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## ÉDITORIAL
### La Messe en latin
On l'a dissimulé autant qu'on l'a pu : la messe de toujours, antérieure au 30 novembre 1969 et antérieure au 7 mars 1965, peut être dite en privé et en public, jusqu'au 28 novembre 1971, sans autorisation préalable ni formalités, à la seule condition d'être -- comme elle l'était -- dite en latin.
Des prêtres le nient ?
Beaucoup d'entre eux ne savent pas.
Selon la légalité actuelle, selon les volontés de Paul VI, selon les dispositions de la Congrégation romaine pour le culte divin, « *les prêtres qui célèbrent en latin, en privé, et aussi en public pour les cas prévus par la législation, peuvent utiliser, jusqu'au 28 novembre 1971, soit le Missel romain soit le rite nouveau *» *:* ce sont, en traduction française, les propres paroles du discours prononcé le mercredi 26 novembre 1969 ; nous les avons citées aussi dans leur texte italien, publié par *L'Osservatore romano* du 27 novembre ([^1]). Il n'y a aucune incertitude possible sur leur signification. Il s'agit bien du « Missel romain », nommé et désigné par distinction d'avec le « rite nouveau » : donc du Missel romain antérieur au 30 novembre 1969, antérieur au 7 mars 1965.
Les prêtres *peuvent* le conserver. Cela ne dépend que d'eux-mêmes. La seule condition est de le vouloir. Le seul moyen, indispensable mais suffisant, est de célébrer en latin.
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Les paroisses françaises ont été tenues dans un état calculé de *sous-information.* C'est dans cet état qu'elles ont été amenées à se plier au rite nouveau, dès le 30 novembre 1969, sans même attendre la date « légale » du 1^er^ janvier 1970 fixée pour la France par la Conférence épiscopale française. Elles ne *savaient* pas. Elles ont été trompées. On leur a fait croire que l' « obligation » du rite nouveau concernait aussi impérativement les messes célébrées en latin.
*La Croix* du 28 novembre 1969, reproduisant le discours pontifical du 26, ne donnait qu'en résumé le passage sur les messes en latin ; ce résumé était incomplet, inexact, peu intelligible. Il aurait pourtant dû suffire à éveiller l'attention, à faire désirer et rechercher le texte authentique. -- *Mais qui lit ? qui comprend ce qu'il lit ? qui retient ce qu'il a compris ?* disait déjà Bainville en un temps moins barbare que le nôtre.
La *Documentation catholique,* qui ne paraît que deux fois par mois, ne donnait pas encore, dans son numéro du 7 décembre, le discours pontifical du 26 novembre. Elle ne donnait que l'Ordonnance de l'épiscopat français, laquelle ne contient aucune allusion aux messes en latin célébrées de plein droit selon le Missel romain. Son article 10 concerne seulement les prêtres « âgés » qui célèbrent en privé elle les soumet à l'autorisation de l'Ordinaire pour conserver le rite ancien. L'article 11 envisage « les autres cas particuliers, concernant par exemple les prêtres malades ou infirmes », et ordonne qu'ils « seront soumis à l'Ordinaire » ([^2]).
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C'est seulement *Le Monde*, et seulement dans son numéro des 14 et 15 décembre, qui publia, incomplètement mais clairement, les paroles de Paul VI permettant que le Missel romain soit conservé, en privé et en public, par les prêtres célébrant en latin. Permission, soulignons-le, donnée DIRECTEMENT AUX PRÊTRES, et donc n'ayant besoin d'aucune confirmation de l'évêque ou de la bureaucratie collégiale.
Mais à la date du 15 décembre, quand cette information fut enfin donnée par *Le Monde*, on avait déjà acculé les paroisses à S'ENGAGER, et à adopter le rite nouveau MÊME POUR LES MESSES CÉLÉBRÉES EN LATIN. On leur avait fait une perfide obligation de ce qui n'était pas obligatoire ([^3]).
Le tour était joué. Dans la tromperie. Une fois de plus.
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Bien entendu, ce délai de deux ans n'est aucunement le motif de notre attachement au Missel romain : notre attachement est d'un autre ordre, et n'aura point de terme.
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Ce délai est *le moyen*, pour les prêtres et les fidèles, de maintenir leurs actes en conformité avec leur cœur.
Mais c'est un moyen, c'est un délai proportionné à ce qui est en question.
Dans un peu moins de deux ans, le 28 novembre 1971, le Missel romain sera toujours identique à lui-même, conservé intact par les prêtres qui célèbrent la messe en latin.
Tandis que l'inconsistant « rite nouveau », ayant fait l'objet, avec le concours annoncé de « spécialistes des sciences humaines », d'une amélioration et d'un allégement perpétuels, aura atteint ou dépassé le degré zéro de sa décomposition.
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Jusqu'à Jean XXIII inclusivement, l'Église a invoqué LES RAISONS LES PLUS GRAVES pour célébrer la messe en latin.
Ces raisons, répétées d'âge en âge par le Magistère romain, avaient été réitérées par Jean XXIII lui-même dans sa Constitution apostolique *Veterum sapientia* ([^4]) : « La langue de l'Église doit être non seulement universelle, mais immuable... Le latin est la langue vivante de l'Église. » Jean XXIII « décidait et ordonnait » : « *Les évêques et les supérieurs généraux des Ordres religieux veilleront à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin soit dans l'enseignement des sciences sacrées,* SOIT DANS LA LITURGIE*, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du Siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens. *»
C'était huit mois avant l'ouverture du Concile.
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La grande campagne publique contre le latin dans la liturgie se déclenchait aussitôt, EN RÉBELLION OUVERTE contre l'interdiction, portée par Jean XXIII, d'écrire quoi que ce soit contre l'usage du latin.
Cette rébellion fut secrètement couronnée par le Concile : non par ses stipulations, mais par les insinuations et ambiguïtés glissées au détour de certains paragraphes. La Constitution sur la liturgie ordonnait pourtant (n° 36) que l'usage de la langue latine soit conservé dans les rites latins. Mais elle « permettait » en même temps que « la langue du pays » reçoive « une plus large place » : c'était une bombe à retardement, camouflée de manière à ne pas éveiller la vigilance. Il était stipulé que l' « adaptation de la liturgie » (n° 40) serait opérée « à partir des traditions et de la mentalité de chaque peuple », ce qui paraissait *une garantie supplémentaire de conservation de la langue latine pour les pays latins :* pour les pays ayant toujours célébré la messe en latin. A lire ces textes en eux-mêmes, il était impossible d'y deviner en décembre 1963, date de leur promulgation, et encore aujourd'hui il est impossible d'y découvrir une *volonté expresse* de supprimer le latin. Et pourtant, six ans après, Paul VI l'y découvre, et au nom du Concile déclare que « la langue principale de la messe ne sera plus le latin, mais la langue parlée » ([^5]).
C'est-à-dire que la langue *obligatoirement conservée* disparaît presque entièrement, tandis que la langue *éventuellement permise* devient par prestidigitation « la langue principale ».
Ce n'est pas une inadvertance : entre le point de départ conciliaire et, six ans plus tard, le point d'aboutissement réglementaire, il y a eu la transition calculée d'une série de glissements successifs.
Ce n'est pas non plus un cas isolé : c'est une constante, dans tous les domaines, c'est un système de gouvernement, opérant une séparation progressive d'avec tout ce que l'Église avait institué avant le Concile.
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On étend sans cesse, au point de changer jusqu'à leur nature subsidiaire, les permissions ou éventualités que l'on avait introduites *pour cela* dans les documents conciliaires : et l'on va jusqu'à finalement rejeter ce qui, *dans* les décrets du Concile, maintenait les traditions et les obligations de l'Église d'avant le Concile : nous avons la certitude morale que cette tromperie subséquente a été ourdie *pendant* le Concile. La stipulation conciliaire sur le maintien du latin n'est pas un cas unique, mais seulement l'exemple le plus manifeste d'une avalanche de cas, analogues. La fameuse *Nota praevia explicativa,* « imposée par l'autorité supérieure », écartait précisément le genre de COLLÉGIALITÉ que la même autorité supérieure vient d'avaliser en fait lors du Synode d'octobre dernier. Ainsi l'année 1969 a été celle où le système s'est découvert, où la réalité s'est dévoilée.
Tout le monde a le droit d'en avoir été surpris et d'être encore suffoqué sous le coup de cette révélation. Tout le monde sauf les lecteurs d'ITINÉRAIRES, qui avaient été avertis constamment, au fur et à mesure, et avec précision, de la *nature,* de la *gravité,* de la *direction* de ces perpétuels glissements orientés, se dépassant l'un l'autre de jour en jour.
L'actuelle révolution liturgique est tout entière décrite et annoncée dans notre numéro 117 de novembre 1967 « Subversion de la liturgie », par Louis Salleron, avec son apostrophe inoubliable, et qui restera célèbre par sa date et par son contenu : « *Par un véritable coup de force, les bureaux ont décrété l'assassinat du latin, du chant grégorien et de la musique sacrée. Ils ont l'impudence supplémentaire de présenter leur entreprise comme une application des décisions conciliaires. Mais quand la Constitution sur la liturgie déclare que* « *l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins *» *et que* « *l'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine *», *nul ne peut en conclure que cela signifie que le latin et le chant grégorien seront supprimés. Pour nous laïcs, le blanc est le blanc, le noir est le noir, oui est oui, et non est non. On entend nous tromper, et nous tromper par un mensonge. Nous en rougissons doublement, comme hommes et comme catholiques. *»
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L'étude détaillée de Louis Salleron décrivait à l'avance les idées et les rites du nouvel ORDO MISSÆ, le sacrifice estompé au profit de la « commémoration » et du « banquet », le « prêtre-président » de l' « assemblée locale », et le reste. La seule incertitude subsistante concernait le rôle exact joué, dans cette révolution liturgique, par l'énigmatique personnalité de Paul VI.
Nous étions à l'automne 1967 : cet article de Louis Salleron avait été immédiatement précédé par notre publication du *Catéchisme de S. Pie X,* immédiatement suivi par la parution du livre d'Henri et d'André Charlier : *Le chant grégorien.*
Et nous vous disions : -- *IL Y VA DE TOUT.*
Oui, vraiment, les lecteurs d'ITINÉRAIRES étaient avertis du cheminement de l'apostasie immanente, et munis de ce qu'il fallait pour y résister.
Le « coup du latin » n'est que le plus visible, le plus net, et par là le plus instructif, des procédés de la subversion. En arriver à décréter que la stipulation : « le latin *doit être conservé *» ([^6]) doit être entendue comme « la volonté expresse » que le latin soit « *sacrifié *», c'est en pleine lumière L'ESPRIT et la MÉTHODE de ce que l'on nous fait subir aussi, et pareillement, dans *tous* les autres domaines et *tous* les autres cas.
Quand on nous assure aujourd'hui que le célibat ecclésiastique « doit être conservé » et « sera conservé », comment pourrions-nous ne pas poser la question : -- *Comme le latin ?*
Nous pouvons même donner la date et l'occasion de la réponse à cette question : ce sera le Synode de 1971 (s'il a lieu...).
Nous vous le disions encore l'an dernier, au début de cette année 1969 où tout allait se révéler au grand jour ([^7]) :
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« Le saccage actuellement irréparable de la liturgie romaine aura servi à quelque chose, ce sacrifice n'aura pas été un sacrifice inutile. Il nous aura montré comment procède la subversion ecclésiastique, et ce que valent ses promesses, et SA DÉLOYAUTÉ SANS LIMITES QUI APPELLE UNE MÉFIANCE AUSSI ÉTENDUE... Le *coup du latin* a consisté à utiliser une Constitution conciliaire qui ordonnait de le « conserver » mais permettait de donner éventuellement une place « plus large » au vernac et au volapuk : à ne considérer que le texte, personne n'aurait pu y voir ordonnée la « délatinisation », la *disparition* du latin, cette disparition fût-elle déclarée en guise de consolation d'ailleurs trompeuse, « ni absolue ni définitive ». C'est pourtant la disparition qui a été organisée. Tel est le coup.
« On nous refait partout le *coup du latin*. Et notamment pour le catéchisme... »
Et maintenant pour le Missel.
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Mais, lorsqu'il arrive à son terme, le « coup du latin » produit aussi des *effets inversés.*
Car, au moment où ce terme est enfin dévoilé, inévitablement on en vient à se dire :
-- C'était donc là que, depuis le début, on voulait nous mener ?
Et l'on fait alors l'examen, le compte, la nomenclature de toutes les étapes intermédiaires ; de tous les camouflages, tromperies, mensonges dont elles sont jalonnées.
La fin atteinte éclaire singulièrement et le cheminement et le processus et le point de départ : pour ceux qui n'avaient pas voulu en croire nos avertissements.
Cela est vrai pour la liturgie. Pour le catéchisme. Pour l'évolution de la doctrine. Pour le sacerdoce. Pour les séminaires. Pour les écoles chrétiennes.
Pour tout.
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Pour la messe, *l'effet inversé* consiste en ceci : il y avait des prêtres et des laïcs qui considéraient comme possible de célébrer en français une messe authentiquement et intégralement fidèle à la doctrine catholique. Certes, cela est possible théoriquement. Mais pratiquement impossible le plus souvent, *ut in pluribus.* C'est même la raison fondamentale pour laquelle l'Église a maintenu la messe en latin : parce que, sans le latin, les rites risquent toujours, même en temps normal, de se diversifier à l'excès, de s'anémier, de laisser l'essentiel s'estomper ; d'être influencés ou déformés par les courants d'idées, les modes intellectuelles, les préjugés sociaux, les erreurs ambiantes. *A la longue,* disait-on. *D'emblée,* dès le début, immédiatement c'est ce que l'on peut constater aujourd'hui avec le rite nouveau.
Il est vrai que nous ne sommes pas en temps normal, mais en temps de subversion, et d'une subversion exceptionnellement puissante, admirablement installée.
C'était une raison supplémentaire, et une raison impérative, de ne toucher à rien d'essentiel, surtout point à la messe. Il peut être bon d'ouvrir les fenêtres : mais pas en pleine tempête, à moins précisément de vouloir tout saccager.
C'est la raison principale pour laquelle ceux qui ne veulent pas perdre la tête, et voir leur âme emportée par le torrent diluvien de l'apostasie immanente, décident de *s'en tenir* au plus constant, au plus traditionnel, au plus permanent.
Ce serait absurde en matière d'équipement industriel. En matière morale et religieuse, il en va inversement, et l'absurdité est de l'autre côté. Le monde matériel est celui du changement et de l'adaptation au changement ; le monde moral est au contraire celui de la permanence ; celui du refus continuel opposé aux incessantes idéologies nouvelles qui veulent en dernière analyse changer la définition du bien et du mal, et faire admettre que le mal est devenu le *bien.*
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Le monde matériel, monde du changement, est celui de l'innovation, il réclame des inventeurs, des novateurs, des nouveautés : il est le domaine du progrès presque ininterrompu des connaissances scientifiques et des procédés techniques.
Le monde moral réclame, en sens contraire, une constante redécouverte de vérités connues depuis toujours, mais toujours contestées par chaque époque : car la loi (morale) naturelle est depuis toujours inscrite dans le cœur de l'homme et accessible à la raison humaine, mais depuis toujours -- depuis le péché originel -- obscurcie à nos yeux et insupportable à nos passions déréglées.
Le comble du *matérialisme pratique,* tant nommé à tort et à travers, est d'imposer au monde moral des critères et des normes qui ne sont à leur place que dans le monde matériel : aggiornamento, ouverture, changement, nouveauté.
Ce sont là des vérités cardinales de l'ORDRE NATUREL, parfaitement résumées dans les maximes de Le Play :
«* L'esprit d'innovation est aussi stérile dans l'ordre moral qu'il est fécond dans l'ordre matériel. *»
«* En sciences, découvrir des vérités nouvelles ; en morale, pratiquer la vérité connue. *»
Ce sont aussi des vérités cardinales de l'ORDRE SURNATUREL : la grande nouveauté, indépassable, réside dans la Révélation et la Rédemption opérées par le Christ Jésus Notre-Seigneur. L'Église en applique les mérites, en garde le dépôt, en explore le contenu, à la manière du grain de sénevé qui devient un arbre immense.
Toute branche qui se sépare de ce qu'était l'arbre avant le Concile est une branche morte. Il y en a chaque hiver, et ce ne sont pas toujours les plus petites ni les plus basses.
Quand elles étaient hautes et grandes, les branches mortes peuvent, dans leur chute, briser et ravager beaucoup.
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Par quoi l'on comprendra, si l'on est capable d'y réfléchir, qu'il n'est rien de plus absurde, de plus affreux, de plus inacceptable que les raisons officielles qui nous sont partout données pour justifier le catéchisme nouveau et la messe nouvelle : « Il y a un catéchisme nouveau parce qu'il y a un monde nouveau. » « Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. » ([^8])
J'ai dit, non par boutade, mais avec gravité, et je répète avec insistance que c'est toute la question ; que là se trouvent le cœur et la clef et l'âme de ce qui est bien réellement l'hérésie du XX^e^ siècle ([^9]). ON APPLIQUE AU SURNATUREL LES CRITÈRES DU MONDE ; ON APPLIQUE AU MONDE MORAL LES CRITÈRES DU MONDE MATÉRIEL. C'est une rechute, fardée de science, d'érudition, de pédantisme, dans la barbarie la plus sauvage.
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La transformation progressive de la messe, depuis le 7 mars 1965, est étroitement enserrée, strictement prise dans ce grand mouvement d'ensemble qui place de plus en plus la vie morale et religieuse sous le joug des normes du monde matériel : changement, nouveauté, adaptation.
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Ce mouvement est animé par une idée mondaine qui est hérétique, et surtout absurde ; il s'opère par un schisme d'avec l'Église d'avant le Concile. On peut différer d'avis sur le stade déjà réellement atteint aux divers niveaux de la vie de l'Église : on ne peut plus, à moins de fermer les yeux, se dissimuler la nature et la direction d'un tel mouvement.
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Mais l'EFFET INVERSÉ de l'actuelle législation est aussi de tracer clairement notre ligne de résistance : nous voulons la messe en latin.
Nous disons : voyez ce qu'elle est devenue en vernac. Ainsi le latin, par la législation actuelle, est remis à la place dont on avait voulu le chasser : une messe certainement catholique en tous points est en fait, aujourd'hui, une messe en latin.
L'actuelle législation rend ce service majeur aux hésitants : -- *Si vous voulez la messe catholique de* *toujours, ce sera en latin ou pas du tout.*
J. M.
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ANNEXE I
#### Voici les cas où la messe peut selon la législation actuelle être célébrée publiquement en latin
1\. -- Lorsque cela « correspond mieux aux possibilités de l'assemblée locale » (Instruction du 5 mars 1967, art. 47).
2\. -- Dans le cas des « messes célébrées en latin maintenues dans certaines églises, surtout des grandes villes » (id.).
3\. -- Chaque fois qu'il « se trouve un assez grand nombre de fidèles de diverses langues » (id.).
4\. -- Pour les messes « conventuelles », ou « de communauté » chez les diverses sortes de religieux et de religieuses, et dans les communautés laïques des Instituts des états de perfection (Instruction du 23 novembre 1965, art. 17 à 20).
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A notre avis, et sous réserve d'un meilleur jugement :
-- le cas n° 3 va de soi, et le latin y est de plein droit dans les rencontres internationales et congrès internationaux ;
-- le cas n° 4 est également de plein droit sans autorisation ni formalités ;
-- le cas n° 2 a éventuellement besoin, dans la législation actuelle, d'une autorisation positive de l'Ordinaire du lieu ;
-- le cas n° 1 a éventuellement besoin de son consentement au moins tacite.
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Précisons et répétons qu'il s'agit là des cas où la messe, selon la législation actuelle, peut être dite en latin : il s'agit là seulement de la langue, il ne s'agit aucunement du rite.
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La messe étant dite légalement en latin, *il appartient au seul célébrant*, c'est une permission directement donnée aux prêtres, de choisir s'il le veut le rite du Missel romain de saint Pie V.
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Les cas n° 1 et n° 2 peuvent être considérés comme déjà réglés. C'est-à-dire que les paroisses qui, dans le cadre de la législation en vigueur, avaient maintenu en latin une ou plusieurs messes (cas n° 2) ou toutes (cas n° 1) bénéficient d'une situation acquise. Elles auront peut-être à la défendre. Pour ces messes en latin, elles pourront, *si le prêtre le veut,* conserver le Missel romain jusqu'au 28 novembre 1971.
*Le plus mauvais service à rendre à ces paroisses*, à vrai dire coup de Jarnac et véritable assassinat, serait d'en *établir la liste*, pour attirer sur elles des mesures de rigueur et sur leurs prêtres l'exil administratif.
En revanche, il sera sans doute *pratiquement* trop tard, pour les paroisses qui ne l'avaient pas fait, de demander *maintenant* à entrer dans le cas n° 1 ou dans le cas n° 2 (elles pourraient alléguer un *changement* survenu dans la composition ou dans les possibilités de leur assemblée locale : mais une telle argumentation a toutes chances d'être rejetée sans bienveillance).
S'il en est bien ainsi, chacun se trouve, en cela, déjà rétribué selon ce qu'il avait fait, -- ou ce qu'il avait omis.
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ANNEXE II
#### Les messes invalides
Les études et éditoriaux que nous avons consacrés à la nouvelle messe ([^10]) s'en tiennent au rite nouveau en lui-même, selon la législation actuelle et l'édition vaticane de l'ORDO MISSÆ.
Mais, simultanément, ce nouveau rite est développé, modifié, transformé par les novateurs. Ils traitent la législation liturgique en vigueur comme ils ont traité les décrets du Concile ils les tiennent pour un simple *point de départ,* et ils vont plus loin, selon l' « esprit » et « le dynamisme interne » de « la réforme ».
Cela est général en Hollande : le catholicisme hollandais est tombé dans l'anarchie, le schisme et l'hérésie ([^11]).
La France prend, plus lentement, le même chemin.
Le nombre y augmente sans cesse de cérémonies liturgiques inédites n'ayant rien à voir avec le nouvel ORDO MISSÆ lui-même : rien à voir sinon d'être dans son « prolongement » ou dans sa « logique », selon ce qu'affirment les prêtres responsables de ces innovations.
Oralement, ou même par écrit dans un nombre croissant de bulletins paroissiaux, de telles cérémonies sont accompagnées de déclarations ou d'interprétations à prétention *doctrinale,* qui légitiment un doute grave sur la validité de la messe célébrée par leurs auteurs.
Des « dépassements » de cette sorte existent depuis le début de la réforme liturgique.
Ce sont là, nous disait-on, les *inévitables malfaçons,* mais *provisoires,* qui accompagnent la mise en œuvre de toute réforme ; ce sont des *excès isolés.*
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Il importe, en ce début de l'année 1970, de faire trois remarques à ce propos :
1° Ces « excès » ou ces « malfaçons » n'ont jamais été désavoués que mollement ; en tous cas, ils n'ont jamais été efficacement *interdits* et *supprimés.*
2° Au contraire : plusieurs formules ou pratiques illicites des années 1965-1966-1967-1968, que l'on tolérait comme « excès » ou « malfaçons », se retrouvent maintenant dans la nouvelle législation liturgique. On nous a donc menti là-dessus (une fois de plus).
3° La législation liturgique actuelle, entrée en vigueur le 30 novembre 1969 et rendue obligatoire pour la France le 1^er^ janvier 1970, est à son tour *systématiquement dépassée* dans des cas de plus en plus nombreux.
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Ces pantomimes, gesticulations et logorrhées nouvelles, qui sont *hors de l'actuelle légalité,* ne peuvent être acceptées en aucun cas, *même si elles sont tolérées ou encouragées par les évêques.*
Elles ne peuvent être acceptées *sous réserve.* Elles doivent être *refusées.*
Il n'existe aucune raison de participer, il y a d'impérieuses raisons de ne pas participer à des messes *dont l'action consécratoire ne peut plus bénéficier d'une ferme présomption de validité.*
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La situation liturgique est extrêmement mouvante ; elle se diversifie dans une anarchie grandissante ; elle est en marche vers le naufrage hollandais. Cela requiert de chacun une *vigilance* toujours en éveil. La dégradation de la messe se stabilise provisoirement ou au contraire s'accélère de manière quasiment autonome dans chaque paroisse. Autonomie plus apparente que réelle. On nous signale l'existence de nombreuses *consignes orales,* données dans plusieurs diocèses comme provenant de l'évêché ou de la commission diocésaine, qui poussent au *dépassement* rapide du nouvel ORDO MISSÆ.
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Mais, selon le degré d'audace, de timidité ou de prudence du clergé local, et selon le degré de résistance des fidèles, ces consignes de dépassement sont exécutées avec plus ou moins de brusquerie ou de progressivité dans chaque paroisse, et avec des variantes. Ainsi l'évolution actuelle tend à faire *de chaque paroisse un cas particulier *: chacune posant un problème original en ce qui concerne la validité de la messe.
C'est ce qui nous amène à préciser :
1° Quand l'action consécratoire est présumée valide -- mais il s'agit d'une *raisonnable et ferme présomption* -- il n'y a pas lieu, en règle générale, de se priver soi-même du sacrement de l'Eucharistie. Si l'on ne dispose d'aucune messe célébrée selon le Missel romain, on peut *accepter* par nécessité la messe nouvelle présumée valide, *à condition* que ce soit une acceptation *sous réserve* (voir notre numéro 139, pages 23 à 38).
2° Quand il y a un *doute grave* sur la validité de la messe, alors on ne peut plus y appliquer l'*acceptation sous réserve* que nous avons proposée.
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Louis Salleron, dans un article de *Carrefour* paru le 17 décembre 1969, étudiant d'abord « la communion dans la main », analyse à partir d'un cas concret le processus qui conduit à la messe invalide.
Dans une paroisse des Yvelines (Versailles), la feuille paroissiale distribuée par le clergé chaque dimanche contenait le 7 décembre l'avis suivant :
*La communion sera donnée par les laïcs, -- L'indult accordé à l'évêque de Versailles est en date du 13 mars 1969, par lettre du 28 octobre 1969 l'évêque de Versailles se réjouit des facilités que l'usage de cette permission donnera.*
*Que la foi très humble de ceux qui ont accepté de remplir cette fonction, rencontre, dans la même simplicité, la foi de ceux qui recevront par eux le corps du Christ.*
1\. *On* PEUT *recevoir l'hostie de la manière traditionnelle, ce qui aidera sans doute les personnes âgées.*
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2\. *Pour faciliter aux laïcs* «* communicateurs de l'Eucharistie *», *l'exercice de ce ministère, il est* RECOMMANDÉ *à chacun de prendre l'hostie dans la coupe qui lui sera présentée, soit par un prêtre, soit par un laïc.*
3\. *Le communiant répond* «* Amen *», *prend l'hostie et se communie avant de s'écarter.*
A partir de là, Louis Salleron procède à une analyse pour laquelle nous réclamons la plus grande attention du lecteur :
*Nous prenons ce cas parce que nous avons le document sous les yeux. Il n'a pas plus de signification qu'un autre du même genre, mais cette signification est grande. On n'en finirait pas de l'exposer et de la développer.*
*Dans cette paroisse, que nous connaissons et qui est tout le contraire d'un foyer de subversion, personne, bien entendu, ne communiait dans la main il y a six mois. Personne n'y songeait. Personne ne le demandait.*
*Depuis lors la pratique s'est introduite, mais timidement. Pour avancer un chiffre, il aurait fallu un observateur chaque dimanche, à toutes les messes. Nous croyons faire bonne mesure en disant qu'un paroissien sur dix a abandonné la pratique traditionnelle.*
*Aujourd'hui, d'un seul coup d'un seul, on passe à la nouvelle messe, à la généralisation de la communion dans la main et à la distribution par les laïcs. C'est ce qui s'appelle, en langage vulgaire,* « *mettre le paquet *»*.*
*La* « *nouvelle messe *» *n'est pas mentionnée ici. C'est qu'on n'a pas attendu le 1^er^ janvier pour l'introduire. Le zèle post-conciliaire recommandait de ne pas attendre. Dès le 30 novembre, c'était fait.*
*La communion dans la main était l'exception ; ici en fait, comme en droit selon l'Instruction de la Congrégation pour le culte divin. La règle est renversée. Jusqu'à présent on pouvait recevoir la communion dans la main ; maintenant* « *on peut recevoir l'hostie de la manière traditionnelle *»*.*
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*Selon un usage qui, lui aussi, est devenu, en quelques années,* « *traditionnel *»*, on nous explique que c'est par commisération pour* « *les personnes âgées *»*. A croire qu'il n'y a que les personnes âgées qui ont souci de la tradition de* « *la loi toujours en vigueur *»*, de l'avis de la majorité des évêques de l'Église latine et du* « *bien commun de l'Église *»* !*
*Seuls les prêtres et les diacres ont le droit de distribuer la communion. Dans notre paroisse, les laïcs sont promus à cet honneur. Oh ! très régulièrement ! L'évêque de Versailles a obtenu un indult à cet effet. Notez la date : le 13 mars 1969. C'est-à-dire un mois et demi avant l'Instruction* « Memoriale Domini »* ; plus de trois mois avant la note du Conseil permanent de l'épiscopat français communiquant la permission romaine accordée à chaque évêque d'autoriser la communion dans la main. Tout était réglé depuis longtemps entre les bureaux.*
*On va donc avoir ce spectacle imprévu : de* « *pieux laïcs *» *qui, par* « *obéissance *»*, pris* « *soumissions au désir de l'évêque *»*, pour* « *se conformer à l'esprit du concile *»* : etc. etc. vont être les agents d'exécution d'une pratique à laquelle ils vont se rallier avec* « *joie* », *alors qu'ils n'y ont jamais pensé, qu'ils ne l'ont jamais réclamée ni souhaitée et qu'ils sont informés* (*s'ils le sont*) *qu'elle est contraire à une* « *tradition multiséculaire *»*, dérogatoire à* « *la loi toujours en vigueur et qui se trouve confirmée de nouveau *»*, en opposition avec* « *le jugement émis par la majorité de l'épiscopat catholique *» *et défavorable au* « *bien commun de l'Église *»*.*
\*\*\*
*Évoquant cette série d'incohérences et de contradictions, M. Jean Madiran parle de* « *processus de la communion dans la main *» ([^12]). *Il y a un processus, en effet ; un processus qui est toujours le même et qui est tout simplement le processus révolutionnaire.*
*Au départ, c'est un petit noyau d'hommes qui lancent l'idée. Cette idée, ils la greffent sur un courant-force, en l'espèce le courant du* «* retour aux sources *». *Ils ont vite le renfort d'historiens, de liturgistes, d'archéologues, ravis de voir que leur science va enfin servir à quelque chose.*
29:140
*Rien de plus simple, à ce moment, que de susciter l'émotion religieuse. De petits groupes vont donner l'exemple. Se montrer les plus pieux en violant les règles établies, c'est une satisfaction de qualité.*
*On désobéit donc ouvertement, en se rangeant dans la phalange des premiers chrétiens, difficilement récusables.*
*En suite de quoi l'automatisme est déclenché, les aumôniers, les vicaires assaillent les évêques, les suppliant d'autoriser le plus vite possible ce mouvement irréversible si manifestement inspiré du Saint-Esprit. Les évêques prennent peur. Ils demandent qu'on ne* «* devance *» *pas la réforme qui, bien sûr, ne va pas tarder. Les bureaux font le nécessaire. Et puis, la loi nouvelle est promulguée. On la présente comme une réponse au vœu du peuple de Dieu. Le tour est joué.*
*Ledit peuple de Dieu est tout surpris, souvent scandalisé et douloureusement affecté.*
*Alors on le mobilise, au nom de l'obéissance.*
*L'autorité de l'évêque et du curé est utilisée pour sanctionner le défi porté à l'autorité, et les* «* pieux laïcs *» *deviennent les instruments de la révolution.*
\*\*\*
*Comme il ne serait pas possible d'imposer la réforme d'un dimanche à l'autre, on autorise les deux manières de communier. Il en résulte la division entre les paroisses et au sein de chaque paroisse. La division étant un scandale ; le curé ou l'aumônier s'emploie à rétablir l'unité. C'est-à-dire qu'un pilonnage est institué pour supprimer la communion traditionnelle. Dans les communautés religieuses, dans les groupies d'enfants, c'est vite fait. Dans les paroisses, c'est un peu plus long. Mais les appels vigoureux des* «* pasteurs *», *secondés par la presse vendue dans les églises et les mass media finissent par réduire à un petit reste le nombre des irréductibles. Pour ceux-ci qui, eussent-ils vingt ans, sont classés parmi* «* les personnes âgées *» *on est d'une admirable charité. On compatit à leur souffrance sénile et à leur imbécillité congénitale, à moins qu'on leur fasse plus simplement comprendre, par les moyens appropriés, qu'ils sont indésirables puisqu'ils se mettent d'eux-mêmes en dehors de la communauté. Tel est le processus.*
30:140
*Les conséquences ? Nous les voyons en Hollande, et, en France, nous en goûtons les prémices.*
*Quand, simultanément, apparaissent un nouveau rituel de messe, les langues nationales, des chants inédits et une manière nouvelle de distribuer la communion, il en résulte nécessairement une* «* nouvelle messe *» *pour ceux qu'on appelle encore les* «* fidèles *».
*Le commun dénominateur et la commune justification de touffes ces réformes étant le* «* retour aux sources *», *il est évident qu'une logique immanente conduit les novateurs à aller jusqu'au bout de ce retour.*
*A la communion dans la main doit donc s'ajouter la communion sous les deux espèces. La messe redevient exclusivement un repas. Comme on est mal à l'aise pour faire un repas à l'église, on le fera à domicile -- comme dans la primitive Église. Le président de l'assemblée sera le prêtre et s'imposera par son* «* prophétisme *».
*Encore une fois, c'est ce qu'on observe en Hollande, désormais noyée dans l'hérésie.*
*Les* «* fidèles *» *ont suivi leurs curés* «* par obéissance *», *et les évêques n'ont pas voulu rompre l'unité du peuple de Dieu. La grande règle c'est d'être* «* ensemble *».
*Ensemble donc on quitte l'Église, en se flattant d'être l'Église.*
*Combien de temps une telle situation peut-elle durer ?*
31:140
ANNEXE III
#### Six mille prêtres espagnols refusent la nouvelle messe
L'Association sacerdotale espagnole de saint Antoine Marie Claret compte 6.000 prêtres et religieux.
Elle a donné au monde catholique un exemple de fidélité sacerdotale et d'intrépidité dans le devoir en faisant connaître au Saint-Siège *l'impossibilité morale, intellectuelle et spirituelle* où se trouvent ses membres de célébrer le saint sacrifice selon le nouvel ORDO MISSÆ.
Nous sommes autorisés par son président, l'abbé José Bachs, et son secrétaire, l'abbé José Mariné, à reproduire les deux lettres que, le 11 décembre, ils ont envoyées à Faufil VI et à Mgr Bugnini.
*I. -- Lettre à Paul VI.*
*Très Saint Père,*
*C'est avec une profonde douleur que nous Vous joignons photocopie de la lettre que notre Association vient d'adresser au Secrétaire de la Sainte Congrégation pour le Culte divin, et que nous voulons poster nous-mêmes ri la connaissance de V. S.*
*La question du nouvel Ordo commence à être une question de conscience de la dernière gravité pour des millions de catholiques, prêtres et laïques. Nous ne parlerons pas des raisons doctrinales catholiques, nous ne saurions les exposer mieux que le document* «* Breve esame critico del Novus ordo Missae *», *que V. S. a reçu récemment accompagné d'une lettre signée par les Cardinaux Ottaviani et Bacci, et qu'il faudrait réfuter point par point selon la Doctrine du Concile du Trente, si l'on voulait prouver l'orthodoxie du Novus Ordo.*
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*Nous n'en parlerons pas, mais nous parlerons des raisons protestantes. M. Max Thurian affirme dans* «* la Croix *» *du 30 mai 69, qu'avec le nouvel Ordo* «* des communautés non catholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique. Théologiquement, c'est possible *». *Si donc cette célébration par un protestant est théologiquement possible, c'est que le nouvel Ordo n'exprime plus aucun dogme avec lequel les protestants sont en désaccord. Or, le premier de ces dogmes est celui de la Présence réelle, essence et centre de* la *Messe de St-Pie V. Est-ce qu'un pasteur protestant pourrait célébrer le nouvel Ordo, s'il devait faire la consécration dans l'intention où la fait l'Église catholique ?* «* Lex orandi, lex credendi *» *: la liturgie est l'expression la plus haute ale notre foi. Où irons-nous, si dans le meilleur des cas, la Messe tait les vérités catholiques ? Le bon peuple, qui sans le savoir ou contre sa volonté, est jeté dans l'hérésie, s'il conserve des mœurs chrétiennes* (*par malheur, il ne les conserve pas*) *sauve son âme. Il en sera pas de même de ceux qui l'y auront poussé. Très Saint Père, nous ne voulons pas de cette responsabilité-là. Voilà pourquoi nous osons Vous adresser cette lettre, après Vous avoir supplié dans une antérieure* (*5. IX. 69*) *de permettre à l'Église universelle de conserver la Messe de St-Pie V à côté du nouvel Ordo.*
*Avec le plus grand respect, nous baisons l'Anneau de Pierre.*
*II. -- Lettre à Mgr Bugnini.*
*Révérend Père,*
*Nous vous écrivons au nom des 6.000 prêtres, membres de notre Association. En lisant très attentivement votre commentaire* «* Ad un mese dall' introduzione del Nuovo Ordo Missae *» (*Oss. Rom., 31. X. 69, p. 3*), *nous croyons qu'il y a un malentendu qu'il importe de tirer au clair au plus vite. Précisément parce que nous sommes des prêtres qui ont obéi toute leur vie en se taisant, nous croyons le moment venu où c'est notre strict devoir d'élever notre voix.*
33:140
*Nous ne sommes pas de* «* vieux prêtres préoccupés de n'avoir plus la force et la possibilité physique d'apprendre d'autres normes pour célébrer le nouvel Ordo *»*. Nous l'avons parfaitement : c'est la possibilité morale, intellectuelle et spirituelle que nous n'avouas pas. Nous, prêtres catholiques, nous me pouvons pas célébrer une messe, dont M. Thurian de Taizé a déclaré qu'il pouvait la célébrer, tout en restant protestant. L'hérésie ne peut jamais être matière d'obéissance. Nous demandons donc la Messe de St Pie V, pour célébrer laquelle nous avons reçu les ordres sacerdotaux. La plupart d'entre nous sont des curés de paroisse, donc avec une expérience pastorale directe. Jamais nos paroissiens n'auraient eu seulement l'idée de demander une autre Messe. Ce sont des faits que nous croyons notre devoir de vous faire connaître.*
*Avec nos salutations les plus distinguées en Jésus et Marie.*
\*\*\*
Six mille prêtres qui osent apporter ouvertement leur témoignage de foi catholique. Et combien qui, sans oser encore, pensent de même et ne peuvent pas penser autrement.
La messe catholique a besoin aujourd'hui de témoins qui disent leur nom, qui mettent dans la balance leur personne et s'il le faut leur vie.
Honneur et gloire aux six mille prêtres espagnols qui ont été les premiers !
Que chacun, sous le regard de Dieu, médite leur exemple.
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### La Messe de Saint-Pierre-aux-liens
*Les raisons d'un refus respectueux*
par l'Abbé Raymond Dulac
S.S. le Pape Paul VI a pris, ces derniers mois, une détermination assez importante pour qu'il ait cru pouvoir dire qu'elle ouvrait « une ère nouvelle dans la vie de l'Église » (Alloc. du 19 nov. 1969) : il a entrepris d'ajouter -- ou de substituer ? -- à l'ordonnance du rite romain de la Messe, en usage depuis dix à quinze siècles, un rite tout nouveau, confectionné, depuis trois ou quatre ans, par une commission d' « experts ».
Commentant lui-même l'événement, le Souverain Pontife a déclaré, ce même 19 novembre :
« Le changement a quelque chose de surprenant, d'extraordinaire, la Messe étant considérée comme l'expression traditionnelle, intangible, de notre culte religieux, de l'*authenticité de notre foi*. »
Et, le 26 :
« Ce changement... touche notre patrimoine religieux héréditaire, qui semblait... devoir porter sur nos lèvres la prière de *nos ancêtres et de nos Saints *; nous donner, à nous, le soutien d'une *fidélité à notre* *passé spirituel*, que nous rendions actuel pour le transmettre ensuite aux générations à venir. »
On ne nous l'a pas dit, mais nous le supposons : Paul VI devait avoir des sanglots dans la voix en annonçant cette révolution subite et spontanée, dont il acceptait de prendre la responsabilité devant les Anges et devant les hommes.
35:140
Une pareille révolution, même préparée, depuis la fin du Concile, par de petites démolitions graduelles, presque imperceptibles, ne pouvait pas ne point susciter, dans le monde catholique -- et même le monde profane -- une énorme émotion.
Celle-ci s'est manifestée de bien des façons, mais son expression la plus saisissante a été la lettre adressée, au mois d'octobre, à Paul VI, par deux cardinaux de l'église romaine : Ottaviani et Bacci.
Cette lettre, dépassant de très haut la considération, à soi seule capitale, d'un bouleversement radical et soudain du plus sacré des rites, cette lettre ne craignait pas d'affirmer :
« La nouvelle ordonnance de la Messe représente, dans son ensemble et dans ses détails, un *impressionnant éloignement de la théologie catholique de la S. Messe*, telle qu'elle fut formulée dans la Session XXII^e^ du Concile de Trente (...) De tout temps, les sujets, au bien desquels une loi est destinée, ont eu, quand la loi se révèle au contraire nuisible, le devoir de demander au législateur l'ABROGATION de celle-ci. »
Ces deux puissantes voix suffisaient largement à donner une confirmation incontestable à une résistance qui allait d'une réserve mesurée jusqu'au refus total.
Le directeur d'ITINÉRAIRES a désiré qu'un simple prêtre, revêtu d'aucun titre d'autorité dans l'Église, fît entendre, à côté de ces hautes paroles, celle de son expérience sacerdotale pure et simple, et qu'il manifestât la position personnelle qu'il prenait à l'égard de la nouvelle messe. Je suppose que Jean Madiran s'est adressé à ma modeste personne pour deux raisons : d'abord parce que j'avais reçu, de 1920 à 1926, l'enseignement de *l'église romaine*, au Séminaire français et à l'Université Grégorienne sous des maîtres qui s'appelaient Lazzarini (élève du cardinal Billot), de la Taille, Cappello..., à côté de condisciples qui sont aujourd'hui élevés aux plus hautes dignités ecclésiastiques : les cardinaux Garrone, Lefebvre, les évêques Michon, Johan, Jenny, Théas, Vion, de la Chanonie, etc. (pour ne parler que des français).
36:140
Je pouvais, à ce titre, témoigner à côté d'eux, cinquante ans après, de ce qu'était la doctrine *commune, incontestée, très ferme, officielle,* de l'église de Rome, sur la théologie et la liturgie de la Messe.
A cette qualité de témoin pouvait s'ajouter l'expérience assez variée d'un vicaire de ville, d'un curé de campagne, d'un professeur de philosophie, d'un prédicateur de retraites et (par aventure) d'un avocat d'officialité.
Enfin, mon ami Jean Madiran prenait sur lui de supposer que je pourrais, sur un sujet difficile, dans une circonstance redoutable, parler avec l'indépendance d'un homme qui n'espère plus (si même il en a eu, un jour, l'illusion) porter les insignes d'un chanoine, d'un camérier ou d'un décoré de l'État républicain.
Je vais donc, mon cher Directeur, vous apporter mon témoignage, un simple témoignage.
\*\*\*
L'exposé de ma position devrait, pour être complet, répondre à deux questions :
I. -- A ne la considérer que dans sa FORME seule, la Constitution de Paul VI qui « promulgue » la nouvelle messe est-elle revêtue des caractères qui en font une Loi véritable, créant une obligation juridique ?
II\. -- *Dans l'affirmative* à la question précédente, cette loi peut-elle, sous un autre aspect, être REFUSÉE par les sujets, parce que : NUISIBLE, ou INUTILE, ou IMPOSSIBLE, c'est-à-dire, enfin, parce que contraire au bien commun de l'Église, considéré non pas seulement pour le moment présent mais aussi pour un proche avenir ?
Je ne répondrai, aujourd'hui, qu'à la première question LE NOUVEL ORDO MISSÆ PORTE-T-IL UNE OBLIGATION JURIDIQUE, STRICTEMENT DITE ?
Nous répondons : NON.
Pour plusieurs raisons, dont voici les principales :
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**1. -- **Un acte de l'Autorité n'a force de Loi que si cette Autorité manifeste, clairement et sans équivoque, qu'elle entend obliger ses sujets.
La seule expression soit d'une « directive », soit d'un conseil, soit d'un désir ne suffit pas.
Même *la manifestation d'une simple volonté* serait sans valeur et inopérante : il faut, en plus, que cette volonté se déclare comme une volonté d'OBLIGER.
Or, pour des raisons connues de lui, le Pape Paul VI n'a pas exprimé dans l'acte de sa Constitution, d'une manière qui ne laisse place à *aucun doute,* sa *volonté* que le nouvel O.M. soit strictement *obligatoire*.
Donc...
La Majeure de ce syllogisme est connue de tous les Juristes. Dans une Consultation rédigée pour le *Courrier de Rome,* nous avons prouvé la Mineure. Nous nous permettons d'y renvoyer, pour aujourd'hui, le lecteur d'ITINÉRAIRES. -- Il la trouvera reproduite en appendice à la suite du présent exposé.
**2. -- **La Constitution de Paul VI ne légifère point sur une matière entièrement *neuve :* ses dispositions, quelle qu'en soit la force exacte, se présentent comme paraissant *se substituer, à quelque degré,* aux dispositions de la Constitution de saint Pie V : *Quo primum*.
Et *donc,* pour exprimer clairement le caractère exact de l' « obligation » nouvelle qu'il enten*drait* imposer, Paul VI devrait référer, dans *un détail exprès, complet et précis*, sa Constitution à celle de son Prédécesseur.
Or on paraît ignorer que les dispositions de la Constitution de Saint Pie V étaient *multiples* et *complexes. --* Voici leur énoncé final :
« En conséquence, qu'il ne soit permis à personne, absolument, d'enfreindre... le texte présent de Notre *permission, statut*, *ordonnance, commandement, précepte, concession, indult, déclaration, volonté, décret* et *défense*. Si quelqu'un entreprenait un attentat de cette sorte, qu'il sache qu'il encourra l'indignation du Dieu tout-puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul. »
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*Onze* termes, onze, soigneusement choisis et affirmés ! Même si l'on voulait tenir l'un ou l'autre pour synonymes, ils manifesteraient au moins, par leur insistance, la fermeté d'une résolution. Mais on ne peut absolument pas identifier un « commandement » à une « concession », un « décret » à une « déclaration », un « indult » à une « défense ».
Saint Pie V sait ce qu'il veut et il veut ce qu'il dit. Il ne le laisse ni ignorer ni deviner, et la menace, à la fin, de « l'indignation » du Dieu tout-puissant et des bienheureux Apôtres, encourue par les délinquants, exprime assez la vigueur *surhumaine* que le Pontife de 1570 entend donner à sa décision. Il faut donc scruter attentivement celle-ci.
Cette décision est quintuple. La voici, dans son détail :
*a*) Le Missel édité devient *obligatoire* dans toute l'Église (latine).
*b*) A ce Missel rien ne pourra être *ajouté* ni *retranché ;* rien n'y pourra être *modifié.*
*c*) Tout *autre* Missel est *prohibé.*
*d*) Néanmoins, *permission* est donnée d'user d'un autre, dans deux cas très précis :
-- Quand cette concession a été accordée par le Siège Apostolique, dès l'institution de ce Missel.
-- Quand cet usage peut s'autoriser d'une prescription de plus de deux cents ans.
*e*) Dans tous les cas, aucune autorité, à aucun titre, ne pourra *imposer* un autre Missel au prêtre qui voudra user de celui qui est édité par Saint Pie V. Le Pontife déclare concéder « *à perpétuité *» ce « libre et licite » usage, comme une sorte de *privilège* ou d'*indult* (« indulgemus »), sans que le prêtre puisse encourir aucune espèce de censure ni de peine.
Cette cinquième disposition vise le cas du célébrant qui, à raison d'une obligation particulière, serait normalement *tenu* de suivre un *autre* Missel que celui de Pie V.
Il apparaît ainsi que le Missel de 1570 est doté d'un privilège qui ne pourrait être aboli que dans les conditions très *exactes, requises* alors par le Droit.
39:140
-- Nous omettons, pour aller vite, les dispositions suivantes, relatives aux éditions et rééditions de ce Missel ;
Et, de même, la clausule finale du « NONOBSTANT », énoncée avec l'indication vraiment *exhaustive* des ordonnances précédentes et des coutumes que la Constitution entend expressément abroger.
Il est manifeste, dès la première lecture, que la Constitution de Paul VI a très volontairement évité pareille précision et pareille décision :
Les quatre cinquièmes du document sont employés à *décrire* tout simplement les nouveautés du nouveau Missel. Quant à la partie finale, qu'on pourrait croire dispositive, le Pape ne déclare avec précision et dans les formes requises :
Ni ce qu'il *commande,*
Ni ce qu'il *prohibe,*
Ni ce qu'il *concède.*
Quant à la clausule finale du NONOBSTANT, elle est trop générique pour que, dans le style technique d'un document de cette gravité, elle soit censée ABROGER, sans laisser de doute possible, l'acte législatif parfaitement clair de Saint Pie V.
Il y a donc lieu d'appliquer ici le canon 23 du Code de Droit canonique :
« Dans le *doute,* la révocation de la loi préexistante n'est pas *présumée,* mais les lois postérieures doivent être ramenées (*trahendae*) aux précédentes, et, autant qu'il est possible, conciliées avec elles. »
A nos yeux, il n'y a même pas de *doute :* Paul VI n'a certainement PAS VOULU rendre OBLIGATOIRE son missel, d'une obligation vraiment *juridique.*
**3. -- **On peut alors se poser la question : pour quelle raison le Pontife de 1969 n'a-t-il pas voulu *abroger* une Loi de quatre siècles, une loi dont il fait un grand éloge, une loi qu'il ne charge d'aucune critique, une loi qui, à son origine, sanctionnait une COUTUME vieille, déjà, dans sa partie essentielle, de mille ans ; une loi, enfin, revêtue, dans ses termes, des formalités les plus solennelles ? -- Il n'a point voulu, disons-nous, l'abroger, et, néanmoins, *il semble* lui en SUBSTITUER une autre ?
40:140
C'est assurément une grande question.
Il y en a une plus grande encore : pourquoi n'avoir PAS DIT clairement qu'*on ne voulait pas abroger ?* Pourquoi avoir laissé à des « spécialistes » le soin et peut-être le péril de le dénoncer ? Pourquoi avoir laissé naître, en certains esprits, le soupçon affreux : « Tout se passe *comme si* l'on n'avait osé imposer une obligation, tout en laissant *croire le contraire ?* »
Ce n'est certes pas l'Instruction du 20 octobre 1969 pour l' « application graduelle » du nouvel Ordo Missae qui est capable de lever le soupçon et d'ôter l'incertitude : si on veut l'appeler une explication, c'est l'explication de l'obscur par le plus obscur : *obscurum per obscurius :*
L'Instruction admet en effet des EXCEPTIONS à l'observation de la loi (présumée). Or celles-ci sont telles, qu'elles devraient normalement tuer le nerf de la loi, *si c'en était une :*
En effet : quelles sont ces « infirmités », ces « maladies », ces « difficultés », reconnues dans l'Instruction comme pouvant légitimement dispenser d'observer la « loi » du nouveau rite ?
Qui les appréciera ? S'agit-il d'incapacités uniquement *physiques ? Psychiques,* aussi ? *Définitives ? Guérissables ?* -- Si nous avions le cœur de rire sur un pareil sujet, nous demanderions à M. Bugnini : allez-vous instituer un Conseil de Révision à côté de la Congrégation des Rites ? Y aura-t-il des « réformés » temporaires ? Des invalides définitifs ? Pensionnés ?
Ensuite : qu'est-ce qu'une messe « avec peuple » ? « sans peuple » ? -- S'agit-il d'une simple *assistance,* ou bien d'une assistance doublée de ces « *participants *» qu'on nous énumère ailleurs : un lecteur, un chantre, un commentateur, un « communicateur », un ordonnateur des mouvements d'ensemble de l'assistance ? -- Car on a préparé un *rôle* pour ces quatre *personnages* (qui pourront être, paraît-il, du sexe féminin) !
41:140
Qui ne voit que ces indispensables précisions, si elles étaient ajoutées à une LOI qui en serait vraiment une, en feraient une loi élastique et flottante, c'est-à-dire tout le contraire d'une vraie loi ?
Et quelle application imaginable de pareilles minuties, de pareils artifices, dans les neuf dixièmes de nos paroisses françaises ?
Ah ! c'était bien la peine à M. Bugnini d'ameuter l'opinion contre le « rubricisme » de l'ancienne liturgie, pour lui substituer ce manuel de l'école de section à l'usage d'une escouade de paroissiens ?
On veut, nous assure-t-on, procurer une plus grande « participation » du « peuple » ? -- Mais cette participation deviendrait, si l'on vous suivait, une *figuration *! Et votre « messe », une *revue !*
Non, Paul VI n'a pas « voulu » obliger à tout ÇA !...
...Ou bien, s'il l'a voulu, il l'a voulu *contraint et forcé*.
Mais s'il en est ainsi, quelle peut être la force obligatoire d'une « loi », imposée à toute la communauté par un chef auquel une partie de celle-ci a commencé par l'imposer « souvent contre son gré » ?
**4. -- **Poser une pareille question, ouvertement et en public, eût été, il y a quelques mois encore, une injure atroce. Il n'en est plus de même aujourd'hui : l'injure cesse, mais elle fait place à une immense pitié...
... Il n'en est plus ainsi depuis l'interviouve inimaginable accordée à un journaliste autrichien par le Cardinal Gut. -- On sait que celui-ci est le Préfet de la « Congrégation pour le Culte divin », et donc le dignitaire qui préside à la réforme liturgique d'où est issue la nouvelle messe. Cette interviouve a été reproduite dans la *Documentation catholique,* n° 1551, du 16 novembre 1969, aux pages 1048-1949.
Voici le passage capital pour ce qui nous intéresse (p. 1048, col. 2) :
42:140
« Nous *espérons* que, désormais, avec les nouvelles dispositions, contenues dans les documents, cette maladie de l'expérimentation va prendre fin. *Jusqu'à présent*, il était permis aux évêques d'*autoriser* des expériences, mais *on* (= ?) a parfois franchi les *limites* de cette autorisation, et beaucoup de prêtres ont simplement fait *ce qui leur plaisait*. Alors ce qui est arrivé parfois, c'est qu'ils SE SONT IMPOSÉS. Ces *initiatives* (!) prises sans autorisation, ON (= ?) ne POUVAIT plus, bien souvent, les arrêter, CAR cela s'était répandu trop loin. Dans sa grande bonté et sa sagesse, le Saint-Père a ALORS CÉDÉ, souvent CONTRE SON GRÉ. »...
Nous voici donc instruits, par le personnage le plus qualifié qui soit en l'affaire, de cette circonstance assez importante : que l'*auteur* de ce que certains voudraient faire passer doucement pour une LOI, ne l'a point édictée LIBREMENT, et que, s'il eût été maître de son choix, il eût édicté sans doute le contraire...
Ne nous attardons pas à nous scandaliser d'un pareil aveu. Mais tirons-en résolument les conséquences.
\*\*\*
Ces conséquences, les voici :
**I. -- **Par la volonté même ou la tolérance de son auteur, la Constitution de Paul VI ne promulgue pas une LOI véritable, imposant une obligation proprement juridique au for *externe. --* On n'y peut reconnaître qu'une sorte de « directoire », fortement conseillé, mais qui reste provisoire et facultatif.
**II. -- **Ce directoire, parce qu'il émane de l'Autorité Suprême, ne saurait être refusé pour la seule raison qu'il est facultatif. -- Ce REFUS, s'il doit s'exprimer, devra être justifié par des RAISONS très graves, qui dépassent les considérations d'une simple préférence personnelle. -- Il ne devra, en aucune façon, mettre en discussion le POUVOIR pontifical comme tel, mais concerner uniquement son application dans un cas singulier, extraordinaire ; application qui relève, chez le chef, d'une VERTU, *distincte* de la pure autorité et, qui est en soi, absolument *faillible :* la vertu de prudence politique.
43:140
**III. -- **Ce REFUS, plusieurs RAISONS le justifient clairement à nos yeux dans le cas présent, à ne considérer déjà que la seule FORME de la Constitution de Paul VI. -- Disons ici, à l'avance, que l'examen de son FOND en révélera d'autres, infiniment plus graves.
Voici ces raisons :
1° Le Pape, au témoignage du Cardinal Gut, ne s'est résolu à la réforme liturgique dont la nouvelle messe est la pièce principale, que *sous l'empire* d'une PRESSION, et d'une pression produite par un *parti* de clercs rebelles : « Le Saint-Père a *cédé*, souvent *contre son gré*. »
2° L'ordonnance de cette nouvelle messe est tantôt grevée d'*indéterminations*, tantôt assortie de *permissions*, qui doivent nécessairement et pour une durée inimaginable, faire entrer la liturgie romaine dans une période de mutations, d'inventions, de variétés, bref de CHAOS, radicalement incompatible avec la STABILITÉ et la SOLENNITÉ requises par le concept de loi.
3° Les CRITÈRES qui ont servi à justifier, depuis quatre ans, les réformes successives qui ont abouti au rite de 1969, sont, EN SOI, tellement *vagues*, *arbitraires, génériques,* que la seule volonté du Pouvoir Suprême sera incapable de LIMITER leur application par une Loi de portée universelle. Ce sera, ici encore, le chaos.
Que restera-t-il alors de l'*unité* de l'Église catholique, signe de sa vérité ? L'unité de sa prière *publique ?*
Que restera-t-il même du *lien* social fondamental sans lequel il n'est point de communauté véritable, mais seulement des sectes, ou des clans, ou des hordes ?
Les critères, tels qu'on nous les a révélés, sont les suivants :
44:140
*a*) Une plus grande « *participation *» du « peuple » aux rites.
*b*) Une plus grande « prise de *conscience *» de ceux-ci.
*c*) Leur expression de plus en plus « *communautaire *»*.* On le voit : ces notions flasques ouvrent un champ illimité aux « expériences ».
Là-dessus, le Cardinal Gut veut bien appeler celles-ci une « maladie », et déclare : « Nous ESPÉRONS que *désormais,* AVEC *les nouvelles dispositions,* cette maladie de l'expérimentation prendra fin ».
... Quel optimisme ! Faut-il adjoindre à la Congrégation des Rites, des « experts » en « psychologie de la révolution », pour apprendre à des moines ingénus que les concessions précipitées faites à des mutins ne servent qu'à aiguiser leur appétit et encourager leur audace ?
Mais alors l'Église entière devra se plier aux *prochaines* aberrations d'un parti de « malades », parce que le Pape, en lui « cédant », a LÉGALISÉ leur RÉVOLUTION ?
... « Nous *espérons* que désormais... » -- Éminence, une loi fondée sur cette sorte d'espérance n'est pas une « ORDONNANCE de la RAISON », mais la démission lâche et perpétuellement mobile d'un SENTIMENT. Elle est radicalement inapte à exiger le *rationabile obsequium,* la soumission intelligente, dont parle saint Paul.
Dans un tel cas si quelqu'un la refuse, il n'y a pas un refus, par le sujet, de la loi, mais le simple constat qu'IL N'Y A PAS DE LOI.
Un moine ami vient de nous dire tout à l'heure Paul VI a cédé « pour éviter un schisme ».
Nous ne pouvons croire que le Successeur de Pierre a, pour éviter une division, consenti à une anarchie.
Si Pierre est de nouveau DANS les LIENS, il faut, comme la première fois, que l'Église se mette en prière, puis s'efforce à le libérer. Or on ne libère pas un prisonnier en s'attachant à ses chaînes.
Paul VI ne cessera de « céder » que s'il trouve *dans l'Église* le soutien d'une résistance dont il n'a pu jusqu'ici trouver la force en lui seul.
45:140
Dans la circonstance inouïe où l'Église de Jésus-Christ est jetée, le REFUS est devenu la forme surhumaine de l'obéissance.
4° Nous n'avons plus même à prévoir ce qui doit arriver : l'avenir est déjà présent :
Le rite de la nouvelle messe, décrit dans l'*editio typica* qui a été publiée au mois de juin, n'est plus le même au mois de décembre :
La Constitution... APOSTOLIQUE (!) de Paul VI est enrichie dans son deuxième « tirage » d'un *nouveau* paragraphe ajouté.
On nous annonce, d'autre part, dans un papillon épinglé sur les récents exemplaires de l'édition « originale » (!), que la fameuse *Institutio generalis,* APPROUVÉE par le Pape (*sic : ed. typica : decretum,* p. 5 et *Constit.,* p. 9) subira des remaniements *ad usum delphini.*
Tout cela dans les actes OFFICIELS du Pape et du Saint-Siège !
Quand on en vient après cela aux « traductions » (aux traductions *officielles, approuvées*) des nouveaux textes, substitués aux textes millénaires, alors...
Alors nous avons une TROISIÈME MESSE : ce n'est plus la messe de Paul VI, c'est la messe de Mgr Boudon, président de la Commission Gauloise. Voyez seulement la traduction du Néo-Pseudo-Offertoire : il ne s'agit plus là d'une traduction « infidèle », mais bien d'une traduction adultère. Le pauvre prêtre désemparé de nos campagnes, auquel on demande d' « obéir », questionne alors :
A *qui ?*
Et *jusques à quand ?*
\*\*\*
A qui ?
Et jusques à quand ?
Vous vous êtes fait, mon cher Jean Madiran, l'écho troublé de cette angoisse. Le pur instinct de leur baptême ou de leur sacerdoce a déjà ému des milliers de chrétiens contre une fausse loi qui prétend ouvrir « une ère nouvelle dans l'Église ». Mais ils souhaitent, me dites-vous, les raisons et l'exemple d'un prêtre ?
46:140
Des *raisons,* je viens d'en exposer quelques-unes : les plus faciles, celles qui vont *au plus pressé,* qui évitent les redoutables critiques de fond, d'ordre dogmatique, qu'il faudrait faire à un Ordo Missae *polyvalent,* mi-luthérien, mi-catholique. Des raisons qui se bornent à puiser dans les caractères étranges et vraiment inouïs de l'acte pontifical, les MOTIFS RESPECTUEUX DE LE REFUSER.
Un *exemple ?* -- Ils ont celui, éminent, suffisant, de deux cardinaux de l'église romaine : Ottaviani et Bacci. Que pourrait y ajouter celui d'un simple prêtre, revêtu d'aucun titre d'autorité ?
Un témoignage ?
Le voici :
Je témoigne qu'au cours des six années de mes études romaines jamais, au grand jamais, je n'ai entendu, de nos maîtres, un mot, un seul mot qui eût pu suggérer le souhait ou l'idée de la réforme liturgique que l'on tente aujourd'hui d'imposer à l'Église stupéfaite.
Jamais je n'ai reçu, d'aucun maître, un enseignement qui pût autoriser, de près ou de loin, la « théologie » de la messe et de ses rites, que nous voyons serpenter dans l'*Institutio generalis* mise en tête du nouveau missel. -- J'ai entendu un enseignement exactement contraire, souvent, même, en plusieurs points, au nom du *dogme* catholique.
Jamais, en particulier, je n'ai entendu présenter l'Offertoire de la Messe, tel qu'il était, depuis mille ans, énoncé, gestes et paroles, dans notre rite romain, comme un « doublet » superfétatoire qu'on pût, à volonté, supprimer ou « alléger », en le réduisant à une manipulation purement utilitaire de sacristain pressé.
Jamais je n'ai entendu évoquer, sous forme même d'hypothèse, une réforme possible du saint Canon romain c'était chose inimaginable.
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... Et je ne dis rien des « expérimentations », des rites flottants, des traductions fantaisistes, des femmes à l'ambon, des tractations de l'hostie consacrée, des messes-casse-croûte. Ces extravagances, qui copient les « messes sèches » fabriquées pour les chasseurs du haut Moyen Age, ces profanations qui évoquent l'abomination des « messes noires », nous auraient fait horreur, à simplement les imaginer : nous ne les concevions que dans quelque hallucinant tableau de Jérôme Bosch ou dans les cauchemars délirants d'un fébrile.
Voilà donc mon TÉMOIGNAGE.
Je m'assure que si on demandait le leur, mes condisciples romains de 1920-1926, devenus aujourd'hui illustres, ne le donneraient pas différent.
N'est-ce pas, Éminence Garrone, Éminence Lefebvre ? N'est-ce pas, Monseigneur Ancel, Monseigneur Michon, et Johan, et Vion, et de la Chanonie ?
C'est à vous tous que je remets aujourd'hui la déclaration désolée mais ferme de mon refus. C'est à vous, pour que vous la portiez au Souverain Pontife, que je remets aussi ma supplique : elle est celle de milliers de prêtres muets auxquels le moins digne a prêté aujourd'hui sa voix qu'on nous laisse célébrer notre dernière messe comme nous avons célébré la première.
Et que Paul VI, RÉVOQUANT l'acte, quel qu'il soit, qu'il a, « contre son gré », porté, se libère lui-même en libérant l'Église.
*Épiphanie 1970.*
Raymond Dulac.
*prêtre.*
##### Appendice
Voici la consultation canonique résumée que l'abbé Raymond Dulac a donnée au *Courrier de Rome.* Nous la reproduisons ci-après en son entier.
48:140
C'est à la dernière partie du *paragraphe III* et du *paragraphe IV* de cette consultation que l'abbé Raymond Dulac fait plus spécialement référence dans la première partie de son article ci-dessus.
I. -- Il apparaît, à des signes nombreux et certains, que S.S. le Pape Paul VI n'a pas VOULU donner au nouvel ORDO MISSÆ la force d'une LOI véritable, selon toutes les conditions requises, pour cela, par la tradition canonique.
Il ne peut, dans le cas, s'agir que de ce qu'on appelle une « directive », augmentée assurément d'un *conseil*, d'une *exhortation*, d'un *souhait*, d'un *vœu* pressant, peut-être même d'une *volonté*.
Mais, pour fonder une LOI, une simple volonté ne suffit point. Comme dit Suarez, il ne suffit pas que le supérieur COMMANDE, pour vraiment « légiférer », il faut, en plus, qu'il veuille OBLIGER ses sujets.
La désobéissance à un *simple commandement peut* être une FAUTE, de gravité plus ou moins grande, mais elle ne sera jamais un DÉLIT, passible d'une PEINE canonique au for EXTERNE -- à moins qu'elle ne s'accompagne de manifestations de révolte : celles-ci ne sauraient être, en tout cas, qu'une CIRCONSTANCE extrinsèque, parfaitement séparable de la « désobéissance » en soi.
II\. -- Que Paul VI n'ait pas voulu créer une vérifiable OBLIGATION juridique, on peut le conclure avec certitude, du fait qu'il ne l'a pas MANIFESTÉ CLAIREMENT, et d'une manière qui ne laisse place à aucun DOUTE.
III\. -- S'agissant d'un acte de portée LÉGISLATIVE, il est sûr qu'il ne faut point chercher la *manifestation* de l'obligation juridique ni dans les allocutions du St Père, ni dans une simple « circulaire d'application » (telle que l' « Instruction » du 20 octobre 1969).
Il faut chercher l'expression de la CLAIRE VOLONTÉ D'OBLIGER dans l'acte constitutif : à savoir la Constitution Apostolique MISSALE ROMANUM, du 3 avril 1969.
Or, cette claire volonté *ne s'y trouve pas*.
Dans le présent résumé, nous ne pouvons donner que deux signes de ce DÉFAUT : deux signes indirects, mais convaincants à eux seuls :
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C'est que, s'apercevant d'une LACUNE qu'ils déploraient probablement, le traducteur italien et le traducteur français (les seuls que nous puissions aujourd'hui juger) ont AUDACIEUSEMENT MODIFIÉ, d'une part et... COMPLÉTÉ, d'autre part, le texte *latin authentique* de la Constitution.
IV\. -- La MODIFICATION touche la phrase de Paul VI qui ouvre la conclusion. La voici :
« Ad extremum, ex iis quae hactenus de novo Missali Romano exposuimus, QUIDDAM nunc COGERE et EFFICERE placet. »
La traduction sincère, exacte, de cette phrase doit être :
« De tout ce que nous venons jusqu'ici d'exposer touchant le nouveau Missel Romain, il nous est agréable de TIRER maintenant, pour terminer, UNE CONCLUSION. »
Or, voici la traduction française, publiée par « la Salle de Presse du St Siège » (*sic*, dans : *Docum, cathol*. n° 1541, 1^er^ juin 1969, p. 517, col. 1, initio)
« Pour terminer, Nous VOULONS (= placet !) donner FORCE de LOI (= cogere et efficere !) à TOUT (= quiddam !!!) ce que Nous avons exposé plus haut (= hactenus) sur le nouveau Missel romain. »
Et voici la traduction italienne :
« Infine, vogliano dare forza di legge a quanto abbiamo finora esposto... »
V. -- Le ... COMPLÉMENT de la CONSTITUTION pontificale est une phrase de 22 mots AJOUTÉE dans la traduction française exactement avant le dernier paragraphe du document. La voici :
« Nous *ordonnons* que les *prescriptions* de cette Constitution entrent en vigueur le 30 novembre prochain de cette année, premier dimanche de l'Avent. »
La traduction italienne comporte la même addition, avec, toutefois, en moins, le mot : « nous ORDONNONS ». -- La voici :
« Le prescrizioni di questa Costituzione andranno in vigore... (etc) »
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VI\. -- On peut discuter sur les INTENTIONS qui ont dicté les deux énormes altérations que nous venons de dire. Ce qui est indiscutable, c'est que :
1° Elles constituent *objectivement* un FAUX.
2° Ce faux manifeste *à lui seul,* en voulant frauduleusement la combler, *la lacune essentielle* d'une Constitution que certains souhaiteraient *obligatoire,* mais qui, dans sa teneur authentique, ne l'est pas.
VII\. -- On ne saurait non plus trouver l'expression de la VOLONTÉ d'OBLIGER dans l'ultime paragraphe de la Constitution, dont voici les mots essentiels :
« Nostra *haec* autem *statuta* et *praescripta* nunc et in posterum *firma et efficacia* esse et fore *volumus*. »
Certes, les cinq mots que nous venons de souligner exprimeraient une *volonté* d'obliger. Mais il y manque l'essentiel le Pontife ne dit pas QUELLES SONT, *en détail précis,* les LOIS et les PRESCRIPTIONS qu'il déclare vouloir rendre « fermes et efficaces » !
Le « HAEC » qui entend les *démontrer,* les *désigner*, se rapporte à tout *ce qui précède.* Or, dams tout ce qui précède, on ne trouve (à la p. 9 de l'ed. typica) que deux prescriptions précisées : les trois nouveaux Canons et l'incise « quod pro vobis tradetur » ajoutée aux paroles de la consécration du pain. Or (sans parler de l'expression à l'indicatif *passé* de la volonté : STATUIMUS -- JUSSIMUS, expression étrange dans un texte qui devrait marquer une décision actuelle et durable) :
1° L'usage des trois nouveaux Canons est présenté comme purement facultatif.
2° Quant à l'addition « quod pro vobis tradetur », les deux motifs qu'on en donne sont tels (les « raisons pastorales » ; la « commodité de la concélébration » !) sont tellement douteuses *en soi* que le doute en rejaillit sur la prescription, *si c'en était une.*
VIII\. -- Il faudrait ajouter, aux VII considérations qui précédent, d'autres qui toucheraient un problème très épineux : la Constitution de Paul VI a-t-elle voulu ABROGER celle de St Pie V ? -- Nous disons : NON. Les arguments qui précédent peuvent être aisément étendus jusque là. Mais il faudrait un certain développement.
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EN CONCLUSION
Nous estimons que, à ne la considérer que dans SA FORME CANONIQUE, la Constitution de Paul VI ne VEUT PAS édicter une véritable OBLIGATION.
Il est donc légitime de ne la considérer QUE comme une directive de Paul VI, valant ce que valent les raisons ou les motifs dont elle s'inspire.
Vouloir l'imposer serait une VIOLENCE.
R. D.
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### Lettre à Jean Madiran
par Marcel De Corte
Je vous avouerai, mon cher Jean Madiran, que la tentation de quitter l'Église catholique dans laquelle je suis né m'a plus d'une fois assailli. Si je ne l'ai pas fait, j'en rends grâces à Dieu et au gros bon sens paysan dont il m'a gratifié. L'Église -- je me le murmure en ce moment -- est pareille à un sac de blé rempli de charançons. Si nombreux que soient les parasites -- et à vue de nez ils fourmillent ! -- ils n'en ont pas stérilisé tous les grains. Quelques-uns, leur nombre importe peu, restent féconds. Ils germeront. Et les charançons crèveront lorsqu'ils auront dévoré tous les autres : Bon appétit, Messieurs : vous mangez votre propre mort.
En attendant, nous souffrons famine, famine de surnaturel. Le nombre de prêtres qui nous distribuent le pain de l'âme diminue d'une façon effroyable. Dans la Hiérarchie, c'est pis. Et au sommet, d'où nous pouvions attendre quelque réconfort, c'est la catastrophe.
Je confesse avoir été dupe longtemps de Paul VI. J'ai cru qu'il tentait de sauver l'essentiel. Je me répétais le mot de Louis XIV au Dauphin : « Je ne crains pas de vous dire que plus la place est élevée, plus elle a d'objets qu'on ne peut ni voir ni connaître qu'en l'occupant. » N'étant ni Pape ni même clerc, je me disais : « Il voit ce que je ne peux voir, par position. Je lui fais donc confiance, bien que la plupart de ses gestes, attitudes et déclarations ne me plaisent guère et que son jeu perpétuel (apparemment perpétuel) me donne le tournis. Le pauvre, il est à plaindre, d'autant plus qu'il n'est visiblement pas de taille... Mais enfin, avec l'aide de Dieu... »
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Seulement, et c'est à la gloire de l'espèce humaine, il n'est pas dans l'histoire d'exemple de trompeur qui ne finisse par se démasquer. A force de vouloir paraître autre que ce qu'on est, on finit par montrer qu'on ne l'est pas. Trop de virtuosité nuit. Les hommes veulent bien admettre un peu de supercherie, surtout dans le style italien. Mais pas au delà d'une certaine mesure, d'une mesure au-delà de laquelle on n'est plus un bon acteur, mais le prisonnier de son personnage, empêtré dans ses exploits d'illusionniste.
Ce moment est venu avec l'affaire de la Sainte Messe. Auparavant, on pouvait être berné, floué, dindonné. C'était la rançon des honneurs dus aux pouvoirs d'établissement. Maintenant, c'est fini de « jouer avec moi », comme disait mon vieil instituteur (on était à la campagne, où la verdeur est toute naturelle, et il était beaucoup plus énergique : le P. Cardonnel, farci de littérature et qui la dégorge à tout venant, ignore cette spontanéité savoureuse de langage, cette fière et mâle affirmation de l'homme qui ne supporte plus un seul instant d'être mystifié).
« Fini. N. I. NI. FINI », ajoutait-il à l'adresse de l'imprudent qui avait forcé la dose.
Je le dis très calmement, très posément, avec toute l'assurance d'un homme de souche paysanne, où l'on est catholique de père en fils, où le surnaturel est lui-même charnel, qui est passé de la culture des champs pratiquée par ses aïeux (dont il est bien indigne) à la culture des esprits, à qui Dieu a enlevé un fils voué à l'Église, et qui s'éprouve, de la racine au faîte, implanté dans l'Église, je le dis résolument, sans la moindre hésitation : « NON. J'en ai assez. On ne me fera plus marcher, ni prendre des vessies pour des lanternes et Paul VI pour un nouveau saint Pie V, ayant subi une très forte *mutation*, en mieux bien entendu, comme il se doit à notre époque progressiste. »
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Comment ose-t-on proclamer qu'il n'y a pas là de « nouvelle Messe », que « rien n'est changé », que « tout est comme auparavant », alors qu'il ne reste *rien* ou à peu près *rien* de la Messe au cours de laquelle tant de saints ont défailli d'amour, alors que les « experts » qu'on a fait travailler dans cette entreprise de démolition pour cause d'utilité publique ont dit et redit qu'il s'agissait là d'une véritable «* révolution *» liturgique, alors que la simple conscience des simples fidèles est bouleversée par ce bouleversement et qu'une vieille dame lançait, au sortir de l'église, le premier dimanche de l'Avent, après avoir été laminée au « nouveau rit » (l'adjectif est de Paul VI qui jongle avec la contradiction) : «* Ça, une Messe, on ne s'y reconnaît plus ! *». C'était si vrai que l'Officiant avait, par distraction ou précipitation, omis la Consécration du vin ! Quelle importance cela peut-il bien avoir dans une Messe d'où la notion de Sacrifice est *par définition* absente ?
Je ne referai pas ici le procès de cette nouvelle liturgie. D'autres, éclairés, compétents, *sûrs,* l'ont fait et bien fait. Quand les lumières rejoignent le bon sens du chrétien ordinaire, il est inutile d'ajouter son grain de sel. Tout a été dit par d'illustres compétences, par des théologiens et des canonistes éprouvés, par des prêtres et des religieux de piété solide, par une bonne femme du peuple représentant la protestation la plus vive et la plus profonde de la piétaille chrétienne contre cette « mutation » : «* On ne s'y reconnaît plus *». Tout est là : «* On ne s'y reconnaît plus *». Le fidèle, d'instinct, le sent : «* Plus rien de catholique là-dedans. *»
« Cette Messe *s'éloigne d'une manière impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe*, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ Session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rit, éleva *une barrière infranchissable contre toute hérésie* qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du Mystère. » Ces paroles dures du cardinal Ottaviani, il n'est personne de bonne foi qui ne les reprenne à son compte après avoir étudié le nouvel *Ordo Missae* et en avoir pesé tous les mots, il n'est personne de bonne foi qui ne ressente *leur terrible vérité* après avoir entendu, comme nous l'avons fait en Belgique depuis le 30 novembre, « la nouvelle Messe » préfabriquée par les technocrates de la foi, chaque dimanche et en la fête de Noël : écrasé entre une pompeuse et théâtrale liturgie de la Parole et une liturgie du Repas « self-service », le SAINT SACRIFICE DE LA MESSE, autrement dit l'ESSENTIEL est expédié en un clin d'œil par un clerc qui, neuf fois sur dix, d'après mon expérience, n'a pas un seul instant l'air de croire à ce qu'il fait.
55:140
Je le répète : cela a été montré et démontré, et en face de ces évidences et de ces argumentations, on n'a opposé qu'une rhétorique serpentine et des jérémiades.
\*\*\*
IL FAUT REFUSER cette «* nouvelle Messe *», *avec toute l'énergie et le courage du P. Calmel et selon les modalités formulées par Jean Madiran*, quitte à les modifier, chacun pour son propre compte, avec la prudence nécessaire, en fonction des circonstances, avec *la double intention, toujours présente à l'esprit*, de rejeter ce qu'il y a d'hérétique dans l'Office et de n'admettre que ce qu'il a d'orthodoxe.
\*\*\*
Pour ma part, je me bouche soigneusement les oreilles à la cire ; je me dissimule au fond de l'église derrière un rideau de dos dont j'augmente l'épaisseur d'écran en m'asseyant sur la chaise la plus basse que je trouve ; je lis la Sainte Messe dans le Missel que j'ai reçu de ma sainte mère lorsque le précédent qu'elle m'avait déjà offert fut en charpie ; je lis l'*Imitation de Jésus-Christ* en latin pendant le baratin qui remplace aujourd'hui le sermon ; je participe de tout mon cœur au renouvellement du Sacrifice du Calvaire ; j'oblige le prêtre qui communie dans la main des « brebis » qu'il a, par ordre, domestiquées, à me communier au banc de communion où je m'agenouille, et, pendant le tintamarre final, je vais méditer au dehors, tout en priant le Seigneur de me rendre plus sourd que je ne suis aux fracas du monde, tant au propre qu'au figuré.
\*\*\*
Je dois dire que j'enrage parfois d'entendre une cornichonnerie atteindre mes oreilles, dont celle-ci dont je garantis l'authenticité : « Prions, mes frères, pour qu'entre les jeunes gens et les jeunes filles rassemblés par une communauté de chevelure et de vêtements (*sic*) il n'y ait plus désormais aucune différence de sexe (*sic*). » Mais on se fait à tout, même à la plus bouffissante des vésanies. Il faut être économe de son mépris, disait justement Bloy, à cause du grand nombre des nécessiteux.
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Ne nous le dissimulons pas. Notre refus implique un jugement sur les actes et paroles, sur la personne de Paul VI envers qui nous sommes contraints, malgré nous, de pratiquer cette vertu de « *la correction fraternelle *» que saint Thomas d'Aquin considère comme annexe à la vertu d'aumône et à la vertu de charité, et qu'il faut même parfois selon lui mettre en œuvre, d'une manière publique, à l'égard de ses supérieurs, après avoir épuisé les moyens secrets de ce faire (II-IIae, qu. 33). On peut présumer, sans risque d'erreur, qu'un inférieur aussi respectueux de l'autorité pontificale que le cardinal Ottaviani n'a pas rendue publique sa lettre mémorable à Paul VI sans avoir usé de toute la prudence temporisante qu'on lui connaît. « Si le supérieur est vertueux, écrit un commentateur de la *Somme,* il acceptera avec gratitude les avertissements qui viennent l'éclairer ; il sera le premier à reconnaître qu'on fait bien de le prévenir et qu'il n'est pas intangible en tout. » Et il ajoute, après saint Thomas, que l'avertissement doit être public, « quand par exemple un supérieur prononcerait en public des hérésies manifestes ou donnerait un grand scandale, mettant ainsi en péril la foi et le salut de ses subordonnés ».
Le cardinal Ottaviani n'est certes pas le seul à penser que Paul VI, par ses paroles et par ses actes, est en train de « s'éloigner d'une manière impressionnante de la théologie catholique de la Sainte Messe ». On ne peut pas en effet soupçonner le Pape d'avoir effleuré des yeux un texte aussi capital et d'y avoir par négligence apposé sa signature. L'*Ordo Missae*, et la Nouvelle Messe que nous repoussons de toutes nos forces sont *voulus et imposés* par Paul VI à tous les catholiques.
Comment une telle attitude est-elle possible chez un Pape à un moment dramatique de l'histoire de l'Église ? Je ne puis pas ne pas me poser cette question. Je ne puis pas davantage taire ma réponse. La cause en jeu est trop grave pour que les laïcs laissent les prêtres de tout rang lutter seuls, sans le concours de quelques fidèles avertis par eux du danger, contre le « scandale » de la nouvelle Messe.
Il ne s'agit pas de s'indigner -- encore qu'on soit tenté de le faire -- mais de comprendre.
\*\*\*
57:140
Paul VI est un homme plein de contradictions. C'est l'homme qui glorifie en termes grandioses et classiques le Saint Sacrifice de la Messe dans son *Credo* de l'Année de la Foi, et qui le minimise dans la nouvelle Messe qu'il impose à la chrétienté catholique. C'est l'homme qui signe et promulgue les déclarations officielles du Concile relatives au latin, « langue liturgique par excellence » et au chant grégorien, trésor à sauver avec zèle, qui, d'autre part, à maintes reprises, prend publiquement l'engagement de les maintenir, et qui renie sa signature et sa parole en n'ayant consulté, en une matière aussi importante que le mode d'expression du culte rendu à Dieu, que des experts liturgistes dont certains sont suspects tandis que d'autres appartiennent à des Communautés chrétiennes dissidentes. C'est l'homme qui fait désapprouver le Catéchisme hollandais et qui tolère la diffusion des erreurs dogmatiques qu'il contient. C'est l'homme qui autorise le Catéchisme français dont les égarements, les omissions, les truquages de la Vérité révélée sont plus graves encore puisqu'il est destiné aux enfants, -- et qui fait enquêter sur les déviations de la foi dans le monde. C'est l'homme qui proclame Marie, mère de l'Église, et qui laisse profaner la pureté de son nom par d'innombrables clercs, haut et bas perchés. C'est l'homme qui prie à Saint-Pierre et dans la Chambre de Réflexion de style maçonnique à l'O.N.U. C'est l'homme qui reçoit en audience deux actrices savamment et publicitairement dévêtues de minijupes, et qui s'élève contre la marée d'érotisme dans le monde. C'est l'homme qui déclare au pasteur Boegner que les catholiques ne sont pas encore assez mûrs pour adopter le contrôle des naissances par « la pilule », et qui publie *Humanæ vitæ,* tout en laissant l'Encyclique subir la contestation d'Épiscopats entiers.
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C'est l'homme qui proclame que la loi sur le célibat ecclésiastique ne sera jamais abrogée et qui permet qu'on en discute à l'infini, tout en donnant toute facilité de se marier aux prêtres qui le désirent. C'est l'homme qui interdit la Communion dans la main et qui la permet, autorisant même certaines Églises, par un indult spécial, à faire distribuer les saintes Hosties par des laïcs. C'est l'homme qui se lamente sur « l'autodémolition de l'Église » et qui en étant lui-même le chef et la tête, ne fait rien pour en empêcher l'autodémolition, laquelle passe donc par sa personne consentante. C'est l'homme qui fait publier la *Nota praevia* concernant ses pouvoirs, et qui admet au récent Synode de Rome qu'elle soit considérée comme périmée et jetée aux oubliettes, etc.
On n'en finirait pas d'énumérer les contradictions du Pape. L'homme en lui est contradiction et versatilité permanentes, ambiguïté foncière.
Dès lors, de deux choses l'une.
Un homme qui est incapable de surmonter ses propres contradictions intérieures, et qui les étale au vu et au su de quiconque a les yeux fixés sur lui, est incapable de surmonter les contradictions extérieures qu'il rencontre dans le gouvernement de l'Église. C'est un Pape faible, irrésolu, comme il y en a eu d'autres dans l'histoire de l'Église, et qui dissimule ses balancements dans un flot de rhétorique dont l'empereur Julien, dit l'Apostat, disait, à propos des évêques ariens de son temps qui la maniaient avec habileté, qu'elle est « l'art d'ôter toute importance à ce qui en a, d'en donner à ce qui n'en a pas et de substituer l'artifice des mots à la réalité des choses ». Parfois, dans une même phrase d'un discours pontifical, le blanc et le noir sont associés et réconciliés par une machination syntaxique.
Une autre hypothèse n'est pas moins probable : le Pape sait ce qu'il veut et les contradictions qu'il affiche sont simplement celles qu'un homme d'action, fasciné par le but qu'il veut atteindre, rencontre au cours de sa route et dont il n'a pas le moindre souci, emporté qu'il est par l'élan de son désir.
59:140
A cet égard, on peut présumer, surtout depuis le nouvel *Ordo Missae* et la nouvelle Messe, que l'intention de Paul VI est de rallier dans une même *action* liturgique les clercs et les laïcs des diverses confessions chrétiennes. Comme tous les « politiques », le Pape sait qu'on peut unir dans une action commune des hommes dont « les opinions philosophiques et religieuses », comme on disait dans ma jeunesse dans les meetings, sont foncièrement différentes. S'il en est ainsi, attendons-nous dans le proche avenir à d'autres manifestations de l'*action* œcuménique pontificale, décalquées de la manœuvre politique.
Il est vrai que les deux interprétations du comportement de Paul VI peuvent se combiner entre elles. L'homme faible fuit sa faiblesse ou, plus exactement, se fuit lui-même et se précipite dans l'action où les contradictions ne constituent que des moments différents du changement essentiel à l'action elle-même. De tels tempéraments sont de toute évidence axés sur le monde, sur les métamorphoses que le monde implique et qui retentissent sur l'action à mener sur lui. On admet alors sans difficulté qu'il y ait un « nouveau catéchisme », inconciliable avec le catéchisme de toujours, « parce qu'il y a un monde nouveau », comme disent les évêques français, et que, dans le langage du monde, « un monde nouveau » n'a rien de commun avec le monde précédent, non plus qu'une mode nouvelle avec une mode antérieure. « Il n'est donc plus possible, ajoutent-ils, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. » Nous sommes donc avertis : la nouvelle Messe est pareille à la Révolution permanente dont tous les adolescents, et les adultes qui n'ont pas encore liquidé leur crise de puberté, sont épris parce qu'elle masque les contradictions dont ils ne peuvent se débarrasser, et pour cause elles leur sont constitutives.
C'est chez les épigones que ce trait de caractère s'aperçoit le mieux, par exagération. Marx disait de l'histoire qu'elle répétait comiquement sous Napoléon III la tragédie de Napoléon I^er^. De même, un certain évêque belge, qui représente à mes yeux une sorte de Paul VI en réduction, vient-il d'être chargé de présenter la nouvelle Messe au bon peuple éberlué : « Celle-ci », a-t-il déclaré en termes hilarants, « met *un premier point final* à la réforme liturgique en cours depuis Vatican II. » Il y aura, on nous le promet, un second point final, puis un troisième, et ainsi de suite à l'infini. L'homme qui se fuit dans le changement ne se rattrape jamais, malgré les efforts parfois bouffons qu'il déploie.
\*\*\*
60:140
De ce point de vue, il n'est peut-être pas deux papes dans l'histoire qui différent plus radicalement que saint Pie X et Paul VI.
Je relisais récemment l'Encyclique *Pascendi.* Presqu'à chaque page, je remarque que ce que repousse le premier, le second l'admet, le tolère, l'accrédite.
Saint Pie X, c'est le roc de la doctrine, c'est l'homme qui n'abandonne ni son poste ni les siens dans la tempête, et qui n'esquive aucune de ses responsabilités, comme avoue le faire Paul VI dans son extraordinaire allocution du 7 décembre 1968 : « Beaucoup attendent du pape des gestes dramatiques, des interventions énergiques et décisives. Le Pape ne croit devoir suivre de ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ à qui reste confiée son Église plus qu'à tout autre : c'est à Lui de calmer la tempête. »
Saint Pie X n'est pas l'homme du seul gouvernement pastoral de l'Église dont se réclame Paul VI dans son allocution du 17 février 1969, où il se dit « ouvert à l'intelligence et à l'indulgence », mais le Pape attentif à l'exemple de ses prédécesseurs, *qui ont défendu la saine doctrine avec une extrême vigilance et une fermeté inébranlable,* soucieux de la préserver de toute atteinte « se souvenant du précepte de l'Apôtre : « *Garde le bon dépôt *» (II Tim. I, 14, in *Actes de S.S. Pie X,* Paris, s. d., t. III, p. 203).
Pour saint Pie X, « Jésus-Christ a enseigné *comme premier devoir aux Papes de garder avec un soin jaloux* le dépôt *traditionnel* de la foi, *à l'encontre des profanes nouveautés de langage* » (p. 85), contre « *les contempteurs de toute autorité* qui, prenant assiette *sur une conscience faussée,* font qu'on attribue au pur zèle de la vérité ce qui est œuvre uniquement d'opiniâtreté et d'orgueil » (p. 89). Ce n'est pas lui qui aurait accordé, comme Paul VI l'a laissé maintes fois entendre, que « *la vérité se trouve également dans les expériences religieuses *» des autres religions et que le même Dieu est commun aux Juifs, aux Musulmans et aux Chrétiens (p. 103). Il n'a jamais « *décerné d'hommage aux coryphées de l'erreur *» du type Chenu et C^ie^, « prêtant ainsi à penser que ce qu'on veut honorer par là, c'est moins les hommes eux-mêmes, non indignes peut-être de considération, que les erreurs par eux ouvertement professées et dont ils se sont faits les champions » (p. 105).
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Saint Pie X n'aurait jamais prétendu que « *le culte naît d'un besoin,* car *la nécessité, le besoin est,* dans le système des modernistes, *la grande et universelle explication *». Que de textes directement opposés de Paul VI ne pourrions-nous pas citer ici et, particulièrement, le seul motif qu'il allègue dans son allocution du 26 novembre 1969 où il justifie la répudiation du latin et du chant grégorien dans la nouvelle Messe en invoquant le besoin qu'aurait le peuple de comprendre sa prière et de participer à l'office « dans son langage de tous les jours ». Ce n'est pas saint Pie X qui approuve « le grand souci des modernistes *de chercher une voie de conciliation entre l'autorité de l'Église et la liberté des croyants *», comme le fait sans cesse Paul VI. Ce n'est pas lui qui professe « cette doctrine pernicieuse qui veut *faire des laïques, dans l'Église, un facteur de progrès *» ni qui recherche « *compromis et transactions entre la force conservatrice dans l'Église et la force progressive* afin que les changements et les progrès requis par notre époque se réalisent » (p. 127). Pas davantage, saint Pie X n'utilise ce procédé « purement *subjectif *» qui pousse les modernistes « *à se revêtir de la personnalité de Jésus-Christ *» et à « ne pas hésiter à lui attribuer tout ce qu'ils eussent fait eux-mêmes en semblables circonstances » (p. 133), comme le fait Paul VI lorsqu'il affirme, après avoir *à lui seul* décrété l'usage de la nouvelle Messe, que sa volonté, « c'est la Volonté du Christ, c'est le souffle de l'Esprit appelant l'Église à cette mutation », en ajoutant pathétiquement, pour bien montrer que son inspiration coïncide là avec l'inspiration divine (alors qu'il précise qu'il n'en est rien dans son *Credo*) que « ce moment prophétique qui passe à travers le Corps mystique du Christ, qui est justement l'Église, la secoue, la réveille et l'oblige à renouveler l'art mystérieux de sa prière » (26 novembre 1969). -- « Le plus certain et le plus assuré, disait saint Jean de la Croix, est de fuir les prophéties et les révélations, et s'il nous était révélé quelque chose de nouveau concernant la foi -- \[la *lex orandi* est aussi *lex credendi* et toute nouveauté manifeste dans le culte est nouveauté dans la foi\] -- *il n'y faudrait aucunement y consentir *» (Montée du Mont Carmel, 1. II, chap. XIX et XXVII).
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Enfin, ne découvre-t-on pas à l'arrière-plan des interventions de Paul VI sur le grand théâtre du monde cette conviction, que Saint Pie X repousse comme pernicieuse, que « *le Royaume de Dieu va se développant lentement au cours de l'histoire, s'adaptant successivement aux divers milieux qu'il traverse,* empruntant d'eux, par assimilation vitale, toutes les formes... qui peuvent lui convenir ? (p. 141).
Il n'est pas douteux, comme le remarque John H. Knox dans un article pénétrant de la *National Review* (21 octobre 1969) qu' « il n'y a jamais eu et il n'y aura probablement jamais de pape qui ait fait tant d'efforts pour plaire aux progressistes et qui partage aussi sincèrement tant de leurs convictions. » Et pourtant, ce progressisme, Paul VI, suprême contradiction, le qualifie de *modernismus redivivus !*
En tout cas, Paul VI partage de toute évidence le souci majeur des modernistes de rendre l'Église catholique acceptable aux Églises non catholiques et même à tous les régimes athées, comme sa récente allocution de Noël (et, bien d'autres tentatives antérieures) le laisse entendre : la Chine et la Russie ont désormais droit à la déférence et à l'estime des catholiques ! Souvenons-nous de ses applaudissements à la jeunesse chinoise lancée par Mao dans la « révolution culturelle » !
Il s'agit là d'un rêve, d'une chimère dont l'Évangile lui-même nous dit la vanité : l'Église aura beau se faire aimable, elle ne sera jamais aimée du monde. Si cruel que soit le diagnostic que nous devons porter sur Paul VI, il faut donc dire, en ultime analyse, qu'en dépit d'indubitables qualités de cœur, le Pape actuel voit avec constance les choses autrement qu'elles ne sont. C'est un esprit faux.
Comme tous les esprits faux, il est inconsciemment cruel. Alors que le contemplatif est un doux, l'homme d'action qui, tel Paul VI, place la fin de l'action dans une perspective onirique, est sans pitié pour les pauvres hommes d'âme, de chair et d'os qu'il lui est impossible de voir, ou qui, s'ils sont vus, sont pour lui des obstacles. Le côté inflexible du caractère de Paul VI, inconciliable à première vue avec son incapacité à gouverner l'Église, s'explique par là. L'homme d'action est presque toujours inhumain, mais quand l'homme d'action se meut dans une atmosphère millénariste et dans une sorte de triomphalisme spirituel, alors, il faut tout craindre... Paul VI ira de l'avant, sans retour, broyant toute résistance...
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A moins que Dieu ne lui ouvre les yeux... Ce serait là un miracle.
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Il n'y a plus qu'à essayer de faire passer en notre vie l'obligation dont parle saint Jean de la Croix dans l'une de ses lettres : « Afin que nous ayons Dieu en toutes choses, il faut que n'ayons rien en toutes choses. » L'Église est entrée dans la Nuit des sens et de l'esprit, porte de l'Aurore. Son état nous invite à entrer dans la nôtre.
*Cette source éternelle bien est celée,*
*Et pourtant, sa demeure, je l'ai trouvée,*
*Mais c'est de nuit !*
Marcel De Corte,\
professeur à l'Université de Liège.
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### Pensées sans ordre sur la "nouvelle messe"
par Louis Salleron
LES DERNIERS TEXTES de Simone Weil, et quelques autres, ont été publiés sous le titre « *Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu *».
Ce titre me vient en mémoire au moment d'écrire ce que je pense ou ce que je sens au sujet du « nouveau rituel de la messe » que, malgré le pape, il est plus commode d'appeler la « nouvelle messe », comme nos évêques ont appelé « Nouveau Catéchisme » les nouveaux manuels de catéchisme issus du Fonds obligatoire.
Pensées sans ordre, car elles me sont venues et continuent de me venir dans un parfait désordre, reflet du désordre dans lequel vit l'Église.
Avec un peu de courage, je pourrais les mettre en ordre mais ce ne serait que les regrouper sous des têtes de chapitre dont l'ordre serait lui-même purement conventionnel. Tout cela est trop frais pour qu'on puisse des maintenant en faire l'examen systématique.
Nous avons reçu la nouvelle messe sur la tête, et le choc a provoqué en nous un tourbillon de réflexions qui se prolongent dans tous les sens en rêves éveillés dans les moments de silence de la journée et dans les claires insomnies de la nuit. Notons tout cela, dans la mesure où nous pouvons en rattraper les morceaux. Plus tard, nous verrons.
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Il y a un nouveau rituel de la messe.
Le pape l'a promulgué le 3 avril 1969.
La Congrégation pour le culte divin, par une Instruction du 20 octobre 1969, l'a rendu obligatoire dans les deux années à venir, les conférences épiscopales devront fixer la date de son entrée en vigueur entre le 30 novembre 1969 et le 28 septembre 1971, dernier délai.
Le 19 novembre, Paul VI a déclaré que « la messe du nouveau rite est et demeure celle de toujours, d'une façon peut-être encore plus prononcée en certains de ses aspects » et il nous a dit que nous devions « une prompte adhésion » à la réforme.
Voilà qui est parfaitement clair.
Alors pourquoi ce malaise -- en moi, et chez tant d'autres ?
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La nouvelle messe serait-elle hérétique ? ou simplement contraire à l'orthodoxie ?
Il serait bien extraordinaire que le pape promulgue une messe hérétique, ou contraire à l'orthodoxie.
Il serait non moins extraordinaire qu'une messe hérétique ou contraire à l'orthodoxie ne soit pas immédiatement refusée par la totalité des évêques et des prêtres, ou du moins la majorité, ou du moins la minorité.
Aussi bien, on voit mal ce que pourrait être une messe hérétique, où figureraient les paroles de la consécration et où se retrouverait le dessin général de la cérémonie du « mémorial ».
Alors d'où vient cette émotion -- chez tant de fidèles, de prêtres, d'évêques et de cardinaux ?
Si cette messe est « celle de toujours », comment se fait-il que ceux qui sont le plus attachés à la messe de toujours puissent être à ce point meurtris ?
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Les cardinaux Ottaviani et Bacci, en théologiens, ont mis le doigt sur un point essentiel : le nouvel *ordo missæ*, qu'on le prenne en bloc ou en détail, « représente un éloignement impressionnant de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu'elle fut formulée à la Session XXII du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, érigea une barrière infranchissable contre toute hérésie qui porterait atteinte à l'intégrité du Mystère ».
Quant je lis cela, je suis bien obligé d'y porter quelque attention. Les cardinaux Ottaviani et Bacci ne sont pas des trublions. Et de plus ils savent de quoi ils parlent.
Ils ne disent pas que la nouvelle messe est hérétique. Ils disent qu'elle s'éloigne de manière impressionnante des formules du Concile de Trente. Et ils précisent clairement le danger de cet éloignement : c'est que tombe ainsi la barrière infranchissable dressée en face de l'hérésie.
*Lex orandi, lex credendi.* Quand les rites et les formules soulignent plus fortement le dogme, l'esprit est porté à confesser le dogme. Quand les rites et les formules sont d'une plus grande généralité, l'esprit peut errer.
Aujourd'hui où l'essence de la messe est mise en cause de tous côtés, un rituel au contenu dogmatique incertain peut favoriser les déviations doctrinales. Le pape rappelle ce qu'est la messe de toujours ; qui peut nous assurer que le prêtre séduit par les idées nouvelles ne dira pas une « nouvelle » messe qui ne sera plus la messe de toujours mais une messe hérétique ?
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Dans « la Croix » du 30 mai 1969, le frère M. Thurian, de Taizé, écrit que le nouvel *ordo missæ* « est un exemple de ce souci fécond d'unité ouverte et de fidélité dynamique, de véritable catholicité : un des fruits en sera peut-être que des communautés non-catholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique Théologiquement, c'est possible ».
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« Le Monde » du 22 novembre publie des extraits d'une lettre adressée à l'évêque de Strasbourg par M. Siegwalt, professeur de dogmatique à la Faculté protestante de Strasbourg. Celui-ci, constatant que « rien dans la messe maintenant renouvelée ne \[peut\] gêner vraiment le chrétien évangélique », demande à l'évêque s'il pourrait autoriser les chrétiens évangéliques à communier dans une église catholique.
Jean Guitton, dans « la Croix » du 10 décembre, rapporte cette observation qu'il a lue « dans une des plus grandes revues protestantes » : « Les nouvelles prières eucharistiques catholiques ont laissé tomber la fausse perspective d'un sacrifice offert à Dieu ».
Est-ce que Paul VI a promulgué la nouvelle messe pour permettre l'intercommunion avec les protestants ?
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Tout tourne autour de Paul VI.
Il déconcerte, au point que certains seraient prêts à le taxer d'insincérité et que d'autres iraient jusqu'à s'interroger sur son orthodoxie.
Suppositions vaines. La psychologie suffit à rendre compte de bien d'apparents mystères.
La foi la plus indiscutable, la spiritualité la plus ardente, le zèle le plus grand peuvent s'incarner dans une politique prêtant le flanc à la contestation et dont l'avenir dira si elle fut bonne ou mauvaise.
Il paraît certain que Paul VI désira d'être pape. Non par basse ambition, mais parce qu'il avait le sentiment que la crise de l'Église avait des causes qu'il percevait clairement et que, pour la surmonter, il voyait bien ce qu'il fallait faire.
A-t-il un « grand dessein » ? Il a du moins, semble-t-il, celui de guider l'Église dans la « mutation » qu'elle effectue et qu'au total il juge nécessaire et heureuse.
Quelle mutation ? Celle d'un rejet des formes sociétaires qui l'enserrent et qui sont d'ancien régime ; celle d'une adaptation aux formes modernes ; celle d'un retour aux sources, quant à la liturgie ; celle d'un œcuménisme devenu urgent dans un univers athée.
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C'est un *démocrate,* et c'est un *cérébral*. Démocrate, il veut des institutions d'Église en correspondance avec celles du monde. Cérébral, il se forge un « modèle » de ce que pourrait être l'Église de demain, pleinement évangélique et missionnaire dans une liberté d'action rappelant celle de l'âge d'or du christianisme naissant et croissant.
Obscurcissement de la foi ? Tout au contraire ! C'est par esprit de foi, selon sa conscience, qu'au lieu de colmater les brèches qui apparaissent dans l'Église, il les ouvre plus largement afin de favoriser les renouvellements nécessaires.
Progressiste en action, il est intégriste en parole. Il redit indéfiniment les dogmes, défend l'Église tridentine, l'Église constantinienne, la tradition. Est-ce pour rassurer les trembleurs ? pour se rassurer lui-même ? pour conjurer par le verbe les effets possibles de sa politique ? Tout cela à la fois, probablement et d'ailleurs dans la conviction qu'il n'y a pas désaccord entre ce qu'il dit et ce qu'il fait. Une autre politique, à ses yeux, serait catastrophique. Elle créerait des schismes et entraverait une évolution désirable.
Il garde le dépôt, maintient l'unité de l'Église et demeure dans la ligne du Concile (dont il entend servir la lettre et même la « logique »).
C'est exactement la politique préconisée par Maritain dans tous ses livres depuis 1927 : doctrine impeccable et réformes révolutionnaires. 1789, moins le capitalisme individualiste et libéral ; 1917, moins le totalitarisme athée. Est-ce possible ?
Son démocratisme semble l'inspirer, dans les profondeurs, non seulement au plan institutionnel, mais au plan philosophique. Il fait confiance à la vie. La grâce couronne la nature. Laissons donc un peu se manifester la nature et la vie, trop longtemps comprimées. On peut même se demander si *Humanae vitae* n'exprime pas paradoxalement, à la racine, cet acte de foi -- celui d'un humanisme intégral rejoignant le christianisme intégral. Place donc au prophétisme, en attendant la reprise en mains.
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Inspiré peut-être par le P. Bouyer, il considère que le rôle du pape est de présider à la foi et à la charité. Liée à son démocratisme, cette conception -- parfaitement juste mais qui peut se réaliser diversement -- explique aussi bien sa politique liturgique que ses rapports avec les évêques. Retour aux sources, langues vivantes, liberté épiscopale de manœuvre -- dans le respect des dogmes et dans un esprit de communion avec l'évêque de Rome.
Bien entendu, il rappelle que l'Église est non seulement une *communauté,* mais aussi une *société,* c'est-à-dire une collectivité réglée par des lois et une discipline. Mais les lois seront aussi légères que possible, et la discipline de préférence spontanée.
Ainsi s'effrite, sous nos yeux, l'unité catholique au bénéfice d'une diversité babélique. Dans son audience du 26 novembre 1969, Paul VI déclare que la langue principale de la messe ne sera plus le latin, mais la langue vivante. Le fait est sans précédent. La Constitution conciliaire sur la liturgie est abolie par une allocution ! C'est dire, d'ailleurs, qu'elle ne l'est pas. Mais comment ne pas voir là un signe éclatant et redoutable du désordre qui, de la base, est maintenant monté jusqu'au sommet de l'Église !
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Revenons à la messe.
Dans mes articles de « Carrefour » et du « Monde » je me suis abstenu de tout jugement sur elle, j'ai dit pourquoi : je ne me sens pas assez savant pour trancher d'une question qui exige des connaissances approfondies en théologie, en liturgie, en histoire et en quelques autres sciences.
Seulement, s'il y a le *texte, il y* a aussi le *contexte.*
Le contexte me permet de pressentir certaines choses du texte. Il m'aide aussi à comprendre ce qu'en écrivent ceux qui sont compétents.
Sur le texte, je constate les réserves des théologiens et, à l'inverse, l'approbation des liturgistes ou, du moins, de certains d'entre eux.
Les réserves des théologiens me sont intelligibles. Tant dans le « bref examen » italien que dans les observations d' « un groupe de théologiens » (à « la Pensée catholique »), des explications claires me sont fournies qui me montrent l'écart « impressionnant » qui existe entre le nouveau rituel et l'ancien. S'il n'y a pas hérésie, il y a « Minimisation » des formules.
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L'approbation des liturgistes ne m'étonne pas. Il est visible que le nouveau rituel a voulu nous restituer la messe « primitive » -- celle du IV^e^ siècle, paraît-il. Des hommes qui vivent dans les livres et rêvent depuis toujours de telle ou telle restauration ne peuvent en croire leurs yeux Voilà que tout ce qu'ils croyaient impossible est un fait !
Je les comprends et, pour autant que je puisse en juger, je me sens d'accord avec eux. Je veux dire que mon *impression* est bien que la courbe générale du nouveau rituel nous présente une messe plus proche de la pureté architecturale de la messe que celle du précédent rituel.
Mais alors ? La liturgie, c'est aussi de la théologie. Si la liturgie est bonne, la théologie doit l'être. Voire ! Il y a, si je puis dire, deux aspects théologiques dans la messe : l'aspect liturgique proprement dit -- l'ordonnance de la messe -- et le contenu des formules. A supposer que la théologie « liturgique » soit satisfaisante, la théologie « verbale » peut être déficiente ou suspecte. Il me semble que, sans négliger d'ailleurs certains aspects de l'ordonnance de la nouvelle messe, c'est surtout aux formules que s'en prennent les théologiens.
Ce qui reviendrait à dire que, dans le nouveau rituel, il y aurait, par rapport à l'ancien, du meilleur à certains égards et du moins bon à d'autres.
Peut-on peser ?
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Je me reporte à mon premier contact avec le *Novus ordo missæ*. Quand j'ai lu l'*Institutio generalis*, l'article 7 m'a fait sursauter. Puis, dans toute l'*Institutio*, j'en ai retrouvé l'esprit.
Non pas un « nouveau rituel », mais une « nouvelle messe » -- la cène protestante.
Depuis, je vais, je viens. Je balance indéfiniment le pour et le contre, tâchant de trouver le point d'accrochage d'une certitude, et sachant parfaitement qu'il n'y en a pas.
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Je suis catholique. Je me dis : le Pape nous garantit la nouvelle messe ; pourquoi aller chercher plus loin ?
Mais je suis impressionné par l'attitude du cardinal Ottaviani. Par ceci notamment : depuis dix ans, le « vieux carabinier » lutte pour défendre la foi, mais *jamais* il n'a dit un mot contre ce qui a été définitivement promulgué par le Concile ou le Pape. A ce moment là, pour lui, c'est l'Église qui s'est prononcée. Il n'y a plus qu'à s'incliner. Or, cette fois, il se dresse contre une décision prise, contre un texte promulgué. Non pour déclarer ce texte hérétique, mais pour le dire si dangereux à ses yeux qu'il supplie le Pape de l'abroger. Puis-je être insensible à une réaction aussi autorisée -- autorisée, car émanant d'un homme qui par position est le gardien de la foi, un homme d'une science considérable et d'une humilité rare, un homme infiniment respectueux de l'autorité suprême et profondément soucieux de l'unité catholique ?
Paul VI nous dit : c'est la messe de toujours. Il nous explique que « le rite et la rubrique correspondante ne sont pas par eux-mêmes une définition dogmatique et qu'ils sont susceptibles d'une qualification théologique de valeur diverse selon le contexte liturgique auquel ils se rapportent. Ce sont des gestes et des termes qui se réfèrent à une action religieuse vécue et vivant d'un mystère ineffable de présence divine qui ne se réalise pas toujours d'une manière univoque. Cette action, seule la critique théologique peut l'analyser et l'exprimer en formules doctrinales logiquement satisfaisantes » (19 novembre 1969).
Ces paroles sont obscures. Elles sont une réponse à ceux qui craignent de trouver dans le nouveau rituel « une altération ou une minimisation de vérités de la foi catholique acquises pour toujours et garanties par l'autorité ». La réponse a-t-elle de quoi apaiser l'inquiétude ? Si j'en comprends bien le sens, elle signifie que la messe peut être interprétée diversement -- par exemple, comme une messe authentiquement catholique ou comme une cène luthérienne. N'est-ce pas précisément le danger ?
Le pape nous l'affirme : c'est la messe authentiquement catholique. Mais la messe « décrite » par l'*Institutio generalis* est-elle la messe authentiquement catholique ?
On nous dit : l'*Institutio* pourra être rectifiée. Reste qu'elle ne l'est pas pour le moment et que le pape n'a pas eu un mot pour la dénoncer. Estime-t-il que l'*Institutio* est catholique, ou non ? Peut-être non « univoque », elle aussi C'est-à-dire équivoque. Mais la présentation équivoque d'une messe équivoque fait-elle une messe authentiquement catholique ?
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J'ai rédigé, dans ma vie, un certain nombre de propositions de lois et d'innombrables vœux, motions et résolutions de congrès. Je sais, par expérience, que quand une idée a été mise dans un texte soigneusement construit, ce texte peut être amendé, corrigé, tripatouillé, bousillé, ce qui reste de l'original fait toujours passer l'idée. Or les rédacteurs de l'*Institutio* sont ceux de l'*Ordo.* J'ai le droit de m'interroger. Si leur intention est dans l'*Institutio,* elle est nécessairement dans l'*Ordo*. Le pape nous dit que leur messe est la messe catholique. C'est-à-dire qu'elle peut l'être. Mais l'*intention* du texte évoluera-t-elle selon l'*intention* du pape ou selon celle des auteurs ?
Si le pape avait ordonné la correction immédiate de l'*Institutio,* s'il avait limogé Annibal Bugnini et deux ou trois de ses coéquipiers, s'il avait fait apporter quelques modifications, même infimes, à l'*ordo missæ* lui-même, aucun doute ne subsisterait, un trouble immense serait dissipé ; et si les novateurs avaient protesté de la pureté de leurs intentions, il eût été facile de leur rétorquer que, puisque tout le gros de leur réforme subsistait, ils n'avaient qu'à se féliciter de leur succès. A ce moment, la partie n'eût peut-être pas été jouée, mais elle eût été bien engagée. Cependant l'allocution du 19 novembre n'est qu'une allocution ; elle n'a pas le poids de la *nota praevia* qui fait corps avec la Constitution *Lumen gentium.*
Quoi qu'il en soit, un point est certain : les protestants, ou du moins certains d'entre eux, acceptent les formules du nouveau rituel Ils sont prêts, quant à eux, à la concélébration et à l'intercommunion avec les catholiques. C'est ce qui inquiète, précisément, de nombreux catholiques. Mais n'est-ce pas ce que les rédacteurs ont voulu ? Et n'est-ce pas ce que le Pape veut aussi ? On peut poser la question. Non pas d'ailleurs dans l'idée que le Pape inclinerait au protestantisme, mais au contraire dans l'idée qu'il aurait que, par la valeur du sacrement et la puissance du contexte liturgique, ce rapprochement oriente rait les protestants vers le catholicisme.
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Suppositions gratuites et inutiles, dira-t-on. Le pape vous assure de l'orthodoxie du nouvel *ordo missæ*. Vous n'avez pas à vous occuper du reste. Évidemment, si personne ne s'en occupait... Mais enfin, la messe nous concerne tous. Et le pape eût-il prononcé l'allocution du 19 novembre si les suppliques n'avaient afflué à ses pieds ?
\*\*\*
Je pense à toutes ces « excroissances » qui ont disparu -- à toutes ces prières...
*Deus qui humanae substantiae dignitatem mirabiliter condidisti, et mirabilius reformasti...*
Inutile ? Certes !
Et à *Lavabo !*
*Domine, dilexi decorem domus tuæ...*
Cela commençait à jurer. Si j'ai bonne mémoire, Huysmans en avait fait l'épigraphe de « La cathédrale ».
Mais quoi ! Je ne vais pas rouvrir ce missel périmé et en feuilleter toutes les pages.
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Depuis la cinquième République et le Concile, je suis souvent frappé du parallélisme de mes destinées nationale et religieuse.
La solution la plus française.
La solution la plus catholique.
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Les « catholiques intégraux », s'il en est, semblent ne plus avoir le choix, pour le demeurer, que de devenir protestants par obéissance ou par désobéissance.
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L'ordonnance proprement dite de la nouvelle messe a des qualifiés certaines. Mais n'est-elle pas un peu trop œuvre de science et de raison ?
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Liturgie primitive ? Je vois bien. Mais qui a tout de la « reconstitution ». C'est la messe authentique reconstituée. Avec quoi ? Tout un mélange, vraisemblablement. Il y a toujours beaucoup de conjecture dans les reconstitutions de ce genre. D'où ce côté « artificiel » qui me frappe en même temps que le côté « authentique ».
Le château de Pierrefonds et celui du Haut-Koenigsbourg sont-ils ressentis comme artificiels ou comme authentiques ?
La valeur de la nouvelle messe va-t-elle renforcer la foi et la piété des fidèles ?
La valeur de la foi et la piété des fidèles va-t-elle animer ce monument historique tout neuf ?
Je me pose ces questions auxquelles il sera impossible de répondre avant longtemps. Ce n'est pas sur quelques cas, ni sur quelques mois, qu'on peut juger.
\*\*\*
On nous a bien expliqué que la messe est maintenant faite de la distinction nette entre la liturgie de la Parole et la liturgie eucharistique -- la première connaissant une énorme inflation.
On nous vante, d'autre part, la progression de l'une vers l'autre et la parfaite harmonie de leur succession.
En ce qui concerne ce second point, mon impression est toute autre : je suis frappé de la rupture qu'il y a entre les deux liturgies, comme de deux cérémonies presque sans rapport entre elles.
Simple impression.
En ce qui concerne la Parole, je trouve fort bon, quant à moi, qu'on ait ajouté une lecture de l'Ancien Testament aux deux lectures précédentes.
Seulement, je pressens que la « parole » va dévorer la « Parole ».
Monitions, interventions, homélies, acclamations, monologues et dialogues font un ruissellement verbal dont le Français moyen va vite se lasser.
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Et puis le « cléricalisme » va sévir. Il grandit à vue d'œil. J'entends par cléricalisme le rôle que va jouer le « célébrant ». Maintenant qu'il a pris la parole (avec la révolution de mai 1968), il ne la lâchera plus. Et Dieu sait tout ce qu'il se permettra -- tout ce qu'il se permet déjà !
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Je ne peux résister à l'impression qu'on recommence, avec la nouvelle messe, l'erreur du Nouveau Catéchisme. Je m'explique. On a voulu faire un catéchisme biblique et liturgique. C'est-à-dire qu'on a voulu tout mettre dans le catéchisme. Résultat : 1) le catéchisme n'enseigne plus rien ; 2) la Bible y est falsifiée et devient purement incompréhensible en dehors du déroulement chronologique qu'assurait naguère « l'Histoire sainte » ; 3) la liturgie, devenue incohérente, se réduit à une certaine coïncidence des dates des leçons avec le calendrier -- étant entendu que les fêtes, comme l'Assomption, qui tombent dans les grandes vacances disparaissent par le fait même.
De même, on bloque maintenant la Parole et l'Eucharistie pour avoir tout le christianisme en une seule cérémonie. Va-t-on valoriser ainsi et la Parole et l'Eucharistie ? Ou ne va-t-on pas dégoûter les gens de la Parole et affaiblir en eux le sens de l'Eucharistie ? Simples points d'interrogation.
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L'année liturgique disparaît, du moins à moitié, au bénéfice d'un cycle de trois années. L'innovation est-elle heureuse ? Avec les mêmes textes chaque année, l'enfant du catéchisme, puis l'adulte plus ou moins « pratiquant », finissait par bien connaître les grands points forts de l'Évangile et des Épîtres. Et le catholique plus évolué pouvait toujours lire le Nouveau Testament dans son intégralité. Enfin le même et unique livre de messe servait toute la vie, et partout. Trois lectures qui, avec les embellïssements de la parole présidentielle, seront déjà dures à avaler, s'éparpilleront dans la mémoire sur trois années. Quant aux cycles A, B et C, si on perd le fil, il faudra le retrouver. Un moyen très simple nous révèle-t-on : il suffit de partir du cycle C qui est celui dont les chiffres additionnés sont un multiple de 3 !!
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(Par exemple, 1971, est du cycle C parce que 1 + 9 + 7 + 1 = 18, multiple de 3 !) De C vous déduisez B qui le précède (par ex. 1970) et A qui lui succède. D'ici qu'il faille un ordinateur pour suivre la nouvelle liturgie...
\*\*\*
La nouvelle messe va soulever une autre difficulté. C'est qu'elle ne correspond réellement qu'à une « assemblée » homogène et constante.
Autrement dit c'est une messe pour petits groupes déterminés et paroisses stables.
Il semble que certains monastères bénédictins soient très favorables à cette liturgie où leur science se retrouve. Mais s'il y a quelque chose d'évident, c'est que cette liturgie ne convient en rien à leur cas. Elle est fondée sur la présence d'une assemblée de laïcs. L'assemblée n'existe pas dans les monastères. Va-t-on la créer artificiellement ? Ou bien va-t-on faire de la messe conventuelle la messe paroissiale -- à condition qu'il y ait une paroisse ?
Dans les grandes églises, dans les pèlerinages, dans toutes les circonstances où il y aura de la foule et de l'espace la liturgie de la Parole sera inaudible.
Et ces messes de semaine où la mère de famille, l'étudiant, la vendeuse de magasin, venaient chercher un quart d'heure de contact avec le mystère, vont-elles désormais interdire le silence et le recueillement ?
Il y avait jadis les messes basses et les grand'messes. Ne serait-ce pas une solution simple de garder le rituel de Pie V pour les anciennes messes basses ?
\*\*\*
Tout cela, c'est la messe -- le texte.
Mais il y a le contexte, auquel on est perpétuellement renvoyé.
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Du contexte général j'ai déjà parlé, pour l'ensemble de la liturgie ([^13]). Dans la dernière guerre, l'Europe, pour la première fois de son histoire, ne s'est pas délivrée elle-même du mal qui la rongeait. Sa libération a été en même temps sa défaite, en ce sens que ses libérateurs étaient des étrangers : les Russes et les Américains. Coupée en deux, elle a été occupée par ses vainqueurs, totalement à l'Est, partiellement à l'Ouest. Or les vainqueurs imposent toujours, du seul fait de leur victoire, leur idéologie. Le communisme athée et le libéralisme protestant ont donc envahi l'Europe. Celle-ci a essayé de retrouver son corps et son âme, en faisant appel au plus profond de son être et de son passé. Ce fut la tentative Schuman-Adenauer-Gasperi. La tentative échoua.
Quand le Concile se réunit, le catholicisme semblait être ce qui avait survécu de l'Europe disloquée. Dès le premier jour l'illusion sauta. *Hoc schema mihi non placet*, déclara le cardinal Liénart. Rome, à son tour, était vaincue. Les schémas de la Curie furent renvoyés aux archives du Vatican. De beaux schémas tout neufs les remplacèrent. Les conspirateurs, qui étaient prêts depuis longtemps, prirent toutes les places. Le thème du Concile fut désormais très clair, et d'ailleurs largement proclamé : adapter le christianisme au communisme athée et au libéralisme protestant.
Comme c'était une tâche ardue, on décida de procéder par étapes. Pour ce qui est du communisme, on n'en parlerait pas. Ce serait ainsi rendre caduques les condamnations qui pesaient sur lui et éliminer le fantôme des millions de martyrs de l'U.R.S.S., de la Chine et d'ailleurs. Pour ce qui est du libéralisme, on n'en ferait pas la doctrine catholique, qui ne peut l'absorber ; on se contenterait d'en faire l'inspiration du Concile, qui ne serait plus *doctrinal* mais *pastoral*.
A partir de quoi, il n'y aurait plus qu'à laisser les mécanismes jouer spontanément, comme ils jouèrent effectivement.
Le dogme, étant du doctrinal, on le laissa de côté. On s'en prit aux *structures*, et pour commencer à la notion même de structure : la loi, le « juridique », la forme, le rite, le symbole, le signe, le liturgique. Mille raisons pastorales le recommandaient.
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On commença par les broutilles. La *soutane* passa donc la première. Elle ne fut pas remplacée par le « veston », mais par le « clergyman » qui était anglo-saxon et protestant. Les prêtres « distingués » en firent leur costume. Ceux qui se voulaient « populaires » trouvèrent que le blouson, le chandail ou la salopette marqueraient mieux l'adaptation au communisme.
Après la soutane, ce fut le *latin* qui sauta. Gros morceau. Le latin, c'était Rome, c'était l'unité catholique, c'était la relation à l'histoire de l'Europe. On n'y substitua pas le russe et l'anglais, mais la diversité des langues vivantes. C'était suffisant pour briser l'unité et marquer la rupture avec le passé.
Le latin était le lien, le *vinculum substantiale* de la *liturgie.* Le reste tombait avec lui. On copia donc le protestantisme dans tous ses détails. Les églises devenaient des temples.
Plus généralement, le *catholicisme* fit place à l'*œcuménisme* et on n'en finirait pas d'énumérer tout ce que l'œcuménisme apporta avec lui.
L'apport principal était naturellement la *démocratie ;* sous sa forme libérale, officiellement, et sous sa forme populaire, en filigrane.
Le nom « structural » de l'œcuménisme démocratique fit son apparition au Concile et développe aujourd'hui ses conséquences : c'est la *collégialité.*
Assemblées nationales (conférences épiscopales) et assemblée universelle (synode) se construisent pierre à pierre pour aboutir à une fédération d'églises nationales présidée par un pape élu par les évêques -- la Curie ayant disparu, ou étant devenue l'organe administratif du synode.
On verra *in tempore opportuno* comment incorporer l'ensemble au Conseil œcuménique des Églises.
Restait la *messe.*
Les protestants donnent leur accord au nouveau rituel.
\*\*\*
(Parenthèse sur la messe. Relisons les « Trois réformateurs » de Jacques Maritain.
A la note 20, page 260 de l'édition de 1925, Maritain rappelle que Luther procéda prudemment pour éviter la révolte des masses, attachées à leur religion.
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« Par exemple, selon le mot de Melancton « le monde était tellement attaché à la messe qu'il semble que rien ne pût l'arracher du cœur des hommes. » (*Corp. Reform.*, I, 842.) Luther avait donc maintenu la messe dans les formulaires officiels de 1527 et 1528, en Saxe. L'élévation de l'hostie et du calice était conservée. Mais Luther avait supprimé le canon sans en avertir le public. « Le prêtre, disait-il, peut fort bien s'arranger de telle façon que l'homme du peuple ignore toujours le changement opéré et puisse assister à la messe sans trouver de quoi se scandaliser... » Dans son opuscule sur *la célébration de la messe en allemand,* il disait encore : « les prêtres savent les raisons qui leur font un devoir de supprimer le canon » -- Luther niait le *sacrifice* de la messe -- ; « quant aux laïques, inutile de les entretenir sur ce point ». De même Gustave Vasa déclare à son peuple : « Nous ne voulons pas d'autre religion que celle que nos ancêtres ont suivie », et, en même temps, il introduisait l'hérésie dans ses États. » -- Fin de la parenthèse.)
\*\*\*
J'ai parlé de conspiration. Il y a eu conspiration. Il y a eu complot. Il y a cette « société secrète » dont parlait déjà Pie X et qui maintenant règne en maîtresse ([^14]). En font partie des modernistes, des athées, des communistes, des francs-maçons, et bien sûr, des naïfs, des ambitieux et des lunaires. Mais le total fait un nombre infime. Leur puissance est énorme aujourd'hui parce qu'ils ont mis la main sur « l'appareil » de l'Église, et qu'ils disposent des structures de l'autorité pour détruire l'autorité. Mais leur succès est moins dû à leur habileté qu'au fait que leur heure était venue.
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Leur heure était venue parce que la société chrétienne était rongée de l'intérieur et qu'elle était déjà toute pénétrée du « monde ». L'ouverture n'a été qu'une déclaration d'ouverture. Elle existait depuis longtemps.
Il y a, en quelque sorte, trois étages dans la crise d'aujourd'hui.
Le premier étage ou, si l'on préfère, le mouvement de fond qui ébranle l'Église, c'est la montée lente et continue du laïcisme, du profane, du séculier, depuis quatre siècles. Le monde est devenu athée, ou plutôt incroyant, indifférent à Dieu, à la vérité, au sacré.
Le second étage ou, si l'on préfère, la vague qui a fait bélier contre Rome, c'est, comme je l'ai dit plus haut, la victoire américano-russe, qui a submergé l'Europe et le catholicisme, au bénéfice d'un syncrétisme dont les reflets athées ou déistes font chatoyer toutes les idoles de la Science et du Progrès technique.
Le dernier étage ou, si l'on préfère, le friselis d'écume qui s'est amplifié en mille échos dans toute la chrétienté à partir de Saint-Pierre de Rome, c'est le complot du Concile. Quand, par pans entiers, l'Église a commencé à s'écrouler, on a cru que quelques hommes étaient en train de la démolir. Ils s'y employaient, certes. Mais leur voix abattait des murs qui n'attendaient qu'un souffle pour tomber.
L'étonnant, ce n'est pas que tant ait été détruit en si peu de temps. L'étonnant, ce n'est pas tout ce qui va encore être détruit. L'étonnant, c'est que l'Église tienne.
Tient-elle ?
Oui, elle tient.
Vue de foi ? Je l'espère bien. Mais vue humaine aussi. Car enfin, cette tempête qui démâte la barque, personne ne la confond avec la barque. La tempête est la tempête ; la barque demeure la barque et elle n'a pas coulé.
L'Église est ébranlée, mais pas elle seule. Changeons d'image : c'est un tremblement de terre. Tout se lézarde et s'écroule. Pas seulement donc l'Église ; et l'Église apparemment moins que le reste de la société.
La foi chrétienne s'est affaissée. Oui, mais aussi toutes les autres fois, toutes les autres croyances, et l'intelligence, et jusqu'à l'indifférence. Les raisons de croire vacillent. Les raisons de ne pas croire s'affolent. L'homme ne sait plus ; il se sent menacé ; il a peur ; il manque de quelque chose.
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De quoi donc, sinon l'essentiel, puisqu'il a, de plus en plus, tout le reste. Il manque de Dieu, dont il hurle la mort. Quel Dieu ? Dieu. Le Dieu des philosophes. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Le Dieu de Jésus-Christ. Le Dieu incarné, le Dieu répandu et communiqué, le Dieu transcendant et immanent, le Dieu réel et signifié, le Dieu du sacrement, le Dieu de la messe.
L'homme manque de la messe.
\*\*\*
On lui rend donc la messe.
Une belle messe toute neuve -- *novus ordo Missae*.
Une messe qui réjouit également l' « intégriste » de la liturgie et le « moderniste » de la liturgie.
*Nova et vetera.*
Je m'interroge : l'intégriste nous apporte-t-il l'intégrité de la liturgie ou l'authentification d'un rite primitif ; et le moderniste nous apporte-t-il le développement moderne de la tradition vivante ou la justification de l'évolution ?
Nous apportent-ils, l'un et l'autre, ce qu'ils ont de vrai, ou de faux ? Ce qu'ils ont de boni, ou de mauvais ? Ce qu'ils ont de vivant, ou de mort ?
Je ne peux résister à l'impression de l'artificiel dans cette messe si exactement restaurée.
Viollet-le-Duc ? C'est le premier nom qui nous vient à l'esprit. Mais les pierres sont d'époque. Alors quoi ? Une basilique romaine transportée pierre par pierre pour être reconstruite dans le parc d'un milliardaire américain ?
Par moments, je tremble d'un carton-pâte hâtivement édifié pour les studios d'Hollywood. On y dira la messe de *Fabiola,* de *Quo vadis ?* ou de *Ben-Hur.* L'image en couleurs sera belle comme une fresque de Ravenne.
Nous avions eu les préraphaélites au XIX^e^ siècle. Maintenant c'est plutôt le douanier Rousseau, et les « naïfs » des États-Unis.
Le baiser de paix est rétabli. Faut-il se donner l'accolade ? échanger un vigoureux *shake-hand ?* se baiser sur la bouche ? C'est le moment de choisir son voisin, ou sa voisine.
82:140
Tout cela est antique ; tout cela est authentique. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?
On nous a supprimé le « consubstantiel » dans le *Credo* parce que c'était trop savant. Maintenant nous jouons avec la « monition » et l' « homélie », avec « l'anamnèse » et l' « épiclèse », et nous n'ignorons rien de l' « anaphore ».
(Dans ma jeunesse, il y a quarante ans, je tombais en arrêt, à Solesmes, sur « l'anaphore apostolique » de Dom Cagin. Je crois, du moins, me souvenir du titre du livre et du nom de l'auteur. Quel dommage que Solesmes et Ligugé qui avaient inauguré le réveil de la liturgie soient tombés en sommeil après la première guerre ; il appartenait aux bénédictins de continuer l'œuvre de Dom Guéranger. Le *nihil obstat* que certains d'entre eux accordent au *novus ordo Missae* a une valeur -- comment dire ? philologique ? paléographique ? -- qui n'est pas négligeable ; mais comment ces restaurateurs de l'*opus Dei* tout entier fondé sur le latin et le grégorien vont-ils accorder la tradition vivante, qu'ils avaient si magnifiquement réanimée et enrichie, avec ce mélange d'archéologie et de futurisme ? Dans mon article sur la subversion de la liturgie ([^15]), je citais des passages ahurissants d'un certain Thierry Maertens dont j'ignorais alors jusqu'au nom. Depuis lors, j'ai appris que c'était un bénédictin éminent. Il n'appartient pas, Dieu merci, à la Congrégation de France, mais il n'en fait pas moins autorité, à ce qu'on m'assure. Son cas m'a paru assez révélateur, par son excès même qui le souligne fortement. On me dit : « Vous n'avez pas la prétention de donner des leçons de liturgie à ces hommes qui en savent plus que vous sur la question ! » Fichtre non, je n'ai aucune prétention de ce genre. Mais tout ce qui est excessif est insignifiant. La plus haute science, fût-elle liturgique ou théologique, court le risque, en s'enfermant sur elle-même, de se séparer du réel, du vrai, du cohérent. En matière religieuse, il y a tout de même, il y a aussi le catéchisme, et le bon sens, et le peuple de Dieu. Quand Thierry Maertens écrit, par exemple, que « le fonctionnel sacralise dorénavant nos églises, plus même que le tabernacle », je ne marche pas, malgré sa science.
83:140
Il existe une pièce de théâtre qui s'appelle « M. Le Trouhadec saisi par la débauche ». Je ne l'ai pas vue et je ne sais de quoi elle parle. Mais son titre me vient souvent à l'esprit. Que de clercs, aujourd'hui, sont saisis par la débauche prophétique, dans tous les domaines ! Avec tout le respect que je lui dois, Thierry Maertens me paraît un peu fou-fou, et ses titres ne m'impressionnent guère. Tant que nous ne sommes pas au ciel, nous sommes sur la terre. Évitons de marcher dans les nuages sous le prétexte de nous rapprocher du ciel).
\*\*\*
On restaure la Parole (en l'étouffant sous un flot de paroles). Mais c'est du comprimé, du condensé. La messe du *Reader's digest.*
Ces trois lectures, dans quelle mesure correspondent-elles entre elles, à chaque dimanche, différentes pendant trois années ? Comment l'attention et la mémoire se débrouilleront-elles dans ce puzzle ?
Jadis -- naguère --, ils n'y avait que deux lectures à la messe. Mais il y en avait douze, la nuit de Pâques ; et tous les offices de la semaine sainte ruisselaient de la Bible. Et il y avait les trésors de Noël. Et il y avait les psaumes des vêpres et des complies.
Et il y avait des livres de messe où *on trouvait* des tas de choses qu'on ne trouve plus dans ce qui en tient lieu aujourd'hui (je ne sais comment cela s'appelle). Et il y avait l'Ancien et le Nouveau Testament -- qu'il y a encore mais qui les lira ? Si ! On lira, un temps, la Bible de Frossard, ou l'autre. Tant mieux. Mais craignons que ce soit pour y chercher le secret de la grande pyramide ou la réponse aux questions que se posent les savants de la N.A.S.A. sur les bizarreries de la lune.
\*\*\*
Le Padre Pio est mort l'an dernier.
Le Padre Pio, pour tous ceux qui ont assisté à sa messe, c'était l'homme de la messe.
84:140
Un prêtre stigmatisé -- ce qui ne s'était jamais vu dans l'histoire de l'Église. Un prêtre, c'est-à-dire l'homme du sacerdoce, l'homme du sacrement, l'homme de la messe. Comment faut-il lire le « signe » du Padre Pio ?
Sa mort est-elle la mort définitive du rituel de Pie V ? Est-elle le gage de sa survie ?
Est-elle l'annonce de la résurrection de la messe de toujours dans le *novus ordo ?*
\*\*\*
Ce qui me choque aussi dans la nouvelle messe, c'est le coup de force par lequel elle est imposée.
Elle n'est, nous dit Paul VI, que l'application d'une décision du Concile. Mais la manière dont le Concile est appliqué quant au latin et au grégorien n'est pas un heureux précédent. Il en était de la messe comme de l'ensemble de la liturgie et d'ailleurs de l'Église entière ; le Concile demandait que les vases soient époussetés, il n'exigeait pas qu'on les brise.
Cela me rappelle un mot du général Gallieni. A la fin d'août 1914, devant l'avance allemande, il avait invité le Gouvernement et le Parlement à se replier sur Bordeaux. Ce fut une ruée sur les trains et sur les rares taxis de l'époque. Gallieni entra en fureur et convoqua les intéressés pour les tancer vertement. « Mais c'est vous qui nous avez dit de partir ! » observèrent-ils, penauds et vexés. -- « Je vous ai dit de partir, je ne vous ai pas dit de f... le camp », rétorqua le général.
Au synode de 1967, la nouvelle messe fut présentée aux évêques, dans son ébauche, sous le nom de « messe normative ». L'accueil ne fut pas chaud. Il y eut 78 *placet,* 62 *placet juxta modum*, 43 *non placet* et 4 abstentions. De trois choses l'une : ou la messe normative était le *novus ordo*, et les évêques n'en voulaient pas ; ou elle était plus révolutionnaire que le *novus ordo*, et on voit bien l'intention des auteurs qui a subsisté dans le texte aux yeux des théologiens, et aux yeux de tous dans l'*Institutio generalis *; ou elle était moins révolutionnaire, c'est assez dire que le *novus ordo* va radicalement contre le vœu des évêques.
85:140
Aussi bien tout étonne dans l'élaboration et l'imposition de ce nouveau rituel.
Car comment une question aussi importante peut-elle être réglée en quelques années, ou plutôt en quelques mois ?
Comment se fait-il que le texte projeté n'ait pas été soumis à tous les évêques, surtout après la réserve marquée par le vote du synode de 1967 ?
La Congrégation pour la doctrine de la foi a-t-elle été appelée à donner son avis ?
Comment se fait-il que la Conférence épiscopale italienne ait rendu obligatoire le nouveau rituel dès le 30 novembre, alors que (par-dessus le marché) il semble bien que ce soit le président qui ait pris cette décision *proprio motu ?*
Comment se fait-il que la « coexistence pacifique » (dixit Bugnini) prévue pour deux ans entre les deux rituels ait été pratiquement supprimée par l'autorisation donnée aux conférences épiscopales de fixer la date d'entrée en vigueur du *novus ordo ?*
Les « comment », les « comment se fait-il », les « pourquoi » pourraient être multipliés. On les résumerait assez bien dans un « comment se fait-il que, contrairement à ses propres lois, à ses propres coutumes et à sa tradition constante, l'Église ait pu, en un tournemain, renvoyer au magasin des accessoires une messe qui avait quinze siècles d'existence habituelle dont quatre sous une législation solidement établie » ?
Certes les « brigandages » ont été fréquents dans l'histoire de l'Église, y compris pour les meilleures causes, mais celui-ci est d'une taille exceptionnelle.
La vérité, c'est que nous vivons de plus en plus sous un régime d'arbitraire. La désobéissance impose des réformes que l'autorité impose au nom de l'obéissance. Ce qui pose des problèmes de plus en plus graves.
\*\*\*
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Et puis, décidément, il y a ce contexte terrifiant : l'*Institutio generalis,* tous ces livres, tous ces articles, les intercommunions, les concélébrations œcuméniques, toute cette église de Hollande, manifestement hérétique et schismatique au plan privilégié de la messe, que le cardinal. Alfrink patronne sans que ni le pape, ni les autres évêques (au synode notamment) refusent de le recevoir dans leur communion. Comment ne pas voir que le *novus ordo*, bien loin de mettre fin « aux incertitudes, aux discussions et à l'arbitraire des abus », risque de faire glisser l'Église tout entière sur la pente hollandaise ?
\*\*\*
Alors, que faire ?
Je n'en sais rien.
Le pasteur connaît ses brebis, et ses brebis le connaissent. Mais il n'est pas question de veaux dans l'Évangile.
Si le cardinal Ottaviani n'avait pris position, si des milliers de prêtres n'étaient à l'agonie, si je n'avais moi-même reçu un petit coup au cœur en lisant l'*Institutio generalis,* je penserais être victime de mon imagination. Mais il y tout cela, et tant et tant de choses.
L'Église est engagée dans une lutte gigantesque contre le monde. Dans le tourbillon des « signes » contradictoires, je ne refuse aucun de ceux qui peuvent venir en renfort d'une espérance cheminant dans la nuit, mais je ne peux pas non plus fermer les yeux à ceux qui m'invitent à ne pas dormir.
\*\*\*
Noël.
J'écris ces dernières lignes -- car il faut bien que je m'arrête, n'ayant que les mêmes choses à toujours rabâcher -- le jour de Noël.
La radio du matin m'apporte les nouvelles de la nuit.
La messe à Bethléem sous la protection des soldats israéliens.
La « veillée œcuménique » à Parly II, avec des chanteurs mexicains.
87:140
Le cardinal Marty chez les clochards.
Les réveillons.
Je n'arrive pas à fixer mes idées. De nouveau, c'est le tourbillon.
Un monde cassé. Un homme cassé. Une messe cassée.
*Quod pro vobis tradetur.* Qui sera livré pour vous. Qui sera trahi pour vous. *Hoc est corpus meum.*
Je vois bien ce qu'ont voulu faire les restaurateurs de la liturgie : une belle messe, plus vraie, plus authentique, plus proche de ses origines.
Je vois bien ce qu'ont voulu faire les novateurs de la liturgie : une belle messe, plus pastorale, plus œcuménique, plus accessible à « nos frères séparés » du protestantisme.
Je vois bien la belle moisson dont ils se réjouissent, avec tout ce beau blé et toute cette belle ivraie.
Mais la moisson, c'est pour l'été.
Noël, c'est la nuit la plus longue de l'année, la nuit où le grain meurt en naissance souterraine.
Heureux les bergers et les mages à qui cette naissance est révélée !
Louis Salleron.
88:140
### Les charnières
par R.-Th. Calmel, o.p.
DANS LA FOI CHRÉTIENNE le dogme du péché originel n'occupe pas une place aussi éminente que le dogme de l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu. Cependant si le péché originel est nié ou, ce qui est pire, s'il est présenté en termes équivoques, alors le dogme de la Rédemption se videra peu à peu de tout contenu.
Le point essentiel de la foi dans l'Église n'est pas l'infaillibilité du Pape, quand il parle *ex cathedra,* infaillibilité qui est indépendante de l'accord des évêques. Le point essentiel de notre foi dans l'Église est de reconnaître dans cette société spirituelle la société hiérarchique de la grâce chrétienne. Il reste que, si l'on néglige la définition véritable de l'infaillibilité, l'Église, dans le climat actuel de démocratisme et de messianisme social, sera réduite à une sorte d'O.R.U. ([^16]) syncrétiste, indéfiniment malléable.
Ce qui importe premièrement dans notre attente du retour du Christ ce n'est point la pensée de la sentence d'éternelle damnation qu'il portera contre un grand nombre d'hommes (je n'affirme pas qu'il seront le plus grand nombre, je dis avec les textes sacrés un grand nombre).
89:140
Ce qui importe le plus dans notre attente du Christ c'est l'espérance du ciel et la certitude *qu'il fait tout coopérer au bien de ceux qu'il aime.* Ceci dit, si nous supprimons du contenu de notre foi l'Enfer éternel pour beaucoup d'hommes, ou si nous négligeons ce dogme, notre attente de la vie éternelle et de la Parousie va se dissoudre dans un sentimentalisme inconsistant et l'obligation morale ne tardera pas à perdre tout sérieux. Rien ne sera véritablement décisif.
Croire dans la Messe ce n'est pas croire que l'offertoire soit absolument indispensable à la validité, que le canon romain soit absolument le seul possible, que l'usage de la langue vulgaire transforme nécessairement la messe catholique en cène protestante -- enfin qu'il soit intrinsèquement sacrilège de recevoir la communion dans la main. Croire dans la Messe c'est croire que, en vertu de la double consécration par le prêtre, dans un encadrement rituel approprié, défini par l'Église, le sacrifice de la Croix est sacramentellement renouvelé, le Christ rendu réellement présent comme hostie et comme nourriture spirituelle. Seulement puisque le saint Sacrifice, qui est établi par le Christ comme immuable, doit être offert en gardant son invariabilité et puisque de plus, en notre temps, les rites sacramentels perdent leurs arêtes vives et tendent à devenir interchangeables avec les rites hérétiques, eh ! bien, si, pour la sainte Messe, vous supprimez l'offertoire, le canon romain latin, la mise à part du prêtre dans le droit de toucher l'hostie consacrée, si vous faites tout cela, vous arriverez à vider de son sens la double consécration et transformer en un mémorial vide un sacrifice réel -- le même sacrifice que celui de la croix, mais offert sous les espèces sacramentelles.
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90:140
On pourrait dire que les vérités de foi les plus importantes, celles qui expliquent, si on peut dire, toutes les autres, s'articulent entre elles grâce à des vérités qui, sans être centrales, jouent le rôle de charnières. Si vous faites craquer ces charnières ou si elles deviennent cotonneuses, je veux dire si vous leur enlevez toute précision, c'est l'appareil entier de la foi que vous faites craquer. S'il est permis de prendre une image militaire en un domaine purement spirituel, disons qu'il en va du corps de doctrine chrétienne comme des troupes d'invasion. Ces troupes s'articulent en plusieurs armées ; si vous intervenez victorieusement à la jointure des armées, si vous faites craquer la charnière et rompez la liaison vous êtes bien prés d'avoir mis l'envahisseur hors de combat. Il ne reste aux armées qu'à se débander ou se rendre. De même dans la doctrine chrétienne. Pour la miner et, concrètement, pour ravager la foi des fidèles, le modernisme n'a pas besoin d'attaquer de front la divinité de Jésus, l'existence de la vie éternelle, la sainteté de l'Église, l'efficacité sanctifiante des sacrements, la maternité divine de Notre-Dame. Le procédé est beaucoup plus simple, et risque beaucoup moins de donner l'éveil. Il suffira de parler en termes vagues et mous du péché originel, de l'Enfer, de la distinction irréductible entre prêtre et laïc, des lois qui président aux rites sacramentels, de la virginité perpétuelle de Marie. Ces vérités une fois dissoutes, les dogmes de l'Incarnation rédemptrice et de l'Église le seront à leur tour et comme automatiquement.
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Du reste, pour avoir encore plus de chances d'aboutir, le modernisme pratique le schisme dans la durée. Il ignore tous les Conciles sauf Vatican II. Et comme Vatican II n'a rien défini, rien condamné, on voit tout de suite la nécessaire inconsistance d'un exposé de la foi qui ne prend ses points de référence que dans un concile « pastoral » qui s'est voulu a-dogmatique.
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Pour achever de donner le change sur ses bonnes intentions, le modernisme, qui expose la foi en mettant de côté tous les conciles sauf Vatican II, allègue surabondamment les textes de l'Écriture. Seulement l'Écriture a besoin, pour révéler sa profondeur et son mystère véritable, de l'interprétation de la sainte Église, c'est-à-dire des précisions et définitions dogmatiques. Alléguée sans tenir compte des définitions et précisions du Magistère, l'Écriture peut être tirée dans bien des sens. On tombe dans un biblisme amorphe et bientôt hérétique. Or c'est bien dans un tel biblisme que tombent les présentations de la foi qui ne veulent plus comme règle que le concile a-typique de Vatican II avec les Écritures ([^17]).
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Afin de pouvoir lire en paix saint Jean et les évangiles, afin de me nourrir en vérité des paroles de Jésus et participer à ses états, afin de dérouler paisiblement mon chapelet, je veux connaître et garder les définitions de Chalcédoine et de Trente et leurs anathèmes ; le *tome à* *Flavien,* les anathématismes de saint Cyrille et de saint Léon et les canons sur le péché originel.
92:140
Afin de méditer en paix sur le second avènement du Christ je veux savoir à quoi m'en tenir sur l'Enfer. Afin de célébrer dignement la Messe je veux garder l'Ordo de saint Pie V. Afin de vivre de l'Église je me refuse à reconnaître le nouveau type de gouvernement « révolutionnaire » qui s'est introduit partout, avec le parti pris de ne prononcer aucune sanction contre les novateurs.
R.-Th. Calmel, o. p.
93:140
### Quoi faire, chaque jour
par Luce Quenette
J'AI LU ET MÉDITÉ, dans ITINÉRAIRES de janvier, l'éditorial de Jean Madiran : « *Sous réserve, pas plus *», et il m'est venu quelques réflexions, quelques remarques, quelques conclusions d'expérience.
On me dit qu'elles peuvent être utiles.
Notre peine est si grande, le péril si menaçant, notre situation si confuse qu'il est bon sans doute que les modestes fruits d'une expérience pédagogique scolaire, familière, rendent encore plus réelles, plus pratiques les directives vivantes de ces 42 pages ; je le fais donc en toute simplicité.
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*L'expérience des enfants. --* Je veux dire l'expérience qu'ils ont eux-mêmes acquise de la « nouvelle religion ». Elle est étonnante. Jamais les enfants pieux, ardents, de parents sérieusement inquiets, auxquels on a parlé en famille et à l'école, n'ont eu un sentiment plus vif de la beauté de la Messe -- et une connaissance plus exacte de toutes ses parties. J'assure qu'un prêtre ne peut pas modifier la plus petite habitude de célébration sans que de tels enfants s'en aperçoivent. (En étions-nous capables, nous, à leur âge ? -- Sûrement pas. -- Fruit de la persécution : « bien des élus ».)
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Et il faut le dire : le tribunal des enfants « ne fait jamais la part des choses ». On voudrait (lâches adultes !) plus de nuances, une observation moins aiguë, des conclusions moins entières -- les gosses n'y entendent rien. Vous les voulez pieux, attentifs -- ils seront absolus. Quand le Prêtre est tout entier au Saint Sacrifice, que tout ce qu'il dit et fait correspond au gros missel que chacun possède -- c'est une joie solide :
Sinon, que voulez-vous que j'y fasse, ils remarquent tout. Oh, sans méchanceté, sans amertume, sans condamnation -- mais avec une petite résignation qui supprime la joie et me brise le cœur. Je parle des enfants très chrétiens, très résolus, que la Grâce, de bons parents et une bonne école élèvent en ce temps-là, *in eo tempore --* je ne veux pas développer -- je ferais de la peine aux prêtres qui ont dû renoncer... à tant de choses sacrées, par exemple à cette génuflexion d'amour qui prosterne aussitôt celui auquel le Seigneur vient d'obéir « Hoc est enim corpus meum »... « Il n'en fait qu'une, dit le petit garçon pensif, il faut que je fasse attention pour la sonnette. » Et ainsi de suite, sans rémission, d'eux-mêmes, conscients que l'immuable a été violé.
Le dimanche 30 novembre était jour de sortie pour les pensionnaires de la Péraudière.
Quels retours le lundi ! Quels récits ! Les pauvres visages d'enfants désolés : « A notre paroisse, c'était *déjà* fait : M. le Curé a dit que cette Messe serait bien mieux que l'ancienne. Il riait en annonçant le baiser de paix. »
« Celui-là s'est moqué : quand débarrasserons-nous ce vieux lavabo ? »
« Chez nous, M. le Curé a dit que nous devions tous communier dans la main (aucun de nous ne l'a fait) car nous étions *tous prêtres avec lui... *» « Le prêtre a mis des hosties dans un plateau et a dit aux enfants de chœur allez, distribuez-les entre vous ! » -- « Les gens nous ont dit qu'il y avait une paroisse où la messe était *moins mauvaise que dans la nôtre.* »
95:140
Qui aurait jamais cru que des bouches d'enfants devaient un jour dire ces désolations !
Je conclus que *c'est très grave pour les enfants.* Ah ! nous, quand nous étions enfants, nous n'avions pas cette appréhension si injuste, si contraire à la paix enfantine « Pourvu que ce soit un bon prêtre ! » Et maintenant « Pourvu que ce soit une bonne messe ! » « Il faut tenir nos mains prêtes à voler derrière notre dos » si tout d'un coup, la main consacrée veut poser l'hostie sur la nôtre...
Ce sont des faits... enregistrés, prouvés, expérimentés. Oh misère, misère : « Les petits enfants ont demandé le Pain -- ils ont supplié, ils se sont étonnés -- et ils tombaient inanimés. »
Lamentation du Vendredi Saint. Le pain des Anges, ce vrai « panis filiorum », il faut que nos enfants s'en approchent en tremblant, non pas tremblants de la Majesté divine, mais d'effroi de ses ministres.
Dans l'immédiat, on peut, on doit protéger les enfants, mais on ne peut les rassurer sur ce qui se passe. Il faut doucement, fermement les entretenir de cette crainte, de ce redoutable danger que court leur assistance à la Messe, leur communion, Dieu le permet. Cependant, je vais vous dire ce qui apaise et fortifie les enfants, tout en éclairant et affermissant leur foi :
C'est justement la « *Réserve *».
Madiran écrit : « les principes de cette mutation relèvent du jugement de l'Église, c'est ce jugement que nous attendons... confiants en la promesse du Seigneur... »
Eh bien, voici l'assurance :
Il faut que les parents se pénètrent de cette application de leur Foi qui est « *l'attente du jugement de l'Église *» et qu'ils en instruisent les enfants.
C'est très facile -- à condition qu'on soit sans préjugé, c'est-à-dire bien munis, bien nourris quotidiennement de Catéchisme (Pie X -- Concile de Trente -- Père Emmanuel). Il faut toujours en revenir là.
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Et j'ouvre une parenthèse : *j'assure qu'il n'y aurait pas tant de cœurs troublés, hésitants, en désarroi,* *parmi les vrais catholiques, si chaque jour ils étudiaient le catéchisme.* Que de fois j'ai reçu des gens scandalisés de nos propos, sur l'infaillibilité par exemple, qui restaient étonnés de leur aveuglement quand je consultais avec eux la véritable doctrine de l'Église sur les pouvoirs du Pape. On s'emballe, on se scandalise, on se désarme, on se brouille avec ses meilleurs amis sur une base d'ignorance dévotement conservée... Fin de la parenthèse.
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Mais les enfants, chaque jour nourris d'exacte et simple doctrine, ne sont pas troublés du tout. Ils ont une familière et belle grâce actuelle. Ils souffrent (il le faut bien), ils observent, ils réfléchissent, mais ils entrent avec confiance dans cette *réserve filiale* qui est piété affectueuse envers la solidité de la Mater Ecclesia. Ils la distinguent et l'aiment avec simplicité sous les orages, les masques et les changements.
« Cher Papa et chère Maman, écrit un petit garçon, j'espère que la Sainte Vierge vous a protégé de toute Messe protestante. »
« Nous prions, écrit une petite fille, pour que le Pape ne cède pas à l'hérésie. » Alors, parfois, les parents s'inquiètent : « Mais que leur avez-vous dit ? » -- « Rien autre, Monsieur, que ceci : cet Ordo, valide en soi, peut être l'origine d'un glissement vers l'hérésie. Rien autre que de bien prier pour le Pape, afin qu'il ait la force de résister à ceux qui veulent ce glissement. Sans trouble, sans confusion, les enfants ont conclu et fait « beaucoup de sacrifices pour le Pape. » Jamais la prière *Pro Pontifice nostro,* dite chaque jour, n'a été plus fervente et plus affectueuse. Seulement, l'enfant pieux vole aux conclusions, *la Réserve de sa Foi et de son Espérance est complète, confiante, toute simple.*
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Au galop où vont les choses, ces dispositions ne sont pas de luxe dans les jeunes cœurs.
Croyez-moi : les enfants bien instruits, bien surveillés, ne perdent pas si facilement la tête que les grandes personnes.
Si vous prenez occasion (grâce, plutôt) des grands malheurs de notre Église pour fortifier en eux l'Espérance en son jugement certain, vous aurez utilisé au mieux ce trésor de la persécution, vous aurez établi vos enfants dans le bon sens et la confiance.
Mais tout cela ne se réalise que par l'intelligence -- la naturelle, cultivée -- et le don d'Intelligence reçu à la Confirmation et qui s'actualise quand on étudie le Catéchisme.
Un conférencier très pieux, à Lyon, a mis quelque bienfaisante malice à convaincre son auditoire (intégriste) qu'ils avaient tous le Catéchisme de Pie X -- et même le Catéchisme du Concile de Trente (relié, chez les meilleurs) et qu'ils ne l'ouvraient jamais. Son séjour en bibliothèque familiale leur était suffisante panacée.
En ce cas -- les enfants ne sauraient être protégés.
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A propos de la « Réserve en action » je me permets de dire qu'il faut procurer aux prêtres toutes ces bonnes études sur l'Ordo Missae (en particulier la plus documentée et la plus savante : la *Pensée Cathodique --* numéro 122, -- 13, rue Mazarine, Paris VI^e^ ; et le numéro 10 de *Forts dans la foi*, -- 37 Bléré, -- qui publie une étude de Pierre Tilloy, plus accessible et cependant admirablement substantielle, -- et puis des tirés à part d'*Itinéraires*).
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Et aussi, surtout, répandre la copie de la *permission de célébrer en latin* la Messe de Pie V, cette petite aumône jetée dans la main des pauvres de Jésus-Christ, et qui est un trésor du Ciel pour ceux-là dont le cœur est embrasé de fidélité. *Car il ne faut rien mépriser de ce qui est accordé.* La plupart des prêtres, paralysés, habitués à la terreur, trompés par les ambiguïtés du « journal *la Croix* », ou par des publications de discours de Paul VI qui mettent en grosses lettres ses exhortations pour le nouvel Ordo, et en toutes petites, comme en note, l'extrait de la décision de la Congrégation des Rites, citée par Paul VI le 26 novembre, sur cette heureuse permission, -- les prêtres se réfugient dans une obéissance peureuse, réclament des garanties, des assurances que notre charité et notre respect doit leur procurer.
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Sous l'inspiration de cette Sainte Réserve, que je mettrai aux pieds de la Sainte Vierge : Virgo prudentissima, Virgo fidelis -- le dimanche, il faut faire *grand effort* pour chercher et trouver *une messe latine conservée.* C'est dans la mesure où nous souffrirons, où nous nous dérangerons pour elle, que notre Foi restera pure. Avec ce décret (appuyé ces jour-ci par le cardinal Gut) qui autorise ou presque ordonne dans les paroisses de ville, une messe latine, certains pourront trouver.
A tout, *préférer la Messe traditionnelle.*
Mais nous savons que la plupart ne l'auront pas.
Et je sais, par l'expérience de ces quinze jours, que plusieurs attitudes qui semblaient possibles ne le sont plus -- déjà. Par exemple à une « nouvelle Messe » célébrée (!) dans beaucoup de paroisses, avec un certain « lyrisme » excitant, accompagné d'exhortations imprévues, réitérées, acclamations, exclamations, le saint projet de lire dans l'ancien missel, fût-ce cinq minutes, est absolument illusoire.
Bientôt, il nous faudra revenir sur le danger de ces « expériences » surtout pour les enfants. Déjà se pose donc, dans la Réserve chrétienne, la question de la validité de telle ou telle Messe -- si bien que la première prudence et la plus douloureuse est de s'enquérir *si, dans notre paroisse, la Messe est valide.*
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Je répète encore une fois qu'un bon prêtre, avec l'Ordo Missae, peut célébrer une messe valide. D'ailleurs, les bons prêtres camouflent, sous l'apparence de l'Ordo, les rites traditionnels, ils n'usent pas de l'Offertoire païen, ils prononcent tout bas le *Suscipe sancte Pater...* etc., et ils ne changent rien à la Consécration. Seulement, les fidèles peuvent n'en rien savoir.
S'enquérir donc auprès du prêtre, si on le connaît, si on l'estime, recevoir de lui une assurance de validité. Mais si le prêtre est douteux, dans le vent, peu recommandable, inconnu ? La mort dans l'âme je dois citer trois signes d'invalidité :
1\) *Les prédications hérétiques* dont peut être émaillée la nouvelle Messe. Par exemple, si le prêtre tourne en dérision l'ancien ordo (« ce vieux lavabo ») ou s'il annonce que les fidèles sont prêtres « comme lui » -- je donne les exemples que je sais ; il en viendra en foule, dont il faudra juger à la lumière de la Foi, à la lumière du Catéchisme.
2\) Si le prêtre omet complètement le véritable Offertoire. Là, nous sommes dans la nuit de l'imprécision. Il faut que *le Sacrifice* soit offert et non pas que des offrandes soient présentées.
3\) Plus grave encore si, au moment de la Consécration, le Prêtre *ne marque pas d'arrêt dans le récit,* ne se courbe pas, ne se recueille pas, et, sur le même ton, continue à *raconter la Cène.*
Et encore se méfier plus dans les paroisses où sévit « l'équipe », où brusquement apparaît un prêtre inconnu, une concélébration bizarre.
Je tremble en disant ces choses. Et pourtant je sens que ce n'est qu'un commencement. Aux âmes fidèles, *aux Parents,* de voir, d'ausculter, et de préserver d'abord, immédiatement les enfants.
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Sans doute, à l'impossible nul n'est tenu. Les semaines qui viennent apporteront de sinistres lumières, mais il faut les chercher, car une fois prouvé que le Prêtre ne consacre plus, la Messe est hérétique et sacrilège, et je n'ai plus le droit d'y assister.
4\) Invalide aussi et sacrilège la Messe, si on voit le prêtre *remettre les hosties restantes* (soi-disant consacrées) avec les hosties sûrement non consacrées. Ceci s'est vu et se voit souvent. C'est une preuve que, pour le prêtre, la Présence n'est plus que dans l'usage qu'en font les fidèles.
Je ne peux pas passer sous silence ces pressentiments d'invalidité et donc de devoir d'abstention, car tout ce qui est exposé là vient de cas concrets que l'on m'a expliqués, soit comme réellement arrivés, soit comme très précisément possibles, c'est-à-dire déduits de prédications tendancieuses.
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A propos de la recommandation de n'entrer à l'église que juste avant la Consécration, pour éviter les deux ou trois sermons que le nouvel Ordo permet au « président », -- je fais remarquer qu'il faut quand même se rendre compte du contenu doctrinal de cette « liturgie du bavardage », car c'est par elle que le curé révélera sa « subjectivité », lisez : sa foi ou son incroyance.
Que c'est difficile !
Quelle attention, quel flair... chez des gens qui n'ont pas perdu l'habitude d'avaler de confiance tout ce que dit et fait le prêtre, -- et qui n'ont pas encore pris l'habitude de vivifier quotidiennement leur Foi par l'étude d'un chapitre de Catéchisme.
C'est là qu'on voit, clair comme le jour, la Volonté du Cœur de Jésus, d'exiger des parents chrétiens infiniment plus qu'ils ne livraient jusque là d'eux-mêmes à la Religion.
Le spirituel, les curés le fournissaient. -- Papa fournissait le temporel, à la sueur de son front.
Et l'on croyait que tout allait bien.
101:140
Maintenant, la paternité devient «* provisoirement *» (pour combien d'années ?) la principale sauvegarde spirituelle. *C'est sûrement pour convertir les parents* qui oubliaient de s'éclairer, qui ne comprenaient qu'à demi le rôle du Prêtre, garant, inspirateur et soutien, non remplaçant de l'instruction religieuse à la maison.
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*Ne pas faire dire de Messes* selon le novus Ordo, surtout en en donnant le prix à de grandes organisations anonymes comme cela se fait à Lourdes. Réserver, là aussi, l'argent de ces Messes pour nos morts, à des prêtres qui ont profité courageusement de la dernière permission de Messe romaine latine.
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Toutes les fois que c'est possible, que le prêtre peut écouter, comprendre, apprécier, il faut lui expliquer les motifs de notre réserve « et notre désir de retrouver la Messe catholique de toujours ».
Je connais une jeune femme qui pratique gracieusement cette réclamation continuelle. Le Curé, il est vrai, n'est ni sectaire, ni possédé de « hâte obscène » -- il subit. Chaque dimanche, elle lui montre qu'elle a remarqué sa nouvelle concession, ou son demi-effort de redressement. « Je suis sûre de votre Consécration, Monsieur le Curé, mais je ne viendrai, discrètement, qu'à ce moment-là, le reste pue le protestantisme ! » -- « Ah, Madame, dit-il, ne me faites pas ça ! » -- Elle apprend toujours, aux petits de la paroisse, l'ancien catéchisme et, quand circule un tract menaçant sur ce sujet, elle l'apporte au curé, du bout des doigts : « Monsieur le Curé, c'est vous qui distribuez cette vilenie ? » -- « Oh, Madame, cela vient de l'évêché -- vous avez remarqué, je n'en ai pas parlé en chaire ! » Enfin, le jour où le malheureux a présenté le nouvel Ordo comme un progrès liturgique, elle lui a demandé d'un air soucieux : « Dites-moi, Monsieur le Curé, y a-t-il un temple protestant, ici à X... ? »
102:140
Et le curé, très œcuménique : « Sûrement, Madame, pas très loin de chez vous. » -- « Bien, je vous le demandais, car, lorsque vous aurez établi votre merveille, nous irons au temple, ce sera plus commode et équivalent... » Et le brave homme de s'exclamer -- et de faire quelque protestation de foi, loyale et désolée. « Dans ce cas, Monsieur le Curé, nous attendrons quelque temps. »
Et moitié riant, moitié taquinant, grondant, elle maintient... ce qui peut être maintenu dans ce cœur en désarroi.
Mais tout dépend de l'état de souffrance, de contrainte du prêtre. Contre la triomphante équipe de secteur anonyme, rien à faire, rien à dire.
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De cette réserve, tant que la Messe est valide -- de cette abstention quand, dans les semaines et les mois qui vont suivre, on s'apercevra que certaines messes sont invalides, -- de cette invraisemblable et cependant obligatoire attitude morale qui est demandée actuellement aux chefs de famille :
> -- peut mûrir un fruit de vie
>
> -- ou un fruit de mort.
##### *Un fruit de mort*
On est dégoûté, écœuré, désespéré, on se vautre dans la déception et le désarroi ; on ne parle que du scandale de cette effroyable révolution. C'est étonnant, inouï, imprévisible ! On y trouve son excuse : « Je ne me torturerai pas pour savoir si cette Messe est valide ou non. Par la faute du Pape, des évêques, des prêtres, *je suis dispensé,* dispensé de l'obligation du dimanche, dispensé de l'Eucharistie. Je n'y mets plus les pieds. »
103:140
On peut être moins violent et aller dans le même sens -- peu à peu déserter l'église, l'aumône catholique, ne plus chercher le prêtre, la Messe, bientôt la prière ; « employer ce temps à quelque chose de plus utile ». -- « Eh bien, Monsieur, comme cela, quand on aura un travail pressé, on n'aura plus de remords. » Authentique et inconscient *blasphème* d'un activiste... Ne plus étudier, puisque « ça change tout le temps », -- ÉVITER LE SUJET : « *Je ne m'en occupe plus ! *». *--* Et ainsi arriver, en famille, à un lent ou à un rapide *oubli de Dieu,* le plus grand des péchés -- le fruit empoisonné du scandale, qu'on aura mangé passivement.
C'est pourquoi j'ose faire une recommandation : dès qu'on est contraint de subir le nouvel Ordo, à plus forte raison quand, devant une Messe sacrilège, on serait tenu à l'abstention, le recours, le paratonnerre, c'est de lire en famille, chaque dimanche, patiemment, ensemble, *l'ordinaire et le propre de la messe romaine,* en assistant en esprit aux bonnes messes conservées, près, par le cœur, des prêtres qui consacrent en vérité le saint corps de Jésus. On le fait avant ou après l'assistance douloureuse à la Messe nouvelle. Je ne crois pas que se boucher les oreilles, se mettre derrière les piliers (ils seraient garnis !), dire son chapelet suffise pour conserver l'amour vivant de la Messe. Il faut la réciter avec ses prières éternelles jusqu'à ce que, vivante, elle revienne à notre église paroissiale et nous trouve tout éveillés, tout pratiquants.
Sinon, fruit de mort.
##### *Fruit de vie*
L'Église entre en tentation. Si Jésus revenait dans six mois, un an, le 30 novembre 1971, trouverait-Il de la foi dans les âmes ? La Messe est attaquée, ceux qui la maintiendront seront les sauveurs. C'est un Avent : le Seigneur viendra avec sa Sagesse et l'Église dira son jugement.
104:140
Heureux ceux qui auront maintenu sans crainte, ni pusillanimité ! Des mois, peut-être des années vont s'écouler : « il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». Il faut cueillir le fruit de vie qui est l'Amour de la Messe de toujours.
Car tout est *pour le Bien des Élus.*
Et, dans notre malheur, il se glisse et règne une paix, une action de grâces. La Messe, la vraie, l'éternel Saint Sacrifice s'est fait plus vivant dans nos cœurs. Voyez et palpez, nous ne savions pas à quel point nous vivions de la chair et du sang du Sauveur. Comme elle nous était chère, unique, cette Messe -- inséparable, inaliénable ! Nous n'avons point de tentation. Nous l'aimons tellement que nous voilà armés pour la trouver et la garder.
C'est ce que m'écrivent *de jeunes prêtres :* « J'ai tant souffert pour obtenir l'ordination, jamais je ne me séparerai de la Messe qui m'a été confiée, quelles que soient les persécutions, *la question ne se pose pas pour moi ! *»
C'est ce qu'exprime la simple, la toute belle, la reposante Déclaration du Père Calmel, je dit bien la reposante... Nous donnerions notre vie, nos biens, tout ce qu'il faudra pour protéger ces prêtres-là.
Pour le Saint Sacrifice, ils ne sentent ni ne jugent qu'ils font un sacrifice. Car on se trompe habituellement sur le sens du mot sacrifice. Faire un sacrifice, c'est donner le moins, le temporel, le passager, l'inutile, pour l'Absolu. C'est laisser un petit bien pour un Bien éternel. Ceux qui disent « faisons le sacrifice de tous les trésors de l'ancienne Messe », ne les ont pas dans l'âme et dans le sang. Ils s'imaginent en effet, qu'on sacrifie l'éternelle Messe, comme on quitte « un vêtement de soie » : leur âme n'a plus l'honneur de saigner.
C'est que la Messe de 2000 ans, avec son Offertoire et sa Consécration, et ses rites et le Grégorien, son chant propre, et *tout,* absolument tout ce qui est d'elle, leur est extérieur et comme inerte. Pour nous, c'est l'absolu.
*L'absolu n'est pas objet de sacrifice.*
105:140
Jamais, d'ailleurs, le Pape ne pourra condamner le Missel Romain. Condamné, il ne l'est pas, ne le sera jamais -- et pas même interdit.
*Le Missel Romain !* C'est Paul VI, peut-être inconsciemment inspiré, qui l'appelle ainsi, l'autre n'est que « nouveau ».
Celui de notre Foi, seul est ROMAIN.
Luce Quenette.
106:140
## CHRONIQUES
107:140
### Les paradis artificiels
par Gustave Thibon
LA MORT DE DEUX ADOLESCENTES, victimes de la drogue -- l'une par une piqûre mal dosée, l'autre, indirectement, par suicide -- a suscité d'abondants commentaires dans tous les journaux français. Un fait retient surtout l'attention : c'est que l'usage des stupéfiants commence à étendre ses ravages dans les couches modestes de la société qui semblaient jusqu'ici épargnées par ce fléau.
La jeune génération est la plus atteinte, ce qui assombrit encore le tableau. Un journal a publié les résultats, d'une enquête menée parmi les camarades des victimes. A la question : pourquoi vous droguez-vous ? il a été, répondu : « nous n'avons de goût à rien, tout nous laisse indifférents », ou encore (le mot est d'une jeune fille de 18 ans) : « dans mon état normal, je vois les choses telles qu'elles sont ; une fois droguée, je les vois comme je voudrais qu'elles soient ».
La pauvre enfant reprenait mot pour mot à son insu la phrase célèbre de Bossuet : « le pire dérèglement de l'esprit consiste à voir les choses, non comme elles sont, mais comme on voudrait qu'elles soient ». Encore Bossuet parlait-il de l'influence des passions livrées à elles-mêmes et non d'un dérèglement artificiellement provoqué et entretenu...
108:140
On se drogue parce qu'on s'ennuie. Mais pourquoi s'ennuie-t-on ainsi ? J'ai sous les yeux un article dans lequel il est dit en substance : comment les jeunes d'aujourd'hui peuvent-ils et osent-ils s'ennuyer ? Jamais un aussi large éventail de possibilités ne s'était offert aux hommes : choix plus étendu de la profession grâce à la généralisation et à la facilité des études et, dans l'ordre des distractions, lectures, spectacles, télévision, sports, voyages, etc. Et cela particulièrement pour les jeunes filles, jadis confinées dans le piano, la broderie, le tricot ou les confitures, avec de rares sorties chaperonnées, et devenues aujourd'hui aussi libres que les garçons. Puis, évoquant la charmante petite ville méditerranéenne de Bandol, où se trouvait en vacances le groupe de jeunes intoxiqués dont faisait partie l'une des victimes, l'auteur ajoute : n'a-t-on pas autre chose à faire que de se droguer dans ce pays où tout concourt au bonheur des estivants : douceur du climat, beauté des sites, occasion de pratiquer tous les sports terrestres et nautiques, etc. ?
D'où ce paradoxe : c'est quand les hommes avaient le plus de raisons objectives de s'ennuyer qu'ils s'accommodaient le mieux d'une existence apparemment insipide et c'est quand ils ont toutes les possibilités de se distraire qu'ils s'ennuient le plus.
L'explication est simple. Ce qui fait l'ennui, ce n'est pas le manque de nourriture, mais l'inappétence. Et ce qui crée l'inappétence, c'est la satiété. L'ennui est comme une toxine secrétée par l'abondance mal assimilée.
La pire misère de l'homme, ce n'est pas de ne rien avoir, mais de ne rien désirer. Alors, il cherche un remède à l'inappétence, non dans le jeûne qui lui rendrait le goût des vrais aliments, mais dans des excitants artificiels dont l'effet s'amortit très vite car, ne correspondant à aucun besoin naturel, ils aggravent en profondeur le mal qu'ils soulagent en surface -- ce qui appelle l'emploi de moyens encore plus frelatés et plus nocifs.
109:140
Ainsi s'opère « l'escalade » de la fausse évasion, jusqu'au recours à la drogue, terme normal de cette fuite dans l'irréel, où l'homme trouve un dernier refuge contre l'ennui dans la dissolution de sa propre personnalité. Si, selon la forte expression du catéchisme, la damnation consiste à perdre son âme, les paradis artificiels sont déjà la préfiguration de l'enfer.
Trop de bien-être, trop de facilités, trop de loisirs, disent les pessimistes pour expliquer cette déchéance. S'il en était vraiment ainsi, je veux dire si l'effort des générations précédentes qui ont forgé le prodigieux instrument de la prospérité matérielle devait aboutir à ce legs empoisonné ; si ce qu'on appelle justice et promotion sociales, idéal démocratique et civilisation des masses consistait à répandre dans toutes les couches de la société des vices réservés jadis aux riches et aux oisifs ; si l'homme n'avait le choix qu'entre les tourments de la misère et l'avilissement par l'ennui -- alors les vues les plus sombres sur l'avenir de notre civilisation ne seraient que trop justifiées.
Je ne pense pas que nous ayons trop de bien-être et trop de loisirs. Ce qui manque à beaucoup, c'est le mode d'emploi de ce bien-être et de ces loisirs. La civilisation moderne cultive tous nos désirs, mais elle néglige de nous apprendre le bon usage des biens que nous désirons. C'est la force et c'est le danger d'un régime de liberté de nous présenter en vrac le nécessaire et le superflu, l'utile et le nuisible, le meilleur et le pire, et de nous laisser la responsabilité du choix. Il s'agit de digérer cette abondance et de mériter cette liberté. Or, toute bonne digestion implique deux conditions d'abord le discernement qui consiste à ne pas manger n'importe quoi et ensuite la modération qui consiste à ne pas trop manger. La gloutonnerie aveugle produit le dégoût -- après quoi la maladie et le médecin ne tardent pas à nous imposer un régime incomparablement plus sévère...
110:140
Là réside en effet le nœud du problème : si nous ne savons pas allier l'abondance extérieure à la discipline intérieure, l'abondance elle-même nous sera ravie car la prospérité économique ne peut subsister et s'accroître que par le travail et les bonnes mœurs. Et quant à la discipline, nous y serons ramenés du dehors par la tyrannie, suite invariable du désordre et de la licence, et qui sera exercée par d'impitoyables médecins du corps social, sinon par des chirurgiens sans scrupules qui n'hésiteront pas à nous amputer de ce précieux organe dont nous aurons fait un si triste usage : la liberté.
##### *Socialisme et utopie.*
« Rien de nouveau sous le soleil », dit l'Écriture Sainte. J'ai trouvé, une fois de plus, la confirmation de cette maxime en lisant un ouvrage écrit en 1864 par un certain Louis Reybaud dont j'ignorais jusqu'ici le nom. Cet auteur revendique le privilège d'avoir inventé, vingt ans auparavant, le mot *socialisme* pour désigner la doctrine opposée à l'individualisme. Après quoi il nous avertit qu'il ne veut plus entendre prononcer ce mot parce qu'il prit, dans la bouche des révolutionnaires qui se disent socialistes, la signification suivante : « l'art d'improviser une société irréprochable ».
Cet état d'esprit n'a fait que se développer depuis cent ans. Les marxistes nous promettent, au terme de la lutte des classes, une société sans défaut, et les étudiants en révolte annonçaient en mai 1968 l'avènement de la justice et du bonheur absolus. « Je décrète le bonheur permanent », disait un graffiti que j'ai lu sur les murs de la Sorbonne...
Revenons à la formule de Reybaud qui résume, avec une précision géniale, l'utopie révolutionnaire.
111:140
Il y a d'abord le mot *improviser* qui exprime la prétention de reconstruire la société à partir d'une simple vue de l'esprit, sans tenir compte de la nature humaine, ni des mœurs ou des structures existantes (« du passé, faisons table rase » chante l'hymne révolutionnaire), en un mot de recréer la Cité de toutes pièces, à l'imitation de Dieu qui a tiré le monde du néant.
Première illusion, car rien de positif ne peut s'improviser ici-bas. Tout se relie à un passé, c'est-à-dire à des éléments déjà constitués et à des habitudes acquises. Quand, par exemple, on me demande d'improviser un discours, je peux à la rigueur parler sans papier ni préparation immédiate, mais cette improvisation n'est qu'apparente, car, en réalité, je me borne à mobiliser des formules, des connaissances et des expériences que j'ai élaborées tout au long de mon existence. Et cela s'applique encore davantage aux réalités sociales qui sont infiniment moins malléables que les idées et les mots.
Seconde illusion : croire à la possibilité d'une société *irréprochable,* car, quoiqu'on fasse, une telle société ne pourra jamais exister. Toute société, en effet, est composée d'individus dont aucun n'est absolument irréprochable. Or, comment tirer un ensemble parfait d'une somme d'éléments imparfaits ? L'expérience nous montre qu'il y a des dissensions et des tiraillements dans les familles les plus unies et dans les entreprises les plus saines. Et si, selon le rêve du socialisme intégral, on supprime l'autorité paternelle et la propriété privée pour confier à l'État l'éducation des enfants et la gestion des entreprises, cela suffira-t-il à créer des éducateurs impeccables et des travailleurs sans reproche ? Ne faut-il pas plutôt redouter de voir se multiplier, dans ce climat d'anonymat et d'irresponsabilité, la négligence et le parasitisme ? L'échec de toutes les tentatives faites dans ce sens justifie surabondamment cette méfiance.
Le caractère chimérique du messianisme socialiste apparaît encore plus clairement si l'on songe que même dans les ordres religieux -- ces sociétés privilégiées où l'on n'entre que par libre vocation et dans le seul but de faire régner la charité évangélique -- on observe des frottements et des rivalités entre les hommes.
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Le vrai problème n'est pas d'improviser une société irréprochable, mais d'incarner patiemment l'idéal dans le réel, de greffer ce qui doit être sur ce qui est, car la vie est un courant continu où l'avenir se nourrit sans cesse du présent et du passé. Et la société qui naîtra de cet effort sera toujours loin d'être irréprochable : il suffit qu'elle soit meilleure que celle où nous vivons aujourd'hui.
Sinon on détruit au lieu de construire. C'est d'ailleurs la seule chose ici-bas qu'on pusse improviser à volonté. Il faut une grande réserve de matériaux et une compétence longuement élaborée pour édifier et pour meubler une maison, mais il suffit de craquer une allumette pour improviser un magnifique incendie. C'est là qu'aboutit l'impatience révolutionnaire : au lieu de la perfection escomptée, on sème la ruine et le chaos -- châtiment normal de ceux qui veulent réaliser l'absolu et se brisent contre l'impossible.
##### *La leçon des cosmonautes.*
Le succès spectaculaire des premiers explorateurs de la lune a soulevé dans le monde entier -- à l'exception de la Chine où cet exploit a été passé sous silence -- une immense vague de curiosité et d'enthousiasme.
Cet élan unanime a parfois d'étranges prolongements. Un journal américain m'apporte aujourd'hui les deux informations suivantes :
1\) que les fabricants spécialisés dans la nourriture pour astronautes -- laquelle se présente sous une forme ultraconcentrée dans des tubes ou des sachets appropriés -- sont en train de faire fortune, tout le monde voulant goûter à ces menus lunaires qui, paraît-il, n'ont d'abord guère plus de goût qu'une vulgaire pâte à papier et prennent ensuite quelque saveur après un certain temps de mastication ;
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2\) que les couturiers se préparent à lancer une mode « new moon » où robes et chapeaux ressembleront aux combinaisons revêtues par les cosmonautes.
Je ne crois pas que la gastronomie et l'élégance fassent de grands progrès dans cette voie. Mais ces excentricités constituent, pour l'immense masse de nos contemporains qui n'auront jamais l'occasion d'aller sur la lune, l'unique moyen d'imiter à leur façon les navigateurs de l'espace.
J'appartiens moi-même à cette masse de déshérités qui ne comprennent pas grand-chose aux calculs et aux réalisations des techniciens de la NASA et qui ne possèdent à aucun degré l'entraînement physique et moral des cosmonautes. Mais je pense qu'il y a une meilleure manière de marcher sur leurs traces et d'imiter leurs vertus.
La première de ces vertus, c'est l'obéissance rigoureuse à tous les détails d'un programme établi d'avance et dont l'exécution ne tolère ni défaillance ni retard.
Exemple : telle manœuvre devait être accomplie dans un délai d'une demi-seconde, faute de quoi c'était la catastrophe irrémédiable et la mort certaine. Imaginez, à partir de là, l'état d'esprit d'un cosmonaute. Qu'il soit angoissé ou calme, fatigué ou euphorique, bien ou mal disposé à l'égard de ses compagnons de voyage -- rien de tout cela ne devait s'extérioriser c'était la manœuvre, avec ses exigences précises et implacables, qui mobilisait toute son attention et commandait tous ses gestes.
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Il y a là un grand exemple à imiter dans notre vie quotidienne et surtout dans nos relations avec nos semblables. Pourquoi ne mettrions-nous pas dans l'accomplissement de notre devoir d'état et pour adoucir l'existence de notre prochain, un peu de cette discipline et de cette maîtrise de soi qui s'imposaient aux cosmonautes sous peine de mort ? Pourquoi ne ferions-nous pas librement et gratuitement, c'est-à-dire par amour et par dévouement, ce qu'ils ont dû faire sous la pression impitoyable des lois de la matière et de la mécanique ?
Si nous mettions à nous vaincre nous-mêmes, à dominer nos humeurs et nos caprices le dixième de la vigilance et de l'énergie que ces héros de l'ère technologique ont employées à vaincre l'espace et la pesanteur, une incroyable aurore de paix et de bonheur se lèverait sur le monde. Cela ne nous rapprocherait pas de la lune, mais contribuerait puissamment à rendre la terre plus habitable...
Gustave Thibon.
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### Note sur les Églises
par Henri Rambaud
*Il n'est pas indispensable de connaître* « *le texte communiqué *» *dont parle Henri Rambaud : la signification de la* « *note *» *qu'il avait rédigée en février 1964, et qu'il publie aujourd'hui, n'en dépend pas.*
*Il suffira de savoir qu'en février 1964, Henri Rambaud avait fait tenir, là où il le fallait, ce qu'on va lire.*
1\. -- Le texte communiqué me paraît, intellectuellement, comporter deux graves défauts :
a\) Il semble n'exister pour l'auteur que les catégories du *plus* et du *moins,* mais non pas celles du *oui* et du *non.* On aboutirait, sur cette voie, à dire que mon douzième petit-fils, qui vient tout juste d'avoir un mois, ne sait encore que très incomplètement lire, quand il faut dire qu'il ne le sait pas du tout ; ou encore qu'un singe n'est que très incomplètement un homme, quand la vérité est qu'il n'en est absolument pas un, en dépit d'une incontestable similitude physique. Inversement, l'esclave de Ménon, qui ne sait pas la géométrie, possède l'essence de l'homme aussi complètement que Socrate. Il y a ainsi des choses dont il faut dire d'abord si elles sont ou ne sont pas, avant d'examiner leur intensité, qui n'est pas nécessairement partout la même : tous les élus possèdent Dieu, ils ne le possèdent pas tous au même degré.
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Que l'on réfléchisse seulement que la façon de penser de l'auteur va droit à supprimer la distinction du péché véniel et du péché mortel, qui ne peut être abandonnée. Je ne doute pas qu'il ne rejetât cette conséquence. Mais sa façon de penser y conduit.
b\) A cette erreur d'ordre philosophique s'en joint une autre, d'ordre plus précisément théologique, qui est de ne tenir pratiquement aucun compte de la distinction du *visible* et de l'*invisible,* qui s'impose pourtant quand on traite de l'Église.
Il en résulte un texte qui est un modèle de confusion lénifiante, toute netteté de vue disparaissant dans une bienveillance universelle. C'est cette netteté de vue qu'il importe de rétablir avant tout, et, par suite, je ne saurais exprimer mon sentiment sans formuler d'abord les principes qui, à mes yeux, doivent dominer le problème.
#### I. -- Les principes
2\. -- Il semble que la question de la relation des Églises séparées à l'Église catholique s'éclairerait si l'on voulait bien distinguer les trois plans suivants :
a\) la notion d'*église*, qui est essentiellement celle d'une société visible ;
b\) les *biens spirituels* qu'il en résulte pour les âmes, biens qui, étant dans les âmes, sont essentiellement invisibles ;
c\) les *vérités* dont Jésus-Christ a confié la garde à son Église, avec mission de les faire fructifier, et les *moyens de sanctification* mis par cette Église à notre disposition pour nous aider à faire notre salut.
3\. -- Ceci posé, il doit être formellement professé qu'il n'y a qu'une Église de Jésus-Christ, à laquelle il est nécessaire d'appartenir réellement pour être sauvé : *Tenendum quippe ex fide est extra apostolicam Romanam Ecclesiam salvum fieri neminem posse*. (Denz., n° 1647 *Singulari quadam*, 9 déc. 1854.)
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4\. -- Cette appartenance réelle ne doit pas être entendue au sens d'une appartenance nécessairement visible. Les deux notions ne se recouvrent pas. Il peut y avoir appartenance visible sans appartenance réelle : cas du catholique pécheur : s'il meurt dans cet état, ce n'est pas d'appartenir visiblement à l'Église de Jésus-Christ qui le sauvera. Inversement, il peut y avoir appartenance réelle sans appartenance visible : cas du chrétien séparé (ou même de l'incroyant) d'ignorance invincible et d'entière bonne volonté ; celui-là sera sauvé, mais parce qu'il appartient sans le savoir à l'*unam sanctam*.
Cette exception (qui peut être très fréquente) n'empêche pas que la réunion de l'appartenance réelle et de l'appartenance visible ne soit l'état normal du chrétien. L'appartenance visible est une obligation. Dès l'instant que l'on sait où se trouve l'Église de Jésus-Christ, on ne saurait s'y soustraire légitimement en alléguant que l'appartenance réelle suffit ; car il est bien vrai qu'elle suffit, mais le refus d'y joindre l'appartenance visible prouverait qu'on ne l'a pas. Il peut seulement arriver, -- il arrive sans doute très souvent, -- que l'âme soit trop mal éclairée pour apercevoir cette obligation, qui, dès lors, ne saurait s'imposer à elle *in concreto* comme un devoir ; mais l'obligation n'en est pas moins réelle pour cela.
5\. -- Les églises séparées sont pareillement des sociétés visibles. Ces églises ont pu retenir un plus ou moins grand nombre de traits de l'Église de Jésus-Christ ; on ne peut cependant en aucune manière dire qu'elles en font partie, ni qu'elles sont en tant qu'églises, en communion, même partielle, avec elle : puisque par définition, elles en sont séparées. La communion ne se divise pas. Quand elles auraient la même foi, la même morale, les mêmes rites, il leur manquerait encore de reconnaître la plénitude de l'autorité du Pontife Romain telle que l'a définie le Concile du Vatican : *sive in omnes et singulas ecclesias sive in omnes et singulas pastores et fideles*. (Denz., n° 1831.)
Cela est si vrai que l'on peut parfaitement concevoir, qu'il y a déjà, en fait, des obédiences comportant avec l'obédience latine des différences de discipline et de liturgie beaucoup plus sensibles que telle église séparée, et qui néanmoins font partie, elles, de l'*unam sanctam*. Cela signifie simplement que ces différences ont leur place légitime dans le trésor commun dont l'Église a la garde et n'en blessent pas l'indispensable unité.
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6\. -- On est ainsi conduit à se demander si, à défaut de cette appartenance visible des églises séparées à l'Église de Jésus-Christ, qui, par définition, n'existe pas, il n'y aurait pas pour elles la possibilité d'une appartenance réelle, quoique invisible, comme il se peut pour les âmes. La réponse ne peut être que négative. Le cas n'est nullement similaire. L'état d'une âme au regard de Dieu est une réalité dont aucune connaissance expérimentale n'est possible ; rien n'empêche d'admettre qu'une âme qui ne se sait pas rattachée à l'Église de Jésus-Christ ne lui appartienne réellement. Mais églises séparées comme l'Église de Jésus-Christ sont toutes les deux de l'ordre du visible et il serait contradictoire qu'une église qui visiblement n'est pas unie à l'Église visible fondée par Jésus-Christ en fasse néanmoins, partie.
On remarquera qu'il n'est absolument rien préjugé par là de ce qu'il en est des membres des églises séparées. C'est seulement dire que, supposé que tous les membres de telle dénomination, -- disons les sabbatariens pour en choisir une qui n'existe pas, sinon dans un admirable roman de Chesterton, -- appartiennent invisiblement à l'Église de Jésus-Christ, ils seront bien tous sauvés ; mais ils ne le seront pas en vertu de leur appartenance visible à l'église sabbatarienne ; ils le seront en vertu de leur appartenance invisible à l'Église de Jésus-Christ. On ne peut abandonner que celle-ci ne soit rigoureusement la seule qui conduise les hommes au salut.
7\. -- Ce n'est nullement là méconnaître ce que les églises séparées peuvent avoir d'excellent. Il ne s'ensuit pas en effet de la séparation que ce que les églises séparées ont gardé de l'Église romaine soit frappé de stérilité. Des milliers de personnes croient à la Trinité sans être soumises au Pontife romain : cette croyance n'en devient pas de ce chef la croyance d'une erreur, et continue d'être bienfaisante. Mieux que cela, dans la mesure où les sacrements continuent d'être administrés selon les règles prescrites par l'Église pour leur validité, ils restent source authentique de grâce : un baptême protestant fait réellement un chrétien, et non pas seulement de nom, mais fait réellement du baptisé le temple du Saint-Esprit ;
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un pope consacre réellement, et le fidèle qui reçoit ensuite le corps du Christ, si ses dispositions sont droites, en retire un accroissement de grâce. A quoi s'ajoute que, si les sacrements sont le moyen normal d'acquérir, de retrouver ou d'accroître la vie de la grâce, ils ne sont pas le seul. Nous n'avons pas le droit de les refuser, parce qu'ils sont le moyen institué par Jésus-Christ, mais il ne s'est pas interdit de nous donner sa grâce en dehors d'eux, et il est certain qu'il ne cesse de le faire.
Il n'y a donc pas à contester qu'une vie spirituelle authentique, parfois très haute, puisse exister dans les églises séparées. Mais il importe souverainement d'en déterminer le principe.
Il n'est pour cela que de réfléchir qu'en regard de l'Église romaine une église séparée se définit essentiellement comme la composition d'un *oui* avec un *non :* il y a adhésion à des parties considérables de notre foi, il y a refus de certaines autres. Il est clair que c'est le premier élément qui est sanctificateur, non le second. Un protestant ne se sanctifie pas par ce qu'il a de proprement protestant, il se sanctifie par ce que son protestantisme garde d'authentiquement catholique. Il suit de là que toute valeur spirituelle qui se trouve chez un chrétien séparé est de droit valeur catholique. Elle a sa place dans le trésor commun.
« Je n'ai pas un atome de protestantisme dans ma composition, disais-je un jour, et néanmoins j'aime beaucoup les protestants ; je les aime pour ce qu'ils ont de catholique. -- C'est aimable ! me fut-il répondu : c'est comme si vous disiez : j'aime beaucoup les Italiens parce qu'ils ressemblent aux Français. Pensez-vous qu'ils seraient contents ? -- C'est que ce n'est pas du tout cela. Mais : j'aime beaucoup les Italiens parce qu'ils ont des qualités d'homme. »
J'entends par là que le catholicisme n'est pas une « dénomination » entre cent, pas une secte. Il est d'un autre ordre. Tout ce qui est chrétien est sien.
8\. -- Loin que ce principe doive blesser les chrétiens séparés, il est au contraire le seul qui permette de rendre justice à leurs mérites et de faire de nous leurs débiteurs sans offense pour l'Église de Jésus-Christ.
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C'est que le message de Jésus-Christ est par essence inépuisable. Il résulte de là que, de même qu'aucun chrétien ne réalise totalement ce message en sa personne, de même aucune époque de l'Église catholique ne peut se flatter de l'avoir tout entier mis en lumière. Tout le monde admettra qu'il y a certainement tels chrétiens séparés qui valent infiniment mieux aux yeux de Dieu que tels catholiques. Il faut admettre de même qu'il n'est nullement impossible que certains aspects de la Révélation aient été mieux explicités, à une date donnée, dans certaines confessions séparées qu'ils ne l'étaient, à la même date, dans l'Église catholique, parce que celle-ci, sans les nier, portait alors ailleurs le principal de son effort.
Cela tient aux limites de notre esprit qui ne peut embrasser du même regard toutes les faces de la réalité. Il arrivera donc que telle vérité de première importance voile une vérité complémentaire. Saint Bernard refusait d'envisager l'Immaculée-Conception, parce que, pensait-il, on ne pouvait faire pire injure à Marie que de la soustraire à la Rédemption de son Fils. Il avait raison de vouloir que Marie aussi, même Marie, fût rachetée par son Fils, il ne voyait pas qu'il était possible qu'elle le fût *sublimiore modo*, non point lavée, mais gardée intacte de la faute originelle. C'est par un mécanisme analogue que la connaissance de l'Ancien Testament était certainement moins répandue chez les catholiques du XVII^e^ siècle qu'elle ne l'était chez les Puritains de la même époque, alors que la Bible tout entière fait partie du trésor dont l'Église a la garde. Et ce n'est que le premier exemple qui vient à l'esprit : on en trouverait aisément d'autres, dans le domaine de la spiritualité.
On voit par là l'enrichissement que serait pour l'Église-mère elle-même que ses filles séparées rentrent dans sa communion. Tout ce que la vertu des germes emportés dans leur exil a fait fleurir en elles de noble et de beau, d'héroïque parfois, juste gloire de leurs traditions propres, désormais récapitulé dans le trésor commun, tout ensemble y brillerait d'une clarté plus pure et rendrait plus radieusement diverse la splendeur de l'unique épouse de Jésus-Christ.
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9\. -- Quelque précieux qu'ils soient, il faut toutefois prendre garde que ces apports des églises séparées ne sauraient être étendus jusqu'à prêter à ces églises une meilleure intelligence d'ensemble de la Révélation. Jésus-Christ a promis à son Église qu'elle aurait l'assistance de l'Esprit Saint, cette assistance serait vaine s'il y avait des époques où les églises séparées auraient mieux gardé son message que l'Église qui, seule, peut se dire la sienne.
La vérité oblige d'ailleurs à dire que s'il y a le péril de ne pas estimer assez haut les mérites très réels des confessions séparées, il existe aussi le péril de les estimer trop haut. Ce second péril est particulièrement menaçant aujourd'hui.
La cause en est dans le réveil, d'ailleurs si heureux, des préoccupations œcuméniques, qui a mis en rapport les catholiques avec les chrétiens séparés qui partagent leur désir de retrouver l'unité perdue, et qu'il est naturel qui soient parmi les plus riches de vie spirituelle. On imagine trop vite que tous, ou du moins beaucoup, sont comme ces âmes d'élite. Ce n'est pas sûr.
*A priori* déjà, c'est faire injure à l'Église de Jésus-Christ que de ne pas penser qu'elle offre à la vie spirituelle des conditions plus favorables que les églises séparées. Et pour deux raisons : 1° parce que ce n'est pas une circonstance négligeable pour la vie spirituelle que d'être ou de n'être pas dans la vérité ; 2° parce que l'Église catholique impose ou propose à ses fidèles tout un appareil de moyens de sanctification incontestablement plus riche de beaucoup que ce qu'en ont conservé les églises séparées que l'on pense seulement au sacrement de Pénitence. Il est très vrai que les voies instituées par Jésus-Christ, soit directement soit par l'intermédiaire de son Église, pour nous communiquer la vie de la grâce, ne sont pas les seules par lesquelles la grâce nous parvient ; il serait tout à fait faux de penser que l'absence, fût-elle seulement partielle, de ces moyens de sanctification soit de peu de conséquence sur la sainteté des fidèles.
Au surplus, que l'on regarde autour de soi. Je n'ai aucune expérience des églises dites « orthodoxes » et ne puis que m'en taire. Mais ce que je connais des milieux protestants me fait croire que les catholiques sont plutôt portés à surestimer qu'à sous-estimer leur niveau de vie spirituelle. Ce n'est pas que le mouvement qui porte certains protestants vers le catholicisme ne s'accompagne le plus souvent d'une spiritualité au-dessus de l'ordinaire.
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Mais c'est qu'à côté de ce courant il existe une large masse d'indifférence religieuse, et aussi un courant inverse en faveur d'une religion « démythisée », c'est-à-dire « désurnaturalisée », qui réduit à néant le message de l'Évangile. Témoin le succès prodigieux remporté récemment par le livre de l'évêque anglican de Wooltvich, John A.T. Robinson, *Honest to God* (traduit en français par Louis Salleron sous le titre de *Dieu sans Dieu*)*,* livre dont la thèse est que « dans un monde qui devient de plus en plus non-religieux », on ne sauvera le christianisme qu'en le vidant de toute religion.
#### II. -- Critique du texte
10\. -- Cet exposé de principes me dispense de m'étendre longuement sur le texte du projet. Il est clair qu'il pèche avant tout par ce qu'il ne contient pas : l'affirmation nette et franche que l'Église de Rome est la seule Église du Christ et qu'il est nécessaire de lui appartenir pour être sauvé. On dirait que le premier souci de l'auteur ait été de ne pas heurter nos frères séparés. Il laisse le sentiment qu'il est sans doute mieux d'être catholique, mais qu'être chrétien sans être rattaché à Rome est déjà quelque chose de très bien, puisqu'on a ainsi presque tout l'essentiel.
Cette façon de présenter les choses pèche contre notre foi, contre nos frères séparés et nuit à la cause de l'unité.
11\. -- L'auteur de ce texte refuserait certainement de qualifier l'Église de Jésus-Christ de *prima inter pares.* Il n'empêche qu'il en donne l'impression en écrivant (al. 5) que « *the spirit of Christ does not refuse to use them* \[*the separated churches and communities themselves*\] *as means of salvation, whose power is derived from the very plenitude of grace and truth that has been entrusted to the Church *».
Même si aucune des phrases de ce projet ne contenait d'erreur positive, ce qui n'est pas sûr, il reste que certaines d'entre elles, comme celle-ci, semblent avoir été calculées pour permettre à la fois une interprétation correcte et son extension à des thèses problématiques ou tout à fait erronées.
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Il est bien certain, par exemple, que le Christ use de tous les moyens pour nous sauver, y compris le péché, *etiam peccata,* mais appellerons-nous pour cela le péché *a mean of salvation ?* Et de quelle manière le pouvoir des églises séparées est-il dérivé de la plénitude de grâce et de vérité de l'Église de Jésus-Christ ? Par *participation* (ce qui serait tout à fait faux) ou par *imitation* (ce qui n'exprimerait qu'une vérité historique, qui laisserait de côté la légitimité de ce pouvoir) ?
Il reste surtout que le silence gardé à l'endroit d'une affirmation nécessaire aboutit, dans certains cas, à une véritable altération de la vérité. Présenter l'appartenance à la seule Église qui soit celle de Jésus-Christ comme une supériorité ne peut suffire, quand elle est une nécessité. On affadit ainsi le message du Christ, ou, pour mieux dire, en croyant lui rester fidèle, on le vide de sa substance.
On pourrait même généraliser, car il semble bien qu'il y ait là, pour l'Église, un des plus insidieux périls de l'heure présente. Aucun catholique ne veut être hérétique, et, par suite, tous acceptent les propositions définies ; mais on cherche à les interpréter de telle manière qu'elles n'aient plus rien qui heurte nos frères séparés ou les incroyants : ce qui revient à n'en conserver que la formule. Je ne sais ce qu'il en est dans les autres pays ; mais il y a certainement en France une tendance inquiétante à transposer les vérités surnaturelles sur le plan purement naturel.
12\. -- Le tort n'est pas moindre à l'égard de nos frères séparés. La première charité que nous leur devons est celle de la vérité. C'est les tromper que de leur faire entendre qu'ils ont à peu près tout, qu'il ne leur manque presque rien d'essentiel ; et c'est les priver de biens spirituels que la vraie charité brûlerait de leur partager.
Ici encore, l'auteur aboutit à des formules qui sont un modèle d'imprécision. Ainsi de la phrase suivante « *The brethren who believe in Christ and have duly received baptism, but do not enjoy perfect communion with the Church, are nevertheless bound with us by some kind of communion. *» (al. 2) En un sens, ce n'est pas faux puisqu'il y a bien *some kind of communion* entre nos frères séparés et nous du fait des vérités qui nous sont communes ;
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au surplus, l'on a bien soin de préciser que cette communion n'est pas *perfect*. Que l'on compare cependant avec la formule traditionnelle des définitions dogmatiques : *Si quis dixerit... anathema sit*, ce qui signifie : « Encore que vous professiez tous les autres articles de notre foi, si vous professez cette proposition que nous condamnons, vous n'êtes pas des nôtres. » Mais ici : « Bien qu'il y ait des points essentiels de notre foi que vous rejetez et qu'ainsi nous ne puissions vous dire tout à fait des nôtres, il y en a tant d'autres qui nous unissent que vous n'êtes pas tellement loin de nous. » J'entends bien que, sur le plan des idées, les deux façons de s'exprimer ne sont nullement inconciliables ; mais la différence d'accent est très sensible et la seconde rédaction, dans un document comme celui-ci, risque fort de faire entendre que l'essentiel que l'on dit très justement manquer, n'est peut-être, après tout, pas tellement capital.
13\. -- Il résulte de là que, croyant servir la cause de l'œcuménisme, ce projet travaille en réalité contre elle. Il ne hâte pas la réunion des chrétiens ; il la retarde, en diminuant chez nos frères séparés le désir de rentrer dans l'Église Romaine, chez nous celui de les y ramener. Imaginons en effet un protestant qui songe à se convertir, et supposons qu'il lise ce texte. Il en conclura d'abord qu'il est moins loin de l'Église romaine qu'il ne l'aurait cru, puisque, de l'aveu même de cette Église, presque tout ce qu'elle dispense à ses fidèles, il l'a ; par conséquent, rien ne le presse de s'y agréger. Mieux que cela : non seulement il n'y a pas pour lui péril en la demeure, mais il y pourrait trouver avantage. Car il serait assez naturel qu'en tant que protestant, il se rende moins compte que nous de ce que l'Église n'abandonnera jamais. Elle vient de faire un très grand pas vers lui. Qui sait s'il ne la verra pas s'avancer plus loin encore sur la voie des concessions, pour peu qu'il sache attendre, et qu'alors il puisse rejoindre Rome à des conditions plus douces encore ?
Il est plus triste de penser que le même péril existe du côté catholique. J'ai entendu de mes oreilles prêcher dans une église en ces termes : « Prions, mes frères, pour les Musulmans ; non pour qu'ils deviennent chrétiens, mais pour qu'ils deviennent de meilleurs Musulmans. »
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Oui, cela signifiait : parce qu'ils ne peuvent pas devenir chrétiens. N'empêche que la formule est malheureuse et ne montre pas une foi particulièrement désireuse de gagner des âmes au Christ. Et voici qui est plus grave. Vers la fin de novembre (je n'ai malheureusement pas gardé la coupure), un des Pères conciliaires, de langue française, s'il m'en souvient bien, mais non pas de la métropole, aurait soutenu, si du moins le compte rendu de Fesquet était exact, la thèse suivante : ne cherchons pas à convertir les protestants, parce qu'en somme ils sont déjà de notre côté, et qu'en outre, « le changement de confession produit non rarement la perte de la foi ». Quoi ! serait-ce donc si peu de chose que de passer du protestantisme au catholicisme, un vain raffinement, un coupage de cheveu en quatre ? Et si l'un de nos frères séparés est tenté de rejoindre l'Église de Jésus-Christ, nous devrions le lui déconseiller ?
14\. -- A mon sens, c'est un tout autre langage qu'il faudrait tenir à nos frères séparés, plus viril et plus humain tout ensemble.
Je voudrais d'abord qu'il ne craignît pas de se modeler sur l'*est, est, non, non* de l'Évangile, et par conséquent professât hautement que l'Église romaine est la seule Église de Jésus-Christ et que ce n'est pas une petite privation d'en rester à la porte. Je ne crois nullement que ce serait décourager nos frères séparés d'en franchir le seuil. Qu'est-ce en effet qui les attire chez nous ? Que nous leur ressemblons ? Allons donc ! Nous ne serions alors qu'une « dénomination » de plus, et ils en ont déjà bien assez ! Non : mais c'est précisément que nous ne sommes pas comme eux. Et c'est dans le même esprit que je n'insisterais pas seulement sur l'affirmation que nous sommes la seule Église du Christ, mais encore sur tout ce que nous avons et qu'ils n'ont pas, sur la Messe, en particulier, sur la Présence réelle, sur le culte de Marie, -- sur tous ces mystères qui sont autre chose que de la morale et qui changent le pain de la vie quotidienne en quelque chose de saintement consacré.
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Mais je leur montrerais aussi tout ce qu'ils pourraient garder de ce qu'ils aiment pour qu'ils ne soient pas effrayés à la pensée de se jeter dans un univers inconnu. Je leur dirais que la diversité a sa place légitime et enrichissante dans l'unité de l'Église de Jésus-Christ, heureuse d'accueillir leurs traditions, leurs liturgies (d'ailleurs, dans le cas de l'anglicanisme, si souvent d'origine catholique), même leur magnifique *King James* (mais évidemment avec addition des livres canoniques qu'elle rejette à tort dans les *Apocrypha,* et avec révision des traductions impossibles, comme l'*highly favoured* pour KEHARITOMENI). Je vous le demande, n'est-ce pas souvent ainsi que Dieu agit avec nos pauvres âmes, nous demandant que tout lui soit consacré, et nous laissant la jouissance de tant de choses que nous aimons ?
Henri Rambaud.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
S'IL EST DE QUELQUE IMPORTANCE dans la vie d'user de sa langue maternelle comme d'un outil bien en main, et si la chose ne va point sans exercices appropriés, -- qui donc a donné à tout le monde pareille évidence que « l'étude du latin ne sert à rien dans la vie » ? Qui a trouvé, pour se rendre maître de notre langue, un exercice comparable à celui de passer de la langue latine à la langue française ? Mais qui songe à de telles questions en parlant de *ce qui sert à la vie ?*
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« Selon vous, pourquoi Dieu manifeste-t-il tout au long de l'Évangile une telle admiration pour la foi ? » (*Figaro,* 26 novembre). Question sans surprise, de la part du jongleur en nombreuse compagnie qui se veut « cavalier seul » ? (*Robert* pas d'accord) dans les écuries d'Augias de son journal. Faisons la mise au point ; Jésus-Christ manifeste en certains cas de l'admiration, c'est pour la foi *extraordinaire* qu'on lui témoigne ; en d'autres cas, il reproche le manque de foi, ou la foi païennement intéressée ; il arrive même que le Sauveur explique le refus de croire en lui par une incapacité de croire signe de mauvaise volonté (Jean, 5/33-47) ; ce que nous voyons « tout au long de l'Évangile », c'est l'insistance sur la nécessité de la foi, et sur sa puissance d'obtenir comme naturellement les miracles, signes de la faveur divine, donc du salut. Or la réponse de M. Jean Guitton n'est en aucune manière cette mise au point considérable ; davantage, « elle en remet », puisque la voici :
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« C'est parce que la foi est difficile à l'homme. » Ainsi, « une telle admiration tout au long de l'Évangile » n'existe pas, et la voilà expliquée comme réelle, d'abord ; voilà, ensuite, pour faire passer au bleu ce qui rend admirable la vraie foi, et, tenez-vous bien, ce que vient de dire en termes clairs le jongleur lui-même : « ...Est-ce que la foi n'a pas la propriété surprenante de nous mettre en contact avec des réalités inaccessibles par d'autres moyens ? » Le jongleur a dit ça, mais c'est annulé magistralement sans l'émouvoir ; « la crise de la foi » est en bonnes mains figaresques, la suite va le confirmer « tout au long ».
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C'est en faisant aimer Jésus, Dieu fait homme, que l'Évangile a fait aimer les hommes de la façon qui rend incomparable l'histoire de l'Église. Non pas une histoire toute divine, et toute de noblesse humaine, comme l'histoire de Jésus : l'Évangile ne promet rien de tel. Mais alors, si les changements actuels tendent tous à perdre Jésus dans la foule humaine, au rebours de l'Église traditionnelle, qui, à tous les niveaux, perpétuait l'Incarnation et ne cessait de nous mettre le Christ sous les yeux, dans le Pape Chef de l'Église, l'Évêque à la tête de son diocèse, le Prêtre à l'autel, parce que Jésus-Christ seul peut faire un peuple de Dieu des foules qui ne peuvent faire, sans Lui, que troupeaux sans pasteur ; ne pas voir dans l'Église d'hier « Jésus continué » visiblement comme Il fut visible ; vouloir une église moderne, qui ne soit pas d'abord, et de toute nécessité, *Dieu avec nous comme l'un de nous,* mais nous ensemble pour Dieu et pour les hommes ; attendre ainsi, des mille changements qui sont tous ce changement-là, de meilleures semailles de l'Évangile, plus d'amour entre les chrétiens et entre tous les hommes, -- pareille idiotie est-elle croyable, et quant à la condition qui est la nôtre, et quant à la vérité de l'Évangile ? (J'avais pris cette note avant d'aller à la messe ; j'y ai entendu (ce 30 novembre) mon curé nous dire qu'avec la nouvelle messe, où l'on comprend tout du début à la fin, selon lui, « désormais, on ne pourra plus tricher, on s'engage terriblement » ! Je croyais, quant au mal, que rien ne peut interdire de tricher à ce que la Bible entend sous le vocable de *basar,* la chair, qui est, précisément, tricherie originelle par opposition à la vérité de l'Esprit, (cfr Bible de Jérusalem, note sur Romains, 7/5).
129:140
Je croyais, quant au bien, que la messe nous y engage, divinement, par des mystères que nous ne comprenons pas : Dieu mort pour notre salut, et qui s'offre à nous comme notre Pain et notre Breuvage). Est-il concevable, cent trente cinq ans après les *Paroles d'un croyant* que l'Église en retentisse, de toutes les manières, comme de l'Évangile même, -- de l'Évangile qu'une seule lecture, semble-t-il, devrait mettre à l'abri d'une aussi monstrueuse « tricherie » ?
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A la vérité sacramentelle ne suffit pas une forme *intelligible* en accord avec la foi, il faut aussi la forme *sensible* requise par le Seigneur, (IIIa, 66, 6 et 10). Cette distinction et cette exigence de la forme sensible vaut pour toute la liturgie, et elle permet de juger *avec prudence* les changements révolutionnaires de l'heure, surtout à la messe.
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Le baptême est la mort du Christ selon que nous-mêmes mourons de sa mort pour vivre de sa vie ; l'Eucharistie est la mort du Christ selon que le Christ immolé, comme le véritable Agneau pascal, est notre Pain de vie, (IIIa, 66, 9, ad 5). Avec la pastorale actuelle, que reste-t-il de ma mort dans le baptême, de la mort du Christ dans le pain eucharistique ? Autre question à la suite : si l'Eucharistie est le seul sacrement qui mette Jésus-Christ parmi nous, au milieu de nous comme le pain sur la table, et non par la seule grâce, en nous, des autres sacrements, qui ne peuvent, eux, se réaliser qu'en nous ; cette disparité, mise en action continuelle, comme avec un empressement d'amour, par la messe de saint Pie V, qu'en est-il avec la messe de Paul VI, pour que lui-même parle un langage aussi étranger à cette vue ineffable ? Si les fidèles, « à la Messe, sont et se sentent pleinement « église », (sic) pourquoi, sinon parce que Celui qui est la Tête de l'Église, (l'unique Église), est là pour les rassembler comme les membres de son Corps ? Et alors, peut-il être question, si la messe est ce mystère-là, d'un « nouveau langage » pour donner « une efficacité plus grande au mystère liturgique » ?
130:140
Une liturgie qui donne le Christ à chacun s'il veut le recevoir, a-t-elle que faire d'un message à la cantonade ? « Les cieux racontent la gloire de Dieu -- et le firmament annonce l'œuvre de ses mains » le sens de *annonce* n'est-il pas celui d'une attestation par la présence même ? Dès lors, « toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez ce calice, vous annoncez la mort du Seigneur », j'entends : la vérité de votre action n'est pas une autre que la mort du Seigneur, par laquelle vous est donnée sa chair en nourriture, son sang comme breuvage, -- tout de même que la vérité du firmament n'est pas une autre que l'œuvre créatrice de Dieu. Mais si telle est la vérité de la messe, que devient-elle, quant à la forme intelligible et quant à la forme sensible, en passant du Saint Sacrifice traditionnel à cette double liturgie de la parole et de l'eucharistie ? Que nous reste-t-il de la cime du sacrifice vers laquelle nous montions processionnellement, pour redescendre à la communion, avant de retourner à notre plaine d'ici-bas ? Il paraît que la messe, dédoublée de la sorte, est simplifiée, harmonisée, traduite du baroque en classique, (je cite le *Figaro,* la *France catholique, R.T.L.*) ; après tant d'autres, pourquoi pas cet aveu de crétinisme ? Qui veut se laver les yeux, je conseillerais « la liturgie de la messe », par Dom Jean de Puniet, abbé de Saint-Paul d'Oosterhout, (Hollande), chez Aubanel en Avignon,... il y a quarante ans.
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« Les deux plus grands maux qui menacent le monde sont l'ordre et le désordre » : lorsqu'il peut sembler bon de parler de la sorte, je ne vois pas quels désordres exigeront une autre explication que le désordre mental par là-même exhibé, -- qu'il s'agisse ou non de l'ordre social plutôt que de l'ordre en général, soit pour être dit un mal et un tel mal, ou pour ne pas avoir à se distinguer de corruptions à lui venues, que l'on me pende si ce n'est pas de ce pauvre monde que l'on dit menacé... Tel cuide secourir misères d'autrui étale misère plus ancienne, plus commune, et plus éclairante, à quoi ses yeux sont aveugles ; témoin M. le rédacteur en chef du *Figaro littéraire,* moraliste de radio, (*France-Inter,* 9 h., le 6 décembre ; récidive dans le *Figaro* du 15), comme il en croit Paul Valéry, de triviale rencontre aussi beste que teste, -- auquel j'aurais demandé ce que c'est que le *monde* quand *l'ordre* est un *mal.*
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Le cardinal Daniélou oppose (*France-Inter,* 13 h., le 7 décembre) aux civilisations anciennes du permanent, (et de citer les pyramides d'Égypte), la civilisation moderne du mouvement qui, bien sûr, doit inspirer une construction nouvelle des églises, avec tout le reste des besoins de l'humaine vie. Je traduis encore une fois ce langage moderne, ou évolutif : « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine », (Bergson dixit), s'attachait *en toutes choses* à l'être (concret) qui fait nécessité ; l'idéologie ne connaît que *le seul être humain* (abstrait) ; qui est liberté comme il est, croit-elle, et sa vie, à mesure, volontarisme en imprévisible devenir. Contemplez d'ici, au lieu des Pyramides, les églises qui nous sont promises, vue l'église que nous fait déjà le passage du romain au moderne ! Et si vous avez du temps pour les serins en cage, demandez à ce docteur de *La France catholique* ce qu'il a sous le bonnet, lorsqu'il parle du mouvement *par opposition* au permanent, *celui-ci remplacé par celui-là...*
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Dans le *Figaro* du 9 décembre, une « Note de lecture » signée R.L. éclaire, sans le voir, le peu catholique personnage auquel nous avons affaire avec le recteur de l'Institut catholique de Paris ; inspiré, l'abbé Laurentin surpasse tous ses talents d'historien et d'expert en théologie conciliante, (je le dis sans lapsus, et pour que le lecteur n'aille pas soupçonner une coquille) ; la morale très stricte de Proudhon lui imposait-elle de « faire chambre à part pour ne pas tromper la nature », alors, notre abbé de *Figaro* y va de ses deux points, puis : « *Humanæ vitæ ?* avant la lettre... ». Je l'avoue, je ne croyais pas que même cet expert de ce temps pouvait faire imprimer ce qui lui fait ignorer, à lui, que *cette lettre-là* dans l'Église est aussi vieille que l'Église.
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Une *participation* de tous qui fasse de *l'amour du Christ* une réalité, même aux yeux des incroyants : tel est le double but déclaré de l'actuelle réforme liturgique. Je pose quelques questions ; l'égale participation de tous fût-elle totale et parfaite quant aux dehors des fidèles présents, n'est-ce pas s'éloigner beaucoup de l'adoration en esprit et en vérité que de donner tant d'importance à ce résultat supposé obtenu ? N'est-ce pas, quant aux êtres humains en cause, disposer de leurs personnes selon une idéologie égalitaire et totalitaire des plus douteuses ? Les rites eux-mêmes demeurent-ils, à pareil compte de prétendue efficacité, *des signes de la foi pour la foi*, -- ou s'agit-il désormais, au contraire du Docteur commun de l'Église (IIIa, 66, 11), de voir dans le seul martyre l'authentique baptême, et le reste à l'avenant ? L'amour du Christ rendu visible à tous les yeux des hommes par les fidèles en liturgie, est-ce de la magie, est-ce tout bêtement l'esbroufe démocratique ?
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« Nous autres, anglo-saxons et latins, nous avons été matés par la lumière... » M. le rédacteur en chef du *Figaro littéraire,* moraliste de radio, (de la Méduse, aurait ajouté Léon Daudet), le confesse en ce 13 décembre et fête de sainte Luce, où le jour s'allonge d'un saut de puce, -- il le confesse par contraste avec « la sainte Russie » qui a pu produire, sous le joug soviétique un film « bouleversant de foi chrétienne » actuelle chez les artistes pris au jeu de leur Moyen-Age. Sur quoi je pose deux questions ; les pèlerinages à Fatima, (en particulier lors de la venue de Paul VI : « Bouleversant Fatima », reportage du R.P. Gallay au journal *La Croix* du 13/5/67), et même les pèlerinages à Lourdes, ne sont-ils pas, sinon en totalité, mais toujours, d'une foi chrétienne émouvante, -- et cela manquait-il hier, même à notre assistance à la messe, qui voulait bien regarder aux expressions de foi, simplement, comme la foi rayonnait ? Deuxième question à la suite : si nos intellectuels ignorent dans la vie de chez nous ce qui les bouleverse dans un film ou un livre venus de la Russie soviétique, est-ce « gâtés par la lumière », n'est-ce pas plutôt pourris de suffisance idéologique, et, par là-même, incapables d'une vue directe de la lumière où elle se trouve : dans la vie des créatures du Bon Dieu, avec sa grâce ?
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133:140
« Plus l'homme se développe, plus il a besoin d'adorer », (Teilhard de Chardin, cité par le cardinal Daniélou, *Figaro* du 15 décembre). Quel besoin ? Je crains fort qu'il ne s'agisse du besoin psychologique d'un contrepoids au narcissisme de l'homme qui se voit croître, (peut-être en rêve), non pas du besoin logique, et théologal, d'être devant Dieu comme Dieu seul est grand pour l'homme qui gagne sa propre hauteur.
Paul Bouscaren.
134:140
### L'étrange diacre de Charleroi
par Roland Gaucher
PASSER QUELQUES HEURES, un dimanche après-midi, dans la salle d'un café, n'offre rien de notable. Assister à la consécration d'un diacre est, sans conteste, un événement plus rare. Voir cette cérémonie se dérouler dans un café, c'est surprenant et, je crois bien, sans précédent.
-- L'ordination d'un diacre dans un café ? Allons ! vous plaisantez. Et votre plaisanterie est de mauvais goût.
Je ne plaisante nullement. C'est bien à cette étrange cérémonie que j'ai assisté, le dimanche 7 décembre 1969, à Charleroi (Belgique), au Café de la Bourse. Le futur diacre était un cheminot, militant syndicaliste, et le diaconat permanent lui a été conféré ce jour-là par Mgr Himmer, évêque de Tournai.
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Un ami belge m'avait fait parvenir l'invitation qui annonçait cette ordination. Le lieu profane, ce café, qui se substituait à l'église traditionnelle, était certes le premier sujet d'étonnement. Il y en avait quelques autres. Par exemple, on pouvait être surpris que dans la liste des invitants à une cérémonie -- somme toute religieuse -- la communauté des cheminots figurait avant le « regroupement des Chrétiens de la région de Charleroi », chrétiens typifiés en quelque sorte par leurs objectifs, chrétiens « qui veulent une Église servante et pauvre au cœur du monde ». Certaines formules retenaient aussi l'attention.
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On pouvait lire par exemple que le diaconat serait conféré « au cours d'une célébration de la parole et du pain, dans un rassemblement fraternel ». Il aurait été plus simple et plus naturel pour des catholiques d'écrire « au cours de la célébration de la messe ». Mais le mot *messe* fut sans doute jugé choquant. Et dans la nouvelle rédaction, la « parlote » était mise sur le même plan que l'Eucharistie, rebaptisée elle aussi, et, comme on le verra, détournée de sa mission.
Mais, surtout, deux citations placées l'une en épigraphe, l'autre en exergue, attiraient le regard par leur rapprochement concerté, qui en faisait une véritable provocation.
L'épigraphe était extraite de la Bible : « *Debout, lève-toi, je t'envoie auprès du Pharaon, pour libérer mon Peuple. *»
L'exergue se composait de cette phrase : « *J'espère un jour retrouver tous les libérateurs de l'Humanité. *»
Elle était extraite du « *Testament d'Ho-Chi-Minh *».
La Bible, Ho-Chi-Minh ! Entre les deux un seul lien : le mot Libération. Du texte biblique, *on* (qui ?) avait soigneusement détaché une phrase évoquant l'asservissement du Peuple Hébreu par le tyran étranger (impérialiste, colonialiste) de l'époque. Voilà la coloration grossièrement politique que l'on entendait donner à la consécration, comme diacre permanent, du camarade Jules Bourlard, chef-garde (cheminot) et militant de la C.G.S.P., centrale syndicale de tendance socialiste.
Et cela, avec la participation de Charles-Marie Himmer, évêque de Tournai.
Assurément, cela promettait.
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C'est pourquoi, le 7 décembre, à 16 heures, je me trouve devant le Café de la Bourse, à Charleroi.
C'est un vaste café-restaurant situé en face de la gare. Il n'évoque en rien, il faut le dire, le bistrot prolétarien que l'invitation pouvait logiquement faire attendre. Ce lieu de boisson est plutôt du genre cossu, et je ne suis pas certain que les braves cheminots belges aient les moyens d'y aller quotidiennement vider une chope ou deux.
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Au reste, l'ordination ne se déroulera pas dans la salle où l'on consomme, mais dans une grande pièce rectangulaire, située au premier étage, qui doit en temps ordinaire servir, je pense, aux cocktails et aux banquets.
Quand j'arrive, la salle est déjà pleine, et les gens continuent à affluer. Au total, 250 à 300 personnes suivront le déroulement de la cérémonie. Au centre de la pièce on a disposé une petite table recouverte d'une nappe blanche et éclairée par deux cierges : c'est l'autel. Tout autour quelques sièges occupés par des dames âgées et par des sœurs aux coiffes noires. La grande majorité de l'assistance est debout. Les gens sont tassés les uns contre les autres dans une atmosphère surchauffée. Ils appartiennent un peu à toutes les classes de la société. Pour la plupart il semble qu'il s'agisse de gens simples, de petits employés, qui se sont endimanchés avec un souci évident de la tenue. Parmi eux, un certain nombre de cheminots dans leurs uniformes soigneusement astiqués.
Je le dis tout de suite : cette assemblée est assurément composée de braves gens. Par sa tenue, comme par son attitude, elle n'évoque à aucun moment la chienlit. Seuls quelques prêtres en civil tranchent par leur tenue débraillée. Ce sont les prêtres contestataires. Leur tenue volontairement négligée les fait reconnaître, tout comme autrefois le port de la soutane.
La télévision belge, plusieurs photographes de presse sont là. Peu après 16 heures, arrivent Monseigneur Himmer, revêtu des habits sacerdotaux, deux prêtres et un diacre, tous trois en aube blanche, un prêtre en civil, et Jules Bourlard en uniforme de cheminot. Ils prennent place près de l'autel.
Monseigneur Himmer a un long visage maigre, un nez pointu chevauché de lunettes d'écaille. Le regard est comme absent, l'expression absolument impassible. Le prêtre en civil, lui, habillé d'un costume gris, paraît plus nerveux.
C'est lui qui, le premier, prend la parole pour présenter le futur diacre. Il vante ses mérites, qui sont essentiellement des qualités de militant syndicaliste. Cette action, explique-t-il, a valu à Jules Bourlard « d'être mis très longtemps en quarantaine par certains milieux chrétiens » (c'est sans doute la forme moderne du martyre). L'abbé poursuit en exposant que de « nombreux contacts ont préparé cette réunion », qui, tout au long de son déroulement, n'offrira en effet aucun caractère d'improvisation. Elle constitue, dit-il, dans l'esprit du Concile, une « ouverture aux milieux de gauche ». L'Église, conclut-il, tient, péniblement, à reconsidérer son rôle et à se mettre au service des hommes.
137:140
Avant cette cérémonie, deux diacres avaient déjà été consacrés dans le seul diocèse de Tournai. L'un était un médecin, l'autre un ingénieur ([^18]). Mais c'était la première fois qu'un diacre était ordonné dans un café et au cours d'une « cérémonie » qui constituait une « ouverture à gauche ». Je veux bien croire en effet que de nombreux préparatifs aient été nécessaires pour l'organisation de cette journée.
La parole passe ensuite à deux délégués syndicaux dont l'un est en uniforme. Ils font l'éloge de Jules, militant exemplaire, qui s'est toujours dépensé au service des autres. L'un d'eux déclare :
-- Nous préférons une salle ouverte, comme celle-ci, à une église.
Il faut donc en conclure qu'une église ne serait pas ouverte à tous. Mgr Himmer écoute ces propos sans broncher. Au reste il acceptera tout.
Trois camarades de Bourlard viennent alors faire l'éloge de Jules et célébrer ses vertus. Vertus essentiellement politiques et syndicales. Jules a toujours milité pour défendre les droits des autres. Il a pris part à la grande grève de 1960-61. Il a vaillamment lutté pour la Justice et la Paix.
Interrogée à son tour, Mme Bourlard, enseignante, affirme qu'elle approuve sans réserves la vocation de son mari. Dans la mesure où ses devoirs d'épouse et de mère le lui permettent, elle s'engage à l'assister dans sa nouvelle mission.
Dans tous ces propos, une fois accepté l'abandon de l'église comme lieu de cérémonie, il n'y a rien de très provocant, ni de nature à faire sursauter les braves gens qui sont là. Il y a plutôt de quoi sourire. Les organisateurs ont voulu rompre avec le cérémonial traditionnel de l'Église, sous prétexte sans doute qu'il ne convenait plus à notre époque.
138:140
Cependant ils n'ont pu éviter de tomber dans le conventionnel. Le panégyrique de Jules Bourlard frise parfois le ridicule, et rappelle les pires clichés des discours de sous-préfecture. Le « parfait syndicaliste » remplace le certificat de « bonne vie et mœurs ».
Ce n'est que lorsque Mgr Himmer a conféré au cheminot Bourlard le diaconat permanent que soudain les choses changent.
Jules Bourlard a une bonne tête ronde, avec tout de même un regard un peu inquiétant et une expression butée. Revêtu de l'aube du diacre, il commence à lire un discours. Et, à partir de ce moment, le brave camarade Jules passe la parole à Bourlard-le-Prophète de la Nouvelle Église.
-- Notre Dieu, affirme-t-il avec force, est un Dieu pauvre, un Dieu qui libère.
Tel est le leitmotiv de son discours. Dix fois peut-être la formule reviendra sur ses lèvres, scandée comme une litanie, avec l'intention évidente d'en imprégner l'esprit de ses auditeurs.
J'étais debout, et l'affluence était telle qu'il était très difficile de prendre des notes. Les quelques propos que j'ai pu transcrire forment un résumé très fragmentaire. Le récit que j'en donne peut donc comporter quelques erreurs de notation ou d'interprétation, alors qu'une traduction sténographique aurait été utile pour en saisir tout le sens.
A aucun moment je n'ai le souvenir que Bourlard ou quelqu'un d'autre ait répété la citation de Ho-Chi-Minh. Mais « *la libération *» a formé le thème central de son discours.
De la Bible, Bourlard retient l'épisode de la captivité en Égypte. Dieu s'y révèle comme libérateur. Par la suite, il a pris un corps d'homme afin de libérer les hommes de toute exploitation, de toute servitude, y compris de la mort. S'il a réussi, c'est qu'il était pauvre. Quand la mort est venue, elle a vu qu'il était pauvre, qu'il n'y avait plus rien à prendre.
Ici se place un curieux passage, fort ambigu, sur la vie éternelle. Le diacre Bourlard affirme que « selon Jean, la vie éternelle, c'est la connaissance exacte de Dieu ». Or, Jésus a dit aux puissants du monde « Je ne vous connais pas ». Mais il a invité les pauvres à venir partager le royaume « car nous avons fait connaissance ensemble et maintenant vous avez la plénitude de la vie éternelle » qui est la connaissance de Dieu, du Dieu pauvre, du Dieu qui libère tous les hommes de toute aliénation, etc.
139:140
Encore une fois, je cite ce passage quasiment de mémoire, et sous toutes réserves. Seuls sans doute des théologiens, à condition d'en connaître les termes exacts, seraient à même d'en apprécier les implications. Si j'insiste sur ce fragment de discours, c'est en raison de l'impression de malaise et d'ambiguïté que j'ai alors ressentie. On pouvait en effet se demander si le nouveau diacre concevait bien la vie éternelle telle que l'Église l'entend ; si, d'une façon insidieuse et très embrouillée, il ne suggérait pas que la vie éternelle, connaissance exacte de Dieu, c'était la prise de conscience d'une vie au milieu des pauvres, de la lutte menée avec eux pour leur affranchissement. A la limite, la connaissance de Dieu, ce serait la connaissance exacte (marxiste ?) de l'Histoire.
Je pose simplement la question. Je ne tranche pas. Mais on trouverait, je crois, des ambiguïtés similaires dans l'interview de Dom Besret à *l'Express* ([^19])*.*
Ce Dieu, annoncé par l'apôtre Paul, ce Dieu qui libère, nous met, affirme Bourlard, au service de ceux qui veulent la libération totale de l'Homme *quelles que soient leurs options.*
En quoi, dans cette perspective, consistera le rôle du diacre ? Il sera de rappeler continuellement à l'Église qu'elle est là pour se mettre *au service de tous ceux qui veulent libérer l'homme,* pour annoncer la bonne nouvelle d'un Dieu pauvre qui libère, et non la mauvaise nouvelle d'un Dieu riche qui opprime.
140:140
Bourlard est-il le véritable auteur de ce discours ? Étant donné la structure de ce texte, lu par lui, étant donné cette imbrication étroite du message évangélique et du message révolutionnaire ou, plus exactement, la contamination systématique du premier par le second, je doute fort que le cheminot Bourlard en soit le véritable auteur. On décèle là la patte de quelque clerc, accommodant à sa manière et pour des fins précises les rapports entre Dieu et les hommes. Je croirais volontiers que quelque abbé « contestataire », manager spirituel de ce diacre de la Nouvelle Église, fût le véritable père de ce morceau.
Après ce discours, la messe est célébrée. Dans un angle de la pièce, un petit groupe de jeunes, sous la houlette d'un prêtre en civil, entonnent parfois des chants au rythme moderne, accompagnés de guitare en sourdine, voire battent des mains en cadence au moment de la « cérémonie du pain ».
Et pour celle-ci le nouveau diacre donne à l'assistance cette recommandation :
-- Nous allons participer à la cérémonie du pain. Nous demandons à tous d'y participer.
Comme on avait annoncé qu'il y avait dans cette salle des croyants *et des incroyants,* cela signifie que le pain de l'Eucharistie est offert à qui le veut bien, qu'il soit ou non en état de grâce.
Cela ne trouble nullement Mgr Himmer. En compagnie du diacre, chacun d'un côté de l'autel, tous deux procèdent à la répartition des hosties, préalablement fragmentées en petits morceaux, afin qu'il y en ait pour tout le monde. Une certaine partie de l'assistance toutefois ne participe pas à cette distribution du pain.
Le nom de Mgr Himmer ne m'était pas inconnu. Il flottait dans ma mémoire sans que je réussisse à l'amarrer à une date ou à un fait.
Et puis j'ai fini par retrouver sa trace dans le numéro d'ITINÉRAIRES consacré à l'*Affaire Pax* (supplément au numéro 88).
On y reproduisait (pp. 152 à 156) un compte rendu de la revue *Nouvelles de la Chrétienté* du 11 juin 1964 sur les incidents qui s'étaient déroulés le mois précédent, le 18 mai, lors du pèlerinage traditionnel de Pentecôte à Notre-Dame-de-Liesse, dans l'Aisne.
141:140
Ce jour-là, en effet, dans la basilique comble, des fidèles avaient empêché par leurs protestations M. Dubois-Dumée de prononcer un discours en chaire.
Discours qui avait été précédé par une longue homélie de Mgr Himmer, évêque de Tournai.
Il est assez curieux qu'un évêque belge ait présidé cette cérémonie. Il ne l'est pas moins de constater que le prélat qui vient de consacrer un diacre, ami d'Ho-Chi-Minh, dans un café, était déjà cinq ans plus tôt aux côtés de M. Dubois-Dumée, du trust Hourdin, des I.C.I., et aujourd'hui de l'IDOC, mystérieuse centrale intellectuelle, en liaison avec PAX, qui travaille à « l'aggiornamento » de l'Église.
A Notre-Dame-de-Liesse, cinq ans plus tôt, Mgr Himmer avait exprimé publiquement la « stupeur et la peine » que lui avaient causé de tels incidents, en un tel lieu. On le voit, il n'avait pas encore pris le parti, pour procéder à certaines cérémonies religieuses, de déserter l'église.
\*\*\*
Il y a une certaine façon de raconter les événements de Charleroi qui permettrait peut-être d'en donner une image caricaturale. Après *Mon Curé chez les Riches,* quelque chose comme *Mon Diacre au Bistrot.*
A Charleroi, je crois l'avoir montré, les choses prirent rarement une allure caricaturale. Cette « cérémonie » fut avant tout remarquable par son caractère insidieux.
*Ce fut une manifestation de la Nouvelle Église insérée dans certains schémas de l'Église traditionnelle.*
Non pas de l'Église *souterraine.* L'Église souterraine opère *entièrement* à sa manière, dans des lieux *entièrement* à part, et dans une semi-clandestinité. Le « partage du pain », qui fut effectué il y a quelque temps rue de Vaugirard entre catholiques et protestants, avec la participation de l'abbé André Laurentin, peut être considéré comme une expression de l'église souterraine. Car il n'y eut pas, à l'avance, d'invitations publiques, ni la présence d'un évêque à ce repas.
A Charleroi, pour rassurer les bonnes gens, pour tranquilliser les consciences, l'évêque était là, revêtu de ses ornements sacerdotaux, entouré de prêtres et de sœurs.
142:140
Mgr Himmer imposa les mains au futur diacre, selon les formules consacrées. Et la messe fut célébrée.
C'était, il est vrai, la nouvelle messe. Une messe, en outre, détachée de son cadre naturel, une messe désorbitée, transplantée arbitrairement dans ce lieu profane : un café.
Le vocabulaire avait été modifié : on ne parlait plus de messe ni d'eucharistie, mais de « cérémonie de la parole et du pain ». L'hostie était proposée à tous.
Les chants étaient nouveaux. En sourdine, pour ne choquer personne, on entendait parfois un rythme de jazz. La « cérémonie de la parole » était presque entièrement consacrée à l'évocation du *monde :* le syndicalisme, la lutte pour la justice et la paix, l'Église au service des hommes. Quand on évoquait la vie éternelle, on n'était plus très sûr qu'il fallait la comprendre comme résurrection. Je pense qu'une large partie de l'assemblée n'a pas été consciente de ces modifications. D'autres ont pu les accepter. L'évêque était là, caution suffisante. Et tant de prêtres et de bonnes sœurs. Tous ceux qui étaient là étaient d'honnêtes gens, et le climat de cette cérémonie était très amical. Somme toute, cette assemblée, apparemment du moins, formait une communauté non pas fervente -- le sacré en avait été délibérément évacué -- mais fraternelle.
C'est là où est le danger. La Nouvelle Église avance dans les pas de l'Ancienne. *Pour moi, il n'est pas douteux qu'à Charleroi j'ai assisté à une étape d'une Église en pleine mutation, à une phase d'une tactique qu'on pourrait appeler la tactique du* « *couteau de Jeannot *».
Le couteau est un vieil exemple des manuels de philosophie, pour illustrer les difficultés du problème d'identité. Le couteau de Jeannot est usé : il en change le manche. Est-ce toujours le même couteau ? Plus tard, il remplace la lame. C'est alors un autre couteau, mais il est difficile de préciser à quel moment la substitution s'est faite.
La cérémonie de Charleroi ressemble au « couteau de Jeannot ». Pour conférer le diaconat, on a gardé certains rites traditionnels ; on en a supprimé d'autres. Et on a ajouté de nouveaux éléments.
143:140
Au bout de ce chemin -- et la petite minorité agissante qui a soigneusement préparé cette opération sait sans doute où le chemin mène -- n'y a-t-il pas une Église entièrement nouvelle, une Église qui finira par liquider la nouvelle messe après l'ancienne, qui aura évacué tout le sacré, la vie éternelle, l'immortalité de l'âme, pour ne garder que les nouveaux rites de l'Assemblée, une Assemblée vouée uniquement à la mission révolutionnaire ?
Roland Gaucher.
144:140
### Pendant la grippe
par Luce Quenette
NOUS VENIONS DE MÉDITER ces plaintes si sages d'Henri Charlier dans *Culture, École, Métier* et qu'il redisait dans « Heureuses initiatives » (*Itinéraires,* numéro 138, p. 68) quand la grippe s'abattit en deux jours sur toute l'école de la Péraudière.
Vous allez voir la corrélation providentielle de ces deux faits importants. Henri Charlier disait que « l'école contemporaine ne peut donner une éducation, ne peut remplacer l'atelier pour la formation de l'esprit... car l'éducation consiste à former des volontés en les instruisant, sans doute, des nécessités morales en vue du bien présent et à venir, mais aussi en donnant en même temps aux jeunes gens des responsabilités qui leur permettent d'appliquer aussitôt l'enseignement reçu... Rien de tel dans les écoles qui prolongent les habitudes de l'enfance dans un milieu artificiel. »
-- Alors ce fut la grippe à la Péraudière !
La santé, jusque là, était merveilleuse ; à peine un rhume de quelques étourdis qui faisaient des glissades sur le terrain de jeux sans veste et sans bonnet -- et puis, à l'occasion peut-être d'un dimanche de congé où quelques habitants de la grande ville ont frôlé le microbe, que sais-je ? toujours est-il qu'en deux jours, trente-cinq bonshommes étaient au lit, et le directeur, et la Maîtresse générale des petits, et le professeur de Maths, et celui de Latin... et debout, pour cette armée de malades : à peine trois professeurs chancelants, une dizaine de grands et vingt petits bien portants, qu'il faut préserver et encore occuper, nourrir et surveiller.
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Alors ce fut merveilleux. Il faut vous dire que le règlement de l'école comporte chaque jour des emplois multiples où les balais, les torchons, la chaudière, les marmites, la vaisselle, l'ordre des placards, et surtout la chapelle emploient les jeunes activités et les consciences professionnelles.
Pas de panique par conséquent : avec un entrain et même une gaieté de joyeux amour-propre, les vaillants assumèrent charges et organisation. Il y eut service tisane, service température, service des fiévreux, des assommés, des convalescents (les plus difficiles, à cause de la vie et de l'appétit qui revient, des potages légers et des compotes sucrées).
Et partout le service de la prière, du chapelet. Notre-Seigneur dans la sainte Hostie, porté par notre prêtre, venait communier les malades.
Ces soutiens naturels, à savoir les professeurs qui pensent à tout, qui prennent toutes les responsabilités, manquaient. Donc les responsabilités étaient là, pendantes, à cueillir. Cependant, à ces pauvres prof. malades, obéissance était due, mais obéissance pleine d' « heureuses initiatives » : « Jacques va mieux, je lui porte du potage. » -- « Je crois que Pierre peut se lever. » -- « Alain a besoin d'un livre, il perd son temps. » -- « Henri ferait bien de repasser ses concours, car il n'a plus de fièvre du tout. » -- « Jean-Louis, m'a l'air de flancher. » -- « Je vais remplacer Gérard qui est trop fatigué. » etc.
On en vit même qui faisaient réciter les fables aux petits bien portants.
Aller, venir, trotter, courir, dépenser la bonne humeur, la charité la plus ingénieuse, et la patience si dure à l'adolescence -- exprimer ainsi sa reconnaissance aux chefs qui donnent longtemps sans recevoir !
Sans compter le service des petits oiseaux. Car nous en avons plus de cent à nourrir dès qu'il gèle et surtout quand la neige cache toutes leurs ressources. Il faut millet, blé broyé, flocons d'avoine, polente enduite d'huile naturelle pour les mésanges avides d'oléagineux, baies séchées, petits raisins, fragments de pommes pour les merles, sans compter le tout venant des miettes pour les faciles moineaux.
Voyez le travail, réparti entre les plus délicats. On entendait : « J'ai porté la tisane, occupe-toi des oiseaux en classe de 4^e^ » (c'est-à-dire : dispose, là, les grains sur les fenêtres du midi).
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Le tout dans la paix, dans un silence coupé de propos aimables. La Sainte Vierge avait passé : car c'est le 8 décembre que vint ce doux fléau, cadeau de charité et d'intelligence. Aucun cas grave chez les enfants, ce furent, par chance pour les initiatives, les professeurs de beaucoup les plus malades. Alors se révèlent des aptitudes inconnues ; celui-là montre calme et sang-froid, à celui-ci on peut confier les plus abattus ; cet infirmier répand la bonne humeur, son camarade a d'étonnantes dispositions en cuisine -- ce grand est né organisateur ; son ami a le diagnostic d'un vrai médecin : « Va te coucher, mon vieux, tu as la fièvre ! -- Eh bien, toi, paresseux, je te dis que te voilà guéri ! »
Mais le contact au réel atteint son plus fier degré à la maison des grands, jointe à la ferme. Il faut traire les vaches, veiller au poulailler, nettoyer l'écurie, transporter la brouette de fumier, sans préjudice des autres occupations ménagères et des malades, car bientôt il n'y eut plus que trois solides parmi les grands.
Ce sont travaux, d'ailleurs, qui leur sont familiers, mais sans cette intensité et seulement pour détendre des études et des cours.
Or, voici que la vache Omphale fut sur le point de vêler. -- Ne nous accusez d'aucune prétention. Quand nous avons à baptiser nous-mêmes nos vaches, nous les appelons le plus rustiquement du monde de ces beaux noms patois : la Bardelle, la Fromente, Doucette ou Noblanc. Mais cette vache-là, achetée en pedigree, porte malgré elle ce nom de nymphe grecque. -- Donc Omphale était à terme depuis trois semaines, et le directeur malade ne serait pas là pour le moment critique, d'autant que le veau promettait d'être énorme. Les grands froids, survenus brusquement, avaient soudain supprimé tout exercice aux bêtes fermées à l'étable et c'était la raison d'un tel retard, fatal parfois à la mère et au petit. Les grands prirent donc la responsabilité, il fallut surveiller la nuit et au matin, aller chercher notre voisin. Entre nos fermes, c'est fraternité étroite. On se rend service les uns aux autres en toute simplicité. Le voisin savait que « le patron » était au lit et la vache en vêlage -- d'un coup d'œil il a jugé le cas très difficile. « Il faut attendre, dit-il, laissons d'abord faire la nature. » On devise à l'écurie, près de la bonne bête tantôt inquiète ; tantôt reposée.
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Voici un autre voisin : « J'ai su que ça ne marchait pas tout seul, je suis venu voir. » Et puis, c'est le grand moment. La merveille de la nature fait paraître deux extrémités de pattes roses, le museau repose un peu en arrière -- la pauvre bête souffre et souffle -- elle gémit dans l'étable -- le paysan lie les jeunes pattes d'un nœud traditionnel et vers le bas, en biais, avec une délicatesse extrêmement forte, il commande la manœuvre qui soulage et suit la nature. Il fallut douze mains obéissantes pour mener à bien la douloureuse affaire et mettre au monde un gros taureau de 60 kg. Et la mère avait glissé du bas flanc ; autre manœuvre, dans l'invraisemblable confiance de la grosse bête, qui regarde bonnement, s'aide ou se laisse aller, sûre que tout ce monde ne veut que son bien.
Le paysan fait remarquer la merveille de nature : les pattes du jeune, tirées avec cette force, dans le lubrifiant providentiel, ne sont ni déformées, ni même enflées, car à la naissance, elles ont une élasticité relative qui remédie à la traction trop violente.
Et puis la bonne vache, insouciante de sa souffrance, lèche avec amour le gros innocent qui déjà cherche la mamelle. On vient me dire : tout est fait, tout est propre, tout est en ordre. Les paysans nos amis ont pris congé avec cette bonhomie malicieuse qui se moque un peu des jeunes bourgeois... « Prenez pas honte si vous avez encore besoin d'un coup de main, a dit le plus âgé... mais le patron peut être content, c'est une belle bête et qui se vendra bien ! »
J'avais sous les yeux *Itinéraires*, j'ouvris à la page 69 et je lus : « *A l'école... les notions abstraites... cachent le réel, si le réel n'est pas connu en même temps. *» ([^20]) Une voix jeune criait d'en bas : « Jean-Louis, prends de l'eau chaude pour le barboton de son. Dis aux autres de retourner le veau pour qu'elle le lèche de l'autre côté ! ».
Alors je fus rassurée... le contact existait, par la grâce de Dieu !
En sept jours, toute l'école était sur pied, le nez dans les examens, le cœur plus chaud, l'amitié plus vive, le veau en pleine vigueur, à plus de sept litres de bon lait maternel par journée.
Luce Quenette.
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### Le cinéma comme il est
*Des cochons et des hommes...*
par Hugues Kéraly
ENTRE L'ACTUELLE ÉVOLUTION du cinéma « psychologique » et l'évolution déjà moins récente de la psychologie elle-même, il y aurait à établir un intéressant rapprochement. En se constituant en effet de manière autonome vis-à-vis de la philosophie, et cela sous l'influence grandissante du scientisme, la psychologie universitaire s'est peu à peu désintéressée de son domaine initial, qui est l'étude descriptive et interprétative des faits de conscience humains, pour se spécialiser dans la psychopathologie, l'étude des phénomènes d'apprentissage, la dynamique des groupes, etc.
Cette psychologie du *comportement,* qui se veut objective, fondée comme les sciences appliquées sur l'observation et l'expérience, étudie à grand renfort de tests, courbes et statistiques tous les faits de la vie psychique humaine et animale. Nous ne discuterons pas ici de la légitimité de ces procédés ; mais il est certain qu'en « chosifiant » ainsi toute réalité humaine pour en faire l'objet abstrait d'une étude *clinique,* la psychologie se retire le droit de nous parler de l'homme réel, « ondoyant et divers » ; nous voulons dire l'homme qui aime, souffre et espère, parce qu'il porte en lui quelque chose qui le sépare de l'animalité ; cet homme qui « passe infiniment l'homme », disait Pascal ; cet animal métaphysique.
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Ce que la psychologie a fait à l'égard de la philosophie, et finalement à l'égard de l'homme, le cinéma le fait aujourd'hui à l'égard de la morale : il ne veut plus la connaître. En abdiquant, comme la psychologie, toute prétention d'observer et de comprendre l'homme dans ce qu'il a d'humain, c'est-à-dire de moral, le cinéma « psychologique » se condamne lui aussi à n'être qu'une discipline abstraite et parfaitement désincarnée. Mais les conséquences sont alors beaucoup plus graves, parce que la psychologie n'est jamais qu'un amusement purement universitaire, alors que le cinéma est le divertissement de tous, et donc un des plus efficaces moyens d'exercer sur toutes les couches de la société une influence de poids, d'autant plus puissante qu'elle est moins ressentie comme telle...
« Divertissement d'ilotes », disait méchamment Georges Duhamel dans ses *Scènes de la Vie Future* (de 1929). Faudrait-il ajouter : « divertissement d'esclaves » ? Car -- le cinéma ne se contente pas d'abêtir, il conditionne aussi merveilleusement : « le cinéma n'est pas un pur moyen de consommation esthétique, mais une *arme *; il doit participer au combat révolutionnaire », ont pu dire les *États Généraux du Cinéma* (cité dans la revue *Positif* -- n° 107). Le gouvernement français l'a bien vu, qui soumet le cinéma à une censure préalable (mais exercée à contresens), alors qu'il laisse toute liberté aux universitaires pour disserter entre eux -- et en rond -- sur les sujets de leur choix.
Que le cinéma « psychologique » tende à se déshumaniser, à disserter avec constance et application sur des individus dénués de toute vraisemblance (et en tout cas de toute vérité), irréels et abstraits au possible, c'est ce qui apparaissait déjà clairement avec des films comme « *La Voie lactée *», « *La Piscine *», « *La Honte *», « *Une femme douce *» ; c'est ce qui devient encore plus évident avec les récents films de l'italien Pasolini, et tout particulièrement avec le dernier, où l'on a eu le tort de ne voir qu'un désir de scandaliser.
\*\*\*
S'il est vrai qu'une multitude de navets cinématographiques cherchent à dissimuler leur pauvreté de fond sous des titres ronflants, et parviennent ainsi à tromper un public bien trop crédule, ce n'est pas le cas du dernier film de Pasolini, modestement intitulé : « *La Porcherie *»...
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Titre excellemment bien choisi, quand on songe à l'atmosphère à la fois délicate et raffinée de cette fraîche, de cette toute pure éructation pasolinienne, où l'histoire d'un jeune *poète-porcophile* de l'Allemagne (capitaliste) de Bonn nous est racontée parallèlement à celle d'une sorte de soldat *cannibalo-mystique* du Moyen Age. *Sic*.
Faut-il raconter le film, dont l'interprétation, pour le spectateur moyennement sûr de ses facultés intellectuelles, constitue un problème plus que délicat ? Faut-il prendre le risque de trahir les intentions « poétiques », « symboliques », « analogiques », « métaphoriques », bref les intentions profondes de l'auteur ? Mais ce serait hasardeux, et surtout bien inutile, puisque Pasolini lui-même s'est expliqué à ce sujet, en apportant sur les deux personnages de sa « parabole » toutes les précisions nécessaires :
« Ce sont des cas limites, a-t-il dit (on le croirait à moins), presque des symboles, et ils doivent s'exprimer très radicalement. Clémenti (le cannibale) est une sorte de saint à l'envers. Ses derniers mots : « *j'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine, et je tremble de joie *» sont semblables à ceux d'un martyr. Sachant qu'il va mourir, il dit sa foi, il glorifie le péché à travers lequel il a pu se rebeller contre la société, elle-même cannibale. Car, sous une forme primitive, ancestrale, mythique, le cannibalisme est la prise de possession, la destruction globale de ce contre quoi on lutte. La grâce, pour Clémenti, c'est l'esprit de révolte, une révolte totale, cruelle, désagréable. »
« Léaud, lui (le porcophile), est différent. Il vit d'une façon mystérieuse, irrationnelle ; on peut dire même qu'il fait de la poésie avec sa vie, et c'est pourquoi la société -- complètement dominée par la raison -- le dévore. N'ayant en effet pour loi que la « raison pratique », le monde bourgeois ne peut supporter les poètes et cherche à les intégrer quand il ne les met pas en prison. La grâce, pour Léaud, c'est l'irrationalité, le mystère. »
Donc (si nous avons bien compris), cannibalisme et porcophilie sont ici deux modes d'expression métaphoriques du refus de la société bourgeoise rationalisée, le premier exprimant l'aspect *radical-mystique* de ce refus, le second son côté *poétique-irrationnel.*
151:140
La « Porcherie », c'est la société, dont nous sommes les ignobles porcs ; notre fanatisme bestial de cochons rationnellement organisés pour le profit matériel et l'engraissement nous pousse donc à la destruction systématique de tous ceux qui ne partagent pas nos idéaux porcins. Il n'y a là-dessus aucune illusion à se faire : c'est nous, parce que nous sommes des porcs, qui poussons le mystique Clémenti à ce sacrifice « désagréable » du cannibalisme, qui achève son refus de la société ; et c'est encore nous qui contraignons le poète Léaud à être littéralement dévoré à la fin du film par nos frères les porcs véritables, pour n'avoir pas su se plier sous le joug commun de notre capitalisme graisseux.
\*\*\*
Pasolini n'est d'ailleurs pas le seul à parler sur ce ton. Qu'on se remémore l'horreur, l'absurdité, l'insanité croissante de presque tous les films « à thèse » du cinéma d'avant-garde ; ce sensualisme effréné ; ces « dossiers politiques » truqués d'avance ; cette prétendue information sexuelle qui distille le naturalisme sous couvert de faire du « cinéma vérité ».
Vraiment, face à l'évolution d'un tel cinéma, il devient de plus en plus difficile de se battre avec des arguments moraux. Bien souvent, c'est même totalement inutile ; car à quoi bon discuter encore avec des gens qui se sont placés d'eux-mêmes hors de toute logique, de toute vérité, de toute morale, et donc hors de toute discussion possible ? Peut-on critiquer ce qui n'est pas ? Ce cinéma n'est ni moral, ni immoral, mais radicalement étranger à tout problème moral. Notre moralité, parce qu'il la méprise, il affecte de l'ignorer. Et du même coup, il tend aussi à mépriser l'homme ; un peu comme la psychologie actuelle, il trouve plus intéressant d'étudier le comportement des cochons...
Parce que l'homme réel, c'est-à-dire l'homme moral, lui est inconnu, ce cinéma ne nous parle plus des hommes ; il est privé d'humanité. C'est ce qu'on n'a pas assez vu, ni assez dit.
\*\*\*
152:140
Certains films pourtant font exception et nous paraissent insolites, voire ennuyeux, pour cette paradoxale raison qu'ils nous parlent de nous. C'est le cas notamment du dernier long-métrage d'Eric Rohmer, « *Ma nuit chez Maud *», que la critique a compris de travers quand elle ne le négligeait pas complètement, et que le public, tout d'abord attiré par un titre trompeur, a ensuite rapidement délaissé devant les qualités réellement humaines de ce spectacle. Car il faut croire qu'au cinéma, n'importe quel navet sado-masochiste, n'importe quelle « porcherie » spectaculaire, est assuré de faire salle pleine des mois durant : le pathologique, l'obsessionnel, l'irrationnel exercent sur un public progressivement dégoûté de l'humain une profonde fascination ; mais ce qui est à notre mesure, le *normal,* n'a plus désormais les faveurs de personne.
Il y a cinq ou dix ans, s'il nous avait été donné de voir « *Ma nuit chez Maud *», peut-être aurions-nous critiqué ce film sévère et difficile ; maugréé contre le ton un peu rigide, un peu intellectuel, un peu froid qu'adopte Erie Rohmer dans ce « conte moral » où sont évoqués tant de problèmes fondamentaux de notre existence quotidienne ; ergoté sur ces longueurs parfois inutiles, sur ce Jean-Louis Trintignant quelque peu décevant et mièvre, surtout si l'on garde présent en sa mémoire cette magistrale interprétation qu'il nous a donné du juge dans « Z ». Mais aujourd'hui, compte tenu des circonstances, « *Ma nuit chez Maud *» peut être considéré comme un film particulièrement courageux, sans aucune concession à l'érotisme, la bestialité, la violence. Nous ne voulons pas voir les petits défauts d'une œuvre qui restera grande par son projet -- un projet moral, véritablement chrétien -- et par son sujet : l'engagement, au sens pascalien de ce mot.
Nous ne raconterons pas ce « conte moral », parce qu'il ne nous appartient pas de nous substituer au talent de son auteur ; ce n'est d'ailleurs pas tant l'histoire qui compte ici que sa morale : la fidélité à l'engagement que l'on s'est donné, et la profonde dignité qui en émane. Jean-Louis, le jeune ingénieur catholique du film, n'est certes pas un homme irréprochable ; comme son ami Vidal (un professeur de lycée marxiste), comme Maud (une belle divorcée libérale et anticléricale), il a ses faiblesses, ses petitesses, ses chutes dans la médiocrité. Mais Jean-Louis a donné un sens a sa vie ; ces péchés pour lui ont un *sens,* car ce qui donne son sens à la vérité donne aussi son sens à l'erreur.
153:140
Vidal et Maud au contraire, dès qu'ils ne sont plus soutenus par l'amour-propre ou par quelque projet immédiat qui ordonne provisoirement leurs existences, voient leurs vies se diluer dans l'inconsistant, pour se figer enfin dans l'absurde ; un peu comme ce personnage de Jean-Paul Sartre (*Goetz,* dans « Le Diable et le Bon Dieu »), qui déclarait faire le mal parce que le bien avait déjà été fait par un autre que lui, Dieu, et qui se décide ensuite à devenir un véritable saint pour se prouver à lui-même qu'il est capable de créer seul ses propres valeurs... ([^21]).
Vidal et Maud envieront secrètement cette fidélité qui anime leur ami commun, même si par pudeur ils ne le lui avouent pas. Ils admirent en lui ce qui le dépasse infiniment lui-même : sa foi. Car Jean-Louis est sans cesse comme guidé et soutenu par ce choix dont la vertu mystérieuse est de ne pas pouvoir changer, quand bien même il changerait et se tromperait mille fois, lui qui l'a épousé ; dans ses actes, et surtout dans ses refus (refus par exemple de coucher avec Maud, par fidélité), il a conscience de s'engager au plus profond, tout en restant parfaitement lucide quant à ses propres limites :
« Je demande à la grâce, dit-il dans un de ses nombreux dialogues avec Vidal et Maud, de me faire entrevoir les possibilités d'être un saint. Mais tout le monde ne pouvant être un saint, il faut des gens qui ne le soient pas. Je suis vraisemblablement parmi ceux-là, avec ma nature, mes aspirations, mes possibilités ; mais je crois que dans ma médiocrité, mon juste milieu, ma tiédeur (que Dieu vomit, je le sais), je peux atteindre, sinon à une plénitude, du moins à une certaine justesse, dans le sens où l'Évangile dit *le Juste.* »
154:140
Il y aurait beaucoup à dire sur le catholicisme de Jean-Louis, ou du moins sur la manière dont il en parle à ses amis ; il reste que sa foi est réelle, vécue, et finalement victorieuse. « *Ma nuit chez Maud *» est un des rares dialogues entre chrétiens et athées où les jeux ne soient pas, de part et d'autre, faussés d'avance par cette ridicule manie de ne vouloir à tout prix choquer personne... Telle est la principale qualité de ce film, qui mérite d'être favorablement signalé. D'ailleurs, le simple fait qu'il mette en jeu des hommes préoccupés de problèmes humains, et de sentiments qui les élèvent au-dessus de l'animalité, cela devrait suffire à le recommander comme une œuvre particulièrement exceptionnelle, et qui fera peut-être date pour cette seule raison qu'il apporte, face à la bestialité et l'obscurité croissante du cinéma psychologique contemporain, une vraie lueur d'humanité ([^22]).
\*\*\*
Le beau film d'Erie Rohmer, dans l'actuelle production du cinéma psychologique, n'est qu'une exception ; mais c'est une exception qui permet d'espérer beaucoup. Car, par contraste, elle met parfaitement bien en valeur la pauvreté désespérante des films qui ont abdiqué toute intention morale ou spirituelle, qui ne croient plus que le propre de l'homme est de dépasser l'homme, parce que l'homme seul n'est pas vraiment humain.
L'unique péché reconnu comme tel par l'anti-morale moderniste est le péché contre l'homme, contre la foi en l'homme, et en l'homme seul. Mais l'homme seul, sans Dieu, est semblable à la bête brute : bassesse de l'homme sans Dieu, notait Pascal dans ses *Pensées,* « jusqu'à se soumettre aux bêtes, jusqu'à les adorer ».
155:140
Donc, ce que l'anti-morale admire en l'homme, c'est la bête, cette bête pervertie jusqu'à l'amour de sa déchéance ; cet animal dénaturé, et satisfait de l'être, que le cinéma psychologique contemporain se complait à psychanalyser sous toutes les faces et à tous les niveaux possibles de sa porcinité.
« Les bêtes au moins ne s'admirent point », disait encore Pascal.
Hugues Kéraly.
156:140
### Le triomphe du dollar
par Louis Salleron
C'EST LE TRIOMPHE du dollar. Tout le monde le dit, l'écrit, le clame -- et c'est vrai.
Une question cependant : pour combien de temps ?
Rappelons d'abord en quoi consiste ce triomphe.
L'attaque menée contre le dollar par la France, au nom de l'or, a été brisée par les événements de mai 1968. La France, appauvrie et affaiblie par une hémorragie de capitaux, a dû dévaluer cet été, tandis que, peu après, l'Allemagne réévaluait. L'or qui, au marché libre, valait de dix à vingt-cinq pour cent de plus que le cours officiel (33 dollars l'once) retombait à ce cours en décembre. Les États-Unis, qui imposaient leur loi aux banques centrales, finissaient par l'imposer à l'Afrique du Sud elle-même. Les spéculateurs redoutaient une déthésaurisation qui pourrait faire baisser l'or clandestin au-dessous du cours officiel. Bref le dollar triomphe de toutes les monnaies, il triomphe des producteurs d'or, il triomphe enfin de l'or lui-même qui n'a plus qu'un taux, celui que les États-Unis lui ont fixé en 1933.
Du coup, tout le monde se met à croire ce que croyaient déjà la majorité des économistes : à savoir que l'or est « dépassé » et que le triomphe du dollar est le signe d'une heureuse mutation. La monnaie, comme le reste de la nature obéira à l'homme. Si cet homme est américain aujourd'hui, tant pis (ou tant mieux), mais il sera demain, de toute évidence, l'homme universel, l'*homo teilhardensis.*
157:140
Fort bien. Mais deux questions se posent à nous :
-- Une monnaie sans or est-elle possible ?
-- Une monnaie sans or est-elle une bonne chose ?
##### *Une monnaie sans or est-elle possible ?*
Une monnaie sans or -- ou sans valeur marchande intrinsèque -- est possible à deux conditions :
1° A condition que la *société* où elle circule soit suffisamment organisée pour que son caractère fiduciaire ne fasse pas difficulté.
Autrement dit un billet de cent francs peut circuler comme une pièce d'or de cent francs si l'État garantit effectivement sa valeur de cent francs.
2° A condition que cette société soit *close.* En effet un État peut garantir la valeur de cent francs sur le territoire de sa souveraineté, mais il ne peut la garantir ailleurs. Il ne peut surtout pas l'imposer.
Ce qui fait la valeur de l'or, c'est qu'il est accepté partout.
Quand les États sont fragiles, leur monnaie n'est acceptée à l'étranger que dans la mesure où elle est la représentation d'une valeur marchande. La plus pratique de ces valeurs est l'or.
Quand un État est le plus puissant du monde, sa monnaie est reçue partout.
Si à la puissance politico-économique de l'État s'ajoute une valeur intrinsèque de sa monnaie, cette monnaie est reine.
Tel était le cas de la livre sterling avant 1914.
Tel était d'ailleurs également le cas du franc et des autres grandes monnaies, parce que l'Occident réalisait en commun un équilibre politique et que toutes les monnaies nationales obéissaient au même système, qu'arbitrait l'or.
158:140
La monnaie était bonne parce qu'elle était *réelle* et qu'elle était gouvernée par un *ordre politique puissant.*
A ce moment, l'ordre politique aurait pu suffire. Mais qu'il reconnût la *vérité* de la réalité monétaire ajoutait à sa puissance, parce que cette reconnaissance était elle-même le signe d'un ordre véritable.
Le triomphe actuel du dollar n'est que l'expression de la puissance politico-économique des États-Unis. Elle est, corrélativement, l'expression de la faiblesse des États européens.
Mais le dollar souffre de deux faiblesses internes. D'une part, sa domination actuelle reflète beaucoup plus les défaites successives de la livre et du franc que le rapport des forces respectives des États-Unis et de l'Europe. D'autre part, il est en proie à l'inflation intérieure qui est en train d'en faire une mauvaise monnaie. Que demain les États-Unis enrayent l'inflation au prix d'une récession économique ou qu'au contraire ils ne puissent enrayer l'inflation, dans les deux cas les troubles qui en résulteront dans tous les pays tendront à rendre sa valeur à l'or.
##### *Une monnaie sans or est-elle une bonne chose ?*
Supposons le dollar ou n'importe quelle monnaie s'imposant sans rivale sur un territoire donné, serait-ce une bonne chose ?
Non. Parce que ce serait le monopole du Pouvoir politique, c'est-à-dire la suppression des libertés personnelles.
De même que la suppression de la propriété privée est mauvaise, de même la suppression de la monnaie réelle l'est aussi parce qu'elle est la suppression du moyen d'échange normal de la propriété privée et d'une des formes de cette propriété.
C'est très logiquement que le communisme vise ou visait, non seulement à l'élimination de l'or mais à celle de la monnaie. Le totalitarisme communiste exclut la monnaie, et réciproquement.
\*\*\*
159:140
Voilà qui est dit d'une manière si schématique qu'elle en est presque caricaturale.
Qu'on veuille bien y réfléchir cependant. Ce n'est pas seulement de l'économie politique, c'est de la philosophie.
En économie politique comme en philosophie on est nécessairement *réaliste* ou *idéaliste.*
L'idéalisme monétaire, c'est l'humanisme intégral. C'est l'esclavage.
Louis Salleron.
160:140
### Abominatio desolationis
par Édith Delamare
AU SOIR du Mardi-Saint, au terme d'une journée exténuante passée à discuter avec ses ennemis, Notre-Seigneur contemple Jérusalem du haut de la terrasse du Temple et cette vue lui arrache ce cri : « Jérusalem ! Jérusalem ! toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ! Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes et tu ne l'as pas voulu ! Eh bien, ta maison te sera laissée déserte ! Car je vous le déclare vous ne me verrez plus jusqu'au jour où vous direz : « Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Matthieu, 23, 37-38, Luc, 13, 34-35.)
Sur ces derniers mots, le Sauveur s'arrache à la contemplation de Jérusalem, descend les degrés de Salomon reconstruit par Hérode et quitte le Temple pour n'y plus rentrer.
On ne sait si ses disciples ont été émus de cette apostrophe à la Ville qui arrachait des larmes à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Ils bavardent en admirant la bâtisse pour laquelle Hérode n'a ménagé ni la pierre, ni le marbre, ni l'or, et interpellent le Maître qui marche, absorbé dans ses pensées : « Maître, regarde ! Quelle pierres ! Quelles constructions ! » La réponse révèle les pensées : « Tu vois ces grandes constructions ? Il n'en restera pas pierre sur pierre. Tout sera détruit. » (Marc, 13, 1-2.)
161:140
On imagine la stupeur des pauvres gens, à cette réplique. « Pierre, Jacques, Jean et André l'interrogèrent en particulier : « Dis-nous quand cela aura lieu et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde. » Car, pour ces fils d'Israël, les deux choses sont liées, la fin de Jérusalem ne pouvant, selon eux, survenir qu'à la fin du monde. Elles sont liées, en effet, mais dans des pensées qui ne sont pas nos pensées. Jésus s'assied à mi-pente du Mont des Oliviers, face au Temple, et répond :
« Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans l'univers entier, en témoignage pour toutes les nations. C'est alors que viendra la fin. Quand donc vous verrez l'abomination de la désolation dont a parlé le prophète Daniel dressée dans le lieu saint -- que celui qui lit, comprenne ! -- alors, que ceux qui sont en Judée s'enfuient dans les montagnes... car il y aura une grande tribulation, telle qu'il n'y en a pas eu depuis le commencement du monde jusqu'à présent et qu'il n'y en aura plus. Et si ces jours ne devaient pas être écourtés, aucune créature ne serait sauvée. Mais à cause des élus, ces jours-là seront écourtés. Jérusalem sera foulée aux pieds par las païens jusqu'à ce que les temps des peuples soient accomplis... Vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres : ne vous laissez pas alarmer, car il faut que cela arrive et ce ne sera pas encore la fin. On se dressera, en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura çà et là des famines et des tremblements de terre... on vous livrera aux souffrances et à la mort, vous serez haïs de tous les peuples à cause de mon Nom et beaucoup succomberont. Ce seront des trahisons et des haines intestines. Des faux prophètes surgiront en nombre et abuseront bien des gens. Par suite de l'iniquité croissante, l'amour se refroidira chez le grand nombre, mais celui qui aura tenu bon jusqu'au bout, celui-là sera sauvé... Ainsi, vous voilà prévenus. Aussitôt après la détresse de ces jours-là, le soleil s'obscurcira, la lune perdra son éclat, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme et toutes les races de la terre se frapperont la poitrine et l'on verra le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté. »
162:140
Le signe demandé par les disciples, le signe de la fin de Jérusalem et de la fin du monde est donc celui-ci : « Quand vous verrez l'abomination de la désolation dont a parlé le prophète Daniel, dressée dans le lieu saint. »
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La prophétie de Daniel, l' « oraculum princeps », prédit l' « abominatio desolationis in loco sancto » pour trois époques différentes :
1° Pour le temps de la persécution d'Antiochus Épiphane surnommé « le Dévastateur », qui eut lieu durant trois ans, de 170 à 167 avant notre ère. (Daniel, 8-13, 11-31.)
2° Pour le temps de la ruine de Jérusalem qui se produisit en 70 de notre ère. (Daniel, 9-27.)
3° Pour le temps de l'antéchrist et de la fin du monde.
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Le temps de la persécution d'Antiochus n'est pas celui auquel se réfère Notre-Seigneur, au moins directement, puisqu'il s'agit d'événements passés que ses disciples connaissaient certainement car ils sont rapportés dans le Livre des Macchabées. Mais ce temps a les rapports que nous allons voir avec les deux autres.
Antiochus Épiphane, Roi de Syrie, dont le titre royal d'Épiphane signifie en grec « le dieu manifesté », fut le premier prince à entreprendre non seulement la conquête d'Israël, mais l'abolition du culte du vrai Dieu. Cela, au moyen d'une persécution qui est la première persécution religieuse enregistrée par l'Histoire.
C'était un ambitieux et un fanatique. Les Juifs malicieux ne l'appelaient pas « Épiphane », mais « Épimane » : « le Cinglé ». Il entreprit d'abord la conquête de l'Égypte. Rome fronça les sourcils. Elle lui dépêcha le sénateur Popilius Lenas avec ordre de quitter les rives du Nil. « Je vais réfléchir », répondit Antiochus. « Réfléchis ici ! » répliqua sèchement le Romain en traçant un cercle autour du Roi. Antiochus IV, la rage au cœur, retira ses troupes. Face au péril romain, il décida d'helléniser ses États.
163:140
Jérusalem était au pouvoir de la dynastie syrienne des Séleucides depuis Antiochus III surnommé le Grand, c'est-à-dire depuis 223. Les mœurs grecques avaient pénétré avec lui en Palestine, mais il s'était gardé de toucher au culte. Son successeur, Seleucus IV (187-175), avait envoyé son ministre Héliodore s'emparer des trésors du Temple, mais trois Anges de Dieu, dont un à cheval s'étaient rués sur lui et le sacrilège n'avait pas été commis. (Cette scène a été immortalisée par Delacroix dans un des grands panneaux de Saint-Sulpice.) A son retour d'Égypte, Antiochus IV, ivre de colère, marcha droit sur le Temple, s'empara de ses trésors, viola le Saint des Saints et ordonna d'y ériger une statue de Zeus Olympien. Les Juifs qui refuseraient de l'adorer seraient exécutés. Il y en eut des milliers. L'érection de la statue de Zeus Olympien, sous les traits d'Antiochus, dans le Temple, eut lieu le 15 décembre 167.
C'est « l'abomination de la désolation » prédite par Daniel. En son chapitre 8, le Prophète voit Antiochus s'élever jusqu'au dessus de Dieu dont il abolit le culte et notamment l'observance du sabbat. C'est pourquoi les Pères de l'Église verront en Antiochus la figure de l'Antéchrist. Dans la vision prophétique, un Ange demande à un autre Ange :
« -- Jusqu'à quand durera ce qu'annonce la vision touchant le sacrifice perpétuel, le péché de désolation ainsi que l'abandon du sanctuaire pour être foulé ? Et il est répondu : « Jusqu'à deux mille trois cents jours. Après quoi, le sanctuaire sera purifié. » (Daniel, 8-13.)
An chapitre II, l'Ange qui instruit Daniel lui dit en parlant d'Antiochus :
-- Des troupes envoyées par lui profaneront le sanctuaire, feront cesser le sacrifice perpétuel et mettront l'abomination de la désolation. » (Daniel, 11-31)
Les deux livres des Macchabées nous ont conservé la description du temps de la persécution d'Antiochus Épiphane, de sorte que nous entrevoyons ce qu'est l'abomination de la désolation. Voici ce qui est écrit au Premier Livre :
164:140
« En l'an cent quarante cinquième du Royaume des Grecs, le Roi Antiochus publia un édit dans tout son Royaume pour que tous les peuples ne fissent plus qu'un seul peuple et que chacun abandonnât sa loi particulière. Il envoya des messagers à Jérusalem et dans les autres villes de Juda, ordonnant aux Juifs de faire cesser dans le temple les holocaustes et les sacrifices, de profaner les sabbats et les fêtes, de contaminer le sanctuaire et les saints, de construire des autels, des bois sacrés et des temples d'idoles, de laisser leurs enfants mâles incirconcis, de se souiller eux-mêmes par toutes sortes l'impuretés et de profanations afin que la loi de Dieu fût à jamais oubliée et qu'en fussent abolies toutes les prescriptions... Celui chez qui un livre de l'Alliance était trouvé et quiconque montrait de l'attachement à la Loi était amis à mort en vertu de l'édit du Roi ».
Le second Livre des Macchabées donne des précisions sur l'abomination de la désolation dans le lieu saint :
« Le Temple était rempli d'orgies et de débauches. Des païens dissolus avaient commerce avec des courtisanes jusque dans les saints parvis qu'ils convertissaient en lieux de prostitution. Il n'était plus possible de célébrer les sabbats ni les fêtes, ni simplement de confesser que l'on était juif. Ce n'était partout que scènes de désolation. » (2 Macchabées, 6-1.)
Telles sont donc les caractéristiques du temps « de l'abomination de la désolation dans le lieu saint dont a parlé le prophète Daniel » :
1° Un gouvernement unique fondant tous les peuples sous les mêmes lois.
2° L'abolition du Sacrifice Perpétuel.
3° La profanation du sabbat, des fêtes, des sanctuaires et des saints.
4° L'élévation d'idoles.
5° L'impureté et la luxure dans le lieu saint.
6° La persécution des justes.
Tel est l'oracle de Daniel :
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165:140
Assiégée par Titus, Jérusalem tomba le 10 août 70. C'est la date donnée par l'historien juif du premier siècle, Flavius-Josèphe. En voici l'annonce dans Daniel, 9, 24-27 :
« Après les soixante-deux semaines, la Messie sera mis à mort et le peuple qui l'a renié ne sera plus. La ville et le sanctuaire seront détruits par le prince qui viendra. La guerre et les désastres seront décrétés jusqu'à la fin dans le cataclysme. Et il consolidera une alliance avec un grand nombre : le temps d'une semaine et le temps d'une demi-semaine, il fera cesser le sacrifice et l'oblation. Et sur l'aile du Temple sera l'abomination de la désolation jusqu'à la fin, jusqu'au terme assigné pour le désolateur. »
Mais le Temple dont il est question ici n'est plus, comme au temps d'Antiochus Épiphane, le Temple du vrai Dieu. Il ne l'est plus depuis le Vendredi où son voile s'était déchiré en deux, quarante ans auparavant. Depuis, dit saint Augustin, le Temple « était le mort religieusement conservé en la maison mortuaire jusqu'à l'heure figée pour les funérailles et la sépulture ». Mais néanmoins conservé et religieusement conservé. En quoi consista cette fois l' « abominatio desolationis ». ? La réponse est donnée par l'Histoire.
Au livre I, chapitre 6 de « la guerre juive », Flavius-Josèphe rapporte les faits suivants : pendant quatre années consécutives, avant et pendant le siège de Jérusalem, le Temple fut le théâtre de profanations inouïes perpétrées par les prêtres eux-mêmes. Dans les parvis, le sanctuaire et jusqu'au Saint des Saints où s'étaient retranchés les membres du Sanhédrin, les sacrilèges et les crimes commis furent tels, écrits Josèphe, « qu'au cas où les Romains, exécuteurs des vengeances divines, auraient tardé davantage, la terre se serait entr'ouverte pour engloutir le Temple avec la ville, ou bien les feux qui tombèrent jadis sur la Pentapole seraient de nouveau descendus du ciel pour dévorer une race mille fois plus scélérate, mille fois plus criminelle et plus impie que celle qu'ils avaient emporté aux jours de Sodome... aut fulminum instar Sodomae. » (« La guerre juive », 1-6, ch. 16.)
166:140
Titus ne voulait pas la destruction de Jérusalem. Il avait fait à plusieurs reprises des offres de paix que les Juifs avaient toutes repoussées. Il voulait encore moins la destructions du Temple, qui contenait d'innombrables richesses, et il avait défendu d'y toucher. Ses soldats n'ignoraient ni cet ordre, ni les trésors fabuleux contenus dans le Temple. Néanmoins, l'un d'eux se fit hisser par ses camarades jusqu'à une ouverture par laquelle il jeta une torche enflammée et les cent soixante-deux colonnes d'Hérode flambèrent comme des allumettes. Recevant les félicitations et les lauriers de Rome Titus, accablé, répondra : « Je n'ai rien fait. Je n'ai été que l'instrument de la colère divine. » En ce deuxième temps de l' « abominatio desolationis » dans le lieu saint, elle n'est pas le fait d'un persécuteur comme au temps d'Antiochus. Elle fut le fait, écrit le cardinal Billot, « des ministres mêmes du sanctuaire profané, gardiens-nés de sa sainteté et de sa majesté. Et de cette différence s'ensuivent toutes les autres... On ne voit pas de terme fixé pour la cessation d'une si grande dévastation, ni de perspective ouverte sur une restauration quelconque. On ne lit plus comme précédemment : « Jusqu'à deux mille trois cents jours et le Temple sera purifié. » (Daniel, 8-14.) Ni : « Ils dresseront l'abomination de la désolation, mais le peuple, connaissant son Dieu, tiendra ferme et agira jusqu'au temps préfixé pour qu'ils soient éprouvés, purifiée et blanchis. » (Daniel II, 31-35). C'est que ce n'était plus là une persécution que Dieu avait voulue ou promise pour éprouver et purifier son peuple : ce n'était que le dernier sursaut de fureur par lequel la Synagogue expirante achevait de s'attirer une malédiction sans remède et une désolation que rien ne devait plus consoler, selon qu'il était écrit : « Et erit in Templo abominatio desolationis et usque ad consummationem et finem perseverabit desolatio. »
Quand le Chef de la Synagogue, le Sanhédrin et les prêtres perpétuent eux-mêmes crimes et sacrilèges dans le lieu saint, il n'y a pas de remède à la « desolatio ».
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Franchissant les distances, l'Archange Gabriel qui instruit Daniel, en vient « au temps de la Fin où le sacrifice perpétuel sera aboli, l'iniquité posée sur lui, son sanctuaire renversé et la vérité jetée à terre ». (Daniel, 8-11-12.)
167:140
Remarquons ici qu'en nous renvoyant à ce chapitre de Daniel, Notre-Seigneur ne parle pas de l'abomination de la désolation dans le temple, mais de « l'abomination de la désolation dans le lieu saint » (« in loco sancto »). Ce qui a un sens plus général que les limites du Temple de Jérusalem.
Voici ce que dit l'Archange Gabriel au Prophète Daniel :
« En ce temps là se lèvera Michel, le grand Prince... Ce sera un temps tel qu'il n'y en eut jamais de pareil depuis que le monde est monde jusqu'à cette heure-là. En ce temps-là, seront sauvés ceux de ton peuple qui sont inscrits dans le Livre. La multitude de ceux qui dorment dans la poussière se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres un opprobre éternel. Les doctes (ceux qui auront eu la science de Dieu), brilleront comme la splendeur du firmament et ceux qui ont enseigné la justice seront comme des étoiles pour l'éternité.
Et toi, Daniel, mets en réserve ces paroles et scelle le Livre jusqu'au temps de la Fin. Alors, la connaissance s'en accroîtra tandis que beaucoup s'agiteront en tous sens. » (Daniel 12-1-15.)
Le Prophète entend alors un Ange demander à un autre Ange : « A quand le terme de ces choses extraordinaires ? » L'ange répond :
« Dans un temps, des temps et un demi-temps. ET QUAND ON AURA ACHEVÉ DE BRISER LA FORCE DU PEUPLE SAINT, S'ACHÈVERONT TOUTES CES CHOSES. » (Daniel 12,7, dans la traduction du texte hébreu du chanoine Crampon.)
Le Prophète dit qu'il a entendu mais sans comprendre « Audivi et non intellexi. » Il demande :
« Mon seigneur, quelle sera la dernière de ces choses ? » L'Ange répond : « Va, Daniel, car les paroles sont mises en réserve et scellées jusqu'au temps de la Fin. Beaucoup seront purifiés, blanchis et éprouvés.
168:140
Les impies commettront des impiétés et aucun impie ne comprendra. Mais les sages comprendront. Depuis le temps où sera aboli le sacrifice perpétuel et où sera établie l'abomination de la désolation, il y aura mille deux cents quatre-vingt-dix jours. Heureux celui qui tiendra et arrivera jusqu'à mille trois cent trente-cinq jours ! Toi, va vers la fin et repose-toi : tu te dresseras pour recevoir ton lot à la fin des jours. » (Daniel 12-8-13.)
Voici le commentaire de ce passage par le cardinal Billot dans son livre « La Parousie » (Beauchesne, 1920) :
« Ainsi, nous savons que la crise annoncée en ce douzième chapitre de Daniel sera spécialement disposée par Dieu comme un moyen de purification pour la dernière génération chrétienne. Cette génération qui doit voir tous les prodromes de l'immense catastrophe et percevoir les premiers sons de la trompette éveillant les morts du fond de leurs tombeaux... Nous savons en outre qu'au temps de la terrible persécution sera proscrit tout exercice de la vraie religion, qu'en conséquence, le culte de Dieu cessera d'être célébré, du moins publiquement et ostensiblement à la lumière du jour, à la face du soleil. « Depuis le temps où aura été ôté le sacrifice perpétuel », lisons-nous au verset onzième. C'est la répétition de ce qui se lisait précédemment (8-13 et 11-311) à propos de la persécution d'Antiochus. Avec cette notable différence, toutefois, qu'il n'est plus fait mention maintenant ni du temple, ni du sanctuaire, ni de tout ce qui aurait pu rappeler un passé depuis longtemps et à tout jamais disparu. Le sacrifice perpétuel dont il s'agit ici est donc le sacrifice de la nouvelle alliance qui a succédé à celui que, selon la loi de Moise, on offrait soir et matin dans le temple de Jérusalem et auquel, à mille fois plus juste raison, revient le nom de « juge sacrificium », offert qu'il est conformément à la loi de son institution, sans aucune relâche ni de jour ni de nuit, du levant au couchant, sur toutes les plages et sous tous les cieux. C'est, en un mot, LE SACRIFICE DE NOS AUTELS, QUI ALORS, EN CES TERRIBLES JOURS, SERA PARTOUT PROSCRIT, PARTOUT INTERDIT, ET SAUF CE QUI SE POURRA FAIRE ET SE FERA DANS L'OMBRE SOUTERRAINE DES CATACOMBES, PARTOUT INTERROMPU. »
169:140
« Les impies ne comprendront pas », écrit Daniel. C'est pourquoi, en nous renvoyant à ce passage, Notre-Seigneur nous dit : « Que celui qui lit, comprenne ! »
Édith Delamare.
170:140
### Au bord de l'abîme (fin)
par le Chanoine Raymond Vancourt
#### 9) Je crois en l'Église catholique romaine
Inutile de pratiquer la politique de l'autruche. Ce qui, aux yeux de tous paraît de nos jours ébranlé, ce n'est point le protestantisme, émietté depuis longtemps en vertu du principe dont il s'inspire ; ce n'est pas non plus l'Église orthodoxe qui, pour des raisons multiples, continue de somnoler dans une demie-léthargie ; c'est l'Église catholique, celle que saint Ignace d'Antioche considérait comme « tenant le premier rang dans le pays des Romains » ([^23]), et avec laquelle, selon saint Irénée, tous les fidèles doivent être en accord « à cause de sa haute prééminence » ([^24]). C'est notre Église qui se trouve secouée par la tempête, à un degré rarement atteint dans le passé.
Dans quelle mesure Vatican II, par ses décisions et la façon dont on les a interprétées, en est-il responsable ? Il est difficile, actuellement, d'apporter à cette question une réponse sereine. Pour les uns, Jean XXIII est un prophète, qui a suscité un « rajeunissement » de l'Église, dont les conséquences bénéfiques apparaîtront dans l'avenir.
171:140
Pour d'autres, il fait figure d'apprenti sorcier : on lui reproche de n'avoir pas prévu les désordres dont le Concile a été, sinon la cause, du moins l'occasion. L'histoire jugera. On peut, en tout cas, admettre, sans crainte d'erreur, que Vatican II n'aurait point provoqué de tels remous, si, à l'intérieur de l'Église, depuis longtemps déjà, un abcès ne s'était formé. Il a crevé. La plaie, débridée, provoque une forte fièvre. Une fois celle-ci tombée, il se produira certainement un retour à la santé. Pour le moment, nous n'en sommes point là.
On pourrait être tenté d'envisager les difficultés présentes avec un certain détachement et ne leur attribuer qu'une importance relative L'essentiel, après tout, n'est-il pas mon rapport avec le Christ ? La foi consiste à se laisser saisir par l'Absolu et à maintenir avec lui une relation personnelle. Pourquoi la tempête actuelle desserrait-elle ce lien ? Ne devrait-elle pas, plutôt, produire un effet contraire ? M'apercevant que les appuis communautaires sur lesquels je comptais, sont pour l'instant, déficients, je recourrai d'autant plus volontiers au Seigneur qui, lui, ne me décevra pas. Sans doute j'aime l'Église, mais Dieu et le Christ me sont plus chers encore.
Un catholique sincère ne raisonne pas ainsi. Il ne sépare point son union avec l'Absolu du lien qui le rattache à l'Église, ni n'oublie qu'il accède au Père par l'entremise de celle-ci. Comment, dans ces conditions, se désintéresserait-il des vicissitudes de la communauté à laquelle il appartient ? Oserait-il nourrir à son égard un sentiment de pitié désabusée et sceptique ? Mépriserais-je celle qui m'a conduit au Christ, sous prétexte que son visage m'apparaît moins beau qu'autrefois ? Serais-je assez ingrat pour l'abandonner ? Ou assez lâche, lorsque le bateau semble couler, pour le quitter, même si je m'y trouve mal à l'aise ? J'y demeurerai, au contraire, non, comme certains le font, hélas ! pour agrandir les fissures par où l'eau passe, mais pour essayer de les colmater. Et jamais, au grand jamais, je n'éprouverai je ne sais quelle joie malsaine en voyant des malheureux, qu'ils soient de droite ou de gauche, sauter hors de la barque de Pierre pour aboutir... où ? Nous refusons donc absolument de séparer notre foi au Christ de celle que nous vouons à l'Église catholique romaine, tant le lien qui unit les deux nous paraît étroit.
172:140
La nature de ce lien n'en pose pas moins des problèmes nombreux et complexes, qu'on ne peut passer sous silence. Il faut les aborder de front, mais aussi avec méthode, sinon on risque d'accroître la confusion qui n'existe que trop en ce domaine. L'Église catholique, pour nous croyants, est d'origine divine ; elle a été instituée par le Christ en vue d'aider les hommes à réaliser leur destinée surnaturelle ; elle met à notre disposition les moyens de salut et nous propose la doctrine du Maître, qu'elle a pour mission de défendre et d'expliciter. Pour lui permettre d'accomplir sa vocation, le Christ a donné à la communauté qu'il fondait, la forme d'une collectivité visible. Par là même, l'Église catholique présente des analogies avec d'autres sociétés religieuses et d'abord à l'intérieur du christianisme, avec l'Église protestante et l'Église orthodoxe. Et en dehors des Églises chrétiennes, il a existé et il existe encore d'autres communautés spirituelles. La religion apparaît, partout et toujours, sous l'aspect de comportements collectifs, de croyances partagées, qui réunissent en une société ceux qui les acceptent. De ce fait universel il importe de chercher le fondement, car la découverte de ce fondement permettra de clarifier certains aspects du problème que pose l'existence de l'Église catholique romaine.
##### A) *Pourquoi des sociétés religieuses ?*
La recherche de ce fondement s'est opérée dans une double direction. Les uns, tel Kant, font naître les Églises des difficultés de la vie morale ; d'autres envisagent le problème dans une perspective plus spécifiquement religieuse. Les deux directions ne sont point divergentes, encore moins opposées, puisqu'on ne peut réduire la foi à un comportement théorique ; elle implique un style de vie, dont nos activités doivent porter la marque. Pas de foi sans morale, ni de morale sans une foi qui l'inspire. Il s'agit là d'une corrélation essentielle qu'on retrouve partout ([^25]). Elle n'empêche pas néanmoins de mettre l'accent sur un terme plutôt que sur l'autre.
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173:140
Kant envisage le problème des communautés spirituelles sous l'angle de la dimension morale de l'homme. Il souligne, certes, qu'il appartient à chacun de faire face aux exigences morales, de lutter contre le mal, de travailler à s'améliorer en acceptant le devoir et ses conséquences. Personne ne peut accomplir cette tâche à ma place. C'est d'autant plus évident que la vie morale est, au premier chef, affaire d'intention et que, finalement, je suis seul capable d'apprécier (plus ou moins bien) les motifs qui me font agir ([^26]), de mesurer mes progrès dans la moralité ([^27]). Mais, après avoir mis en relief le rôle de la personne raisonnable et libre dans l'existence morale, Kant se demande si, pour mener cette existence avec chance de succès, l'homme ne doit pas s'appuyer sur une Église, sans laquelle ses efforts risqueraient d'être vains.
Notre vocation éthique consiste à lutter contre le penchant au mal qui se trouve en nous. Ce penchant ne se confond pas avec nos inclinations naturelles, car il n'y a de bien et de mal moral que là où intervient la liberté.
174:140
Celle-ci choisit le mal en subordonnant l'accomplissement du devoir à nos passions et à nos intérêts ([^28]). Elle peut aussi renverser la situation et conférer au devoir la première place. Mais, si les fautes comme les bonnes actions proviennent de notre liberté, la vie en commun y est aussi pour quelque chose ([^29]). La présence d'autrui accroît et multiplie les exigences de nos inclinations. Rien qu'en vivant ensemble, les hommes se corrompent mutuellement « dans leurs dispositions morales et se rendent méchants les uns les autres » ([^30]). Il semblerait que l'existence en commun ne dût pas produire ce néfaste résultat, les règles prescrites par la raison étant universelles, aptes, par conséquent, à engendrer l'harmonie parmi les hommes. Il en est cependant ainsi. Beaucoup, tout en sauvant les apparences indispensables de « légalité », se laissent guider par des motifs personnels qui n'ont rien à voir avec les impératifs moraux. La vie sociale devient une jungle, où ceux qui veulent rester fidèles à leur conscience ont l'impression de passer pour des niais, des dupes ou des faibles. Le spectacle d'une telle situation n'encourage guère à bien agir.
Si la source du mal se trouve, partiellement du moins, dans la société, l'individu, laissé à lui-même, risque de rencontrer beaucoup d'obstacles sur le chemin de la perfection. Pour qu'ils puissent y faire face, il faudrait que les hommes s'entraident dans la lutte contre le mal, s'unissent, forment des sociétés, dont l'organisation et le développement viseront uniquement « la conservation de la moralité » ([^31]). Ici comme ailleurs, *vae soli !* Le règne du bien ne « pourra être réalisé, dans la mesure où nous pouvons en juger, que par l'établissement et la prospérité d'une société établie selon les lois de la vertu », et se proposant de promouvoir l'observation de ces lois. Cette société sera « un signe de ralliement pour tous ceux auxquels le bien est cher, afin que, se rassemblant autour de lui, ils parviennent plus aisément à l'emporter sur le mal qui les attaque sans répit » ([^32]).
175:140
La tendance au bien, qui heureusement persiste malgré notre méchanceté « radicale », n'a chance de s'actualiser qu'à l'intérieur d'une société de ce genre : communauté spirituelle, Église visible, « peuple de Dieu ». Cette dernière appellation se comprend fort bien dans la perspective de Kant. Pour lui, en effet, l'attitude religieuse consiste à considérer comme des commandements divins les impératifs moraux. La société spirituelle aura donc finalement pour but de nous aider à observer la loi du Seigneur. En ce sens, elle est régie par l'autorité divine, source de cette loi, alors que les règles de la société civile ont, d'après Kant, leur origine dans la multitude ([^33]). Mais, qu'on parle de « société à but moral », d'Église visible, de communauté spirituelle, de peuple de Dieu, il s'agit toujours d'une même réalité : l'association d'êtres humains en vue de lutter plus facilement contre le mal, dont la source se trouve en nous, mais dont la puissance est accrue par la vie en commun.
L'individu n'a pas seulement à mener une vie morale personnelle ; il doit aussi œuvrer en vue d'introduire la raison, la justice, la paix dans les rapports entre les hommes et les relations entre les États ; coopérer, dans la mesure de ses possibilités à la « moralisation du monde ». Mais, ici encore, l'individu, isolé, ne pourrait pas grand chose ; des communautés spirituelles auraient plus de poids pour rappeler aux autorités civiles le respect des impératifs moraux et les inciter à créer une organisation rationnelle, favorable à l'épanouissement spirituelle et à la prospérité matérielle de l'humanité ([^34]). Et en contribuant à faire régner la raison dans le monde, les communautés spirituelles rendraient, en principe, moins difficile la vie morale d'un chacun, cette vie qu'elles ont pour mission directe de promouvoir ([^35]).
Les « Églises visibles » apparaissent de la sorte indispensables. Les hommes doivent former des sociétés de ce genre, s'y agréger. C'est « la raison elle-même qui impose à tout le genre humain, comme tâche et comme devoir, d'instituer ces communautés » ([^36]), afin de sortir « de l'état de nature en morale » comme dans la vie civile.
176:140
Ce n'est pas un devoir qui relie « l'individu à un autre », mais un devoir « du genre humain envers lui-même » et qui a son fondement « tout à fait solidement établi dans la raison humaine » ([^37]).
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L'effort que fait Kant pour découvrir la raison de l'existence des sociétés religieuses n'est pas à dédaigner et beaucoup de ses remarques gardent leur valeur. Elles sont malheureusement intégrées dans une interprétation discutable des rapports entre la dimension morale et la dimension religieuse de l'homme. Kant, en effet, donne à la première la préséance sur la seconde. L'attitude religieuse est pour lui, semble-t-il, un simple complément, une sorte d'appendice de l'existence morale, et les Églises se justifient seulement à partir de leur efficacité sur le plan des mœurs. Kant paraiî méconnaître la spécificité du phénomène religieux ; oublier que la foi dans un Absolu déborde le point de vue moral tout en se l'incorporant, qu'elle nous relie à une réalité inconditionnelle qui simultanément nous fascine et nous effraie : elle nous attire parce que nous en attendons le plein épanouissement de notre être ; elle nous inquiète parce que nous la sentons tellement supérieure à nous. Dès lors, quand on recherche le fondement ontologique des communautés spirituelles, il faut dépasser une perspective « moraliste », et se demander pourquoi l'attitude religieuse, en tous ses aspects, s'exprime inévitablement au sein de groupements spécifiques.
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L'homme n'est pas un pur esprit, mais une conscience incarnée, présente à un monde dont elle dépend et dont notre pensée se nourrit. Personne non plus ne vit seul ; un réseau complexe de relations nous unit aux autres en une vaste solidarité, sans laquelle l'existence serait impossible.
177:140
Nous communions avec autrui de bien des façons, surtout par le langage, dont la pensée contemporaine souligne à bon droit l'importance. Comment, dans ces conditions, l'individu pourrait-il croire en solitaire à l'Absolu qu'il s'est choisi ? De cet Absolu il faut bien qu'il ait quelque idée, et la conception qu'il s'en fait, il l'exprime en des formules, des symboles, d'origine collective. On ne peut évidemment en déduire immédiatement la nécessité de communautés religieuses spécifiques ; c'est du moins un indice que l'adhésion à une Réalité inconditionnelle ne peut faire abstraction des facteurs sociaux, si étroitement liés à notre existence, et dont l'action expliquera, pour une part, la nécessaire apparition des sociétés religieuses.
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Ma foi en un Absolu, en effet, ne se réduit pas à un acte de connaissance désincarnée ; elle est confiance et amour ; et je m'attache à la Réalité suprême parce que j'en attends mon épanouissement. Pourrions-nous garder à l'intérieur de nous-mêmes la joie que procure l'Absolu auquel nous adhérons ? En jouir solitairement et en égoïste ? N'allons-nous pas plutôt l'exprimer au dehors, vouloir la communiquer, et, en la partageant avec autrui, augmenter notre bonheur ? Ma confiance en un Absolu se double ainsi d'une relation d'amour qui m'unit aux autres ; je souhaite les voir aimer du même amour que moi l'objet auquel j'ai donné ma foi.
Cet objet, de quelque manière que je le conçoive, je ne le saisis qu'imparfaitement, d'un point de vue particulier et limité. Les autres se trouvent dans la même situation. En mettant en commun nos diverses façons d'aborder l'Absolu, nous corrigeons ce que chaque perspective a d'unilatéral et accédons à une connaissance plus riche de l'objet de notre amour. -- Ce n'est point tout. -- Liés les uns aux autres par une similitude de nature, les hommes le sont aussi par une communauté de destin. Le « malheur de la conscience » les affecte tous ; chacun est divisé à l'intérieur de lui-même, séparé de la nature et du prochain, éloigné de la Réalité inconditionnelle qui constitue le fond de son être. Ou, si on préfère un langage moins hégélien et plus religieux, chacun est responsable d'une déchéance, d'une faute, dont nous portons le poids en commun.
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En conséquence, nous avons un égal besoin d'une « réconciliation » qui, en supprimant les multiples scissions dont nous souffrons, apportera le contentement auquel nous aspirons. Cette solidarité dans un même destin rend impensable une quête purement solitaire d'un salut égoïste. Le statut de l'être humain exige que nous désirions le bonheur des autres autant que le nôtre ; il exige, en d'autres termes, une synthèse harmonieuse du salut individuel et du salut collectif. Les hommes ne la réussiront qu'en s'associant les uns aux autres, en coopérant intimement au sein d'un groupe qui s'assignera comme but la réalisation de ce vers quoi l'homme tend en vertu des besoins les plus incoercibles et les plus élevés de sa nature.
Qu'on ne dise pas qu'il suffirait, pour atteindre cette fin, de communier avec les autres d'une manière cachée, « mystique », la vie morale et religieuse étant intérieure et ne tombant point sous les sens. -- Une telle objection méconnaît le côté charnel de l'homme. Comme tout ce qui se passe en nous, la croyance en un Absolu, fût-elle la plus profonde et la plus intime, vise naturellement à se traduire en mouvements, gestes, « culte », « liturgie » ([^38]). L'idée que nous nous en faisons et l'amour que nous lui portons se créent une expression extérieure appropriée. Non seulement nos attitudes reflètent la conception que nous avons de la Réalité inconditionnelle ; mais cette conception elle-même s'enrichit et se précise à travers l'expression que nous lui donnons. C'est une des raisons -- et non des moindres -- pour laquelle un accord purement spirituel des hommes entre eux ne suffirait pas à constituer l'association dont ils ont besoin pour mener leur vie morale et religieuse. Nous sommes, par conséquent, en droit de conclure que, la nature humaine étant ce qu'elle est, des sociétés religieuses visibles sont indispensables.
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De ce fondement anthropologique de l'existence des Églises, saint Augustin avait deviné l'importance. D'après lui, l'amour que nous portons à un objet « engendre spontanément une société formée de tous ceux dont les amours coïncident en lui et exclusive de tours ceux qui s'en détournent ». C'est une *loi générale,* mais qui « se vérifie particulièrement en ce qui concerne l'amour de Dieu. Celui qui aime Dieu se trouve, par le fait même, en relation de société avec tous ceux qui l'aiment ; il les veut aimant le même objet que lui » ([^39]).
Dans un contexte différent et en tirant de ce principe des conclusions que saint Augustin aurait désavouées, Schleiermacher (1768-1834), un des chefs de file du protestantisme libéral, développe des idées analogues à celles de l'évêque d'Hippone. Parti d'un individualisme d'inspiration romantique, il le corrige en soulignant l'importance de la solidarité humaine. Celle-ci intervient particulièrement dans le domaine spirituel. Certes, l'attitude religieuse consiste essentiellement, pour Schleiermacher, dans le sentiment de dépendance que chacun éprouve devant une Réalité qui nous déborde de toutes parts. Mais ce que l'individu appréhende de cette Réalité, inévitablement, « il l'offre aux regards d'autrui avec une sainte pudeur, mais aussi avec une franchise tout ouverte, afin que chacun pénètre en lui, regarde et voie » ([^40]). Il se crée ainsi une « communauté de frères », animée d'un esprit collectif, qui fait communier l'individu avec les autres et tous ensemble avec le Divin. Sur ce besoin essentiel de coopération avec nos semblables, de recherche en commun, de vie spirituelle collective, remplie d'échanges réciproques de sentiments et d'idées, Schleiermacher fonde l'existence nécessaire de sociétés religieuses et se fait finalement le défenseur de l'institution des Églises. Qu'il présente sa doctrine dans un climat de piétisme et en manifestant, au moins dans les *Discours sur la religion,* une sorte de nostalgie pour les conventicules des Frères Moraves, n'enlève rien à la valeur du principe sur lequel il appuie la nécessité de sociétés religieuses visibles.
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De ce principe, Max Scheler a examiné toutes les implications ; le résultat de ses analyses, il l'a condensé dans une formule qui souligne avec bonheur le caractère « interpersonnel » de l'attitude religieuse. « On peut créer une œuvre d'art entièrement *pour soi,* éprouver un plaisir, connaître quelque chose entièrement *pour soi,* ou connaître en ne prenant intérêt qu'à la chose même..., sans ressentir un besoin de communication. Mais on ne peut parler dans le même sens de croire ou de prier Dieu *uniquement pour soi.* Si tous les motifs de la vie commune et de la considération de ses semblables s'étaient évanouis dans un homme, à lui seul l'acte religieux qui le conduit à Dieu le réunirait, spirituellement du moins, à ses frères » ([^41]). Scheler n'oublie pas que l'adhésion à un Absolu exige un engagement personnel et il insiste fortement sur cet aspect du problème ([^42]). Mais il fait aussi remarquer que cet engagement se manifeste nécessairement à l'extérieur et suscite une communion visible avec autrui ; il approuve la formule des Pères : *Unus christianus, nullus christianus,* en précisant que cette formule est valable pour toute religion, voire pour toute adhésion à un Absolu, de quelque nature qu'il soit. Ainsi, la nécessité de sociétés religieuses, pour Scheler comme pour Schleiermacher et saint Augustin, s'enracine dans les exigences de la nature humaine ; il s'agit d'une nécessité anthropologique, « métaphysique », philosophique ([^43]).
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Contre la thèse que nous venons d'exposer, qu'on la présente à la manière de Kant ou à la façon de saint Augustin, deux objections ont été soulevées, concernant, l'une, le mode de raisonnement employé, l'autre la conclusion à laquelle on aboutit. -- On se demande d'abord si cette interprétation du fondement des communautés religieuses visibles n'est point une transposition de la conception chrétienne de l'Église, un effort de justification d'un donné révélé accepté comme présupposé, une explication théologique plutôt que philosophique. -- Incontestablement, les auteurs que nous avons cités, y compris Kant, s'inspirent de ce que la révélation chrétienne nous apprend sur l'Église. Mais ce point de départ ne les empêche pas d'élaborer, au sujet de l'origine des sociétés religieuses, une justification rationnelle valable en elle-même, parce que reposant sur les exigences de la dimension morale et spirituelle de l'homme. D'avoir réfléchi sur ce qu'ils constataient dans le christianisme n'enlève rien au caractère rationnel de leurs analyses. Scheler n'a point tort de prétendre que les conclusions auxquelles il aboutit sont des conclusions philosophiques, dérivant de considérations anthropologiques d'une portée universelle. Elles ne concernent pas seulement d'ailleurs la nécessité d'Églises visibles ; elles laissent également entrevoir ce que doivent être celles-ci. Kant nous explique -- et Scheler lui fait écho -- pourquoi des sociétés de ce genre doivent briller par leur *unité,* se recommander par leur *pureté,* c'est-à-dire par l'exclusion de tout ce qui ressemble à l'immoralité, à la superstition, au fanatisme ; se distinguer par le respect de la *liberté,* puisqu'il n'est de vie morale et religieuse authentique qu'au niveau de la volonté libre. Ces Églises visibles devront être régies par « des lois originelles » *stables,* et ne point dépendre des caprices de leurs membres. Leur constitution ne ressemblera pas aux différents types de constitution civile ; elle ne sera ni monarchique, ni aristocratique, ni démocratique, mais *familiale* ([^44])*.* Kant et Scheler se demandent également s'il ne devrait pas y avoir finalement qu'une seule Église visible ;
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et ils doutent que l'homme, laissé à lui-même, soit capable d'instaurer une société religieuse en tous points valable. Ces considérations, encore qu'elles s'inspirent du spectacle que leur offre l'Église chrétienne, n'en sont pas moins, aux yeux de Kant et de Scheler, des considérations rationnelles et philosophiques.
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Contre la thèse de la nécessité de sociétés religieuses, des difficultés d'un autre genre ont été soulevées, surtout par des sociologues et des historiens des religions. Ils reconnaissent -- comment faire autrement ? -- qu'entre le comportement religieux et les communautés ecclésiales il existe un lien ; mais la relation serait provisoire et accidentelle ; elle caractériserait une étape du développement spirituel qu'on est en voie de dépasser. L'évolution conduirait d'une religion communautaire à une religion purement intérieure et individuelle. Cette substitution ne s'achèvera que dans un avenir lointain. L'apparition du christianisme a constitué un important pas en avant dans cette direction. Les Grecs dissolvaient dans la cité l'individu, et celui-ci trouvait dans celle-là une réponse satisfaisante à ses aspirations. Lorsque, pour des raisons diverses, la scission se produisit entre le citoyen et le groupe, l'homme se sentit seul et prit une conscience aiguë de sa précarité. Le christianisme, en professant que chacun possède une valeur originale et éternelle, en mettant l'accent sur le salut individuel et l'immortalité personnelle, apportait un remède efficace à la détresse du païen, et ce fut une des raisons de son succès dans le monde antique. Le progrès « irréversible » qui, d'une religion collective mène à une religion « privée », se continua à l'intérieur du christianisme sous l'impulsion du protestantisme et, plus spécialement, du protestantisme libéral, lequel, en réaction contre l'attitude encore trop « ecclésiale » de Luther et de Calvin et sous l'influence du romantisme, exaltait au suprême degré l'individualisme en matière religieuse.
Selon les défenseurs de cette interprétation, il s'agirait d'une loi présidant au développement des religions : ce développement aurait le mérite de dégager progressivement l'essentiel du comportement religieux : la vie intérieure personnelle.
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Ce qui subsiste encore de social ne serait qu'un déguisement, dont on parviendra bien à se dépouiller un jour ou l'autre ([^45]). D'ailleurs, « le devenir des religions » constituerait seulement, au dire de certains durkheimiens, un cas particulier d'un processus grâce auquel les individus se libèrent peu à peu de la pression collective pour accéder à une autonomie toujours plus grande.
En ce qui concerne cette vision d'ensemble de l'évolution de l'humanité, le moins qu'on puisse dire c'est que la situation contemporaine semble lui infliger un cruel démenti. Mais même restreinte au problème religieux, la thèse n'en est pas plus solide. Actuellement, sociologues et historiens des religions se défient de ces généralisations, qui négligent sans vergogne de nombreuses exceptions. Ils découvrent des attitudes religieuses personnelles chez les primitifs, censés pourtant complètement immergés dans la vie collective. Aux yeux des chercheurs contemporains, des interprétations comme celle que nous venons d'évoquer ont le tort de ne pas tenir assez compte de la complexité de l'être humain ; elles pèchent par l'insuffisance de leur anthropologie. Schleiermacher était beaucoup plus « réaliste », lorsque, malgré son penchant romantique pour l'individualisme, il proclamait le caractère simultanément personnel et social du comportement religieux et justifiait ainsi l'existence des institutions ecclésiales. Il avait raison. Les sociétés religieuses se fondent sur les exigences de notre nature. D'admettre ce point de vue ne nous condamne nullement à méconnaître l'origine divine, transcendante, d'une collectivité religieuse déterminée.
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##### B) *Comment naissent et se développent les communautés religieuses ?*
Quand il s'agit, non plus de la nécessité de sociétés religieuses en général, mais de l'apparition et du développement de ces sociétés dans l'histoire, on serait tenté de croire que la transcendance du christianisme le mette, cette fois, tellement à part qu'on ne peut lui appliquer les lois qui, d'après les sociologues, président à la genèse et à la croissance des communautés spirituelles. Ce serait une erreur préjudiciable. -- Certes, en un sens, la question d'origine est, pour nous croyants, tranchée d'avance. A nos yeux, notre Église n'est point une institution humaine ; elle a surgi de l'initiative divine. Le Seigneur appelle des hommes « de tous peuples et de toutes classes », pour les faire sortir « de ce monde », de « cette génération perverse », et les introduire dans une société nouvelle, surnaturelle. Dieu et le Christ ont voulu l'Église, laquelle, par conséquent, a le droit d'affirmer sa transcendance par rapport aux autres communautés spirituelles. Cette supériorité, nous n'avons nullement l'intention de l'amenuiser, et pas davantage de l'interpréter dans un sens hégélien. Certes, nous admettons que la Providence est la cause suprême de tout ce qui existe dans l'univers, hormis le mal et le péché ; elle est, par conséquent, l'auteur des religions dans ce qu'elles ont de valable. -- Bien plus, nous admettons que les communautés non chrétiennes sont étroitement liées au christianisme ; elles l'ont préparé ou elles doivent, en principe, y mener. Tous les hommes ont une destinée identique : celle qu'a méritée pour eux *le seul Sauveur *: Jésus-Christ. La marche de l'histoire est organisée, d'une façon qui demeure certes mystérieuse, en vue de la réalisation de son œuvre, et les religions non-chrétiennes elles-mêmes y contribuent. Il n'empêche qu'elles ne jouent pas, dans le plan divin, le rôle exceptionnel assigné au judaïsme et au christianisme, lesquels ont été l'objet d'une intervention divine particulière. De cette intervention est sortie la communauté chrétienne, dont la Providence constitue ainsi le fondement à un titre spécial.
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Il ne faudrait pas cependant en tirer des conséquences abusives, qui risqueraient d'engendrer des malentendus. Qu'elle ait été l'objet d'une Providence particulière dont elle peut, à juste titre, se prévaloir, ne signifie pas que l'Église échappe aux lois psychologiques et sociologiques qui président à la naissance et aux vicissitudes des sociétés religieuses. Dieu n'intervient pas perpétuellement à coups de miracles, si on peut ainsi s'exprimer ; il utilise les forces qui normalement font surgir les groupements religieux et dirigent leur développement. On ne doit donc pas s'étonner de constater des analogies entre la genèse de la communauté chrétienne et celle des autres collectivités spirituelles, ni craindre qu'en soulignant ces similitudes on place le christianisme « au niveau des doctrines du monde et on lui impute les imperfections qui caractérisent les productions de l'esprit humain ». Newman nous rassure : « C'est certainement, écrit-il, dégrader un ouvrage divin que de le considérer sous une forme terrestre ; mais on peut se le permettre sans irrévérence, puisque le Seigneur lui-même, l'auteur et le maître du christianisme, a daigné en prendre une. » Malgré sa transcendance, l'Église est *une société d'hommes, faite pour les hommes ;* il serait impensable qu'elle soit sans rapport avec les lois « naturelles » qui régissent la formation et l'évolution des communautés religieuses en général ([^46]). -- Nous avons, par conséquent, le droit d'écouter ce que nous disent la psychologie et la sociologie sur la genèse de ces communautés. Il ne s'agit point d'accepter, les yeux fermés, leurs conclusions ; mais, pas davantage, de nier *a priori* la valeur de leurs analyses. Celles-ci peuvent jeter une lumière non négligeable sur les origines de l'Église chrétienne et son développement, faire entrevoir aussi les racines de nos difficultés actuelles, qui ne sont peut-être, après tout, que les difficultés de toujours, même si elles prennent, à notre époque, un relief particulier.
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La sociologie nous explique comment, autour d'un fondateur de religion, se crée d'abord un « cercle » de discipline. La personnalité exceptionnelle qui donne le branle au mouvement jouit d'une expérience religieuse originale, privilégiée, décisive, qu'elle entend communiquer aux autres ;
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c'est pourquoi elle recrute des adeptes. Certains viennent au Maître spontanément (Nicodème, par exemple) ; d'autres sont « appelés » par lui. Ils n'appartiennent point tous à un milieu social, intellectuel, moral ; ils diffèrent les uns des autres par le tempérament, mais aussi par leur dévouement et leur attachement au fondateur. Quelques-uns partagent plus étroitement son existence (cf. les Apôtres) et en viennent peu à peu à consacrer leur vie à la diffusion du Message qui leur est communiqué. Tous ne vont pas jusque là et le nombre des adeptes dépasse celui des Apôtres. Mais, réunis sous l'égide du Maître, ils constituent ensemble une communauté dont les membres se sentent étroitement solidaires. Leur solidarité se fonde sur la participation à l'expérience religieuse du Fondateur, sur une foi commune en sa mission. Elle se traduit de diverses façons : fidélité au Maître, générosité à son service, courage dans les épreuves supportées pour lui, rapports mutuels empreints de charité, etc. La communauté, à ce stade, ne présente pas d'organisation nettement définie, strictement réglementée, la présence du fondateur la rendant moins nécessaire. On constate toutefois que « les disciples marquants ont des privilèges spéciaux » ([^47]), dont la signification et l'importance se manifesteront au grand jour, une fois le Maître disparu ([^48]).
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La mort du fondateur pose, en effet, à la communauté naissante des problèmes de plus en plus compliqués, à mesure que le nombre des adhérents augmente et qu'ils sont davantage dispersés. Va-t-on, pour y faire face, désigner un successeur au Maître ? -- En un sens, absolument pas. -- Celui-ci est, en effet, considéré comme un être privilégié, que personne ne peut remplacer, auquel personne ne doit se substituer. Et si quelqu'un prend la tête de la communauté après la mort du fondateur, il ne s'attribue point, pour autant, son rôle ; il ne prétend nullement jouir du même charisme. L'Apôtre Pierre, après la Pentecôte, se présente seulement comme le héraut de Jésus, son annonciateur, son messager ; il répète sans se lasser qu'il existe un seul sauveur : Jésus-Christ ([^49]). Croire à la mission unique et exceptionnelle du Maître est considéré comme la condition essentielle pour entrer, non plus dans le « cercle » des disciples dont le Maître, vivant, était le centre, mais dans ce qui se présente désormais comme une « fraternité » de gens qui attendent de lui le salut. Cette fraternité, on peut, si on aime cette terminologie, la qualifier de « personnaliste ». Chacun, par sa foi dans le Maître disparu, entretient avec lui une relation de confiance et d'amour ; et les membres de la communauté, unis dans une croyance identique, se servant des mêmes modes de prière et d'adoration, manifestent, dans leurs rapports mutuels, un esprit de service, de générosité, de charité, dont un texte célèbre des Actes *des* Apôtres nous offre une touchante description ([^50]).
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Entre les fraternités locales, qui se fondent au fur et à mesure que la communauté s'accroît, il s'établit des relations analogues, également évoquées à plusieurs reprises dans les Actes.
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Mais le côté « personnaliste » de la communauté religieuse primitive n'est pas inconciliable avec la tendance à l'organisation, laquelle se manifeste très tôt et déjà pendant la vie du fondateur ; le choix des Apôtres par le Christ et la place qu'occupe Pierre au sein du collège apostolique en constituent un exemple typique. Dès les origines, la communauté possède des institutions qui, pour n'exister encore qu'en germe, n'en sont pas moins réelles. Elles se développent, se précisent, à mesure que les circonstances l'exigent. A ce développement, les disciples familiers du Maître contribueront d'une manière prépondérante, leur action étant facilitée par l'autorité et le prestige qui résultent de leur intimité avec le fondateur. -- Lorsque les croyants, venant des horizons les plus divers et les plus éloignés, se multiplient, l'organisation apparaît davantage encore indispensable pour assurer la cohésion du groupe, maintenir la fidélité à la doctrine, conserver les modes de pensée et d'adoration enseignés par le Maître à ses disciples.
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Mais, phénomène constant, le progrès dans l'organisation suscite des réactions, des résistances. Certains craignent que les institutions, même si elles traduisent les intentions du fondateur, ne gênent l'amour qu'on doit lui porter et l'épanouissement de la vie spirituelle à laquelle il convie ses adeptes. On craint aussi que le juridisme inhérent aux structures sociales ne nuise à la spontanéité et à l'authenticité des relations entre les membres de la communauté. Réticents devant le développement et le renforcement de l'organisation « ecclésiastique », certains éprouvent une nostalgie pour le climat censé régner dans le cercle religieux primitif, où le charismatique l'emportait sur le juridique. L'histoire des religions révèle les incessantes tensions qui ont ainsi opposé les partisans d'un minimum d'organisation, -- du minimum requis pour qu'on n'aboutisse point au chaos, -- à ceux qui, devant les dangers d'anarchie, étaient tentés de renforcer au maximum les structures de la société religieuse.
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Telles sont les constatations que font les historiens et les sociologues. Il faut leur en savoir gré, car elles éclairent les problèmes que l'on pose à l'Église de nos jours.
##### C) *Y a-t-il eu excès d'organisation dans le christianisme ? L'ère constantinienne.*
Le christianisme, tel que nous le révèlent vingt siècles d'histoire, offre un double aspect. La vie morale et spirituelle, qu'il a pour but de promouvoir, est incontestablement, dans son essence, une réalité intérieure, cachée. Même si, comme nous l'avons expliqué, elle se traduit en gestes, en paroles, etc., ces attitudes n'ont de valeur que par les dispositions qui les animent. Les hommes en qui elles existent, et qui les développent sous l'impulsion de la grâce, constituent, tous ensemble, une « communauté d'élus », un « *regnum Dei *», un « *regnum gratiæ *», le « corps mystique du Christ » ([^51]) ; bref, une société religieuse invisible. Pour en devenir membre, il ne suffit évidemment pas d'avoir un certificat de baptême dans sa poche, et beaucoup peut-être appartiennent à cette Église qui ne possèdent point ce certificat.
Mais le christianisme est aussi une organisation extérieure, hiérarchisée. Elle apparaît telle depuis les débuts ; personne ne peut sérieusement le nier. Tout le monde devra également admettre que l'Église visible est subordonnée à la réalisation du Royaume intérieur, comme le moyen à la fin. -- Si on veut respecter la réalité historique, on est donc obligé de maintenir sous le regard les deux faces du christianisme : l'Église invisible et l'Église visible ([^52]) ; on n'a pas le droit d'écarter l'une ou l'autre.
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Jusqu'ici catholiques et protestants seraient peut-être d'accord ; il ne s'agissait, somme toute, que de constater des faits.
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L'accord cesse dès qu'on veut préciser les relations qu'entretiennent l'Église visible et l'Église invisible. Les difficultés portent sur deux points, liés ensemble, mais qu'il importe de distinguer pour la clarté de la discussion. Le premier concerne les intentions du Christ. Luther admet qu'il a voulu constituer un « royaume de Dieu », une société « d'adorateurs du Père en esprit et en vérité ». Il estime par contre que l'organisation d'une Église visible hiérarchique s'est produite, pourrait-on dire, par la force des choses, sous l'impulsion des circonstances qui donnent normalement naissance à des sociétés de ce genre ; mais sans que le Christ ait manifesté l'intention de fonder une telle institution et de conférer à ceux qui la dirigeraient les pouvoirs que les chefs ecclésiastiques se sont peu à peu attribués ([^53]). Un problème est ainsi posé, auquel il faut répondre : Le Christ a-t-il voulu une société religieuse visible, dont il aurait fixé les structures fondamentales ; ou s'est-il contenté de créer une communauté « mystique », laissant aux initiatives humaines et aux aléas de l'histoire le soin de faire surgir un groupement religieux chrétien ?
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On peut aussi formuler une autre question qui, liée à la précédente, en diffère néanmoins. Personne ne nie *qu'en fait* la « fraternité » issue du Christ ne se soit constituée, très tôt ([^54]), en société hiérarchisée, se donnant comme mission de garder intacte la doctrine du Maître, et de proposer aux fidèles les modes de prières, les moyens de sanctification qu'il avait offerts à ses disciples. Ne cherchons plus si cette société hiérarchisée avait ou non été voulue par le Christ. Qu'elle l'ait été ou qu'elle fût seulement un produit de l'évolution humaine, dans les deux cas, on peut se demander si cette institution n'a pas, dans le passé, pesé lourdement sur la vie spirituelle des croyants. Son organisation, en se développant sans cesse sous l'influence des circonstances, n'a-t-elle point gêné l'intimité de l'homme avec Dieu et avec le Christ, la construction de l'Église invisible ? N'y aurait-il pas eu une inflation du juridique au détriment de l'édification du corps mystique ? On a intérêt à examiner d'abord cette question.
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C'est d'elle que s'occupe le théologien protestant Brunner dans un ouvrage sur « le malentendu concernant l'Église » ([^55]). Il reconnaît -- l'aveu vaut la peine d'être souligné -- que le protestantisme n'est pas encore parvenu à résoudre le problème de la nature de l'Église. Aussi bien du côté protestant que catholique, on est, d'après lui, trop porté à voir en elle une réalité « impersonnelle », une institution qui, à l'instar de l'État, plane sur les individus ; c'est le grand malentendu qui dure depuis dix-neuf siècles.
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Luther a tenté de le dissiper ; en présentant l'Église comme la communion des saints, l'assemblée des élus, le corps du Christ, il voulait montrer qu'elle demeure invisible, quoique réelle. Le protestantisme aurait dû poursuivre dans cette direction. Pour plusieurs raisons, il ne l'a point fait, et l'institution ecclésiastique a persisté en son sein sous des formes diverses. Ainsi, protestants et catholiques ont perdu de vue ce qu'était l'*Ekklesia* néo-testamentaire. Elle consistait en une « pure communauté de personnes », comportant, certes, une certaine organisation -- autrement, elle serait devenue une masse désordonnée et informe -- ; mais il ne s'agissait que d'arrangements spontanés, résultant des nécessités du moment et disparaissant avec elles ; d'arrangements qui ne pesaient pas sur les individus et ne mettaient aucun obstacle au libre jeu des charismes de l'Esprit ([^56]). -- Très tôt cependant, et même déjà dans le *Nouveau Testament,* on perçoit les indices d'une mutation. La communauté primitive commence à se transformer en un corps social organisé ; la Parole divine se cristallise en dogmes, imposée aux fidèles par une autorité qui, peu à peu, s'octroie le privilège d'administrer les « choses saintes ». Cette évolution s'achève, quant à l'essentiel, sous le règne de Constantin : « Avec ce dernier, commence l'inflation démesurée de l'Église ; désormais, celle-ci est prête, comme institution sacrée, comme organisme sacramentel de grâce et construction juridique hiérarchique, à accueillir tous ceux qui affluent vers elle » ([^57]). Le changement opéré n'a rien d'un progrès. Ce n'est point le développement normal d'une graine que le Christ aurait semée pour qu'elle lève et fructifie. Il s'agit, au contraire, d'une corruption contre laquelle il serait urgent de réagir. Plus tôt et plus complètement on mettra fin à l'ère constantinienne et mieux cela vaudra ([^58]). On retrouvera alors le « mystère de l'Église », que le juridisme, en particulier le juridisme romain, avait fait oublier ([^59]).
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Cette thèse reflète les idées d'un célèbre historien du droit ecclésiastique, Rudolf Sohm ([^60]), et a des analogies avec celles de Harnack ([^61]). La fixation de la constitution de l'Église et celle du dogme constituent, aux yeux de ces auteurs, une régression par rapport à l'état originel de la communauté chrétienne.
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On peut se demander -- des protestants se posent eux-mêmes la question -- s'il n'y a pas un relent de romantisme dans le tableau qu'on trace de la vie des premiers fidèles ; et si, même à la période initiale, n'apparaissent pas déjà des ébauches d'organisation juridique ([^62]). -- Mais notre attention pour le moment va porter sur un autre point, au moins aussi important. L'interprétation qu'on nous propose du développement de la chrétienté dans son organisation et sa doctrine fait de ce développement un long déclin.
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Le plus bel âge de notre religion se situerait au commencement. Et, chose curieuse, nos théologiens d'avant-garde, férus de progrès, assignent comme tâche urgente à notre génération, un « retour au primitif », auquel on ne parviendra que « par une liquidation du funeste héritage de Constantin » ; et sans doute aussi, encore qu'ils l'affirment moins franchement, en jetant par-dessus bord, l'apport du concile de Trente, au sujet duquel ils adopteraient volontiers le jugement de Hegel, qui voit dans ce concile « l'insurmontable obstacle » à toute tentative de réunion des Églises ([^63]). -- Cette interprétation de l'histoire du christianisme s'impose-t-elle ?
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Newman ne serait pas de cet avis et il lui opposerait sa propre conception « du développement de la doctrine chrétienne ». Sa position offre ceci d'intéressant qu'elle se concilie fort bien avec les conclusions de la sociologie religieuse que nous avons évoquées précédemment. Elle serait même en accord avec la loi fondamentale qui, pour beaucoup de philosophes, préside au devenir historique en général. Une comparaison, que Hegel ne désavouerait pas, le fera comprendre. Lorsqu'on confie à la terre une graine, celle-ci contient virtuellement la plante qui en sortira. Dans l'épi de blé, il n'y a rien de plus, absolument parlant, que ce qui se trouvait dans la semence ; le gland renferme le chêne futur, avec son tronc, ses branches et son feuillage. Mais si le germe est gros de ce qui en provient, si la maturation ne fait qu'actualiser des potentialités pré-existantes, personne ne verra cependant dans le développement de la graine un processus secondaire, accidentel et négligeable ; personne, non plus, ne dira que l'idéal, pour le chêne, serait de se réduire au gland qui lui a donné naissance. Ces constatations valent pour le domaine biologique ; elles s'appliquent aussi aux réalités sociales, et l'Église, par certains côtés, en est une.
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Celle-ci s'est développée depuis sa naissance ; mais tout l'essentiel se trouvait déjà en germe au point de départ et rien de ce qui est apparu dans la suite n'a eu un caractère de nouveauté absolue. En d'autres termes, la substance de la doctrine et de l'organisation était présente dès le début et on en a simplement explicité progressivement le contenu. Aurait-il fallu que l'Église ait, à sa naissance, actualisé toutes ses virtualités, en sorte que son histoire, sur le plan doctrinal et institutionnel, consisterait en une pure et simple répétition de ce qui existait à l'origine ? S'il en était ainsi, le christianisme constituerait, comme le note Newman après Butler, une étrange anomalie au sein du monde physique et humain dans lequel il devait s'insérer. Ce monde, en effet, est un monde soumis au devenir, dans lequel les réalités se développent peu à peu, ne laissant apparaître que progressivement leurs potentialités ([^64]). La vie de l'Église devait se dérouler conformément à cette règle et Newman constate que la *Sainte Écriture* « prévoit distinctement le développement du christianisme, tant comme forme de gouvernement que comme doctrine » ([^65]). Ce développement se fait sous l'impulsion de l'Esprit, qui anime l'Église de l'intérieur, tout comme, dans la semence mise en terre, le principe de la germination se trouve dans la graine elle-même ; s'il n'y était pas, la naissance et la croissance de la plante seraient impossibles. Ce double processus est facilité ou rendu plus malaisé, accéléré ou retardé, par la nature du terrain où on a jeté la semence, et par les influences extérieures, climatiques et autres. Il en est de même du développement des institutions et de la doctrine de l'Église ([^66]).
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Si on en croyait Brunner et les théologiens catholiques qui prônent le retour au christianisme « pré-constantinien », on devrait conclure que l'évolution de l'Église s'est, en somme, accomplie jusqu'ici de travers. Dans aucune société religieuse se disant chrétienne, la semence jetée par le Christ n'aurait germé conformément à ses intentions ; tout au plus, le christianisme se serait-il épanoui chez quelques individus et en de petits groupes restreints, analogues à ceux que certains voudraient ressusciter de nos jours.
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S'il en était ainsi, ne faudrait-il point dresser, purement et simplement, un constat d'échec ? « On a soutenu, écrit Newman, que toutes les formes actuelles du christianisme sont dans l'erreur ; aucune d'elles ne le représente tel qu'il fut enseigné par Jésus-Christ et ses Apôtres. On prétend qu'il a disparu du monde, pour ainsi dire, dès sa naissance, et qu'il a été remplacé aussitôt par une ou plusieurs imitations qui se sont approprié son nom, bien qu'elles n'eussent hérité que d'une partie de son enseignement. On admet toutefois qu'il a toujours existé et qu'il existe encore aujourd'hui parmi les hommes, mais comme une doctrine secrète et cachée, qu'une influence surnaturelle fait revivre çà et là dans le cœur de quelques individus. » ([^67]) Le christianisme authentique n'aurait donc jamais existé sous une forme sociale, et toutes les traductions historiques qu'on en aurait faites constitueraient des altérations. Peut-on espérer, dans ces conditions, retrouver le gland confié aux hommes par Notre-Seigneur et voir un jour grandir le chêne qu'il s'était juré d'en faire sortir ?
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Selon Newman, cette interprétation falsifie l'histoire. Le christianisme s'est développé, certes, mais en continuité avec les origines. Pour le constater, il suffit de lui appliquer les critères qui permettent de distinguer, dans l'évolution des choses humaines, une saine actualisation de virtualités préexistantes, des pseudo-développements, qui sont corruption et déchéance. Ces critères, au nombre de sept, peuvent se résumer de la façon suivante. Un vrai développement suppose la fidélité à l'idée maîtresse qui a inspiré le fondateur d'une religion, d'un système philosophique, politique, etc. -- Le germe déposé par le promoteur doit être capable, aux différentes étapes de sa maturation, de s'assimiler ce qui la favorise, de rejeter ce qui la contrecarre.
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Au cours de la croissance, il peut surgir des bourgeons qui n'éclateront pas tout de suite, mais dont la richesse se manifestera dans la suite. Lors d'un développement normal, il n'existe aucune contradiction entre les différentes étapes. -- En outre, comme l'explique Newman dans un langage presque hégélien, toute phase d'une évolution normale doit, en même temps, « conserver » et « ajouter » : conserver « le résultat du développement dont elle a été précédée », et constituer « quelque chose de plus, une addition qui éclaircit et n'obscurcit pas, qui corrobore sans le déformer le corps de pensées dont elle procède..., une addition conservatrice de ce qui l'a précédée » ([^68]). -- Enfin, le développement authentique d'une doctrine ou d'une institution vivante ne doit pas être momentané, transitoire, un feu de paille, mais se continuer ([^69]). -- Telles sont, au dire de Newman, les « règles pratiques », permettant d'apprécier les transformations que subissent les réalités humaines. Si on les applique à l'histoire du christianisme depuis ses origines, à quelles conclusions aboutirons-nous ? Devrons-nous constater que la semence jetée par le Christ en terre n'a pas levé, et que tout n'a été que corruption ? Ou, au contraire, pourrons-nous affirmer qu'à travers mille péripéties, la plante a grandi comme le Seigneur le désirait ?
##### D) *Nécessité d'une autorité infaillible.*
Aussitôt qu'on applique à l'histoire du christianisme les critères énoncés plus haut, on constate que le maniement en est délicat. Dès les premiers pas, en effet, des difficultés surgissent, d'ailleurs pleines d'enseignements et riches de sens. Un développement authentique, nous le comprenons aisément, doit rester fidèle à l'idée maîtresse qui a inspiré le fondateur de notre religion. Mais en traitant de l'apostolicité de l'Église, nous avons été amenés à nous demander en quoi consiste cette idée maîtresse, quel est l'essentiel du message apporté par Jésus.
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La réponse, du point de vue historique et exégétique, paraît malaisée. Newman le reconnaît volontiers ; il trouve en outre que la question, mal posée, prête à des solutions artificielles : « Vu le caractère peu systématique des documents inspirés et le silence de l'histoire contemporaine, nous serons réduits, si nous essayons de déterminer l'objet principal et unique que les premiers chrétiens mettaient en avant, l'idée dominante que renfermait leur prédication, nous serons réduits à des décisions arbitraires et éclectiques... Et rien n'est plus facile et plus insignifiant que les théories des auteurs sur les doctrines essentielles, vitales..., sur les grandes vérités ou l'idée de l'Évangile » ([^70]). L'évolution de la pensée protestante et le modernisme qui a sévi dans le catholicisme au début du siècle illustrent, d'une manière éclatante, la valeur de ces remarques. -- Il n'en demeure pas moins que, si nous ignorons de quoi est fait essentiellement le message du Christ, on ne voit pas bien comment nous pourrons apprécier dans quelle mesure les développements ultérieurs l'ont respecté.
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Ce problème, Luther le tranche brutalement. Lorsqu'au début de sa révolte, il consent encore à voir dans l'Église « un pouvoir de droit humain », tout en lui refusant « le caractère d'Institution divine, indispensable et infaillible », il estime que la vérité religieuse ne court, pour autant, aucun danger, « l'Évangile ayant de quoi faire valoir son autorité et étant toujours à même de se créer des témoins convaincus et capables de convaincre » ([^71]). Il suffit de se référer aux Écritures pour découvrir la substance du message du Christ et, à partir de là, apprécier les développements qu'il a reçus dans le cours des âges. Bref, rejetant toute société religieuse infaillible, « il a mis à sa place, nous explique Hegel, la Bible et le témoignage de l'esprit humain. Or, ce fait que la Bible même soit devenue la base de l'Église chrétienne est de la plus grande importance ; chacun doit lui-même, maintenant, s'instruire dans ce livre et pouvoir d'après lui diriger sa conscience.
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C'est là un immense changement de principe : *toute la tradition et tout l'édifice de l'Église deviennent désormais problématiques et le principe de l'autorité de l'Église est renversé *» ([^72]). On ne peut exprimer avec plus de franchise ce qu'a été le protestantisme pour une Église qui durait depuis seize siècles ; ni laisser mieux entrevoir à quoi finalement cela devait mener.
La lecture de la Bible, en effet, à laquelle Luther nous renvoie et qui devient dorénavant la suprême et la seule autorité de source divine, permet-elle de découvrir le message du Christ en son authenticité ? On est en droit d'en douter. Spinoza pense qu'il est possible de faire dire à l'Écriture à peu prés tout ce qu'ont veut ([^73]) ; constamment, les hérétiques ont trouvé dans l'*Ancien* et le *Nouveau Testament,* des passages qui semblaient corroborer leurs opinions ([^74]). Cette affirmation, encore qu'elle conduise Spinoza à des conclusions que nous n'admettons pas, est à peine exagérée ; et la célèbre controverse qui, au XVII^e^ siècle, oppose à Bossuet le pasteur Jurieu ([^75]), l'ami de Bayle, en prouve le bien-fondé.
Le problème discuté était celui de l'unité de l'Église. Désirant justifier la prolifération des sectes protestantes, Jurieu prétendait que l'unité peut fort bien se concilier avec une pluralité d'Églises indépendantes, pourvu qu'elles s'accordent sur des articles fondamentaux, même si, pour le reste, elles adoptent des positions contradictoires. Bossuet demande : Quels sont ces articles ? Comment les reconnaître ? -- Jurieu répond : Ce sont les vérités indispensables au salut. Cette réponse s'avérant aussi obscure que la question, il en propose une autre : Les articles fondamentaux sont ceux que l'Écriture énonce clairement. Mais qu'y a-t-il d'absolument évident dans la Bible ?
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Tous les textes ont suscité des controverses ; bien plus, à l'intérieur du protestantisme, on conteste l'authenticité, l'inspiration et la valeur des Livres saints. Comment, dans ces conditions, un fidèle non cultivé parviendra-t-il à découvrir les vérités dont il a besoin ? -- Poussé dans ses retranchements, Jurieu en vient à définir les articles fondamentaux comme étant ceux sur lesquels s'accordent « toutes les Églises légitimes ». Bossuet lui montre qu'il s'enferme dans un cercle vicieux. D'une part, les Églises doivent leur légitimité au fait qu'elles admettent ces articles ; et d'un autre côté, c'est leur accord qui rend ces articles essentiels. Ils ne le sont donc pas en vertu de leur seule présence dans l'Écriture, mais à cause de l'interprétation commune des Églises, auxquelles on redonne de la sorte une prépondérance sur la Bible ([^76]). -- De guerre lasse, Jurieu se résigne à faire des articles fondamentaux les vérités que l'*Esprit* révèle à chacun dans la lecture de la Bible ([^77]). Si on remplace le mot *Esprit* par celui de *raison,* on aboutit au libre examen et à l'individualisme religieux le plus total. On sait où cela a mené le protestantisme et, en particulier, le protestantisme libéral, qui a été logique jusqu'au bout. D'après le principe du libre examen, on peut être chrétien sans croire à la divinité de Jésus, sans admettre aucune des vérités que la tradition nous a léguées. On aboutit ainsi, finalement, à un vague humanitarisme vers lequel le protestantisme a eu « une tendance quasi congénitale à faire dévier la foi » ([^78]).
Vraiment Luther est mal inspiré lorsqu'il affirme qu'il n'y a aucun inconvénient à se passer de l'autorité d'une société religieuse infaillible. Mélanchton et Calvin se montrent plus prudents. Dans l'édition définitive de l'*Institution chrétienne* (1559), Calvin souligne l'importance de l'Église visible, « gardienne de la vérité », « épouse de Jésus-Christ ». Elle n'est sans doute qu'un moyen pour le salut, mais un moyen indispensable, car « quiconque se départ d'elle, renonce Dieu et Jésus-Christ » ([^79]).
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De l'émiettement institutionnel et doctrinal du protestantisme et des fluctuations que l'on constate chez les Réformateurs à propos de la notion même d'Église, nous sommes en droit de tirer la conclusion : il faut une autorité capable de nous transmettre, sans se tromper, l'essentiel du Message du Christ et de veiller à ce que les développements qu'il recevra dans l'histoire n'aillent point contre les intentions du Maître.
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Si on se souvient de ce que nous avons dit à propos de l'apostolicité de l'Église, on soulèvera peut-être une objection : l'existence de cette autorité visible infaillible, ne la faites-vous pas reposer sur les Écritures, vous enfermant ainsi dans le même cercle que Jurieu ? Vous vous appuyez sur l'Église pour authentifier l'Évangile et sur l'Évangile pour asseoir l'autorité de l'Église ([^80]). -- Il s'agit là, incontestablement, d'un problème qu'on ne peut escamoter et qui nous oblige à regarder au fond des choses. Kierkegaard, malgré ses lacunes, nous met peut-être sur la voie d'une solution. -- Quoi qu'il en soit de ce que disent du Christ et de son message les Évangiles, un fait s'impose, indiscutable, qui n'exige point, pour être accepté, une démonstration rationnelle de la valeur des Livres saints, ni non plus un acte de foi dans leur caractère inspiré. Ce fait, c'est l'existence du Christ et d'une communauté qui, depuis ses origines, se réclame de lui, voit en lui le Sauveur de l'humanité, « la voie, la vérité et la vie ». -- Devant ce fait, il faut prendre position. -- Ou bien, je considère le Christ comme l'initiateur d'un de ces mouvements spirituels dont l'histoire révèle l'existence, un initiateur qui fut sans doute un homme supérieur, le plus grand même, si l'on veut, qui ait jamais existé, mais rien de plus ([^81]).
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Dans cette hypothèse, la conservation et l'explicitation de son Message se réalisent d'après les lois qui régissent tout mouvement de ce genre ; personne ne peut revendiquer le rôle de garde-fou, encore moins de moteur dans le développement de l'œuvre du Maître. Tout au plus, certains, à cause de leur compétence historique, pourraient-ils émettre la prétention de connaître mieux que le commun des fidèles le point de départ authentique et de pouvoir ainsi apprécier s'il y a eu déviation et quelle en a été l'importance.
Ou bien, le Christ est, à mes yeux, infiniment plus qu'un Socrate ou qu'un Bouddha : quelqu'un qui ne me propose pas seulement un système anonyme de vérités théoriques ou un code de sagesse pratique, mais qui me demande de choisir pour ou contre lui ; quelqu'un qui fait de l'adhésion à sa personne la condition du salut. Dans cette perspective, on conçoit mal que le Christ ait totalement abandonné aux aléas des jugements individuels et des circonstances historiques la substance de son Message et la réalisation de l'œuvre qu'il était venu accomplir. -- On le voit : tout dépend de l'option qu'on fait au sujet du Christ, de cette option dont nous avons essayé, dans un précédent article, de définir la nature. On croit ou on ne croit pas au Maître divin. Si on y croit, on est amené, par la force des choses, à croire en cette Église, dans laquelle notre foi a pris naissance, car sans elle et son enseignement *autorisé*, que saurions-nous de certain sur ce Jésus que nous aimons et auquel nous adhérons corps et âme, sur ce Jésus qui sollicite de notre part une confiance à laquelle il a droit ? Il faut que l'Église puisse me garantir que c'est bien au Message du Christ que je crois, et non à des « fables vaines » ; qu'elle puisse aussi, compte tenu des nécessités, défendre ce Message, en dévoiler la richesse et aider ainsi les fidèles à entrer davantage dans l'intimité du Seigneur. Bref, si je crois au Christ, je ne puis pas ne pas croire qu'il a voulu l'Église, ni prétendre me passer d'elle. Je sais fort bien que l'Église n'est que le chemin pour aller à Jésus ; il n'empêche que, pour ma foi, le Maître et sa communauté sont indissociables.
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Si on envisage les choses de cette façon, les relations de l'Église et de l'Écriture apparaissent sous un jour nouveau. Il ne s'agit plus de « prouver » l'Église par l'Écriture et l'Écriture par l'Église ; l'une et l'autre sont, pour ainsi dire, englobées dans ma foi au Christ. Participant à la clarté qui descend de cette foi, elles sont toutes deux des lumières qui jalonnent la voie qui mène au divin Maître, des lumières qui se renforcent réciproquement. L'Église me fait comprendre l'Évangile et l'Évangile l'Église. Les séparer, les opposer, serait appauvrir, dessécher la réalité vécue par le croyant, réalité dont la foi permet d'appréhender l'unité profonde à travers sa complexité. Si je crois au Christ, le lien étroit qui unit l'Église et l'Écriture apparaît immédiatement au regard de ma foi. Ainsi, sans aucune contradiction, l'Église trouve dans l'Écriture le fondement sur lequel elle repose, l'attestation qu'elle a bien été voulue par le divin Maître ; et simultanément, l'Église garantit la valeur des Écritures qui, sans elle, seraient abandonnées à l'arbitraire de chacun ([^82]).
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On acquiescera peut-être à ce que nous venons de dire, mais pour revenir à la charge d'un autre côté. Même si nous admettons que le Christ a fondé une communauté spirituelle, à laquelle il a confié la mission de présider au développement de son œuvre, des difficultés subsistent. Où se trouve cette Église et quelles en sont les structures fondamentales ? La question est d'autant plus difficile à résoudre que le développement du christianisme n'a pas seulement affecté sa doctrine, mais aussi ses institutions. Celles-ci ont évolué, se sont précisées au cours des âges. La chrétienté primitive n'avait certainement pas de la primauté papale et de la collégialité du corps épiscopal des idées aussi nettes que celles définies par les conciles du Vatican. Si l'Église doit veiller au maintien et à l'explicitation correcte de la doctrine, qui veillera sur le développement de l'institution elle-même ? Et si celle-ci connaît la déchéance et la corruption, comment pourra-t-elle s'acquitter de ses fonctions ?
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Qu'il y ait eu, au cours des âges, une évolution des structures ecclésiales, personne ne songe à le nier. Ce développement est d'ailleurs imbriqué dans celui de la doctrine pour plusieurs raisons, et d'abord parce que l'origine divine de l'Église et de ses structures essentielles constitue un des objets auxquels nous devons croire, un des éléments du contenu de la foi. On ne peut donc séparer radicalement l'évolution de la doctrine et celle des institutions. Elles posent, l'une et l'autre, le même problème : Le développement s'est-il opéré dans le sens voulu par Notre-Seigneur, conformément à ses intentions ? Plus précisément, la question qui nous occupe maintenant doit se définir dans les termes suivants : La structure de l'Église, basée sur la primauté du Pape et l'autorité du collège épiscopal, répond-elle à ce que voulait Notre-Seigneur ? Son idée maîtresse a-t-elle été respectée, malgré les aléas de l'histoire ?
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Il est impossible de nier que l'évêque de Rome a joué, dès les premiers siècles du christianisme, un rôle de premier plan qu'aucun autre évêque de la chrétienté n'a rempli. Nous avons entendu Harnack reconnaître « que les éléments principaux du catholicisme remontent jusqu'à l'époque apostolique ». Effectivement, la primauté du Pontife romain s'est manifestée très tôt, dans les faits autant et plus que dans les déclarations théoriques. Déjà à l'époque de Clément de Rome (92-101), on recourt au Siège apostolique dans les difficultés que rencontrent les Églises particulières. Ces appels se multiplient dans la suite et les communautés orientales, du IV^e^ au IX^e^ siècle, ont, à maintes reprises, sollicité Rome d'intervenir pour trancher de graves problèmes : casser des jugements en matière religieuse ; amender les décisions de conciles particuliers ou généraux ; préciser des questions de foi ; pacifier des esprits engagés en d'âpres controverses, etc. ([^83]). -- Aucun autre évêque n'a joué, dans l'Église universelle, un rôle comparable ([^84]).
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On dira peut-être que la chose s'explique par la situation exceptionnelle de la ville de Rome, centre, au moins pendant les premiers siècles, de l'empire romain. -- Que cette circonstance ait facilité l'exercice du pouvoir spirituel de l'évêque de Rome, on peut le concéder. Comme le fait remarquer à plusieurs reprises Newman, le développement des institutions, pas plus que celui de la doctrine, ne s'opère dans l'abstrait. Il est provoqué, conditionné, rendu plus ou moins malaisé par les circonstances, les difficultés qui surgissent, les problèmes qui se posent. Le fait que Pierre et ses successeurs aient établi leur siège épiscopal à Rome, et non dans une bourgade inconnue ou éloignée, a non seulement facilité leur tâche, mais contribué à faire mieux prendre conscience par la chrétienté du rôle exceptionnel qui était réservé au chef de l'Église. Sans doute, on ne lit point dans l'Écriture que le Seigneur ait dit à Pierre d'aller se fixer à Rome ([^85]) ; mais il lui a dit qu'il était le premier des Apôtres, que la mission de confirmer ses frères dans la foi lui était confiée ; il lui a promis également que cela durerait jusqu'à la fin des temps et que, par conséquent, ceux qui lui succèderaient légitimement rempliraient la même fonction que lui.
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Ce n'est point parce qu'ils habitaient au centre de l'Empire que les évêques de Rome se sont arrogé la primauté sur les autres évêques, mais parce qu'ils tenaient celle-ci du Christ lui-même, lequel avait estimé qu'en attribuant à Pierre le pouvoir suprême, il choisissait le moyen le plus efficace pour que l'Église demeure la gardienne de son Message. L'effritement du protestantisme, qui a résulté de la négation de cette primauté, prouverait, si besoin en était, que le Christ avait raison ; et les prétextes invoqués par Luther et Calvin pour légitimer leur entreprise de destruction n'ont jamais permis aux Réformateurs d'échapper au dilemme : Pierre ou le chaos religieux.
##### E) *Sacerdoce universel, prophétisme et* «* principe protestant *» * à l'intérieur du catholicisme.*
Contre ce que nous venons de dire on soulèvera inévitablement l'objection suivante : Même si on admet que l'Évêque de Rome détient le pouvoir suprême, on est obligé de constater que l'exercice de ce pouvoir a donné lieu, dans le passé, à des abus ; l'Église, qui aurait dû se développer pacifiquement dans la ligne fixée par son fondateur, a connu des périodes troublées. Le fidèle, durant des situations de ce genre, comment devait-il se comporter ? N'avait-il rien d'autre à faire qu'attendre la fin de la crise ? Son devoir n'était-il point d'intervenir dans la mesure du possible ? Ne faut-il pas admirer ceux qui l'ont osé, à leurs risques et périls ; un Luther et un Calvin, par exemple, qui, non sans déchirement, se sont levés pour libérer l'Église de la « captivité babylonienne », dans laquelle la tenaient les autorités romaines ? En agissant ainsi, ne se comportaient-ils pas en homme libres et en chrétiens conscients de leurs responsabilités ? Ne mériteraient-ils point d'être « réhabilités » ? -- Ces cas particuliers ne font qu'illustrer un problème général important, toujours d'actualité et fort complexe : Comment le croyant doit-il se comporter vis-à-vis de l'Église quand celle-ci lui paraît déficiente ? Quels sont, en l'occurrence, ses droits et ses devoirs ?
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Ce problème, l'histoire de l'Église interdit de l'escamoter. Quel était le niveau spirituel des premières communautés chrétiennes ? Nous n'en savons pas grand chose. On a parfois tendance à embellir le tableau, mais certaines remarques de saint Paul laissent entrevoir que tout n'allait pas toujours pour le mieux. Quoi qu'il en soit, faute de documents suffisamment nombreux, il est difficile de porter un jugement d'ensemble sur l'état moral de l'Église primitive. Il en est autrement pour les époques ultérieures ; cette fois, les textes abondent. Que révèlent-ils ? Si on en croit les Réformateurs, si on en croit aussi les philosophes qui leur font écho, tels Kant et Hegel, l'histoire du christianisme ne constitue pas précisément une recommandation en sa faveur. On y voit autre chose que ce que le Christ avait voulu introduire dans le monde : des pratiques ascétiques stérilisantes, des superstitions, de folles croyances au fantastique ; au lieu de l'amour et de la paix, des guerres intestines à cause d'opinions religieuses futiles ou contestables ; des croisades pour délivrer les Lieux saints, comme si la possession de ces lieux était essentielle à la vie spirituelle ; enfin et surtout, des abus d'un pouvoir despotique hostile à toute liberté de penser. Bref, au lieu de prêcher à temps et à contre-temps le Message du Christ en sa pureté, l'Église donne l'impression d'avoir, à certaines époques, choisi la tactique du Grand Inquisiteur, tablé sur les « trois forces capables de mater et de dominer à jamais la conscience : le miracle, le mystère et l'autorité ». Devant ces aspects pénibles ([^86]), les adversaires de l'Église sont tentés de proclamer sa faillite ; et cependant, malgré eux, ils admirent les sursauts d'énergie qui lui ont constamment permis de franchir les passes les plus difficiles.
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Des misères révélées par l'histoire de l'Église et qui ont entraîné de déplorables scissions, les orthodoxes et les protestants avancent des explications un peu différentes.
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D'après les premiers, la cause principale en aurait été les prétentions romaines de faire dériver du Pape l'autorité des évêques, à l'instar de ce qui se passe dans une monarchie absolue où les gouverneurs de provinces doivent leur pouvoir au bon vouloir du souverain, ce qui prête à bien des abus ([^87]). -- Les protestants, d'accord avec les Orientaux sur ce point, voient cependant les choses sous un autre angle. Faisant écho à Luther, Hegel estime que l'Église a, très tôt, versé dans la magie par sa façon d'interpréter les sacrements, la Messe en particulier. Alors que la vie chrétienne est inséparable de la foi et de l'amour, de la volonté de s'unir au Christ en vue de participer à sa divinité, les sacrements devinrent, au Moyen Age, des instruments agissant à la manière des causes physiques et censés produire leurs effets indépendamment des dispositions de ceux qui les recevaient. Cette déviation se produisit spécialement à propos de l'Eucharistie. On affirmait avec raison, écrit Hegel, « que le sacrifice du Christ est un événement réel et éternel... ; mais on commit l'absurdité d'isoler le facteur sensible et de continuer à vénérer l'hostie, en dehors de la communion... C'est avec raison que la réforme luthérienne s'éleva surtout contre cette doctrine. Luther soutint que l'hostie n'est quelque chose et que le Christ n'est reçu que dans la foi en lui, l'hostie n'étant autrement qu'une chose extérieure, sans plus de valeur qu'une autre. Mais les catholiques se prosternent devant l'hostie et la réalité extérieure devient une chose sacrée » ([^88]). De cette cause proviendraient la plupart des maux dont a souffert l'Église et spécialement l'Église médiévale. Le sacré ainsi « chosifié », une caste s'en est attribué la propriété et, par voie de conséquence, elle a revendiqué la haute juridiction sur la doctrine et un pouvoir exorbitant sur les fidèles : « Le développement de la doctrine, l'intelligence, la science du divin est entièrement en possession de l'Église hiérarchique ; elle seule décide et les fidèles n'ont rien d'autre à faire qu'à obéir et à croire ; leur devoir consiste dans l'obéissance et la foi : ils n'ont pas à comprendre.
209:140
Dans ces conditions, la foi devient une affaire juridique, un comportement extérieur ; la porte est ouverte à la contrainte... et aux bûchers » de l'Inquisition ([^89]). Tout peut désormais arriver.
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Notre propos n'est point d'épiloguer sur les facteurs qui ont suscité les situations pénibles dans lesquelles s'est trouvée l'Église au cours des siècles, et qui ne sont peut-être pas tout à fait ceux indiqués par Hegel. Ces situations nous apprennent en tout cas que nous ne devons pas rêver ici-bas d'une Église idéale. Malgré son origine divine, l'Église demeure une réalité humaine, trop humaine ; une communauté où interviennent des éléments opposés, inévitablement en lutte les uns avec les autres ([^90]). Et cette communauté subit, à chaque étape de son développement, l'influence, bonne ou mauvaise, du moment historique où elle se trouve. Ne considérons point « l'Église militante », celle dans laquelle nous vivons durant notre existence empirique, comme une idée platonicienne, une « essence » pure, qui aurait évité toute contamination du monde auquel elle est envoyée annoncer le salut offert par le Christ. L'Église d'ici-bas, c'est à elle que nous avons affaire ; il faut, si on peut ainsi s'exprimer, la prendre comme elle est. -- Mais cela ne signifie nullement que nous puissions nous désintéresser de son sort et que nous ne devions pas l'aider à se rapprocher d'un idéal que nous souhaiterions, avec peut-être trop d'impatience, voir déjà atteint. La question que nous avons à poser, et qui restera actuelle jusqu'à la fin des temps, peut se formuler de la façon suivante : Quel comportement le chrétien doit-il adopter en face des déficiences de son Église et sur quels principes appuiera-t-il son attitude ?
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210:140
Pour justifier sa révolte contre Rome, Luther recourt à ce qu'on appelle « *la thèse du sacerdoce universel *», d'où il déduit le droit de tous les fidèles, et par conséquent le sien, de prendre l'initiative des réformes indispensables, lorsqu'une oligarchie, soucieuse de protéger ses privilèges, s'y oppose. Ce droit, saint Pierre l'admet implicitement, quand il écrit aux chrétiens de son temps : « Vous êtes une race élue, *un sacerdoce royal,* une nation sainte, qui a pour tâche d'annoncer les vertus de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » ([^91]). A l'enseignement de Pierre font écho les textes scripturaires qui proclament l'égalité des hommes devant Dieu ([^92]). Il n'y a donc aucune différence essentielle entre la hiérarchie et les fidèles ; ainsi s'effondre tout le système catholique, « basé sur la distinction d'un clergé investi d'un pouvoir surnaturel et du troupeau qui n'a qu'à obéir » ([^93]). Chaque fidèle est prêtre ; il peut, le cas échéant, célébrer la Cène ([^94]) ; il a le droit et le devoir d'instruire et, au besoin, de corriger ses frères ([^95]). Il n'existe d'autre discrimination légitime entre les chrétiens que celle fondée sur le savoir et la vertu, et c'est aux fidèles d'en juger. Le peuple doit, en effet, choisir les hommes capables d'édifier et d'enseigner ; il leur délègue le pouvoir dont il est lui-même le détenteur. Cette délégation, il peut toujours, pour des motifs valables, la retirer et les « ministres », redeviennent alors des fidèles comme les autres ([^96]).
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On le voit, le « principe du sacerdoce universel » ne sert pas seulement à justifier la lutte contre les abus ; sa portée, aux yeux de Luther, est beaucoup plus considérable. Ces abus, en effet, d'après lui, ne sont pas tant imputables à la faiblesse humaine qu'à la conception de l'Église qui avait prévalu jusqu'au XVI^e^ siècle. Celle-ci n'est ni une monarchie, ni une oligarchie, comme on le prétend, mais une démocratie ; saint Cyprien et saint Augustin, les « grands spécialistes de l'Ecclésiologie », la concevaient ainsi ([^97]). En faisant de la chrétienté un organisme dans lequel le pouvoir émane du peuple, Luther avait parfaitement conscience de bouleverser de fond en comble la structure de l'Église, dont il était par ailleurs obligé d'avouer qu'elle reposait sur une très longue tradition.
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Les idées de Luther et ses intentions étant telles, comment des théologiens catholiques peuvent-ils encore affirmer que, sur le sacerdoce universel, Luther avait une conception plus juste que l'Église romaine ([^98]) ? On s'en étonne d'autant plus que *Vatican II* a mis les choses au point avec la plus grande précision. Le Concile souligne, en effet, que, malgré leurs rapports étroits, « le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique *différent entre eux d'essence et pas seulement de degré *». Le sacerdoce ministériel constitue un pouvoir sacré ; ceux qui le reçoivent ont pour tâche de former et de conduire « le peuple sacerdotal » ; de célébrer le sacrifice eucharistique et de l'offrir à Dieu « au nom de tout le peuple » ([^99]). Mais ce pouvoir ne provient pas d'une délégation des fidèles et son maintien dépend encore moins de leur bon vouloir, comme s'il leur était loisible de l'enlever à ceux qu'ils en jugeraient indignes.
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Cette doctrine est-elle, comme le prétend Luther, inconciliable avec l'égalité foncière de tous les hommes devant Dieu ? -- Pas le moins du monde. -- L'égalité, en effet, tient à ce que, du point de vue moral, nous sommes tous, si on peut dire, logés à la même enseigne ; nous avons tous à combattre l'animalité et l'égoïsme pour vivre de plus en plus en êtres raisonnables et libres. Au plan spirituel, appelés à devenir les fils de Dieu, participant à une même vocation, à un même destin, les hommes ont aussi un égal besoin de la grâce du Christ. Et aux yeux du Seigneur, chacun vaut dans la mesure où il se rapproche de l'idéal qui lui est proposé. Nos fonctions, nos dignités, le rôle que nous pouvons jouer dans la société civile ou religieuse, ne constituent point le critère primordial d'après lequel Dieu nous apprécie : Nos charges peuvent accroître nos responsabilités, imposer des devoirs particuliers ; d'y faire face comme il se doit, constitue évidemment un des éléments de notre valeur spirituelle ; mais c'est tout. -- Aussi, tout en étant fier de mon sacerdoce et en sachant qu'à certains égards, il me met en communion plus étroite avec le divin Maître, je sais fort bien que ce n'est point le seul fait d'en être revêtu qui me rend estimable à ses yeux et je n'ai pas à tirer gloire d'une vocation dont l'initiative vient d'En Haut. Et tout prêtre a eu, un jour ou l'autre, la joie de rencontrer sur son chemin, parmi les fidèles, d'authentiques exemples de sainteté, en face desquels il ne pouvait que s'humilier et admirer.
Il ne s'agit donc point de méconnaître la foncière égalité des hommes, ni d'oublier à quelle aune le Seigneur nous mesure tous. Nous avons, au contraire, à nous le rappeler sans cesse, afin de ne pas majorer d'une manière indue les fonctions dont nous pouvons être investis et de ne pas en tirer vanité ou profit. Nous avons également à nous en souvenir pour garder en face des autorités dont nous dépendons une inaliénable liberté, qui ne se confond certes pas avec l'insolence et l'effronterie, mais pas davantage avec la timidité et la flagornerie.
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Est-ce à dire, pour autant, que l'égalité des hommes devant Dieu, que le « sacerdoce commun des fidèles » les autorise à se livrer à une critique illimitée et radicale de la société religieuse à laquelle ils appartiennent ? -- Absolument pas. -- La critique doit s'arrêter devant les structures d'origine divine qui définissent notre Église et qui ne peuvent être mises en question. Il faut, en d'autres termes, toujours distinguer soigneusement entre ces structures et le mauvais usage qui peut en être fait. Ici encore l'exemple de Luther est instructif. S'il s'en était pris seulement aux défauts qui déparaient la chrétienté de son époque ; s'il n'avait pas voulu détruire les institutions ecclésiales fondamentales : l'autorité du Pape et des évêques ; s'il n'avait point prétendu effacer d'un trait de plume quinze siècles de christianisme et recommencer à zéro, il aurait pu faire œuvre utile et contribuer à normaliser le développement de l'organisme fondé par le Christ. -- Peut-être, au début, comprenait-il ainsi sa tâche ; et l'on comprend pourquoi Érasme a regardé avec sympathie les premiers efforts du Réformateur. -- Mais, pour de multiples raisons, Luther se départit très vite de sa modération et se lança dans une vaste entreprise de démolition, prétendant construire, enfin ! une Église authentiquement chrétienne, dont la tradition n'aurait même pas eu l'idée. Prétention exorbitante ! Érasme essaya de faire comprendre à Luther et à ses disciples qu'une telle entreprise s'avérerait catastrophique pour la chrétienté et qu'elle était d'autre part, inévitablement, vouée à l'échec, le recours au libre examen ne pouvant produire qu'une prolifération de sectes, prolifération dont Érasme constatait les prodromes à l'intérieur du protestantisme naissant.
L'exemple de Luther montre les limites à ne jamais dépasser dans l'exercice de la critique. On doit, d'abord et avant tout, rester fidèle aux doctrines que la tradition a constamment enseignées et qu'elle a développées de la façon décrite par Newman ; fidèle aux structures que le Christ a voulues pour son Église et dont vingt siècles d'histoire ont démontré la permanence et l'efficacité ; on doit, en un mot, continuer d'adhérer au Christ et à son Église, et ne point dresser contre celle-ci une autre Église, comme si celle de Rome était depuis toujours et irrémédiablement déficiente. Si nous imitions Samson et, de l'intérieur, ébranlions les colonnes du temple, nous serions les premiers écrasés sous les ruines, pour notre plus grand malheur.
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Et nous perdrions, avec la foi en l'Église, notre confiance dans le Christ dont l'œuvre nous apparaîtrait comme un échec total. Lutter contre les abus, oui, tout chrétien peut et doit le faire, mais en ne se départissant jamais de la règle que nous venons d'énoncer.
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« Tout chrétien », disons-nous ; en réalité, cette formule est purement théorique. Nous savons -- l'histoire nous le rappelle, hélas ! trop -- que les attaques contre l'Église ont toujours été lancées par quelques religieux, prêtres ou laïcs, qui ont entraîné à leur suite des fractions plus ou moins considérables du peuple chrétien : Ces « contestataires » s'affublent volontiers du titre prestigieux de « prophètes ». Ceux-ci pullulent à notre époque ; nous subissons une véritable épidémie de prophétisme, contre laquelle Paul VI, il n'y a pas longtemps, mettait en garde la chrétienté. Parmi les prophètes contemporains, il s'en trouve de grands et de petits, comme dans l'Ancien Testament. Tout le monde ne peut prétendre être Isaïe ou Jérémie ; beaucoup se contentent de la taille d'Habacuc. Mais, grands ou petits, ils se prennent au sérieux et estiment jouer un rôle irremplaçable.
D'où tiennent-ils leur mission ? C'est la première question qui se pose. De leur savoir et de leur vertu ? -- Mais des chrétiens les égalent sur ces points, qui n'ont aucune envie de jouer au prophète. En réalité, nos prophètes modernes se comportent un peu comme Luther. Dans la célèbre controverse avec Érasme sur le libre arbitre, Luther en appelle à la mission divine dont il est investi, exige de son interlocuteur qu'il la respecte en cessant de critiquer ceux que Dieu a désignés pour agir dans son Église et la réveiller de sa torpeur. A quoi Érasme rétorque : « Si vous aviez pu nous persuader que vous êtes vraiment l'homme donné par Dieu au monde, nous nous traînerions sans hésiter jusqu'à Wittenberg et nous baiserions vos pieds. Mais toute votre assurance n'a pu réussir à nous convaincre. » ([^100]) Nos modernes prophètes affirment à leur tour, en paroles ou par leurs attitudes, qu'ils ont reçu un don spécial, un charisme ([^101]), dont, eux, les bénéficiaires, sont les seuls juges et qui les autorise à considérer avec condescendance ceux qui ne le possèdent point.
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Quand, par une feinte modestie, ils n'osent s'affubler eux-mêmes du titre envié, ils l'attribuent volontiers à d'autres, à charge de réciprocité. De nos jours, en effet, phénomène curieux, il existe beaucoup de fabricants de prophètes. Ils n'ont pas nécessairement la main heureuse ; parfois ceux qu'ils présentent comme tels au bon peuple chrétien tournent ensuite très mal et accroissent la confusion dans l'Église au lieu d'y remédier. Qu'à cela ne tienne ! -- On laisse entendre que l'avenir rendra justice aux prophètes méconnus, dont le seul tort est d'être allés un peu loin et trop vite.
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Mais en quoi consiste le précieux charisme dont la possession ouvre l'entrée d'un club réservé à une élite irremplaçable ? On répond qu'il octroie le pouvoir « de déchiffrer avant les autres et pour les autres les signes des temps » ([^102]). Cela suppose qu'on possède une sorte de flair, permettant de saisir les aspirations profondes d'une société, d'une époque, qui n'en a peut-être pas, elle-même, explicitement conscience. Cette connaissance anticipée est possible parce qu'on a, au préalable, deviné le sens de l'évolution, la direction que prend le mouvement de l'histoire. Jouir sur ces problèmes de lumières spéciales n'est point donné à tout le monde. Il faut de la perspicacité -- les prophètes contemporains se prennent pour des gens très intelligents -- ; il faut aussi le courage de se libérer des traditions sclérosées, l'audace de remettre en question le passé de l'Église. Il faut surtout être intimement persuadé qu'on est directement chargé par Dieu « de proclamer le jugement divin sur les défaillances de l'Église ou de promouvoir une réforme plus ou moins radicale, afin d'adapter celle-ci à une situation historique nouvelle ». ([^103]).
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Quand on examine de près le *contenu* du prophétisme contemporain, on constate que, pour une part, il se ramène au thème suivant : Les déchiffreurs patentés des signes des temps, convaincus d'avoir compris le sens de l'histoire et les besoins essentiels de l'époque, sont persuadés qu'à plus ou moins longue échéance, le communisme, sous une forme ou sous une autre, s'étendra sur les cinq parties du monde. Forts de cette conviction, ils s'attribuent la mission de préparer, dès aujourd'hui, l'Église à cette éventualité. Pour y parvenir, ils bousculent tout ce qui, dans la chrétienté, pourrait faire obstacle à la naissance et au développement d'une mentalité d'accueil au collectivisme. Ils n'ont que trop réussi à faire croire à une partie du clergé que sa tâche la plus urgente était de travailler aux mutations économiques et sociales indispensables. Si on trouve que je caricature le prophétisme contemporain, qu'on lise l'article du P. Chenu, un de nos prophètes majeurs, paru en octobre 1967 dans la Revue *Esprit* et intitulé *Un peuple prophétique* ([^104])*.* On y verra que les prophètes d'aujourd'hui « *condamnent plus que la violence de la révolution,* celle d'un ordre qui institutionnalise la distorsion du commerce, dans les concurrences de la libre entreprise » ([^105]) ; que l'assistant technique qui coopère au développement du Tiers-Monde « a... s'il est fidèle à sa mission humaine et divine, une *existence prophétique *» ([^106]) ; que les prêtres ouvriers se trouvent dans le même cas, parce qu'ils communient au destin des travailleurs auxquels ils s'assimilent ([^107]). On y lira : « que le prophète pige (sic) les problèmes plus qu'il n'apporte de solutions. Il n'entre pas... dans les distinctions entre temporel et spirituel, puisque précisément il perçoit les signes du spirituel dans le temporel. Son langage est direct et vert. C'est un message qu'il transmet, et il est le héraut du Messie venu et à venir » ([^108]).
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Convaincu de posséder un charisme, le prophète est tenté de s'opposer aux décisions de l'autorité, lorsqu'elles ne vont point dans le sens qu'il désire. L'Église ne peut l'admettre. Certes, *Vatican II* reconnaît que « le peuple saint de Dieu participe à la fonction prophétique du Christ » ; mais il précise aussitôt : « ...quand surtout par sa vie de foi et de charité, il lui offre un témoignage vivant, et quand il offre à Dieu une hostie de louange, le fruit de lèvres qui confessent son nom ». Si les chrétiens peuvent recevoir de Dieu des grâces les habilitant à un genre d'action particulier, le jugement sur l'authenticité et l'utilisation de ces dons « revient à ceux qui président dans l'Église, et à qui il appartient spécialement, non pas d'éteindre l'Esprit, mais de tout éprouver et de retenir ce qui est bon » ([^109]). Les initiatives du prophète ne doivent donc pas échapper au contrôle de l'autorité, qui a la charge de veiller au développement de l'Église, d'empêcher qu'il ne dévie, au détriment de la vie spirituelle des fidèles, la chose à sauvegarder et à promouvoir avant tout.
De même, l'autorité ne doit pas abdiquer au profit de ce que le théologien protestant Brunner nomme « des cellules vivantes de communauté », dans la résurrection desquelles il voit une condition de salut pour la chrétienté ([^110]). Animés ou non par des « prophètes », des groupes de ce genre peuvent avoir leur grande utilité. Les fondateurs d'Ordres religieux ont-ils fait autre chose que d'en créer pour répondre aux besoins de l'époque où ils vivaient ? Mais ces communautés ne peuvent se substituer à l'Église, qui a, par priorité et de droit divin, la mission de continuer l'œuvre du Christ. Si ces « Églises souterraines », comme on dit de nos jours, se multipliaient au détriment de la cohésion du peuple catholique, on ne ferait qu'accroître l'anarchie. Le phénomène ne serait d'ailleurs pas nouveau. Dès le II^e^ siècle, le montanisme, qui a finalement perdu Tertullien, se traduisait par la création de « groupes spirituels », opposés à l'église hiérarchique. -- L'histoire est un perpétuel recommencement.
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Mais le prophétisme présente encore un autre aspect que ceux envisagés jusqu'ici, et qui ressort assez bien de la définition du prophète donnée par le P. Congar « l'homme qui s'oppose à ce que le moyen devienne fin, à ce que la forme extérieure soit cherchée et servie pour elle-même ; qui, sans cesse, rappelle qu'elle a sa vérité plus loin et plus haut qu'elle-même ; qui, au-delà de toutes les lettres, dégage ardemment l'esprit » ([^111]). Par ce côté, le prophète se rapproche du mystique, avec cette différence que le second, devant les difficultés éprouvées par son Église et les imperfections qu'elle manifeste, se réfugie volontiers dans la contemplation, alors que le premier se lance dans l'action. Les deux comportements toutefois reposent sur une base identique, dont nous avons déjà parlé et sur laquelle il faut revenir.
Quand je pose la question : qu'y a-t-il d'absolument essentiel pour moi ?, la réponse s'impose : le Dieu Trinitaire et la vie spirituelle qu'il m'offre. Mais Dieu se trouve au-delà de ce que je puis en penser et en dire. Sans cesse, il me faut purifier l'idée que j'en ai, les mots par lesquels je l'exprime. Les formules dogmatiques sont inadéquates ; de l'Absolu divin il demeure vrai, comme le reconnaît saint Thomas, que je sais surtout ce qu'il n'est pas. En face du mystère insondable, que faire, sinon m'abîmer dans une adoration silencieuse ? Elle paraît la seule attitude valable, la seule non sujette à caution. Tout le reste est susceptible de perpétuelles révisions ; et quand on me dit : Dieu est ceci ou cela, j'ai le droit de « protester », de proclamer qu'il est encore autre chose, infiniment plus.
Cette protestation contre l'insuffisance de toutes les façons humaines d'aborder le Seigneur, s'étendra à l'Institution ecclésiale dont je dépends et aux moyens de sanctification qu'elle me propose. Parce que société composée d'hommes pécheurs, l'Église est pauvre, affectée de défauts par trop visibles : comment la prendrais-je pour un Absolu ?
219:140
-- Quant aux instruments de salut qu'elle met à ma disposition, pour qui les voit du dehors, ils ne peuvent que sembler dérisoires, médiocres, mesquins ; des gestes, des paroles à travers lesquels on me demande de trouver l'Introuvable. Que tout cela paraît incommensurable avec l'Infini que je cherche ! Hantés par cette inadéquation entre la Vie trinitaire et les chemins qui doivent y mener, comment le prophète et le mystique ne prendraient-ils pas leurs distances par rapport à l'appareil ecclésial ? Comment ne seraient-ils pas portés à le contester ? Dans les moments troublés de la vie de l'Église, mystiques et prophètes font toujours un bout de chemin ensemble. Ils « protestent », les uns et les autres, contre les défectuosités de l'Institution, le mystique ayant tendance à se passer de la médiation de l'église et à chercher une voie d'accès plus directe vers le Seigneur ; le prophète rêvant, lui, d'une société religieuse pure et immaculée.
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Ces attitudes sont compréhensibles, mais peu « réalistes. Il ne faut quand même pas oublier ce que nous sommes. En invitant les hommes à entrer dans sa famille, c'est à des êtres de chair et de sang que Dieu ouvre la porte. Le mystère de l'Incarnation, si nous étions tentés de l'oublier, doit nous le rappeler. Le Verbe éternel ne commence point par nous diviniser, mais par s'humaniser. Il agit, selon l'admirable comparaison de Kierkegaard, comme un fiancé royal qui, pour ne pas humilier la pauvresse qu'il veut épouser en faisant miroiter ce qu'il est, commencerait par se rendre intégralement semblable à elle. Le Verbe incarné a d'abord été un embryon dans le sein de la Vierge Marie et il nous est apparu comme un assemblage humain d'os, de muscles et de viscères. Quel rapport, à première vue, ces basses réalités peuvent-elles avoir avec la vie transcendante d'un Dieu trinitaire ? -- Le rapport est cependant facile à comprendre. Ceux qu'il est venu sauver ne sont point de purs esprits, mais des êtres immergés dans la matière, dans le sensible, et dont l'effort pour s'approcher du Seigneur est nécessairement conditionné par toutes les imperfections de leur situation.
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Vouloir, ici-bas, nous unir à Dieu autrement ; nous comporter comme si nous étions de purs esprits ; rejeter les moyens extérieurs sous prétexte qu'ils sont inadéquats, ce serait agir comme la colombe dont parle Kant, si je ne me trompe, dans un de ses livres. La colombe pourrait nourrir l'illusion qu'allégée de ses viscères, elle s'élèverait plus vite et plus haut dans le firmament. Mais, sans ces viscères, elle ne volerait point du tout. -- C'est un apologue du même genre que développait un de nos écrivains du siècle dernier, lorsqu'il parlait d'un peintre qui, à force de retoucher indéfiniment son tableau pour atteindre une irréalisable perfection, n'avait plus finalement devant lui qu'une toile informe.
Un échec analogue attend celui qui voudrait aller à Dieu sans passer par les chemins qu'il a lui-même frayés, chemins parsemés, certes, d'obstacles et d'aspérités et dans lesquels il est parfois fatigant de marcher. Mais il n'y en a pas d'autres et ils sont les seuls vraiment adaptés à notre humaine condition. Les grands mystiques nous donnent, à cet égard, une leçon capitale. Ils aspirent, certes, à l'union immédiate avec Dieu, mais sans renier pour autant les formules dogmatiques que l'Église leur propose. Ils savent qu'elles constituent pour eux un tremplin et un garde-fou : un tremplin, parce que ces formules, malgré leur inadéquation, permettent quand même de soupçonner quelque chose du mystère divin ; un garde-fou, parce qu'elles empêchent de sombrer dans l'illuminisme, dont l'histoire de la chrétienté n'offre que trop d'exemples. Les mystiques cherchent Dieu, mais à travers leur fidélité à l'Église. De celle-ci ils perçoivent fort bien, et mieux que d'autres, les insuffisances, et ils en souffrent ; mais ils croient que la société dont ils font partie a été instituée pour les aider dans leur marche en avant et les empêcher de trébucher. « Protestataires », les vrais prophètes et les mystiques authentiques le sont et le demeurent, mais en veillant soigneusement à ce que leurs contestations ne touchent pas à l'essentiel, à cet essentiel voulu par le Christ lui-même.
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Il faut les imiter. Si nous le faisons, nous éprouverons de plus en plus le sentiment que notre foi dans l'Église catholique romaine n'a absolument *rien d'un suicide intellectuel.* Elle est, au contraire, une irremplaçable lumière qui nous guide au milieu des ténèbres de l'existence. Elle n'offre non plus rien qui contrecarre ma raison, laquelle me fait comprendre le rôle que joue l'Église romaine et les limites de ce rôle, d'un rôle qui ne supprime pas, comme d'un trait de plume, ma liberté d'appréciation. Libre, je le demeure. Comment pourrait-il en être autrement, alors que le Verbe incarné, la Vérité substantielle, source de l'Église, a proclamé que la vérité, et elle seule, nous libère ?
Aussi jusqu'à la fin de mes jours, je prierai le Seigneur de me garder la foi en lui, bien sûr, mais également ma foi dans l'Église catholique romaine, une foi qui, au lieu d'asservir mon esprit le délivre et lui conserve son authentique autonomie.
Chanoine Raymond Vancourt.
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## NOTES CRITIQUES
### Questions et réponses
*Dans notre courrier, dans nos conversations, certaines questions reviennent ou disparaissent avec régularité, selon les circonstances et les saisons. Nous nous proposons d'y répondre ici de temps en temps, -- dans la mesure où nous en aurons le loisir. Qu'on veuille bien nous pardonner si ce loisir est rare. Commençons toujours ; on verra bien.*
Question. -- Votre thèse qu'un Pape « peut être hérétique », trouvez-vous bien décent de l'agiter sous le nez de Paul VI ?
*Réponse. --* Ce n'est pas notre thèse. Nous ne l'avons ni inventée ni soutenue. Simplement rappelé son existence et sa licéité. C'est une thèse possible et permise parmi d'autres : c'est la thèse d'excellents théologiens catholiques tout au long des siècles (et aujourd'hui du cardinal Journet). C'est une thèse qui a été approuvée et exposée récemment, le 11 octobre 1969, en première page de *L'Osservatore romano.*
Vous savez, *L'Osservatore romano* est situé beaucoup plus que nous-mêmes « sous le nez » de Paul VI.
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Question. -- Vous amis vous l'ont-ils dit ? Vous commencez à devenir gênant pour eux ; et même compromettant. A cause des critiques, mesurées il est vrai, que vous ayez adressées à des organes du Vatican. Ne croyez-vous pas que vous risquez de vous isoler ?
223:140
*Réponse. --* Les AMIS, au sens propre, c'est ceux dont rien ne peut vous ISOLER ; ceux pour qui l'on n'est jamais COMPROMETTANT.
Mais vous parlez peut-être des « amis » au sens figuré ; analogique ; ou même équivoque.
Alors examinons ce qu'on peut penser de la situation telle qu'elle est.
Divers organes du Vatican ont désavoué ou injurié Marcel Clément et *L'Homme nouveau ;* le P. Bouyer de *La France catholique ;* l'abbé de Nantes ; *Una Voce ;* etc. -- Le cardinal Ottaviani lui-même, point nommé sans doute, mais clairement désigné, a été insulté en première page de *L'Osservatore romano* du 23 novembre 1969, par un certain Virgilio Levi, que l'on dit secrétaire du secrétaire du secrétaire personnel de Paul VI : une grande partie de la presse italienne a vertement relevé cette saleté.
Il n'est encore rien arrivé de tel à ITINÉRAIRES, veuillez le noter.
S'il arrivait que des organes du Vatican en viennent à désavouer ou injurier la revue ITINÉRAIRES elle aussi, nous partagerions alors le sort commun d'une honorable et vaste compagnie, dont les membres divers ne paraissent pas avoir été spécialement « isolés » ni « compromis » par une telle mésaventure. Vu les circonstances présentes.
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Question. -- Dans votre « Journal écrit pendant un Synode » (numéro de décembre), vous avez été bien polémique envers Fabrègues et envers Daujat. Pourquoi ?
*Réponse.*
1° Les motifs sauf un étaient dans le texte.
2° Non pas « polémique » : tout au plus, épigrammatique. Ne confondez pas les genres, s'il vous plaît.
3° Le motif supplémentaire qui n'était pas dans le texte, le voici :
Nos lecteurs ont beaucoup de mérite, dans les circonstances actuelles, d'accepter nos conseils de calme, de sang-froid, de mesure, de patience.
224:140
Ils seraient largement excusables si, au milieu de tant de scandales ecclésiastiques, ils se portaient à des violences. Ils ne le font pas. Ils acceptent, à notre invitation, de maintenir leur fermeté nécessaire dans les limites de la dignité et de la sagesse. Ils ont bien gagné d'avoir de temps en temps quelque honnête délassement. L'Église, dans sa pédagogie traditionnelle, consentait un peu de délassement honnête à ses fidèles avant les longues périodes de jeûne, ou en leur milieu. De même ici. Il nous faut bien, pour soutenir et récompenser la patience exemplaire de nos lecteurs, leur accorder de temps en temps la tête d'un libéral comme Fabrègues ou d'un rigolo comme Daujat. Cela contribue utilement à la bonne humeur générale, à l'équilibre psychologique de tous, et donc au bien commun.
\*\*\*
Question. -- Comment ne comprenez-vous pas l'avantage de la nouvelle messe ? Comme l'a fort bien dit notre aumônier : grâce à elle, on ne va plus se disputer avec les protestants.
*Réponse*. -- On va seulement, par elle, se disputer avec les catholiques ; se disputer entre catholiques.
Et refaire contre l'Église le procès institué par les luthériens.
Et se réunir avec les protestants en *se séparant* de l'Église d'avant le Concile.
C'est peut-être du protestantisme. Ce n'est certainement pas de l'œcuménisme catholique.
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Question. -- J'entends dire que vous n'y entendez rien quand il s'agit de donner des consignes pratiques ; et que vous feriez mieux de laisser cela aux spécialistes. Vous avez invité les catholiques à manifester leur réserve à l'égard de la nouvelle messe en sortant pendant le sermon, en récitant le chapelet derrière la porte, et autres histoires semblables : croyez-vous donc que ce soit aisément réalisable ?
225:140
*Réponse*.
1° Non, je ne le crois pas. C'est pourquoi j'écrivais précisément : tout cela est « extrêmement pénible à mettre en œuvre, *pas toujours réalisable*, peut-être inadéquat... » (page 49 du numéro 139).
2° Si *j'invite* les catholiques à quelque chose, et si je leur donne une « consigne pratique », c'est d'être fidèles au Missel romain. J'invite chacun « *à préférer absolument le Missel romain, à énoncer les motifs naturels et surnaturels de sa préférence absolue, et à s'y conformer en fait *» (page 55 du numéro 139).
3° Quant à la difficile acceptation sous réserve de la nouvelle messe, *seulement par nécessité*, c'est un affreux pis-aller ; et qui risque de ne pas être licite très longtemps ; surtout avec les développements du rite nouveau *en français*. (Nos remarques sur le nouvel ORDO portaient en effet sur son texte *latin*, dans son édition vaticane.)
J'ai proposé quelques moyens d'exprimer la réserve nécessaire.
Mais si d'autres, « spécialistes » ou non, trouvent *mieux*, qu'ils le disent. Je les « laisse » faire ; je ne les en empêche pas ; je suis prêt à les suivre.
Malheureusement, par le temps qui court, on n'en voit pas beaucoup prendre là-dessus leurs responsabilités *pratiques*. Dans ce désert, devant l'abandon où est laissé le peuple chrétien, nous avons élevé la voix. A notre place. Et nous *invitons* volontiers chacun, à la place où il est, à en faire autant, pour autant qu'il peut.
\*\*\*
Question. -- Pourquoi dites-vous (n° 139, p. 28) que dans la nouvelle messe l'action consécratoire demeurera valide « du moins au début et pendant un certain temps » ? Pourquoi seulement « au début » ?
*Réponse*. -- Parce qu'au début, la plupart des prêtres, on peut le présumer, célèbrent selon le nouveau rite mais avec l'intention de l'Église de toujours. Or :
226:140
1° Cette intention, n'étant plus précisée explicitement et sans équivoque dans le rite nouveau, risque de s'estomper peu à peu et de se perdre en chemin.
2° Nous sommes sous le régime du *glissement* perpétuel, et nous savons dans quelle direction. Exemple : dans la première édition française qui nous tombe dans les mains (*Liturgie de la messe,* « Édition Avent 1969 », Tardy, imprimatur Vignancour), les paroles de la consécration sont placées sous le titre : « *Récit de l'institution *». Ce n'est qu'un titre, ou un intertitre, bien sûr. Quelle intention révèle-t-il, ou suggère-t-il ?
3° On le voit tous les jours : pour faire l'apologie de la nouvelle messe, beaucoup de prêtres sont amenés à *dénigrer* la messe dite de S. Pie V ; et à la déprécier de plus en plus, au fur et à mesure des résistances croissantes qu'ils rencontrent. Ils *s'éloignent* ainsi d'une tradition authentique, ils y deviennent activement hostiles, ils se laissent aller à *s'en séparer* explicitement et à la mépriser. Ce qui risque de ne pas laisser intacte l'intention.
Un « processus » est ainsi engagé : qui conduit, psychologiquement et logiquement, à un schisme d'avec l'Église de toujours. On y va.
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Question. -- Depuis quatorze années, en dénonçant au fur et à mesure les causes et les motifs d'une aggravation continuelle de la crise de l'Église, vous avez eu raison, on le voit bien : mais n'en abusez pas. Au point où nous en sommes arrivés, le lecteur est parfois suffoqué ; c'est trop grave. Ne devriez-vous pas attendre que les événements aient rendu les choses sensibles à tous, au lieu de les devancer et de les annoncer ? Vous êtes d'un an ou deux en avance sur la prise de conscience de beaucoup de lecteurs : comment faire avec eux ?
*Réponse. --* C'est bien simple : leur faire lire la revue ITINÉRAIRES d'il y a un an ou deux. Elle les choquait à l'époque : s'ils la relisent aujourd'hui, elle ne les choque plus ; ce qui leur paraissait discutable est devenu évident. Excellente instruction, et adaptée. Les lecteurs dont vous parlez sont un peu à la traîne, il ne convient pas de le leur reprocher.
227:140
*Ils sont toujours contemporains de ce que nous écrivions l'année précédente.* Attendez 1971 pour leur faire lire les numéros de l'année 1970. Donnez-leur en 1970 des numéros parus en 1969 ou en 1968 : ils sont de plain-pied avec eux, ils en seront encouragés et éclairés. Chacun a bien le droit de marcher au train qui est le sien.
J. M.
### La grande rupture du P. Congar
« Revue des sciences philosophiques et théologiques » (publiée par Le Saulchoir), numéro d'octobre 1969 (paru en décembre) : le P. Congar fait une recension critique du livre sur « L'Église » de Hans Kung. Il le félicite d'avoir « *rompu avec la longue et monotone série des traités dits classiques *». Nous connaissons cette formule. Elle a été ressassée un peu partout depuis une dizaine d'années.
Elle *paraissait*, cette formule, rejeter les manuels médiocres, les rabâchages de seconde main.
Mais nous l'avons toujours soupçonnée d'avoir en intention et en fait une portée beaucoup plus étendue ; beaucoup plus radicale.
Or voici que le P. Congar nous en livre la signification complète (pp. 705-706).
Par cette rupture avec « la longue et monotone série des traités dits classiques », il s'agit en réalité de rompre « *avec toute une ligne ecclésiologique... qu'on peut dire spécifiquement romaine, ligne qu'on peut jalonner avec les noms des papes du début du V^e^ siècle, de S. Léon, de Nicolas I^er^, Grégoire VII, Innocent III et Innocent IV, Boniface VIII, mais aussi S. Bonaventure, les grands anticonciliaristes ou antigallicans Turrecremata et Cajetan, enfin Pie IX, puis les papes et les innombrables auteurs qui ont attaché leurs wagons après la locomotive de Vatican I *».
Ce n'est pas rien ; ça fait tout de même beaucoup.
Le P. Congar insiste avec une sauvage résolution :
« *Bref, on sort complètement, non seulement de la Contre-Réforme, non seulement de l'anticonciliarisme, mais de l'idéologie que Rome, l'ayant conçue à la fin du IV^e^ siècle, avait réussi à faire partager à l'ensemble du monde catholique, à de rares exceptions près. *»
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Cela fait, si l'on y réfléchit, une énorme *séparation*.
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Si l'on comprend bien le P. Congar, il estime que Vatican II et l'actuel pontificat vont dans le sens de cette immense *rupture*.
Les termes employés par le P. Congar sont précis même s'ils sont inadéquats. Relisons : il rejette *l'idéologie que Rome, l'ayant conçue à la fin du IV^e^ siècle, avait réussi à faire partager à l'ensemble du monde catholique ; il rejette toute une ligne ecclésiologique que l'on peut dire spécifiquement romaine*. Il rompt avec la ligne ecclésiologique de *Pie IX, puis des papes qui ont attaché leurs wa******gons après la locomotive de Vatican I.*
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Ce que le P. Congar nomme précautionneusement une *idéologie* et une *ligne*, cela est-il donc seulement une « ligne » et vraiment une « idéologie » ?
Il s'agit d' « ecclésiologie ». Bon. Mais quand il s'agit de l'ecclésiologie de tant de Papes, et de Vatican I, il s'agit en fait de *la pensée de l'Église sur l'Église*. Très précisément : de la pensée « *spécifiquement romaine *» ; de la pensée sur l'Église qui est celle de l'Église de Rome, *mater et magistra omnium ecclesiarum.*
Le P. Congar rejette l'ecclésiologie des Papes, mais il n'a aucun Pape avec lui (sauf le seul Paul VI). Il rejette l'ecclésiologie des Conciles dogmatiques légitimes, n'ayant avec lui que le seul Concile pastoral et atypique Vatican II.
En fait, il rejette seize siècles de magistère ecclésiologique de l'Église de Rome.
C'est ambitieux.
Mais est-ce encore catholique ?
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Bien sûr, s'il ne s'agit que d' « idéologie » et même, en un sens, à la rigueur, s'il ne s'agit que de « ligne », chaque catholique est (plus ou moins) libre de choisir celle qui lui convient, tout en restant catholique.
Mais les mots habiles de *ligne* et d'*idéologie* désignent en fait, ici, *l'ecclésiologie que Rome* « *avait réussi à faire partager à l'ensemble du monde catholique *» : par l'enseignement des Papes, les décrets des Conciles et leur interprétation romaine. C'est de tout cela que le P. Congar se sépare.
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Le P. Congar dira peut-être qu'un tel schisme est, aujourd'hui, pour le moment, avalisé et couvert, voire inspiré, par certaines directives du règne actuel.
229:140
Mais le P. Congar est homme à savoir par lui-même, sans qu'on ait besoin de le lui expliquer, que c'est là tout au plus une circonstance favorable ; nullement une justification.
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Pour la première fois sans doute, le P. Congar reconnaît que sa pensée n'est pas un développement ou un complément de l'ecclésiologie traditionnelle et *spécifiquement romaine*. Pour la première fois à notre connaissance, il se situe clairement non plus *en continuité*, mais carrément *en rupture*. Et c'est ainsi, croyons-nous, qu'il interprète et fait interpréter l' « esprit » du Concile récent et du pontificat présent.
Interprétation en un sens « autorisée » : le Pontife actuellement régnant cite et recommande, avec une insistance sans précédent, la pensée et l'ecclésiologie du P. Congar.
Une caution aussi haute peut être comprise comme on le voudra. Mais elle ne suffit pas à constituer une justification : car, pour un tel schisme, il ne pourra jamais y en avoir aucune. Le Pape lui-même n'a jamais eu et n'aura jamais ce pouvoir.
J. M.
### Moines dopés pour étudier la vie sexuelle
Une lettre de l'Abbé Jean Chauvy
L'Abbé Jean Chauvy nous communique cette information qu'il a relevée dans *France Soir* du 22 novembre 1969 (page 7)
Édimbourg (A. P.). -- Onze moines de l'abbaye Sancta Maria, dans l'est de l'Écosse, se sont portés volontaires pour une enquête de la clinique d'endocrinologie du Conseil médical de recherche sur le comportement sexuel des hommes vivant en reclus.
230:140
Selon l'un des chercheurs, le Dr Abdel Ismaïl, neuf des onze moines ont des impulsions sexuelles normales et le manque d'activité sexuelle n'a aucun effet sur la production des hormones sexuelles.
« Nous avons l'intention de donner aux moines des pilules fertilisantes qui stimuleront leurs glandes sexuelles au maximum. Nous voulons découvrir quel effet cela aura sur eux », a ajouté l'un des médecins.
Au cours d'autres tests, en dehors de l'abbaye, les chercheurs ont découvert que l'activité sexuelle de l'homme est la plus forte entre 4 heures du matin et midi et qu'elle est la plus faible à l'heure du dîner vers 20 heures.
L'Abbé Jean Chauvy commente cette information dans une lettre qu'il nous autorise à publier :
*En général les gens* (*même... équilibrés*) *évitent les tentations extérieures, les rêveries moches, etc. On peut se demander si une injection artificielle d'hormones* (*je veux dire : au-delà de l'équilibre gardé par la nature*) *n'est pas aussi répréhensible qu'une provocation nerveuse. Car, enfin, que signifie :* « *quel effet... *»*, chez des célibataires ? La volonté, habituée depuis de longues années à dominer l'imagination première, et l'ayant même, souvent, comme évaporée* (*cela m'est arrivé pendant plus de 20 ans*)*, peut être fâcheusement surprise en ayant affaire, d'un coup, à une situation matérielle, somatique, différente. A-t-on le droit de servir ainsi, curieusement, de* « *cobayes *»* ? Sûrement pas.*
*Comment le R.P. Abbé de Santa Maria tolère-t-il la naïveté ou le manque de délicatesse de ces onze moines* (*dont deux sont déclarés moins* « *sains *»*, physiquement, que les autres*) *?*
*En 1960* (*je crois*)*, lisant un numéro d'* « *Esprit *» *consacré à la sexualité, deux seuls articles m'avaient choqué : un de M. Ricœur, préconisant la* « *pilule *»*, -- l'autre du docteur Hesnard* (*de Toulon*) *-- est-il mort depuis ? -- parlant de prêtres déséquilibrés que le célibat réduisait au vice !* ([^112])
231:140
*Je lui avais écrit avec stupeur : que, entré à 33 ans au séminaire, et ayant alors 58 ans, j'avais eu 25 ans de vertu* (*ce qui n'avait pas été mon cas à 30 ou 31 ans*)* ; je lui faisais observer que ce n'était venu que de la docilité de la volonté devant la foi en la grâce, pour un renouvellement total de l'esprit en tous les domaines* (*celui-là n'étant qu'un canton parmi d'autres*)*. Donc aucun* « *traumatisme *» *au départ : une décision tranchante de l'esprit, c'est tout.*
*J'ajoutais, au surplus, que j'avais confessé de nombreux prêtres, tous vertueux sur ce point, sauf quelques-uns des milieux populaires, n'ayant sans doute pas trouvé dans les* « *petits séminaires *» *des confesseurs assez rigoureux. J'ai reçu une réponse polie, et même respectueuse, m'engageant à venir consulter des dossiers à Toulon mais qu'est-ce que cela prouve ? Un médecin ne voit* (*par définition*) *que... des* « *malades *» *: il ne peut faire aucune statistique.*
*Le docteur* « *Abdel Ismaïl *»*, dont parle l'article ci-dessus, se casse les dents sur l'exemple* (*imprévu pour lui ?*) *de la chasteté habituelle. A-t-il* LE DROIT *d'en* MODIFIER LES CONDITIONS ?
*J'ai toujours été effaré que des gens comme Rousseau, Gide* (*cf. la première page de* « *Si le grain me meurt *»*, et son renvoi de l'* « *École alsacienne *»)*, J.-P. Sartre* (*cf. son aveu à Troisfontaines :* « *Le choix *») *aient vécu ou vivent avec une faiblesse déshonorante. Je me demande si la foule qui s'est précipitée à Copenhague ne ressemblait pas à tous ces gens aux yeux opaques, que nous rencontrons au métro ou dans la rue, qui n'ont aucune vie morale intérieure, qui ne pensent jamais ni à la conscience, ni à la mort ; et qui vivent avec des pulsions grossières.*
*... Le* « *type *» *timide qui recule devant le visage d'une admirable jeune fille et qui n'ose pas s'élancer dans les mille aventures de la vie est semblable au démocrate qui demande la paix pour tous et qui ne comprend pas que l'on puisse sacrifier sa vie pour la défense de la nation* (« *C'est pour les marchands de canons *»*, qu'il dit*)*. Semblablement, les gens dépravés ne croient pas aux grands sentiments : ni aux amours qui transforment toute la vie d'un être jeune, ni à la foi qui le fait passer dans un autre pays...* (« *Ce sont des hypocrites *»*, qu'ils disent ; ou bien :* « *Ils nous cassent la tête... *»)
232:140
*Pour en revenir au point de départ de ma lettre, je trouve déjà un peu* HONTEUX *que des* « *psychiatres* » *s'occupent de la* « *sexualité *» *matérielle* (*à l'état brut si j'ose dire*) *sans référence aux interlocuteurs de l'amour ; et je trouve* SACRILÈGE *que des âmes en état de grâce se prêtent à leurs expérimentations curieuses. N'importe qui fait n'importe quoi.*
Abbé Jean Chauvy.
### Duke Ellington à Saint-Sulpice
Le 16 novembre 1969, Duke Ellington a donné un concert en l'église Saint-Sulpice. Il ne s'agissait pas d'une de ces fâcheuses expériences qu'on appelle abusivement « messes en jazz », qui sont à peine des messes et pas du tout du jazz. Ni même d'un concert de musique profane, comme on en peut entendre, d'un bout de l'année à l'autre, dans vingt églises parisiennes. Mais d'un concert de musique sacrée, à propos duquel on ne pouvait se poser qu'une seule question : la musique de Duke Ellington a-t-elle le caractère d'une telle musique religieuse au vrai sens du mot, c'est-à-dire propre à relier les hommes entre eux et à leur Créateur ?
A cette question, M. le Curé de Saint-Sulpice a répondu dans l'allocution qu'il a prononcée pour accueillir le Duke et ses compagnons : « Que Dieu comprenne ce soir le langage musical de Duke Ellington et qu'il entende sa prière, je suis bien tranquille de ce côté-là. Que nous soyons tous capables de discerner ce qu'il y a là l'authentiquement sacré, cela est moins certain. Nous avons été attirés par ce nom prestigieux, nous serons séduits par l'exceptionnelle qualité de son talent. Mais il attend de nous autre chose. Il a été jusqu'à dire :
« Je crois qu'il n'y a pas grande importance à attacher à l'habileté d'un batteur, ni d'un saxophoniste, si, quand il joue, sa foi le guide dans cette offrande sincère de son cœur. » Nous le trahirions si nous ne cherchions à le rejoindre -- à notre manière bien sûr, et selon les possibilités de chacun -- là où il nous donne rendrez-vous : dans son élévation vers Dieu. »
233:140
Ce rendez-vous n'a pas été manqué. Sous les voûtes, habituées à d'autres accents, la musique de Duke Ellington s'est élevée comme une prière, encore plus prenante que surprenante. On sait que le jazz découle en partie des negro-spirituals, c'est-à-dire de cantiques d'origine blanche transfigurés par les Noirs des États-Unis. Quand le trompette Cootie Williams utilise la sourdine, il adapte à son instrument le style vocal, mi parlé, mi-chanté, des prédicateurs noirs. A Saint-Sulpice, les belles notes rondes et pleines qui tombaient de sa trompette prenaient un poids d'éternité. Le saxo-alto de Johnny Hodges, plus aérien que jamais, avait cette suavité que nous prêtons aux chœurs angéliques. Le baryton d'Harry Carney, brodant sur le thème biblique *In the beginning God*, sonnait comme une voix venue du fond des âges. Et lorsque, pour *Louez le Seigneur,* Duke Ellington et les siens battaient des mains, puis écartaient les bras, les paumes tendues, ils retrouvaient le geste séculaire de l' « orant ».
A ce concert admirable, il n'a manqué que la participation de chanteurs noirs. Certes, Alice Babbs a une jolie voix et une technique sûre, et les Swingle Singers sont de bons musiciens ; mais ils chantent ce qui est écrit, ils ne l'interprètent pas. Ils nous donnent la lettre, non l'esprit, de la musique de Duke Ellington ([^113]). Ils nous prouveraient, si elle était encore à prouver, la vanité des efforts de ceux qui prétendent remplacer l'irremplaçable grégorien par une pâle contrefaçon des chants religieux noirs. Hugues Panassié l'a lumineusement expliqué ici même (*Itinéraires*, février 1968) et dans le Bulletin d'*Una Voce* (n° 16-17) : « *Un demi-siècle n'a pas suffi pour permettre aux Européens de s'assimiler le jazz... comment donc espérer que la masse des fidèles européens puisse interpréter convenablement cette musique des Noirs américains ? *» Les Noirs arrachés à l'Afrique ont modifié jusqu'à les recréer de fond en comble les cantiques appris des missionnaires. Les Blancs qui, aujourd'hui, s'inspirent des *spirituals* ceux qui, par exemple, chantent le Notre Père sur l'air de *Nobody knows,* font l'opération inverse : ils retournent à la source fade, au filet d'eau tiède que le génie du peuple noir avait transformé en « fleuve profond », en « sombre rivière » ([^114]).
234:140
« Chacun, dit Duke Ellington, prie dans sa propre langue et il l'en est aucune que Dieu ne comprenne. » A l'heure où d'on arrache leur langue aux chrétiens d'Occident et où on les condamne à prier sur de la laideur, Duke Ellington et ses merveilleux musiciens nous donnent le double exemple de la beauté neuve et de la fidélité à une tradition.
Michel Perrin.
### Bibliographie
#### Félicien Marceau Creezy (Gallimard)
Cent quatre-vingt-dix pages de phrases courtes, un style en minijupe. A ce rythme essoufflant, on a l'impression d'une intrigue vraiment cravachée, mais le lecteur se sent cravaché lui-même ; et le style haletant n'atteint vraiment au pathétique que si de temps en temps on laisse reposer la noble bête et si on n'oublie pas de caresser l'encolure. Ce qui n'est pas le cas ; et à la fin, quand le député amant de la « Cover-Girl » la jette fort gratuitement du douzième étage, je me suis demandé s'il ne fallait pas y voir le « transfert » des motivations inconscientes d'un auteur lui-même pressé de se débarrasser de son roman. Je me perds en conjectures : a-t-on voulu faire un roman dépouillé ? Il me paraît alors dépouillé de son objet même. La cover-girl Creezy est une personne réduite à une image, comme la nymphe Écho qui n'était plus qu'une voix, et l'idée nous est clairement suggérée. L'intention critique et satirique serait alors la même que celle de Simone de Beauvoir dans « Les Belles Images ». Mais le député-narrateur devait-il être lui aussi aplati jusqu'à la minime épaisseur d'une feuille de magazine ? Un parlementaire s'est étonné de ce que l'obsédant environnement social imposé par la profession n'ait pas conféré plus de volume au personnage, et je partagerais assez volontiers son opinion. On me répondra que le narrateur est entraîné dans le sillage de Creezy, et qu'il fallait du reste que Creezy prît une place primordiale, essentielle et dévorante. On allèguera aussi que F. Marceau n'a pas voulu reprendre ces professions trop malléables, légères et diaphanes, trop souvent choisies pour les personnages de Beauvoir et de Sagan : journalistes, éditeurs et couturiers.
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Et la fragmentation mécanique du style est sans doute destinée à nous offrir la sensation d'un temps altéré, privé de sa durée, réduit à des rythmes automatiques et à une accélération uniforme. Une sorte de fatalité lancinante transparaîtrait ainsi pour expliquer l'échec de la dernière réaction humaine et vitale de la malheureuse, qui voudrait un enfant, mais qui subira jusqu'au bout une aliénation bien comparable à une sorte de damnation terrestre. Tout cela est plausible, mais n'entraîne pas forcément l'intime conviction du lecteur. L'adaptation du style au sujet, poussée à ce point, tiendrait de la décalcomanie, la stylisation du thème paraît simpliste et fruste plus que condensée et tragique ; et on trouve difficilement ce minimum de vraisemblance interne qui doit entrer dans la règle du jeu romanesque, et qui, au fond, repose essentiellement sur les possibilités données au lecteur de s'attacher aux personnages. Ici, on ne lui en laisse pas le temps.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Robert Sabatier Les allumettes suédoises (Albin Michel)
Quelques mois de la vie d'un enfant de dix ans dans un quartier populaire de Paris, entre la mort de sa mère et le moment où il est recueilli par un oncle riche de province : sur ce simple thème, Robert Sabatier compose un tableau animé et prenant du Paris des années trente, véritable résurrection d'images où les lecteurs frisant la cinquantaine ressentiront à chaque page les émotions spontanées que nous procure toujours le « temps retrouvé : C'est l'univers des films de René Clair, le petit théâtre du quartier avec ses personnages indispensables, avec les présences presque obligées du jeune ménage amoureux et laborieux, de l'anarchiste bonhomme et naïf, de l'adjudant retraité, du « mauvais garçon », de la concierge volumineuse, des « poulbots » farceurs et sans méchanceté, et des représentants épisodiques de l'ordre social que sont les agents de police et les pompiers. Mais aucun de ces personnages ne donne jamais l'impression de se conformer à un cliché ; s'ils sont classiques, c'est qu'ils sont bien réels et vrais ainsi -- ou qu'ils l'étaient naguère encore. Sur la toile de fond de la vie quotidienne s'inscrivent ces réclames d'alimentation ou de produits de beauté, ces noms de vedettes cinématographiques, de politiciens ou d'aviateurs dont les énumérations tournent à la cantilène, à l'incantation :
236:140
on y retrouve encore des souvenirs, et il vient s'y ajouter le charme magique du « lointain rose » où tout cela commence à s'enfoncer. A ces nuances désuètes s'ajoute l'insolite cher à Breton et à Aragon : la maison de la mère fut celle où habita Verlaine, et on y lit une marque publicitaire : « Véraline »...
Ce coin de Paris devient un microcosme français : les Parisiens gardent très vivant au cœur le souvenir de leur Auvergne natale ; Saint-Chély et Saugues sont à l'arrière-plan de Montmartre et de la Gare du Nord. L'enfant est sans doute pour l'écrivain peintre de Paris un témoin et un observateur privilégié ; déjà Jules Romains prenait comme intercesseur et guide le petit Bastide courant derrière son cerceau ; et je me suis souvenu aussi d'un livre pour enfants, un peu oublié peut-être, le « Peau-de-Pêche » de Gabriel Maurière. D'autres comme Colet ont utilisé, par crainte d'ingénuité peut-être, les biais d'une enfance gouailleuse, cynique et quelque peu profanée par les révisions de l'âge mûr, mais ont aussi perdu le réalisme authentique de l'observateur et de la situation. L'enfance est évidemment loin d'être toujours angélique, et la vision de Paris par un enfant ne rend pas forcément l'innocence à toutes choses, mais elle diminue le prestige du scandale parce que l'enfant ne comprend pas ; et le scandale se trouve ainsi « démythifié » par l'échec ridicule que lui inflige l'absence d'amplification extérieure et de résonance intérieure. Le « mouvais garçon » veut qu'on dise partout de lui « qu'il est un caïd » et fait seriner la formule par l'enfant comme la table de multiplication. Au contact de l'enfant, les personnages révèlent l'aspect second de leur caractère, parfois secret, différent en tout cas du masque ordinaire et du rôle quasi-officiel qu'ils jouent quotidiennement : La « taxi-girl » devenue mannequin se sent maternelle, et tout le petit monde du quartier redécouvre à l'occasion un souci de respectabilité et un rôle naïf et spontané d'éducateur : ainsi l'anarchiste brave homme esquive les questions relatives aux significations métaphoriques de certains noms de poissons... et tous réagissent devant les « mauvaises manières ». Des présences tutélaires apparaissent et reparaissent : l'école primaire (un des thèmes poétiques les plus fréquents dans la littérature de notre siècle), le visage de la mère défunte qui revient dès que l'enfant connaît une minute de rêve. Il peut arriver que les allumettes suédoises provoquent un burlesque incendie de poubelles, elles constituent cependant le symbole des prises de connaissance d'un monde extérieurement désordonné et parfois saugrenu, mais attachant par ses vertus secrètes et ses réserves d'espérance.
J.-B. M.
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#### Mgr Jean Rodhain : Charité à géométrie variable (Éditions Secours catholique)
J'oserai réclamer un prix littéraire pour Mgr Rodhain. Si la littérature consiste à dire quelque chose qui vaille la peine d'être dit, et à le dire d'une manière qui touche, dans un style où le principe vital du langage ne soit ni délayé ni corrompu, son livre mérite hautement la publicité des lauriers annuels, publicité qui au moins pour une fois servirait les pauvres. Ces articles, ces chroniques de « Messages » ici réunis, si dispersés que soient les lieux et les milieux évoqués, sont animés d'un souffle unique, d'une même intention exaltante et entraînante. Voilà un ouvrage qui n'aura pas eu besoin de s'interroger longuement sur sa raison d'être, et l'on souhaiterait à bien des romans la même densité. Quant au style, il emprunte toujours aux urgences du réel cette « véritable éloquence qui se moque de l'éloquence », vibrante, drue et directe, Imagée, ce langage authentiquement parlé qui n'a cure de démagogies verbales et de parodies populacières ; et actuellement trop de textes à intentions religieuses manifestent cette préciosité inverse rappelant les prédicateurs burlesques de jadis et leur « tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes vers le Sauveur »... Notes de voyage, paysages esquissés, tableaux de genre et rapides romans fort réels, découpés dans un monde anxieux, famélique et déconcerté, apologues en marge de l'Écriture, y a-t-il beaucoup de publications récentes qui présentent autant de variété ? Il faut y ajouter le don des titres pittoresques et attirants. Nous retrouvons dans ces pages le véritable humour français, également éloigné de l'ironie voltairienne et des plaisantes minuties des Anglais : une belle humeur présente jusque dans les tragédies, un esprit qui part d'un bon pas, avec la sûreté du coup d'œil, la vivacité des formules surgies d'un fonds de méditation et d'expérience. Un tel langage donne confiance, il a, au sens exact du mot, l'autorité ; peut-être en fin de compte n'y a-t-il d'autorité que là où se trouve la charité. Mgr Rodhain me fait penser au Chanoine Loutil, plus connu sous son pseudonyme de « Pierre L'Ermite » ; et j'en retire l'impression que beaucoup de choses sont remises au point, dont j'ai ressenti les équivoques jusqu'au malaise.
Ainsi, à propos du Tiers-Monde et en particulier du Biafra, il a pu nous sembler souvent que, préalablement à un don que nous étions d'emblée disposés à faire, on voulait nous imposer une autocritique politique, ou un lavage de cerveau : actes de contrition du Français, de l'Occidental, que sais-je encore ? Religieuses, ces humiliations nous édifient ; politiques, elles nous détruisent.
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On avait envie de répondre que sans doute le Nigeria était une inconsistante fiction, qu'il n'était point le seul État récent qui fût dans ce cas : alors fallait-il vouloir nous imposer naguère une pieuse considération pour ces fabrications de type onusien ? Ou bien le Nigeria était une véritable nation, et dans le schéma démocratique on ne pouvait pas plus lui reprocher d'accabler le Biafra qu'à la Première République d'avoir écrasé la Vendée. Nous ne pouvons consentir à ce qu'on nous interdise au nom de la Charité une analyse critique en matière politique. Mais le livre de Mgr Rodhain éloigne l'autre tentation, une réflexion politique inspirant une réticence paralysante devant la Charité, et finalement une méfiance à l'égard de la Providence. Avec lui nous n'avons pas la crainte de cotiser pour des ennemis. L'aumônier des prisonniers de guerre français puis allemands, des geôles de Fresnes en 43 et encore en 45, l'aumônier du Maréchal Pétain en 49, puis des officiers incarcérés pour l'Algérie Française, lui peut se faire écouter de tous. Et si les remontrances atteignent des gens fort divers, ce n'est point non plus l'effet d'une symétrie prudente et artificielle ; nous sentons l'auteur prêt à rendre justice à tous, en dépit et au-delà des apparences. Il y a le Tiers-Monde, il y a aussi les rapatriés, et les harkis, et les réfugiés hongrois. La Charité redevient une œuvre d'intelligence, sensible aux raisons du cœur : lisons l'anecdote de la grand'mère zélandaise qui dans les inondations avait perdu famille et biens, et qui demandait seulement au Comité Hollandais du Secours Catholique une coiffe de son pays, de dentelle et de fil d'or : le Comité la lui accorda et l'auteur l'en félicite. La « Charité à géométrie variable » nous rend le sens exact d'une vocation, celle qui ne saurait imaginer la charité sans la plénitude de l'esprit français, ni la France sans la plénitude de la charité. Quand la géométrie de la charité devient « variable », c'est qu'à l'esprit de géométrie elle sait joindre l'esprit de finesse.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### La véritable action selon l'abbé de Nantes
Dans sa lettre à ses amis en date du 8 décembre 1969 (publiée dans le numéro 27 de la *Contre-Réforme*)*,* l'abbé Georges de Nantes donne d'utiles précisions sur les sortes d'actions qu'il recommande :
« Je ne suis pas un aventurier ecclésiastique. Et que Dieu nous donne l'horreur de tout ce qui y ressemble de près ou de loin ! Dans le chaos où risque de sombrer tout à coup l'Église en même temps que notre société occidentale, nous devrons être de plus en plus des hommes d'ordre, de bons serviteurs de Dieu, des fils soumis de l'Église pour autant qu'il est en nous, et non des têtes brûlées. Ceux qui assimilent notre *Contre-Réforme* à un combat de desperados se trompent du tout au tout. Notre route est difficile (...) et cependant c'est le contraire de l'aventure. Notre vie est calme, nous ne cassons rien, nous n'avons rompu avec personne. Certains se scandalisent de notre violence verbale mais d'autres nous reprochent d'être des modérés. Ils veulent, eux, tout casser et brûlent de se séparer de l'Église.
« A mesure que la situation apparaît plus dramatique, je constate un engouement dangereux pour le coup de force, la grande démonstration, l'activisme, comme si quelque action frappante ou un appel à la levée en masse pouvait, par un coup de baguette magique, sauver l'Église, restaurer la foi, les mœurs, la discipline !... »
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« Des manifestations comme une soirée à la Mutualité ou un pèlerinage à Rome sont bonnes pour rendre courage aux amis et frapper l'opinion... Mais ni ceci ni cela ne saurait restaurer un clergé ni un peuple chrétien en pleine décadence, indifférents à Dieu, à ses droits et à sa parole, mais de cœur et d'esprit corrompus.
« Ce qui relèvera l'Église, ce sera l'œuvre proprement religieuse de « revitalisation » du tissu même de la société chrétienne où nous vivons, l'œuvre de la sanctification des âmes. Les manifestations, la polémique parlée ou écrite ne seraient que bruits de cymbale sans cette œuvre positive, constructive, de longue haleine, silencieuse, plus exigeante et difficile que toute autre.
« C'est sur cette considération de sagesse et de prudence surnaturelle, ecclésiastique au plein sens du terme, que notre loyal accord s'est manifesté cet été avec Jean Ousset et avec Jean Madiran, pour la plus grande satisfaction de tant d'amis communs.
« Et là, en désaccord avec les « activistes » qui brisent leurs liens avec toute l'Église vivante, nous sommes en union profonde avec l'immense foule des prêtres et des bons chrétiens qui continuent vaille que vaille, parfois gênés par leur propre réformisme ou déroutés par leur obéissance aveugle, l'œuvre de leur sanctification et celle des êtres confiés à leurs soins. »
« Cette prière et cette vie chrétienne passent bien en avant de quelque tapage, publicitaire pour nous, quand ce ne serait pas plébiscitaire, mais déficitaire pour l'Église. »
« Si vous êtes un excité qui, vite-vite, cherche à s'enrôler dans la milice qui demain va faire le grand coup, passez votre chemin. Nous n'en sommes pas. Si, participant par votre effort familial et paroissial, apostolique ou charitable, à la survie de vrais foyers de chrétienté, à la reconstruction d'une société catholique, vous voulez aussi protéger cette œuvre essentielle contre les tentations et les difficultés du moment, alors vous êtes des nôtres... »
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241:140
Dans le numéro suivant de la *Contre-Réforme* (numéro 28 de janvier 1970), l'abbé Georges de Nantes analyse en ces termes la situation au milieu de laquelle doit se déployer l'action qu'il recommande :
« La crise que traverse l'Église est à n'en pas douter la plus grave de son histoire, et c'est d'ailleurs l'un des aspects de sa gravité que cela soit précisément contesté. On nous dit : l'Église a connu tant de drames, de persécutions, de luttes intestines, et voyez, de toutes elle est sortie plus forte, plus belle ; n'ayez donc pas peur ! A quoi je réponds : c'est vrai, cher ami, mais je vous prie de noter deux détails. Au cours de ces convulsions, de l'arianisme jusqu'au protestantisme, au philosophisme, au modernisme, les Saints, Pasteurs et Docteurs de l'Église, ont pris les choses au tragique, répétant qu'étaient venus les temps de la Grande Apostasie et de la Fin du monde. Et si l'Église est sortie victorieuse de ces périls anciens, ç'a toujours été par les prières, les pénitences, les prédications et les combats de ces mêmes Saints, et jusqu'au prix de leur vie, non par les discours sécurisants des soi-disant bons catholiques qui se reposaient sur les promesses du Christ pour s'épargner tout souci et toute peine.
Quand bien même la crise actuelle ne serait qu'une grippe saisonnière dans la vie millénaire de l'Église, ce ne seraient pas les optimistes qui la sauveraient encore une fois mais les alarmistes, les « prophètes de malheur » maudits par le Concile, ce Concile de malheur justement qui, avec tous ses prophètes de bonheur de droite et de gauche, nous a jetés dans la tempête sous prétexte que le beau temps allait venir. »
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« Le caractère absolument nouveau et singulier de la crise que nous traversons a pour soubassement matériel l'extraordinaire développement technique des moyens de transport, de communication, d'information et de contrôle qui donnent aux détenteurs du Pouvoir économique, politique ou ecclésiastique un potentiel inouï de pression et d'oppression sociale. Et il consiste dans le fait que se sont emparés des leviers de commande de ce formidable appareil, des hommes qui ont décidé une mutation soudaine, artificielle, totale d'une société humaine qu'ils contrôlent entièrement. *De telle sorte que* « *Réforme *» *et* « *Révolution *» *sont devenues le principe souverain, absolu, d'une oppression globale, universelle, sans borne et sans mesure.*
Toutes les autres crises avaient dressé deux partis ou plus, les uns contre les autres. Le parti des Novateurs se constituait en hiérarchie, face à l'autre et lui faisant la guerre, et chacun était en son lieu souverain. Faute de journaux, de téléphone, d'avions, d'organisations centralisées, au moins les moines, au moins les missionnaires gardaient la liberté d'être eux-mêmes, fidèles à leur foi catholique, paisibles à l'écart tandis que débaroulait le monde en folie, et même le Monde des Empereurs et des Papes. STAT CRUX DUM VOLVITUR ORBIS. Aujourd'hui, l'oppression est partout la même et elle se porte jusque dans les cloîtres, jusque dans les déserts, comme l'électricité, sans perdre aucunement sa puissance.
Nous avons vu, nous voyons cela en politique. Mais désormais, depuis la mort de Pie XII, une même Révolution emporte le spirituel avec le temporel... Le péril immense des âmes n'a jamais été si écrasant, implacable. »
============== fin du numéro 140.
[^1]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 139 de janvier 1970, page 52, et la note 1 à cette page.
[^2]: -- (1). Cette Ordonnance de l'épiscopat français en date du 12 novembre 1969 (*Documentation catholique* du 7 décembre, pages 1078 et 1079) est en contradiction, par son article 11, avec l'Instruction romaine du 20 octobre 1969 (*Documentation catholique* du 16 novembre, pages 1007 et 1008). En effet, l'article 20 de l'Instruction romaine stipule que « *les cas particuliers concernant par exemple les prêtres malades, infirmes ou ayant d'autres difficultés *» seront soumis au Saint-Siège. Non pas ! décide l'Ordonnance de l'épiscopat français : ils seront soumis à l'Ordinaire. -- On remarquera que toute l'Ordonnance française se réfère directement et uniquement à l'*Institutio generalis* du 3 avril 1969, en ignorant volontairement -- et en allant jusqu'à contredire -- l'Instruction d'application du 20 octobre 1969. -- Par quoi l'épiscopat français manifeste qu'il ne veut pas se soumettre aux directives d'application données par la Congrégation romaine pour le culte divin, et qu'il ne reconnaît pas l'autorité de cette Congrégation. -- Ainsi la division, l'incohérence, la contestation réciproque et l'anarchie sont installées, comme il est naturel, dans le camp des réformateurs téméraires. -- La plupart des catholiques de France l'ignorent, mais cette dissidence de l'épiscopat français à l'égard des Congrégations romaines est systématique et permanente, au moins depuis l'année 1966. On peut se reporter à nos articles : « Le Magistère clandestin » (numéro 105 de juillet-août 1966) et « Une ténébreuse affaire » (numéro 107 de novembre 1966).
[^3]: -- (1). Le Discours du 26 novembre a enfin été publié en France dans la *Documentation catholique* du 21 décembre. Le passage qui nous intéresse s'y trouve page 1103, colonne 2.
[^4]: -- (1). Le 22 février 1962. -- Texte intégral dans ITINÉRAIRES, numéro 63 de mai 1962, pages 14 et suivantes. -- Il convient de rappeler que Jean XXIII avait tenu à *signer en public*, dans une cérémonie solennelle, cette Constitution apostolique, pour bien montrer que sa signature n'avait pas été obtenue par surprise par quelque bureau. Voir là-dessus, dans le même numéro d'ITINÉRAIRES, l'article de Louis Salleron : « Le latin, langue vivante de l'Église ».
[^5]: -- (1). Discours du 26 novembre 1969.
[^6]: **\*** -- cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*.
[^7]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969, pages 49 et suiv.
[^8]: -- (1). Littérature ordinaire des Bulletins diocésains (officiels) français : voir références et commentaires dans ITINÉRAIRES, numéro 138 de décembre 1969, page 13. -- Chaque jour, ce *matérialisme pratique* nous est rabâché par la presse, la radio, la télé, les évêques et le reste. Voici que le docteur de Saint-Avold, porte-parole de la nouvelle religion, Mgr Paul-Joseph Schmitt, nous enseigne (c'est nous qui soulignons) : « Il n'est pas étonnant que, dans un monde en profonde mutation, *les buts mêmes* de l'éducation soient autant remis en cause que les méthodes pédagogiques » (Bulletin diocésain de Metz, 16 décembre 1969, page 387/3). -- C'est l'idée fixe de Mgr Schmitt, auteur de la proposition hérétique selon laquelle la *mutation de civilisation* doit entraîner *des changements dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ :* voir notre ouvrage *L'hérésie du XX^e^ siècle,* pages 98 et suivantes. -- C'est bien *cette hérésie-là,* telle que nous l'avons débusquée et analysée, qui étend partout ses ravages.
[^9]: -- (2). Toutes explications détaillées dans l'ouvrage qui porte ce titre : un volume de 312 pages aux Nouvelles Éditions Latines.
[^10]: -- (1). Numéro 137 de novembre 1969 : *La nouvelle messe ?* Numéro 138 de décembre : éditorial. Numéro 139 de janvier : éditorial.
[^11]: -- (2). Voir dans le numéro 122 de *La Pensée catholique :* « Évolution et crise du catholicisme aux Pays-Bas », par le P. Van der Ploeg O.P.
[^12]: -- (1). Troisième supplément au numéro 135 de juillet-août 1969 de la revue ITINÉRAIRES : « Le processus de la communion dans la main ».
[^13]: -- (1). V*.* ITINÉRAIRES de novembre 1967, numéro 117 : *Subversion de la liturgie ;* et février 1968, numéro 120 : *Le contexte des mutations liturgiques.*
[^14]: -- (1). Dans un article qu'il consacre au récent livre de M. Marcel Prélot sur « le libéralisme catholique » (*Carrefour* du 24 décembre 1969), M. Georges Bidault, critiquant (légèrement) une étude que j'avais consacrée à « la Sapinière », écrit : « Quiconque constate la cabale qui, dès avant le Concile, pendant le Concile et depuis le Concile, est évidemment à l'œuvre contre le pape, successeur de Pierre et chef visible de l'Église, ne peut que constater *l'existence d'une société secrète* DANS L'ÉGLISE CONTRE L'ÉGLISE. La Sapinière « intégriste », conçue pour la défense de Pierre, a été remplacée par une Sapinière DANS L'ÉGLISE CONTRE PIERRE ».
[^15]: -- (1). *Itinéraires*, novembre 1967.
[^16]: -- (1). Office des Religions Unies.
[^17]: -- (1). Un exemple particulièrement significatif : *L'initiation à la foi catholique,* de Monseigneur Poupard (Fayard éditeur à Paris, 1969).
[^18]: -- (1). Je ne crois pas que le diaconat conféré à des hommes mariés ait été jusqu'ici attribué en France où, pour des raisons que j'ignore, il se heurterait, paraît-il, à de multiples résistances.
[^19]: -- (2). Dans l'interview accordée à *l'Express* (22 décembre) Dom Besret déclare : « Mais dans le christianisme, la révélation transcendante, qu'est-ce que c'est ? *La révélation du sens de la terre, la révélation du sens de notre vie d'homme* à travers une vie d'homme exemplaire dans laquelle le mystère même de notre vie, de mort et de résurrection, est accompli ».
Un peu plus loin, on retrouve la même signification accordée à l'épisode égyptien que dans le discours du diacre. Dom Besret déclare : « Dans l'histoire d'Israël, ce qui est intéressant, ce n'est pas le passage de la Mer Rouge... *c'est la marche d'un peuple vers sa libération. C'est le sens de la libération qui est révélé.* » Coïncidence ?
[^20]: **\*** -- n° 138.
[^21]: -- (1). Cette pièce, qui constitue la plus pédagogique et la plus claire vulgarisation que Sartre ait jamais donnée de sa philosophie morale (l'homme, créateur de ses propres valeurs), est encore au programme du T.N.P., avec une assez bonne distribution et une excellente mise en scène. Il ne nous est pas possible de la recommander ; notons toutefois que c'est la moins dangereuse des pièces de Sartre, parce qu'elle met admirablement bien en valeur l'absurdité radicale de sa position anticréationniste. Il peut être bon par exemple d'en suggérer la vision à quelqu'un qui ne connaîtrait de Sartre que « *Huis clos *» ou « *Les mouches *».
[^22]: -- (1). Toutefois, compte tenu des difficultés de ce film où les dialogues prennent toute la place, nous ne le recommandons pas à ceux que rebuteraient les discussions d'idées, ni bien sûr aux enfants.
[^23]: -- (1). Saint Ignace, *Lettre aux Romains.*
[^24]: -- (2). Saint Irénée, *Contre les hérésies,* III, 3, 2. -- A propos de ce texte, le très critique Mgr Ihuschesne écrit : « Il est difficile de trouver une expression plus nette 1) de l'unité doctrinale de l'Église universelle ; 2) de l'importance souveraine, unique, de l'Église romaine comme témoin, gardienne et organe de la tradition apostolique ; 3) de sa prééminence supérieure sur l'ensemble des chrétientés z (*Les* *Églises séparées,* p. 119.).
[^25]: -- (1). La foi du marxiste est, en droit, inséparable d'une morale marxiste. -- La foi chrétienne ne se conçoit pas sans une morale chrétienne et par conséquent sans les « œuvres ». Le croyant n'est pas seulement un admirateur du Christ, mais son imitateur. Jésus est le modèle. Kierkegaard l'a souligné constamment et n'a pas caché son admiration pour l'*Épître* de saint Jacques, méprisée par Luther. Kierkegaard estime toutefois n'être pas en désaccord avec le fondateur du protestantisme, dont la pensée, selon lui, aurait été mal interprétée par ses contemporains : « Luther voulait retrancher des œuvres le mérite et les restaurer sous un aspect un peu différent, comme témoignages de la vérité ; mais l'esprit du siècle, qui entendait à merveille le Réformateur, supprima complètement le mérite... avec les œuvres » (*Pour un examen de conscience*, trad. P. H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1934, p. 23.). On peut. toutefois se demander si, en soulignant comme il le fait l'importance de l'imitation du Christ, Kierkegaard ne dépasse pas le point de vue luthérien. Certains le croient. Erik Peterson, par exemple, estime que l'imitation du Christ et de ses souffrances serait rejetée par un protestantisme authentique comme inconciliable avec l'existence du « seul Saint » : Jésus (« Existentialisme et théologie protestante », dans *Dieu vivant*, n° 10, pp. 47 s.).
[^26]: -- (1). Ceci ne signifie pas qu'à l'occasion, les autres, s'ils sont psychologues, ne puissent voir plus clair que moi dans les motifs qui me font agir.
[^27]: -- (2). *La religion dans les limites de la simple raison*, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1943, p. 165.
[^28]: -- (1). Le péché originel, pour Kant, consiste dans une option fondamentale que chacun fait contre la prééminence du devoir ; il appelle cela « le mal radical ».
[^29]: -- (2). L'influence de Rousseau sur cet aspect de la pensée de Kant est incontestable.
[^30]: -- (3). Kant, *op. cit.*, p. 128.
[^31]: -- (4). *Loc. cit.*
[^32]: -- (1). *Loc. cit.*
[^33]: -- (2). *Op. cit.,* pp. 133-134.
[^34]: -- (3). Kant, *op. cit.*, p. 135.
[^35]: -- (4). *Loc. cit.*
[^36]: -- (1). *Op. cit.*, p. 126.
[^37]: -- (2). *Op. cit.*, p. 132.
[^38]: -- (1). Quel que soit d'ailleurs l'Absolu auquel nous adhérons. Le nazisme avait ses « célébrations » (Nuremberg). Le communisme en a d'autres.
[^39]: -- (1). Gilson, *Introduction à l'étude de saint Augustin*, 2^e^ édit., Paris, Vrin, 1943, pp. 225-226, où l'on trouvera les références.
[^40]: -- (2). *Discours sur la religion*, trad. Rouge ; Paris, Aubier, 1944, p. 235. Le 4^e^ *Discours* est intitulé : *Sur l'esprit de société dans la religion*.
[^41]: -- (1). *Vom Ewigen im Menschen,* 4^e^ édit., Berne, 1954, p. 557.
[^42]: -- (2). Pour Scheler, « l'individualité appartient à l'essence même de la/personne spirituelle ; elle est, pour ainsi dire, le fond de celle-ci, et non un accident ou une limitation extrinsèque qu'elle tiendrait de son union avec le corps. *Cette individualité constitue le lien le plus intime qu'elle possède avec Dieu *» (M. Dupuy*, La philosophie de la religion chez Max Scheler,* P.U.F., 1959, p. 178.).
[^43]: -- (3). On trouve des idées analogues chez Newman. Il écrit par exemple : « Ramenée à ses vrais éléments, à sa nature essentielle, la Religion ne paraît plus une affaire purement personnelle, mais *un principe puissant et fécond d'association.* Est-elle considérée comme système de croyance ? La vérité n'est pas l'apanage de l'individu, elle est absolue et universelle ; les hommes doivent la rechercher et la professer en commun. Est-elle considérée par rapport aux préceptes qui sont associés à ses doctrines ? Une loi obligatoire l'est pour tous, et il est de notre devoir de travailler à soumettre tous les hommes à son sceptre. Il en est de même pour les promesses que la Religion fait au nom de ses symboles et de ses préceptes ; elles doivent être répandues, et tous les hommes invités à partager leurs bienfaits. Ainsi une société religieuse résulte nécessairement des éléments essentiels de la Religion » (*Histoire du développement de la doctrine chrétienne,* trad. Gondon,- Paris, 1848, p. 64.)
[^44]: -- (1). Kant, *La religion dans les limites de la simple raison,* pp. 136-137.
[^45]: -- (1). Cette thèse a été défendue vers la fin du XIX^e^ siècle par des historiens et des sociologues. On y retrouve des thèmes hégéliens, par exemple, la façon dont Hegel, dans ses écrits de jeunesse, interprète le succès du christianisme dans le monde antique (Cf. *Hegels theologische Jugendschriften*, édit. Nohl, Tübingen, 1907). -- Elle inspirait plus ou moins la pensée de Durkheim. Des théologiens protestants l'ont adoptée. Des philosophes également, tel Whitehead, qui, dans Le *devenir de la religion*, déclare que la religion « est l'art de la vie intérieure de l'homme » et qui considère cette définition comme « la négation directe de la théorie selon laquelle la religion est avant tout un fait social ».
[^46]: -- (1). Newman, *Histoire du développement de la doctrine chrétienne ou motifs du retour à l'Église catholique,* chap. II, p, 105.
[^47]: -- (1). *Sociologie de la religion*, trad. Lefèvre, Paris, Payot, 1935, p. 124.
[^48]: -- (2). On connaît la caricature qu'a présentée Nietzsche du cercle d'adeptes qui entouraient le Christ : « La primitive société chrétienne, c'est un rebut de publicains, de prostituées, de gens suspects ; c'est surtout l'interminable défilé de lépreux, paralytiques, épileptiques, lunatiques, hystériques, toute la famille névropathique au grand complet, massée sur le passage du thaumaturge. Peut-être est-ce dans les asiles de nuit de Saint-Pétersbourg, ou dans les bagnes de Sibérie, qu'on trouverait encore les représentants de cet évangélisme primitif » (Spenlé, *Nietzsche et le problème européen*, Paris, Colin, 1943, p. 131.). -- Nietzsche n'a jamais vraiment expliqué comment, d'un cercle aussi pitoyable, a pu surgir un mouvement qui devait révolutionner le monde.
[^49]: -- (1). Protestants et orthodoxes reprochent souvent au Souverain Pontife de s'attribuer le titre de chef de l'Église, alors qu'il n'y en a qu'un seul : le Christ. Mais saint Pierre et ses successeurs n'ont jamais affirmé qu'ils remplissaient la même mission que le Christ, qu'ils le remplaçaient intégralement. Ils ont seulement déclaré que le Christ leur avait communiqué une partie de son autorité, pour administrer la société, surnaturelle et visible en même temps, qu'il avait fondée et pour sauvegarder la doctrine de salut qu'il était venu proposer au monde.
[^50]: -- (2). *Actes des Apôtres*, II, 43 : « Tous ceux qui croyaient vivaient ensemble et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs terres et leurs biens et en partageaient le produit selon les besoins de chacun. Chaque jour, d'un même cœur, assidus au temple, et rompant le pain à la maison, ils prenaient leur nourriture avec joie et simplicité, louant Dieu et ayant la faveur de tout le peuple. Et le Seigneur adjoignait chaque jour à la masse ceux qui étaient sauvés. »
[^51]: -- (1). Kant, après Leibniz, fait jouer un rôle important dans sa philosophie au concept de *regnum gratiae.* Cf., par exemple, *Critique de la raison pure,* trad. Tremesaygues, p. 547.
[^52]: -- (2). Certains théologiens protestants rejettent la distinction entre l'Église visible et l'Église invisible. Brunner, par exemple, écrit : « Je suis assez disposé à admettre que cette distinction entre Église visible et Église invisible est une ruse du diable. Elle a fait un mal énorme au cours des siècles et continue à en faire beaucoup. Le *Nouveau Testament* ne sait absolument rien d'une telle distinction. Il ne connaît qu'une seule Église, la communauté de Jésus-Christ, le corps du Christ, identique avec l'unité spirituelle des saints élus » (*Le renouveau de l'Église,* trad. Siordet, Éditions Labor, Genève, 1935, p. 21.). -- Luther se sert cependant abondamment de cette distinction.
[^53]: -- (1). Luther termine son ouvrage « sur la Papauté » en déclarant que le pouvoir papal, comme tout pouvoir établi, ne s'est pas constitué sans la permission divine ; Dieu permet parfois, dans sa colère, pour infliger une plaie au monde, que des hommes accaparent le pouvoir et oppriment les autres. Il faut subir avec résignation le pouvoir des Papes, comme on subirait, le cas échéant, celui des Turcs « *Von dem Papsttum zu Rom *». (*Œuvres,* VI, p. 321.).
[^54]: -- (1). Qu'on se rappelle l'aveu de Harnack : « Que *Romain* soit l'équivalent de *Catholique,* je l'ai exposé, il y a 22 ans, comme historien protestant ; que *Catholique* soit à reculer dans l'histoire du développement du christianisme plus haut que les historiens protestants ne l'admettaient communément. j'ai essayé de le montrer... Depuis, cette thèse a encore été accentuée plus fortement, et les historiens protestants bien au courant des questions ne font pas difficulté d'admettre aujourd'hui que *les éléments principaux du catholicisme remontent jusqu'à l'époque apostolique et pas seulement comme superficiels *» (*Theologische Literaturzeitung,* 16 janvier 1909, col. 52.).
[^55]: -- (2). E. Brunner, *Das Miss Verständnis der Kirche,* Stuttgart, 1951.
[^56]: -- (1). Brunner, *op. cit.*, p 82.
[^57]: -- (2). Zahrnt, *op. cit.*, p. 101.
[^58]: -- (3). Sortir de « l'ère constantinienne » (et tridentinienne), voilà un slogan que nous avons beaucoup entendu ces dernières années.
[^59]: -- (4). Maint théologien catholique, à notre époque, se croit obligé de faire chorus avec les protestants et de critiquer « l'institutionnalisme romain », qui nous aurait empêchés de voir dans l'Église le corps mystique du Christ. Le P. Chenu déclarait récemment au correspondant d'une revue polonaise pro-communiste : « L'autorité acquiert aujourd'hui la signification de condition et non de principe. Le mystère de l'Église, selon la conception de saint Paul, est premier. Nous pouvons donc dire que la réalité mystique de l'Église a le pas sur l'Église comme pouvoir. » La théologie catholique de la Contre-Réforme a faussé les perspectives. De cette théologie périmée, il faut se libérer. Malgré « certaines résistances », cette libération d'une théologie « caractérisée par un absolutisme exagéré et par son aversion pour l'idée même de la Réforme », est en bonne voie. Sur ce point, l'influence du protestantisme a été « positive », bénéfique ; les protestants nous ont réappris à conférer « la priorité au Mystère sur le pouvoir » (Janusz Stefanowicz, « La théologie contemporaine », dans *La vie catholique en Pologne, revue de la Presse polonaise*, édit. Pax, Mai 1969, pp. 23-24.).
[^60]: -- (1). Rudolf Sohm, *Wesen und Ursprung des Katholizismus*, Leipzig, 1909 ; *Kirchenrecht*, Leipzig, I, 1892, II, 1923.
[^61]: -- (2). Harnack, *Entsehung und Entwicklung der Kirchenverfassung und des Kirchenrechts in den zwei ersten Jahrhunderten,* Leipzig, 1910 ; et *Das Wesens des Christentums,* Leipzig, 1913.
[^62]: -- (3). « On ne peut pas distinguer comme le fait Sohm : d'un côté le *Pneuma*, de l'autre côté le droit. C'est en réalité le *Pneuma* qui, dès le début, a toujours établi le droit dans l'Église. Lorsque, par exemple, saint Pierre est le premier à avoir une vision du ressuscité, c'est sans doute, un événement pneumatique. Mais cette expérience a aussitôt des conséquences juridiques : elle fait de Pierre le premier des membres de la communauté de Jérusalem » (Zahrnt, *op. cit.*, p. 102.).
[^63]: -- (1). Hegel, *Leçons sur la philosophie de l'histoire,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1937, t. II, p. 203.
[^64]: -- (1). Newman, *Histoire du développement de la doctrine chrétienne,* p. 122.
[^65]: -- (2). *Op. cit.*, p. 121.
[^66]: -- (3). *Op. cit.*, p. 37.
[^67]: -- (1). Newman, *op. cit.*, p. 12. -- Nietzsche, poussant le paradoxe jusqu'au bout, proclame qu'il n'y a jamais eu qu'un seul chrétien, Jésus, et que le christianisme est mort avec lui. En un sens, il est incontestable que le Christ a été le seul chrétien parfait. Mais là n'est point la question,
[^68]: -- (1). Newman, *op. cit.*, p. 97
[^69]: -- (2). *Op. cit.*, pp. 100-103.
[^70]: -- (1). Newman, *op. cit.*, p. 76.
[^71]: -- (2). Henry Strohl, *La pensée de la Réforme,* Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1951, p. 176.
[^72]: -- (1). Hegel, *Leçons sur la philosophie de l'histoire,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1937, t. I, p. 203.
[^73]: -- (2). Spinoza, *Traité théologico-politique,* chap. VII.
[^74]: -- (3). Avant Spinoza, dès le début de la Réforme, Érasme avait fait aux luthériens une remarque analogue : « A l'enthousiasme de Luther, sûr de comprendre enfin saint Paul, il apposait cette réflexion de simple bon sens : si l'Écriture est aussi limpide que l'affirme Luther, comment pendant treize cents ans l'Église a-t-elle pu si mal l'interpréter ? » (A. Renaudet, *Études érasmiennes,* Paris, Droz, 1939, p. 323.)
[^75]: -- (4). Pierre Jurieu, *Le vrai système de l'Église,* Dordrecht, 1686.
[^76]: -- (1). Et sur quoi fonde-t-on la légitimité des diverses Églises chrétiennes ?
[^77]: -- (2). L'existence de l'Esprit saint fait-elle partie des articles fondamentaux ?
[^78]: -- (3). H. Arvon, *Ludwig Feuerbach et la transformation du sacré,* P.U.F., 1957.
[^79]: -- (4). *Institution chrétienne,* liv. IV, chap. 1, et 10. -- Sur les efforts déployés par Calvin pour synthétiser « la pensée de Luther, de Zwingli, de Mélanchton et de Bucer concernant la notion d'Église », cf. les indications intéressantes données par Strohl, *La pensée de la Réforme,* pp. 209 ss.
[^80]: -- (1). « Au bord de l'abîme »*, Itinéraires,* nov. 1969, p. 221.
[^81]: -- (2). La préface d'un Canon de la liturgie hollandaise contient cette expression : « Dieu des hommes, nous te louons pour l'homme le plus noble que ce monde ait engendré, Jésus-Christ ton Fils ». La première partie de la formule, si on l'isolait, serait évidemment équivoque.
[^82]: -- (1). Calvin semble avoir, mieux que Luther, pris conscience de cette situation : Sous l'influence peut-être de saint Cyprien, il ne sépare pas l'Évangile et l'Église, Les théologiens protestants le reconnaissent ; cf. par exemple, Strohl, *op. cit.*, p. 223. -- Sur les divers aspects de l'ecclésiologie de saint Cyprien et les problèmes qu'elle soulève, on trouvera un bon résumé dans Cayré, *Patrologie et histoire de la théologie*, I, pp. 252 ss.
[^83]: -- (1). Cf. sur ce point Bernardakis, « Les appels au Pape dans l'Église grecque jusqu'à Photius », *Échos d'Orient*, 1903, p. 30, 118, 249 es. -- Cf. aussi G. Bardy, « L'autorité da Siège romain et les controverses du III^e^ siècle »*, Recherches de sciences religieuses,* 1924, p. 255 es. p. 358 ss. -- P. Batiffol, Les recours à Rome en Orient avant le concile de Chalcédoine », *Revue d'Histoire ecclésiastique*, 1905, pp. 5-32.
[^84]: -- (2). Pas même l'évêque de Constantinople et son synode permanent. Cf. sur ce point, S. Valhé, « Le droit d'appel en Orient et le Synode permanent de Constantinople », *Échos d'Orient,* 1921, pp. 129146.
[^85]: -- (3). Luther, dans son *Traité de la Papauté*, répète « *qu'il n'y a pas une syllabe dans l'Écriture qui dise que l'Église romaine est ordonnée par Dieu *» ; et il lance à ses contradicteurs un défi : « S'ils peuvent me prouver qu'une seule lettre de l'Écriture en parle, je suis prêt à révoquer tout ce que j'ai dit ». Mais personne n'a jamais enseigné, du côté catholique, que le Christ avait enjoint formellement à Pierre d'aller se fixer à Rome. -- Quand je relis, comme je viens de le faire, les principales œuvres de Luther, j'ai de plus en plus l'impression que son exégèse et sa théologie sont, j'en demande pardon aux « œcuménistes », passablement déficientes.
[^86]: -- (1). Cf. Kant, *La religion dans les limites de la simple raison*, pp. 172-173.
[^87]: -- (1). Rappelons que l'Église n'est pas une monarchie absolue ni non plus une pure oligarchie ; sa constitution ne rentre pas dans le cadre des constitutions politiques. C'est d'ailleurs cette originalité qui engendre des difficultés et qui explique les nuances d'interprétation qui ont généralement opposé l'ecclésiologie orientale et une certaine ecclésiologie catholique occidentale.
[^88]: -- (2). Hegel, *Leçons sur la philosophie de l'histoire* I, p. 164.
[^89]: -- (1). Hegel, *loc. cit.*
[^90]: -- (2). Même à l'intérieur de l'Église, le principe héraclitéen de la « lutte des contraires » pourrait trouver son application.
[^91]: -- (1). I^e^ *Épître de saint Pierre,* II, 9.
[^92]: -- (2). Par exemple, *Apocalypse,* 5, 10 ; *aux Galates,* 2, 11 ; *Évangile de saint Jean,* XX, 22-23, etc.
[^93]: -- (3). Strohl, *La pensée de la Réforme,* p. 176.
[^94]: -- (4). Luther est aussi explicite que possible : « Pour dire la chose plus clairement encore : si une petite troupe de pieux laïcs chrétiens était faite prisonnière et déportée dans un lieu désert ; s'ils n'avaient pas auprès d'eux un prêtre consacré par un Évêque et s'ils se trouvaient à ce moment d'accord à ce sujet, ils choisiraient l'un d'entre eux, qu'il soit marié ou non, et lui *confieraient la charge de baptiser, de célébrer la messe, d'absoudre et de prêcher, celui-là serait véritablement un prêtre, comme si tous les Évêques et les Papes l'avaient consacré *» (*A la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l'amendement de l'état chrétien,* trad. Gravier, Paris, Aubier, 1944, p. 85.).
[^95]: -- (5). Luther, *op. cit.,* p. 93 ss.
[^96]: -- (6). Luther*, ibid.*
[^97]: -- (1). Cf. à ce sujet les remarques de Strohl, *op. cit,* p. 181.
[^98]: -- (2). Érasme, avec son bon sens inaltérable, avait souligné dès le début tout ce qu'a de paradoxal, d'anti-traditionnel, la thèse luthérienne du sacerdoce universel. Il estimait que la publication de cette thèse serait très nuisible. Il se demandait si Luther y croyait vraiment ou si ce n'était pas seulement chez lui une outrance verbale. -- Cf. à ce sujet son opuscule, *Éponge d'Érasme contre les éclaboussures de Hutten* (1523).
[^99]: -- (3). *Constitution dogmatique sur l'Église,* chap. II, et 10-12.
[^100]: -- (1). Érasme, *Hyperpapistes,* 1268 B.
[^101]: -- (2). Le mot est très à la mode. Il se trouve dans saint Paul. Les « charismes », fréquents dans la primitive Église, ayant à peu prés disparu au II^e^ siècle, le Phrygien Montan essaya de les ressusciter. Au début les Montanistes prétendaient rester dans l'Église, dont ils voulaient n'être qu'une fraction plus parfaite. Plus tard, à la hiérarchie, ils opposèrent catégoriquement le prophétisme. -- Va-t-on les imiter ?
[^102]: -- (1). *Concilium*, Revue internationale de théologie, n° 37, p. 7.
[^103]: -- (1). *Concilium*, n° 37, p. 8.
[^104]: -- (2). *Esprit*, Octobre 1967, pp. 602-611.
[^105]: -- (3). P. 609, -- Le P. Cardonnel n'a fait que tirer les conclusions de ce principe. Camille Torrès également.
[^106]: -- (4). P. 607.
[^107]: -- (5). P. 605.
[^108]: -- (6). P. 607. -- L'évêque dont j'ai parlé précédemment, qui ne veut plus de la distinction entre le spirituel et le temporel, a dû s'inspirer de Chenu.
[^109]: -- (1). Constitution dogmatique sur l'Église, chap. II, et 12.
[^110]: -- (2). Cf. l'opuscule de Brunner, *Les Églises, les groupes et l'Église de Jésus-Christ*, Genève, Éditions, Labor, 1937. -- Il serait intéressant de confronter les idées de Branner avec celles exprimées par K. Barth dans son opuscule *Église et mouvement des groupes*.
[^111]: -- (1). Y. Congar, « Vraie et fausse réforme dans l'Église », *Unam Sanctam*, n° 20, Paris, 1950, p. 196.
[^112]: -- (1). « Mes pauvres Pères ! » écrivait dernièrement Maurice Clavel dans *L'Observateur :* « vous semblez ignorer que la chasteté absolue est beaucoup plus facile à observer que la fidélité conjugale... »
[^113]: -- (1). On mesurera la différence en écoutant *Duke Ellington's Concert of Sacred Music* (disque RCA Victor 440.723).
[^114]: -- (2). *Fleuve profond, sombre rivière* (Gallimard) est le titre du beau livre de Marguerite Yourcenar sur la poésie du peuple noir des États-Unis.