière messe du dimanche matin. De leur démarche légère, sous les feuilles qui commencent à tomber, ils se hâtent vers leurs demeures, vers leurs années futures, vers leurs automnes. Je sais que maintenant vont renaître les émotions imprécises, les vibrations irraisonnées de l'âme en ses profondeurs. Tel coin de rue me fera souvenir d'un autre endroit dans une autre ville, retenu seulement à cause de la mélodie d'un piano, en un jour d'automne égrenée comme si la musique avait été, elle aussi, un arbre laissant envoler des feuilles mortes. La source romantique coule de nouveau ; elle est au nombre de ces fontaines auxquelles on retourne toujours boire un peu. L'automne est, au sens général que le mot prenait dans la morale classique, une passion de l'âme ; et les vieux maîtres du dix-septième siècle pensaient qu'il ne dépend point de l'homme d'éviter les atteintes des passions, mais qu'il peut en régler les effets. L'automne peut devenir alors un « essai », une épreuve révélatrice, une expérience sensible et critique d'un passage de vie. Les bouffées d'air tiède, alternant avec les pluies déjà froides, exaltent l'âme et éprouvent les humeurs au contact du monde ambiant.
93:137
Dans la campagne, les ajoncs et les genêts sont de vieux compagnons auxquels, avec les années, on trouverait des défauts agaçants, une rusticité incorrigible, une tendance au bavardage radoteur. Ces renouvellements trop prévus comme ces routines dans notre coexistence avec les choses, cet éternel retour, ce « cercle » de l'année, « annus », jettent parfois une ombre sur la conscience de notre liberté, pendant que les grandes symphonies propres à l'automne vont, à d'autres heures, ou simultanément, l'exalter jusqu'à l'excès.
Mais l'automne est aussi la saison des nuances : les feuillages eux-mêmes avec leurs teintes éphémères semblent nous inviter à varier notre monde intérieur. Et, en face de moi, les pierres du rempart hésitent, suivant les caprices des éclairages, entre le jaune et le gris ; la porte Saint-Malo offre la solidité immuable et trapue de sa structure aux trois arbres poussés au sommet et que j'appelle, en souvenir du fabuliste, « le juge arbitre, l'hospitalier et le solitaire ». A deux lieues de Dinan, Lamennais avait le tableau des prodiges, des exubérances magiques des arbres en son parc de La Chesnais ; ma perspective urbaine et féodale conserve de nécessaires éléments de pesanteur et d'exigence, le souvenir des réussites ou des amertumes historiques, les familiarités un peu banales du présent. Devant cette porte du XIV^e^ siècle, on a fusillé des chouans pendant la Révolution ; aujourd'hui on aligne les voitures pour les visites familiales du dimanche. Il est impossible d'oublier le cadre humain, la sécurité prosaïque d'un enchaînement ininterrompu d'obligations et de coutumes. Mais tout alentour de la ville, sur les pentes des vallées se déploie la poésie sans prix de l'automne, que je ne veux point laisser échapper. Il faut parfois sans doute dompter quelque guivre symbolique des tourments intérieurs de l'imagination et du rêve, comme ces bêtes fantastiques des légendes celtes que les moines cravataient d'une étole, et qui retournaient alors dans le tumulte éternellement mouvant des mers. On ne peut, je crois, assujettir l'automne, et les épreuves du cœur et de l'esprit qu'il suscite, au bonasse déroulement de réflexions qui, à trop bon marché, voudraient imiter Montaigne.
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L'automne, qui pour moi chaque année résume et rappelle en ses échos tant de voyages divers, est couleur et mouvement : dons qu'il serait coupable de négliger. L'automne compense ainsi, mystérieusement, les pertes de l'année : les vents qui annoncent le déclin de son cycle passager, font tomber aussi des feuilles dans les ramures de la mémoire ; ils secouent les livres, en arrachant bien des pages, et peut-être de celles qui furent jadis les plus admirées. L'automne couronne et découronne, au rythme de la destinée. A quoi bon s'en plaindre ? Nous ne savons guère par nous-mêmes ce qui nous est vraiment nécessaire.
J'avoue que je suis chaque année passionné de l'automne. La symphonie colorée des feuilles mourantes régénère la méditation parfois trop lourdement philosophique de la vie. Ces images poétiques sont devenues autant de clichés, et depuis longtemps, je le sais bien : peu importe à mon gré, si leur puissance exaltante ou simplement stimulante subsiste, et si les retours de ferveur qu'elle inspire prennent l'aspect d'un symbole de fidélité. Au moins à partir d'une certaine date dans la vie, la liberté consiste à assumer ce qui est communément jugé banal ou désuet, si nous le sentons profondément nécessaire. Je ne veux point me priver de remuer entre mes mains l'or des feuilles mortes : cette monnaie fugitive est indispensable aux échanges, aux négociations intérieures. Je regarderai avec la même attention qu'autrefois ces prés d'automne sous les peupliers, où la terre est remuée par les vers, où les premières feuilles sèches commencent à s'enfoncer bien que la plus grande partie des frondaisons n'ait même pas encore commencé à s'empourprer. Et sur les pentes des pâtures, aux alentours de la Toussaint, j'observerai comme toujours des éclaircies au ciel qui éveilleront à l'arrière-plan de l'esprit des souvenirs mal définis. Il faut avoir confiance en ces retours de la lumière en automne, en ces « étés » fictifs et courts de la Saint-Michel et de la Saint-Martin. On recueille de secrètes ressources d'espérance dans ces alternances du ciel, ces espaces libres et imprévus qui composent un temps réel différent des rythmes durs, mécaniques, que les soucis de la collectivité humaine imposent au calendrier au point qu'elle finit par les croire essentiels à notre nature.
95:137
L'automne est événement. Quant il concerne les faits et gestes de l'humanité, le mot d' « événement » semble refléter toujours on ne sait quel pessimisme, quelle attente craintive de malheurs ou de tracas. L'esprit réclame sa part de jeu : mais Dieu sait quels jeux l'imagination du siècle prétend fournir aux heures de détente euphorique des esprits particuliers ! Les obscures tendances à l'asservissement ou à la servitude qui s'insinuent dans les pénibles délectations de la littérature présente me font souhaiter, avec l'automne, un retour à des démarches plus pures, plus aérées, fussent-elles enfantines : étudier son pas pour marcher silencieusement sur les feuilles mortes, mêler des souvenirs d'automne différents, imaginer des rentrées des classes qui se tromperaient d'année. J'invente les fictions éparses d'un folklore pour ce clair-obscur de l'âme et du temps ; des proverbes comme : « Nés du printemps, amoureux de l'automne » ; des dictons pour villages inexistants : « Automne à Boquéhan, bonne brise et mauvais temps » -- formulettes qui retrouveraient le ton sentencieux des sagesses rustiques, mais qui pourraient ne rien signifier. On nous a appris à sourire des vieilles allégories des saisons. J'en réinventerai pour celle-ci : l'automne poussant son araire, tiré par des licornes, à travers les feuilles d'or, comme sur l'emblème irlandais la charrue parmi les étoiles. Le personnage fantomal passe et retourne le terreau du monde un appel vient du plus profond des pays et du temps telle est pour nous, gens fidèles d'Occident, notre révolution d'octobre, annuelle, agraire, solennelle, notre révolution d'automne où dans les soleils couchants la terre humide fait ressurgir, avec ses parfums de forêts, toute la ferveur du souvenir. Aucune émeute ou mouvement de rue, aucun titre de journal en lettres épaisses ne saurait répondre à notre espoir de renouveau autrement que par quelque déception. Mais les saisons sont les événements de Dieu.
96:137
L'automne est le temps des formes épanouies et multipliées ; la couleur accroît la présence et la profondeur du feuillage, apportant à chaque végétal une originalité, une faculté de personnification. Les vents variables dans leur intensité, leur tiédeur ou leur fraîcheur rendent l'âme plus alerte et lui suggèrent un rythme d'aventure. Les fruits créent une magie optimiste, ils sont trésors à cueillir ou à découvrir un peu partout. Les éléments du monde familier se couronnent d'une sorte de gaieté imaginative, attirent l'esprit sur les sentiers d'un surréel facétieux. « En cestui temps qui fut la saison des vendanges au commencement d'automne... » : ainsi prend naissance le récit de la Guerre Picrocholine, avec la rixe des bergers et des fouaciers. On verrait sans trop d'étonnement apparaître au tournant, entre les pommiers, le groupe singulier du « Meunier, son fils et l'âne ». Les romantiques n'ont pas voulu sentir cette humeur vitale et joyeuse de la saison ; et ils ont fait dériver vers le ressassement des obsessions personnelles, dans une rhétorique assez dépourvue de mystère, toutes ces étranges et subtiles communications, tous ces échos réveillés dans l'âme par l'automne, toute cette attention fervente et cordiale à un « pays réel » où l'âme, paradoxalement, se sent d'autant plus chargée de liens que le climat particulier de la saison réveille davantage en elle la liberté d'imagination et de fantaisie.
Automne, temps des réflexions rouges et violettes, couleur pourpre des années qui deviennent royales et sacrées dans leur déclin qui est aussi leur accomplissement... Les souvenirs, les fictions spontanées et les contes de l'âme inventive, un instant rendue plus légère avant l'hiver, tout cela ne réussit pas à combler les possibilités spirituelles d'un temps que l'on croit trop assujetti aux passions dispersées et tumultueuses. L'automne se prête à une nouvelle présentation de la foi par l'âme à elle-même. Les souvenirs, les fantaisies que brode instinctivement l'espérance, esquissent peu à peu les dessins d'une aspiration plus profonde. On célèbre sainte Cécile en novembre : la fête de la sainte à la harpe symbolise un « folk-Song » sacré, un chant spontané du peuple en pleine possession de ses paysages et de ses structures champêtres, la nécessité rendue tout à coup plus sensible d'accéder au lyrisme comme à un besoin profond.
97:137
Dans ce pays d'automne, on songe aux Saints inconnus ou oubliés dont les pas résonnent encore au lointain des campagnes. La lente récitation du rosaire s'unit aux bruits discrets, fleurs de silence dans les campagnes maintenant reposées et pensives où les morts invisibles semblent commencer leur pèlerinage de Toussaint, avec nous, près de nous. Les feuilles déjà pourrissantes n'évoquent point la prison d'un univers matériel ; on se plaît à retrouver sous les changements apparents et éphémères, les itinéraires du familier le plus véritable, celui qui inclut l'invisible. Jamais les fins d'allées forestières n'ont une plus grande puissance d'appel, d'exhortation à la marche. Les solitudes suggèrent l'histoire humaine, des quantités de présences.
Je suis passé ce matin encore sous l'unique rangée d'arbres qui, après les travaux d'urbanisme des années dernières, subsiste de la charmille qui formait la promenade de la Fontaine-des-Eaux. En voyant le vent soulever les feuilles jaunes, j'ai repensé à la page célèbre du philosophe Lequier, où il raconte son expérience intérieure de la liberté, éprouvée dans le simple geste de cueillir une feuille à la charmille du jardin paternel. L'histoire de Lequier, touchante et même pitoyable, ne saurait, non plus que celle de Lamennais, me laisser indifférent. Né à Quintin, péri noyé dans l'Océan au cours d'une baignade qui fut peut-être un suicide, en proie comme Nerval aux assauts chroniques de la folie, il a vécu sous le ciel d'ici, il en a connu les tempêtes, les déceptions, le spleen qui s'insinue souvent. Mais je ne pourrais en aucune façon imaginer que je sentirais comme lui la liberté dans un acte gratuit, dans l'épisode de la feuille de charmille ainsi cueillie ; je le rapprochais de René lançant les feuilles dans le courant du ruisseau. Les sensations nées de l'automne ambiant s'opposaient à toute forme de ces jeux amers et tristes, à ces situations d'âmes exténuées en leur volontaire isolement. Je pensais que l'on pourrait me reprocher de n'aimer ni la philosophie, ni la liberté, et de ne point les connaître. Je me disais aussi que je me consolerais facilement d'un tel reproche. Ma liberté, n'était-ce point de refuser toutes les pénibles et paradoxales initiatives conçues à partir d'une sorte de néant algébrique imposé à l'âme comme condition préalable.
98:137
Quel prix attacher à cette autonomie d'un instant, quand en un jour d'automne, l'univers de Dieu nous entoure, nous presse, et chante ? Ne peut-on appeler liberté cette aisance de soi-même ressentie dans la richesse d'un monde dont la variété ne s'exprime pour moi que par un adjectif grec : « poïkilos » ? Tel est l'automne, l'instant où le monde demande le plus clairement qu'on écrive sa mélodie, au moins qu'on la parle. Entouré de suggestions, l'homme ne peut croire à la « table rase » des philosophies de la solitude ; à la minute prochaine quelque détail, objet fortuit, pensée revenue de loin, fera surgir un sentiment spontané de reconnaissance, et la conscience de l'être se retrouvera dans la gratitude, non dans la gratuité. Le monde reste difficile, mais la conscience se sent aidée et nourrie ; serait-elle plus pure et plus vraie dans les éliminations arbitraires et les refus ? En ces heures au moins, la liberté est plus précieuse d'être moins obérée par les pesanteurs du « moi » et par le mécanisme des vaines dialectiques grâce auxquelles il prétend s'affirmer. Il est bon d'accueillir l'automne dans son silence, de marcher sans bruit dans les feuilles mortes.
Jean-Baptiste Morvan.
99:137
### L'homme sur la Lune
par Georges Laffly
LE 21 JUILLET, deux hommes ont débarqué sur la Lune. Toutes les opérations de ce voyage se sont déroulées exactement selon la chronologie prévue. Voilà les deux aspects d'un fait extraordinaire et qui a bouleversé les imaginations. Son retentissement immédiat a été énorme : nos moyens d'information s'entendent à monter et à mettre en valeur un spectacle. Les conséquences lointaines seront certainement importantes. Aujourd'hui (trois mois après) nous sommes sortis du tapage, et les prolongements à venir sont encore lointains. C'est le bon moment pour considérer cet événement et la manière dont il a été accueilli ; cela peut nous éclairer sur le monde où nous vivons.
\*\*\*
Les journaux dans un grand déploiement de manchettes, de photos et de fanfares ont tout de suite parlé de « l'événement du siècle ». Pourquoi pas du millénaire ? Pourquoi pas plus encore ? Au bout de quelques semaines, pourtant, plus personne ne parlait de cet événement si important. Ce silence ne veut pas dire que le débarquement sur la Lune est un fait mineur, qui n'a rien changé et auquel personne ne pense plus. Un événement, ce n'est pas ce dont on parle, ou pas seulement cela. Mais le contraste entre le vacarme et le silence est remarquable. Il est d'ailleurs la règle. L'information, telle qu'elle est pratiquée, consiste à présenter, ou à inventer, un « sensationnel » qu'il faut toujours renouveler, car l'attention du public se relâche. Cela conduit forcément à tout égaliser, et à tout oublier.
100:137
Avec les moyens dont nous disposons, rien de plus facile que d'augmenter -- au moins pour un temps -- la valeur et le retentissement d'un fait, ou, à l'inverse, de les réduire. C'est un art dont les règles sont bien connues, et utilisées depuis longtemps, qu'il s'agisse de publicité ou de propagande, de répandre des marchandises ou des idées.
Il faut aussi compter que la publicité et la propagande ont une puissance si forte et si stable qu'elles peuvent créer des événements, susciter des besoins, par exemple, ou transformer un courant de pensée.
L'énormité de nos moyens d'information a donc pour conséquence de rendre plus délicat que jamais le tri nécessaire. Comment évaluer l'intérêt d'un événement quand il nous parvient nécessairement grossi ou diminué pour des raisons politiques ou financières ou sentimentales ? On ne remplace pas l'œuvre du temps. C'est par la quantité et la variété de ses conséquences, par les modifications qu'il apporte dans le monde que l'importance d'un événement peut être jugée. Il faut donc attendre.
Si l'on se tient à ce critère, nous ne pouvons savoir si le débarquement sur la Lune comptera plus que la bombe atomique, ou que les deux guerres mondiales, pour comparer des événements qui peuvent être datés. Il y a d'autres ordres d'événements qui ne peuvent l'être : l'introduction de la pomme de terre en Europe, ou la croissance de l'idée d'égalité ne sont pas des événements négligeables.
Quand nos informateurs parlent, pour Apollo XI (en français on devrait dire Apollon, mais ne nous singularisons pas trop -- et puis, Apollon-onze, c'est impossible) de « l'événement du siècle », ils tablent sur ceci :
1\) L'événement, c'est ce dont on parle : avant tout un fait nettement situé, aussi resserré que possible dans le temps. Le fait par excellence est instantané (ce qui fait le mieux l'affaire, c'est encore une explosion).
2\) Nous sommes à chaque instant capables de distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas. C'est une illusion de rédacteur en chef.
101:137
3\) Il est bien entendu que les événements doivent être renouvelés. Le public déteste la monotonie. Mais chaque instant doit être un sommet, à chaque instant il doit se passer quelque chose d'inouï.
\*\*\*
Parler de la fabrication des événements et de la frivolité qui les fait oublier, ce n'est pas nier l'intérêt du vol d'Apollo XI. Deux aspects de ce vol arrêtent l'attention :
D'abord, la sortie de la Terre et de l'atmosphère terrestre. Bien sûr, la Lune n'est pas loin. Elle n'est pas à une distance *astronomique :* on peut parfaitement la définir en kilomètres, tandis que l'éloignement de la plus proche étoile s'exprime, dans la même unité par un chiffre (40 mille milliards) qui n'a en fait aucune réalité pour notre esprit. Il reste que des hommes ont quitté leur planète et sont arrivés sur une autre boule. Exploit assez exaltant, parce qu'il est une nouvelle victoire sur la matière, et parce qu'il représente, résume en un spectacle qui parle à tous les yeux, une considérable puissance, et la croissance rapide de cette puissance. Puissance toujours croissante, c'est là presque une définition de notre société, et par là, Apollo-XI est une sorte d'emblème.
Une frontière a été franchie, qui, depuis l'origine de l'humanité, séparait le ciel de la terre. Il y a cent ans, ou même trente, cela paraissait impossible, on disait que c'était un rêve. La notion d'impossible, d'invraisemblable en est changée.
Un autre point important dans ce vol : l'exactitude de la chronologie, la coïncidence parfaite entre ce qui avait été prévu et ce qui s'est passé. Quelle régularité admirable dans le fonctionnement des appareils, l'enregistrement des mesures, la transmission des informations ! Et plutôt que de régularité, on devrait parler d'une sorte de certitude de la régularité.
102:137
C'est pour elle qu'on emploie le mot de *fiabilité*. Là aussi les progrès ont été extrêmement rapides. Il y a donc une nouvelle loi : l'homme ne se trompe pas. Aidé par ses ordinateurs, ses transistors, par tous les appareils créés par sa science, il touche juste chaque fois. Il n'est plus *faillible* (dans la mesure où l'erreur de calcul et le défaut d'un engin sont annulés). Ce qui ne veut pas dire qu'il n'est plus nécessaire de se soumettre à certaines circonstances favorables, mais que la prévision une fois établie, les chances d'accident sont minimes, et elles-mêmes inclues dans le calcul. Là aussi, la notion d'impossible s'est déplacée.
Sous ces deux aspects de conquête d'un espace extérieur et de confiance dans les productions humaines, l'événement est une victoire de la technique, et qui suscite l'admiration. Si peu que l'on soit attaché à cet ordre de succès, il est impossible de n'y être pas sensible.
Gobineau appelle fleurs d'or les grandes époques de chaque civilisation, ces instants si rares, si précieux, d'apogée et d'épanouissement. En un sens, Apollo-XI est la fleur d'or de notre civilisation technicienne. Non pas floraison d'une beauté qui émerveille et rayonne durablement, mais fleur d'acier, signe de puissance et d'audace, destinée d'ailleurs à périr (car on fera mieux).
Victoire technique, donc, pour un exploit qui est gratuit, au fond. L'utilité de ce débarquement paraît faible et lointaine, si l'on s'en tient aux règles habituelles. La preuve c'est que la perspective d'aller sur Mars, au prix de dépenses encore plus grandes, est durement discutée aux États-Unis.
On dit toujours que la conquête de la Lune a un intérêt militaire. Il est certain aussi, on a pu déjà s'en rendre compte, que la victoire américaine a été un élément de prestige politique. Enfin, on peut ajouter que le programme Apollo a servi de moteur à la recherche scientifique et conduit à toute sorte d'inventions immédiatement applicables -- c'est-à-dire que grâce au voyage dans la Lune, nous avons des aspirateurs ou des chronomètres plus efficaces.
103:137
On appelle cela, d'un mot gracieux, des retombées (c'est une allusion à la bombe). Mais tenons-nous là les raisons véritables d'un tel effort ? La troisième explication relève plus de l'effet que de la cause.
Il est sûr que la construction de fusées intéresse fortement les armées modernes. Et c'est à partir des fusées que s'est élaboré le programme d'exploration spatiale. Mais dire qu'il était nécessaire, ce serait trop s'avancer.
On pourrait prétendre que la vraie raison d'une si vaste entreprise, c'est qu'on a offert une fête aux savants. On leur a donné un beau cadeau, puisque l'espace les intéresse, paraît-il, pour les récompenser de construire tant de missiles bien meurtriers, bien exterminateurs, bien utiles. Je n'ai, évidemment, aucune preuve de ce que j'avance (les propos de Von Braun sont un indice). On a institué une fête pour les savants, et, pour les adorateurs de la science, un culte. Qu'il y ait adoration, ce n'est pas niable. Tout ce qui tient du prestige scientifique est reçu comme vrai, et il suffit de s'appuyer sur « l'intérêt de la science » pour couper court à toute discussion. Elle paraîtrait irrévérente ([^17]).
Les sociologues, quand ils parlent de fêtes dans une société primitive, notent trois caractères : communion entre les participants, dilapidation des richesses et inversion des règles et des rapports sociaux. Les deux premiers de ces caractères, nous les retrouvons dans l'événement du 21 juillet : une consommation énorme de richesses a été nécessaire pour son accomplissement, et la communion a été vécue sur une grande part de la terre, grâce à la radio et à la télévision. En France, on s'est levé en pleine nuit pour assister, pour participer à ce moment par l'intermédiaire d'images tremblotantes. Quant au troisième élément, l'inversion des règles, la levée des interdits, il est moins visible, reconnaissons-le, sauf si l'on comprend la marche de deux hommes sur notre satellite comme la transgression d'une règle sacrée.
104:137
Si le vol d'Apollo XI a les caractères d'une fête, on peut se demander quel est le contenu de cette fête, ce qu'elle signifie. Participer au culte, c'était rendre hommage à la science et finalement accepter l'adoration par les hommes de l'homme lui-même, non pas l'homme présent, mais tel qu'il est rêvé, tel qu'il *doit venir. *Nous nous trouvons devant une manifestation de « merveilleux scientifique ». Notre temps transforme les rêves (et encore plus souvent les cauchemars) en réalités. Voler, dominer l'espace, c'est un rêve qui a longtemps occupé les imaginations. Non le seul rêve, pourtant, ni sans doute le plus fréquent. Si, comme dans les contes un lutin proposait aux hommes de réaliser un de leurs souhaits, aller dans la lune ou même dans les étoiles serait certainement moins souvent demandé que l'immortalité, que la jeunesse jointe à l'immortalité. Icare a obsédé moins de cervelles que la fontaine de jouvence.
Avec un peu de mauvaise foi, et de naïveté, on ajoutera que si notre civilisation réalise les rêves les plus anciens de l'humanité, elle le fait à sa façon, qui est lourde. Quelle distance entre le songe de la lévitation et ces efforts tenaces, cette vaste organisation qui permettent à deux hommes, enfermés dans une armoire d'acier et de plastique, de marcher sur la Lune. Et de même, ces esquisses d'immortalité avec greffe de rein, de cœur...
Les amants du progrès voient avec des yeux moins prévenus. Non seulement ils tiennent pour merveilles les résultats obtenus, qui sont en effet merveilleux, mais ils les prolongent et les développent par la rêverie, sans tenir le moindre compte du possible et de l'impossible, puisqu'ils pensent que la science doit en déplacer la frontière.
Ils en viennent vite à mépriser la condition humaine réelle, considérée comme humiliante, infirme, en quelque sorte inachevée, et ils se promettent bien que la science donnera les moyens d'en outrepasser les limites.
105:137
D'où vient cette étrange insatisfaction ? Même si la science (il faudrait mettre, employé dans ce sens, le mot entre guillemets) a tourné bien des têtes, est-ce en elle seule qu'on en doit chercher l'origine ? Il faut plutôt fouiller dans une couche plus ancienne, penser à une insatisfaction originelle dont la science (ou la révolution) n'est que l'outil.
Il est douteux que Hugo puisse être rattaché au merveilleux scientifique. On lit pourtant, dans *le Satyre* cette prophétie sur l'homme :
*Qui sait si quelque jour, brisant l'antique affront,*
*Il ne lui dira pas :* « *Envole-toi, matière ! *»
*S'il ne franchira point la tonnante frontière,*
*S'il n'arrachera pas de son corps, brusquement,*
*La pesanteur, peau vile, immonde vêtement*
*Que la fange, hideuse à la pensée inflige,*
*De sorte qu'on verra tout à coup, ô prodige,*
*Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !*
Tout y est, tout ce qui caractérise une certaine manière de prendre l'exploit d'Apollo XI. La pesanteur, donc la condition physique de l'homme, considérée comme « vile », comme « un antique affront » et l'espoir d'une évolution, d'une métamorphose qui fera de l'homme, ce ver de terre, une créature ailée, apte à l'espace. L'expression « antique affront » semble faire allusion à une chute primordiale. Mais l'image finale du ver à qui poussent des ailes nous amène à une autre image, à une autre hypothèse : celle de l'évolution. Hugo, lui n'était pas darwinien, mais c'est bien l'hypothèse de l'évolution qui anime les rêveries du merveilleux scientifique. M. E. Morin écrit froidement ([^18]) : « Il faudrait rattacher l'arrachement hors de l'espace terrestre à la révolution biologique qui s'amorce ailleurs, dans d'autres laboratoires, et permettra à l'homme non seulement d'enrayer les mécanismes internes du vieillissement et de la mort, mais de se transformer psychologiquement et intellectuellement... Les cosmopithèques Armstrong et Aldrin annonceraient à leur façon le métanthrope à naître. »
106:137
La biologie nous réserve des surprises, c'est certain. Il est possible même qu'elle aboutisse à modifier l'être bu main bien avant de réussir à l'empêcher de vieillir -- et de mourir. Ce cauchemar n'est pas invraisemblable. Mais pour M. Morin, ce n'est pas un cauchemar, c'est un rêve. En attendant, Armstrong et Aldrin ne sont pas différents des autres hommes, ni intellectuellement, ni physiquement. Ce sont des hommes de grande qualité, bien entraînés, et c'est tout. Le cosmopithèque n'existe que dans la pensée -- dans le vocabulaire -- de M. Morin. On part de l'hypothèse évolutionniste, qui paraît aujourd'hui une évidence, vérité reçue dont il n'est pas bon de douter et l'on explique : avant l'homme, il y a eu l'anthropopithèque, donc, après l'homme, il y aura le métanthrope.
C'est à proprement parler un acte de foi. On n'avance aucune preuve, évidemment, mais dans les machines, dans la quincaillerie des industries de pointe, nos rêveurs découvrent les signes de la mutation.
M. Morin n'est pas seul. Pour citer un autre exemple, M. Aimé Michel ([^19]) a défendu, avec son grand talent, un point de vue proche. Il a cette formule saisissante : « ...l'arrivée de l'homme sur la Lune devrait plutôt s'appeler conquête de l'espace extérieur par la vie. Rien ne ressemble plus à cette arrivée sur la Lune que l'apparition des premiers êtres aériens sur le sol des continents, alors aussi déserts que la Lune du 20 juillet 1969 ».
M. Michel développe cela : apparition des premiers acides aminés, puis des premiers êtres aérobies, des amphibiens, de l'aile, de la fusée, autant d'étapes qui révèlent un (obscur) dessein. « Il y a une logique dans cette fuite vers l'avant. » Honnêtement, il se fait l'objection immédiate : « Le nouveau, c'est que, cette fois quelqu'un le sait. » Cette légère différence nous amène soit à douter de la logique de cette progression, soit à envisager une autre explication. M. Michel, pudiquement, prudemment, évoque, dominant cette histoire « le même guide invisible (quel qu'il soit) ».
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Les deux textes que nous venons de citer suffisent à définir le sens de la fête dont nous parlions plus haut. Elle célèbre une métamorphose de l'humanité, un changement de plan qui porte les hommes non seulement à une autre puissance, mais à un autre être.
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Cette euphorie est effrayante. Elle traduit un état d'ivresse très dangereux. Nous voilà dans un de ces moments où l'homme se croit invulnérable, capable de tout ce que sa nature lui interdit. Arrive alors le Tentateur qui lui souffle à l'oreille : « Mets le pied dans le vide, maintenant tu ne peux pas tomber. » Et l'on retrouve au sol un corps disloqué.
Que la puissance humaine soit accrue devrait nous inciter non pas à une confiance grisée, à une rêverie heureuse sur l'avenir, mais à la réflexion, à un exercice de domination de nous-mêmes -- d'humilité : le vocabulaire chrétien suffirait à nous rappeler que le christianisme seul est capable de répondre au surgissement et à la séduction du péril. Il est curieux que la puissance politique soit partout regardée avec suspicion et qu'il n'existe aucune méfiance semblable à l'égard de la puissance mécanique. Nous l'avons vue grandir depuis deux siècles déjà, et chacun de ses succès marqué par une catastrophe chaque fois plus épouvantable. Nous savons qu'elle est fille de la guerre et toujours nourrie par elle. Rien n'y fait. On l'adore.
Ce merveilleux scientifique qui peut passer pour un aimable travers, ou un passe-temps, est un dérèglement de l'esprit. Il nous conduit au mépris de la condition humaine réelle et à un orgueil né de la foi dans le développement indéfini de l'homme (jusqu'à ce que « la Vie » choisisse un autre support pour accomplir ses desseins). Il gonfle les âmes d'une espérance très creuse -- ou plutôt il les vide de tout ce qui n'est pas cela. Mais croit-on que ces âmes vidées restent sans appétit ? Une absence est ressentie malgré tout, que l'on essaye d'oublier ou de compenser par la drogue, ou les cultes noirs, de l'érotisme à la magie.
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A côté de ses tours d'acier, à mesure qu'il les élève, l'homme d'aujourd'hui devrait bâtir des tours de prière. Comment sans cela, un déséquilibre, qui n'est même plus caché, entre ce qu'il fait et ce qu'il est, ne se révélerait-il pas, et probablement d'une façon terrible.
Mais je sors de mon rôle, et je dis très mal les paroles qu'on aurait aimé entendre -- et qu'on n'a pas entendues après le 21 juillet. Elles n'auraient pas seulement salué la victoire de l'homme sur la nature. Elles se seraient (par exemple) inspirées de cette note de Léon Bloy (*Journal,* 6 juin 1894) :
« L'épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s'agit de *retourner notre œil en dedans* et de pratiquer une astronomie sublime dans l'infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir.
Aucun homme ne peut *voir* que ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie Lactée, c'est qu'elle existe *véritablement* dans notre âme. »
Georges Laffly.
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### Berlioz
*1803-1870*
par Henri Charlier
L'IMMENSE CIRCUIT DE LA TERRE autour de son étoile s'est renouvelé cent fois depuis la mort de Berlioz le 8 mars 1969, mais il est encore temps de comprendre une œuvre qui a tant coûté à son auteur. Les « Mémoires de Berlioz » viennent d'être réédités par Garnier-Flammarion en deux volumes d'une édition de poche ; j'espère que tous les jeunes musiciens voudront les lire. Et comme ils sont d'un excellent style, rapide et vivant, tout le monde en tirera profit ; car ils peignent une époque. Ils font toucher du doigt le désastre que fut le jansénisme ; la mère de Berlioz le maudit, je dis bien : le *maudit* quand il partit à Paris pour entrer dans la carrière musicale. C'était là une conséquence de l'incroyable erreur du clergé qui pendant deux siècles avait interdit le théâtre chrétien si florissant au Moyen Age et empêché nos musiciens d'y trouver un moyen d'exprimer leur foi.
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Le père de Berlioz était médecin et prit grand soin de l'éducation de son fils ; il lui donna une excellente formation littéraire et devina aussi son goût pour la musique ; il lui apprit lui-même à jouer de la flûte ; et alla jusqu'à installer un professeur de musique dans leur petite ville. Il faut croire que la langue musicale parlait à son esprit et qu'il était pour quelque chose dans les dons de son fils.
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Malheureusement son père était incroyant ; son influence délibérée, jointe à l'étroitesse d'esprit de sa mère, détourna de la foi un jeune homme dont l'œuvre même montre qu'il était fait pour en être un témoin. Car une de ses premières œuvres fut une *messe* qu'il détruisit plus tard. Le *Requiem* était, lorsqu'on le lui commanda, « une proie dès longtemps convoitée », écrit-il, et son *Enfance du Christ,* œuvre de la cinquantième année, n'est nullement indigne du sujet et reste très populaire en France et à l'étranger.
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Mais cent années paraissent aux jeunes gens une antiquité incommensurable, légataire d'une vieillerie sans intérêt puisqu'elle est passée depuis si longtemps et que d'apparentes nouveautés la sollicitent chaque jour. Or, cent ans ne sont presque rien qu'une vie d'homme. J'avais dix ans quand j'ai rencontré un centenaire qui avait été réformé comme poitrinaire en 1815. Gloire à l'air pur des coteaux de Bourgogne qui l'avaient fait triompher des prévisions de la science.
Pourtant beaucoup de choses ont changé durant le simple demi-siècle que nous venons de vivre, particulièrement dans la formation des esprits. Au lieu de trier une élite et de la former soigneusement, on la noie dans une mare d'intelligence médiocres, diplômées au rabais. Et il est certain que l'intelligence a beaucoup baissé en France ou que les classes dirigeantes en sont moins douées que jamais. Les désastres successifs de notre pays et l'incapacité où il est de se relever en sont des conséquences, avec l'abaissement moral. Les causes volontaires et les causes intellectuelles réagissent sans cesse les unes sur les autres au point que nous en arrivons à un état humainement irrémédiable sans une assistance particulière de Dieu par lui-même et par ses saints.
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L'éducation musicale n'a pas échappé à la décadence malgré ou à cause des moyens qui devraient semble-t-il la favoriser.
Autour de 1900 la radio n'existait pas, ni les disques. Vers 1910 ceux-ci étaient très imparfaits (ces disques étaient des troncs de cône) et incapables de donner une audition acceptable de bonne musique : ils nasillaient « La pipe à Durand » ou « Viens Poupoule... » Mon professeur de philosophie au lycée l'avait été à l'Université de Montpellier. Il était mélomane et avait même écrit un livre sur la psychologie musicale. Je me méfiais de toute théorie psycho-physiologique dans l'art depuis que J'avais lu les sottises de Socrate sur ce sujet dans les *Mémorables,* et je n'ai jamais lu le livre de mon professeur. Mais nous parlions souvent musique en nous promenant et c'est ainsi que j'appris ses états de service. Il avait demandé et obtenu un poste inférieur dans un lycée de Paris pour avoir l'occasion d'entendre de la musique et de se tenir au courant de la pensée musicale de notre temps... ou de la mode.
Il y a aujourd'hui une telle consommation de musique par la radio que les mêmes œuvres sont rabâchées cinq cents fois et qu'on exhume un grand nombre de partitions de bien peu d'intérêt. Et les jeunes gens n'ont qu'à tourner un bouton ou acheter un disque pour entendre de la musique sans avoir besoin de venir de Montpellier à Paris.
Mais ils l'entendent, ils ne la connaissent pas. Les époques, les écoles se confondent pour eux dans un brouillard sonore sans profit pour leur esprit : c'est une simple distraction facile. On peut même trouver un étudiant ou une étudiante à plat ventre sur son tapis et censé étudier un livre pendant que la radio joue n'importe quoi, quelquefois un chef-d'œuvre.
Pour connaître réellement la musique et son histoire, il fallait de notre temps l'étudier, non dans des livres, mais en la jouant soi-même, déchiffrant les partitions ou jouant de quelque instrument. Quand les partitions existaient. C'est à la Schola Sanctorum qu'on doit les premières éditions modernes de la musique vocale des XV^e^ et XVI^e^ siècles, vers 1903. Auparavant, j'avais été obligé de dénicher sur les quais de vieilles partitions avec des clefs d'Ut sur toutes les lignes.
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L'histoire de la musique est une histoire de la pensée tout comme l'histoire littéraire ou celle des arts plastiques. Or elle était en ce temps-là à peu près complètement ignorée ; c'est le sort de toute musique qui n'est pas jouée.
Très différente est la destinée des arts plastiques, car le jeune homme le plus méprisant pour ce qui n'est pas de son temps (et qu'a-t-il fait pourtant par lui-même ?) est bien forcé un jour ou l'autre de rencontrer Notre-Dame ou Saint-Germain-des-Prés, de passer au pied de la colonnade du Louvre. Il n'est jamais sans contact avec les arts plastiques du passé et il a la possibilité de faire des réflexions à leur sujet, s'il en est capable. La radio joue maintenant pour la musique un rôle comparable à la rue pour le promeneur.
Mais en ce temps où l'histoire de la musique était ignorée et où, pour la connaître, il fallait la chercher, rien n'existait, rien n'était joué que la musique allemande ; elle était à son sommet de gloire. Les symphonies de Beethoven étaient jouées fréquemment ; il n'y avait guère de concert sans un fragment de Wagner qui était mort en 1883 et dont l'influence était à son faîte. Un jeune homme bien disposé ignorait qu'il pût exister autre chose. J'avais donc acheté sur mes seize ans, avec mes petites économies de collégien, les sonates de Beethoven, des concertos, des symphonies, plusieurs volumes de Schumann et pendant les vacances, avec un de mes camarades violoniste, nous jouions les sonates de Mozart et de Beethoven. Au petit jour, nous allions dans la rivière relever les engins que nous y avions placés la veille au soir (nous pêchions même à la main en plongeant) et pendant la grosse chaleur, nous faisions de la musique (cet ami fut tué à Verdun).
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Mais il arriva qu'un de mes camarades du lycée eut la bonne fortune d'avoir une loge d'avant-scène à l'Opéra comique pour une représentation d'Orphée, de Gluck. Nous y allâmes à trois. Le rôle d'Orphée était tenu par une cantatrice célèbre dont les bras étaient d'énormes jambons que nous retrouvions avec amusement, car elle chantait aussi Wagner. Mais nous aperçûmes, spécialement dans l'acte des Champs-Élysées, qu'il existait un art complet, poésie, chant et danse (et la danse est de la plastique en mouvement) dont ni Beethoven, ni Wagner ne donnaient l'idée. J'achetai la partition d'occasion et je m'aperçus aussitôt de sa relative pauvreté musicale, mais elle me donna le sens et une grande idée de cette forme d'art.
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Vous pensez que je suis loin de mon sujet. Il n'en est rien, car dans ce même temps on donna au concert la *Damnation de Faust* de Berlioz. Elle nous apprit qu'il y avait une autre musique que l'allemande, non pas à cause des sujets, ni à cause du romantisme (la musique allemande n'en manque pas), mais à cause du fond même de l'expression musicale. Il y avait dans Berlioz plus de liberté rythmique, plus de liberté dans la composition et en somme une plus grande fidélité à l'inspiration, *sans* *rhétorique musicale.*
Or le rythme fait le fond de la musique. Cet art s'écoule dans le temps du soleil et de l'horloge ; malgré cela, il est obligé de figurer (tout comme les arts plastiques) *les qualités de la durée pour l'esprit,* c'est-à-dire les qualités de la vie mentale, qui n'a rien à voir avec le temps de l'horloge, temps matériel. La durée est le temps vécu et connu par l'esprit ; sa qualité est sans cesse variable. Le rythme (et les écarts mélodiques) sont chargés en musique de nous suggérer ces différentes qualités et cette sorte de tension particulière que le bon dessin exprime en peinture. Et c'est pourquoi la Sainte Église a choisi le rythme libre pour son chant. La musique devient plus passionnelle que spirituelle si elle écoute les battements du cœur qui traduisent nos émotions et se renferme dans une mesure fixe qu'épouse la mélodie. Or c'est là toute l'histoire de la musique depuis la Renaissance.
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Le rythme s'est soumis de plus en plus à la mesure, jusqu'à faire croire à cette absurdité proférée par J.-J. Rousseau (en même temps que tant d'autres) : « *Il peut y avoir mesure sans rythme ; il n'y a pas de rythme sans mesure. *»
Nous pensâmes alors que cet esprit musical n'était peut-être pas celui de Berlioz seulement, mais celui des musiciens français et qu'il devait y avoir chez nous le pendant de Corneille ou de Racine et de Molière (songez aux *Cérémonies du Bourgeois* et du *Malade imaginaire,* grandioses expansions lyriques du rire). Nous trouvâmes d'abord l'*Armide* de Lully qu'il est aisé de comparer avec celle de Gluck car celui-ci a repris le livret de Quinault. Nous ne pensons pas que Lully soit un musicien très supérieur à Gluck, il est seulement d'une meilleure époque. Il suffit de comparer l'air du soleil de Renaud dans les deux opéras pour s'en rendre compte. Et puis nous pûmes nous procurer les *Indes Galantes* de Rameau dans la vieille édition Michaelis.
Il devint alors clair pour nous qu'une évolution musicale s'était accomplie au XVIII^e^ siècle en Italie et en Allemagne à laquelle les musiciens français étaient restés étrangers, mais qu'il y avait chez eux une tradition musicale de la plus haute valeur, celle dont nous avions retrouvé les éléments profonds chez Berlioz. Les Encyclopédistes, J.-J. Rousseau et Diderot à leur tête avec son *Neveu de Rameau,* avaient combattu la musique française comme ils avaient combattu la religion, les mœurs chrétiennes, l'ordonnance des sociétés naturelles. Ils étaient partisans d'un art destiné à dépeindre les passions (« *Le cri animal de la Passion *» explique Diderot)... et ne comprenaient rien à la musique.
Il y avait donc un esprit musical français dont la marque principale est la liberté rythmique (et ce qui s'en suit dans la polyphonie). Or Beethoven, qui est avec Rameau le plus lucide des musiciens, est l'homme qui a déployé au maximum les ressources qu'offre la musique pour exprimer la passion. Non que les pensées de cet artiste ne fussent nobles en leur fond, mais il les a traitées comme des passions, mêlées de cris de colère ou de rage.
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L'esprit de la Renaissance qui avait remplacé la pensée de Dieu par la glorification de l'homme, aboutissait à ceci : que l'homme séparé de Dieu ne pouvait plus se supporter lui-même. D'où un esprit de révolte et de passion qui a poussé les musiciens à déformer leurs plus belles inspirations (l'inspiration est toujours libre) pour les enfermer dans cette cage aux barres de mesures où l'émotion est accrue par la répétition des temps forts. Cette esthétique a séduit toute l'époque romantique, et elle dure encore par routine. Et si les artistes s'en écartent, elle est descendue dans les bas-fonds de la danse et de la chanson dite populaire pour exciter la lubricité.
Dans les grandes œuvres de l'époque romantique, elle fut associée naturellement à de sombres couleurs. Plus un son pur ; un instrument solo lui-même perd sa pureté par le caractère de la mélodie. Des mélanges attristants, des éclats sans lumière. Même l'oiseau de Siegfried n'éclaire pas le sombre sous-bois où se tient le héros. La musique allemande a quelque chose dans son coloris de ce que dit Claudel de Rembrandt : « *De là vient cette atmosphère toute spéciale qui s'exhale des tableaux et de la gravure de Rembrandt, quelque chose d'assoupi, de confiné et de taciturne une espèce de corruption de la nuit, une espèce d'acidité mentale aux prises avec les ténèbres et qui sous nos yeux continue indéfiniment sa rongeante activité. *»
Or la *Damnation de Faust* ne nous révéla pas seulement un esprit rythmique que nous n'avions encore trouvé nulle part, mais aussi une instrumentation lumineuse qui malgré le temps écoulé et les nouveautés si séduisantes qui ont paru depuis, est toujours aussi fraîche. Le fond de l'esprit musical, chez Berlioz, contenait un contrepoison au romantisme dont cet artiste paraissait le plus bel échantillon.
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Berlioz acheva cette partition à l'âge de 43 ans en 1846. Toujours jeune de cœur, il était cependant calmé. Les exagérations sentimentales de la Symphonie fantastique étaient passées. Il l'avait écrite à 27 ans. Elle contient des pages délicieuses, comme la *Scène aux champs,* l'évocation de rêves tragiques comme la *Marche au supplice* (cette pièce est solidement écrite et composée), mais aussi d'autres pages qui n'expriment -- avec des moyens puissants qu'une surexcitation nerveuse de l'esprit et des sens. Après six ans d'attente passionnée il s'était marié avec l'actrice irlandaise qui avait provoqué cette passion en jouant le rôle d'Ophélie et celui de Juliette à Paris même. Il l'avait épousée ruinée après sa courte période de gloire, et inapte à paraître sur la scène après une fracture de la jambe. Il était alors marié depuis dix ans et cette pauvre femme était jalouse et acariâtre. Berlioz ne pouvait plus trouver de joie que par la musique.
C'est alors qu'il entreprit par toute l'Europe ces longues tournées de concerts qui lui permirent de payer les dettes de sa femme et de faire connaître sa musique. L'amitié de Liszt l'y aida beaucoup.
La première représentation de la Damnation *de* Faust ne fut pas un succès. Berlioz en avait payé tous les frais, ceux de la copie, de la salle et des artistes. Toutes les économies y passèrent et il dut vendre pour 700 francs à l'éditeur tous les droits y compris ceux de l'auteur. Cette œuvre qui est la plus largement populaire en France de toute vraie musique ne lui rapporta que des dettes et la douleur d'être incompris.
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Nous fîmes une autre découverte à son sujet : Berlioz était un musicien dramatique. Non pas un musicien se plaisant à orner de son art des drames littéraires mais un artiste concevant dramatiquement la musique même. La connaissance que nous pûmes acquérir dans le même temps de ce qu'avait été l'ancien opéra français nous fit comprendre à quel point, sans le savoir lui-même, Berlioz appartenait à la grande tradition musicale française qui était liée en même temps au théâtre du Moyen Age.
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Nous avons exposé dans notre petit livre sur *Rameau* (éditions du Sud-Est) et dans notre article d'*Itinéraires* sur « l'Armée Rameau » (n° 87, novembre 1964) comment naquit cette forme d'art. Elle transposait sur une nouvelle scène le plan du théâtre de notre Moyen Age. Celui-ci présentait un décor simultané où se trouvaient toujours la terre, le paradis, l'enfer, et ce qui pouvait être utile en sus, le palais d'Hérode ou l'étable de Bethléem. L'opéra présentait ce décor successivement.
La sottise du clergé de ce temps -- maintes fois renouvelée lorsqu'il s'agit d'art -- interdisant le théâtre chrétien, les artistes furent obligés de transposer ce plan dans la mythologie antique. Le second acte était ordinairement un acte des enfers, le troisième à défaut du Paradis interdit, un acte des Champs Élysées et la béatification finale une apothéose.
Mais au contraire de la tragédie grecque, le plan de la « tragédie mise en musique » de Lully et de Rameau était, comme tout l'art chrétien, profondément optimiste.
Le romantisme de son temps faisait inverser ce plan par Berlioz ; Faust est damné, la scène des Champs Élysées de notre ancien opéra c'est le Ballet des Sylphes et l'enfer est au bout. Cependant Berlioz, pour honorer l'amour, finit par une béatification de Marguerite : *Remonte au ciel âme naïve que l'amour égara. Viens revêtir ta beauté primitive...*
Or, Berlioz ignorait à peu près complètement l'art de Rameau. Il dit de la déploration de Thélaïre dans *Castor et Pollux* : que c'est une des plus belles conceptions de la musique dramatique ; il note au passage que le Trio des Parques d'*Hippolyte et Aricie* est une musique curieuse. Ce sont là des impressions lors d'une lecture rapide dans la bibliothèque du conservatoire. Il n'a connu la forme de l'Opéra français que par Gluck qui l'a adoptée (à cause de son public) sans vraiment le comprendre.
L'opéra italien ou allemand suit un plan littéraire qui est celui de la poésie dramatique. Les sentiments des personnages s'expriment par des airs, duos, trios ; il n'est rien demandé à la danse sinon quelqu'intermède à propos d'une fête.
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Au contraire, l'opéra français offre à chaque acte un tableau musical où le ballet entrecoupé de chants et de chœurs exprime les sentiments de l'acteur en cause, ses luttes intérieures et leur développement même, avec plus de liberté et de richesse musicale que ne peut le faire un « air ». Et la danse est chargée de faire voir les rythmes plastiquement. Ainsi le combat intime de Pollux quittant volontairement la vie, pour la rendre à son frère devient un ballet des survivantes d'Hébé qui offrent à son imagination ce qu'il veut abandonner. Au deuxième acte d'*Hippolyte et Aricie,* Thésée, dans les enfers par sa faute, obtient d'en sortir mais deux trios des Parques d'une grandeur tragique lui annoncent « *qu'il trouvera les enfers chez lui *».
La véritable musique dramatique, ainsi comprise a besoin d'allégories pour animer la scène et donner occasion à la danse ou aux simples développements symphoniques. Il faut des « songes », des « dragons », des « plaisirs », des « astres » comme pour la béatification de Castor et de Pollux. Wagner n'a fait que reprendre les mêmes procédés, pour les mêmes raisons musicales, avec ses nains, ses Dieux, avec Fafner, les Filles du Rhin, Donner le chef ou les Filles-Fleurs de *Parsifal.*
L'instinct dramatique de Berlioz et des dons de grand musicien lui ont fait retrouver, malgré la rupture des traditions, et avant Wagner, ces formes d'un art complet.
Dans la *Damnation de Faust,* les danses paysannes du début, la marche hongroise, ces chants de la taverne sont des états d'âme successifs de Faust. Le ballet des Sylphes qui vient ensuite, aboutit à sa grande tentation, sa grande expérience et finalement à son crime, l'abandon de Marguerite.
Mais la *Symphonie Fantastique* elle-même, composée lorsque Berlioz avait 27 ans, présente des formes analogues ; il s'y trouve un bal, une scène aux champs, qui est le pendant des regrets de Castor au sein du bonheur des Champs Élysées dans *Castor et Pollux.* La marche au supplice qui suit la scène aux champs est l'aboutissement des rêves de vengeance que Berlioz éprouva réellement et auquel il donna un commencement d'exécution.
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Rassurez-vous, ces désirs de vengeance l'amenèrent en diligence, sans manger, de Florence à Nice avec deux pistolets chargés dans ses poches. Mais là, une idée musicale à noter, la beauté de la mer et la douceur du temps le firent renoncer à tuer trois personnes et lui-même.
Le dernier tableau de la symphonie est un « *songe d'une nuit de sabbat *». Toujours l'enfer au bout sans même le rayon d'espoir qui termine la damnation de Faust : la possibilité d'un salut. Il s'y trouve un « *Dies iræ burlesque *» qui est en réalité tragique, avec les moyens musicaux d'un très grand art.
Ces excès dans la passion, qui se traduisent dans la musique de ses premières œuvres par un emploi excessif des moyens d'énervement que possède cet art, ne sont pas dus seulement au dérèglement des esprits de son temps mais probablement à une cause physiologique qu'il décrit lui-même dans ses Mémoires fort intelligemment.
C'est le chapitre XL : « *Variétés de spleen. L'Isolement *». « *Ce fut vers ce temps de ma vie académique* (il était grand prix de Rome depuis 1830 et pensionnaire de l'Académie de France) *que je ressentis à nouveau les atteintes d'une cruelle maladie* (*morale, nerveuse, imaginaire, tout ce qu'on voudra*) *que j'appellerai le mal de l'isolement... Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes pâquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, luttant contre l'absence, contre l'horrible isolement. Et pourtant qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que j'ai éprouvées depuis lors et dont l'intensité augmentent chaque jour... *»
En une page entière de ses mémoires imprimés, Berlioz continue la description de ces états ; il dit entre autres : « *Les adagios de certaines sonates de Beethoven et l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen et le provoquent ; il fait froid là dedans, l'air y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du Nord y gémit sourdement. Il y a deux espèces de spleen... *» suit la description.
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Une jeune fille de ma connaissance me disait à propos de Beethoven : « Je ne veux pas me livrer au sentiment qu'il faudrait pour le bien jouer. » Elle avait raison. Ces tempêtes musicales ne valent rien pour l'équilibre moral de la jeunesse.
On ne peut pas parler du romantisme de Berlioz sans tenir compte de ces malaises. Et, songeant à ce qu'il appelle l'absence et l'horrible isolement, on se dit : comme la connaissance de Dieu a manqué à ce grand artiste dont l'intelligence était claire et ordonnée !
Il n'était pas hostile aux sujets religieux, puisqu'il composa en 1825, à 22 ans, une messe solennelle qui fut donnée à Saint-Roch et plusieurs fois à diverses époques jusqu'à ce qu'il la détruisît. Il entreprit avec joie la messe de *Requiem* lorsqu'elle lui fut commandée, et tout y respire la sincérité de l'artiste, mais cet ouvrage est inspiré par l'épouvante de la mort, terreur universelle des vivants, et par la catastrophe finale qui règlera le compte de l'humanité.
Aussi ce n'est pas le graduel de la messe grégorienne, vision d'éternité heureuse qui habite la pensée du musicien, mais la prose du XIII^e^ siècle : « *grand jour ! jour de colère... *» où il pouvait déployer le goût qu'il avait à l'époque de sa jeunesse pour les effets grandioses. Il avait prévu deux cents choristes, cent quarante musiciens auxquels il faut ajouter quatre formations de cuivres séparées qui du haut de la coupole au moment du « *Tuba mirum spargens sonum *» faisaient descendre du ciel cette sonnerie terrible sur toutes les tombes de l'univers pour jeter les hommes devant le trône de Dieu. Alfred de Vigny assistait aux funérailles du général de Damrémont dans la chapelle Saint-Louis des Invalides, où cette messe fut jouée pour la première fois. Il note dans son journal -- « *La musique était belle et bizarre, sauvage, convulsive et douloureuse. *» Il jugeait assez bien ; le « *Lacrymosa *» du *Dies Irae* est une faute de goût prolongée, même du point de vue de l'art. On se trouve en présence du peuple invoquant Baal, sautant et dansant, incisant ses membres pour faire couler le sang pendant qu'Élie se moque et leur dit : « *Criez plus fort... peut-être qu'il dort et se réveillera *».
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Heureusement l'offertoire qui suit est très beau ; il est confié presque uniquement aux instruments avec une mélopée des hommes sur un demi-ton, et on retrouve là cette liberté dans l'invention rythmique qui est comme le don secret de l'artiste.
Nous avons entendu ce Requiem sur nos 21 ans dirigé par Colonne. L'effet de terreur du *tuba mirum* est saisissant ; il y manque tout de même cette grandeur simple dans le chant des cuivres que Rameau ou Erik Satie atteignaient sans effort et Wagner aussi. La grandeur ne manque pas à Berlioz, mais quand il se calme. L'entrée de Cassandre dans « *la Prise de Troie *», l'apparition de l'ombre d'Hector à Énée, l'arrivée des émigrants à Carthage dans « *les Troyens *», sont là pour le prouver. Ces tableaux sont dignes d'Eschyle. Sauf la Chasse royale jouée au concert, je n'ai jamais entendu cette partition au théâtre. On ne peut guère se rendre compte au piano des grandes scènes avec chœur qui parsèment cette œuvre. Berlioz se plaisait au sein de ces effets musicaux grandioses et il aimait à les diriger. Il y a là un état de vie exceptionnel réservé au musicien qui peut se sentir l'animateur direct et pour ainsi dire l'âme de cette foule de chanteurs et d'instrumentistes qui obéissent à ses gestes. Même les poètes dramatiques écoutant leurs œuvres ne peuvent avoir une telle impression. Il arrive qu'un grand comédien -- comme un grand chanteur ou musicien -- donne comme une extension psychologique et même métaphysique, à la conception du poète qui peut deviner par là quelles résonances spirituelles son œuvre pourra suggérer dans beaucoup d'âmes et dans la suite des temps. L'état psychologique du musicien dirigeant son ouvrage est réservé à cet artiste. Car les littérateurs parlent généralement de la musique comme du plus immatériel de tous les arts. Mais le son est matériel et la musique est certainement l'art qui a le plus d'action physique sur la sensibilité. Si un spectacle vous déplaît il n'y a qu'à fermer les yeux ou tourner le dos ; il est impossible de se soustraire, même en se bouchant les oreilles, à un son puissant : il faut même se sauver tellement les sons peuvent être insupportables à nos sens.
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Il y a autre chose encore : le peintre ou le sculpteur sont complètement les exécuteurs de leur œuvre ; même s'ils se font aider par un élève, c'est sous leurs yeux, eux-mêmes travaillant à quelqu'autre partie plus difficile, et ils retouchent l'ensemble. Le travail est achevé lorsqu'il sort de l'atelier. Le musicien a besoin d'interprètes ; il n'est pas sûr à moins d'une longue expérience (et encore...) de l'effet que produira, en cette place, telle harmonie avec tels timbres, tant qu'il n'a pas entendu jouer son œuvre.
Il y a donc un mode de vie (et une psychologie) particulier au musicien et un autre particulier au plasticien dans ce qu'il y a de plus profondément absorbant pour l'homme, l'œuvre à faire, le passage de la conception à son expression dans un langage particulier. Au fond, les différents langages de l'esprit ne recouvrent pas complètement de la même manière les différents cantons de l'âme, et finalement les arts plastiques auraient plus d'aptitude contemplative qu'aucun autre s'ils voulaient en user parce qu'ils durent en dehors du temps et traduisent la durée, par des signes intemporels. En témoignent les grandes œuvres d'architectures le silence est leur demeure.
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Revenons à Berlioz ; le jour même où nous entendîmes le *Requiem* au concert, on jouait pour finir un fragment de *Parsifal.* La marche des chevaliers du Graal, les cloches y tenaient une place importante.
Le contraste entre la pauvreté rythmique de l'œuvre de Wagner, malgré un effort de noblesse naturelle indéniable, et la richesse de celle de Berlioz rendait évident le caractère opposé des deux écoles musicales, bien que l'éducation de Berlioz ait été faite par la musique allemande et qu'il y ait toujours eu en musique un certain langage commun à chaque époque. Dans *Parsifal,* la tristesse des harmonies, le chromatisme, la couleur lugubre de l'instrumentation faisait un contraste très vif avec la vitalité optimiste de Berlioz même dans l'expression de la douleur et de la peur de la mort.
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Il n'y eut peut-être jamais en musique une ignorance du passé égale à celle qu'a montré le XIX^e^ siècle. Berlioz parle « *d'un art aussi jeune que la musique européenne *». Or elle a dix siècles d'existence originale ; elle a, dès le X^e^ siècle, créé de toutes pièces la polyphonie. Et Berlioz donne ce témoignage de son ignorance historique dans la même phrase où il dit : « *Un conservatoire de musique, à mon sens, devrait être un établissement destiné à conserver la pratique de l'art musical dans toutes ses parties, les connaissances qui s'y rattachent, les œuvres monumentales qu'il a produites et, de plus, se plaçant à la tête du mouvement progressif inhérent à un art aussi jeune que la musique européenne, maintenir ce que le passé nous a légué de beau et de bon en marchant prudemment vers les conquêtes de l'avenir. *» Le passé de la musique, pour lui, se réduisait à Gluck, Mozart, Beethoven, et il se faisait des illusions sur la capacité qu'ont les professeurs en tout genre pour guider dans les voies d'un renouvellement de la pensée. C'est la tâche des créateurs qui ne sont généralement pas acceptés comme professeurs, ce qui tient d'une manière générale au remplacement de l'apprentissage chez les maîtres, par l'étude dans des écoles. Et c'est un des effets de la Révolution qui a supprimé les corporations et leur hiérarchie interne et autonome. L'éducation des musiciens se faisait autrefois dans les maîtrises.
Berlioz ignorait donc complètement l'ancienne musique de notre pays, dont le caractère a toujours été la liberté rythmique ; il n'y put trouver ni un appui pour ses tendances, ni un correctif à la sauvagerie d'une formation musicale romantique. Peut-être que l'esprit tonal de Rameau l'eût rebuté. Il faut y voir clair pour se rendre compte qu'en notre temps où l'harmonie est à l'abandon, c'est dans une œuvre comme la sienne qu'on peut voir comment avoir une harmonie originale avec les accords de tout le monde. Berlioz n'a jamais essayé de sortir du système tonal ; il l'emploie seulement avec un art consommé. Il a paru beaucoup moins novateur en ce sens que Wagner. Mais la conception de Wagner aboutissait à l'absence de tonalité sans la remplacer par une ossature nouvelle. Son art aboutit en Allemagne à l'atonalité et à la musique dodécaphonique.
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Or chaque langue parlée a sa syntaxe, qui est son esprit. Un écrivain s'appuie sur elle pour en nourrir la puissance de son style. L'esprit de l'architecture se trouve dans les systèmes de proportion qu'elle choisit. La gamme diatonique elle-même est un système de proportion où les imparités créent l'originalité des intervalles, et les différents modes créent autant de systèmes de proportion différents. Berlioz avait raison de désapprouver l'harmonie de Wagner qui allait à la dissolution de la langue musicale.
Nous avons assisté à une perversion semblable dans les arts plastiques. Après l'admirable effort de la peinture française à la fin du XIX^e^ siècle pour retrouver les véritables fondements naturels de l'expression dans les arts et les moyens de suggérer le spirituel, après la profonde réforme opérée par les impressionnistes, puis par Cézanne, Puvis, Van Gogh, Gauguin et Rodin, nous avons vu l'esprit révolutionnaire annihiler cet immense effort et les artistes ont caché leur impuissance par l'imposture.
Tout cela conjointement avec la décadence des mœurs et de la pensée par incapacité des esprits à comprendre leur lien avec l'être. Ce voile qui les recouvre a été tendu par l'Université, et son enseignement aboutit au vide, si bien qu'il lui est impossible aujourd'hui de former les esprits à la connaissance. Ceux pour qui la pensée ne consiste pas à jongler avec des concepts tout faits appris en classe (ou dans les journaux) se rendent compte que le travail de l'esprit est obligé dès l'origine d'utiliser ce qui nous vient des sens. J'en définirai le début comme une *communication de l'être,* quelque chose comme une vie sans image, celle d'un cœur vital, d'un certain ordre actif interne au réel et qui cherche son expression. Elle aboutit suivant les différents langages de l'esprit à une œuvre plastique ou musicale ou philosophique ou littéraire. Elle ne peut se passer en ce cas du verbe mental qui aide à la formation et à la délimitation des concepts, mais qui est déjà un souvenir des sons dont nous nous servons pour parler.
Si bien que tout le monde extérieur est déjà inclus dans la pensée par le premier effort intime que nous faisons pour nous l'affirmer à nous-mêmes.
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Péguy disait de son *Ève* (Pléiade, *Œuvres poétiques*, p. 1519) : « *De même qu'en matière de foi Péguy était descendu à ces profondeurs où la liturgie et la théologie, c'est-à-dire la vie spirituelle et la proposition spirituelle ne sont pas encore distinguées, de même et comme écrivain, il est redescendu ici à ces profondeurs où l'image et l'idée sont jointes encore d'une liaison elle-même charnelle et non encore résolue. *» Cet écrit de Péguy est essentiel pour savoir comment il envisageait lui-même son œuvre.
La pensée première n'a pas besoin de syllogisme comme « je pense donc je suis », car elle est « je suis et je pense ». Elle inclut l'âme et le corps, le principe de développement et la finalité. La conscience est le fait unique et extraordinaire que jamais physique et chimie ne pourront expliquer. D'ailleurs la science elle-même n'est nullement positiviste ; elle déborde à chaque instant le concept de loi ; elle ne peut se passer du concept de chose, et elle est impuissante à dégager la métaphysique qu'elle emploie. Le « réalisme naïf » si décrié, est une nécessité fondamentale de la pensée.
Le scepticisme général répandu dans l'enseignement a corrompu l'opinion aussi bien dans les Beaux-Arts (musique et plastique) qu'en philosophie et en morale.
Gauguin disait : « *L'art comporte la philosophie comme la philosophie comporte l'art. Sinon que devient la Beauté ? *» Et encore : « *L'art primitif procède de l'esprit et emploie la nature. L'art soi-disant raffiné procède de la sensualité et sert la nature. La nature est la servante du premier et la maîtresse du second. Mais la servante ne peut oublier son origine, elle avilit l'artiste en se laissant adorer par lui. C'est ainsi que nous sommes tombés dans l'abominable erreur du naturalisme... *»
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Hélas ! ce sont les chefs même de notre clergé qui sont tombés dans cette ornière. Nos grands artistes nous avaient laissé tous les moyens d'Lin véritable art chrétien. Qu'en a-t-on fait ? Voici les propos de Picasso : « Nous savons maintenant que l'art n'est pas la vérité ; l'art est un mensonge qui nous permet d'approcher la vérité, au moins la vérité qui nous est discernable. L'artiste doit surprendre la manière de convaincre le public de l'entière vérité de ses mensonges. »
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Nous allons voir que la même corruption s'est étendue à la musique malgré les efforts des musiciens français. Mais le jour où nous entendîmes conjointement deux grandes œuvres de Berlioz et de Wagner, nous comprîmes ceci : l'un des maux empêchant l'esprit français de se développer harmonieusement est la souveraineté alors incontestée de la musique allemande qui nous faisait vivre sous le poids d'une sensibilité étrangère. Ce n'est pas rien, c'est même très grave ; surtout alors que les maîtres de l'Université et de l'histoire, Michelet, Renan, Taine, c'est-à-dire les apostats du catholicisme joints aux protestants alors maîtres de l'enseignement, étaient des disciples de la pensée allemande, qui disloquait tout et se disloquait elle-même. Une élite existait bien en France, mais il lui était impossible de se faire entendre dans un État livré à Caliban, à la démagogie des politiciens.
Or quand les principes naturels de toute société sont oubliés, l'argent reste le seul maître et s'arrange très bien de tous les désordres intellectuels, sociaux et politiques qui le favorisent.
Nous donc, jeunes gens de 17 à 20 ans, ne connaissions que ce qu'on montrait, ou ce qu'on nous faisait entendre, ou ce qu'on pouvait acheter : Beethoven, Mozart, Wagner. Berlioz fut à ce moment une lumière pour nous qui nous faisait entrevoir un esprit de liberté rythmique, l'âme de la musique. Nous ignorions que quatre ans seulement après la mort de Wagner en 1887, un jeune homme de 21 ans, Erik Satie, écrivait ses Sarabandes et ses Gymnopédies, qu'en 1891, il se liait d'amitié avec Debussy, alors prix de Rome à qui il donnait l'exemple d'une harmonie nouvelle et de la fidélité à l'inspiration.
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Mais nous ne connûmes Erik Satie que 20 ans plus tard lorsque Ravel introduisit dans un concert plusieurs de ses œuvres. Debussy fut mécontent. Car il ne comprenait pas (Ravel non plus d'ailleurs) quelle réforme profonde de la pensée musicale était incluse dans les premières œuvres de Satie. Il n'y voyait que d'heureuses nouveautés à ajouter au langage musical de leur temps. La réforme musicale se présentait pour eux comme l'abandon de la rhétorique musicale allemande pour une nouvelle forme de développement et une harmonie libérée. Les mélomanes étaient surtout séduits par l'harmonie de Debussy. Mais Pelléas en 1902 et surtout la connaissance des œuvres de Satie après 1912 nous fit comprendre que la réforme était en même temps rythmique et modale. Elle n'a réellement été continuée que par Claude Duboscq. Péguy et Claudel avaient un émule parmi les musiciens. Dès 1892-93 Debussy travaillait à Pelléas et il a répété à Cocteau une phrase de Satie qui décida de l'esthétique de Pelléas et Mélisande. La voici : « *Il faudrait que l'orchestre ne grimace pas quand un personnage entre en scène. Regardez. Est-ce que les arbres du décor grimacent ? Il faudrait faire un décor musical, créer un climat musical où les personnages bougent et causent. Pas de couplet, pas de leitmotiv -- se servir d'une certaine atmosphère à la Puvis de Chavannes. *» Cocteau fut de ceux qui comprirent et firent connaître E. Satie avant comme après la guerre de 14. Et Satie disait dans un article du même temps : « *J'écrivais à ce moment-là le Fils des Étoiles* (1891)*, sur un texte de Joséphine Péladan, et j'expliquais à Debussy le besoin pour un Français de se dégager de l'aventure Wagner, laquelle ne répondait pas à nos aspirations naturelles. Et lui faisais-je remarquer que je n'étais nullement anti-Wagnérien, mais que nous devions avoir une musique à nous -- sans choucroute, si possible. *»
Satie était dans sa période mystique où il fonda « l'Église Métropolitaine d'Art de Jésus Conducteur ». Mystique naturelle malheureusement et qui tourna court, mais explique que ses premières œuvres se rattachent à l'esprit musical de la tradition grégorienne et à ses modes ; il renouvelait l'harmonie avec cette base modale qui permettait de se détacher de la tonalité en employant librement les accords.
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Mais nous ignorions tous ces artistes et quand parut *Pelléas* en 1902, nous fûmes charriés, un de nos camarades d'atelier, un Alsacien nommé Cornélius qui bégayait en parlant et avait en chantant une très belle voix nous chantait tout en travaillant le rôle d'Arkel : « Je n'en dis rien. Ceci peut nous paraître étrange... » et nous allions applaudir à l'Opéra-comique alors que les auditeurs étaient comme gelés par cette nouvelle musique. Personnellement nous pensions : où Debussy veut-il nous mener ? Car nous sentions une âme trouble ; le grand duo d'amour, qui était pour Debussy le sommet de son œuvre, nous ennuyait. C'est la connaissance des œuvres de Satie dix ans plus tard qui nous fit comprendre en quoi devait consister la vraie réforme de la musique.
En attendant de connaître le passé musical de la France et ceux qui préparaient son avenir, Berlioz fut pour nous le jalon qui rattachait la musique à l'esprit français, et ce jalon est très beau et très significatif. Pourquoi est-il si peu compris, et en quelque sorte dédaigné ? Albert Roussel me disait, alors que Claude Duboscq cherchait un passage de Berlioz dans la partition des Troyens : « *Berlioz est le grand musicien de ceux qui ne sont pas musiciens. *» Et Debussy écrit « ...*par son souci de la couleur et de l'anecdote, Berlioz a été immédiatement adopté par les peintres ; on peut même dire sans ironie que Berlioz fut toujours le musicien préféré de ceux qui ne connaissaient pas très bien la musique... les gens de métier s'effarent encore de ses libertés harmoniques* (*ils disent même ses* « *gaucheries *») *et du* « *va te promener *» *de sa forme. Sont-ce les raisons qui rendent presque nulle son influence sur la musique moderne et qui resta en quelque sorte unique ? *» Debussy veut dire que l'œuvre de Berlioz est solitaire.
Les Français ne se croient pas musiciens parce qu'on leur prône depuis plus de cent ans une musique très étrangère à leur esprit et à leur sensibilité ; voilà pourquoi ils préfèrent lorsqu'ils en ont l'occasion une musique non conforme à ce qu'on continue de leur offrir journellement.
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Le maître de Berlioz avait été en fait Beethoven. Il n'y a pas moins de « motifs d'accompagnement » sans forme mélodique dans les symphonies de Beethoven que dans celles de Berlioz, ni moins d'extravagance dans les fortissimo, la mesure prévaut davantage (ce qui pour nous est significatif) mais il n'y a pas de trous, ce qui arrive à Berlioz quand l'inspiration lui manque ; il est incapable de la remplacer par une de ces faciles habiletés que donne le savoir d'école et que tous les artistes, en tout genre, sont bien obligés d'employer un jour ou l'autre par nécessité de boucher un trou, qu'il soit imposé par les moyens dont se trouve disposer un musicien, ou, pour un plasticien, par des nécessités architecturales.
Or Berlioz tenait à la liberté du développement, ce qui lui enlevait des facilités. Et Rameau aussi est unique, sans véritable antécédent et sans succession. Mais je pense déjà prouvé qu'il en est de même de Wagner et de Debussy. Ce dernier continue : « *Ceci m'amène à dire que Berlioz ne fut jamais à proprement parler un musicien de théâtre* (...) *Non ce n'est pas là qu'il faut chercher Berlioz... C'est dans la musique purement symphonique ou bien dans cette* Enfance du Christ *qui est peut-être son chef-d'œuvre, sans oublier la Symphonie fantastique et la musique pour Roméo et Juliette. *»
La pensée de Debussy est hésitante. Nous avons dit que Berlioz était un musicien dramatique ; son ignorance du passé de la musique rendit son éducation musicale dépendante de la symphonie allemande et il se voulut symphoniste à la mode allemande. Il écrit au sujet de la symphonie en si bémol de Beethoven : « *Beethoven avec cette admirable symphonie, est venu convaincre les organisations les plus rebelles qu'avec des sons, sans parole, sans action, sans décor, lui génie, lui, homme au large front, au cœur de poète, à l'âme immense et profonde, pouvait tour à tour faire délicieusement rêver, trembler, pleurer, rire même, sans qu'il fût possible de résister à l'impulsion donnée par chacun des mouvements de sa pensée. *»
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Mais il était bien obligé de donner des titres aux différents morceaux de sa *Symphonie fantastique* pour orienter l'esprit de l'auditeur. Il publia en 1839 (il avait trente-six ans) sa symphonie de *Roméo et Juliette* qu'il voulait être une symphonie avec chœurs. Mais il dut faire un prologue explicatif (d'ailleurs très musical lui-même) pour qu'on comprît qu'il s'agissait ensuite du duo d'amour des deux adolescents célèbres. La fin de cette « symphonie avec chœurs » est une vraie scène dramatique complète, où le P. Laurence explique le drame, adjure Capulets et Montaigus de se pardonner mutuellement et leur fait prononcer (à grand chœur) un serment de réconciliation. Et Berlioz, dans la préface de son œuvre, répète en quelque sorte ce qu'il dit au sujet de Beethoven : « ...*les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d'expression. C'est aussi parce que la sublimité même de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu'il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareille cas. *» Le mot dont se sert Berlioz pour qualifier la musique « par son vague même » n'est pas juste ; la musique est une expression très précise de la qualité de la durée pour l'âme, mais suivant l'expression de Péguy citée plus haut, la musique, comme la poésie se place « *à ces profondeurs où l'image et l'idée sont jointes encore d'une liaison elle-même charnelle et non encore résolue *».
Cependant à partir de *Roméo et Juliette* composé en 1839, alors que Berlioz n'avait que 36 ans, l'instinct l'emporta et Berlioz ne composa plus que des œuvres dramatiques. Il avait même écrit l'année précédente, en 1838, un opéra, *Benvenuto Cellini* qui, à la suite d'une sorte de cabale, n'eut que trois représentations. Sur la lecture de la partition réduite, j'en avais été déçu, car la forme générale est celle de l'opéra italianisé de Mozart ; mais s'il est un musicien que trahit une transcription, c'est bien Berlioz, tant son instrumentation a de sens et de vie. Mais il ne connaissait comme musicien de théâtre que Gluck, Mozart, Beethoven ou Weber ce qui ne pouvait le mettre sur la bonne voie.
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En 1850, Liszt, ami de Berlioz depuis la *Symphonie fantastique,* avait fait jouer sur le théâtre de Weimar, *Lohengrin* et en 1852, il voulut monter *Benvenuto Cellini* pour réparer l'injuste échec de l'œuvre à Paris douze ans plus tôt. Wagner fit ce qu'il put pour empêcher les représentations. Il écrivit à Hans de Bülow une lettre pour qu'il dissuadât Liszt de monter l'œuvre : « *Les moyens que Liszt emploie à présent doivent produire des résultats absolument opposés à ceux qu'il poursuit ; les représentations d'œuvres de Mayerbeer et de Berlioz ne peuvent amener qu'une nouvelle confusion dans l'opinion du public à mon sujet et d'une façon générale au point de vile du goût* (...)*. Mais si par ce moyen il a l'idée d'aplanir les voies pour moi, veuille, je te prie, mettre tout en œuvre pour lui révéler son erreur... *» Liszt finit par connaître les démarches de Wagner et écrivit à Wagner : « *J'attends Berlioz dont le Cellini* (*avec une coupure assez considérable*) *ne peut pas être mis de côté, car, en dépit de toutes les inepties qui circulent à propos de cette pièce, Cellini est et restera une œuvre tout à fait remarquable et qui mérite d'être très appréciée. Je suis sûr qu'il te plairait à bien des égards. *»
Wagner était mu par un égoïsme bien visible, mais aussi par le souci de faire comprendre ses idées sur le théâtre musical. Il ne pouvait méconnaître le génie de Berlioz et, au fond, ces deux grands artistes travaillaient à une même recherche. Tous deux formés à l'école de la symphonie allemande cherchaient à échapper à ses formules pour trouver les voies véritables de la musique dramatique. Berlioz le faisait maladroitement, trompé par le théâtre musical alors régnant et qui n'était qu'un drame poétique mis en musique.
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Wagner avait dix ans de moins que Berlioz. A certains moments cela compte beaucoup dans l'évolution d'un art. A 26 ans, Wagner avait été ébloui par l'audition de Roméo et Juliette ; mais il avait certainement remarqué la bizarre composition de cet ouvrage qui nous frappe toujours. Petit à petit se forma en lui une idée du drame musical qui rejoint celle de Rameau : une affabulation très simple, réduite à l'essentiel, n'encombrant pas le compositeur de dialogues et de récitatifs, mais donnant lieu à des tableaux musicaux qui permettent le développement symphonique. Rameau le faisait en mêlant les chants, les danses et les chœurs, faisant danser le chant et chanter la danse. Il a ses Enfers comme la forge d'Allerich, un sommeil de Darwanus comme Wagner celui de Brunehild, un combat des Titans contre les Dieux, tout cela commandé par l'esprit musical et non par « la scène à faire » des littérateurs.
Wagner a écrit un livre, *Opéra et Drame,* où ses idées sont exposées, et, à la suite de ce mouvement de mauvaise humeur contre Liszt qui montait *Cellini*, il écrit très justement : « *Que Berlioz écrive donc un nouvel opéra pour l'amour du ciel ; ce sera son plus grand malheur s'il ne le fait pas, car une seule chose le perdra nécessairement de plus en plus : c'est son entêtement à tourner autour de cette issue, la seule qui soit sûre* (...)*. Si j'attends quelque chose d'un compositeur, c'est de Berlioz, mais non s'il suit la voie qui l'a conduit jusqu'aux platitudes de sa symphonie de Faust... *»
Or, lorsqu'il qualifiait ainsi la *Damnation,* Wagner ne connaissait pas une note de ce chef-d'œuvre. Néanmoins, il avait une nette conscience du problème qui se posait à eux. Il écrivait dans une note sur l'Application de la musique au drame : « *Avant tout je voudrais conseiller à ceux dont l'éducation musicale s'est faite en écoutant la musique instrumentale romantico-classique la plus nouvelle, de ne pas chercher à forcer, en admettant qu'ils voulussent faire de la musique dramatique, les effets instrumentaux et harmoniques, mais de laisser naître chaque effet de ce genre d'une cause antérieure. *» *Ce* qui veut dire : il ne pas vouloir appliquer au drame la rhétorique musicale des symphonistes, mais trouver une autre forme de développement convenable au drame.
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Berlioz n'avait que trop tendance à forcer les effets instrumentaux et harmoniques ou tout au moins à en rechercher les occasions. Il manqua ainsi son dernier ouvrage : *les Troyens.* Il contient certes de grandes beautés, il n'y a rien qui soit manqué, sinon la conception d'ensemble. Berlioz était un homme cultivé, il savait goûter l'antiquité, Virgile l'avait profondément touché dès son enfance. Les *Troyens* sont le résumé de ses amours pour Homère et Virgile. Mais ce n'est pas un drame, c'est une épopée à la scène. Il a bien donné, dans la première partie, un fiancé à Cassandre pour que son œuvre ait quelques parties dramatiques, ce n'est qu'un artifice. Son véritable sujet est Didon. Quelque part dans ses mémoires il parle de ce benêt, de ce cagot d'Énée. Il ne lui pardonne pas d'avoir abandonné Didon pour l'Italie. Le moyen d'être épique avec des sentiments pareils ? Il accumule les cortèges, les occasions de fêtes, les défilés où pouvaient se déployer ses dons de « symphoniste », comme dit Debussy. Il eût mieux fait de réduire son œuvre à l'épisode de Didon ; la *prise de Troie* eût été un poème symphonique.
Et cependant, cependant... il brûla, comme on dit en certains jeux d'enfants, et tous les musiciens s'en sont rendus compte, Wagner comme Debussy. Son chef-d'œuvre avec la *Damnation de Faust* est l'*Enfance du Christ.* Non pas comme œuvre purement musicale : le duo de Roméo et Juliette, son cortège funèbre, le sommeil de Faust et bien d'autres fragments sont musicalement des chefs-d'œuvre ; mais comme œuvre complète, parfaite dans sa composition et dans sa forme musicale et sans rien à enlever ou à changer. Il avait cinquante et un ans quand il l'acheva et il y avait travaillé pendant quatre ans. Berlioz a écrit lui-même le livret, comme celui de la plupart de ses œuvres ; il pouvait faire de ce « mystère » une délicieuse pastorale (ce qu'il est aussi), mais c'est lui qui a pensé et voulu l'introduction du récitant, sa conclusion et le chœur final a capella : « *Ô mon âme pour toi que reste-t-il à faire, que briser ton orgueil devant un tel mystère ! *» dont l'expression musicale est vraiment religieuse. Berlioz avait été formé à l'irréligion dans son adolescence par un père trop bon, trop instruit et trop amical pour que le fils n'adoptât point la pensée de son père.
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Mais la vie lui avait montré que les libres instincts soi-disant généreux, que les grandes amours cachaient un grand égoïsme, que les passions forcenées aboutissaient à une femme jalouse, acariâtre, malade, achevant alors une longue agonie. Sa propre situation morale n'était pas très digne, il la jugeait telle et il en fait l'aveu. Nous pensons que cette œuvre fut le poids qu'ajouta son bon ange dans la balance du jugement.
Ce n'est pourtant pas une œuvre dramatique : le centre de l'œuvre, qui en fut l'origine, la *Fuite en Égypte,* ne comporte qu'un chœur et un récitant qui se charge du dialogue entre la Sainte Vierge et S. Joseph. La première partie (le songe d'Hérode) et la dernière (l'Arrivée à Saïs) sont seules conçues théâtralement. La pensée artistique de Berlioz cette fois encore fut hésitante. Comme dans notre ancien théâtre lyrique, l'instinct musical d'un art complet lui a fait écrire une danse des magiciens hébreux dans la première partie et, dans la dernière partie, un trio délicieux pour deux flûtes et harpes qui pourrait très bien être dansé par des enfants ; il précède un chœur tout comme dans un opéra de Rameau. Si cette troisième partie eût été mise à la scène (ce qui serait possible) les littérateurs se seraient aussitôt aperçus qu'on jouait, chantait et dansait devant des voyageurs épuisés qui ne devaient aspirer qu'au repos. Mais c'est là un développement musical de l'esprit de paix familiale dans laquelle se trouvaient d'un coup introduit nos voyageurs. C'est la solution du théâtre musical.
Il y a dans cette œuvre des innovations significatives qui par delà Wagner devaient séduire Chabrier et Satie. La fugue (très libre) qui symbolise l'empressement des bergers accourant saluer la Sainte Famille à son départ pour l'Égypte est un véritable mode de *la* (le 1^er^ mode grégorien). L'air d'Hérode (*Ô misère des Rois*) est en mode de *mi* (3^e^ grégorien). La danse des devins est à sept temps. Le dialogue chanté de la patrouille est sans aucun accompagnement. Toutes choses que Berlioz utilisait peut-être pour « faire ancien » mais qui reprises par nos musiciens allaient renouveler le langage musical et l'esprit du théâtre.
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On peut dire que Berlioz était doué pour un genre particulier et parfaitement légitime, le poème symphonique. Ce genre a toujours existé, les *Oratorios* de Carissimi, la *Création* de Haydn, ces *Passions* dont une centaine furent écrites en pays luthérien, ne sont pas autre chose. Bien des prologues ou des actes de Rameau sont autant de poèmes symphoniques. Ainsi dans le prologue du *Temple de la Gloire,* une admirable ouverture précède un air de l'Envie d'une terrible grandeur suivi d'un chœur des Furies puis d'un triomphe d'Apollon et des Muses qui forment un poème symphonique complet avec des danses. Dans l'opéra de *Naïs* qui fut demandé à Rameau pour célébrer la paix d'Aix-la-Chapelle, l'ouverture et le prologue dépeignent la lutte des Titans contre les Dieux et le triomphe de ceux-ci. Il se termine par des danses joyeuses. Toute cette scène avait bien entendu ses décors et ses costumes. Y gagnait-elle ? On se le demande, tant la mise en scène de Titans escaladant l'Olympe nous paraît hasardeuse. La musique seule suggère bien davantage que des figurants. Seule la danse en faisant voir les rythmes peut ajouter à la musique en ces cas-là et les danseurs doivent avoir un costume aussi simple que l'on voudra suivant leurs groupements. Cette œuvre est probablement le plus puissant poème symphonique de l'histoire musicale. Le *Socrate* d'Erik Satie qui est la grande œuvre de sa maturité est intitulée par son auteur : *drame symphonique avec voix.* Il appartient au même genre.
La forme que Berlioz avait adoptée pour l'*Enfance du Christ* le rattache à notre théâtre du Moyen-Age et aussi à l'œuvre de Claude Duboscq : *Colombe-la-petite* qui est un vrai drame. Mais Berlioz ne réalisa jamais complètement un pareil équilibre et écrivit encore pour le théâtre deux œuvres importantes. De 1855 à 1863 il travailla aux *Troyens* dont nous avons déjà parlé et il donna en 1860 une comédie musicale *Béatrice et Bénédict* qui fut jouée au théâtre de Bade. Voici ce qu'il en dit dans ses mémoires : « *J'avais pour la pièce pris une partie du drame de Shakespeare :* Beaucoup de bruit pour rien, *en y ajoutant seulement l'épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles *: « vous soupirez, Madame !... », *le trio entre Héro, Béatrice et Ursule* « je vais d'un cœur aimant » *et le grand air de Béatrice* « Dieu que viens-je d'entendre ? »
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Il y a donc dans cet ouvrage beaucoup de dialogues qui sont parlés. Ce mélange de langage et de musique n'est pas heureux. On le retrouve dans *le Martyre de St Sébastien* de Debussy où il n'est pas plus agréable, mais Debussy était contraint de travailler sur ce qu'on lui offrait dans un moment où il avait besoin d'argent tandis que Berlioz (qui n'a jamais été riche) a choisi délibérément cette forme bâtarde.
Mais la musique est d'une qualité supérieure. Le duo des deux jeunes filles est une merveille d'une admirable simplicité. La danse (une sicilienne) s'égale à celles de Rameau, ce qui n'est pas peu dire. On joue assez souvent l'ouverture qui le mérite bien ; mais c'est un genre faux, car pour comprendre les intentions de l'auteur, il faut connaître musicalement la pièce.
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Tous les grands artistes sont inclassables, Berlioz comme les autres et on ne sait où le mettre. Même le « *va te promener de la forme *» comme dit judicieusement Debussy, témoigne d'une lutte entre la forme symphonique et la forme dramatique dans sa pensée. Berlioz, bien que fort intelligent et instruit, eut toujours un esprit de caractère enfantin, et comme j'avais un oncle, comédien de grand talent, qui était ainsi, j'ai donc pu voir vivre ce genre de fils d'Adam. Ces caractères semblent plus fréquents chez les artistes. Berlioz eut sa première passion à douze ans pour une jeune fille qui en avait 17 et ne fit pas la moindre attention à ce mioche. Mais Berlioz, comme il l'a écrit dans les stances du prologue de Roméo et Juliette, se souvenait « *Premiers transports que nul n'oublie... *» dit-il. Sa première femme, l'héroïne que la *Symphonie fantastique* a rendue fameuse, le fit souffrir par sa jalousie et pour finir elle resta six ans paralysée et aphasique et Berlioz la fit honnêtement soigner. Elle mourut en 1854. Il se remaria : « *je le devais *», souligne-t-il dans ses Mémoires.
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Cette seconde femme mourut subitement huit ans plus tard en 1862. Berlioz avait donc 59 ans. Son fils était capitaine de vaisseau, toujours loin. La solitude pesait au grand artiste toujours très contesté, dans son pays surtout. Et nous retrouvons le côté enfantin dans les démarches qu'il fit âgé de 61 ans pour retrouver la vieille dame qu'était la jeune fille de cinq ans plus âgée que lui, son premier amour.
Il va revoir la maison où il la rencontrait ; on lui permet de la visiter, et il s'enfuit en éclatant en sanglots. Finalement il retrouve cette dame à Lyon. Elle était restée veuve de bonne heure avec de jeunes enfants à élever, et allait marier un fils. Elle eut par la suite avec Berlioz une correspondance parfaitement digne dont notre artiste donne des extraits dans ses Mémoires. L'une des lettres contient ces mots : « *Ne voyez pas, Monsieur, dans ce que je viens de dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour moi ; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur ; pour moi il n'en n'est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien qu'à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir. J'apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à avoir. *»
Et dans une autre lettre : « *Croyez que je ne suis pas sans pitié pour les enfants qui ne sont pas raisonnables. J'ai toujours trouvé que pour leur rendre le calme et la raison, le mieux était de les distraire, de leur donner des images, je prends la liberté de vous en envoyer une qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les illusions du passé. *»
Elle envoyait ainsi au vieil homme son portrait de vieille dame.
Et Berlioz presqu'à la fin de ses Mémoires nous découvre sa personnalité :
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« *Laquelle des deux puissances peut élever l'homme aux plus sublimes hauteurs, l'amour ou la musique C'est un grand problème. Pourtant il me semble qu'on devrait dire ceci : l'amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l'amour... Pourquoi séparer l'un de l'autre ? Ce sont les deux ailes de l'âme. *»
Dieu est amour, mais tout amour n'est pas Dieu, et tous les amours légitimes ne se soutiennent que par l'amour de Dieu « en qui nous vivons, nous nous mouvons, et en qui nous sommes ».
Au fond de lui-même Berlioz, sans en avoir bien conscience, mettait la musique, c'est-à-dire un des instruments de la louange divine, au-dessus des amours secondaires, et toute sa vie en était un exemple. Il approchait du but de très peu. Mais ce peu est tout : c'était la foi de son enfance qu'il avait perdue.
Cette dame s'appelait Estelle. Berlioz finit ses Mémoires par ces mots : « *Stella ! Stella ! je pourrai mourir maintenant sans amertume et sans colère *» (le 1^er^ janvier 1865). Il suffisait ainsi que cet amour fut complètement épuré par l'âge pour, au lieu de trouble, lui donner la paix. Le pauvre artiste solitaire n'avait pas fini de souffrir. Non seulement il était gravement malade mais en 1867 il apprit que son fils était mort de la fièvre jaune à La Havane. Il ne vivait que du fruit des concerts qu'il était appelé à diriger à l'étranger, ce qui lui était devenu pénible à cause de son état de santé. En décembre 1866 il est en Autriche. En février 1867 à Cologne. En juillet 1867, à la suite de la mort de son fils, il brûle à la Bibliothèque du conservatoire, dont il était conservateur adjoint, toutes les lettres qu'il avait reçues durant sa vie, les photographies, les articles le concernant. En novembre, bien que torturé par la « névrose intestinale », il part pour la Russie. Il rentre à Paris en février 1868. Il a deux congestions cérébrales et meurt le 8 mars 1869.
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Sauf en des cas exceptionnels, les dernières rencontres des âmes avec Dieu sur cette terre restent mystérieuses. Mais Dieu surabonde en miséricorde et « avec lui, copieuse est la rédemption ». Il faut prier pour tous ces artistes qui ont sacrifié le plaisir et une vie facile, qui ont su mépriser l'argent pour pouvoir nous confier le don qu'ils tenaient de Dieu.
Et Dieu est particulièrement indulgent pour ceux qui gardèrent une âme d'enfant, car il l'a dit.
Henri Charlier.
Berlioz a publié en 1843 un *Traité d'instrumentation *; en 1844, sous le titre de *Voyage musical en Allemagne,* le récit des tournées qu'il fit en ce pays pour y diriger ses œuvres. L'amitié de Liszt, qui datait de l'audition de la Symphonie fantastique, lui ouvrait bien des portes. En 1852 Berlioz publie *Les Soirées de l'Orchestre.* En 1859 les *Grotesques de* la *Musique,* recueil d'anecdotes sur la musique et les musiciens, de certains de ses articles *du Journal des Débats* et de récits de ses voyages. En 1362, un nouveau recueil du même genre : *A travers Chants.* Ses *Mémoires* ne furent publiés qu'après sa mort en 1870, et réédités en 1878 et 1881. Les voici publiés à nouveau. Ses articles sur Beethoven ont été réunis en volume par J. G. Prod'homme et publiés par Correa en 1941.
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### Le cinéma comme il est
*Visions cinématographiques\
sur le couple*
par Hugues Kéraly
QUAND UN CERTAIN CINÉMA dit « moderne » et « positif » aura tout détruit, ainsi qu'il est en train de le faire, nous y gagnerons au moins un motif de nous réjouir : il ne pourra plus parler de rien. Ne charriant désormais que des cadavres, une fausse société et de faux problèmes, de pseudo conflits et de grotesques utopies, toute vie se retirera nécessairement de lui, tout intérêt lui sera très légitimement refusé.
Tel est, selon nous, l'avenir que se prépare la presque totalité du cinéma contemporain. Pour le présent, contentons-nous d'allonger la liste des impiétés et des sottises accumulées à l'écran par ces morts en sursis qu'on appelle les cinéastes d'avant-garde, sans doute parce qu'ils devront tomber les premiers.
Après la société, après la religion, après l'amour, après tant d'autres choses qu'ils ont déjà usées, ternies, diffamées, et dont ils n'ont même plus le souvenir, c'est à *la famille* qu'ils en veulent aujourd'hui tout particulièrement, à la vie conjugale par conséquent. Voici comment est traité ce nouveau « problème » dans deux films aux signatures prestigieuses, présentés à Paris dans le courant de ces derniers mois.
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##### « UNE FEMME DOUCE » de Robert Bresson
Quand Bernanos inspirait Bresson, on savait à quoi s'en tenir. Ce n'était pas là, certes, un bien gai mariage ; mais il y avait de la grandeur dans cette conjugaison, une des plus heureuses et des plus honnêtes qui ait jamais uni le roman au genre cinématographique : le film servait et pénétrait le livre au lieu de le trahir ; l'écrivain élevait le talent du cinéaste : à la hauteur de son génie personnel.
Aujourd'hui, Bresson semble vouloir élargir ses références habituelles en portant à l'écran une nouvelle de Dostoïevski (« La Douce »). Mais le pari était peut-être trop fort, et le miracle, cette fois-ci, ne se reproduit pas : dans ce film sinistrement glacial, sans issue, Dostoïevski est complètement oublié ; et Bresson lui-même en ressort durci, comme caricaturé par son propre excès, par cette lugubre manie de vouloir à tout prix être triste.
Depuis son grand chef-d'œuvre, « *Le Journal d'un Curé de Campagne *» (1950), on sait qui est Bresson, quel est l'art de Bresson, la philosophie de Bresson : jansénisme, purisme et déterminisme, telle est la marque unique que ses autres succès ne feront que confirmer (« *Un condamné à mort s'est échappé *» en 1956, « *Le Procès de Jeanne d'Arc *» en 1961 et « *Mouchette *» en 1967). On connaît aussi sa vieille habitude, assez révélatrice d'un tempérament exclusif, qui consiste à se refuser la collaboration des véritables acteurs, car il déteste la comédie, l'intonation théâtrale, et toute recherche dans le jeu de scène. L'intonation bressonienne, qui consiste à supprimer le ton, appelle avec une sorte de nécessité la platitude : du débutant, voire l'ignorance et la malléabilité du non professionnel, caractéristique de tous ses personnages.
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Un film de Bresson, c'est un peu comme une salle d'opération, où les êtres et les choses se transforment momentanément en autant d'instruments au service du chirurgien tout-puissant. Bresson est même plus totalitaire encore que la médecine, puisqu'il nie l'acteur au profit de son art ; il l'écrase ; il lui imprime comme à un automate la froideur de son génie désespéré.
C'est que le cinéaste janséniste Robert Bresson, qui ne se refuse décidément aucune audace, ne veut pas qu'on l'aide ; il ignore les gens, leurs goûts et leurs modes frivoles ; ce solitaire du cinéma croit à la solitude fondamentale de l'homme. Son esthétique est celle du dépouillement systématique d'un écrasement impitoyable et irréversible au bout duquel chaque homme se trouve acculé aux deux extrêmes du sacrifice ou de la désespérance. Cette aridité inhumaine, ce purisme excessif (qui est au fond toute la philosophie de Bresson), explique que ses œuvres, selon qu'elles peignent l'un ou l'autre de ces deux aboutissements, s'inspirent soit de l'héroïsme le plus poignant (*Jeanne d'Arc*)*,* soit du sordide tableau (*Mouchette*)*.*
« *Une femme douce *» (1969), voilà peut-être le plus désespérant des films de la série noire Bresson. Il nous conte le long monologue d'un homme prostré devant la dépouille mortelle d'une toute jeune et belle femme, sa femme, qui vient de se suicider par absence d'amour, ou par désillusion (à supposer d'ailleurs qu'elle en fût capable). L'homme revoit sa vie conjugale dans une sorte de rétrospective hachée et hoquetante où le suicide de cette femme est à la fois l'introduction, la conclusion, et l'obsession permanente.
Sur le plan technique, comme d'habitude, la réussite de Bresson est incontestable ; mais aussi, comme d'habitude, il y a beaucoup plus dans son film qu'une simple prouesse technique. Si, du début à la fin, il nous refuse tout « suspense », ce n'est pas simplement par respect pour ce style un peu méprisant qui lui est habituel ; c'est pour nous faire sentir qu'*il n'y a pas d'autre issue possible à son histoire que la mort.*
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Ce va-et-vient entre les souvenirs évoqués par le mari et le lit où gît le cadavre, cette façon de revenir sans cesse sur le visage ensanglanté, que ce soit pour enchaîner un souvenir de dispute, de séparation, ou au contraire de réconciliation et d'apaisement... Cette insistance à tout conclure sur la mort, comme si la joie ou la peine des deux époux (toujours évoquées par le mari) n'avaient pas plus d'importance l'une que l'autre au regard du dénouement final... On le sent bien, ce que ce film refuse, avec une sorte de douceur fatale : c'est *l'espoir,* tout simplement.
Douceur, oui, écœurante douceur de cette « femme douce », complice de son mal, et qui se débat mollement, comme si quelque mauvais génie l'avait averti par avance de la totale inutilité de ses efforts. Accablante douceur de la résignation au pire, terrible acceptation de la désespérance.
Dureté aussi, dureté absurde de ce mari qui semble cultiver l'échec, la rancœur et la désillusion bien plus que l'espoir de la reconquête.
Invraisemblable ménage de fous masochistes et satisfaits de l'être !... Dire qu'il est des critiques pour s'extasier devant la vérité et l'actualité d'un pareil récit...
L'histoire qui nous est contée n'a d'ailleurs ici aucune espèce d'importance ; elle est banale. Des mariages aussi ratés que celui qui rapproche la jeune héroïne pauvre du film de cet individu ambitieux et dur provoquent tous les jours dans notre société des drames semblables. Il n'est pas forcément mauvais que les réalisateurs s'en inspirent pour certains de leurs films, puisque le problème existe. Mais que ce soit pour les comprendre ; que ce soit pour les prévenir ; et non pour les encourager d'une aussi insidieuse manière. Car s'il est un ton inacceptable dans ce genre de réalisations, c'est bien celui du déterminisme et de la fatalité. Surtout lorsqu'on prétend dépeindre la vie... Comment peut-on être aussi sûr de la défaite ?
L'amour doit toujours pouvoir vaincre, ou en son absence la foi, ferment d'espérance, soutien véritable de notre volonté.
Dans le film de Robert Bresson, dès la première image, les des sont pipés, le choix terrible est fait.
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##### « LA HONTE » d'Ingmar Bergman
Le dernier film de Bergman a également pour sujet le destin d'un couple ; mais il est peut-être plus cynique, plus dur encore que celui de Bresson, qui garde malgré tout une option classique. On ne nous montre plus seulement une femme qui se tue devant l'incompréhension de son mari, mais un homme et une femme qui -- au plus fort d'une guerre -- se ravalent *l'un par l'autre* au rang de la bête, dans une sorte de suicide conjugal parfaitement abject et inintelligible. Et le moins atroce n'est pas qu'ils surnagent encore misérablement à la fin du film, dans une sorte de vie prolongée et, hélas, consciente de l'horreur qu'elle représente ; d'où le titre de cette histoire...
Nous sommes en 1971, Bergman nous l'indique dès le générique, comme pour écarter par cette simple remarque le caractère consolant qu'aurait pu revêtir pour nous la forme futuriste de son film : c'est d'un avenir imminent qu'il s'agit, et c'est donc bien au présent que Bergman se réfère dans son film ; un présent dont il ne veut saisir qu'une chose, c'est qu'il est lourd de menaces pour l'humanité.
L'homme et la femme sont deux artistes en chômage, ex-violonistes d'un orchestre dissous ; deux déclassés vivotant des produits d'une petite ferme sur une île dont le nom n'est pas précisé (on devine des paysages de côte suédoise). Sur la côte, avec une brutalité sauvage et comme extérieure à toute volonté humaine, éclate un conflit entre « libérateurs » et « gouvernementaux ». Le couple compte sur sa situation géographique privilégiée, et sur sa neutralité totale vis-à-vis des tenants idéologiques du conflit, pour ne pas être inquiété ; mais il est bien vite entraîné dans la vague de guerre devant laquelle personne, dans ce monde que nous dépeint Bergman, n'a la possibilité de réagir humainement.
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Notons-le au passage : il y a dans cette guerre quelque chose de beaucoup plus violent que la guerre, quelque chose qui fait penser que Bergman se suicide lui-même en réalisant ce film ; quelque chose comme une flambée d'apocalypse, mais où, en plus des corps et des maisons des hommes, leurs âmes aussi seraient détruites... Ce n'est pas la guerre qui nous est contée ici, mais le début d'un processus au bout duquel il ne resterait rien hormis la conscience qu'il ne reste rien ; hormis quelques épaves humaines qui jouiraient à la fois du souvenir de l'humanité vivante, et de la conscience angoissante d'un présent où il n'y aurait plus aucune raison de survivre. Non plus des êtres en somme, mais des témoins de l'être devenu impossible par la seule faute des hommes, des consciences oubliées dans le vide laissé par les monstrueuses erreurs humaines, loin de tout support naturel, et donc de tout espoir de revivre un jour les pieds sur terre...
L'image symbolique sur laquelle le film s'achève reste à cet égard puissamment révélatrice : l'homme et la femme se retrouvent dans une barque, sur une mer qui regorge de cadavres humains, et s'y enlisent définitivement. Peut-être que Bergman, sans le vouloir, peint ici l'Enfer...
Mais un Enfer terrestre alors, un Enfer pour 1971 ? Tout le film tient dans cette monstrueuse et quasi-diabolique prophétie, qui fait dire à certains critiques (ce n'est pas trop tôt) que le dernier Bergman est inacceptable. N'est-ce pas Jean de Baroncelli lui-même qui déclarait loyalement dans le *Monde* du 3 mai 1969, avec comme une répulsion dans la voix qui est tout à son honneur :
« *J'espère*, a déclaré Bergman, *que* la Honte *fera ressentir mon épouvante personnelle.* Mais plus encore que l'épouvante, c'est l'atroce pessimisme de l'auteur qu'exprime ce film. La Honte sonne le glas de toute foi en l'homme. Dans l'abîme où Bergman cherche à nous entraîner, quelles que soient les sombres beautés et la force de sa démonstration, nous refusons de le suivre. »
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Et plus atroce encore que ce « glas de toute foi en l'homme », qui garde à nos yeux une dose suffisante d'irréalité, il y a la manière minutieuse et comme scientifique dont Bergman décrit les progrès du processus de déshumanisation chez cet homme et cette femme pris dans la tourmente. Ce couple constitue pour le spectateur une sorte de garant d'authenticité de la déchéance universelle décrite par Bergman ; en réalisant au niveau familial les différentes étapes de la progression du nial, il assure la continuité linéaire de l'œuvre, et il est du même coup le lieu du film où le drame se noue le plus douloureusement pour nous, où il se cristallise sous nos yeux avec le plus de réelle monstruosité.
Car Bergman a choisi pour cette description un moyen extraordinairement bien adapté au but qu'il se proposait : tout son film repose sur la technique sobre et réaliste d'un simple documentaire d'actualité. Les séquences sur la guerre ne diffèrent en rien de celles qui nous sont présentées de temps à autre aux actualités télévisées ; à chacune de ses photographies, à chacun des mots prononcés dans son film, à chacun de ses bruits, Bergman imprime une sécheresse et une nudité qui écartent définitivement toute idée lyrique, toute intention sentimentale. Cette tonalité grise, un peu brouillée à l'occasion, ces images sans aucune recherche esthétique, sans relief, interminablement silencieuses ou bien brutales et précipitées par l'action, cette absence totale d'ornements et de poésie, ce « réalisme » sans pitié pour le spectateur, tout cela est voulu par Bergman, calculé pour bien nous montrer qu'il ne construit pas un roman, mais qu'il dresse un constat en portant à l'écran une réalité *vécue* par ses deux personnages, qu'il *menace* en quelque sorte notre avenir proche, en dévoilant ce qu'il y pressent de terrible.
Par l'atroce déchéance de cet homme et de cette femme que les bombardements, les arrestations, les interrogatoires et les vexations de toute sorte vont pousser aux extrêmes degrés de la bassesse et du crime, Bergman veut nous montrer que rien ni personne n'est désormais à l'abri du cauchemar universel annoncé par son film.
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Ce couple heureux, uni en tout cas, il va se déchirer bestialement ; cet artiste peureux et réservé, qui n'oserait pas tordre le coup à un poulet, il va tuer deux guerriers sans raison, et dans des conditions particulièrement ignobles ; cette femme énergique et fière, elle va se prostituer à un vieil homme sous les yeux de son mari, qui lui volera le prix de cet abandon ; ce couple absolument minable de la fin du film, où l'homme abandonne sa femme (en pleine guerre !), où la femme écœurée méprise son mari mais s'y accroche, pour le rejoindre enfin dans sa fuite irraisonnée, sauvage, honteuse en un mot...
Car la honte est bien le seul aboutissement logique de ce film où tous les autres sentiments sont progressivement rendus impossibles, impitoyablement écrasés par les événements... Mais une honte aussi définitive, sans aucune échappatoire possible, sans absolument *aucun autre but qu'elle-même,* est-ce encore un sentiment humain ? est-ce encore de la honte ?
Bergman, en fin de compte, ne devrait pas nous faire peur ; il ne devrait même pas nous faire aussi mal. Surtout après ce film où nous ne reconnaissons aucun homme vivant et agissant en homme, mais les plus inhumains de ses fantasmes personnels. Et si par extraordinaire ceux-ci venaient un jour à envahir notre monde, les hommes sauraient bien se débarrasser de cette pourriture ambulante, et préserver de l'avilissement leurs familles, leurs maisons, et leurs villes.
Il y a des asiles, il y a des tribunaux pour cela.
\*\*\*
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Bresson, Bergman, et tant d'autres, vous pouvez bien continuer vos grimaces, enlaidir un peu plus vos décors de marionnettes, obscurcir, raidir et déformer encore la vie factice de ces pantins que vous nous brandissez.
Quand tous vos « trucs » seront criants d'artifice, quand chacune de vos « ficelles » sera bien visible pour tout le monde, alors personne ne vous prendra plus au sérieux. Vous aurez simplement votre place dans la prochaine anthologie du cinéma, au chapitre des comiques, dans un petit alinéa que l'on intitulera peut-être : « *Ceux qui ont rénové l'humour noir *»
Hugues Kéraly.
NOTULES
« *Le miracle de l'amour *» (1969) est la version, suédoise, lourde et assommante dans tous les sens du terme, d' « *Helga et Michael *». Endormi dès le générique, nous ignorons encore aujourd'hui quel est le responsable nominal de cette maladroite répétition d'un film déjà fort ennuyeux par lui-même. Un gros effort d'attention nous a permis d'entrevoir trois savants docteurs (suédois) discutant d'éducation sexuelle, puis des problèmes de la vie conjugale après 1 an, 10 ans, 20 ans, 30 ans et 40 ans de mariage ; à l'appui des thèses (naturistes) défendues par cette docte assemblée, quelques petites scènes filmées, pour ceux qui n'auraient pas compris... Freud lui-même eût crié à la caricature.
A éviter absolument : film aussi dangereux pour la santé de l'esprit que pour le maintien éveillé du corps.
« *Erotissimo *» (1969), de Gérard Pires. Encore un film sur les problèmes de la vie conjugale, qui constituent décidément une des clés de la réussite cinématographique actuelle ; mais cette fois-ci les amateurs d'Helga etc. seront bien déçus : on assiste à une parfaite mise en boîte des modes érotiques, des publicités érotiques, des tabous freudiens et des obsessions sexuelles. Face à l'envahissement érotomaniaque, Pires oppose le rire sain de celui qui sait voir (et faire voir) tout le ridicule de cette « civilisation phallique » grandissante pour laquelle il a si peu de considération.
Avec son excellente distribution (Jean Yanne et Annie Girardot), ce film, strictement réservé aux adultes, est tout à fait capable de les distraire et peut-être aussi d'en démystifier certains.
H. K.
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### La Civilisation face à la Révolution
par Paul Auphan
AVEC LES MOYENS MODERNES d'information et à ne retenir des événements que ceux qui concernent la vie publique des peuples ou des États, chacun de nous est assailli continuellement de nouvelles du monde entier devant lesquelles on peut avoir deux attitudes :
-- ou considérer ces événements comme les résultats du hasard, sans lien entre eux, et ne s'en soucier que dans la mesure assez égoïste où ils nous toucheraient personnellement ;
-- ou les placer dans une perspective historique, politique et stratégique globale qui les éclaire et les explique pour tirer de l'explication une ligne de conduite.
C'est ce que je vais essayer de faire ici ([^20]).
Pour tenter de deviner où nous conduisent ces courants d'actualité qui sur tous les plans -- économique, culturel, international, religieux, moral -- ont l'air de converger vers des lendemains qui risquent de ne pas chanter, il faut remonter aux origines.
Pour tout chrétien, l'Incarnation a marqué une rupture dans le cours de l'histoire. Au lieu de conquêtes sanglantes, le Christ n'a été qu'un conquérant d'âmes. La seule consigne qu'il ait laissée à ses disciples, après avoir spiritualisé la loi naturelle du Décalogue, a été de répandre l'Évangile jusqu'aux extrémités de la terre.
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Les disciples ont commencé par ce qui était le plus à leur portée : le cœur méditerranéen de l'empire romain.
L'agression de l'Islam en Méditerranée ayant réduit la chrétienté à sa partie européenne, c'est à l'Occident surtout que la mission est échue.
L'homme n'étant pas un pur esprit, cette mission ne pouvait s'accomplir sans une expansion physique outre mer. Or, dans cette expansion, le christianisme ne s'est pas présenté seulement en tant que religion. Il a apporté dans son sillage, comme un surcroît, un mode de vie en société fondé sur des structures alors nouvelles : le travail six jours par semaine, la famille monogame indissoluble, le respect de la femme égale à l'homme en dignité et mêlée à sa vie sociale, la notion de patrie transcendant celle de caste ou de tribu, le souci des autres et du bien commun, l'esprit de mortification et d'épargne fournissant la possibilité de financer soi-même son effort... etc.
L'ensemble harmonieux de ces valeurs, d'ordre universel au-dessus de la diversité des langues, des races et des cultures, caractérise la civilisation chrétienne, tellement enviée et copiée aujourd'hui jusque dans son complet veston, même par ceux qui ne sont pas chrétiens, qu'il faut bien l'appeler la Civilisation tout court.
Nous sommes trop habitués à ne considérer l'histoire qu'à travers les guerres européennes. Au fond, celles-ci n'ont été qu'un phénomène de gestation intérieur à la civilisation, un creuset où se sont fondues ses diverses composantes. Vue dans la perspective du mot d'ordre de l'Évangile que je vous ai rappelé, la véritable histoire, débouchant sur l'actualité, est celle des relations entre le noyau primitif de la Civilisation -- disons, pour faire court, l'Occident -- et le reste du monde.
D'où les trois parties de cet exposé :
1°) propagation outre mer de ce que l'Europe portait en elle, le mauvais comme le bon : c'est la *colonisation* ;
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2°) retrait de l'Occident sous la poussée des idées que lui-même avait engendrées et semées : c'est la *décolonisation* ;
3°) affrontement partout dans le monde de la Civilisation et de la Révolution : c'est la *situation politico*-*stratégique actuelle.*
#### La colonisation
Il est de mode aujourd'hui, où l'on renie tant de choses, de vilipender la colonisation comme si nos ancêtres avaient commis un péché tandis que nous, évidemment, serions les premiers depuis le début de l'ère chrétienne à avoir charitablement compris le problème.
Cette opinion tient autant de l'orgueil que de l'ignorance. Il est essentiel de la combattre car, en attaquant la colonisation, c'est en réalité la civilisation tout entière qu'on voudrait discréditer, déshonorer.
Si nos ancêtres s'étaient bornés à dire leurs patenôtres au coin du feu sans en bouger, il n'y aurait eu ni évangélisation, ni civilisation. Que la colonisation ait comporté des bavures, ce n'est pas douteux et j'en parlerai. Mais fallait-il, comme les cathares, s'interdire toute action pour ne pas risquer de pécher ?
La colonisation a été un fait historique bon ou mauvais suivant ce qu'a été le colonisateur, fait qu'il faut se garder de confondre avec le colonialisme qui est un état d'esprit profiteur et dominateur. Ce fait n'a pas formé un tout qu'on puisse juger en bloc. Coloniser, c'est, d'une certaine manière, enseigner, éduquer. Il y a eu autant de systèmes d'éducation que de parents, c'est-à-dire que de puissances coloniales.
Pour ne pas compliquer, bornons-nous à faire la distinction entre colonisation catholique et colonisation protestante comme entre colonisation antérieure à la Révolution française et colonisation postérieure, marqué des idées que celle-ci avait enfantées.
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La *colonisation catholique* a débuté au XVI^e^ siècle quand les Portugais, poursuivant leurs agresseurs musulmans, ont entrepris de faire le tour de l'Afrique le long de l'Angola et du Mozambique pour aller les contre-attaquer à domicile, en mer Rouge et dans l'Océan indien.
De même l'Espagne, ayant refoulé l'Islam en Afrique, a détourné vers l'Amérique qu'elle venait de découvrir le flot des militaires qui, jusque là et pendant des siècles, s'étaient consacrés à la reconquête de la péninsule ibérique.
Ces circonstances, proches de la croisade, ont donné aux empires coloniaux portugais et espagnol un caractère où le temporel et le spirituel étaient souvent un peu trop lourdement mêlés. Sans doute cette confusion déchaîne aujourd'hui une critique d'autant plus malveillante qu'on sait que Franco et Salazar ne sont que des « fascistes ». Mais, à tout prendre, n'était-elle pas préférable au laïcisme qui a voulu plus tard, après la Révolution, ignorer l'aspect spirituel de la colonisation ?
Le Portugal était un trop petit pays pour son empire. Mais l'Espagne a fait un immense effort culturel et économique en faveur du sien.
Compte tenu des difficultés d'une époque où, par exemple, un vice-roi mettait six on huit mois à obtenir une réponse de la métropole, l'Amérique espagnole a été très correctement mise en valeur. Lima et Mexico ont eu des Universités cent ans avant qu'on parle de quelque chose d'analogue en Amérique du Nord. Comme la publicité moderne, beaucoup de noms de villes rappelaient aux indigènes des vérités révélées ou l'exemple de saints : San Francisco, Santiago, Trinidad, Santa Fè, Los Angeles, Santa Cruz... Restée entièrement catholique, l'Amérique latine était au XVIII^e^ siècle un pays prospère, en plein développement. Si ce développement s'est arrêté, s'il se pose aujourd'hui là-bas des problèmes tragiques, c'est beaucoup parce qu'elle a eu le malheur, comme nous le verrons, d'être décolonisée trop tôt et dans la violence.
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La France, n'ayant eu de Marine qu'après être sortie de ses guerres civiles et religieuses, un siècle après l'Espagne, n'a pu ramasser outre mer que des miettes : quelques îles tropicales aux Antilles ou dans l'Océan Indien et les vastes plaines presque désertes du Canada et du Mississipi. Pour peupler celles-ci, les émigrants ont manqué : au milieu du XVIII^e^ siècle on n'y comptait pas plus de cinquante mille colons français alors que les futurs États-Unis voisins atteignaient déjà 1 600 000 âmes. L'absorption était fatale.
S'il fallait caractériser d'un mot l'ensemble portugais, espagnol et français qui a constitué la colonisation catholique avant la Révolution, on pourrait dire qu'en dépit de ses tares -- je parlerai dans un instant de la traite des noirs -- elle a été efficace au point de vue de la foi, exempte de racisme, proche des indigènes et, compte tenu des mœurs et des possibilités d'alors, assez attentive à leurs besoins.
La *colonisation protestante* (anglo-hollandaise) a été différente. Catholiques ou protestantes, toutes les entreprises coloniales ont été déclenchées, en pratique, plus ou moins par amour du lucre. Mais chez les protestants, ce fut, semble-t-il, le moteur essentiel.
La colonisation pour les Britanniques et les Néerlandais a d'abord été un « business », une affaire commerciale d'échelle nationale. Leurs deux empires ont commencé, sous prétexte d'antipapisme, par le pillage des colonies catholiques antérieures. Ils se sont érigés en s'appuyant sur un réseau bancaire très en avance sur son temps, sur leur puissance navale militaire ou marchande, sur une très forte émigration anglo-saxonne ou nordique. Grâce à quoi ils ont pu peupler les États-Unis, l'Afrique du Sud, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et fournir des cadres à leurs colonies, mais des cadres haut placés, ne cherchant que la rentabilité du système, vivant à l'écart des indigènes et se souciant assez peu de les éduquer ou de les évangéliser.
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La grande affaire, qu'on jette aujourd'hui à la figure des chrétiens (spécialement de la papauté), est celle de l'esclavage et la traite des noirs, comme si nous pouvions, avec nos mentalités d'aujourd'hui, juger les consciences d'alors, y compris même celle du Christ qui, vivant dans une société où l'esclavage florissait, n'a jamais parlé de l'abroger. Fruit indirect de la charité, cette abrogation était en train de s'opérer toute seule au Moyen Age quand les chrétiens s'aperçurent au contact de l'Islam que les musulmans employaient des masses d'esclaves noirs qu'ils allaient capturer en Afrique. Du coup certains se mirent à les imiter et, quand on découvrit l'Amérique, eurent l'idée d'utiliser aussi des noirs sans lesquels tout développement eût été impossible.
Je ne défends pas, j'explique.
La traite des noirs au profit de l'Islam par voie de terre a sans doute porté sur un nombre plus grand d'individus que la traite européenne par voie de mer (plusieurs millions dans chaque cas). Celle-ci a été arrêtée au début du XIX^e^ siècle tandis que l'autre a duré jusqu'à nos jours et dure peut-être encore. Dans les empires catholiques, les noirs importés d'Afrique étaient baptisés et protégés par des règlements très stricts. Il n'y avait aucune protection analogue pour les chrétiens et chrétiennes enlevés en mer par les corsaires musulmans et confinés dans des bagnes. L'Europe de Notre-Dame de la Merci ou de saint Vincent de Paul a surtout pensé à ceux-ci.
Enfin il faut bien voir que si la papauté avait prohibé la traite des noirs, les puissances protestantes n'auraient pas obéi. Or elles assuraient, à elles seules, les deux-tiers du trafic. Condamner l'esclavage dans les empires catholiques à côté d'empires protestants qui l'eussent gardé, c'était les rayer de la carte et du même coup arrêter toute évangélisation.
La *Révolution française* a profondément marqué la colonisation européenne.
En gros, quand la fumée des guerres napoléoniennes se fut dissipée, on s'aperçut que l'Angleterre avait discrètement conquis les Indes pendant qu'on se battait en Europe et que, victorieuse, elle avait constitué avec les dépouilles coloniales arrachées à la France et à l'Espagne un immense empire qui allait bientôt devenir, avec quatre cent millions d'âmes, le premier du monde.
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Il ne restait aux catholiques que des bribes. Plongés dans leurs guerres civiles, l'Espagne et le Portugal n'ont pas cherché à les accroître. La France au contraire, poussée intérieurement par le génie qui l'anime, s'est employée au XIX^e^ siècle à édifier un nouvel ensemble colonial, le plus souvent pour protéger ses nationaux ou défendre des noyaux chrétiens persécutés. Les moyens utilisés furent beaucoup plus souvent pacifiques que guerriers (par exemple « verroteries » ou sacs de sel offerts aux noirs d'Afrique pour les amadouer). Au total, à la veille de la deuxième guerre mondiale, l'empire français comptait soixante millions d'habitants et se classait le second du monde.
Le bienfait majeur apporté aux peuples d'outre mer par l'expansion européenne a été celui de la langue (anglaise, française, espagnole ou portugaise) qui leur a permis de communiquer avec l'univers civilisé et à leurs élites, d'accéder à la culture.
Pour le reste, les empires français et britannique ont été assez dissemblables.
Resté dans la ligne de la colonisation protestante, l'empire britannique s'est caractérisé par son système bancaire et commercial dominateur et par son souci exclusif de rentabilité.
Héritière à la fois de la tradition catholique et de l'humanisme laïc de la Révolution, la colonisation française a été plus généreuse, plus proche des indigènes. Grâce aux missions, la scolarisation et l'évangélisation ont été plus profondes. L'équipement portuaire, routier, ferroviaire, hospitalier que nous avons réalisé forme encore l'essentiel de l'ossature de nos anciennes colonies.
Le mal est venu des idées.
Ayant fait la guerre à la Révolution jacobine, l'Angleterre a été préservée de son virus. L'idéal politique divinisé dans les colonies britanniques a été celui de la démocratie parlementaire libérale que la métropole pratiquait et qu'elle leur a imposé en les émancipant sans se soucier de savoir si elles étaient toutes assez mûres pour cela.
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La France, elle, a répandu le culte de la Révolution, de ses « glorieuses » journées d'émeute, de ses conquêtes politiques ou sociales arrachées par la violence. Oubliant la justification spirituelle de son expansion, elle a donné l'exemple officiel du laïcisme et de l'irréligion, exemple heureusement compensé par celui que maint fonctionnaire, colon ou militaire donnait en privé. Il en est résulté un tissu social où, à l'image de la métropole, la partie évoluée de l'élite était marquée des idées soi disant libératrices de la Révolution.
Tel était le climat quand, il y a un demi-siècle, comme sanction de la première guerre mondiale, le communisme révolutionnaire s'est implanté en Russie soviétique, bénéficiant dès lors des moyens d'action d'un grand État.
Adversaire irréductible de la Civilisation puisqu'il en nie les fondements chrétiens, le communisme a tout de suite compris qu'il fallait non seulement l'attaquer à sa source européenne mais encore l'atteindre dans son expansion outre mer où elle était moins solide.
Dès 1920, avant même que le régime fut stabilisé, Lénine a fondé à Moscou une « Université des Travailleurs de l'Orient », où ont été formés la plupart des agitateurs coloniaux depuis un demi-siècle, Mao Tse Toung et Ho Chi Minh y compris.
Diaboliquement, le communisme qui est par définition international et anti-national a violemment pris parti outre mer pour les nationalismes locaux déjà éveillés par le jacobinisme et soutenu toutes les aspirations à l'indépendance.
Car ce n'est pas l'Évangile, mais le doctrinaire communiste Jacques Arnault qui a écrit : « Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire à se séparer et à se constituer en État national indépendant est un *principe fondamental* (souligné par l'auteur) du marxisme-léninisme ». Il n'y avait pas mieux pour désagréger l'œuvre de l'Occident. Or ce principe n'est pas un absolu comme le professent les démocraties.
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Il est subordonné au bien commun national ou international chrétiennement compris. Les communistes eux-mêmes le subordonnent, sans trop oser le dire, au « bien commun » de la Révolution mondiale (en Tchécoslovaquie par exemple).
Ayant perdu la flamme spirituelle, qui seule lui eût permis de résister, et paralysé par son laisser-aller démocratique, l'Occident s'est très mal défendu.
La décolonisation, dans les conditions où elle s'est faite et que nous allons voir, n'est au fond que le fruit des idées que l'Europe, dévoyée par la Révolution de 89 et par la Révolution communiste, avait elle-même semées.
#### La décolonisation
Entendons-nous bien.
Comme toute éducation, l'œuvre coloniale devait avoir une fin. Je ne critique donc pas le principe de l'émancipation, mais :
-- la précipitation qu'on y a mise sans même prendre le temps d'examiner si les frontières issues des hasards de la colonisation s'accordaient suffisamment avec les limites tribales ;
-- le fait qu'on ait traité tous les cas, même les plus arriérés, de manière identique ;
-- le défaut d'entente entre puissances coloniales, chacune d'elles n'ayant guère pensé qu'à s'épargner de la peine et à fuir ses responsabilités ;
-- l'insouciance enfin avec laquelle on a livré aux tentations internationales, pour parler comme le pape, des Peuples incapables de leur résister.
On peut faire commencer la *première décolonisation,* celle du XIX^e^ siècle, à l'époque de Rousseau et de Voltaire quand les gouvernements catholiques portugais, français et espagnol chassèrent d'Amérique, vers 1770, sous l'influence de la franc-maçonnerie, les trois mille et quelques jésuites qui en constituaient les cadres les plus valeureux.
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Mis en condition par l'enseignement laïc qui leur fut dorénavant donné, manœuvrés par la franc-maçonnerie britannique qui voulait désagréger l'empire espagnol, aveuglés par l'exemple de l'indépendance nord-américaine, les créoles d'Amérique espagnole s'insurgèrent contre une métropole dont le contrôle les empêchait de trop s'enrichir.
La guerre civile dura quinze ans au bout desquels l'Amérique latine, balkanisée en vingt républiques, resta dans les mains des plus riches et, par voie de conséquence, des trusts avec le « putsch » comme moyen presque normal de gouvernement. Une dizaine d'États latino-américains sont en dictature. Des pays comme la Bolivie ont connu cent seize coups d'État militaires depuis leur origine.
Tout cela est le résultat, non de la colonisation comme on voudrait nous le faire croire, mais d'une décolonisation égoïste et désordonnée.
Quoi qu'on prétende et quoi qu'ils prétendent eux-mêmes, les États-Unis d'Amérique ne sont pas le fruit d'une décolonisation puisque les indigènes avaient tous été refoulés ou exterminés : ils sont simplement une bouture européenne de race blanche transplantée dans le Nouveau Monde et ayant coupé ses racines avec la métropole. Il reste que leur exemple a fâcheusement tourné la tête jusqu'à nos jours aux peuples colonisés d'Amérique ou d'Afrique qui se sont imaginés pouvoir en faire autant alors que précisément la grande différence qui les sépare des États-Unis est que leur population est formée pour une part, parfois même pour la grande majorité, d'indigènes encore peu évolués.
Si la première décolonisation (en gros celle de l'Amérique) avait été le fruit de la Révolution française, la *deuxième,* celle de l'Asie et de l'Afrique qui s'achève sous nos yeux, a été le résultat et comme la sanction des deux guerres mondiales, surtout de la seconde, véritable guerre civile internationale, dans laquelle le communisme, s'étant trouvé dans le camp vainqueur, s'est répandu comme une épidémie sur toute la planète.
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C'est par l'*Asie* que le retrait général de l'Occident a commencé.
A cause de ses discordes intestines entre protestants et catholiques, le christianisme en Asie était resté marginal. Les civilisations anciennes qui y subsistaient présentaient, présentent encore, maintes valeurs respectables, mais étaient et sont incapables, faute d'une métaphysique assez solide, de faire contrepoids au communisme.
Le résultat a été l'Asie communisante d'aujourd'hui où seule résiste en terre ferme, à part les Catacombes catholiques chinoises, la petite enclave vietnamienne que nous avons jadis en partie christianisée.
Le trait de génie des communistes chinois et indonésiens a été la conférence internationale (de 1200 participants environ) convoqués en 1956 à Bandoung, en Indonésie.
Bandoung, c'est le premier contact des dirigeants asiatiques venant d'accéder à l'indépendance avec les divers partis révolutionnaires d'une Afrique encore colonisée pour les exciter à en faire autant ; c'est le premier rassemblement organisé dans l'histoire entre peuples de couleur (jaunes, bruns ou noirs) contre les blancs d'Occident ; c'est l'étincelle avec laquelle l'Asie subtile a mis le feu à l'Afrique sauvage.
L'*Afrique* avait été fortement secouée par la guerre, soit que le camp des démocraties ait appelé les populations colonisées à lutter avec lui contre le fascisme, donc en fait pour le communisme, soit que la dissidence gaulliste ait donné aux colonies françaises un dangereux exemple d'insubordination et de guerre civile.
A l'époque de Bandoung, le gouvernement français promulguait deux lois-cadre, l'une relative à l'Union française, l'autre concernant l'Algérie. Étudiées avec les représentants légaux des populations intéressées, ces deux lois eussent constitué des étapes raisonnables vers plus d'indépendance à condition de s'y tenir un certain temps.
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Or, d'une part, celle de l'Algérie ne fut jamais appliquée. Chacun sait en effet comme le régime porté au pouvoir en 1958 pour maintenir l'Algérie dans la souveraineté française a dupé l'opinion, pactisé avec les mouvements révolutionnaires terroristes au lieu de les combattre comme son rôle de tuteur lui en faisait un devoir, et finalement octroyé à ce territoire, sous prétexte d'autodétermination, une indépendance dont il a aussitôt profité pour rallier le camp des adversaires de l'Occident.
De même pour la loi relative à l'Union française. Au moment où elle voyait le jour, la Grande-Bretagne allait chercher en prison un agitateur politique pour en faire le premier président de sa colonie de Gold Coast baptisée république du Ghana : son nom était N'krumah et il devait s'avérer communiste.
Mais le dégagement britannique n'était pas sans arrière-pensée. Il cachait un jeu sordide hérité en droite ligne du matérialisme impérialiste d'autrefois. En accordant l'indépendance au Ghana, les Anglais espéraient en effet séduire et attirer dans le bloc sterling la colonie française voisine du Togo. Dès lors, pour n'être pas dépassé, Paris se trouva obligé de conférer au Togo les attributs apparents de la souveraineté, aussitôt réclamés par d'autres, ce qui mettait la loi-cadre par terre. Le régime arrivé sur ces entrefaites au pouvoir en 1958 flanqua hâtivement l'indépendance à la plupart de nos colonies, même à celles qui ne se sentaient pas prêtes et qui n'en voulaient pas, entraînant par osmose le Congo belge et tout le reste de l'Afrique.
En quelques années une quarantaine de nouveaux États se trouvèrent indépendants c'est-à-dire pourvus d'un président de la République, d'un hymne et d'un drapeau national, de ministres et d'ambassadeurs, sans que, pour autant, leurs problèmes fussent résolus, ce qui allait exiger le retour des blancs et de leur technique sous une autre forme, celle, purement technocrate et peu éducative, de la Coopération.
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Au thermomètre international de l'ONU un chiffre traduit la démission de l'Occident. A l'origine, en 1945, l'institution comprenait cinquante et une puissances membres, dont quarante étaient des fruits plus ou moins anciens de la civilisation chrétienne et avaient presque toutes plus de cent ans de souveraineté, donc d'expérience politique. Aujourd'hui la sagesse chrétienne est balayée. S'accroissant tous les ans de quelque minuscule pays autodéterminé (la Gambie, l'île Maurice, le Lesotho...), l'ONU compte plus de cent trente membres dont beaucoup, ayant accédé tout récemment à l'indépendance, souvent par la violence, votent contre l'Occident et acculent ainsi la Civilisation à la défensive.
Refoulée du Tiers-Monde, pressée à ses frontières, menacée intérieurement par la subversion, la Civilisation est aux prises avec, l'éternelle Révolution. La description de ce face à face va constituer la troisième et dernière partie de mon exposé.
#### La Civilisation face à la Révolution
Dès que l'Occident eut largué ses colonies, les communistes de toute obédience y affluèrent, ravis de l'aubaine. Rappelez-vous : c'était l'époque où le premier ministre chinois Chou En Laï déclarait « excellente » la situation révolutionnaire en Afrique, où les Russes entreprenaient d'armer les États les plus progressistes du Tiers-Monde (Égypte, Syrie, Algérie, Guinée...), où Lumumba se déchaînait au Congo, où le Ghana construisait une base aérienne secrète capable de servir de relais vers Cuba aux avions soviétiques.
Deux raisons ont empêché alors la Révolution de tout emporter.
D'une part, en *Afrique,* la hâte brouillonne que ces messieurs ont mise à s'infiltrer partout et qui a provoqué des réactions, notamment dix-huit coups d'État militaires en sept ans, dont onze rien que dans les pays francophones, ce qui est la marque d'une certaine sagesse héritée du passé colonial français.
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D'autre part, deuxième facteur anti-révolutionnaire le redressement opéré en *Asie* par la guerre de Corée, par le coup d'État anticommuniste qui a renversé Soekarno en Indonésie et surtout par la courageuse intervention américaine au Vietnam qui a fait se terrer beaucoup d'agents communistes outre mer dans l'attente de ce qui allait se passer.
Ayant raté son coup à l'esbroufe, la Révolution s'est rabattue sur un travail de plus longue haleine consistant à coordonner, en liaison avec sa propre politique soviétique ou chinoise, l'action révolutionnaire des innombrables associations communisantes, réseaux terroristes, maquis opérationnels, mouvements de libération, partis plus ou moins clandestins qui pullulent dans le monde...
Ce fut l'œuvre en 1966 de la Conférence Tricontinentale de La Havane, officiellement appelée « conférence de solidarité des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique du Sud », dont l'emblème, très parlant, consistait en un globe terrestre porté par un trépied de mitraillettes.
Le but cherché et atteint par cette espèce de Concile mondial de la Révolution a été de « quadriller » la planète, selon l'expression consacrée, et d'organiser la lutte, pays par pays, secteur par secteur, contre la Civilisation.
C'est ce complot international permanent que l'Occident a en face de lui.
A l'autre bout de la planète, un doctrinaire chinois le déclare ouvertement.
Lin Piao, l'héritier présomptif de Mao, remarque en effet que la révolution cubaine et la révolution chinoise sont les seules qui soient parties des campagnes pour conquérir les villes, ce qui en a fait des révolutions totales, alors que, dans le cas de la révolution française et de la révolution russe, arrêtées selon lui à mi course, ce sont les villes qui ont peu à peu déteint sur les campagnes. S'élevant à l'échelle planétaire, il compare l'Europe et l'Amérique du Nord à des « villes », l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine à des « campagnes » et il appelle ces « campagnes » à la lutte révolutionnaire ouverte contre les « villes ».
Vous le voyez, nous n'avons pas le choix : il faut nous battre.
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La Civilisation que nous incarnons est au contact physique de la Révolution sur deux fronts antipodes que j'appellerai le *front européen* et le *front asiatique.*
En gros, le front européen est celui de l'O.T.A.N. Il part de la mer Arctique, où règne la marine soviétique, côtoie les pays scandinaves que l'inquiétude conduit depuis peu à réarmer, longe la Finlande, récemment mise au pas par les Soviets, coupe l'Allemagne en deux, forme maintenant un saillant en Tchécoslovaquie, couvre une Grèce instable que ses militaires ont empêchée de justesse de glisser dans le communisme, laisse la Turquie perplexe et débouche au Proche-Orient dans le conflit israélo-arabe et les réserves mondiales de pétrole qui alimentent aujourd'hui l'Occident mais que convoite le bloc communiste, dont la production ne couvre plus la consommation.
Le front asiatique, lui, traverse le mince détroit qui sépare l'Alaska américain de la Sibérie soviétique, la Corée, toujours coupée en deux, le Japon, puissant et énigmatique, mais qui ne lâchera jamais le monde jaune, Formose ambitionnant aussi de faire bénéficier de son extraordinaire expansion ses frères de couleur, les deux Vietnam, les maquis en train de se réveiller du Laos, de Thaïlande, de Birmanie, de Malaisie, l'Indonésie aux prises avec une résurgence des réseaux communistes chinois, l'Australie enfin dont le vide relatif peut un jour tenter le monde jaune.
Cela, c'est ce qu'on voit et que tout le monde connaît déjà plus ou moins. Mais le plus dangereux est, comme dans un iceberg, ce qui ne se voit pas ou que plutôt, comme l'autruche, on se refuse à voir, mais que je vais montrer au lecteur qui sera assez patient pour me lire.
*D'une part,* les fondements muraux de la Civilisation sont infiltrés de courants d'idées qui en rongent les structures les plus sacrées comme la religion, la famille ou la patrie.
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Jusqu'à maintenant, quand tout vacillait, il y avait un point fixe, l'Église. Or l'Église -- je ne parle pas de l'Église éternelle du Christ, mais de son appareil humain et de tout ce qui soutenait notre foi dans les épreuves de la vie -- est en train de s'affaisser, de s' « auto-détruire » suivant la propre expression du pape Paul VI. Et la morale qui avait façonné la Civilisation subit à sa suite le même sort tandis que la société, au moins chez nous, a sous les yeux l'exemple, constamment glorifié par la propagande, des moyens subversifs employés par le régime pour accéder au pouvoir il y a vingt-cinq ans et s'y maintenir.
Tant que l'Église, au lieu de laisser les plus remuants de ses clercs pactiser avec la Révolution, n'aura pas retrouvé l'énergie d'y résister, il est vain d'espérer que l'Occident pourra efficacement se défendre contre les forces qui, après l'étape politique de la Révolution (la révolution française), après son étape sociale (le communisme), en préparent une troisième, encore plus redoutable : l'étape culturelle et cérébrale.
*D'autre part, -- *je veux dire en plus de l'affaissement moral du noyau de la Civilisation dont Je viens de parler -- les peuples mal décolonisés d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique, livrés prématurément aux tentations de la vie internationales, sont soumis à l'action révolutionnaire plus ou moins clandestine de réseaux qui tendent à les subvertir et, par ricochet, portent la subversion jusque chez nous.
Voici, continent par continent, quelques données sur la conspiration.
D'abord l'*Amérique* (celle du Sud puis celle du Nord).
Sur le continent américain et en mer des Caraïbes, tout est manipulé de La Havane par l'O.L.A.S. (Organisation de Solidarité des peuples d'Amérique latine).
Au dernier congrès de cette organisation, vingt-sept délégations révolutionnaires se sont rencontrées avec les représentants de nombreux mouvements internationaux, dont vous connaissez certains au moins de nom : Fédération Syndicale Mondiale, Fédération de la Jeunesse Démocratique, Union Internationale des Étudiants, Organisation internationale des Journalistes, Comité tricontinental d'appui au Vietnam... etc.
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Vous voyez le genre : autant de courroies de transmission des diverses nuances du communisme. Exploitant une misère qui est réelle, l'O.L.A S. cherche à créer en Amérique du Sud un climat de guerre civile. Che Guevara, Camilo Torrès (le curé-guérillero), Régis Debray sont les héros de la thèse que, suivant le mot de ce dernier, « la Révolution passe par la lutte armée ».
En fait les maquis représentent très peu de chose. Il n'y en a que des traces. Mais les journaux en parlent, montent en épingle le moindre incident et contribuent ainsi à faire croire au succès de la Révolution. Si les militaires, dernier rempart de l'ordre, réagissent, ils se font aussitôt traiter de « fascistes », non seulement par les agitateurs dont c'est le métier mais par l'intelligentsia libérale de l'Occident, incapable de comprendre qu'un pays au bord de la guerre civile ne peut guère se plier aux rites sacro-saints de la démocratie parlementaire.
L'attitude locale de quelques ecclésiastiques ajoute au trouble. Ils sont relativement peu nombreux, mais la presse internationale, manipulée par un réseau d'intellectuels progressistes qui s'appelle l'I.D.O.C., leur fait de la publicité comme s'ils étaient toute l'Église.
Par exemple, tandis que nulle part dans la presse vous n'avez lu qu'une supplique au pape contre les infiltrations marxistes dans l'Église avait recueilli récemment au Brésil deux millions de signatures, Mgr Helder Camara, archevêque de Recife, ne peut pas dire un mot sans qu'il soit répercuté partout. Qu'il cherche à émouvoir l'opinion sur la misère de son diocèse, rien de plus normal. Mais quel besoin avait-il de venir parler en plein Paris de la violence et d'y faire l'éloge de Camilo Torrès et de Che Guavara quinze jours avant la révolution de mai ?
Dans le Nord du continent, les États-Unis, mis en état de moindre résistance morale par une crise universitaire pire que la nôtre, sont saisis « aux tripes » si je puis dire, par la question noire.
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« Cessez de piller, mettez-vous à tirer », ordonnait Rap Brown en 1968, au plus épais des troubles raciaux qui agitent périodiquement, comme sous la baguette d'un chef d'orchestre invisible, certaines villes des États-Unis. Et Stokeley Carmichael : « Notre ennemi, c'est la société occidentale, blanche et impérialiste ». Or Rap Brown et Carmichael (celui-ci est actuellement en Guinée) furent les présidents successifs des Étudiants noirs non violents. Jugez des autres...
Les adeptes noirs du « Black Power », des « Black Panthers » ou de l'organisation des « Mau-Mau » réclament, comme leurs congénères africains, décolonisation et indépendance (c'est-à-dire sortie de la Fédération) au sein d'un ou deux États plus ou moins marxisés qu'ils domineraient.
Bien sûr, l'éclatement n'est pas pour demain ([^21]). Mais, dans l'immédiat, grâce aux liens noués à La Havane avec les jaunes, tous les noirs d'Amérique ou d'ailleurs, même les plus sages ([^22]) appuient, au moins moralement, la cause d'une paix au Vietnam à n'importe quel prix, même au prix communiste.
Quittons maintenant le continent américain et envolons-nous par la pensée vers l'Afrique, mais par l'ouest, en survolant le Pacifique et l'*Océan Indien,* juste assez pour y contempler au passage le spectacle suivant : les Anglais en train d'évacuer assez lâchement cette partie de la planète, la Russie soviétique commençant à s'y glisser sous prétexte de défendre l'Inde contre la Chine, la Chine elle-même appuyant le Pakistan ([^23]) contre l'Inde et couvrant le Sud-Est asiatique des essaims de sa diaspora. De toute manière, surtout si les Américains évacuent le Vietnam, c'est la Révolution qui s'étend.
Et nous voici maintenant, pour terminer, en *Afrique.*
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Une quarantaine de jeunes États sans expérience politique sont obligés, pour vivre et se développer, d'avoir recours à l'étranger, ce qui est pour les pays développés un devoir, mais ouvre en même temps la porte à toute sorte de pressions. La plupart de ces États hébergent une ambassade soviétique, une quinzaine ont une ambassade de la République Populaire de Chine, avec, dans l'un et l'autre cas, ce que le mot d'ambassade peut camoufler aujourd'hui, surtout en Afrique. Presque partout règne le système du parti unique. Les contestations politiques, entretenues par la rivalité des grandes puissances et des trusts internationaux, ne peuvent donc guère s'exprimer, comme en Amérique du Sud, que par des conspirations ou des putschs militaires, dont j'ai dit précédemment qu'il y en a eu dix-huit en moins de sept ans (la Libye étant le dernier en date au moment où j'écris ces lignes). Ce climat favorise les menées subversives.
Des spécialistes africains du terrorisme sont formés dans des centres appropriés, en Russie, à Cuba et en Chine évidemment, mais aussi en Égypte, en Algérie, dans les deux Congos, en Zambie, en Tanzanie. Il est scandaleux que nous versions des subventions à l'Algérie alors qu'elle abrite les centrales de multiples réseaux qui travaillent à pourrir l'Afrique noire, spécialement les provinces portugaises. Sous prétexte de pétrole nous sommes complices d'une mauvaise action.
La Chine communiste a pris pied moralement et économiquement sur le littoral africain de l'Océan Indien en offrant son concours pour l'édification d'usines et la construction, de dix-huit cents kilomètres de voies ferrées, qui maintiendront dix mille Chinois en Zambie et en Tanzanie pendant au moins dix ans ([^24]).
Dans l'immédiat, l'influence soviétique est la plus envahissante.
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Exploitant sa collusion avec l'Islam méditerranéen, la Russie soviétique utilise l'Islam africain pour soutenir les gouvernements socialisants, plus ou moins anti-chrétiens, du Soudan, du Mali, de la Guinée, du Nigéria (où une escadre soviétique a fait récemment escale), autrefois du Ghana. Elle combat au contraire ceux du Tchad ([^25]) et du Niger, qu'elle trouve trop fidèles à l'Occident, en se servant d'un parti clandestin, le Sawaba, qui, comme par hasard, était représenté à la conférence de La Havane.
La pénétration soviétique en Afrique tropicale a sa pointe avancée en Guinée portugaise, limitrophe du Sénégal. Grand comme sept ou huit départements français, ce territoire est terrorisé par les maquis d'un certain Cabral ([^26]), auquel la Russie soviétique livre en masse les armes les plus modernes alors qu'elle ne refile guère aux autres réseaux africains que les rossignols.
Pourquoi cette différence ?
C'est bien simple. Si Cabral arrivait un jour à l'emporter, la Révolution disposerait, non seulement d'une petite enclave côtière, mais de l'archipel des Iles du Cap Vert qui en dépend, base aéronavale idéale pour couper la route maritime allant d'Europe aux pétroles du Moyen Orient en faisant par le Cap le tour de l'Afrique.
Dans cette région où la Russie n'a aucun intérêt national à sauvegarder, l'impérialisme soviétique ne peut avoir qu'un but idéologique révolutionnaire. De fait le front européen de l'O.T.A.N. est tourné et grignoté sur ses arrières par trois manœuvres enveloppantes :
-- la première, la plus large, aboutissant à travers l'Afrique noire progressiste dans la région de la Guinée portugaise et de Dakar, où des troubles sont soigneusement entretenus ;
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-- la deuxième, plus serrée et que vous connaissez tous, par la Méditerranée, où la marine soviétique, basée sur les ports de la rive islamique d'Alexandrie à Mers el-Kébir, est maintenant installée ;
-- la troisième enfin par les infiltrations d'outre mer au cœur du sanctuaire européen et dont voici, avant de conclure, un simple petit échantillon.
Il existe dans les principaux pays d'Europe qui accueillent, pour l'industrie, la jeunesse du Tiers-Monde des associations d'étudiants telle que l'Union Nationale des Étudiants du Burundi à Bruxelles ou la Fédération des Étudiants d'Afrique noire à Paris. Quoi de plus normal et en apparence de plus innocent ? Mais aussi quoi de plus facile que d'utiliser ces associations, dont beaucoup sont subventionnées, pour établir un pont entre les milieux universitaires ou scolaires d'Europe et les capitales d'outre mer, où les liens avec la conspiration tricontinentale ne manquent pas ?
Je ne parle que pour mémoire des travailleurs algériens si nombreux en France et toujours embrigadés par le F.L.N. qui est maintenant le parti unique d'un État rêvant de la « revanche de Poitiers ».
La vérité est que, sans nous en douter, nous vivons dans un grouillement de petits réseaux révolutionnaires qui s'entraident organiquement et dont on n'aperçoit de loin en loin que des affleurements fugitifs. Par exemple -- un curieux « Comité arabe de soutien aux peuples celtiques » (et les peuples celtiques sont aussi bien les Irlandais ou les Gallois que les Bretons) ; un « Comité Portugal libre » « alimenté en déserteurs portugais par le Croissant Rouge algérien, qui déborde ainsi singulièrement de sa mission légale ; une antenne du « Black Power » installée à Neuilly ; l'organisation terroriste arabe « El Fath » tenant un stand publicitaire à la Sorbonne occupée en mai 1968... etc.
Ayant démasqué l'agression pour que chacun soit à même de la combattre par tous les moyens honnêtes qui sont à sa portée, je voudrais conclure sur une note d'espérance car j'en ai le cœur gonflé.
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Tout royaume divisé contre lui-même périra, dit l'Évangile.
Or, à cet égard et *pour le moment* le parti de la Révolution l'emporte sur le camp de la Civilisation. Pour des raisons beaucoup plus raciales qu'idéologiques, le fossé se creuse entre Moscou et Pékin ([^27]).
Il faudrait un autre article pour exposer le jeu subtil qui met aux prises le régime soviétique, ébranlé à l'intérieur et cherchant à stabiliser sa puissance extérieure à l'apogée où il l'a portée, et l'orgueilleuse Chine ambitionnant, comme au temps de Gengis Khan, de dominer l'Asie grâce à sa masse démographique et à ses laboratoires atomiques ou bactériologiques. On ne peut exclure ni l'hypothèse aux conséquences imprévisibles d'une attaque russe préventive, avant que les Chinois disposent de grandes fusées, ni celle d'une réunion contre l'Occident des deux grandes puissances communistes si la même tendance idéologique l'emporte un jour dans chacune d'elles et liquide le contentieux frontalier.
Entre les deux, les États-Unis d'Amérique, généreux mais lassés de leur rôle de gardiens de la paix et peu soutenus par la vieille Europe, se demandent si, à tout prendre, il ne vaudrait pas mieux faire la part du feu et s'assurer, croient-ils, trente ans de prospérité économique en inondant le continent asiatique de leurs produits au lieu d'en faire le blocus...
Dans l'incertitude de l'avenir, il faut, comme dans la brume, se cramponner à quelques règles simples.
171:137
J'en propose deux :
1° *-- ne jamais pactiser avec la Révolution.* A cet égard la collusion de trop de clercs avec elle et la politique systématiquement pro-soviétique pratiquée chez nous par le pouvoir m'apparaissent comme des trahisons.
2° -- *purifier la Civilisation* par une sorte de retour individuel et global à ses sources chrétiennes pour que l'Occident, débarrassé des mensonges qui ont pollué jadis son œuvre, puisse, malgré la cassure de la décolonisation, poursuivre charitablement outre-mer la mission civilisatrice qu'il tient de ses origines.
Paul Auphan.
172:137
### Inflation et propriété mobilière
par Louis Salleron
AVEC UNE CONSTANCE digne d'un meilleur sort, nous préconisons, depuis la fin de la guerre, la diffusion de la propriété mobilière ([^28]).
Pourquoi ?
Parce que la *propriété* étant bonne en soi, il est juste de la répartir entre toutes les mains et que, la propriété *mobilière* en étant la forme moderne, et en développement perpétuel, c'est à elle qu'il faut appliquer son attention.
Parce que, si la propriété mobilière n'est, en elle-même, qu'un signe, ce signe, étant la richesse même, permet d'acquérir les *biens réels* qui sont ceux de la propriété personnelle : terre, maison, équipement ménager, objets d'agrément, etc.
Parce que l'*inflation* rongeant la monnaie jusqu'à la détruire, la propriété mobilière (actions) est la seule forme de l'*épargne* qui peut échapper à cette destruction, la courbe du *capital* suivant nécessairement la courbe du *revenu,* celle-ci dépendant elle-même du *progrès technique* qui multiplie indéfiniment les biens.
173:137
Ces vérités sont tellement aveuglantes que la diffusion de la propriété mobilière se poursuit à pas de géants dans les pays économiquement les plus évolués comme les États-Unis et l'Allemagne, quoique l'inflation y sévisse moins qu'ailleurs. Avant la fin du siècle l'infrastructure politique de ces pays en sera intégralement modifiée, la collectivisation privée du capital national y rendant impossible la collectivisation publique, c'est-à-dire le communisme.
En France, nous piétinons.
Pourquoi ?
Parce que tout le monde est opposé à cette diffusion de la propriété mobilière.
Les salariés n'en veulent pas parce qu'ils sont mis en condition par le parti communiste, directement ou par la voie syndicale. Les communistes savent parfaitement que la diffusion de la propriété mobilière ferait obstacle à leurs visées révolutionnaires. Ils s'y opposent donc par tous les moyens.
Les patrons, constatant l'opposition des salariés, ne se sentent pas chauds -- à l'exception des plus intelligents et des plus dynamiques -- pour amorcer une réforme qui se ferait, estiment-ils (sans le dire), à leur détriment.
L'État, qui finance ses équipements collectifs par le canal des caisses d'épargne, ne tient pas à tarir la source et se contente de parler de « participation » sans tenter de la réaliser.
Enfin, pour ajouter à la confusion, mille projets irréalisables ou farfelus sont jetés en pâture à l'opinion publique qui s'en affole. Le plus notable est celui de MM. Loichot, Vallon et Capitant.
Nous ne voulons pas ici revenir sur les meilleurs moyens de réaliser la diffusion de la propriété mobilière. Nous voulons seulement en illustrer la nécessité par le rappel de quelques chiffres.
\*\*\*
174:137
Un statisticien, M. Pierre Laforest, s'est spécialisé depuis de longues années dans l'étude de l'évolution de l'intérêt du capital.
Il a publié, notamment, dans « Études statistiques supplément du « Bulletin mensuel de statistiques », 3\* trimestre 1958, un article sur « l'intérêt réel du capital depuis 1857 », dont nous avons utilisé les résultats dans *Diffuser la* propriété (pp. 42 et 205).
Cette année, dans le n, 3 (juillet-août 1969) d' « Économie et statistique », revue mensuelle de l'I.N.S.E.E. (Institut national de la statistique et des études économiques), il étudie « le pouvoir d'achat des actions, des obligations et de l'or », dans son évolution de 1938 à 1969, de 1949 à 1969 et de 1962 à 1969.
La méthode est simple (dans son principe, car elle est d'un maniement extrêmement délicat). Une somme quelconque -- ramenée à 100 -- est placée à l'origine, soit en actions, soit en obligations, soit en or. A la fin de chaque année, la somme est (censée être) vendue et replacée de manière identique, en y joignant les dividendes ou intérêts servis aux titres. Au bout de quelques années, on voit ce qui en résulte.
Nous avons demandé à M. Laforest de bien vouloir nous faire le même calcul pour un simple capital placé à intérêt composé soit à 3 p. 100, soit à 4 p. 100 (ceci pour avoir une idée de la dégradation des dépôts dans les caisses d'épargne). Nous le remercions d'avoir pu ainsi compléter son étude.
Voici les résultats sur les trois périodes considérées, c'est-à-dire de 1938 à 19-69, de 1949 à 1969 et de 1962 à 1969.
Les trois colonnes A, B, C, représentent :
-- A, le capital total en valeur nominale ;
-- B, le capital total en pouvoir d'achat (valeur réelle) ;
-- C, le taux d'intérêt réel.
175:137

Ces tableaux sont éloquents.
Les valeurs mobilières (actions) ne sont perdantes que sur la période 1962-1969 qui correspond à un marasme boursier persistant.
Dès que la durée s'allonge, elles sont gagnantes.
Or, quand on parle « épargne », on parle « longue durée ». Les comparaisons qu'on peut faire à cet égard *sur 30 ans* (1938-1969) se passent de commentaire. Il ne faut pas oublier pourtant que la période considérée englobe et les pertes immenses en capital de la guerre et la baisse boursière de ces dernières années.
Imaginons donc deux salariés qui, en 1938, auraient placé leur épargne, l'un en fonds de placement (ou S.I.C.A.V.), l'autre à la caisse d'épargne. On voit ce qu'auraient l'un et l'autre aujourd'hui.
Le raisonnement sur trente ans (et beaucoup moins) reste et restera vrai à partir de n'importe quelle date -- sauf naturellement le communisme, la bombe atomique ou la fin du monde. Mais dans ces hypothèses, la caisse d'épargne ne vaudra pas mieux.
Louis Salleron.
176:137
### Pages de journal
par Alexis Curvers
#### Sur la psychanalyse.
**1. **-- « Quand je considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a commandé de marcher, et l'incroyable difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin si glissant, une volonté si volage et si précipitée que la mienne ; quand je jette les yeux sur la profondeur immense du cœur humain, capable de cacher dans ses replis tortueux tant d'inclinations corrompues, dont nous n'aurons nous-mêmes nulles connaissances ; je frémis d'horreur, fidèles, et j'ai juste sujet de craindre qu'il ne se trouve beaucoup de péchés dans les choses qui me paraissent les plus innocentes. »
Bossuet (*Premier sermon pour la fête de l'Exaltation de la sainte Croix,* second point).
**2. **-- « Ce n'est pas que nous ne fassions quelques efforts, et qu'il n'y ait de certains moments dans lesquels, à la faveur d'un léger dégoût, il nous semble que nous allons rompre avec les plaisirs. Mais, disons ici la vérité, nous ne rompons pas de bonne foi. Apprenons, messieurs, à nous connaître. Il est de certains dégoûts qui naissent d'attache profonde ; il est de certains dégoûts qui ne vont pas à rejeter les viandes, mais à les demander mieux préparées. »
Le même (*Premier sermon pour le jour de la Purification de la sainte Vierge,* prêché devant le roi ; second point).
177:137
EXCELLENTE CHRONIQUE de Michel Droit dans *le Figaro* du 19 février 69 : *Démobilisation des consciences.*
L'auteur commente deux exemples, parmi beaucoup d'autres, de cette démission morale qu'il appelle aussi *déviation des consciences.*
Premier exemple : l'éclatant succès actuellement remporté par un film obscène, « où l'ennui le dispute d'ailleurs à la primarité ». Que cette « œuvre indigente et scandaleuse » ait pu être « couronnée par l'Office catholique international du cinéma », et que « des spectateurs chrétiens puissent glousser d'aise devant elle » sans que l'événement « ait soulevé aucune protestation de groupements ou d'associations de fidèles », dit Michel Droit, c'est ce que « d'excellents catholiques (lui) ont expliqué avec ferveur, conviction et candeur ».
Second exemple : le succès non moins éclatant d'un spectacle théâtral déjà traité d'*ordure* dans *France-Soir* (bravo, Jean Dutourd !) et « qui nous montre Dieu bafoué, Jésus-Christ ridiculisé et souillé, la Vierge Marie peinturlurée comme une fille publique, tout cela au milieu d'une suite de tableaux où le blasphème et l'obsession sexuelle rivalisent d'ardeur ». Ici non plus, comme protestations, « en dehors des critiques dans la presse et de quelques timides chahuts dans la salle : rien ».
178:137
Et Michel Droit n'a que trop raison de voir là des signes qui justifient le titre de sa chronique, chronique que pour ma part je contresignerais volontiers, à l'exception toutefois de son dernier paragraphe que voici : « Et j'ajoute que cette déviation comme cette démobilisation des consciences sont infiniment plus alarmantes pour l'avenir de la chrétienté, c'est-à-dire également pour celui de notre civilisation, que la disparition du latin à l'office du dimanche. »
Après tant de vérités, quelle somme d'erreurs en ce peu de mots !
Le latin, avec la soutane, était justement le dernier garde-fou, déjà branlant mais encore visible, qui retenait des milliers de prêtres débiles au bord du fossé d'ignominie intellectuelle et morale où nous les voyons aujourd'hui rouler. Et la disparition du latin a été le premier des signes annonciateurs ou, pour mieux dire, accélérateurs de leur chute. Post hoc, ergo propter hoc : il n'y a que les naïfs pour ne pas prendre cet adage au sérieux. Vous protestez bien, cher Michel Droit, mais trop tard. Vous déplorez la conséquence, mais n'en dénoncez pas l'antécédent parmi les causes de ce qui vous scandalise : l'affreuse décadence de la chrétienté, c'est-à-dire en effet de la civilisation. Je dis bien de la civilisation et non de « notre civilisation », car j'attends toujours qu'on nous en montre une autre.
Quant aux derniers fidèles auxquels, non sans raison, vous reprochez de ne plus protester assez fort, ils avaient protesté à temps, mais en vain. Excusez-les pourtant : le sentiment de leur solitude et quelques déconvenues très amères les ont un peu découragés. Ils s'estimeront encore heureux si le curé qui les emmenait naguère au spectacle qui bafouait Pie XII ne les entraîne plus aujourd'hui au spectacle qui bafoue Jésus-Christ ; et si les confrères des prélats qui ont couvert de lauriers l'auteur du film obscène ne l'invitent plus, cette fois, à produire ses talents dans le chœur de Notre-Dame.
179:137
Ne vous souvient-il pas que ces ecclésiastiques les mieux disposés en faveur des sacrilèges et des saloperies dont vous constatez enfin le triomphe à la scène et sur l'écran, furent aussi les plus empressés à bannir le latin de l'office du dimanche ?
\*\*\*
L'infamie spécifique des spectacles et films à la mode résulte de trois composantes : la luxure, le sadisme et le sacrilège.
La luxure à elle seule ne ferait pas grand tapage. Réduit à lui-même, ce péché capital s'avoue comme une faiblesse de la nature humaine, et désire le secret plutôt que le scandale. L'ancien catéchisme enseignait fort bien qu'il risque d'engendrer « l'aveuglement de l'esprit, l'endurcissement du cœur, l'impénitence finale ». Mais de telles conséquences supposent une acceptation délibérée d'un dérèglement qui ne se limite plus au péché de la chair. Auprès du véritable culte dont l'érotisme est devenu l'objet, la gauloiserie de nos pères nous semble inoffensive : il riaient d'un écart de conduite qui ne les dévoyait pas jusqu'au péché de l'esprit.
Le sadisme à lui seul, autrement dit la cruauté, ferait naturellement horreur sans le piment de la luxure. Il n'aurait d'adeptes que dans une humanité ravalée au-dessous des bêtes. Le marquis de Sade est l'auteur, je ne dis pas le plus dégoûtant, mais le plus ennuyeux de la littérature.
180:137
Le sacrilège à lui seul ne séduirait personne, ni parmi les croyants qu'il offense, ni parmi les incroyants qu'il stupéfie par son absurdité, à moins qu'il ne les aide à tromper leur obscur besoin du sacré.
On n'a jamais vu la luxure, le sadisme ni le sacrilège se recommander isolément par leurs propres attraits à la vénération d'une société humaine.
Mais la réunion des trois exerce sur la foule une fascination diabolique.
\*\*\*
Rassurons-nous cependant. La police des spectacles est mieux faite qu'on ne pense. Une loi anglaise (ou peut-être américaine) vient d'interdire aux acteurs de s'exhiber tout nus *pendant les répétitions.*
\*\*\*
Cette jeune fille vient me demander si je peux lui prêter les *Paradis artificiels* de Baudelaire et les textes d'Henri Michaux sur la mescaline et les drogues hallucinogènes -- dont ce poète a expérimenté et chanté les vertus merveilleuses. Devant mon air un peu surpris, elle m'explique que son professeur de français a prescrit ces lectures à toute la classe, en vue d'une « rédaction » sur la drogue, sujet d'actualité (en effet). Elle craint de ne pas trouver ces ouvrages « en livre de poche », sauf peut-être les poèmes de Baudelaire, qu'elle n'a d'ailleurs pas lus. Elle a quinze ans à peine. Bien entendu, elle est élève d'une école catholique et son professeur est une religieuse.
181:137
SI J'ÉTAIS LE GOUVERNEMENT, je cesserais de verser au clergé progressiste actuel tous subsides, émoluments ou subventions auxquels celui-ci trouve encore naturel de prétendre, par un dernier reste d'attachement à des traditions qu'il renie. Ces gens ont pour fonction, rétribuée et matériellement protégée par l'État ([^29]), d'enseigner, à la partie de la population qui le demande, la religion catholique. Or ils en enseignent présentement sous le même nom une autre, ou plusieurs autres, ou aucune, ou le contraire de toute religion. Ils ne font plus le métier pour lequel on les paie. Ce renversement d'un service public essentiel cause un désordre général dont les États les plus laïques ont commencé de ressentir les conséquences délétères dans tous les ordres même temporels, en apparence les plus éloignés de l'ordre des choses invisibles que ces prêtres défaillants avaient la charge d'administrer. Il y a là de leur part une rupture de contrat non déclarée, une véritable escroquerie au préjudice des pouvoirs publics et de l'ensemble des citoyens, qui pour prix de leurs libéralités ne reçoivent plus qu'une contrefaçon pernicieuse de nourriture spirituelle. Il y a fraude manifeste sur la qualité et la nature même de la marchandise.
182:137
C'EST UNE GRANDE CONSOLATION de constater que les charlatans progressistes, s'ils débitent leurs sornettes avec une faconde admirable, ne réussissent jamais à les exprimer en français. On a dit que le langage fut donné à l'homme pour dissimuler sa pensée. Aucun langage ne pouvant suffire à dissimuler la bassesse de la leur, ils ont dû se fabriquer un jargon de circonstance, plus ridicule encore que menteur, dont on ne trouve que de pâles exemples dans la bouche des médecins de Molière, dans celle des scolastiques de la décadence, ou dans la conversation de ces haruspices qui, paraît-il, se pinçaient pour ne pas rire.
DANS SON ESSAI *De la paix perpétuelle,* paru en 1795, Kant écrivait le plus imperturbablement du monde :
« Que les rois ou les peuples ne souffrent pas que la classe des philosophes disparaisse ou soit réduite au silence, mais qu'ils la laissent parler tout haut, c'est ce qui leur est indispensable pour s'éclairer sur leurs propres affaires. Cette classe est d'ailleurs, par sa nature même, incapable de former des rassemblements et des clubs, et par conséquent elle échappe au soupçon d'esprit de propagande. »
Qu'un homme de pensée ait proféré pareilles énormités en 1795, au lendemain de la Terreur jacobine dont le règne sanglant ne s'était fondé que sur la puissance des clubs et de la propagande philosophiques, et qu'il ait annoncé la paix perpétuelle à la veille de la dictature et des hécatombes napoléoniennes, voilà qui serait incroyable si le même phénomène d'aberration ne se reproduisait constamment sous nos yeux.
183:137
Rien ne démontre mieux l'insane aveuglement propre à cette « classe des philosophes » dont Kant faisait lui-même partie, autrement dit des *intellectuels* qui aujourd'hui comme alors prétendent « parler tout haut » pour éclairer les peuples et les rois, sans aucunement apercevoir ni encore moins leur signaler les précipices où ils les poussent.
Et si tels furent les fruits de l'enseignement de Rousseau, de Voltaire et de Kant, qu'attendre d'une époque où la « classe des philosophes » s'honore de recruter ses maîtres parmi les vedettes du cinéma, de la chanson « engagée », de l'exhibitionnisme, de la drogue, de l'émeute et de la religion sans Dieu ?
LES ÉVÉNEMENTS DE Tchécoslovaquie ont été pour la propagande communiste une excellente affaire. Ils ont permis à toute la gauche de se refaire une réputation d'impartialité et de liberté d'esprit en désavouant pendant quelques semaines, du reste avec réticence, et comme une maladresse plutôt qu'un crime, l'intervention de l'impérialisme soviétique à Prague. C'était le seul moyen de tempérer, en l'épousant, l'indignation de l'opinion publique. Grâce à quoi la gauche, forte de son crédit ainsi restauré, peut continuer sans rire, et même avec une assurance accrue, à dénoncer à son de trompe les méfaits de l'impérialisme occidental dans les cinq continents, et à célébrer au moins implicitement les bienfaits de l'impérialisme communiste partout ailleurs qu'en Tchécoslovaquie. Comme si, à part cette petite exception regrettable, les multitudes d'esclaves que ce régime soumet à une terreur sans espoir sur la moitié de la surface du globe n'avaient à se plaindre de rien.
184:137
De fait, je n'ai entendu nulle part un seul mot de simple commisération humaine envers les pauvres gens de Tchécoslovaquie, mais seulement des critiques et des doléances sur l'erreur d'une politique qui, en les opprimant trop ouvertement, risquait de perdre un peu de son prestige. On tremble pour la popularité des bourreaux bien plus qu'on ne pleure sur le malheur des victimes.
C'EST AU MOMENT où l'homme moderne croit dur comme fer à sa propre ascension dans les astres que les curés, avec l'habituel et intelligent esprit d'à-propos qui les caractérise, lui annoncent que Jésus-Christ n'a pu monter au ciel.
AU SORTIR D'UNE MESSE en latin, ce jeune prêtre en soutane, paysan aux joues roses, demande sans malice : « Qu'est-ce que le Saint-Père a voulu dire aux Africains ? Il leur conseille de s'adapter résolument à la civilisation moderne, et en même temps de rester fidèles à leurs traditions ancestrales. Comment y parviendront-ils ? »
Quelqu'un répond d'une petite voix douce : « Ils n'auront qu'à cuire leur grand-mère dans une marmite à pression. »
185:137
On rit. C'est très sérieux.
Paul VI semble congénitalement incapable d'émettre une proposition quelconque sans insinuer dans la phrase suivante, et parfois dans la même, la proposition contraire. Il n'affirme rien sans avertir qu'il n'est pas infaillible et que la question reste ouverte. Il n'énonce de vérité que nuancée d'un *peut-être* qui favorise l'objection. Il met l'objection en valeur beaucoup mieux qu'il ne la réfute en s'en excusant, et réfute ensuite ses propres excuses beaucoup plus qu'il ne les motive. Tous ses discours sont écrits en collaboration par un conservateur timide et un progressiste hésitant, chacun d'eux se cachant derrière l'autre pour le mieux évincer. Et la contradiction de ce qu'il dit et de ce qu'il fait est encore plus inextricable. Il déplore en paroles maints malheurs qu'il aggrave par ses actes, quand ce n'est pas déjà par ces mêmes discours qu'il mouille de tant de larmes. Aucune des factions qui se disputent son patronage ne sait si elle a plus à regretter ou plus à se féliciter de trouver en lui tour à tour un adversaire qui l'encourage et un allié qui la déserte.
Il serait vain d'expliquer une telle dualité de caractère par quelque dessein machiavélique. Elle est trop parfaite pour être voulue, et trop impartiale pour ne pas décevoir tous les partis, sauf un seul : celui-là précisément à qui profite la confusion du *oui* et du *non,* parce qu'il a déclaré la guerre à la nature des choses.
Jean XXIII avait finement surnommé le cardinal Montini : *il cardinale amletico*. C'était trop peu dire. Plus que shakespearien, le pape Montini est hégélien. Il a pour devise : *être* ET *ne pas être.*
186:137
« ...TANT LES HOMMES VONT TOUJOURS AFFAIBLISSANT LA VÉRITÉ. » Bossuet (*Discours sur l'histoire universelle*, II, XVII.) -- J'ai longtemps cru que la vraie foi, comme le Christ, se relèverait toujours aussi vivante et aussi belle du tombeau où périodiquement la rejettent ceux qui l'ont crucifiée.
Eh bien, non. La foi qui renaîtra demain de sa ruine actuelle ne sera plus celle que nous voyons se dissoudre sous nos yeux. La foi après Renan et le modernisme, la foi après l'Encyclopédie et la Révolution n'ont plus été la même qu'auparavant. La foi restaurée après la prétendue Réforme n'a plus été la même qu'au Moyen Age. La foi qui a survécu aux poisons de l'arianisme n'a plus été la même que celle des origines. La foi n'a plus jamais été ce qu'elle fut dans sa nouveauté, à l'âge héroïque et adolescent où elle soulevait de terre des générations entières d'apôtres, de saints, de martyrs et d'anachorètes. Si elle s'est ensuite rétablie après chacune de ses défaites, ce fut chaque fois plus débile et plus froide. Jésus s'est demandé s'il la trouverait encore en vie lorsqu'il reviendra en ce monde.
Il y eut une certaine grandeur chrétienne, une certaine ferveur, une certaine candeur, une certaine incandescence, un certain sublime, un certain absolu chrétien, ce pourquoi Bossuet préférait les Pères de l'Église aux docteurs scolastiques, une certaine intransigeance, une certaine fougue, une certaine intégrité chrétienne qui se sont éteintes pour toujours avec le génie de ces premiers Pères.
Il est extraordinaire que l'Église, en tant que dépositaire de la Parole divine, n'a jamais pâti, si peu que ce soit, des coups que lui ont portés ses ennemis du dehors, mais qu'elle a souffert uniquement et énormément des blessures inguérissables que lui a causées la perfidie ou la lâcheté de ses propres enfants, plus souvent même de ses pasteurs.
187:137
Elle s'était constituée, accrue et sanctifiée en dépit de l'hostilité juive et des persécutions païennes, mais a failli succomber à l'arianisme qui s'était fomenté dans son sein et s'y réveille de siècle en siècle sous d'autres noms avec une virulence nouvelle. Le chrétien Constance a sévi contre l'Église beaucoup plus efficacement que Julien l'Apostat, qui d'ailleurs, trompé lui-même par l'arianisme de ses oppresseurs qu'il croyait chrétiens, vengea sur la véritable Église les malheurs personnels qu'il ne devait qu'à la fausse. L'Église a refoulé Attila qui niait tous les dieux, mais n'est point parvenue à éliminer le résidu actif des hérésies barbares qui l'ont contaminée pour abattre avec elle l'Empire devenu chrétien. Elle a résisté à l'Islam, mais s'est coupée en deux par le schisme d'Orient. Elle a tenu tête aux Turcs, mais s'est abîmée dans les guerres intestines de la prétendue Réforme. Quand ils n'eurent plus rien à craindre des réformés, les pays catholiques ont ourdi contre eux-mêmes la Révolution qui les ébranle encore. Tandis que l'anticléricalisme remuait contre elle des machines inutiles, l'Église enfantait Renan et le modernisme, dont la postérité progressiste se révèle maintenant pour elle infiniment plus méchante que les dictatures matérialistes, d'ailleurs alliées au progressisme. Dans la lutte à mort qui se déchaîne contre la foi du Christ, Staline a échoué avec son athéisme sanglant, mais Teilhard de Chardin est en train de réussir avec son eau bénite.
Ou peut-être cela n'a-t-il rien d'extraordinaire. Peu avant sa mort, dans un de ses éclairs de génie, Léopold Il disait à son neveu, le futur roi Albert : « La destruction de la Belgique sera l'œuvre des Belges eux-mêmes. » Il ne savait pas si bien dire. Depuis, deux guerres mondiales et près de dix années d'occupation ennemie ont ravagé la Belgique unie et préparé sa perte.
188:137
En vain. Mais l'entreprise de démolition que Von Bissing ni Hitler n'ont pu mener à bien par la force, les Belges s'occupent aujourd'hui à l'exécuter avec plus de succès par la politique. Et de même, si leur université catholique de Louvain, illustre foyer de leur unité nationale et religieuse, n'est plus désormais ni université, ni de Louvain, ni catholique mais plutôt marxiste, c'est grâce aux bons soins des évêques qui exercent sur elle ce qu'on appelle encore le « pouvoir organisateur », mais qui mériterait mieux le nom d'impuissance désorganisatrice.
Ce n'est là qu'un exemple, mais, s'il prouve quelque chose, c'est que partout les ouvrages de Dieu, et par conséquent l'Église au premier chef, sont les plus exposés à la tentation de se détruire eux-mêmes. Tandis que les œuvres du diable paraissent indestructibles aussitôt qu'amorcées.
Il faut qu'on sème le froment chaque année. Tandis que l'ivraie repousse d'elle-même après qu'on l'a brûlée. Et le froment attire l'ivraie qui se confond avec lui.
De toutes les matières connues, me disait mon ami Théo Henusse, la plus sujette à se corrompre, et à tout corrompre, c'est le sel. Tandis que ce qui une fois a corrompu le sel, et tout ce que le sel dégénéré a une fois corrompu, conserve à jamais sa vertu corruptrice.
Les ennemis de Dieu auraient donc raison : leurs victoires sont irréversibles, bien qu'elles soient provisoires. L'Ennemi pour qui ils les remportent a beau être à son tour vaincu, il ne restitue jamais ce qui lui est tombé sous sa griffe.
De là, de cette lente et sûre exténuation de la Parole divine, vient l'angoisse humaine exprimée par Notre-Seigneur à la veille de sa mort : « Quand je reviendrai, trouverai-je encore un peu de foi sur la terre ? »
189:137
Il est vrai que Notre-Seigneur a promis aussi que les portes de l'enfer ne prévaudraient pas contre son Église. Mais il n'a pas dit qu'elles ne prévaudraient jamais dans l'Église, -- dans une Église qui par le fait même ne serait plus la sienne que de nom.
Détraquer par l'intérieur ce qu'il cherche à détruire, c'est précisément la plus vieille astuce de l'enfer, le truc sans cesse réédité dont il usa dès le paradis terrestre avec une facilité qu'il n'a pas oubliée, mais qu'oublient très vite ceux qui en sont toujours les dupes. Choisir ses instruments dans le camp de ses futures victimes, voilà le grand art du diable. Il excelle à faire sortir le mal de ce qu'on tient pour le bien.
Et pourtant, plus merveilleusement encore et plus mystérieusement, Dieu excelle au contraire à faire sortir le bien du mal. Art divin infiniment plus grand que l'art diabolique, puisque le diable ne tire le mal que d'un faux bien, d'un bien préalablement dénaturé par lui, alors que Dieu tire le bien du vrai mal qui résulte de cette opération du diable.
C'est pourquoi la foi consiste à croire que les revanches de Dieu, toutes précaires qu'elles nous semblent, sont les seules éternelles. Que c'est Dieu qui gagne contre toute apparence et malgré toute menace. Et que le Verbe est Dieu et que son règne n'aura pas de fin.
190:137
#### Apologue
Le marchand d'animaux sauvages parcourait le monde chaque année, explorant partout les forêts, les savanes et les jungles, les déserts, les cavernes et les rochers, la montagne et la plaine, les îles et les continents, les entrailles de la terre, la profondeur des eaux et les hauteurs de l'air. Point de lieu si reculé ni si peu accessible dont il ne ramenât des troupeaux magnifiques de bêtes grandes et petites, quadrupèdes, reptiles, amphibies, oiseaux du ciel, poissons des fleuves et monstres marins, spécimens des faunes les plus rares et les plus rebelles, qu'il vendait bon et cher à des cirques, à des jardins zoologiques, à des laboratoires, à des baraques foraines.
On s'étonna qu'il capturât tant d'animaux sans tuer ni blesser aucun d'eux, n'usant ni de violence ni d'arme ni de piège.
-- Comment vous y prenez-vous ? lui demandait-on.
-- Seulement par la voix, répondait-il.
On le soupçonna de posséder le secret de quelque incantation, comme Orphée qui charmait les fauves par sa lyre, ou comme Hans le joueur de flûte, qui entraînait à sa suite les rats de toute une ville.
-- Vous brûlez, dit-il. Mais je n'ai ni lyre ni flûte ; Et je ne chante pas. Je parle.
-- Que dites-vous donc aux bêtes ?
-- Ne le devinez-vous pas ? Voyons, réfléchissez. Pour décider les plus farouches à entrer de bonne grâce en cage et en servitude éternelle, un seul mot est nécessaire et suffisant. Lequel ?
191:137
On devinait de moins en moins.
-- Ce maître mot, c'est *Liberté.* « Venez à moi, leur dis-je, malheureux esclaves que vous êtes. Esclaves de la faim et de la soif, du froid et du chaud, esclaves de vos instincts et des coutumes qui vous enferment dans les limites d'un habitat, d'une condition, d'un mode de vie trop étroitement réglementés, esclaves de la nature ennemie et de vos guerres fratricides, esclaves en un mot de Dieu qui prétend vous avoir créés tels que vous croyez être ! Je vous apporte la libération. Avec moi, vous ne souffrirez plus, vous n'aurez plus à vous défendre ni à lutter pour votre subsistance, vous verrez du pays, vous échapperez à la routine et à la fatalité qui vous oppriment. Vous serez libres enfin. » Aucune bête ne résiste à de telles promesses. Et toutes, fascinées, viennent se jeter à mes pieds. Je n'ai qu'à leur passer la corde au cou. Le seul ennui est que je n'ai jamais assez de corde. Il me faut refuser du monde.
Pendant ses périodes de vacances, le marchand d'animaux visitait les cirques, les jardins zoologiques, les baraques foraines qui l'honoraient de leur clientèle. Après avoir pris leurs nouvelles commandes pour la saison prochaine, il ne dédaignait pas d'aller saluer les pensionnaires dont ces établissements étaient déjà si bien pourvus par ses soins. Il les trouvait prostrés derrière leurs barreaux, l'œil éteint, ruminant le cauchemar d'une captivité sans espoir, ou trompant au contraire par une agitation fébrile et incessante l'angoisse qui les tourmentait. Tous attendaient encore la délivrance, mais ne l'attendaient plus que de la mort. Et la mort était lente à venir.
-- Eh bien ! leur disait le marchand, êtes-vous contents de moi ? Ai-je bien tenu mes promesses ? N'avez-vous pas le boire et le manger, le gîte et la sécurité, l'agréable et l'utile ? N'avez-vous pas fait de beaux voyages ? N'êtes-vous pas assurés d'une vieillesse douce et tranquille ?
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Quant aux animaux des laboratoires, qu'il revoyait affreusement mutilés ou silencieux sous la torture, abrutis ou enragés par les maladies qu'on inventait pour les leur inoculer, soumis à des expériences tendant à démontrer l'évolution des espèces et le sens de l'histoire par la fabrication d'une série de monstres inconnus de la nature, il leur disait :
-- N'êtes-vous pas bien fiers de contribuer au progrès de la science, et au règne de la liberté qu'elle annonce pour demain ?
Alexis Curvers.
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### La divinité de Jésus-Christ
*Lettre ouverte au P. Cardonnel, o.p.*
par R.-Th. Calmel, o.p.
Mon Père,
Il vous aura donc fallu douze longues colonnes de typographie serrée pour exposer, avec toute sorte de complications, cette proposition hérétique, démarquée du catéchisme hollandais, lui-même hérétique : « Jésus-Christ est Dieu par une manière unique d'être humain. » ([^30]) En d'autres termes : c'est en étant homme d'une manière extraordinaire qu'il est Dieu ; ce n'est point par l'union de l'humanité et de la divinité en la personne du Verbe, -- l'union hypostatique -- c'est simplement par l'excellence de son humanité. Qu'est-ce qui vous a pris après vingt ans de sacerdoce, de déformer ainsi le message de salut que nous avons la charge d'annoncer ? Qu'un zèle apostolique égaré, pétri d'illusions, vous ait conduit à devenir le prêcheur du faux carême de la *Mutualité,* le scandale passait déjà les bornes. On pouvait espérer quelque amendement du jour où vous publieriez une profession de foi.
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Après l'ouvrage hérétique que vous n'avez pas rétracté : *Dieu est mort en Jésus-Christ* ([^31])*,* le peuple chrétien n'avait pas besoin d'un scandale supplémentaire, lorsque vous durcissez encore vos positions hétérodoxes par des déclarations comme celles-ci ([^32]) : « Je ne découvre rien de didactique (dans les paroles de Jésus-Christ) car il ne s'exprime qu'en paradoxes... Livré à moi-même je ne suis capable que de la pseudo-transcendance de la grandeur dominatrice, Jésus-Christ me fait la proposition radicalement contraire : me remplir du souci des autres -- (souci de quel ordre ? révolutionnaire ou surnaturel ?) -- et par conséquent me vider du fardeau de moi... Je me ris alors de ceux qui verraient dans ma confession du Christ une vision trop humaine, voire naturaliste, immanentiste, *comme si une autre dimension, celle de la divinité, pourquoi pas ? surplombait une telle existence. *» (Cela signifie, d'après le contexte, que la divinité n'est pas en Jésus-Christ « une dimension qui surplombe » son précepte d'oubli de nous-même.) « Je découvre en Jésus-Christ une humanité opposée à celle dont j'ai l'habitude, l'expérience... Je crois Jésus-Christ parce qu'il me révèle une humanité neuve, insolite au sens fort d'inaccoutumé, une humanité sans précédent, sans rien d'avide, de possessif... *nous pensons pouvoir dire, avec les évêques hollandais, que Jésus-Christ est Dieu par une manière unique, insolite, absolument novatrice d'être humain. *»
Vous pensez pouvoir soutenir cela avec l'épiscopat de Hollande. Mais cet épiscopat n'a pas inventé semblable opinion. En substance c'est une réédition, arrangée et modernisée, des hérésies christologiques condamnées à Éphèse et Chalcédoine. Pour l'essentiel, en suivant les évêques hollandais, vous suivez les hérétiques du V^e^ siècle qui, eux aussi ne voyaient en Jésus qu'une humanité incomparable et non pas le Fils unique du Père, ayant en commun avec le Père la même divinité. Votre pensée n'est pas catholique ; tant que vous ne l'aurez pas rétractée publiquement, tant que vous n'aurez pas réprouvé le catéchisme hollandais et votre Déclaration de *Témoignage Chrétien,* tant que vous n'aurez pas reconnu en la Vierge Marie la véritable Mère de Dieu, je vous tiendrai pour le sectateur d'une sorte de nouveau nestorianisme ;
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car vos phrases encombrées, entortillées et souvent fumeuses ne changent rien hélas au fond de votre pensée : « Nous pensons pouvoir dire avec les évêques hollandais que Jésus-Christ est Dieu (non par l'union hypostatique mais) par une manière unique d'être humain. » Variété de nestorianisme accommodée au vingtième siècle, mais c'est toujours l'hérésie.
Comment, mon Père, la divinité de Jésus c'est la même réalité que son désintéressement et sa charité ineffables, et il n'existerait pas en lui, en plus de sa charité, expliquant la plénitude de cette charité, une nature divine qui l'établit à égalité avec le Père : *consubstantialem Patri ?* Pour parler votre galimatias, la divinité n'est pas en Jésus « une dimension qui surplombe » l'exemple qu'il nous donne d'une abnégation sans limite (*in finem dilexit eos*) et le *précepte nouveau* de pratiquer une charité semblable à la sienne ? Jésus ne serait Dieu que par *une manière unique d'être humain ?* Comme si avoir une manière unique d'être humain était la même chose que d'être Dieu fait homme ; comme si la divinité, hypostatiquement unie à l'humanité, n'était pas la seule explication satisfaisante des paroles, des actes et de la Passion de Jésus. Dans n'importe quel auteur spirituel, des Pères du désert à Saint Jean de la Croix et de saint Augustin à la petite Thérèse, nous trouvons des leçons sublimes sur le renoncement intérieur, nous admirons le souci surnaturel du prochain « sans rien d'avide, de possessif, sans rien de compétitif » (comme vous dites). Mais qui donc pousserait l'absurdité jusqu'à attribuer à ces saints la nature divine ? Et qui donc inversement, sinon les hérétiques, oserait soutenir que la miséricorde de Jésus, et en général son élévation spirituelle, c'est cela sa divinité, car sa divinité, selon votre jargon, ne serait pas une « dimension » autre, nouvelle, infiniment supérieure, qui « surplombe » la noblesse et la sainteté de son âme et ses grandeurs infinies ([^33]) de nature et de grâce.
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Relisez les textes. Si vous tenez que la réponse de Jésus à la demande extrêmement précise du grand-prêtre Caïphe. « vous le dites, je suis le Fils de Dieu », si vous tenez que cette proclamation solennelle qui fera mettre en croix notre Sauveur n'est pas une affirmation irrécusable sur sa divinité -- divinité irréductible aux grandeurs de nature et de grâce -- que faudra-t-il donc pour vous éclairer ? Mais si vous « ne découvrez rien de didactique » dans les paroles de Jésus il est peut-être vain de vous inviter à relire les textes. En tout cas, cela n'est pas vain pour l'Église. De ces textes que vous estimez des « paradoxes », mais qui sont parfaitement « didactiques » et formels, l'Église vit depuis deux mille ans et vivra jusqu'à la Parousie. Nous croyons avec l'Église que Jésus nous a enseigné qu'il est Dieu, égal au Père, éternel comme lui ; comme lui tout-puissant et omniscient. De même Jésus nous a-t-il enseigné que sa mort possède une efficacité rédemptrice pour le salut des pécheurs. Il nous a encore enseigné qu'il restait présent avec nous sous l'apparence du pain et du vin et qu'il fondait sur Pierre une Église sainte, imprenable aux forces de l'Enfer. Je relève quelques-unes de ces formules où vous ne voyez que des « paradoxes » :
« En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham ne fut, moi je suis. » (Jo. VIII, 5) -- « Et personne n'est monté au Ciel, si ce n'est celui qui est descendu du Ciel, *le Fils de l'homme qui est dans le Ciel. *» (Jo. III, 13) « C'est moi qui suis le pain vivant descendu du Ciel. Si quelqu'un mange de ce pain il vivra à jamais, et le pain que je donnerai c'est ma chair (livrée) pour la vie du monde. » (Jo. VI, 51) -- « Que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père. » (Jo. V, 23) -- « Des Juifs cherchaient encore plus à le faire mourir, parce que non seulement il violait le sabbat, mais de plus il disait que Dieu était son propre père, *se faisant égal à Dieu* (Jo. V, 18) -- « Mon Père et moi *ne sommes qu'un.* » (Jo. X, 30) -- « Ce qui fut dès le commencement... *ce que nos mains ont touché du Verbe de vie...* nous vous l'annonçons. » (Ia Jo. 1, 1-3) « Vous avez réclamé la grâce d'un homicide, tandis que *vous mettiez à mort l'auteur de la vie. *» (Actes, III, 15) ([^34])
197:137
A qui ferez-vous croire, mon Père, que ces paroles ne seraient pas « didactiques », ne contiendraient pas une doctrine précise et définie, et qui ne passera point *avant que ne passent le ciel et la terre.*
Vous vous gardez bien de citer ces paroles. Vous en évoquez quelques autres, qui concernent surtout notre vie morale et que d'ailleurs vous isolez du contexte et laissez dans le flou, pour conclure : « ces paroles forment un tel mélange de tendresse et de puissance jusqu'au terrible que jamais homme n'a parlé comme cet homme ». Certes l'enseignement moral de Jésus est incomparable ; mais Renan l'avait dit, et Harnack, et les Protestants libéraux, et tant d'autres. Nous, ministres du Christ et prêtres de son Église, n'avons-nous rien d'autre à dire ? *Vos autem quem me esse dicitis ?* (Matth. XVI, 15)
\*\*\*
Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, il vous serait sans doute possible, quoique avec de grandes difficultés, de justifier la confusion meurtrière qui gâte votre pensée depuis que je vous connais : la confusion du spirituel avec le politique et, de surcroît, un politique aberrant ; l'immersion du surnaturel dans la Révolution. Mais si Jésus-Christ est Dieu comme le Père, si restant Dieu il a pris l'infirmité de notre nature dans le sein de la Vierge Marie, il serait inconcevable que ce fut en vue de quelque projet politique grandiose, pour assurer le développement de la planète, faire accéder les peuples à leur « majorité historique », et tant d'autres chimères, peut-être fascinantes, mais qui n'ont rien à voir avec la purification du cœur et la renaissance à la vie divine par la grâce et les sacrements.
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Si c'est le Verbe de Dieu, égal et *consubstantiel* au Père qui a assumé notre nature de pauvres pécheurs, il est impossible que ce soit pour un autre but que surnaturel ; l'on ne comprendrait pas qu'il eut fondé un autre royaume qu'un Royaume de grâce, qu'il eut remis à Pierre d'autres clés que celle du Royaume des Cieux. *Mon Royaume ne vient pas de ce monde...* Jésus-Christ étant Dieu enseigne nécessairement la distinction du spirituel et du temporel, du surnaturel et du politique, et leur irréductibilité. En revanche si Jésus-Christ est le personnage factice de Renan, de Harnack, et des néo-modernistes alors sans doute y aura-t-il quelque chance de le faire passer, en outre, pour l'initiateur de je ne sais qu'elle transformation politique. On commencera par mettre en relief, chez les grands meneurs politiques « la manière insolite » qu'ils ont, eux aussi, d' « être humain » ; leur messianisme sera présenté sous un jour non entièrement incompatible avec le messianisme de ce Jésus qui en définitive n'est qu'un homme extraordinaire, non pas Dieu. On finira par trouver un biais pour rejoindre ces messianismes. Ne voulant pas savoir que le Christ enseignait qu'il a une origine divine, on ruinera son enseignement sur la vie éternelle, on en fera (d'après votre formule) le prophète « non pas de l'autre monde mais d'un monde autre » c'est-à-dire ce monde-ci rendu autre par la Révolution. Si la divinité du Christ n'est pas réelle, si elle est identifiée avec ce que l'on pourrait appeler le style transcendant de son humanité, alors le messianisme politique le plus chimérique, le plus inextricablement mélangé de rêves orgueilleux et de passion de la justice, le messianisme judéo-maçonnique et communiste se trouvera bientôt légitimé ou en voie de l'être. -- Vos ergotages sur le mystère du Christ, et finalement votre refus de confesser en lui la divinité qui dépasse à l'infini son humanité, encore qu'elle lui soit unie d'une union incomparablement plus forte que celle du corps et de l'âme, en un mot votre espèce de nestorianisme, je suis fondé à penser, mon Père, après vous avoir lu et relu, que la raison décisive ne doit pas être cherchée ailleurs que dans votre passion politique.
199:137
Voici plus de dix ans j'avais tenté vainement, mon Père, dans nos longues discussions au Couvent de Montpellier, de vous faire comprendre que ces réalités politiques qui vous occupent, qui vous obsèdent ([^35]) ne parviennent à trouver un minimum d'équilibre, d'harmonie et de justice, que dans la mesure où elles sont mises à leur place, qui est subordonnée, dans la mesure où *l'homme cherche d'abord le Royaume de Dieu* qui les dépasse infiniment. Pour chasser les Anglais du Royaume de France avec une fermeté sans haine, une paix intérieure sans faiblesse, une prudence sans cautèle, il ne fallait personne d'autre qu'*une pucelle envoyée de par le Roy du Ciel* (et non pas je ne sais quelle militante politique), une *fille de Dieu* qui vivrait jusqu'au fond de l'âme le *Messire Dieu premier servi.* Parce qu'il y a des saints qui adhèrent avant tout au pur spirituel, le temporel, aux meilleures époques de la civilisation chrétienne, a cessé d'être « un coupe-gorge et un mauvais lieu ». Je vous développais ces propos l'après-midi d'un dimanche du mois de mai, en déambulant sur la superbe esplanade du Peyrou. Selon votre terrible habitude d'inventer mille et une manières d'éluder brillamment (et à coup de sophismes) la discussion précise sur un point précis, vous avez si bien glosé, commenté, arrangé, tordu la distinction pourtant évidente du temporel et du spirituel que, au terme de quatre heures de discours, je ne savais pas encore si et comment vous admettiez cette distinction, cependant essentielle dans la religion catholique.
200:137
Depuis le printemps de 1959, on peut dire que vous n'avez pas clarifié vos idées sur ce point. Ou plutôt vous vous êtes encore enfoncé dans la confusion entre spirituel et politique ; les preuves abondent : carême à la *Mutualité, Dieu est mort en Jésus-Christ* jamais rétracté, et pour finir, cette profession de non-croyance en la nature divine de Jésus-Christ comme étant distincte de son humanité, -- non croyance tellement accordée à votre messianisme politique que, très probablement, elle y plonge ses racines les plus vivaces.
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« Pour mieux mettre en relief, dites-vous, l'exigence d'unité de la conscience personnelle (du Christ) », vous vous refusez à « penser l'humanité et la divinité comme deux dimensions d'un Être qui, au cœur de la pastorale, apparaît hybride... » Mais depuis deux mille ans l'Église enseigne que l'unité de conscience loin de s'opposer, selon vos paroles, à la réalité de « deux dimensions » dans le Christ en rend au contraire témoignage. C'est le même et unique Jésus-Christ qui a conscience d'être *Un de la Trinité* et qui le proclame équivalemment, et conscience d'être né de la race et de la famille de David. Que la conscience d'un même Être, et d'un Être merveilleusement cohérent et unifié, puisse témoigner à la fois de la toute-Puissance et de l'assujettissement aux misères de la vie (*femme, donnez-moi à boire*) *-- *du bonheur réservé à Dieu et de la déréliction de l'*Agneau qui porte les péchés du monde -- *que le même Être, la même Personne, dans l'intervalle de quelques heures fasse monter vers le Père la prière *sacerdotale* et laisse échapper le cri bouleversant : *Eli, Eli, lamma sabacthani*, il y a dans cette conjonction absolument unique l'un des plus grands mystères de notre foi : le mystère de la distinction irréductible des deux natures, l'humaine et la divine, et cependant leur union par un lien plus intime qu'aucun autre lien de nature ou de grâce : le lien de l'union hypostatique.
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Mais enfin si ce mystère nous dépasse il n'est pas absurde. Nous devons le recevoir comme il est, admirer ses convenances avec les autres mystères, lui laisser porter tous ses fruits dans notre prière et notre conduite. Nous n'avons pas à le « ré-interpréter » selon les besoins d'une cause, les impératifs des « pastorales » post-conciliaires, les requêtes de l'un des nombreux « mondes modernes » qui se succèdent depuis le début de l'ère chrétienne ; cette ré-interprétation qui se met au-dessus de la vérité révélée au lieu de la recevoir avec humilité se résout immanquablement en une religion nouvelle, vidée de surnaturel, qui égare les âmes dans un chemin de ténèbre et de perdition.
Vous me direz peut-être : sans une telle « ré-interprétation » les contemporains ne comprendront pas. « Les instruments intellectuels » du Concile de Chalcédoine étaient sans doute « magnifique » ([^36]) mais seulement pour leur époque ; ils sont aujourd'hui périmés et nous adoptons le langage des évêques de Hollande. Peu importe s'il n'y a pas coïncidence, puisque « sont dépassées nos constructions intellectuelles ». -- L'Église, mon Père, réprouve ces façons de voir et de dire. Dernièrement encore, l'*Encyclique Mysterium Fidei*, le 3 septembre 1965, en la fête du saint Pape Pie X, interdisait aux particuliers de « porter atteinte de leur propre autorité » aux formules dont se servent les Conciles pour définir la foi. Car « ces formules expriment des concepts qui ne sont pas liés à certaines formes de culture ; ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique ; elles expriment ce que l'esprit humain perçoit de la réalité par l'expérience universelle et naturelle et qu'il manifeste par des mots adaptés et déterminés, empruntés au langage courant ou savant. C'est pourquoi ces formules sont intelligibles pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux... Car comme l'enseigne le premier Concile du Vatican « le sens des dogmes sacrés qui doit être toujours conservé est celui que notre Mère la Sainte Église a une fois pour toute déterminé, et jamais il n'est loisible de s'en écarter sous le prétexte et au nom d'une intelligence plus profonde. » ([^37])
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Annoncer Jésus-Christ à nos contemporains en maintenant dans leur intégrité les formules d'Éphèse et de Chalcédoine, quitte bien sûr à les expliquer, mais *in eodem sensu eademque sententia*, c'est nous exposer à un échec dans une certaine mesure, mais aussi c'est offrir à notre prochain le seul moyen de se sauver. Ceux qui auront préféré Dieu à leur sens propre accueilleront la proposition du mystère et sans le comprendre exhaustivement, car nul ne le peut, conviendront cependant qu'ils en comprennent assez pour donner une adhésion totale et sans réticence. Mais ceux qui sont infidèles à la lumière et à la grâce feront au vingtième siècle comme ils ont fait de tous les temps : ils trouveront que cette parole est dure et insupportable *durus est hic sermo et quis potest eum audire* (Jo, VI, 61). L'homme charnel, en aucun temps, ne comprendra les choses de Dieu ; la faute n'en est pas à la Révélation de Dieu mais à l'orgueil humain et à toutes les convoitises. Il n'y a pas à « ré-interpréter » les dogmes immuables pour les adapter aux goûts et convenances de l'homme à telle ou telle époque, c'est l'homme à toutes les époques qui doit se convertir pour recevoir avec piété et intelligence les dogmes immuables.
Vous prétendez, mon Père, « pour mieux mettre en relief l'exigence d'unité de la conscience personnelle (du Christ) » ne plus concevoir « l'humanité et la divinité comme deux dimensions d'un Être qui, au cœur de la pastorale, apparaît hybride ». Il vous faut alors supprimer l'évangile du dix-septième dimanche après la Pentecôte, l'Évangile du Seigneur de David, qui préexiste à David, qui devient un jour son Fils et qui continue cependant d'être son Seigneur.
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Du reste c'est l'Évangile tout entier qu'il faudrait démarquer, car à n'importe quel détour de l'Évangile et parfois au moment où l'on s'y attendait le moins, ce prophète, ce docteur, ce rabbi qui s'appelle Jésus se met à parler soudain comme possédant en propre la divinité, étant Dieu par nature comme son Père, *consubstantialem Patri*, sans laisser pour cela d'être véritablement un homme. Une seule personne manifestement, mais non moins manifestement une double nature. -- *Tout m'a été donné par le Père. Et nul ne connaît le Fils sinon le Père et nul ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler* (Matth. XI, 25 et suiv.). Les hérétiques s'arrangent pour tourner ces paroles et ne veulent retenir que l'invitation consolante : *Venez à moi vous tous qui peinez et qui êtes accablés*. Mais au nom de quoi supprimer la solennelle déclaration de l'égalité du Fils avec le Père ? Du reste quelle sera la valeur effective de l'invitation : *Venez à moi vous tous qui peinez et qui êtes affligés* si celui qui se donne comme le suprême consolateur n'est pas à égalité avec Dieu, s'il n'est qu'un homme n'ayant pas en propre la divinité ? Supposons qu'il n'existerait en lui que l'humanité, et même « l'humanité neuve, insolite et sans précédent » dont vous nous parlez, supposons que la divinité ne serait pas en lui comme une autre réalité (une autre « dimension » dites-vous) dans ce cas le *Venite ad me omnes* serait dépourvu de portée réelle, nous l'écouterions comme un appel émouvant mais chimérique et vain, impuissant à nous délivrer de nos péchés, apaiser notre détresse, mettre fin à notre solitude. -- Depuis fort longtemps les penseurs chrétiens en font la remarque : s'il n'y a pas en Jésus-Christ plus qu'un prophète, il n'est même pas un prophète ; (s'il n'y a pas en lui, pour reprendre vos expressions, davantage qu'une « humanité neuve, insolite et sans précédent » il n'est même pas cet homme sans précédent, cet exemplaire incomparable d'humanité). Il n'a pas d'existence réelle ; c'est un mythe. Car le seul homme Jésus qui ait existé, qui soit né sur notre terre, qui ait prêché et souffert, qui soit mort et ressuscité c'est un homme qui est *à la fois vrai Dieu et vrai homme, subsistant en une personne unique,* la seconde personne de la Trinité sainte.
204:137
Non seulement il affirme que la divinité est unie inséparablement à son humanité, mais son humanité est l'*instrument conjoint de sa divinité ;* nous le comprenons tout de suite en l'écoutant parler et le regardant faire. Ses miracles en effet, sa mort et sa résurrection sont bien accomplis par son humanité, et pourtant ces *acta et passa in humanitate* doivent être attribués comme à leur source suprême à une personne qui n'est pas humaine, appartiennent à une personne qui est le Verbe de Dieu en personne ; de là leur efficience unique : l'humanité, qui est celle de la personne du Verbe de Dieu, recevant dans tous ses actes et toutes ses souffrances la vertu de la divinité, est l'instrument conjoint de la divinité pour notre salut.
Distinction en Jésus-Christ des deux natures dans l'unité de personne, union hypostatique, humanité comme instrument conjoint de la divinité : nous n'employons pas tous les jours ces termes abstraits et formels pour parler de Jésus-Christ. Mais tous les jours, et à maintes reprises, du moins je le souhaite, nous faisons une prière qui, en exprimant « la communication des propriétés » (la communication des idiomes) traduit d'une manière admirablement juste, simple et profonde, les définitions de notre foi. *Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs. Mère de Dieu* est dit en toute rigueur de la Vierge Marie. En effet, les propriétés, les caractères propres de l'humanité, comme la naissance dans le temps, doivent être, en raison de l'unité de personne, attribués à Dieu et inversement les attributs divins, comme l'éternité, doivent être affirmés au sujet de cet homme qui est Jésus ([^38]). Voilà pourquoi nous disons de celle qui, dans la nuit de Noël, a engendré le Fils de Dieu selon la nature humaine, qu'elle est mère de Dieu ; non certes mère de la divinité, mais bien mère de *quelqu'un* qui est Dieu en personne, et donc Mère de Dieu.
205:137
C'est par ce chemin très simple que les simples de tous les temps aussi bien que les théologiens et les docteurs apporté aux hommes si nous commençons par leur mentir sur son identité. Il n'importe pas que le monde soit satisfait par l'annonce du salut, (d'autant que la satisfaction qu'il attend est au niveau des convoitises et non pas au niveau de la grâce et des béatitudes) ; il importe que le monde reçoive dans sa vérité l'annonce du salut ; et comment la recevrait-il si les prêtres de Jésus-Christ, notamment les frères prêcheurs, ceux qui par état sont voués à la prédication évangélique, annonçaient un nouvel ont traduit leur foi dans la dualité des natures unies en une seule personne. Dieu est né, Dieu est mort, Dieu est ressuscité, Dieu reviendra nous juger ; cet homme est tout-puissant ; sa mère est mère de Dieu, car cet homme est Dieu. C'est pour cela qu'il a pu faire le sacrement où il continue d'offrir son sacrifice, d'une manière non sanglante par le ministère des prêtres ; c'est pour cela qu'il a pu établir, composée avec les pécheurs que nous sommes, une Église sainte ; c'est pour cela qu'il gardera intacte jusqu'à la fin, et malgré tous les péchés, cette société de grâce. *Il n'y a de salut qu'en lui* (Actes, IV, 12). Mais le salut ne sera pas évangile, réinterprétaient les dogmes irréformables d'Éphèse ou de Chalcédoine d'après les conceptions ariennes du catéchisme hollandais. Ce catéchisme, combinaison perfide de teilhardisme euphorique et d'exégèse moderniste mérite d'être réprouvé comme entaché d'hérésie. *Anathema sit*. Pour nous, nous continuerons de confesser en Jésus-Christ, avec l'Église de toujours, deux natures unies en une seule et même personne ; nous continuerons d'invoquer Notre-Dame comme étant en toute vérité la Mère de Dieu, *Marie Theotokos*.
R. Th. Calmel, o. p.
206:137
Textes justificatifs. (Extraits de « Celui que je crois » dans *Témoignage Chrétien* du Jeudi-saint 1969, 3 avril.)
1. -- *Refus des énoncés dogmatiques formels.*
« Je ne vois pas de tâche plus urgente que ce labeur à vraiment accomplir en Église, Peuple de Dieu, l'intelligence contemporaine de la foi, *dans le sens non d'un conservatoire, d'un énoncé formel des vérités à croire, sens indigne de la grande Tradition,* non dans la ligne d'une adaptation hâtive, d'un alignement sur le goût du jour qui passe, mais d'une assimilation, d'une Actualisation du Fait sauveur, libérateur, coextensif au déroulement de tous les siècles et donc qu'il dépasse, qu'il déborde tous d'une Transcendance vraie. »
2\. -- *Faux Messianisme.*
« *Je crois ce qui recherche en permanence son intelligence en même temps que son incarnation dans un projet politique,* non au sens politicien parlementaire du terme, mais en tant que capable d'englober, de rassembler, de former l'humanité.
Je crois la Puissance, je crois l'Énergie, je crois la Présence dont je dirai qu'elle est quelqu'un *et qui se manifeste dans les projets contemporains de rassemblement des hommes, tout en n'épuisant sa sève en aucun d'eux,* pour reporter toujours plus loin, notre désir, notre ambition, notre appétit... »
3\. -- *Négation, du dogme de la création.*
« La Transcendance vraie n'est pas celle de la cause première produisant et surplombant ses effets, mais de l'Amour dont l'acte créateur, jaillissement du don total *ne peut se traduire par le mot* « *faire. *»
4\. -- *Négation d'une doctrine définie dans l'Évangile.*
« Les paroles de Jésus, prises pêle-mêle, qu'il s'agisse du vin nouveau à faire ruisseler dans des outres neuves sous peine de provoquer l'éclatement des vieilles carafes, ou de l'attention incessante aux petits, aux enfants ou de l'accent très dur dès qu'apparaissent les Pharisiens, ou encore l'obligation de haïr toute la parenté pour devenir disciple, ces paroles forment un tel mélange de tendresse et de puissance jusqu'au terrible que jamais homme n'a parlé comme cet homme.
Il n'est pas une seule parole de Jésus qui ne s'ouvre sur une énigme, qui ne soit refus d'une réponse simpliste pour prendre forme de question plus vaste, plus ample que celle à lui Posée. Surtout je ne découvre *rien de didactique en lui, car il ne s'exprime qu'en paradoxes* au point d'être le Paradoxe fondamental, celui qui n'est jamais monté au cœur des hommes. »
207:137
5\. -- *Jésus apporte au monde une exigence de dépossession de soi et sa divinité ce n'est rien d'autre. En d'autres termes : Jésus est une personnalité morale exceptionnelle, non pas à proprement parler une personne divine : il n'est pas consubstantiel au Père.*
« Si je me laisse aller à mes tendances, à mes instincts, à mes appétits, je suis plein de moi-même donc affreusement vide des autres.
Jésus-Christ me fait la proposition, radicalement contraire : me remplir du souci des autres et par conséquent me vider du fardeau de moi. Nous n'en finirons jamais d'explorer les virtualités intellectualo-pratiques d'un tel retournement qui a nom conversion au sens de l'appel à tous les hommes pour se tourner ensemble vers ce pour quoi ils sont faits, ils sont taillés, et donc se détourner joyeusement des vanités, du divertissement.
*Je me ris alors de ceux qui verraient dans ma confession du Christ une vision trop humaine voire naturaliste, immanentiste, comme si une autre dimension, celle de la divinité, pourquoi pas ? surplombait une telle, exigence*. Je découvre en Jésus-Christ une humanité opposée à celle dont j'ai l'habitude, l'expérience ; essayer de la réaliser, de la vivre, suppose que, selon les mots de l'Apôtre, j'y crucifie, j'y cloue toutes mes convoitises.
*Je crois Jésus-Christ parce qu'il me révèle une humanité neuve, insolite au sens fort d'inaccoutumé, une humanité sans précédent, sans rien d'avide, de possessif*, sans rien de compétitif, d'exclusif, d'ombrageux, de servile ou d'impérieux.
Les Conciles, en particulier Chalcédoine, le mouvement de la Tradition chrétienne, traduisent le mystère de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, par les magnifiques instruments intellectuels *de leur temps*, la dualité des natures, l'une divine, l'autre humaine dans l'unité d'un seul Principe d'Action, d'une Personne, celle du Verbe. En pleine fidélité à la grande Tradition, pour mieux *mettre en relief l'exigence d'unité de la conscience personnelle, nous pensons pouvoir dire avec les évêques hollandais, que Jésus-Christ est Dieu, par une manière unique, insolite, absolument novatrice, d'être humain*, -- ceci pour éviter l'humanité et la divinité pensées, conçues comme deux dimensions d'un Être qui au cœur de la pastorale, apparaît hybride, divinité au sens courant de dominatrice et d'arbitraire immergée pour un temps en une humanité bien peu humaine, extérieure aux hommes, d'emprunt. » ([^39])
208:137
6\. -- *Pathos et verbalisme.*
« Seule la foi en Jésus-Christ, sans cesse préoccupée du renouvellement de son intelligence et attentive à s'incarner dans des projets qui ne l'épuisent jamais, me donne de ne pas adopter comme critère ce dont je peux me former l'idée, le vraisemblable, le raisonnable, le concevable, la foi en Jésus-Christ, la foi théologale dont ni l'objet ni le motif ne sont de l'ordre du créé, par conséquent participant de Dieu même et de Dieu seul, la foi théologale irréductible à l'Église dans laquelle néanmoins elle est accueillie, formée et qui a l'honneur d'en être la servante, « ministra-objecti », m'offre comme seule mesure, point de référence pour tout homme, toute femme, tout enfant la vie au-delà de tout entendement, de tout imaginable, Puissance d'éclatement de toute catégorie, la vie sans fin, la Vie éternelle.
\*\*\*
Extraits de : *Dieu est mort en Jésus-Christ* (Ducros édit. Bordeaux, 1968). « Le Royaume des cieux c'est peut-être l'homme qui... organise une résistance dans le maquis. » (p. 65) « Qu'on ne nous dise plus alors : Vous confondez l'Église et le monde, car ce n'est pas nous qui confondons c'est Jésus-Christ... *La foi n'est pas réservée aux croyants.* Nous sommes tous invités à la même recherche. Il n'y a pas *d'ailleurs des croyants et des incroyants, mais des hommes qui mettent en question toute leur* *manière de vivre et leur manière de penser.* » (p. 100) -- « Nous n'avons à être que les hommes de la Pâque, mais non une Pâque religieuse qui viendrait s'ajouter à des Pâques humaines ; la Pâque est profane...
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Il n'y a pas de ciel, il n'y a pas d'au-delà, il n'y a pas autre chose, mais il y a l'approfondissement total de ce que nous sommes. *Pas un autre monde, mais un monde autre.* Pousser le monde jusqu'à la radicalité de la mise en commun, traquer l'homme privé pour l'avènement de l'homme en communauté, c'est très exactement le passage de la pesanteur à la grâce. C'est la Pâque. » (pp. 150 et 151).
210:137
### Au bord de l'abîme
(*suite*)
par le Chanoine Raymond Vancourt
#### 4) Mon Église est-elle bien celle du Christ et des Apôtres ?
En se présentant à nous comme une et sainte, l'Église offrait deux signes, qu'elle estimait irrécusables, de son origine divine ([^40]) ; signes susceptibles, en principe, d'être saisis par tous. Caractérisant l'Église dans sa réalité actuelle, ils n'exigent point, pour être perçus, de savantes recherches sur un passé lointain. Il suffit que l'Église d'aujourd'hui frappe par sa cohésion et apparaisse comme instrument efficace de sanctification, comme « maîtresse de sainteté », pour que je soupçonne aussitôt qu'elle est animée par un principe dépassant l'humain ([^41]). C'est pourquoi tout ce qui semble détruire ou amoindrir cette unité et cette sainteté nous touche au plus intime de nous-mêmes, comme si on amenuisait nos raisons de croire.
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Toutefois l'impression que peut faire l'Église par les attributs qu'elle revendique ne suffirait sans doute pas à nous convaincre qu'elle est divine. Il me faudrait savoir, en outre, si ces deux marques correspondent bien aux intentions du Christ ; si la cohésion de cet organisme est due aux structures que le Christ a fixées pour la société qui devait perpétuer son œuvre ; si la sainteté qu'on nous invite à poursuivre est bien la sainteté telle que l'entendait Jésus et non point je ne sais quel Ersatz de sainteté. L'Église elle-même semble concéder que, pris à part et isolés, les critères d'unité et de sainteté seraient impuissants à la faire reconnaître pour l'Église du Christ. Aussi les renforce-t-elle en affirmant être restée fidèle à ses sources, à l'impulsion initiale donnée par le Christ : bref, en prétendant porter le cachet de l'APOSTOLICITÉ. Cette fois, le problème devient plus ardu. Nous ne pouvons plus nous contenter de regarder l'Église contemporaine ; nous sommes obligés de la confronter avec le passé, d'examiner ses origines et son évolution. Que l'Église ne doive pas être en contradiction avec son fondateur, cela paraît évident ; si elle l'était, pourrait-elle encore se dire l'Église du Christ ? Il faut donc qu'elle n'ait point dévié de la ligne générale fixée par Jésus, qu'elle n'ait rien changé de substantiel dans son message. Mais pour m'en rendre compte, je dois, semble-t-il, connaître par ailleurs ce message. Si j'ignorais ce que le Christ a effectivement voulu, pourrais-je confronter l'Église avec les intentions du Maître ! Pourrais-je même parler de continuité organique entre mon Église et l'œuvre inaugurée par Jésus ?
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Le modernisme de 1900 soutient précisément que cette continuité n'a point grand sens et ne repose sur aucun fondement sérieux. Les doctrines bibliques ne concordent pas exactement avec celles qu'enseigne l'Église. Celle-ci, au cours des âges, a nécessairement infléchi les données scripturaires en fonction de l'état culturel de chaque époque ; et quand les savants veulent exhumer ces données, retrouver leur teneur primitive, ils s'aperçoivent qu'elles diffèrent singulièrement des interprétations ultérieures. Parler, dans ces conditions, de doctrines et d'institutions immuables serait une duperie, qui contredirait d'ailleurs un principe philosophique essentiel : à savoir que « la vérité n'est pas plus immuable que l'homme », qu'elle évolue « avec lui, en lui et par lui » ([^42]). Tirons de ce principe les conséquences. Celle-ci, par exemple : que le *Symbole des Apôtres* n'a pas eu la même signification pour les chrétiens des premiers siècles et pour ceux des siècles postérieurs. Et cette autre, aussi importante : que les concepts de Dieu, de création, d'incarnation, de rédemption, etc., doivent être constamment révisés en fonction du progrès de la conscience. Si on objecte aux modernistes que Dieu a pu révéler à l'homme des vérités définitives, ils rétorquent qu'une telle affirmation repose sur une fausse interprétation de la révélation, dont le concept s'est lui-même transformé. La révélation apparaissait aux Juifs comme un enseignement venant d'En Haut, une parole mystérieuse proférée dans l'âme du prophète par un Dieu transcendant. La pensée moderne y voit plutôt une prise de conscience progressive par l'homme de sa relation avec un Absolu, lui-même en perpétuelle évolution.
Dans cette perspective, le problème de la continuité organique entre notre Église et l'œuvre entreprise par le Christ perd à peu près toute signification. En tout cas, il ne faut plus le poser comme on le fait habituellement et vouloir absolument découvrir dans l'Église d'aujourd'hui, quant à l'essentiel, les dogmes, rites et institutions du christianisme originel.
213:137
Les modernistes ne prétendent pas qu'il existe entre les deux une discontinuité radicale ; ils admettent que l'Église se rattache à la personne du Christ et au mouvement inauguré par lui ([^43]). D'ailleurs, l'évolution de la conscience humaine ne comporte jamais de hiatus, qui supprimerait la liaison du présent et de l'avenir avec le passé ; elle ressemble plutôt au développement d'un germe. Cette métaphore, qui évoquerait assez bien les rapports de l'Église actuelle avec l'œuvre du Christ, les modernistes ne la rejetteraient sans doute pas ; mais ils feraient remarquer que, ne sachant pas grand-chose sur la nature de la semence jetée par le Christ dans le monde, il est difficile de prétendre que l'Église catholique est bien l'arbre qu'il a voulu voir naître et grandir. Nous ignorons, d'après les modernistes, en quoi a consisté au juste le message du Christ. Les Évangiles constituent la seule source dont nous disposons pour le connaître. L'Église des premières années a d'abord vécu sans écrits ; elle se nourrissait d'une tradition orale, écho de l'enseignement de Jésus. Cette tradition a été transmise par les Évangélistes. Ceux-ci ont-ils reproduit, sans la déformer, la pensée de Jésus, que les Apôtres, du vivant du Maître, comprenaient si mal ? -- Ou bien expriment-ils simplement l'idée que se faisait de Jésus et de son œuvre la première génération chrétienne, de telle sorte que, de la véritable pensée du Christ, nous n'aurions plus que des vestiges « ténus et incertains » ([^44]) ? -- S'il en était ainsi, comme le prétend le modernisme, il faudrait désespérer de savoir ce que Jésus a voulu faire. A-t-il, en opposition avec le légalisme et le ritualisme juifs, revendiqué pour la conscience humaine l'autonomie, seule capable, à ses Yeux, de nous faire rendre à Dieu un culte « en esprit et en vérité » ? -- A-t-il proclamé l'universelle paternité de Dieu, rappelé aux hommes qu'ils sont esprits et, comme tels, susceptibles d'entrer en communion avec l'Esprit infini ? A-t-il prêché le renoncement au monde ou s'est-il préoccupé, par priorité, de justice sociale, et son enseignement serait-il le plus révolutionnaire et le plus explosif que l'humanité ait jamais reçu ?
214:137
-- Était-il persuadé de la fin prochaine de l'univers ? A-t-il ou non voulu fonder une société hiérarchique ? -- Et quelle idée se faisait-il de lui-même ? Revendiquait-il les attributs de la Divinité ? S'attribuait-il la charge d'expier les péchés du monde ? Se présentait-il, tout au moins, comme le Messie attendu par les Juifs ? Bref, en quoi donc consiste l'essentiel de son enseignement et de son action ? A ces questions, les modernistes estiment qu'il est impossible, sur le plan historique, scientifique, critique, de donner une réponse sûre. Les recherches en ce domaine n'aboutissent jamais qu'à des approximations, des probabilités, des conclusions branlantes, constamment sujettes à révision. Que peut signifier dès lors le problème de savoir si l'Église contemporaine est demeurée fidèle à un message, apporté il y a deux mille ans et dont nous ignorons la teneur exacte ? D'autant que tout au long de son histoire, par ses conciles, l'Église n'a jamais fait autre chose qu'exprimer la façon dont, à telle ou telle époque, sous telle ou telle influence, elle interprétait ce message.
Cessons de prétendre, concluent les modernistes, que nos dogmes, rites et institutions correspondent à ce que le Christ a voulu ; tout au plus pouvons-nous affirmer une certaine communauté d'inspiration. « L'apostolicité » ainsi réduite au minimum, il sera d'autant plus facile de créer un néo, ou un méta-catholicisme, dont nous trouverions le modèle dans le protestantisme libéral ; un catholicisme sans dogmes et où l'autorité serait diluée dans l'ensemble des fidèles, libres d'adhérer aux formules doctrinales de leur choix, sans qu'on leur en impose aucune. Pour survivre et s'adapter aux exigences de la pensée moderne, le catholicisme devrait se transformer en un « protestantisme large et libéral » ([^45]).
215:137
Dans cette perspective, parler d'apostolicité et de fidélité aux sources signifierait simplement que notre religion se rattache à un ensemble de faits mystérieux, assez mal connus, qui se sont passés il y a deux mille ans. Une continuité aussi vague et imprécise ne constitue évidemment pas un signe permettant d'authentifier le catholicisme et de le distinguer des autres confessions chrétiennes.
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Notre Église considère comme beaucoup plus étroits les liens qui la rattachent aux origines ; elle prétend être en continuité organique avec l'œuvre du Christ ; elle affirme qu'il n'y a jamais eu, entre cette œuvre et elle, de rupture, de divergence essentielle. -- Et cependant, de nos jours, les fidèles ont l'impression que l'Église catholique n'est plus très sûre de cette continuité, qu'elle en doute elle-même. De certains faits, ils tirent la conclusion -- exagérée certes, mais ils la tirent -- que l'Église est prête à reconnaître que de temps en temps, elle a gauchi le message du Christ. Ils ont l'impression d'assister à ce que beaucoup appellent désormais la « protestantisation » de l'Église catholique. Ils ont vu prêtres et évêques abandonner du jour au lendemain la soutane avec un curieux empressement et une quasi unanimité ; les églises ressembler de plus en plus à des temples, d'où le tabernacle serait exclu. Tout cela prend pour eux figure de symbole. De symbole à leurs yeux d'autant plus significatif qu'ils entendent souvent parler de réhabilitation de Luther. Celui-ci, à en croire des théologiens catholiques, aurait, sur des points importants, tels la justification par la foi, le sacerdoce des fidèles, la liberté chrétienne, vu plus clair que l'Église romaine ([^46]).
216:137
Si celle-ci, en pareilles matières, s'est trompée ([^47]), et qu'il fallu attendre Vatican II pour qu'elle rectifie ses positions, le fidèle en conclura inévitablement : Qui nous dit que, sur d'autres points, plus importants encore, l'Église ne s'est pas écartée des voies de l'Évangile Elle prétend sans doute être restée fidèle quant à l'essentiel. Mais où est l'essentiel ? Comment distinguer les points fondamentaux de ceux qui ne le sont pas ? Le fidèle se pose avec d'autant plus d'angoisse cette question qu'il entend parler autour de lui d'une victoire du protestantisme sur le catholicisme ; du triomphe, après trois siècles, de la Réforme. Dans ces conditions, l'Église romaine peut-elle encore prétendre à l'apostolicité, se présenter comme la continuatrice authentique de l'œuvre du Christ, la seule qui l'ait comprise intégralement ?
Ces doutes, je les sens surgir avec force, lorsqu'un évêque réclame de moi une « révision déchirante », révision qui s'imposerait avec urgence à l'Église, que Vatican II aurait seulement entamée et qu'il faudrait poursuivre, quel que soit le terme où elle doit nous conduire et que nous ne pouvons actuellement prévoir. De cette révision, il entretenait, il n'y a pas longtemps, les religieuses de son diocèse, et il leur disait textuellement :
« Trop longtemps on a distingué, séparé, opposé l'Église et le monde. Au Concile, l'Église a commencé une *révision déchirante,* car c'est bien de cela qu'il s'agit, une révision déchirante de sa situation par rapport au monde. *Elle a inauguré un processus de conversion qui n'en est encore qu'à ses débuts...* Elle n'est pas à l'extérieur du monde, pour inviter les membres du monde à venir à elle ; elle est dans le monde pour sauver le monde en le laissant tel qu'il est. *Cela fait un retournement, complet de la mentalité ;* et je ne sais pas s'il est possible, actuellement, de comprendre jusqu'à quel point cela constitue une révision complète...
217:137
Pendant longtemps, l'Église a vécu séparée du monde, allant certes vers le monde, mais par ses institutions à elle, ne sauvant les hommes qu'en les invitant à quitter le monde pour entrer dans ses propres institutions. Je suis persuadé que *c'est là* *une erreur fondamentale dans l'interprétation des rapports de l'Église avec le monde... *» -- La source de cette erreur se trouverait dans la manie de distinguer et d'établir des séparations tranchées, manie qui date de loin : « ...Nous sommes à la fois dans l'Église et dans le monde, *puisque ça ne fait qu'une seule réalité.* D'où vanité d'un certain nombre de distinctions traditionnelles qui nous trottent dans la cervelle. Toutes les distinctions entre l'Église et le monde ressuscitent les anciennes séparations. *Alors cette fameuse distinction entre le spirituel et le temporel ?* Il n'en restera plus grand-chose quand on aura réfléchi à ce qu'est *cette identité de l'Église et du monde. Le spirituel et le temporel sont bien des distinctions traditionnelles, mais mortes à mon avis.* La distinction entre le profane et le sacré ? On se promène toujours dans le sacré et le profane. Ou bien tout est profane ; mais moi je pense plutôt que tout est sacré, et je distingue de moins en moins ce qui pourrait être sacré de ce qui pourrait être profane. Quand on pense à l'amour de Dieu pour les réalités de ce monde, qu'est-ce qui peut encore rester de profane ? -- *La distinction entre la contemplation et l'action ?* Il reste encore d'autres distinctions ; je pourrais vous en faire des listes ; *toutes ces distinctions, qui sont héritées de la religion perse ou de la philosophie grecque* (sic)*, ont fait beaucoup de mal dans l'Église et nous avons aujourd'hui à nous en débarrasser complètement *» ([^48])*.*
Plus je lis ce texte, plus il me laisse perplexe. J'ai souvent eu l'intention de poser à son auteur quelques questions. Dans la liste des distinctions à éliminer fait-il rentrer celle du naturel et du surnaturel, de la vie présente et de la vie future, de l'état de grâce et de l'état de péché, et finalement la distinction de Dieu et du monde ? Serait-il spinoziste ou hégélien sans le savoir ?
218:137
-- Quant à la distinction entre l'Église et le monde, qui lui déplaît particulièrement, que pense-t-il des textes où le Christ et les Apôtres opposent le monde et le Royaume de Dieu, recommandent aux chrétiens de se garder du monde, présentent Satan comme le principe de ce monde ([^49]) ? Jésus et ses disciples auraient-ils, eux aussi, été influencés par la religion perse, par le dualisme iranien, par je ne sais quel manichéisme d'inspiration orientale ([^50]) ? Ou bien les Évangélistes attribuaient-ils au Christ une doctrine qui n'était point la sienne ? Et toutes ces questions nous ramènent au problème fondamental, posé depuis le début de ce chapitre : l'Église peut-elle encore prétendre porter la marque de l'apostolicité, se présenter comme ayant été indéfectiblement fidèle à ses sources, si elle a erré au degré signalé par l'évêque ? L'écart, s'il faut en croire le prélat, ne consiste pas seulement dans une différence de mentalité, un simple changement de perspective, mais concerne bien, semble-t-il, des aspects fonda-mentaux du christianisme. Si c'est le Christ ou les Apôtres qui se sont trompés en adoptant un dualisme manichéen, la situation devient encore plus catastrophique.
219:137
En quoi consiste donc alors le véritable message chrétien ? Et si je ne le trouve ni dans les Évangiles, ni dans l'Église, pourquoi vouloir que je vous croie, vous évêque ? Vous renoncez à votre autorité en cessant d'affirmer votre appartenance à une tradition indéfectible, puisque vous n'admettez plus qu'il en existe une ; vous coupez la branche sur laquelle vous êtes assis. Il ne vous reste plus qu'à mettre en avant votre compétence historique, critique, exégétique, théologique. Mais, en ce cas, nous changeons de plan et je ne suis plus tenu à vous croire sur parole ; en ce qui concerne les compétences on peut discuter indéfiniment et peut-être vous trompez-vous, vous aussi, dans l'interprétation des rapports entre l'Église et le monde. -- Je le dis sans acrimonie, car j'ai toujours eu de la sympathie pour le pétulant prélat, que je connais de longue date ; mais je le dis avec une profonde tristesse : Un texte pareil, venant d'une telle source, a ébranlé un moment ma foi -- et pas seulement la mienne -- dans l'apostolicité de l'Église. Si la situation est telle qu'on la présente, je ne vois plus très bien comment l'Église ose encore prétendre être restée fidèle au message originel du Christ, message dont d'ailleurs on perçoit mal la teneur exacte ([^51]).
\*\*\*
Impressionné par tout ce que je voyais et lisais, je sentais vaciller ma foi dans l'indéfectibilité, l'apostolicité, bref, dans l'autorité de l'Église et je ne savais comment me dépêtrer au milieu des difficultés qui s'accumulaient devant mon esprit. Mais peu à peu, sous l'influence de Newman et de Kierkegaard, j'en suis venu à me demander si ces difficultés concernaient vraiment ma foi, si elles étaient réellement susceptibles de la mettre en péril. Ne se situaient-elles pas à un plan différent ?
220:137
Quand je me posais à moi-même la question : pourquoi crois-tu ? je répondais aussitôt : ce n'est certainement pas à cause de l'autorité scientifique de tel ou tel exégète, de tel ou tel historien, de tel ou tel théologien, de tel ou tel évêque ; pourquoi, dès lors, les objections ou les maladresses de certains ébranleraient-elles ma foi ? Kierkegaard m'a permis de mieux comprendre sur quel plan se situe exactement celle-ci. Certes, je n'ignore pas les limites et les lacunes du penseur danois et je ne fais pas intégralement mienne sa conception de la foi. Je lui suis cependant profondément reconnaissant de m'avoir rappelé quels écueils il faut éviter quand on parle d'elle et, en me permettant d'échapper à ces écueils, il m'a en même temps libéré des doutes et de l'angoisse que je ressentais devant la situation présente de l'Église catholique. Je reviendrai plus loin sur ce point et sur ce que je dois à Newman ; mais il me faut évoquer dès maintenant les avertissements prodigués par Kierkegaard, car ils sont susceptibles de clarifier les problèmes que nous avons encore a examiner et de ramener un peu de sérénité dans les esprits.
Il existe une différence de plan entre la pensée analytique, scientifique, « objective », critique, et la foi. Si on l'oublie on risque de s'engager dans des chemins sans issue ou de se laisser enfermer dans un cercle vicieux. Mgr Mignot, à l'époque de la première crise moderniste, ne semble pas avoir toujours échappé à ces dangers. Devant les difficultés soulevées par les Loisy et consorts contre les Écritures, il affirme : « Si nous croyons à la Bible, c'est que nous croyons à l'Église. » En d'autres termes, l'autorité de l'Église garantit l'authenticité des Évangiles, leur caractères d'écrits inspirés, etc. -- Mais aussitôt la question rebondit : sur quoi repose ma foi dans l'autorité de l'Église ? Si on répondait : sur les Évangiles et sur le fait que l'Église est restée indéfectiblement fidèle à leur contenu, on donnerait l'impression de tourner en rond, d'établir la valeur des Écritures par l'autorité de l'Église et l'autorité de l'Église par la valeur des Écritures.
221:137
Non seulement on se laisserait ainsi enfermer dans un cercle, mais on aurait choisi de se placer sur un terrain où il est impossible d'obtenir autre chose que des résultats approximatifs et probables. *Si on* *fonde l'autorité de l'Église sur la valeur des Écritures,* il faut établir celle-ci par les moyens dont dispose la critique historique et philosophique. La critique, appliquée à des ouvrages aussi anciens que la Bible, aboutit à des conclusions précaires, susceptibles d'être remises en question par de nouvelles découvertes, des objections encore inédites auxquelles il faudra trouver des réponses, qui peut-être paraîtront elles-mêmes inadéquates dans l'avenir, etc. Ma foi, qui exprime le don total de moi-même et l'intérêt passionné que j'éprouve pour mon salut éternel peut-elle se contenter d'une base aussi branlante, se mesurer à l'aune des résultats « scientifiques » acquis à telle ou telle époque ? Est-ce vraiment sur une base de ce genre qu'elle repose ? S'il en était ainsi, elle consisterait seulement en un assentiment fragile à des conclusions provisoires pouvant sans cesse être contestées ; et l'on devrait dire alors qu'elle ne s'appuie sur rien d'autre qu'un ensemble, plus ou moins cohérent, de probabilités plus ou moins solides ([^52]). -- La situation serait-elle meilleure si j'essayais de *fonder ma foi dans les Évangiles sur l'autorité de l'Église ?* Il ne semble pas. Comment, en effet, établir celle-ci ? Pour y réussir, il faudrait démontrer que l'Église réalise bien les intentions du Christ (supposées connues), qu'elle est l'authentique continuatrice de son œuvre, qu'elle a poursuivi sa mission sans défaillances graves. Mais une telle démonstration exige des recherches infinies d'ordre historique ; et comme toute recherche de ce genre, surtout lorsqu'elles portent sur un passé lointain, elles ne conduiront jamais qu'à des résultats probables, susceptibles d'être remis en question par de nouvelles découvertes ou des enquêtes plus approfondies ([^53]).
222:137
Il en sera toujours ainsi, tant que je me placerai au niveau de la connaissance scientifique, objective, « désintéressée ». Et à supposer -- ce qui ne se réalisera jamais -- que de telles recherches aboutissent à des résultats contraignants pour tous, et contraignants à tous égards, la foi disparaîtrait, remplacée par une adhésion nécessaire à des vérités scientifiquement établies. La foi ne peut se métamorphoser en un assentiment de ce genre ; cela n'arrivera qu'au ciel, où nous « verrons » la vérité ; mais, au ciel, la foi n'existera plus. Ici-bas, elle n'est pas, elle ne peut pas être la conclusion, le point final inévitable d'une activité de penser analytique, objective, scientifique, critique, désintéressée. Elle est autre chose. Quoi ? Nous essaierons de l'expliquer dans la suite. -- Pour le moment, il nous suffit de montrer que les difficultés rencontrées par le christianisme, les objections qu'on lui adresse, ne touchent pas *directement* la foi ; que, s'il y a des voies d'eau, la barque n'en résiste pas moins en sa solidité inébranlable ; que ces voies d'eau, ces difficultés, nous ne devons pas craindre de les examiner de près, car c'est déjà beaucoup de les voir et de les comprendre. Nous pouvons les regarder en face en maintenant notre foi imperturbable ([^54]). Et c'est pourquoi, sans aucune timidité ni inquiétude, nous allons continuer l'étude des problèmes auxquels le catholicisme contemporain se trouve affronté.
223:137
#### 5) Le Christ a-t-il voulu une Église démocratique ?
L'apostolicité envisagée jusqu'ici était prise dans toute son amplitude : une Église apostolique ne doit pas seulement avoir été fondée par le Christ et les Apôtres ; il faut encore qu'au moins pour l'essentiel, elle n'ait point déformé le message qu'elle devait transmettre. Constater une apostolicité aussi totale est une tâche difficile, exigeant beaucoup de recherches ; nous l'avons assez souligné. Mais l'apostolicité peut s'entendre dans un sens plus restreint, où il s'agit uniquement de la structure de l'Église. On se demande alors ce que doit être cette structure pour répondre aux intentions du Christ ; on se demande également si une Église a conservé, durant toute son histoire, la constitution fixée par Jésus ; si, par conséquent, elle se rattache sans hiatus à l'institution primitive. Sans doute, en essayant de répondre à ces questions, nous nous heurtons de nouveau aux difficultés signalées précédemment. Il faudrait, en effet, avoir montré au préalable que le Christ a voulu établir une société religieuse permanente ; connaître quel type de société il a choisi ; savoir comment fonctionnait l'Église des premiers siècles : problèmes compliqués, que l'enquête historique n'arrive pas à résoudre d'une manière absolument contraignante. Malgré le retour de ces difficultés, il y a cependant intérêt à restreindre le problème de l'apostolicité aux question du statut de l'Église et du maintien de ce statut à travers les âges. Le problème, ainsi circonscrit, est moins complexe que celui de l'apostolicité au sens large ; nous n'avons plus à nous demander si l'Église a conservé toutes les croyances originelles, à rechercher comment et sous quelles influences s'est opéré le développement des dogmes.
224:137
-- D'autre part, une réflexion sur la structure de l'Église nous oblige à clarifier nos idées concernant l'autorité religieuse, besogne plus que jamais indispensable. A qui n'est-il point arrivé, en ces années troublées, de douter de l'autorité, de la critiquer, parfois vertement ? Et quel est le catholique qui n'a pas connu la tentation de se comporter en protestant, tentation d'autant plus forte qu'on entend revendiquer toujours davantage « la liberté religieuse », dont les luthériens auraient, dit-on, une meilleure compréhension que nous ? Qui ne s'est demandé, un jour ou l'autre, si le pouvoir dans l'Église n'émanait point du « peuple de Dieu », comme semblent l'admettre tant de chrétiens que les idées confuses et fascinantes de démocratie et de socialisme dispensent de penser et de réfléchir ? Ces questions, m'ont constamment préoccupé ; j'ai essayé d'y voir clair. Une certaine familiarité avec la théologie orthodoxe, acquise par mon passage à l'*Institut pontifical oriental*, m'y a aidé ; et la fréquentation d'Averroès, de Spinoza et de Hegel m'a permis de découvrir les racines du problème de l'autorité dans l'Église, tel qu'il se pose de nos jours.
\*\*\*
Ce problème, en effet, est étroitement lié à celui de la nature de la révélation. En quoi consiste au juste celle-ci ? Quand on examine de près la question on s'aperçoit qu'il n'y a, au fond, que deux grandes interprétations de la révélation : l'une qu'on peut qualifier de transcendante et l'autre d'immanente. D'après la première, la révélation est due à l'initiative d'un Dieu personnel, distinct du monde, qui intervient dans l'histoire de l'humanité, parle aux prophètes et « au temps voulu », envoie son Fils, lequel se présente simultanément comme le canal et l'objet de la révélation. Le canal : par son entremise nous connaissons les vérités qui éclairent la destinée humaine. L'objet : la vérité, essentielle, fondamentale, renfermant toutes les autres, c'est que le Christ, Dieu et homme, est mort sur la Croix et nous a de la sorte ouvert le chemin du salut.
225:137
-- Selon la seconde interprétation, la révélation serait simplement la prise de conscience par l'humanité, grâce au truchement de personnalités exceptionnelles, de son rapport avec un Absolu impersonnel, indéterminé et plus ou moins confondu avec le monde, un Absolu en perpétuelle évolution. Tout en dépendant de la valeur hors pair de certains hommes, cette prise de conscience n'en est pas moins conditionnée par le milieu, l'époque dont le prophète reflète la mentalité. Le message qu'il apporte explicite les aspirations latentes et confuses de la multitude, aspirations qui devaient un jour ou l'autre trouver un interprète pour les traduire en clair et les faire connaître de la masse. L'objet de la révélation ainsi conçue n'a rien de fixé d'une manière définitive ; il varie avec les besoins et les exigences de l'humanité. La source n'en est pas située dans une réalité transcendant l'homme ; elle se trouve à l'intérieur de nous-mêmes. Et quand un « message prophétique » ne répond plus aux exigences et aux besoins d'une époque, celle-ci s'en détourne, sûre qu'apparaîtra dans l'avenir un interprète capable de mieux traduire ses aspirations nouvelles ; Telle est, avec ses implications, la conception immanentiste de la révélation que le décret *Lamentabili* résume en une formule lapidaire ([^55]).
De l'interprétation « naturaliste », rationaliste, immanentiste de la révélation, il serait intéressant d'évoquer les sources. Elles se trouvent dans les philosophies qui rejettent ou amenuisent l'idée d'un Dieu personnel et libre, qui estompent la coupure entre l'Absolu et le monde. On verrait poindre cette interprétation chez les penseurs arabes au Moyen Age ([^56]) ; on la verrait se développer chez Spinoza ([^57]) et bien sûr, chez un Hegel, pour qui l'Absolu ne prend conscience de lui-même que dans et par l'homme ([^58]).
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Mais ces recherches importent moins ici que l'examen des conséquences qu'entraîne une conception immanentiste de la révélation. Elle engendre finalement la conviction qu'une intervention d'un Être transcendant dans l'histoire de l'humanité est impensable et inadmissible ; ce serait un attentat à la dignité et à la liberté de l'homme. Tout doit venir de nous ; Dieu, s'il existe, doit exister en quelque sorte par nous, recevoir de l'homme son authentification, ses lettres de créance. Il n'y a en réalité, dans cette perspective, aucune instance au-dessus de l'humanité ; ou, si on veut parler un langage hégélien, au-dessus de la raison impersonnelle, universelle, dont les humains sont les manifestations éphémères. Les générations représentent les phases successives du développement de cette raison ; et l'humanité est porteuse d'une vérité qui se cherche indéfiniment. Lorsque, du plan théorique, on passe au plan pratique, le développement immanent de la raison signifie que l'organisation des sociétés, tant religieuses que civiles, dépend des besoins et des exigences des hommes à un moment donné de leur évolution.
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Dans cette perspective, comment pourrait s'interpréter l'autorité de l'Église, son autorité doctrinale et l'autorité de gouvernement ? Elle ne peut être qu'une émanation de la masse des croyants. Ceux qui adoptent peu ou prou l'interprétation immanentiste, ceux qui en subissent l'influence -- ils sont plus nombreux qu'on ne pense -- concèderont sans doute qu'à une époque donnée -- mettons pendant l'ère constantinienne, dont nous sortirions à peine -- on pouvait concevoir l'autorité de l'Église comme procédant d'une source divine, transcendante. On interprétait d'ailleurs de la même manière les origines de l'autorité politique. -- Mais ce stade serait désormais dépassé. Il l'a d'abord été sur le plan politique. Rousseau ne nous a-t-il pas appris que le pouvoir vient du peuple ? Qui, de nos jours, aurait assez d'audace pour le contredire ? Aucun État, même parmi les plus dictatoriaux, n'oserait ouvertement rejeter ce « dogme » indiscuté. -- L'Église devrait dorénavant tenir compte de cette situation ; la hiérarchie cesser de revendiquer une origine transcendante. Il lui faudrait plutôt reconnaître humblement qu'elle prend sa source dans la communauté chrétienne et exercer son autorité en conséquence.
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Que cette conception inspire certaines fractions du protestantisme, la chose est trop évidente pour qu'il faille s'y arrêter. Par contre il est curieux de noter que l'Église orthodoxe elle-même fait manifestement des concessions à la thèse immanentiste que nous venons d'exposer. Certes, les orthodoxes admettent comme nous que le Christ a fondé une société hiérarchique, avec prêtres et évêques, et que ceux-ci doivent leur autorité à l'institution divine. Mais ils risquent de pervertir la structure même de l'Église comme société hiérarchique, lorsqu'ils admettent que le corps de l'Église tout entier est *le sujet premier et immédiat de l'autorité.* Dans cette perspective, ceux qui exercent le pouvoir le reçoivent, si on peut ainsi s'exprimer, du reste de l'Église. C'est à des conclusions de ce genre qu'arrivent finalement certains théologiens, assez nombreux d'ailleurs.
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A propos de l'autorité doctrinale dans l'Église, ils reconnaissent qu'il faut une autorité infaillible autrement, on interpréterait dans les sens les plus divers le contenu de la révélation. Mais, d'après eux, c'est toute l'Église, pasteurs et fidèles, qui est la détentrice de l'infaillibilité, celle-ci n'étant point d'abord et originairement une propriété du magistère mais bien de l'ensemble des croyants. Les évêques n'ont qu'à refléter l'opinion de l'Église entière. Ils n'enseignent pas la doctrine en leur nom propre ni par délégation divine ; ils doivent seulement dégager et expliciter la croyance des fidèles. Il leur faut donc se mettre à l'écoute de ceux-ci ; ne jamais heurter des convictions, théoriques on pratiques, partagées par le peuple chrétien. Celui-ci est juge, en dernier ressort, des interventions doctrinales et disciplinaires de ses chefs ; et les décisions d'un concile, fût-il général, ne valent qu'après approbation des fidèles. Bref, prêtres et évêques gouvernent au nom de la masse, qui contrôle sans cesse leurs initiatives ([^59]).
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L'Église catholique n'accepte pas ce point de vue ; en ce qui concerne l'origine et la structure de l'autorité religieuse sa position est particulièrement claire. Elle souligne d'abord que le Christ a vraiment voulu instituer une société religieuse visible, à laquelle est confiée la mission de proposer et de propager le message de salut qu'il apporte au monde. Le royaume de Dieu que Jésus a eu l'intention de fonder n'est pas seulement la société des âmes dans l'au-delà, ou à la fin des temps : un royaume eschatologique, mais un organisme qui naît et se développe dans l'histoire Il n'est pas non plus uniquement une communauté de vie morale et spirituelle intime, mais un corps extérieur chargé de promouvoir cette vie spirituelle.
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Et le royaume de Dieu ne s'identifie pas avec la société civile, les buts directement poursuivis par l'un et l'autre étant différents. Non seulement le Christ a fondé une société religieuse, mais il en a défini les structures essentielles. L'Église est gouvernée par un pouvoir collégial, le collège des Apôtres, avec, au sommet, Pierre, chargé de confirmer ses frères dans la foi. Quand les modernistes prétendent que Pierre n'a même pas eu conscience d'avoir été doté de cette prérogative ; quand ils ajoutent que de l'organisation future de l'Église on ne trouve que de très vagues pressentiments dans les textes sacrés, ils font bon marché de l'*Évangile* et des *Actes des Apôtres* ([^60])*.* Le Christ a fixé lui-même la forme que prendrait le pouvoir dans son Église, et il l'a fixée d'une manière immuable, jusqu'à la fin des temps. La constitution de l'Église ne peut donc, quant à l'essentiel, être modifiée, à la différence des constitutions civiles qui, à l'intérieur des États, changent selon les vicissitudes de l'évolution politique et sociale. Le pouvoir que détiennent le Pape et les évêques ne leur vient donc point du peuple chrétien, mais du Christ. Sans doute ne connaissons-nous pas dans le détail la façon dont s'est transmise l'autorité au début de l'Église, comment ont été désignés les chefs des communautés particulières au fur et à mesure qu'elles se créaient, quand et dans quelles conditions est apparue la distinction entre l'évêque et le prêtre. Néanmoins une tradition qui remonte à la fin du premier siècle et dont on peut suivre la trace chez Clément de Rome, Ignace d'Antioche, Irénée, Tertullien (avant qu'il n'adopte les erreurs montanistes) présente une doctrine claire à souhait sur le principe de la succession apostolique. Clément de Rome, Pape de 92 à 101, enseigne que la communauté ne peut destituer ses chefs ; pas plus qu'elle ne leur a donné le pouvoir, un pouvoir qui vient des Apôtres et de Dieu, elle n'a le droit de le leur enlever ([^61]).
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Les promoteurs de la Réforme se sont bien gardés d'attaquer de front, sur ce point précis, la doctrine catholique. Celle-ci, en effet, est solidement confirmée par l'histoire, et elle se trouve en étroite liaison avec la conception transcendante de la révélation, de laquelle tout dépend. Si la révélation ne consiste pas dans une libre intervention de Dieu, mais dans une prise de conscience par les hommes de leurs désirs et de leurs besoins, l'origine divine de la constitution de l'Église ne signifie évidemment rien. Les différents points de la doctrine catholique forment un ensemble cohérent ; on s'en rend compte en réfléchissant à la doctrine que nous examinons présentement.
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Mais, une fois admise l'origine divine du pouvoir dans l'Église, les difficultés ne disparaissent pas comme par enchantement. Et, de nos jours, ces difficultés, à cause de l'impact des idées de démocratie et de socialisme sur nos contemporains, prennent un caractère particulièrement aigu. Il ne s'agit pas seulement de posséder, fût-ce de droit divin, l'autorité religieuse, il faut l'exercer. Il y aurait deux manières maladroites de le faire, péchant, l'une par excès, l'autre par défaut. Dans le premier cas, on tombe dans l'autoritarisme. On commande alors à tort et à travers, sans tenir compte des réactions prévisibles et légitimes des subordonnés, sans expliquer le pourquoi des mesures prises, sans consulter ceux qui pourraient formuler un avis autorisé. En procédant ainsi, on donnerait aux fidèles l'impression de vouloir les maintenir dans un état de sujétion, d'autant plus déplaisant qu'on leur répète par ailleurs qu'ils sont parvenus, enfin ! à l'âge adulte ([^62]).
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-- Que notre époque supporte mal l'autoritarisme, en matière religieuse du moins ([^63]), c'est évident. Que, d'autre part, elle taxe facilement d'autoritarisme tout exercice légitime du pouvoir, cela arrive souvent. Quand Paul VI, après s'être réservé le problème de la régulation des naissances et avoir demandé qu'on n'en discute pas entre trois mille évêques au Concile, a publié l'encyclique *Humanæ vitæ*, il s'est vu accuser, et avec quelle véhémence, d'abus de pouvoir. Et que n'a-t-on pas dit de Pie XII, « le pape autoritaire par excellence ». -- Mais à la question de savoir si l'Église catholique, dans les circonstances actuelles, risque surtout de pécher par excès d'autorité, je répondrais volontiers par oui et non. Il y a abus quand on nous impose des choses qu'on n'a pas le droit de nous imposer ; quand on transforme, par exemple, pratiquement des « permissions » en « obligations ». Il y a abus aussi quand on réserve ses foudres pour ceux que, logiquement, on devrait éclairer et soutenir de préférence ([^64]). Que ces abus de pouvoir, et d'autres encore, existent, personne n'en doute. Malgré tout, je ne crois pas que le mal dont a souffert l'Église catholique ces dernières années tienne principalement à un excès d'autorité.
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Je serais porté à croire -- c'est une opinion purement personnelle -- que le danger vient plutôt d'un manque d'autorité. Et cette déficience m'apparaît comme un résultat direct de la prédominance des idées démocratiques. Je n'éprouve ni bienveillance, ni animosité particulière pour le concept de démocratie, ployable à tous les usages ([^65]). Je constate seulement que quand un État se veut sincèrement démocratique, il se trouve placé devant un dilemme embarrassant : tolérer des opinions et des activités qui tendent à détruire l'ordre établi ; ou les réprimer d'une manière plus ou moins anti-démocratique. Hantée et comme fascinée par l'idéologie démocratique, l'Église contemporaine se trouve dans une situation inconfortable analogue. Elle croit devoir adopter des attitudes qui, à la longue, risquent d'avoir des effets néfastes. Elle déclare, par exemple, que, désormais, elle ne condamnera plus personne. Ceux qui veulent démolir le catholicisme de l'intérieur n'ont donc rien à craindre ; et s'il leur arrive d'essuyer quand même un blâme, ils trouveront toujours des Laurentin pour contester le blâme infligé. -- Un pouvoir démocratique cherche à ne point prendre parti dans les querelles des citoyens. L'Église s'efforce d'en faire autant. Pour y réussir, elle définit des attitudes opposées, par exemple l'intégrisme et le progressisme, entre lesquelles elle prétend tenir le juste milieu. Intention louable. Mais que de confusions et d'arrière-pensées elle peut receler, surtout lorsque les termes de l'antithèse, comme il arrive dans le cas cité, sont vagues à souhait ! Le mot « intégrisme » signifie tout ce qu'on veut.
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Il devient facile dès lors d'affirmer que les intégristes sont à l'origine de nos difficultés actuelles ([^66]). Pour la symétrie, cela fait peut-être bien : s'il n'y avait pas d'intégristes, il n'y aurait pas de progressistes. Je ne dis pas que les intégristes, ou ceux qu'on appelle ainsi, sont indemnes de tout reproche. Mais à qui fera-t-on croire que c'est leur faute si de nombreux prêtres et religieux défroquent, si le célibat ecclésiastique est remis en question, si les séminaires se vident, si le marxisme a pourri une large fraction du clergé. Il faudrait quand même être sérieux, et l'autorité devrait se dire qu'elle ne gagne rien à vouloir tenir la balance égale entre les diverses tendances, bénir à droite et à gauche indifféremment ; il lui faudra bien, un jour ou l'autre, imposer une direction, à moins qu'elle ne préfère, comme on dit, laisser tout courir, espérant sans doute que l'agitation qui secoue l'Église se terminera « en queue de poisson ». Ce n'est rien moins que sûr. En tout cas, on devrait se convaincre qu'on ne peut pas gouverner l'Église selon les principes démocratiques tels que les entend et les met en œuvre notre époque. La constitution même de l'Église s'y oppose, et aussi les caractères les plus typiques de la société contemporaine.
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Celle-ci, en effet, dispose et disposera toujours davantage de techniques de plus en plus perfectionnées, permettant de façonner l'opinion, de conditionner les masses, de leur faire accepter des idées contre lesquelles les individus auront du mal à se défendre. Si l'Église, pour ne pas heurter les impératifs de l'idéologie démocratique, se mettait, comme on dit, à l'écoute des foules ; si le Pape et les évêques se contentaient de refléter ce que pensent les fidèles, où irions-nous ?
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L'opinion du peuple exprimant les idées de ceux qui la créent, autant vaudrait pour l'Église s'aboucher directement avec les meneurs de jeu, les journalistes de la presse écrite et parlée et leurs inspirateurs, et apprendre d'eux ce qu'il faut désormais croire et faire. -- On objectera : vous admettez tout de même que c'est l'Église en sa totalité qui jouit de l'infaillibilité ? -- Incontestablement. Mais l'infaillibilité du corps de l'Église provient de l'autorité enseignante, autorité divine en sa source et qui apparaît comme le principe de l'unité des fidèles dans la foi. La fonction du pouvoir doctrinal ne consiste pas à recueillir, à répéter ce que pensent les chrétiens, mais à les instruire. Un exemple caractéristique permet de saisir l'importance du problème. La presse bien pensante, et moins bien pensante, du *Figaro* à *Témoignage chrétien* s'est occupée de l'intercommunion. Et on a entendu le journalistes affirmer qu'il y avait dans l'Église un mouvement « irrésistible » en faveur de celle-ci ; un désir ardent de faire asseoir à la même table sainte ceux qui croient à la présence réelle et ceux qui n'y croient pas, ceux qui reconnaissent que la Messe est un sacrifice et ceux qui ne le reconnaissent pas, ceux qui professent que le Christ est Dieu et ceux qui, comme les protestants libéraux ne le professent pas. -- Un mouvement irrésistible et « irréversible » ? En clair cela signifie que les dits journalistes -- inspirés par qui ? -- voudraient créer ce mouvement. On les voit d'ailleurs déjà plus ou moins regimber parce qu'ils sentent que l'Église ne les suivra pas, du moins ne les suivra pas jusque là, même si, ce qui n'arrivera point, ils réussissaient à fausser les esprits sur une matière d'une telle importance ([^67]).
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Notre-Seigneur savait ce qu'il faisait lorsqu'il donnait à son Église une constitution hiérarchique. C'était la seule façon de sauver le contenu de la révélation, d'empêcher qu'il ne soit livré à l'arbitraire des humains. Les détenteurs du pouvoir religieux devraient sans cesse se le rappeler et se garder des tentations que l'idéologie démocratique leur offre perpétuellement. Encore une fois, il ne s'agit pas d'exercer l'autorité à tort et à travers ; il faut le faire intelligemment et respecter les règles de la prudence. Et nos chefs auront toujours à se rappeler les paroles de saint Pierre. « ...paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré ; non dans un intérêt sordide, mais par dévouement ; non en dominateurs des Églises, mais en devenant les modèles du troupeau... » ([^68]). Mais ces recommandations de saint Pierre ne sont pas incompatibles, bien au contraire, avec un autre conseil dont je ne me rappelle plus l'auteur : Princes, commandez hardiment.
#### 6) L'Église romaine est-elle « catholique » ?
Les malentendus entre les humains proviennent souvent de ce qu'ils ne parlent pas un langage clair. Cette réflexion me vient à l'esprit en lisant une phrase du pasteur Marc Boegner : « L'Église sera catholique ou ne sera pas ; le chrétien sera protestant ou ne sera pas. » Cette formule, prise à la lettre, signifierait que l'Église romaine n'est pas encore catholique ; pour qu'elle le devienne, ses membres devraient, au préalable, « se protestantiser » : avant d'être catholique, il faudrait être chrétien.
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Cette formule suscitera peut-être l'admiration des « esprits œcuméniques » ; elle n'en paraît pas moins équivoque. Nous soutenons en tout cas, nous autres, que l'Église romaine est d'ores, et déjà catholique ; que sa CATHOLICITÉ constitue un signe distinctif permettant de reconnaître son origine divine. Serions-nous dans l'illusion ? Notre Église ne porterait-elle pas cette marque ? Ou bien l'aurait-elle laissée s'estomper au point qu'on ne la verrait plus ? Cette question, dont les implications sont multiples, mérite d'être examinée de près.
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Le terme « catholique » a de lointaines origines. On le trouve employé par les philosophes grecs avec le sens « d'universel, de général » ([^69]). Le *Nouveau Testament* n'utilise pas ce vocable, mais une expression équivalente ([^70]). Les Pères, par contre, s'en servent fréquemment et lui font finalement désigner un des caractères fondamentaux de la véritable E-lise. L'idée de catholicité, par son riche contenu, s'avère tout à fait apte à cet usage. Elle signifie que la religion du Christ est destinée à tous les hommes, et constitue pour eux la voie normale du salut. Elle suppose, par le fait même, que le christianisme convient à la mentalité des peuples les plus divers, des époques les plus disparates ; il est le contraire d'une religion nationale ou liée à un type de civilisation déterminée ([^71]). La réalisation de cette catholicité est la tâche première à laquelle l'Église doit s'adonner, sous peine d'infidélité à la mission que le Christ lui confie.
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Cette tâche se trouve plus ou moins facilitée par les circonstances ; l'Église ne prétend point qu'elle l'achèvera un jour, ni qu'un temps arrivera où tous les hommes, ici-bas, se rangeront sous sa bannière. Elle n'écarte même pas l'hypothèse qu'à certaines époques, elle puisse se voir réduite à « un petit reste ».
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La catholicité de l'Église, en effet, doit être prise dans un sens rigoureux. Il ne suffirait pas, pour répondre à ses exigences, qu'une vague mentalité chrétienne inspire tous les hommes à des degrés divers, ou qu'un humanisme dérivé du message évangélique se répande de plias en plus. Pas davantage on ne pourrait se contenter d'une catholicité entendue à la manière de Spinoza ou de Kant ([^72]), consistant dans une religion naturelle, plus ou moins indéterminée, qui se retrouverait à la base de la plupart des croyances. Et l'Église ne répondrait sans doute point à sa vocation universaliste, en se bornant à être l'animatrice spirituelle de l'évolution du monde moderne, à supposer qu'on veuille bien lui concéder ce rôle. Non ; la catholicité implique davantage. Elle suppose la diffusion dans le temps et l'espace de l'Église avec son unité, ses structures hiérarchiques fondamentales et ses dogmes. C'est l'Église une, sainte, d'origine apostolique, qui doit, avec la totalité de ce qu'elle est, se répandre partout. La catholicité ne peut donc pas non plus consister dans une propriété qui affecterait l'ensemble des communautés chrétiennes, additionnées les unes avec les autres. En d'autres termes, nous parlons ici de la catholicité de l'Église romaine ; celle-ci n'a pas besoin, ni n'a le droit, pour manifester cette propriété, de sacrifier quoi que ce soit d'essentiel. Aussi bien, la tradition chrétienne n'a-t-elle jamais séparé la catholicité des autres marques de la véritable Église.
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Ainsi, l'Église romaine, parce que catholique, a comme tâche première de proposer à tous les hommes le message du salut ; elle est apte à accomplir cette mission, qui constitue le but même de son existence : elle n'a point été faite pour autre chose.
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Son souci primordial doit donc être de prêcher l'Évangile « à toute créature » ; d'annoncer aux hommes que Dieu est Dieu, c'est-à-dire l'Éternel, l'Infini, le Tout-puissant, et nous des êtres éphémères, limités, dépendants ; de leur apprendre qu'ils sont sauvés par le Christ, en qui seul se trouvent « la voie, la vérité et la vie » ; qu'ils sont sauvés grâce à une libre initiative divine, manifestation d'un amour indicible et gratuit auquel nous sommes invités à répondre. Si l'Église doit enseigner cela aux hommes, à tous les hommes, c'est évidemment pour qu'ils y croient, pour qu'ils se convertissent, pour qu'ils cessent de se laisser engluer par l'attrait des choses terrestres ; pour qu'ils adhèrent à la société religieuse dans laquelle, par la volonté du Christ, ils trouveront les instruments de sanctification les plus efficaces. -- Tout cela semble aller de soi. -- Malheureusement, à une époque comme la nôtre, plus rien ne va de soi. Et il se trouve de nos jours des catholiques, religieux, prêtres et laïcs, qui se bouchent d'horreur les oreilles, dès qu'ils entendent parler de convertir les âmes, de les mener à Dieu, de faire de l'apostolat, du prosélytisme. C'était bon, disent-ils, autrefois, quand on n'avait pas encore compris l'éminente dignité de la liberté humaine, qu'il faut à tout prix respecter. Maintenant, nous sommes davantage sensibles au besoin de laisser chacun, dans son tête-à-tête secret avec l'Éternel, se débrouiller comme il peut. Nous n'avons pas à intervenir en tiers dans ce dialogue. Toute intrusion de notre part serait un viol des consciences, qui fausserait dès l'abord le rapport de celles-ci avec Dieu.
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Tout au plus pouvons-nous, en communiant personnellement avec autrui, l'inciter à écouter la Parole divine. Mais l'Église, comme société, n'est pas adaptée à cette tâche et ce n'est pas elle qui constitue le meilleur chemin pour mener les âmes au Père ([^73]). -- Si cette perspective était la bonne, on peut se demander ce que signifieraient encore les paroles de Notre-Seigneur aux apôtres : allez enseigner toutes les nations ; ceux qui vous écoutent m'écoutent..., baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... ([^74]).
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A l'intérieur du catholicisme, on n'oublie certes pas ces paroles ; Vatican II a rappelé le devoir qui incombe à l'Église de prêcher l'Évangile, et d'inviter les hommes à entrer dans son sein. -- Mais ce devoir, certains l'entendent d'une façon telle qu'il n'apparaît plus comme la tâche urgente et primordiale qui s'impose à l'Église, celle pour laquelle elle a été constituée. On connaît la thèse défendue naguère par « Jeunesse de l'Église » et l'ex-père Montuclard. Ce dominicain d'avant-garde estimait qu'avant d'annoncer l'Évangile, il fallait d'abord réaliser la justice sociale ; que c'était, dans l'ordre des urgences, la première besogne à accomplir. Après, mais après seulement, on pourrait s'attaquer à l'évangélisation, essayer de convertir les âmes à Dieu et au Christ. Thèse aberrante, s'il en est. Les Apôtres n'ont point commencé par inciter les esclaves à la révolte ; dès la Pentecôte, ils ont proclamé qu'il n'y avait, pour l'homme, de salut spirituel que dans le Christ. Ils étaient d'ailleurs persuadés que les nouveaux chrétiens, une fois qu'ils auraient pris conscience d'être fils d'un même Père, destinés à entrer tous comme enfants adoptifs dans la famille divine, en viendraient d'eux-mêmes à lutter contre la plaie de l'esclavage.
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-- Aberrante, la thèse de Montuclard est aussi profondément injuste vis-à-vis des générations auxquelles on s'interdit d'annoncer le Christ. On refuse de les aider à trouver ce dont ils ont avant tout besoin ; on ne leur enseigne plus l'unique nécessaire : à savoir que Dieu est Dieu et qu'Il nous a révélé son amour en son Fils unique. -- On objectera : mais nos contemporains ne sont pas disposés à écouter ce message ; ils n'y sont point préparés. -- Qu'en savez-vous ? Est-ce que seulement vous le leur présentez comme il faut ? Ne faussez-vous pas, vous-mêmes, le message, en abordant vos frères sous les apparences fallacieuses de promoteurs du progrès humain ? Les hommes s'attendent à ce que vous leur parliez en apôtres, soucieux d'éveiller et de développer en eux la vie spirituelle. Vous prenez, en les accostant, des allures de militants syndicalistes ou politiques. Vous y mettez peut-être une certaine générosité. Mais vous êtes à côté de la question : *Mille passus, sed extra viam* ([^75])*.*
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L'Église a rejeté les thèses de Montuclard. Celles-ci n'en ont pas moins fait leur chemin, souterrainement. Elle continuent d'inspirer certaines attitudes et leur influence explique en partie des échecs retentissants. Je pense à l'*Action catholique* et me pose la question : Oui ou non se propose-t-elle encore de convertir au Christ ceux qui ne croient pas en Lui ? Elle avait certainement cette ambition dans les débuts, ambition où se glissaient sans doute quelques illusions et naïvetés. J'ai connu dans mon diocèse des prêtres pieux et zélés, qui ont contribué peu ou prou à la naissance de l'*Action catholique.* J'entends encore Mgr P. Tiberghien nous expliquer que, dans la conquête des âmes, on avait jusqu'alors pratiqué « la pèche à la ligne ». L'*Action catholique,* « en changeant l'eau du vivier », allait métamorphoser les poissons qui s'y trouvaient, les faire devenir chrétiens, presque sans qu'ils s'en aperçoivent. Et le chanoine Masure, dont je fus un moment le collègue au séminaire de Lille, prédisait, à une Semaine Sociale de Bordeaux, que de la J.O.C. sortiraient une foule de ménages profondément chrétiens, dont la fécondité ferait regorger de candidats au sacerdoce petits et grands séminaires. Le moins qu'on puisse dire c'est que la réalité n'a pas confirmé ces espérances. Certes, le principe de l'*Action catholique :* l'apostolat du milieu par le milieu, peut se défendre, à condition toutefois qu'on ne l'utilise pas comme synonyme de la lutte des classes ; et l'*Action catholique,* dans des cas particuliers, a le droit d'aligner d'incontestables réussites. Il n'en faut pas moins parler d'un échec ([^76]). -- A quoi est-il dû, sinon au fait que dans les différents mouvements, au niveau des aumôniers comme des militants, trop souvent la revendication et les préoccupations temporelles de tous l'ont emporté sur le souci de la vie spirituelle ? Qui oserait affirmer que la situation est en voie d'amélioration ? Que les prêtres qui président à ces mouvements ont enfin compris qu'ils étaient là pour mener leurs ouailles à Dieu, leur apprendre à prier, à se recueillir, à se renoncer ?
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Il suffit de voir ce qui s'est dit au récent congrès de J.E.C. à Blois ([^77]), pour avoir l'impression que le mal ne fait qu'empirer, du moins en certains secteurs. Et l'exemple, cité par P. Debray, d'un vicaire de la banlieue parisienne privé de son poste et laissé sans emploi parce qu'il avait commis la faute d'opérer des conversions parmi la jeunesse ouvrière, cet exemple, dis-je, a valeur de symbole ([^78]). Il rejoint ce que m'écrivait un prêtre, qui passe chaque jour des heures au confessionnal et au nez duquel des confrères se sont mis à rire parce qu'il parlait du changement intérieur qui s'opérait dans les âmes par le sacrement de pénitence. L'*Action catholique,* qui devait, dans nos pays déchristianisés, ramener les hommes à Dieu et au Christ, a perdu dans une large mesure son dynamisme missionnaire. Ce n'est pas en s'appuyant sur elle que l'Église peut espérer progresser dans la réalisation de sa catholicité. Et comme elle ne peut renoncer, sans trahir, à convertir les chrétiens d'Occident, baptisés mais indifférents ou hostiles, il lui faudra bien, un jour ou l'autre, remédier aux déficiences de l'*Action catholique,* avant qu'il ne soit trop tard... à moins qu'on ne se résigne à la marxisation progressive de secteurs toujours plus étendus du catholicisme.
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Le dynamisme missionnaire de l'Église s'exprimait, dès les origines, par la volonté efficace d'annoncer le Christ aux non-chrétiens ; c'est par là que l'Église travaillait à devenir universelle, à réaliser sa catholicité. Cette volonté de « convertir » les hommes (pourquoi avoir peur des mots ?) la trouvons-nous encore dans l'Église contemporaine ?
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Le « catholique moyen » se met à en douter, car il ne la perçoit plus très bien. Au dernier concile, on a tellement fait cas des religions non-chrétiennes : judaïsme, islamisme, bouddhisme, fétichisme, etc. qu'on peut se demander s'il vaut encore la peine de dépenser ses forces et ses ressources pour faire entrer dans le bercail ceux qui en sont loin. Récemment nous entendions de hautes personnalités religieuses exalter les « religions du Livre » qui s'appuient sur la Bible ou le Coran, d'une façon qui me laissait un peu rêveur. Certes, je sais que l'Ancien Testament est pour nous essentiel et nous ne le séparons pas du Nouveau. Nous sommes, en ce sens, des « fils d'Abraham », comme les juifs. Mais le judaïsme, en tant que tel, constitue une religion déterminée, pour laquelle Jésus fait plutôt figure d'hérétique ([^79]). Je suis plein d'amitié pour les juifs et je crois l'avoir assez montré pendant la guerre ; mais quand il s'agit de la vérité religieuse, je ne puis échapper à la question fondamentale : c'est eux ou c'est nous qui nous trompons. -- Et quand on parle de religion du Livre à propos de l'Islam, je deviens encore plus réticent. Avec les juifs nous avons en commun l'Ancien Testament, que nous considérons, eux et nous, comme porteurs d'une révélation divine. Que les musulmans voient dans l'*Ancien* et le *Nouveau Testament* des livres saints, je le sais fort bien. Mais je ne pense pas qu'un catholique puisse reconnaître dans le Coran une authentique révélation ; et je suppose que le Cardinal Daniélou, lorsqu'il exalte les « religions du Livre », ne met quand même pas le Coran au même niveau que la *Bible* ([^80])*.* Ou alors, je n'y comprends plus rien.
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En réalité, à travers les « baisers Lamourette » que le Concile a cru devoir donner à toutes les religions non-chrétiennes, il y a sans doute autre chose : la conviction que les religions non-chrétiennes véhiculent une sorte de « révélation naturelle », pouvant servir de pierre d'attente, de point d'attache à la révélation plénière de Dieu dans le Christ. Cette conviction s'appuie sur un texte célèbre de l'*Épître aux Romains* ([^81]). Des Pères de l'Église la partagent ([^82]). Le cardinal Nicolas de Cuse, au XV^e^ siècle, en fait un des piliers de sa synthèse philosophique et théologique ([^83]). Les fondateurs du protestantisme ne l'ont pas complètement perdue ([^84]) ; et, à notre époque, plusieurs théologiens réformés lui accordent une importance considérable ([^85]). -- De quoi s'agit-il ? De quelque chose de simple au fond. Dieu, créateur de tout ce qui existe, se manifeste dans le monde matériel et la réalité humaine, de même que toute cause laisse entrevoir sa nature à travers les effets qu'elle produit. L'esprit humain, par les œuvres divines, est donc capable de connaître quelque chose de leur Auteur. -- D'autre part, l'homme, qu'il s'agisse de l'espèce humaine ou de chaque individu, accède à la vie morale. Il prend conscience, à un moment donné, du devoir qui s'impose à lui de poursuivre le bien, non par intérêt, ni par une espèce de passivité vis-à-vis des impératifs sociaux ou parentaux, mais parce que le bien moral lui apparaît comme une sorte d'absolu. En visant le bien moral, l'homme construit sa destinée éternelle et vise implicitement Dieu, dont il peut n'avoir qu'une idée très vague et imparfaite.
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Dieu ne rejettera jamais « loin de sa face » celui qui, dans son existence, a écouté la voix de sa conscience, même, encore une fois, s'il n'a eu du Seigneur qu'une représentation confuse ([^86]). Telle est la doctrine traditionnelle de l'Église.
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Mais, de cette doctrine on peut faire un mauvais usage : en conclure que cette révélation naturelle dont nous venons de tracer les contours, suffisant à apporter le salut aux hommes, il est inutile de consacrer sa vie à la conversion des infidèles. Après tout, les hommes, quels qu'ils soient, sont « implicitement chrétiens » et Dieu ne leur demande pas plus que la fidélité à la voix de leur conscience ; laissons-les donc en paix et que chacun se débrouille avec le Seigneur comme il l'entend. De certaines formules du P. Rahner, théologien jésuite en vogue, il serait facile de tirer ces conclusions. Elles ne sont point faites évidemment pour susciter des vocations missionnaires, ni pour inciter les jeunes à œuvrer en vue de rendre l'Église plus universelle. Et la jeunesse catholique elle-même préfère désormais ce qu'il est convenu d'appeler la coopération. S'inspirant de la thèse que nous venons d'évoquer et de celle du P. Montuclard exposée précédemment, elle estime qu'il y a mieux à faire qu'à évangéliser les pays sous-développés. Il faut lutter contre la famine, aider les peuples arriérés à organiser une agriculture et une industrie adaptées aux besoins de leurs pays, collaborer par l'enseignement à l'élévation de leur niveau culturel. L'évangélisation peut attendre. Si elle doit se faire un jour -- et notre jeunesse est assez disposée à croire qu'elle n'est pas indispensable -- elle ne constitue point, en tous cas, la tâche qui presse le plus. Volontiers, on reprocherait aux « missionnaires traditionnels » de ne point l'avoir suffisamment compris, d'avoir pratiqué le racolage, l'endoctrinement spirituel, au lieu de s'être occupés en priorité des besoins matériels de leurs ouailles.
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Ce reproche est profondément injuste. Les missionnaires catholiques, avec les moyens dont ils disposaient, ont constamment aidé les indigènes sur tous les plans. Je pense à un vieil ami, le P. Goarnisson, de la Société des Pères Blancs, qui, docteur en médecine, a consacré sa vie à lutter contre la maladie du sommeil. On n'a point fait autour de son nom la publicité tapageuse dont a bénéficié le Docteur Schweitzer ; il n'en a sans doute que plus de mérite. Non ! Les missionnaires catholiques n'ont pas oublié de se pencher sur les misères physiques et intellectuelles des peuples auxquels ils étaient envoyés. Mais ils avaient compris, grâce à leur foi profonde, que ces peuples n'étaient pas seulement sous-développés matériellement, mais qu'ils l'étaient aussi spirituellement, ne profitant point de la plénitude de la révélation apportée par le Christ. Ils étaient persuadés qu'ils auraient trahi la mission à eux confiée par l'Église, s'ils n'avaient pas prêché, à temps et à contre-temps, la mort et la résurrection de Jésus. -- Maintenant, on insinue que ce n'était pas urgent. C'est comme si on disait : après tout, dans les pays sous-développés, les gens trouvent sur place, du moins en général, de quoi ne pas mourir de faim. Pourquoi leur faire connaître les nourritures dont nous, peuples évolués, disposons ? Pourquoi faire naître chez eux des besoins plus raffinés dont ils n'ont point conscience ? -- On trouverait ce raisonnement stupide, égoïste, déshonorant ; et on aurait raison. N'est-on pas victime d'un sophisme analogue, lorsqu'on refuse d'annoncer à ceux qui l'ignorent, la Bonne Nouvelle du salut, sous prétexte que Dieu ne rejette aucun homme de bonne foi et qu'il est beaucoup plus urgent d'améliorer le sort de nos frères ici-bas.
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Certes, il est des cas où l'Église missionnaire doit se contenter de la « coopération » et ne peut témoigner en faveur du Christ que de cette manière indirecte. C'est ce qui se passe en terre d'Islam. Mais il faudrait alors que prêtres, religieux et religieuses, militants laïcs, ne perdent jamais de vue, pour leur propre compte, la finalité dernière de leur action, qui est de mener au Christ, fût-ce par des chemins détournés.
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Il faudrait également qu'on ne présente pas cette situation comme l'idéal. Certains semblent la considérer ainsi. « Quel admirable changement ! me disait un coopérateur de retour d'Algérie. L'Église catholique ne travaille en Afrique du Nord que pour la prospérité d'un État musulman ; elle aide ceux à qui elle s'adresse à devenir de meilleurs adeptes du Coran. Elle montre le plus complet désintéressement ; elle abandonne toute idée de prosélytisme, de conversion et ne songe plus à s'étendre. » ([^87]) -- Je ne perçois pas ce qu'offre de particulièrement réjouissant une situation de ce genre ; je comprends encore moins comment on pourrait y voir la règle qui devrait désormais diriger l'Église dans ses rapports avec les non-chrétiens ([^88]). Si elle l'acceptait autrement que comme un pis-aller, accomplirait-elle encore la tâche que le Christ lui a assignée : faire connaître son Nom par toute la terre et mener les hommes à Lui* *?
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Si elle voulait conformer son action au modèle qu'on lui propose, ce serait le signe qu'elle relègue au second plan l'annonce du Message divin, qu'elle s'égare et s'embourbe elle-même dans les méandres et les marécages de l'évolution du monde contemporain.
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En expliquant pourquoi l'Église doit vouloir, en priorité, mener les hommes à Dieu, nous n'avons exploré qu'un versant du problème de la catholicité de l'Église romaine. Il en est un autre, non moins important, et qui mérite, lui aussi, un examen attentif. L'Église romaine prétend devenir universelle. Est-elle armée pour se rapprocher de cet idéal ? Ne trouverait-on pas en elle des manières d'être et d'agir qui constitueraient de sérieux obstacles à sa réalisation, obstacles relevant de l'ordre idéologique ou institutionnel ?
*De l'ordre idéologique* d'abord. L'Église est née en Palestine, dans le milieu culturel juif du premier siècle, milieu complexe où interféraient des éléments divers, de source orientale et occidentale. Très tôt elle a subi l'influence de la pensée grecque. Sur cette influence, sur les rapports entre l'hellénisme et le christianisme, on a beaucoup écrit, et dans les sens les plus divers ([^89]). Il s'avère en tout cas indéniable que l'élaboration de la pensée chrétienne s'est opérée à l'aide de notions, de catégories, qui étaient celles du monde gréco-latin, D'où le reproche qu'on entend souvent formuler contre l'Église ([^90]), d'être trop étroitement liée à un mode déterminé de pensée, et d'une façon générale, à une forme de civilisation : la forme européenne.
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Et on fait grief aux missionnaires d'avoir simplement « transporté l'Europe en Afrique et en Asie, tant du point de vue culturel que religieux ». On reproche à l'Église de n'avoir pas suffisamment distingué l'essentiel de son message et le moule occidental dans lequel il a été coulé dès le début ; d'avoir imposé le récipient avec le contenu. De ce défaut et de cette erreur de tactique, elle n'aurait pas encore pris complètement conscience et ce serait une des causes qui retardent la réalisation de son universalité.
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Il ne peut être question de nier le problème ni d'en minimiser l'importance ; ceux qui prônent la « des-occidentalisation » (quel vilain mot !) de l'Église n'ont point tout à fait tort. Encore faut-il garder la tête froide et ne pas oublier des vérités de bon sens, qui vont de soi, mais qu'il est toujours utile de rappeler. D'abord le christianisme est une religion, une doctrine de salut, non une philosophie. Même quand ils se servent de certains termes philosophiques pour exprimer la foi, les auteurs sacrés leur attribuent un sens religieux nouveau ([^91]). Et lorsque, dans la suite, on explicita le dogme en recourant davantage encore à la philosophie, on le fit dans le respect des données révélées ([^92]). Qu'on se soit donc servi, en y apportant les corrections nécessaires, de la pensée grecque, rien d'étonnant, car on n'avait point à sa disposition d'autres systèmes conceptuels. Plus tard, il y eut des tentatives pour exprimer le dogme, par exemple, dans un contexte cartésien ([^93]), et de nos jours, certains rêvent d'une théologie s'inspirant de Kant ou de Hegel, pour ne citer que ces grands noms.
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Toutes ces présentations de la doctrine chrétienne ne se font encore évidemment qu'à travers des cadres occidentaux. -- Qu'on puisse tenter de la formuler par le moyen de philosophies non-occidentales, la chose n'est pas en soi inconcevable. Il faudrait toutefois, pour y réussir, remplir des conditions préalables essentielles. ; se dire d'abord que c'est le message révélé qui prime et doit être conservé dans son intégrité ; examiner ensuite si une philosophie particulière, quand on s'en sert pour exprimer le dogme, ne le fausse pas en des points importants ; se demander enfin si, dans le donné révélé, ne se trouve pas renfermée une philosophie implicite, qui fait en quelque sorte corps avec ce donné. Un exemple fera comprendre notre pensée. L'Évangile est un message de salut. De quel salut s'agit-il ? Incontestablement, en tout premier lieu, du salut de l'individu, appelé à décider pour ou contre le Christ, à choisir de se tourner vers Lui ou de s'en détourner. Par le fait même, l'Évangile souligne la valeur irremplaçable de chaque individu, de tout individu. Une doctrine philosophique qui amenuiserait l'importance de l'individu, qui le dissoudrait dans la collectivité ou dans l'histoire, risquerait, si on l'emploie pour formuler le donné révélé, de ne pas en rendre compte correctement. Quand on vient dès lors nous proposer d'exprimer le dogme à l'aide de modes de pensée orientaux ou « africains », en utilisant, par exemple, des catégories de la philosophie hindoue ou bantoue, nous n'élèverions pas d'objection de principe, pourvu que, encore une fois, le donné révélé soit respecté. Nous ferions toutefois remarquer qu'on s'apercevra peut-être à la longue à quel point, du donné révélé lui-même jaillit une lumière qui projette sa clarté sur les problèmes qu'on est convenu d'appeler philosophiques. Peut-être l'authentique *philosophia perennis* devrait-elle s'élaborer à partir d'une longue méditation sur ce que le Seigneur nous a révélé de sa propre nature et de celle de l'homme.
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Mais les modes de pensée, les instruments conceptuels d'un peuple constituent un aspect seulement de sa culture, de sa civilisation. Si on se plaçait exclusivement dans cette perspective, si on réduisait la civilisation à des éléments notionnels, on en appauvrirait singulièrement le contenu. Un peuple ne se distingue pas uniquement par sa manière de raisonner, mais aussi par sa sensibilité et par les valeurs auxquelles, consciemment ou inconsciemment, il donne la préférence ; son originalité est fonction de facteurs multiples : le climat, le genre de vie, le passé, qui produiront ce qu'on pourrait appeler le génie d'un peuple, d'une époque, d'une civilisation. De ces données, l'Église, si elle veut devenir universelle, doit tenir compte, en particulier dans ses rites, sa liturgie, sa façon de concevoir la piété et ses manifestations. En ces domaines il lui faut éviter d'imposer un style religieux occidental ou latin, à des hommes d'une mentalité différente de la nôtre. -- Dans le passé, s'est-elle toujours inspirée de cette règle ? Aurait-elle pu, par exemple, en ce qui concerne le problème des rites chinois, choisir une attitude plus souple que celle finalement adoptée ? -- C'est possible. Elle l'a d'ailleurs fait au début de son histoire. La création, spontanée en quelque sorte, des différentes liturgies orientales et occidentales ne traduit-elle point, en fin de compte, la volonté d'adapter le culte eucharistique, sans laisser perdre l'essentiel, à la mentalité particulière des peuples auxquels le message divin était annoncé aux premiers siècles ? -- On pourrait donc concevoir, estimer même nécessaire, que l'Église continue à tenir compte de la variété des peuples et des civilisations et s'intègre ainsi leurs richesses culturelles. -- Toutefois, il faut se demander jusqu'où on pourrait aller sans inconvénient dans cette direction. Ne risquerait-on pas de rendre moins sensible l'unité de l'Église ? A une époque où l'humanité semble, par la force même du progrès technique, s'unifier non seulement sur le plan matériel, mais peut-être aussi sur le plan culturel, serait-il expédient de multiplier les diversités à l'intérieur de l'Église ? Et dans quelle mesure cette prolifération aiderait-elle l'Église à s'étendre ? A ces questions il est impossible de répondre d'une manière péremptoire, et la hiérarchie ne peut que procéder avec prudence en des domaines aussi complexes.
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La même prudence s'impose quand il s'agit de décider -- et cette fois nous sommes sur le plan institutionnel et juridique -- si la centralisation dans l'exercice du pouvoir constitue ou non un climat favorable au progrès de la catholicité ; problème important, souvent évoqué dans l'histoire de l'Église et auquel l'enseignement de Vatican II a donné un regain d'actualité ([^94]). Pour en comprendre la portée, il faut se rappeler quels sont les pouvoirs que le Pape cumule en sa personne. Il est, d'abord et avant tout, de par la volonté du Christ, le chef suprême de l'Église universelle : Paul VI, sans forfanterie, humblement mais fermement, s'est présenté comme tel devant le *Conseil Œcuménique des Églises* à Genève ([^95]).
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Mais il est aussi l'évêque du diocèse de Rome et enfin le patriarche autour duquel se sont groupées d'une façon plus étroite les Églises d'Occident au cours des siècles, comme les Églises d'Orient s'étaient groupées autour des sièges patriarcaux de Jérusalem, Antioche, Alexandrie, et Constantinople ([^96]). Il faut donc distinguer dans l'autorité papale celle que le Pontife romain exerce en vertu de la primauté et celle qu'il exerce comme patriarche d'Occident et comme évêque de Rome. En fait, au cours des âges, pour de multiples raisons, ces trois pouvoirs, dans leurs modalités d'exercice, ont quelque peu interféré et il s'est produit, dans l'Église catholique, une centralisation contre laquelle des critiques ont été souvent formulées. Absolument parlant, cette centralisation ne s'impose pas ; le Pape pourrait fort bien exercer son autorité suprême dans une Église décentralisée. Mais, à cet égard, il se pose des questions analogues à celles que nous avons évoquées précédemment. Quels sont les avantages respectifs de la centralisation et d'une éventuelle décentralisation ? De quelle manière et à quel degré celle-ci devrait-elle se réaliser ? Comment la traduire dans les faits sans que se relâchent les liens entre le centre et la périphérie, sans que soit mise en péril l'unité de l'Église ? Est-il sûr qu'une décentralisation très poussée favoriserait l'extension de notre Église ? En d'autres termes, serait-elle un facteur favorable ou défavorable dans la réalisation de la catholicité ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre et l'on comprend que l'autorité suprême, tout en corrigeant les excès trop criards de la centralisation, écoute avec une certaine réserve des appels à la décentralisation, qui ne sont pas toujours ni nécessairement désintéressés.
#### 7) Vais-je douter de mon sacerdoce ?
Travailler à l'extension de l'Église, à la réalisation de cette catholicité sur laquelle nous venons de réfléchir ; aider les hommes à se libérer des passions, à devenir de plus en plus raisonnables et libres, à s'approcher de l'idéal de sainteté proposé à tous ;
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faire sentir à chacun de ses frères, au plus pauvre comme au plus riche, qu'il a une valeur infinie et éternelle ; qu'il importe avant tout de sauver cette valeur, et qu'en la développant, on prend le meilleur chemin pour être heureux, même ici-bas ; proclamer devant les humains qu'ils sont aimés de Dieu d'un amour indicible et que le Seigneur les convie à entrer dans la famille divine avec le Christ ; participer directement à l'action de l'Église, poursuivie sans discontinuité depuis deux mille ans ; et, chaque jour, renouveler à l'autel le sacrifice de la Croix, rendre Jésus présent parmi les hommes en son humanité et sa divinité, peut-il y avoir, je le demande, une tâche plus exaltante ?
Quand nous avons eu le sentiment, dans notre jeunesse, que cette tâche nous était proposée, comment n'aurions-nous pas été enthousiastes, d'un enthousiasme qui n'avait rien d'infantile, car nous soupçonnions les difficultés de la besogne à laquelle nous allions consacrer notre vie, nous avions conscience des sacrifices qu'elle exigerait ; nous devinions aussi que nous connaîtrions les déceptions, que notre existence de prêtre, comme celle de tout homme, comme celle de Jésus lui-même, se terminerait sur un échec, au moins apparent. Mais cela ne nous arrêtait pas. Nous avions foi dans la grâce et dans notre ardeur juvénile. A l'âge où nous étions, on pouvait tout nous demander : nous étions prêts à tout.
Prêts à tout... et cependant non, car il est des choses auxquelles vraiment nous ne nous attendions pas. Il était impossible de prévoir qu'un temps viendrait où notre dignité sacerdotale elle-même serait mise en question à l'intérieur de l'Église ; où on nous assurerait qu'après tout nous n'étions guère plus que des laïcs et peut-être moins ; où on nous expliquerait doctoralement que, tous les chrétiens étant prêtres, nous n'avions pas à nous glorifier de notre état (ce que d'ailleurs nous n'avions nullement l'intention de faire), qu'il fallait rentrer dans le rang, oublier une bonne fois la distinction entre prêtres et laïcs, résidu démodé d'une opposition sans fondement entre le sacré et le profane.
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Nous ne pouvions prévoir qu'on exigerait de nous une de ces « conversions déchirantes », qu'on impose aujourd'hui si volontiers aux catholiques. Nous étions convaincus que nous aurions à lutter « contre la chair et le sang » ; mais qui aurait soupçonné qu'il faudrait combattre l'inquiétude, le doute, le trouble distillé dans nos âmes de prêtres par certains représentants de l'Église ou par des chrétiens sans mandat, subissant les uns et les autres l'influence diffuse du protestantisme, qui a toujours minimisé le rôle du ministre de Dieu ? Non, vraiment, nous ne pouvions prévoir qu'il faudrait, à la fin de notre vie sacerdotale, reposer une question à laquelle nous croyions avoir répondu prêtre catholique ou pasteur protestant ?
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Cette question, il importe de la tirer au clair, sans se payer de mots, sans se laisser arrêter par un vent d'œcuménisme plus ou moins délavé, qui souffle ici et là ; on doit aller jusqu'au fond du problème. Pour l'atteindre, il faut au préalable faire la lumière sur la célèbre distinction du sacré et du pro-fane, que nous avons vue précédemment répudiée par un de nos évêques. Le prêtre, si on en croit l'*Épître aux Hébreux,* « est établi pour les hommes en ce qui regarde le culte de Dieu » ([^97]) ; et le mot sacerdoce signifie, en fin de compte, que le prêtre est chargé des réalités sacrées. Mais qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, s'il n'y a point de différence entre le sacré et le profane, si tout est profane, ou -- ce qui revient exactement au même -- si tout est sacré ? Une fois la distinction supprimée, dans un sens ou dans un autre, le rôle spécifique du prêtre risque d'apparaître ambigu, indéfinissable, sans fondement ; c'est peut-être la raison dernière du malaise sacerdotal contemporain.
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On prend son bien où on le trouve. J'ai mieux compris le problème en lisant les œuvres du théologien protestant Paul Tillich (1886-1965), dont l'influence est loin d'être négligeable. Tillich cherche à préciser en quoi consiste la différence entre le sacré et le profane. Un ouvrage célèbre de Rudolf Otto, paru en 1917, *Le sacré* ([^98])*,* avait donné du sacré une définition qui soulignait les effets que le sacré produit sur l'homme. Il provoque un double mouvement : il fait trembler, frissonner, il inquiète ; et en même temps, il fascine, séduit. L'homme se sent simultanément repoussé et attiré par lui. Si on s'en tient à ces aspects psychologiques, rien n'empêche d'étendre le champ d'application de ce qualificatif. Notre époque ne s'en prive pas ; on parle de la « dalle sacrée », de ces « monstres sacrés » que sont Brigitte Bardot et telle ou telle vedette de cinéma. Évitant cet usage abusif, Tillich envisage la notion dans une perspective métaphysique et religieuse. Le domaine du sacré coïncide, en un sens, avec la réalité divine. Encore faut-il comprendre celle-ci correctement. Quand on parle de Dieu, on doit, d'après Tillich, éviter les métaphores spatiales ; ne pas le considérer comme un Être situé très haut, « au-delà des cieux », loin, fort loin du monde. Comme un être qui, du dehors, surgirait arbitrairement au milieu de notre univers pour s'imposer à nous, dicter ce que nous devons croire et faire, tel un monarque distant de son peuple, qui exerce sur lui un pouvoir tyrannique et discrétionnaire ([^99]). -- Au lieu de séparer le monde et Dieu, il faut les relier étroitement. Dieu est présent à l'intérieur des êtres ; il constitue ce qu'il y a en eux de fondamental, le principe dynamique qui se retrouve à la base de notre activité, biologique, intellectuelle, morale, spirituelle. Il est plus intimement présent en moi que je ne le suis à moi-même : *Deus intimior intimo meo*. Pour rencontrer Dieu, il ne faut point le chercher dans je ne sais quel ciel imaginaire, mais se tourner vers le monde, plonger plus profondément en soi-même.
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Dieu apparaît dans « la profondeur » de la réalité, « comme le fondement et le sens de tout être ». Toutes les réalités sont, en un sens, divines et peuvent toutes revendiquer le qualificatif de sacré. Néanmoins Tillich préfère dire que tout est profane ; plus exactement qu'il suffit de retrouver en chaque être, son caractère absolu, inconditionnel, pour qu'aussitôt la distinction entre le sacré et le profane disparaisse. En d'autres termes, un être, une attitude, une activité, pourvu qu'ils présentent un cachet d'authenticité, « d'inconditionnalité » comme dit Tillich, deviennent ipso facto sacrés ; inversement même une action couramment qualifiée de sacrée, si elle s'accomplit d'une manière superficielle, à la légère, devient profane : « le prêtre est alors laïc et le laïc peut toujours être prêtre » ([^100]).
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En comblant le plus possible la distance entre Dieu et le monde, Tillich rend évanescente la distinction entre le sacré et le profane. La confusion des deux domaines découle-t-elle nécessairement des prémisses posées par Tillich ?
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Et que valent ces prémisses ? Tillich s'élève contre l'application à Dieu des métaphores spatiales : Dieu n'est ni l'Au-delà, ni le Très-Haut. Ces métaphores, on les trouve dans la Bible et il suffit qu'on évite de les prendre au sens littéral pour que leur usage soit légitime. D'ailleurs peut-on s'en passer ? Quand Tillich recourt à l'idée de « profondeur » et répète que Dieu est au « plus profond de nous-mêmes », fait-il autre chose que substituer une image spatiale à une autre ? Qu'on le veuille ou non, nos concepts sont tous formés à partir de notre connaissance du monde sensible ; et tous, ils sont inadéquats lorsqu'on les applique à Dieu. L'essentiel est d'en prendre conscience, de corriger et de compléter les métaphores les unes par les autres. C'est ce qu'a toujours fait la meilleure tradition théologique. Quand on affirmait que Dieu est « au delà » de ce qui existe, on voulait simplement dire qu'il y a entre Lui et le monde, une coupure radicale : Dieu est seul à exister par soi et le reste n'existe que par Lui. Ce fossé, personne ne peut le combler. Même dans la vision béatifique, nous ne serons pas Dieu ; nous demeurerons des créatures qui auront besoin de Lui, non seulement pour Le contempler, mais pour subsister. Et, dans le Christ, l'humanité de Jésus ne se confond, ni ne peut se confondre avec la divinité du Verbe. La métaphore : Dieu *au-delà* de tout ce qui est, ne signifie pas autre chose. Elle n'exclut nullement l'intime présence de Dieu *au fond* des choses. Ceux qui s'extasient devant les formules de Tillich ont sans doute oublié le remarquable article de la *Somme théologique* où saint Thomas explique de quelle façon Dieu existe dans les créatures, leur donnant de l'intérieur l'être, le mouvement, la vie ; et quand il s'agit des hommes, les interpellant au plus intime d'eux-mêmes et les attirant vers Lui. Saint Thomas va jusqu'à dire qu'Il est présent même aux enfers, pour autant que son action maintient dans l'existence l'âme des damnés ([^101]).
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Mais s'il en est ainsi, la distinction entre le sacré et le profane peut conserver une signification. Le domaine du profane est constitué par toutes les activités que les créatures déploient, sous l'impulsion divine, dans leur propres sphères, et dans leurs rapports les unes avec les autres : activités biologiques, techniques, scientifiques, politiques, etc. Le sacré surgit chaque fois qu'il s'agit directement de mes relations avec Dieu, lorsque je l'adore, le prie, lui rend le culte auquel il a droit et dont il a établi lui-même les modalités. Il se définit par référence à un Dieu distant de nous d'une distance que nous ne pouvons supprimer et en même temps nous attirant à Lui avec une tendresse désintéressée ([^102]). Mais le sacré, je le retrouve aussi dans les créatures pour autant que, faites à l'image de Dieu, elles expriment sa grandeur et sa bonté ; et, quand il s'agit des hommes, pour autant que, dans leurs activités, ils sont emportés, consciemment ou non, par un mouvement qui les entraîne vers l'Absolu. Si nous avions l'œil des saints, nous percevrions sans doute la création tout entière comme divine en son fond et nous devinerions l'action du Très-Haut dans le plus misérable de nos frères et à l'intérieur des sociétés apparemment les plus hostiles à Dieu. Mais nous ne sommes pas des saints et le sacré ne nous saute pas aux yeux. Il éblouit d'autant moins que le péché « profane » les créatures, les rend vulgaires, mauvaises. Le dualisme manichéen donne de ce fait une explication maladroite ; ce n'est pas une raison pour nier la réalité de cette « profanation » par l'homme du divin dans le monde.
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Si la distinction du sacré et du profane conserve une indéniable valeur, il faut en conclure que le prêtre, s'occupant directement, par profession si l'on peut dire, du culte de Dieu, et dépensant son activité en vue de mener les âmes à Dieu, de les orienter vers Lui à travers leurs occupations profanes, est l'homme du sacré et se distingue du laïc par les besognes qui remplissent son existence.
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-- Peut-être, rétorqueront les modernistes et les protestants, mais ce n'est pas une raison pour majorer l'importance de cette distinction et en tirer des conséquences abusives ([^103]). L'histoire, ajoute-t-on, fait comprendre la manière dont s'est introduite la distinction du prêtre et du laïc et permet d'en mesurer l'exacte portée. Au commencement de l'Église, d'après le modernisme, il n'existait point de hiérarchie à proprement parler. Les membres des communautés chrétiennes naissantes se réunissaient pour commémorer la passion de Jésus, comme celui-ci avait ordonné de le faire. Il a bien fallu, pour éviter le désordre, que certains présidassent ces assemblées. On choisissait les personnes d'âge mûr ou ceux qui s'étaient convertis les premiers, ou encore ceux qui se distinguaient par leur connaissance des Écritures, leur zèle et leurs bonnes mœurs. Progressivement, la commémoraison de la mort du Christ se transforma en une action liturgique, où l'on supposait que Jésus devenait réellement présent en chair et en os dans le pain qu'on partageait en souvenir de lui. Ceux qui dirigeaient l'assemblée s'octroyèrent le pouvoir de faire descendre le Christ dans l'hostie ([^104]). Pour qu'on ne pût contester ce privilège, ils le firent dériver non de leurs qualités personnelles, ni d'un choix de la communauté, mais d'un rite mystérieux, d'une « consécration », d'une « ordination », qui assurait au prêtre, fût-il ignare et indigne, la puissance nécessaire pour obliger le Christ à se rendre présent dans les offrandes eucharistiques ([^105]).
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Ainsi s'introduit « l'avilissante distinction du prêtre et du laïc » ([^106]). De cette distinction les conséquences néfastes ne tardèrent pas à se faire sentir. Le prêtre apparaît désormais comme le gérant des choses sacrées ; pour accéder à celles-ci, le laïc devait passer par son intermédiaire. Le prêtre connaissait seul la doctrine et dictait aux autres ce qu'ils avaient à croire et à faire. Au lieu d'éveiller dans les fidèles une vie chrétienne personnelle, à base de pureté morale et d'union intime avec l'Éternel ; au lieu de les inciter à rendre à celui-ci, dans la sainte liberté des enfants de Dieu, un culte « en esprit et en vérité », les prêtres proposaient aux laïcs un ensemble de pratiques extérieures, qui les dispensaient de se convertir au Seigneur dans le fond de leurs cœurs et devaient leur procurer le salut quasi automatiquement. Ainsi conduits par une « caste sacerdotale 2 » abusant de son autorité, le chrétien était condamné à n'avoir qu'un comportement religieux « infantile » ; il lui était impossible d'accéder à une foi adulte ([^107]).
Cet état de choses qui, si on en croit Hegel, était inévitable à une certaine étape du développement de la religion chrétienne, suscita, non moins nécessairement, la Réforme ([^108]). Luther et Calvin rappelèrent que la vie spirituelle, tel que le christianisme originel, authentique et pur, la concevait, consiste dans une rencontre intime de l'âme avec Dieu.
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Cette rencontre est possible seulement dans un climat de liberté et pour des chrétiens devenus adultes dans leur comportement humain et religieux. Le prêtre n'a pas à s'interposer entre les consciences et l'Éternel ; il ne doit pas gonfler son rôle. L'Écriture l'en avertit en soulignant que tous les fidèles sont prêtres, que nous sommes « un peuple de prêtres ». Le protestantisme, non seulement supprime toute distinction essentielle entre le prêtre et le laïc, mais aussi les différences extérieures qui les séparent. Luther, nous dit Hegel, a bien fait de mettre le mariage au-dessus du célibat ; il « a pris femme pour montrer qu'il estimait le mariage, sans craindre les calomnies qui en résulteraient pour lui » ([^109]). Le prêtre travaille comme tout le monde, et, comme tout le monde aussi, il ne doit obéir qu'à sa propre conscience ([^110]). Le prêtre, entendez : le pasteur, s'il excelle dans les études religieuses, instruit les membres de la communauté ; par une vie morale exemplaire, il leur sert de modèle. Il préside les assemblées religieuses. Mais ses fonctions s'arrêtent là. Ne lui attribuons aucun pouvoir « magique e. Il n'est point le dispensateur de sacrements qui sanctifieraient les âmes quasi automatiquement. Encore moins est-il capable de rendre le Christ présent sur l'autel. Démythisons une bonne foi la condition sacerdotale. C'est à quoi aboutissent le protestantisme et son inévitable produit : le modernisme. Leur enseignement n'a eu que trop d'écho dans l'âme des prêtres catholiques contemporains.
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Ce réquisitoire contre notre sacerdoce, qu'on retrouve avec des variantes chez tous les promoteurs de la Réforme, et qu'ont répété à leur tour de grands philosophes, tels Kant, Hegel, Nietzsche ([^111]), la première fois que je l'ai entendu, m'a secoué au plus intime de moi-même. Quand le calme fut revenu, je me suis demandé si vraiment mon sacerdoce présentait les caractères déplaisants que protestants et modernistes se plaisent à lui attribuer. Certes, je connaissais assez l'histoire de l'Église pour savoir que la pauvre humanité abuse de tout, même de ce qu'il y a de meilleur et de plus élevé. Le cléricalisme a sévi de multiples manières dans le passé ; il n'est point sûr qu'il ait disparu. Ceux qui, à notre époque et à l'intérieur de l'Église, vitupèrent le plus contre lui, pratiquent volontiers un cléricalisme d'un nouveau style, aussi néfaste que celui de jadis. Quand je réfléchis à ma jeunesse cléricale, il me revient également en mémoire de véritables abus de pouvoir, que des prêtres, d'ailleurs bien intentionnés, commettaient au détriment des âmes dont ils avaient la charge. Et je conçois que des excès de ce genre, dont l'histoire nous offre, hélas ! de nombreux exemples, aient pu susciter de violentes et légitimes réactions. Mais, comme dit le proverbe allemand, il ne faut point jeter l'enfant avec l'eau dans lequel on l'a baigné. Si le clergé a souvent mésusé des pouvoirs qu'il revendiquait, cela ne prouve pas que ces pouvoirs étaient usurpés ou sans signification. Cela ne prouve pas non plus que les dits abus tenaient à la nature même de ces pouvoirs, ni, par conséquent, que le sacerdoce catholique, dans son essence, doit disparaître pour laisser place à quelque chose d'autre ; qu'il faut, en d'autres termes, que le prêtre s'efface maintenant devant le pasteur protestant..., à moins que ce ne soit devant le militant syndicaliste, le meneur politique ou le guérillero révolutionnaire ([^112]).
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Que reproche-t-on, en fin de compte, au prêtre catholique, du côté protestant et moderniste ? De s'interposer, comme l'Église d'ailleurs, entre Dieu et les hommes ; d'exercer sur ceux-ci une pression qui les empêche d'être adultes. Ma vie de prêtre a connu, certes, des déficiences et beaucoup d'imperfections ; mais j'ai beau examiner à la loupe mon passé sacerdotal, analyser les motivations qui m'ont fait agir ; jamais (je puis le dire sans fausse humilité, car beaucoup de prêtres pourraient en dire autant), jamais je n'ai oublié que mon rôle se bornait à favoriser le contact intime des âmes avec Dieu ; que, ce contact établi, je n'avais qu'à m'effacer. Et jamais non plus, je n'ai considéré les sacrements que je conférais comme des « rites magiques », qu'on pouvait appliquer indépendamment des sentiments du récipiendaire. Je comprenais fort bien que les sacrements ne prennent tout leur sens que lorsqu'ils éveillent, maintiennent ou développent la vie spirituelle de ceux qui les reçoivent. Et quand il m'arrive -- c'est fréquent -- d'aider mes frères à vivre leurs derniers moments, j'éprouve une joie indicible à renforcer ou, dans certains cas, à rétablir le contact intime de l'âme avec le Dieu qu'elle va rencontrer face à face. Où se trouve la « magie » en tout cela ([^113]) ? Certes, les rites extérieurs que l'Église me demande d'utiliser, je les considère comme sacrés.
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Ce n'est point toutefois à cause de leur matérialité, si je puis ainsi m'exprimer, mais parce qu'ils sont porteurs de la grâce divine, signes de la bienveillance du Père tout-puissant, aptes à reconstituer l'intimité entre l'âme et Dieu, une intimité qui peut paraître par -- fois éphémère et ténue ; mais Dieu nous aime tant et connaît si bien notre misère qu'il se contente souvent de peu. Et j'ai toujours remercié le Seigneur qu'il m'ait choisi pour aider mes frères à Lui offrir ce peu dont ils sont capables.
J'ai beau aussi m'examiner de près, il m'est impossible de m'accuser d'avoir abusé de mes fonctions sacerdotales pour imposer aux autres ma volonté, pour attenter à leur liberté. Certes, quand des jeunes gens, par exemple, me consultaient sur leurs projets, nous examinions ensemble les perspectives qui s'offraient à eux. ; je les aidais à clarifier leurs problèmes, mais en leur répétant sans cesse : C'est à vous qu'il appartient de décider et à vous seuls. Pourquoi, encore une fois, battrions-nous notre coulpe indéfiniment, comme si notre « caste sacerdotale », pour parler un langage nietzschéen, n'avait jamais été guidée que par l'esprit de domination, par une volonté de puissance d'autant plus dangereuse qu'elle prenait des moyens détournés pour arriver à ses fins ([^114]) ?
Mais peut-être le fond du problème n'est-il point là. Quand on recherche les caractères qui distinguent le prêtre catholique du pasteur protestant, au statut duquel certains voudraient nous ramener, on rencontre inévitablement la question de la Messe et de la présence réelle. Tout le monde en a conscience ; les protestants les premiers sont d'avis que le rôle du ministre de Dieu s'interprète à partir de l'idée qu'on a de l'Eucharistie.
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Sur celle-ci, la pensée de Luther ne coïncide pas totalement avec, celle de Calvin ([^115]). Nous n'entrerons pas dans l'examen de ces divergences. Il est plus important de constater que le protestantisme, pour ce dogme comme pour d'autres, a descendu une pente savonneuse, au terme de laquelle l'Eucharistie a perdu son contenu et sa consistance ([^116]). La Cène tend à devenir une simple cérémonie du souvenir, cérémonie symbolique mais sans la présence réelle du Christ. Rappel de ce qui s'est passé le Jeudi saint, la Cène, « consommation d'une même nourriture à une même table », développe le sens de la communauté humaine, « contient en soi quelque chose de grand, quelque chose qui élargit la manière de penser étroite, égoïste, intolérante des hommes, notamment en matière religieuse » ([^117]). Elle constitue « un bon moyen pour animer dans une paroisse le sentiment moral de l'amour fraternel qui s'y trouve représenté » ([^118]). Mais elle n'est ni un sacrifice véritable, ni une présence effective du Christ à l'autel. Celui qui préside la cérémonie ne possède aucun pouvoir particulier ; il ne « consacre pas le pain », N'importe qui peut le remplacer (**118**). Geste sacré destiné à développer le sentiment d'une fraternité universelle, à nous élever « jusqu'à l'idée d'une communauté morale cosmopolite » ([^119]), la Cène peut être offerte à toits ; le problème de l'intercommunion se voit ainsi radicalement tranché.
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On comprend désormais que tout, -- y compris la valeur du sacerdoce -- se joue autour du problème de la Messe. Est-elle la continuation du sacrifice du Calvaire ? Implique-t-elle la présence réelle du Christ ? Y croyons-nous encore ou n'y croyons-nous plus ? Mes études de théologie orientale m'ont été d'un grand secours dans l'examen de ce problème. J'ai pu constater à quel point était forte, dominante, constante, la tradition catholique en ce qui concerne la Messe et sa signification. Les liturgies orientales en apportent un témoignage magnifique ; et les réactions de l'Église d'Orient, au XVII^e^ et au XVIII^e^ siècles, en face des tergiversations et des négations protestantes, attestent que la communauté chrétienne, dans son ensemble, n'a jamais minimisé la signification de l'enseignement du Christ et des Apôtres sur l'Eucharistie. Elle n'a point atténué, « édulcoré » le *mysterium fidei*, pas plus que le Christ lui-même ne l'avait fait, lorsqu'après l'annonce de l'institution de l'Eucharistie, il vit ses auditeurs l'abandonner en grand nombre.
Qu'on ne vienne pas nous répéter qu'avec la Messe nous sommes « en pleine magie » ; que nous attribuons au prêtre un pouvoir incompréhensible ; que nous offrons aux chrétiens un moyen automatique de se sauver et d'être quittes avec Dieu sans avoir à se rendre meilleurs. Nous savons fort bien qu'il faut accomplir ce rite essentiel de notre culte, rite sacré s'il en est un, avec les dispositions requises ; saint Paul, dans son Épître aux Corinthiens, a dit à ce sujet des choses décisives que nous n'oublions pas. Le prêtre comprend mieux que quiconque l'avertissement de l'Apôtre, et c'est avec crainte et tremblement qu'il monte à l'autel. Mais le sentiment de son indignité ne peut lui faire oublier la tâche sublime qui lui est impartie et impartie à lui seul, ni supprimer la joie indicible qu'il éprouve chaque jour durant le moment privilégié de sa vie sacerdotale, joie qui le soutient à travers les incompréhensions, les épreuves et les tristesses de l'existence. Certes, ce bonheur, il ne le ressent pas constamment avec la même intensité et parfois, hélas ! la routine s'introduit dans l'accomplissement de ce rite, porteur d'éternité. Il faudrait être un saint, un Padre Pio, pour qu'il en soit autrement.
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Mais même dans les périodes de lassitude, où on se demande si on ne célèbre pas la Messe par simple accoutumance, notre foi dans l'Eucharistie n'en demeure pas moins présente, agissante ; elle continue à inspirer notre ministère sacerdotal, à lui conférer son authentique signification ; et la fierté d'avoir été choisi par Dieu pour quelque chose de grand demeure la toile de fond de notre existence. -- Quand un prêtre en arrive à ne plus croire à la Messe, à ne plus en comprendre la portée, que peut-il faire autre chose sinon s'en aller ? Ayant perdu le contact intime avec ce qui est, dans notre religion, le sacré par excellence, il devient inévitable qu'il veuille désormais s'assimiler aux laïcs, rentrer dans la sphère du profane, s'enliser dans des tâches « mondaines ».
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Si le sacerdoce catholique reçoit sa signification de l'Eucharistie, si toute la vie du prêtre doit se centrer sur la Messe, quelles précautions l'Église ne doit-elle point prendre pour éviter de donner l'impression qu'elle minimise l'importance du sacrifice de la Messe ? Ces précautions ont-elles toujours été prises ? On peut en douter. S'est-on demandé quelle impression faisaient sur les fidèles ces changements répétés, auxquels nous avons assisté et assistons encore ? Si on voulait réformer le rite eucharistique, il fallait s'y préparer de longue date, étudier le problème sur tous les plans, et ensuite seulement opérer cette réforme d'un coup et une fois pour toutes. Par ailleurs ces changements n'ont de sens que s'ils facilitent l'intelligence du rite et produisent en conséquence une plus grande intimité de l'âme avec Dieu. Qui oserait affirmer que ce critère a manifestement présidé à toutes les transformations que la liturgie a subies ? Apparemment, dans bien des cas, les choses se sont plutôt passées de la manière suivante : Des prêtres et religieux « d'avant-garde » lancent, à grand renfort de publicité, une mode : communier debout, communier dans la main, prendre soi-même l'hostie sur le plateau, etc. ;
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ils expliquent, en des articles à la Laurentin, que les fidèles enfin devenus adultes éprouvent un désir incoercible de communier debout, dans la main, etc. ; que c'est un mouvement de la base irrésistible ; et, ainsi que les choses se passent dans ce qu'on appelle une saine démocratie, l'autorité finit par entériner les innovations que certains, mus par quelles arrières-pensées ?, s'étaient juré d'introduire. Il faudrait beaucoup d'illusion pour croire qu'ils s'arrêteront un jour. -- On a quelquefois aussi l'impression, plaise à Dieu qu'elle soit sans fondement, que les réformes sont faites en vue de rapprocher de plus en plus la Messe catholique de la Cène protestante, d'accroître l'importance de la liturgie de la Parole ([^120]) au détriment de la liturgie proprement sacrificielle. Et devant cette situation, le pauvre prêtre intégriste que je suis se demande avec angoisse : En rapprochant la Messe le plus possible de la Cène, veut-on finalement transformer le prêtre catholique en pasteur protestant ? Qu'une pareille question puisse être posée, n'est-ce point la preuve irrécusable que nous sommes vraiment au bord de l'abîme ? ([^121]).
(*A suivre*.)
Chanoine Raymond Vancourt.
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### Ô mères chrétiennes... (II)
LES BESOINS du temps présent nous poussent à revenir sur cette grande mission qui vous est confiée -- et à vous presque seules -- dans l'éducation du premier âge. Or une éducation manquée à six ans l'est généralement pour toute la vie. Un petit enfant à qui on cède tout, qui a l'habitude de faire ses trente-six volontés, qui ment impunément, à qui ne sera jamais refusé de satisfaire une pure gourmandise, est bien mal préparé à faire un étudiant sérieux, un mari conciliant, un père ou une mère patients, un citoyen capable d'envisager le bien commun autant que son intérêt. Il risque d'être toute sa vie malheureux, toujours « contestataire » même vis-à-vis des parents, qui croyant attirer son affection, en le gâtant ainsi l'ont rendu profondément égoïste.
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Et si, en plus, sous prétexte « qu'il ne peut pas comprendre », on néglige de nourrir en lui la foi dont il a reçu le germe au baptême, comment resterait-il chrétien ? Car le christianisme comporte la Croix nécessairement, infailliblement, sous une forme que Dieu adapte à chacun. Quelle mère n'a tremblé pour la santé d'un enfant ? ou ne fut angoissée des -- dangers courus par un mari ? Qui n'eut des deuils à pleurer ? Il n'est pas réservé aux saints d'accepter la croix ; lorsque Jésus dit : « Si quelqu'un veut suivre derrière moi, qu'il se renonce et qu'il me suive », saint Marc (8-34) nous rapporte que pour donner cet enseignement « *Jésus appela la foule en même temps que ses disciples *».
Il n'y a pas de vie chrétienne si on n'accepte ces conditions. S. Luc dit (14, 27) « *Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple. *» Et il fait suivre cette parole de deux exemples, celui de l'homme qui entreprend de construire une tour sans savoir s'il aura de quoi la terminer, celui du Roi qui doit examiner les forces dont il dispose avant de s'engager dans une guerre.
S'engager à être chrétien, c'est accepter les croix dans l'esprit de Jésus. Mais c'est précisément cet Esprit de Jésus qui vous fait accepter les épreuves, vous aide à les comprendre et à les supporter, Lui, notre consolateur et notre avocat.
Malheureusement depuis une cinquantaine d'années peut-être, il était très bien porté, même chez de bons chrétiens, de faire montre de libéralisme en ces matières et de rejeter les habitudes de prudence et d'ascèse enfantine avec lesquelles eux-mêmes avaient été élevés. *Cinquante ans, deux générations !* Étonnez-vous des exploits de la jeunesse en mai 1968 !
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Ce libéralisme n'était autre qu'un oubli des blessures que la nature doit au péché originel, une invasion sournoise du naturalisme, que le clergé, par oubli de la doctrine de la grâce, s'est montré incapable d'arrêter.
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Vous vous trouvez donc, jeunes mères, comme une nouvelle armée qui doit faire face à de nouvelles conditions de combat analogues à celles du temps de S. Pierre et peut-être pires. Mais il suffit de suivre en cela le prince des apôtres qui décrit lui-même cette nouvelle armée régénérée par la parole de Dieu, « *rejetant toute malice et toute ruse, feintes, jalousies et calomnies de toute sorte ; comme des enfants nouveau-nés, aspirez le lait spirituel sans mélange, afin que par lui vous croissiez pour le salut, si vous avez goûté combien est doux le Seigneur *». Sans mélange ! S. Pierre veut dire sans mélange d'éléments naturels et mondains. Il n'y a de lait spirituel sans mélange que celui qui est contenu dans la Sainte Écriture. Et S. Pierre ne recommande pas aux chrétiens de se croire « adultes » comme leur orgueil satanique le fait croire à nombre d'entre eux aujourd'hui ; il parle comme Jésus même qui a dit (Matt. 18, 3) : « *En vérité je vous le dis, si vous ne changez pas et ne devenez pas comme les Petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux *».
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Ce sacerdoce royal qui est le vôtre, l'éducation du premier âge, dans le malheur des temps actuels, ne peut être pour vous qu'une école de vertu. S. Pierre ne fait que rappeler dans sa fraîcheur l'alliance du Sinaï, lorsque, dans la nuée, « JE SUIS » parlait à Moïse : « *Toute la terre est à moi ; mais vous, vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. Telles sont les paroles que tu diras aux enfants d'Israël *». Ce qui veut dire que tous les Israélites sont consacrés à Dieu pour l'adorer, et le servir ([^122]).
Faisons-nous une nation sainte. ? Même entre chrétiens et chrétiens de notre famille ? de notre rue ? de notre village ? Il n'y paraît pas. La chrétienté est à refaire car elle n'existe plus, et il faut commencer par le commencement, dans la famille ; et dans la famille par les petits enfants. Vous êtes au principe de la société, ne vous en enorgueillissez pas. Le respect mensonger et trompeur que les hommes montrent aujourd'hui pour les femmes est bien loin de s'adresser à leur grande mission, hélas ! Et vous-mêmes depuis longtemps, vous êtes mal informées sinon par de saintes mères.
On veut former les jeunes filles avec les garçons pour tous les métiers d'homme. Leur vocation essentielle, qui demanderait une instruction et une formation particulières, est oubliée ; et beaucoup de jeunes filles devenues femmes et mères ne se plaisent plus à la vie domestique.
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Elles regrettent ce vain verbiage des étudiants auquel elles ont été habituées et la fainéantise agitée des pseudo-intellectuels. Elles mettent les petits à la crèche ou les confient à quelque mercenaire, et sans qu'il y ait pour elles de nécessité pécuniaire, préfèrent encore passer des examens ou jouir de la société d'un bureau plutôt que d'éveiller ces petits, par leurs paroles et leurs chansons, au vrai, au beau, au bien. Leur excuse est dans leur formation ; comment une jeune fille élevée avec les mathématiques et la sociologie matérialiste pourrait-elle comprendre ce qu'est la société chrétienne, fondée sur la Paternité divine et sa transcendance absolue ? Comment une jeune fille élevée sans pudeur saurait-elle former ses enfants à la pudeur ? On a d'autre part fort mal informé ces pauvres enfants de l'éducation chrétienne : le clergé, dans son aveuglement, travaille à dissocier la famille. L'apostolat dans les milieux où l'on vit est certes sa condition normale, mais lorsque ce milieu est lui-même normal et non artificiel. Séparer les âges comme on incite les catholiques à le faire est une profonde erreur sociale. De plus on donne à conduire des jeunes gens et des jeunes filles à de jeunes prêtres qui n'ont parfois pas même dix ans de plus qu'eux alors que Dieu, auteur de la nature en même temps que de la grâce, a marqué une distance de quinze ou vingt ans entre l'enfant et le père ou la mère qui doivent l'élever. Cette différence d'âge est la condition de l'expérience et elle accompagne normalement l'enfant qui grandit, et que l'expérience d'une vie familiale chrétienne instruit à être père ou mère à son tour.
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C'est ici que l'instruction chrétienne fait souvent défaut. Elle est souvent moraliste et sociologique. Au mieux, elle ne vise que l'observation de la loi naturelle, c'est-à-dire les dix commandements. Mais Jésus complète et transforme la loi naturelle en nous enseignant les BÉATITUDES. Nos lecteurs les connaissent. Ils les reliront en la fête de la Toussaint : c'est l'évangile du jour. Voilà la source du renouvellement auquel vous êtes appelées à servir de base. Mais en même temps considérez qu'il est entièrement inaccessible à la nature humaine sans l'aide journalière et constante de Dieu. Tout dépend de la grâce divine, mais il suffit de la demander assidûment, elle arrivera au temps favorable suivant la prescience de Dieu qui est plus intime à nous que nous-même. Nous sommes les temples du S. Esprit. La grâce est l'action du S. Esprit qui habite en nous et qui non seulement sauve notre liberté en la détachant des effets de la concupiscence mais la rend plus forte et plus libre, plus apte à dominer les séquences de la chute originelle et à s'élancer avec amour sur les pas de Jésus, dans l'humilité profonde d'une créature sauvée par la miséricorde du Père.
Réfléchissez, jeunes mères, un avenir de gloire s'ouvre devant vous. Vous n'y serez rien, Dieu sera tout ; et vous travaillerez ainsi à « restaurer tout dans le Christ » : ignorées, peut-être moquées et méprisées dans ce monde pourrissant que vous connaissez, mais resplendissantes de l'amour de Dieu dans la pensée des Anges. La Sainte Vierge Marie parle de sa bassesse... que dirions-nous de nous-mêmes ?
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Imitons la prière de Jeanne d'Arc. Ses juges lui demandaient si elle était en état de grâce : elle imita Marie dans son humilité et répondit dans l'humilité de la foi : « *Si j'y suis, Dieu m'y garde, si je n'y suis Dieu veuille m'y mettre *».
D. Minimus.
On vient de publier le *Catéchisme de la Famille Chrétienne* du P. Emmanuel. Ce n'est pas un exposé sec et abstrait des vérités de la foi. Son caractère très particulier et même unique est d'être, comme son titre l'indique, un catéchisme « en famille ». Les questions que posent deux enfants, Pierre et Marie, à leurs parents et leurs digressions enfantines donnent une forme aimable et profonde (suivant le génie de l'auteur) soit aux dogmes eux-mêmes, soit aux applications de la doctrine dans la pratique de la vie chrétienne.
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## NOTES CRITIQUES
### Notules et informations
**« Révolution et culture syndicale » :** sous ce titre, un opuscule de Jean Beaucoudray, publié par « Hommes et métiers », 18, chemin latéral, à Bagneux (92).
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**Aussi intelligents que nous.** -- Dans la revue « Concilium », numéro 47, page 61, le P. Congar, parlant de saint Thomas d'Aquin et de quelques autres, déclare qu'ils étaient « *des hommes aussi intelligents que nous le sommes *».
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**Du temps de Pie XII.** -- Déclaration du cardinal Daniélou reproduite par « Le Journal la croix » du 18 septembre, page 7 :
« *Il y a eu des abus d'autorité partout, même dans l'Église, je ne le nie pas, mais je reproche à certains de vivre dans la psychologie du temps de Pie XII, où on luttait pour la liberté. Aujourd'hui tout cela est dépassé. *»
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**Marty mis à nu.** -- Dans « Le journal la croix » du 30 août, on pouvait lire en page 10 :
« *Marty n'a rien d'un séducteur, regardez sa photo... Vouloir comparer Marty à un de nos fantaisistes français est impossible. Il tient plus des Max Brothers que de Salvador... *»
« *Marty se livre à une série de transformations vestimentaires. *»
« *Si vous aimez rire sans raison, sans complexe, tout simplement parce que les images et les situations ne sont pas sérieuses, alors regardez Marty, je crois pouvoir vous assurer quelques instants de franche hilarité. Penseurs s'abstenir. *»
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### Bibliographie
#### Jacques Perret : La Compagnie des Eaux (Gallimard)
« Le relevé du conteur » dit plaisamment la bande qui entoure le livre... Les années que nous vivons voient un triomphe de la navigation de plaisance, qui, avec la vogue de l'équitation, est un signe psychologique assez réconfortant. Mais tout n'est point plaisance dans la navigation, dans la mesure où précisément la navigation et les propos qu'elle enfante correspondent à une vision de la vie et sont le reflet de nos destinées. Il y a quelques années, Jacques Perret avait écrit « Rôle de plaisance » sans terminer l'histoire ; depuis ce temps-là... La conversation de l'auteur avec son compagnon de navigation, le graveur Collot, formant la trame essentielle du livre, s'efforce de ne point évoquer l'Algérie et les événements politiques qui sont venus s'insérer brutalement entre le récit de naguère et sa reprise. Les deux interlocuteurs sont obligés de s'imposer une loi et de se fixer d'éventuelles amendes (sous forme de bouteilles multiples et variées) s'ils transgressent la règle et s'ils se laissent aller à maudire un personnage mythologiquement désigné sous le nom de « Midas » ; mais c'est souvent bien difficile, et la malice du destin fait qu'au ternie de l'odyssée du « Matam », le premier chalutier français rencontré s'appelle le « Général-De-Gaulle » ! Le voyage du « Matam » ; n'est point le seul qui soit narré ; il y a aussi le pittoresque et malheureux « Farfadet » promis à une fin peu glorieuse, après de burlesques aventures, sur les prairies bordant l'estuaire de la Seine ; et d'autres encore. La structure du livre est volontairement complexe au point que le « matelot » Collot demande à son « capitaine » s'il ne se propose pas, à l'instar de Malraux, d'écrire ses « antimémoires ». Un art subtil réunit la démarche propre aux romans anglais, de Sterne à « Trois hommes dans un bateau » (méthode capricieuse déjà imitée par Diderot), à la verve fantaisiste des navigations de Pantagruel.
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Le lecteur est invité à entrer gaiement dans la mystification et à ne point trop prendre à la lettre des formules telles que : « Alors, n'en parlons plus et enchaînons, dis-je en reprenant la plume ». Si les développements relatifs à la philosophie des papiers gras ou du baromètre rappellent Jérôme K. Jérôme, c'est plus souvent à Rabelais qu'on songera en retrouvant les thèmes de l'almanach (les pronostications), de la bouteille de rhum « Bombita Grand Arôme » introuvable à bord jusqu'à l'épisode ultime, des tempêtes et du vent « à décorner les bœufs » (qui aurait amené sur le plateau de Millevaches les cornes arrachées aux bovidés uniques de l'Arkansas et des pampas). Rabelaisiens aussi, le gigantesque et mystérieux caca d'oiseau chu sur la coque vernie d'un yacht mondain, et l'éloge de l'anneau appelé, « manille » dont les vertus énumérées rappellent le Pantagruélion. Perret reprend une des grandes traditions de la littérature marine depuis l' « Odyssée » : le surgissement de figures et d'épisodes fantastiques, impressionnants et cocasses. Le livre est à lire et à relire à loisir : la densité des évocations, des suggestions et des mots d'esprit risque parfois d'être perdue pour le lecteur pressé, ou de l'égarer. Mais il y a sous toute cette variété un sens profond : ces souvenirs constituent une sorte de cure de dépaysement, une purification, presque une retraite spirituelle, pour aboutir à une reprise de possession de l'essentiel, exprimée simplement aux dernières lignes par Collot : « J'ai le meilleur endroit pour y cacher mon bonheur d'être Français ».
Jean-Baptiste Morvan.
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#### René Barjavel : La nuit des temps (Plon)
La science-fiction est un genre littéraire qui peut se réclamer non seulement de Jules Verne et de Wells, mais de Cyrano de Bergerac, du Voltaire de « Micromégas », voir de l'Arioste avec le voyage d'Astolphe dans la lune, à la recherche de la raison perdue de Roland. Pas plus que le roman policier, le roman de science-fiction n'est un genre maudit, et si nous le psychanalysons un peu à notre manière, il nous renseigne toujours sur les tendances d'une époque ; tout dépend du degré de philosophie humaine qui y est inclus. Et le « Prix des Libraires » de l'année 1969 est intéressant à la fois par la virtuosité artistique d'un spécialiste du genre et par la philosophie, souvent amère en son fond, d'un esprit qui semble présenter quelque parenté avec Marcel Aymé et Anouilh, dans des orientations littéraires différentes. La fiction semble ici démonter les rouages de l'outrecuidance humaine et humilier les mécanismes et les réflexes conditionnés de la technique à l'heure même de son triomphe apparent ; et il y a là un « triomphalisme » qu'il n'est pas de bon ton de « démythifier ». L'intérêt romanesque fera peut-être accepter la leçon : On retrouve sous le continent arctique, dans une sphère d'or, et à l'intérieur de blocs de glace au zéro absolu, un jeune homme et une jeune fille, hibernés là depuis neuf cent mille ans ; on leur rend la vie, on déchiffre leurs confidences et leurs songes par tous les moyens connus de la psychologie mécanisée et de l'électronique, on arrive à leur parler, avec l'effort réuni de toutes les nations dans une apparente bonne volonté. Mais en ne réussira finalement qu'à leur donner la mort en les plongeant dans le drame, et on perdra sans retour les secrets qu'on avait cru découvrir. Comment ? Nous n'avons que trop dévoilé l'intrigue : en insistant nous ferions perdre le plaisir. Mais il fallait signaler la valeur de réactif que possède cette fiction à l'égard d'un certain évolutionnisme optimiste et béat dont les perspectives n'empruntent pas moins à l'imaginaire. Nous pensons que la philosophie de Barjavel n'est point la nôtre ; et sans doute il semblera aux yeux de beaucoup amoindrir, compromettre ou nier l'espérance humaine. Pourtant si certaines formes d'espérances sont simplistes, courtes et trompeuses ? Il n'est pas d'espérance à bon marché. Et les formes imprévues de l'imagination sont aussi utiles à une indispensable critique de nos « prospectives ».
J.-B. M.
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#### Otto de Habsbourg Bientôt l'an 2000 (Hachette)
L'Archiduc Otto, qui enseigne dans les facultés américaines, a développé dans ce livre un thème de conférences données à un congrès de jeunes techniciens et chefs d'entreprises, tenu au Mexique en 1967. Une grande modération, un respect (parfois excessif à notre gré) envers certaines notions et institutions contemporaines, un optimisme assez sensible, ne donnent que plus de relief à un certain nombre de critiques aussi dures que salutaires. C'est ainsi que l'auteur se refuse à voir dans la décolonisation le résultat authentique d'une idéologie moralisante. Dans le même ordre d'idées on s'intéressera à ses analyses du « sous-développement » : dans certains cas la faute en incombe aux élites des pays en question, car le sous-développement garantit le maintien de privilèges. L'Inde par exemple est l'objet de remarques sévères : « Famine et mauvaise politique vont de pair » ; les statistiques sont truquées ou purement imaginaires, et pour choisir un exemple contraire, celui de la réussite, il prend Formose, ce qui causera peut-être un heureux scandale chez quelques esprits. Pour l'aide au Tiers-Monde, « il est certain qu'un ordre juridique stable et des garanties légales assurent le progrès des pays en développement, comme le démontrent les exemples de Formose, de la Malaisie, de Madagascar ou de la Côte d'Ivoire. Dans ces pays, le niveau de vie s'élève, mais dans ceux qui spolient les étrangers comme la Guinée ou le Congo, le chaos économique prévaut. » On notera sa critique des « remèdes-miracles » comme la fameuse « pilule ». En ce qui concerne les autres nations on appréciera certains principes d'ensemble : « toute discussion politique qui va au fond des choses touche nécessairement à la théologie scolastique ». Les penseurs du monde de demain ne seront pas Sartre ni Marcuse, mais une philosophie \[*sic*\] très spiritualiste, répondant à un besoin religieux sensible chez les savants du monde soviétique. Fort intéressantes aussi, les vues sur le néo-féodalisme à tendance héréditaire de la société soviétique comme dans les structures politiques de l'occident, l'affirmation de la valeur des notions corporatives, le maintien possible de la paysannerie européenne, la critique de l'abaissement de l'âge des retraites, la nécessité d'une éducation véritable de l'opinion trop souvent confiée aux moyens illusoires « audio-visuels » et à la formation massive de sociologues. On peut ne pas avoir la même confiance que l'auteur dans les formes diverses de « brain-trust » et ne pas croire spontanées les révoltes de la jeunesse des dernières années ; il semble qu'une optique assez « américaine » ait aussi besoin de quelques correctifs. Mais le livre est utile pour contrebalancer un certain nombre de clichés politiques et économiques imposés comme des dogmes, qui tendent à prédominer absolument et dans lesquels l'esprit de la jeunesse occidentale piétine vainement.
J.-B. M.
282:137
#### Pierre de Boisdeffre Lettre ouverte aux hommes de gauche (Albin Michel)
Le lecteur qui n'appartient pas à la droite à titre héréditaire serait presque tenté de s'en féliciter devant certaines pages de cet essai, s'il ne se souvenait aussi de La Varende à propos des souvenirs héroïques que P. de Boisdeffre retrouve dans son ascendance paternelle et normande : tout n'est pas sans défaut dans les enthousiasmes généreux du maître du Chamblac, mais du moins il n'eut jamais cette nostalgie de la gauche qui transparaît ici, et de plus en plus nettement quand on avance vers les conclusions. Ces épisodes ancestraux sont attachants, mais je ne goûte point la perspective de l' « inventaire » ; je ne crois pas qu'on puisse actuellement dresser un inventaire de la Droite : théoriquement inexistante, secrète, discrète, en recherche et en jachère, elle échappe à un tel contrôle. On sait ce qu'est l' « Action Française » ; la « Droite » se définissait vaguement par un critère parlementaire, et elle ne trouverait pas au Parlement de groupe qui accepte de la représenter. Nous sommes plusieurs à accepter l'étiquette sans y attacher d'importance, et sans nous croire relatifs et subordonnés à l'existence d'une « gauche » dont les divisions et les difficultés provoquent la sympathie charitable et encourageante de l'auteur. Le système boisdeffrien traduit l'antinomie de la Droite et de la Gauche d'une manière qui rappelle la situation de Marthe et de Marie, la Gauche ayant le privilège de réveiller périodiquement l'idéal, la Droite veillant sur la soupe commune et sur sa conservation ; les desseins de la Providence sont inscrits dans les illuminations prophétiques de la Gauche : on croirait lire l'ahurissante « Ode sur les Révolutions » du bon Lamartine. A une âme moins naturellement fielleuse et quinteuse que la mienne, le talent de P. de Boisdeffre ferait accepter le symbole initial tiré du tableau de Breughel : « La Chute d'Icare », Icare étant la Gauche, le laboureur la Droite. Belle image, que ni Droite ni Gauche ne voudront accepter. Au fond, P. de Boisdeffre se méconnaît-il comme homme de droite, ou comme gaulliste ? Les deux à la fois ? Le gaullisme protestera contre cette identification. Ni l'un ni l'autre exactement ? Peut-être, et cette indépendance est louable, mais pas au point de faire accepter d'étranges disparates et contradictions. « Je m'étonnerai toujours que des gens qui n'ont que l'affaire Dreyfus à la bouche trouvent tout naturel que l'on fusille Brasillach, que l'on pende Rajk et Petkov ou que le général Dentz meure dans les fers. » Fort bien, encore qu'une bonne partie de la Gauche puisse se sentir moins impliquée que... d'autres.
283:137
Mais comment dire à la fois : « Il est faux de prétendre que la Gauche n'a point de traditions : elle en possède au moins une, c'est le culte de la guerre civile. L'épuration est toujours populaire : de la réhabilitation de Robespierre aux joyeuses commères qui vers 1944 couraient voir condamner des innocents, se perpétue une tradition bien française : Vae victis » et quelques pages plus loin : « ...le procès de Laval qu'il aurait mieux valu tuer sans jugement ». Nous lisons aussi que le général de Gaulle est à la fois l'héritier de Maurras et aussi le fils de Péguy et de Marc Sangnier : curieux arbre généalogique qui ressemble à un baobab ou à un palétuvier. Des naïvetés : « Si l'exilé de l'Estoril (le Comte de Paris) avait pris la tête de la Résistance, alors la France humiliée et vaincue se serait jetée dans les bras de son prince » ; je vois assez mal des hommes comme Jean Moulin soulevés par un tel enthousiasme. Des théories hasardeuses : l'homme de droite « accorde la préférence au prochain sur le lointain. Il préfère le Breton au Corse, le Corse à l'Algérien ». Admettons que le Parisien n'existe pas en tant que tel, pour expliquer le nombre de Corses dans la majorité nationaliste de la municipalité de Paris avant 1939. Les élections de 1968 auraient révélé « la haine de Paris et la revanche des ruraux comme en 1848 et en 1871 » : or Paris a voté U.D.R., sauf une circonscription qui préféra un centriste, encore était-il général ! Passons sur de lourdes railleries comme celles des « publications qui ont cessé de paraître en 1789, Aspects de la France, Rivarol... » : justement on nous dit aussi que toute l'opinion « éclairée » était progressiste avant 1789. L'analyse de Mai 1968 comporte de faciles contre-vérités : « Tout a commencé fortuitement, sans préparation, sous le signe du hasard » ; nous avons suivi la préparation idéologique depuis vingt ans. Il est assez exact de dire : « Libérez l'expression ! Ce slogan résume tous les autres » ; mais c'est peut-être parce que l'expression intellectuelle s'est sentie réellement entravée et arbitrairement orientée, parce que la Gauche « vers laquelle il faut maintenant se tourner » n'avait pas su offrir une réadaptation réelle de l'expression et du langage. « Michel de Saint Pierre lui-même a cru bon d'aller saluer les mascarades de l'Odéon » : Il n'a rien « salué » mais son devoir intellectuel était d'aller présenter quelque chose à ceux que ne satisfaisaient pas les boutades célèbres du général et le marxisme officiel de ses Ministères culturels, même si l'entreprise comportait assez peu d'espérances. De cette « lettre ouverte » riche de sujets de discussion, que reste-t-il ? La gauche « en miettes » est sans doute morte à l'Odéon bien avant le scrutin, et l'on peut douter que les leçons de « bonne stratégie » paternellement données par P. de Boisdeffre puissent lui profiter. La Droite, arquebusée à Alger, ne semble guère s'identifier à la majorité présente, ni en situation de remplir ce mirifique programme : « Pourtant il faut qu'elle tienne, comme elle a tenu à Verdun, il faut qu'elle dure jusqu'à ce qu'une gauche devenue adulte prenne la relève en attendant que la splendeur de la création appartienne enfin à l'innombrable humanité. » Ce rôle de dupe consciente, humble et sacrée, est-il vraiment alléchant ? De telles ivresses verbales relèvent d'un progressisme pour discours de fins de banquets.
J.-B. M.
284:137
#### Jacques Laurent Lettre ouverte aux étudiants (Albin Michel)
La crise de mai 68 aura été, dans l'histoire intellectuelle et morale de la France, un épisode bref en sa durée, démesurément allongé en ses épilogues, gloses et commentaires. Il est difficile de savoir quelle audience ce livre pourra trouver auprès des étudiants. Il semble toutefois que les griefs de l'auteur à l'égard du gaullisme Se réfèrent à une époque que la jeunesse ne connaît guère que par ouï-dire, et assez mal. Ajoutons qu'on rencontre quelques naïvetés, dont la moindre n'est pas de féliciter les « contestataires » de leur tentative de « révolution sexuelle » et de les inviter ensuite à se tourner vers une philosophie profonde, et à relire Maine de Biran et Bergson. On tombe aussi dans une facilité assez ridicule en raillant « le boutiquier qui a peur pour ses vitres » ou « la douleur, la révolte que provoqua dans toute la France le spectacle photographique de quelques voitures en flammes. » Les Français aiment trop leurs chères voitures, cela paraît certain ; mais pour nous, chrétiens, nous sommes obligés, à la base, de prendre nos frères comme ils sont, et il ne serait pas absurde de creuser un peu ce qui est un bizarre transfert du sentiment du foyer familial au du « home » personnel. « Ils enfoncèrent leur bulletin de vote dans l'urne comme un poignard dans les reins d'un incendiaire. » Quelle cruauté, vraiment ! et quel mélodrame ! Il est vrai que depuis Catilina, et sans doute avant, on n'aime pas les incendiaires, à la fois parce que l'incendie est contagieux, et parce que l'incendiaire est imbécile et généralement pervers. L'auteur admire en connaisseur : « ...abattissent quelques arbres et jetassent des pavés » ; mais les imparfaits du subjonctif font un curieux effet dans cette apologie de la chienlit agressive. Le plus sérieux et le plus utile, dans cette « Lettre ouverte », c'est l'analyse critique des pauvretés philosophiques de Marcuse et de Lefebvre, ainsi que quelques appréciations comme celle-ci sur le mouvement de Mai : « la synthèse de Ferdinand Lop et de Tzara ». On pourrait en tirer des conclusions supplémentaires. Le nom de Tzara évoque le surréalisme, et mai 68 fut pour une part une crise de surréalisme, et c'en était l'élément le plus spontané.
285:137
Révolte contre le réel ? ou plutôt contre le concret ? contre le concret représenté par de Gaulle comme par Séguy : Un réel apparent, massif, marqué d'une sorte de certitude et de satisfaction arrogante, qui se traduirait finalement par : « Il n'y a rien au-delà de nous, mangez votre soupe et allez vous coucher. » Les étudiants n'ont pas été les seuls à s'en trouver agacés, d'ailleurs. Il y avait des accents surréalistes dans certains graffiti comme : « Sous les pavés, il y a la plage ! » (Je fis d'ailleurs observer à ce propos à de jeunes auditoires bretons que sous la plage il y a les rochers, c'est-à-dire des pavés qu'on n'enlève pas...) Ce rêve de plage était naïvement représentatif du temps, et, plus encore, de la saison, on mêla le rêve idyllique ensoleillé et le cauchemar pour faire peur. Mais la révolte se voulait sérieuse et sociologique, elle retomba piteusement sur Marcuse comme sur la dure banquette d'une salle d'attente. On ne lui avait rien proposé d'autre, elle se trouva condamnée à tourner en rond, et à s'enfermer dans une déception. Que pensa la jeunesse dans l'année qui suivit et qui va se terminer ? Rien ? ou ne voulut-elle rien dire ? Elle a semblé souvent silencieuse et énigmatique. Trouvera-t-elle une réponse religieuse ? De ce côté-là aussi on a tout fait pour masquer la porte de sortie de la prison sociologique, et pourtant les chrétiens, qui savent que la figure de ce monde passe, pouvaient offrir une « contestation » véritable de l'autorité du concret temporaire et pratique. Pour diverses raisons, la situation de la France ressemble un peu à celle de l'Espagne quand elle se trouva spoliée de Cuba et des Philippines : comme Unamuno et les intellectuels de son temps, nous connaîtrons peut-être notre « génération de 98 » amenée à une certaine conscience de l'amertume et à une autre « exégèse de Don Quichotte » ; après tout le temps de Barrès en France offrait des symptômes analogues à la suite de la guerre de 1870. Mais la vérité ne sort pas toujours de la déception ; le résultat dépend de la profondeur du travail et de la foi.
J.-B. M.
286:137
#### Théodore Quoniam Au jardin des contradictions (Beauchesne)
On éprouvera, je pense, un indéniable sentiment de sympathie et de communion spirituelle à la lecture de cet essai. « Certes, ce n'est point là le langage habituel de la philosophie », dit Michel Suffran dans sa préface. La réflexion sur la nature humaine, méditée et développée dans le cadre d'un paysage choisi, peut rencontrer deux difficultés, deux tentations contraires : ou bien le paysage acquiert une telle importance que la méditation peut s'en trouver comme accablée, et alors l'âme en éprouve un sentiment d'impuissance fataliste au blasée, celle qui émane du paysage romantique ou valéryen. A l'opposé, le lieu se réduit à un schéma utile, à un simple point de départ pour des abstractions de plus en plus obscures. Ce n'est pas le cas dans l'œuvre de Th. Quoniam : le jardin reste toujours un jardin, un jardin de promeneur et de jardinier, le paysage se nourrit de visions personnelles, de citations et d'allusions empruntées à un traité moderne de jardinage aussi bien qu'à des poètes souvent méconnus ou à des romans oubliés du XVIII^e^ siècle. Le jardin est le domaine où l'homme a déjà mis beaucoup de lui-même, où il a inscrit le dessin de ses activités et de ses intentions spontanées : « L'homme dessine le jardin, propose le plan, le jardin à son tour façonne l'homme ». Et l'homme en ce lieu marqué depuis toujours par ses initiatives et ses démarches, cherche à résoudre ses contradictions intérieures et ses problèmes éternels : « le créé et l'incréé ; le fini et l'infini ; la nécessité et la liberté ; le déterminisme et la contingence ; le temporel et l'éternel. » Il serait trop long d'étudier ici en quoi ces expériences rappellent la psychanalyse poétique de Bachelard, et en quoi elles en diffèrent : essentiellement par un spiritualisme profond conscient et affirmé. L'auteur considère successivement sept jardins représentatifs de situations et d'états d'âme : le jardin public, le jardin humble et aride, le potager, le jardin botanique, le jardin d'agrément, le jardin atomique c'est-à-dire asservi aux normes géométriques d'un univers inhumain), le jardin secret. D'autres éléments riches de résonances psychologiques viennent préciser nos problèmes : la grille qui défend l'entrée et résume les trois attitudes du regret, du désir et de l'espérance ; la pelouse ; l'allée de buis où se déroule la double démarche du corps et de l'esprit ; le jet d'eau symbole de l'ascension, et de la retombée ; le cadran solaire ; le banc, lieu, de sérénité. Parfois difficile sans être jamais obscur, toujours infiniment séduisant, ce livre se complète par l'introduction très intéressante de Michel Suffran et par ses dessins mystérieux et prenants, où l'on voit naître des mains, des visages et des silhouettes, présence de l'humain, au milieu des branchages et des fleurs. Le Français, a-t-on dit parfois, naît jardinier ; et la fameuse phrase de Voltaire à la fin de « Candide » n'a peut-être conquis toute sa célébrité que parce que nous mettons sous cette formule au fond bien sceptique et désabusée tout ce que Th. Quoniam étudie ici au moyen d'une analyse philosophique et poétique dans laquelle nous reconnaissons l'étude de l'homme telle que nous souhaiterions toujours qu'elle fût menée.
J.-B. M.
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#### B. Wurmbrand : L'Église clandestine torturée pour le Christ (Apostolat des Éditions)
A l'invitation que Madiran adresse à ses lecteurs dans une note de sa terrible *Chronique des Grandes Litanies* (*Itinéraires* de juillet-août 1969) je relisais dans mon « missel d'avant le déluge » les « rogations » quand, je ne sais pourquoi, je fus arrêté à celle-ci : « ut omnes errantes ad unitatem Ecclesiae revocare et infideles universos ad Evangelii lumen perducere digneris, Te rogamus, audi nos » beau latin que le même missel traduit ainsi : « Daignez rappeler tous les égarés à l'unité de l'Église et conduire tous les infidèles à la lumière de l'Évangile... nous Vous en supplions, exaucez-nous ».
Et tout de suite c'est au Pasteur Wurmbrand que j'ai pensé ainsi qu'aux admirables martyrs de la Foi qu'il présente en ce livre. Hommes, femmes, jeunes filles, enfants, quels sont ces chrétiens qui, par delà le rideau de fer, dans la Roumanie opprimée par les communistes, vivent, combattent, souffrent et meurent par amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Beaucoup de témoignages nous ont raconté les souffrances des catholiques en Russie soviétique et en Chine rouge. Celui-ci nous rapporte l'héroïsme de nos frères séparés, Baptistes, Pentecôtistes, Luthériens ou orthodoxes persécutés en haine de Jésus-Christ.
« Hors de l'Église point de salut. » Tel est le mystérieux principe qu'éclaire la distinction entre l'âme et le corps de l'Église. Ce livre du Pasteur Wurmbrand éveillera-t-il en quelqu'un de nos théologiens le désir de nous en reparler, en prenant pour exemple ces protestants qui paient si généreusement de leur liberté et de leur vie leur fidélité au Seigneur ?
Par miracle, après 12 ans et demi (8 ans une première fois, 4 ans et demi une deuxième fois) le Pasteur Wurmbrand a survécu. -- « C'est un miracle que vous n'y soyez pas resté », lui ont dit à son retour en Occident les médecins qui constataient son état physique et les dix-huit cicatrices de coups et de brûlures dont sa chair reste marquée. -- « Je le sais bien, répondit-il très simplement, mais notre Dieu est le Dieu des miracles. »
S'il a bénéficié de ce miracle, c'est que Dieu voulait qu'il devînt dans le monde libre la « Voix » des Églises condamnées au silence dans le monde que bâillonne l'athéisme totalitaire. Il l'affirme et il le prouve.
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Racheté par des organisations protestantes aux gouvernants roumains communistes, que leur ruineux système oblige à faire argent de leurs prisonniers, il a pu, avec son fils et sa femme -- autres martyrs -- sortir de Roumanie et gagner l'Ouest. A cette condition toutefois : « Partez, lui a dit un policier, et parlez du Christ tant que vous voudrez. Mais pas un mot contre nous ! Sinon nous vous ferons abattre ou nous vous perdrons de réputation ; Les Occidentaux sont si bêtes ! »
Le Pasteur Wurmbrand sait mieux que personne que la police secrète communiste ne s'embarrasse pas de scrupules et que ces menaces ne sont pas des plaisanteries. Et pourtant il ne cesse pas de témoigner. « Je ne peux pas me taire » écrit-il. Ce livre en est une nouvelle preuve. Tout au long du récit se succèdent d'horribles tableaux qu'il a vus ou dans lesquels le plus souvent il a joué le rôle de victime. Mais ce n'est pas là le plus émouvant.
Ce qui émeut profondément, c'est le zèle apostolique des ministres de ces Églises protestantes clandestines. Se refusant à servir de délateurs ou d'empoisonneurs dans les « églises légales », ils prêchent et enseignent en cachette jusqu'à ce que la police mette la main sur eux. En prison, leur zèle ne se ralentit pas. Un exemple. « Défense absolue nous était faite de prêcher aux autres prisonniers. Quiconque serait pris en flagrant délit recevrait une sévère correction, Quelques-uns d'entre nous décidèrent de payer ce prix. Nous acceptâmes les conditions imposées : nous prêcherions, ils nous battraient. Et tout le monde fut content : nous, de prêcher, eux de nous battre. »
Ce qui émeut profondément, c'est aussi le courage que déploient au service du Christ les simples fidèles de ces églises. Un exemple : « Au cours d'un meeting un professeur communiste voulut démontrer que Jésus n'était qu'un magicien. Une carafe d'eau se trouvait devant lui. Il y versa une poudre et l'eau devint rouge. » Voilà tout le miracle, expliqua-t-il. Jésus avait caché dans ses manches une poudre comme celle-ci ; il prétendit ensuite qu'il avait changé l'eau en vin. Eh bien ! je vais, moi, faire mieux que lui je vais changer le vin en eau. Il versa une pincée d'une autre poudre dans le liquide qui vira au blanc puis redevint rouge avec une autre pincée. Un, chrétien se leva et dit -- « Camarade professeur, ce que vous venez de faire nous a beaucoup intéressés. Nous ne vous demanderons qu'un petit détail supplémentaire : buvez donc un peu de votre vin. -- Impossible, dit le conférencier, cette poudre est un poison -- Voilà, constata le chrétien, ce qui fait la différence entre Jésus et vous : Lui, avec son vin, nous a versé deux mille ans d'allégresse, et vous, avec le vôtre, vous nous empoisonnez. » Le chrétien savait fort bien ce qu'il risquait. Il fut jeté en prison, mais l'incident, largement répandu, affermit la Foi. »
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Ce qui émeut profondément, c'est la charité qui inspire un tel zèle. Un exemple : « Une de nos messagères de l'Église clandestine, une jeune fille fiancée, distribuait des Évangiles en cachette et parlait du Christ aux enfants (ce qui là-bas est imputé à crime). Avertis, les communistes résolurent de l'arrêter. Pour que ce fût plus cruel, ils retardèrent jusqu'au jour où elle devait se marier. Elle venait de revêtir sa robe de noce. Tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas et la police secrète fit irruption. Comprenant aussitôt, la fiancée tendit les bras et offrit ses poignets, aux menottes qui se refermèrent brutalement. Alors, après un regard à son fiancé, elle baisa ses chaînes et dit : « Je remercie mon céleste Époux de me faire cadeau de ce joyau le jour de mes noces ; je le remercie de m'avoir jugée digne de souffrir pour lui. » Elle fut emmenée, tandis que les chrétiens présents fondaient en larmes. »
Cette vertu de Charité, brille d'un extraordinaire éclat dans des lettres que cite Wurmbrand, lettres écrites par une jeune communiste convertie condamnée aux travaux forcés en Sibérie et qui ont pu passer en fraude le rideau de fer. Il en faudrait tout citer, tant elles sont belles. Contentons-nous de ces quelques lignes : « Depuis que le Seigneur m'a révélé le profond mystère de Son amour je me considère comme la plus heureuse du monde. Les persécutions que je subis, je les tiens pour une grâce spéciale. Je suis contente que le Seigneur m'ait accordé dès les premiers jours de ma conversion le précieux privilège de souffrir pour Lui. Priez tous afin, que je Lui demeure fidèle jusqu'au bout. Ne vous tourmentez pas pour nous ; nous sommes heureuses parce que notre récompense sera grande dans les cieux. »
Comme un comprend le cri que le Pasteur Wurmbrand répète plusieurs fois dans ce livre : « Qu'ils sont beaux les chrétiens de l'Église Clandestine ! » *Errantes !* Égarés ! Souhaitons d'avoir autant de fermeté dans la foi que ces errants-là, si jamais nous nous trouvons dans les mêmes extrémités, si jamais nous devons comme eux fuir des « églises légales » pour rencontrer en secret des évêques et des prêtres fidèles. *Errantes !* Admirables égarés en qui nous pouvons contempler de tels modèles de Charité envers le Dieu qui est notre Dieu, et de Charité envers le prochain pour l'amour de Dieu. Car jusque sous les fouets ou les fers rougis au feu ces persécutés ne cessent de se soucier de la conversion et du salut de leurs bourreaux. « Le désir du salut de toutes les âmes me reste au cœur, écrit Wurmbrand, et les communistes n'en sont pas exclus... Nous avons le devoir de les appeler à la pénitence. »
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Cela lui procure l'occasion de morigéner les chefs des Églises du monde libre. « Qu'ai-je trouvé en Occident chez beaucoup de chefs de l'Église ? Le sentiment contraire de celui qui prédomine dans l'Église clandestine. Au lieu de la charité envers les communistes j'ai trouvé la complaisance envers le communisme... Par complaisance, par négligence, et dans certains cas par volonté de complicité » au lieu de travailler à la conversion des communistes, « ils confirment ceux-ci dans l'infidélité. Et par eux les chrétiens deviennent inattentifs aux dangers du communisme. » Véritable trahison, car « si les communistes ne sont pas conquis au Christ, ils conquerront l'Ouest et y déracineront le christianisme ». Le travail de sape bat déjà son plein grâce à cette complicité aveugle ou consciente. « Depuis que je suis en Occident j'ai visité beaucoup de séminaires de théologie... J'ai vu des étudiants ; en train d'apprendre que l'histoire de la Création dans la Bible n'est pas vraie ; qu'il n'y a eu ni Adam, ni Déluge, ni miracles de Moïse ; que les prophéties oint été écrites après coup ; que la Conception virginale est un mythe, tout autant que la Résurrection de Jésus ; que les Épîtres ne sont pas authentiques ; que la Révélation est l'œuvre d'un fou... »
Hélas ! S'il en va ainsi chez nos « frères séparés » nous en avons autant à leur offrir. Nous ne manquons pas non plus, nous catholiques, de soi-disant théologiens, tout aussi « errants ».
« Voix de l'Église, du silence, Martyr vivant, Saint Paul du rideau de fer » ces titres d'honneur que les protestants donnent au Pasteur Wurmbrand, il nous semble juste que les catholiques reconnaissent qu'il les mérite amplement. Et s'il demande que l'on dirige vers une organisation protestante (Mission Chrétienne Européenne, 40, rue du 22 Septembre-92, Courbevoie) l'aide et le secours que les catholiques sont invités à adresser à l'Aide à l'Église en détresse (B.P. 14, 92 -- Marly-le-Roi) il nous semble aussi que nous devons quand même répercuter son appel. D'autant plus que nous souscrivons sans réticence au conseil qu'il donne en ces termes : « Les athées n'admettent pas l'origine surnaturelle de la vie. Ils sont fermés à tout ce qui est mystère dans l'univers et les êtres vivants. L'aide la plus efficace que les chrétiens peuvent nous apporter est donc de se conduire eux-mêmes non par les yeux du corps mais par les yeux de la Foi, en vivant dans la compagnie du Dieu invisible. Ils peuvent nous aider en menant une vie chrétienne réelle, une vie de pénitence ».
Ce qui enfin émeut profondément à la lecture de ce témoignage, c'est la conviction que l'héroïque fidélité de tant d' « égarés » ne laisse point insensible le Cœur du Bon Pasteur, puisqu'ils Lui donnent la plus grande preuve d'amour. L'Église va-t-elle donc cueillir le fruit si désiré : la réunion dans un même bercail des « frères séparés » ?
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Cette unité, le Christ la demande à son Père dans son testament sacerdotal -- *Qu'ils soient Un !* -- et le Père ne Lui refuse rien. Alors qui s'y oppose, sinon le suprême contestataire, ce prince des Ténèbres dont l'essence propre est la contestation, et dont on voit bien aujourd'hui qu'il s'acharne à souffler la révolte tout justement parce que le martyre de ces frères protestants va compléter la somme des mérites nécessaires.
Par ce témoignage bouleversant, où nous n'apercevons rien qui soit de nature à offenser les catholiques, et qu'il prononce comme un hommage à tous les membres du Corps Mystique, le Pasteur Wurmbrand se place au premier rang des apôtres de l'œcuménisme.
J. Thérol.
#### D. Judant Judaïsme et christianisme Dossier patristique (Éditions du Cèdre)
Les lecteurs d'*Itinéraires* savent déjà de quelle importance est ce grand ouvrage puisque la revue en a publié de longs extraits dans son numéro 133 (mai 1969). C'est d'après les Pères de l'Église (un index patristique précise les sources) l'histoire des rapports entre chrétiens et juifs pendant les cinq premiers siècles de l'ère chrétienne. Il est normal que le passage de l'Ancien au Nouveau Testament, de la Synagogue à l'Église, ait suscité des incompréhensions à quoi les apôtres et leurs successeurs furent bien contraints de remédier. Il leur fallait trancher ce qui devait disparaître, compléter ce qui devait demeurer, mettre en garde contre les déviations, condamner les erreurs, expliquer, expliquer encore, éclairer la foi nouvelle. Voilà donc comment ce fut fait et c'est une histoire passionnante.
Nous n'aurions peut-être pas reparlé tout de suite de cet ouvrage si nous n'avions su par la Presse qu'à la demande du Père évêque de Nanterre l'Archevêché de Paris lui a refusé l'imprimatur. Prétexte : ne pas risquer de réveiller des haines raciales. Comme il ressort de ce livre que dès le début la doctrine de l'Église a toujours réprouvé l'antisémitisme, faut-il donc conclure que ledit Père évêque ne veut pas que l'on sache de quel côté venait la haine, de quel côté se trouvait la charité désireuse de convertir et de sauver.
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Mais peut-être est-il persuadé que les Juifs ne sont pas à convertir ou qu'ils ne faut pas s'inquiéter de leur salut ? En tout cas il ne semble pas du tout qu'il ait tenu compte de la recommandation du préfacier (voir le n° 133 d'*Itinéraires*) : « Distinguer soigneusement le plan religieux du plan politique, la religion juive de la réalité ethnique et sociale qu'est le peuple juif... sous peine de confusions malheureuses, d'équivoques pénibles et même de véritables injustices. » Mais qui donc est ce préfacier dont ledit Père évêque méprise les conseils ? Qui ? Hé bien ! un autre évêque, Mgr Luigi M. Carli, évêque de Segni. Ah ! la voilà bien, la voilà en œuvre, la collégialité !
Et je me demande s'il n'est pas grand dommage que les Actes des Apôtres aient été publiés avant qu'ait heureusement reçu crosse, mitre et plénitude du sacerdoce le Père évêque actuel de Nanterre. Dès leur quatrième chapitre on y voit le commandant du Temple, les prêtes et les sadducéens arrêter et emprisonner saint Pierre et saint Jean coupables d'enseigner et de guérir au Nom de Jésus. Libérés, les apôtres se remirent à prêcher et, malgré les haines que leurs miracles soulevaient, à multiplier les guérisons, ce qui leur valut d'être emprisonnés de nouveau et cette fois-ci battus de verges (chapitre V). Puis ce fut le premier martyre, la lapidation de saint Étienne. Et ainsi de suite. Allons ! Père évêque ! Faites donc interdire la publication des Actes des Apôtres. (En passant je vous signale que l'édition que j'ai en mains est garantie par l'imprimatur de Mauritius Feltin, Aschiep. Paris.) Et qu'on ne lise plus dans nos églises, le jour de la fête des Saints Pierre et Paul, le début du chapitre, XII des Actes : « Vers ce temps-là, le roi Hérode se mit à maltraiter (ut affligeret, dit plus fortement le texte latin) les membres de l'Église. Il fit périr par le glaive Jacques, le frère de Jean. Voyant que *la chose était agréable aux Juifs*, il donna l'ordre d'arrêter également Pierre... » C'est alors qu'un Ange délivra saint Pierre, qui croyait rêver, et qui, une fois libre « se dit : Maintenant je vois bien qu'il est vrai que le Seigneur m'a envoyé un Ange et qu'il m'a tiré de la main d'Hérode et *de tout ce qu'attendait* le *peuple juif *»*.*
« Langage intolérable ? » comme dirent tant de disciples après le discours du Seigneur sur le Pain de Vie. Hé bien ! j'espère qu'à l'instar du nouveau catéchisme, une Bible nouvelle nous sera imposée, d'où le Père évêque de Nanterre aura fait enlever tout ce qui peut déplaire aux Juifs, aux Arabes, aux Grecs et à tant d'autres, même chrétiens. D'ailleurs, pendant qu'on y sera, pourquoi ne pas supprimer l'Histoire et les Historiens, ?
J. Thérol.
293:137
## DOCUMENTS
### La nouvelle messe
AVEC LA MESSE « presque entièrement nouvelle » qui doit entrer en vigueur à partir du 30 novembre, la crise du catholicisme et la confusion des esprits atteignent un nouveau palier -- ou un nouvel abîme.
Dans l'état de désarroi, de désespoir, de révolte ou de dégoût où les fidèles sont plongés par un « aggiornamento » universel et illimité, il eût été infiniment souhaitable de ne pas aller *aussi* bouleverser de fond en comble l'ordonnance de la sainte messe. Même dans l'hypothèse où cette « réforme » serait excellente en soi, de toutes façons c'est *trop *: trop rapide, trop total, trop autoritaire. Introduire dans les rites sacrés des bouleversements aussi impérieux, aussi soudains, aussi complets, non, cela n'était pas jusqu'ici dans les mœurs catholiques ; et cela, humainement, ne peut aller sans troubles profonds.
Nous disons bien : dans l'hypothèse même où la nouvelle messe serait cent fois meilleure que la messe traditionnelle, *il était urgent d'attendre,* et non pas d'imposer par décret une hâte autoritaire et provocante qui va, inévitablement, créer d'immenses difficultés, voire des désordres graves.
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Nous n'en avions pas besoin : nous avions déjà bien assez de difficultés et de désordres dus à la mobilité permanente et quasiment institutionnelle introduite là où l'âme recherche la stabilité. On nous donnait déjà un inépuisable *cinéma* à la place de l'éternel. On avait déjà fait bien assez de « changements » dans une religion dont l'un des principaux titres de crédibilité était justement de ne pas changer au gré des temps, des lieux, des circonstances.
Même dans l'hypothèse où le déluge de « réformes » subies en si peu d'années serait absolument admirable, et où la « réf orme » de la messe serait le brillant sommet d'un chef-d'œuvre incomparable dû au génie religieux de notre temps, *il y aurait lieu de surseoir,* de retarder l'échéance fixée au 30 novembre prochain, de la différer de plusieurs années : car on bat tous les records de vitesse, c'est entendu, mais le peuple chrétien ne peut plus suivre. Et il ne suit pas.
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Mais en outre, l'hypothèse selon laquelle la nouvelle messe serait « meilleure » que l'ancienne est fortement contestée.
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Dans une telle situation, l'argument d'autorité est d'un grand poids : la nouvelle messe est décrétée par le Saint-Siège.
Le poids de cet argument d'autorité, nous n'entendons pas le minimiser.
Nous constatons que, *au moins psychologiquement,* dans ce cas précis, il n'est pas suffisant à lui seul.
L'Église avait toujours eu pour habitude non seulement d'en appeler à l'OBÉISSANCE des fidèles, mais de leur donner des EXPLICATIONS.
Par une sorte de parti pris ou de système absolument nouveau, aucune explication plausible n'est plus donnée, l'accélération universelle de l' « aggiornamento » n'en laisserait d'ailleurs guère le temps : *à peine aurait-on eu le loisir de commencer* à *enseigner le pourquoi d'une* « *nouveauté *» *qu'elle se trouverait déjà* « *dépassée *»*.*
Pendant deux mille ans, l'Église a constamment entouré et justifié ses démarches, ses décisions, par une multitude de RAISONS explicites et soigneusement développées. Depuis « le Concile », l'Église tait ses raisons, ou n'ose pas les dire, comme si elle en avait honte ou comme si elle n'en avait pas.
Oui, cela est entièrement nouveau.
Déjà dramatique pour le catéchisme.
Encore plus dramatique sans doute pour le nouvel *Ordo Missae.*
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Aucune autorité sur terre, même la plus haute, la plus respectable, la plus sacrée, n'est ILLIMITÉE. Aucune autorité légitime n'est arbitraire, autocrate, autonome. Aucune autorité n'a le pouvoir de commander tout et n'importe quoi.
C'est pour cette raison que l'Église, depuis les origines, s'est toujours occupée d'EXPLIQUER avec abondance et de DÉMONTRER avec rigueur pourquoi chacune de ses décisions était LÉGITIME. Qu'elle omette maintenant de le faire, c'est, au moins, une obscurité.
Nous ne comprenons pas ceux qui nous présentent cette obscurité comme un progrès et comme une lumière...
\*\*\*
Il est hors de contestation que la hiérarchie de l'Église, et elle seule, a autorité, et pleine autorité, sur la prière de l'Église.
Mais les détenteurs de l'autorité dans l'Église ne sont pas impeccables, indéfectibles ni infaillibles en toutes leurs décisions.
Leur autorité sur la liturgie est pleine et entière : elle n'est pas autorité de faire n'importe quoi, elle n'est pas une autorité illimitée.
Jusqu'ici en matière liturgique, l'Église a exercé son autorité *sur les rites élaborés par la tradition et consacrés par l'usage :* en les triant, en choisissant parmi eux, en les corrigeant, les simplifiant ou les complétant.
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Mais non point, pour autant que nous sachions, en fabriquant brusquement des rites entièrement nouveaux, dus à l'imagination créatrice d'une commission de réformateurs.
Cette manière tout à fait nouvelle d'exercer l'autorité hiérarchique sur la liturgie pose une question de principe. Car elle revient en fait, ou peu s'en faut, à « renverser tous les rites traditionnels ».
Or « renverser tous les rites traditionnels » est un comportement connu depuis longtemps, et depuis longtemps qualifié par la théologie catholique.
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Dire que l'on « retrouve » ou « restaure » des rites anciens est souvent inexact. Quand cette justification est matériellement fondée, elle n'en est pas moins une triste plaisanterie.
N'importe quelle chose *ancienne* n'est pas ipso facto une chose *traditionnelle.*
Est « traditionnel » ce qui a été *transmis.* On nous présente maintenant comme « traditionnel » ce que la tradition *a refusé de transmettre.*
En effet, les rites liturgiques ont été élaborés par l'usage et la tradition, sous le contrôle, bien entendu, sous la direction et l'autorité de l'Église hiérarchique, qui avalise, épure, complète, corrige ou choisit, comme nous l'avons dit.
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Mais aller brusquement réintroduire par décret des rites abandonnés depuis dix, quinze ou dix-sept siècles, ce n'est pas du tout restaurer une tradition, c'est la contredire et l'offenser, c'est choisir arbitrairement *ce qui avait été écarté* par la tradition.
Il n'est pas impossible en théorie qu'une telle démarche soit souhaitable dans un ou deux cas isolés. Mais *systématiquement rejeter les rites transmis,* pour les remplacer par des rites qui *n'avaient pas été transmis,* est ruiner tout à fait le caractère *traditionnel* de la liturgie : même si les rites nouveaux se prétendent inspirés de rites « plus anciens ».
\*\*\*
Nous savons qu'une grande quantité de prêtres, bouleversés par le nouvel *Ordo Missae*, cherchent actuellement les moyens plus ou moins légaux de continuer à dire pour eux-mêmes, en catimini, ou par permission discrète, la messe traditionnelle.
Nous comprenons leur trouble. Nous respectons leurs scrupules. Mais il nous faut bien leur rappeler qu'ils ne célèbrent pas la messe pour eux seuls.
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Le peuple chrétien a besoin de savoir en toute clarté si la nouvelle messe est obligatoire ou non, acceptable ou non. Il a besoin de la messe catholique non point à la sauvette, ou par permission individuelle, exceptionnelle et clandestine, mais dans une communion ecclésiale pleine, déclarée, sans équivoque, certaine.
Le problème que nous évoquons là est peut-être un problème insoluble en apparence, ou dans l'immédiat. Il ne saurait pourtant être dissimulé ni esquivé. Et s'il se confirmait que l'on va se trouver en présence d'une impasse, il importerait d'abord de la considérer en face, telle qu'elle est.
En se souvenant qu'il est demandé à chacun de faire son possible, et que Dieu est le maître de l'impossible.
\*\*\*
Ces doutes et ces objections d'une portée majeure, que nous venons d'esquisser, nous n'entendons nullement, à l'heure qu'il est, les trancher nous-mêmes : et nous souhaitons vivement que ne vienne pas une heure où nous aurions, par la défaillance des responsables, à prendre une telle responsabilité.
A l'heure qu'il est, nous ne sommes pas encore au 30 novembre, et nous attendons -- dans la vigilance -- qu'une lumière nous soit donnée.
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Nous n'avions besoin de personne pour refuser un catéchisme qui falsifie le texte même de l'Écriture et qui ne contient plus les connaissances nécessaires au salut : cela était de notre compétence, de notre devoir, et notre action principale a été, elle demeure, comme on le sait, de développer toutes initiatives et organisations pour qu'en dépit de tout continue le catéchisme catholique. Nous avons pris nos responsabilités les premiers, sans attendre personne, parce que cela était possible et parce que cela était nécessaire.
Pour la messe, il nous semble qu'il appartient aux prêtres, et notamment à ceux qui sont revêtus de la plénitude du sacerdoce, de prendre les premiers leurs responsabilités.
Non pas seulement pour eux-mêmes et dans le secret : mais pour le peuple chrétien, au grand jour.
\*\*\*
On nous laisse espérer comme très prochaines d'importantes publications collectives d'évêques et de théologiens sur ce sujet. Nous n'en avons pas encore connaissance au moment où nous écrivons ces lignes. -- En attendant, comme témoignage sur l'état des esprits, nous reproduisons ci-dessous des extraits de Louis Salleron dans *Carrefour* et un article du *Courrier de Rome.*
J. M.
301:137
### Louis Salleron
*Dans* « *Carrefour *» *du 24 septembre, un article de Louis Salleron intitulé :* « *La messe œcuménique *»*, dont voici les principaux passages :*
Pourquoi la nouvelle messe crée-t-elle une si grande émotion ? Parce que le sacrement de l'Eucharistie est le plus important du christianisme et que des changements apportés à la messe, s'ils sont eux-mêmes importants, soulèvent mille problèmes. C'est le cas.
On se doute bien que, simple laïc, je ne vais pas m'aventurer dans des discussions théologiques qui ne sont pas de ma compétence. Mais il est loisible à quiconque, à partir des documents et des articles déjà publiés, de faire quelques réflexions qui ne relèvent que de la logique et du bon sens. Ce sont des réflexions de cette sorte auxquelles je me bornerai ici.
Mettons-nous dans la peau d'un prêtre de la région parisienne.
Il reçoit chaque mois un bulletin officiel intitulé « Présence et dialogue » (à ne pas confondre avec « Échanges et dialogue » des prêtres contestataires).
S'il ouvre le numéro de septembre 1969 de ce bulletin, il y trouve, à la page 3 (qui est la première page après la couverture) et à la page 4, les lignes suivantes :
*LES NOUVEAUX LIVRES LITURGIQUES : MISSEL.*
*Nous pouvons déjà donner les informations suivantes :*
1\. *Les textes de la messe seront presque tous nouveaux, sauf les prières eucharistiques.*
2\. *Le lectionnaire dominical pour l'année 1969-1970 sera utilisable le premier dimanche de l'Avent.*
3\. *Il en sera de même pour le nouvel Ordinaire de la Messe.*
302:137
4\. *Les autres éléments : introït, oraisons, préfaces...* (*pas encore publiés à Rome*) *seront traduits, et publiés en français au cours des deux années à venir, progressivement.*
5\. *L'édition de ces textes commencera à partir du mois d'octobre* (...)
Suivent trois lignes sur le *Rituel* et l'*Office*, puis le N.B. final :
*N.B. -- Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. Ils sont appelés à être révisés régulièrement sous l'autorité du pape et des évêques, et avec le concours du peuple chrétien -- prêtres et laïcs -- pour mieux signifier à un peuple, en un temps, la réalité immuable du don divin.*
Que peut penser le prêtre de la région parisienne en lisant cette prose ahurissante ?
S'agit-il de la messe ou du code de la route ? Annoncer que tout va changer avec une pareille insouciance, ou une pareille allégresse, est vraiment révélateur de la pagaille qui règne dans la liturgie.
Quoi ? Les textes de la messe seront « presque tous nouveaux » ? Cela vous paraît normal ? Il me semble que si j'étais prêtre, je n'en dormirais pas de la nuit.
« ...Sauf les prières eucharistiques. » Une chance que je me garderai bien de compromettre par la référence à la Constitution apostolique « Missale romanum » où je lis : « *L'innovation majeure porte sur ce qu'on appelle la prière eucharistique. *» Quel désordre !
Peu importe. Tout cela entre en vigueur le 30 NOVEMBRE PROCHAIN.
Avec quels livres ? Avec quel introït ? Quelles oraisons ? Quelles préfaces ? « Pas encore publiés à Rome », nous dit le communiqué. A traduire et à publier en français dans les deux années à venir. Est-ce pour favoriser le retour au latin ? *Deo gratias !*
303:137
Et ce N.B. qui mériterait d'être encadré ! Il ne nous cache pas qu'après toutes les modifications qu'a subies la messe depuis quelques années et après la mutation radicale qu'on lui fait subir aujourd'hui, les bouleversements n'arrêteront plus. On changera tout, tout le temps, pour tâcher de suivre « l'évolution du monde ».
Nous ne sommes plus dans la confusion. Nous sommes dans la folie pure. Et rappelez-vous bien qu'il ne s'agit pas d'un article de journal mais d'un texte paru en première page du bulletin officiel de l'archevêché de Paris, pour les diocèses de Paris, Saint-Denis, Nanterre, Pontoise, Corbeil-Essonnes, Versailles, Créteil, Meaux, rédaction-administration, 30, rue Barbet-de-Jouy, Paris-7^e^.
\*\*\*
On parlait jadis du « saint sacrifice de la messe ». On en parlait naguère. On en parle même encore...
Fini !
L'expression avait pourtant ses titres de noblesse. Parmi cent mille autres, fournissons quelques références.
« *La messe est le* SACRIFICE *du corps et du sang de Jésus-Christ, offerts sur l'autel pour représenter et continuer le sacrifice de la Croix. *» (Catéchisme du diocèse de Paris, 1933.)
« *La messe est le* SACRIFICE *dans lequel Jésus-Christ s'offre à Dieu son père, comme victime pour nous, par le ministère des prêtres. *» (Catéchisme à l'usage des diocèses de France, 1947.)
Il s'agit de petits catéchismes ? Invoquons donc les grands documents :
« ...*Je professe également qu'à la messe est offert à Dieu un* SACRIFICE *véritable, proprement dit, propitiatoire pour les vivants et les morts, etc. *» (Profession de foi du concile de Trente, 1564.)
« *Si quelqu'un dit qu'à la messe on n'offre pas à Dieu un* SACRIFICE *véritable et authentique, on que cette offrande est uniquement dans le fait que le Christ nous est donné en nourriture, qu'il soit anathème *» (Concile de Trente, *Canon 1 sur le saint sacrifice de la messe,* 1562.)
C'est trop ancien le concile de Trente ?
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Consultons donc Vatican II. Nous n'avons que l'embarras du choix :
« *Notre Sauveur, à la dernière Cène, la nuit où il était livré, institua le* SACRIFICE *eucharistique de son corps et de son sang* (...)
« *C'est pourquoi, afin que le* SACRIFICE *de la messe, même par sa forme rituelle, obtienne une pleine efficacité pastorale, etc. *» (De sacra liturgia, § 47, 48.)
« *C'est dans le culte ou synaxe eucharistique que s'exerce par excellence leur charge sacrée* (*celle des prêtres*) *: là, agissant au nom et place du Christ et proclamant son mystère, ils réunissent les demandes des fidèles au* SACRIFICE *de leur chef, rendant présent et appliquant dans le* SACRIFICE *de la messe, jusqu'à ce que le Seigneur vienne, l'unique* SACRIFICE *du Nouveau Testament, celui du Christ s'offrant une fois pour toutes à son Père en victime immaculée. *» (Lumen gentium, § 28.)
.........
Dans la nouvelle messe, l'offertoire est presque supprimé et le canon modifié. Le sens de ces transformations est donné par la définition suivante de l'*Institutio* (art. 7) : « La Cène du Seigneur ou messe est la synaxe sacrée ou congrégation du peuple rassemblé dans l'unité, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. » (*Cena dominica sive Missa est sacra synaxis seu congregatio populi in unum convementis, sacerdote proeside, ad menioriale Domini celebrandum*.)
Plus de sacrifice.
Dans « la contre-réforme catholique au XX^e^ siècle » (n° 23), l'abbé de Nantes (mauvaise référence, dira-t-on) publie plusieurs articles (qui ne sont pas de lui) où se manifeste la surprise douloureuse de divers théologiens.
Mgr Domenico Celada écrit : « ...Je puis affirmer en pleine conscience ne pas avoir trouvé jusqu'ici *un seul* prêtre, je ne dis pas satisfait, mais simplement résigné devant les nouvelles dispositions destinées à détruire ce qui restait encore de la Sainte Messe. » Et il cite ces mots, d'une lettre que lui adresse Mgr Francesco Spadafora, professeur ordinaire de l'Université pontificale du Latran :
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« *Dans le nouvel ordo missæ le dogme lui-même est entamé. C'est un acte arbitraire, accompli on ne sait précisément par qui et pourquoi, contre le sentiment de la Sacrée Congrégation des Rites elle-même et de la majorité absolue des évêques. *»
Le « Courrier de Rome » (n° 51) rappelle des propos de Luther qui expliquent l'émotion des théologiens. « ...*On a fait de la messe un sacrifice,* disait le réformateur, *l'on a ajouté des offertoires. La messe n'est pas un sacrifice ou l'action du sacrificateur. Regardons-la comme sacrement, ou comme testament. Appelons-la bénédiction, eucharistie ou table du Seigneur, ou Cène du Seigneur, ou mémoire du Seigneur. Qu'on lui donne tout autre titre qu'on voudra, pourvu qu'on ne la souille pas du titre de sacrifice ou d'action... *»
Il disait aussi : « *Quand la messe sera renversée, je pense que nous aurons renversé toute la papauté. Car c'est sur la messe, comme sur un rocher, que s'appuie la papauté tout entière avec ses monastères, ses évêchés, ses collèges, ses autels, ses ministères et doctrines, c'est-à-dire avec tout son ventre. Tout cela s'écroulera nécessairement, quand s'écroulera leur messe sacrilège et abominable. *»
\*\*\*
Les actes de Paul VI sont toujours imprévisibles. Va-t-il arrêter la réforme ? Il le peut. Va-t-il la confirmer ? Il le peut également. (Dans ce cas, on nous expliquera que nulle part il n'est dit que la messe *n'est pas* un sacrifice.) Va-t-il autoriser simultanément l'ancienne et la nouvelle messe, pour laisser la décision finale au plébiscite actif des prêtres ? Ce n'est pas non plus impossible.
Il n'est pas interdit de penser que l'objection faite que la nouvelle messe est une Cène luthérienne, n'en soit pas une à ses yeux. Un frère de Taizé (protestant) a écrit dans « la Croix » que désormais les protestants pourraient, grâce à la nouvelle messe, prier en commun avec les catholiques. C'est peut-être ce que veut Paul VI. Mais y aurait-il intercommunion possible dans une foi différente ?
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Tout cela, pour le simple prêtre et à plus forte raison pour le laïc, est infiniment troublant. Pour les meilleurs, c'est une souffrance qui devient intolérable. Ils ne savent plus quelle est la véritable pensée de l'Église ni où est la vérité. Des flots de paroles équivoques arrivent à l'âme comme un silence total dans une nuit sans étoile.
*Dans un autre article de* « *Carrefour *»*, le 1^er^* *octobre, Louis Salleron étudie* « *la personnalité de Paul VI *»*, clef de la crise actuelle, et revient à ce propos sur le bouleversement complet de la liturgie en général et maintenant de la messe :*
Le Concile avait établi une Constitution ouvrant la porte à de prudentes réformes et maintenant la préémiininence du latin et du chant grégorien. Les réformes se précipitèrent, nombreuses et radicales, tandis que le latin et le chant grégorien disparaissaient presque complètement. On crut d'abord que c'était le cardinal Lercaro ou même simplement Mgr Annibal Bugnini, secrétaire du Consilium, qui en prenaient à leur aise avec la Constitution conciliaire. Il fallut bientôt se rendre à l'évidence. Paul VI approuvait ces transformations et les couvrait de son autorité. Pourquoi ? Parce qu'il est convaincu de rendre ainsi la religion plus accessible aux foules chrétiennes de tous les pays. A propos de l'abandon du latin, il a déclaré avoir fait le sacrifice de l'unité au bénéfice de l'universalité. C'est qu'il conçoit le *développement* de l'Église comme un *renouvellement,* ce qui implique des *destructions*. Il faut que des choses meurent pour qu'il y ait renaissance.
Le nouvel *Ordo missæ* -- la nouvelle ordonnance de la messe -- qu'il a promulgué et qui doit entrer en vigueur en décembre, bouleverse un ordre très ancien au point que celui qui aurait dormi pendant dix ans ne reconnaîtrait qu'avec peine, dans la cérémonie de demain, la messe qu'il connaissait depuis toujours. Mais, dans la mesure même où cette messe nouvelle se rapproche davantage de celle des premiers siècles du christianisme, Paul VI la veut, comme une meilleure semence à jeter dans les populations à évangéliser et comme un moyen de rapprochement avec les protestants. Luther n'aurait rien à y objecter et, dans « *la Croix *»*,* un frère de Taizé a déclaré qu'il pouvait prier en commun avec les catholiques sur les paroles de la nouvelle messe.
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*Plus loin dans le même article, Louis Salleron rappelle le témoignage de Jean Guitton dans son livre* Dialogues avec Paul VI :
Évoquant le souvenir de M. Pouget, du cardinal Saliège et de l'abbé Thellier de Poncheville, tous trois très orientés vers le monde, Jean Guitton dit : « *Mais jamais, avant d'avoir entendu Paul VI, je n'avais entendu parler du* « *monde *» *avec un tel accent d'admiration, de ferveur. *» (p. 297.)
### Le Courrier de Rome
*Voici la reproduction intégrale -- en raison de son importance sous plusieurs rapports -- du numéro 53 du* « *Courrier de Rome *» (*25 septembre 1969*)*, publié à Paris, 25, rue Jean Dolent.*
*Cet article est intitulé :* « *La messe polyvalente de Paul VI *» *et a pour sous-titre :* « *Le sacrifice d'une brebis boiteuse *»*.*
*Paroles du Seigneur dans la Prophétie de Malachie :* « Si je suis le Seigneur, où est la crainte qu'on a de Moi ? C'est à vous, prêtres, que je m'adresse, à vous qui méprisez Mon Nom... Vous offrez sur Mon autel un pain *profane... :* Si vous offrez une victime *aveugle,* n'est-ce pas péché ? Si vous offrez une (brebis) *boiteuse* ou *malade,* n'est-ce pas péché ? Offrez-la à votre prince, et vous verrez... »
(*Malachie :* I, 6-8.)
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#### I. -- Professer une hérésie -- fomenter une hérésie
Il y a, dans la Bible, une quantité de textes semblables au passage de Malachie que nous venons de mettre en épigraphe :
-- « Les victimes des impies sont abominables au Seigneur. » (*Prov*. : XV, 8.)
« Le Très-Haut ne regarde point les oblations des mauvais... » (*Ecclésiastique *: XXXIV, 23)...
Et l'on sait comment les Pères de l'Église commentaient ces rudes paroles, en les appliquant aux hérétiques :
« Comme il n'y a qu'*une* foi, qu'*un* baptême, dans l'Église ; il n'y a de même qu'*un* autel... Quoi que fassent les hérétiques, *en simulant* l'ordre et le rite des sacrifices, Dieu n'en acceptera rien. »
C'est saint Jérôme, qui dit cela (in *Osee *: IX, 34).
Et, ailleurs, (in Amos : 22) :
« Dieu déteste les sacrifices des hérétiques. Il les jette loin de Lui. Toutes les fois qu'ils se réunissent sous le nom du Seigneur, il exècre leur puanteur. Il se bouche le nez... » : *claudit nares suas.*
La fausse délicatesse de l'indifférentisme religieux ne supporte plus, aujourd'hui, la vigueur de cette pensée et de ce langage. Sachons qu'ils ont été ceux de... nos Pères, et que beaucoup se sont laissé égorger pour cette intransigeance. Tellement ces héros étaient convaincus que c'est la vérité *de la foi* qui donne sa vérité *à tout le reste*
C'est à cette hauteur qu'il faut élever l'examen de la nouvelle Messe ordonnée par Paul VI. Ce n'est point une affaire de rubriques ni d'arrangement « pastoral » ou œcuménique. C'est une affaire de *dogme :*
En face des textes catholiques que nous venons de citer, il nous faut afficher une fois de plus, les deux extraits que nous avons rapportés dans nos derniers Courriers (n° 49, p. 3 -- n° 51, p. 10).
309:137
Le premier, de M. Thurian, de la communauté protestante de Taizé :
« Le nouvel ordre de la messe... est un exemple... d'unité ouverte et de fidélité dynamique... : un des fruits en sera peut-être que des communautés NON-CATHOLIQUES pourront célébrer la Sainte Cène avec les MÊMES PRIÈRES que l'Église catholique. »
L'autre, d'un suédois, qui participait au Congrès des laïcs tenu à Rome, en octobre 1967, en même temps que le Synode épiscopal.
« La réforme liturgique a fait un notable pas en avant sur le champ de l'œcuménicité. Elle s'est *rapprochée* des formes liturgiques *de l'église luthérienne. *»
Le premier de ces textes a paru dans *la Croix ; le* second dans *l'Osservatore romano*. Ils n'ont été ni rétractés par leurs auteurs, ni contestés par aucune autorité protestante ou catholique, même à titre privé. L'on est donc fondé à estimer que ces propos expriment une opinion *reçue* des deux côtés. Fondé aussi à raisonner sur ces déclarations comme sur une donnée indiscutable, sans qu'on puisse reprocher au raisonnement d'être téméraire ou tendancieux.
Pour ne parler que de la déclaration de M. Thurian, la dernière en date et qui apprécie l'état le plus récent (sinon définitif...) de la révolution liturgique, qui ne voit que si ce protestant se trompe, il serait d'un devoir urgent de le dire *officiellement* et *publiquement ?* -- Pour tous les frères séparés, d'abord : afin de les sortir d'une illusion cruelle. Pour les catholiques, ensuite, exposés, par ce silence, au pire des scandales.
Et qu'on ne dise pas que n'importe quel catholique est capable de rectifier, à lui seul, l'affirmation du Prieur de Taizé ! Car il y a *deux* choses dans cette affirmation :
a\) L'Ordre de la Messe de Paul VI EST tel, EN SOI, qu'un protestant, restant protestant, pourra célébrer sa Cène en suivant le même rite.
b\) Moi, Max Thurian, j'*estime* PERSONNELLEMENT que la Messe de Paul VI peut être célébrée par un protestant.
Le premier jugement veut énoncer un ordre objectif de CHOSES.
Le second déclare un SENTIMENT subjectif.
Vous pourrez discuter à l'infini sur le premier jugement : c'est une idée.
310:137
Il est rigoureusement impossible de discuter sur le second : c'est un fait.
Vous pourrez donc démontrer à M. Thurian qu'il se trompe en jugeant, comme il le fait, *la messe* de Paul VI. Mais il est absurde de dire qu'il se trompe en manifestant simplement SON *sentiment personnel *! Il dit ce qu'il pense. Si ce qu'il pense est faux, il ne suffit pas d'en laisser faire la démonstration *au simple fidèle,* qui pourrait toujours invoquer son incompétence pour suspendre son jugement.
Il faut que les auteurs de l'*Ordo,* responsables et compétents, le déclarent en toute clarté et ès qualités.
Car, avec cet Ordo, il s'agit, ne l'oublions pas, d'une loi ! D'une loi qui va commander la foi, la prière et la conduite de millions de croyants ! Si, à peine promulguée et avant même d'entrer en vigueur, cette loi est comprise *de travers,* les auteurs de la loi sont coupables d'une abominable forfaiture en laissant se répandre une fausse interprétation.
Ne mâchons pas les mots : cette forfaiture, dans le cas précis, mériterait une qualification théologique redoutable : celle qui fait dire d'une doctrine ou d'une pratique qu'elle « favorise l'hérésie ».
#### II. -- La chute du Pape Honorius
Le cas est trop grave pour que nous ne pensions pas, malgré nous, à la chute du Pape Honorius ! (625-638). On sait que ce malheureux fut (après sa mort) anathématisé par un concile *œcuménique* (le VI^e^ : 680-681) comme « hérétique ». L'histoire impartiale a mis hors de doute que ce Pape n'avait vraiment commis l'hérésie *formelle,* dans les conditions très précises et rigoureuses requises pour cela. Et pourtant un concile le qualifie d'hérétique.
Pourquoi, et dans quel sens, la lettre de l'un de ses successeurs, saint Léon II, aux évêques d'Espagne, le dit ouvertement : « ...Honorius n'a pas éteint le feu de l'hérésie à sa naissance comme il convenait à l'autorité apostolique, mais au contraire *il l'a fomenté par sa négligence *» : *non incipientem exstinxit, sed* NEGLIGENDO *confovit*. (*Mansi :* XI, 1052.)
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Bossuet ne parlait pas, cette fois, comme un gallican, mais il prononçait le jugement désormais unanime de la théologie et de l'histoire, quand il disait de ce pape prévaricateur :
... « Il a acheté une *paix honteuse* en promettant un *silence criminel* sur un point de foi catholique... » (*Défense*... I. VII, c. 23.)
Et encore : « Honorius n'est-il pas très condamnable et convaincu d'avoir manqué au devoir de sa charge, pour avoir, dans le point critique où il se trouvait, suspendu les foudres de l'Église et mis un dogme CERTAIN de notre foi au nombre des questions DOUTEUSES et problématiques ?... Je soutiens qu'*étant consulté* par trois patriarches..., il fallait nécessairement de deux choses l'une, ou qu'il les confirmât dans la foi, ou qu'il manquât à son devoir. Il ne les confirma pas dans la foi, puisqu'au contraire il les engagea dans l'erreur, ou du moins les rendit FLOTTANTS et INCERTAINS ; donc il manqua à son devoir. » (*Ibid*. : c. 27.)
Et ici, nous voudrions poser une très simple question à trois religieux amis, distingués théologiens, qui nous ont reproché la position prise dans nos derniers Courriers à l'égard de la messe « polyvalente » de Paul VI.
La question est celle-ci :
Au plus fort de la controverse qui opposait des évêques, des docteurs et des fidèles sur le dogme des « *deux* volontés » de Jésus-Christ, l'évêque de Rome, Honorius, fut sollicité de définir la question, en vertu de son autorité souveraine. Honorius, après de nombreuses tergiversations, choisit *d'imposer le silence* aux adversaires : les tenants catholiques des *deux* volontés et, d'autre part, les hérétiques, partisans de la volonté « unique ». -- Et dans quels termes ! Ceux-ci :
« Ces questions-là ne nous regardent point. Nous les laissons *aux grammairiens *» ! (*Mansi :* XI, 538).
Le résultat fut que les hérétiques, munis de cette réponse, répandirent leur erreur dans tout l'Orient, comme s'il s'agissait d'une question *d'école,* d'un problème *de libre recherche* (... Nous connaissons, depuis quelques années, ces excuses et leur résultat, en Hollande et en France.)
Et voici notre question à nos trois contradicteurs :
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Comment, dans un cas aussi grave et urgent, devaient se comporter immédiatement évêques, prêtres et simples fidèles ? (Par : immédiatement, nous voulons dire : avant même la décision officielle d'un concile ou de quelque nouveau pape, succédant à Honorius) ? -- Leur situation était la suivante :
Ils ont, d'une part, l'évidence *de foi* que la négation, dans la personne du Christ, des deux volontés et des deux opérations, divine et humaine, est une hérésie, identique à la négation de Ses deux natures.
Ils ont, d'autre part, l'évidence *de fait* que la position *doctrinale* d'Honorius n'est pas, dans ses termes, contraire à la foi, mais que sa position «* pastorale *», par son ambiguïté et par sa lâcheté, FAVORISE (ou : *fomente*) l'hérésie.
A leurs yeux, le Pape n'est pas certainement hérétique, mais il est certainement imprudent.
Devaient-ils s'abstenir de le dire ?
Devaient-ils, pour sauver « l'autorité », sacrifier la vérité ?
Pour éviter la division, augmenter la confusion ?
Nous ne voyons pas qu'avant la date du VI^e^ Concile œcuménique (une quarantaine d'années après la mort d'Honorius), le Pape ait été publiquement accusé de fomenter l'hérésie en recommandant de faire le silence sur la question controversée. Mais, ce que nous voyons, c'est qu'*aucun des catholiques n'obéît, là-dessus, au Pape* (... pas plus, d'ailleurs, que les hérétiques, ce qui était, alors, chez eux, tout naturel) !
Il faudrait, dans les années ténébreuses que nous vivons depuis le « Vatican II », lire et relire jusqu'à la savoir par cœur, la vie de saint Maxime, martyr de sa foi aux deux volontés du Fils de Dieu fait homme et, plus encore (si l'on peut dire) martyr de son refus de l'œcuménisme style VII^e^ siècle.
On sait que les empereurs Héraclius, puis Constant avaient, par politique, ordonné, comme le Pape Honorius, de cesser toute discussion sur « les deux volontés » : par souci de la « paix ». Maxime ne tient aucun compte de l'ordre impérial (qui confirme, il ne peut l'ignorer, l'ordre pontifical). Il est cité au tribunal de l'empereur, à Constantinople. On le presse de questions, d'objections, presque de supplications. Alors :
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« Si l'on prétend par opportunisme supprimer en même temps la foi avec l'erreur, cet opportunisme, bien loin de réunir les hommes, nous sépare de Dieu. Demain les Juifs viendront nous dire : Faisons l'union. Supprimez le baptême, nous supprimerons la circoncision. -- Déjà au temps du grand Constantin, les ariens avaient fait une proposition semblable : Supprimons, disaient-ils, le *consubstantiel*, et la division des églises cessera. Mais nos Pères n'y consentirent pas, et aimèrent mieux souffrir la mort. »
Et la suite, qui paraît écrite pour notre temps, et pour le cas qui nous occupe : celui de la messe de Paul VI :
« Aucun empereur n'a pu persuader à nos Pères de condescendre aux hérétiques de leur temps par des TERMES AMBIGUS ; mais ils se sont toujours servis d'expressions CLAIRES, PROPRES, et CONVENABLES à la QUESTION. »
(Voyez tout l'interrogatoire dans *l'Hist. ecclés.* de Fleury, I. XXXIX, C. 12 et suiv.)
Comment les contemporains, comment la postérité sont ils parvenus à atténuer la faute du Pape Honorius ? -- En disant qu'il avait été trompé par le patriarche de Constantinople, Sergius ; en disant qu'il ne comprenait pas très bien le grec ; qu'il n'a rien défini, rien commandé, mais seulement donné son sentiment personnel et un simple conseil. Bien plus : qu'il s'est contredit lui-même -- *etiam sui extitit oppugnator* (ce dernier jugement est celui de l'empereur Constantin Pogonat).
Ces excuses sont indubitablement et plus ou moins valables : la lecture attentive des textes les confirme. Mais elles se donnent franchement pour des *excuses *! Elles ne cherchent pas vainement à *justifier* l'injustifiable. Elles n'ajoutent pas la lâcheté du sujet à la lâcheté du chef. Elles appellent les choses par leur nom.
...Mais par leur nom *exact.* Et voilà le point capital. Le jour où un concile prononcera l'anathème contre Honorius, il ne le qualifiera pas d'auteur d'hérésie, mais de *fauteur.* L'auteur professe ; le fauteur favorise. Or, il y a bien des façons de favoriser : depuis la complicité positive et consciente jusqu'à la simple passivité.
Avant même la fidélité scrupuleuse aux faits, la vénération surnaturelle que tout catholique doit porter au successeur de Pierre lui fait une obligation *sacrée* de chercher jusqu'à l'extrême limite l'explication la plus bénigne de l'erreur, si erreur il y a.
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Et s'il faut, par malheur, que l'anathème soit un jour prononcé, comme il est arrivé *une fois* dans deux mille ans d'histoire, *nul* jamais ne pourra le prononcer qu'un *autre Pape.*
Le Concile de 680 qui a traité Honorius I^er^ d' « hérétique « (dans le sens que nous avons précisé) n'a pu le faire avec autorité que parce que sa décision a été confirmée expressément *par le Pape St Léon II.* -- Voir le texte dans Denz. éd. Schönmetzer : 561-563.
Le Pape Hadrien II devait, plus tard, le déclarer dans la lettre lue au cours de la 7^e^ session du VIII^e^ concile œcuménique (le IV^e^ de Constantinople : 869-870). Elle est dans *Mansi *: XVI, 126 :
« Nous lisons bien que le Pontife Romain a porté des jugements sur des évêques de toutes les églises ; mais nous ne lisons point que quelqu'un l'ait jugé. Bien que, en effet, l'anathème ait été prononcé par les Orientaux contre Honorius, après sa mort, il faut néanmoins savoir qu'il avait été accusé d'hérésie : qui est *la seule chose* pour laquelle il est permis aux inférieurs de résister aux actes (? = *motibus*) de leurs supérieurs ou de rejeter librement leurs opinions mauvaises (*pravo sensus*). Et encore, même dans le cas (d'Honorius), aucun des patriarches ni aucun des évêques n'avaient eu la permission de prononcer à son sujet une sentence quelconque, si ce n'est en vertu de l'autorité que leur donnait le *consentement du Pontife du premier siège *» (= Le siège romain).
Dans le passage d'Hadrien II que nous venons de citer, il ne s'agit pas d'un jugement doctrinal, avancé par quelque théologien privé, il s'agit d'une sentence judiciaire rendue officiellement par un tribunal (le concile) pour le cas d'un Pape *défunt* et quand déjà, après quarante ans, l'histoire avait prononcé elle-même son jugement de condamnation.
Mais du vivant même d'un Pape, convaincu d'une connivence avec l'hérésie, au moins par sa lâcheté ?
-- Nous ne chercherons point la solution d'un drame pareil dans un tempérament de l'autorité monarchique du Pontife Romain par l'AUTORITÉ d'un collège, comme font les théologiens honorés précisément par Paul VI : l'autorité d'un collège dont, par le jeu ironique des votes, les présidents seraient peut-être MM. Alfrink et Suenens, le rapporteur M. Marty, le Promoteur de la Justice, M. Villot, et l'avocat l'ex-capitaine Defregger assisté de l'ex-capitaine Boillon (l'évêque de Verdun qui, sans pilule, tua quatre Allemands).
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Au delà du Pape d'un jour, nous pensons à la Papauté éternelle.
Au delà du *Prince* chancelant de 1969 nous pensons au *Principe* immuable.
Et nous donnons, de toute notre âme, notre adhésion au principe énoncé déjà, au début du VI^e^ siècle, par deux gallo-romains -- le diacre Ennodius et saint Avit, évêque de Vienne, celui-ci parlant au nom des évêques des Gaules. (Il s'agissait, dans le cas, du Pape Symmaque, accusé calomnieusement pour ses mœurs). Ce principe, le voici :
La faute d'un Pape n'appartient qu'au jugement *de Dieu *: « Les autres évêques, si quelque chose défaille en eux, sont sujets à une correction. Mais si le Pape de Rome est mis en discussion, ce n'est pas *un évêque* qui paraîtra vaciller, c'est *l'épiscopat*. »
Cette parole de saint Avit, digne du petit-fils d'empereur qu'il était, est passée en axiome : *Prima Sedes a nemine judicatur*.
Les mots sont soigneusement choisis : c'est le *siège,* le *premier siège* qui échappe au jugement des hommes. Le privilège ne touche la personne qui occupe le siège qu'en considération de *l'institution.* C'est ce qui fait la « sainteté » du Pape quel qu'il soit et qui oblige le catholique à le respecter *religieusement.*
Le jour, où, dans une occasion affreuse, exceptionnelle, le catholique devra, pour un motif de foi *évident* et *grave,* RÉSISTER publiquement à un acte du successeur de Pierre, il ne devra le faire qu'après tous les autres moyens épuisés par lui ou par d'autres : les cardinaux, d'abord, de l'église romaine.
S'il peut résister à l'acte sans *juger* l'acte, il évitera de juger l'acte. S'il est contraint de juger l'acte, il ne devra jamais juger la *personne *: son jugement restera de l'ordre doctrinal.
Dans tous les cas, il ne saurait qualifier le Pape d' « hérétique » sans faute morale grave et, s'il persévérait, la faute *morale* manifesterait une *erreur* dans la foi ([^123]).
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#### III. -- Pro aris et focis
C'est bien un combat *pour nos autels et nos foyers* que nous avons, le cœur serré, engagé, en refusant l'ordonnance d'une messe reconnue polyvalente pour ceux qui croient à la présence réelle et pour ceux qui n'y croient pas.
Car, avec le dogme *particulier* de la Messe-sacrifice, c'est *toute* l'économie du salut, selon la foi catholique, qui est en cause.
Ce salut, acquis une fois pour toutes par l'unique sacrifice de la Croix, a été, par la volonté de Jésus-Christ, lié à des signes sacramentels qu'il a confiés à l'Église une, sainte, catholique et apostolique. C'est lui, certes, qui accomplit, *en elle,* le salut, mais il ne l'accomplit pas *sans elle.* Elle est, par l'ordre de Sa grâce, Son « Corps mystique », le prolongement de son humanité. Refuser la *médiation* de ces sacrements ou les réduire à des symboles, c'est se placer en dehors de l'économie ordinaire du salut.
Mais ce n'est pas seulement du salut *des hommes* qu'il est question dans le dogme de la Messe-sacrifice, c'est aussi et d'abord du culte *de Dieu.* Comme Il nous a révélé qu'Il voulait nous sauver par la Messe, Dieu nous a aussi révélé qu'Il voulait être adoré dans l'acte de son oblation.
Ainsi, c'est toute *la religion* catholique qui est résumée dans *ce seul* dogme. Plus de Messe, plus de RELIGION, au sens plein et propre du terme. Que peut-il rester alors d'un christianisme ainsi amputé ? -- Une morale laïque, une sensibilité religieuse, une philanthropie. Le Protestantisme, dans sa logique et dans son essence, n'est pas autre chose.
Si dur qu'il soit de dire cela à des hommes profondément graves et pieux, c'est la charité qui commande cette dureté : la charité vraie, la charité sincère, la charité des saints, celle qui faisait dire à un Optat de Milève, s'adressant aux hérétiques donatistes de son temps :
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« La Maison de Dieu est tout une. Ceux qui en sont sortis ont voulu en refaire une partie. Ils ont construit un mur, mais un mur n'est point une maison. Si on met une porte à ce mur, celui qui entre par cette porte, il est toujours dehors. La maison conserve ce qu'on y abrite, elle protège des tempêtes et de la pluie, elle ne reçoit ni de voleur ni de bête sauvage. Le mur, lui, ce qu'on met à son abri, il n'est pas capable de le garder. »
Un « dialogue » avec les Séparés, qui ne gardera pas cette mâle franchise est voué, divinement *et humainement,* à l'échec. Tel il fut, entre François de Sales et Théodore de Bèze, entre Bossuet et Leibniz, entre le Cardinal Mercier et Lord Halifax. Ces franches conférences ne réalisèrent pas l'unité, mais elles ouvraient les cœurs à la vérité. Et c'est la vérité seule qui sauve, au jour connu de Dieu.
Le protestant sincère méprise, dans la controverse religieuse, le ton mielleux et les ménagements de marchands de tapis. Il sait qu'entre lui et nous, c'est tout ou rien. Car, à la différence de la politique, la religion est totale. Le jour où l'union se fera entre catholiques et protestants, elle se fera entre « intégristes » des deux côtés, car l'union religieuse, qui est un effet au-dessus de la nature, ne pourra jamais se faire que par la grâce de l'Esprit, lequel déteste « la bouche à deux langues » (*Proverbes *: VIII, 13) et fuit « le déguisement » (*Sagesse *: 1, 5).
En 1947, la revue protestante FOI ET VIE ouvrit ses colonnes à plusieurs auteurs catholiques (n° de novembre). Parlant du « scandale » de la « division des chrétiens », le Père Daniélou, qui n'avait pas encore reçu le chapeau de cardinal et qui n'y pensait pas, écrivit ceci, sur ce sujet :
« N'est-ce pas contre un *fantôme* que nous nous battons ? Qu'attendons-nous pour reconnaître une unité qui n'est plus cachée que par une *apparence *? Où est aujourd'hui la division ?... Où sont les oppositions radicales ? Ce qui sépare les protestants des catholiques est de plus en plus *ténu... *» (pp. 677 à 680).
Quelques pages plus loin (683-684), le pasteur Westphal, qui est devenu, lui, président de la Fédération protestante de France, répliquait à l'illustre jésuite :
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« Faut-il croire que nous ne sommes plus séparés que par des apparences, des malentendus, des mentalités, des psychologies religieuses différentes ? Que j'aimerais de le croire !... Hélas ! Il me faut ici me séparer de vous, mon Père... Je le fais avec une immense tristesse, dans le tremblement et pourtant dans l'assurance de la foi... Ce qui nous sépare est beaucoup plus grave que vous ne le reconnaissez ici -- c'est une question de VÉRITÉ. »
Nous savons ce qu'on va dire sur ce dialogue de 1947 : il y a eu, depuis, « Vatican II »... Eh oui, HÉLAS !...
...Vatican II, et aussi le sang versé, le mois dernier, sur les barricades de Belfast et de Londonderry !
Car si le Sang du Christ n'est plus vraiment offert sur l'autel du Christ, il faut que le sang des hommes soit versé sur le pavé des rues.
Si épouvantable qu'elle soit, si obscure, il n'est pas possible d'effacer la parole dictée par l'Esprit Saint à saint Paul dans l'épître aux Hébreux :
« *Sans effusion du sang, il n'y a pas de pardon. *» (IX, 22)
Celui qui n'est pas capable de s'élever, par la foi, à l'intelligence de ce mystère, qu'il lise les histoires, celles de tous les peuples sans exception, qui ont, dans tous les temps, institué *des sacrifices,* pour être la substitution d'une « âme vicaire » à l'âme coupable, pardonnée par cette immolation de l'innocent
Et voilà ce qui fait la gravité indicible de l'erreur qui nie ou qui, simplement, déforme *le sacrifice* de la Messe :
Les autres hérésies restent dans le monde des *idées* Elles laissent, bon gré mal gré, la *réalité* intacte. Celui qui refuse de reconnaître deux volontés dans le Christ, il ne peut faire que le Christ garde Ses deux volontés. Celui qui nie la résurrection du Christ, il ne peut faire que le Christ ne soit ressuscité. L'erreur des idées ne change rien à la vérité des choses.
Mais pour la Messe il en va autrement : sauf par une contradiction à peine imaginable, *l'idée* que le célébrant se fait de la Messe commande *l'acte* de sa célébration. Certes *l'essence* de la Messe ne dépend pas de la volonté du célébrant, elle dépend de la volonté du Christ qui l'a instituée. Oui, mais il dépend de la volonté du célébrant qu'il *fasse* exactement ce que le Christ a institué. S'il ne le fait pas, la Messe N'EST pas.
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Nous verrons la conséquence de ce terrible principe dans le paragraphe suivant. Nous voulons, pour terminer celui-ci, faire deux remarques :
1°) Celui-là se tromperait tragiquement qui réduirait la réforme liturgique que nous subissons depuis quatre ans, à une simple manipulation administrative de rubriques, admissible après tout, disent certains. -- Oui, erreur tragique :
Cette réforme *est, veut* être et *s'avoue* une RÉVOLUTION.
Nous avons cité une vingtaine de fois les déclarations cyniques de Bugnini.
On nous dit : c'est un maniaque et on vous l'abandonne. -- Pardon Ce maniaque est doué de pouvoirs, et il en use ! Ensuite, il n'est pas le seul. Voici ce que disait, en 1967, Mgr Dwyer, archevêque de Birmingham, en qualité, notez-le bien, de *porte-parole du Synode épiscopal* (*La Croix* 25 octobre 1967) :
« La liturgie *forme le caractère, la mentalité* des hommes qui sont affrontés aux problèmes de la pilule, de la bombe et des pauvres (!!). La réforme liturgique est dans un sens très profond *la clé* de l'Aggiornamento. Ne vous y trompez pas : *c'est là que commence la* RÉVOLUTION. »
Est-ce clair ? -- Qu'on ne se moque donc plus du Peuple de Dieu et de Dieu Lui-même par un double jeu digne de charlatans : tantôt rassurant ceux des fidèles qui s'effraient du bouleversement des rites, tantôt rassurant les autres qui se rient du tintamarre publicitaire fait autour d'apparentes réformettes de chasubles, de chandelles et de génuflexions.
Nous disons, nous : c'est une RÉVOLUTION ! Et si elle ne l'est pas (chez quelques jobards) quant à la FIN, elle l'est quant aux MOYENS. -- Souvenons-nous de la remarque d'A. Cochin pour 1789 : « Ce qui importe, dans les premiers temps de la Révolution, ce ne sont pas les *idées,* mais les *moyens. *» -- « La question n'est pas de savoir qui a été dans la mesure juste, qui non ; qui a été arriéré, qui trop avancé ; si la nuance Mounier valait mieux que la nuance Mirabeau, ou celle-ci mieux que la nuance Lameth. Ce ne sont pas les idées qu'il faut voir, ce sont les *moyens :* voilà où l'on prend *sur le fait* le parti révolutionnaire. »
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Les « moyens », dans la révolution liturgique de 1965-1969, c'est l'abandon de rites millénaires au goût d'un jour. La FIN, c'est la fabrication d'une cérémonie vaguement déiste, où pourront « communier » catholiques, luthériens, calvinistes, anglicans, et, plus tard : musulmans, hindous, bouddhistes et fétichistes.
2°) *Deuxième remarque.* -- Elle s'enchaîne à la précédente :
Nous avons eu l'agréable surprise de voir le n° 49 du *Courrier de Rome* reproduit, à peu près intégralement, en traduction allemande, dans le Bulletin berlinois de l'association *Una Voce* (1 Berlin 62 Kufsteiner Str. 6 -- n° 39 de juillet 1969). Cette traduction est faite avec intelligence et finesse (mise à part, à la page 18, 2^e^ ligne, une *infidélité* à l'original, qui n'est pas une simple inexactitude...). Voici en quels termes cette traduction est introduite :
« Il est encore trop tôt, pour nous, de prendre position sur le nouvel *Ordo Missae.* Nous pouvons seulement, avec l'*Una Voce-France*, poser fermement avec satisfaction, que le Répertoire Grégorien est sauvegardé et pourra être pratiqué ». -- Le rédacteur observe, alors, qu'en face d'approbations, l'*Ordo* a soulevé aussi de « nombreuses » critiques. Il distingue, parmi celles-ci, celle de notre *Courrier.* Il précise qu'il ne nous suit pas dans nos remarques sur l'origine du protestantisme (... Nous n'avions, là-dessus, énoncé qu'un trait particulier, d'ordre humain et psychologique. Il y en a d'autres, évidemment. Mais on ne peut oublier que les adversaires frénétiques de la Messe avaient, pour la plupart, célébré, pendant des années, cette Messe qu'ils abominent après qu'ils ont apostasié.)
Le rédacteur d'*Una Voce* continue : « Nous ne pouvons dissimuler que certaines déductions de son article (celui du *Courrier de Rome*) ont une *terrible force de démonstration *»* : eine erschreckende überzeugunskraft.* -- Nos « terribles » déductions portaient sur l'aspect d' « unité ouverte » et de « fidélité dynamique » que M. Thurian de Taizé reconnaissait dans la nouvelle messe, pour déclarer ensuite : « des communautés non catholiques pourront célébrer la Sainte Cène *avec les mêmes prières* que l'Église catholique. »
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Nous poserons, avec la franchise qu'on doit particulièrement à des confrères amis, une question aux associés berlinois d'*Una Voce* : comment peuvent-ils se réjouir de voir « sauvegardées » les mélodies grégoriennes d'une messe qui, elle, n'est pas sauvegardée ? D'une messe -- à double sens ? D'une messe de sibylle ? D'une messe dont la théologie *détonne ?* D'une messe *boiteuse ?*
Il me semble entendre saint Grégoire : « Je me moque bien de la langue latine dans vos messes, si cette langue ne doit plus exprimer ma foi. Et que m'importe une musique qui doit bercer une hérésie ? »
N'inventons pas cette invective et renvoyons nos confrères d'outre-Rhin à leur admirable Romano Guardini : « Ce n'est pas pour créer de belles images, nous donner des phrases harmonieuses, nous présenter des gestes gracieux ou solennels, que l'Église a édifié l'*Opus Dei,* mais bien afin de sauver nos âmes de leur détresse (...). C'est avant tout de *réalité* qu'il s'agit ici (...). Pour nous la liturgie est d'abord l'instrument du SALUT. » -- « La VÉRITÉ est l'âme de la Beauté. Celui qui veut goûter la seconde en ignorant la première prostitue l'Art et fait de son Jeu magnifique le plus creux des amusements. » (*Vom Geist d. Liturgie :* c. VI).
Si l'argumentation du *Courrier de Rome* est « terrible », tremblons à l'idée qu'en perdant *la vérité* de notre Messe, nous avons perdu nos autels, nos églises et, bientôt, nos foyers.
#### IV. -- La messe ballottée de 1969 est-elle une vraie messe ?
Qu'une pareille question puisse être posée révèle le désarroi qui bouleverse les âmes. Des prêtres, des religieux, des fidèles nous l'ont posée, non pas comme on pose une question scolastique, mais avec un sentiment d'agonie.
Nous nous contenterons aujourd'hui de laisser les *Salmanticenses* y répondre (disp. XIII, dub. 2, § 2, n. 28) :
Si un prêtre « ...voulait se borner à la seule *consécration* (du pain et du vin), en refusant d'offrir *un sacrifice*, alors, de même qu'il ne sacrifierait point, de même il ne consacrerait pas : car la consécration de ce sacrement est ESSENTIELLEMENT l'oblation d'un sacrifice. »
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### Plusieurs distinctions sur la validité de la nouvelle messe
« *La nouvelle messe est-elle valide ? Telle est la question que nous posent les fidèles : -- Jésus sera-t-il réellement présent, renouvelant le Sacrifice de sa Passion et en distribuant les grâces par la vertu du sacrement ?*
« *Ce à quoi les extrémistes répondent contradictoirement, les uns :* « *Oui, bien sûr ! *» *et les autres :* « *Assurément non ! *»
Ayant énoncé en ces termes le problème qui risque de se poser -- non comme une question d'école, mais réellement, pratiquement, quotidiennement, à partir du 30 novembre -- l'abbé Georges de Nantes propose les réponses distinctes et mesurées que nous allons citer.
\*\*\*
Intercalons pourtant une remarque préalable.
La question de la validité des messes auxquelles on assiste se pose déjà. Elle se pose en raison du fait que, dans des propos publics parfois ambigus ou enveloppés, parfois trop clairs, il y a déjà des prêtres qui nient plus ou moins le Sacrifice, la Transsubstantiation, la Présence réelle. Ces prêtres-là, leur célébration de la sainte messe est-elle valide ?
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On peut considérer que ce ne sont encore que des cas particuliers. Mais leur existence certaine et croissante va se trouver en occurrence avec le nouvel ORDO MISSÆ*,* s'il entre réellement en vigueur à partir du 30 novembre. Et alors cette occurrence poserait un problème *général*.
\*\*\*
Voici pourquoi.
« La validité de l'Action eucharistique, rappelle l'abbé de Nantes ([^124]), exige que le prêtre, ayant pris du pain et du vin, prononce sur ces oblats les Paroles consécratoires *avec l'intention de faire ce que fait l'Église*. C'est ce dernier point seul qui peut faire difficulté. Il faut que le prêtre soit de foi catholique et non de « mentalité protestante », qu'il ait bien l'intention d'opérer une véritable transsubstantiation, de réitérer réellement le Sacrifice du Christ sur la Croix et d'en distribuer la grâce sacramentelle... »
Or, « c'est justement *pour la précision et le contrôle nécessaires*, faciles, publics, de cette intention du célébrant, en un temps de protestantisme virulent, que le Concile de Trente et le Pape saint Pie V avaient fixé... les rites et les prières séculaires qui *exprimaient indiscutablement* la foi de l'Église et répugnaient aux hérétiques. Toute hésitation sur l'intention du prêtre et sur la validité de la Messe avaient, grâce à eux, disparu ». Mais voici qu'en transformant ces prières et ces rites « *de telle manière qu'ils soient rendus acceptables aux protestants *» -- et le pasteur Thurian, quant à lui, les a déjà acceptés, -- alors « *le contrôle des intentions du célébrant est devenu impossible aux fidèles comme à l'autorité responsable *» et « plus rien ne garantit extérieurement l'orthodoxie du prêtre ni la rectitude de son intention ».
324:137
L'abbé de Nantes en conclut :
« Nous voilà mal assurés de la validité des Messes auxquelles il nous est donné d'assister. Sans aller jusqu'à déclarer que ce nouveau rit est frappé d'invalidité, loin de là, il nous faut cependant reconnaître qu'il est « informel » et *ne suffit plus de lui-même* à garantir l'intention du célébrant et donc la validité de la liturgie qu'il célèbre. *Tout sera cas d'espèce. *»
Cas d'espèce relevant plus ou moins, en gros, de trois grandes catégories :
#### 1. -- Dans la majorité des cas
« Dans la majorité des cas, au début tout au moins, les prêtres adopteront le nouvel ORDO par discipline ou pour les raisons « pastorales » que le Pape Paul VI donne de cette réforme ([^125]). Leur foi n'en sera pas changée d'un jour à l'autre... Ils célébreront encore avec l'hostie et le calice, redisant les Paroles du Christ à la Cène et dans l'intention ordinaire, sincère, de faire ce que fait l'Église de toujours : un vrai sacrifice sacramentel. Messes valides donc, en toute certitude. »
325:137
#### 2. -- Dans une minorité de cas
« Dans une minorité de cas... la nouvelle messe sera invalide par défaut de rectitude dans l'intention du ministre. Cela se vérifierait déjà dans ces messes casse-croûte, entièrement affranchies des formes liturgiques et en particulier de tout rit et de toute prière sacrificiels. » Le même simulacre que dans ces messes casse-croûte pourra désormais « être accompli par des prêtres hérétiques en suivant les formes légales de la Nouvelle Messe », « sans qu'ils aient l'intention de faire un vrai sacrifice ». Ce simulacre se dissimulera sous « les apparences de la discipline romaine », et *il pourra* s'y dissimuler en raison des « imprécisions » et des « lacunes » du nouvel ORDO.
« Les fidèles, dans l'incertitude où les laisse dorénavant le caractère équivoque des rites réformés, devront observer deux règles de prudence. La première : *ne jamais suspecter la foi du prêtre,* et donc la validité de sa Messe, *que pour des motifs graves et certains,* tels que la négation formelle et publique par lui des éléments essentiels du dogme eucharistique. Le cas n'est pas fréquent mais il existe, hélas. La deuxième : en cas d'hérésie avérée, publique, les fidèles doivent dénoncer le prêtre imposteur à l'évêque, et si celui-ci l'excuse, au Pape. » (Car ainsi, l'autorité responsable portera réellement la responsabilité qui lui revient.)
#### 3. -- Dans les autres cas
« Dans les autres cas, dont le nombre risque de grandir très rapidement, le caractère « informel » des rites nouveaux accentuera encore le caractère informe de la foi du prêtre et de ses fidèles. », Peu à peu, *une nouvelle définition de la messe,* tirée du nouvel ORDO MISSÆ, supplantera celle du Concile de Trente. Une nouvelle définition ? Oui, celle-ci, dit l'abbé de Nantes :
326:137
« *La Cène du Seigneur, appelée aussi la Messe, est la sainte assemblée ou le rassemblement du peuple de Dieu qui se réunit sous la présidence du prêtre afin de célébrer le mémorial du Seigneur. C'est pourquoi, à ce rassemblement local de l'Église s'applique éminemment la promesse du Christ : Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au milieu d'eux. *» (ORDO MISSÆ, n° 7.)
Définition acceptable par la plupart des protestants.
« C'est navrant. Et c'est déjà toute la pensée, si l'on peut dire, et le contenu habituel de la prédication de notre nouveau clergé. On ne dit rien d'autre à Taizé ».
« Il faut cependant croire encore à la validité de telles Messes, je dirai : en vertu de la Puissance du Christ et de l'Église agissant dans le prêtre à travers même sa confusion mentale et son horrible indifférence. »
Bien que valides, de telles messe « et les commentaires qui les accompagnent » risquent de nous faire glisser « dans l'hébétude et la tiédeur ». L'abbé de Nantes suggère, si l'on n'a pas d'autre messe à sa disposition, d'y assister en lisant pour soi-même, dans son missel, la Messe du Missel romain promulgué par saint Pie V.
============== fin du numéro 137.
[^1]: -- (1). En vente à nos bureaux : 2 F. franco l'exemplaire.
[^2]: -- (1). Par ces mots : « un pape encore croyant », Cajetan entend : un pape qui, si mauvais soit-il, n'est pas *hérétique*. Le cas du pape « hérétique » est distinct, en lui-même et par ses conséquences, du cas d'un pape simplement « mauvais ». (Note d'*Itinéraires*.)
[^3]: -- (1). Sur ce point nous ne suivrions pas Cajetan ni Journet. Une Église *sans Pape* est aussi une Église *sans Concile possible.* Si le Siège est vacant, le Concile n'a aucune existence (sinon de fait). C'est à *l'Église de Rome* qu'il appartiendrait de constater la vacance, de la déclarer, et d'y pourvoir.
[^4]: -- (1). « Il y a, dit Suarez, deux façons de devenir schismatique : 1° sans nier que le pape est chef de l'Église, ce qui serait déjà l'hérésie, *on agit comme s'il ne l'était pas :* c'est la façon la plus fréquente ; 2° on refuse d'entrer en communion avec le corps de *l'Église* par la participation des sacrements... De cette seconde façon le pape pourrait être schismatique, par exemple en tentant d'excommunier toute l'Église, ou en *renversant tous les rites traditionnels. *» Selon Suarez, le pape ne pourrait donc pécher contre l'unité de direction. Mais il apporte en exemple ce que nous regardons précisément comme un péché contre l'unité de direction. (*Note de Journet.*) -- On ne voit pas pourquoi en effet un pape ne pourrait être schismatique de la première façon énoncée par Suarez. Relisons : sans nier que le pape est le chef de l'Église (car un pape qui le nierait serait en cela hérétique), *le pape agit comme s'il ne l'était pas*. En se comportant en pur prince temporel, dit Journet. Sans doute. Mais aussi, par exemple, en abandonnant systématiquement à d'autres les décisions qui relèvent de son autorité suprême. Ce dernier point appellerait un examen détaillé et approfondi. -- Et aussi, d'ailleurs, cet autre point : « *renverser tous les rites traditionnels *». (Note d'*Itinéraires*.)
[^5]: -- (1). La haine, bien entendu, non pas des personnes, mais du mal et de l'erreur.
[^6]: -- 1. -- L'île de Taïwan possède actuellement près de 14 millions d'habitants, auxquels il convient d'ajouter les 600 000 hommes de son armée. La densité démographique est de 375 habitants au kilomètre carré, soit la seconde après la Hollande. On évalue, d'autre part, à plus de 15 millions le nombre des Chinois épars dans le monde et se réclamant de Tchiang Kaï-chek.
[^7]: -- 2. -- Le personnage qui est considéré à Taïwan comme le dauphin présumé du Président est le général Chiang Ching-kuo, âgé de 59 ans et fils de la première épouse du Maréchal Tchiang Kaï-chek. Chiang Ching-kuo aide son père à diriger le Kuomintang. Il a fait ses études en U.R.S.S. où Tchiang l'avait envoyé dès l'âge de 16 ainsi, et il a même été officier de l'armée soviétique. Quand son père rompit avec les communistes, en 1927, il fut envoyé en Sibérie, puis gracié. Il épousa alors une jeune Russe, Fanina, qui lui a donné trois garçons et une fille. Depuis l'année 1954, il est devenu Ministre de la Défense -- et sa parfaite connaissance du russe est fort utile au gouvernement de la Chine Libre. Récemment, il recevait à Taiwan un journaliste soviétique, Vitali Yevguenevitch Louis, personnage important et singulier que le Kremlin utilise volontiers pour procéder à des sondages diplomatiques.
[^8]: -- 3. -- L'Ile de Taïwan est assez pauvre en ressources naturelles : mais celles qui existent sont exploitées de la manière la plus intensive. Les principaux produits sont la houille, l'or, l'argent et le cuivre, le pétrole brut et le gaz naturel, ainsi que le souffre, le marbre, le talc et l'amiante. En particulier, les réserves de gaz naturel et les gisements de marbre sont assez considérables. Quant aux industries de transformation, elles se développent à Taïwan avec le même entrain que l'agriculture et que la population elle-même -- spécialement en ce qui concerne les engrais chimiques, les textiles, les machines agricoles et les matériaux de construction. Bientôt, ce sera le tour de l'industrie lourde.
[^9]: -- 4. -- Bien que la Chine continentale soit tombée aux mains des communistes en 1949, on sait que le gouvernement de la République de Chine, installé actuellement à Taïwan (Formose), continue à être considéré comme le *seul gouvernement légal de la Chine* par la majorité des nations libres. Davantage : membre fondateur de l'O.N.U., la République de Chine Libre est représentée à J'Assemblée Générale de l'O.N.U. et au Conseil de Sécurité.
[^10]: -- 5. -- L'Université catholique dont il s'agit (Fu-Jen,) malgré ses installations ultra-modernes et ses immeubles extraordinaires, de conception presque futuriste, n'est pas le plus grand établissement de Taiwan : elle le cède en importance à l'Université Nationale. On compte actuellement dans l'Ile près de 120 mille étudiants.
[^11]: -- 6. -- Cette fécondité de la terre à Taïwan tient évidemment, pour une part, au climat de l'Ile, qui est l'un des plus doux d'Extrême-Orient.
[^12]: -- 7. -- Évoquant cette réforme agraire et le travail chinois, le Général Beaufre n'hésitait pas à parler d'un « véritable miracle économique ». (*Le Figaro* du 20 juin 1969.)
[^13]: -- 8. -- A noter que les propriétaires furent dédommagés de façon raisonnable selon les principes de Sun Yat-sen. Ils reçurent en effet 70 % du prix de leur terre sous forme de bons remboursables en nature, et 30 % en actions dans des entreprises de solide rapport. Le résultat de cette réforme progressive et qui cherchait à concilier les intérêts les plus divers, en ménageant l'initiative et le profit individuels, ne s'est pas fait attendre : dès l'année 1965, l'aide économique des États-Unis prenait fin -- Taïwan ayant atteint le niveau suffisant pour subvenir à ses besoins financiers par les moyens conventionnels. L'assistance économique actuelle ne se présente plus que sous la forme de subventions émanant des Nations Unies et de prêts du Japon, de la World Bank et de l'Export-Bank. Bien entendu, l'aide militaire américaine se poursuit, en raison de la menace communiste.
[^14]: -- (1). D'un côté, un certain nombre de Saints traditionnels, Saint Christophe en tête, sont écartés du calendrier parce que leur historicité est douteuse ; de l'autre, Camilo Torres Restrepo transformé en nègre pour mieux servir la révolution ; voilà tout de même un diptyque à proposer aux réflexions des moralistes de ce temps.
[^15]: -- (2). Le Président de cet organisme, Mgr Avela Brando, évêque de Teresinha (Brésil) devait d'ailleurs affirmer, le 28 mai 1969, qu'il n'avait pas connaissance des déclarations de certains prélats catholiques -- surtout colombiens -- relatives à une infiltration communiste dans le clergé.
[^16]: -- (3). Par la suite, la propagande vénézuélienne fera grand cas de soumissions spectaculaires, celle, par exemple, de Pedro Medina Silva, « chef des F.A.L.N. » (Forces armées de Libération Nationale), le 3 juillet. En examinant les faits de près, on s'aperçoit qu'il s'agit de personnes vivant en exil et non de dirigeants actifs de Frentes guérilleros.
[^17]: -- (1). Si je suis irrévérent, moi aussi, ce n'est pas du tout par haine des États-Unis. Je ne suis pas du tout de ceux qui dénigrent Apollo, mais qui auraient applaudi s'il avait été russe.
[^18]: -- (1). *Combat* du 25 juillet.
[^19]: -- (2). *France catholique* du 25 juillet.
[^20]: -- (1). Conférence donnée à Valence, au Cercle Charles Péguy, en juin 1969.
[^21]: -- (1). Cependant, quand on sait comment s'allume une guerre civile, on ne peut qu'être inquiet de la formation à Cuba d'une brigade de volontaires, tous Nord-Africains, blancs ou de couleur, ayant pour but officiel de participer à la coupe de la canne à sucre, se préparant en fait à porter un jour la guerre révolutionnaire sur le sol des États-Unis.
[^22]: -- (2). Martin Luther King par exemple.
[^23]: -- (3). Dix mille Chinois sont en train de travailler à une route stratégique reliant au Sinkiang la région du Cachemire administrée par le Pakistan.
[^24]: -- (1). Noter que la Chine de Mao n'a pas plus de vingt mille kilomètres de voies ferrées !
[^25]: -- (1). A la demande du gouvernement du Tchad, plusieurs milliers d'hommes de troupes françaises sont engagés au maintien de l'ordre. Récemment, poussés par qui on devine, les hommes du contingent ont demandé à ne pas participer à ces opérations. Il semble qu'on ait accédé à leur désir.
[^26]: -- (2). Il y a deux frères Cabral, l'un, Amilcar, plutôt chef politique, l'autre, Louis, commandant le front Nord de la guérilla en Guinée-Bissau. Ces messieurs donnent volontiers des conférences de presse à Alger, Dakar, La Havane... etc.
[^27]: -- (1). En quelques années les échanges commerciaux entre la Chine rouge et la Russie soviétique sont tombés de 2 000 millions de dollars à moins de 90. (Chiffres donnés récemment par Gromyko.)
[^28]: -- (1). Voir nos deux livres : *Six études sur la propriété collective* (1947) et *Diffuser la propriété* (1964) aux « Nouvelles Éditions Latines ».
[^29]: -- (1). Alexis Curvers parle ici, comme on le comprend, de la rétribution du clergé en Belgique. (Note d'*Itinéraires*.)
[^30]: -- (1). *Témoignage Chrétien* du Jeudi-saint 3 avril 1969.
[^31]: -- (2). Ducros édit. Bordeaux, 1968.
[^32]: -- (1). Voir à la fin les *Textes justificatifs.*
[^33]: -- (1). La grâce du Christ est infinie aliquo modo, non simpliciter, voir IIIa Pars, question 7, surtout art. 11.
[^34]: -- (1). Nous pourrions multiplier les citations sur ce que les Pères et les docteurs appellent « la communication des idiomes », (des propriétés). « Certains attributs ne convenant pas à la nature humaine et certains autres étant incompatibles avec la nature divine, il faut nécessairement en conclure... qu'il y a en Jésus-Christ deux natures, la nature divine et la nature humaine, mais unies en un seul sujet d'attribution. » (Article Hypostatique (Union) dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, col. 447.)
[^35]: -- (1). « Je crois ce qui recherche en permanence son intelligence en même temps que son incarnation dans un projet politique... en tant que capable d'englober, de rassembler, de former l'humanité. Je crois la Puissance, je crois l'Énergie, je crois la Présence dont je dirai qu'elle est quelqu'un et qui se manifeste dans les projets contemporains de rassemblement des hommes tout en n'épuisant sa sève en aucun d'eux, pour reporter toujours plus loin notre désir, notre ambition, notre appétit. » (*Témoignage Chrétien* du 3 avril 1969). En quoi, je le demande, ce rêve de mondialisation n'est-il pas celui des hommes ou des mouvements précurseurs de l'Antéchrist ? Je ne le trouve pas incompatible avec la Révolution bolcheviste ou chinoise ou le super-gouvernement planétaire envisagé par la maçonnerie.
[^36]: -- (1). Article cité de T.C. du 3 avril 1969, au bas de la 7^e^ colonne.
[^37]: -- (1). *Mysterium Fidei,* traduction de l'Édition du Centurion à Paris, numéros 24 et 25.
[^38]: -- (1). Citations supra sur « la communication des idiomes ».
[^39]: -- (1). « Le concile de Chalcédoine tenu en 451, vingt ans à peine après Éphèse, déclare dans un texte admirable et définitif que dans la seule personne du Christ les deux natures divine et humaine subsistent intégralement. Le vrai Dieu se manifeste dans un homme véritable. Et en cet homme, Jésus, la majesté de Dieu se révèle, bonne et proche comme lui, pleine de compassion, impliquée dans la lutte contre le mal. *Dépassées, nos constructions* *intellectuelles !...* » Une introduction à la Foi catholique. -- Le Catéchisme hollandais, (IDOC-France 1968, p. 114).
[^40]: -- (1). « Magnum quoddam et perpetuum... motivum credibilitatis et divinae suae legationis testimonium irrefragabile. » (Vatican I, III, chap. 3.)
[^41]: -- (2). A première vue, les avantages qu'il y a à mettre en avant les notes d'unité et de sainteté sautent aux yeux. Elles concernent l'Église présente, contemporaine de celui qui interroge sur elle, et le problème se pose de la même manière pour chaque génération. l'as besoin d'enquête historique compliquée. J'ai seulement à me mettre en face de l'Église vivant sous mes yeux. -- Toutefois, le problème est moins simple qu'il le paraît. Il faudrait d'abord que l'utilité et la sainteté de l'Église éclatent aux regards de tous ; il faudrait ensuite établir que cette unité et cette sainteté sont vraiment au-dessus des forces humaines ; en enfin que ces deux qualités se trouvent dans l'Église telles que le Christ les a voulues. Notons en passant que Kant, à sa manière, considère l'unité et la sainteté comme des caractéristiques de la véritable Église (*La religion dans les limites de la simple raison,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1943, pp. 136-137).
[^42]: -- (1). Décret *Lamentabili*, n° 58.
[^43]: -- (1). Excepté Couchoud, qui va jusqu'à nier l'existence du Christ.
[^44]: -- (2). Décret *Lamentabili*, n° 15.
[^45]: -- (1). Décret *Lamentabili, n° *65. -- Il faut évidemment distinguer le protestantisme libéral du protestantisme « orthodoxe », de type Barthien par exemple. Le protestantisme libéral a abandonné les dogmes auxquels croyaient encore Calvin et Luther. K. Barth, on le sait, sur de nombreux points, se rapproche de la dogmatique catholique. Le protestantisme libéral aboutit, lui, à un vague déisme. Albert Schweitzer, qui appartenait à cette tendance, n'admettait pas la divinité du Christ, *le Verbe fait chair.* Ce vague déisme semble bien se trouver également au fond de l'idéologie du *Réarmement moral.*
[^46]: -- (1). Thèse soutenue récemment encore par le P. Villain dans un article intitulé : *Réhabiliter Luther ?* (*Figaro* du samedi 10 mai 1969).
[^47]: -- (1). Même pour des questions secondaires, les fidèles subissent un choc quand on leur dit que l'Église s'est trompée. Si elle a laissé, pendant des siècles, honorer des saints qui n'ont jamais existé, pourquoi ne se tromperait-elle pas aussi en d'autres matières ?
[^48]: -- (1). Conférence donnée le 7 avril 1968 et enregistrée au magnétophone.
[^49]: -- (1). Un passage de la *I^er^ Épître de saint Jean* résume admirablement tous ces textes : « N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde, la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie, ne vient pas du Père, mais du monde. Le monde passe et sa concupiscence aussi ; mais celui qui fait la volonté du Père demeure éternellement. » (I, 15-18.)
[^50]: -- (2). Il y a longtemps déjà -- avant même le modernisme de 1900 -- des rationalistes ont prétendu que le message judéo-chrétien était un simple décalque du dualisme iranien : D'un côté le Royaume de Dieu, le Bien ; de l'autre le Mal, la chair, le monde. Le texte que nous incriminons signifie-t-il l'adoption de cette interprétation de la révélation ? J'espère que non. Ses ambiguïtés proviennent sans doute des sens divers que l'on peut attribuer au mot monde, et que le *Vocabulaire technique et critique de la philosophie* de Lalande a parfaitement distingués, en soulignant l'importance du sens biblique. Faudrait-il donc désormais rejeter ce sens biblique ? L'éliminer d'un trait de plume ? -- Certes, il peut être dangereux de trop durcir certaines oppositions ; mais de tout confondre, c'est encore bien pire. Descartes, en tous cas, est de cet avis.
[^51]: -- (1). Et les jeunes vous diront : Pourquoi l'Église ne reconnaît-elle pas simplement qu'elle s'est trompée, même dans ses Conciles œcuméniques les plus anciens ? -- Si on concède cela, qu'est-ce qui reste ? Le relativisme le plus total.
[^52]: -- (1). Décret *Lamentabili,* n° 25 : « La foi repose, *en dernière analyse* (*ultimo*)*,* sur un amas de probabilités. »
[^53]: -- (2). Répétons ce que nous avons dit plus haut. Même si nous pensons pouvoir éliminer toute recherche historique, en examinant simplement l'Église contemporaine et en découvrant en elle des marques de la sainteté et de l'unité, ce ne serait peut-être pas encore tout à fait suffisant. D'une part, en effet, il faudrait toujours montrer qu'il s'agit bien de l'unité et de la sainteté, telles que le Christ les a conçues, ce qui nous ramène aux considérations historiques. D'autre part, il faudrait également établir que la réalisation de cette unité et de cette sainteté dépasse les forces humaines.
[^54]: -- (1). La foi, écrit Kierkegaard, en des formules parfois outrées, « n'est pas la conséquence d'une considération scientifique directe et ne vient pas non plus directement ». Et il ajoute : « Je suppose que les ennemis ont réussi à prouver de l'Écriture ce qu'ils désiraient, d'une façon si certaine que cette preuve dépasse le désir le plus ardent de l'ennemi le plus méchant -- quoi alors ? L'ennemi a-t-il par là aboli le christianisme ? En aucune façon, pas le moins du monde. A-t-il par là acquis un droit à se dérober à la responsabilité de ne pas être un nouveau croyant ? Pas du tout. En effet, de ce que ces livres ne sont pas l'œuvre de ces auteurs, pas authentiques, pas intacts... il ne s'ensuit pas que ces auteurs n'aient pas vécu, et surtout que le Christ n'ait pas vécu. Dans cette mesure, le croyant reste encore tout aussi libre de sa décision, tout aussi libre, faisons bien attention à cela ; car, s'il la prenait en vertu d'une preuve, il serait sur le point d'abandonner la foi. » (*Post-scriptum aux miettes philosophiques*, trad. Petit, Paris, 1941, pp. 18-19.)
[^55]: -- (1). N° 20 : « Revelatio nihil aliud esse potuit quam acquisita ab homine suae ad Deum relationis conscientia. »
[^56]: -- (2). Pour les penseurs arabes Al-Kindi († 873), Al Farabi († 950), Avicenne(† 1037), Al Ghazali († 1111), Averroès († 1198), Dieu ne produit pas le monde librement ; il ne crée pas non plus par amour, car il n'éprouve pour les hommes aucun sentiment ; la création est le résultat de l'universelle et nécessaire émanation des êtres à partir de l'Un. En conséquence les révélations des prophètes ne sont pas davantage le produit d'une libre initiative divine, mais un phénomène naturel, régi par les lois du déterminisme. « L'illumination prophétique ne dépasse aucunement en droit les forces de l'intellect humain ; elle est le plus haut épanouissement des capacités de cet intellect... Aussi seuls y sont aptes par nature les organismes que le flux créateur nécessaire et voulu se trouve avoir dotés de certaines qualités naturelles. Et ces qualités en font les plus parfaits représentants de la nature humaine » (Louis GARDET, *La pensée religieuse d'Avicenne* (*Ibn Sina*), Paris, Vrin, 1951, p. 112.)
[^57]: -- (1). Dans son *Traité théologico-politique.*
[^58]: -- (2). Cf. sur cette question notre ouvrage, *La pensée religieuse de Hegel*, P.U.F., 1964, en particulier le chapitre V intitulé *Révélation et double vérité.*
[^59]: -- (1). Citons seulement les ouvrages de V. TROISKY, *Linéaments de l'histoire du dogme de l'Église* (en russe), Serghiev-Posad, 1912 p. 156 ss., et de A. LEBEDEV, *De la primauté du Pape* (en russe) Leningrad, 1903, p. 68 ss.
[^60]: -- (1). *Décret Lamentabili,* n° 52-56.
[^61]: -- (2). Clément de Rome écrit dans son *Épître aux Corinthiens* « Les Apôtres nous ont été dépêchés comme messagers de la bonne nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ. Jésus-Christ a été envoyé par Dieu. Le Christ vient donc de Dieu et les Apôtres du Christ : ces deux choses découlent en bel ordre de la volonté de Dieu... Ceux qui ont été mis en charge par les Apôtres, ou plus tard par d'autres personnages éminents, avec l'approbation de toute l'Église, qui ont servi d'une manière irréprochable le troupeau du Christ avec humilité, tranquillité et distinction, à qui tous ont rendu bon témoignage depuis longtemps, nous ne croyons pas juste de les rejeter du ministère » (44, 1-3).
[^62]: -- (1). Formule équivoque. Elle peut vouloir dire que nous devons pratiquer une obéissance consciente et réfléchie ; elle signifie aussi trop souvent que nous n'avons plus à obéir, mais à décider de tout par nous-mêmes. -- On peut se demander si les martyrs, qui donnaient leur vie pour le Christ, n'étaient point des chrétiens adultes !
[^63]: -- (2). Dans le domaine politique, notre époque s'accommode fort bien de l'autoritarisme. Cf. les dictatures du prolétariat, chères à tant de jeunes clercs.
[^64]: -- (3). Ceci me rappelle un conte oriental qui se résume ainsi. Une famille riche possédait un abondant troupeau. Des chiens de garde, aux crocs terribles, le protégeaient contre les loups. Ces chiens aboyaient férocement la nuit dès qu'ils sentaient un danger menacer les bêtes dont ils assuraient la protection. Mais ces aboiements agaçaient les maîtres du troupeau, qu'ils empêchaient de dormir. Une nuit de printemps, un tintamarre du diable réveilla la maisonnée. Les chiens aboyaient comme jamais ils ne l'avaient fait La femme du propriétaire adjura son mari d'intervenir. Celui-ci incapable de rien refuser à sa tendre épouse, prit son fusil, sortit et tira sur les chiens qu'il abattit. Tout rentra dans le calme et l'homme regagna le lit conjugal. Le lendemain, il s'aperçut, hélas ! que les loups avaient décimé son troupeau, et qu'au lieu de tirer sur ses chiens de garde, pour incommodes qu'ils fussent, il aurai mieux fait de diriger ses coups dans une autre direction. Mais c'étai trop tard.
[^65]: -- (1). Je lui préfère le mot *démophilie,* plus honnête et moins équivoque.
[^66]: -- (1). On retrouve cette affirmation, très contestable, dans *Le Paysan de la Garonne,* dans *La décomposition du catholicisme* du P. Bouyer et aussi dans les ouvrages de Guitton.
[^67]: -- (1). En des matières moins importantes et d'ordre plus pratique ils réussissent parfois mieux. *Le Figaro* et d'autres journaux ont expliqué à maintes reprises que recevoir l'hostie sur la langue est une attitude infantile, « insupportable » à une époque où le chrétien est devenu adulte. On communie de plus en plus dans la main ; qui plus est, de ci, de là, les fidèles « se servent » directement prenant eux-mêmes l'hostie sur le plateau. L'infantilisme consiste peut-être à attacher à des détails de ce genre une importance excessive.
[^68]: -- (1). 1^e^ *Épître de saint Pierre*, V, 1-4.
[^69]: -- (1). Aristote, par exemple, emploie le terme en ce sens.
[^70]: -- (2). Cf. Matthieu, XXVI, 13 : « Partout où sera prêché cet Évangile, dans le monde entier... ». Marc, XIV, 9.
[^71]: -- (3). Sur le concept de « religion universaliste », envisagé du point de vue sociologique, cf. Menshing, *Sociologie religieuse*, trad. Jundt Paris, Payot, 1951, pp. 90-94. Et notre étude : « La prétention de religions révélées à l'universalité », dans *Mélanges de sciences religieuses*, 1964, pp. 91-129.
[^72]: -- (1). Spinoza, *Traité théologico-politique, c*hap. IV. -- Kant, parlant des conditions qui sont « les marques de la véritable Église », écrit qu'il faut d'abord « l'universalité, par suite son unité numérique ; elle doit elle-même en renfermer la disposition, c'est-à-dire que, même divisée en opinions contingentes et désunie, elle est édifiée cependant par rapport à sa fin essentielle sur des principes tels qu'ils doivent forcément la conduire à une union universelle » (*La religion dans les limites de la simple raison*, trad. Gibelin, p. 136).
[^73]: -- (1). Les idées du théologien protestant Brunner en la matière n'ont pas été sans exercer une influence sur le comportement des catholiques.
[^74]: -- (2). Les théologiens « avancés » diront sans doute que ces textes traduisent une conception déjà plus tardive de l'Église et qui, en tous cas, ne correspond pas complètement à ce qu'était « l'Ecclesia » dans la pensée de Jésus.
[^75]: -- (1). Cette attitude repose sur des principes auxquels nous avons déjà fait allusion ; à savoir qu'il n'y a pas d'opposition réelle entre l'Église et le monde et que travailler positivement pour le bien du monde, c'est *ipso facto* travailler pour le royaume de Dieu ; en d'autres termes, l'édification du corps du Christ n'est autre chose que la construction de la cité terrestre. De ces principes, sous jacents à la première version du fameux *Schéma XIII,* présenté à Vatican II, les Pères du Concile firent une critique très pertinente. Pourquoi, hélas ? retrouve-t-on cette doctrine dans le « *Fonds obligatoire *», si discuté actuellement ? Pourquoi le Cardinal Renard, qui a souligné d'une manière remarquable les réserves que lui inspirait le *Schéma XIII*, a-t-il donné sa caution au *Fonds obligatoire ?* Serait-ce parce que, dans les assemblées épiscopales, les évêques se neutralisent les uns les autres ?
[^76]: -- (1). En privé, les évêques eux-mêmes l'avouent, en public on n'a pas le droit de le dire.
[^77]: -- (1). *Le Monde* du dimanche 22 juin commence son compte rendu de la rencontre d'aumôniers de lycées et de facultés qui s'est tenue à Blois, par la phrase suivante, très significative : « Faut-il saborder la jeunesse étudiante chrétienne » ? -- Un proviseur d'un lycée de Lille, incroyant, disait à un de mes confrères, lors d'une réunion para-universitaire : « Qu'est-ce qu'on m'a envoyé comme aumônier ? Il est plus excité que les plus excités de mes lycéens et toujours prêt à les pousser à la contestation. »
[^78]: -- (2). *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray,* n° 136, 13 juin 1969.
[^79]: -- (1). Cf. sur ce point Agus, *L'évolution de la pensée juive des temps bibliques au début de l'ère moderne,* trad. Mazot, Paris, Payot, 1961**. -- **Et Élie Benamozegh, *Israël et l'humanité,* Paris, Albin Michel, 1961.
[^80]: -- (2). Dans une interview donnée à l'*Express* à la mi-juin, le Cardinal exprimait avec beaucoup de verve sa sympathie pour toutes les religions non chrétiennes, et surtout pour les « religions du Livre ».
[^81]: -- (1). Épître aux Romains, I, 18-20 ; II, 14-15.
[^82]: -- (2). En particulier Saint Justin et Clément d'Alexandrie, au 2^e^ siècle. Le premier dans sa II^e^ Apologie, le deuxième dans les *Stromates*.
[^83]: -- (3). Cf. sur ce point le premier chapitre de l'ouvrage de Maurice de Gandillac, *La philosophie de Nicolas de Cuse*, Paris, Éditions Montaigne, 1941, pp. 38-50, où l'on trouvera mentionnés quelques-uns des multiples représentants de cette tradition.
[^84]: -- (4). Luther aussi bien que Calvin parlent avec beaucoup d'assurance de la révélation de Dieu dans la Création.
[^85]: -- (5). En particulier les théologiens bien connus Emil Brunner et Paul Althaus.
[^86]: -- (1). Cf. la présentation très suggestive que fait de cette doctrine le cardinal Journet dans son petit ouvrage *Le dogme, chemin de la foi*, Paris, Fayard, 1963, chap. III.
[^87]: -- (1). Les musulmans, eux, n'attendent pas, par exemple, que les Noirs soient sortis de l'état de sous-développement pour les convertir. Ils ont un sens inné de l'apostolat. Alors que, chez les chrétiens, il faut créer et entretenir, parfois au prix de grands efforts, des mouvements d'action missionnaire, le musulman, lui, est spontanément apôtre, parce que fortement persuadé de l'excellence de la Communauté musulmane, qui constitue, à ses yeux, le seul moyen de salut éternel possible. Ce sens inné de l'apostolat produit des résultats remarquables. Il y avait, en 1930, sur une population globale de 145 millions d'Africains, 45 millions de musulmans, soit 31 %. En 1950, sur 200 millions d'Africains, on compte 80 millions de musulmans, soit 40 %. En 1965, sur 279 millions d'Africains, il y a 116 millions de musulmans, soit 41,5 %. Cette progression n'est pas due au seul accroissement démographique, à la différence entre les naissances et les décès. Elle est le résultat du zèle apostolique des musulmans. -- Il vaudrait la peine qu'on y réfléchisse.
[^88]: -- (2). L'évêque, dont j'ai déjà discuté les idées dans les pages précédentes, semble plein d'admiration pour le type nouveau de chrétienté installé en Algérie. Tous les goûts sont dans la nature ; mais quand même ! Dire que l'Église et le clergé algériens ont opéré une « conversion radicale », qu'ils « servent le pays (il n'est pas question du Christ) là où ils peuvent le faire » ; que les prêtres en Algérie manifestent « une volonté de vivre au milieu des gens et d'apprendre leurs modes de vie de pensée, une volonté d'ensevelir l'Église dans le peuple à évangéliser », c'est à tout le moins équivoque.
[^89]: -- (1). On connaît l'opposition radicale que met Laberthonnière entre l'hellénisme et le christianisme. il y a, d'après lui, « de par le christianisme, un abîme entre nous et les Anciens ». Tous les systèmes de philosophie grecque expriment une conception du monde irrémédiablement inconciliable avec le Message de Jésus (*Esquisse d'une philosophie personnaliste,* chap. VII, *Hellénisme et christianisme,* Paris, Vrin, 1942, p. 143 ss.). -- On trouvera une position beaucoup plus nuancée dans les ouvrages de Gilson, par exemple dans *La philosophie au Moyen Age,* Paris, Payot, 1944, *Introduction.*
[^90]: -- (2). Il ne s'adresse d'ailleurs pas seulement à l'Église catholique. Le protestantisme aussi, chez Luther, par exemple, utilise une philosophie : le nominalisme.
[^91]: -- (1). Gilson, *La philosophie au Moyen-Age,* pp. 9-14.
[^92]: -- (2). Pas toujours cependant ; cf. Gilson, *op. cit.,* p. 11.
[^93]: -- (3). Qu'on pense seulement aux efforts de Malebranche.
[^94]: -- (1). L'interview donnée par le Cardinal Suenens aux *Informations catholiques internationales* a récemment remis le problème sur le tapis.
[^95]: -- (2). Le pasteur Richard Molard a donné de l'attitude du Pape à Genève un commentaire ahurissant et qui en dit long sur ce que certains protestants espèrent de « l'œcuménisme ». Il déclare qu'il faut aider à « déromaniser » l'Église catholique et la personne du Pape, « dans ce qu'ils ont de plus opposé à la pensée protestante ». Et il ajoute : « La réforme au sommet de l'Église romaine, activée par les *mouvements actuels de la base qu'on peut qualifier de protestants dans la forme* bien qu'ils soient ouvertement œcuméniques, se situe peut-être dans la reconnaissance du caractère *versatile de Pierre* (sic)... Or précisément, n'est-ce pas à Paul uni à Pierre et aux autres Apôtres qu'il fut donné de comprendre la catholicité de l'Église et l'infaillibilité du Saint Esprit (resic). Pierre possédait un charisme, Paul un autre. L'Église catholique de 1969 possède un charisme ; les autres Églises en ont aussi... Un jour chacun comprendra enfin que l'unité et la catholicité de l'Église d'aujourd'hui ne peuvent être retrouvées que dans la réunion des divers charismes. Paul VI n'a pas parlé *de pouvoir de droit divin* ou de droits, mais de devoirs et de services... ; il a été un parmi les autres dans une commune attente » (*Le Figaro* du 16 juin 1969). Qui ne voit les équivoques de ce commentaire ?
[^96]: -- (1). Cf. notre article *Patriarcats*, dans le *Dictionnaire de théologie catholique*.
[^97]: -- (1). *Épître aux Hébreux,* IV, 5.
[^98]: -- (1). Cet ouvrage, *Das Heilige,* avait eu, en 1958, sa 30^e^ édition.
[^99]: -- (2). *Le christianisme et les religions,* trad. franç., Paris 1968, p. 164 ss.
[^100]: -- (1). *Théologie de la culture*, trad. Cabus et Saint, Paris, Édit. Planète, 1968, p. 49 ss. La position de Tillich est bien résumée par H. Zahrnt, dans son ouvrage *Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au XX^e^ siècle,* trad. A. Liefooghe, Paris 1969, édit. du Cerf, p. 451 ss. Lorsque Tillich déclare que « le prêtre est laïc et que le laïc peut toujours être prêtre », il n'exprime pas seulement une opinion théologique, mais une attitude personnelle. Le protestantisme est pour lui un « laïcisme radical » ; « dans le monde tout est profane et tout le profane est religieux en puissance ». C'est le rapport avec l'Absolu, l'Inconditionnel qui rend toute personne, tout lieu, toute action sacrée. « L'univers, écrit Tillich, est le sanctuaire de Dieu, chaque jour est un jour du Seigneur ; chaque repas un repas du Seigneur, chaque travail l'accomplissement d'un commandement divin, chaque joie une joie en Dieu. Dans toutes les préoccupations provisoires, il y a une préoccupation ultime et sanctifiante. » Tillich va encore plus loin : l'Église peut perdre le sens du sacré, en perdant le sens de l'Inconditionnel. Par contre, un mouvement profane, voire anti-religieux, peut être animé par le sens de l'Absolu. Traduisons : Un communiste convaincu est plus chrétien qu'un chrétien content de lui et formaliste. Les équivoques de cette perspective sont bien soulignées par Zahrnt.
[^101]: -- (1). *Somme théologique,* Question 8, *De l'existence de Dieu dans les choses.*
[^102]: -- (1). Et Dieu est ainsi à la fois, le *mysterium tremendum et fascinosum*, dont parlait Otto.
[^103]: -- (1). Même la distinction entre le laïc et le clerc, telle que le protestantisme la conserve, est encore trop pour Tillich, lequel écrit, dans une phrase d'ailleurs équivoque -- « Le fait de considérer un groupe de pasteurs comme des hommes pour qui la foi en Dieu fait partie de leurs obligations professionnelles, m'a toujours paru friser le blasphème* *» (*Auf der Grenze. Aus dem Lebenswerk Paul Tillich,* Stuttgart, 1962, p. 51.).
[^104]: -- (2). Décret *Lamentabili,* n^os^ 49-50.
[^105]: -- (3). Hegel, *Leçons sur la philosophie de l'histoire,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1937, t. Il, pp. 167-168 : « La caste ecclésiastique est ici en possession de la vérité, non assurément du fait de la naissance, mais en vertu de la science, des dogmes, de l'exercice ; ce qui cependant ne suffit pas encore et seule une démarche extérieure, un titre de propriété sans valeur spirituelle, établit véritablement la possession. Cette démarche extérieure, c'est la consécration du prêtre qui est telle qu'elle s'attache essentiellement, comme quelque chose de sensible, à l'individu, quel que soit son caractère intérieur, irréligieux, immoral, ignorant à tous égards ».
[^106]: -- (1). La formule est de Kant.
[^107]: -- (2). Kant, *La religion dans les limites de la simple raison,* 4^e^ partie, 2^e^ section, et III. Kant qualifie de « magique », de « fétichiste » l'action du prêtre, qui, par des actions n'avant en soi aucune valeur morale, prétend néanmoins rendre les hommes agréables à Dieu.
[^108]: -- (3). Nietzsche est, toutefois d'avis que les abus de l'Église romaine n'ont pas joué le rôle qu'on leur attribue ordinairement dans la naissance du protestantisme : « Grand mensonge historique : la corruption de l'Église aurait été la cause de la Réforme. Un prétexte tout au plus ; une illusion volontaire chez quelques agitateurs ; il y avait là des besoins forts, dont la brutalité requérait de se draper d'une apparence spirituelle », (*La Volonté de puissance*, trad. Bianquis, N.R.F., t. I, p. 194, n° 247). Texte à méditer par nos modernes contestataires et nos œcuménistes échevelés.
[^109]: -- (1). Hegel, *op. cit.*, p. 207. Hegel écrit encore cette phrase, singulièrement actuelle : « Avec le mariage des prêtres disparaît aussi désormais la distinction extérieure entre les laïques et les ecclésiastiques ».
[^110]: -- (2). Avec le sacerdoce catholique, la Réforme supprimait également les bases de la vie religieuse, le sens même des trois vœux de chasteté, de pauvreté, d'obéissance.
[^111]: -- (1). Nietzsche ne se place pas tout à fait dans la même perspective que le protestantisme classique ; sa critique est, en un sens, plus radicale encore.
[^112]: -- (2). C'est à quoi on arriverait si on prenait à la lettre cette phrase vraiment aberrante que l'on peut lire dans le bulletin du *Centre diocésain d'information* du diocèse d'Arras -- « *L'action politique et syndicale doit être considérée comme la forme la plus haute de la charité *» (*Toute l'Information, Bulletin mensuel de la pastorale de l'opinion publique*, mai 1969, n° 91, p. 24). Mener les âmes à Dieu n'est donc plus la forme la plus haute de la charité ? Qu'en pensent nos Seigneurs les Évêques ?
[^113]: -- (1). Kant a raison de dire qu'il n'y aurait pas de différence entre « un chaman tongouze » et un « prélat d'Europe », si celui-ci considérait le culte comme une cause qii produirait son effet, même si nous n'avions aucun souci de nous rendre meilleurs. Il n'a pas tort, non plus, d'affirmer que les rîtes ne « sont agréables à Dieu » que s'ils deviennent des moyens pour l'avancement moral pt spirituel (*La religion dans les limites de la simple raison,* pp. 231-232). Nous en sommes bien convaincus ; et s'il arrivait que les fidèles comprennent les choses autrement, c'est à nous de les instruire et de rectifier leurs idées.
[^114]: -- (1). Et à supposer qu'il y ait là une tentation, pourquoi le clergé catholique serait-il le seul à y avoir succombé ? Kant (*op. cit.*, p. 145), remarque que beaucoup de protestants, à cet égard, sont « archi-catholiques ». On l'oublie trop chez les « œcuménistes ».
[^115]: -- (1). Hegel s'est efforcé d'expliquer, du point de vue philosophique, la signification de ces divergences. Cf. *Leçons sur la philosophie de la religion*, 3^e^ partie, *La religion absolue*, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1954, pp. 202-203.
[^116]: -- (2). Certaines fractions du protestantisme essaient de remonter la pente. Nous laissons de côté ici la position des anglicans, beaucoup plus proche de la nôtre.
[^117]: -- (3). Kant, *La religion dans les limites de la simple raison*, p. 259.
[^118]: -- (4). Hegel, *op. cit.*, p. 200.
[^119]: -- (5). Kant, *loc. cit*.
[^120]: -- (1). Si encore on ne lisait que des textes bibliques. Mais on commence maintenant à lire des textes profanes et à faire prêcher les laïcs.
[^121]: -- (2). Il faudrait aussi parler de la situation où nous sommes en ce qui concerne la formation du clergé. Les séminaires, ou ce qui en reste, me font de plus en plus penser au *Stift* évangélique de Tilbingen, où Hegel a fait ses études théologiques. Le régime était sans doute assez austère, mais n'empêchait personne de se donner du bon temps. Hegel jouait aux cartes, montait à cheval, ne refusait jamais de vider une bouteille de vin du Neckar et ne fuyait nullement le beau sexe. Est-ce d'après ce modèle que sera rédigée la « loi-cadre » sur les séminaires ?
[^122]: -- (1). La faiblesse humaine fait que cette consécration a besoin Pour s'entretenir dans l'amitié de Dieu, des secours de la grâce, de l'aide des sacrements qui la communiquent et d'un sacerdoce ordonné à cet effet, muni du pouvoir de lier, de délier et de renouveler le Saint Sacrifice.
[^123]: -- (1). L'éminent auteur qui rédige le *Courrier de Rome, -- *et qui est en outre notre ami, -- soutient ici une opinion permise, légitime, éventuellement vraisemblable. Il se sépare de l'opinion, tout autant permise, légitime (et peut-être plus vraisemblable) de Cajetan (et d'autres), rapportée aux pages 10 à 15 du présent numéro. Ces questions sont extraordinairement complexes et difficiles. Dans de telles *questions disputées,* nos lecteurs auront eu sous les yeux plusieurs opinions légitimes : cette diversité nous mettant en garde contre toute précipitation et tout sectarisme en la matière. (Note d'*Itinéraires*.)
[^124]: -- (1). *La Contre-Réforme catholique*, numéro d'octobre. Dans toutes les citations que nous en faisons, les soulignements sont de nous.
[^125]: -- (1). A vrai dire, des motifs pastoraux ont été *invoqués* en faveur du nouvel ORDO MISSÆ **:** invoqués mais *non énoncés ;* et certainement point exposés en forme de *raisons* s'articulant selon une argumentation précise, explicitement fondée sur des principes et sur des réalités, et proposée à l'assentiment de l'intelligence. (Note d'*Itinéraires.*)