# 138-12-69 6:138 ## ÉDITORIAL ### Un petit livre rouge A la date où paraîtra le présent numéro, le nouvel ORDO MISSÆ, bouleversant de fond en comble la messe catholique, risque d'entrer en vigueur avec une « obligation » hâtive et brutale. A l'heure où nous écrivons ces lignes, nous savons seulement que, quelques jours avant le 1^er^ décembre, la plupart des prêtres et des fidèles ignorent tout de la nouvelle messe, ne peuvent même pas s'en procurer les textes qui, soit en latin soit en vernac, ne sont pas encore en librairie, -- et à plus forte raison n'ont reçu aucune explication capable de faire comprendre l'utilité d'une mutation aussi soudaine et aussi complète. Le *segretario* Hannibal Bugnini prétend que cette fabrication est un chef-d'œuvre dépassant de loin les plus belles liturgies pratiquées par l'Église pendant deux mille ans ([^1]) : 7:138 aurait-il raison en cela, et la nouvelle messe serait-elle effectivement d'une beauté sans précédent, grâce au génie jusqu'ici inégalé de l'actuelle génération de bureaucrates ecclésiastiques, la hâte brutale avec laquelle on l'impose sans avoir eu le temps de l'expliquer ni même de la faire connaître serait, à elle seule, un signe singulièrement sinistre, absolument *étranger* aux mœurs, habitudes et comportements de l'Église catholique. \*\*\* Nous parlerons de l'*obligation* si elle devient en France un fait accompli. Nous savons qu'elle est possible, qu'elle est probable, qu'elle est menaçante, et que, sous des dehors libéraux et temporisateurs, c'est en réalité un autoritarisme secret, impatient, terrible, qui s'exerce administrativement avec une violence sans entrailles et sans merci. Le *segretario* Hannibal Bugnini a pu écrire sans rougir, dans *L'Osservatore romano* du 31 octobre, que « le nouveau rite et l'ancien continueront à coexister pacifiquement jusqu'au 28 novembre 1971 », soit pendant une période de deux ans consentie à la *tranzitione* et à la *transazione* comme il dit. C'est un faux semblant : car cette rémission est consentie non point à ceux qui la désirent, mais aux seules Conférences épiscopales, lesquelles sont *d'autre part* mises en demeure de n'en point user. 8:138 De fait, voici un autre signe singulièrement sinistre : tout le monde savait que ce délai de deux ans était celui demandé par de nombreux évêques d'Italie. On ne le leur a donc pas refusé en théorie ; on le leur a consenti en principe ; mais on a fait en sorte qu'à cette même date du 31 octobre, ce soit la *presidenza della Conferenza episcopale italiana* qui, elle-même, d'elle-même, « spontanément », décrète dans un brusque *comunicato* ([^2]) *:* « A partir du 30 novembre 1969, l'usage du nouveau rite de la messe devient *obligatoire sur tout le territoire national. *» Il n'est même pas laissé à chaque évêque de décider s'il usera du délai théorique de deux années. Le jacobinisme liturgique, pour l'ensemble du territoire national, décide et ordonne. Son « communiqué » du 31 octobre annonce que le texte de la nouvelle messe pour l'Italie sera en librairie le 15 novembre. Du 15 au 30, il y a exactement quinze jours (à supposer que, pour une fois, par miracle, il n'y ait aucun retard d'imprimerie) : quinze jours pour que « tout le territoire national », manœuvrant en formation serrée, se mette au pas d'une messe inédite et, deux semaines plus tôt, encore inconnue du clergé et du peuple italiens. Nous ne savons pas ce que la bureaucratie collégiale aura décidé pour la France. Nous en parlerons quand nous le saurons : et nos lecteurs connaîtront, comme nous avons l'habitude de faire, notre pensée telle qu'elle est ([^3]). 9:138 Nous leur parlerons aujourd'hui du nouvel ORDO MISSÆ en lui-même : nous l'avons en main depuis le printemps, sous la forme du *petit livre rouge* de son édition vaticane, avec sa Constitution apostolique *Missale romanum,* son *Institutio generalis,* son *Ordo Missae cum populo,* son *Ordo Missae sine populo,* son *Appendix* et ses *Cantus in celebratione Missae occurentes.* Depuis le printemps, nous en méditons le contenu. C'est en sa page 15, au numéro 7 de l'*Institutio,* qu'est promulguée LA NOUVELLE DÉFINITION DE LA MESSE : *Cena dominica sive Missae est sacra synaxis seu congregatio populi Dei in unum convenientis, sacerdote praeside, ad memoriale Domini celebrandum. Quare de sanctæ Ecclesiæ locali congregatione eminenter valet promissio Christi :* « *Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum *» (*Mt., XVIII, 20*)*.* 10:138 La Cène du Seigneur, appelée aussi la Messe, est la sainte assemblée ou le rassemblement du peuple de Dieu qui se réunit sous la présidence du prêtre afin de célébrer le mémorial du Seigneur. C'est pourquoi, à ce rassemblement local de l'Église s'applique éminemment la promesse du Christ : « Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au milieu d'eux. » Il s'agit bien d'une DÉFINITION, énonçant *ce qu'est* la messe en son essence. Cette DÉFINITION est celle que professent la plupart des protestants. C'est celle qui va désormais être enseignée dans tous les séminaires et imposée à tous les fidèles, si elle n'est pas promptement abrogée -- et formellement désavouée. \*\*\* Nous adhérons entièrement et point par point à la lettre que les cardinaux Ottaviani et Bacci ont adressée à Paul VI pour demander l'abrogation de ce nouvel ORDO MISSÆ. Cette lettre, on en trouvera le texte intégral en appendice au présent éditorial. Nous nous bornerons à en souligner et commenter les principales affirmations. 11:138 **1. -- **LE NOUVEL « ORDO MISSÆ » S'ÉLOIGNE, D'UNE FAÇON IMPRESSIONNANTE, DANS L'ENSEMBLE COMME DANS LE DÉTAIL, DE LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE DE LA SAINTE MESSE FIXÉE PAR LE CONCILE DE TRENTE. Cette affirmation solennelle du cardinal Ottaviani, qu'aucun lecteur ne dise qu'elle passe au-dessus de sa tête parce qu'il s'agit de « théologie ». La théologie est, sous ce rapport, la même chose que le catéchisme. Comme l'enseignait le saint abbé Berto, le catéchisme est « *l'exposé des principes de la théologie *», « *qui sont les dogmes de la foi, la morale catholique, les sacrements catholiques, la prière catholique *». La théologie catholique de la sainte messe, ce que chacun, même non théologien, est tenu d'en savoir, vous l'avez tous sous la main : dans le *Catéchisme du Concile de Trente,* pages 203 à 247, -- pages que vous avez le devoir présent, le devoir urgent de connaître et de faire connaître, d'étudier et de faire étudier, de méditer et de faire méditer. Après quoi, vous l'aurez encore, en résumé, en formules nettes et amies de la mémoire, dans le *Catéchisme de S. Pie X,* pages 65 à 72 du « Petit catéchisme », pages 211 à 226 du « Grand catéchisme » : pages à *apprendre par cœur* si vous voulez ne pas être emportés comme fétus dans le raz-de-marée de l'apostasie immanente. 12:138 **2. -- **DANS LE NOUVEL « ORDO MISSÆ », TANT DE NOUVEAUTÉS APPARAISSENT, TANT DE CHOSES ÉTERNELLES SE TROUVENT RELÉGUÉES A UNE PLACE MINEURE, SI MÊME ELLES Y TROUVENT ENCORE UNE PLACE... C'est-à-dire : un bouleversement complet, au profit de fabrications nouvelles, au détriment de ce qui est immuable et éternel. **3. -- **QUE (conséquence de ce qui précède) SE TROUVE RENFORCÉ LE DOUTE SELON LEQUEL DES VÉRITÉS TOUJOURS CRUES PAR LE PEUPLE CHRÉTIEN POURRAIENT CHANGER OU ÊTRE PASSÉES SOUS SILENCE. Relisons attentivement tout ce passage du cardinal Ottaviani : « *Tant de nouveautés apparaissent dans le nouvel* ORDO MISSÆ, *et, en revanche, tant de choses éternelles s'y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place -- si même elles y trouvent encore une place -- que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute qui malheureusement s'insinue en de nombreux milieux -- selon lequel des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourraient changer ou être passées sous silence sans qu'il y ait infidélité au dépôt de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l'éternité. *» Tout change, y compris la foi : telle est la fausse croyance partout répandue, et qui se trouverait confirmée par une transformation aussi radicale de la sainte messe. 13:138 On fait encore, dans les discours officiels, quelque mention incidente de l'immutabilité de la foi chrétienne : mais cette mention apparaît comme purement théorique, quand *les actes* imposent à tous les esprits le *spectacle et la réalité* d'un changement sans trêve et sans limites. Le Bulletin diocésain de Paris, en septembre 1969, affirmait avec désinvolture, en un simple *Nota bene* et comme allant de soi ([^4]) : « *Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. *» La promulgation d'un nouvel ORDO MISSÆ « presque entièrement nouveau » vient confirmer dans les faits cette idée aberrante ; et renforcer l'assurance que nous aurons désormais un ORDO MISSÆ différent tous les cinq ou dix ans. Le célèbre Bulletin diocésain de Metz avait éditorialement énoncé au sujet du catéchisme ([^5]) : « *Il y a un nouveau catéchisme parce qu'il y a un monde nouveau. *» C'est une ivresse. Une ivresse du monde : du monde moderne, du monde changeant. Une ivresse contagieuse qui déferle comme un déluge. 14:138 Une hérésie ? Bien sûr. Sous réserve qu'elle échappe sans doute à la qualification canonique d' « hérésie » : elle demeure en deçà et au-dessous, par son insondable inconsistance, par sa bêtise informe et sans fond. Ils imaginent, les imbéciles, que pour la première fois dans l'histoire le monde est « moderne », que pour la première fois il est « nouveau », que pour la première fois il « change ». Ils se croient les contemporains, ou les participants, ou les acteurs d'une « mutation » sans précédent. Ils ne soupçonnent même pas que le monde, à toutes les époques, a toujours été moderne et a toujours été changeant -- sans rien changer pour autant, jusqu'ici, à la messe ni au catéchisme. Leur imbécillité aurait pu n'avoir aucune conséquence religieuse : on peut être à la fois complètement idiot et bon chrétien (mais alors on aperçoit, par grâce, que l'on est idiot, et l'on se garde de vouloir témérairement *améliorer* l'Église, le catéchisme et la messe). Seulement, ils sont en outre IDOLATRES. Ils ont l'idolâtrie du monde. Ils ont donné au monde leur ferveur et leur foi. C'est la religion de Saint-Avold, c'est l'hérésie du XX^e^ siècle : *la transformation du monde impose un changement dans la conception même du salut* ([^6]). 15:138 Ils ne se contentent pas de le dire. Ils sont passés aux actes. Ils sont, en cela, cohérents. Ils le disent eux-mêmes : un catéchisme nouveau *parce que* le monde est nouveau ; une nouvelle messe *parce que* le monde évolue. Sous le nom encore conservé de « catholique », ils enseignent et ils organisent la religion du monde. Mais, de leur propre aveu, leur nouvelle religion, leur nouveau catéchisme et leur nouvelle messe n'ont aucune valeur : puisqu'eux-mêmes, de leurs propres mains, ils les changeront encore, ils les changeront toujours, ils les changeront sans fin, au fil du courant, à la remorque des évolutions et des mutations de ce monde. Leur religion, leur catéchisme et leur messe vogueront à pleines voiles sur l'océan du progrès scientifique, du perfectionnement technique : sans cesse innovés, sans cesse améliorés, comme les automobiles, les dessous en nylon et les matières plastiques. Scandale pour la foi. Mystère d'iniquité. Mais déjà profonde absurdité pour la raison naturelle. Le Play disait : « *L'esprit d'innovation est aussi stérile dans l'ordre moral qu'il est fécond dans l'ordre matériel. *» « *En sciences, découvrir des vérités nouvelles ; en morale, pratiquer la vérité connue. *» 16:138 **4. -- **DE NOUVEAUX CHANGEMENTS DANS LA LITURGIE NE POURRONT PAS SE FAIRE SANS CONDUIRE AU DÉSARROI LE PLUS TOTAL DES FIDÈLES QUI DÉJA MA­NIFESTENT QU'ILS LEUR SONT INSUPPORTABLES. DANS LA MEILLEURE PART DU CLERGÉ CELA SE MARQUE PAR UNE CRISE DE CONSCIENCE TORTURANTE DONT NOUS AVONS DES TÉMOIGNAGES INNOMBRABLES ET QUOTIDIENS. Il est bon que cela aussi ait été dit à Paul VI par le cardinal Ottaviani. \*\*\* (*Parenthèse.* J'estime qu'il est bon que cela aussi ait été dit par le cardinal Ottaviani, parce que Paul VI s'est placé hors d'atteinte de ces choses : le désarroi des fidèles, la souffrance des prêtres. Demain, les historiens n'auront aucune peine à montrer -- en faisant état de précisions multiples qui ne sont pas secrètes, mais sont en­core couvertes par la discrétion -- que le Pontife actuellement régnant est isolé du peuple chrétien et prisonnier d'une bureaucratie : isolé et em­prisonné par des hommes qu'il a lui-même choisis et promus, ce qui fait que cette situation, s'il la subit, il l'a aussi, il l'a d'abord créée, apparemment de propos délibéré et de son plein gré. Entre cent autres exemples, on pourra donner le nom d'un écrivain français que tout désignait pour obtenir facilement une audience du Saint-Père : sa fa­mille, ses relations dans le monde et dans l'Église, sa notoriété catholique, l'accueil chaleureux que lui avait fait Pie XII. 17:138 L'audience avait été plu­sieurs fois demandée pour lui par quelques-uns des plus grands noms de l'Europe chrétienne et aussi du collège des cardinaux. Je le sais fort bien, l'ayant pour ma part encouragé à tenter cette démarche et à y persévérer. On n'en était pas encore au point véritablement extrême où l'on en est aujourd'hui : mais cette souffrance des prêtres, mais ce désarroi des fidèles, déjà immen­ses et grandissant chaque jour, notre illustre ami, en simple témoin de son temps, comme il dit, voulait en déposer un témoignage filial et confiant aux pieds du Saint-Père. Il était qualifié pour le faire, en outre, par l'étendue exceptionnelle de son information, due à ses travaux et aux circons­tances dans lesquelles il s'était trouvé. La réponse paradoxale qu'il obtint fut qu'il serait reçu par le Pape seulement quand l'épiscopat français y aurait donné son consentement préalable. La même réponse, on le sait maintenant, a été faite dix et cent fois, dans les occurrences les plus diver­ses, voire les plus opposées, et même par un com­muniqué public, pendant le Synode. On n'a plus aucune chance d'être entendu par le Pape si l'on n'est pas en plein accord avec son évêque et en quelque sorte présenté par lui, ou, mieux encore, par la bureaucratie collégiale de son épiscopat national. Ce système, pratiqué depuis des années a été officiellement déclaré au mois d'octobre. 18:138 Il a de multiples conséquences pratiques : il porte atteinte au droit de chaque chrétien d'en appeler directement au Pape (par-dessus la tête de son évêque, voire contre lui, mais oui) ; il supprime en fait la juridiction du Pontife romain sur chaque partie de l'Église et sur chaque chrétien : il en supprime du moins le caractère IMMÉDIAT, en rendant désormais obligatoire *de facto* la médiation épiscopale, il faut passer par l'évêque ou par l'épiscopat, il faut avoir leur consentement préalable pour être reçu, cet usage nouveau est une volonté personnelle de Paul VI. -- A quoi s'ajoute que les évêques suspects de quelque caractère et jugés susceptibles de faire entendre un cri d'alarme, quand ils parviennent par chance et malgré tout à obtenir une audience, reçoivent cette recommandation impérative et paralysante du grand maître des réceptions : « Le Saint Père est très souffrant en ce moment ; il vous fait quand même la faveur de vous recevoir ; surtout, ne lui dites rien qui puisse l'inquiéter et compromettre davantage sa santé. » Le *Courrier de Rome* a publié la chose : la connaissant moi-même d'une autre source et par d'autres témoignages, je lui apporte ici cette confirmation. Mais ce grand maître des audiences a été promu par un choix personnel de Paul VI, un choix que ne proposait aucun protocole ni aucune ancienneté ni rien de ce genre, c'était plutôt le contraire et ce fut un choix « à la cote d'amour », comme on dit dans le civil (et dans l'armée). 19:138 De cette manière, par ces circonstances, dans cette situation, qui ne lui ont pas été imposées du dehors mais qui résultent uniquement de sa volonté, Paul VI est absolument coupé de tout témoignage direct sur le désarroi des fidèles et la souffrance des prêtres matraqués ou asphyxiés par la bureaucratie collégiale. En dehors des mondanités consenties aux cosmonautes, aux diplomates, aux sportifs, aux célébrités publicitaires, aux acteurs de cinéma et autres vedettes de la société moderne, capitaliste ou communiste, il n'a plus de rapports personnels, dans l'Église, qu'avec la bureaucratie collégiale, et selon la hiérarchie subtile mais réelle de cette bureaucratie. D'où le sentiment qui s'étend, chez tous ceux qui demeurent étrangers à cette bureaucratie ou qui en sont victimes, d'un ÉLOIGNEMENT DU PÈRE, voire d'une sorte d'ABSENCE DU PÈRE. Il est objectivement constatable que Paul VI en personne a voulu et organisé toutes les causes, tous les moyens, tous les instruments d'une telle situation. En a-t-il consciemment voulu aussi les inévitables conséquences, je ne sais, Dieu le sait. *Fin de la parenthèse.*) \*\*\* Comme on nous a menti ! C'est en matière liturgique que l'on nous a menti de la manière la plus énorme et la plus visible. 20:138 Depuis 1962, on nous racontait que les réfor­mes liturgiques n'étaient que pour répondre aux aspirations, aux besoins, aux demandes des fidèles. Il faut désormais renoncer à ce mensonge. Les fidèles n'avaient rien demandé de semblable au nouvel ORDO MISSÆ, ils ne souhaitaient absolument pas ce bouleversement de la messe, ils protestent contre ces innovations sans fin. Alors, on ne leur dit plus que c'était pour leur être agréable. On leur dit maintenant que c'est un ordre, que c'est la loi, qu'ils n'ont pas voix au chapitre, qu'ils ne comptent pas, qu'on leur *impose* le bouleversement et que l'on *écrasera* leurs réticences. Ils souffrent ? Les bureaucrates ricanent de leurs souffrances. Ils sont plongés par la nouvelle messe dans un insoluble cas de conscience ? On crache sur eux. Ils veulent se faire entendre ? On leur claque au nez toutes les portes, de bronze ou de papier-journal. Mais on n'étouffe pas la voix d'un cardinal Ottaviani. Pour l'honneur de l'Église, sa lettre à Paul VI, -- solennel avertissement, de la catégorie de ceux qu'il appartient aux cardinaux d'adresser au Pape dans les cas les plus extrêmes, -- viendra s'inscrire dans l'histoire à la page même qui enregistrera l'incroyable promulgation, en l'an 1969, d'un incroyable ORDO MISSÆ. 21:138 **5. -- **TOUS LES SUJETS, POUR LE BIEN DESQUELS EST PORTÉE LA LOI, ONT LE DEVOIR, SI LA LOI SE RÉVÈLE NOCIVE, DE DEMANDER SON ABROGATION. Le nouvel ORDO MISSÆ est en effet une loi dans l'Église. Le cardinal Ottaviani la déclare nocive. Il demande fermement son abrogation. Une telle réclamation, il appartenait à un cardinal d'être le premier à la formuler. Mais *tous les sujets* ont eux aussi *le droit et le devoir* de demander hardiment que la loi nocive soit abrogée : si le cardinal Ottaviani le rappelle en termes formels, ce n'est sans doute pas sans intention. \*\*\* Aux dernières nouvelles, au moment de conclure, nous arrive un nouvel affront, une nouvelle provocation, une nouvelle injure. Le *segretario* tout puissant, le sinistre fossoyeur Hannibal Bugnini annonce que par faveur gracieuse et exceptionnelle, on laissera l'ancien *Missel romain* à quelques prêtres malades, infirmes, séniles, et à condition qu'ils célèbrent sans assistance. En dehors de quoi, le rite traditionnel de la messe catholique serait donc frappé d'interdit ? Attention ! Jean Madiran. 22:138 ANNEXE ### La lettre à Paul VI Voici le texte intégral, en traduction française, de la lettre (en italien) du cardinal OTTAVIANI, contresignée par le cardinal BACCI, adressée à Paul VI pour lui demander l'abrogation du nouvel ORDO MISSÆ. Très Saint Père, Après avoir examiné et fait examiner le nouvel ORDO MISSÆ préparé par les experts du *Concilium exsequandam Constitutionem de sacra liturgia*, après avoir longuement réfléchi et prié, nous sentons le devoir, devant Dieu et devant Votre Sainteté, d'exprimer les considérations suivantes : 23:138 **1. -- **Comme le prouve suffisamment l'examen critique ci-joint, si bref soit-il ([^7]), œuvre d'un groupe choisi de théologiens, de liturgistes et de pasteurs d'âmes, le nouvel ORDO MISSÆ, si l'on considère les éléments nouveaux, susceptibles d'appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du Mystère. **2. -- **Les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture, même si elles avaient le droit de subsister en face de raisons doctrinales, ne semblent pas suffisantes. Tant de nouveautés apparaissent dans le nouvel ORDO MISSÆ, et en revanche tant de choses éternelles s'y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place, -- si même elles y trouvent encore une place, -- que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement s'insinue dans de nombreux milieux, -- selon lequel des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourraient changer ou être passées sous silence sans qu'il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l'éternité. Les récentes réformes ont suffisamment démontré que de nouveaux changements dans la liturgie ne pourront pas se faire sans conduire au désarroi le plus total des fidèles qui déjà manifestent qu'ils leur sont insupportables et diminuent incontestablement leur foi. Dans la meilleure part du clergé cela se marque par une crise de conscience torturante dont nous avons des témoignages innombrables et quotidiens. 24:138 **3. -- **Nous sommes assurés que ces considérations, directement inspirées de ce que nous entendons par la voix vibrante des pasteurs et du troupeau, devront trouver un écho dans le cœur paternel de Votre Sainteté, toujours si profondément soucieux des besoins spirituels des fils de l'Église. Toujours les sujets, pour le bien desquels est faite la loi, ont eu le droit et plus que le droit, le devoir, si la loi se révèle tout au contraire nocive, de demander au législateur, avec une confiance filiale, son abrogation. C'est pourquoi nous supplions instamment Votre Sain­teté de ne pas vouloir que -- dans un moment où la pureté de la foi et l'unité de l'Église souffrent de si cruelles lacé­rations et des périls toujours plus grands, qui trouvent chaque jour un écho affligé dans les paroles du Père commun -- nous soit enlevée la possibilité de continuer à recourir à l'intègre et fécond Missel romain de saint Pie V, si hautement loué par Votre Sainteté et si profondé­ment vénéré et aimé du monde catholique tout entier. 25:138 ## CHRONIQUES 26:138 ### Pour fonder une école par Luce Quenette CE MONSIEUR et cette Dame si désireux de fonder une école sont revenus nous voir. Leurs filles, au pensionnat, devenaient peu à peu insensibles et contestataires. Or, ils ont des ressources, peut-être une maison, leur objectif est un externat en ville. J'en viens à l'essentiel : « la directrice ? les professeurs ? » Nous les avons, disent-ils, très dévoués, pleins de bonne volonté. « Et la Foi ? l'intégrité de la Foi ? » -- « Mais elles l'ont... (hésitation) enfin... *presque autant que vous.* C'est que nous considérons que vous l'avez peut-être trop absolue. Ils l'ont, mais avec le désir de faire quel­ques concessions. -- Vous comprenez, en ville, avec les habitudes, il faut composer. » Comme ils me voient muette, ils poursuivent : « Mais ce sont des *concessions de détail,* sans aucune importance. On ne peut tout de même se retirer du monde. D'autre part, chacune de ces personnes a besoin de gagner sa vie, il y a les charges de famille. C'est légitime ». « Eh bien, dis-je, puisque tout vous semble réuni, marchez, fondez, déclarez, ouvrez ! » 27:138 « Ah me disent ces excellentes gens, c'est que *au sujet des concessions, personne n'est du même avis,* -- l'un veut concéder sur ceci, l'autre sur cela, selon que tel détail lui paraît important ou non, lui semble toucher au fond ou n'y pas toucher. On perd son temps en discussions. » -- Alors, cher Monsieur, chère Madame, vous ne fonderez pas avec ces personnes l'école de votre cœur et de vos rêves. Vous prouvez par vos propres paroles, que lorsqu'on admet le concept de concession dans notre temps révolutionnaire, finie l'entente, finie l'union éteintes les fortes résolutions. Devant l'horrible courant qui veut nous entraîner, une seule attitude, une seule résolution : je ne mettrai pas le pied là-dedans ! Je ne dis pas qu'en temps de foi, de stabilité et de ferveur, il ne soit pas opportun de réformer, de mettre au point. Mais encore, même en ces conditions, que ce ne soit *pas pour concéder* à l'esprit du siècle, mais *pour convertir,* pour raffermir, pour enfoncer la Foi, pour former des Apôtres invincibles dans « le Siècle ». Le moindre compromis accordé à la corruption ambiante, *parce que c'est l'air du temps,* c'est la fissure, c'est la reconnaissance que le mouvement de révolution a du bon. Il n'en a pas. La Révolution en tant que telle est intrinsèquement perverse. Toute mise au point, toute correction, tout redressement doit être contre la Mutation empoisonnée de ce temps. Et puis, l'Absolu a seul pouvoir d'attirer, non pas d'abord les cœurs généreux, mais les intelligences claires, la raison, le jugement ; et secondairement, éclairés par la complète Vérité, les cœurs généreux. 28:138 Demandez des ouvriers et des ouvrières munis des armes défensives et offensives de la Foi, des gens de Chevalerie, qui « choisissent tout », non pas qu'ils soient déjà arrivés à cette force et à cette résolution qui attache sans faiblesse à Dieu seul -- mais que leur unique et fondamental désir soit d'y tendre et d'y arri­ver -- sans condition, ni ménagement ; je veux dire avec les seules conditions et ménagements que donnera la Grâce de Celui dont le joug est doux et le fardeau léger. La jeunesse comprend -- la flamme s'allume et l'âme jeune, dans cette décision claire, trouve l'aisance, le confort spirituel qui est la paix. Dans les concessions et les arrangements avec la sottise du temps, la jeu­nesse s'embourbe et s'alourdit. C'est pourquoi il faut des pauvres, c'est-à-dire des riches. Je m'explique : Des personnes vertueuses, obligées de gagner rai­sonnablement leur vie, soit parce qu'elles veulent épar­gner, prévoir, et même sagement préparer la vieillesse, peuvent fort bien collaborer à des écoles fermement établies, mais des FONDATIRICES et des FONDATEURS ne doivent s'embarrasser *de rien.* Les tarifs, les salaires réguliers, les épargnes pour de « belles » vacances, les congés payés -- tout cela par terre, envolés -- je ne dis pas « sacrifiés » car si ces jeunes là ont besoin de longues réflexions pour faire ces « sacrifices » c'est que la flamme légère et montante ne les a pas touchés. Ce que je dis est sage et prudent : j'ai trop horreur de l'expression : « les pieds sur terre » pour l'employer. Mais enfin, l'expérience séculaire des FONDATIONS est là. Je veux dire l'expérience spirituelle et matérielle. Com­ment sont nées les grandes entreprises de civilisation, comment ont fait les fondateurs des grands Ordres, des grandes organisations de charité, les grands instructeurs de paysannerie et d'érudition que furent les moines. Par des tarifs, des assurances, des garanties ? Jamais. Mais par des cœurs enflammés, des cervelles et des bras qui travaillaient pour rien, juste (autant que possible) nourris et abrités. 29:138 Spirituellement, tant que dura la flamme, ils sanc­tifièrent le monde. Temporellement, leur « système » était si fécond, que les richesses accouraient vers eux et que souvent, elles les étouffèrent. Partir d'une prospérité assurée, de gains certains et bien distribués, c'est stériliser la vigueur. Le moins possible de sécurité ; et l'inspiration ; voilà l'heureux départ. Seulement, la Prudence, vertu cardinale, veut que, par exemple, ces trois jeunes filles très pauvres qui ont fondé une école, maintenant organisées, s'arrangent sa­gement pour tenir leur école et *boucler tout de suite leur budget.* Pauvreté, désintéressement, mais sagesse et équilibre. Leur « traitement » viendra après, s'il se peut, mais qu'elles vivent avec les enfants et un livre de comptes bien tenu, dans l'angoisse de résister aux feuilles d'impôts et à l'affreuse T.V.A. C'est l'esprit religieux, sa gaîté, sa prudente aven­ture, et cette poésie sans laquelle la jeunesse n'est qu'une vieillesse épargnante anticipée. Et c'est aussi la Force, la Force appuyée sur la Pro­vidence, cette vertu cardinale qui demande lutte et victoire, et le don du Saint-Esprit qui apporte secours et facilité. Il faut la pratique de cette force spirituelle et ingé­nieuse pour faire la classe, et aussi nettoyer les murs, frotter les planchers, coudre les couvre-lits, cultiver les salades. 30:138 Il convient de donner à cette Force le nom de *constance :* ce beau nom romain : solidité, stabilité, persévérance. Nous venons de traduire en classe le récit de la mort de Thraséas. C'est un Romain stoïcien de ce milieu qui résista héroïquement à Néron et fournira bientôt le noyau de chrétiens de la haute société. Les jours étaient terribles -- le tyran faisait mourir tous ceux dont la vertu l'offensait. C'est ainsi qu'il envoya à Thraséas un jeune questeur de service pour lui ouvrir les veines. Thraséas l'attendait en parlant à ses amis de l'immortalité de l'âme. Il sort seul, va au devant de l'exécuteur, tend son poignet au couteau et, secouant à terre les premières gouttes de sang, dit cette prière : « Je fais libation de mon sang à Jupiter, et toi, jeune homme, prends courage, aux jours que nous vi­vons, il est bon de fortifier ton cœur par des exemples de constance ». Pour moi, ce païen héroïque avait la Grâce, il faisait hommage de son sang à Dieu selon qu'il pouvait Le connaître, et *montrait au jeune, intimidé,* LA BEAUTÉ DE L'ABSOLU. Nous avons rêvé sur cette mort : un païen fidèle à la Grâce ! Et nous, chrétiens, baignés d'amour divin, pensons-nous que les concessions et les facilités inspireront la « constance » qu'exige plus que tout autre le métier d'élever les enfants, en ce temps invrai­semblable surtout ? « Donc Monsieur le Curé avait choisi Catherine Lassagne et Benoîte Lardet pour faire la classe aux petites filles. Catherine aurait pu arguer de sa faible santé, du besoin qu'on avait d'elle à la maison. Elle n'en fit rien. D'ailleurs sa famille ne chercha pas à la retenir. N'était-ce pas le bon Dieu qui, par la voix de Monsieur le Curé, l'appelait à *ce bel emploi de sa vie :* élever de petites chrétiennes, aider un prêtre dans son ministère auprès des âmes -- ces enfants n'étaient-elles pas l'avenir de la paroisse ? -- Et cela, obscurément, sans renommée, ni récompense humaine. Cathe­rine avait accepté de grand cœur. » (Mgr Trochu, *Catherine Lassagne,* 1953 Imprim. Patissier à Trévoux probablement épuisé.) 31:138 Les voilà toutes les trois, ces humbles filles : Cathe­rine Lassagne, Benoîte Lardet, Jeanne Marie Chanay, « lancées dans la voie de la vie parfaite » car l'état où il les engageait, il le savait, exige de hautes vertus. « Pas un instant de repos, de détente, de liberté. La nuit, c'était le coucher, la surveillance des pen­sionnaires... Chaque matin, assistance à la Messe avec les écolières. Après un déjeuner rapide et une courte récréation dont Catherine ou Benoîte assurait la présidence... commençait la classe... où quatre-vingts enfants étaient réunies ensemble dans la même salle et cependant partagées en trois divisions. Point de relâche. On faisait la classe toute l'année... « J'ai ouï dire souvent à Monsieur le Curé, écrira Catherine dans son Petit Mémoire, que ce ne serait qu'au Jour du Jugement qu'on verrait le bien qui s'est produit dans cette maison. » Luce Quenette. 32:138 ### Heureuses initiatives par Henri Chartier IL S'AGIT D'INITIATIVES dans l'Enseignement. L'une d'elles est récente. Le Secrétariat d'informations et de Re­cherches Universitaires et Scolaires, 138, Bd Haussmann Paris (8^e^) édite au prix de 3 F une brochure qui explique la nécessité d'une éducation réellement libre, et en indique les moyens. L'autre est déjà ancienne, mais elle vient d'être rappelée à l'attention du public dans la publication par l'abbé Granereau du *Livre de Lauzun.* Ce livre raconte l'histoire de la fondation de « l'école paysanne » et explique son fonctionnement. Dans l'état présent de notre enseignement rien n'est plus opportun, ni mieux adapté aux circonstan­ces, comme à la pauvreté en esprit dont N.-S. a fait la première béatitude. \*\*\* L'État voudrait s'attribuer un monopole de fait dans l'enseignement ; du temps de Napoléon I^er^ pour avoir des sujets dociles ; aujourd'hui pour faire passer dans les esprits les principes sur lesquels il croit s'appuyer lui-même. On sait que la loi Debré qui en 1959 avait réglé les rapports de l'enseignement libre et de l'État devait être renouvelée en 1968. Les événements de l'année, si peu glorieux pour notre pays, la firent proroger et cette année-ci, peut-être, verra discuter les modifications que l'État souhaite y voir ap­porter. 33:138 La contribution financière de l'État aux écoles libres n'est pas un cadeau, car tout le monde paye l'impôt, et il est juste de donner aux citoyens les écoles qu'ils désirent pour l'éducation de leurs enfants, car l'instruction ne va pas sans une formation morale Ce serait une tyrannie inacceptable de forcer les citoyens à sacrifier l'éducation à l'instruction, comme c'est le cas en réalité, car on leur impose des pro­grammes et des horaires mis en ordre par des fonctionnaires qui n'ont aucun sens pratique, aucune connaissance des besoins réels de la jeunesse et de la société. Ils ont en outre une idéologie étatiste où la formation morale est totalement négligée, ou bien dirigée sournoisement de ma­nière aberrante. Or les modifications que l'État désire apporter à la loi de 1959 aboutiraient à *intégrer complètement l'enseignement libre à une Université en décomposition.* Voici des extraits de l'exposé des motifs du projet de loi publié dans *la Croix* du 20 avril 1968 : « *Il est apparu que presque tous les établissements du premier degré de l'enseignement privé ont choisi le contrat simple, tandis que peu à peu s'affirmait la tendance au choix du contrat d'association par les établissements du second degré.* *...Le projet de loi assure la consolidation à litre défi­nitif du régime de contrat simple pour les établissements dit premier degré, et il affirme que, pour les établissements du second degré et techniques, le contrat d'association doit progressivement devenir le type habituel de contrat. *» L'État veut mettre la main sur l'adolescence à l'âge difficile du choix. La manière dont il s'en tire n'encourage pas à lui en laisser le pouvoir. Lorsque le contrat d'association est adopté, l'État nomme les maîtres lui-même ; il peut envoyer dans une école catholique un maître de phi­losophie agnostique ou marxiste sans que les parents y puissent rien. Poursuivons : 34:138 « *Enfin le gouvernement a pensé que les établissements d'enseignement privé liés par contrat devaient prendre part à l'effort entrepris dans l'enseignement public pour diriger les élèves vers le mode de formation le plus conforme à leurs aptitudes et à leurs goûts. Il est certain, d'autre part, que l'orientation pédagogique et professionnelle doit tenir compte, dans l'intérêt même des jeunes gens, des impéra­tifs du développement économique et social de la nation. En conséquence, les établissements d'enseignement privé sous contrat devront dans les meilleurs délais faire en sorte, isolément ou en groupe, que leurs structures permettent la mise en œuvre du système général d'orientation pédago­gique et professionnelle. Il conviendra de préciser les condi­tions dans lesquelles les décisions en matière d'orientation seront prises et rendues applicables dans ces établisse­ments. *» Suivent de très belles phrases sur la coopération et l'apaisement qui combleront d'aise tous ceux qui sont décidés à ne rien faire ; mais l'État est prêt à imposer ses programmes, ses sanctions et son incapacité à être pratique aussi bien pour la vraie culture que pour l'enseignement professionnel. Nous avons cité dans le numéro 126 d'*Itiné­raires* (« La crise des esprits ») cet exploit de notre admi­nistration de l'Enseignement en fait d'organisation sociale et professionnelle et d' « Orientation » : 92 000 étudiants en « Sciences-Éco » faisant deux ans d'études et 4 200 licenciés par an. Que feront les 83 600 qui n'obtiendront pas la li­cence ? La Révolution. Notre grand ami Pierre Lemaire a tout justement publié en avril 1968 comme prélude à l'occupation de la Sorbonne une brochure « *l'Asservissement planifié *» où il nous rap­pelle l'existence d'un document RÉFLEXIONS POUR 1985 qui est par son origine particulièrement important car ce GROUPE 1985 fut constitué par le Premier Ministre à la fin de 1962 afin « d'étudier, sous l'angle des faits porteurs d'avenir ce qu'il serait utile de connaître dès à présent de la France de 1985 pour éclairer les orientations générales du V^e^ Plan ». 35:138 Or les « faits porteurs d'avenir » ce sont tous les faits sans en excepter aucun. Il est donc fait un choix, c'est le rôle de la pensée. Toute pensée qui s'exprime a choisi. Les choix du « Groupe 1985 » sont-ils judicieux ? Ne sont-ils pas orientés par un but poursuivi où sont éliminés les faits contredisants ? Un seul exemple suffit à montrer qu'hélas on ne peut faire confiance aux rédacteurs du rapport de ce « groupe ». Voici ses décrets : « LA POPULATION ACTIVE AGRICOLE SERA PROBABLEMENT RÉDUITE DE MOITIÉ. « *Les structures de l'agriculture en 1985 seront différen­tes des structures actuelles. L'Agriculture est aujourd'hui un secteur d'activité bien différent des autres, les agriculteurs ont leur genre de vie particulière. Une option se pré­sente à nous : ou bien perpétuer cette séparation en cher­chant à obtenir une parité de situation ou bien faire en sorte que l'Agriculture ne soit plus une activité aussi diffé­rente des autres. Le Groupe a manifesté sa préférence pour cette deuxième solution, tendant à une uniformisation des genres de vie... *» A la première affirmation on peut répondre que déjà il y a pénurie d'agriculteurs. C'est une des raisons qui empêche l'augmentation de l'élevage -- où l'Europe est déficitaire -- et favorise la culture de céréales dont nous ne savons que faire. La seconde témoigne d'une méconnaissance de la nature des choses qui est le vice principal de l'enseignement de l'Université depuis qu'elle est fondée. L'agriculture dépend du sol et du temps qu'il fait, c'est là sa « conjoncture » principale. Le temps est à peu près entièrement imprévisible sinon pour quelques jours. L'état d'esprit des agriculteurs est formé par cette incertitude et la soumission à la nature. La succession de l'hiver à l'automne, du printemps à l'hiver imposera toujours une manière de vivre particulière puis­que le travail lui-même dépend de cette diversité. On ne la changera qu'en chassant les cultivateurs libres pour établir des kolkhozes. Devenus fonctionnaires les cultivateurs se moqueront du temps qu'il fait, feront leurs huit heures et resteront indifférents aux résultats. Ce qui se passe en Russie est incapable d'éclairer nos technocrates. 36:138 Le véritable intérêt national est de nourrir le plus d'habitants pos­sible sur son sol dans l'agriculture, même s'ils sont pauvres, car ils sont libres et ont la meilleure formation qui soit, la connaissance d'un ordre naturel qui ne dépend pas de l'homme et auquel il doit s'adapter. Mais le « Groupe » n'apprécie pas cette formation : il dit « *L'homme de 1985 devra être formé* EN VUE D'UNE MO­BILITÉ PROFESSIONNELLE ACCRUE... *les changements si fré­quents et si profonds dans les activités de l'homme impose­ront sans doute une révision de ses valeurs... *» On ne dit pas lesquelles, mais puisqu'il s'agit de la mobilité des tra­vailleurs, qu'on projette d'envoyer de Decazeville en Lorrai­ne (ou en Silésie), ces « valeurs » sont certainement l'amour de la famille, de la patrie, du métier. Et pourquoi ? Les vues de ce « Groupe » ne sont pas celles du bien commun, qui repose avant tout sur les valeurs morales, et de celles-ci il n'est jamais question. Nous sommes en présence de l'esprit de domination d'une caste qui veut organiser l'univers et former les hommes en vue du développement et du main­tien de son pouvoir et de sa prospérité qu'il croit fausse­ment attachés à de fausses méthodes matérialistes. Cette Caste ne réussira certainement pas mais elle peut amener bien des maux, une révolte générale d'abord et un immense gâchis. Voici ce qu'elle dit de la famille -- « *Dans la famille, en bien des points, les rôles de l'homme et de la femme tendront à se rapprocher, voire à* S'IDENTIFIER ». Les hom­mes accoucheront-ils ? « *Cette évolution de la condition fé­minine sera favorisée par l'aspiration à une vie profession­nelle hors du foyer et par le besoin d'indépendance et d'éva­sion de la femme... *» Tel est l'avenir que nous préparent les conseillers du gouvernement, une société de « mutants » aptes à changer de lieu, de métier, sur l'injonction des auteurs de « plans », en somme de nouveaux esclaves, car les serfs jouissaient de l'autonomie dans le travail, ce fut même là l'immense progrès obtenu par l'Église. Et les financiers s'y retrouve­ront toujours ; ils organisent les clubs de voyages et de loisirs pour reprendre par leur intermédiaire l'argent que les accords de Grenoble les ont obligé à verser. \*\*\* 37:138 Très malheureusement, et contre l'enseignement de tous les papes, l'Église de France travaille elle-même à cet asservissement. On sait qu'elle abandonne pratiquement, sans le défendre, à la tyrannie idéologique de l'État l'en­seignement catholique. Ses hiérarchies nationales, mettent en doute des points essentiels de la foi. Cela est arrivé dans l'Église assez souvent et ne nous trouble pas, mais n'aug­mente pas l'autorité de ceux qui veulent se libérer de l'au­torité de Pierre et installent la tyrannie autour d'eux. Chesterton qui est pour l'Angleterre ce que Péguy de­meure pour nous, et dans le même temps que lui, écrivait ce qui suit dans son livre « Orthodoxie » (1909) : « *Dans les quelques pages qui suivent, j'ai dessein de montrer aussi rapidement que possible que dans chacun des sujets sur lesquels les libéraux en théologie insistent le plus forte­ment, leur effet sur la pratique sociale serait précisément antilibéral. Presque chaque proposition contemporaine d'ap­porter la liberté dans l'Église est simplement une propo­sition d'apporter la tyrannie dans le monde. Car libérer l'Église maintenant ne signifie même plus la libérer dans toutes les directions. Cela signifie libérer ce groupe parti­culier de dogmes vaguement nommés scientifiques, dogmes du monisme, du panthéisme ou de l'Arianisme ou de la nécessité. Car on peut démontrer que chacun de ces dogmes* (*et nous les prendrons un par un*) *est l'allié naturel de l'oppression *» (p. 181). \*\*\* Nous venons d'exposer brièvement quelques exemples du « totalitarisme » des conseillers de notre gouvernement et de leurs illusions idéologiques ; nous voyons de même dans l'Église planifier l'apostolat par des bureaucrates sans contact avec les âmes ni avec les sociétés réelles existantes ; les prêtres qui ont l'expérience du ministère au sein de celles-ci sont les moins consultés. Les idéologues de la mutation n'aiment pas le réel qui montre avec persistance des « natures » durables. 38:138 Ils s'imaginent que les progrès ma­tériels imposent des transformations morales obligatoires alors que le problème est de *conserver le meilleur de la nature humaine malgré les changements matériels*. Ils veu­lent imposer leurs mutations morales dans l'éducation de la jeunesse et obtiennent pour finir un homme soi-disant adulte et pourri d'orgueil. Et leurs idéologies les poussent à cacher autant que possible un fait d'une évidence écla­tante dès les premiers mois d'un bébé, le péché originel. Or son évidence met en évidence aussi la nature même de notre liberté... et sa fragilité. La doctrine la plus démodée, celle que J.-J. Rousseau et la « Philosophie des Lumières » ont constamment combattue, la plus contraire à l'orgueil, est le vrai remède à l'outrecuidance de ceux qu'anime l'esprit de domination, comme aux abus de toute autorité même légitime. Et elle favorise la charité. \*\*\* C'est pourquoi le « *Secrétariat d'Informations et de Re­cherches Universitaires et Scolaires *» vient de publier une brochure : « *Approches pour une éducation réellement li­bre *», qui définit celle-ci, par opposition au terme « Éducation Nationale », comme ne dépendant : NI DE L'ÉTAT, NI DE L'ADMINISTRATION ECCLÉSIASTIQUE. Les auteurs prennent soin de faire remarquer que l'ad­ministration ecclésiastique se distingue nécessairement des enseignements pontificaux et du Magistère religieux des enseignements pontificaux et du Magistère religieux de l'Église, quoique les hommes chargés d'exercer les uns et les autres puissent les confondre abusivement. Nous avons dû protester contre la prétention de l'évêché d'enlever au directeur d'une école libre congréganiste le choix de ses professeurs. 39:138 Nous conseillons vivement à nos amis de lire cette brochure, ils sont probablement aujourd'hui, après les désas­tres universitaires de 1968, d'accord sur les principes. Mais ils trouveront là des exemples pratiques permettant, malgré l'injustice fondamentale du privilège de l'État, de réussir à *fonder des écoles réellement libres* surtout pour l'adolescen­ce, qu'il importe particulièrement de préserver des idées fausses propagées par l'Université. Les auteurs se proposent donc d'agir sur deux terrains : a\) travailler *à long terme* au statut de justice scolaire permettant une vraie liberté, sans négliger aucun effort, aucun contact, aucune démarche ; b\) envisager *à court terme* les solutions urgentes en commençant par sauver ce qui peut l'être, les locaux, les établissements catholiques qui défendent leurs libertés, les congrégations enseignantes soucieuses de préserver l'esprit de leurs fondateurs et qui resteront toujours indispensables pour faciliter aux plus pauvres l'accès au savoir, les maîtres enfin désireux de conserver eux-mêmes la liberté. Or il s'en trouve certainement dans l'enseignement public, parmi les professeurs d'Université eux-mêmes ; ils demandent seulement de trouver dans le public soucieux d'une véritable culture générale et pour ses enfants et pour la nation une entente pour chercher chez les juristes, les administrateurs et les financiers ceux qui pourront leur don­ner les moyens de continuer l'œuvre éternelle de l'humani­té : prendre de jeunes barbares pour en faire des hommes capables de penser par eux-mêmes à partir des faits bien connus et analysés, à partir de l'expérience des siècles. La brochure donne des exemples concrets. Celui d'abord de l'école Saint-Exupéry à Versailles. Elle a 500 élèves ac­tuellement et a changé trois fois de locaux pour agrandis­sements successifs. Elle est donc prospère. Elle eut d'abord 10 garçons puis 30, 50, 80. Elle se définit « *École non confessionnelle donnant une éducation chrétienne *». C'est une société immobilière à capital variable. Les parents achètent des parts qu'ils cèdent, lorsque leurs enfants quittent l'école, aux parents de ceux qui y entrent. Cette obligation est assouplie par la charité, la souscription des parts n'étant pas limitée. 40:138 La société immobilière s'occupe de l'achat des terrains, des constructions, des emprunts nécessaires, et loue à la société qui gère l'école. Il y a bien entendu des frais d'étude et des règlements multiples qu'on trouvera dans la bro­chure. Notre but est de la faire lire. Cette école fonctionne depuis 15 ans, elle est libre et elle est prospère. Elle a fondé une société des « Amis de Saint-Exupéry » pour l'aider ; *jamais en effet l'enseignement n'a pu vivre sans une contribution des générations qu'il a contribué à former dans le passé.* Nos écoles, avant la Révolution, vivaient de rentes dont certaines dataient de Charlemagne. Les grandes écoles anglaises en ont toujours qui datent de Guillaume le Conquérant. Tout notre enseignement primaire a vécu sous Napoléon I^er^ des rentes confisquées au collège Louis-le-Grand, et si l'enseignement n'eût été accaparé par l'État, la société prospère du XIX^e^ siècle n'eût pas manqué d'aider les Universités de son pays. Mais qui se soucie de faire des cadeaux à un État qui les emploiera sans aucun contrôle et souvent contre les donateurs ? \*\*\* Le second exemple est celui de la F.A.C.O., *Faculté libre autonome et cogérée d'économie et de droit.* L'École Saint-Exupéry est une école secondaire. Celle-ci est une école d'enseignement supérieur du droit fondée en juin 1968 lorsque l'Université catholique eut renoncé à l'enseigne­ment du droit, -- « pour ne pas singer l'État » a dit son directeur. Et pourtant quelle n'a pas été la part du christia­nisme depuis 2 000 ans dans la formation du droit des temps modernes ! Mais nos « mutants » chrétiens veulent laisser la liberté à l'État de muter comme il l'entend ses futurs fonctionnaires et citoyens. Certains professeurs viennent de l'Institut catholique, d'autres viennent du Conseil d'État et de la Cour de Cassation et des responsables de grandes entreprises obligés à des connaissances juridiques précises. La *Faco* délivre ses propres diplômes et prépare à ceux de l'État. 41:138 Le chapitre qui en parle dans la brochure se termine par ces mots : « *L'idéal serait d'arriver à ce que les établissements se­condaires réellement libres permettent à leurs élèves d'en­trer dans des Facultés réellement libres au seul vu du di­plôme ou de l'attestation de leur collège, celui-ci étant une garantie de culture sérieuse. *» Mais dans l'Université beaucoup de professeurs de l'en­seignement supérieur ne sont plus que des primaires spécialisés et notre enseignement public dévalue lui-même les diplômes que voudrait accaparer son obstinée tyrannie ; on peut donc espérer que les diplômes privés finiront par être plus appréciés que ceux de l'enseignement public. La brochure indique d'autres solutions et renseigne sur les conditions spéciales que les lois existantes elles-mêmes permettent d'utiliser pour aider les écoles libres. Deux enfants du miracle sont nés depuis que cet article a été commencé : un *Institut de philosophie comparée,* bien nécessaire, car les étudiants ignorent aujourd'hui à peu près tout des bases de la pensée humaine et de son histoire. L'administration de cette nouvelle faculté est sise 11, rue Pierre Cherest, 92 -- Neuilly-sur-Seine ; les cours sont annon­cés à partir du 20 octobre : 7, rue Alfred de Vigny, Pa­ris (17^e^). L'autre nouveau-né est une fille : la *Faculté Internatio­nale pluridisciplinaire.* Son siège est le même que celui de la F.A.C.O., 44, rue de Rennes, Paris (6^e^). Son but déclaré est « *de fournir aux parents et aux étudiants un ensei­gnement conforme au patrimoine intellectuel et spirituel et aux grandes traditions humaines de la France et de la civilisation chrétienne. *» \*\*\* 42:138 Tels sont les premiers signes certains du relèvement de la France au milieu de sa décomposition. Car tout commence par l'esprit. *Sursum corda !* Ce que les plaintes solitaires des esprits investigateurs, LE PLAY, LA TOUR DU PIN, PÉGUY s'efforçaient en vain depuis longtemps d'enfanter, voit enfin le jour dans les groupes de citoyens dont la vocation est d'en­seigner. Van Gogh écrivait à son frère vers 1890 : « *Cette grande renaissance de l'art dont nous parlons... cet art éternellement existant, ce rejeton vert sorti des racines du vieux tronc coupe, ce sont des choses si spirituelles, qu'une certaine mélancolie nous demeure en songeant qu'à moins de frais on aurait pu faire de la vie au lieu de faire de l'art... Car les grandes choses ne se font pas par impulsion seule­ment, elles sont l'amoncellement de petites choses réunies en un tout... Et la grandeur n'est pas chose fortuite, elle doit être voulue. *» C'est la plainte des grands artistes clairvoyants au sein d'une société décadente ; et les Beaux-Arts ont visiblement supporté depuis ce temps les mêmes atteintes que les Belles-Lettres à la vérité et à la grandeur dont ils sont capables. Ces nouvelles Universités sont le vert rameau sorti du vieux tronc coupé. Il est urgent d'agir et l'*Institut de philosophie comparée* se rend si bien compte de cette urgence et du nombre d'esprits aspirant à la vérité qu'il commence aussitôt des « cours du soir » répondant aux désirs de ceux qui sont engagés déjà dans la vie mais s'aperçoivent avec inquiétude des trous qu'a laissés dans leur formation l'enseignement officiel. L'*Institut* rejoint ainsi dans le souci d'efficacité véri­table les humbles écoles dont nous allons parler main­tenant. 43:138 #### L'école paysanne Nous avons vu que les conditions particulières de la vie paysanne exaspèrent les technocrates du « Groupe 1985 ». Cependant elles existent et existeront toujours. Les paysans auront toujours plus de temps l'hiver pour s'ins­truire ou voir du pays, parce que le travail est souvent in­terrompu par les intempéries et la brièveté du jour. Les phares de tracteurs peuvent bien être utilisés quand le beau temps est rare et que pressent les semailles. Ils ne peuvent rien contre la pluie, la neige ou les gelées. Il n'y a jamais assez de monde aux champs en été, la nature ne donne de loisirs que l'hiver. Ce fut un vrai crime social que d'autoriser, comme on le fit juste avant la guerre de 40, la coupe en été des forêts soumises aux règlements en usage. Car ces coutumes immémoriales n'avaient pas seulement pour but, comme on le croit souvent, d'assurer une meilleure conservation du bois de service, mais de res­pecter ou de favoriser un équilibre social. Car les ouvriers agricoles ne sont jamais assez nombreux en été, mais si on leur enlève le travail d'hiver, ils ne pourront rester aux champs ; il leur faudra partir. C'est ce qui arriva lorsque des équipes d'Espagnols ou de Portugais vinrent exploiter nos forêts en été. Mais qui, parmi nos préfets ou nos hommes politiques, malgré les fréquents bavardages sur le « progrès social », a l'habitude d'*observer les vrais faits* sociaux ils vivent dans le mensonge d'idées qui flattent le peuple. \*\*\* Un prêtre du diocèse d'Agen, l'abbé Granereau, était préoccupé depuis son enfance par la nécessité de former une élite paysanne sortant directement de la population rurale. Car rien n'existait pour cela. Et nous avons dénoncé nous-même dans notre livre *Culture, École, Métier* l'erreur pratiquée par les instituteurs ; ils triaient les meilleurs de leurs élèves pour en faire, à l'aide du « brevet », de petits fonctionnaires, c'est-à-dire des hommes bien moins utiles à la nation qu'un cultivateur intelligent et instruit. 44:138 L'école primaire eût été bonne dans son ensemble, sans les instituteurs formés pour combattre la religion, mais leur influence n'était cruellement néfaste et en même temps leur enseignement n'était inadapté aux besoins de jeunes paysans qu'à partir de l'adolescence. L'abbé Granereau se demandait donc comment créer une école vraiment paysanne « *et dans cette école s'introduire comme éducateur, à côté du maître qui enseigne et en collaboration avec lui *». Il n'en eut la vue claire et l'occa­sion que sur ses cinquante ans, mais après une sérieuse formation personnelle qui lui avait fait connaître les pro­blèmes sociaux de notre temps, et fait comprendre la néces­sité des syndicats et autres sociétés corporatives, bases naturelles de toute société de travail et de toute société morale. Et à la fin de son livre nous trouvons ce retour sur son passé qui nous explique comment ses préoccupations de citoyen observateur se rejoignirent avec celles de pasteur des âmes. « *Je ne puis m'empêcher de revenir à mes préoccupa­tions de curé de Sérignac-Pleboudou qui, pendant cinq ans, a vu lamentablement* « *filer *» *ses enfants, après douze ans, même les meilleurs, sans rien pouvoir faire pour eux !...* *Pourquoi ?* *Je n'en savais rien* *Je n'avais pas encore découvert le problème, si beau et si terrible à la fois de l'adolescence, qui se posait à moi, comme il se pose vers les douze ans devant tous les res­ponsables d'enfants entrant dans la découverte de la vie. *» (p. 215) ([^8]). Et quand naquit en son esprit la façon d'adapter l'école au milieu de vie du monde paysan il se rendit compte que « LES PROBLÈMES DE L'ADOLESCENCE DÉBORDENT SUR BIEN DES POINTS, ET MÊME LARGEMENT, LES QUESTIONS PUREMENT RELIGIEUSES ». 45:138 Ces problèmes sont physiologiques et moraux, ils con­cernent l'insertion du jeune homme dans la société laïque et son adaptation aux conditions qu'elle présente de son temps et dans sa situation personnelle ; il s'agit donc de former le jeune homme à l'initiative, à la responsabilité et même au commandement. Nous sommes tous passés par ces problèmes et ces dif­ficultés, mais sans les comprendre comme des problèmes d'éducation, ce qui est le rôle des adultes. Le *Livre de Lauzun* raconte en détail les débuts humbles et difficiles de la première fondation dans le presbytère de Sérignac-Pléboudou en 1935, le développement de l'œuvre deux ans plus tard à Lauzun, chef-lieu du canton. En ces récits, loin d'être surabondants, se trouve en même temps un exposé pratique des méthodes, des difficultés rencon­trées et des moyens d'y parer. Enfin un livre formateur pour tous, pour les parents comme pour les éducateurs profes­sionnels et pour tous ceux qui réfléchissent sur la réforme nécessaire de notre enseignement. Son principe c'est la maxime de Notre-Seigneur : « *Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. *» C'est utopique ? C'est pourtant cela qui a réussi. Suit le récit des difficultés amenées par la guerre de 40, de l'aide intelligente apportée à l'œuvre par le gouverne­ment de Vichy, entièrement d'accord pour sauver et élever jusqu'à l'amour les vraies valeurs sociales. Il y eut tou­jours au Ministère de l'Agriculture -- peut-être depuis Méline -- des fonctionnaires soucieux d'aider les initiatives heureuses du monde paysan. Ils ont été souvent contrecarrés par l'Éducation Nationale désireuse de tout accaparer, mais ils ont réussi souvent à protéger les besoins originaux de la population rurale. Il existait bien des écoles d'agriculture et des fermes-écoles, mais elles ne sont pas adaptées au milieu de vie du monde paysan et ne peuvent pas donner, sauf dans quelques écoles congréganistes, cette formation morale qui est le plus grand secours qu'on puisse donner à l'adolescence. 46:138 Nous l'avons dit : il n'y a jamais assez de monde aux champs à partir du printemps. Les enfants même y trouvent un emploi convenant à leur force ; cette aide est indispensable aux parents et c'est le meilleur apprentissage agricole qui soit, sauf à le compléter par ce qu'apporte la science expérimentale et la connaissance de l'expérience universelle. Il faut donc aux jeunes gens une *école d'hiver* qui ne soit pas une école continue mais qui *alterne* avec le travail en famille, L'abbé Granereau commença dans son presbytère avec quatre enfants de trois familles chrétiennes. Il se trouva qu'un père de famille vint l'entretenir d'un enfant rétif qui lui dit un jour (ô divine grâce) : « *Papa, je t'obéirai pour tout mais pour l'école supérieure, c'est fini, je n'y retournerai plus. Je veux être paysan. On n'y fait pas de paysans. *» « *Pourtant, continua le père, à 12 ans on n'a pas fini de s'instruire. Mais pour nous paysans c'est toujours pareil, il n'y a rien.* *-- Vous avez une école d'agriculture à 30 km.* *-- Oui mais il faut se séparer de ses enfants pendant 2 ou 3 ans. Or même à cet âge on a besoin d'eux* (...) *et combien de paysans avez-vous vu sortir d'une école d'agriculture ?* *-- Mais alors ? Si je le faisais travailler moi-même.* *-- Seul il s'ennuiera.* *-- Et si j'en trouve d'autres ?* *-- Trouvez-en d'autres, mon fils sera le premier. *» Il en trouva trois autres et put entrer en action. Ici nous retrouvons les conseils de la brochure recensée plus haut du *Secrétariat de Recherches Universitaires et Scolaires.* Il faut s'enquérir très exactement, avec l'aide de juristes, des lois qui peuvent favoriser les initiatives privées dans l'enseignement. L'abbé Granereau n'avait aucun titre pour ouvrir une école. On lui trouva une loi de 1929 jamais utilisée jusqu'alors par personne. Elle prévoyait un contrat d'apprentissage agricole dépendant d'une organisation professionnelle (un syndicat agricole). L'enseignement pouvait être donné par le chef d'exploitation lui-même ou d'autres établissements. 47:138 Les parents n'eurent donc qu'à former un syndicat qui leur permettait d'ouvrir des cours d'apprentissage, et voici comment l'organisa le fondateur : « *aux écoles primaires, dit-il, j'ai pris les bases de l'enseignement général bien nécessaire malgré le certificat d'études *». L'Abbé introduisait avec simplicité la formation secondaire par l'explication de textes. « *Aux lycées et collèges j'ai pris l'internat fort utile pour la formation intégrale des élèves -- mais pas trop long pour en éviter les défauts. *» « *Je le préférais plutôt par périodes courtes et renouvelées. *» Les élèves restaient internes 8 jours seulement et les parents l'acceptèrent facilement pour éviter aux enfants la perte de temps que causent les déplacements (souvent importants dans les campagnes). Les enfants apportaient leur nourriture. « *De là est sorti le principe de l'alternance, fondement indispensable de l'école du monde paysan. Aux écoles d'agriculture, j'ai pris l'alternance du travail intellectuel avec le travail manuel, car l'instruction, même d'ordre général, ne se fait pas pour les paysans uniquement dans les livres. Elle se fait beaucoup plus en contact avec le grand livre de la nature. C'est pour cela que j'ai voulu le travail manuel dans la propriété familiale en collaboration avec les parents. *» Les enfants restaient donc une semaine internes à suivre des cours d'agriculture et d'enseignement général et trois semaines chez eux, emportant des devoirs et des leçons dont la qualité était vérifiée le mois suivant. « *Ainsi s'installait une étroite collaboration famille-école. *» « *Ainsi, peu à peu, les Lauzannais apprirent qu'ils avaient chez eux une* « *véritable école d'agriculture *»*, mais d'un genre nouveau. Une école qui n'a besoin ni de vaches, ni de chevaux, ni d'animaux d'aucune sorte, car il y en a suffisamment dans les étables des parents d'élèves.* 48:138 *Une école qui n'a besoin ni de terre, ni de prairie, ni de vigne, ni d'arbres fruitiers pour apprendre à travailler, car les élèves font la pratique chez eux, sous la conduite de leurs parents.* *De plus, toutes les fois qu'il est nécessaire pour les leçons pratiques, taille ou autres, le professeur peut utiliser à volonté terres, prairies, vignes, arbres, dans les fermes des familles. *» (p. 114.) Tout le livre est à lire ; il conte les efforts, les difficultés d'un grand éducateur et peut instruire tous ceux qui le désirent des moyens de former des hommes. Pour en donner une idée succincte mais significative, nous reproduisons le récit de la première soirée de la nouvelle école. Le maître y avait bien sûr réfléchi d'avance non sans souci : « *Pour moi, une autre question s'était déjà posée bien des fois, la plus angoissante de toutes. J'allais donc vivre une semaine entière, vieux curé de 50 ans, avec quatre gamins de 12 à 14 ans, arrivant à l'âge le plus difficile de la vie, disait-on.* *Je les aurai tout le temps sur le dos. Et cependant je voulais les mettre à une discipline formatrice de la volonté.* *Accepteraient-ils cette discipline ?* *S'ils ne l'acceptent pas, si pour les y plier il faut gronder, punir, l'affaire est ratée ?* *Il n'y a pas, il faut que je les emballe, était sans cesse ma conclusion. *» (p. 55.) « *Les enfants ont fait le choix de leur lit sous le regard ému des mamans. Tout est prêt au dortoir. Les parents repartent.* *Pour la première fois, je suis seul avec mes jeunes* « *Apprentis *». *Je commence par aller faire avec eux une visite à l'église où Jésus les attendait dans son tabernacle et d'où il veillera amoureusement sur eux. Avec lui, cela va toujours mieux.* *J'indique à mes jeunes ce qui sera leur domaine, faisant remarquer que le champ de jeux semblait avoir été préparé pour eux.* *Comme j'avais la chance de posséder une église lézardée et un presbytère passablement dégradé, j'avais décidé de profiter de ma chance.* 49:138 *Je leur ai fait faire le tour de l'église, du presbytère, ayant bien besoin de faire remarquer tout ce qui pouvait donner une impression de ruine. Nous sommes descendus à la cave, entrés dans la remise pour voir des pierres menaçant de se détacher ou déjà écroulées à terre.* *La visite faite, pour le plus grand amusement d'ailleurs de mes jeunes, qui ne voyaient pas où je voulais en venir, nous rentrons dans la salle d'études.* *Après la prière, la conversation commence.* *-- Que dites-vous de cela* (*de l'état des lieux*) *?* *-- Ce n'est pas fameux.* *-- Eh bien, mes enfants, c'est le symbole* (*ont-ils bien compris ce mot ?*) *du monde paysan. Que dit-on des paysans ?* *-- Tout le monde s'en moque.* *-- Vous avez déjà vu ça ?* *-- Oh ! ce n'est pas difficile à voir.* *-- Et pour vous instruire, qu'avez-vous après l'école ?* *-- Rien du tout. A l'École Supérieure, on ne fait pas de paysans, déclare aussitôt celui qui ne voulait plus y aller.* *-- Au point de vue religieux, voyez la paroisse de Sérignac ; 350 habitants et 4 hommes qui font les Pâques ! Et tout ça va aller en dégringolant de plus en plus. Ce sera pire encore quand vous serez chefs de famille... à moins que vous ne vouliez que ça change.* SI VOUS VOULEZ, CE SOIR NOUS COMMENÇONS « QUELQUE CHOSE QUI VA CHANGER TOUT ÇA ». VOULEZ-VOUS ? *Surpris par une telle question, ils hésitèrent un moment, puis très nettement :* « *Oui, nous voulons *»*.* *-- Très bien, mais si vous voulez, il faut en prendre les moyens. Quand vous voulez aller à Lauzun, vous ne prenez pas le chemin de Castillonès* (*exactement l'opposé*)*.* 50:138 « *Si vous voulez, il faut devenir des chefs. Pour être un chef, il faut avoir de la volonté, donc, à votre âge, il faut la former.* « *Le grand formateur de la volonté, c'est le silence. Je vais vous demander le silence du dortoir. Vous vous coucherez en silence, vous dormirez en silence, vous vous lèverez en silence.* « *Voulez-vous ? *» *Cette fois, la réalisation était autrement immédiate.* *Ils hésitent encore, me regardant bien en face pour savoir si c'était vraiment sérieux.* *Je les regardais aussi, demandant instamment au Maître, dans cette minute suprême de leur donner le courage de vouloir.* *La réponse arriva avec un sourire qui épanouit leurs visages : Oui.* *-- Vous allez coucher seuls au dortoir, sans surveillance ; d'ailleurs ici il n'y a pas de pion. Vous* *êtes partout sous le regard de Dieu qui vous voit, qui vous aime.* « *C'est pour Lui, pour Lui faire plaisir, que vous garderez le silence.* « *Si vous faisiez cela pour me faire plaisir à moi, vous auriez tort ; ce n'est pas moi qui vous mettrai au Ciel. *» *Il était facile maintenant de faire vouloir tout le reste du règlement préparé. Nous étions -- ils l'avaient compris -- sur le plan de la collaboration.* *Arrivant aux récréations, je leur dis :* « *Mes enfants, je n'aurai pas le temps de m'occuper de vous pendant les récréations. Je n'aurai que ce temps pour dire mon bréviaire. Il faudra bien vous amuser pour pouvoir bien travailler. Nous nommerons chaque jour un chef de jeu. Vous le serez à tour de rôle. Ce que le chef décidera, vous le jouerez. Même si cela ne vous plaît pas, vous le jouerez tout de même. Mais le soir, nous le jugerons. Si vous n'avez pas été contents, alors vous lui passerez la salade. C'est entendu ? *» (p. 56.) -- *Oui. *» 51:138 Suit tout un programme d'éducation chrétienne, excellent, et qui fut réellement appliqué par le fondateur. Mais aujourd'hui il y a cinq cents maisons familiales en France, généralement fondées par des catholiques, prêtres et laïcs, mais souvent dans des milieux profondément déchristianisés. Il fallut se contenter souvent d'un cours d'éducation familiale et de morale, qui, m'a dit la directrice d'une de ces maisons, laissait béantes d'étonnement certaines de ces pauvres enfants profondément *déshumanisées* par l'absence complète de toute éducation et les habitudes vicieuses de leur propre famille. Mais l'exemple des autres était là. \*\*\* Dieu étant l'auteur de la nature, les méthodes d'éducation, l'organisation sociale ne doivent pas être antinaturelles. Nous insistons sur l'exemple donné par l'abbé Granereau parce que le succès de son œuvre vient de ce qu'il l'a modelée sur la nature de la société paysanne et qu'elle pourrait servir d'exemple à la réforme si urgente de notre enseignement. L'abbé Granereau explique lui-même : « *Pour résoudre le problème de l'universalité, je suis arrivé à laisser tomber ce qui était trop spécifiquement chrétien... j'ai voulu que dans nos réalisations scolaires, les non catholiques puissent se trouver pleinement à l'aise, sans que les catholiques perdent quoi que ce soit de ce que j'estimais être leur droit et que j'avais voulu leur donner. *» Au fond, il était obligé de se placer sur le plan de la morale naturelle, qui n'est autre que celui des commandements de Dieu, le Décalogue, sans que les catholiques soient privés de l'éducation supérieure qui aboutit à rendre l'âme capable des Béatitudes. Pie XII lui-même ne s'évertuait-il pas chaque semaine à rappeler la simple loi naturelle à tous les corps de métiers qui allaient lui demander sa bénédiction ? 52:138 La loi naturelle n'est-elle pas ouvertement abandonnée aujourd'hui, même par de nombreux membres du clergé ? et même niée ? Nous avons connu personnellement une École Ménagère. Elle avait été fondée par le curé d'un gros bourg, dans un pays profondément déchristianisé... et un peu alcoolisé par l'existence d'un grand crû classé. La doctrine affichée était : « *Aimons-nous les uns les autres *». Les personnalités du bourg étaient invitées à tour de rôle à la table de la maison familiale, y compris le curé. Dans ce milieu social particulier de vignerons et de commerçants liés à la prospérité de la vigne, presque tous anticléricaux sans savoir pourquoi (notre peuple est un peuple trompé par l'Ennemi du genre humain), mais d'accord sur la vigne et ses besoins, la maison familiale d'enseignement ménager était certainement un lieu de paix et de pacifica­tion. Car les pseudo-idées politiques se trouvaient dominées par un bien évident, une formation de la jeunesse adaptée au milieu social. La pensée profonde de l'abbé Granereau était qu'il y eût toujours un éducateur à côté du professeur chargé de l'enseignement professionnel. Ce pourrait être, pour les catholiques, le curé du lieu s'il se rend compte du rôle qu'il pourrait jouer, ce qui n'est pas toujours le cas. Le fondateur s'est appliqué à créer des écoles de formation pour les moniteurs de maisons familiales ; et bien souvent il faut que le professeur d'agriculture ou d'enseignement ménager soit capable d'aider à la formation morale des adolescents ou même, à défaut, de s'en charger. C'est cependant un art particulier, quoique bien souvent les jeunes se destinent à l'enseignement avec la vocation d'être des éducateurs. Et voici comment l'abbé Granereau termine son livre : « *Mieux encore. Ceux qui, à la suite des terribles ré­voltes estudiantines de Mai 1968 se reprennent à une étude plus attentive de la* « *Formule de Lauzun *» *se rendent compte que, en travaillant dans ma pensée uniquement pour le monde paysan, j'ai préparé en vérité les principaux élé­ments d'une réforme autant citadine que rurale, autant publique que privée.* 53:138 « C'EST A TEL POINT QUE LEUR APPLICATION DANS L'AVE­NIR ASSURERAIT LA PAIX SCOLAIRE EN FRANCE. « *Ainsi complété, ce livre sera vraiment mon testament spirituel. *» \*\*\* Très certainement la révolte des étudiants avait des raisons profondes ; la cause s'en trouve dans les erreurs pédagogiques de l'administration de l'enseignement. Les jeunes gens demandent qu'on les prépare à entrer dans un métier, c'est-à-dire demandent un *apprentissage.* On leur donne des cours où ils sont mille écoutants, sans possibilité de communication personnelle avec les enseignants. Et ces cours ne mènent directement à rien, sinon, au mieux, à former d'autres professeurs répétant les mêmes cours. Et rien n'a été fait pour remédier à cette profonde erreur de méthode. Les professeurs créés en hâte pour subvenir à cette pléthore d'étudiants sont ignorants de toute autre méthode que celle qui les a formés. Et, s'ils s'en rendent compte, l'organisation administrative de l'enseignement les empêche de tenter quoi que ce soit d'approprié aux besoins réels de la jeunesse. \*\*\* L'État est malheureusement mené par des esprits soucieux avant tout d'une domination idéologique et socio­logique, servis par des politiciens qui occupent la scène et se chargent de manœuvrer les assemblées. Leur suprême habileté est de faire croire qu'ils font quelque chose, alors qu'ils se gardent de toucher aux structures de l'État aux­quelles ils doivent leur puissance. Nous avons averti dans les premiers numéros d'*Itiné­raires,* en 1956, que LA CONFUSION DU GOUVERNEMENT ET DE L'ADMINISTRATION ÉTAIT L'ERREUR FONDAMENTALE DE L'ÉTAT MODERNE et qu'elle le ruinerait comme elle a ruiné l'Empire romain ([^9]). Ces deux fonctions sont en effet inconci­liables. 54:138 Celle du GOUVERNEMENT est de favoriser toutes les ini­tiatives individuelles, corporatives ou provinciales qui peu­vent augmenter le produit national, subvenir à l'accroisse­ment normal d'une population saine et servir à l'éducation de la jeunesse. Ces initiatives non concertées seront toutes originales, divergentes et par cela même complémentaires. Il faut les laisser trouver leurs formes, leurs statuts et leurs modes d'administration. C'est ce que le ministère de l'Agri­culture eut la sagesse de faire pour les écoles paysannes de l'abbé Granereau. Au contraire l'idéal d'une bonne ADMINISTRATION est de trouver les règlements les plus simples et les plus généraux pour unifier et simplifier son propre fonctionnement. Mais si, faute de GOUVERNEMENT, l'ADMINISTRATION gouverne, elle appliquera ses méthodes à un métier tout différent du sien et le détournera de ses vraies fonctions. Or on peut dire que depuis cent ans, chez nous, l'ADMI­NISTRATION gouverne. Que peuvent des politiciens qui tous les six mois changent de premier ministre ou de minis­tère ? Seule l'ADMINISTRATION est capable d'avoir des plans et de la suite dans les idées ; mais ce sont des plans d'admi­nistrateurs à qui d'ailleurs n'est pas indifférente la pensée de gonfler leurs services, car c'est là une chance d'avan­cement. Le mal s'est encore accru lors de l'arrivée des radicaux au pouvoir entre 1900 et 1904, lorsque les administrateurs s'aperçurent que, pour « avancer » dans l'administration, il ne suffisait pas d'en faire de bonne, mais qu'il convenait d'abord de faire « de la politique ». Car tous les hauts postes passèrent aux secrétaires des politiciens. 55:138 L'administration de l'enseignement était, dans ses chefs avoués ou ses conseillers secrets, animée par une sorte de métaphysique d'État qu'elle voulait imposer à la nation, d'où son esprit de domination. Mais beaucoup d'excellents fonctionnaires, par le caractère propre de leur fonction même, croyaient sincèrement que les choses n'iraient bien que lorsqu'ils auraient tout en main et pourraient appliquer universellement des plans simples et réguliers convenant aux différents âges et aux vocations diverses. Mais la vie est trop variée pour s'en accommoder, et ce n'est pas un fonctionnaire dans un bureau bien chauffé et payé au mois qui peut s'aviser de cette diversité des conditions de la vie. Donner le même enseignement à un pêcheur hauturier et à un vigneron de Bourgogne, -- à part les bases d'un raisonnement correct et celles du langage, -- est une folie. S'il y a une méthode universelle, ce sera celle qui consiste à faire comprendre au vigneron ce qu'est la physiologie en partant de la vigne ; au pêcheur en lui décrivant la vie des poissons. Et maintenir les futurs vignerons et les futurs pêcheurs à lustrer leurs fonds de culotte jusqu'à 16 ans sur les bancs d'une école sans qu'ils puissent s'initier au métier est une autre folie. Et c'est pour l'État lui-même une folie budgétaire. Il a prolongé la scolarité jusqu'à seize ans ; ce faisant il a supprimé deux cent mille professeurs bénévoles ne lui coûtant rien, les artisans qui formaient des apprentis et auxquels il imposait des charges qu'on peut juger ex­cessives. \*\*\* Dans notre livre *Culture, École, Métier* où l'on trouvera indiquées les solutions normales d'une réforme de l'ensei­gnement, nous écrivions : « Un enfant apprend la logique aussi bien à ajuster un tenon et une mortaise qu'au moyen d'une règle de trois ; la nécessité est la même mais l'aspect logique est celui d'une interdépendance et non d'une déduction. » C'est fort important à savoir et l'abus des mathéma­tiques dans notre enseignement ne peut qu'accroître cette méconnaissance des méthodes naturelles de l'esprit. Les mathématiques ont conduit Descartes dans une voie très fausse, et en philosophie, et dans les sciences expérimen­tales. 56:138 Or la formule que l'abbé Granereau appelle « formule de Lauzun », nom du lieu où il put pour la première fois l'appliquer intégralement, est très riche de possibilités di­verses. Elle consiste simplement à donner l'apprentissage technique dans la profession et à le compléter par des cours résumant l'expérience universelle inaccessible à chacun en particulier et un enseignement général donné à part. Si cette formation doit durer deux ou trois ans, les élèves de chaque année du cours passeront huit jours d'affilée pensionnaires dans l'établissement chargé de les recevoir. Les apprentis des différents niveaux *s'y succède­ront au lieu d'y séjourner ensemble* comme ils font dans les écoles ordinaires, d'où une économie de constructions, de frais généraux et de moniteurs, économie pour la pro­fession et pour les familles. Aujourd'hui on a une tendance à mettre l'atelier dans l'école. Pourquoi doubler à grands frais un atelier qui existe soit dans la famille soit dans l'industrie et qui dans cette dernière est généralement mieux outillé et muni des derniers perfectionnements, plus que ne peut l'être l'atelier d'une école ? Les grandes sociétés industrielles ont des centres de recherche. Ne serait-il pas possible d'y adjoindre une *ini­tiation à la recherche* qui serait une vraie formation scientifique. Certaines le font déjà pour adapter leurs pro­pres ingénieurs aux méthodes de l'informatique et à l'usage des ordinateurs. N'est-il pas possible de faire de cette pratique, sans lois, sans règlements étatiques, une institution normale des métiers ? \*\*\* Revenons aux adolescents. La brève période d'internat préconisée par l'abbé Granereau est indispensable pour orienter et former les volontés. Personne dans l'enseigne­ment ne se préoccupe de l'éducation de la jeunesse. L'in­ternat prolongé est, dans ces conditions, néfaste. 57:138 Les pa­rents savent tout cela ; ils se résignent aux risques courus par leurs enfants dans ces écoles où rien n'existe pour leur formation morale, soit par avarice, lorsque les écoles sont quasi gratuites, soit parce qu'ils en cherchent en vain qui soient bonnes à ce point de vue, soit parce que la solution leur échappe ou n'existe pas. Or il est bien évident que l'éducation de la jeunesse est en cause plus que son instruction. La démoralisation de la jeunesse en certains pays est une chose affreuse et on en a vu les effets chez nous. Tel est l'aboutissement normal du scepticisme philosophique et moral enseigné partout, du relativisme transposé indûment d'une équation algébrique, de la lutte contre la religion pratiquée ouver­tement par l'enseignement officiel depuis cent cinquante ans. Ceux qui emploient la jeunesse, de l'artisan aux direc­teurs de grandes entreprises, voient avec désolation les efforts qu'ils font pour se faire comprendre de la jeunesse paralysés par cette absence de formation morale. Elle est accrue par l'absurde « pluralisme syndical » qui entretient une surenchère de revendication et un état d'esprit révolu­tionnaire dans l'intérêt des meneurs. La tentative de l'abbé Granereau, et sa réussite est donc pleine d'enseignements. \*\*\* On se rend compte que tous les corps de métier et la grande industrie elle-même pourraient tirer parti de la « formule de Lauzun » à condition que l'État renonce à un monopole qui le ruine sans qu'il sache s'acquitter de la charge qu'il veut accaparer. La « formule de Lauzun » y serait même plus facilement applicable que dans l'agri­culture. Celle-ci demande l'école d'hiver et l'un des incon­vénients de celle-ci consiste dans la difficulté d'occuper les moniteurs pendant l'été. Cet inconvénient n'existe pas dans l'industrie. 58:138 Dans l'artisanat l'apprentissage à l'atelier peut se com­biner avec des cours à l'école du village ou du bourg. Seule, la profession est capable d'organiser, du bas en haut de l'échelle, l'enseignement technique convenable. Sa tendance sera de ne penser qu'à la technique ; et sa ten­dance est pour l'instant de se décharger le plus possible de tout enseignement parce qu'un État très dépensier et sans contrôle réel accable d'impôt les producteurs. Mais les finances de notre pays sont bien mal en point. L'État vient de constater que les autoroutes construites par l'initiative privée coûtaient 25 % de moins que celles dont il se chargeait lui-même. Il en serait de même de l'enseignement. Si de grands groupes industriels comme les travaux publics ou l'électronique, les sociétés commerciales, se constituaient pour donner un enseignement con­venable, il suffirait que l'État diminue leurs impôts de la somme qu'ils dépenseraient à organiser l'enseignement pour qu'un accord puisse se faire. Et les sommes ainsi dépensées seraient sans aucun doute mieux employées que par l'État. Les industriels disposent d'ingénieurs fort capables d'en­seigner dans leur profession et dont certains en auraient le goût. Et dans l'enseignement supérieur rien n'empêche des accords avec des Universités *suffisamment autonomes* pour savoir s'adapter aux besoins véritables de la jeunesse, sans nuire à la recherche purement scientifique, car elle ne gagne pas à l'afflux d'étudiants médiocres. On ne saurait obtenir ces réformes d'une administration étatique, et dans l'état actuel des choses, pour surmonter les obstacles causés par la formation artificielle des maîtres eux-mêmes, il est nécessaire de fonder des modèles universitaires entièrement libres. Ce n'est pas possible, au début, sans beaucoup de dé­vouement. Jamais l'enseignement, sauf en des cas excep­tionnels, ne fut « rentable » qu'à longue échéance, celle au moins d'une génération. Il ne peut subsister, évoluer et s'améliorer que par l'aide des générations précédentes qui en ont profité, et l'accumulation des ressources, comme celles qui existaient à la Révolution et que celle-ci a dilapidées. Écoles et Universités devraient donc collaborer avec les Sociétés d'Anciens Élèves qui sont intéressés par leur pro­géniture même à la prospérité des écoles qui les ont formés. \*\*\* 59:138 L'abbé Granereau a mis le doigt sur le problème de l'éducation. Celle-ci n'est aujourd'hui bonne que dans un très petit nombre de familles, car on a détruit systémati­quement, par la moquerie, les habitudes transmises par la coutume chrétienne jusque dans les dernières couches de la population, et celle-ci s'est accoutumée à des habitudes bestiales. Beaucoup de familles à peu près honorables se débar­rassent de l'éducation à donner à leurs enfants en les confiant à des institutions extérieures très utiles et même indispensables, si la loi naturelle au moins en est la base et si leur esprit n'est pas d'éloigner les enfants de leur famille pour des buts ténébreux. La « *formule de Lauzun *» qui donne cette éducation par petites doses répétées dans un internat passager est certainement très bonne pour l'adolescence. Comment l'adapter à partir de 16 ans ? C'est un problème à résoudre. Il le serait assez facilement si les jeunes gens avaient reçu cette éducation depuis leur enfance. #### Le compagnonnage Une organisation originale existe pour former les jeunes ouvriers qui commencent à travailler. Elle date de loin, du Moyen-Age même, c'est celle des Compagnons du Tour de France. Elle était sur son déclin, lorsqu'en 1940 quelques jeunes ouvriers et un artiste, Jean Bernard, le fils du sculpteur Joseph Bernard qui était lui-même le fils d'un Compagnon, eurent la volonté de rendre vie au Compa­gnonnage. Car l'armistice était à peine signé que les meil­leurs éléments de la nation, en France même, s'attelaient à la tâche de la relever. Ils créèrent donc en commençant en zone libre, par Lyon, dans une usine désaffectée, la première des maisons du Tour de France. 60:138 Ces maisons reçoivent les jeunes ouvriers aspirant au Compagnonnage, les hébergent et les placent dans les différents corps de métier. Des ouvriers généreux leur donnent le soir des cours qui complètent la formation professionnelle. Il y a des règles disciplinaires ; mais en famille, car chacune de ces maisons est rendue familiale par la présence d'une Mère recevant des honneurs spéciaux, admirable institution qui permet à ces jeunes gens séparés de leur famille de trouver, s'ils en sentent le besoin, une consolation, un appui maternel. Ainsi, dès le Moyen-Age, le monde ouvrier avait trouvé le moyen de compléter sa formation en voyageant sous la protection d'une Société ouvrière tout comme les héritiers des royaumes, les dauphins, les princes de Galles, à qui on veut faire connaître le monde. Ou comme Descartes qui écrit : « *Me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle ré­flexion sur les choses qui se présentaient que j'en puisse tirer quelque profit.* *Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait dans les affaires qui lui importent, et dont l'événement doit le punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spécu­lations qui ne produisent aucun effet et qui ne lui sont d'autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d'au­tant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun... *» 61:138 Les Maisons de l'Association ouvrière des Compagnons du Devoir (suivant leur dénomination antique) sont au­jourd'hui au nombre de douze dans nos grandes villes ; les jeunes aspirants sont accompagnés d'un Livret où s'inscrit l'enseignement reçu et les résultats obtenus. Cet enseigne­ment est ordonné en quatre niveaux que les jeunes gens retrouvent en chaque maison, en toutes nos provinces : « *L'enseignement est aussi peu scolarisé que possible. Il est organisé de telle sorte qu'il se rapproche des condi­tions de la vie des ateliers, des chantiers et des usages particuliers à chaque métier. La pédagogie consistant en une transmission directe du savoir professionnel d'homme à homme... tend à prendre le pas sur celle d'un enseignement magistral.* *Cet enseignement a pour but de perfectionner les jeunes tout en leur permettant de gagner leur vie en travaillant. Il donne de solides connaissances générales et techniques sans spécialisation prématurée. Il permet de franchir les échelons de la hiérarchie professionnelle.* *Mais il serait faux de croire qu'il a un but étroitement utilitaire.* *Bien au contraire, il a un aspect culturel bien accusé et le souci des compagnons, comme toujours, est de lui donner un caractère de formation morale et spirituelle bien marquée.* *Comme toujours* (*depuis son origine*) *le Compagnonnage contribue à la formation d'une élite moderne des métiers... La preuve est donnée que l'on peut respecter les valeurs léguées par la tradition et demeurer, toutefois, à la pointe du progrès. *» (R**.** le Poitevin, *Compagnonnage,* décembre 1964.) La manière dont on veut former la jeunesse dans nos Universités l'écarte de la vie réelle et consiste à prolonger l'enfance... et l'infantilisme. La jeunesse est nourrie d'idées sans autres bases que celle qu'on peut donner dans les livres, et sans préparation même lointaine à un métier. Il n'est pas étonnant qu'elle s'irrite. Au contraire l'apprenti d'un artisan entre à quatorze ans dans une société d'adultes qui travaillent en commun au même but, et il a un rôle à y jouer ; c'est pour lui, en même temps qu'une expérience précoce, une véritable promotion dans son existence. 62:138 Les maisons familiales agricoles, les maisons des Com­pagnons du Devoir sont des entreprises originales répon­dant parfaitement aux besoins de promotion dans le métier et fondées par l'initiative privée. Elles ont compris au départ la nécessité de joindre l'éducation à l'instruction. Cette éducation a pour base de départ, chez les Compa­gnons, l'honneur du métier, la conscience professionnelle, l'amour d'une vocation. Ce sont toujours les grandes idées et les grands sentiments qui agissent le mieux sur la jeunesse. Il suffit de les lui présenter et d'en donner l'exemple. Comment les responsables de notre industrie et de notre commerce ne s'en avisent-ils point ? S'ils obtenaient de l'État la possibilité de prendre en main l'apprentissage de la jeunesse qui se destine à leurs diverses professions, ils auraient les moyens de surmonter -- je ne dis pas facilement -- l'affreux désordre que représente la lutte des classes dans la vie d'un pays. Ne sentent-ils pas que c'est de France que devraient partir les initiatives pour rétablir un équilibre social (très différent d'une égalité impossible) qui est détruit dans le monde entier depuis la Révolution Française. Cela est fort possible. Il suffit d'avoir l'idée de sa possibilité et des moyens à employer ; ils se trouvent dans l'éducation de la jeunesse. Or les troubles sociaux en France, toutes ses révolutions même (si absurdes parfois) ne sont pas autre chose que de vains efforts pour rétablir un équilibre social. Ils prouvent même que les Français n'ont jamais désespéré. Mais ils partaient toujours d'idées fausses, celles qui étaient à l'origine du désordre, les idées de la Révolution ; car sous prétexte de liberté, elles ont détruit les associations naturelles pour livrer les individus isolés au seul pouvoir de l'argent. Il faut retrouver les assises de toute société : respecter ses parents, ne pas convoiter, ne pas tuer, ne pas voler, NE PAS MENTIR, je souligne parce que le mensonge est admis partout : les annonces de la publicité sont enveloppées de mensonges, et les programmes politiques de nos maîtres et l'éducation des enfants et l'histoire de notre pays et celle de l'humanité. 63:138 Comment croire à ce progrès dont se vante notre temps, progrès illusoire, lorsqu'il amène révolution sur révolution, guerres épouvantables, abaissement des mœurs et désespoir, mensonge universel, bestialité généralisée et abaissement certain de l'intelligence même, sinon pour trouver des « trucs » et pour tromper. Ce mensonge universel, dont les chrétiens savent quel en est le père, cache même ce qui reste de bon et qui ne demande qu'à vivre et qu'à proliférer. Voici un témoignage tiré du journal du *Compagnonnage* (novembre 1965) ; c'est un article de Raymond Poitevin, qui a naguère publié dans le numéro 30 d'*Itinéraires* un article sur « *Les deux formes d'apprentissage *». Nous en extrayons quelques passages caractéristiques. On y verra quel esprit continue d'exister dans l'élite de la jeunesse ouvrière de France. Cet article a pour titre : #### Le compagnon à la croisée des chemins « *Le goût des voyages et des techniques acquis sur le Tour de France, nous a rendus curieux de la manière de travailler des ouvriers étrangers observés dans leurs pays respectifs. Ce qui nous a toujours frappés, c'est que l'ouvrier français -- tout au moins ceux des métiers du Compagnonnage et du bâtiment que nous connaissons bien -- travaille autrement.* *... Ce n'est pas tant au niveau de l'exécution que se trouve la grande différence, mais à celui de la conception et du traçage, qui constitue la partie noble et intelligente des activités d'un ouvrier digne de ce nom.* 64:138 *... C'est que, inspirés sans doute par la société intelligente et cultivée dans laquelle s'étaient développées les techniques et méthodes préindustrielles, ils avaient su conserver et développer des tracés -- le fameux Trait -- ressortissant à l'art de la géométrie plutôt qu'à celui des nombres et du calcul qui, avec l'ère industrielle, devait peu à peu, venant des pays anglo-saxons par la métallurgie et la mécanique, gagner toutes les formes de la production.* ... *L'idée du chef-d'œuvre ouvrier, que nos charpentiers illustrèrent si brillamment au XIX^e^ siècle est Compagnon­nale et Française. Elle se perpétue de nos jours, chez les Compagnons, mais aussi dans ce concours dit* « *Un des Meilleurs Ouvriers de France *» *dont le sens échappe totale­ment à qui n'est pas de notre pays et laisse bouche-bée l'ouvrier étranger qui ne conçoit pas que l'on puisse exécu­ter gratuitement un tel travail pour l'honneur du métier.* « *Ce goût du travail conçu pour qu'il permette à l'ouvrier d'apporter sa part d'intelligence est la manifestation d'une culture d'esprit, d'une discipline de l'intelligence que la main-d'œuvre de notre pays possède à un haut niveau. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles elle souffre plus qu'une autre du travail* « *en miettes *» *de l'usine moderne...* ... *On nous dira sans doute que dans la production, seuls les résultats comptent ; qu'après tout, l'analyse fa­vorisant les progrès des techniques et de l'organisation, se satisfait mieux des mathématiques et du calcul que de l'esprit de géométrie. Oui, apparemment, si on se place sur le plan du rendement immédiat, la règle à calcul peut sem­bler plus efficace que l'épure. Mais les hommes, eux, qu'en fait-on ? Que ne tient-on compte de leurs besoins profonds les plus nobles ?* *Il est navrant de constater que certains travaux dit* « *spéciaux *» *-- ils étaient couramment exécutés à une période pas très lointaine -- ne peuvent plus être entrepris faute de main-d'œuvre capable. C'est d'un véritable ap­pauvrissement qu'il s'agit, aussi bien économique qu'esthé­tique. Notre époque semble prendre facilement son parti de ce gaspillage de valeurs mais, déjà, aussi bien en France qu'ailleurs, dans le bâtiment, les architectes en éprouvent bien des soucis. *» 65:138 La société moderne gâche les plus nobles valeurs de l'esprit dans l'ensemble du peuple, pour les remplacer par des biens et des jouissances matérielles ; et ceux qui la conduisent sont eux-mêmes esclaves de l'argent. Rien d'étonnant à ce que, suivant les paroles de Jésus, subis­sant Mammon, ils méprisent l'autre maître, Dieu et la consigne qu'il a donnée « *Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. *» L'enseignement qu'ils donnent et veulent imposer à tout le peuple en est la preuve. Ainsi la Société retourne réellement aux mœurs impi­toyables du paganisme et prépare un esclavage généralisé. Cette transformation s'est faite lentement à partir du XVII^e^ siècle et très rapidement de nos jours. On installe petit à petit la journée continue dans les usines, pour amortir plus rapidement les machines, mais on détruit la vie familiale. Bien entendu, bayeurs de fonds, patrons et ca­dres supérieurs dorment la nuit. La machine n'est plus au service de l'ouvrier (comme elle l'est encore dans l'arti­sanat même très bien outillé) mais c'est l'ouvrier qui est devenu le servant d'une machine, et les ouvriers qualifiés sont remplacés par des manœuvres spécialisés. Les Amé­ricains en sont à se préoccuper de l'effet de l'inaction physique sur les surveillants de machines automatiques. \*\*\* Tel est l'aboutissement du capitalisme qui consiste es­sentiellement dans *l'organisation* « *rationnelle *» *du travail libre.* Il a donc toujours prôné historiquement les institu­tions politiques libérales, car elles permettent d'isoler les individus : « Vous êtes des hommes libres, vous avez bien le droit de travailler le Dimanche si vous voulez. » La suite en fut une exploitation sans trêve des pauvres gens et il fallut attendre plus d'un siècle pour qu'une loi instituât le repos hebdomadaire obligatoire pour l'ouvrier, insti­tution qui sous le règne de la paternité divine, avait régi tranquillement le travail pendant près de 2 000 ans. 66:138 La « *liberté chérie *» priva tout le monde des institutions sociales naturelles, comme les associations de métiers, qui avaient élaboré des règlements humains et qui étaient capables de défendre leurs membres. La liberté en fit un délit, le délit de *coalition* et ces institutions furent interdites chez nous jusqu'en 1884. Les associations corporatives avaient aussi cet avantage de pouvoir limiter la concur­rence, qui aujourd'hui est bien davantage un instrument de désordre économique et social, de gâchis et de gâchage plutôt qu'un instrument de progrès. \*\*\* Car dans l' « organisation rationnelle » du capitalisme le profit est le seul but. Le profit est nécessaire mais ne doit pas être le seul but d'une organisation sociale. Max Weber, dans son livre *L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme* a montré que le capitalisme était issu de l'as­cèse puritaine qui avait placé « *l'ascétisme, détaché du monde avant la Réforme, à l'intérieur de ce monde après elle *». Le devoir s'accomplit dans les affaires temporelles et constitue l'activité morale la plus haute que l'homme puisse s'assigner ici-bas. C'est ainsi que les puritains devinrent des bourreaux de travail et d'acharnés organisateurs du travail libre pour le plus grand profit possible. C'est bien ce que nous appelons le devoir d'état : mais si on ignore qui est le prince de ce monde il est facile de faire prévaloir le souci du temporel sur celui du spirituel, pour soi et pour les autres. Mammon a tôt fait de faire oublier Dieu. Qu'une ascèse *détachée du monde* soit nécessaire dans l'éducation, la suite l'a bien montré. Car cette ascèse puritaine aboutit dans le monde du travail à l'oppression par le plus fort et le plus riche. L'ascèse « détachée du monde » est le seul moyen d'y introduire un ordre moral équitable et non plus seulement économique, uniquement matériel. 67:138 L'histoire de la civilisation elle-même peut nous ins­truire à ce propos. Que nos lecteurs habitant Paris aillent examiner les restes du palais de l'empereur Julien dans les jardins de l'hôtel de Cluny. Ils verront d'énormes blocages de petits matériaux informes unis par un bon ciment. Une troupe de manœuvres esclaves transportait, montait, versait le tout dans un coffrage. La société chré­tienne fit de tous ces manœuvres des ouvriers irrempla­çables. Nos cathédrales sont faites de pierres taillées avec soin, souvent inégales (car les économies dans les transports y obligeaient) mais ajustées soigneusement, chacune por­tant la marque propre de l'ouvrier. D'où ces chefs-d'œuvre de taille de la pierre comme la vis de Saint-Gilles (en Camargue). Chefs-d'œuvre parfois inutiles entrepris par amour du métier, comme cette même vis de Saint-Gilles, mais qui depuis huit cents ans est un lieu de pèlerinage pour les tailleurs de pierre sur le Tour de France. Elle les entretient dans l'honneur d'une pensée informant la matière. Vous voyez le contraire aujourd'hui : quelques cof­freurs et monteurs de ferraille et le plus de manœuvres possible. Or rien n'est fatal pour l'homme ; c'est un esprit qui préside à ces transformations et c'est celui du capita­lisme issu de l'ascèse protestante tournée vers le monde. Nous ne sommes nullement contre les progrès maté­riels et nous en usons. Depuis Adam, Dieu a permis tous ces progrès matériels de l'humanité, il lui en a donné les moyens intellectuels, *mais pour que* l'évangile puisse être annoncé à toutes les nations jusqu'aux extrémités de la terre, et non pour un bien-être et un profit qui fait oublier aux hommes le soin de leur âme et le second commande­ment qui est d'aimer le prochain comme soi-même. Et c'est aux peuples chrétiens d'abord que Dieu a donné la science qui permit le progrès matériel. 68:138 Les grands exemples historiques ne servent à rien : l'Église a supprimé l'esclavage simplement en donnant au serf une responsabilité personnelle et une autonomie dans le travail avec la possession de son emploi. Ce genre d'autonomie rendra seule supportable au monde ouvrier l'usine moderne. Or elle *est possible.* Comment ? Lisez *l'Équipe et le Ballon* d'Hyacinthe Dubreuil et vous le comprendrez. Aujourd'hui toutes les institutions comme la Sécurité Sociale s'appliquent à déshabituer nos citoyens d'avoir des responsabilités, c'est-à-dire de tout ce qui pourrait les hausser dans leur propre formation intellectuelle et morale et dans la société économique elle-même. Et ils deviennent d'une indifférence absolue pour le bien commun, qu'ils ignorent faute d'exercice de la responsabilité. Le monde ouvrier a, l'an passé, contre son intérêt, contribué à la chute du franc et à l'affaiblissement politique et économique de toute la nation. L'enseignement public suit des voies semblables à celles de nos hommes politiques. Il pense accroître son efficacité en prolongeant la scolarité ; il pousse un nombre très exagéré d'adolescents à entrer dans l'enseignement supérieur, sans sélection. Or cet enseignement ne convient qu'à une certaine élite particulière. Et il y a lieu de trier dès la sortie du primaire une élite douée autrement et qui supporte mal le travail scolaire. \*\*\* Il y a deux erreurs profondes en cette matière : 1\) L'école ainsi comprise ne peut donner une éducation. 2\) L'école ne peut remplacer l'atelier, ni pour la formation de l'esprit, ni pour l'éducation. L'éducation consiste à former les volontés, en les instruisant sans doute des nécessités morales en vue du bien présent et à venir, mais aussi en donnant en même temps aux jeunes gens des responsabilités qui leur permettent d'appliquer aussitôt l'enseignement reçu. 69:138 C'est ainsi que l'abbé Granereau institua chaque jour un chef de jeux ; chacun le devenait à son tour et les autres devaient lui obéir ce jour-là ; et chaque soir avait lieu la critique. Les collèges du Moyen Age avaient leurs « semainiers » pour le dortoir, pour la chapelle, pour la salle d'études. L'enfant de 14 ans qui entre en apprentissage vit avec des hommes et c'est pour lui une promotion morale ; il a un rôle à jouer dans une société où la hiérarchie des fonctions est manifeste, dépend du savoir ; lui-même y accédera aux places supérieures, suivant ses efforts. Rien de tel dans les écoles qui prolongent les habitudes de l'enfance dans un milieu artificiel, sans vrai contact avec les maîtres et sans aucune responsabilité sociale. Il n'a que celle de décrocher un diplôme aléatoire, sans profession au bout. Le véritable enseignement supérieur est ainsi rendu impossible car il ne peut exister que par la transmission directe de la pensée des maîtres dans la conversation. L'enseignement scientifique supérieur ne se conçoit qu'avec un laboratoire ; il ressemble en cela à l'enseignement supérieur des arts plastiques, car celui-ci n'est efficace que dans l'atelier même du maître en collaborant à ses travaux. On peut juger par l'état actuel des arts plastiques combien cette formation manque, et depuis longtemps : depuis la fin de la corporation et l'abolition d'un apprentissage réglementé. L'école qui -- telle qu'elle existe -- est incapable de donner une éducation, de former la volonté, est incapable aussi de bien former seule l'intelligence. Les notions abstraites sont une nécessité de l'enseignement verbal, mais aussi sa faiblesse ; car elles cachent le réel si le réel n'est pas connu en même temps. Sans quoi, pour les adolescents, les abstractions ne sont que les mots qu'ils répètent, ou, ce qui est pis, des théories qui remplacent la réalité. Certes, l'expérience universelle transmise par les livres ou les revues, filtrée par un maître compétent, est indispensable, mais elle est source d'erreurs plus que de progrès si l'étudiant n'a pas d'abord une certaine connaissance pratique des conditions du métier. 70:138 C'est pourquoi tant d'élèves de l' « agro » ne réussissent pas s'ils prennent un fermage : ils ignorent l'économie et, dans un métier aussi divers et délicat que l'agriculture, la pratique qui est l'épreuve des théories. L'expérience est toujours la base véritable du savoir. Or nous voyons le contraire pratiqué par toute la philosophie moderne ; elle veut partir non pas du donné mais de l'esprit du philosophe. On ne laisse pas impunément des générations entières dans un tel aveuglement. Comment tout l'enseignement ne s'en ressentirait-il pas ? \*\*\* L'Éducation Nationale croit parer aux inconvénients dont nous parlons en créant une multitude de diplômes différents. On nous annonce que trois lycées en France seront chargés de préparer à un examen portant sur le commerce et l'industrie du tourisme. Il semble qu'une éducation commerciale, le séjour dans le bureau d'une agence, les contacts avec les clients vaudront mieux que ce diplôme. Sans doute ces élèves devront apprendre sérieusement la géographie mais ce qui comptera pour eux dans le métier, ce sera la pratique des rapports commerciaux avec toutes les corporations intéressées. Pendant ce temps l'Éducation Nationale manque à sa véritable fonction qui serait d'assurer une formation générale de l'esprit ou plus simplement de prendre soin qu'elle existe partout et d'abord chez ses maîtres de tout ordre. Mais cette formation générale de l'esprit peut s'acquérir dans les métiers s'ils sont enseignés comme le font les *Compagnons.* Car observer, abstraire, généraliser, concevoir ou comprendre un plan, cela se fait obligatoirement dans tous les métiers, sur des réalités où la nature des choses résiste aussitôt à qui la méprise ou l'ignore. S'attaquer au mystère des proportions, pour un menuisier, c'est essayer de résoudre le problème de l'un et du multiple, problème intellectuel par excellence. 71:138 Ces connaissances profondes peuvent s'acquérir dans les métiers. La culture générale n'est qu'un complément qui fait comprendre l'extension de ces problèmes et leur généralité sous des formes diverses, propres à chacun des métiers et aux facultés personnelles de tout homme. La gamme diatonique est aussi un système de proportions propre au langage des sons ; et l'analogie en philosophie dogmatique l'est aussi ; car elle est le nom même de la méthode créatrice dans la nature qui montre partout une proportionnalité sans similitude. La conclusion de tout ceci est que pour sortir de l'impasse où nous a introduits la mainmise de l'État sur l'enseignement et sa fonctionnarisation, il faut renverser l'ordre de l'enseignement. *Au lieu de vouloir donner un enseignement pratique dans des écoles du type secondaire ou dans l'enseignement supérieur, il faut chaque fois que c'est utile faire l'inverse.* La culture générale peut être donnée partout, depuis l'âge de raison, si les maîtres en ont eux-mêmes quelque teinture. Elle peut être donnée *au sein des métiers, ou des écoles techniques* si elles sont nécessaires. Les professeurs de notre ancien enseignement secondaire étaient d'admi­rables et modestes initiateurs de cette formation des esprits. L'enseignement supérieur, débarrassé de ceux qui désirent seulement s'initier aux techniques particulières, pourrait redevenir un studieux atelier de recherche fondamentale sans s'interdire de recevoir en des cours spéciaux les techniciens désireux d'approfondir leurs connaissances : les gens doués sont étudiants toute leur vie. \*\*\* Nous avons donné l'exemple de deux réussites dans l'adaptation de l'enseignement réel, celle de l'abbé Granereau, celle des Compagnons du Tour de France. Elles sont très différentes l'une de l'autre... sauf sur ce qui importe, la *conformité au réel* et la *nécessité de former la volonté autant que l'intelligence.* 72:138 Nous devons dire ici qu'il s'est trouvé des fonctionnaires et des ministres pour comprendre leur utilité ; mais c'est le ministère de l'agriculture pour l'un, le ministère du travail pour les autres. Le ministère de l'Éducation Nationale n'a cherché qu'à leur faire concur­rence et comme toujours c'est précisément l'éducation qui manque dans ses entreprises, et le réalisme. Les maisons familiales agricoles, les Compagnons ne s'adressent pas qu'à des enfants. Les premières accueillirent dès le début des garçons de vingt ans et plus. Les Compa­gnons ne prennent que des jeunes gens qui travaillent déjà dans les métiers associés au Tour de France. Ils éli­minent au départ environ 40 % de candidats d'une aptitude et d'un savoir insuffisants à leur âge ou trop peu portés à la discipline nécessaire. Il faut imiter ces institutions dans leur esprit ; elles PARAISSENT TRÈS PARTICULIÈRES parce qu'elles sont adap­tées à leur fonction ; *n'est-ce pas ce qui manque partout dans notre enseignement ?* \*\*\* Nous ne pouvons compter sur l'État pour commencer cette transformation nécessaire. D'une part, il est encombré de fonctionnaires qu'il a nommés pour accomplir des tâches dont eux et lui sont incapables ; il ne peut faire d'écono­mies eu les renvoyant mais seulement en supprimant des travaux utiles, ce qui est le comble de l'inaptitude à gou­verner. D'autre part, il est dirigé par des agnostiques pour qui la morale n'est qu'une convention mobile : ils ne sauraient l'enseigner même en la tirant simplement de l'honnêteté dans le métier : ils sont persuadés que le leur ne peut être honnête. Edgar Faure a, l'an passé, allégé le program­me de philosophie des classes terminales A des chapitres suivants : -- *l'attention -- l'intelligence -- la sensibilité -- l'activité -- le caractère -- la personnalité -- la réalité du monde sensible -- la contemplation esthétique -- la vie morale -- la conscience -- les vertus -- la famille -- la nation -- l'homme et sa destinée.* Rien que ça. 73:138 Il faut donc nous mettre au travail sans lui ; l'État napoléonien a dû créer des administrations pour remplacer les institutions naturelles que la Révolution avait détruites ; il arrêta ainsi toute initiative privée et les citoyens se sont habitués ensuite à tout demander à l'État. Les admi­nistrations qui gouvernent depuis plus de cent ans ne demandent qu'à accroître leur pouvoir. Dans les commis­sions où on daigne consulter les intéressés, les fonction­naires sont toujours en majorité ; ils imposent finalement leurs solutions aux gens vraiment compétents. Dans les pays étrangers il n'y a, en des cas semblables, qu'un ou deux représentants du gouvernement. Ce sont les pays les plus efficacement dirigés. Sous Louis-Philippe, les chemins de fer furent cons­truits rapidement d'un bout de la France à l'autre par des compagnies privées. Aujourd'hui l'État se voit avec regret obligé d'arracher les autoroutes à ses fonctionnaires. Car ses administrateurs ne sont pas intéressés aux économies, au contraire ; l'État se ruine et ruine les Français. L'excès du mal apprend à nos concitoyens où le bât les blesse. Ils ne peuvent compter sur l'État pour remédier au mal que l'État lui-même a fait naître. Hélas, gagnés par l'esprit matérialiste du monde moderne, ils hésitent dans les entreprises qui semblent coûter sans rien rapporter, comme l'éducation de la jeunesse qui devrait être la plus chère de leurs préoccupations. \*\*\* Il a fallu l'abandon en France par l'Église de cette charge pour réveiller nos concitoyens. La création du collège *Saint-Exupéry* à Versailles, de la *Faculté libre de droit,* et depuis octobre de cette année même, de l'*Institut de Philosophie comparée* (11, rue Pierre Cherest, 92 -- Neuilly-sur-Seine) sont des initiatives réjouissantes, heureuses entre toutes, qu'il faut aider, prolonger, étendre, continuer. 74:138 Elles sont fondées sur le modèle des anciens collèges et universités libres. Elles intéressent non seulement les parents et les étudiants mais de nombreux professeurs de l'enseignement public qui déplorent l'anarchie intellectuelle et morale où ils sont obligés d'exercer leur noble métier. Ces initiatives ne peuvent manquer d'être coûteuses quelque soin qu'on mette à trouver des solutions ingénieuses comme celles que le collège Saint-Exupéry pratique. Il faudra du temps pour accumuler des revenus permettant d'admettre beaucoup de ceux des pauvres qui auront la capacité intellectuelle des études qui se donnent dans ces institutions. Mais il n'est pas impossible d'y adjoindre des cours sur le modèle des institutions si originales des Compagnons du Tour de France et des Maisons familiales d'enseignement agricole. L'*École d'agriculture de Sainte-Maure* (Aube) qui est une école de forme classique, adjoint à son enseignement régulier des cours d'hiver d'une semaine sur quatre sur le modèle des maisons familiales. La *Faculté Libre et Cogérée* de Paris (FACO) demande aux étudiants d'effectuer durant l'été au moins un mois de stage dont la rémunération vient en déduction des frais de scolarité. L'*Institut de philosophie comparée* ouvrira des cours du soir. C'est la formule des Compagnons. Nous incitons nos lecteurs à lire attentivement la brochure signalée au début de cette étude ; elle montre de cruelle variété heureuse l'initiative privée est capable. Mais la formation que donnent les Maisons familiales ou les Compagnons du Tour de France n'est nullement un pis-aller pour des conditions très particulières. Ces institutions représentent, dans ce qui est leur organisation fondamentale, *le mode normal pour la formation de la jeunesse,* à tous les degrés, aussi bien pour les employés que pour les ouvriers qualifiés et pour les cadres de tout grade. Il y a déjà eu des ententes à Lyon entre l'industrie et des écoles d'enseignement supérieur. 75:138 Ce serait aux métiers, aux grandes industries d'organiser l'enseignement convenable pour la jeunesse qui touche à l'âge adulte ou qui l'atteint. Y aura-t-il parmi les chefs des hommes éclairés, lassés de recevoir des diplômés qui ne peuvent que commencer un apprentissage ? Voudront-ils entreprendre cette réforme de l'enseignement ? Ils sont accablés d'impôts dont le fruit est bien mal utilisé. Mais les initiatives que nous avons décrites sont relativement peu coûteuses, surtout administrées par les gens qui paient ; elles sont très fructueuses, indispensables à la formation morale naturelle, rien que par l'éducation de la responsabilité, et elles créent d'elles-mêmes la sélection indispensable. Nous ajoutons à cette étude un résumé d'une enquête sur l'enseignement aux États-Unis, nation dont on ne peut nier l'efficacité. Henri Charlier. ANNEXE I #### Aux États-Unis La plus grande partie des renseignements qui suivent proviennent d'une enquête de trois mois faite aux États-Unis par le Provincial des Compagnons du Tour de France à Strasbourg. Elle date de 1956. *Elle ne tient donc pas compte de la dégradation des mœurs qui s'est gravement accentuée depuis cette époque aux États-Unis.* Nous savons qu'à San Francisco 20 % des étudiants se droguent et nous apprenons que cette manie gagne l'Europe. 76:138 Mais cette dégradation était prévue depuis longtemps, car la mixité de l'enseignement entraîne très rapidement de sérieux désordres moraux et le pire De tous, le dédain, de toute loi morale. Une mixité désordonnée était dans l'esprit de la population des États-Unis avant que l'enseignement ne fût développé au point où il l'est. Nous nous souvenons de l'indignation d'une jeune française invitée aux États-Unis, vers 1920-25, en voyant les parents de cette famille aisée et honorable quérir pour elle par téléphone un jeune homme qui pourrait compléter la « partie de baisers » organisée par leurs propres enfants et à laquelle ils invitaient la jeune française. CHESTERTON disait (Hérétiques, 1905) : « *Un grand effondrement silencieux, une énorme déception muette se sont produits de nos jours dans notre civilisation septentrionale... Tous les lieux communs et les idéaux modernes sont autant de ruses pour éluder le problème du bien. *» Ainsi les idées de liberté, de progrès, de démocratie. Les longues études dans les écoles, prolongent l'état d'enfance, sans soucis et sans responsabilités ; elles reculent l'insertion des jeunes gens dans la société réelle et c'est pourquoi les étudiants sont si facilement pris par des idéologies non fondées sur la nature humaine. Les générations s'en trouvent séparées. Les jeunes gens et les hommes mûrs travaillent ensemble à une même entreprise ont des moyens multiples de se comprendre. Comme disait un aspirant menuisier -- « Nous avons tous le même maître, c'est le bois ; on ne peut le prendre à rebours du fil. » Mais en dépit de la dégradation des mœurs, l'enseignement reste efficace aux États-Unis du point de vue de la préparation professionnelle, en tous métiers, et il n'y a pas de ministère de l'Éducation Nationale. Car c'est une erreur de penser, comme voudrait le faire croire notre administration de l'enseignement, que LA MODERNISATION DES TECHNIQUES ENTRAÎNE LA SCOLARISATION DE L'APPRENTISSAGE. Notre enquêteur fait remarquer que : « *la responsabilité de l'enseignement est assumée par chacun des 48 États ; le gouvernement fédéral se borne à apporter son concours financier et à favoriser les initiatives* (...)*. Ce système d'une extrême souplesse permet de s'adapter aux conditions particulières de chaque région économique et culturelle, et comme il nous a semblé, de susciter une concurrence de bon aloi entre chaque État. De ce fait les initiatives sont toujours très nombreuses, très diverses, et celles qui s'avèrent le plus intéressantes à l'expérience sont reprises, perfectionnées par les autres États *». 77:138 Il y a, bien entendu, aux États-Unis comme chez nous, un enseignement primaire, secondaire et supérieur et l'enseignement du second degré est ouvert gratuitement à toute la jeunesse ; et c'est nous qui l'imitons maladroitement faute de comprendre les vraies conditions d'un apprentissage professionnel. Disons que 20 % seulement des enfants cherchent un emploi au sortir de l'école primaire ; ils ont de 12 à 14 ans. Tous les autres vont à l'école secondaire. De ceux-ci 45 % en sortent pour s'occuper dans leur foyer (ces collèges sont mixtes) ou à d'autres occupations professionnelles ; 15 % en sortent dans la main-d'œuvre spécialisée, et 40 % vont à l'université ou entrent en apprentissage ; celui-ci commence donc assez tard, vers 17 ans. Citons notre auteur : « *L'enseignement primaire, comme d'ailleurs tous les niveaux de l'enseignement aux* *U.S.A., se propose* DE FORMER LE FUTUR CITOYEN PLUS QUE DE DISPENSER DES CONNAISSANCES ENCYCLOPÉDIQUES (...) *Il s'agit moins de mémoriser des connaissances théoriques et livresques que de se situer dans le pays où il vit, d'en connaître les ressources, la flore, les caractéristiques géographiques, la production, etc., etc. *» Notons que toutes ces écoles différent d'État en État et qu'elles sont doublées par les initiatives particulières. Et les Américains ont cette opinion que l'instabilité politique française a sa cause dans l'insuffisance supposée de notre éducation. En ce sens ils ne se trompent pas. Eux-mêmes ne donnent pas d'éducation morale, mais seulement une éducation sociale qui, jusqu'à présent, réussit. Continuons : « *L'enseignement secondaire a ceci de particulier que, en plus d'une branche d'enseignement de même, nature que celui de nos écoles secondaires préparant à l'université, il offre un enseignement de caractère professionnel constituant une sorte de préapprentissage très poussé. Pratiquement la formation professionnelle des jeunes Américains commence donc à l'école secondaire pendant trois ou quatre ans Une autre caractéristique de cet enseignement secondaire est le nombre surprenant de combinaisons d'études proposé. Les cours les plus divers sont choisis par les élèves sans autre considération que leur goût. Chaque cours est apprécié en points et il suffit que la somme des points attachés aux cours choisis atteigne un total savamment déterminé. *» 78:138 L'enseignement est donc divisé en maintes branches et ce système pousse (comme chez nous) à la facilité dans le choix des matières enseignées : « *Il n'est pas contestable cependant que l'extrême* *souplesse de cette méthode permet de respecter au maximum la personnalité de l'enfant. On ne semble pas, en tous cas, préoccupé de la corriger ou de l'harmoniser... Enfin les élèves administrent par eux-mêmes coopératives scolaires, services de cantine, de cafétéria, groupe théâtral, etc. Les élèves de la branche d'enseignement classique oint la possibilité d'apprendre la sténo, la machine à écrire, à classer tous documents, à se servir de la règle à calcul, à exposer des idées en public, etc. Au sein de l'enseignement secondaire, l'enseignement professionnel groupe à peu près la moitié des élèves. Il comprend quatre branches : agricole* (*400 000 élèves*)*, commercial* (*1 500 000*)*, ménager* (*650 000*) *et les métiers qualifiés* (*800 000 environ*)*. Ici une autre particularité du secondaire : il s'adresse aussi à des élèves plus âgés, à des adultes qui changent de métier, ou qui, n'en ayant pas, désirent en acquérir un. Ils viennent dans la journée ou le soir ; ce sont des élèves à mi-temps. Ils fréquentent ces cours aussi longtemps que nécessaire jusqu'à ce qu'ils* « *aient fait *» *le nombre de cours leur donnant les* « *points *» *nécessaires dans la spécialité qu'ils ont choisie... On s'efforce d'individualiser de plus en plus l'enseignement. *» *Enfin dams beaucoup d'écoles* (*tant est grande leur variété*) *on fait passer les élèves au cours des deux premières années dans différents ateliers ce qui constitue la véritable orientation professionnelle. On donne même des leçons sur la manière de se présenter à un employeur, de parler en public, aux ouvriers, de diriger une réunion... Quant aux métiers, ils sont innombrables ; c'est l'effet de la spécialisation et de la division du travail.* En cela, comme notre informateur lui-même, nous mettons en doute la qualité éducative pour l'esprit d'un tel enseignement. « *Les travaux pratiques, dit-il, ne sont en réalité que des exercices. Nous avons eu trop souvent l'impression de* « *bricolage *» *et naturellement, comme en France, les moniteurs ne semblent nullement en avoir conscience. *» Mais le remède existe à côté, car la souplesse de l'enseignement donne aux adultes la possibilité de perfectionner et d'approfondir aussi bien leurs connaissances professionnelles que leurs connaissances générales. En résumé, ce préapprentissage dans l'enseignement secondaire nous semble surtout avoir comme conséquence très heureuse d'enlever tout mépris pour le travail manuel dans la société américaine car pour la formation des ouvriers qualifiés, l'industrie et les syndicats sont assez sévères et ne prisent qu'assez peu ce préapprentissage qui a « toujours le tort de vouloir faire des hommes de métier dans une ambiance scolaire ». 79:138 Il y a certainement en Amérique une confiance générale un peu puérile dans l'enseignement scolaire. Mais c'est pire chez nous, où l'examen de fin d'études et le diplôme infectent l'enseignement, car c'est là un coup de dés qui demande une préparation intense et dérisoire quant aux résultats réels pour la formation des jeunes gens. \*\*\* L'APPRENTISSAGE. -- Les Américains furent longtemps sans avoir à s'en préoccuper, car ils recevaient d'Europe des émigrants tout formés et très appréciés (et ils le sont toujours). Mais lorsqu'ils eurent limité l'immigration, ils furent bien obligés de s'inquiéter de l'apprentissage. La loi organisa donc un Comité fédéral ainsi constitué : cinq patrons, cinq ouvriers et deux membres de l'administration ; chez nous en des besoins semblables il y a onze membres de l'administration pour dix hommes de métier, car on se méfie de la compétence. Enfin certaines grandes industries ont fondé des comités nationaux pour leur branche qui travaillent en accord avec l'administration, mais dans des conditions qui font des discussions elles-mêmes un travail professionnel rapide et efficace. Les règlements qui sortent de ces réunions varient d'un métier à l'autre sans poursuivre l'uniformité ; le temps de l'apprentissage est de 4000 à 8000 heures suivant les métiers. Certains d'entre eux accordent une bonification de 12 à 18 mois d'apprentissage aux jeunes gens qui sortent du préapprentissage secondaire, d'autres non. Le temps que doit passer l'apprenti dans chaque section du métier est fixé et surveillé afin qu'il n'y ait pas exploitation de l'apprenti. L'apprenti doit suivre des cours complémentaires de l'apprentissage, le minimum d'heures annuelles à passer à l'école est de 144 heures dans la plupart des métiers. Comme cet apprentissage commence assez tard l'apprenti est payé progressivement jusqu'à obtenir le salaire d'un ouvrier spécialisé. Le nombre d'apprentis par entreprise est déterminé dans chaque métier. Il va d'un apprenti pour 4 ouvriers à un pour 37 chez les peintres. N'importe qui peut prendre des apprentis. L'entreprise doit faire une demande au Conseil d'apprentissage local, qui fait une enquête. Chaque apprenti passe par une période d'essai de trois à six mois ; un rapport est fait par le délégué syndical, le patron et le directeur de l'enseignement scolaire professionnel ; le comité local d'apprentissage peut résilier le contrat d'apprentissage. Le jeune homme restera simple ouvrier spécialisé. 80:138 Comme les apprentis ont au moins 16 ans et qu'il s'en trouve, parmi les adultes, qui changent de métier ou veulent se perfectionner, les salaires sont progressifs, changent tous les six mois et pour finir à peu près égaux à ceux des ouvriers spécialisés. L'apprenti passant, tous les six mois, une sorte d'examen, il n'y a pas lieu de donner de diplômes ; l'ouvrier qui a fait correctement ses 4 000 ou 8 000 heures d'apprentissage doit donner satisfaction à ses employeurs. Les employeurs, aux U.S.A., ont eu un certain temps le même état d'esprit que les nôtres ; ils ont cru que la machine, l'automation, leur permettrait de plus en plus de se passer d'ouvriers qualifiés, et d'utiliser l'ouvrier spécialisé, faisant à la perfection la rainure ou l'emboutissage, mais rien d'autre. N'a-t-on pas vu chez nous une annonce ainsi rédigée : AVIS D'OUVERTURE DE CONCOURS\ POUR L'ÉDIFICATION\ d'un ensemble de 300 H.L.M.\ par procédés épargnant\ la main-d'œuvre qualifiée du bâtiment. Voilà qui fait comprendre l'état d'esprit de nos ouvriers et pourquoi ils se laissent conduire par les purs révolutionnaires. Aux U.S.A. les industriels se sont aperçu que les transformations des métiers demandaient une autre distribution de la main-d'œuvre qualifiée ; il fallait, par exemple, moins de monde à l'établi et davantage à la planche à dessin ou à la surveillance de l'outillage électronique. Il fallait des ouvriers capables de suivre l'évolution des techniques et ils ont fait aussitôt le nécessaire. Une administration d'État met vingt ans avant de comprendre ; et ensuite, sans compétence sinon dans l'administration, elle veut imposer ses vues et décourage les hommes d'action. Or, partout à l'étranger, U.S.A., Angleterre, Allemagne, la formation des ouvriers qualifiés et l'apprentissage sont strictement et totalement confiés aux organisations patronales et ouvrières collaborant ensemble (avec l'appui intelligent, efficace et recherché de l'Administration). Sont touchés non seulement les jeunes gens proprement dits, mais les adultes. \*\*\* 81:138 LA FORMATION DES ADULTES. « *Nous sommes impuissants, écrit notre enquêteur, à expliquer l'immense succès de l'* « *Adult Éducation *» *américaine. Bornons-nous à le signaler, non sans dire aussi notre admiration très sincère... On parle de quarante millions de personnes adultes inscrites à l'une des différentes formes de cours existant, près du tiers de la population âgée de plus de vingt et un ans.* *Les écoles, les universités, quelles qu'elles soient, ne sont pas barrées par des concours ou des diplômes. Elles sont ouvertes largement à tous... Pendant ce temps là, nos ouvriers, sans espoir de jamais pouvoir crever le plafond, plus ou moins aigris, vivent au jour le jour, alors que les ouvriers américains, pleins de confiance et de dynamisme, se livrent à l'étude d'une façon, à peine croyable. Nous n'hésitons pas à le dire, la découverte de cette réalité américaine fut pour nous, ouvrier ayant pour s'instruire lutté seul toute sa vie, le plus grand choc que nous ayons eu au cours de notre voyage aux États-Unis. *» L'homme qui nous donne ce témoignage est un éducateur né, un administrateur, une des têtes parmi les Compagnons du Tour de France. Songez-y, lecteurs d' « Itinéraires », il ne s'agit pas de verbiage démocratique, mais suivant les paroles de CHESTERTON citées au début, de résoudre le problème du bien en conformité avec la réalité bien connue. Avant la Révolution, n'importe qui pouvait sans « droits », sans « inscriptions » suivre les cours des collèges d'alors ; il n'avait qu'à ouvrir la porte. Nous avons mentionné dans le numéro 126 d'*Itinéraires* l'échec des Universités Populaires vers 1900. Elles s'étaient ouvertes à la demande du monde ouvrier ; les jeunes professeurs de l'Université qui s'en occupèrent avec dévouement furent incapables de les mener à bien. L'Université, est conçue pour former d'autres professeurs, dans l'ignorance complète de ce qu'est la vie d'une nation. Suivons notre auteur : *L'effort de perfectionnement et d'avancement fait aux U.S.A. ne s'arrête pas au niveau des ouvriers... Toutes les grandes entreprises sont constamment tournées vers le reclassement de leur, personnel méritant. Tout un service fonctionne à cet effet, favorisant les ouvriers intelligents et leur payant tout ou partie de leurs études...* 82:138 *En 1920 déjà une fabrique de machines-outils de Milwaukee fut parmi les premières à contacter les élèves de deuxième année des* «* Juniors College *» (*il s'agit d'enseignement supérieur*)*. Les élèves après de courts stages à l'usine font l'objet d'une sélection. Ils ont alors un accord de la Compagnie qui peut les employer une demi-journée pendant laquelle ils travaillent à l'usine et elle paie en outre leur instruction au collège d'ingénieurs. Les élèves font alors trois années de collège à mi-temps au lieu de deux à temps complet... Le contrat d'emploi définitif n'est signé qu'à l'obtention du titre d'ingénieur*. CET USAGE S'EST RÉPANDU AU POINT D'ÊTRE PRESQUE GÉNÉRAL. *Et comme les jeunes gens vont à l'école jusqu'à 17 ou 18 ans* (*80 % de la population scolaire*) *et qu'ils reçoivent tous une formation de préapprentissage, on peut donc dire que pratiquement, les fils* *d'ouvriers normalement intelligents ont la possibilité de faire des études d'ingénieurs.* *Et le plus surprenant fut pour nous de constater la collaboration, active des Universités américaines avec les syndicats en vue de l'étude des programmes d'éducation ouvrière... Le Roosevelt College de Chicago est une institution académique officielle ; dans sa direction on trouve six membres élus par la faculté et deux membres des syndicats. Ce Collège possède une* « *Direction d'Éducation Ouvrière *» *avec plus de 1200 élèves. Le programme propose des sujets d'études commit ceux-ci : négociation de conventions collectives, conduite des réunions, étude des temps et mouvements, qui permet aux ouvriers syndiqués de discuter en égaux avec la direction des entreprises sur ce sujet si important.* COURS DU SOIR. -- « *Pour mémoire nous rappellerons que l'enseignement secondaire est pratiquement fréquenté par 80 % de la jeunesse américaine et qu'il comporte un préapprentissage très diversifié. En outre ceux qui ont dû le quitter prématurément et les personnes plus âgées peuvent s'inscrire à des cours des plus divers. Il suffit qu'une douzaine de personnes manifestent le désir de suivre un cours du programme -- ou tous autres sujets jugés intéressants -- à des heures à leur convenance pour que les cours soient ouverts et maintenus jusqu'au jour* « *où trois fois de suite il y aura eu moins* *de la moitié de l'effectif présent. *» *Les Universités* (*collèges juniors*) *se prêtent aux mêmes facilités pour permettre d'atteindre aux plus hautes qualifications.* 83:138 *Lee cours du soir sont les plus fréquentés, ils ont lieu de 17 h. 30 à 22 heures, ils réunissent aussi bien de jeunes garçons que des hommes mûrs et plus que mûrs, sans respect humain ; tout est fait pour former le sens de la responsabilité et développer celui de la communauté.* *Notons également les* « *Summer Schools *» *écoles d'été qui ont un succès des plus flatteurs. Il s'agit de stages allant de quelques jours à cinq ou six semaines. La formule d'une ou deux semaines est particulièrement répandue. La clientèle se recrute parmi les adultes qui le plus souvent consacrent leur congé annuel à des études... Alors qu'en France, pratiquement tout enseignement s'arrête pendant trois mois d'été, aux États-Unis, où il fait pourtant plus chaud, par contre on le voit maintenir une activité presque aussi grande, quoique de nature différente, que pendant la saison d'hiver. *» Notons une remarque pédagogique très importante. Dans toutes les écoles, depuis le primaire, il y a, en Amérique, des cours d'ENTRAÎNEMENT A LA LECTURE. Chez nous, même les élèves qui ont leur Certificat ne savent pas lire couramment, personne ne s'en avise, et ces jeunes gens n'ont aucun moyen de s'instruire par eux-mêmes en lisant, simplement parce que c'est pour eux un exercice pénible. Nous l'avons constaté nous-mêmes chez des jeunes gens pas sots, élèves jusqu'à seize ans d'un collège ; nos paysans n'aiment pas lire, même pour se renseigner sur ce qui touche à leur profession : or il en est de même dans le monde ouvrier, chez des hommes d'une grande intelligence non seulement dans leur métier mais dans la connaissance des problèmes humains et sociaux, pleins de dévouement pour se prêter à les résoudre. L'un d'eux écrit : « *Toutefois, nous devions bien l'avouer, nous étions très perplexes En raison de certains faits indéniables. Par exemple : il vaut mieux demander à un compagnon de travailler manuellement toute une nuit, plutôt que d'écrire un petit article pour notre journal. *» Or, c'est un exercice habituel dans les écoles américaines de donner un devoir qui ne répond à aucun cours professoral antécédent. On demande aux élèves, à qui on donne une bibliographie, de se renseigner en cherchant dans les livres qui traitent de la question. Ils sont notés sur une série de questions qu'on leur pose sur le sujet étudié ; ils n'ont qu'à mettre oui ou non ; la correction et le classement sont très faciles et c'est le nombre de points, à la fin de l'année, qui fait tout leur diplôme. Il y a beaucoup à apprendre, chez nous, pour obtenir une pédagogie efficace. 84:138 #### CONCLUSIONS Cet exposé de l'enseignement en Amérique montre au lecteur que l'avalanche de projets de notre Éducation Nationale vient du désir d'imiter les U.S.A. L'erreur est de vouloir conserver notre organisation administrative. Nos fonctionnaires ne s'aperçoivent pas qu'il convient d'inverser la méthode. Nous l'exposions déjà il y a vingt-cinq ans dans notre livre *Culture, École, Métier.* Il faut donner un enseignement général de la meilleure qualité possible au sein de l'enseignement technique et non vouloir donner un enseignement technique dans les écoles de type classique ; et cet enseignement doit être dirigé par les gens intéressés, ceux qui utilisent les jeunes gens, par les familles et par les gens de métier. Le rôle de l'État est d'imposer des garanties en vue du bien commun, en particulier pour la protection de la jeunesse contre les gens avides de l'exploiter. *En somme, il faut se décharger de l'administration et apprendre à gouverner.* Nous sommes loin de nier le savoir et la qualité de beaucoup de nos professeurs. Quand l'Université ne s'adressait (il n'y a pas si longtemps) qu'à une élite assez restreinte, elle pouvait n'envisager que la recherche scientifique fondamentale, l'érudition littéraire, historique, philosophique. Malheureusement, l'Université a voulu former cette élite *à vide* et bien souvent contre le réel, dans des buts idéologiques pour lesquels elle usait de son quasi-monopole. La méfiance en est résultée ; et aussi, en son sein, une sorte de sélection à rebours des professeurs et leur incapacité à rejoindre le réel. Enfin il est contraire à l'intérêt de la nation et des personnes particulières de ne pas vouloir faire une *sélection.* Quel intérêt pour lui-même et pour le pays de faire un raté en rendant savant un imbécile ? Mon grand-père à qui on faisait l'éloge d'un enfant du village qui avait eu le brevet et puis ceci et puis cela, une fois le dos tourné, me dit : « Oui, il est tant savant comme il est bête. » (*tam... quam*, latinisme héréditaire du patois bourguignon). 85:138 Des institutions comme les Maisons familiales d'enseignement agricole et le Compagnonnage sont nées d'une adaptation naturelle aux conditions réelles de la formation de la jeunesse dans la profession. Les exemples que nous venons de donner sur la forme de l'enseignement en Amérique montrent qu'il y a, aux U.S.A., des centaines d'institutions aussi originales que celles de nos paysans et de nos ouvriers et que ceux-ci ont eux-mêmes établies. Mais leur supériorité sur les institutions similaires des U.S.A. est très nette, car leur grand souci est la formation morale de la jeunesse. Non seulement elles forment au métier dans les meilleures conditions possibles et avec économie, mais elles se servent du métier même pour la formation morale des adolescents et des adultes. Quoi de plus évident pour l'agriculteur que des lois naturelles universelles, mais avec des cas journaliers imprévisibles qui maintiennent la conscience en éveil ; et le résultat général est un cadeau plus que l'œuvre de l'homme. Il suffit d'un éducateur pour le faire remarquer à des jeunes gens assez étourdis de leur naturel parce que formés trop tard à des responsabilités au niveau de leur âge, et que la société contemporaine semble ne préparer moralement qu'aux loisirs. D'ailleurs le « *bien faire *» est dans tous les métiers une formation morale. Les métiers du bâtiment donnent une haute idée des responsabilités dans le travail, car la sécurité des personnes en dépend souvent. Unie simple petite soudure difficile mais mal faite dans une noue peut compromettre la durée d'un bâtiment. Et de tout ainsi. L'esprit du « Chef-d'œuvre » joint à une formation convenable est une gloire du Compagnonnage. C'est pourquoi l'abbé Granereau forme des « éducateurs » pour ses maisons agricoles, et les ouvriers dé­voués qui se donnent à l'enseignement dans le Compagnonnage le sont par vocation. L'abbé Granereau dit lui-même que « *les problèmes de l'adolescence dépassent et de beaucoup les pro­blèmes spécifiquement religieux *» et c'est ce qu'oublient beau­coup de prêtres ; car la formation du jugement se fait sur tout ce qui intéresse l'homme, sur l'emploi de ses facultés de con­naître, d'inventer, d'observer autant que sur la connaissance de ses fins dernières ; la formation d'un jugement sain en toutes les circonstances qu'offre l'existence est indispensable à la conduite de la vie. 86:138 Il est toujours souhaitable quand c'est possible, d'enseigner directement la loi naturelle et d'en proposer le couronnement apporté par Jésus ; mais il n'est pas douteux que l'exemple dans la famille et chez les éducateurs est, sans beaucoup, parler, le moyen le meilleur pour faire désirer les effets de la grâce. Honneur aux Universités libres, au collège Saint-Exupéry, à tous ceux qui très obscurément soutiennent par leurs sacrifices et souvent aujourd'hui dans l'angoisse morale, comme un château en péril de mer, la dignité spirituelle des enfants de Dieu. Honneur à nos institutions paysannes et ouvrières. Il y a tout ce qu'il faut en France de femmes et d'hommes clairvoyants -- si les Français veulent s'en donner la peine -- pour rénover notre enseignement, assez d'hommes libres, enfin, pour apprendre à nos gouvernants comment on gouverne des hommes libres. H. C. ANNEXE II #### Les perplexités de notre administration de l'enseignement A titre de complément, nous donnons ici des extraits d'un article d'Yves Grosrichard qui est une enquête sur l'enseignement technique parue dans *La Vie Française* du 19 septembre. Les perplexités de l'administration s'y étalent. « *Notons d'abord qu'il est impossible à l'heure actuelle de donner une définition valable de l'enseignement technique. *» Une définition administrative ; car tout le monde sait que toute pensée a besoin d'une technique pour s'exprimer... et s'enseigner. L'erreur est de croire que le lycée classique n'enseignait pas une technique, toujours nécessaire, enseignée par les techniciens du langage ; elle commence à l'école primaire ; c'est la dictée, l'analyse grammaticale et logique, la règle de trois. Qui peut s'en passer ? Il serait vain de vouloir définir la technique comme destinée à *l'homo faber.* Voudriez-vous le distinguer de *l'homo sapiens ?* Ils se confondent à tous les niveaux. 87:138 Les artistes, depuis la Révolution, ne sont plus contraints à un apprentissage pour être reçus maîtres ; leur ignorance des techniques de leurs métiers les a conduits à une impuissance bien visible, la fin des métiers d'art est de faire éclater par la beauté la vérité des trésors de l'âme. La plupart des philosophes d'aujourd'hui veulent tout tirer de leur esprit et ne connaissent pas mieux que les artistes l'analyse et les conditions des opérations mentales. Mais les méthodes propres à chacun des cantons de la pensée ne sauraient s'enseigner par les méthodes et dans un milieu scolaires. Le milieu du métier est indispensable. Comment s'y prit l'Administration ? « *C'est alors qu'intervint le décret du 6 janvier 1959, qui prévoyait la réorganisation de l'enseignement professionnel. Dès lors deux solutions s'offrirent.* *Une solution en quelque sorte psychologique : rendre l'enseignement technique enviable, désirable, lui donner ses lettres de noblesse. Pour Paris, il avait même été créé un concours commun et l'affaire se dessinait bien puisqu'on comptait quatre candidats pour une place : ce qui était fâcheux quant au nombre d'élus mais encourageant quant à la cote de l'épreuve. La province suivait. *» On retombait dans l'erreur des concours et des diplômes, erreur jamais abandonnée, qui consiste à juger les capacités d'un jeune homme sur un examen unique sans tenir compte de son travail des années antérieures. L'article continue : *L'Orientation a manqué son but.* « *Cependant c'est l'autre solution qui prévalut : donner à l'enseignent technique une structure administrative telle que ne se dirigeraient plus forcément vers lui les enfants issus d'une seule classe sociale* (*en gros : les familles ouvrières*)*, mais tous ceux qui s'y trouveraient destinés par leurs aptitudes : goût du travail pratique, esprit tourné vers le concret plutôt que vers l'abstrait, etc. Bref ce fut le grand thème de l'orientation qui l'emporta.* « *Et aujourd'hui, parler de l'enseignement technique,* *--... C'est aborder, me dit un inspecteur général, un sujet presque douloureux. Car l'orientation a manqué son but : elle consiste presque toujours à conseiller aux bons sujets de* « *faire l'enseignement secondaire traditionnel *» *et aux autres* « *d'aller plutôt vers le technique *»*. Que se passe-t-il alors ?* 88:138 « *Quand vraiment des enfants montrent peu de goût pour pousser les études théoriques et que leurs parents n'ont pas de* « *préjugés bourgeois *»*, ils les confient aux collèges d'ensei­gnement technique avec, au bout, un certificat d'aptitude pro­fessionnel, qui souvent est fort enviable : c'est pourquoi on se bouscule aux portes des C.E.T. *» *L'erreur dans la conception que se font les administrateurs de la vertu des métiers est telle que voici leurs propos :* « *-- Certes, me dira à son tour un chef des services de l'Enseignement technique au ministère de l'Éducation, nationale, il serait illogique que l'enseignement technique réclame les meilleurs élèves, mais il ne peut se contenter des plus mauvais ! Or, actuellement, tous les facteurs se liguent pour fausser l'orientation. *» Pourquoi illogique ? Ni Descartes, ni Pascal, mais aussi, ni La Bruyère, ni Molière ou Racine n'étaient bacheliers ; Vauban le grand technicien de la fortification (apprise sur le tas), dans sa Dîme Royale était capable de proposer à Louis XIV de faire la Révolution à temps et quasi cent ans d'avance. Si nos fonctionnaires savaient quel ensemble de qualités sont néces­saires aux chefs d'entreprises ou aux grands techniciens, ils ne parleraient pas ainsi. Mais l'infériorité des écoles ne vient-elle pas de ce que, tout en bourrant les jeunes gens de connaissances diverses, elles sont incapables de former leur jugement ; celui-ci ne peut s'exercer qu'au sein de la réalité sociale. Il y a des Collèges d'enseignement technique qui sont encombrés et des Lycées techniques aboutissant à un baccalauréat technique qui ont des places libres. Pourquoi ? Les catégories administratives en sont cause. Il y a bien des Instituts universitaires de technologie qui forment l'enseignement supérieur de la technique ; mais « ceux du technique n'y sont encore admis qu'au compte-goutte, si bien « que ces instituts représentent, pour les enfants venus de l'enseignement traditionnel une position de repli ». On voit combien la création du « Technique » a été mal engagée ; on « *accuse la lourdeur des programmes et des ho­raires de l'enseignement technique, les débouchés dans le supérieur limités *». « *En revanche, pour ceux qui pourraient aller plus loin, c'est-à-dire suivre les classes du lycée technique, la perspec­tive est celle de l'*INSÉCURITÉ *: un baccalauréat technique sans débouché assuré et la crainte de ne pas pouvoir ensuite être admis dans les instituts universitaires de technologie si la priorité est donnée aux bacheliers de l'enseignement tradi­tionnel.* 89:138 « *Ainsi nombre de lycées techniques n'ont-ils pas autant d'élèves qu'ils offrent de places ; et, d'autre part, leurs élèves sont ou paraissent être, ce qui revient au même, les laissés pour compte de l'enseignement secondaire traditionnel.* « *Conséquence : les professionnels, c'est-à-dire l'industrie, le commerce, qui devraient, comme ils le faisaient autrefois dans les écoles nationales professionnelles, chercher dans les lycées techniques leurs collaborateurs les plus qualifiés, crai­gnent à leur tour que ces établissements ne leur fournissent pas de valeurs sûres. *» Mais cet enseignement est-il bon ? Cela dépend des profes­seurs. Dans la hâte mise à créer de toutes pièces cet enseigne­ment ou a recruté hâtivement aussi et tout s'en ressent. « *-- Bien entendu, nous dit un agrégé qui n'a pas cru dé­choir en choisissant de faire carrière dans l'enseignement tech­nique, il faudrait aussi que soit considérablement amélioré le recrutement du corps professoral. Les difficultés du recrutement normal conduisent en effet au recrutement de maîtres auxiliaires et de contractuels dont le niveau est loin d'être satisfaisant, et pourtant l'Éducation nationale se voit contrainte de les titula­riser au bout d'un certain nombre d'années d'exercice.* Cette inquiétude, je la retrouverai au Syndicat National des Enseignements du Second Degré (SNES) : *-- Les collèges d'enseignement technique connaissent certainement un gros succès d'affluence, me dira M. Petite, secré­taire pour la Pédagogie, mais ils donnent un enseignement trop spécialisé, de sorte que l'adolescent qui en sort, s'il est capable d'entrer dans un métier n'aura aucune possibilité de reconversion au cas où ce métier flancherait.* « *Nous insistons par conséquent pour que la formation gé­nérale de base soit plus solide, plus étoffée, ce qui aurait un double avantage : mieux armer celui qui sort de l'enseignement court avec un certificat dite professionnelle* (*CAP*) *pour se reconvertir ensuite en cas de besoin, favoriser le passage de l'enseignement court vers l'enseignement long. *» Ces professeurs manquent de culture générale et sont inca­pables de la donner ni de concevoir comment tirer du métier même une culture supérieure de l'esprit. « *-- Le résultat, dans chaque profession, reprend M. Petite, C'est un décalage effarant entre* le *personnel de cadres moyens, issus du technique et fabriqués selon les exigences du moment, et les cadres supérieurs issus de l'enseignement traditionnel.* 90:138 « *Quelle solution ? Elle n'est pas, ou le voit bien, dans un certain nombre d'aménagements structurels, si louables soient-ils. Un nouveau type de culture dite technique est à réinventer complètement et, à cet égard, les dirigeants des professions ont une responsabilité essentielle à assumer. Ils devraient renoncer à vouloir que l'enseignement technique leur fournisse des* « *produits finis *»*.* Les parents d'élèves, premiers intéressés à l'avenir de leurs enfants se rendent mieux compte du problème que l'adminis­tration. Ils font appel aux professions : « *-- Nous voudrions, me dit le président, qu'une collabo­ration effective s'établisse entre l'enseignement technique et les industriels et commerçants ; et cela à tous les échelons. Qu'ils prennent une part active à l'élaboration des programmes, des modalités d'examen ; qu'ils nous aident à leur livrer une jeunesse utilisable.* Le même son de cloche m'est donné par M. Walter, qui dirige la dynamique *Défense de la Jeunesse scolaire :* *-- Les enfants qui préparent un brevet d'enseignement pro­fessionnel sont saturés, écrasés. On leur demande d'accomplir en deux ans une besogne accablante, au rythme de 40 heures par semaine. Dès la fin du premier trimestre, ils n'en peuvent plus. Or le drame, c'est qu'il est très difficile de réduire le nombre d'heures qui leur sont nécessaires pour se former à telle ou telle technique. La seule solution serait dans une période complémentaire, par coopération école-profession. *» « *Mais en France il existe entre l'une et l'autre une méfiance, une suspicion mutuelles. Elles se regardent en chiens de faïence. Parfois les directeurs de certains établissements ont réussi à créer cette coopération précieuse et fructueuse. Mais au prix de quels efforts ! Je n'hésite pas à déclarer que ces directeurs sont des hommes de génie. *» Comment voudrait-on que des hommes habitués à diriger des affaires qui marchent soient disposés à entrer dans des « *structures administratives *» si complètement en dehors de la vie même ! -- Ils feraient beaucoup de sacrifices pour orga­niser l'enseignement d'une manière pratique. Ils ne demandent qu'à former des collaborateurs expérimentés, *mais il faudrait leur en laisser les moyens.* Il y a parmi eux des hommes épris du bien commun, mais il ne faut pas leur demander de se soumettre à une administration qui veut leur imposer des nor­mes dont ils ont éprouvé de bien des manières la nocivité. 92:138 Notre administration est loin d'admettre des élèves à mi-temps, des stages périodiques, comme cela se fait aux U.S.A. dès le secondaire ; elle excelle à créer des examens qui sont un moyen illusoire de juger les jeunes gens comme les hommes, à inter­dire tel couloir qui gêne les convenances administratives ; elle voudra fournir les professeurs, formés à sa guise. Les industriels, qui ne sont pas épargnés par l'impôt, verront leur argent dila­pidé par une administration irresponsable, incapable d'écono­mie et d'action efficace. 92:138 ### Rencontres à Rome avec les prêtres "contestataires" par Roland Gaucher DIX-SEPT HEURES. Depuis dix minutes des groupes de jeunes gens en bras de chemise, accompagnés parfois de quelques femmes, s'infiltrent sur la vaste place Saint-Pierre. Ils forment de petits noyaux chuchotants. Tout autour, caméras et appareils de photos en bandoulière, les reporters sont aux aguets. Fesquet est là. Et Laurentin ; et Vimeux de *Témoignage Chrétien,* et Neuvecelle de *France-Soir.* Et des confrères étrangers. Silencieux, nous aussi, avec le sentiment irritant que nos amis ont été dupés. Pierre Debray, le jeune Guy Baret, rédacteur en chef de *Notre Jeunesse* et moi-même, regar­dons se dérouler sous nos yeux ce qui, sans aucun doute, constitue les prodromes d'une « manif ». Nous n'avons pas besoin de parler. Tous trois nous pensons la même chose. « Ils nous ont menti. » La veille, le bruit s'était répandu dans Rome que les prêtres contestataires -- qui entendent qu'on les appelle maintenant « solidaires » -- allaient organiser le lendemain dimanche 12 octobre une manifestation place Saint-Pierre, juste sous les fenêtres du Pape. 93:138 Du coup, les organisations de catholiques dites tradi­tionalistes de divers pays européens, en particulier les Espagnols du groupe *Hermandad*, les Italiens de *Défense de la Civilisation Chrétienne,* quelques Allemands, des Portugais, etc. et quelques Français, qui, sur l'initiative de Pierre Debray viennent de former un *Comité de Défense pour l'unité de l'Église* prennent contact hâtivement et décident de s'opposer à la « manif ». Nous sommes beaucoup moins bien organisés que les prêtres contestataires. Nous sommes tragiquement dépour­vus de moyens matériels. En outre, entre groupes nationaux, il faudrait apprendre à nous connaître, à nous comprendre, à approfondir des expériences qui sont liées à des situa­tions historiques différentes. Nous n'avons absolument pas le temps de faire tout cela. Un tract est tiré par les Italiens -- d'un style, il faut le dire, fort vif -- et distribué sur la place Saint-Pierre vers 12 h. 30, après la bénédiction pontificale. Quelques prêtres contestataires sont là. Ils ont bientôt connaissance du tract « Cattolici » et en marquent une vive émotion. Ils viennent trouver nos amis italiens. Je participe à la discussion qui est vive, âpre, mais reste courtoise. C'est au cours de cette discussion que notre principal interlocuteur, le prêtre hollandais Joseph Keet, grand gaillard athlétique au large visage, parlant parfaitement bien notre langue, nie énergiquement que ses amis et lui aient jamais eu l'intention de manifester dans la rue : -- C'est un mensonge, affirme-t-il. Je lui demande si les prêtres de l'Assemblée euro­péenne, rassemblés à la Faculté de Théologie vaudoise, seraient éventuellement disposés à une discussion avec nous. Il répond affirmativement et s'en va. Nous sommes, à ce moment, passablement déconcertés. Ce prêtre semble sincère. Je ne cache pas que j'ai été à ce moment ébranlé, tout en conservant au fond de moi une méfiance de principe. Il aurait fallu alors se réunir et analyser la situation. En fait, nos amis étrangers se bornent à renoncer à inter­venir. Et lorsque, peu après dix-sept heures, sur cette place, les petits groupes d'agitateurs soudain se coagulent autour d'un meneur et que d'un seul coup la « manif » démarre, il n'y a guère à ce moment-là que trois Français pour s'y opposer. Trois Français qui ont le sentiment intense qu'on leur a menti, *qu'un prêtre leur a menti.* 94:138 Au sein du groupe contestataire, quelqu'un lit en italien un texte, que nous percevons mal en raison du brouhaha, mais dont on nous assurera plus tard qu'il s'agit de l'Évangile. Oui, mais cette lecture pieuse, c'est le barrage derrière lequel se développent les *vraies* opérations. Car dix mètres plus loin un orateur harangue la foule. Dans ses propos revient le nom d'Helder Camara lequel ne figure ni dans Luc ni dans Matthieu. Et je n'ai pas le souvenir que Saint Paul ait jamais écrit d'épître aux Brésiliens. Et puis, jouxtant la lecture évangélique et le baratin de meeting, voici qu'apparaît un grand gaillard en costume gris, aux traits vigoureux, cigarette traînant au coin du bec, le verbe aisé et gouailleur. Journalistes, cameramen, photographes collent à lui comme la limaille de fer à l'aimant. Le petit Fesquet, ballotté dans des remous dignes d'une mêlée de rugby, tend dans sa direction une main éperdue d'affection. -- Comment vas-tu, Jean-Marie ? C'est Jean-Marie Trillard, ex-vicaire de St-Jean Baptiste de Belleville, principal meneur avec Robert Davezies, qui est là, lui aussi, du groupe français *Échanges et dialogue,* debater dans le style *Agit-Prop,* doué d'un incontestable abattage. Désinvolte, narquois, il répond avec aisance aux ques­tions qui le mitraillent. Et, à l'entendre, ni Davezies, ni lui n'ont le plus petit atome de responsabilité dans la manifestation qui se déroule en ce moment. Voyez-vous, cette « manif », elle a été organisée par un groupe laïc, le *Mouvement International pour la Réconciliation,* (M.I.R.) ([^10]). L'Assemblée européenne des prêtres n'y est absolument pour rien. La preuve : Davezies et lui étaient le matin même à 300 km d'ici, dans la paroisse de l'*Isolotto* ([^11])*,* pour y célébrer la messe, sur la place publique. Messe « très émouvante » -- poursuit Trillard, -- à la fin de laquelle une mère qui faisait baptiser son enfant a eu un geste « admirable » : elle a demandé à la foule, qui a accepté aussitôt, d'être parrain et marraine de cet enfant ([^12]). 95:138 Et c'est le matin même, en lisant les journaux (oui !) que Davezies et Trillard ont appris la manifestation du M.I.R. dont ils ignoraient tout. Ils sont revenus s'y associer à titre individuel. Aujourd'hui encore, je réaffirme ici que je ne crois pas un mot de cette version montée de toute pièce. Car la veille précisément, au cours de leur Assemblée, un des porte-parole de l'Assemblée européenne des prêtres (était-ce Tril­lard ?) avait affirmé que leur groupe n'organiserait pas de manifestation, mais que si des *laïcs,* spontanément en montaient une, ils pourraient s'y joindre à titre individuel. Ceux qui ont l'expérience de ce genre de manifestations savent ce qu'il faut entendre par *spontanéité*. Nous connaissions la chanson, Debray et moi-même et même Baret, 23 ans, déjà formé à l'école des journées de Mai. Je ne cache pas que ces propos impudents, ces pieuses lectures exhibitionnistes, assorties de démonstra­tions de meeting, qui se déroulaient au cœur de la cité de Pierre, tranquillement, impunément, sans une ombre d'opposition, avaient porté notre colère à son comble. Elle englobait à ce moment le père hollandais Keet qui, pen­sions-nous, nous avait, quelques heures plus tôt, indigne­ment trompés ([^13]). C'est alors que tous trois, bousculant leur service d'ordre, bousculés nous-mêmes, nous avons pénétré au cœur de leur *manif.* Nous avons crié très fort, très haut (Debray a une voix particulièrement claironnante) notre indignation. Nous avons dénoncé avec violence cette mascarade, cette exhi­bition indécente sous les fenêtres du Pape. Nous avons accusé les contestataires de se poser en adversaires de l'injustice dans certains pays, mais de faire toujours, systématiquement, le silence sur les pays où l'injustice atteint ses plus hauts sommets : la Chine et l'U.R.S.S. 96:138 Quelques instants plus tard, Daix, Lemaire, l'Abbé Richard, attirés par le tumulte, sont venus se joindre à nous. Chacun d'eux est devenu le centre d'un petit noyau de discussion. D'autres controverses se sont engagées. On a pu assister, sur cette place Saint-Pierre où la nuit était descendue, à une véritable joute sur la question du célibat entre Davezies et un jésuite intrépide, le Père Aucagne. On parlait italien, allemand, français, espagnol... Contes­tataires et anti-contestataires se sont affrontés ainsi, pas­sionnément, mais sans violences physiques, pendant des heures. Nous avions donné l'impulsion à une vaste volonté de riposte, éparse face à la contestation organisée. Nous avons cassé leur « manif » à coups de gueule. Nous l'avons mise en pièces. Nous avons opposé à leur prise de parole une contre-prise de parole. Et comme cette bataille se déroulait sur un théâtre où étaient concentrés le maximum de caméras, de flashes, de micros et de stylos, comme cela se passait directement sous les yeux des représentants des « *Mass Média *», *il leur était impossible de ne pas enregistrer l'événement et de ne pas en rendre compte.* Parfois, ils en rendaient compte à leur façon. Un con­frère doucereux, opérant dans une feuille vespérale française, nous décrivit comme un « commando d'extrême-droite déçu d'être privé de bagarre ». Le commando se composait de trois personnes absolu­ment sans armes ! Cela n'empêcha pas une émission en langue française de Radio-Vatican, s'alignant sur ces per­fidies, de nous traiter « d'ultra-conservateurs », et d'oppo­ser notre agitation trublionne au pieux recueillement des contestataires. Car on en est là à Radio-Vatican, sans qu'il soit possible de savoir qui est responsable de ces propos insanes ! Mais ces réactions rageuses prouvaient justement que nous avions touché juste. *Il était devenu impossible de passer sous silence les protestations des catholiques* « *tra­ditionalistes *»*.* On le vit bien, dès le lendemain, lorsque Pierre Debray donna une conférence de presse au cours de laquelle il proposa aux prêtres contestataires de les rencontrer, non pour entamer un dialogue -- les positions étaient trop éloignées, -- mais pour confronter ces positions afin de savoir de façon plus claire ce qui nous séparait. 97:138 La conférence fut suivie avec une grande attention par des journalistes de divers pays. Et au cours de celle-ci un re­présentant des contestataires, le prêtre Wallon Bastonnier, accepta le principe d'une rencontre. Ici, les catholiques « traditionalistes » furent partagés. Le groupe espagnol *Hermandad* irréductiblement hostile à tout contact avec les contestataires et les Italiens de *Défense de la Civilisation Chrétienne,* rejetèrent toute pos­sibilité de rencontre. Les Français du *Comité de Défense pour l'Unité de l'Église* insistèrent au contraire sur l'utilité d'engager des débats et soulignèrent qu'ils ne redoutaient à aucun titre cette confrontation. J'estime qu'il n'y a pas lieu ici d'entamer une contro­verse à ce sujet, les différences d'attitude entre nous et les autres provenant de situations historiques différentes. L'ex­périence de Rome montre seulement *qu'entre groupes nationaux une action commune ne peut être improvisée, mais exige une longue et délicate préparation.* Pour ma part, j'étais un partisan résolu de la contradic­tion aux contestataires. J'avais été, en effet, frappé par leur attitude à Coire (Suisse) lors du symposium des évê­ques en juillet dernier. Le dernier jour de leurs travaux, quelques Suisses et Allemands voulurent engager un débat avec eux. Le prêtre belge Robert Detry, ancien missionnaire au Congo, petit bonhomme rondouillard qui menait l'As­semblée à la baguette, s'empressa aussitôt, aidé de Trillard, d'étouffer les contradicteurs avec une technique qui rappe­lait assez celle des communistes dans leurs réunions. Les conditions de la rencontre furent mises au point le mardi 14 octobre, dans un petit café entre le prêtre belge Bastonnier et nous. Bastonnier tint à écarter la presse de notre futur débat. Nous acceptâmes. Je deman­dais simplement que la discussion fut enregistrée sur magnétophone. Le Père Bastonnier donna son accord. Les autres points furent fixés rapidement. En deux heures, le lendemain mercredi, chaque groupe, comprenant cinq représentants, poserait à l'autre six ques­tions, avec dix minutes de réponse pour chacune d'elles. La rencontre fut fixée, de 17 heures à 19 heures, à la Pensione Sinatti qui, près de la Place du Panthéon, accueille de nombreux séminaristes. 98:138 Dès le lendemain matin c'était le recul. Le Père Bastonnier faisait savoir à Guy Baret que les contestataires, *revenant sur leur acceptation* de la veille, rejetaient à présent l'idée de tout enregistrement magnétique. Ils ne voulaient plus que d'une discussion à bâtons rompus, que d'un dialogue « informel », qui pourrait être suivi d'autres rencontres. Ils étaient brusquement saisis devant le micro d'une timidité que je n'avais jamais remarquée chez eux, en particulier chez Trillard et Detry qui avaient toujours la langue bien pendue. Fallait-il renoncer à cette rencontre ou tenter un dernier effort ? Nous en avons discuté âprement, à la terrasse d'un petit café place du Panthéon. Et nous nous sommes résignés finalement à cette entrevue, pensant que nous ne devions laisser échapper aucune chance. La délégation des contestataires, à l'heure prévue, se trouva donc à la Pensione Sinatti. Elle comprenait trois prêtres belges, dont le Père Bastonnier, un seul français, Davezies, et le jésuite hollandais Kildonk. De notre côté, un jésuite, le Père Aucagne, avait accepté de se joindre au comité, dont il ne faisait pas partie. Les autres participants étaient Daix, Debray, Guy Baret et moi-même. Je ne puis ici décrire en détail deux heures d'entretien. Nous reposâmes d'abord la question essentielle du contrôle objectif des débats. L'enregistrement magnétique, tout comme d'ailleurs la notation sténographique, furent repoussés par nos interlocuteurs. Après un vif accrochage avec Davezies, j'insistai pour ma part sur la nécessité d'un moyen, quel qu'il fut, de donner un compte rendu objectif de cette discussion, pour ne pas la voir livrée aux interprétations des uns et des autres. Toutes nos propositions furent repoussées. Trois quarts d'heure au moins s'étaient déjà écoulés dans une discussion vaine. Nous aurions pu en rester là. Il était amer de se dire qu'on s'était réuni pour rien. Alors, dans le temps qui nous restait imparti, nous décidâmes d'aborder quelques-unes des six questions que chaque délégation avait mises au point. Ce fut une discussion confuse, décousue, parfois très vive, parfois émouvante. Elle ne pouvait mener à rien, sinon à nous permettre de nous connaître un peu mieux. 99:138 Il fut clair, par exemple, que sur notre question : « Qu'entendez-vous par Église locale ? » nos interlocuteurs n'étaient pas en mesure de donner une définition précise. Comme, à Coire, l'Assemblée des prêtres européens avait voté une motion de solidarité avec les prêtres basques arrêtés, je demandai pourquoi les contestataires n'exprimaient jamais leur solidarité avec les persécutés au delà du rideau de fer. La réponse de Davezies me parut plutôt embarrassée. Il expliqua que des prêtres basques étaient venus trouver les prêtres d'*Échanges et Dialogue* et leur demander leur intervention. Assurément, les chrétiens persécutés en URSS ont moins de facilité de déplacement. Peu après dix-neuf heures, nous nous séparâmes, après nous être serré la main. Il y a quelques mois, j'aurais accusé les prêtres contestataires de duplicité devant leurs dérobades successives. J'en suis moins sûr après cette entrevue. Je crois que notre proposition d'engager les débats les gêna considérablement, parce qu'elle intervint au moment où leurs contradictions internes étaient extrêmement vives. Divisés sur nombre de points, ils craignaient sans doute de se lier par des prises de position catégoriques ou d'être contraints de faire étalage de leurs désaccords. Car il n'y a pas de doute que la réunion de Rome, davantage que celle de Coire, a mis en lumière des conceptions différentes selon les groupes nationaux. Les Français d' « *Échanges et Dialogue *» et les Italiens sont incontestablement les plus politisés. Le sont également, sans doute à un degré moindre, les prêtres basques et catalans. Le groupe italien, par exemple, sans doute inspiré par Don Mazzi et par Girardi, publia un texte incroyable qui réclamait à la fois une lutte intransigeante contre les gouvernements qui opprimaient leurs peuples -- et il fallait entendre formellement des gouvernements comme ceux d'Espagne, du Portugal, du Brésil, etc. -- et qui en même temps exigeait la cessation des attaques anticommunistes ! Le groupe français *Échanges et Dialogue* publia un long document qui aurait eu parfaitement sa place dans l'Humanité... des années trente. On y dénonçait les richesses de l'Église, puissance capitaliste. 100:138 A ce texte, les Allemands répliquèrent en accusant les Français de vouloir détruire toutes les structures de l'Église, alors qu'on ne pouvait s'en passer. Saint Paul lui-même ne réclamait-il pas des collectes ? Les prêtres allemands et hollandais, payés par l'État, ne pouvaient d'ailleurs pas avoir sur cette question la même optique que les Français. Dans l'ensemble ils apparurent plus soucieux de réformes intérieures dans le domaine des institutions de l'Église et de la liturgie que de politisation. Il semble également que les Belges n'aient pas approuvé les manifestations spectaculaires des Français. Je ne suis pas sûr, toutefois, que cette réserve englobe Robert Detry, dont le comportement tant à Coire qu'à Rome m'a toujours paru fortement marqué par le style communiste. Je crois avoir assez indiqué qu'il en est de même à mes yeux en ce qui concerne Davezies et Trillard. S'agit-il, dans leur cas, de communistes objectifs ou subjectifs ? Se sont-ils, au cours de leur carrière, laissés imprégner par le marxisme, ou étaient-ils dès le début des agents « hors-cadres » ? Voilà une question importante que je ne puis trancher. Dans la mesure où j'ai lu les ouvrages de ce prêtre (Le Front, les Abeilles), où j'ai étudié sa biographie -- prêtre de la Mission de France, il fut détaché au C.N.R.S. et accorda un appui important au F.L.N. -- je ne puis nier qu'il ait pris des risques et souffert sans doute durement en prison. Dans les brefs contacts que j'ai pu avoir avec, lui, il m'est apparu comme un homme sincère. Mais de quelle sincérité s'agit-il ? Celle du prêtre ? ou celle du militant communiste ? A mes yeux, son langage, son comportement, sa « bio » ne laissent guère de place à la première hypothèse. J'en dirai autant de Trillard. De ce point de vue, la rencontre de Rome, dans la mesure où elle nous aura permis de prendre une mesure plus juste -- encore très incomplète il est vrai -- des contestataires n'aura pas été inutile. Roland Gaucher. 101:138 ### Un Maltais par Jacques Dinfreville LOUIS LE ROUX DE SAINT-AUBIN D'INFREVILLE, M. de Saint-Aubin, était le second fils de Louis d'Infreville, cet intendant de marine qui joua un rôle de premier plan dans la logistique de nos armées navales au milieu du XVII^e^ siècle ([^14]). Comme ceux de son père, ses états de service sont d'une grande richesse. S'il n'exerça pas le commandement suprême de nos escadres, à l'instar de du Quesne et de Tourville, ses chefs et compagnons d'armes, il prit part à toutes les opérations maritimes du règne de Louis XIV. A défaut de prix d'excellence, ce chef d'escadre mérite celui d'assiduité. Il servit le Roi pendant quarante-cinq ans, de 1663 à 1708. Les navires à bord desquels il combattit, vieilles coques ou vaisseaux de premier rang, constituent une véritable flotte. Il fut à Solebay comme à Augusta, à Bévéziers ainsi qu'à la Hougue, à Lagos de même qu'à Velez-Malaga. Il s'illustra très jeune à Cherchell, bourlingua aux Antilles, naufragea à travers les récifs d'Aves, défendit Brest. Ses canons tonnèrent sur les murailles d'Alger et sur les palais génois. Barbaresques, Espagnols, Anglais, Hollandais furent tour à tour ses adversaires. Il servit de cible aux meilleurs marins de l'époque : Ruyter, Rooke, duc de Barfleur, Clodisley Showell. Tout cela ne l'empêcha pas de devenir chevalier de Malte, à la suite d'une vocation tardive. Un respectable palmarès ! 102:138 Ce bon acteur d'une troupe magnifique, à défaut de *Mémoires,* nous a laissé quelques écrits fragmentaires. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre de style mais des témoignages, des documents d'une certaine valeur. Grâce à M. de Saint-Aubin, nous voyons se détacher sur l'écran de ses voiles, les silhouettes de maints personnages du Grand Siècle et nous pouvons ranimer les couleurs de la vie quotidienne des marins de l'époque, voire même mieux comprendre la politique de Louis XIV. ##### *Préludes* Saint-Aubin naît en 1642, à l'hôtel du Bourgtheroulde en plein centre de Rouen, à quelques pas de la Place du Vieux Marché, où Jeanne d'Arc a été brûlée. Le 22 avril, il est baptisé à l'église paroissiale de Saint-Éloi, aujourd'hui le temple du culte réformé. On le prénomme Louis, comme son père, comme son roi, né quatre ans auparavant. Nous ignorons les menus incidents de son enfance, mais il nous est facile d'éclairer cette pénombre à l'aide des feux qui l'ont illuminée, réchauffée : le milieu social et familial, le cadre normand où sa personnalité a pris corps. Nous connaissons les gentilshommes qui se penchèrent sur le berceau de l'enfant, en furent les génies familiers, les dieux lares. Leurs noms figurent dans le contrat de mariage ou sur l'épitaphe de son père, dans les preuves de noblesse que l'Ordre de Malte exigea de Saint-Aubin. La plupart de ces gentilshommes étaient des parlementaires, des magistrats. Quelques-uns avaient servi dans l'armée. Parmi ces seigneurs il n'y a aucun oisif. Tous ont le culte de l'État. La puissante maison des Le Roux repose sur de solides assises : la foi, le sentiment de l'honneur, la passion du travail. Le nom d'un lointain ancêtre retient l'attention : celui de Messire Jacques de Chabannes, maréchal de France -- le célèbre Monsieur de la Palice ! Un contemporain, Pompone le Roux, M. de Tilly, deviendra lieutenant général des armées du roi et gouverneur de Collioure, après avoir été à la conquête du Roussillon. 103:138 Sans aucun doute la carrière prestigieuse de M. d'Infreville que son goût du faste paraît d'un arc-en-ciel magnifique a dû contribuer à la vocation de Saint-Aubin. Il est indéniable également que le jeune marin bénéficiera à ses débuts de l'appui du grand *Amiral blanc,* de la promesse que Louis XIV a fait au père « de prendre soin de ses fils dans son service ». Mais le milieu ambiant n'a pas non plus été étranger à la formation du caractère de notre Louis. Sa vocation y trouvera aussi des aliments. Ombrageux et fier, Saint-Aubin aura une haute idée de sa dynastie, comme de sa propre valeur, une pleine conscience de ses devoirs. Et, tel son père, il ne sera pas indifférent à la beauté. Comment pourrait-il l'être ? Il a fait ses premiers pas, environné de décors somptueux : l'hôtel du Bourgtheroulde et le château de Saint-Aubin d'Ecrosville, de belles demeures que nous pouvons encore admirer aujourd'hui. Son enfance s'est déroulée au milieu des rondes de l'architecture, des galeries à frises, des baies aux anses de paniers. Ses mains ont caressé les bas-reliefs du *Camp du drap d'Or,* à l'Hôtel du Bourgtheroulde ; ses yeux ont contemplé les hautes fenêtres du château de Saint-Aubin, l'ordonnance régulière des vergers plantés en quinconce qui l'environnaient. A Infreville, le berceau de sa famille, il a parcouru les futaies de la vaste forêt de la Londe, voisine de la Seine. Leurs frondaisons s'étendent jusqu'aux lisières du village. Sous ces frais et giboyeux ombrages, en ces temps heureux où la beauté et la technique étaient sœurs jumelles, il pouvait longuement dialoguer avec le monde végétal. Dialogue indispensable pour un futur marin, car le bois constituait alors l'élément primordial de la puissance maritime, le matériau quasi unique du navire : « Le bois étant la principale des munitions qui s'emploient dans la marine et celle qui exige le plus d'attention », Colbert lui-même avait grand soin « de se faire informer si, dans la coupe des forêts, on observait de laisser dix baliveaux par arpent et seize dans les taillis conformément aux ordonnances » ([^15]). 104:138 Nous imaginons fort bien l'adolescent, en compagnie de son père, baliver « les anciens » à travers les coupes de la forêt familiale, compter les cordes de bois de feu, dégager les jeunes plants. Déjà il pouvait se croire à bord d'un navire tandis que le vent de noroît ployait la cime des arbres, faisait pleurer sur, le Roumois son crachin chargé de sel, sifflait les chansons du grand large avec son rire sarcastique. Il n'était nul besoin alors des fouets d'Éole pour rappeler aux anciens Vikings la présence toute proche de la Manche et les arracher à leurs chicanes. Au XVII^e^ siècle, les marins de Normandie jouissaient d'une grande renommée. Les capitaines préféraient recruter au Ponant plutôt qu'au Levant : « Mieux vaut les c... au beurre que les e... à l'huile », disaient-ils crûment. Parmi les villageois des bailliages d'Évreux, de Rouen, de Ponteau de mer (sic), les matelots ne manquaient pas. De ce fait témoignent les nombreux graffiti de navires subsistant sur les murs de nos églises de la Basse-Seine. Aujourd'hui encore, on peut distinguer le naïf dessin au couteau d'un vaisseau à voiles qui orne la façade sud de l'église d'Infreville : sans doute un ex-voto destiné à remercier de sa protection saint Ouen, le patron du sanctuaire. Nous gageons que de pieux loups de mer -- et aussi quelques mauvais garçons -- rescapés de maints naufrages furent de bons mentors pour le jeune Louis, car les humbles ont des bouches d'or. Il est probable également qu'il reçut des leçons de son voisin Rosée d'Infreville. Ce capitaine de vaisseau issu d'une famille de notables de son village, commandait vers 1660 le *Grand Anglais,* qualifié « un des meilleurs voiliers de l'époque ». Ce fut peut-être afin de le distinguer de cet ancien que l'*Amiral blanc* fit prendre à son fils le nom de Saint-Aubin d'Infreville. 105:138 ##### *L'école des Barbaresques* A toutes ces voix qui clament aux oreilles de l'adolescent l'appel de la mer, celui-ci répond de bonne heure. Il fait sa première campagne à vingt ans en qualité de volontaire, est nommé enseigne le 13 octobre 1663, embarque, le 30 novembre, sur *l'Écureuil,* un modeste navire de 500 tonneaux et 30 canons, qui porte bien la voile. *L'Écureuil est* commandé par un frère du maréchal d'Humières, le marquis de Preuilly d'Humières et appartient à l'escadre du Levant. Cette escadre Louis XIV l'a confiée à son cousin, le duc de Beaufort, petit-fils d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. Celui qu'on appelait le roi des Halles pendant la Fronde vaut mieux que sa réputation. Ce « grand chef », surintendant général de la navigation, prend soin de ses équipages : il est l'auteur d'une *Instruction sur la nourriture à bord des vaisseaux.* S'il a eu de fréquentes bisbilles avec M. d'Infreville, alors intendant à Toulon, il marque une certaine bienveillance à l'égard de Saint-Aubin. Une tâche malaisée est échue à l'ancien Frondeur : combattre les Barbaresques qui écument la Méditerranée. Le *Mémoire pour la Marine du 15 novembre 1661* a fixé clairement les objectifs et les modalités de l'action navale à entreprendre contre ces pirates : « Il ne suffira pas de casser des tuiles sur les villes du Maghreb. On n'aura jamais raison de ces barbares qu'après les avoir battus et même il ne semble pas qu'il soit de la dignité de l'État d'écouter ceux qui proposent de négocier un traité avec Alger qui n'est proprement que de leur donner quartier. Il faudra leur donner la chasse vigoureusement et sans discontinuer, jusqu'à ce qu'ils soient forcés de parler pour la restitution des esclaves français. » Louis XIV peut alors se consacrer pleinement à réaliser ce beau programme. Anglais et Hollandais se disputent l'empire des mers et lui laissent les mains libres pour entreprendre une croisade que saint Vincent de Paul a prêchée sans relâche. 106:138 Hélas ! le Roi très Chrétien ne la mènera pas jusqu'au bout. Ses préoccupations européennes vont l'absor­ber de plus en plus, Son hérédité complexe, nous l'avons dit ([^16]), explique les vacillations de sa politique vis-à-vis de l'Islam. Chaque fois qu'il lui faut, entre de trop nombreux objectifs, donner une priorité à l'un d'eux, toujours il choisit le *pré-carré :* le Roi Soleil est Louis XI beaucoup plus que Charles Quint. Comme François I^er^, il se sert du Grand Turc pour inquiéter la maison d'Autriche sur ses arrières. Quant aux Barbaresques, ces cousins besogneux du Souverain Seigneur, il agit seulement contre eux, lorsque leurs insolences dépassent la mesure. Il se hâte alors, « casse des tuiles » avec de grosses bombes, puis, bien vite, signe une paix bâclée, recommence à échanger des présents et des salamalecs avec tous ces Mamamouchis qui le moquent. De surcroît, le Grand Roi connaît mal les choses de la mer, n'aime pas « les profusions lointaines ». Colbert, auquel il a confié le grand ouvrage de faire renaître la marine, s'efforce de supplanter les Anglais dans le com­merce du Levant. Il se montre donc davantage enclin aux opérations de négoce qu'à la croisade. Lui aussi mé­nage les Infidèles. Le jeune Louis, plus idéaliste que son ministre, fera preuve de plus d'esprit de suite que son souverain à l'égard des Barbaresques. Au cours de sa longue carrière, il reviendra souvent en Méditerranée. En bon Viking qu'il est, il ne résiste pas à l'attraction de la mer chaude, des ciels dégagés de nuages. Bien sûr il subira les contre-coups de la politique louisquatorzienne, sans récriminer : Comme tous ses compagnons d'armes, il obéit, ne se pose pas de questions. Mais sa première campagne au Levant laissera une empreinte profonde sur sa personnalité. Le futur Maltais ne renoncera jamais à combattre les Infi­dèles. Et le marin bénéficiera des leçons de la guérilla sur nier. Cette école d'initiative affermit les caractères, passe au peigne les cadres mieux que les beaux alignements de la guerre en dentelles. 107:138 Saint-Aubin participa-t-il à la désastreuse expédition de Gigeri (notre Djidjelli) ? C'est probable, car l'*Écureuil* est mentionné dans la flotte de Beaufort et quelques semaines après l'évacuation de la ville, le 30 décembre 1664, Louis passe capitaine entretenu à la marine, en brûlant l'étape de lieutenant de vaisseau. Il aura à cœur de justi­fier cette promotion exceptionnelle par un fait d'armes éclatant. L'affaire de Cercelles (Cherchell) lui en donne l'occasion. Le 15 juillet 1665, il embarque à bord de la *Reyne,* le meilleur vaisseau de l'escadre après le navire amiral. Le 24 août, le Commandeur Paul, le célèbre Maltais, prend contact de la flotte maghrébine. Elle subit un désastre, perd cinq vaisseaux et quatre-vingts pièces de canon. Saint-Aubin s'est emparé de haute lutte d'un navire barbaresque, le *Soleil d'Afrique.* Beaufort lui en donne aussitôt le com­mandement et le roi ratifie cette décision. L'affaire de Cercelles a fait grand bruit à la cour. Les félicitations et les honneurs pleuvent sur l'adolescent. Beaufort lui décerne le brevet de capitaine du *Soleil d'Afrique* « sur la con­naissance particulière qu'il a de son courage, intelligence, zèle, fidélité et affection à Sa Majesté ». Saint-Aubin est moins heureux durant l'affaire de Candie. En 1669 il sollicite d'y participer, écrit à Colbert pour se plaindre d'être sans commandement, fait sonner bien haut son exploit de Cercelles, et, en bon descendant de M. de la Palice, soutient « que les forces d'un homme diminuent tant plus qu'il vieillit », donc que l'âge du chevalier de Valbelle, un dangereux rival, ne lui donne aucun droit de prendre le pas sur de jeunes capitaines. « Cela pourrait, conclut-il sa supplique, faire perdre l'espé­rance de s'avancer qui est la récompense qu'un homme qui a naissance recherche en servant. Sur quoi, je supplie, Monseigneur, d'y faire réflexion qu'il lui plaira. » Il reçoit satisfaction et fait voile sur Candie, mais il est affecté à l'escadre commandée par le dit Valbelle. 108:138 Cet astucieux Marseillais (et Maltais), brave mais intrigant, n'a pas fini de lui jouer de méchants tours. Et Saint-Aubin arrive trop tard pour combattre à Candie. Louis XIV a rappelé ses forces engagées dans la place aux côtés des Vénitiens et celle-ci se rend aux Turcs. Blessé au cours de l'attaque du bastion de la Sablonnière, Robert de Rouville, le frère de Louis, est mort de ses blessures. Quant au beau et encombrant Beaufort, il a disparu mystérieusement pendant une malheureuse opération de sortie de la place. Le fiasco est total. En 1610, nouvelle déconvenue. L'escadre du marquis de Martel dans laquelle Saint-Aubin commande le *Saint-Joseph* bloque vraiment Tunis. Le dey se refuse à rendre les chrétiens qu'il détient prisonniers. Décidément les Barbaresques jouent bien à ce jeu d'échecs qu'ils ont inventé ! ##### *Campagnes dans la Manche* La guérilla cède le pas à la guerre. Louis XIV s'engage peu à peu à travers le dédale de la politique de grandeur. Du moins conserve-t-il initialement une certaine prudence. Colbert le retient par les basques. Il sait que la marine française n'a pas encore les moyens d'affronter seule des adversaires de la taille des Anglais et des Hollandais. Déjà en 1666 notre flotte est intervenue au Ponant aux côtés des Hollandais qui réclamaient son assistance contre les Anglais. Beaufort a rejoint Lisbonne puis s'est engagé dans la Manche, sans grand succès. Bilan négatif mais peu coûteux. Saint-Aubin, sur le *Soleil d'Afrique,* a participé à cette opération dénuée d'éclat. 1672\. La guerre de Hollande commence. Louis XIV veut châtier les Provinces Unies dont l'intervention en faveur de l'Espagne l'a obligé à conclure la paix d'Aix-la-Chapelle à la fin de la guerre de Dévolution. Du moins s'est-il assuré par le traité secret de Douvres le concours de la flotte anglaise, acceptant de mettre l'escadre blanche de Jean d'Estrées sous le commandement du duc d'York, le futur Jacques II. 109:138 Ce renversement des alliances -- un des événements les plus importants du siècle -- profitera surtout à Charles II d'Angleterre. Il se fait tirer l'oreille pour participer à une guerre impopulaire chez les Britanniques et ne cesse de réclamer les subsides de Louis XIV. En 1672, Ruyter, le plus grand marin du temps, livre combat à Solebay contre l'armée navale anglo-française. Saint-Aubin commande alors le *Rubis :* « un si méchant vaisseau qu'il est presque inutile dans un combat », écrit Jean d'Estrées lui-même. Au printemps 1673, Louis reçoit le commandement du *Téméraire,* un navire de troisième rang qui a meilleure réputation que le *Rubis.* Cette fois-là encore l'escadre française, toujours aux ordres de Jean d'Estrées, est encadrée par la flotte anglaise. Celle-ci va chercher Ruyter à l'abri derrière les bancs de Flandre. Au cours de la mémorable bataille de Schooneveldt, Louis se bat fort honorablement aux côtés de Tourville. Au Texel, le 21 août de la même année, il est cité également comme compagnon du grand marin, lequel déjà fait parler de lui. Il restera dans son sillage. Les Anglais ont reproché à Jean d'Estrées d'avoir fait preuve de passivité pendant cette chaude affaire, prétendant qu'il avait reçu de Louis XIV l'ordre secret de laisser s'user les flottes de Hollande et d'Angleterre sans s'engager à fond. La question demeure controversée. Quoi qu'il en soit, l'alliance franco-anglaise ne résiste pas à la campagne de dénigrement contre Jean d'Estrées ! Au moment où l'Espagne nous déclare la guerre, Charles II traite avec les Provinces Unies. Tandis que Louis XIV lutte sur plusieurs fronts, Charles II reste neutre et poursuit son rapprochement avec la Hollande : Marie, la fille du duc d'York va bientôt épouser Guillaume d'Orange, le stathouder de Hollande. A la suite de cette campagne, le moral de la flotte française subit une crise. Celle-ci détermine de nombreuses enquêtes sur les vaisseaux. L'intendant du Seuil fait un rapport. Seignelay, le fils de Colbert, note lui-même tous les capitaines de vaisseau. Finalement, Louis XIV couvre Jean d'Estrées. Le marquis de Martel, qui a critiqué son chef, est mis à la Bastille. 110:138 Notre Louis, lui-même, n'échappe pas aux critiques. L'intendant du Seuil conclut ainsi son rapport sur le *Témé­raire :* « Ce vaisseau m'a paru plus plein de crottes et plus boueux que les autres ; les officiers ne savaient pas qu'il y ait été embarqué du vinaigre afin d'en purifier l'air ; leur négligence a paru procéder de ce que M. de Saint-Aubin ne les a pas satisfaits dans ses manières de vivre avec eux... Il lui serait nécessaire d'avoir des officiers de l'ordre matelot... Il est rare de voir les capitaines de qualité prendre d'autres soins pour leur vaisseau que ceux qui regardent le combat, leur sûreté et leurs tables. » L'intendant du Seuil savait bien, lui, utiliser son vinaigre. Il y trempait sa plume (d'oie). Nous nous garderons d'intervenir rétrospective­ment dans cette grave question de la propreté à bord des vaisseaux. Disons seulement, à la défense de Louis, que la crotte sur les ponts étaient due à la présence du bétail qui y séjournait. Notre marin préférait nourrir son équi­page de viande fraîche plutôt que de ces salaisons qui en­gendraient scorbut et flux de sang. Qu'importe ! Seignelay est plus élogieux à l'égard de Louis. Il le note ainsi : « Saint-Aubin a fait son devoir, mais on ne dit rien de particulier de lui. (Ce dernier membre de phrase a été rayé mais demeure lisible). Votre Majesté lui accor­dera une pension. » La lettre de Seignelay qui accom­pagne le brevet de pension de 1000 livres, octroyé par le Roi, est plus explicite : « Je ne doute pas que vous ne redoubliez vos soins et votre application pour bien faire votre devoir mais même pour faire quelque action d'éclat et de réputation. » En somme, dirait-on aujourd'hui, Saint-Aubin est en bonne voie. Le ministre a les yeux sur lui et souhaite de voir se révéler cet espoir de la marine française. Pendant la campagne des Bancs, Louis a perdu son père. Après avoir désarmé le *Téméraire* à Brest, il séjourne quelque temps en Normandie. Il passe contrat devant notaire à Rouen afin que soient célébrées trois basses messes par semaine en l'église d'Infreville. Le chapelain devait payer dix livres par an pour les ornements et le vin. Avant le Saint-Sacrifice, il clamait aux assistants : 111:138 « Cette messe est fondée par Messire Louis Le Roux pour lui, pour sa famille et descendants d'icelle. Priez Dieu pour le repos de leur âme. » A la même époque, l'inven­taire des biens terriens de M. d'Infreville donna lieu à un partage ([^17]). Infreville échut à Louis. Saint-Aubin d'Ecros­ville fut attribué à David, le frère aîné. ##### *L'épreuve* La campagne de Sicile, dont Louis XIV soutient la rébellion contre l'Espagne, va offrir à notre héros de nou­velles occasions de se distinguer. En 1676, il s'empare d'un vaisseau ennemi, ce qui lui vaut un joli billet de son chef, Vivonne, le frère de Mme de Montespan, celui que Mme de Sévigné appelle *le gros crevé :* « Je vous suis obligé, Mon­sieur, de me donner de si bonnes nouvelles. Je vous prie de me parler toujours aussi richement que vous avez fait. Vous ne sauriez faire plus de plaisir au Roi et à celui, Monsieur, qui est véritablement et avec estime votre très humble et obéissant serviteur. » Le 22 avril 1676, Louis prend part à la grande bataille d'Augusta gagnée par du Quesne sur Ruyter. Avant d'y trouver la mort, l'illustre marin hollandais a longtemps canonné le *Cheval Marin,* le vaisseau de Saint-Aubin dont son voisin dans la ligne dira : « M. de Saint-Aubin a fait parfaitement son devoir. » Malheureusement, grisé par le succès et à l'instigation du chevalier de Valbelle, il s'associe à une cabale montée contre Gabaret, commandant l'arrière-garde de notre escadre. Il l'accuse de n'avoir pas combattu, s'en va à Toulon, à bord d'une tartane, répandre cette rumeur d'ailleurs reconnue exacte dans la suite. Las ! Sur l'ordre du Roi, l'intendant Arnoul que notre Louis a quel­que peu maltraité, l'incarcère à la Tour Royale. Alors que Valbelle s'en tire à bon compte et n'est l'objet que d'une simple réprimande, Saint-Aubin paie les pots cassés de cette méchante affaire. Sa carrière souffrira de cette erreur de jeunesse. 112:138 Le conseil de discipline devant lequel il a comparu s'est montré clément à son égard mais on l'éloigne du théâtre d'opérations méditerranéen, au moment où Vivonne remporte la glorieuse victoire de Palerme. Du moins il lui sera épargné de quitter Messine sur la pointe des pieds, lorsque La Feuillade, sur l'ordre de Louis XIV, abandonnera les Siciliens à leur triste sort. Primi Visconti écrit alors : « On vit à la cour et dans Paris quantité de rebelles de Sicile se lamenter comme des forcenés, qui furent renvoyés du royaume et dispersés dans le monde ainsi que les Juifs, car ils étaient réduits à la misère et on craignait d'eux quelque désordre. » Les rapatriés de l'époque... Décembre 1677, nous retrouvons Louis avec l'escadre de Jean d'Estrées. Celui-ci va expérimenter aux Caraïbes, sur le fort de Tabago, occupé par les Hollandais du géné­ral Binckes, *la bombe ardente,* une invention du sieur Lan­douillette. Ce projectile, comparable, compte tenu des moyens du moment, à la bombe atomique, produit des effets foudroyants. Landouillette tire deux bombes de 45 livres qui tombent au delà du fort. Un officier le raille de cet insuccès. L'inventeur parie avec lui deux cents louis d'or qu'il va bientôt atteindre l'objectif. S'étant mis à genoux devant le comte d'Estrées, il le conjure de le lais­ser tirer une troisième bombe. Cette fois le projectile éclate à l'intérieur de la sainte barbe du fort. Binckes périt avec la quasi totalité de la garnison. De cette expédition Saint-Aubin nous a laissé un récit : *Ce qui s'est passé à Tabago.* Le texte original subsiste aux Archives de la Marine. Il a été écrit le 1^er^ janvier 1678, le jour de la Saint Sylvestre. Un vivant document dont l'écriture échevelée nous renseigne sur la psychologie de notre héros. Aujourd'hui encore, sur les feuillets rongés par le temps, étincellent ces grains de poussière d'or avec laquelle nos aïeux séchaient leur encre. 113:138 En mai 1678, faisant voile sur Curaçao, le dernier point d'appui des Hollandais aux Antilles, Jean d'Estrées perd sa flotte sur les récifs d'Aves. Le vaisseau de Louis, le *Prince* sombre. Il est recueilli par *les frères de la Côte,* ces flibustiers qui se sont installés à l'île de la Tortue, colo­nisent Saint-Domingue et bientôt jetteront les premiers un regard sur le Pacifique, dans l'isthme de Panama. L'année suivante, toujours sous les ordres de Jean d'Estrées, fait maréchal de France en dépit de son désastre, Louis reçoit le commandement du *Tigre* et retourne aux Antilles. La paix de Nimègue est signée mais la croisière a reçu mis­sion de reconnaître les points faibles des Espagnols en mer des Caraïbes. Cette expédition met le point final à tant d'années d'aventures que son incartade de Toulon a values à notre Louis. Si elles nous laissent pantois, elles ne l'ont point *étonné.* ##### *Arabesques et falbalas en Méditerranée* En 1680, il réapparaît sur le théâtre d'opérations de Méditerranée. Est-ce le signe du retour en grâce ? Pen­dant quatre ans, il sert sous les ordres d'Abraham du Quesne. Dans l'examen de bonne conduite qu'il subit, a-t-on voulu lui infliger une épreuve supplémentaire en le confiant à celui qui fut son chef à Augusta ? Ce diable d'homme ne devait pas être commode. Il avait alors fran­chi le cap de soixante-dix ans. On le disait « d'humeur incommode », pointilleux, ronchonneur. Il ne manquait pas de raisons pour contester : Louis XIV lui a refusé le bâton de maréchal et le vice-amiralat. Le protestant ne voulut jamais abjurer. Quelle preuve de caractère ! Beau­coup d'historiens -- La Varende lui-même -- se sont plus à noircir son portrait, à le déguiser en croquemitaine puant le tabac et le goudron. Certes il n'avait pas les façons d'un homme de cour, la distinction du beau Tourville. Mais le Dieppois était capable de plaire. Ses yeux clairs comme les eaux des fjords nordiques, son sourire narquois et même son air de mauvais garçon laissaient une impression plutôt sympathique. 114:138 Avec ce hobereau, son compatriote de Haute-Normandie, sensible aux joies de la terre, vêtu de bon drap et de beau linge, marié à une femme jeune, Louis de Saint-Aubin pouvait avoir des atomes crochus. Dans sa corres­pondance d'un ton souvent caustique, et non exempte de malignité, l'illustre lieutenant général ne s'est jamais plaint de notre héros. L'année 1680 marque le début d'un nouvel épisode de la lutte contre les Barbaresques. Saint-Aubin commande le Fortuné, un navire de cinquante-deux canons. Du Quesne mouille devant Tripoli, où le bey lui fait « une réponse froide, négligente, pleine de mépris ». Même insuccès à Tunis, puis à Alger. En 1681, Saint-Aubin reçoit l'ordre de Seignelay d'armer l'Éole -- « Sa Majesté ne doute pas que vous ne travailliez avec toute la chaleur possible à la levée de vos soldats et que vous ne fassiez ce qui dépendra de vous pour en avoir de bons, braves et bien faits afin de profiter des occasions que vous pourrez trouver d'aborder des corsaires d'Alger. » Louis XIV enfin est décidé à agir. La capture d'un vais­seau de la marine royale et la vente comme esclave de son capitaine, le chevalier de Beaujeu, ont déchaîné sa colère. Il enjoint à du Quesne « d'incendier et de détruire Alger de fond en comble ». Du Quesne, qu'assiste Tour­ville, son jeune rival, applique sur la ville la force de frappe de l'époque : les galiotes et leurs mortiers qui lancent les bombes de Landouillette anobli sous le nom de Logivière. Aucun résultat décisif n'est obtenu. En rega­gnant Toulon, du Quesne laisse une escadre sur les côtes du Maghreb avec mission de tenir le blocus d'Alger durant l'hiver. Saint-Aubin en fait partie. Il lui faudra radouber au printemps. Il ne sera donc pas au deuxième bombardement d'Alger. La ville, cette fois, est en partie démolie mais à quel prix ? Il coûte plus cher de détruire un gourbi en Alger que de construire un pavillon à Versailles. Le roi n'eut pas le loisir de répéter cette inutile opéra­tion de prestige (il aurait fallu, non pas casser des tuiles mais débarquer). L'Espagne nous avait déclaré la guerre. Gênes réclamait la protection de Madrid, après avoir ravi­taillé les Barbaresques. Louis XIV traite avec eux afin d'avoir les mains libres sur le continent. 115:138 Saint-Aubin sur l'*Aimable* accompagne en Alger Tour­ville chargé de négocier la paix. Après sept jours de pa­labres, le traité, conclu pour cent ans, est signé. Saint-Aubin rapporte à Toulon la nouvelle : Alger a rendu ou va rendre les esclaves chrétiens. Paris peut frapper une médaille pour commémorer « la fin de la guerre des pirates », des pirates avec lesquels on marchande, on compose. Et c'est au tour de Gênes de subir un atroce bombarde­ment. Saint-Aubin, toujours sous les ordres d'Abraham du Quesne, toujours sur l'*Aimable*, participe à cette cruelle action : un crime contre l'Occident. Notons qu'il ne fait pas partie du corps de débarquement. Le doge s'est incliné. L'Aimable fait voile vers la côte de Catalogne, mais l'Espagne signe la paix, le 16 août 1684. Rentré à Toulon et mis à la disposition du marquis d'Am­freville (encore un Normand), Louis repart avec lui devant Alger qui nargue à nouveau Louis XIV. Nouveaux palabres, nouveaux salamalecs. Le marquis d'Amfreville apporte « aux magnifiques seigneurs le Dey, le Bacha, le Divan et la Milice d'Alger » une lettre et des présents du roi : armes, montres, tapisseries et chandeliers ! Il en revient le 19 décembre, ramenant 400 matelots français longtemps prisonniers des Algérois. 1685 : Louis postule un congé qu'il obtient. Il demande son admission à l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Son geste est désintéressé, pur de tout calcul, inspiré par une vocation. Louis XIV, il le sait, ne favorise pas les Maltais dans leur carrière. A la même époque le beau Tourville quitte *la Religion* pour se marier... Notre vieux loup de mer subodore-t-il l'orage qui s'annonce ? On doit noter la coïncidence -- Saint-Aubin devient maltais l'année même de la *Révocation de l'Édit* *de Nantes,* qui va désorganiser notre marine où servent nombre de huguenots, amener l'exode de tant de Normands. Voulut-il par son geste mar­quer sa désapprobation à l'égard de la politique louisquatorzienne, aussi intolérante vis-à-vis des Réformés qu'indulgente pour les infidèles ? 116:138 Colbert est mort. Louis pressent-il déjà la décadence maritime de la fin du règne, l'influence néfaste des Pontchartrains ? L'épitaphe allusive qu'il a consacrée à son père laisse deviner ses inquiétudes. On peut encore lire cette épitaphe dans l'église d'Infre­ville : « Lui, qui de son vivant eut coutume d'être aux aguets, jusque dans la mort il veille et sa nuque d'Atlas de la mer, courbée moins par sa charge que par le poids des ans, se redresse encore sur cette couche, afin d'empêcher que le monde de la navigation ne tombe dans des mains indignes ». Louis présente ses preuves de noblesse au Temple, le 12 novembre 1695. Elles sont reconnues valables ([^18]). A-t-il été à Malte faire ses *caravanes *? C'est probable mais nous n'en savons rien. Des soucis de famille l'ont retenu long­temps en Normandie. Le 30 août 1688, son frère David aliène la terre de Saint-Aubin d'Ecrosville, cédé à Dame Ballé d'Argeville, veuve de Messire Jacques Paviot. L'ac­quéreur prenait en charge les dettes qui grevaient le do­maine. Notre héros ne portera plus le nom de Saint-Aubin. Il est désormais le chevalier d'Infreville, nu comme un petit saint Jean : un frère chevalier. Son nom va s'éteindre. Il a répondu à l'appel de Jésus, celui qui, marche sur la mer. ##### *Les grandes heures de la Manche* Toute l'Europe est maintenant réunie contre la France dans la *Ligue d'Augsbourg,* avec le dessein de limiter les empiètements de Louis XIV. La flotte française, grâce au labeur de Colbert, est la première du monde mais la géographie la répartit en deux fractions : l'escadre du Levant, celle du Ponant. Sa concen­tration constitue une entreprise de longue durée soumise à la bonne volonté des vents. 117:138 Ce fait explique pourquoi Louis XIV n'a pu s'opposer au passage en Angleterre de Guillaume d'Orange et disperser une armada qui groupait six cents voiles. Contre son rival, Jacques II sollicite l'appui de la France. Il croit avoir de nombreux partisans en Angleterre : les Jacobites. Dans le drame qui va se jouer les facteurs psychologiques et politiques pèseront. Durant le premier acte tout marche à souhait. S'il est rongé par un cancer, et comme tel, enclin à mettre les bouchées doubles avant la mort, Seignelay connaît les choses de la mer. Tourville commande la flotte. Il a qua­rante-sept ans, le même âge que notre Louis. Mais le jeune amiral est prudent, pétri de précaution, ne laisse rien au hasard. Il aura pour adjoints Château-Renault et Victor-Marie d'Estrées, le fils de Jean. Aux ordres de ces grands personnages, des acteurs de qualité constituent une magni­fique pléiade. On les a appelés souvent *les marquis de la mer,* mais ces beaux seigneurs ont du métier. Ils ne perdent jamais le contact des réalités. Louis est l'un d'entre eux. Dans les derniers mois de 1689, il se donne grand mal pour obtenir la réparation de son vaisseau, le *Ferme* qui a subi de graves avaries. Au printemps de 1690, il commande *l'Ardent.* Lorsque Tourville appareille le 21 juin, *l'Ardent* traîne encore en rade de Brest : il devait être en médiocre état. L'intendant rend compte à Versailles et vaut à Louis une vive réprimande : « Le roi, si mal satisfait de la con­duite du chevalier d'Infreville, a tenu qu'il est résolu de lui enlever le commandement au cas qu'il soit encore en rade à l'arrivée du courrier. » Louis rejoint l'armée navale avant Béveziers. Le 10 juillet, s'engage cette glorieuse action, la plus grande victoire navale que la France ait remportée. L'*Ar­dent* y joue, au profit de M. de Château-Renault, le rôle de *matelot* de l'arrière : les *matelots* encadraient le vaisseau amiral, le couvraient, encaissaient les coups afin de le sou­lager. *L'Ardent* est si maltraité « qu'il doit arriver sous le vent de la première ligne pour se raccommoder ». De ce fait il ne peut participer à la poursuite : le grand mât et le grand hunier percés et le mât de misaine coupé en deux, le petit hunier fracassé ; le mât d'artimon hors de service. 118:138 Le 2^e^ acte se termine par la Hougue. La victoire de Béveziers a fini en queue de poisson. Seignelay est mort. On le remplace par un duo de médiocres : Pontchartrain le père et Bonrepaus. Pendant la campagne du large (1691) le comportement prudent de Tourville donne lieu à des critiques. L'état de ses vaisseaux y est pour quelque chose. Ils souffrent d'un trop long séjour à la mer : l'Ardent embarque beaucoup d'eau « à cause du peu de radoub qui y a été fait l'hiver précédent ». Tourville reçoit la fameuse instruction du 26 mars 1692 : « Combattre quand même il aurait avis que les ennemis soient dehors avec un nombre de vaisseaux supérieur. » Il faut déblayer la Manche, faire passer en Angleterre l'armée de Jacques Il rassemblée dans le Cotentin. Tourville obéit. Et c'est Barfleur, le 29 mai, où il combat avec 44 vaisseaux contre 62 anglais et 36 hollandais. Retardée par une tempête au passage de Gibraltar, l'escadre du Levant, aux ordres de Victor-Marie d'Estrées n'a pu rejoindre. Les amiraux anglais dont on escomptait la défection font tout leur devoir. Le mirage jacobite s'évanouit. Cette fois notre Louis est un des matelots de Tourville. Il a un beau navire, le Saint-Philippe : 80 canons, 530 hommes d'équipage. Durant cette longue action sa conduite lui vaut beaucoup d'éloges : « Les matelots de M. de Tourville, MM. d'Infreville et de Beaujeu ne quittèrent jamais d'un instant ; cependant le danger était grand en cet endroit et il n'y avait qu'une extrême valeur qui pût inspirer cette exactitude. » Lorsqu'à 10 heures du soir, les Anglais plient, « le chevalier Clowdisley Shovell, comman­dant l'escadre rouge, qui passe par le travers du chevalier d'Infreville, à la longueur d'une demi-pique, n'en perd pas un seul boulet. » 119:138 Hélas ! nos navires ont beaucoup souffert. Il faut décrocher. Les Anglais se ressaisissent, les talonnent. A cette époque il n'y a pas de port à Cherbourg. Au cours de la nuit du 30 au 31, la flotte de Tourville emprunte le passage de la Déroute (ainsi appelé parce que les courants y font dévier les navires de leur route). 22 de nos vaisseaux passent, se réfugient à Saint-Malo -- sauvés --. Le ren­versement de la marée oblige le reste de la flotte à faire demi-tour. Le 31, au soir, Tourville fait échouer 12 vais­seaux blessés : 6 derrière le fort de la Hougue, 6 près de l'île de Tatihou. Le Saint-Philippe est parmi ces derniers. Dans la soirée du 2 juin et le 3, 200 chaloupes anglaises incendient ces navires désarmés et sans équipage. Jac­ques II, sur la côte, a regardé d'un œil indifférent opérer l'amiral anglais Rooke. Ultime fiasco de la machine ja­cobite. Les récits du temps sont muets en ce qui concerne notre héros. Lorsque le Saint-Philippe flamba, il semble qu'il d'ait pas été à Tatihou. En tous cas il demeura ferme dans l'adversité. Sans quoi il n'eut pas été nommé chef d'escadre six mois après la Hougue. Louis n'avait que cinquante et un ans. Il dût considérer comme un heureux présage d'être le chef d'escadre de Guyenne : un titre que Tourville avait, porté. ##### *Les lendemains de la Hougue* A la suite de cette défaite qui n'est pas un désastre, Louis XIV fait front devant l'adversité. Des gestes spec­taculaires concrétisent sa volonté de ne pas subir. Tour­ville est promu maréchal de France. Les marins qui se sont distingués reçoivent des récompenses, une médaille. Sur le plan matériel les pertes de la Hougue (quatorze vais­seaux sur la centaine que compte la flotte) sont vite répa­rées grâce au labeur de nos arsenaux. Mais une défaite ne se mesure pas en faisant des additions. On s'en est aperçu de nos jours au lendemain de Dien-Bien-Phu où notre armée d'Indochine n'avait été amputée que de quelques bataillons. 120:138 Le choc psychologique qui résulta de l'échec se répercuta à travers la nation tout entière. S'ils s'étaient vaillamment comportés durant la bataille, nos marins furent pris de panique dans les journées qui suivirent. L'opinion douta d'elle-même, estima qu'il était désormais inutile de disputer aux Britanniques l'empire des mers. Sous l'influence de ses conseillers, Louis XIV renonça à la guerre d'escadre et mit la guerre de course à la mode. L'engouement de la cour pour les corsaires gagna la bourgeoisie. Les *câpres* se li­vrèrent à d'étonnantes prouesses, s'emparèrent de riches cargaisons. Néanmoins, en définitive, le système se révéla coûteux. Alors que les particuliers édifièrent de véritables fortunes, les finances de l'État ne ramassèrent que les miettes du festin. Absorbés par cette guérilla, les chefs de notre marine perdirent l'habitude de manœuvrer des escadres. Et les Britanniques, maîtres des mers, purent tout à leur aise grignoter nos colonies. Notre Louis ne fut jamais corsaire. S'il aimait l'aventure, il avait l'étoffe d'un chef d'armée navale et, comme son père, voyait grand. Il attendit l'occasion de prendre sa revanche de Barfleur. En 1693 il crut la trouver à Lagos. Mais Tourville vieil­lissant laissa échapper l'occasion. Il conserva une allure processionnelle, se montra prudent comme dans la *cam­pagne du large.* Au lieu d'accabler l'escadre de Rooke qui escortait un convoi venu de Smyrne, il s'en prit aux navires marchands. Peu s'échappèrent. Le chevalier d'Infreville, pour la première fois, exerça son commandement de chef d'escadre, à la tête de l'arrière-garde commandé par Gaba­ret. Sa division comptait six vaisseaux. Il arborait son pavillon à bord du *Grand.* Une voie d'eau lui donna maints soucis et le gêna aux entournures. En 1694 les Anglais attaquèrent Brest qui fut défendu par Vauban. Celui-ci disposait de chefs d'escadre « d'une capacité et d'une valeur prouvée », dont le chevalier d'Infreville. Le comportement de notre héros en l'occurrence nous confirme dans l'opinion qu'il était un des meilleurs artilleurs de notre armée navale. Il renforça ses 240 canon­niers, servant 58 pièces, de 100 paysans des paroisses les plus voisines de son poste de commandement. Il les exerça au tir, non sans mal. 121:138 Il était responsable de la défense sur la côte, de Léon, des batteries de Bertheaume et de Mingan. L'attaque anglaise échoua piteusement. Marlborough, alors en disgrâce, ayant eu vent du plan d'opérations, avait prévenu Louis XIV par l'intermédiaire de Jacques II. Quand Vauban quitte Brest à la fin d'octobre 1695, M. d'Infreville le remplace comme commandant de la marine. Il conserve ce poste en 1696. De menus incidents de la vie quotidienne nous éclairent sur sa personnalité. C'est un Normand méfiant, de caractère irascible, sensible aux honneurs, jaloux de ses prérogatives. Il fait barrer l'entrée du Goulet par une double chaîne, y rétablit la *patache* (le vaisseau à rames de surveillance), arrête des espions, oblige ceux qui entrent ou sortent de l'Arsenal « à venir *raisonner* avec le corps de garde ». Il veut conserver le pavillon d'amiral de Vauban, tempête afin qu'une sen­tinelle soit maintenue à sa porte, « demande plus qu'il ne lui appartient » aux capitaines des galères. En 1697, la paix de Ryswick est signée mais la succes­sion d'Espagne se prépare. Louis XIV envoie l'escadre de Victor-Marie d'Estrées à Cadix afin de surveiller les côtes de la péninsule. Le chevalier d'Infreville rejoint cette esca­dre, à la tête de trois vaisseaux partis de Rochefort. A son passage dans le port de Brest, il rompt des lances avec le manutentionnaire qui lui reproche de ne pas avoir reversé 250 quintaux de biscuit. Incident caractéristique : ce chef n'aime décidément pas les intendants -- les technocrates de l'époque -- mais il ne néglige pas pour autant les questions d'intendance : il ne s'aventure pas au loin sans biscuit. ##### *La dernière fête* Octobre 1698, Louis gagne Toulon avec l'escadre du Ponant. Il est nommé commandant du port et y finira sa carrière, comme M. d'Infreville, son père. Les Archives de la Marine contiennent quelques lettres de son écriture tourmentée, à l'orthographe fantaisiste, au style parfois em­brouillé. 122:138 L'âge ne l'a pas adouci. Il fulmine dans les conseils de guerre contre l'indulgence de plusieurs capitaines, qu'il soupçonne de s'être laissés aller à quelque complaisance « à la suite des sollicitations de certaines dames de la ville ». L'intendant, M. de Vauvré, l'accuse « d'être extrême­ment méfiant et d'avoir tenu à son égard des propos désa­gréables ». L'interminable guerre de succession d'Espagne com­mence. Le chevalier reçoit à Toulon le jeune amiral de France, le comte de Toulouse, fils de Louis XIV et de Mme de Montespan. Il profite de la circonstance pour faire montre de son souci du décorum, de sa passion pour le protocole que le comte de Toulouse n'aime guère, « l'assour­dit en le faisant saluer de tout le canon du *Tonnant *»*,* « s'étonne que les filles d'un gantier aient eu la hardiesse de souper à l'une de ses tables ». Il organise à son intention des chasses au lapin, puis une croisière sur les côtes de Sicile et de Sardaigne où l'on ne rencontre pas l'ennemi. Parmi d'autres, le chevalier joue le rôle de mentor auprès de l'Amiral de France. En 1703, il écrit à son intention un petit livre sur les batailles de Solebay et d'Augusta. La Roncière qualifie son style de fuligineux et n'a peut-être pas complètement tort. Le titre à lui seul symbolise toute la majesté du Grand Siècle : *Détail fait par le Chevalier d'Infreville de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, premier chef d'escadre des armées navales du roi, des deux combats de mer rendus en différents temps entre l'armée du Roy et celle des ennemis le 1^er^ juin 1672 dans la Manche d'An­gleterre, et le second du 22 avril 1676 vers le golfe de Qua­tania en Sicile* (*1703*) *le tout présenté à son Altesse Séré­nissime Monseigneur le comte de Toulouse, amiral de France, qui lui a fait l'honneur de lui en demander les particularités.* 123:138 Le texte le prouve, Louis a des idées sur la tactique navale, le combat en ligne, les manœuvres destinées à prendre l'avantage du vent. Mais quelle pompe ! Quelle froideur ! La manie pédagogique du siècle étouffe le sens de l'humain. Aucun lyrisme, aucun commentaire de l'auteur sur ses propres faits et gestes. Cette pudeur a son mérite. Le chef ne va pas à confesse en public, comme un Jean-Jacques ou un Fabrice. Le lecteur doit se faire une raison. Si Saint-Aubin a pesté à Solebay, juronné à Augusta, nous ne le saurons jamais. La bataille de Velez-Malaga va prouver « que l'âge dans ses nerfs n'a pas fait couler la glace ». Elle eut lieu le 24 août 1704. Saint Simon a écrit : « On n'avait vu de long­temps à la mer de combat plus furieux ni plus opiniâtre. » Cette ultime bataille rangée du règne de Louis XIV demeura indécise, faute d'être reprise le lendemain par le comte de Toulouse. Gagnée, elle eût pu mettre fin à la suprématie navale que Barfleur avait donnée aux Anglais, et terminer d'emblée la guerre de Succession d'Espagne. Durant cette sanglante action, la dernière fête de sa longue carrière, Louis joua un rôle important, malgré le titre modeste du récit qu'il nous a laissé : *Détail fait par M. le chevalier d'Infreville de la conduite qu'il a tenue dans le dernier combat naval, commandant les six vaisseaux à l'avant-garde de l'armée le 24 août 1704* (1705). Ce bref compte rendu témoigne du courage de Louis, de son aptitude à la manœuvre. Il n'est pas douteux que la bataille de Velez-Malaga se serait terminée par un grave échec sans l'attitude ferme que tint notre héros à l'avant-garde. Sa relation contient quelques pages d'un ton assez personnel. Tel est le passage où il raconte que son vaisseau est resté isolé, la nuit qui suivit la bataille, « à cause du contre-temps où il tomba de n'avoir pu être remorqué par M. le comte de Foncalada qui commandait une galère de Gênes ». Les rameurs de la chiourme se sont vainement efforcés de surmonter les courants. La nuit venue, M. le duc de Turey, général des galères d'Espagne, envoie à Fon­calada l'ordre de rallier : « Du moins, écrit notre Louis, c'est ce qu'il me fit dire en s'éloignant de mon vaisseau, après m'avoir fait beaucoup d'honnesteté. » N'y a-t-il pas là un soupçon d'humour ? 124:138 A Velez-Malaga, le destin a mis beaucoup du sien pour ménager une revanche aux héros de la Hougue. Le vaisseau de notre chef d'escadre s'appelle le *Saint-Philip­pe* ([^19]), le frère puîné de celui qui flamba auprès de Tatibou. Et en face de lui, Louis retrouve son adversaire de La Hougue, Clowdisley Shovell qui commande un vaisseau de 100 canons : le *Barfleur !* Par malheur, le lendemain de la bataille, le comte de Toulouse crut devoir tenir, à bord du *Foudroyant,* un conseil de guerre pour décider de la conduite à tenir. Rooke est aux abois. Il ne reste à ses vaisseaux dans un triste état que dix coups par pièce de canon. Ses pertes sont écrasantes. Mais on l'ignore. Il bluffe, camoufle les avaries de ses vaisseaux. Et nos pertes sont lourdes aussi. Seul un trio clairvoyant opine pour la reprise de la bataille : Victor-Marie d'Estrées devenu le maréchal de Cœuvres, le baron de Pointis, et le vieux Relingue qui est mourant. Tous les autres sont de l'avis contraire. A cet avis Louis se range. Il dégage l'aspect logistique du problème, redoute de s'éloigner de Toulon, notre base, alors que les Anglais combattent à proximité de Gibraltar : « Dans la situation où sont la plupart de nos vaisseaux, conclut-il, il n'est pas de l'avantage de hasarder un second combat dans un temps où vous manquez dans nos ports de quoi nous rétablir. » Comme il dût regretter plus tard cet avis prudent ! La flotte française rentre à Toulon illuminé. Pourtant les Britanniques conservent la maîtrise de la mer et Gi­braltar dont ils se sont emparés à la veille de Velez-Malaga. Une grande, une magnifique journée -- sans lendemain. ##### *Dernières années* Nous ne savons rien sur les trois dernières années de service actif du chevalier d'Infreville. Le registre du bureau des Revues à Toulon mentionne son nom deux fois : 1705 absent ; janvier 1707 rayé des contrôles. 125:138 Que signifie ce laconisme ? Louis remplissait-il ses devoirs de Maltais ? Pourquoi n'a-t-on pas utilisé ses capacités durant le siège de Toulon (août 1707) ? Il avait donné à Brest des preuves de sa compétence en matière défensive. A Toulon, il connaissait tous les recoins des fortifications, du port, de la ville. Pendant le siège, son *Saint-Philippe* fut utilisé comme batterie flottante... Nous ne connaîtrons jamais les raisons qui s'oppo­sèrent à ce qu'on fît appel à lui dans ces circonstances critiques. Peut-être a-t-il mieux valu pour sa gloire qu'il en fut ainsi. Il avait soixante-six ans. Il ne faut pas tirer jusqu'à la lie le tonneau, même s'il a été rempli du vin le meilleur... En ces temps de malheur national, où il se trouve tou­jours des chefs pour plastronner, sachons gré à notre héros de son effacement. Il mourra chef d'escadre, comme Jean Bart ; le plus ancien du corps et simple chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. A son égard l'Ordre de Malte ne sera pas plus généreux que l'État. Cette défaveur nous plaît. Elle témoigne de son esprit d'indépendance vis-à-vis du pouvoir, quel qu'il soit. L'historien Troude, celui qui a le mieux exploité les sources anglaises au XVII^e^ siècle, men­tionne avec regret M. de Saint-Aubin parmi ceux « qu'on n'essaya pas dans les grands commandements ». Il vécut encore six ans. A Infreville où il s'était retiré, pendant la fin de la guerre de Succession d'Espagne, le vent des mauvaises nouvelles soufflait par rafales. En 1708 l'hiver fut atrocement rigoureux : la Seine gela ; à Roche­fort, six cents marins périrent de faim et de misère. On demanda à Louis de reprendre du service. Il reçut l'ordre d'organiser la défense des côtes au voisinage de l'estuaire de la Seine. Les Anglais y débarquaient des détachements qui razziaient la campagne. Louis retrouva les milices de l'arrière-ban dont il avait connu à Brest les misérables moyens. Il fit appel à l'esprit de résistance qui anime les Français, pourvu que soient menacés les pauvres honneurs de leurs foyers. 126:138 Louis habitait à Infreville le manoir qu'il avait hérité de son père. Nous croyons l'avoir identifié à Grainville, non loin des lisières de la forêt de La Londe. La demeure, de­venue une maison de ferme, conserve un air de gentilhom­mière. Au voisinage du porche, s'élève encore une petite chapelle. La maison voisine de l'église, qui avait été attri­buée au Chevalier par l'inventaire des biens de M. d'Infre­ville, subsiste également. On peut y voir une plaque de cheminée ornée d'attributs guerriers. Elle provenait sans doute d'un vaisseau du Roi. Au soir de sa vie, ce chef si fier, si jaloux de ses pré­rogatives se montra modeste, simple, comme les grands de ce monde qui réfléchissent. Ainsi que Forbin, un autre marquis de la mer, il aurait pu écrire sans y croire : « Ce genre de vie paisible m'a rendu ma première vigueur. » Louis mit de l'ordre dans ses affaires, fit un testament en faveur de son neveu, le fils de sa sœur Marguerite : David-François Jubert, seigneur de Chailly. Celui-ci s'em­pressera d'aliéner la terre d'Infreville peu de temps après la mort de son oncle. Notre Louis se réservait la nomination de son chapelain. Il en fit usage, comme l'atteste un certificat de l'archevêché de Rouen, daté du 3 juin 1711. Il augmenta la fondation laissée par son père à l'église, fit don au chapelain d'une demeure dans le village. En considération de ce don, celui-ci avait la charge d'assurer gratuitement l'instruction des enfants de la paroisse. Louis a prévu par un acte notarié les membres de la famille le Roux qui devaient hériter son droit de patron, en cas d'extinction de la branche du Bourgtheroulde. Jus­qu'à la Révolution ce droit sera exercé par les le Roux d'Esneval, le seul rameau de cette prolifique famille qui subsista longtemps. 127:138 A l'intérieur de l'église d'Infreville, qu'il ne cessa d'em­bellir, le chevalier éleva à la mémoire de son père, un tombeau en marbre surmonté de la statue de l'intendant à genoux. Il notifia sa volonté d'être inhumé aux côtés de M. d'Infreville. Sa propre statue en cuirasse devait figurer près de celle de son père. Sa volonté fut respectée, car un document de 1717, relatant une visite de l'archevêque de Rouen à Infreville, fait mention, dans le chœur de l'église, « d'un tombeau des seigneurs du lieu, décoré de leurs statues de huit pieds de long sur trois et demi de large et cinq de haut ». La disparition de ces statues au moment de la Révolution nous a enlevé toute chance de connaître les traits de MM. d'Infreville. Aucun portrait de famille ne subsiste d'eux à notre connaissance. Le chef d'escadre mourut à Infreville le 23 juillet 1712, avant la paix de Rastadt (1714). La nouvelle de la victoire de Denain avait apaisé ses angoisses. Son corps pouvait reposer en paix dans un cercueil tout en bois de chêne, comme les vaisseaux du roi. Tandis qu'enfant, j'écoutais la voix de mon père me narrer l'histoire de ce lointain collatéral, il me semblait le voir, sous forme d'une mouette, survoler la mer. Jacques Dinfreville. 128:138 ### Au temps de l'Avent par Jean-Baptiste Morvan LE ONZE NOVEMBRE, Saint Martin divise d'un coup d'épée son beau manteau rouge de cavalier romain. Notre conscience des saisons et des années a beau être dimi­nuée par l'érosion infligée à la liturgie, par l'oubli et l'indiffé­rence qui atteignent la célébration des Saints, nous nous plai­sons, avec une joie fervente et secrète, à retrouver à propos de telles dates les rencontres enrichissantes et complexes de tant de suggestions, de réminiscences, parfois fortuites, au moins en apparence : l'image de l'officier danubien apôtre des Gaules reparaît tout naturellement au milieu des célébrations funéraires de la guerre de 1914. Il me semble que c'est un des moments de l'année où, pour d'innombrables et obscures raisons qui tiennent au sentiment, aux bilans plus ou moins conscients de l'année finissante, aux mémoires historiques et sacrées, aux sensations mêmes de l'air, du vent, on est amené à saisir l'être profond de la France avec le plus de plénitude. Quelques beaux jours luisent encore d'une ultime lueur ver­meille ; mais la cape éclatante est tranchée, les euphories estivales sont, pour une année encore, désormais abolies. Il va être temps de revenir au gris et au pauvre, au clair-obscur et au demi-jour, aux pratiques lentes, à des journées semblables à des messes matinales, à une vie qui soit une aube, à une vie qui attende. \*\*\* 129:138 Ce qui importe, c'est cette attente qui va s'ouvrir. La vie de l'homme est un Avent. Il est des jours qui semblent, de la première heure à la dernière, n'être qu'une aube grise. Nous en avons pris notre parti. Il y a des vies peut-être aussi promises à une vocation d'aube ; il y a des destinées qui se sont volon­tairement repliées du midi vers l'aurore, et de l'aurore vers l'aube. Ce qui reste en nous de paganisme originel et lointain peut s'en émouvoir avec une sorte de révolte instinctive, et la tentation est grande, parfois de parler de « vies perdues ». Mais si là est précisément leur liberté ? Nous savons bien que nous, chrétiens, sommes seuls à sentir la force de l'argument même si c'est avec une réticence préalable ; quant aux autres, ils condamneraient volontiers de telles options, et pour un peu songeraient à forcer la détermination de ceux qui ne veulent point imaginer leur liberté dans un climat baigné du soleil éclatant des plages, et docile à la règle d'une collective torpeur. Nous savons qu'il vient un temps où l'été est tranché, et où l'on mentirait à la réalité de l'homme si l'on n'optait pas réso­lument pour les attentes frileuses de l'aube ; nous avons connu de ces âmes qui ont parcouru ainsi le reste de leur terrestre voyage sans avoir l'impression d'aller vers un soir déclinant, diminué et inquiétant, conscientes au contraire de reconquérir, toujours plus profondément, un petit matin gris et sourd, actif et pensif, et avec lui, l'élément le plus précieux et le plus vital qu'elles pouvaient receler. \*\*\* En ces jours ténébreux de décembre où vers trois heures de relevée (ainsi qu'on disait jadis) le promeneur de ville souhai­terait avoir comme l'antique Diogène, une lanterne en main, j'attends que viennent se presser, pareilles à des moutons vers l'étable, des pensées secrètes et fidèles, à peine émergeant de l'ombre. Ce sont les troupeaux familiers qui partent toujours tôt le matin, reviennent tard le soir. 130:138 Pensées tutélaires, à peine cernées par le dessin de la réflexion raisonnante, elles sont loin de notre vue dans la durée du jour, situées en quelque repli de terrain sur les landes de la subconscience. Souvenirs, inspirations secrètes, qui me font penser au titre d'un roman de Bésus : « la couleur du gris » ; tout cela s'inscrit dans un temps apparemment décevant, mais irremplaçable. L'Avent, c'est une vraie saison. A l'origine, « saison » était le mot latin qui signifiait le temps où l'on sème et l'on plante. Comme les « siècles » de l'art et de la littérature qui n'ont souvent que vingt ou trente années, il existe des saisons de l'âme qui durent un mois ou deux, ou seulement quelques jours. « Micro-saisons » pour le cœur, comparables à ces « micro-climats » dont parlent les géographes. En certaines années, l'été n'aura pas réussi à trouver sa plénitude de soleils et d'amitiés, à obtenir sa structure de saison, à se transformer en saison. En d'autres, c'est le printemps qui passe sans être vu de l'âme indifférente, froide ou préoccupée. Je croirais facilement qu'une seule saison est assurée de sa présence authentique et c'est l'hiver ; encore sa rudesse se prête-t-elle à des nuances, si bien que, dépassant les limites de la chronologie formelle, plus qu'une saison, elle est souvent à elle seule une véritable année. Il y a dans la vie des années qui se groupent pour ressembler à un hiver ; d'autres, à un Avent. Au-delà de la période qui lui est impartie dans le cycle liturgique, l'Avent est la saison porteuse d'un certain signe. Qui aura vécu pleinement son at­tente et son espérance saura retrouver, en des temps imprévus, les vertus de l'Avent. \*\*\* Soit que j'aie lu quelque part l'anecdote, soit qu'on me l'ait narrée, qu'elle soit réelle ou fictive, je me souviens de cette histoire : il s'agissait d'une chapelle campagnarde où, par un rite à demi superstitieux et à demi plaisant, on accomplissait aux soirs de Saint-Sylvestre le simulacre d'enfermer l'année passée. Dans peu de temps vous allez faire vous-même grincer la clef dans la serrure. 131:138 Et le Premier Janvier surviendra, comme une sorte de mécanisme indifférent, avec les mêmes plaisan­teries dans les journaux, les mêmes caricatures sur les réveillons et les crises de foie. En ce temps préfabriqué et comme imprimé d'avance, n'avez-vous pas rêvé que Dieu fasse, là aussi, « toutes choses nouvelles » ? Mais n'aurons-nous pas gâché l'Avent ? La porte est refermée, le monde a repris son cours. Que vouliez-vous donc hier ? Vous ne le savez plus. Les émotions, les pré­sences, les souhaits sont passés comme naguère les triangles d'oiseaux d'automne : ils peuvent bien présager le mauvais temps, quand les grands froids sont venus, on ne se souvient pas d'avoir remarqué au ciel leur passage. Il faut être présent au monde, nous dit-on, et présent à notre prochain. Et sans doute le temps de Noël est-il favorable, il peut multiplier retrouvailles et rencontres. Vous pouvez ausculter le monde qui vous est donné, par les lettres, les cartes de visite et le téléphone, quémander une pensée de sympathie par-ci, une opi­nion par là, un bouquet garni d'approbations, un sachet de confidences. Rien n'empêchera que vous ne vous demandiez ensuite si tous ces contacts, tous ces sondages étaient bien nécessaires, si ce n'est pas surtout de vous-mêmes que vous vous êtes inquiétés, plutôt que d'autrui. Cette saison grise pourrait connaître des instants de misanthropie, si Dieu ne nous rassurait. « Avez-vous pas vécu ? » dit Montaigne Pour con­soler son lecteur des retours amers de la pensée. Mais la ques­tion ne saurait être simplement oratoire, ni aussi réconfortante que le voulait le philosophe. Si l'on en était sûr ! Oui, nous avons vécu, avec le coq du clocher de notre village, dans les nuits où coule l'histoire, au long de tant de mois et d'années, grinçant aux mêmes successions de vents divers. Je retiendrais volontiers de Montaigne son conseil d'être attentif, de se sentir vivre. Mais la conscience de la vie, où serait-elle plus sensible et plus poignante que dans l'attente de quelque chose, de Quelqu'un ? \*\*\* 132:138 J'avais d'abord nourri le projet d'écrire une rétrospective des années passées. Mais tout compte fait, elles sont trop véritable­ment passées. Mai 1968 n'était pas déjà terminé que l'on avait écrit sur ces fameuses journées de quoi remplir des bibliothè­ques entières, au point que l'on pouvait se demander si elles n'avaient point été accomplies dans cette seule intention : « Acceperunt quisque mercedem suam ; vani, vanam ». On s'est tordu les mains de désespoir, sincèrement ou non, en disant : « Et pourtant, cette jeunesse, c'était l'avenir ». Il faudrait encore être sûr que c'était la jeunesse et que c'était l'avenir. Ce n'était peut-être que du nouveau, cette « nouvelleté » dont Montaigne, si sensible justement au temps, à la durée et à la vie, disait qu'il l'avait en horreur. Le nouveau, ce n'est peut-être pas, entièrement du moins, l'avenir. Comme Claudel jouait des fausses étymologies en rapprochant « connaître » et « naître », il m'arrive de rapprocher machinalement « avant » et « avent ». « Avant », ce n'est qu'une perspective neutre, de pure chronologie. « Avent » vient du verbe « advenir », avenir. Nous croyons spontanément qu'il est facile de faire du nou­veau, car cette conviction est fortement étagée par les caprices nés de la lassitude, et par les réactions de défi toujours vives dans la conscience, au point qu'on les prendrait facilement pour des évidences et des impératifs logiques. Mais il est assez pénible, pour ne pas dire impossible, de s'imaginer qu'on va fabriquer l'avenir. Dans le « Soulier de Satin », Claudel encore esquisse le portrait caricatural du pédant Don Léopold-Auguste qui, avec une apparente générosité, admet la nouveauté : « Du nouveau, encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l'ancien ! » Nos gauchistes asservis à de poussives et labo­rieuses imitations de la Commune de 1871, nos « hippies » avec leurs reproductions de vieilles affiches, leurs dessins langoureusement étirés et coloriés dans la manière artistique de 1900, tous auront été à leur insu des disciples étroitement fidèles de Don Léopold-Auguste. Après tout, comment croire à la psychanalyse et penser qu'un nouveau absolu puisse surgir par une révolution de l'esprit ? 133:138 Le nouveau, de toute façon, ressemblera à l'ancien que nous avons secrètement, affectueu­sement entretenu et nourri au tréfonds de nous-mêmes. Aussi je rêve parfois à ce que pourrait être une éthique de la psychana­lyse, si les dévots de cette méthode n'étaient pas bien souvent des immoralistes résolus. Puisque les apports anciens restent dans l'âme dès la première enfance, il faudrait trouver ou re­trouver l'art de nourrir, dès l'origine, les consciences avec toute sorte d'éléments capables d'être les graines secrètes de florai­sons futures, avec tout ce qui pourrait constituer les repères, les lumières, la poésie, les carrefours et les relais de la ferveur. Les associations décelées par le freudisme sont-elles après tout les plus profondément enfouies, les plus intimes ? Ne serait-ce pas plutôt le cas des plus innocentes, celles que la suite de la vie contribue souvent à démentir, et à propos des­quelles nous nous sentons spoliés et frustrés ? Je songe à un art que j'appellerais la « psychotrophie » : le mot n'est pas joli, mais il est assez chargé de consonnes savantes pour ré­jouir les doctes, au moins pour les impressionner. On travaille­rait ainsi à un Avent pour les âmes. La seule nouveauté qui vaudra pour elles, c'est celle qu'elles pourront librement ac­cueillir, non celles que certains rêvent de voir un jour s'abattre sur le chemin comme un arbre scié pour une embus­cade. Les méditations de l'aube ne sont pas indulgentes aux fausses mystiques des révolutions. Tout bien pesé, il me paraît vain de tracer une rétrospective historique ; après tout, l'année, au moment où j'écris, est comme le jour des Ides de Mars pour César : « arrivée, non terminée ». Quoi qu'il puisse encore arriver, nous ferions peut-être les mêmes observations qu'au long des mois précédents : des événements attendus ou redoutés n'ont pas eu les résonances et les vibrations imaginées. L'important, c'est d'approfondir en cet Avent la nature exacte de notre attente. Nous ne rêvons point stupidement de pétrifier l'avenir et d'éliminer ce qu'on nomme le fortuit. « Avenir », c'est le vieux verbe tout rempli de l'espérance profonde de notre nature. 134:138 « Je l'ai emprins, bien en aviegne », disait la devise de l'Ordre de la Toison d'Or ; je l'ai entrepris, que le bien en advienne. Là se situe la rencontre du souhaité et du fortuit ; la notion du fortuit apporte un cor­rectif métaphysique aux imprudences et à la fatuité naturelles du souhait humain. Les deux éléments ne peuvent se concevoir que dans une perspective sacrée, dans une réflexion spirituelle teintée d'humilité. Et j'aime ce mot : « aviegne ». Il existe parmi nos vieux termes des syllabes bossues et rechignées ; certains vocables semblent porter un mouchoir noué autour d'une fluxion dentaire ; des verbes aux suffixes rhumatisants sont courbés sous le poids d'une houe, s'inclinent sous la porte basse d'une chaumière ou d'une chapelle. Ces mots sont tra­vailleurs matinaux. Tous les ans, mes lectures et mes étudies me ramènent vers eux, vers un Moyen Age qui n'est jamais fini, vers une aube prolongée, interminable, nécessaire : mots qui vont porter le foin à l'étable, une lanterne au poing. J'aurai vécu en communion avec tout ce qui, dans la France, attendit, attend et attendra ; en situation fraternelle avec un homme comme Péguy, familier de la nuit finissante et des pluies de l'aube. Qu'importent au fond pour nous les fantaisies et les fioritures dont va se parer le jour en son éclat ? Nous sommes attachés aux travaux du petit matin, à nos servitudes même : manants du matin, paysans du Moyen Age de l'aube. Les récom­penses de midi et de l'été, nous les accueillons avec la gratitude hésitante d'un journalier naïf qui se croirait trop payé. Et pourtant l'Avent n'est pas sans fierté. Car nous savons que c'est à l'aube que se concentrent nos chances de faire l'ouvrage le plus personnel. Levés avant les autres, nous aurons déjà rétabli fortement les structures premières. Nous aurons fre­donné à mi-voix notre chanson profonde, avant que les oiseaux des arbres voisins ne se soient réveillés. Nous aurons écouté, le monde en son silence. Jean-Baptiste Morvan. 135:138 ### Le Roi Gradlon par Jean de la Varende Ce mois-ci, décembre 1969, va paraître au « Livre de poche » un recueil intitulé : « TERRE SAUVAGE », qui rassemblera les contes de La Varende des trois séries (moins connues) : « Contes sauvages », « Contes amers », « Contes fervents ». Quelques-uns de ces contes, en premier lieu « Le Roi Gradlon » et « Je vous le donne », sont des chefs-d'œuvre de la même qualité que « Comment ils surent », que « Le commandeur de Galart » et que toute la série « Heureux les humbles ». Pour fêter cet événement, nous sommes autorisés à publier ici « LE ROI GRADLON » (reproduction interdite). Comme pour les autres contes que nous venons de citer, on peut -- à condition de s'y préparer avec attention et intelligence -- le lire à haute voix : en faire une récitation dans les réunions entre amis et dans les grandes classes des écoles. A la suite, on trouvera une bibliographie de La Varende, avec la mention des ouvrages non épuisés (ou réédités) et le choix de ceux que nous recommandons davantage. En un temps de désolation et d'abjection, les meilleures pages de La Varende sont une lecture à hauteur d'âme, en même temps qu'une réaction contre l'avilissement des sen­sibilités. J. M. 136:138 **I. -- **Le roi Gradlon avait vieilli ; son visage basa­né s'entourait de barbe blanche et de cheveux blancs, écumeux, comme un roc dans les vagues. Il restait plus fort que les autres hommes, ayant, pour jamais, conquis cette vigueur que la mort seule pourrait glacer. Il allait, vêtu de pourpre, avec un cercle d'or ceignant sa chevelure, des bandelettes d'argent autour des jambes, et, sur le cœur, une croix de bois noir. Mais le roi Gradlon se souvenait d'avoir vécu. Il régnait sur Ys-la-Voluptueuse. La grande ville étincelait, au pied du Menez-Hom où repo­sent les dieux. La ville s'enfonçait dans une gorge profonde. Sur elle, sur sa splendeur, les goélands semblaient déjà pleurer et crier de souffrance. La mer menaçante dominait de plus en plus la cité capitale. Les navires ne s'en approchaient qu'à marée basse, quand les eaux s'en étaient retirées. Ys s'enlisait peu à peu ; ou bien était-ce la mer qui appesantie, gonflée du poids des hommes et des navires, montait toujours ? 137:138 Des digues énormes et jaunes préservaient la ville contre le reflux ; des murs hauts comme des collines, et façonnés par le mystère, le mystère ou la magie. D'en bas, les guerriers sombres qui les surmontaient, semblaient des figurines. La chaussée géante barrait tout le golfe en pénétrant dans les montagnes. Les portes des écluses avaient cent pieds. La digue mettait un trait de soufre entre les vagues vertes et les maisons ; les maisons rouges et bleues, les maisons violettes ; les maisons cou­vertes de cuivre ou de plomb mat, ou ardoisées, maillées de schiste, ou pétillantes de tuiles ver­nies, avec, au sommet, des boules de cristal ful­gurantes, ou bien de grands coraux pâles qui on­dulaient sur les faîtages. \*\*\* Le roi Gradlon avait corrompu sa ville. Elle n'était plus guerrière ni hautaine. Ses navires et leurs courses ne servaient que les plaisirs des hommes et leurs vices. Les nefs, voguant vers les îles des parfums, ne rapportaient ni fer ni bronze : seulement des fleurs, des fruits et des oiseaux, et, tenant des oiseaux, des fruits et des fleurs, de belles captives, qui chantaient dans les demeures secrètes, les thrènes mélancoliques de l'exil et des lassitudes comblées. Ys-la-Voluptueuse ne con­naissait plus que les plaintes du désir. 138:138 Gradlon, d'un seul coup, avait abandonné les flottes, les chevaux et les rangs garnis d'armes. Il vivait, étendu dans les fourrures et, les yeux clos, rêvant, au fond de son palais de nacre et de minium qui dominait la cité et la mer. C'était son péché qui animait la ville, qui l'animait de sa danse et de sa folie. Gradlon ne sortait qu'à la nuit qui n'interrompt pas le cours des visions intérieures : il écoutait au loin les rires de Dahut sa fille, et ses cortèges d'amants. Le roi n'avait commis qu'une seule mauvaise action, dont il mettait seize ans à mourir, vers la damnation : une seule, et toute sa ville avait suivi. Son crime, comme d'une piqûre, d'un venin, d'abord imperceptible, d'une gangrène, avait con­taminé lentement la cité immense, gagnant de proche en proche, depuis les palais des riches hommes, garnis de coquilles et de soies, de cris­taux, jusqu'aux chaumines de jonc aux vitres d'intestins. Maintenant, Ys entière pourrissait. Les épithalames remplaçaient les prières, les saints avaient abandonné la capitale frisson­nante et nerveuse, dans son ardente anémie. Peut-être que les dieux s'apprêtaient à la dé­truire, comme ils avaient foudroyé des villes infâmes, dans les temps anciens, et roulé leurs débris sous des flots d'asphalte. 139:138 Mais ici, c'était la mer froide et vive qui frap­perait, toujours plus haute, à chaque équinoxe ; plus chargée de débris, aux vagues plus pesantes. Elle avertissait, hurlante et frénétique, lançant contre les moellons d'or et les parpaings de mar­bre, les corps de tous ses noyés. Ses vagues blê­missaient de membres pâles, de formes mortes et blessées, ou de grands monstres, cadavériques. Des poulpes roses et gris glissaient leurs tentacu­les sur le métal des portes, et il fallait, pour en ouvrir les vantaux, trancher à la francisque leurs bras énormes couverts de pustules. La mer, par­fois, bombardait avec des vaisseaux perdus ; tou­te la digue retentissait du choc, de l'écrasement des étraves et des flancs de chêne. Les gens d'Ys sentaient tournoyer l'horreur au-dessus d'eux, dans la confusion des écumes, des averses et des grains ; ils accéléraient leur démence pour cou­vrir le bruit déchirant de la marée. Les fucus verts, chaque année, montaient un peu plus ; les couches de coquillages s'incrustaient plus haut et formaient des marches, où, peu à peu, *l'Ankou,* la Mort, s'élevait pour regarder par-dessus la di­gue, en posant sur le faîte son menton osseux et ses métacarpes livides. \*\*\* 140:138 Le roi Gradlon, dans sa trentième année et pendant la guerre du Nord, avait conquis une Reine-de-la-Mer. Une fille puissante et triste. Il l'avait épousée sur son navire, sans prêtre et sans église, dans la véhémence de son âme et de sa force. Il l'avait aimée, durant cinq ans. Pendant cinq ans, il n'était jamais descendu du vaisseau qui portait leur honte et leurs déli­ces : -- Si tu mets pied à terre, ô Roi, même sur un promontoire, même sur un écueil, roi Gradlon, tu ne m'aimeras plus ! -- Je ne poserai jamais plus mon pied ni sur un promontoire, ni sur un écueil, parce que je t'aime... Je n'ai plus de royaume, que ces planches réunies de chêne et de pin ; plus d'autre manteau royal que tes cheveux ; plus de diamants hors tes prunelles ; plus de sceptre que ta main, plus de collier d'or que tes bras. Je meurs et renais de ton cruel bonheur. Sous la voile, ils étaient descendus jusqu'au foyer du monde, et remontés sur les courants froids. Ils côtoyèrent les glaciers et les laves, in­différents aux couchants, aux aurores, et quand les nautes descendaient pour renouveler l'eau et le vin, les viandes ou le blé, Gradlon les plai­gnait de quitter ces bordages enivrants. 141:138 Sa flotte était rentrée. Ils avaient dit : « Le Roi est resté sur la mer, pour aimer. Il ne revien­dra jamais ; vous ne reverrez jamais sa haute nef, aux cent blasons, aux trente étendards qui prou­vaient ses victoires. Le Roi s'est enchanté... » Alors, la ville avait commencé, à son tour, de vivre en péché mortel. \*\*\* Mais un soir, aux environs des banquises, dans un reflet affreux de pâleurs, la femme avait dit : « Je vais partir, vers la lune, chez les dieux pour regretter la vie. Prends-moi dans tes bras, que je meure comme nous dormions ». Le surlendemain, Gradlon, la rendit à la mer, et, voyant que lui-même ne mourait pas, il revint. \*\*\* Il reparut, au soleil couchant et à marée haute, devant Ys-l'Amoureuse. Les derniers rayons du jour s'arrêtaient et se fixaient sur le sommet de la haute muraille, d'où dépassaient les clochers des basiliques et les dômes des beffrois. La mer avait encore monté depuis cinq ans, et la barre d'or qui si opposait au soleil s'étrécissait toujours. Il vint, avec son navire, jusqu'à ranger les digues, et il était, sur son tillac, à même hauteur que les hommes et les femmes qui garnissaient le rempart. 142:138 Les gens ne reconnaissaient plus ni la nef ni leur Roi, mais ils les enviaient, le Roi, d'avoir tant souffert, et la nef, d'avoir tant rôdé : la barque avait si longtemps parcouru les mers océanes, qu'elle était devenue toute blanche, de cette morte blancheur des madrépores inanimés ; les cordages s'effilaient, réduits à leur étoupe, et le Roi n'était traîné que par une petite voile noire, pas plus grande qu'une nappe, qui pendait au trinquet. Derrière le Roi et sa nef d'ossements, bleuissaient les nuées où saignait le soleil. Les corneilles et les étourneaux de l'automne étaient descendus des Menez, et voletaient sur les espars. Avec le jusant, en attendant les écluses, la nef descendit peu à peu au long de la muraille ; mais elle phosphorait comme font les bois morts trop longtemps exposés dans les forêts. Dans la nuit, en se penchant beaucoup du haut du rempart, les gens d'Ys virent une toute petite fille, qui rayonnait sur les planches animées d'une pullulation bleuâtre et jaune. L'enfant était couchée sur de l'eider, qu'on ne rencontre qu'en Islande, et tenait dans sa main une grenade, qu'on ne trouve qu'aux Açores. C'était Dahut, qui souriait à sa ville : Dahut, fille de péché. \*\*\* 143:138 Dahut fut toute de violence et de flammes. Elle avait la torsion élastique du feu, son éclat, ses envahissements, ses éclairs ; elle entraîna autour d'elle et brûla. Triomphante, défiant et la mort et la vie, elle eut des chaloupes couvertes d'or et des embarcations de cèdre, qu'elle conduisait, en chantant parmi les plus mauvais orages. Elle glissait, avec des aisances de démon, sur les lames électriques ; elle entrait toutes voiles dehors dans les cavernes, et tenait sa cour au fond des gouffres, dans les lieux où, à l'ordinaire, les hommes tremblent et attendent les trépassés. Les jeunes garçons lui appartenaient tous, et les hommes de trente ans se sentaient horriblement des vieillards. Elle haïssait les églises et les moutiers, et raillait les prêtres aux mains d'exorcistes. Gradlon ne disait rien ; toute son instance se réduisait à lui demander de venir chaque jour, pour qu'il la contemplât, une seule minute. Elle arrivait vêtue de brocart, durant la semaine, et de toile rouge, le dimanche, comme pour moquer le jour de Dieu. Et il la regardait. -- Roi Gradlon, donne-moi de l'or. -- Prends. -- Roi Gradlon, donne-moi tes joyaux. -- Ils sont là. -- Donne-moi ta grande épée... Il hésita : « La voici »... -- Donne-moi ta croix de Jérusalem ; la croix de ton cœur. -- Non. 144:138 **II. -- **Un soir, un soir de tempête où les voix du monde retentissaient, elle s'attarda. Jamais elle n'avait été plus belle. Une sorte de tristesse apai­sait ses traits éclatants, et, ainsi, elle paraissait plus grande et comme sacrée. Enfin, elle demanda : -- Roi Gradlon, donne-moi tes clefs. Chaque nuit, le Roi gardait sous son oreiller les clefs des écluses d'où dépendait le sort de la ville. Il se redressa sur le coude, semblant sortir d'un songe douloureux. -- Dahut, pourquoi veux-tu mes clefs ? -- C'est ton plus beau bijou, et je veux le donner à mon ami, à mon jeune ami, pour qu'il se sente roi. -- Dahut, pourquoi veux-tu le faire roi ? Les rois sont tristes... S'il est ton ami, Dahut, qu'a-t-il besoin d'autres royaumes ? -- Il est timide, -- fit-elle, -- il faut qu'il sache... Roi donne-moi tes clefs. Peut-être que je ne te les rendrai jamais ! 145:138 -- Prends-les, -- dit-il, -- mon enfant. Mais reste encore un peu ; car, ce soir, plus que jamais, tu ressembles à ta mère... -- Je suis plus belle, et je ne t'aime pas. Peut-être que je partirai avec mon ami. Roi, donne-moi ton cheval ! -- Non. \*\*\* La marée grandissait, grandissait toujours. Les eaux accouraient de tous les points de l'horizon mugissant ; la nuit était sans lune, mais les vagues éclairaient, animées de millions et de millions d'infusoires. La ville avait éteint ses lumières. Et seule, de la haute terrasse ou rêvait Gradlon, la mer illuminait les nuages. Le vent lui peignait la barbe et lui soulevait les cheveux, quand il entendit une clameur for­cenée, plus violente encore que les hurlements des vagues, plus large que tous les tonnerres ; et, regardant vers les portes de bronze qui fermaient la digue, il vit, soudain, entre leurs vantaux, filtrer une longue barre verticale de lait ; une fissure d'absinthe blanchissante, haute de cent pieds, en même temps qu'une fusée terrible... Les écluses cédaient ; la ville allait périr : 146:138 -- A moi ! mes chevaux, -- cria-t-il -- et mes leudes... ! A moi ! pour sauver les hommes ! Les leudes arrivèrent et répondirent. Dans l'immense convulsion aqueuse qui commençait de détruire, ils crièrent de joie et d'orgueil. La cité périssait, mais ils retrouvaient leur Roi ! Gradlon en tête, chargeant sur *Azraël*, son étalon blanc, ils dévalèrent la colline et coururent droit sur la mer. La vague des chevaux s'attaqua à la vague d'écume. Se ruait, l'océan ! L'eau monstrueuse écrasait tout, broyait tout, enveloppait les cathédrales et pulvérisait les maisons. Les clochers croulaient, tout noirs dans les vagues lactescentes ; les tours rompaient et chutaient comme des arbres. « Sau­vez les enfants », criait le Roi, « les enfants seuls ! ». Les cinq cents cavaliers fonçaient : « Donne-moi ton fils, ô femme », et la mère ten­dait son enfant, avec un sourire sublime. Les ca­valiers se chargeaient d'enfants, se bourraient d'enfants, les liant autour d'eux, les serrant dans leur saie, les plantant dans leur aumusse, les ligo­tant avec des cordes, comme des ramées. Ils plon­geaient dans les girations d'écume et de moellons ; ils traversaient des barres et des rapides où filaient des morts ; ils allaient, cravachés de cris, cinglés d'abois, pêchant des enfants parmi les éboule­ments tonnants, les gargouillis immenses. 147:138 -- Dahut, à moi ! criait Gradlon : Dahut, ma fille, à moi ! Son appel dépassait la tourmente. C'était la voix de jadis, qui faisait plier les équipages et courbait les armées : « Dahut, j'arrive ! » Elle apparut. Elle se tenait, toute seule, au sommet d'un palais écroulé, et, pour parvenir jusqu'à sa fille, le Roi fit bondir *Azraël* sur des gravois de marbre ; l'étalon enfonçait ses jarrets dans de fastueux décombres. De là-haut, on em­brassait l'universelle catastrophe. Le lait bouillon­nant de la mer dissolvait la grandville. -- Dahut ! -- Laisse-moi ! -- Viens ! -- Non ; mon ami est parti ; ils l'ont raillé j'ai ouvert les écluses. Laisse-moi, Roi. Alors il l'empoigna, la jeta contre l'encolure. Elle lui mordit les mains, mais quand elle fut domptée, elle pleurait. \*\*\* Il galopait vers les collines. Derrière, les cinq cents cavaliers, couverts d'enfants comme de grap­pes, bondissaient. La mer arrivait, dans l'énorme confusion des lames ; la mer, comme un fouet, poussant des mèches jaunes qui claquaient ; la mer, comme une broussaille de serpents, lançant des aspics et des vipères qui sifflaient et relevaient la tête, sous les pieds des chevaux. -- Roi Gradlon, la mer gagne ! Le Roi donna de l'éperon ; le cheval semblait faiblir. 148:138 -- Roi Gradlon, la mer gagne encore ! -- Roi Gradlon, ton cheval bronche. Père, jette ton plus lourd péché criaient les leudes. -- Dépassez-moi ! -- Jamais ! Nous périrons derrière toi ; mais jette, roi Gradlon, jette ton mortel péché ! Le Roi larda l'étalon de la pointe de son poi­gnard ; d'un seul coup, le grand cheval sombre se couvrit d'écume, comme si la vague l'inondait : -- Roi Gradlon, ton cheval tremble... ! Roi, pour sauver ton peuple, jette ton plus doux pé­ché ! Le Roi se retourna : les cinq cents cavaliers d'ombre battaient déjà dans la mer étincelante. Au-dessus de leurs têtes, montait un mascaret qui touchait au firmament : -- Allez donc : fuyez, -- commanda-t-il, -- et laissez-nous, Dahut et moi, mourir ! Alors, un petit enfant fit d'une voix très haute : -- Roi Gradlon, roi Gradlon ! Roi chrétien pour le Christ, jette ton plus beau péché !... 149:138 Le Roi eut un sanglot : il ouvrit les bras en croix... Dahut tomba : « Merci ! » fit-elle. L'étalon, délivré, bondit vers les étoiles. Jean de la Varende. 150:138 ### Bibliographie Cette bibliographie a été établie, et mise à jour en 1966, par l'Association « Les Amis de La Varende », dont le siège est 63, rue Rennequin à Paris. Les ouvrages ou les éditions marqués d'un astérisque sont ceux que l'on peut actuellement trouver en librairie. Dans le cas où l'on se heurterait à l'ignorance ou à la mauvaise volonté des libraires, adresser les commandes soit directement à l'éditeur (mais certains éditeurs ne vendent pas directement au public), soit au CLUB DU LIVRE CIVIQUE, 49, rue des Renaudes à Paris. Geoffroy Huy, Comte des Nétumières -- (Anonyme) 1908. Initiation Artistique -- Verneuil 1927. Les Cent Bateaux -- Catalogue, Caen 1932. Pays d'Ouche -- Nouvelles -- Prix des Vikings 1936 -- Maugard 1934 puis Plon\* Livre de Poche\* et autres éditions. Nez de Cuir -- Roman -- Maugard 1936 puis Plon\* Livre de Poche\* et autres éditions. Les Châteaux de Normandie -- Defontaine 1937 repris et complété dans l'édition Plon 1958 (Eure et Calvados) qui devait être suivi d'un 20 tome comprenant les autres départements de Normandie. La Marine Bretonne -- Rennes 1938. Le Centaure de Dieu -- Roman -- Grasset 1938\*. Grand Prix du Roman de l'Académie Françoise 1938. Livre de Poche\* et autres éditions. Contes Sauvages -- Suite Romanesque -- Defontaine Rouen 1938. Réédition chez Flammarion 1958 avec Contes Amers (Contes Sauvages II) et Contes Fervents. Le Bouffon Blanc, publié en 1947 chez Soutier en édition de luxe est un extrait. 151:138 Les Manants du Roi -- Nouvelles -- Plon 1938\*, Livre de Poche\* et autres éditions. La Comtesse de Barville (s. d.) 1938 -- Nouvelle publiée par les Amis des Beaux Livres en supplément aux Manants du Roi. Le Sorcier Vert -- Récit -- Sorlot 1938 puis Defontaine 1947, puis la Palatine 1952-1963\*. Anne d'Autriche -- Biographie -- Éditions de France 1938, puis Flammarion 1954\*. Grands Normands -- Biographies -- Defontaine 1939. Man\' d'Arc -- Roman -- Grasset 1939\*, Livre de Poche\* et autres éditions. Le Mont Saint-Michel -- Monographie -- « Aux Armes de France » (Calmann Lévy) 1941\*. Le Roi d'Écosse -- Roman -- Grasset 1941\* et autres éditions. Heureux les Humbles -- Nouvelles -- N.R.F. 1942, Plon 1951\* et autres éditions. Le Récit « La Phoebé ou les Derniers Galériens » avait antérieurement paru à Lausanne en 1939 et fut réédité séparément par Vox en 1943. Le Maréchal de Tourville et son temps -- Biographie -- Éditions de France 1943, Flammarion 1952\*. Tourville (Texte pour enfants) -- Marcus, Nantes 1951. L'Homme aux Gants de toile -- Roman -- Grasset 1943\* et autres éditions. Rodin -- Biographie -- Rombaldi 1944. Le Saint Esprit de Monsieur de Vintimille -- Récit -- Nantes 1944 -- repris dans « Seigneur tu m'as vaincu », Fayard 1961\*. Le Conte de Noël au Pays d'Ouche -- Évreux 1949 -- Quelques exemplaires connus. Le Petit Notaire -- Récit -- Vox 1944. Repris dans « Eaux Vives » et dans « Seigneur tu m'as vaincu ». 152:138 L'Autre Ile -- Pièce de théâtre -- Vox 1944 puis avec Monsieur Vincent, Édition du Rocher 1947. Amours -- Nouvelles -- Vox 1944, Éditions du Rocher 1949, augmenté de trois récits. Contes Amers (Contes Sauvages II) -- Defontaine 1945. Guillaume la Bâtard Conquérant -- Biographie -- Vox 1946. Flammarion 1951\* et autres éditions. Surcouf, Corsaire (pour enfants) -- Marcus 1946. Dans le Goût Espagnol -- Nouvelles -- Éd. du Rocher 1946\*, Rouge et Or, éd. de luxe comprenant outre deux nouvelles de « Dans le Goût Espagnol », Peau d'Espagne, illustrée par Josso. En édition princeps Henry Lefebvre 1951. Le Cheval et l'image. Le fleuve Étincelant 1947, édition de luxe. Côtes de Normandie -- Defontaine 1947. Édition de luxe illustrée par A. de Lézardière 1953. Bateaux -- Nouvelles -- Vox 1946. Le Troisième Jour -- Roman -- Grasset 1947\* et autres éditions. Broderies en Bretagne -- Le Minor, Pont l'Abbé 1947. Au Clair de la Lune -- Pièce de Théâtre, édité à « 2 exemplaires » 1947. Monsieur Vincent suivi de l'Autre Ile -- Scénario -- Éditions du Rocher 1947\*. Suffren et ses ennemis -- Biographie -- Éditions de Paris 1948, puis Flammarion 1952\*. La Tourmente -- Nouvelles -- Plon 1948. Le récit central « Lise, fillette de France » fut seul réédité en 1952\* sous forme de roman. Contes Fervents -- Suites Romanesques -- Defontaine 1948. Le Roi des Aulnes -- Nouvelles -- Le Jardin de Candide 1948. Les Gentilshommes -- Suite Romanesque -- Wapler 1948. Esculape -- Suite Romanesque -- Wapler 1948. La Rose des Vents, de Concha Espina traduit de l'espagnol et mis en forme par La Varende -- Plon 1949. Les Belles Esclaves -- Biographies -- Flammarion 1949\*. 153:138 Le Miracle de Janvier -- Nouvelles -- Cayla 1949. Le Haras du Pin -- Monographie -- Éd. du Fer à Cheval 1949. La Normandie en Fleurs -- Monographie Rurale -- La Palatine 1950\*. Mers Bretonnes, édité par le Comité des Coupes de Bretagne 1950. Les Broglie -- Biographies -- Fasquelle 1950\*. Indulgence Plénière -- Roman -- Grasset 1951. L'École Navale -- Amiot Dumont 1951. L'Abbaye du Bec -- Monographie -- Plon 1951, puis SUN 1966\*. Flaubert par lui-même -- Biographie -- Éd. du Seuil 1951\*. Don Bosco -- Biographie -- Fayard 1951\*. Livre de Poche\*. Cadoudal -- Biographie -- Éditions Françaises d'Amsterdam 1952. La Navigation Sentimentale -- Essais historiques -- Flammarion 1952\*. Éd. de grand luxe illustrée par Josso, parue en 1962 et autres éditions. Exposition de la Navigation Sentimentale -- Catalogue 1952. Bric à Brac -- Nouvelles -- Éd. du Rocher 1952\*. La Dernière Fête -- Roman -- Flammarion 1953\* et autres éditions. La Valse Triste de Sibelius -- Roman -- La Palatine 1953\*. En Parcourant la Normandie -- Guide -- Les Flots Bleus 1953. Le Souverain Seigneur -- Roman -- Grasset 1953\*. L'Eau -- Monographie -- Éd. de luxe illustrée par Decans, Lanauve de Tortas 1593. Au seuil de la Mer -- Monographie -- Éd. de luxe illustrée par Échard -- Éd. du Reflet 1954. La Sorcière -- Roman -- Flammarion 1954\* -- Collection J'ai lu\* et autres éditions. Six Lettres à un Jeune Prince -- Roman -- La Palatine 1955. Amis de L.V.\* Monsieur le Duc de Saint-Simon -- Biographie -- Hachette 1955\*. L'Amour de M. de Bonneville -- Roman -- Plon 1953\* et autres éditions. Eaux Vives -- Suite Romanesque -- « La Belle Édition » 1955 (luxe). 154:138 Le Cavalier Seul (devait porter le titre de « Valet de Cœur ») -- Roman -- Flammarion 1956\* et autres éditions. Livre de poche. Images du Japon. Au Soleil Levant. Édité par les Entreprises Albert Cochery, Paris 1956. Le Mariage de Mademoiselle et ses suites « Cahier de St-Simon » -- Hachette 1956\*. Mémoire écrit par Marie-Thérèse Charlotte de France, présenté par La Varende, Plon 1956 (luxe). Le Cheval et l'image -- Lanauve de Tortas 1957 luxe illustré. Un Sot Mariage -- Bibliothèque Verte -- Hachette 1957\*. Jean Bart pour de Vrai -- Flammarion 1957\* et autres éditions. Les Centaures et les Jeux -- Éd. de luxe -- Illustr. de Dufy. Lanauve de Tartas 1957. Ah ! Monsieur -- Cahier de Saint-Simon -- Hachette 1957\*. Cœur Pensif -- Roman -- Flammarion 1957\* et autres éditions. Bestiaire -- Étude rurale -- Éd. de luxe illustrée -- Lanauve de Tortas 1958. M. Le Duc -- Roman -- Flammarion 1958\*. Versailles -- Monographie -- Éd. de luxe illustrée -- Henry Lefebvre 1958. Édition courante 1959\*. Le Curé d'Ars et sa Passion -- Bloud et Gay Paris 1958\*. L'Empreinte -- Nouvelles -- Édition de luxe Michel Herbert et Stanislas Rey, Paris 1959. Caen -- Monographie -- Éditions Publica 1959. La Varende et le Visionnaire -- Dialogue entre le biographe Ph. Brunetière et La Varende -- Flammarion 1959\*. L'Amour Sacré et l'Amour profane -- Roman -- Flammarion 1959\* et autres éditions. La Partisane -- Roman -- Flammarion 1960\* et autres éditions. Les Augustins Normands -- Biographies -- Le Havre 1961. Seigneur tu m'as vaincu -- Nouvelles -- Fayard 1961\* et autres éditions. 155:138 Le Non de Monsieur Rudel -- Roman -- Flammarion 1962\* et autres éditions. Oh Pia -- Poèmes -- Édition de 1963. La Bestiaire de La Varende -- Étude rurale -- demi-luxe -- La Vie des Bêtes, éditeur 1966\*. Vénerie -- Étude et nouvelles -- préface par M. le duc de Brissac -- Éd. de grand luxe -- illustrations de Comer -- Lanauve de Tartas, 1966. Par Monts et Merveilles -- Itinéraire Normand -- Édition de grand luxe -- Illustrations de J.-P. Raymond -- Bernard Klein, éditeur 1966\*. Abbaye du Bec Hellouin -- Monographie -- Préface du Révérendissime Père Dom Gramont -- Réédition Sun 1966\*. La Varende, l'Ami -- 350 lettres présentées par M. Queru -- Édition de demi-luxe -- Éditions Notre-Dame, Coutances, 1966\*. Il a été tiré en édition restreinte aux Éditions Dynamo de Liège quelques courts textes, qui, à notre connaissance, sont les suivants : *Faire parler l'imprimé* 1957*, Chassez-vous* 1957*, Les Voyageurs Perdus* 1957*, Le Service de Canton* 1959*, La Chasse à Courre* 1959*, Le Panache* 1960*, L'Art et le Navire* 1960*, Figures de Proue* 1960. Réservés aux seuls Membres, il a été tiré en éditions originales de luxe par les soins des « Amis de La Varende » sur les presses de Pierre Gaudin les plaquettes suivantes : *Jean-Marie* 1961*, Le Demi-Solde* 1962*, La Noblesse* 1964*, Ma Maison* 1965*, La Vie à la Campagne* 1966. 156:138 ### Choix recommandé Avec, bien sûr, le risque d'arbitraire que comporte un tel choix, voici les titres que nous recommandons de préférence aux familles et aux écoles. Nous avons délibérément voulu que cette liste soit courte ; si elle marque -- à l'intention de ceux qui ne connaissant pas, encore l'œuvre de La Varende -- une préférence résolue, elle ne comporte pas forcément une réserve à l'égard des autres ouvrages. L'ordre dans lequel les titres sont mentionnés est lui-même un ordre de préférence et non un ordre chronologique. *Man\' d'Arc* (roman) : existe en Livre de Poche. *Heureux les humbles* (contes) non épuisé, chez Plon. *Les Manants du Roi* (conte) existe en Livre de Poche. *L'homme aux gants de toile* (roman) : non épuisé chez Grasset. *Le Curé d'Ars et* *sa passion* (biographie) : non épuisé chez Bloud et Gay. 157:138 *Guillaume le Bâtard, conquérant* (biographie) : non épuisé chez Flammarion. *Le Maréchal de Tourville et son temps* (biographie) non épuisé chez Flammarion. *Suffren et ses ennemis* (biographie) : non épuisé chez Flammarion. *Pays d'Ouche* (contes) : existe en Livre de Poche. *Anne d'Autriche* (biographie) : non épuisé chez Flammarion. 158:138 ### Journal écrit pendant un Synode par Jean Madiran 5 octobre 1969 Le Synode s'ouvre dans six jours. Il y a plus important : la demande, adressée à Paul VI, d'abrogation du nouvel ORDO MISSÆ, déclaré nocif. 6 octobre Le premier signataire de la lettre à Paul VI est le cardinal Ottaviani. Une formidable pression va s'exercer sur lui ; une double et triple pression. Car il y aura aussi celle des « intégristes » ou « traditionalistes » de l'espèce accommodante, combinante et servile. Ils pourraient bien vouloir négocier le retrait de la lettre contre des assurances chuchotées, des indults personnels, des permissions secrè­tes et fallacieuses, des promesses tissées en toile d'arai­gnée... 159:138 7 octobre La messe ! On n'en parlera pas au Synode. Ni du catéchisme. On parlera de la collégialité. Question capitale et, dans son ordre, décisive. Mais qui n'émeut personne en dehors des parties prenantes. Querelle de hiérarques. Le peuple chrétien en subira les conséquences : il ne s'y in­téresse guère, il n'y comprend rien. Il comprend en re­vanche qu'on lui a enlevé le catéchisme catholique, et il va bientôt comprendre que la nouvelle messe est alignée sur le nouveau catéchisme. La demande d'abrogation est-elle seulement parvenue à Paul VI ? Elle est datée du 3 septembre, fête de saint Pie X. 11 octobre Ouverture du Synode. C'est, aussi, un anniversaire : du discours ouvrant le Concile, le 11 octobre 1962. Une tradition orale et maintenant quelques imprimés assurent que l'inspiration et même la rédaction de ce discours doivent être attribuées au cardinal Jean-Baptiste Montini. Pour cet anniversaire, le numéro daté du 11 octobre de *L'Osservatore romano* publie en première page un article du cardinal Journet exposant, entre autres choses, qu'UN PAPE PEUT ÉTRE HÉRÉTIQUE. L'article avait précédemment paru, en septembre, dans *La Croix*. \*\*\* 160:138 Quelques-uns disaient au mois d'août : -- C'est une thèse d'école. Elle ne doit pas sortir du cercle des théologiens. Il ne convient pas de l'exposer en public. Une thèse énoncée par un cardinal, et qui est le prudent théologien Journet, dans *La Croix* et dans *L'Osservatore romano*, il n'y a plus moyen de cacher au public qu'elle est une thèse possible et permise. Il convient, désormais, non de la taire, mais de l'expliquer. \*\*\* Un éminent ami soutient au contraire que le Pape jamais ne pourra tomber dans l'hérésie. C'est d'autre part la thèse de l'abbé Richard dans *L'Homme nouveau.* Thèse possible elle aussi, thèse également permise. Notre ami éminent ajoute que soutenir la possibilité de l'hérésie d'un Pape est une faute « morale » qui, en persistant, deviendrait une « erreur contre la foi ». C'est une opinion. Le Magistère n'a jamais tranché entre les deux thèses. On ne peut pas prétendre que la thèse du Pape hérétique est moins reçue, moins courante que la thèse contraire : puisque cette thèse, depuis le 11 octobre 1969, est admise et diffusée par *L'Osservatore romano.* \*\*\* Il me semble pourtant que le cardinal Journet a commis une erreur étrange, et dont les conséquences pourraient être lourdes. Dans le cas d'un Pape hérétique, écrit-il dans *L'Osservatore romano,* « ...le Concile, disaient les théologiens médiévaux, n'aurait même pas à le déposer, mais à constater le fait d'hérésie et à signifier à l'Église que celui qui fut Pape est déchu de la primauté. 161:138 Qui la lui enlève ? Nul autre que lui-même. De même que par un acte de volonté il peut abdiquer, de même involontairement, par son hérésie, il accomplit lui-même sa propre déchéance. Le Concile en prend note comme d'un fait accompli. La raison en est qu'en reniant la foi, celui qui était Pape a cessé de faire partie de l'Église, d'être membre de l'Église ; il ne saurait donc continuer, dès que le fait est patent, à en être la tête. Dans un pareil cas, la sentence du Concile n'est d'aucune façon auctoritative, elle ne proclame nullement la suprématie du Concile sur le Pape. Elle est simplement déclarative d'un fait devenu manifeste... » Telle fut en effet la pensée de plusieurs bons théologiens du Moyen Age ou du XVI^e^ siècle. Ils précisaient que le Concile, ni en cela ni d'aucune autre manière, n'est supérieur au Pape. Leur thèse, cependant, n'est plus soutenable aujourd'hui. Il est devenu clairement explicite non seulement, comme ils le savaient, que le Concile n'est pas supérieur au Pape, mais encore qu'il n'y a aucun Concile sans le Pape. Au moment où un Concile « déclarerait », c'est-à-dire constaterait, que le Pape est hérétique, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de Pape, il déclarerait du même coup sa propre inexistence et sa propre nullité : y compris la nullité d'une telle déclaration. Quand il n'y a plus de Pape, par exemple quand il meurt, l'Église ne cesse pas d'exister : mais le Concile, même légitimement convoqué et siégeant régulièrement, perd aussitôt toute existence. \*\*\* 162:138 12 octobre Ouvrant hier le Synode de Rome, Paul VI a déclaré : « Il a paru heureux (au récent Concile) de reprendre LE CONCEPT ET LE TERME de collégialité. » Et Paul VI allègue le numéro 22 de *Lumen gentium* : « *De même que saint Pierre et les autres Apôtres constituent, par ordre, du Seigneur, un seul Collège apostolique, ainsi le Pontife romain, successeur de Pierre, et les évêques, successeurs des Apôtres, sont-ils unis entre eux. *» Pourtant, LE TERME DE « COLLÉGIALITÉ » n'apparaît point dans cette citation de *Lumen gentium*, ni à aucun autre endroit dans aucun document promulgué de Vatican II. \*\*\* Le Souverain Pontife a parfaitement le pouvoir (il me semble) d'interpréter les textes conciliaires. Il a même le pouvoir (je crois) de les modifier, corriger, compléter ou abroger, puisque aucun décret, aucune constitution de Vatican II n'est infaillible et irréformable. Il a le pouvoir (je suppose) d'en donner s'il l'estime nécessaire une nouvelle version, revue et amendée, où serait ajouté le terme collégialité, qui n'y figure nulle part. Je me demande s'il a le pouvoir de déclarer que dans les textes de Vatican II tels qu'ils sont figure un terme qui n'y figure point. La question, je le concède, est fort étrange ; mais on voudra bien reconnaître que ce n'est pas moi qui l'invente. \*\*\* 13 octobre La « collégialité » n'a pas été définie par Vatican II d'abord pour cette raison obvie qu'elle n'y est même pas *nommée.* 163:138 Je relis ce qu'écrivait l'abbé Berto en 1967 : Le ternie *Collegialitas* ne se rencontre pas une seule fois dans les documents conciliairement promulgués, non pas même là où il aurait eu sa place connaturelle, au chapitre III de la Constitution *Lumen gentium*. C'est donc un terme qui n'est pas entré dans le langage dans lequel l'Église exprime sa foi, ou en deçà de sa foi, sa doctrine et sa pensée permanentes. Que les théologiens particuliers s'en servent dans leurs exposés et controverses, soit, mais ce faisant *ils n'ont pas le droit de se prévaloir du Concile*, qui ne l'emploie jamais. Le Souverain Pontife l'a employé une fois, mais non dans un *acte pontifical*, dans un discours (Jeudi Saint 1964) et dans une phrase où il voulait précisément marquer que la question était pendante, pour souhaiter que le Concile parvînt à déterminer *questa collegialità che Cristo Signore ha data agli Apostoli*. Depuis lors, le terme n'a jamais été repris par le Souverain Pontife. Il semble bien plutôt que le Pape l'ait délibérément évité : dans un texte aussi étudié, aussi attentivement posé, que le discours de clôture de la 3^e^ Session (21-11-1964) on trouve mention de la « structure *monarchique et hiérarchique* de l'Église », quand les ardentes discussions des semaines précédentes eussent fait souhaiter aux uns, craindre aux autres, qu'il ne fût parlé de la structure monarchique et *collégiale*. Un quart d'heure plus tôt, le Pontife romain, siégeant conciliairement, avait promulgué la Constitution *Lumen gentium*. Si cette Constitution disait ce que les collégialistes lui font dire, *hiérarchique* au lieu de *collégiale* eût été par trop inadéquat et insatisfaisant. Non que les collégialistes eux-mêmes ne se soient évertués à concilier collégialité et hiérarchie (ce qui en effet est possible en soi), mais parce que, vu la circonstance, c'était le cas ou jamais de reprendre un terme employé dans la Constitution... s'il s'y fût-rencontré. 164:138 ...Le mot n'importe pas peu. Quand théologiens ou fidèles emploient des termes comme « primauté », « infaillibilité », « transsubstantia­tion », ils ont le droit (et le devoir) de se pré­valoir de l'usage de l'Église, qui les emploie, et même qui les a « inventés » pour les besoins de son enseignement le plus officiel. Au con­traire, « collégialité » est un terme qui n'est qu'un terme d'école, comme « décrets prédéter­minants » ou « science moyenne ». L'employer comme s'il était un terme d'Église, quand il n'est qu'un terme d'école, c'est un abus. Certes non, le mot, l'emploi du mot n'ont pas ici peu d'importance. Dans la mesure où toute science, la théologie comme les autres, est « une langue bien faite », l'emploi déréglé des mots a des conséquences désastreuses. L'Église n'a jamais hésité, quand il lui a semblé nécessaire de manifester sa pensée en une matière impor­tante, à choisir, au besoin à forger des mots pour l'exprimer. Même s'il ne voulait pas em­ployer la formule traditionnelle : *Si quis dixerit collegialitatem non esse de ratione episcopatus, anathema sit*, -- « Si quelqu'un dit que la collégialité n'est pas une propriété essentielle de l'épiscopat, qu'il soit anathème » -- rien abso­lument n'empêchait le II^e^ Concile du Vatican de déclarer sous forme positive -- *Docet Ecclesia catholica collegialitatem esse de rationie epis­copatus* -- « l'Église catholique enseigne que la collégialité est une propriété essentielle de l'épiscopat ». -- S'il ne l'a pas fait, ce n'est pas qu'il n'y ait été invité. Il l'a été de bien des manières, inégalement avouables. Nous nous en tiendrons à un seul exemple (...). Entre tous les Pères, l'un de ceux qui étaient le plus à portée de faire introduire dans les textes le terme *collégialité* était S. Em. le cardinal archevêque de Bourges. Nul moyen néanmoins pour lui ni pour personne d'amener dans un document conciliaire un mot vide de sens. Le cardinal, intervenant le 15 novembre 1963, s'attacha donc à définir une collégialité épis­copale qui fût « non de pouvoir ou de droit -- *potestatis vel juris* -- mais qui impliquât res­ponsabilité, sollicitude, devoirs, service, mission et, en un mot, charité et amour, -- *responsabilitatem, curam, officia, servitium, missionem et summatim caritatem et amorem *», déclarant que c'était là donner au terme en cause une valeur *analogique*. 165:138 Personne assurément ne songeait à nier qu'il y ait entre les évêques, et entre le Pape et l'épis­copat catholique, un lien divin « non de pouvoir ou de droit, mais de responsabilité, de sollicitude, de devoirs, de service, de mission et, en un mot, de charité et d'amour ». Fallait-il cependant attribuer à ce lien le nom de *collégialité*, alors que le sens usuel de ce terme comporte précisément l'idée de « pouvoir et de droit » ? Un certain nombre de théologiens, dont nous étions, pensaient que c'eût été tomber de l'analogie dans l'équivocité ; qu'autant l'usage de termes analogiques est légitime en théologie, et d'ailleurs inévitable, autant l'emploi de termes équivoques y est dangereux, et d'ailleurs faci­lement évitable ; que les mots ont leur vengeance, et qu'on n'empêche pas leur valeur usuelle, chassée par la fenêtre, de rentrer par la porte ; qu'ainsi la valeur « de pouvoir ou de droit » constituant la raison formelle de la collégialité, ce terme en demeurerait le véhicule connaturel, en dépit de toute exclusion, artificielle ; que, par là, ces partisans d'une collégialité « de pouvoir ou de droit », le terme une fois admis dans le texte, n'auraient que trop de facilité à lui donner cette signification « de pouvoir ou de droit », puisqu'ils ne feraient que le prendre dans son acception formelle... ...Le fait est que, malgré l'opinion du cardinal de Bourges, le terme *collégialité* n'est pas entré dans les monuments du Concile, bienheureuse­ment selon nous. Après comme avant le Concile, *c'est une imposture, quand on l'emploie, de l'employer comme s'il était terme d'Église*. On peut facilement retrouver cette étude de l'abbé Berto ; on la relira en son entier, la plume à la main, avec grand profit. Elle a paru dans notre numéro 115 de juillet-août 1967 ; elle est reproduite dans notre numéro 132 d'avril 1969. 166:138 14 octobre Qu'importe ce que disent au Synode les orateurs successifs. Tout s'est joué, concernant la *collégialité*, dans le discours d'ouverture, le 11 octobre. Comme au Concile tout s'était joué, le 11 octobre 1962, dans le discours d'ouverture. Les conséquences mettent et mettront, ensuite, plus ou moins de temps à venir. Mais le discours d'ouverture du Synode ayant décrété que le Concile avait promulgué *la notion et le terme de collégialité*, le collégialisme a fait ainsi le plus grand pas en avant qu'il pouvait faire pour le moment. \*\*\* Un ami, admirateur fervent de Vatican II, m'assure que nos perplexités à l'égard du Concile sont justifiées seulement par les *incessants glissements* que font subir à ses textes ceux qui en fabriquent à leur sauce un « esprit » ou une « logique », comme ils disent, au lieu de s'en tenir aux documents, promulgués... Cet admirateur de Vatican II ne voit pas que ces incessants glissements, qu'il déplore, sont conformes, au moins dans une certaine mesure, aux volontés personnelles de Paul VI, fidèles à son exemple, voire opérés par lui-même. Un exemple bien connu. La Constitution conciliaire sur la liturgie décrétait que le latin *devait être conservé*. ([^20]) Or le dimanche 7 mars 1965, premier jour de l'application de la réforme liturgique, Paul VI déclarait : « L'Église a fait un sacrifice en ce qui concerne sa langue propre, le latin... Elle a fait le sacrifice de traditions séculaires et surtout de l'unité de langue entre ses divers peuples... » ([^21]) Tout le monde a normalement compris que, dans la logique du Concile, selon son esprit, et conformément à la volonté du Souverain Pontife, le latin devait être non pas *conservé* mais *sacrifié*. 167:138 Le latin a donc disparu. Un cardinal, archevêque aujourd'hui démissionnaire, alors président (d'honneur) d'une Conférence épiscopale, confiait volontiers que, par fidélité au Pape et au Concile, il s'imposait de toujours célébrer la messe en vernaculaire, même quand il la célébrait en privé. Par la suite, Paul VI a plusieurs fois prononcé quelques paroles en faveur du latin : elles n'ont eu aucun écho, et d'ailleurs elles venaient trop tard. On peut ne pas briser un vase : si on le brise une seule fois, c'est « irréversible », aucun regret n'y peut plus rien. On peut ne pas abattre un arbre centenaire : mais si on l'abat, et il n'y faut que quelques minutes, il n'y a plus rien à y faire, sinon en planter un autre et le protéger pendant un siècle. Le « glissement » concernant le latin était dans les paroles de Paul VI. Le « glissement » concernant la collégialité y est à son tour, dans le discours du 11 octobre, avec en outre l'annonce que «* l'exercice de la collégialité sous d'autres formes canoniques pourra avoir un plus ample développement *». Ce discours contient aussi un rappel de la Primauté, du moins par mode d'allusion mentionnant « la responsabilité suprême que le Christ a voulu Nous confier », « la responsabilité que la Tradition et les Conciles attribuent à Notre ministère spécifique... ». Mais personne n'imaginait que Paul VI pouvait dire le contraire ; et ce n'est pas la question. Aucun évêque en effet n'entend nier la Primauté, du moins explicitement et dès maintenant. On veut seulement l'aménager, l'amenuiser, l'estomper. Tous les efforts, tous les discours du parti antiromain peuvent se résumer, au stade actuel, en quatre mots : -- Primauté, *oui mais* collégialité. 168:138 15 octobre Tout est là en effet : que les deux termes et les deux notions, la *primauté* et la *collégialité,* apparaissent TOUS DEUX comme ÉGALEMENT existants, consistants, définis ; comme ayant l'un et l'autre AUTANT de titres à notre considération et à notre adhésion. Et que l'on se mette à étudier et à organiser « les rapports entre la primauté et la collégialité » comme des rapports de puissance à puissance entre deux notions, entre deux réalités aussi solides et aussi admises l'une que l'autre. Or les deux termes, les deux notions, les deux réalités n'ont pas, il s'en faut de beaucoup, les mêmes titres à faire valoir. D'une part, la primauté a toujours été vécue dans l'Église ; et elle est *définie* comme un dogme irréformable. D'autre part, la collégialité n'était pas vécue et elle n'a pas été définie. Elle n'était pas vécue : les collégialistes nous le disent assez, elle n'était pas vécue dans l'Église tridentine ni constantinienne. Ils déclarent bien sûr que c'était une erreur, une faute ou un crime : ruais par là ils ajoutent leur témoignage au nôtre, la collégialité n'était pas vécue dans l'Église. Et elle n'a point été définie. Elle n'est même pas nommée par les constitutions et décrets de Vatican II. D'ailleurs, le mot *collégialité* n'existait pas. Il n'existait pas en latin. Il n'existait pas en français. Jusqu'au discours du 11 octobre 1969, il n'existait dans aucun document d'Église (mais ce discours lui-même est-il un acte du Magistère ?) Il ne figure dans aucun dictionnaire. Sauf bien sûr dans le *Dictionnaire de la foi chrétienne,* paru en 1968 aux Éditions du Cerf, qui assure que la « théorie de la collégialité » constitue « le contrepoids » (sic) à l'infaillibilité pontificale, et que « le deuxième concile du Vatican lui a donné son statut théologique dans la constitution dogmatique sur l'Église ». Affirmation doublement étrange. 169:138 Si Vatican II avait donné son « statut théologique » à la collégialité, pourquoi donc serait-on encore et toujours à la « recherche » de ce statut ? Et comment Vatican II aurait-il pu donner un statut théologique à une *collégialité* qu'il ne nomme dans aucun de ses décrets, dans aucune de ses constitutions ? Il faudrait au moins, pour être honnête, préciser que s'il le lui a donné, c'est tout à fait implicitement... Ce mot nouveau est en réalité entré dans la langue moderne, et dans les journaux, à la mort de Staline, quand ses successeurs voulurent par là mettre un terme au « culte de la personnalité » et au « pouvoir personnel ». Je n'y peux rien, c'est ainsi, la *collégialité,* cette trouvaille de vocabulaire, est une trouvaille communiste, lancée dans un dessein précis. Elle a été reprise ensuite par des docteurs catholiques dans un dessein qui était analogiquement *le même :* contrecarrer le pouvoir personnel du Pape et combattre le culte de sa personnalité. Sans doute, l'histoire des idées ne se réduit pas à l'histoire des mots, mais l'histoire des mots n'est pas complètement muette sur l'histoire des idées. On a toujours su ce qu'est un *collège,* au sens propre et au sens figuré, et un collège de chanoines, et une église collégiale, et le collège des cardinaux, et cetera. Mais le TERME et la NOTION de COLLÉGIALITÉ n'étaient nulle part en usage avant la mort de Staline. Cette révélation nouvelle nous est venue du Kremlin. Et aujourd'hui, on parle de *collégialité* comme si ce terme et cette notion avaient une ancienneté et une solidité analogues (ou supérieures) à ceux de *primauté,* de *transsubstantiation,* de *consubstantiel,* de *grâce,* de *nature,* de *substance* et de *personne.* C'est une révolution ; au moins psychologique ; elle a été officialisée par le discours du 11 octobre. 170:138 16 octobre Voici maintenant le texte latin du discours d'ouverture dans *L'Osservatore romano* daté du 12. En seconde page, « *una nostra traduzione italiana* » identique au texte français. Le texte latin est celui qui fut effectivement prononcé. Il est le texte de référence, le texte officiel, le texte qui fait foi (sous la seule réserve qu'il deviendra définitif par sa publication aux *Acta*), je sais, je sais, je sais. Mais tout le monde raconte que Paul VI écrit directement en italien, non en latin ; que le texte italien est davantage, plus fidèlement et plus personnellement « le sien » ; au besoin, *L'Osservatore romano* nous en donnera la preuve, comme il l'avait fait pour *Ecclesiam suam*, par des documents photographiques ; enfin personne ou presque ne s'en va lire le texte latin ; à commencer par la plupart des évêques d'Europe et d'Amérique, qui ne lisent que la traduction dans leur langue, comme l'avaient fait les évêques français pour le discours du 11 octobre 1962, à l'ouverture du Concile... Il y a plusieurs différences entre le texte officiel latin et cette soi-disant « *una nostra traduzione italiana *» qui est tenue pour le texte écrit par Paul VI, celui d'ailleurs sur lequel ont été faites toutes les traductions : toutes (toutes celles que j'ai vues) conformes au texte *italien*, avec les mêmes divergences à l'égard du texte *latin*. Ces divergences, que l'on ne compte plus sur moi pour en faire la nomenclature, l'analyse et le commentaire. Je l'ai fait dans ITINÉRAIRES pendant des années, en vain comme on le sait : ce n'est jamais le texte latin officiel, ce sont toujours les divergences des traductions qui font autorité, qui font foi, qui sont reçues par les évêques, imposées au clergé et au peuple chrétien. Une inadvertance, une distraction, une malfaçon occasionnelles n'auraient pas une aussi longue, aussi totale, aussi régulière, aussi méthodique prévalence. Ce qui est n'est explicable que comme ayant été *voulu* avec persévérance. Non un accident : un système. 171:138 Il y a toujours eu des erreurs dans les traductions reçues des documents pontificaux. Elles n'ont pas toujours été simplement accidentelles. Mais, avant 1958, elles ne formaient pas un système cohérent, s'imposant avec une prépotence absolue. On se souvient peut-être de *Mater et Magistra* : le terme « SOCIALISATION » ne figurait pas dans le texte latin. C'est le seul terme, c'est la seule chose que l'on ait finalement retenue de l'encyclique. Une conférence épiscopale est même allée jusqu'à déclarer que désormais « la socialisation » était « la solution chrétienne » au problème social... Pourtant les traductions qui parlaient de « socialisation » en parlaient comme d'un fait, ayant du bon et du mauvais, jamais comme d'une solution à quoi que ce soit. -- Quatre ans plus tard, la SOCIALISATION était inscrite dans la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes*. Ainsi, les initiatives des traductions ou des commentaires ne faisaient qu'anticiper sur l'état ultérieur de l'évolution doctrinale. Ceux qui ont voulu *s'en tenir aux textes*, aux textes *officiels latins*, ont toujours eu tort depuis 1958. Traducteurs et commentateurs inventaient des termes et des notions qui n'étaient point dans les documents promulgués, mais leurs inventions n'étaient pas gratuites : elles étaient puisées à bonne source, puisque chaque fois elles devançaient et préparaient ce qui deviendrait officiel dans le document suivant. Si l'on avait quelque mémoire, on se rappellerait que c'est là ce qui s'est exactement et régulièrement passé pour la doctrine sociale, pour la réforme liturgique, partout, et l'on s'apercevrait que ce qui vient de se passer pour la *collégialité* n'est pas un phénomène sans précédent, mais une manifestation supplémentaire d'un système bien établi ; inconnu dans l'Église avant 1958 (ou si l'on veut 1960), et constant depuis lors. 172:138 Si vous vous en tenez fermement aux documents promulgués, vous n'avez plus maintenant que quelques mois ou très peu d'années à attendre la promulgation d'un autre document qui viendra vous donner tort en cela. Ainsi les prêtres et les fidèles sont constamment *éduqués* à ne pas trop s'attacher aux documents officiels de l'Église tels qu'ils sont. Cette éducation nouvelle commence à porter des fruits universels. Le texte latin du 11 octobre n'affirme pas, à l'endroit où l'affirment les textes italiens et français, que la *collé­gialité* soit un terme et une notion définis par le Concile ; il l'affirme équivalemment en un autre endroit, que les traductions ont omis. Le terme *collegialitas* s'y trouve dix ou onze fois : comme un terme reçu, officiel, consacré ; comme une notion aussi assurée, aussi obligatoire que celle de « primauté ». Ce qui n'était jusqu'à maintenant que commentaire inexact et irresponsable, ce qui n'était que « glissement » indu, et non avalisé, est devenu une fois de plus, le 11 octobre, interprétation autorisée, nouvelle vérité. Une telle transmutation est beaucoup plus importante, beaucoup plus fondamentale, beaucoup plus décisive que les bavardages, réclamations et querelles qui tiennent le devant de la scène et avec quoi les journaux amusent le public. Non, l'important n'est pas qu'un puissant parti épiscopal, instrument de la Secte campée dans l'Église, en demande bruyamment long comme ça : l'important est qu'il l'obtienne par morceaux, par étapes, peu à peu, année après année, immanquablement. \*\*\* Ils réclament tous, en des discours apparemment ou réellement divergents, que l'on change « le mode d'exercice de l'autorité ». Ils peuvent être en désaccord violent, ou feint, sur des modalités insignifiantes ou capitales. Mais ils paraissent tous d'accord, les détenteurs actuels des divers pouvoirs dans l'Église, pour accepter, pour imposer le nouveau catéchisme et la nouvelle messe. Ils paraissent d'accord pour les imposer par voie d'autorité, quel qu'en soit le « mode d'exercice ». Et si plusieurs d'entre eux laissent dire dans le secret qu'ils sont épouvantés par cette nouvelle messe et ce nouveau catéchisme, c'est alors une bien grande épouvante, pour les tenir à ce point immobiles et muets. 173:138 17 octobre Bien sûr, on oublie tout. Mes allusions au discours du 11 octobre 1962, celui de l'ouverture du Concile, risquent de n'être pas comprises. Alors faisons ce retour en arrière. Rafraîchissons-nous la mémoire. C'est instructif : encore plus sept ans après, avec le recul, la perspective, et la connaissance de ce qui en sortit. Jean XXIII avait dit en latin que « *la doctrine certaine et immuable* (doit être) *exposée et étudiée selon une mé­thode* ADAPTÉE AUX *circonstances actuelles* »*.* C'était le texte prononcé ; ce fut le seul texte officiel, publié par *L'Osservatore romano* du 12 octobre 1962 et par les *Acta* du 26 novembre. Mais le texte italien, considéré comme « original » et généralement attribué à la plume du cardinal J.-B. Montini, disait tout autre chose. Il disait que la doctrine devait être « *étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et de présentation* DONT USE *la pensée moderne *». La différence entre les deux versions est fondamentale. Nous l'avions aussitôt signalée : -- Ce n'est pas du tout la même chose, disions-nous ([^22]), d'exposer la doctrine catholique selon une méthode *appro­priée à* (par exemple) la montée du communisme, -- ou de l'exposer selon les méthodes *employées par* le commu­nisme. 174:138 Nos lecteurs se souviennent peut-être que nous avons consacré des pages et des pages à cette alternative capitale ([^23]). Le texte latin était à la fois le texte effectivement prononcé et le seul texte officiel : « *selon une méthode* ADAPTÉE AUX CIRCONSTANCES ACTUELLES ». C'est pourtant le texte inexact, inauthentique, non officiel qui a prévalu : « *suivant les méthodes de recherche et de présentation* DONT USE LA PENSÉE MODERNE »*.* Je ne suis pas sûr que nos lecteurs aient toujours compris à l'époque les raisons de mon insistance. Certains d'entre eux y voyaient sans doute la manifestation intem­pérante d'une manie personnelle. Mais d'autres n'étaient nullement inattentifs à la diver­gence fondamentale des deux versions, et à l'importance décisive du choix de l'une ou de l'autre. Mgr Jean Villot, alors archevêque coadjuteur de Lyon, et maintenant Se­crétaire d'État de Paul VI, défendait déjà la version *italienne* aujourd'hui attribuée au cardinal Montini... Mgr Villot voyait dans *ce passage,* selon sa version *italienne,* la définition de la *tâche doctrinale* du Concile, pas moins. Il voulait très délibérément, dès cette époque, faire passer la doctrine chrétienne au laminoir des « méthodes *dont use la pensée moderne *»*.* On lisait en effet dans l'*Écho-Liberté* de Lyon ([^24]). « Le Pape lui-même a précisé dans son dis­cours d'ouverture quelle serait la tâche doctri­nale du Concile. « Ce passage du discours de Jean XXIII ayant suscité une controverse, Mgr Villot tient à faire remarquer que le Pape, dans son allocution de Noël aux cardinaux, a cité son propre discours (du 11 octobre 1962) d'après le texte italien, assez différent du texte latin. » 175:138 Mgr Villot ne disait d'ailleurs pas la vérité. Au moment où il formulait sa remarque, Jean XXIII avait cité non pas *une fois* mais déjà *trois* fois ce passage : *deux* fois en latin, une en italien ([^25]). Ce qui met davantage en évidence à quel point Mgr Villot faisait ainsi un choix, volontaire, délibéré, *apparemment aventureux,* puisqu'il se prononçait contre le texte officiel, tel que Jean XXIII l'avait lui-même prononcé, puis promulgué, puis cité deux autres fois, et qu'il avalisait et privilégiait de son propre chef une version italienne non officielle, citée une seule fois... Mais sans doute Mgr Villot savait-il fort bien ce qu'il faisait, et pourquoi, et pour qui. Il en a reçu, dans la suite de son éblouissante carrière*, mercedem suam*. Les évêques français, pendant que Jean XXIII pro­nonçait en latin son discours du 11 octobre, le lisaient en traduction française (conforme à la version italienne). Ils en furent soulevés d'enthousiasme : « *suivant les méthodes dont use la pensée moderne *» ! Ils se mirent à l'œuvre aussitôt dans ce sens. C'était, dans l'ordre métho­dologique, le cœur même de ce que j'ai nommé *l'hérésie du XX^e^ siècle* ([^26]). L'évolution doctrinale qui a suivi n'a en somme rien fait d'autre ni de plus que de se mettre à l'école des « méthodes dont use la pensée moderne » : lesquelles, dans ce qu'elles ont de spécifique, sont *le contraire* de la pensée chrétienne. 176:138 Je me suis longuement accroché et tenu ferme au seul texte authentique, officiel, latin, tel qu'il avait été prononcé, tel qu'il avait été reproduit dans *L'Osservatore romano,* tel qu'il avait été promulgué dans les *Acta*. Mais la pensée réelle qui était au pouvoir, ou qui y avait déjà un pied avant d'y être tout à fait, était bien celle qui s'exprimait dans les fausses traductions, et non pas celle du texte officiel. On a quelquefois reproché (et moi-même) à l'abbé de Nantes de ne pas tenir assez compte du texte authentique latin des récents documents conciliaires ou pontificaux, et de s'en prendre aux versions vernaculaires, approximatives, glissantes, inexactes qui en étaient répandues dans les journaux. Juridiquement, scientifiquement, l'abbé de Nantes avait tort à coup sûr. Mais une intuition plus profonde -- à la fois plus confuse et plus juste -- le guidait. Ces traductions inexactes venaient de haut ; elles étaient partout *reçues,* non par erreur, mais parce qu'on le voulait ainsi avec une persévérance sans défaut ; et quelques mois ou quelques années plus tard, elles devenaient officielles. Fausses, certainement, par rapport au document qu'elles prétendaient traduire, elles étaient *plus vraies* en ce quelles anticipaient sur le document suivant. Pour qu'une telle anticipation se soit vérifiée à tout coup, il faut bien qu'elle ait été opérée chaque fois en parfaite connaissance de cause. D'autres s'en sont aperçus sans le dire. La *Documentation catholique*, encore pour le discours du 11 octobre 1962, remarquait explicitement que «* la traduction italienne est notablement différente du texte latin *» ([^27]) ; elle avait l'habitude de corriger d'après le texte latin les traductions françaises reçues (reçues du Vatican). Il apparaît que la *Documentation catholique* y a renoncé, elle reproduit désormais, sans y rien changer, les traductions inexactes : sans doute parce qu'elle a compris qu'en fait ces traductions inexactes sont plus vraies, ou vont rapidement devenir plus vraies, que le texte latin officiellement promulgué. \*\*\* 177:138 Il me vient un autre souvenir concernant Mgr Villot. Au moment où s'ouvrait le Concile, la revue ITINÉRAIRES de décembre 1962 écrivait : « *Les projets les plus extrémistes apportés sous les voûtes de Saint-Pierre, si on les considère un à un et isolément, et si pour chacun d'entre eux il s'agissait de le prendre en considération en éliminant tous les autres, seraient non pas tous, mais pour plusieurs d'entre eux, matière à discussion sereine et instructive.* « *C'est quand on les prend* SIMULTANÉMENT *qu'on les voit constituer un ensemble formidable...* « *Tous ensemble, ces projets ont un* POINT DE CONVERGENCE* : l'éclatement de l'intérieur, la dissociation, la désintégration de l'Église. *» ([^28]). Nous donnions une liste de ces projets « convergents ». Elle fit scandale. Mgr Villot m'écrivit, c'est la dernière lettre que j'aie reçue de lui, pour m'assurer que rien de tout cela n'était proposé ou soutenu par personne, et que je faisais le plus grand tort à l'Église en osant publier des imaginations aussi délirantes. Or, voici, telle que nous l'avons publiée en décembre 1962, et telle que Mgr Villot pourra la relire en décembre 1969, cette liste imaginaire, selon lui, de projets dont il déclarait que personne n'y songeait et qu'il n'en serait jamais question : 1\. -- Attribution de pouvoirs juridiques autonomes aux conférences nationales, continentales, raciales des évêques. 2\. -- Démembrement des Congrégations de la Curie romaine, remplacées pour une partie par les diverses « commissions épiscopales » de chaque épiscopat national, racial ou continental, et pour l'autre partie placées sous le contrôle collégial des évêques. 178:138 3\. -- Suppression du latin étendue aussi largement que possible dans la liturgie et dans l'enseignement. 4\. -- Mariage des prêtres. 5\. -- Suppression de la Messe obligatoire du dimanche. 6\. -- Abandon des méthodes et formulations « scolastiques » en théologie. 7\. -- Refonte de la doctrine en fonction des philosophies modernes (particulièrement l'hégélianisme, le marxisme et le teilhardisme). 8\. -- Abandon des écoles confessionnelles en échange de la concession d'une aumônerie dans l'enseignement d'État. 9. -- Profession de foi socialiste. 10. -- Coexistence et compromis avec le com­munisme. Vous direz que Mgr Villot ne fut pas bon prophète, et n'était pas très clairvoyant, quand il affirmait en 1962 que rien de tout cela n'était en vue. Ce n'est pas mon avis. Mgr Villot a toujours été un homme très bien informé. Le pauvre cher Fabrègues, à la même époque, était scandalisé par la publication de cette liste en dix points. Il me fulminait que « le Saint-Esprit ne permettrait jamais », et que je manquais coupablement de confiance en l'Esprit Saint présent dans son Église. Je pensais (et je pense de plus en plus) que la confiance en l'Esprit Saint n'est pas exactement ce que Fabrègues imaginait Connaissait-il d'assez près la théologie ? et l'histoire de l'Église ? Ce qu'il en a écrit parfois paraît de seconde main. Homme d'une grande spiritualité, homme intérieur, mais beaucoup plus littéraire que doctrinal, Fabrègues était mal armé pour les temps que nous vivons. Il fut plus ou moins courageux dans l'immédiate après-guerre ; depuis l'ouverture du Concile, on l'a vu s'estomper progressivement ; et aujourd'hui, malgré son article hebdomadaire continué par habitude, personne ne saurait dire où donc il est passé. 179:138 18 octobre Dominique Morin, le premier typographe de France, l'éditeur du Père Emmanuel, qui vient de nous donner le *Catéchisme de la famille chrétienne,* fauché en plein travail, absent, sur son lit d'hôpital... Son courage l'en tirera. Nous avons tous besoin de son courage. 19 octobre C'est aujourd'hui sans doute, aujourd'hui seulement que parvient à Paul VI la lettre des cardinaux réclamant l'abrogation du nouvel ORDO MISSÆ. La lettre des cardinaux ? Ils étaient plus d'une vingtaine à juger nécessaire de demander au Pape cette abrogation. Ils étaient très déterminés dans leurs propos secrets. Au moment de signer ils ont longuement hésité -- ce qui a beaucoup retardé l'envoi de la lettre et à la fin des fins ils n'ont pas osé. C'est encore la lettre « des cardinaux » : mais ils ne sont pas vingt. Ils ne sont même pas huit, les huit du dernier carré, pauvre carré qui tourne en rond, ayant ainsi résolu pour lui-même le problème de la quadrature. Ils sont deux ; et complètement stupéfaits de rester les deux seuls signataires. Ils ne manquent pas de bons amis pour leur représenter qu'ils se sont dangereusement « isolés » en ne se dérobant pas eux aussi. Les redoutables, les *terrific* cardinaux « intégristes », contre l'intransigeance desquels on ameute les populations dans trois ou quatre continents, en sont au point de ne plus même oser adresser une simple REQUÊTE, au Souverain Pontife. \*\*\* 180:138 L'abbé de Nantes a publié la lettre, avec l'une des deux signatures. *L'Homme nouveau* y a fait une allusion à la fois ésotérique et optimiste, en parlant de « dix-sept » car­dinaux signataires. Salleron la publie aujourd'hui dans *Carrefour,* la donnant pour « attribuée à un membre émi­nent du collège des cardinaux », et précisant : « faute d'une confirmation de celui-ci, nous ne publions que le texte de cette lettre sans la signature ». Il n'est pas certain que celui-ci ni l'autre cardinal donneront une confirmation publique. J'ai, bien sûr, la photocopie de leurs deux signatures manuscrites au bas de la lettre à Paul VI. 21 octobre « *Una Voce* chante faux. » Voilà le nouveau langage de Radio-Vatican. Ses microteurs imaginent se mettre au goût du jour ? Eux qui croient chanter juste, ils veulent de la « musique moderne » dans les églises. La musique « moderne », pour eux, ce n'est pas Claude Duboscq (qu'ils ne connaissent même pas), c'est le jazz, et de préférence le *faux* jazz, comme Hugues Panassié (qu'ils ne connaissent pas davantage) pourrait le leur expliquer. 181:138 23 octobre Les microteurs vaticans attaquent maintenant Marcel Clément. Ils le traitent en substance de négligeable imbécile, et littéralement de « crâne enfiévré ». L'article de *L'Homme nouveau* qu'ils apostrophent est celui où Marcel Clément défend « la vraie collégialité », approuve ardem­ment « le Concile », recommande d'être « en communion fraternelle, mais aussi filiale et docile, avec le Pape », et fait l'apologie de Paul VI qui agit « lentement mais sûre­ment ». Radio-Vatican ne discute d'ailleurs aucun de ces points : Radio-Vatican ne s'en prend pas aux idées, mais attaque les personnes. On fait ce qu'on peut. \*\*\* Il y aurait beaucoup de pharisaïsme à continuer de feindre que l'abbé de Nantes soit le seul écrivain français « désavoué » par le Vatican. Un rédacteur de *La France catholique,* le P. Bouyer, a été clairement « désavoué » par un discours de Paul VI : désavoué pour avoir parlé de *décomposition* du catholicisme. La « soumission » telle que l'entend et la pratique *La France catholique* va-t-elle l'amener à traiter le P. Bouyer comme elle traite l'abbé de Nantes ? La « radio du Pape » attaquait l'autre jour *Una Voce,* maintenant Marcel Clément : les théoriciens de l'obéis­sance qu'ils disent inconditionnelle, et que nous disons ser­vile, vont-ils s'imposer à eux-mêmes la sorte de « sou­mission » qu'ils prêchaient aux autres ? 182:138 Ils diront peut-être qu'une philippique de Radio-Vatican n'est pas *un acte doctrinal du Magistère.* Ils viendront donc à la distinction, parfaitement traditionnelle, classique, né­cessaire, que nous rappelons depuis des années. Mais qu'alors ils daignent ne pas se souvenir de cette distinction seulement quand elle leur est commode. L'encyclique *Ecclesiam suam*, par exemple, N'EST PAS elle non plus un acte doctrinal du Magistère... -- Comment osez-vous ? -- Je n'ose rien du tout : c'est l'encyclique elle-même qui l'affirme, dans son texte latin et dans toutes ses traductions, savez-vous lire ou non ? et Paul VI l'avait répété dans son discours de présentation. \*\*\* Du Vatican ne viennent pas seulement des philippiques, mais aussi des douceurs, des honneurs, des éloges. Les philippiques vaticanes sont réservées à une certaine catégorie d'écrivains, à vrai dire fort vaste, puisqu'elle va de l'abbé de Nantes au P. Bouyer, en passant par *Una Voce* qui « chante faux » et par Marcel Clément qui est un « crâne enfiévré ». En revanche, depuis deux ou trois ans ou un peu plus, les discours pontificaux citent avec insistance Chenu, Congar, Rahner, Laurentin, nous renvoyant à leurs ouvrages pour notre édification et notre instruction ; et même Oraison... \*\*\* Un exemple donné de si haut, et avec une telle persévérance, porte des fruits abondants et profonds. Même *L'Ami du clergé* se met à présenter les livres d'Oraison sans aucune critique ni réserve (voir son numéro 42 du 16 octobre, page 631). Ils seront donc lus avec avidité et confiance. Ils le sont déjà. On l'a voulu, on l'a. 183:138 24 octobre Notre ami Marcel Clément a en commun avec nous la fidélité catholique à la Succession apostolique et à la Primauté du Siège romain : il y ajoute une fervente admiration, que nous ne pouvons toujours ressentir, pour les actes et les propos de Paul VI. Il milite pour « le Concile », interprété certes en un sens catholique, sans s'inquiéter autant que nous des dangereuses ambiguïtés insinuées dans plusieurs de ses décrets. Il s'impose, non par crainte, mais par l'effet d'une conviction morale que nous respectons sans la partager, de tenir silencieuse la réprobation qu'appellent les documents souvent scandaleux, et parfois matériellement hérétiques, publiés par l'épiscopat français avec l'apparence d'une approbation, pas toujours tacite, du Saint-Siège. Et c'est lui que Radio-Vatican injurie et tourne en ridicule ! Quelqu'un me dit : -- C'est bien fait pour lui ; cela lui servira de leçon. Je ne suis pas de cet avis. Ce n'est pas *bien fait ;* c'est atrocement, c'est en tous points mal fait. C'est l'affreux visage du désordre venant d'en haut et de l'injustice nuancée d'une volontaire méchanceté. La leçon de l'affaire, elle est pour nous, elle est pour tous. Louis Salleron écrivait de l'abbé de Nantes -- « *Défenseur acharné du pape, il le morigène... *» ([^29]). On conçoit que l'objet d'une sollicitude de cette sorte puisse en éprouver de l'impatience ou de l'agacement. Mais pour Marcel Clément ! Que vous défendiez la Primauté romaine de la manière brutale et critique qui est celle de l'abbé de Nantes, ou de la manière respectueuse et inconditionnelle qui est celle de Marcel Clément, vous serez, sous le règne actuel, également réprouvés par l'un ou l'autre des organes du Vatican. Voilà pour la « leçon ». 184:138 En août, l'abbé de Nantes a été explicitement *disqualifié.* En octobre, Marcel Clément est en substance *disqualifié* par le portrait menteur que l'on en fait. Après le coup de matraque du mois d'août, la gifle du mois d'octobre : moins solennelle, plus cruelle. Les deux coups sont également inopérants. Le premier aurait pu bénéficier d'un certain climat de confusion et de malentendus. Le second est trop présomptueux. Marcel Clément est bien connu parmi les catholiques de France et d'ailleurs. Il est entouré d'amitié, d'estime et de respect : même de la part de ceux qui ne le manifestent pas, et l'on s'y sera trompé de l'autre côté des monts. Sur l'appréciation des circonstances particulières, sur les questions de stra­tégie et de tactique, et sur beaucoup de choses secondaires, il arrive sans doute que Marcel Clément soit discuté, quel­quefois avec vivacité, quelquefois avec colère, mais cette sorte de colère ou de vivacité qui, même excessives, sont réservées aux amis que l'on estime et que l'on admire. Que l'on estime et que l'on admire à une profondeur spirituelle infiniment plus grande, où ne pénètre aucun écho des désaccords superficiels. Oui, les microteurs d'outremont s'y seront trompés. S'ils l'avaient compris, ils n'en auraient pas moins désiré accomplir leur mauvais coup : ils n'au­raient pas osé. Lorsque l'épiscopat français publia en novembre 1968 sa fameuse *Note pastorale,* toujours non rétractée, tou­jours en vigueur, comme le catéchisme falsificateur, de braves gens qui n'avaient jamais triché -- et d'autres qui n'avaient jamais triché sans savoir qu'ils avaient commis un péché appelant contrition sincère et ferme propos -- entendirent comme ils ne pouvaient pas ne point l'entendre que la permission leur était donnée. Le Pape ? *Humanæ vitæ ?* C'est qu'ils avaient sans doute mal compris, puisque maintenant l'épiscopat français permettait. Ils se dirent entre eux, avec un contentement qu'ils n'attendaient pas : -- Eh bien ! achetons-la, cette pilule... 185:138 Mais ils n'étaient pas très sûrs de la qualité du conten­tement qu'ils en éprouvaient ou qu'ils s'en promettaient. Quelque chose en eux restait réticent ou mal assuré. Alors ils prirent d'un commun accord une décision conserva­toire : -- C'est trop grave. Attendons le numéro de *L'Homme nouveau*. Attendons ce qu'en dira Marcel Clément. Ce n'est pas l'histoire d'un couple que je raconte : mais de dizaines, de centaines, de milliers. Arriva le numéro de *L'Homme, nouveau,* c'était celui du 17 novembre 1968, celui d'une gloire invisible et qui ne passera point. Il arrivait, il circulait, il fut partout, dans un de ces silences profonds qui font dire qu'un ange passe. Des anges passaient sans doute, le transportant de foyer en foyer. Si les microteurs vaticans lisent ces lignes, ils vont me trouver encore plus ridicule que Marcel Clément, car ils savent bien que les anges ont été remplacés par les ondes radiophoniques, notamment par les leurs. L'ar­ticle de Marcel Clément n'avait pas un mot pour nommer la prévarication de l'épiscopat français, mais il lui barrait la route ; il montrait qu'avec ou sans *Note pastorale,* au­cune hésitation n'était possible en conscience sur ce que l'Église avait toujours dit, et qu'*Humanæ vitæ* avait rap­pelé sans équivoque. Au grand Livre de Dieu sont inscrits le nombre et le nom et le prénom de tous ceux qui, troublés un moment par l'épiscopat français, doivent à Marcel Clément d'avoir retrouvé la clarté de la conscience, d'être restés dans le devoir, de n'avoir pas perdu la direction de la sainteté. Ils le doivent à Marcel Clément le *premier* et finalement *le seul* dans les *journaux* catholiques d'appellation con­trôlée. Cette gloire ne lui sera point ôtée. Cette gloire et quelques autres analogues sont hors des prises d'une radio, même vaticane, et des prévaricateurs, même épisco­paux. 186:138 Quand *c'est trop grave*, quand il s'agit du salut éternel, beaucoup de familles chrétiennes ne se risquent pas à croire sur parole des « Notes pastorales », « Déclarations » et « Communiqués » qui, à leur médiocrité à vomir, ajoutent maintenant une insoutenable odeur de pourriture spirituelle. Depuis des années, des milliers et des milliers de bons chrétiens qu'intimide notre franc-parler ou qui ne sont pas armés pour suivre nos argumentations théologiques se tiennent arrimés à cette planche de salut. Chaque fois qu'on leur propose, avec de diaboliques habiletés, ou qu'on tente de leur imposer, par voie d'autorité arbitraire, ce qu'ils avaient appris à tenir pour une *erreur* ou pour un *péché*, ils se disent : -- Attendons ce qu'en dira Marcel Clément dans *L'Homme nouveau.* Il n'est pas inégal à cette extraordinaire responsabilité de fait, en ces temps où d'autres sont plus qu'inégaux à leurs responsabilités de droit. Il n'est pas infaillible, notre Marcel Clément, ce n'est point comme tel qu'on attend son avis. Mais ceux même qui supportent mal ses défauts, ou qui s'en font une idée exagérée, savent qu'il est incapable de transiger sur aucun point relevant de la doctrine du salut éternel. Ils savent bien que s'il aperçoit la moindre possibilité -- même chimérique, mais honnête -- de ne pas contredire les évêques français, il ne les contredira point : ce qui donne tant de poids à sa parole quand il estime en conscience ne pouvoir faire autrement que les contredire. Et cette parole, et ce poids, auront sauvé combien d'âmes. Radio-Vatican a voulu donner à son attaque contre Marcel Clément le caractère d'une gifle et la marque du mépris. Cette bassesse radiophonique n'est pas la première qui nous vienne du Vatican : mais maintenant, cette bassesse se remarque, et on la tient pour ce qu'elle est. 187:138 25 octobre Nous « choisissons » parmi ce qui nous vient du Vatican ? Nous tenons pour obligatoire et irréformable la doctrine d'*Humanæ vitæ,* et point celle d'*Ecclesiam suam ?* Nous tenons le modernisme et le communisme pour condamnés, et nous n'adhérons pas aux « condamnations » vaticanes lancées dans les journaux contre l'abbé de Nantes ou sur les ondes contre Marcel Clément ? Mais bien sûr ! Nous ne tenons pas non plus pour irréformables les documents promulgués par le Concile pastoral Vatican II : nous savons ce qu'ils ne sont pas, on nous l'a dit, ils ne sont pas infaillibles, mais on ne nous a pas encore dit ce qu'ils sont, quelle est leur *note théologique.* Les conciliaristes et post-conciliaires, incapables de nous donner cette indispensable précision, s'en vont maintenant insinuer que les « notes théologiques » n'ont plus aucune importance, c'est une notion de manuel, une notion juridique, une notion aussi périmée que la nature, la substance, le consubstantiel et la transsubstantiation... Reportez-vous à la page 14 du Rapport doctrinal de l'épiscopat français (1957) : « Incapable de distinguer, à l'aide des diverses notes théologiques, ce qui, dans la doctrine, est définitivement fixé, susceptible de progrès, ou laissé encore à la libre discussion, des théologiens... » L' « incapable » en question, c'était l' « intégrisme » en 1957 (selon l'épiscopat). Il semble qu'aujourd'hui l' « incapable » soit le conciliarisme, l'épiscopalisme et tout le mouvement subversif qui s'avance sous le masque de la soumission aveugle et servile prêchée aux autres par des révoltés sans foi ni loi. \*\*\* 188:138 Même un Pape peut s'exprimer, et de fait s'exprime souvent, à titre d'*auteur privé.* Jean XXIII avait voulu que beaucoup de ses discours ne soient rapportés dans *L'Osservatore romano* qu'en style indirect, espérant éviter par là qu'on puisse les confondre avec un enseignement du Magistère. Cela n'a rien empêché. Voyez par exemple les derviches fétichistes d'une publication comme *Doctrine et Vie,* écrivant dans leur numéro de janvier 1969 (page 9) : « Dans cette chronique des lectures « recommandées » nous attirons toujours l'attention sur ce qui vient de l'autorité enseignante de l'Église pour nous donner sa doctrine. » Et aussitôt, à ce titre d'AUTORITÉ ENSEIGNANTE DE L'ÉGLISE, ils nous recommandent le livre *Les saisons de l'âme,* recueil de réflexions que Jean XXIII notait pour lui-même au jour le jour. Ouvrage certes intéressant, et émouvant ; mais le recommander dans la catégorie de « *ce qui nous vient de l'autorité enseignante de l'Église pour nous donner sa doctrine *», ce serait une imposture si ce n'était plutôt, sans doute, une monumentale bévue. Que cette bévue soit signée Jean Daujat, qui passait tout de même pour un peu frotté de théologie, et qui se pique d'enseigner doctoralement la doctrine, voilà qui caractérise le climat de confusion dans lequel plusieurs esprits un peu faibles ont pu glisser les yeux fermés de l'obéissance chrétienne à l'obéissance servile, et de l'obéissance servile à un fétichisme absurde. 189:138 Que des paroles prononcées par un Pape manifestent quelque faiblesse ou quelque équivoque, même en des matières touchant plus ou moins à la foi, cela n'est ni impossible ni sans précédent. Car toute parole d'un Pape n'est pas un enseignement magistral. On a vu des Papes distinguer eux-mêmes entre : *a*) ce qu'ils disaient ou publiaient à titre de théologien privé et *b*) les actes de leur Magistère. Il serait utile, il serait urgent que l'on nous dise avec autorité si et comment cette distinction s'applique aujourd'hui aux discours du mercredi et à d'autres communications ou homélies. Cette distinction n'est pas du tout la distinction entre le Magistère ordinaire du Pape et son Magistère extraordinaire, qui ont l'un et l'autre autorité. Il s'agit, différemment, de distinguer, parmi les paroles et les écrits d'un Pape, entre ce qui relève de son Magistère et ce qui n'en relève pas. Dom Paul Nau l'avait rappelé il y a quelques années ([^30]) : Benoît XIV, par exemple, concernant son *De canonisatione sanctorum,* déclarait explicitement que cet ouvrage n'avait pas d'autre autorité que celle d'un *privati auctoris,* d'un auteur privé. La même affirmation, signalait encore Dom Paul Nau, se rencontre même à l'intérieur de Constitutions apostoliques, à propos d'opinions théologiques seulement proposées ; ([^31]). Dom Paul Nau énonçait en 1956 cette évidence qui a été trop oubliée, surtout depuis une dizaine d'années : « *Dans le domaine de sa compétence, la foi et les mœurs, celle même de l'Église enseignante, la volonté du Souverain, Pontife est décisive. Instrument conscient, le Vicaire du Christ ne peut engager l'autorité dont il est le dépositaire que dans la mesure où il l'entend.* 190:138 *Des cas existent où le Pape se refuse à accepter un tel engagement, que parfois même il déclare expressément ne pas vouloir prendre. Paroles et écrits du Pape ne seront pas alors des actes pontificaux, mais seulement des actes privés qui n'appartiennent pas au Magistère de l'Église. *» Distinction classique entre « les actes *du pape*, où le Pape agit sans engager la juridiction suprême qu'il possède, et les actes *pontificaux* où il engage son autorité de Vicaire de Jésus-Christ » ([^32]). Ce n'est pas seulement quand un Pape dit : « Il fera beau demain », ou autres choses de ce genre, qu'il n'y engage pas son autorité. C'est aussi, c'est même, parfois ou souvent, quand il parle, fût-ce en public, de la foi, du dogme, de la morale : par exemple quand Paul VI, le 21 mars 1967, un an avant *Humanæ vitæ*, déclarait au Pasteur Boegner sa douleur de ne pouvoir autoriser la contraception aussi rapidement qu'il le voulait ([^33]). -- Et c'est pourquoi les théologiens qui envisagent le cas d'un Pape tombant dans l'hérésie en privé n'entendent point par là en secret. Le « privé » dont il est question ici ne se distingue pas du « public » : il se distingue des actes explicitement et officiellement promulgués comme actes du Magistère. Et même, à l'intérieur de ces actes, on peut distinguer ce qui est proprement l'objet de la promulgation, et ce qui est considérations et opinions de la personne privée. Ces précisions n'ont jamais été plus nécessaires, en notre siècle, que depuis 1958 : pour plusieurs raisons ; et d'abord pour une raison bien simple, suffisamment exprimée à travers certaines déclarations du cardinal Ottaviani ([^34]) : 191:138 QUESTION : *Et Pie XII ? Vous l'avez très bien connu ?* RÉPONSE : Oui C'était merveilleux de le voir préparer un discours. Il poussait le souci de l'exactitude jusqu'à la virgule. La minutie avec laquelle il nous corrigeait nous faisait sourire. Nous étions un peu impertinents ! Mais il voulait que les choses soient faites à la perfection. QUESTION : *Avec Jean XXIII le style a changé ?* RÉPONSE : Oh ! oui. Nous disons : « Parlava e lavorava alla buona. » (Il parlait et travaillait à la bonne franquette)... Nous comprenons mieux depuis 1958 quel bienfait, quelle bénédiction est un Pape qui, avant de parler en public, « pousse le souci de l'exactitude jusqu'à la virgule » et « veut que les choses soient faites à la perfection ». \*\*\* Des Papes comme Benoît XIV et saint Pie X ont donc rappelé ou fait rappeler d'une manière ou d'une autre la distinction entre : a\) les actes « du Pape », c'est-à-dire de la personne privée, -- même si ces actes sont publics, et même s'ils touchent matériellement à des points de dogme ou de morale ; b\) les actes « pontificaux », c'est-à-dire les actes du Magistère. Par inadvertance (ou par calcul ?), on a laissé perdre de vue cette distinction, et s'établir une confusion à peu près complète. Dans cette confusion, la Secte implantée à l'intérieur de l'Église (et jusqu'au Vatican) conditionne les consciences à un comportement *inverti* : 192:138 1° Les actes « pontificaux », où le Pape engage l'autorité de son Magistère, comme *Humanæ vitæ,* sont mis en discussion, contestés, rejetés même par des évêques. 2° Les actes « du Pape », c'est-à-dire les opinions de la personne privée, sont imposés, *par les mêmes,* aux consciences comme obligatoires. 26 octobre Infamie sur infamie, ça n'arrête plus. *Le journal la croix* daté d'hier nous raconte (c'est moi qui souligne) : Le nouveau rituel des funérailles, préparé dans le cadre de la réforme liturgique, a été publié vendredi à Rome (...). Le *nouveau* rituel (*l'ancien* remontre à 1614) *se caractérise par* les points suivants : -- *Affirmation constante* que la mort, pour un chrétien, est un passage vers Dieu qui a ressuscité le Christ et donc nous ressuscitera au dernier jour. (...) -- *Respect des sentiments* de douleur que tous, et en particulier la famille et les amis du défunt, éprouvent devant la disparition d'un être cher... Dire que le nouveau rituel se distingue de l'ancien en ce qu'il *se caractérise par* l' « affirmation que la mort est un passage vers Dieu », -- c'est dire que l'Église, depuis trois siècles, ne l'affirmait plus dans son rituel des funérailles. 193:138 Prétendre que le nouveau rituel *se caractérise par* le « respect des sentiments de douleur », -- c'est assurer que le précédent rituel n'avait pas ce respect. Infamie grotesque. Infamie impie. Mais infamie installée, que les perroquets de la soumission servile vont partout répéter par « obéissance ». 27 octobre Demander que la Curie romaine soit « au service » non plus du Pape tout seul, mais du Pape *et* du collège épiscopal, c'est vouloir empêcher, le Pape de *gouverner* les évêques : il ne gouvernera pas deux ou trois mille évêques s'il n'a pas une Curie à ses ordres pour cela. Admettre que le Pape ne doit entendre un prêtre ou un laïc que par l'intermédiaire ou avec le consentement préalable de l'évêque du lieu, c'est abroger en fait son pouvoir immédiat sur chacune des parties de l'Église. Par de telles « modalités », qui paraissent purement « techniques », on efface la Primauté : pouvoir *sur* les évêques, et pouvoir direct *sur* chacun des sujets de chaque évêque. On n'aperçoit plus ces simples évidences ? Je n'en suis pas sûr. Du côté qui réclame constamment et du côté qui constamment renonce peu à peu, je suppose davantage un consentement aux conséquences qu'un aveuglement absolu sur leur portée. Mais certes je n'en sais rien. Comme tout le monde, je cherche une explication ; comme il se doit, j'avais commencé par les plus bienveillantes, et les plus bénignes : au fil des mois et des années, il m'apparaît de plus en plus qu'elles ne suffisent pas... 194:138 28 octobre L'inattention générale aux choses essentielles, aux éléments décisifs, à ce qui est *la clé* de tout le reste, est sans doute innocente et spontanée chez la plupart, au début. Il faut bien qu'elle soit volontaire chez ceux qui, même avertis, continuent à ne voir que des détails et à les croire sans articulation entre eux. Tout ce que raconte le card. Suenens dans ses livres, dans ses « interviews », dans ses déclarations au Synode et autour du Synode est absolument insignifiant, ou très secondaire. Il n'a dit qu'une chose importante ; mais alors, capitale : « *On peut faire une impressionnante liste de thèses enseignées à Rome, avant-hier et hier, comme seules valables, et qui furent éliminées par les pères conciliaires. *» ([^35]) Toute la crise de l'Église dépend ou tourne autour de cette fausse croyance, largement répandue. Il n'y a pas, au fond, d'autre problème. Personne ne s'y arrête. \*\*\* Toute l'action du card. Marty, véritable animateur et chef de la Conférence épiscopale française même quand il n'en était encore que le « vice-président », s'explique par sa conviction que le Pape n'est pas la tête de l'Église : « *Puisque vous parlez de tête et de corps, laissez-moi vous rappeler que dans l'Église, la tête c'est le Christ. Ni les évêques, ni le premier d'entre eux ne sont la tête. *» ([^36]) On feint de n'avoir pas entendu ce que parler veut dire. \*\*\* 195:138 Tout l'énigmatique problème de la personnalité de Paul VI trouve son explication dans un livre qui n'est pas secret, le livre des *Dialogues* de Jean Guitton avec lui. Mais on ne sait pas lire ; on se perd dans l'accumulation des détails, la riche multiplicité des traits, pourtant instructives si on en recompose le puzzle au lieu de s'y laisser divertir. D'ailleurs, une page du livre suffit, en un sens ; la page 27, celle où Guitton a enregistré les propos de *son interlocuteur de 1950*. J'ai analysé la chose avec, je crois, précision, aux pages 154 à 159 de notre numéro de décembre dernier ([^37]) ; sans prétendre trancher entre plusieurs interprétations possibles, mais en cernant *le fait* lui-même : un fait qui est demeuré identique et constant par la suite, révélateur d'une *méthode* ou d'un *système.* Un système calculé ? un système spontané ? Une *constante* en tous cas. 29 octobre Dans *Le journal la croix* en date d'aujourd'hui, le discours par lequel Paul VI, lundi, a clôturé le Synode. Il y réaffirme que la *collégialité* de l'ordre épiscopal a été *déclarée* par le récent Concile œcuménique Vatican II. Déclarée par le Concile ? de la même façon que le Concile a *sacrifié* le latin liturgique en prescrivant de le *conserver...* 196:138 Le P. Congar (je crois bien que c'est lui) avait donc raison à l'époque, quand il insinuait en substance que la fameuse *Nota praevia explicativa* n'était faite que pour rallier habilement la « minorité » et aboutir à l' « una­nimité »... J'ignore si le discours d'ouverture et le discours de clôture sont des actes « pontificaux » ou des actes « du pape ». Même si j'avais une opinion assurée à ce sujet, elle n'aurait bien sûr aucune importance. Je pense, et même je crois évident, qu'ils ne manifestent pas l'intention de procurer un enseignement irréformable. Mais sont-ils des actes du Magistère pontifical ? En tous cas, et quelle que soit l'opinion explicative que chacun ait à part soi sur la confusion où nous sommes plongés, l'Église n'en pourra sortir que par un *jugement* explicite porté clairement par *l'autorité* suprême. A vues humaines, ce n'est pas pour demain. Mais en attendant, rien ni personne ne peut remplacer ce jugement, s'y substituer ou en tenir lieu. \*\*\* *Le Figaro* publiait pendant tout le Synode un feuilleton intitulé : *La nuit qui n'en finit pas.* 30 octobre Il est probable que beaucoup des discours de Paul VI sont actes « du pape », par distinction d'avec les actes « pontificaux » : le genre littéraire qu'il y emploie suggère lui aussi l'opportunité de cette distinction, tout en rendant parfois son application plus difficile. Mais la promulgation du nouvel ORDO MISSÆ est assurément un acte « pontifical », encore qu'il ne soit ni infaillible ni irréformable. 197:138 La *réforme* de cet acte, et même son abrogation, lui a été immédiatement demandée par deux cardinaux au moins. Le cardinal Ottaviani ne s'est pas opposé à ce que *l'une* de ses requêtes au Souverain Pontife, celle que l'on connaît, soit rendue publique. Nous sommes là dans une situation extrêmement grave et extrêmement délicate ; et qui a peu de précédents. Ceux qui n'y aperçoivent aucune difficulté, que leur faudrait-il donc ? 31 octobre Carteret. La lande de Lessay. Saint-Sauveur le Vicomte. Barbey d'Aurevilly... Dominique Morin, sur son lit d'hô­pital, m'assurait que Barbey est plus grand que La Va­rende. C'est peut-être une illusion de Normand. Les Nor­mands ont tellement aimé leur Barbey qu'ils n'arrivent pas encore à croire qu'un autre ait pu leur être donné, et qui le dépasse... Barbey, bien sûr, ce n'est pas rien. J'en ai emporté ici deux ou trois volumes, et *Le chevalier des Touches,* je l'avais promis à Morin. C'est beau, puissant, profond : enfin, presque. La Varende a un registre plus divers, et une telle maîtrise de la langue : la place du mot, le chant de la phrase, la composition musicale ; le rythme et la tension ; il est plus artiste, il est plus vigoureux, il est plus achevé. Ce qu'inaugurait Barbey s'est accompli en La Varende. \*\*\* 198:138 1^er^ novembre Le card. Jean Daniélou, l'abbé René Laurentin, le laïc Pierre Lemaire sont très satisfaits du Synode. D'autres en sont accablés. A ceux-ci s'adresse la liturgie de ce jour : *Venite ad Me omnes qui laboratis et onerati estis ; et Ego reficiam vos. Alleluia*. Toutes les époques de l'Église sont pour la sanctifi­cation de chaque chrétien. Toutes ont leur alleluia, parfois mystérieux et caché, mais qui ne passera point. 3 novembre Henri Pourrat. Joseph Hours. Georges Dumoulin. An­toine Lestra. Charles De Koninck. Henri Barbé. Dom Aubourg. L'abbé Berto. Que nos morts soient nos intercesseurs. Jean Madiran. 199:138 ### L'Église permissive par Thomas Molnar JE DEMANDE PARDON AU LECTEUR du barbarisme qui figure dans le titre, mais je ne parviens pas à traduire le terme américain, « permissive », appliqué aujourd'hui à la dernière étape, déjà en pleine décadence, de la société démocratique-libérale. On dit de la société améri­caine, anglaise et de quelques autres, qu'elles sont « per­missives » en ce sens que tout est permis à leurs membres dévergondés, à leurs professeurs intellectuellement cor­rompus, à leurs *media* transformant la vie culturelle et la vie publique en une immense poubelle. Le terme n'est pas d'ailleurs tout à fait correct, car il sous-entend l'existence d'une autorité morale, laquelle, tout en étant à présent aveu­gle, sourde et idiote, *permet* que l'on agisse contrairement à ses préceptes. Logiquement -- et le mal va toujours jus­qu'au bout de sa logique -- il faudrait inventer un autre terme indiquant ce que « permissive » exprime imparfai­tement c'est-à-dire l'autonomie totale de l'individu et de la société. Je parie que l'expression : *permissive society* sera bientôt remplacée par *société libre* ou *société nue* préfigu­rée par Sartre dans son ouvrage massif et obscène sur Jean Genet. Les jeunes filles droguées et convulsives qui se déshabillent pour « danser » et copuler devant les hippies réunis et vautrés dans leurs vomissures (« happenings » aux festivals de l'île de Wight en Angleterre et aux Mea­dows dans le Massachussetts cet été) sont les symboles de cette « société ». Au Moyen Age on les brûlait comme sorcières ; le vingtième siècle leur offre des contrats de film avant de les massacrer dans des rites obscènes comme c'est le cas de Sharon Tate dans sa villa de Hollywood. 200:138 Entre le happening et le massacre se place la « permissive society », autrement *la cité terrestre* (*Secular City*) prônée par le théologien protestant à succès, Harvey Cox. Sans trop simplifier ni schématiser, je dirais que l'Église aujourd'hui est une institution « permissive » en train de se transformer en Église libre, insistant, dans certains actes et documents formels, sur l'existence d'une doctrine, mais acceptant que le contraire soit prêché et promu. Nous sommes donc entrés dans une époque à laquelle Karl Rahner, qui en favorise l'arrivée, a donné le nom de « diaspora », voulant dire par là que l'Église n'aura qu'un petit coin modeste dans le pluralisme des idéologies se partageant l'humanité. Rahner, adepte d'un monde désacralisé, ou plutôt resacralisé par l'humanisme socialiste, sait de quoi il parle même s'il réserve toute l'horreur de sa pensée aux seuls auditoires américains, lesquels, moins pourvus encore que ceux d'Europe en sens critique, applaudissent le « courage » de ce grand théologien de dire des choses « nouvelles ». Quelle sorte d'Église connaîtrons-nous dans la « diaspora » ? Sans avoir des yeux de prophète nous pouvons dire que nous la connaissons déjà. Je constate, premièrement, que c'est une Église œcuménique car Vatican II et le Vatican III sous le signe duquel nous vivons, se sont, dans un premier mouvement, rapprochés des autres Églises groupées dans le World Council of Churches, et dans un deuxième mouvement, ont éclaboussé et terni l'image de la vérité du Christ, de sorte que ces autres Églises, déjà détachées de cette vérité quant au contenu de la foi, ont à présent définitivement coupé leur racine avec elle, définitivement et formellement. Je veux dire par là que tant que Rome maintint la foi et la doctrine intactes, le simple fait que la Parole du Christ était prêchée et obéie *quelque part,* retenait les autres au bord de l'abîme. Dès que « Vatican II et III » révélèrent le fait que dans le temple de Salomon le vide est adoré, les fonctionnaires du World Council of Churches se démasquèrent, eux aussi, et complètement. 201:138 Depuis 1965, année où « Vatican II » a pris fin pour inaugurer le processus sans fin de « Vatican III », les congrès estivaux du W. C. of C. se laissent glisser vers l'abîme. L'abîme du sexe et de la violence, les deux gardiens accueillants de la cité terrestre, la secular city. Des résolutions ont été passées en faveur de l'amour libre, du mariage à l'essai, de l'avortement et de l'homosexualité, en même temps que pour le combat des terroristes, la révolution, pour les victimes du racisme *blanc.* Cet été, après quelques réticences hypocrites, le W. C. of C. a résolu d'accorder une aide d'un demi-million de livres aux terroristes de tous les pays combattant les blancs. Lorsque l'archevêque anglican des Zoulous demanda que l'on combatte *tous* les racismes (et sur un continent multiracial il sait de quoi il parle), on lui répondit que « pour le moment » le véritable danger à combattre est le racisme blanc. Ma thèse est que sans l'atmosphère créée par « Vatican III » et la *permissiveness* dans l'Église catholique auquel il a donné le signal, les membres du W. C. of C. n'auraient pas passé le seuil du dévergondage moral qu'ils franchissent à présent d'un cœur léger, comme les enfants qui se conduisent mal quand ils peuvent prétexter l'inconduite des adultes, des parents. Je parle donc d'œcuménisme comme je parlerais de la complicité dans le mal, et je prévois que les membres du corps œcuménique se feront concurrence dans l'accomplissement d'actes de plus en plus absurdes et nuisibles. Ce genre d'œcuménisme et le genre rahnérien de diaspora ne sont pas en contradiction, car tous les deux ont leur point de départ dans la dissolution du caractère *catholique et apostolique* de l'Église. Les fonctionnaires de la nouvelle Église œcuménique (je refuse de les appeler soit prêtres, soit pasteurs) seront comme les fonctionnaires de l'État sorti des doctrines de 1789. Maurras disait que le nouvel État manque d'autorité, ce qui ne l'empêche pas de mettre la main partout et d'intervenir dans la vie des citoyens. Il s'agit donc d'un bureaucratisme, d'un pédantisme qui étouffe l'aspiration à la liberté dans l'ordre et la remplace par l'administration de détails insignifiants. 202:138 Car la démocratie telle qu'on la pratique dans les parlements occidentaux et leurs caricatures africaines ou asiatiques, ou bien la démocratie « à participation » telle qu'on la voit dans les universités américaines, françaises, allemandes et autres, se caractérise par la verbosité qui est le luxe des esprits mesquins. L'égalité se répand non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les valeurs culturelles, les notions, les mots, les comportements : tout est dévalorisé, ce qui n'empêche guère qu'insensiblement les choses sans valeur occupent graduellement le centre de l'attention. On voit ainsi l'édifice de l'Église atteint par les flammes, mais au lieu d'éteindre l'incendie on passe son temps à étudier et à épurer le calendrier, à envoyer des télégrammes de condoléances aux peuples en conflit, à arbitrer entre belligérants qui refusent toute intervention de ce genre. La démocratie « permissive » mène tout droit à la pratique de « *public-relations *» (je me sers d'américanismes, car, en effet, il s'agit de l'américanisation de l'Église), dernière étape d'un système écervelé, car à ce moment-là de la décadence les dirigeants n'ont que mépris pour ceux qu'ils manipulent : au lieu de leur inculquer des *concepts* et des idées claires comme le réclame toute démocratie en un premier temps, on montre aux citoyens des *images,* des mises en scène comme aux enfants, ou aux animaux qu'on veut dompter en vue de leur numéro de cirque. La « *public relations *» exige un nombre de plus en plus élevé d'*expositions* du produit à vendre, ou bien de l'homme à aduler : président de la république, étoile de cinéma, athlète, pontife -- peu importe. Le produit, ou l'homme-produit, est « exposé » à l'aide du *human touch* (encore un américanisme) c'est-à-dire qu'on le présente d'une façon stéréotypée, selon les conseils des psychologues, en le montrant non pas tel qu'il est, mais tel qu'il devrait être en vue de la popularité. Il n'est pas étonnant, par conséquent, que le mini-théologien à succès, Hans Küng (un autre qui réserve aux Américains les plus ahurissantes de ses « opinions »), fasse dans *Le Monde* le « Portrait d'un Pape » (20 août 1969) selon son propre cœur de progressiste insolent. 203:138 L'espace me manque pour reproduire ses bêtises, mais je ne puis résister à en citer deux passages : (le pape idéal) « mettrait tous ses soins à une authentique internationalisation, à une-réforme approfondie avec l'aide de théologiens et d'experts en sociologie, à la gestion, aux organisations internationales ». Plus loin : (le pape idéal) « ne serait pas contre le droit mais contre le juridisme ; non contre la loi, mais contre le légalisme ; non contre l'ordre, mais contre l'immobilisme ; non contre l'autorité mais contre l'autoritarisme ; non contre l'unité, mais contre l'uniformité ». J'ai écrit pareille prose vers ma douzième année et j'ai sans doute attribué à ce genre d'idées une profondeur métaphysique jamais encore atteinte. Mais justement, la *permissiveness* encourage la vacuité en nous et en ceux que nous admirons, théologiens ou chanteurs pop. Je lis dans l'hebdomadaire *Southern Cross,* journal à l'usage du clergé catholique sud-africain, que l'enquête organisée parmi les prêtres de la Grande-Bretagne sur la question « Quel est votre idéal d'un supérieur ecclésiastique ? » a conclu que la majorité aimerait voir à la tête des diocèses des hommes gais et tolérants, généreux mais pas trop intelligents, de bons copains pas du tout autoritaires, et qui comprennent les problèmes des prêtres. Les platitudes bombastiques de Küng trouvent leur écho chez le clergé anglais fuyant surtout l'intelligence. Mais cherchant aussi la générosité -- dites-vous. Il y a un an et demi j'ai eu un débat public sur « la crise de l'Église » à Columbia University de New York, contre le rédacteur catholique de la rubrique religieuse du *New York Times.* Le débat fut précédé d'un dîner réunissant les deux protagonistes et trois prêtres, dont l'aumônier des étudiants catholiques de l'Université. Pendant tout le repas, ces trois prêtres ne cessèrent de soupirer pour un archevêque nouveau pour New York qui serait peu après nommé cardinal. C'était entre la mort de Mgr Spellman et la nomination au poste vacant de Mgr Terrence Cooke. 204:138 Le désir de mes trois interlocuteurs ecclésiastiques allait, que dis-je, montait vers l'évêque James Shannon connu pour sa vio­lente dénonciation de la guerre au Vietnam et pour sa participation, par définition non-violente, aux côtés de Martin Luther King dans les manifestations de rue. Ces prêtres attachés à une université et universitaires eux-mêmes ne soufflaient mot des qualités morales ou intellectuelles que l'évêque Shannon possède ou non ; leur unique préoccu­pation était le « progressisme » de cet homme. Or, je lis dans un long article transmis par l'agence de presse que l'évêque Shannon vient d'épouser Mme Ruth Williams, une protestante, après plusieurs années (six) de correspondance et de contact personnel. Il ne l'a fait, bien entendu, qu'après avoir soigneusement interrogé sa conscience (conscience d'évêque ou conscience d'amoureux -- il ne le précise pas) qui lui a donné une réponse approbatrice. Ce serait le *happy ending* le plus total, mais voilà que l'heureux mari (56 ans) s'est demandé devant les journa­listes s'il ne venait pas de trahir -- non pas ses fidèles, ou l'Église, pensez-vous ! -- l'aile marchante et progressiste du clergé qui avait mis sa confiance en son *leadership.* Espérons que la crise de conscience ne fut pas de longue durée et d'une intensité à gâter les plaisirs de la lune de miel. Seulement, de toute façon, on peut rassurer M. Shan­non : le clergé qui lui est acquis ne verra pas dans son acte la trahison la plus basse, aggravée par une frivolité peu seyante à son âge sinon à son poste élevé ; au con­traire, ces prêtres y verront une preuve de plus de l'intran­sigeance romaine, une preuve de plus de la nécessité d'un clergé marié. Certaines encycliques peuvent s'y opposer ; mais la lettre adressée par Hans Küng aux évêques réunis cet été à Coire n'exige-t-elle pas, sur le ton du chantage, le droit de se marier, ainsi que le droit de participer aux mouvements politiques visant les changements « en pro­fondeur » de la société ? Voilà pour la « générosité » ! \*\*\* 205:138 Il est inutile de nier que l'Église telle qu'elle s'achemine vers l'an 2000 porte l'image esquissée ci-dessus. Elle est « permissive » (sans même être passée par l'étape propre­ment démocratique), désunie et dispersée, désacralisée au profit de la *secular city* (qui, elle, se trouve sacralisée), assumant, combien gauchement ! un rôle « révolutionnai­re », se préoccupant de son image publicitaire et per­mettant l'immoralité de ses membres. Bref, le Christ trans­percé par la main de ses propres enfants, de ses propres apôtres. Il serait facile de conclure que l'Église a choisi une nouvelle « ère constantinienne », c'est-à-dire qu'elle s'a­dapte aux maîtres du moment qui ne s'appellent plus prin­ces, rois et empereurs mais intellectuels marxistes, mani­pulateurs des *media* et guérilleros armés. On pourrait, si c'était le cas, déplorer tout au plus la détérioration du goût, la prolétarisation des attitudes. Mais il s'agit d'autre chose. L'Église devient *adaptable,* c'est-à-dire qu'elle perd sa substance, son caractère, ses traits bien marqués, et par ce qu'on appelle mimieri dans le règne animal et végétal, elle assume la figure momentanée du monde. Il est vrai qu'au onzième siècle, par exemple, peu de choses distinguèrent le seigneur féodal à cheval, allant à la chasse entouré de ses compagnons de la beuverie de la veille -- du seigneur évê­que, également sur son cheval, etc. Et on se demande ce qui distingue tel pop artiste, idole des téléspectateurs, de tel cardinal distribuant les interviews plus généreusement que la communion. Mais ce qui distingue l'Église du onzième de celle du vingtième siècle c'est l'insistance d'alors sur l'autorité sur le Monde, et l'insistance actuelle sur la su­bordination au Monde. Cette subordination n'est pas conçue comme *service* mais comme adaptation. Je ne sais plus le nombre de livres et d'articles, de serinons et de documentaires, de débats et de symposia que j'ai parcourus afin de détecter les traces d'un programme positif dans la littérature ecclésiastique actuelle des « nouveaux prêtres » et de ceux qui les copient dans la « vieille » Église. 206:138 J'affirme n'avoir point trouvé un seul texte cohérent sur les tâches dictées par la charité, l'amour et la patience, mais seulement des slogans, de vagues propos sur l'engagement politique, la compréhension de la jeunesse, une attitude plus ouverte à l'égard du sexe, le tout mélangé avec des propos injurieux, sarcastiques et vibrant d'une haine irrépressible. Les seuls textes ayant un contenu « positif » sont des copies de programmes de partis politiques, des exhortations à l'abandon de toute structure afin de se diluer dans un monde devenu adulte et autonome, et des textes utopiques écrits visiblement sous l'inspiration marxiste. C'est dire que l'Église telle qu'elle se présente au monde a renoncé à proclamer son message, en fait elle proclame le message du monde. De là suivent la désacralisation, la démocratisation, la dispersion, ainsi que l'attitude irrévérencieuse, approchant de la délinquance. La forme se façonnant sur le contenu, l'Église renonçant à son noyau, à son essence devient amorphe dans ses manifestations extérieures. \*\*\* Je ne voudrais pas être mal compris. L'Église dont je parle n'est pas celle qui possède l'éternelle promesse du Christ, mais l'Église sommeillante à la manière des apôtres pendant que le Maître subit la solitude. On nous rebat l'oreille avec insistance de l'Église « sociologique » ; eh bien, c'est cela, nous vivons à une époque où l'Église a, pour ainsi dire, son existence interrompue, où elle se choisit comme organisation, et encore pas très efficace. On y entre et on la quitte comme on veut, on y trouve le dialogue si l'on est assez insolent pour l'exiger, ou bien une « note de désapprobation » au cas où l'on n'a pas d'amis puissants dans la presse. Et puis il y a les autres « organisations » avec lesquelles il faut vivre en bonne entente afin de constituer ensemble le monde pluraliste. L'évêque et le cardinal deviennent enquêteurs, porte-parole, *public relations men,* au besoin agitateurs et héros des media. 207:138 Les prêtres se marient ou ne se marient pas, se font guérilleros ou ne se le font pas, choisissent telle liturgie ou telle autre, injurient le pape ou en peignent un portrait « idéal » -- absolument tout est permis comme dans la société environnante. On est en droit de demander : « Où est l'Église ? » Une seule réponse est valable : « Elle nous attend au bout du tunnel. » Thomas Molnar. 208:138 ### Et Verbum caro factum est par R.-Th. Calmel, o.p. L'ABOLITION OFFICIELLE du consubstantiel dans le *Credo* de la Messe, la pression exercée sur les prêtres et les fidèles pour leur faire supprimer les marques d'adoration envers la Sainte Eucharistie, une ré-interprétation de l'Évangile qui le vide de tout surnaturel, autant de manifestations d'hérésie qui nous atteignent à l'intime de l'âme, qui nous invitent en même temps à adorer Jésus comme le Fils unique de Dieu, devenu homme *pour nous et notre salut* et demeuré à jamais parmi nous sous des espèces étrangères. *In cruce latebat sola deitas* *At hic latet simul et hurnanitas...* De l'adoration dans la foi nous passons à la réflexion sur le donné de la foi ; nous méditons sur le mystère du Verbe fait chair afin de l'adorer encore plus profondément et de le prêcher en toute clarté et vérité. Si le Fils de Dieu n'était pas Dieu comme son Père, *consubstantiel* au Père, il serait vain de parler de Trinité. Le Dieu de la Révélation chrétienne ne se distinguerait pas du Dieu de l'Islam ou du Judaïsme ([^38]). La Révélation ne nous aurait rien appris sur l'intimité divine. 209:138 L'erreur sur la divinité du Verbe, et partant sur la Trinité, fut la première des grandes hérésies : celle d'Arius. Saint Athanase d'Alexandrie, puis le premier Concile œcuménique, celui de Nicée en 325 lui portèrent un coup mortel. Ce fut en vain que l'arianisme eut des provignements parmi les Barbares. La conversion de Clovis sur les instances de son épouse sainte Clotilde, le baptême du roi des Francs par saint Rémy dans la basilique de Reims à la Noël 496, inaugura la conversion des Barbares et marqua le déclin de l'arianisme dans leurs États. Première, parmi les nations qui prirent la place de l'Empire, à avoir reçu la foi de Nicée et proclamé le *Credo* catholique, anti-arien, la France a mérité le titre de *fille aînée de l'Église.* Et voici que quinze siècles après la profession de foi de Clovis ce sont des évêques français qui suppriment du *Credo* le *consubstantiel,* le mot décisif pour définir la foi et rejeter l'hérésie, comme s'ils tenaient pour négligeables quinze siècles de proclamation nette et précise du symbole de Nicée ? Or même en affirmant que le Fils est égal au Père et *consubstantiel* nous ne sommes pas encore fixés sur le mystère de l'Incarnation. Pour qu'il y ait Incarnation, en effet, il faut non seulement que le Verbe soit Dieu mais encore qu'il ait pris notre humanité, qu'il soit *né de la femme* comme dit saint Paul (Gal. IV, 4) qu'il se soit fait *chair,* comme dit saint Jean, c'est-à-dire qu'il ait pris notre nature chétive et mortelle. Il faut que le fils unique éternellement engendré, soit né une seconde fois, ait connu une naissance humaine, soit devenu sujet d'une existence humaine. 210:138 Les Écritures nous répètent que cela est bien arrivé par pure miséricorde, pour détruire nos péchés, nous faire vivre de la vie de la grâce, nous arracher à l'empire du démon et nous donner part au Royaume de Dieu. Or comment dire que le Verbe s'est fait chair si, dans cet homme qui est né de la Vierge Marie, dans ce Jésus qui a prêché l'Évangile, choisi les Apôtres, établi les sacrements, souffert la Passion et vaincu la mort, l'homme qui a vécu l'existence historique que nous savons se trouve être une autre personne que le Verbe ? Si Jésus n'est pas le Verbe en personne soit parce que son humanité serait une personne indépendamment du Verbe, soit parce que le Verbe subirait en lui une modification pour devenir homme, dans l'un et l'autre cas il n'y a point d'Incarnation. Dans l'une et l'autre hypothèse, il n'est plus vrai que *Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique* (Jo. III, 16), *que le Père a livré pour nous son propre Fils* (Rom. VIII, 32) *qu'il l'a livré comme propitiation pour nos péchés* (I Jo. IV, 10). Dans l'une et l'autre hypothèse il n'est point vrai que Dieu nous ait aimé au point que Un de la Trinité devienne l'un de nous, porte le péché pour nous et soit enfin suprêmement glorifié à cause de son abaissement et de son obéissance ; dans l'une et l'autre hypothèse, disons plutôt d'après l'une et l'autre hérésie, pas plus à l'Annonciation qu'à la Noël, pas plus l'après-midi du Vendredi-Saint que le matin de Pâques, rien ne s'est passé qui transcende la grandeur et la dignité de la personne humaine. *Vaine est notre prédication et vaine notre foi.* Point de *Dieu avec nous.* L'Emmanuel est un mythe. De quelque manière que l'on tourne les choses c'est bien à cette conclusion radicale que l'on est forcé d'aboutir si Jésus n'est pas une personne unique, -- la personne du Verbe qui subsiste en deux natures ; s'il n'est pas la per­sonne du Verbe qui, subsistant dans la nature divine de toute éternité, a commencé de subsister à un moment de l'histoire et pour jamais dans notre nature humaine. En revanche si, comme nous le croyons avec l'Église de tous les temps et de tous les pays, il y a vraiment l'Emmanuel, c'est parce que en Jésus les deux natures, la divine et l'humaine, sont unies personnellement dans le Verbe -- union hypostatique -- sans confusion ni changement ; sans division ni séparation ; *inconfuse*, *immutabiliter*, *indivise*, *inseparabiter* ([^39])*,* déclare le Concile de Chalcédoine. 211:138 Surtout que l'on ne pense pas que pour les modernes les mots de nature et de personne n'auraient plus de significa­tion, qu'ils seraient des sortes de signes algébriques, grand X ou grand Y, probablement interchangeables et, de toute façon, vides de contenu objectif précis. Car le bon sens est le même à toutes les époques et il ne confond pas la nature et la personne. Au temps de Paul VI comme de saint Léon le Grand, la nature d'un être est son essence en tant que principe déterminé d'opération (nature humaine, nature angélique) tandis que la personne est le sujet autonome d'attribution dans une nature intelligente ; le *quelqu'un* à quoi tout est rapporté : les qualités et les activités natu­relles, les pensées et les vouloirs. A toutes les époques, et sans entrer dans de longues analyses métaphysiques, le sens commun distingue dans Pierre et Paul ce qui les fait être homme c'est-à-dire la nature humaine et ce qui les fait être *quelqu'un,* leur personnalité à quoi tout en eux est attribué et qui les rend absolument distincts et irréductibles. C'est parce que nature et personne ne désignent pas des réalités équivalentes, -- nous le savons fort bien, -- c'est pour cela que nous ne disons pas avec un théologien contemporain aberrant que, en Jésus-Christ, « il y a un autre et un autre quelqu'un » ([^40]) : un quelqu'un qui est Jésus uni à un autre quelqu'un qui est Verbe. Car si Jésus, l'homme Jésus, l'homme dont nous connaissons la naissan­ce, la vie, la mort et la résurrection, n'est pas le même *Quelqu'un* que le Verbe, la même et unique *Personne,* alors il n'est pas vrai que le Verbe se soit fait homme : pas d'In­carnation ; il n'est pas vrai non plus que Dieu soit mort pour nous : pas de Rédemption. 212:138 Mais au contraire du fait que la nature humaine assumée par le Verbe est une vraie nature humaine sans être une personne, sans être un quel­qu'un, un sujet autonome d'attribution, de ce fait une personne divine subsiste dans une nature humaine ; il y a véritable incarnation, Marie est mère de Dieu ; et de plus le sang de Dieu est versé pour nous, il y a véritable et surabondante satisfaction et Rédemption. La première détermination de Chalcédoine -- celle qui définit que les natures ne sont pas mélangées ou transfor­mées (et pour autant « dénaturées ») -- vise l'hérésie d'Eu­tychès. La deuxième détermination -- celle qui rejette la division des natures comme si chacune d'elles subsistait à part -- condamne l'hérésie de Nestorius. Du reste, vingt ans avant Chalcédoine, Nestorius avait été réfuté et anathé­matisé par saint Cyrille d'Alexandrie et le Concile d'Éphèse. Les Pères avaient défini contre l'hérésiarque que, Jésus étant la même personne que le Fils Unique de Dieu, sa mère, la Sainte Vierge, devait être appelé en toute vérité *theotokos*, mère de Dieu ; non qu'elle eut engendré la divinité, ce qui serait absurde, mais c'est bien le Fils de Dieu qu'elle a mis au monde selon son humanité. Au soir du jour de cette définition immortelle le peuple d'Éphèse (les femmes surtout qui balançaient des encensoirs) fit un triomphe extraordinaire aux Pères du Concile. (On ne sau­rait dire de toutes les conclusions de Concile qu'elles aient soulevé un pareil enthousiasme) ([^41]). \*\*\* 213:138 *Béni soit Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme.* Telle est l'une des acclamations que les fidèles font monter vers Dieu présent dans l'hostie après s'être inclinés sous la bénédiction que leur a donnée le prêtre avec l'ostensoir. Vrai homme et vrai Dieu en une personne unique, car naître de la femme est bien d'un homme, mais naître d'une vierge en consacrant sa virginité ne peut être que d'un Dieu. Venir au monde dans une étable est bien d'un homme, -- d'un homme qui partage le sort des plus déshérités -- mais faire annoncer sa venue par des anges et par une étoile, ce prodige appartient à Dieu. Annoncer aux foules de Palestine une doctrine céleste qui dévoile la profondeur mystique de la loi et des Prophètes, dispenser une telle lumière ne serait peut-être pas au-delà des charismes d'un grand prophète, mais ajouter aux trésors mystiques de l'Ancien Testament, déjà extraordinairement approfondi et comme transfiguré, la nouveauté mystique inouïe de la Révélation sur la Trinité et sur l'Incarnation du Fils unique, un tel enseignement ne peut venir que de Dieu, d'autant plus qu'il est confirmé par l'attestation miracu­leuse du Père et la manifestation du Saint-Esprit : *celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes com­plaisances, écoutez-le.* Peu après ce baptême où Jésus reçoit en quelque sorte l'investiture de son Père, lorsqu'il remettra les péchés en son propre nom, comment ne pas reconnaître que l'audace de pardonner les péchés en son propre nom et le pouvoir de confirmer la validité du par­don par un grand miracle témoignent que cet homme est vraiment Dieu ? 214:138 C'est la même conclusion qui s'imposerait à nous si nous lisions les autres passages de l'Évangile, notamment le récit de l'institution de l'Eucharistie, de la Passion et de la Résurrection. L'activité de Jésus et ses souffrances, les paroles sacramentelles qu'il prononce, la mort humaine qu'il subit, le corps humain qu'il reprend en lui conférant des propriétés glorieuses, bref les *acta et passa* in carne Christi ([^42]) sont la preuve irrécusable que la divinité en lui est jointe à l'humanité d'une manière absolument unique : non par mélange (ce qui serait absurde) pas davantage par simple inhabitation (ce qui réduirait Jésus à n'être qu'un saint parmi les autres fût-il suréminent) ; mais la divinité en lui est jointe à l'humanité en une personne unique, en l'unique personne du Verbe, *chacune des deux natures réalisant ce qui lui est propre, mais en communion avec l'autre,* sans aucun mélange, comme sans aucune séparation. \*\*\* Tel est bien le dogme de Chalcédoine. « *En raison donc de cette unité de personne* qu'il faut reconnaître dans les deux natures, on lit d'une part que le Fils de l'homme est descendu du ciel, alors que le Fils de Dieu a assumé la chair prise de cette vierge dont il est né ; et l'on dit d'autre part que le Fils de Dieu a été crucifié, a été enseveli, alors qu'il a souffert cela non dans la divinité elle-même, par laquelle le Fils unique est coéternel et consubstantiel au Père, mais dans l'infirmité de la nature humaine. » Et un peu avant : « l'une et l'autre nature gardant chacune sa propriété et s'unissant en une personne, par la majesté fut assumée l'humilité, par la force la faiblesse... *Salve igitur proprietate utriusque naturæ*, et in unam cœunte perso­nam, suscepta est a majestate humilitas, a virtute infirmi­tas, ab æternitate mortalitas, et ad resolvendum condi­tionis nostroe debitum, natura inviolabilis naturæ est unita passibili... » Mais comment rendre la cadence et l'énergie des périodes de saint Léon dans ce tome à Flavien ? ([^43]) 215:138 Observons surtout l'extraordinaire harmonie entre saint Léon et saint Cyrille, entre Chalcédoine et Éphèse. Saint Léon autant que saint Cyrille a confessé un seul et unique *quelqu'un,* le seul Verbe, unique engen­dré, dans le Christ Jésus ; saint Cyrille autant que saint Léon a confessé l'existence, dans l'unique Seigneur Jésus, d'une double nature : la divine et l'humaine. La présen­tation, simplement est différente chez les deux grands doc­teurs de l'Incarnation parce que différentes étaient les hérésies auxquelles ils s'affrontaient. Saint Cyrille ayant à faire face à Nestorius qui voyait deux personnes dans le Christ, de sorte que Marie, mère du Christ, n'était pas mère de Dieu, devait mettre surtout en lumière l'unité du Christ, sa personnalité non pas double mais unique ; mais comment aurait-il méconnu la dualité des natures lui qui exposait si clairement que si le Verbe est engendré par Marie c'est en raison de la nature humaine, assumée dans le sein virginal ? ([^44]) Pour saint Léon qui combattait Euty­chès, l'inventeur du mélange absurde des deux natures, la vérité qu'il importait surtout de faire ressortir était la présence des deux natures, chacune gardant ses propriétés, son originalité, son tranchant si l'on peut dire, mais en communion avec l'autre. *Agit enim utraque forma cum communione alterius quod proprium est*... *Et sicut Ver­bum ab æqualitate paternæ gloriæ non recedit, ita caro naturam nostri generis non relinquit* ([^45]). Saint Léon plus que saint Cyrille fait valoir la dualité des natures ; cepen­dant, quoi que prétendent certains disputeurs peu sensibles à la grandiose harmonie du développement des dogmes, l'adversaire d'Eutychès ne donne pas la moindre caution aux tenants de Nestorius. 216:138 Que l'on se reporte plutôt aux études si solides de l'incomparable connaisseur de saint Cyrille et de saint Léon que fut le bénédictin Dom Diepen. Qu'on lise la confrontation qu'il établit entre les anathématismes de saint Cyrille et les anathématismes des légats de saint Léon. « Si quelqu'un, disait l'Évêque d'Alexandrie à Éphèse en 431, si quelqu'un distribue sur deux personnes les paroles des Écrits évangéliques... et qu'il applique les unes à un homme entendu à part du Verbe de Dieu, et les autres comme propriétés divines, au seul Verbe né de Dieu le Père, qu'il soit anathème. » Les légats de saint Léon déclarent à leur tour à Chalcédoine en 451 : « Si quelqu'un n'avoue pas que les propriétés divines comme les propriétés humaines appartiennent sans confusion, sans changement et sans séparation au Seigneur et Dieu Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème. » Nous ne pouvons évidemment reproduire ici les merveilleuses explications de Dom Diepen. Il est juste cependant de le signaler au lecteur comme un docteur éminent du mystère de l'Incarnation. Il nous a été ravi avant l'heure, mais ses travaux ont été publiés. Et ce sera un titre d'honneur pour le secrétaire de la *Revue Thomiste* d'avoir fait connaître ce grand théologien ([^46]) de l'Ordre de saint Benoît. Ainsi aucune opposition entre Chalcédoine et Éphèse, mais un développement homogène. Du reste l'un et l'autre Concile appliquent constamment la grande loi de la *communication des idiomes :* rapporter à Dieu dans le Christ les qualités humaines, l'humilité et les peines de notre nature et, à l'inverse, attribuer à l'homme dans le Christ les grandeurs réservées à Dieu parce que c'est le même sujet, la même personne qui subsiste dans l'une et l'autre nature. Aussi bien cette manière de parler est-elle courante dans les Écritures, c'est même par cette voie très simple que nous est venue la Révélation du mystère. « En vérité, en vérité je vous le dis, avant qu'Abraham ne fut, moi (moi qui suis votre contemporain) je suis. » (Jo. VIII, 5) 217:138 -- « Personne n'est monté au ciel si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel. » (Jo. 111, 13). -- « Ce qui fut dès le commencement... ce que nos mains ont touché du Verbe de vie... nous vous l'annonçons. » (I Jo, I, 1-3). L'exemple le plus remarquable de communication des idiomes est celui de l'invocation du chapelet : « Sainte Marie Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs... » Comment oser dire de Dieu qu'il a une mère, sinon parce que la même personne divine qui a Dieu pour Père, du fait d'avoir assumé l'humanité, se trouve nécessairement avoir une mère selon notre nature ? -- On sait peut-être comment la foi de sainte Jeanne d'Arc, éclairée par le « conseil de Messire » lui faisait adopter spontanément ce langage si profond de l'Écriture et des Conciles. Avant de subir les interrogatoires, s'adressant au Seigneur au nom de sa Passion, elle ne disait pas, ce qui eut cependant été très juste : Très doux Jésus, en l'honneur de votre Sainte Passion, je vous requiers... mais elle disait, ce qui va beaucoup plus loin et marque mieux le prix et la portée de la Passion de Jésus-Christ, elle disait dans une prière saisissante, tellement saisissante que les greffiers nous l'ont livrée dans sa teneur française au lieu de la traduire, comme le reste du procès : « *Très doux Dieu, en l'honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous m'aimez, que vous me révéliez ce que je dois répondre à ces gens d'Église. *» ([^47]) Sainte Jeanne disait encore, faisant la génuflexion devant la porte inexorablement fermée de la chapelle du cachot de Rouen : « Cy est le Corps de Dieu. » -- De même nous désignons toujours en France la fête du Corps du Christ par ce terme qui marque si convenablement le contenu de notre foi : la *Fête-Dieu.* \*\*\* 218:138 Cette union sans exemple de la Personne du Verbe à la nature humaine, ou de la nature humaine à la nature divine dans l'unique personne du Verbe, *cette union hypostatique* n'est certes pas inconcevable. Cependant si nous voulons atteindre jusqu'au fond ce mystère inouï de la miséricorde et de la générosité divine nous devons nous avouer vaincus, car c'est un type d'union qui ne se réalise que là. Nous pouvons dire seulement, avec le docteur angélique, dans le *De Rationibus Fidei*, au chapitre sixième : « On dit de Dieu qu'il s'unit plus ou moins à la créature selon la grandeur du pouvoir qu'il exerce à l'égard de la créature. Or comme l'efficacité du pouvoir divin ne peut être comprise par l'intelligence humaine (car notre esprit ne peut lui fixer des limites), Dieu a la capacité de s'unir à la créature d'une manière beaucoup plus sublime que l'intelligence de l'homme ne le peut comprendre. Voilà pourquoi nous disons que Dieu s'est uni à la nature humaine dans le Christ selon un mode incompréhensible et ineffable, non seulement en habitant en lui comme dans les autres saints, mais par un mode tout à fait singulier en faisant que la nature humaine soit une nature du Fils de Dieu, \[ita quod humana natura esset quædam Filii Dei natura\], afin que le Fils de Dieu qui, de toute éternité, a la nature divine (reçue) du Père, (le même Fils de Dieu), à un moment du temps, par une assomption merveilleuse, eût la nature humaine (reçue) de notre race ; ainsi chacune des parties de la nature humaine peut être dite du Fils de Dieu, et tout ce qui est accompli ou souffert par chaque partie de la nature humaine dans le Fils de Dieu peut être attribué au Verbe, unique engendré de Dieu. Nous disons donc à juste titre que l'âme et le corps sont du Fils de Dieu, et encore les yeux et les mains, de sorte que le Fils de Dieu voit corporellement par ses yeux et entend par ses oreilles... » ([^48]) 219:138 Méditant sur l'union de grâce entre Dieu et les fidèles, Pascal devait écrire : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être... Incroyable que Dieu s'unisse à nous. -- Cette considération n'est tirée que de la vue de notre bassesse. Mais si vous l'avez bien sincère suivez-la aussi loin que moi ; et reconnaissez que nous sommes incapables de savoir si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d'où cet animal, qui se reconnaît si faible, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c'est que Dieu qu'il ne sait pas ce qu'il est lui-même ; et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. -- Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime en le connaissant ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance. » ([^49]) Pascal disait cela dans sa langue magnifique en songeant à l'union de grâce. Mais d'autant l'union hypostatique dans le Christ transcende l'union de grâce dans les saints -- (du reste l'union hypostatique se continue en océans de grâces) -- d'autant nous devons convenir avec saint Thomas que : « Dieu a la capacité de s'unir à la créature d'une manière beaucoup plus sublime que l'intelligence de l'homme ne le peut comprendre. » \*\*\* Plus on considère attentivement le mystère du Verbe incarné, plus on voit que son humanité, ses pensées, sa conscience, son corps et son cœur, encore qu'ils soient pleinement ceux d'un homme, doivent être cependant dotés de prérogatives spéciales, absolument réservées, qui font de cet homme comme disait le Père de Foucauld, *le Modèle Unique* ([^50])*.* 220:138 Les textes révélés nous obligent à reconnaître en Jésus un homme véritable, mais ils nous interdisent de le ramener à la commune mesure humaine, et la théologie nous en développe les raisons. Parce que le corps de Jésus est le corps de Dieu et pour manifester cette appartenance, cette union hypostatique il convenait qu'il vienne au monde en consacrant la virginité de sa Mère ; il convenait encore qu'il ne subisse l'altération d'aucune maladie et que, même souffrant la mort pour nos péchés, il ressuscite le troisième jour, impassible et glorifié. -- Parce que la pensée de Jésus est la pensée de Dieu, il fallait qu'elle connût les choses et les êtres non seulement par expérience et réflexion comme tous les *viatores*, mais encore par la vision directe et intui­tive de l'essence divine, de sorte que Jésus fût tout en­semble *comprehensor et viator.* ([^51]) -- Parce que la conscience humaine de Jésus ne pouvait pas lui mentir sur son identité, la lumière naturelle de cette conscience ne devait jamais cesser de recevoir les rayons de la vision de gloire, pour permettre à Jésus de dire : « *Moi et le Père nous sommes un. -- Qui me voit, voit le Père. -- Nul ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. -- Tu es bien heureux Simon* (*de m'avoir procla­mé Fils du Dieu vivant*) *et ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont fait connaître*. » -- Parce que l'humanité de Jésus ne jouit point d'une autonomie humaine personnelle mais qu'elle est l'humanité du Verbe et toute placée en sa dépen­dance, les mouvements de son cœur et les décisions de sa volonté, tout en ayant leur spontanéité entière, sont privés de toute initiative propre ; l'initiative procède du Verbe, de sorte que la volonté de Jésus ne peut vouloir autre chose sinon ce que le Verbe a voulu qu'elle veuille, son cœur ne peut battre sinon en union et dépendance à l'égard du Cœur de Dieu, du divin Paraclet. « Par un mouvement libre, l'âme du Seigneur voulait librement ce que sa volonté divine voulait qu'elle voulut. » ([^52]) 221:138 Mais transcrivons à ce sujet une page particulièrement éclairante de Dom Die­pen ([^53]) : « Si l'activité du Christ est autonome et si elle tire de là sa perfection, (il s'en suivrait que) cette auto­nomie devrait se faire jour dans l'un ou l'autre des actes les plus importants de sa vie. Or, c'est tout le contraire qu'on constate dans l'Évangile et dans l'enseignement apostolique. Le jeûne de quarante jours, l'inauguration du ministère public, le choix des apôtres et des premiers d'entre eux, la Passion surtout, et même la descente aux enfers, ce sont autant d'actes du grand drame de notre ré­demption que l'Écriture attribue expressément à l'inspi­ration du Saint-Esprit. Ne serait-il pas presque blasphé­matoire, du reste, d'appeler la Passion du Christ un acte d'initiative humaine ? Hoc mandatum accepi a Patre meo... (Jo. X, 18) Qui per Spiritum Sanctum semetipsum obtulit immaculatum Deo... (Hébreux IX, 14). » Mais voici, en saint Jean, deux affirmations exclusives, embrassant tous les actes de la vie du Christ jusqu'aux moindres, et ne laissant place à aucune initiative. La pre­mière fait partie de l'apologie du Seigneur après la guéri­son d'un paralytique le jour du sabbat. Ce miracle ne constitue aucunement une violation de la sainteté due au repos divin, répond le Christ ; bien plutôt il est une mani­festation de l'action divine. La vie vient d'être rendue à un homme, c'est un symbole de la rédemption que Dieu accomplit par son Christ. Celui-ci n'agit que sur les ordres divins qui lui sont communiqués dans la claire vision : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu'il voit faire au Père ; et tout ce que fait le Père, le Fils aussi le fait pareillement. » Et ce qui est vrai maintenant pour ce qui concerne la rédemption, le sera un jour pour le jugement : « Je ne puis rien faire de moi-même. Selon que j'entends, je juge ; et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé. » 222:138 Le deuxième texte est emprunté au grand discours du Christ contenu dans le chapitre VIII de saint Jean. Nous n'en détachons que ce verset : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous connaîtrez qui je suis, et que je ne fais rien de moi-même mais que je dis ce que mon Père m'a enseigné. Et celui qui m'a envoyé est avec moi, et il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. » Les commentaires les plus strictement littéraux ne savent tirer autre chose de passages sem­blables (que le contexte interdit d'appliquer au Verbe en tant que Dieu), que ce seul sens satisfaisant : Le Christ en tant qu'Homme « ne fait rien de sa propre initiative ». D'ailleurs ces expressions du Seigneur ne font que repren­dre ce que les prophètes avaient prédit au sujet du Messie futur : « Il viendra comme un fleuve resserré, que préci­pite le souffle de Yahweh »... Mais voyons un texte (de Jean Damascène) qui situe la dépendance psychologique du Christ dans l'ensemble du plan divin sur l'humanité déchue en Adam et rachetée en Jésus-Christ, et qui transpose ainsi en termes théologiques la doctrine paulinienne de l'obéissance du second Adam. Saint Jean Damascène sait la place exacte de la doctrine qu'il expose dans la synthèse du dogme catholique : corol­laire de l'union hypostatique, l'obéissance du Christ est le moyen par excellence du rachat des hommes. Ce sont les vues d'un grand théologien. (*De duabus voluntalibus,* c. 40 Patrologie Grecque, tome 92) : La volonté d'Adam ne s'était pas soumise à la volonté divine mais son conseil avait voulu des choses qui étaient contraires à la divine volonté. Ce fut là sa prévarication. Aucun enfant d'Adam non plus n'était devenu obéissant en toutes choses au vouloir divin mais chaque hypostase selon son propre conseil avait désobéi à la volonté de Dieu, comme l'écrit l'Apôtre : « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. » (Rom. III, 23.) Pour cette raison le Fils de Dieu, devenant homme selon le bon plaisir du Père, a assumé la nature humaine et sa volonté humaine naturelle. Mais il n'a pas assumé l'hypostase humaine, afin que la volonté naturelle de son humanité ne se régisse point selon son propre vouloir hypostatique... et d'une manière contraire à la divine volonté, mais qu'elle devienne libre­ment obéissante en toutes choses. De cette manière l'an­tique prévarication devait être rachetée. » \*\*\* 223:138 Certains modernes, préoccupés de phénoménologie et de psychologie, n'hésitent pas à parler d'un *moi humain psy­chologique* dans le Christ. Se rendent-ils compte qu'ils abrogent de la sorte le dogme catholique même quand ils le citent dans sa littéralité ? Soutenir en effet que le Seigneur posséderait un moi psychologique humain c'est, qu'on le veuille ou non, lui attribuer une personnalité humaine. De quoi témoignerait en effet la conscience qui percevrait ce *moi humain* sinon de la personnalité humaine ? Mais s'il y a dans le Christ une personnalité humaine il n'est pas le Verbe de Dieu en personne ; l'union hypostatique n'est plus qu'un mot ; -- cette union personnelle, au sens le plus rigoureux du mot, de la nature humaine à la nature divine dans la personne du Verbe. Jésus cesse d'être Dieu, il est simplement un homme très saint uni à Dieu. -- Sous peine de rejeter le mystère du Christ, gardons-nous d'ima­giner en lui deux moi : un moi divin transcendant et un moi psychologique humain. Il n'est en lui qu'un seul et unique moi, celui qui affirme : *avant qu'Abraham ne fut moi je suis...* *Moi et le Père nous sommes un...* *Qui me voit, voit le Père...* Du moment que le Christ sait qui il est, quelle personne divine il est, son moi unique et divin est perçu par sa conscience, ce qui demande que cette conscience soit prolongée et illuminée par la vision béatifique. La conscience du Seigneur, inséparable de la vision, lui fait percevoir, avec sa nature humaine, la personnalité divine qui fait de lui l'égal du *Père qui l'a envoyé.* Mais il y a un abîme entre le fait que le Christ ait conscience, psy­chologiquement, de ce qu'il est et le fait que le moi perçu psychologiquement serait un moi humain. Plus nous sommes attentifs, avec les modernes, à tout ce qui touche la sainte humanité du Seigneur, plus nous devons être fidèles aux définitions dogmatiques, sans quoi ce n'est plus sur le Christ que nous méditons. 224:138 Éphèse et Chalcédoine n'avaient évidemment pas de préoccupations psycholo­giques ou phénoménologiques. Ces préoccupations sont venues surtout avec les modernes. Il ne s'agit pas de les rejeter ; mais si nous voulons qu'elles soient utiles et fé­condes nous devons les maintenir dans la grande lumière des dogmes immuables de Chalcédoine et d'Éphèse ([^54]). Nous devons signaler encore une conséquence de l'union hypostatique. Parce que l'humanité de Jésus est conjointe corps et âme, esprit et chair, au Verbe de Dieu, en unité de personne, cette humanité possède, jusque dans son corps, la puissance particulière de l'instrument conjoint de la divinité. Voilà pourquoi le contact de cette chair est capable d'opérer des miracles sur les corps et de vivifier les âmes, Une vertu sortait de lui qui guérissait tous (les infirmes) ([^55]). Elle en dérive toujours, elle continue d'attein­dre les corps et de les guérir ; plus encore elle atteint les âmes des pauvres pécheurs que nous sommes pour leur communiquer la force et la vie divine... *sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea*. -- Parce que la pensée et la volonté de Jésus sont l'instrument conjoint de la divi­nité, Jésus dans sa sagesse et son amour pouvait réaliser ce prodige, et il l'a effectivement réalisé, que son corps et son sang demeurent parmi nous sous des apparences étrangères, soient offerts en sacrifice et reçus en nourri­ture mystique. 225:138 -- Enfin parce que Jésus est le Verbe fait chair, le Fils de Dieu fait homme, il prend nécessairement la tête de l'humanité comme le nouvel Adam ([^56]) ; rempli de sagesse et de sainteté il en répand les trésors sur les hommes qui croient en lui ; il s'agrège un corps mystique dont il est le chef : maître qui enseigne les paroles de la vie éternelle ; prêtre qui donne toute grâce et prend la tête du culte nouveau et éternel ; seigneur de l'histoire ; roi des rois de la terre ; juge des vivants et des morts. \*\*\* Il reste que c'est d'une humanité blessée en Adam que Jésus devenait le chef ; il ne convenait pas de lui accorder l'exemption des peines méritées, mais plutôt de faire servir ces peines à la Rédemption pour ceux qui croi­raient en lui. Le mystère du Verbe fait chair ayant pour raison d'être le salut des pécheurs se continue par le mys­tère de l' « économie » la plus appropriée à la Rédemption des péchés, une « économie » d'humilité et de croix. Sans doute le mystère de la Rédemption par la croix ne se déduit pas a priori du mystère de l'Incarnation du Verbe. Pour en avoir quelque intelligence il faut encore avoir médité sur le péché en général, le premier Adam et le premier péché. Il demeure que l'économie rédemptrice ne révèle son excel­lence, sa profondeur, son intimité que dans le rayonne­ment de l'Incarnation du Verbe. Plus nous avons conscience que celui qui pend à la croix est Dieu même en per­sonne, mieux nous entrevoyons l'efficacité de la satisfac­tion offerte par Jésus-Christ, la pitié infiniment forte et pure avec laquelle il vient au-devant du pécheur pour le convertir et se tient tout près des humains affligés et broyés pour leur verser une consolation qui n'est pas de ce monde. Par ailleurs si le mystère de la croix s'oppose radicalement à toute forme de messianisme terrestre, si le Christ, dont la seigneurie s'étend aux royaumes temporels, s'est refusé à fonder un royaume de cet ordre, nous comprenons d'autant mieux cette manière d'agir que nous avons davan­tage considéré l'être même du Christ. 226:138 Il est le Verbe fait chair ; sa sainteté demeure intacte dans cet abaissement inouï ; mais d'autre part les prestiges de ce monde sont si mêlés et si trompeurs. Comment concevoir dès lors qu'il aurait eu part aux grandeurs terrestres et charnelles. *Vere tu es Deus absconditus*... \*\*\* Il arrive à certaines âmes d'être d'abord et longue­ment retenues par le mystère de la Rédemption et de la Croix. Elles ont garde d'oublier pour autant que c'est le Verbe de Dieu, Un de la Trinité, qui souffre et meurt pour nous, ressuscite et envoie le Saint-Esprit à la sainte Église. Mais enfin la contemplation de ces âmes s'arrête de préfé­rence à la Passion du Christ en elle-même, cet excès d'amour et de détresse, ce signe de miséricorde et de vic­toire. *Regnavit a ligno Deus*... Elles considèrent moins le mystère qui constitue le Christ en lui-même, indépendam­ment de tout ce qu'il a fait et souffert : *acta et passa in carne mortali*. Cependant il n'est pas rare que, avec les années, les épreuves et la prière, l'angle de vision se déplace et en quelque sorte se ré-ordonne : c'est d'abord sur le mystère du Verbe fait chair que se fixe le regard de l'âme. On comprend mieux que l'invitation bouleversante du *venite ad me omnes qui laboratis* ne révèle sa portée défi­nitive que dans la lumière de l'affirmation sur la personne du Verbe incarné : *nemo novit... Patrem nisi Filius et cui voluerit Filium revelare* ([^57])*.* De même encore c'est la Révé­lation sur la majesté de la nature divine de Jésus-Christ qui permet de mesurer un peu moins mal le comble de son humiliation pour notre salut et la nécessité de la glorifi­cation. « Lui qui se trouvait dans la forme (la nature) de Dieu n'a pas regardé comme une proie l'état d'égalité avec Dieu, mais il s'est anéanti lui-même prenant la forme d'esclave et devenant semblable aux hommes. 227:138 Ayant été trouvé tel qu'un homme par son aspect il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin que au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et dans les enfers, et que toute langue proclame que Jésus-Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père. » ([^58]) Comme le dit excellemment le Cardinal Journet ([^59]) au sujet de la situation respective des mystères de l'Incarna­tion et de la Rédemption : « Le mystère de l'Incarnation et le mystère de la Rédemption ne sont que les deux moments, correspondant à l'être et à l'agir, d'un unique mys­tère, le mystère de l'Incarnation rédemptrice. Le second moment est contenu dans le premier et le premier dans le second. C'est de l'être du Christ que découle l'agir du Christ. Et l'être du Christ est ordonné à son agir, non pas comme un moyen à une fin, mais comme une source à son épanchement. L'Incarnation est ordonnée à la Rédemption comme une plénitude à sa surabondance. Le Christ meurt pour nous, non pas pour disparaître devant nous, mais pour faire de nous sa couronne : « Ceux que Dieu a connus d'avance, il les a prédestinés à être semblables à l'image de son Fils*,* afin qu'il fût le Premier-Né parmi beaucoup de frères. » (Rom. VIII, 29). Il s'ensuit que ce que le Christ est pour moi dépend intrinsèquement de ce que le Christ est pour lui-même. Et que ce que le Christ est pour lui-même importe plus à Dieu et au Royaume de Dieu que ce que le Christ est pour moi. C'est cela qui est premier dans le christianisme : « Quel est celui qui a vaincu le monde sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? » (I JO. V, 5). « La vie éternelle c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jo. XVII, 3). « Si vous ne croyez pas que Je Suis, vous mourrez dans vos péchés » (VIII, 24). « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, Je Suis » (VIII, 57). 228:138 Comment dès lors, Luther peut-il écrire que connaître « que le Christ est une personne qui est homme et Dieu, cela ne sert de rien à personne » ? Et comment croirai-je que le Christ est mon Rédempteur si je ne sais qui est le Christ ? R.-Th. Calmel, o. p. 229:138 ### Au bord de l'abîme (*suite*) par le Chanoine Raymond Vancourt #### 8) Aspects actuels du problème de la Foi. Pour­quoi je crois. La crise du catholicisme contemporain menace la foi de nombreux fidèles ; il faudrait, pour le nier, une forte dose de naïveté. Certes, les assauts menés de l'extérieur contre la religion ont souvent mis cette foi à l'épreuve ; du moins, les croyants ne s'étonnaient pas de se voir en butte à l'hostilité des adversaires, le Christ ayant prédit qu'il aurait des ennemis jusqu'à la fin des temps. Mais, à notre époque, le catholique a l'impression que sa foi se trouve sapée de l'intérieur, par des gens censés la partager et la défendre, par ces faux prophètes que saint Paul dénonçait à son disciple Timothée. Des ministres de Dieu semblent s'acharner à distiller le doute dans les esprits et les cœurs, et sous leur action multiforme, les fondements de l'Église paraissent ébranlés. Comment, dans ces conjonctures, la foi du chrétien ne vacillerait-elle pas ? Conformément à l'enseignement traditionnel proposé par Vatican I, il l'appuyait sur l'unité, la sainteté, la catholicité et l'apos­tolicité de son Église. Si on réussit à le persuader que ces marques ne signifient plus rien, sur quoi la fera-t-il désor­mais reposer ? N'aura-t-il pas l'impression qu'un vide se creuse sous ses pas ? 230:138 Elles résonneront longtemps à mes oreilles ces confidences d'un étudiant -- « Je crois certainement en Dieu ; j'essaie de croire au Christ ; mais je ne parviens plus à croire en l'Église et j'ai le sentiment que ce n'est point de ma faute. » De ce désarroi les prêtres sont les premières victimes et, à certains égards, les plus à plaindre. Le doute en matière religieuse est, certes, pénible pour tous ; on ne remet pas en question le sens de l'existence sans éprouver malaise et angoisse. Le laïc, toutefois, ne souffre peut-être pas de cette angoisse au même degré que le prêtre. Il n'a pas consacré toutes ses énergies à la promotion de la vie spirituelle ; il a choisi un métier, fondé un foyer, visé des buts qui ne concernent pas directement son rapport avec Dieu et dans la poursuite desquels il rencontre de profondes et légitimes satisfactions. Le prêtre, lui, renonce aux occupations et aux joies du laïc, dépense ses forces et son temps à susciter en lui-même et dans les autres une vie surnaturelle qu'il considère comme la dimension la plus élevée de l'être humain, seule digne de monopoliser ses activités. Si le doute s'empare de lui, il ne pourra se consoler, comme le ferait un laïc, en se disant qu'après tout il a du moins réussi son existence d'époux, de chef de famille, d'homme d'affaires, d'intellectuel, d'ouvrier, etc. -- Saint Paul, évoquant la résurrection de Jésus fondement de notre foi, déclare que si le Christ n'est pas ressuscité, le chrétien est le plus stupide des hommes, car il s'impose des sacrifices en vain. A plus forte raison cela vaut-il pour le prêtre. Capital pour tout homme, le problème de la foi l'est particulièrement pour celui qui, sans rien se réserver, a consacré sa vie à défendre et communiquer cette foi. Nous avons donc bien des motifs de l'examiner de près. On aura fait le tour du problème quand on aura répondu à la question : Pourquoi croyons-nous ?, et défini le rôle que l'Église catholique joue dans la naissance, le maintien et le développement de la foi. 231:138 Les sens multiples conférés par la tradition philosophique et théologique aux substantifs « foi » et « croyance », et au verbe « croire. » ne facilitent pas la besogne ([^60]). Ces termes ont fini, à cause de la prépondérance accordée à la connaissance scientifique, par désigner un assentiment branlant à des propositions indémontrables, une adhésion reposant sur des probabilités à l'insuffisance rationnelle desquelles la volonté, la sensibilité ou la pression sociale se chargent de suppléer. La foi, opposée désormais au savoir, apparaît comme une attitude provisoire : tant qu'on ne sait pas, on est réduit à croire ; comme une attitude précaire et mal assurée, que des causes multiples, parfois futiles, peuvent faire abandonner ([^61]). Que la foi du chrétien constitue un comportement destiné à disparaître, saint Paul l'enseigne expressément : « Maintenant, nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure, alors nous verrons face à face ; aujourd'hui je connais en partie, alors je connaîtrai comme je suis connu » ([^62]). Mais l'apôtre, loin d'admettre que la foi n'est qu'une lueur vacillante, y voit, au contraire, une lumière brillante, qui ne pâlit point devant les clartés du savoir humain ; la considère comme le fondement solide et inébranlable de notre vie spirituelle. La foi pourrait-elle jouer ce rôle, si elle ne s'enracinait au plus profond de la réalité humaine ? 232:138 ##### A) *Tout homme a une foi.* La foi chrétienne, en effet, doit s'interpréter à partir de la structure de notre être. Elle consiste, quelles que soient par ailleurs son irréductible originalité et sa source trans­cendante, en un comportement par lequel l'homme essaie de satisfaire aux exigences incoercibles de sa nature, de répondre aux questions fondamentales qui se posent à lui. Mais, le fait est là, l'homme a inventé d'autres moyens que le christianisme pour faire face à ses problèmes et cherché les solutions dans des directions passablement divergentes. Ces tentatives expriment cependant un même besoin fonda­mental que, tout comme la foi chrétienne, elles s'efforcent d'assouvir. La prise de conscience de cette origine commune éclairera certains aspects de la structure de notre foi. \*\*\* L'homme seul a une foi, parce que, seul, en ce bas monde ([^63]), il est un être pensant. Son esprit, bien qu'étroi­tement lié à un organisme, l'élève au-dessus du règne ani­mal. Grâce à sa raison, non seulement il cherche à con­naître et à dominer son milieu, mais il s'interroge sur lui-même ([^64]), et veut percer le mystère de sa propre existence. Ayant pris conscience de ses tendances et de ses besoins, il invente les moyens de les satisfaire. 233:138 Ses activités visent des buts multiples et variés auxquels il s'intéresse et qui sont pour lui l'objet d'incessantes préoccupations. Les actes qu'il pose en tant qu'être humain possèdent une signification, un sens, parce qu'orientés dans une direction déterminés et produisent des résultats qui les justifient. Lorsqu'il obtient ces résultats, l'homme éprouve plaisir et joie ; il lui arrive aussi, et bien souvent, de faire la douloureuse expérience de l'échec et de la déception. Ce foisonnement de préoccupations, de travaux, de jouis­sances et de tristesses cache quelque chose de plus profond, qui tient pareillement à notre nature d'être pensant. Esprit limité, contingent, éphémère, l'homme vise des buts égale­ment limités, contingents, éphémères, mais ne peut se con­finer en d'aussi étroites frontières. Puisqu'il se sait limité, c'est qu'il possède l'idée de l'infini, du nécessaire, de l'éter­nel, auquel il se sent apparenté ; l'idée, en tout cas, de quel­que chose qui le dépasse et sur lequel il a l'impression de pouvoir s'appuyer. La présence de cette idée confère à son existence et à son activité un cachet original, l'incite à connaître toujours plus, aimer mieux, posséder davantage. Entraîné dans un mouvement perpétuel, il ne peut s'arrêter sur des positions conquises ; il lui faut sans cesse marcher de l'avant et poursuivre, à travers les buts particuliers et variés qu'il se propose, un but unique, auquel les autres sont subordonnés et qu'ils ne font que manifester. Ce but va constituer l'objet d'un souci fondamental, ultime, sous-jacent à nos préoccupations journalières. L'intérêt que nous lui portons peut se dissimuler sous la multiplicité des choses particulières qui retiennent notre attention ; il n'en est pas moins toujours présent, source et explication der­nière de nos activités. En d'autres termes, l'homme cherche un contentement plénier, un « accomplissement de lui-même », ou encore, pour employer un langage hégélien, une réconciliation de soi avec soi, avec les autres, avec la nature, avec un Absolu au sein duquel il se sent immergé. On exprimerait la même chose, d'une manière plus simple, en disant que l'homme cherche inévitablement le bonheur, un bonheur auquel il aspire et qui sans cesse lui échappe. Ce bonheur, il a le sentiment qu'il ne l'atteindra pas, laissé à lui-même et à ses capacités individuelles. 234:138 Il lui faut donc s'appuyer sur quelque chose de plus grand que lui ; sur une réalité qui le dépasse, quelle qu'en soit la nature ; une réa­lité qu'il considère comme inconditionnelle, fondamentale, dont la présence lui est une source d'énergie et fournit la réponse à la question capitale qu'il se pose sur le sens de la vie. Cette structure de l'être humain permet de comprendre le comportement fondamental qui caractérise l'existence de l'homme et qu'il sera désormais facile de décrire. Comme tout comportement, il présente deux aspects, indissocia­bles : un côté subjectif et un côté objectif. Il s'agit d'une attitude de l'homme visant quelque chose d'autre que lui-même, d'une attitude que les phénoménologues appellent « intentionnelle » et qui nous fait sortir de notre subjecti­vité. La vie humaine est remplie de comportements de ce genre : percevoir, aimer, désirer, vouloir, c'est toujours percevoir, aimer, désirer, vouloir quelque chose ou quel­qu'un. Mais, dans le cas qui nous occupe, ce qui est visé par notre dynamisme psychique n'est point une réalité par­ticulière, relative, accidentelle, d'une portée secondaire. Il s'agit, au contraire, d'une réalité qui nous dépasse, nous englobe, sur laquelle nous appuyons notre existence et qui confère à celle-ci son unité, sa signification ultime, sa vé­rité ; une réalité dont j'attends le total accomplissement de moi-même. Cette réalité, nous pouvons l'appeler l'Absolu, à condition de laisser le terme dans la plus complète indé­termination et de souligner que les hommes ont considéré comme l'Absolu les choses les plus hétéroclites : la race, la nation, l'espèce humaine, le mouvement de l'histoire, la réussite temporelle ([^65]), la Divinité « au-delà de l'être et de la connaissance », le Dieu personnel de la Bible, etc. 235:138 Ces réalités ont paru à l'homme capables de fonder son exis­tence, d'en révéler le sens dernier, l'ultime vérité ; capables aussi de lui apporter l'épanouissement auquel il aspire. Elles ont ceci de commun qu'elles sont à la fois supérieures à nous et présentes à l'intérieur de nous. Ceux qui, par exemple, font de la nation l'Absolu auquel ils adhèrent, s'appuient sur elle parce qu'elle les dépasse immensément dans le temps et l'espace, et ils ont confiance en elle parce qu'ils éprouvent le sentiment que la nation les anime du dedans, les a faits ce qu'ils sont et qu'elle soutient leur énergie. Bref, l'Absolu que l'homme vise, quelle qu'en soit la forme, est toujours simultanément, transcendant et im­manent. \*\*\* Pourquoi le vise-t-il ? Nous avons déjà donné implicite­ment la réponse : doué de raison et de liberté, l'homme est incapable de se cantonner dans l'immédiat ; il le dépasse nécessairement et poursuit un but ultime, qui donne sens et unité à ses activités multiples. -- Il n'est pourtant pas inévitable, dira-t-on, qu'il en soit ainsi. Pourquoi ne pour­rions-nous suivre les conseils de Pyrrhon, nous contenter d'épeler les phénomènes, refuser de viser plus haut, et, dans la pratique, vivre comme tout le monde, au jour le jour, à seule fin de ne pas nous singulariser ? En procédant ainsi, nous éliminerions le besoin, peut-être factice et su­perficiel, de tendre vers un Absolu. -- Mais si on examine de près l'attitude du sceptique, on s'aperçoit qu'il ne par­vient pas à se débarrasser de la hantise de l'Absolu. Même s'il allait jusqu'à affirmer que son existence ne signifie rien, son affirmation introduirait encore un sens dans cette existence ; toute profession d'absurdité et de non-sens implique son contraire ([^66]). 236:138 Et s'il déclare ne rechercher que les vérités partielles, celles concernant les relations entre les phénomènes ; s'il renonce à une Vérité supérieure touchant la totalité de ce qui est sa modestie apparente ne laisse-t-elle pas entrevoir, elle aussi, que cette Vérité demeure néanmoins à l'arrière-plan de ses préoccupations ? D'ailleurs, le sceptique attend de son attitude qu'elle lui procure la paix et le contentement, une paix et un contentement qu'il ne peut se dispenser de désirer. En faut-il davantage pour nous convaincre qu'il est plus malaisé qu'on ne croit de s'abstenir de toute adhésion à un Absolu, à quelque chose d'ultime, d'inconditionnel, qui doit donner un sens à notre vie ? \*\*\* On hésitera cependant à reconnaître cette situation parce qu'on aura l'impression que, dans la réalité quotidienne, le souci d'un Absolu ne paraît pas torturer particulièrement les humains. Pour comprendre cette difficulté et la résoudre, il faut désormais examiner le côté subjectif du rapport de l'homme avec un Absolu ([^67]), rechercher comment nous visons l'Absolu. La question s'avère singulièrement complexe, car les façons de se comporter vis-à-vis de lui sont multiples et variées, dépendant moins peut-être de la nature de l'Absolu visé que la psychologie de celui qui y adhère. Il suffit d'évoquer ici les deux attitudes extrêmes, entre lesquelles se situe généralement le comportement des humains. 237:138 Le souci de l'Absolu est, très souvent, presque étouffé par les préoccupations de la vie journalière, l'homme menant habituellement cette existence anonyme et impersonnelle si bien décrite par Heidegger. Toutefois, même dans ces conditions, il arrive à l'homme de penser de temps en temps à l'Absolu auquel il a adhéré, moins peut-être par un choix conscient et explicite que sous l'influence des circonstances dans lesquelles il a vécu. Beaucoup de chrétiens se rappellent la présence de Dieu une fois par semaine, pendant quelques brefs instants. Ils sont loin d'être les seuls à se comporter ainsi. Bien des communistes ont la carte du parti dans leur poche, paient régulièrement leur cotisation, assistent aux réunions de cellule, sans éprouver pour leur Absolu : la société idéale de l'avenir, un intérêt considérable. En, droit, cependant, l'Absolu, s'il est vraiment pour nous l'Absolu, c'est-à-dire ce qui fonde notre existence, unifie nos activités, leur confère un sens ultime, devrait drainer toutes nos énergies, conscientes et inconscientes, notre sensibilité, notre raison et notre liberté ; susciter en nous cette « passion infinie » qu'ont évoquée les romantiques et que Kierkegaard, après eux, a si bien décrite. Mais la plupart des hommes sont trop faibles ou trop médiocres pour éprouver une passion dont ils seraient incapables de supporter l'intensité ([^68]), pour se hausser et se maintenir à un niveau d'exaltation, qui leur permettrait, le cas échéant, de tout sacrifier, y compris leur vie, par fidélité à leur Absolu. La diversité que nous venons de constater dans la façon de se comporter vis-à-vis de l'Absolu, pose un important problème. Dans le rapport qui unit l'homme à lui, qu'est-ce qui importe le plus : la valeur objective, la vérité de l'Absolu auquel on adhère ou la façon d'y adhérer ? Choisir un « faux Absolu », une « idole », mais le choisir avec toute l'ardeur de son être, s'y dévouer corps et âme, n'est-ce point mieux que d'adhérer au véritable Absolu, mais d'une manière nonchalante et sans enthousiasme ? 238:138 Celui qui choisit avec passion une « idole », n'est-il point plus prés de l'Absolu authentique, puisqu'il se comporte de la seule façon digne de lui, que l'homme qui le choisit à la légère et superficiellement, d'une manière, par conséquent, qui ne convient pas ([^69]) ? C'est tout le problème de la signification de l'athéisme qui se trouve ainsi posé et que nous retrou­verons plus tard. \*\*\* Au choix d'un absolu, que l'homme fait nécessairement, allons-nous donner le nom de foi ? Hegel n'est point favo­rable à cette terminologie qu'il accuse Jacobi d'avoir su­brepticement introduite et qui lui paraît génératrice d'équi­voques ([^70]). Des théologiens catholiques pensent de même ([^71]). Le protestant Tillich est d'un avis contraire ([^72]) ; et il faut reconnaître que le langage courant use largement de la terminologie incriminée par Hegel ([^73]). Elle ne présente pas d'ailleurs de graves inconvénients. Pourvu qu'on précise que le mot foi est entendu dans un sens purement formel, on peut fort bien l'employer pour désigner toute adhésion que l'homme donne à un Absolu, de quelque nature que soit celui-ci ([^74]) ; il y a même certains avantages à le faire. 239:138 En effet, une définition formelle de la foi a le mérite de porter l'attention sur ce qu'on pourrait appeler les sou­bassements anthropologiques de toute foi en un Absolu. Sans doute, les soubassements n'expliquent pas, à eux seuls, la construction qu'on édifie sur eux ; celle-ci néan­moins ne se conçoit point sans ces fondations. Si la foi du chrétien, par exemple, repose sur la révélation et la grâce, elle repose aussi sur les structures de la réalité humaine, sans lesquelles elle serait impensable. Il en est de la défini­tion formelle de la foi comme du concept de « religion na­turelle » **(**[^75]) ; la situation et le rôle de ces notions soulèvent les mêmes problèmes et peuvent s'interpréter de façon identique. Il n'existe que des religions positives ; la foi apparaît toujours, elle aussi, avec un contenu déterminé. La religion naturelle ne constitue pas une étape préliminaire que l'humanité devait franchir avant de parvenir aux religions que nous connaissons, mais plutôt, comme nous l'avons dit ailleurs **(**[^76]), une « condition transcendentale » sans laquelle aucune religion ne se comprendrait. De même, en dégageant les fondations anthropologiques de la foi, nous ne prétendons pas que, sur ces fondations établies au préa­lable, il suffirait d'ajouter telle ou telle superstructure pour aboutir, par exemple, à la foi chrétienne. Dans la réalité, les formes concrètes de foi sont premières chronologique­ment et les seules qui aient jamais existé. Mais elles n'au­raient pu naître si l'homme n'avait été porté par le dyna­misme de son esprit à se préoccuper de quelque chose d'absolu et d'inconditionnel, dont il attend son épanouis­sement. 240:138 Sans ce dynamisme et cette orientation, toute foi serait proprement inintelligible. Faut-il en conclure que la foi au sens formel du terme joue le rôle d'une norme à laquelle les différents types de foi, y compris la foi chré­tienne, devront se conformer ? Poser une telle question, d'après K. Barth ([^77]), ce serait avoir déjà répudié le chris­tianisme, car on abandonne celui-ci dès l'instant où l'on concède qu'il doit s'évaluer à partir de critères extrinsè­ques ([^78]). Les théologiens protestants ne sont pas tous de cet avis. Plusieurs pensent, avec raison, qu'une foi particu­lière qui n'apporterait pas à l'homme ce qu'il cherche essentiellement : un fondement et un sens pour son exis­tence, prouverait, par son échec, quelle ne répond point à ce que l'homme a toujours attendu de la foi. Quand on précise, comme nous venons de le faire, ce que signifie une définition formelle de la foi, on ne risque pas d'en majorer ni d'en minimiser l'importance. Et peut-être y trouvera-t-on un embryon de réponse à la question que nous avons posée : *Pourquoi crayons-nous ? -- Je crois parce que je ne puis faire autrement*. Si le malheur m'arrivait d'abandonner ma religion, ce serait nécessai­rement pour embrasser une autre foi ; il me serait toujours impossible de ne point regarder au-delà de mon individua­lité contingente et momentanée, de ne point aspirer à « l'accomplissement » de mon être. Cette réponse paraîtra à juste titre trop générale et incomplète ; elle n'en a pas moins son prix. \*\*\* 241:138 ##### B) *La foi chrétienne et son contenu.* Elle n'explique évidemment pas les raisons que j'ai d'opter pour le christianisme plutôt que pour le judaïsme, l'islam, le bouddhisme ou un humanisme athée quelconque, ni celles que j'ai d'être catholique, de le demeurer et de ne point passer au protestantisme. Ces raisons tiendront, pour une large part, à l'objet même de ma foi, tel que je le conçois. Les formes particulières de foi se distinguent, en effet, les unes des autres par le contenu proposé à l'adhésion du croyant, c'est-à-dire avant tout, par la façon dont il se représente l'Absolu, car il faut bien qu'il ait de celui-ci une certaine idée. Un Absolu dont nous ne saurions rien, que nous serions incapables de qualifier, qui demeurerait to­talement indéterminé et inconnaissable, comment apporte­rait-il le contentement que nous attendons de sa présence, présence qui, dans cette hypothèse, ne pourrait être elle-même que dénuée de toute signification ? Aussi bien, les « croyants » de tous bords s'efforcent-ils toujours de se représenter le moins mal possible l'Absolu auquel ils adhèrent, d'expliciter les raisons de leur adhésion, de préciser, autant que faire se peut, le contenu de leur foi ([^79]). \*\*\* Le contenu de la foi chrétienne est particulièrement riche et complexe. Nous croyons d'abord que l'Absolu s'est spontanément révélé aux hommes et que nous pouvons nous fier à lui ; qu'il nous a parlé par les prophètes, et, « au temps fixé », par l'entremise du Verbe fait chair ; qu'il se manifeste dans son Église, gardienne fidèle des vérités qu'il a voulu nous enseigner : en un mot, nous croyons au *fait* de la révélation. 242:138 -- Mais cette révélation a un contenu. L'Absolu nous apprend beaucoup de choses sur son propre compte. Il s'affirme le Maître du monde, qu'il a créé non par indigence ou je ne sais quelle nécessité interne, mais par amour. De ce monde, il est séparé par un hiatus onto­logique que rien ne peut combler : l'Absolu est seul à exister par soi, tout le reste n'existe que par lui. Il est cependant intimement présent à ses créatures et particu­lièrement à l'homme, qu'il anime de l'intérieur et auquel il fait sentir sa puissance d'attraction. -- L'absolu, en se révélant à nous, nous apprend également qu'il mène une vie bienheureuse de connaissance et d'amour, dans une Trinité de personnes ; et volontiers, il se définit par l'Amour. Il a convié l'homme à participer à sa vie intime, participa­tion seule capable de satisfaire pleinement notre soif d'infini. L'homme, en refusant cette offre, se met dans un état de péché. Dieu n'en maintient pas moins son invitation. Il nous envoie son Fils, le Verbe éternel, qui s'est fait chair dans le sein de la Vierge Marie. Et ce Fils, *canal* par excellence de la révélation divine, en devient aussi un *objet* essentiel. Nous croyons que le Jésus de Nazareth est Dieu, qu'il est mort et ressuscité pour nous, qu'il a fondé une Église visible devant durer jusqu'à la fin des temps. Ainsi l'objet de la foi ([^80]) comprend des propositions concer­nant la nature éternelle de Dieu et le sens de notre existen­ce ; des affirmations au sujet de *faits* ([^81]), qui se sont passés à un moment précis de l'histoire et à un endroit déterminé de l'espace par le truchement de ces vérités portant sur des faits, accès nous est donné aux vérités de la première catégorie. 243:138 De l'ampleur et de la diversité de ce contenu, la commu­nauté chrétienne a très tôt pris conscience. Le *Symbole des Apôtres,* quelle que soit la date exacte de sa composition définitive ([^82]), en constitue un témoignage intéressant. Il prouve que, dès les premiers siècles, l'Église a jugé utile de dresser un catalogue des vérités que le chrétien doit admettre et dont il lui faut vivre s'il veut mériter le nom qu'il porte. Nous voici bien loin de la foi au contenu indé­terminé dort parlait Jacobi, et l'on comprend pourquoi Hegel préférait ne parler de foi qu'à propos du christia­nisme ([^83]). \*\*\* En insistant, comme nous le faisons, sur le contenu « objectif » de la foi chrétienne, n'allons-nous pas fausser les perspectives, réduire la révélation à un rapport d'insti­tuteur à élève, « d'enseignant à enseigné » ? Et l'attitude du croyant ne va-t-elle pas se ramener à une docilité in­tellectuelle, exigée par l'autorité du Maître qui nous ins­truit ; la foi se transformer en un sec assentiment donné par l'esprit à un lot déterminé de propositions ? 244:138 L'initia­tive du Dieu qui nous parle ne risque-t-elle pas d'apparaître, dans ces conditions, comme un joug qu'il faut subir plutôt que comme un appel aimant, auquel nous répondrions par une adhésion vivifiante de tout notre être ? Ce problème a constitué, il constitue toujours un des thèmes importants du débat entre catholiques et protes­tants. Certes le protestantisme à ses débuts ne semble pas minimiser le contenu de la foi chrétienne. Hegel a pu écrire que « la foi de l'Église protestante, à l'origine, a été pré­sentée et conservée sous la forme d'un corps de doctri­nes » ([^84]), qu'on prétendait sans doute tirer uniquement de la Bible, mais qui n'était pas moins un ensemble « d'ob­jets à croire ». Toutefois, certains théologiens protestants trouvent que cela ne répondait point tout à fait au principe fondamental dont s'inspirait Luther. Celui-ci, sous l'in­fluence de son nominalisme et à cause de son opposition à l'ontologie ([^85]), réduisait « le dogme à la confrontation du péché et du pardon divin » ([^86]) ; faisait de la foi un acte de confiance dans la justification par le Christ, de l'incrédu­lité le refus de cette justification, donnant ainsi l'impression de rétrécir singulièrement le contenu de la foi. Malheu­reusement, du moins d'après Brunner et Tillich, on perdit rapidement de vue l'intuition luthérienne et on se mit à prêcher « les concepts doctrinaux du message biblique comme une vérité objective » ([^87]), retombant par là dans la perspective catholique. Manifestement, Kierkegaard s'est efforcé à nouveau de s'en évader. Il répète sans se lasser que le christianisme n'est pas une doctrine, un ensemble plus ou moins complexe de propositions auxquelles il faudrait adhérer. Le Christ ne peut se comparer à Socrate, lequel, sans rien enseigner lui-même, faisait au moins retrouver à ses auditeurs un lot de vérités qu'ils possédaient de toute éternité. 245:138 La foi du chré­tien n'est pas une connaissance ; la connaissance est, en effet, ou bien du type physico-mathématique ou bien du type historique ; la foi du chrétien ne rentre dans aucune de ces catégories ([^88]). -- Qu'est-elle donc ? Le Christ, répond Kierke­gaard, exige qu'on adhère à lui ([^89]), c'est-à-dire à l'être le plus mystérieux qui soit, à un Dieu-Homme, à l'Éternel insé­ré dans le devenir, au Verbe fait chair et crucifié pour notre salut ([^90]). Sa doctrine, si doctrine il y a, se ramène à ce que le Christ dit au sujet de lui-même. Nous aurions beau employer la méthode socratique, rentrer au plus intime de notre être, nous n'y trouverions pas la Vérité du Verbe incarné, alors que l'esclave du *Ménon*, par un retour sur soi, redécouvrait les vérités mathématiques. Il faut que le Christ lui-même nous apprenne à soupçonner ce qu'il est, à nous incliner devant sa paradoxale réalité ([^91]). Le chrétien n'adhère point à une doctrine impersonnelle, mais à un Maître, dont l'existence et la mort ont été un scandale pour les juifs, une folie pour les païens. \*\*\* 246:138 Un point de vue analogue est présenté de nos jours, avec davantage d'ampleur et d'une manière plus systématique par le protestant E. Brunner ([^92]). La foi primitive consistait, comme vient de l'expliquer Kierkegaard, dans l'adhésion du chrétien à une personne ; en substituant à cette concep­tion « personnaliste » une interprétation « intellectualiste », l'Église aurait, d'après Brunner, commis une lourde erreur, aux conséquences incalculables ([^93]). Ce glissement se serait produit très tôt, sous l'influence de la pensée grecque dont on appliquait les catégories à une révélation judéo-chré­tienne qui leur était hétérogène. La vérité, pour les Grecs, est quelque chose d'éternel, d'universel, d'impersonnel, su­périeure aux individus, objet de contemplation. Si on se sert de cette définition pour expliquer le message évangé­lique, celui-ci apparaîtra, non certes comme redécouverte intérieure de vérités que nous possédions déjà, mais comme la communication surnaturelle de propositions qui auraient au moins ceci de commun avec celles trouvées par l'esclave du *Ménon,* qu'elles s'imposent à nous et que nous n'avons qu'à les entériner. La foi consiste désormais en une adhé­sion intellectuelle à des affirmations « qui *doivent* être crues ». S'acquitter de cette obligation est, pour le chrétien, la tâche primordiale dont dépend son salut ; et l'authenticité de son christianisme se jugera à partir de son « or­thodoxie » : « Pourvu seulement que ton attitude à l'égard de la doctrine soit claire et nette, tu es chrétien » ([^94]). A la limite, le souci d'orthodoxie prime sur le reste ([^95]) ; et si on ne va pas jusque là, on fait au moins consister l'essentiel de la foi chrétienne dans l'adhésion intellectuelle à une doctrine, de la pureté de laquelle la communauté ecclésiale doit avant tout se préoccuper. 247:138 Il faudrait, selon Brunner, corriger cette perspective, cet « objectivisme » de la vérité. Il ne s'agit pas, pour autant, de retomber dans un « subjectivisme » à la Schleiermacher ; de réduire la foi chrétienne à un sentiment, à un phéno­mène purement intérieur et Brunner n'oublie pas les cri­tiques acerbes adressées par Hegel au sentimentalisme religieux ([^96]). Ce qu'il veut, c'est dépasser l'opposition de l'objectivisme et du subjectivisme, dépassement que, d'après lui, l'épistémologie contemporaine recommande. On serait alors amené à concevoir la vérité religieuse à la fois comme historique et personnelle. Historique, la vérité religieuse l'est parce qu'elle a été introduite dans le monde du deve­nir par une libre décision de l'Éternel ; elle l'est aussi parce qu'elle se trouve entraînée dans l'évolution de l'humanité, qui l'oblige à changer en quelque sorte de vêtement, selon les exigences de l'époque et du milieu. Personnelle, la vérité l'est d'une façon encore plus manifeste. Dieu ne m'inter­pelle pas pour m'exposer le contenu d'une profession de foi, mais pour se communiquer lui-même à moi. Il m'in­vite à « sortir de la forteresse de mon moi » pour m'ouvrir et m'abandonner à lui : Connaître Dieu par la foi, ce n'est donc point devenir capable de proférer quelques formules sur son compte ; c'est bien plutôt communier et ne faire qu'un avec lui ([^97]). \*\*\* 248:138 Que ces conceptions et d'autres analogues aient influencé le catholicisme contemporain, c'est incontestable. Nous n'en voulons comme preuve que le dédain de plus en plus affiché pour les dogmes proposés à notre adhésion ([^98]). Aussi importe-t-il d'examiner de près les problèmes posés par l'interprétation protestante de la foi et de son contenu, problème complexe, mais dont les lignes principales appa­raissent cependant faciles à dégager. Et d'abord est-il vrai que, dans le *Nouveau Testament,* les auteurs sacrés envisagent la foi, non comme un assen­timent intellectuel à une doctrine, mais comme le don de soi au Christ, une rénovation de l'être, une « nouvelle nais­sance » selon la parole de Jésus à Nicodème ? -- Dans de nombreux passages des *Écritures,* le mot foi désigne incon­testablement une confiance filiale en la bonté divine. Les Pères l'emploient souvent dans ce sens et l'expérience des convertis atteste que la découverte de la foi est autre chose que celle d'un formulaire dogmatique à contresigner. La foi est décrite comme une attitude d'âme complexe, une transformation intime du croyant, un appel de Dieu qui veut entrer en communion avec l'homme. Elle n'en im­plique pas moins cependant un assentiment de l'intelli­gence à une doctrine et les auteurs sacrés n'ont pas négligé cet aspect. Il y a dans la foi, telle que la comprennent saint Paul et saint Jean, par exemple, un élément cognitif, un côté doctrinal ; les exégètes de tous bords en viennent peu à peu à le reconnaître ([^99]). \*\*\* 249:138 Comment d'ailleurs en serait-il autrement ? A supposer qu'avec Kierkegaard on définisse la foi comme une « bien­heureuse passion », dans laquelle, saisi par la grâce, l'homme adhère au « paradoxe de l'Homme-Dieu », cette définition ne prend un sens qu'en s'appuyant sur un en­semble de convictions préalables concernant la transcen­dance de Dieu, son amour infini pour l'homme, la valeur de l'individu objet de cet amour, notre condition de pé­cheur, la Vie trinitaire sans laquelle la personne et l'œuvre du Christ ne signifieraient rien. On a beau proclamer que le christianisme n'est pas une doctrine, on se trouve contraint d'avouer néanmoins que la foi implique une adhésion à un nombre assez imposant de « vérités à croire » ([^100]). Celles-ci, fondées sur la révélation, constituent un édifice doctrinal qu'on ne peut négliger et dont on peut encore moins bou­leverser la signification. Ces vérités, en effet, ne sont point notre création, de simples projections de la conscience indi­viduelle ou collective, sans valeur ontologique. Elles expriment ce qui est ou ce qui s'est effectivement passé ([^101]) ; en d'autres termes, elles possèdent une valeur « objective ». Ce qualificatif n'a rien qui doive choquer, si on veut sim­plement souligner, en l'employant, que le contenu de notre foi ne dépend pas de nous. 250:138 Que je croie ou non en Dieu ou en la Trinité, Dieu et la Trinité n'en existent pas moins. Même si je n'admets pas que le Christ, né d'une Vierge, a été crucifié pour nos péchés, ces événements se sont cepen­dant passés avec la signification que Dieu, et non l'homme, leur conférait. A moins de réduire la foi chrétienne à une attitude subjective, dépourvue d'un contenu réel indépen­dant de nous, on est obligé de réintroduire « l'aspect objec­tif » de la foi. Kierkegaard s'y est vu lui-même contraint. On l'a accusé de subjectivisme religieux ; mais l'insistance avec laquelle il souligne que la foi est un don de Dieu, qu'il appartient au Christ de nous faire deviner ce qu'il est, cette insistance prouve qu'il admet la « valeur objective » de ce à quoi il croit, la valeur objective, par conséquent, des propositions qu'implique sa foi au Verbe incarné. Seule­ment, comme protestant, il se sent mal à l'aise devant un édifice doctrinal, dont il reconnaît le caractère indispen­sable et l'origine transcendante, mais dont il ne sait com­ment assurer la solidité et la protection. On comprend qu'à certains moments il ait regardé du côté de l'Église catholique ([^102]). \*\*\* Le mot « objectif », que nous venons d'utiliser sans scrupule, peut certes prêter à équivoque. Quand on dit de quelqu'un qu'il se montre objectif, cela signifie qu'il prend du recul vis-à-vis des réalités et des faits, qu'il les laisse parler, qu'il adopte à leur égard l'attitude du contemplateur froid et désintéressé. On fait remarquer avec raison que ce comportement n'est pas celui du croyant. Il ne s'agit point, en effet, pour lui d'un savoir théorique, mais du salut, ou si on préfère, du sens de l'existence. Dieu ne parle pas à seule fin d'enrichir notre connaissance des réalités, divines ; il en­seigne ce qui nous est nécessaire pour atteindre notre desti­née et nous faire une idée de l'économie de la Rédemption, telle qu'il l'a lui-même organisée ; en d'autres termes, Dieu révèle ce qu'il est *pour nous.* 251:138 Tout ceci est incontestable. En­core ne faut-il pas en tirer des conséquences abusives ni lais­ser planer des équivoques, comme on en trouve parfois chez certains théologiens catholiques. Il faut leur concéder, et on peut également le concéder à Kant : On ne voit pas pourquoi Dieu communiquerait des vérités qui ne présen­teraient aucune utilité pour notre vie morale et spirituelle. Mais il s'agit de déterminer quelles sont les vérités utiles et quelles sont celles qui n'offriraient aucun intérêt. Dans le cadre de son « moralisme », Kant n'hésite pas à trancher le problème d'une manière péremptoire. Il écrit par exemple, dans *Le Conflit des Facultés :* « Du dogme de la Trinité, pris à la lettre, *on ne saurait absolument rien tirer pour la pratique,* même au cas où l'on pourrait le comprendre, et bien moins encore, si l'on se rend compte qu'il dépasse tous nos concepts » ([^103]). -- On pourrait répondre qu'il n'est peut-être pas sans importance de posséder des lueurs sur cette vie divine à laquelle nous participons et de mieux entrevoir ainsi le sens ultime de l'existence. Tout en demeurant un mystère, le dogme trinitaire soulève un coin du voile qui cache l'intimité de l'Absolu. Les partisans d'une « révéla­tion économique » insisteront, en disant que ce n'est jamais que par rapport à nous que ces dogmes prennent une si­gnification ; nous ignorerons toujours ce qu'est l'Absolu en soi. -- Prise à la lettre et poussée jusqu'à ses conséquences extrêmes, cette objection impliquerait qu'en se révélant Un en trois personnes, Dieu demande seulement que nous nous comportions vis-à-vis de lui *comme s'il* constituait une famille ; il suffirait de nous orienter vers l'Absolu dans cette disposition, de le « viser » de cette façon, tout en sachant qu'il n'est point cela et qu'il n'y a sans doute rien en lui qui corresponde à notre manière d'interpréter son être. -- A quoi nous répondrons : Certes, c'est à moi et pour moi que Dieu se révèle ; mais il exprime *pour moi* ce qu'il est *en soi *; ce que j'apprends ainsi, malgré la faiblesse de mon intelligence limitée, a une portée ontologique. Dieu me parle de son être. 252:138 Sinon, à quoi rimerait la formule de Notre-Seigneur : La vie éternelle, c'est qu'ils *Te connaissent,* toi et celui que tu as envoyé ? Le Christ ne nous dit pas de nous comporter *comme si* nous connaissions le Père ; il affirme que nous le connaissons. C'est la Trinité, telle qu'elle est en soi et pas seulement telle qu'elle pour moi, que Dieu nous découvre ; c'est le Verbe divin, tel qu'il est en lui-même et pas seulement tel qu'il est pour l'homme, qu'il nous révèle. Pourquoi dissocier les deux points de vue ? Luther, parfois, semble le faire ; ce n'est pas une raison pour l'imiter. La distinction qu'on nous propose n'est pas sans analogie avec celle qu'introduit Kant entre le noumène et le phénomène et elle présente les mêmes ambiguïtés Dieu peut-il se manifester à nous et pour nous sans rien laisser transparaître de ce qu'il est en lui-même ? La révé­lation nous octroie une connaissance analogique de l'Absolu. Encore qu'il se plaçait dans un contexte que nous n'accep­tons pas, Hegel a cependant le mérite de l'avoir rappelé. \*\*\* Si les propositions auxquelles nous adhérons dans l'acte de foi ont une valeur ontologique ; si, pour ainsi dire, elles mordent sur le réel, il faut néanmoins concéder qu'elles ne sont point toutes au même niveau, ni ne présentent une égale importance. L'Écriture, les Pères et la tradition nous apprennent que l'objet essentiel de notre foi n'est autre que le Christ, Verbe incarné, donné par Dieu aux hommes comme source de la vie éternelle ([^104]). Sur ce point nous serions d'accord avec Kierkegaard. Mais cette vérité fon­damentale en implique d'autres, dont on a pris progressi­vement conscience dans l'Église. Ces vérités, bien que subalternes, n'en font pas moins partie du contenu de la révélation et possèdent, elles aussi, une valeur objective. 253:138 C'est en toute réalité que Marie a conçu virginalement le Verbe incarné ; c'est une humanité réelle que le Verbe a assumée et non une apparence d'humanité comme le pré­tendait le *docétisme *; par le truchement des sacrements nous est réellement transmise la grâce apportée par le Christ, etc. -- On dira peut-être que ces vérités « secon­daires » étaient seulement admises « en gros » dans l'Église primitive ; on prétendra qu'il y aurait intérêt, pour éviter les controverses inutiles, à revenir à ce stade de foi implicite, à concentrer notre croyance sur l'essentiel : le salut dans le Christ, et à laisser les autres propositions à la libre appréciation de chacun. -- Raisonner ainsi serait oublier que l'explicitation qui s'est faite peu à peu du donné révélé a généralement été rendue nécessaire par des erreurs dont on craignait qu'elles compromettent l'essentiel ; c'est pour mieux défendre l'essentiel qu'on en a précisé les te­nants et les aboutissants. Pourquoi revenir en arrière ? Ce serait illogique et les conséquences d'un tel « retour au primitif » risqueraient d'être fort graves. \*\*\* « L'essentiel », en effet, pourrait se définir autrement que nous l'avons fait jusqu'ici, se voir ramener à l'Absolu auquel nous devons participer, tout le reste ne jouant que le rôle de moyen ou de support. L'humanité du Christ, Notre-Seigneur le dit, n'est elle-même, après tout, que la voie qui mène au Père. Bref, une seule réalité désormais importerait : l'Absolu. On nous rappelle, ce qui d'ailleurs n'est point faux, que l'Absolu n'est pas une chose, ni un objet, ni même une personne, mais l'Un, si souvent évoqué par Plotin et les mystiques, l'Un transcendant et indicible, situé par delà la connaissance et l'être. Nos formulations ne l'épuisent pas et les moyens par lesquels nous essayons de l'atteindre n'ont jamais qu'une valeur relative et im­parfaite. Il faut donc constamment surveiller nos attitudes, corriger nos manières de penser et d'agir, garder conscience de leur foncière inadéquation. 254:138 Cette prise de conscience, n'est-ce point précisément, dira-t-on, ce qu'exigeait « le principe protestant » ([^105]), lequel repose sur la conviction que rien, pas même l'humanité du Christ, pas même les sacrements, pas même l'Église, « ne peut ni ne doit prendre la place de l'Absolu » ([^106]). L'homme, toujours tenté de le rabaisser à son niveau, d'en faire un objet, une chose, est un perpétuel fabricateur d'idoles. Contre cette tendance et ses résultats néfastes, des contestataires se sont levés ; on les appelle les *prophètes.* On en trouve dans le judaïsme, mais aussi dans toute l'histoire de la chrétienté. La Ré­forme ne représente qu'un exemple et un moment dans l'exercice indispensable de l'esprit critique. La contesta­tion doit se pratiquer à l'intérieur du protestantisme lui-même, menacé, comme toutes les confessions religieuses, d'idolâtrie ; elle est exigée en vertu du principe qui lui a donné naissance. Bref, toujours et partout, des prophètes surgissent, pour rappeler aux hommes qu'ils doivent sans cesse corriger leurs idées et leurs manières d'agir pour les rendre moins indignes du mystère infini de l'Absolu. Telle est la thèse que Tillich développe avec brio et dont il est aisé de retrouver l'écho à l'intérieur du catholicisme ([^107]). 255:138 Si on l'acceptait sans réserve, il faudrait admettre que les prophètes (d'où tiennent-ils leurs missions ?) ont le droit et le devoir de superviser l'Église à laquelle ils ap­partiennent ; il faudrait concéder aussi -- et pour le mo­ment, c'est le point qui nous intéresse ([^108]), qu'il n'y a plus place désormais pour des vérités définitives, puisqu'il n'existerait aucune formulation du contenu révélé à laquelle nous puissions nous fier ([^109]). Même la vérité fondamentale du christianisme : le salut apporté par l'Homme-Dieu, serait sujette à perpétuelle révision. Si on adopte le point de vue de Tillich, on aura, en effet, toujours le droit de mettre en question la divinité de Jésus, puisqu'on ne sait pas ce qu'est Dieu ; de mettre en question aussi notre participation à une vie divine dont nous ne pouvons rien deviner. Que devient dans ces conditions la foi ? Elle se mue en ce que Tillich appelle « la foi absolue », entendant par là une foi sans contenu, et qui consiste dans « la simple expérience d'être accepté ». D'être accepté par qui ou par quoi ? On ne peut le définir, puisque, de l'Absolu nous ignorons tout. Comment pouvons-nous même savoir qu'il nous accepte ([^110]) ? En tous cas, une foi pareille n'a plus rien de spécifiquement chrétien. N'est-ce point la preuve que notre foi s'avère inséparable de l'adhésion de l'intelligence à une vérité fondamentale : le mystère de Dieu fait homme pour nous, et aux vérités particulières qui en explicitent la richesse ? ##### C) *Le caractère personnel de la foi.* Cet assentiment de l'esprit ne doit cependant pas être isolé de l'affectivité et du vouloir. L'activité cognitive, en effet, fait partie de la vie d'une conscience individuelle et en porte la marque. La conscience, « création perpétuelle d'imprévisible nouveauté », constitue une « multiplicité qualitative », une réalité complexe où les états psychiques s'interpénètrent, inextricablement mêlés les uns aux autres et comme fondus les uns dans les autres. 256:138 Chaque moment de la vie de l'esprit renferme à la fois représentation, émo­tion et action, l'esprit se trouvant engagé tout entier en chacune de ses opérations. Séparer comme au couteau intelligence, volonté et sensibilité serait méconnaître l'unité de notre dynamisme mental ([^111]). L'adhésion intellectuelle à un Absolu ([^112]) doit donc être replacée à l'intérieur de la totalité vivante où elle s'enracine, dont elle dépend et dont elle porte inévitablement le cachet : elle est l'œuvre de l'in­dividu. Le concept d'individu auquel nous nous référons désigne chaque être dans ce qu'il a d'unique et qui le distingue des autres. L'univers ne contient que des réalités particulières. Chez les êtres vivants, ce n'est point l'espèce comme telle, mais les individus, qui existent. L'espèce, sans doute, n'est point une pure abstraction ; on peut même concéder à Schopenhauer que, dans le règne végétal et animal, elle compte davantage que ses éphémères représentants. Mais, quand il s'agit de l'homme, il n'en est plus ainsi ; l'indi­vidualité ne se réduit pas à l'originalité irréductible d'un organisme : nous ne somme pas seulement individualisés par en bas. Nous ne le sommes pas non plus uniquement du dehors, par les circonstances qui nous ont formés, les liens que nous avons contractés ; nous le sommes par le dedans, par les qualités d'ordre spirituel et moral qui nous constituent originellement, et qui se développent sous l'in­fluente de ce que nous faisons et subissons tous les jours. Chacun existe « en soi » et « pour soi » ([^113]), constitue un sujet à nul autre pareil, ouvert à sa manière au monde et prenant conscience d'un Absolu qui exerce sur lui son attraction. C'est au sein d'un « individu unique en son genre » que s'exerce l'activité de connaissance, mêlée aux autres éléments qui le constituent, subissant leur influence et réagissant à son tour sur eux. Connaître n'est donc pas une fonction isolable de la personne qui en est le théâtre et l'agent. 257:138 Toutefois l'unité dynamique de la vie de l'esprit ne signifie pas qu'il faille tout confondre. Dès qu'on veut se retrouver dans la complexité de la conscience on doit recourir à l'analyse, séparer par la pensée ce qui, dans l'existence, n'est point séparable. Connaître, c'est quand même autre chose que vouloir ou jouir. Il s'agit d'attitudes différentes, visant chacune des modalités différentes de la réalité. Rien n'empêche, tout, au contraire, nous invite à rechercher ce que ces attitudes ont de particulier ; on se voit aussi, finalement, dans l'obligation de distinguer la connaissance de l'affectivité et de la volonté. \*\*\* Les sciences nous le conseillent fortement. Certes, le savant est soutenu dans son effort par l'intérêt qu'il porte à son travail. Cet intérêt revêt des formes diverses, d'ordre théorique ou pratique : résoudre un problème, promouvoir tel progrès technique. Il se peut que le savant ne soit pas insensible à la notoriété, au profit ; il lui arrive aussi de vouloir être utile à son pays, de désirer contribuer au succès d'une idéologie qui a ses préférences. Bien plus, le savant est sans doute mû également, qu'il en ait ou non conscience, par le désir d'atteindre *ce qui est,* laissant ainsi entrevoir le ressort profond qui fait agir l'intelligence et qui n'est autre que l'amour de l'être. Il est enfin à présumer que, durant ses recherches, il passera par des périodes d'exaltation ou de découragement. -- Mais, de tout cela, on peut faire abstraction quand on examine la connaissance scientifique et ne voir dans le savant que l'homme qui s'efface devant l'objet pour lui permettre de se révéler ([^114]). 258:138 Ce « désinté­ressement » devient possible, grâce à la rigueur des mé­thodes employées et aussi parce que les sciences, lorsqu'elles n'empiètent pas sur un domaine étranger, ne prétendent ni poser ni résoudre le problème du sens de l'existence et du fondement dernier de ce qui est. Le savant, en effet, ne s'occupe point de la totalité des choses, mais seulement d'un secteur particulier du réel. Dès lors, il n'y a aucun inconvénient à mettre entre parenthèses les particularités de l'individu qui se livre à la recherche, pour ne considérer que les méthodes em­ployées et les résultats obtenus. Il importe peu que ce soit un tel qui ait accompli le travail ; l'activité scientifique peut s'attribuer à un « sujet en général », que les philosophes qualifient de « transcendental ». Il s'agit sans doute d'une abstraction, mais légitime. L'originalité de chaque individu se résume en effet dans sa liberté ; or, la liberté joue un rôle plutôt extrinsèque et secondaire dans le travail du savant. Si elle intervient pour fixer et soutenir l'attention, ce n'est pas elle qui décide de l'adhésion à donner aux conclusions. L'assentiment doit être déclenché par l'évi­dence et se mesurer sur elle. Quand il s'agit de lois établies à l'aide de l'expérience et du calcul, l'adhésion, tout en tenant compte du caractère approximatif des résultats, sera ferme. Lorsqu'on aboutit seulement à des probabilités, en histoire par exemple, l'esprit acquiesce, mais ayant conscience de la précarité de son assentiment. Dans les deux cas, on se laisse guider par le degré d'évidence ; à celle-ci, les savants doivent toujours se référer, ce qui leur permet, non seulement de travailler en équipe (ils le font de plus en plus), mais de s'entendre entre eux. En d'autres termes, dans les sciences on peut espérer atteindre la certitude « en commun », et les résultats acquis se communiquent aisément de l'un à l'autre. \*\*\* 259:138 Quand je recherche le fondement et le sens de mon existence, la situation est différente. Il ne s'agit plus pour moi d'admettre ou non des propositions qui m'intéressent plus ou moins, vis-à-vis desquelles il me serait possible de prendre une attitude détachée ; il s'agit de résoudre le problème qui me tient -- qui devrait en tous cas me tenir -- le plus à cœur ; celui de ma destinée. D'autre part, en ce domaine, je ne puis recourir aux méthodes physico-mathé­matiques, m'appuyer sur l'expérience et le calcul, qui engendrent une certitude rigoureuse. En outre, une simple probabilité, du genre de celle dont les sciences historiques se contentent souvent, ne ferait pas, semble-t-il, mon affaire. Le sens ultime de mon existence étant en cause, il faut qu'à l'Absolu, je puisse adhérer corps et âme ; j'ai besoin d'une conviction supérieure aux opinions branlantes qui, dans l'existence quotidienne, me suffisent fréquemment. Privée du secours de la science, la foi en un Absolu, quel qu'il soit ([^115]), va reposer sur une option, dont l'homme, en dépit des influences subies, devra finalement porter la res­ponsabilité. C'est sa grandeur, une grandeur qui a son revers. Manifestement, l'Absolu, peu importe la façon dont on se le représente, se dérobe toujours, par certains côtés, à nos regards. On ne peut que le chercher à tâtons, et on risque perpétuellement de s'attacher à de faux Absolus, qui n'apporteront pas la « réconciliation avec soi », ni l'épanouissement que l'homme espère. Ce danger, loin de ralentir notre effort, doit au contraire exciter « le courage d'être », qu'un penseur contemporain a analysé avec sub­tilité, et qui est tout d'abord *le courage d'exister en tant qu'homme,* c'est-à-dire de prendre la responsabilité de ma destinée, une responsabilité qu'aucun autre ne peut assu­mer à ma place. \*\*\* 260:138 Tous les hommes n'ont pas également conscience de la nécessité d'opter qui s'impose à eux. L'éducation, le milieu social les ont accoutumés à une interprétation de l'exis­tence, à une représentation du fondement de l'être qu'ils ne remettent pas en question. Mais que le doute surgisse un jour sur l'authenticité de l'Absolu auquel ils adhèrent, et il peut surgir de bien des manières ([^116]), ils se rendent alors compte qu'une option s'impose à eux ; ils ont à choisir de demeurer dans la foi qui est la leur ou d'en changer. Ils se sentent responsables de la décision qu'ils prennent. Mais celle-ci n'émane point du seul exercice de leur activité co­gnitive ; elle a des racines plus profondes ; elle traduit leur personnalité tout entière. Cette situation, les philosophes la reconnaissent aisé­ment quand il s'agit du commun des mortels, mais ils prétendent volontiers qu'elle n'est pas la leur. Lorsqu'ils se mettent en quête du fondement et du sens de l'existence ([^117]), ils déclarent emprunter des voies logiques, faire intervenir exclusivement la raison, éliminer tout présupposé que celle-ci ne parviendrait pas à justifier ([^118]). Mais d'après Nietzsche, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. L'Absolu, auquel le philosophe nous propose d'adhérer, il ne l'a pas découvert au terme d'une démarche intellectuelle imper­sonnelle et désintéressée ; c'est bien plutôt l'expression de son individualité, de son tempérament, de ses tendances, de ses aspirations les plus profondes. Il y a donc eu un choix préalable, que le philosophe a fait plus ou moins consciemment et en fonction de ce qu'il était ; un choix qu'il a ensuite essayé de justifier sur le plan logique et conceptuel ([^119]). 261:138 A la base même de toute philosophie ([^120]), on trouve une foi, et Jaspers a pu parler de « foi philoso­phique » ([^121]). N'est-ce point la preuve que l'adhésion à un Absolu, qu'elle s'opère sur un plan religieux ou autrement, n'est jamais la conclusion d'un processus analogue à la connaissance scientifique, mais plutôt le résultat d'un choix préalable, émanant de notre personnalité ? \*\*\* On éprouvera sans doute un scrupule à interpréter de la sorte la foi en un Absolu. Si celle-ci procède d'une option, ne va-t-elle pas consister finalement en une décision aveu­gle, dans un diktat de la volonté, un « saut dans l'absur­de » ? On voit mal comment la foi ainsi conçue pourrait encore présenter un caractère rationnel. Peut-être le cas de Socrate permettra-t-il d'éclaircir quelque peu ce difficile problème. Le mystère de la destinée se présente aux yeux de Socrate d'une manière aiguë à quelques heures de sa mort. Celle-ci sera-t-elle l'anéantissement définitif de son être ou l'épanouissement d'une vie dont il possédait déjà le germe ? D'après Socrate, sur le plan spéculatif, la question ne comporte pas de réponse décisive, les arguments en faveur de l'immortalité paraissant contrebalancés par de sérieuses objections. 262:138 Mais Socrate s'intéresse moins à l'im­mortalité en général qu'à la sienne propre, et il ne trans­forme pas le problème en une question théorique, qu'on débattrait, à des moments perdus, entre amis ou entre professeur et élèves ; encore moins en une question qu'on pourrait renvoyer à plus tard, quand les hommes, par exemple, auront enfin trouvé la clé de la société terrestre idéale. A quelques heures d'une mort qui l'attend au lever du jour, Socrate ne peut qu'éprouver un intérêt immense devant l'alternative : sombrer dans le néant ou demeurer éternellement identique à lui-même en son être essentiel. Il opte en faveur de l'immortalité. Les difficultés spécu­latives du problème, loin de l'arrêter, constituent plutôt un tremplin qui lui permet, par « le saut d'une décision passionnée », de croire en son immortalité ([^122]). Comment interpréter cette décision ? S'agit-il d'un coup de tête de type romantique ; d'une volonté délibérée de se cacher l'insuffisance des arguments et d'y suppléer par un « diktat » ? Comprendre ainsi la « foi socratique » serait fausser les perspectives, perdre le bénéfice des lueurs qu'elle peut projeter sur le problème général de la foi. Socrate nous apprend qu'il y a un décalage entre les pro­babilités qui militent en faveur de l'immortalité et sa foi ardente en celle-ci. Ce décalage il ne le corrige point par une intervention dictatoriale de la volonté, comme si cette faculté avait le pouvoir d'imposer une adhésion que l'in­telligence considérait comme insuffisamment fondée. Un tel « volontarisme » se concilierait mal avec « l'intellec­tualisme » de quelqu'un qui professe l'identité du savoir et de la vertu ; en outre, il supposerait une distinction tranchée entre l'entendement et le vouloir qui n'est point dans les perspectives de Socrate. C'est d'autre chose qu'il s'agit. 263:138 Socrate opère un retour sur lui-même ; il rentre au plus intime de sa subjectivité, de son intériorité ; il y retrouve ce moi spirituel qui ne se dissout ni dans la cité ni dans le monde extérieur ; et il prend conscience que ce moi spirituel constitue « son être essentiel et indes­tructible ». Socrate nous apprend ainsi que toute foi au­thentique, c'est-à-dire qui n'est pas un simple écho d'une croyance collective, exige un retour sur soi, une reprise de contact avec notre réalité spirituelle, faite de liberté, de raison et d'amour. Cette « replongée » dans notre intério­rité, notre subjectivité, personne ne peut l'accomplir à notre place et nous ne pouvons pas non plus l'accomplir pour autrui. C'est sans doute parce qu'il en avait conscience que Socrate s'estimait incapable d'enseigner à qui que ce soit, non pas tant les propositions mathématiques que les vérités « existentielles » susceptibles d'éclairer notre des­tinée ([^123]). Par les particularités qu'elle présente, la « foi socratique » jette une lueur sur la nature de toute foi véritable et annonce ainsi, encore que de très loin, la « foi chrétienne ». \*\*\* Entre les deux, il y a incontestablement des analogies. De part et d'autre, les arguments s'avèrent incapables, par eux seuls, d'engendrer l'adhésion finale ; s'il en était au­trement, on ne serait plus sur le plan de la foi, mais sur celui des sciences, expérimentales ou historiques. -- Dans la foi du chrétien comme dans la foi socratique, il faut une décision qui plonge ses racines au plan profond de la per­sonnalité du croyant, et l'assentiment n'a rien d'une certi­tude anonyme, impersonnelle, facilement communicable ([^124]), rien « d'une certitude de masse ». 264:138 Cette analogie provient en partie du fait que la foi, chez Socrate comme chez le chrétien, est étroitement liée à la dimension morale de l'homme, à l'obligation de se rendre meilleur, tâche dont la foi éclaire les tenants et les aboutissants. Mais devenir meilleur est, au premier chef, l'affaire de l'individu. La société peut, certes, faciliter ou contrarier son effort, et l'immoralité ou la moralité de chacun retentit sur le groupe ; m'élever moralement n'en constitue pas moins un idéal auquel je dois tendre pour mon propre compte ; sa pour­suite m'impose des décisions que personne ne peut prendre à ma place. Rien d'étonnant dès lors à ce que la foi, dévoi­lant le sens ultime de ma dimension morale, constitue, elle aussi, un comportement éminemment personnel. \*\*\* Ces analogies, toutefois, ne suppriment pas la distance qui sépare la foi de Socrate et celle du chrétien. D'après Kierkegaard, la seconde seule mérite le nom de « foi in sen­su strictissimo », la première n'étant, malgré sa valeur et son authenticité, que « la foi du païen ». Le chrétien, en ef­fet, n'adhère pas à des vérités rationnelles dotées d'un coef­ficient plus ou moins élevé de probabilité et qui dévoilent quelque peu le sens de l'existence ; il croit en l'Homme-Dieu, seul chemin conduisant au Père. Il croit que le Verbe s'est incarné à un moment décisif de l'histoire, à un instant gros d'éternité, appelé par l'Apôtre « la plénitude du temps », instant privilégié dont dépend notre salut et notre immortalité. Il adhère à un mystère aussi paradoxal que l'insertion de l'Éternel dans le devenir, sa naissance d'un sein virginal, son existence terrestre et sa mort sur un gibet d'infamie pour l'homme pécheur. 265:138 Si la foi socratique exigeait déjà un saut que l'individu, face au problème de la mort, devait faire seul, à ses risques et périls ; à com­bien plus forte raison le chrétien se sentira-t-il seul, lors­qu'il lui faudra opter pour ou contre la Croix du Christ, « scandale pour les juifs, folie pour les païens ». Seul... et cependant pas tout à fait, car sa situation s'avère infi­niment meilleure que celle de Socrate. En se repliant sur son intériorité, celui-ci ne retrouvait que lui-même ; et s'il soupçonnait que son propre être s'appuyait sur Quelque chose de supérieur, il n'avait de ce Quelque chose qu'un vague pressentiment. Le chrétien, lui, en rentrant en soi, y rencontre le Dieu trinitaire et le Verbe incarné, qui, selon sa promesse, l'attire à Lui de l'intérieur. Il n'en garde pas moins cependant le pouvoir de céder ou de ne pas céder à cet attrait, d'accepter ou de refuser l'invitation ; et il porte, tout comme Socrate, la responsabilité de sa décision, res­ponsabilité qu'il ne peut partager avec personne. Aussi l'héroïne d'André Gide n'a-t-elle point tout à fait tort, lors­qu'elle déclare : « La route qui mène à vous, Seigneur, est une route étroite, étroite à n'y pouvoir passer deux de front. » En ce sens, le chrétien, lui aussi, est seul ; c'est à lui seul qu'il incombe de choisir ; autrement, c'en serait fait de la liberté. Seul à porter le poids de sa décision, mais pas solitaire ; cette décision, en effet, il la prend en pré­sence du Jésus de l'Évangile qui lui révèle sa situation de pécheur et la voie du salut, en présence du Dieu qui par­donne mes péchés et doit constituer ma béatitude éter­nelle. Cette décision, elle est la plus grave, « la plus ter­rible » dit Kierkegaard, qu'un homme puisse prendre ; aussi exige-t-elle un certain héroïsme ; mais ce courage, cet héroïsme, sont payés au centuple par la joie qu'ils en­gendrent, la joie indicible de se trouver devant le Christ, la joie débordante du moi qui se fonde en Dieu et devient ainsi transparent à lui-même. Oui, heureux « celui pour qui Jésus n'est pas un objet de scandale ; heureux celui qui croit que Jésus-Christ a vécu ici-bas et fut ce qu'il s'est dit, l'homme de peu et pourtant Dieu, fils unique du Père ; *heureux celui qui ne sait personne d'autre à qui aller, mais qui, en toute circonstance, sait aller* *à Lui* » ([^125]). \*\*\* 266:138 D'avoir à décider seul ne m'empêche pas de m'insérer dans la société des fidèles, ni d'admettre que la foi naît, se conserve et se développe à l'intérieur d'une communauté ecclésiale ([^126]). Cela veut seulement dire que la foi est une affaire éminemment personnelle, et que, d'appartenir à une Église ne me décharge pas de l'obligation de choisir. Cette obligation n'est point le privilège d'une élite, d'une aristocratie, censée seule capable d'opter, la masse devant se contenter d'une foi coutumière et plus ou moins impo­sée par le milieu. La décision, exigée de tous, est, au con­traire, à la portée de tous ; et si chacun se trouve seul en face du Christ, tous le sont également. Nous constituons ainsi, la formule n'a rien de contradictoire, une commu­nauté de solitaires, ce que Kierkegaard appelle « la com­munauté des Uniques », qu'il oppose à la masse, à la foule anonyme, au public. Que nous ayons été mis en rapport avec le Christ par la société, la tradition, l'éducation, ne change rien à cette situation fondamentale, comme l'ex­plique fort bien saint Paul, lorsqu'il déclare : « Dans les compétitions du stade tous courent, mais un seul remporte le prix » ([^127]). Chacun, dit l'Apôtre, doit parvenir lui-même au but ; les autres ne peuvent le faire pour lui : « Un seul atteint le but... mais chacun peut être ce seul et Dieu l'y aidera. Cela veut dire aussi que chacun doit se mêler aux autres avec prudence et *ne parler de l'essentiel qu'à Dieu* *et qu'à soi* » ([^128])*.* Si tous embrassaient le christianisme, celui-ci n'en serait pas rendu plus certain ni plus facile à admettre. L'adhésion en deviendrait peut-être plus aisée du point de vue sociologique et psychologique ; mais, du point de vue religieux, il s'agirait toujours pour moi d'acquiescer à un paradoxe suprême : Dieu se faisant homme pour mon salut. 267:138 Encore que certaines formules kierkegaardiennes de­vraient être atténuées ([^129]), le penseur danois n'en a pas moins raison de souligner le caractère personnel de l'acte de foi, la nécessité d'une décision que chacun doit prendre en face du Christ, pour ou contre Lui, décision qui n'est jamais acquise une fois pour toutes, mais doit être constam­ment renouvelée ([^130]). Kierkegaard a raison aussi d'en con­clure qu'à cette condition seulement, la vie de foi ne risque pas de se dégrader en un ensemble de coutumes et de conve­nances sociales ([^131]) ; elle prendra et conservera les allures d'un rapport intime qui m'unit à l'Absolu par et dans le Christ. Il rappelle enfin, opportunément, « qu'on ne se convertit pas en masse », la conversion véritable néces­sitant une décision qui jaillit de l'être tout entier, illuminé par la grâce. A une époque où les mécanismes de propa­gande s'avèrent de plus en plus efficaces, on serait tenté de leur attribuer un rôle déterminant dans les efforts pour amener les âmes au Seigneur. Kierkegaard y verrait une grossière erreur de perspective et il n'aurait point tort ([^132]). 268:138 ##### D) *La foi chrétienne, sauvegarde de l'individu.* Si Dieu, en se révélant aux hommes, sollicite la con­fiance d'un chacun, n'est-ce point le signe de l'importance qu'il accorde à l'individu ? Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Esprit infini, Dieu créa les hommes à son image ; il les dote de raison et de liberté, les rend capables d'une vie intérieure analogue à la sienne, et il les attire vers Lui pour qu'ils participent à son éternel bonheur, goûtent son éternel Amour. Au regard de Dieu, les hommes ont du prix à cause de leur liberté, de leur inté­riorité, de leur pouvoir d'aimer. Mais ces qualités sont le propre de chacun. Elles constituent, par conséquent, la grandeur de l'être humain, de tout être humain, de l'être humain de tous les temps ; une grandeur qui est d'abord celle de l'individu. Elle est, certes, aussi la grandeur de la race, mais parce qu'elle est, au préalable celle de cha­cun de ses représentants. Faire de l'homme une chose, le transformer en objet, ce serait fausser radicalement la perspective chrétienne, oublier que l'individu a une desti­née éternelle, qu'il est un sujet appelé à jouir de l'intimité du Créateur de toutes choses. L'homme, selon le christia­nisme, se réalise en participant à plus grand que lui, à ce que nous pouvons nommer, mais dans un sens non hégé­lien, l'Esprit absolu. Cette participation, loin de volatiliser ou de dissoudre la personnalité de chacun, doit au con­traire la consacrer, et la rencontre inaugurée dans l'acte de foi se poursuivre sans fin. Voilà ce que Dieu lui-même nous apprend sur la grandeur de l'homme. \*\*\* 269:138 Les rationalistes reconnaissent volontiers qu'aucune doctrine n'a présenté sous un éclairage aussi fort cette grandeur. Mais, pour eux, une telle façon de concevoir la dignité humaine renferme trop « d'éléments mythiques », indispensables sans doute pour la faire comprendre des contemporains de Jésus, mais dont nous devons nous libérer. Il ne s'agit plus désormais de *croire* en la grandeur de l'homme, mais de *savoir* en quoi elle consiste. Débarras­sée de son halo mythique, elle tient tout entière dans la raison et la liberté de l'homme. Interprétons-la de la sorte et nous aurons conservé le fond rationnel de la doctrine évangélique « démythologisée ». En procédant ainsi, il y aurait un autre avantage : nous ne risquerions plus de considérer la grandeur de l'homme comme un donné tout fait ; nous aurions compris qu'il s'agit plutôt d'une tâche à réaliser, d'un effort à accomplir pour affirmer, dévelop­per et faire respecter cette dignité ; une dignité dont le sens n'aurait plus rien de mystérieux et que nous pourrions assurer sans recourir à je ne sais quelle faveur divine. \*\*\* Cette démythisation de l'anthropologie chrétienne, à quelles conséquences aboutit-elle sur le plan théorique et pratique ? On estime avoir conservé l'essentiel de l'idée de la grandeur humaine, fondée sur la liberté et l'égalité des individus. De cet idéal de l'égalité, on espère se rapprocher indéfiniment dans l'existence d'ici-bas, au niveau de l'expé­rience. C'est -- du moins ils le disent -- la préoccupation fondamentale des hommes politiques. Mais ne s'agirait-il pas d'un rêve irréalisable ? Irréalisable, parce qu'on veut effectuer dans le monde du devenir ce qui n'est possible qu'au point de vue de l'éternité ([^133]). A quels résultats abou­tit-on ? Nous ne le savons que trop. 270:138 On dupe les hommes en faisant miroiter devant leurs yeux un état de liberté et d'égalité que l'on prétend susciter dans un avenir indé­terminé, alors que, dans le présent, on bafoue sans ver­gogne cette liberté et cette égalité. N'est-ce point la preuve qu'en les « démythisant », en voulant les « faire descendre du ciel sur la terre », on ne peut qu'aboutir aux résultats contraires à ceux qu'on cherchait, à supposer qu'on les cherchât sincèrement ([^134]) ? Sur le plan théorique, les rationalistes se trouvent dans une situation encore plus inconfortable. Certes, ils n'ont pas tort de souligner que notre grandeur s'enracine dans la raison et la liberté d'un chacun. Mais il leur faut expli­quer à quoi doit servir, en dernière analyse, cette raison et cette liberté. Quelle interprétation peuvent-ils nous pro­poser ? Ils nous disent que nous n'avons d'autre destin que de faire progresser l'humanité, rendre finalement les hommes de l'avenir plus heureux que ceux du passé et du présent. Mais se rendent-ils compte de l'injustice foncière que leur réponse a l'air de consacrer ? Pourquoi la desti­née des hommes du passé a-t-elle été de se sacrifier pour nous mener où nous sommes ? Pourquoi, nous autres, devons-nous travailler et peiner pour les générations futures ? Et pourquoi celles-ci profiteront-elles d'un labeur qu'elles n'auront pas accompli ? Dès qu'on veut expliquer l'homme en le subordonnant au « sens de l'histoire », qu'on le fasse à la manière de Hegel, de Feuerbach ou de Marx, peu importe ; en d'autres termes, dès qu'on sacrifie les individus à l'espèce ou au devenir, on aboutit toujours à la même énormité : Les hommes du passé auront été le fumier sur lequel doit pousser l'humanité future. Peut-on imaginer plus révoltante inégalité ? \*\*\* 271:138 Avec la doctrine chrétienne, les perspectives changent du tout au tout. Les hommes du passé, comme les contem­porains de Jésus, comme nous, comme ceux qui suivront, tous sont appelés à participer à la vie divine. Tous « en situation de péché » ils ont été assumés par le Christ ; tous et chacun doivent leur salut à la foi au Christ. Ceux qui ont vécu avant lui ou n'en ont jamais entendu parler, n'en sont pas moins sauvés par lui. En écoutant la voix de leur conscience, c'est son appel qu'ils entendent et implicite­ment ils croient en lui. L'égalité entre les humains, cette fois, est parfaite, totale, au point que, selon Jésus lui-même, nous n'avons rien à envier à ceux qui ont vécu avec lui en Palestine ; tous, en effet, nous sommes les « contem­porains » du Verbe incarné. \*\*\* Une doctrine qui exalte à ce point et fonde sur des assises aussi solides la grandeur humaine, comment pour­rions-nous ne pas l'admirer ? Et quand on fait le tour des anthropologies, depuis celles des Grecs jusqu'à celles qui, de nos jours, proclamant « la mort de l'homme », s'ef­forcent de nous persuader que nous ne sommes rien ; quand, dis-je, on prend conscience de ces efforts désespérés pour jeter quelques lueurs sur la condition humaine, on ne peut s'empêcher de conclure que la lumineuse clarté projetée par l'Évangile sur l'homme, atteste l'origine plus qu'hu­maine de cette doctrine. -- C'est une doctrine que nous n'avons pas le droit de laisser perdre ni de galvauder. On en arriverait là si on perdait de vue l'essentiel de ce que nous enseigne Jésus, à savoir que mon rapport personnel avec l'Infini est ce qui compte par-dessus tout ; si, en d'autres termes, on oubliait que l'individu a, aux yeux de Jésus, une valeur irremplaçable. Ce n'est point ma faute si, à une époque où on ne parle que de sens de l'histoire, de destinée mondiale ou cosmique, j'accorde tant d'importance à mon pauvre petit *Je *; ce n'est pas non plus égoïsme ni effronterie de ma part ; c'est le Christ lui-même qui m'oblige à proclamer que j'ai une valeur incomparable, puisqu'il est mort *pour moi* et veut entrer en relation *avec moi*. 272:138 Kierke­gaard avait singulièrement raison lorsqu'il déclarait « L'Individu, c'est la catégorie chrétienne décisive »* ;* et il prophétisait lorsqu'il ajoutait : « elle le sera aussi pour l'avenir du christianisme » ([^135]). \*\*\* Si on me demande maintenant *pourquoi je crois,* je ré­pondrai : Entre autres raisons, je crois en l'Évangile, parce que, à mes yeux, une doctrine qui jette une telle clarté sur la réalité humaine ne peut être que d'origine divine. -- Il reste évidemment à rechercher *pourquoi je crois aussi dans l'Église catholique,* et ce malgré les difficultés actuelles ; cette recherche va nous permettre d'examiner certains points laissés jusqu'ici dans l'ombre ; ce sera l'objet d'un prochain et dernier article. (*A suivre.*) R. Vancourt. 273:138 ### Ô mères chrétiennes... (III) Ô MÈRES CHRÉTIENNES, n'oubliez pas que c'est le christianisme qui vous a donné la liberté, ou plutôt la possession de vous-mêmes. Dans le monde païen, les femmes étaient traitées un peu en esclaves. En Grèce, elles ne sortaient guère du gynécée. Ailleurs, elles ne sortaient que voilées. Il n'est pas douteux qu'un mari qui aimait bien sa femme la traitait en conséquence. Souvenez-vous d'Esther et d'Assuérus, et des douces paroles d'Elcana, mari de la mère de Samuel, qui pleurait de n'avoir pas d'enfant : « *Elcana, son mari, lui disait :* « *Anne, pourquoi pleures-tu et ne manges-tu pas ? Pourquoi ton cœur est-il triste ? Est-ce que je ne suis pas pour toi mieux que dix fils ?* » Cependant, Elcana avait une autre épouse qui mépri­sait Anne parce qu'elle était stérile, et le mari pouvait répudier l'une et l'autre par un simple billet de répu­diation, à son bon plaisir. 274:138 Le christianisme vous a donc libérées pour prendre votre part de ce sacerdoce royal dont parlent Moïse et s. Pierre. Cette part, nous l'avons dit, n'est pas mince puisqu'elle consiste à former l'enfance à user correcte­ment de l'âge de raison. Reste pour vous à pratiquer cette grande tâche dans la rectitude de l'esprit et des mœurs. Croyez-vous pouvoir le faire sans donner l'exem­ple ? Sans que votre comportement personnel, même extérieur, soit un témoignage ? Sans qu'on puisse voir que vous croyez au péché originel et que, sans mérites de votre part, vous avez été sauvées par Jésus-Christ ? Et comment cela ? Par votre tenue extérieure. L'aumô­nier d'un collège venait de faire une leçon aux grands élèves sur le respect dû aux parents. Deux élèves vien­nent le trouver ensuite et lui disent : « Monsieur l'Abbé, vous connaissez notre mère, comment voulez-vous que nous la respections ? » Ils l'avaient vue tous deux faire des grâces à peu près nue sur la plage. Et si une mère ayant des fils adolescents pouvait à ce point oublier sa dignité maternelle, de quelles habi­tudes anciennes (datant peut-être de l'enfance) un oubli aussi scandaleux n'était-il pas la suite ? Les musulmans exigent que leurs femmes ne sortent que voilées, par jalousie probablement, et pour que leurs femmes n'excitent pas hors du foyer des désirs qui ne sont licites qu'en mariage. -- Comment les chrétiennes ne s'avise­raient-elles pas qu'il est de leur honneur de se voiler suffisamment pour que leurs frères ou les grands fils de leurs amies puissent les regarder purement ? Car ces hommes et ces jeunes gens ne valent pas tous le saint homme Job disant : «* J'avais fait un pacte avec mes yeux ; et comment aurais-je arrêté mes yeux sur une vierge ? Quelle part Dieu me réserverait-il là-haut ? *» 275:138 Et que dire des mini-jupes ? Femmes ou filles, vous les portez pour bien faire partie de ce monde si attrayant ; il vous déclarerait ridicules pour se venger d'une résistance à sa corruption. Vous ne vous rendez pas compte que ce triangle obscur qui s'enfonce entre vos genoux lorsque vous êtes assises est un rappel de la bestialité auquel la dignité d'aucune femme ne ré­siste. Comment ne vous rendez-vous pas compte que la créature de Dieu appelée par le baptême à l'union divine s'en trouve dégradée ? Le chrétien vous plaint et l'impie « rigole » au dedans de lui-même de votre fai­blesse. Son but est atteint. \*\*\* Mesdames, mesdemoiselles, peut-être n'êtes-vous pas mécontentes de l'aspect de votre poitrine et auriez-vous tendance à la mettre en valeur ? Sans doute l'attrait des sexes l'un pour l'autre est voulu par Dieu ; c'est un grand mystère que l'existence des sexes et la nécessité de leur comportement. C'est un mystère d'union et les bons ménages arrivent tous à une union spirituelle en dehors de la chair. Il est ordonné, dans la race des hommes, à une fin qui est de compléter dans le ciel le nombre des élus. Ne rabaissez pas votre destinée à ses conditions bestiales. La biche de la forêt a elle aussi un attrait pour le cerf et la biche s'y offre. N'auriez-vous pas les yeux fixés plus haut, sur la fin offerte à l'âme humaine ? S. François de Sales lui-même admet que les jeunes veuves désireuses de se remarier mettent dans leur toilette une sorte d' « enseigne » qui puisse laisser soupçonner leurs intentions. La qualité et le bon goût de l' « enseigne » dépendra de la qualité de l'âme. 276:138 Car l'âme, ô femmes chrétiennes, n'est pas étrangère à votre corps, le corps n'a pas de droits qui n'intéressent pas l'âme, car il n'existe que par elle. Cette ordonnance mystérieuse de nos humeurs, si bien réglées, en doses infinitésimales, faites de milliards de cellules qui vi­vent, meurent, se succèdent, tout cela dépend d'un principe ordonnateur qui est l'âme ; il agit dans la partie physiologique de notre être sans même que nous en ayons conscience, avec un tact parfait des nécessités de l'heure, et c'est pourquoi la greffe d'organes uniques, comme le cœur, est probablement impossible. A l'ins­tant même de la conception, le principe organisateur qui la fait réussir, l'âme unique, originale, auteur du développement de cet organisme, le rend inimitable ; il y a rejet réciproque du cœur rapporté par le corps, du corps par le cœur rapporté qui ne supporte pas une autre âme que celle qui l'a créé. Ainsi donc, votre poitrine, que vous essayez de ren­dre attrayante, (pour qui ? pour le premier venu ?) est destinée, après de chastes fiançailles, à nourrir ces petits enfants destinés au ciel, avant que vous ayez à former intelligence et volonté à la doctrine et à la domination de soi. Ce n'est pas un Père de l'Église qui a écrit ces paroles : « *Quel souvenir, pour un cœur d'homme, par­venu à l'arrière saison, d'avoir été dans sa verte jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d'une jeune fille* »*,* c'est P.J. Proud'hon, le socialiste abhorré. Car telle est la puissance de la loi naturelle. Ce n'est pas un Concile qui a proféré cette sentence : « *La violation de la pudeur suppose dans les femmes un renoncement à toutes les vertus.* » C'est un homme qui fut au début de sa carrière un esprit badin insuppor­table, c'est Montesquieu (*Esprit des Lois,* 28-8). L'éducation d'une jeune fille doit donc être parti­culière, et orientée vers ces grandes et immuables tâches que l'auteur de la nature et de la grâce leur a réservées. Qu'elles cultivent leur esprit, rien de mieux, 277:138 *Quand ils s'avanceront vers leur dernier destin* *Comme le jeune Héinan et la belle Antigone* *Quand le dernier bleuet et le dernier jasmin* *Et la douce pervenche et la chaste anémone* *Étendront sous les pas de ces derniers passants* *Le dernier étendu des tapis de la terre....* Rien ne vous empêche d'aimer le jeune Hémon et la belle Antigone et de connaître en même temps Celui que le monde attendait pour arranger le destin de ces héroïques figures ; vous pouvez aimer Roland et la belle Aude, Sévère et Polyeucte, l'Anne-Marie Grange de Pourrat et les obscurs soldats sacrifiés en nos guerres, car la patrie est une grande famille dont les mères sont le cœur, aimer même, si vous en avez le goût, l'équation de la relativité, ou les transmutations biologiques... En tous cas, l'immédiat c'est que Noël est proche. En ce temps Marie attendait Jésus, comme Anne attendait Samuel, comme vous fûtes attendues vous-mêmes, avec une espérance craintive. En ce temps, l'âme immaculée de Jésus, aveugle, sourd et muet, formait en Marie dans l'homoncule commençant, des yeux pour nous voir et pleurer sur l'ingratitude de Jérusalem, des oreilles pour entendre nos plaintes et nos prières, une langue pour nous enseigner. Le même mystère s'accomplira peut-être en vous, sans que votre conscience y ait part, mais non sans que la rectitude de votre conduite n'y contri­bue, sagesse, sobriété, soumission aussi à cette grande œuvre qui vous est confiée. Soyez attentives à fuir le vain orgueil de la vie et imitez Marie, qui ne voyait dans les grandes choses que Dieu faisait en elle, que sa bassesse. D. Minimus. 278:138 Les religieux de l'Abbaye Sainte-Anne de Kergonan viennent d'éditer un excellent disque de chant grégorien ARION 30 A 066. L'Abbaye est située non loin des aligne­ments de Carnac, sur le territoire de Plouharnel ; avis aux touristes qui, dans l'abandon général par l'Église de la louange divine, voudront entendre des hommes qui s'y consacrent, et prendre au besoin une leçon de chant grégo­rien. Les religieux mettent en épigraphe à la notice qui ac­compagne le disque ces paroles de Saint-Exupéry : « *Il n'y a qu'un problème, un seul de par le monde ; rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spi­rituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien.* » Ils ont entièrement raison. Le monde souffre du manque de ce qu'il dédaigne, la vie chrétienne, et le chant grégo­rien est l'expression musicale la plus simple, la plus directe de la méditation religieuse. Le disque ne fait pas double emploi avec d'autres ; il donne des pièces pas souvent entendues et non enregistrées ; les chefs-d'œuvre grégoriens sont si nombreux qu'on a seulement l'embarras du choix. On trouvera tout entière la troisième messe du commun des martyrs, *Salus autem* qui est très belle ; l'ordinaire, tiré des messe XV et XII du Kyriale est, à dessein, très simple : il est bon de montrer la beauté de ce qui est simple et aussi combien il est facile d'obtenir que le chant des fidèles soit beau et pieux. Le gloria XV est d'une très haute antiquité et il est comme la première esquisse du *Te deum.* Ceux qui s'efforcent d'en­seigner les fidèles pourront remarquer que la forme antique du *Kyrie* des dimanches ordinaires et de celui du temps de Carême (X et XI dans les chants *ad libitum*) est plus belle que la forme développée. La seconde face du disque est occupée par des pièces diverses, parfois de simples antiennes très courtes, et toutes plus belles les unes que les autres. On entend avec joie le répons *Stirps Jessé* dont la musique est du roi Robert le Pieux. Son style est reconnaissable, c'est bien le même musicien qui a composé le *Benedicamus Domino* des pre­mières vêpres solennelles et l'admirable *Alleluia* de la Pen­tecôte ; l'an mil est pourtant une époque tardive pour le chant grégorien ; il faut croire qu'avec les dons, l'esprit et la sainteté au moins désirée feraient renaître un art musical ayant les mêmes qualités. 279:138 Les religieux n'ont pas oublié qu'il devaient donner non seulement une grande idée de la musique traditionnelle de l'Église, mais aussi des exemples pour ainsi dire familiers à imiter par les *scolae* nées ou à naître. Tel est l'ordinaire de la messe *Salus autem ;* telles sont les antiennes à sainte Anne et aussi l'hymne *Ave Maris Stella* dans le ton le plus simple, délicieusement chanté avec un caractère de piété humble et tendrement ardent qui touchera le cœur de Marie. \*\*\* Ajoutons une remarque que font tous les musiciens les plus amoureux du chant grégorien, à propos du chant non pas tant de l'Abbaye Sainte-Anne que de beaucoup de mo­nastères : les religieux ont toujours l'air de se retenir de chanter. Cela tient à ce qu'*ils adoucissent systématiquement toutes les notes élevées.* Cela fait quelque fois très bien, mais pas toujours, car cela arrive à détruire le grand rythme. Il n'est pas croyable que les musiciens inspirés qui ont composé tant de chefs-d'œuvre n'aient jamais voulu user de la vie naturelle des voix, qui s'enflent en s'élevant. Adoucir toutes les notes élevées devient un procédé antimu­sical. Si nous en croyons Richard de Saint-Victor, qui était à peu près contemporain du fameux auteur des séquences Adam de Saint-Victor, nos anciens du Moyen-Age ne de­vaient pas se retenir beaucoup pour manifester par le chant la joie du cœur. Il dit dans un de ses sermons : « *Comme l'atteste saint Grégoire, on dit qu'il y a jubilus lorsque l'esprit conçoit une joie ineffable, qui ne peut ni se cacher, ni se révéler par ses discours*, *et qui pourtant se trahit à certains mouvements, bien qu'elle ne possède en propre aucune expression particulière. De là vient que sou­vent du jubilus du cœur on passe au jubilus du chant.* (*In Job*, 24, 6.) *Nous avons dit que, dans le jubilus des lèvres, il y a autour d'une seule syllabe de multiples voca­lises... Le chant aussi exprime la joie. Celui qui ne fait que répéter un début de parole sans pourtant former une parole, et cela avec de nombreuses vocalises, que semble-t-il vouloir dire, sinon qu'il voudrait parler mais ne peut le faire tant sa joie est grande ?* » Je serais étonné qu'un pareil enthou­siasme retienne l'élan de la voix. \*\*\* 280:138 Le disque des religieux de Sainte-Anne de Kergonan est d'une qualité rare pour la souplesse des voix et cette qualité rythmique qui est l'âme de la musique. Il sera un excellent modèle pour ceux qui veulent propager l'étude du grégorien et un beau cadeau de Noël pour le faire aimer. D. M. ============== fin du numéro 138. [^1]:  -- (1). Déclaration rapportée par Louis Salleron dans *Carrefour* du 22 octobre : « *Au moment même où j'étais à Rome, le jeudi 16 octobre, ce secrétaire, Mgr Annibal Bugnini, déclarait publiquement* (*je l'ai entendu*) *que le nouveau missel aurait une richesse plus grande que tout ce qu'on a vu depuis vingt siècles *»*.* [^2]:  -- (1). Publié par *L'Osservatore romano* du 1^er^ novembre. [^3]:  -- (2). C'est, semble-t-il, dans son Assemblée plénière du 10 au 14 novembre que la Conférence épiscopale française publiera sa décision. [^4]:  -- (1). Cité par Louis Salleron : cf. *Itinéraires,* numéro 137 de novembre 1969, page 302. [^5]:  -- (2). *Église de Metz,* numéro du 1^er^ octobre 1968, -- Cf. *Itinéraires,* numéro 128 de décembre 1968, page 6. [^6]:  -- (1). Voir notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle,* un volume aux Nouvelles Éditions Latines. -- Aux pages 215 à 224 : les six premières propositions hérétiques de la religion de Saint-Avold. [^7]:  -- (1). Brochure de 29 pages, rédigée en italien, sous le titre : *Breve esame critico del Novus Ordo Missae*. Cette brochure a été rendue publique et largement diffusée en Italie. Elle n'omet pas de rappeler, en commençant, que le nouvel ORDO MISSÆ est substantiellement identique à la fameuse *messe* normative qui avait été présentée au Synode d'octobre 1967 et qui avait soulevé une vive opposition parmi les évêques, et au moins des réserves graves de la majorité d'entre eux. -- La brochure développe ensuite des considérations théologiques dont la lettre du cardinal Ottaviani est un résumé. [^8]:  -- (1). Abbé GRANEREAU -- *Le livre de Lauzun,* « École et Vie Rurale », 11, rue de Clichy, Paris (9^e^) [^9]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéros 2, 3, 4, 6, 7 et 8. [^10]:  -- (1). Qui compterait dans le monde 35 000 adhérents. [^11]:  -- (2). Paroisse rouge animée par Don Mazzi. [^12]:  -- (3). Quelques minutes plus tard, ayant fait remarquer à Trillard qu'être parrain c'est prendre une responsabilité, je lui ai demandé comment une foule anonyme et vagabonde pouvait assumer une responsabilité quelconque. Il esquiva l'objection, affirmant seulement que l'idée était « très belle », car elle signifiait que tout le peuple de Dieu était responsable de chacun. J'y vois pour ma part l'amorce d'un rituel de type maoïste, une étape dialectique vers un néo­christianisme collectiviste, où c'est la Communauté, le peuple (c'est-à-dire en fait *le parti*) *qui sanctifie.* [^13]:  -- (4). Là, vraisemblablement, était notre part d'erreur. Car je ne l'ai pas vu participer à cette manifestation, dont nombre de prêtres contestataires se tinrent écartés. Comme nous allions le découvrir quelques jours plus tard -- ce que j'explique plus loin -- ils étaient profondément divisés. [^14]:  -- (1). Voir le numéro d'*Itinéraires* de mai 1969 (n° 133). [^15]:  -- (1). Principes de M. Colbert sur la Marine, rédigés au XVIII^e^ siècle sous le ministère de M. de Maurepas. [^16]:  -- (1). Voir *Le siège le plus long de l'histoire* (*Itinéraires* de décembre 1964 -- n° 88). [^17]:  -- (1). Cet inventaire est conservé aux Archives de la Seine-Mari­time. [^18]:  -- (1). Le manuscrit de ces preuves est conservé aux Archives de la Seine-Maritime. [^19]:  -- (1). Il y a au Musée de la Marine plusieurs belles gravures qui représentent le *Saint-Philippe*. [^20]: **\*** -- cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*. [^21]:  -- (1). *Documentation catholique* du 4 avril 1965, col. 591. [^22]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 68 de décembre 1962, page 14. [^23]:  -- (1). Numéro 70 de février 1963, pages 100 à 106 ; numéro 72 d'avril 1963, pages 46 à 54 ; etc., etc. [^24]:  -- (2). *Écho-Liberté* du 12 janvier 1963 ; cf. *Itinéraires*, numéro 72 d'avril 1963, page 53. -- Il s'agit de l'allocution de Mgr Villot au 70^e^ anniversaire de la *Chronique sociale.* [^25]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 72 d'avril 1963, plages 53 et pages 51-52. [^26]:  -- (2). Un volume aux Nouvelles Éditions Latines : *L'hérésie du XX^e^ siècle *; cf. sur ce point la partie intitulée -- « Préambule philoso­phique ». [^27]:  -- (1). *Documentation catholique* du 20 janvier 1963, col. 101, en note. [^28]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 68, pages 35 et 36. [^29]:  -- (1). Louis SALLERON dans *Carrefour* du 20 août 1969 : « Le cas de l'abbé de Nantes ». [^30]:  -- (1). Dom Paul Nau : *Le magistère pontifical ordinaire, lieu théologique*, étude parue en 1956 dans la *Revue thomiste*, puis éditée en brochure par le Club du Livre civique -- cf. notamment pages 18 et 19 de cette dernière édition, avec la note 35. [^31]:  -- (2). Cf. Constitution *Apostolici Ministerii* du 16 septembre 1747. -- Cf. aussi saint Pie X à propos des paroles prononcées au cours d'audiences pontificales (Instruction de la Secrétairerie d'État, 28 juillet 1904). [^32]:  -- (1). Journet : voir tout le texte cité dans *Itinéraires,* numéro 137 de novembre, page 6. [^33]:  -- (2). Pasteur Marc BOEGNER : *L'exigence œcuménique,* Albin Michel 1968, page 288. [^34]:  -- (3). « Interview » consentie par le cardinal Ottaviani à *Paris Match,* numéro 1022 du 7 décembre 1968. [^35]:  -- (1). Sur cette déclaration du card. Suenens, voir notre brochure *Notre action catholique*, pages 14 à 16. [^36]:  -- (2). Sur cette déclaration du card. Marty, voir *Itinéraires*, numéro 137 de novembre 1969, pages 3 à 7. [^37]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 128 de décembre 1968, pages 154 à 159. [^38]:  -- (1). Gilson note avec profondeur et sagacité dans *La Société de Masse et sa culture* (Vrin éditeur à Paris, 1967, pp. 128-129) : « Si le Fils est de même nature que le Père il est Dieu comme lui, mais s'il n'est pas de la même substance ou du même être que le Père il peut être un deuxième Dieu, en attendant que le Saint-Esprit en soit un troisième. (Voir Ia Pars de la *Somme de Théologie* qu. 41 art. 3 ad 2)... Pour ces deux religions (Islam et Judaïsme, le christianisme est un polythéisme. Le chrétien pouvait jusqu'ici répondre que non, puisque les trois personnes divines ne sont qu'un seul et même Dieu... *Si les trois personnes n'ont en commun que la nature*, non la substance ou l'être, chacune d'elles est un dieu comme les deux autres. De même qu'un père et un fils sont deux homme de même nature, le Père et le Fils sont deux dieux... L'objet du symbole n'est pas de faire comprendre le mystère mais de le définir. *Or on ne le définit pas en disant que le Fils est de même nature que le Père, car c'est vrai de tous les fils.* » [^39]:  -- (1). Définition de Chalcédoine en 451, n° 148 de Denzinger dans l'édition de 1950 (n° 302, édition de 1963). [^40]:  -- (2). Le Père Déodat de Basby, o.f.m. (mort en 1937) : « Le Verbe et l'*assumptus homo* sont autre et autre quelqu'un ». Voir Dom Diepen, l'étude sur le Père Déodat, *Revue Thomiste,* 1949, n° III, p. 491. [^41]:  -- (1). Lorsque le concile se fut prononcé, saint Cyrille, en son nom, fit éclater une acclamation à Marie. La voici telle que l'a traduite Bossuet : « Nous vous saluons, ô Marie, Mère de Dieu, véritable trésor de tout l'univers, flambeau qui ne se peut éteindre, couronne de la virginité, sceptre de la foi orthodoxe, temple incorruptible, lieu de celui qui n'a pas de lieu, par laquelle nous a été donné celui qui est appelé Béni par excellence, et qui est venu au nom du Seigneur. C'est par vous que la Trinité est glorifiée ; que la croix est célébrée et adorée par toute la terre ; c'est par vous que les cieux tressaillent de joie, que les anges sont réjouis, que les démons sont mis en fuite, que le démon tentateur est tombé du ciel, que la créature tombée est mise en sa place ! » Et le reste (poursuit Bossuet) qu'il serait trop long de rapporter, qu'il finit par ces mots : « Adorons la très Sainte Trinité, en célébrant par nos hymnes Marie toujours Vierge et son Fils, l'Époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient tout honneur et gloire aux siècles des siècles. » (*Les plus Beaux Textes sur la Vierge Marie -- *P. RÉGAMEY, op., pp. 85 et 86, édition : Le livre de poche chrétien.) [^42]:  -- (1). *Ce qui a été fait et souffert par le Christ dans sa chair ;* expression courante de saint Thomas d'Aquin. [^43]:  -- (2). Nous avons reproduit la traduction admirable de justesse et de probité publiée par le Père LAVAUD, o.p. dans la *Revue Thomiste,* n° 3 de 1951. Voir du même Père Lavaud : *R. Th.,* n° IV, 1956, la traduction, avec Dom Diepen, du *Court Traité* de saint Cyrille *contre ceux qui ne veulent pas reconnaître Marie Mère de Dieu.* [^44]:  -- (1). Voir le *Court Traité* déjà cité, traduit par les PP. LAVAUD et Dom DIEPEN. [^45]:  -- (2). Chaque nature fait ce qui lui est propre en communion avec l'autre... et comme le Verbe ne s'écarte pas de l'égalité de la gloire paternelle, la chair non plus n'abandonne pas la nature de notre race. (Tome à Flavien, traduction Lavaud, o.p.) [^46]:  -- (1). Une partie de ses travaux est parue en volume (300 pages in 8°) chez Desclée de B. à Paris : *La Théologie de l'Emmanuel,* les lignes maîtresses d'une christologie (1960). [^47]:  -- (1). *Dans Paroles et Lettres de Jeanne la Pucelle,* par le Père DONCŒUR s.j. (Plon éditeur à Paris, 1960) page 114. [^48]:  -- (1). Les ( ) sont des gloses ajoutées par nous au texte original. Le texte est reproduit, en latin, dans Dom DIEPEN, *La Critique du basilisme* s*elon saint Thomas.* Revue Thomiste 1950, I. [^49]:  -- (1). Pensées, n° 430, édit. Brunschvicg. [^50]:  -- (2). C'est le titre d'un petit recueil de sentences tirées de l'Évangile par le P. de Foucauld. Reproduction en photographie et édition par Fraternité séculière Charles de Jésus, 11, rue de Trévise, Paris 9^e^. [^51]:  -- (1). « Compréhenseur et voyageur » ; à la fois fixé dans le terme du voyage terrestre qui est la vision béatifique et cependant faisant route sur terre comme nous. *IIIa Pars* qu. XV, art. 10. [^52]:  -- (2). Saint Jean Damascène, *De Fide Orthodoxa*, III*,* 18. (*Patrologie grecque*, tome 94, col. 1076). [^53]:  -- (1). *La Psychologie humaine du Christ selon saint Thomas. Revue Thomiste*, 1950, n° III, pages 655, 556 et 561. [^54]:  -- (1). Voir l'Encyclique de Pie XII, *Sempiternus Rex*, du 8 sep­tembre 1951, pour le XV, centenaire de Chalcédoine. « Le Concile de Chalcédoine, pleinement d'accord avec celui d'Éphèse, affirme clairement que l'une et l'autre nature de notre Rédempteur s'unissent « dans une seule personne et subsistance » et défend d'admettre deux individus dans le Christ, de telle sorte qu'à côté du Verbe, soit placé un « homo assumptus » jouissant d'une entière autonomie. » Un peu plus haut le Saint Père réprouve ceux « qui parlent de telle façon de l'état et de la nature humaine du Christ, que celle-ci semble être un *sujet* SUI JURIS *au moins psychologiquement,* comme si elle ne subsistait pas dans la personne du Verbe lui-même. » [^55]:  -- (2). Luc VI, 19. [^56]:  -- (1). Sur le Christ *nouvel Adam,* voir Rom. V et I Cor. XV. Sur Marie *nouvelle Ève,* voir Jo. XIX, 25-28. [^57]:  -- (1). Matth., XI, 25-30. [^58]:  -- (1). Phil., II, 6-12. [^59]:  -- (2). *Nova et Vetera*, 1967, n° 3, pp. 166 et 167. [^60]:  -- (1). « Il y a peu de termes du langage religieux, tant théologique que populaire, qui prêtent à autant d'incompréhension que le terme de *foi...* Il embrouille, égare... C'est pourquoi on serait tenté de l'abandonner purement et simplement. Mais, aussi désirable que cela puisse être, c'est difficilement réalisable. Une tradition puissante le protège. De plus, nous n'avons pas jusqu'à présent d'expression équivalente pour la réalité que désigne le mot *foi *» (TILLICH, *Dynamique de la foi*, trad. Chapey, Tournai, Casterman, 1968, P. 17). Tillich se plaint aussi de la « détérioration du mot *foi,* devenu presque inutilisable, parce que la foi est comprise comme une croyance donnée d'un moindre degré d'évidence ». (*Théologie de la culture*, trad. Gabus, Paris, Éditions Planète, 1968, p. 58). [^61]:  -- (2). Le sophiste Gorgias (V^e^ siècle A.C.) opposait déjà à la science la foi assimilée à l'opinion, celle-ci se caractérisant par son instabilité, laquelle fait de l'esprit humain une épave vouée à tous les vents de doctrine, la proie du premier beau parleur. -- On pense à ces professeurs de philosophie qui se vantent d'enlever en trois mois les convictions religieuses de leurs élèves pour les convertir au marxisme. [^62]:  -- (3). I Corinthiens*,* XIII, 12. [^63]:  -- (1). Hegel estime nécessaire de rappeler cette « banalité » : que la religion et la piété « ont leur fondement et leur racine dans la pensée... ; l'homme est apte à la vie religieuse et la religion n'est pas échue en partage aux animaux, pas plus que la moralité et la justice » (*Encyclop*., n° 2). [^64]:  -- (2). C'est devenu un lieu commun de définir l'homme comme un être « qui interroge », qui s'interroge au sujet de l'univers, mais aussi, et surtout, au sujet de lui-même. [^65]:  -- (1). L'Absolu, pour beaucoup de gens, dans notre civilisation in­dustrielle, se confond avec la réussite, la richesse et le prestige social qu'elle confère. A cet Absolu, on sacrifie toutes choses, voire l'authenticité de sa propre existence. Tant que Marcuse se borne à constater ce fait, on ne peut rien lui objecter. Il n'a pas tort, non plus, de souligner que la foi en un tel Absolu débouche finalement sur le néant. Cf. en particulier *Éros et civilisation,* trad. NÉNY et FRAENKEL, Éditions de Minuit, Paris, 1963. -- Cf. également sur ce thème les remarques de TILLICH, *Dynamique de la foi*, p. 21. [^66]:  -- (1). Les philosophes contemporains insistent beaucoup sur l'importance de la catégorie du sens. [^67]:  -- (2). Si nous voulions parler le jargon phénoménologique, nous dirions qu'après avoir examiné le côté noématique (objectif), du rapport de l'homme avec l'Absolu, nous devons nous tourner maintenant vers le côté noétique (subjectif), les deux côtés étant évidemment inséparables. [^68]:  -- (1). Une véritable passion pour un Absolu est aussi rare qu'un authentique amour passionné entre deux êtres : « les vrais amants, les vrais croyants sont aussi rares que les vrais individualités éthiques », dit KIERKEGAARD (*Post-Scriptum*, p. 100). [^69]:  -- (1). « Quand un homme qui vit au sein du christianisme va dans la maison de Dieu, du vrai Dieu, avec, dans l'esprit, la vraie repré­sentation de Dieu, et ensuite prie, mais pas dans la vérité ; et quand un homme vit dans un pays païen, mais prie avec toute la passion de l'infini, bien que son œil se repose sur une idole : où y-a-t-il le plus de vérité ? L'un prie Dieu en vérité, bien qu'il prie une idole ; l'autre prie le vrai Dieu, mais pas en vérité, et prie donc en vérité une idole. » (*Op. cit.,* p. 133.) [^70]:  -- (2). Jacobi emploie le mot « foi » pour désigner la connaissance immédiate que nous avons de la présence en nous de l'Absolu, et celle, non moins immédiate, que nous avons de l'existence du monde extérieur. Cf. HEGEL, *Encyclopédie,* n° 63, remarque. [^71]:  -- (3). « Toute notion générique de foi ou de croyance, pouvant s'ap­pliquer en même temps à la foi catholique, à la foi surnaturelle, à la foi humaine, à la croyance naturelle en Dieu, à la foi historique, à la foi de la raison en elle-même, toute notion de ce genre, dis-je, est fatalement un nid d'équivoques. » (GAUDEAU, *Le besoin de croire et le besoin de savoir,* Paris, 1899, p. 18.) [^72]:  -- (4). P. TILLICH, *Dynamique de la foi,* pp. 19, 20, 22, 90, etc. -- *Systematic Theology,* III, p. 138. [^73]:  -- (5). Ne dit-on pas : il faut *croire* à ce qu'on fait ? Ne parle-t-on pas de la foi du nazi, du communiste, etc., etc. ? [^74]:  -- (1). Tillich d'ailleurs rappelle souvent qu'il ne s'agit que d'une définition formelle de la foi. CHAPEY, dans son *Avant-propos* à la traduction de la *Dynamique de la foi,* le souligne avec raison et en conclut qu'il n'y a aucune difficulté, dans cette perspective, à admettre que « la foi est un phénomène universel » (p. 11). [^75]:  -- (2). La religion naturelle est prise, ici, au sens que lui donnent les rationalistes du XVII^e^ siècle et Kant ; elle signifie une religion dont les croyances ne dépassent pas la portée de la raison humaine. Hegel parle de « religion de la nature » en un autre sens. [^76]:  -- (3). R. VANCOURT, *Religion naturelle et passé religieux de l'huma­nité,* dans *Mélanges de. science religieuse*, XX^e^ année, 1965, pp. 15-41. [^77]:  -- (1). Certains théologiens catholiques estiment également que si on veut élucider le problème de la foi, il faut partir exclusivement de la foi telle que la Bible nous la décrit. [^78]:  -- (2). K. BARTH, *Dogmatique,* 1^er^ vol., *La doctrine de la parole de Dieu*, *Prolégomènes de la Dogmatique*, t. II, pp. 71-89. [^79]:  -- (1). N'est-ce point précisément ce que font les communistes lors­qu'ils essaient de nous décrire « les lendemains qui chantent », et développent toutes les raisons qu'ils ont de croire en l'avènement d'une société meilleure ? [^80]:  -- (1). Les théologiens distinguent *l'objet formel* de la foi, c'est-à-dire le fait que Dieu, qui ne peut ni se tromper ni nous tromper, a parlé aux hommes ; et *l'objet matériel* comprenant l'ensemble des vérités qu'il leur a enseignées. Mais qu'il y a eu révélation et que Dieu ne nous trompe pas, c'est également un objet de foi. [^81]:  -- (2). Le mot « fait », on l'a fréquemment souligné, est rien moins qu'univoque ; il s'emploie en des sens multiples, plus ou moins larges, ce qui risque d'introduire des équivoques parfois dangereuses. J'entends souvent mes étudiants poser la question : *La résurrection du Christ est-elle un fait ?* S'il n'y a de fait que là où des témoins ont assisté à l'événement, la résurrection du Christ n'est pas un fait, car il n'y avait personne de présent au moment de la réani­mation du corps de Jésus. D'autre part, ce corps ressuscité présente des propriétés qui ne sont pas celles du corps humain ordinaire. -- Enfin, Jésus ressuscité ne s'est pas promené dans les rues de Jérusalem pour se montrer à tous les Juifs, ennemis ou amis, mais seulement à des témoins privilégiés : *testibus praeordinatis.* En conclura-t-on que la résurrection n'est pas un fait ? Tout au plus serait-on en droit de dire qu'elle ne répond pas à ce que nous entendons ordinairement par fait historique. Mais la question es­sentielle n'est point là ; elle tient en ceci : Le corps du Christ a-t-il connu la corruption du tombeau, ou a-t-il été réassumé par son âme, le troisième jour, ainsi qu'il l'avait annoncé ? Les disciples qui l'ont vu ont-ils été victimes d'une hallucination ? Et si Pilate était allé au tombeau le soir de Pâques, aurait-il perçu le corps du Crucifié ? A ces questions la réponse du croyant ne peut faire aucun doute. [^82]:  -- (1). Les historiens discutent sur les origines du *Symbole des Apôtres.* Un bon état de la question dans Cayré, *Patrologie et histoire de la théologie,* 3e édit., Desclée, Tournai, I, p. 37 ss. [^83]:  -- (2). Hegel, *Encyclopédie,* n° 63, *remarque.* [^84]:  -- (1). Hegel, *Leçons sur la philosophie de la religion*, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1959, p. 46. [^85]:  -- (2). Tillich met en rapport le rejet de l'ontologie et la réduction du dogme chrétien chez Luther. Cf. *Le Courage d'être*, trad. Chapey, Paris, Casterman, 1967, p. 135. [^86]:  -- (3). *Loc. cit.* [^87]:  -- (4). Tillich, op. cil., p. 136. [^88]:  -- (1). *Riens philosophiques*, trad. Ferlov et Gateau, Paris, Gallimard, 1937, p. 136 : « ...la foi n'est pas une connaissance ; car toute connaissance, ou en est une de l'éternité excluant le temporel et l'histoire comme indifférents (cf. les vérités mathématiques), on bien n'est que pure connaissance historique ». [^89]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 127 : « ...la présence de Dieu sous forme humaine, sous l'humilité du serviteur, c'est justement la doctrine ». [^90]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 134. [^91]:  -- (4). « Le christianisme n'est pas une doctrine, mais exprime une contradiction d'existence et un message d'existence » (*Post-Scriptum*, trad. Petit, Paris, N.R.F., 1941, p. 256). « Le christianisme n'est pas une doctrine et on fait erreur toutes les fois qu'on parle du scan­dale en le rapportant au christianisme comme doctrine ; de la sorte, on en amortit le choc, on l'énerve, par exemple, quand on l'envisage *dans la doctrine de l'Homme-Dieu, dans la doctrine de la Rédemption *» (*L'École du* *christianisme*, trad. Tisseau, Baeoges-en-Pareds, 1936, p. 131). Et encore : « ...l'objet de la foi ne sera plus la doctrine, mais le maître » (*Riens philosophiques,* p. 137). [^92]:  -- (1). En particulier dans *Wahrheit als Begegnung*, 1938 ; 2^e^ édit. Zurich, 1963. [^93]:  -- (2). Dans ce glissement, Brunner voit « l'événement le plus grave de toute l'histoire de l'Église... le mal essentiel, cause cachée de tous les autres a (*Op. cit.*, p. 165). [^94]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 167. [^95]:  -- (4). Tillich va jusqu'à dire que « l'orthodoxie est un pharisaïsme intellectuel ». [^96]:  -- (1). Hegel regrette que dans la religion on sépare le sentiment et la pensée, on les oppose. Il s'insurge contre ceux qui prétendent que « le sentiment religieux, perverti et comme souillé par la pensée, menace de s'éteindre, et que la religion et la piété n'ont nullement leur fondement et leur racine dans la pensée » (*Encyclopédie*, n° 2, *remarque*). Même regret dans la *Préface* à *l'Encyclopédie :* « Dans ces derniers temps, la religion est allée en contractant de plus en plus ce qu'il y a de large et d'arrêté dans son contenu, et elle s'est concentrée dans la piété, ou dans une espèce de sentiment qui, fort souvent, n'a manifesté qu'un contenu bien sec et bien froid ». Hegel vise à la fois le piétisme et le sentimentalisme d'un Schleier­macher. Et il affirme hautement, affirmation que nous pouvons rete­nir : « La vraie religion doit avoir un credo, un contenu ». [^97]:  -- (2). Excellent résumé de la doctrine de Brunner sur la foi dans H. Zahrnt, *Aux prises avec Dieu, La théologie protestante au XX^e^ siècle*, trad. Liefooghe, Paris, Le Cerf, 1969, pp. 94-97. [^98]:  -- (1). A titre d'exemple, voici des extraits, dont je garantis l'au­thenticité, d'un sermon prononcé, dans une église du diocèse de Lyon. Partant du principe que « toute doctrine est un jour ou l'autre dépassée », le prêtre ajoutait ; « Le christianisme n'a pas de doc­trine. Nous ne suivons pas une doctrine, mais une personne vivante »­. A l'appui de cette idée, il invoquait l'évolution de l'idéologie marxiste ! [^99]:  -- (2). R. Aubert, *Le problème de l'acte de foi. Données traditionnelles et résultats des controverses récentes,* 2^e^ édit. Louvain, 1950, pp. 4-7, p. 690 ss. -- Ce n'est donc point sous l'influence néfaste de la pensée grecque que l'Église primitive a présenté un résumé des « vérités à croire ». Les protestants et les modernistes l'ont prétendu, mais à tort. De nos jours, hélas ! nos jeunes étudiants en théologie le répètent à leur tour avec autant et plus d'aplomb que le P. Laber­thonnière. Il est vrai que des évêques font parfois de même. [^100]:  -- (1). C'est ce qu'a reconnu K. Barth. Brunner le lui reproche. Il l'accuse d'avoir réintroduit une nouvelle « orthodoxie », d'avoir insisté avec excès sur les « objets à croire ». Ce glissement, selon Brunner, se serait produit chez K. Barth lorsqu'il se serait mis à adhérer au dogme de la conception virginale du Christ, dogme qui ne peut se fonder que sur une double autorité, celle de la Vierge et celle de l'Église (*Wahrheit als Begegnung*, p. 46). [^101]:  -- (2). Selon qu'il s'agit de vérités concernant la nature de Dieu ou de vérités historiques. [^102]:  -- (1). Nous reviendrons plus tard sur l'attitude de Kierkegaard vis-à-vis du catholicisme. [^103]:  -- (1). *Le Conflit des Facultés,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1935, p. 42. [^104]:  -- (1). J. Huby, *Le discours de Jésus après la Cène*, Paris, 1932, p. 150. [^105]:  -- (1). On l'appellerait de nos jours le « principe de la perpétuelle contestation ». [^106]:  -- (2). *Tillich, Dynamique de la foi*, p. 111. [^107]:  -- (3). Pour Tillich, le vrai contenu de la foi, le contenu jamais atteint et toujours déformé, c'est « *Dieu au-dessus de Dieu,* c'est-à-dire le Dieu qui est au delà du symbole « Dieu », qui fait éclater toutes les présentations de Dieu, qui n'est pas une personne et n'a pas de nom et ne peut s'exprimer par aucune image. Ainsi le théisme qui se représente Dieu comme un être à côté d'autres êtres, une personne à côté d'autres personnes, se trouve transcendé ; *Le Dieu au-dessus de Dieu ne peut être défini* » (Zahrnt, *op. cit.,* p*.* 470). De l'inaccessibilité de l'Absolu, en qui se réalise la *coincidentia oppositorum*, les athées peuvent avoir un sentiment plus profond, toujours d'après Tillich, que les catholiques et les protestants, et jouer, à l'égard des confessions religieuses, le rôle d'authentiques prophètes. Ils sont alors mus, mieux que les protestants eux-mêmes, par « le principe protestant ». [^108]:  -- (1). Nous reviendrons plus tard sur la contestation de l'Institution ecclésiale. [^109]:  -- (2). *Dynamique de la foi,* p. 110 : « La seule vérité de foi qui soit inconditionnelle, la seule où l'inconditionné se manifeste lui-mémo inconditionnellement, c'est que toute énonciation de la foi se tient sous un *oui et un non.* A la lumière de ce principe; le protestan­tisme a condamné l'Église romaine ». -- En d'autres termes, il l'a condamnée en vertu des exigences de la théologie négative. [^110]:  -- (3). Tillich*, Le courage d'être,* pp. 155 ss. [^111]:  -- (1). C'est pourquoi, disons-le tout de suite, une interprétation purement intellectualiste ou purement sentimentaliste ou purement volontariste, de la foi n'en rendra pas suffisamment compte. [^112]:  -- (2). Quelle que soit, par ailleurs, la nature de cet Absolu : la race, le devenir historique, Dieu, etc... [^113]:  -- (3). Mais non « par soi », puisque nous sommes des êtres dépen­dants. Nous ne faisons pas ici de distinction entre personne et individu ; nous verrons mieux pourquoi dans la suite. [^114]:  -- (1). Ceci ne contredit nullement le fait sur lequel les savants insistent beaucoup de nos jours, à savoir que le point de vue du sujet connaissant intervient inévitablement dans la description des objets. [^115]:  -- (1). L'Absolu, tel que le conçoit le marxisme : la société future sans classe, « les lendemains qui chantent », le progrès, ne peut pas prétendre, lui non plus, se justifier sur un plan rigoureusement scientifique. [^116]:  -- (1). L'état de foi paisible en un Absolu, à une époque comme la nôtre, ne peut guère durer. Des causes multiples le feront cesser contacts avec d'autres « fois » ou avec des gens qui prétendent n'avoir aucune; découverte d'objections que de l'extérieur ou de l'intérieur on formule contre notre foi; prise de conscience que ceux qui sont les promoteurs de la foi que je partage n'accordent pas leur conduite, privée ou publique, avec le sens de l'existence dont ils se réclament. Des situations de ce genre se rencontrent à l'intérieur de toute foi, aussi bien de la « foi communiste » que de la foi chrétienne. Elles ont au moins l'avantage de faire prendre mieux conscience de l'option qui s'impose à nous. [^117]:  -- (2). C'est, semble-t-il, leur vocation propre. Ils l'oublient parfois. [^118]:  -- (3). Husserl, dès le début de sa carrière, prétendait vouloir cons­tituer la philosophie « comme une science rigoureuse ». [^119]:  -- (1). Nietzsche, *La Volonté de puissance*, trad. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, I, p. 46, n° 50 : « Ce qui est à l'œuvre chez ces véritables amis de la vérité, les philosophes, c'est une finalité souvent ignorée d'eux-mêmes ». [^120]:  -- (2). Comme l'a fait remarquer Chestov, *Le Pouvoir des Clefs,* trad. Schloezer, Paris, Schiffrin, 1928, même chez Husserl, on discerne aisément une « foi » préalable en la raison (p. 307 ss.). [^121]:  -- (3). Un ouvrage de Jaspers s'intitule : *La foi* *philosophique.* Tillich critique cette expression : « Elle est équivoque, car elle semblé confondre la vérité philosophique et la vérité de la foi. En outre, elle donne à penser qu'il y a une foi philosophique, une *philosophia perennis*, comme on l'a nommée » (*Dynamique de la foi,* p. 107). Il faudrait sans doute nuancer cette critique. Sur la question de la « foi philosophique », cf. Bernard Welte, *La foi philosophique chez Jaspers et saint* *Thomas d'Aquin,* Desclée de Brouwer, 1958. [^122]:  -- (1). Kierkegaard, *Post-Scriptum*, p. 133 : « Socrate laisse objective­ment ouvert le problème de savoir s'il y a une immortalité. Doutait-il donc, par rapport à un penseur moderne à trois preuves? En aucune façon. Sur ce *si,* il joue sa vie, risque la mort et dispose sa vie entière avec la passion de l'infini, de telle sorte qu'elle sera acceptable, s'il y a une immortalité. Peut-on trouver une meilleure preuve de l'immortalité de l'âme ? » [^123]:  -- (1). C'est par cette insistance sur le retour à la subjectivité et à la décision personnelle que l'attitude de Socrate se distingue, semble-t-il, de celle de Platon. L'un et l'autre admettent que l'homme possède la vérité en lui et que toute connaissance est une réminis­cence. Mais, à partir de là, deux attitudes étaient possibles : Ou bien insister sur le fait que la vérité relève d'un sujet existant, de son individualité ; ou bien, au contraire, dégager les vérités objectives qui sont en sa possession. Socrate aurait suivi la première direction, Platon la seconde (Kierkegaard, *Post-Scriptum*, p. 136, note 1). [^124]:  -- (1). Kant a souligné cette incommunicabilité de la foi : « ...la conviction n'est pas une certitude logique, mais morale ; et puisqu'elle repose sur des principes subjectifs (la disposition morale), je ne dois pas dire : Il est moralement certain qu'il y a un Dieu, mais je suis moralement certain » (*Critique de la raison pure*, trad. Tremesaygues et Pacaud, 4^e^ édit., p. 556). [^125]:  -- (1). *L'École du christianisme*, p. 95. [^126]:  -- (2). Nous reviendrons sur ce point capital dans l'article suivant. [^127]:  -- (3). I^e^ aux Corinthiens, IX, 24. [^128]:  -- (4). Kierkegaard, *Point de vue explicatif de mon œuvre*, p. 88. [^129]:  -- (1). En particulier, lorsqu'il définit la foi comme « irrationnelle ». Nous reviendrons sur ce point dans le prochain article. [^130]:  -- (2). Disons tout de suite, pour éviter les équivoques, que cette situation du chrétien devant Dieu ne signifie pas, comme le pré­tendaient les modernistes, un Tyrelle, par exemple, que le chrétien est livré à lui-même, qu'il a à refaire son Credo en jugeant des dogmes d'après son expérience intime. Ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit, mais seulement de la décision libre, impliquée dans l'acte de foi, décision que personne ne peut prendre à ma place. [^131]:  -- (3). Kierkegaard, *Post-Scriptum*, p. 245 : « ...le plus risible de ce que le christianisme peut devenir est ce qu'on appelle, *dans le sens trivial*, les us et coutumes. Être poursuivie, abominée, bafouée ou tournée en dérision, cela convient à la plus forte de toutes les puissances ; mais d'être une timide attitude de bon ton ou d'autre chose analogue, c'est son contraire absolu ». [^132]:  -- (4). Le P. de Montcheuil regrettait jadis « l'introduction de la démagogie. dans l'apostolat » ; il écrivait : « L'Apôtre s'interdit tout ce qui captive l'homme, même à son insu. Car, par là, on frustre Dieu de la seule chose qui ait pour lui du fruit : une liberté qui, dans la plénitude de la maîtrise d'elle-même, se donne par amour » (*Problèmes de vie spirituelle*, Paris, 1945, p. 23). Le R.P. se rappelait sans doute les vitupérations de Kierkegaard contre ceux qui préten­dent faire dériver la vérité religieuse de la masse ou l'appuyer sur elle; « La foule, c'est le mensonge », répétait inlassablement le penseur danois. Cf., par exemple, *Point de vue explicatif de mon œuvre*, p. 90 ss. [^133]:  -- (1). Lorsque Nietzsche reproche au christianisme d'avoir introduit une fausse idée de l'égalité, il vise la tentative de traduire sur le plan des faits, ce qui ne peut avoir de sens sur le plan des faits. Mais sa critique vise moins le christianisme qu'un abus qu'on en fait. [^134]:  -- (1). Ceci ne veut pas dire que nous n'ayons pas, ici-bas, à sup­primer les inégalités qui peuvent l'être ; c'est, au: contraire, un devoir de le faire. Ceci signifie seulement que la véritable égalité ne se situe pas et ne peut pas se situer sur un plan « empirique ». [^135]:  -- (1). *Point de vue explicatif de mon œuvre.* p. 103.