# 141-03-70
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## La charte de notre action
### Rappel des cinq lignes directrices
L'action catholique, qui est à la portée de chacun, et qui en toutes circonstances est la plus universellement nécessaire, s'organise autour du catéchisme romain : base, principe et centre de toute éducation intellectuelle et morale, de toute formation civique, de toute action familiale, scolaire ou sociale.
Nous rappelons ci-dessous, en résumé, les cinq lignes directrices que nous avons déjà données plusieurs fois, et qui inspirent l'action catholique que nous recommandons quoi qu'il arrive :
**1. **La confusion et l'anarchie généralisées qui ont accompagné et suivi Vatican II relèvent de l'autorité suprême de l'Église : quelles que soient les raisons de sa temporisation, de son abstention, de son absence ou de son collapsus, aucune initiative particulière n'est en mesure d'y suppléer ou n'a qualité pour le faire. Rien ni personne ne peut remplacer la succession apostolique et la primauté du Siège romain, ni s'y substituer.
Les détenteurs de cette succession et de cette primauté ont pu déjà, comme le montre l'histoire de l'Église, connaître toutes sortes de faiblesses et commettre plusieurs sortes de crimes, brûler Jeanne d'Arc, hésiter et louvoyer inutilement devant la Réforme protestante et devant la Révolution française, mais ce qui relève spécifiquement de leur charge, personne ne peut le faire à leur place, personne qu'eux-mêmes aujourd'hui ou demain leurs successeurs.
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Aujourd'hui et demain comme hier et toujours, nous nous en remettons pour le jugement souverain à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain.
**2. **Nous n'avons besoin de rien ni de personne, sauf de la grâce de Dieu qui ne fait pas défaut, nous n'avons besoin d'aucune autorisation préalable pour rejeter tout ce qui nous est proposé ou imposé, par qui que ce soit, de contraire à la loi naturelle et à la doctrine révélée telles qu'elles ont été définies par l'Église.
Ce second point n'enlève rien au point précédent ; le premier point n'atténue en rien celui-ci.
Nous refusons de nous séparer de l'Église, de nous en laisser séparer, de suivre ceux qui s'en séparent, quel que soit leur rang hiérarchique : leurs personnes ne relèvent pas de notre jugement, mais nous ne sommes plus soumis à une autorité quelle qu'elle soit dans la mesure où elle déclare son intention de se séparer, et où elle prouve son intention par ses actes.
**3. **Nous engageons instamment ceux qui sont en communion avec nous sur le point 1 et sur le point 2 ci-dessus à s'organiser temporellement pour ne pas demeurer isolés dans le malheur, dans la contradiction et dans la lutte c'est-à-dire que nous les engageons à concerter et coordonner leur entraide réciproque et leur défense mutuelle. Cette organisation temporelle n'a pas autorité pour édicter ou rédiger un catéchisme, elle n'y prétend pas, elle s'arme de catéchismes certainement catholiques et les fait connaître, elle encourage et elle aide leur étude ; son premier but et son activité essentielle étant l'entraide réciproque, l'auto-défense mutuelle des familles et des écoles.
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**4. **Le clergé catholique est administrativement pris à la gorge par toutes sortes de mesures plus ou moins arbitraires.
N'allons pas, dans cette situation, demander à nos prêtres des initiatives publiques qui les désigneraient sans nécessité à la persécution : nous arriverions ainsi à les faire déplacer, suspendre, interdire les uns après les autres.
Pour qu'ils puissent continuer leur ministère sacerdotal, c'est à nous de les couvrir, de les protéger, bientôt peut-être de les cacher. Ne les mettons pas en avant, mais autant que possible à l'abri.
Nous avons besoin du prêtre : il faut donc éviter que ses pouvoirs lui soient canoniquement retirés ; il ne faut pas l'exposer imprudemment à cet assassinat spirituel. Sous la Révolution française, il fallait dissimuler le prêtre aux pourvoyeurs de la guillotine. Sous le règne de l'apostasie immanente, il faut le dérober aux sicaires du meurtre canonique.
**5. **Le devoir de chaque chrétien est de refuser l'apostasie, d'en combattre les idées et les entreprises, à la condition de le faire à sa place et sans en sortir.
Les moines prient et travaillent.
Les prêtres prêchent et donnent les sacrements.
Les familles élèvent leurs enfants.
Les professeurs enseignent.
Les écrivains écrivent et publient.
Chacun déterminé à vivre et mourir en chrétien quoi qu'il arrive. Chacun mobilisé sur place par son devoir d'état : la défense de la foi étant aujourd'hui le premier devoir d'état dans tous les états de vie.
Beaucoup, et surtout des prêtres, subissant déjà une sorte de martyre : avec la grâce de Dieu, sans haine pour les persécuteurs.
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Mais, dans le combat de la foi, sans faire de cadeaux aux suppôts du mensonge.
Et *hardiment*, à la française, sous la bannière de sainte Jeanne d'Arc.
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### A nos amis
##### A qui faire lire "Itinéraires" en ce moment ?
*D'abord et avant tout : à l'immense catégorie des catholiques qui sont bouleversés par le spectacle du rite nouveau eu décomposition rapide ; qui désirent comprendre ce qui se passe ; qui cherchent une explication ; qui se demandent où est le devoir.*
*Et premièrement : aux prêtres.*
*Aux prêtres qui constatent qu'on veut les tenir dans un état de sous-information systématique.*
*Que chacun de vous s'applique à vérifier que tous les prêtres amis sont abonnés à* ITINÉRAIRES.
*S'ils ne le sont pas, il faut les abonner : la seule condition étant de les en aviser et d'avoir obtenu leur consentement préalable.*
*Que chacun de vous fasse en ce moment un effort pour abonner les prêtres.*
*Ceux d'entre vous qui n'en ont pas les moyens peuvent, pour abonner les prêtres amis, demander l'aide des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES *en écrivant à leur direction centrale : 49, rue des Renaudes, Paris-17^e^.*
\*\*\*
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*Il faut abonner aussi, bien sûr, les laïcs.*
*Mais en ce moment il est inutile de s'attarder auprès de ceux qui s'installent dans l'indifférentisme religieux et ne veulent plus entendre parler de la messe* (*des catholiques !*)*. On ne les abandonne point pour autant à leur triste état ; on les retrouvera un jour. Mais il y a des priorités dans l'ordre d'urgence : et ils sont immensément nombreux ceux qui souffrent, ceux qui veulent entendre parler de la messe, ceux qui y voient l'essentiel et l'indispensable, ceux qui cherchent des lumières, des explications, des points fixes et des points de ralliement ; ceux qui ne se détournent pas, ne se réfugient pas dans l'indifférence, mais demandent quoi penser et quoi faire.*
*Ils sont immensément nombreux ceux qui ne savent pas, ceux qui veulent savoir, ceux qui ne connaissent pas les précisions que nous avons fournies et qui, s'ils les connaissaient, en feraient le meilleur usage pour leur réflexion, leur vie intérieure et leur action.*
*A ceux-là d'abord, il faut procurer tout ce que la revue* ITINÉRAIRES *a déjà publié sur le drame de la messe et tout ce qu'elle publiera : il faut les abonner à la revue.*
##### Faire face au plus pressé
*Il y a eu d'abord le catéchisme. Il y a désormais la messe : qui ne peut se comprendre que dans la ligne et la connaissance du catéchisme.*
POUR LE CATÉCHISME *nous avons édité une série de publications composant un* « *arsenal *» *maintenant assez étendu et suffisamment au point : voir tous les titres dans notre numéro de février, pages 1 à 9. Les principes, les méthodes, les moyens d'action que nous préconisons sont rassemblés en résumé dans la brochure :* « *Notre action catholique *»*.*
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POUR LA MESSE *nous sommes en plein travail. Nous rassemblerons tout l'essentiel en une ou deux brochures analogues. Vous serez avisés de leur parution. Mais ne l'attendez pas pour instruire et pour éclairer ceux qui cherchent.*
*Dès maintenant, vous avez à votre disposition :*
**1. ***La brochure :* LA NOUVELLE MESSE (*à commander à nos bureaux : 2 F franco*)*. Cette brochure contient l'éditorial de notre numéro 139 :* « *Sous réserve, pas plus *»*, avec la* « *lettre à un évêque *» *et avec la* « *Déclaration *» *du P. Calmel.*
**2. ***Notre numéro 140 : avec les éditoriaux de l'abbé Dulac, de Marcel De Corte, de Louis Salleron, du P. Calmel et de Luce Quenette.*
**3. ***La brochure :* POUR LA MESSE : QUOI FAIRE, CHAQUE JOUR (*à commander à nos bureaux : 0,50 F franco*)*. Cette brochure contient l'article de Luce Quenette de notre numéro 140.*
*Ces trois publications vous permettent de faire face dès maintenant au plus pressé.*
##### Pratiquement : regroupez-vous
*Plus que jamais nous vous disons, nous vous répétons ne restez pas isolés.*
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*Regroupez-vous pour constituer des bibliothèques sur la messe et sur le catéchisme ; pour créer des cellules de travail sur le catéchisme et sur la messe ; pour organiser l'entraide intellectuelle et la diffusion. Le principe de ce regroupement, nous vous l'avons indiqué : autour du catéchisme romain.*
*Écrivez à la direction centrale des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 49, rue des Renaudes, Paris-17^e^, qui vous aiguillera vers les groupes déjà constitués existant dans votre ville ou dans votre région. S'il n'en existe pas encore, vous recevrez si vous le désirez les directives et l'aide nécessaire pour en constituer.*
*Nous vous donnons les moyens de ne pas rester, dans le drame actuel, sourds, aveugles, immobiles et muets.*
*A vous de vous en servir.*
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## ÉDITORIAUX
### L'odieux chantage à l'obéissance
RADIO-VATICAN, en poussant les choses non point à la limite, mais au-delà de toutes les limites, aura beaucoup contribué à éclairer les consciences hésitantes ou troublées.
Dans une émission que relatait pieusement La Croix du 6 janvier, Radio-Vatican nous a appris qu'un Comité italien recueille des signatures pour demander à Paul VI d'abroger le nouvel ORDO MISSÆ.
Et voici le jugement proféré par Radio-Vatican :
-- « *Voulez-vous être sûrs de désobéir au Pape : signez. *»
L'épouvantable SÉIDISME ([^1]) que l'on veut installer parmi les catholiques, et que nous dénonçons depuis notre éditorial de novembre 1967 ([^2]), atteint ainsi une énormité barbare d'une telle dimension qu'on pourrait, à première vue, se croire en présence d'un pastiche satirique.
Mais non. Radio-Vatican parle sérieusement. Si vous osez adresser une *demande* au Pape, vous devrez en cela être *sûrs de désobéir*. Cette immoralité obscène, ces pensées d'esclaves règnent à peu près universellement. C'est le sentiment de la plupart des cardinaux, qui n'osent plus parler au Pape, ni rien lui *demander*, pas même le *supplier *: ils savent fort bien qu'ils seraient déclarés *sûrs de désobéir*, et ils acceptent de subir cette tyrannie à l'asiatique.
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Le cardinal Suenens, lui, *ose *: mais précisément parce qu'il n'a *rien à oser*, étant d'avance *sûr* que ce faisant il ne *désobéit* pas. On en a eu la démonstration par la correspondance, la complémentarité, la connivence entre ses déclarations du 15 mai 1969 et les discours d'ouverture et de clôture du Synode d'octobre.
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Quand il n'y a plus ni doctrine, ni droit, ni vérité -- ou déjà quand la vérité, le droit, la doctrine sont déchus de leur place et fonction souveraines -- alors il n'y a plus rien pour faire *tenir ensemble* les sociétés, même et surtout ecclésiastiques : il n'y a plus rien que la *discipline extérieure* la plus arbitraire, la plus despotique, la plus imbécile -- parce que désormais sans fondement comme sans limite.
-- *Si vous voulez être sûrs de désobéir au Pape, adressez-lui vos demandes !*
Cela dépasse ce que l'on a jamais vu attribuer au plus borné des « adjudants », ou des « sous-off. » des caricatures. Je présume que cette sentence de Radio-Vatican n'a dans l'histoire de l'Église aucun précédent. Son impudique monstruosité n'a pourtant, à ma connaissance, provoqué aucune protestation, aucune contestation. Elle est accordée aux mœurs, aux consciences, aux pensées d'une époque passionnément concupiscente de séidisme et de servitude. Tout le monde accepte d'avance tout et n'importe quoi. Pas nous.
\*\*\*
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En ces temps de servitude gélatineuse, honneur et gloire à l'Espagne, terre de liberté chrétienne et terre des vrais hommes libres !
Honneur et gloire au sang de l'Espagne, aux lumières de l'Espagne, aux grâces de l'Espagne, honneur et gloire à l'Espagne de Dominique et d'Ignace, de Thérèse et de Jean, et d'Antoine-Marie, honneur et gloire aux six mille prêtres espagnols qui ont écrit au Saint-Siège : « *Précisément parce que nous sommes des prêtres qui ont obéi toute leur vie en se taisant, nous croyons venu le moment où c'est notre strict devoir d'élever la voix. *» ([^3]) Honneur et gloire aux prêtres d'Espagne qui, une fois de plus dans l'histoire de la chrétienté, seront passés les premiers, auront donné l'exemple, montré la voie. Louange à Dieu d'avoir créé l'Espagne dans la famille des nations chrétiennes : elle n'y est pas la fille aînée, elle y est la fille ardente et fière, celle qui n'a jamais su ni capituler ni trahir, la seconde patrie du Carmel et la seconde patrie de tout oœur catholique, l'Espagne d'Avila et de Tolède, de Salamanque et de Santiago : aujourd'hui première au premier rang, comme en 1936, pendant que nos Français hésitent et s'attardent, économisent leur âme et mettent leurs dons en réserve, enferment dans leur cassette le talent reçu, et se taisent, et subissent, et se perdent...
\*\*\*
On le sait maintenant. Ceux qui tentent de pratiquer sur nous un chantage à l'obéissance, ce sont des hommes sans foi ni loi, des révoltés ou des sceptiques, des opportunistes et des ambitieux, assoiffés de puissance mondaine (et servis, bien sûr, par quelques dupes).
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Les formulations irréformables des dogmes (comme la transsubstantiation), les prescriptions irréformables de la morale (comme celles que rappelait *Humanæ vitæ*), non seulement ils demandent au Pape de les réformer : ils les rejettent plus ou moins ouvertement. Radio-Vatican ne prononce point contre eux qu'en cela ils peuvent être sûrs de désobéir. D'ailleurs ils sont sûrs du contraire, car ils savent bien par quels canaux, avec quelles complicités, avec quelles garanties, leur contestation supposée audacieuse est en réalité, de haut, télécommandée. Par cette pseudo-indiscipline, ils espèrent devenir évêques ou cardinaux. Ils l'espèrent avec vraisemblance : ils ont sous les yeux l'exemple de brillantes carrières où la promotion est venue chaque fois couronner le même calcul. Calcul assuré.
Les organisateurs, les profiteurs, les exploiteurs d'un tel système, ce n'est pas eux que nous irons jamais consulter sur les devoirs, les limites, les modalités de l'obéissance.
\*\*\*
Je ne parle pas ici, moins que jamais, aux puissants du jour. Je parle à mes lecteurs. Parmi eux, il en est qui sont troublés : c'est bien normal. Il en est même qui s'imaginent que rester fidèle au Catéchisme du Concile de Trente et à la messe catholique du Missel romain pourrait être une *désobéissance.*
Je leur réponds deux choses, mais attention, qui sont inséparables l'une de l'autre.
Premièrement :
-- *Si vous estimez en conscience que ce serait une désobéissance coupable, ne le faites pas. Suivez votre conscience.*
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Secondement :
*-- Vous n'avez pas seulement le devoir de suivre votre conscience. Vous avez le devoir de l'instruire et de l'éclairer. Vous ne vous en rendez pas compte : mais croire que l'on serait coupable en restant fidèle au Catéchisme du Concile de Trente et à la messe catholique du Missel romain, c'est tout de même énorme. On vous a donc laminés et défigurés à ce point ! Au jour du Jugement, plus encore que de vos fautes particulières, vous aurez à rendre compte de l'état de votre conscience : de l'état où vous l'aurez mise, de l'état où vous l'aurez laissée, de l'état où vous l'aurez conduite.*
N'allez pas prendre la religion catholique pour un fétichisme qui serait dominé par quelques mots magiques : la charité, la justice, le pape, l'obéissance. Quelques mots magiques qu'il suffirait de proférer à tort et à travers, comme font les démagogies, les propagandes, les rhétoriques ; et comme procèdent les révoltés sans foi ni loi qui présentement *vous font marcher* en vous disant : l'obéissance, le pape, la justice, la charité.
Ces mots ont un sens *défini*, c'est-à-dire *précis* et *limité*. Si vous les utilisez, si vous les recevez, si vous les subissez dans le vague de leur sonorité sentimentale, vous êtes perdus. Les imposteurs feront de vous ce qu'ils voudront.
Tout le monde n'a pas à « obéir » n'importe quand, à n'importe qui, pour n'importe quoi.
Les criminels de guerre *obéissaient* à leurs chefs légitimes : on les a fusillés, ou pendus. C'est une histoire qui est d'ailleurs fort loin d'être limpide, mais qui fait partie du folklore quotidien radiotélévisé ; elle ne vous est pas inconnue ; je l'évoque pour réveiller votre conscience, que l'on voudrait fasciner par un sentiment vague mais absolu d'*obéissance*.
Vous avez tout de même entendu dire que les religieux font un vœu d'*obéissance*. Cela ne veut pas dire que les prêtres séculiers soient dispensés d'obéir : mais que l'obéissance des religieux n'est pas la même. Parmi les ordres religieux, il en est un où l'on fait vœu spécial d'obéissance au pape : cela ne veut pas dire que les autres religieux, et les séculiers, et les laïcs soient dispensés d'obéir au pape, mais qu'il y a des degrés et des modalités dans l'obéissance, selon les états de vie, selon les circonstances, selon les matières.
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Les actuels charlatans du chantage à l'obéissance se moquent bien de ces distinctions : vous, au contraire, vous serez attentifs à vous en instruire, si vous voulez éclairer votre conscience et ne pas l'abandonner aux manipulations de l'apostasie immanente. Et si vous n'en êtes pas encore suffisamment instruits, gardez-vous de prononcer un jugement téméraire de *désobéissance* à l'encontre des prêtres qui demeurent fidèles à la messe catholique du Missel romain et au Catéchisme du Concile de Trente. Car ce faisant, ils ne désobéissent pas, ils obéissent.
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Obéir n'est un devoir absolu et inconditionnel qu'à l'égard de Dieu seul, -- et donc de l'Église en tant que telle.
Dans tous les autres cas, obéir ne veut rien dire si l'on supprime les indispensables précisions : obéir *à qui*, obéir *quand*, obéir *en quoi*. Le devoir d'obéissance se tient à l'intérieur de ces conditions et de ces limites : au-delà, il n'y a plus devoir, et quand on refuse une obéissance illégitimement requise par un abus de pouvoir, *il n'y a pas désobéissance.*
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Il existe un *doute grave* sur la théologie du nouvel ORDO MISSÆ : la lettre du cardinal Ottaviani l'atteste ([^4]).
Il existe un *doute grave* sur la promulgation atypique de cet ORDO MISSÆ et sur son caractère de loi obligatoire : l'abbé Raymond Dulac vous a dit pourquoi ([^5]).
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*Il ne vous est pas demandé de trancher* ces doutes mais de ne pas vous dissimuler coupablement leur existence ; de ne pas aveugler volontairement votre conscience ; de voir qu'ils sont graves.
*La conséquence de ces doutes graves* est, sauf meilleur jugement, la suivante : si, par nécessité, vous assistez à la nouvelle messe, que ce soit seulement *sous réserve*. Que cette réserve soit formulée au moins dans le secret de votre cœur : *sous réserve du jugement ultérieur et définitif de l'Église, prononcé* *en forme solennelle* ([^6]).
Cela est simple. Cela est clair. Cela ne comporte aucune désobéissance.
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En revanche :
-- il n'y a aucun doute que le catéchisme du Concile de Trente est un catéchisme certainement catholique, et le seul catéchisme romain ;
-- il n'y a aucun doute que la messe du Missel romain est certainement catholique en tous points ;
-- il n'y a aucun doute que personne au monde n'a le pouvoir de frapper d'interdit ou d'anathème la messe du Missel romain et le catéchisme du Concile de Trente ;
-- il n'y a aucun doute que chaque prêtre célébrant, à la seule condition de célébrer en latin, peut, même selon la législation actuelle, conserver -- cela dépend de son propre choix et de lui seul -- la messe du Missel romain de saint Pie V ([^7]).
\*\*\*
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Ne dites pas que ces choses sont inconnues de votre curé, de votre aumônier, de votre confesseur, de votre évêque : ils en rendront compte, et non pas vous ; et pour vous ce n'est pas une excuse. Ces choses sont connues de vous c'est de votre conscience, c'est de votre fidélité que vous aurez à rendre compte.
Et aussi, de ce que vous aurez fait pour éclairer votre prochain : ce qui n'est pas toujours possible, ce qui n'est pas souvent facile, -- mais ce qui l'est quelquefois.
J. M.
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ANNEXE I
#### Hitler déjà avait supprimé le latin
« *L'un des premiers actes de Hitler, lorsqu'il prit le pouvoir et voulut transformer le pays qui se donnait à lui en une machine aveugle dont il disposerait à son gré, fut de supprimer, en fait, l'enseignement du latin, de lui enlever son rôle, qui consiste à libérer l'esprit des hommes, à leur rendre leur patrie humaine *».
Cette observation est de M. Pierre Grimal, professeur à la Faculté des Lettres de Paris ([^8]).
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Elle devrait -- si quelque chose en était encore capable -- toucher l'esprit et le cœur des « anti-fascistes » forcenés qui ont organisé la suppression du latin.
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Ils font donc comme Hitler.
Ils font comme Hitler.
Cette fois, dans l'Église.
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Mais pour la même raison : tout ce qui abaisse l'esprit humain contribue au conformisme, au séidisme, à l'obéissance servile. Faire que nous devenions *des intrus et des profanes dans le domaine de l'expression* *religieuse* ne peut que nous préparer à tout subir, comme des robots.
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ANNEXE II
#### L'officine "PAX" est reconnue comme "mouvement catholique"
« *Movimento cattolico *» : telle est la qualification que L'*Osservatore romano*, dans son numéro du 10 janvier (page 6), a décernée au groupe polonais *Pax*.
Sur *Pax*, nos lecteurs sont éclairés depuis longtemps. Ils n'ont qu'à se reporter à notre supplément : *L'affaire Pax en France* ([^9]), contenant, entre autres, la Note du Saint-Siège qui expliquait : « PAX *n'est pas un mouvement, mais un organe de l'appareil policier strictement articulé, qui relève directement du ministère de l'Intérieur et exécute avec une obéissance aveugle les directives de la police secrète *».
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Alexis Curvers écrivait dans ITINÉRAIRES (numéro 139, janvier 1970, page 150) :
Je n'ai trouvé que dans *La Meuse* du 29 octobre (1969) l'information suivante :
« Au terme de ce Synode, je dis : *Vive le pape, vive Paul VI *» a déclaré à l'A.F.P. le délégué de « Pax », M. Nicolas Rostworowski.
« Je dis : *Vive le pape !* a-t-il répété, car son action personnelle a aidé énormément à dégager de concept de collégialité, appelé à avoir une influence profonde sur la vie de l'Église. »
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Cette information qui ne se trouvait que dans *La Meuse*, en voici maintenant l'équivalent substantiel dans L'*Osservatore romano*.
En effet, L'*Osservatore romano* du 10 janvier reproduit les commentaires du journal polonais *Slowo Powzechne*, qui est, dit la feuille vaticane, l'organe du MOUVEMENT CATHOLIQUE *Pax*.
Nous y apprenons que *Pax* fait l'éloge de la « collégialité », laquelle « *complète le principe du primat pontifical et constitue pour l'Église la condition indispensable de son renforcement *» (... de son renforcement selon *Pax *!)
*Pax* ajoute, selon *L'Osservatore romano :*
« *La silhouette de Paul VI apparaît* \[depuis le synode d'octobre\] *dans sa dimension historique qui est* *exceptionnelle. Il serait en effet difficile d'imaginer une manière plus courageuse et plus efficace d'appliquer les enseignements de Jean XXIII et du Concile *».
\*\*\*
Avec la caution de Pax, en avant !
N'allez pas demander *dans quelle direction* on vous mène ainsi : vous ne pouvez plus ne pas le comprendre.
Ne demandez pas *jusqu'où* on entend nous entraîner : regardez où, déjà, nous en sommes...
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ANNEXE III
#### "*Una Voce*" a retrouvé son unité
La Fédération internationale *Una Voce* -- qui représente dans le domaine international et surtout devant les autorités centrales de l'Aise les intérêts communs des Associations *Una Voce* fédérées -- a tenu son assemblée générale à Zurich les 31 janvier et 1^er^ février.
Le communiqué suivant a été approuvé à l'unanimité :
*La Fédération internationale Una Voce rappelle et précise son action : coordonner les activités des différentes associations fédérées et resserrer leur union ; -- aider toute autre association ou groupement qui souscrit à son action ; -- contribuer à promouvoir parmi les membres du mouvement et par le moyen de leur apostolat dans l'Église entière une meilleure compréhension et une plus fructueuse participation à la liturgie catholique en tant qu'* « *action sacrée *»*, fille de la saine tradition.*
*A cette fin, les Associations fédérées s'engagent individuellement et conjointement, en esprit de fidèle adhésion à la tradition cathodique, à assurer, conformément aux décrets du Concile Vatican II, promulgués par S. S. le Pape Paul VI, et aux besoins pastoraux, la sauvegarde et si nécessaire la restauration du latin liturgique, du chant grégorien et de la musique sacrée, ainsi qu'à encourager et à favoriser l'enrichissement du patrimoine musical sur textes latins ; -- à obtenir le maintien de la messe tridentine de saint Pie V comme l'un des rites reconnus dans la vie liturgique de l'Église universelle ; -- à promouvoir l'application des recommandations de la Constitution apostolique Veterum sapienta de S. S. le Pape Jean XXIII en ce qui concerne la formation des clercs, notamment l'enseignement du latin.*
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*D'autre part, l'assemblée générale, après avoir accepté la démission de M. Paul Poitevin de ses fonctions de secrétaire général, a renouvelé sa confiance au Dr Éric de Saventhem et au duc Caffarelli dans leurs fonctions respectives de président et de vice-président du Conseil de la Fédération.*
L'introduction du rite nouveau, qui provoque partout la division, avait paru menacer un moment l'unité de la Fédération internationale *Una Voce*.
Comment des catholiques pourraient-ils demeurer unis dans une action religieuse commune, s'ils ne sont pas d'abord en accord sur l'essentiel : sur la messe ?
La Fédération internationale *Una Voce* a solidement établi son unité sur la fidélité à la messe catholique dite de saint Pie V.
Il n'y a pas d'autre voie.
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### Memento sur la messe
■ Tous les prêtres qui célèbrent la messe en latin, soit en privé soit en public, peuvent conserver le rite catholique de la messe dite de saint Pie V.
■ A cause des ignorances tenaces, involontaires ou non, à cause des malveillances actives, inconscientes ou non, nous publions à nouveau la *réglementation en vigueur*, énoncée par Paul VI dans son allocution du 26 décembre 1969 (*Documentation catholique* du 21 décembre 1969, page 1103, seconde colonne)
Pour terminer, Nous vous lirons certaines indications émanant de la S. Congrégation du Culte divin, qui a compétence en la matière :
« En ce qui concerne le caractère obligatoire du rite :
« *Pour le texte latin :* les prêtres qui célèbrent en latin, en privé, ou également en public dans les cas prévus par la loi, PEUVENT jusqu'au 28 novembre 1971 utiliser soit le Missel romain, soit le rite nouveau.
« *S'ils prennent le Missel romain,* ils PEUVENT utiliser les trois nouvelles anaphores ou le canon romain avec les modifications prévues dans le dernier texte (omission de certains saints, des conclusions, etc.). Ils PEUVENT dire dans la langue du peuple les lectures et la prière des fidèles. »
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■ Le « Missel romain » nommé par distinction d'avec le « rite nouveau » est sans contestation possible le Missel romain de saint Pie V.
■ Les *possibilités*, les *permissions* données DIRECTEMENT par le Saint-Siège aux prêtres, ne peuvent être suspendues ou révoquées par aucune autorité ou bureaucratie intermédiaire. C'est le prêtre célébrant, quand il célèbre en latin, qui seul décide de célébrer selon le Missel romain.
■ La question de la LANGUE est *distincte* de la question du RITE.
D'une part : le prêtre célèbre publiquement *en latin* dans les cas *prévus par la loi.*
D'autre part : s'il célèbre en latin dans l'un des cas prévus par la loi, il *peut* choisir lui-même le rite du Missel romain, cela ne regarde légalement que lui.
■ Les cas prévus par la loi où la messe peut être célébrée *en latin* sont au nombre de quatre :
1\. -- Lorsque cela « correspond mieux aux possibilités de l'assemblée locale » (Instruction romaine du 5 mars 1967, art : 4).
2\. -- Lorsqu'il s'agit des « messes célébrées en latin maintenues dans certaines églises, surtout des grandes villes » (id.).
3\. -- Chaque fois qu'il « se trouve un assez grand nombre de fidèles de diverses langues » (id.).
4\. -- Pour toutes les messes « conventuelles » ou « de communauté » chez les diverses sortes de religieux et de religieuses, et dans les communautés laïques des Instituts des états de perfection (Instruction romaine du 23 novembre 1965, art. 17 à 20).
■ Ce délai consenti jusqu'au 28 novembre 1971 n'est aucunement *le motif* de notre attachement au Missel romain notre attachement est d'un autre ordre et n'aura point de terme.
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■ Mais ce délai est *le moyen*, pour les prêtres et les fidèles, de maintenir leurs actes en conformité avec leur cœur : c'est « *la petite aumône jetée dans la main des pauvres de Jésus-Christ, et qui est un trésor du Ciel pour ceux-là dont le cœur est embrasé de fidélité : il ne faut rien mépriser de ce qui est accordé *» (Luce Quenette).
■ C'est un délai proportionné à ce qui est en question. Dans un peu moins de deux ans, le 28 novembre 1971, le Missel romain sera toujours identique à lui-même, conservé intact et vivant par les prêtres qui célèbrent la messe en latin.
Tandis que l'inconsistant « rite nouveau », ayant fait l'objet, avec le concours annoncé de « spécialistes des sciences humaines », d'une *amélioration* et d'un *allégement* perpétuels, aura atteint ou dépassé le degré zéro de sa décomposition.
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### Le temps où votre foi devra suffire
par Luce Quenette
« *Nous rappelons ta mort, Seigneur ressuscité, et attendons que tu viennes. *»
« *Chaque fois que nous mangeons ce pain et buvons ce calice, nous annonçons ta mort, Seigneur, jusqu'à ce que tu viennes. *»
\*\*\*
J'écoutais les voix dociles, je voyais les têtes penchées sur l'invraisemblable missel de poche à l'affreuse couverture de roman pour concierge et le moutonnement soumis des vieux et des jeunes ; j'étais à côté d'une jeune femme aux traits flétris et animés qui répétait « l'acclamation » avec un évident plaisir.
Accablement.
Qui se doutait que ces nouveautés rongeaient le dogme, et ne rendaient plus compte de la Présence réelle -- les formules ambiguës lancées dans l'inconscience « glissaient » l'hérésie dans les cœurs.
La nouveauté, si dérisoire, si plate, si ennuyeuse faisait encore son effet et les enfants s'efforçaient d' « acclamer » avec les autres, Je me disais : Qu'il est aisé de fomenter l'hérésie !
26:141
« Nous annonçons ta mort jusqu'à ce que tu viennes ! » Toutes les voix soumises disaient à Jésus-Christ venu, présent, vivant sur l'autel : « jusqu'à ce que tu viennes » -- comme si sa façon de venir maintenant était un symbole, une irréalité.
« Nous annonçons ta mort »... et les « diverses réalités du sacrifice », de la communion, de la présence réelle, et, par-dessus le marché, du jugement dernier se trouvaient voilées, confondues, indéfinies. -- Encore que ce « nous annonçons ta mort » sentait son peuple de Dieu qui fait quelque chose, quelque consécration, quelque sacerdoce obscur avec le prêtre, comme le prêtre, sans que ce prêtre parût médiateur et seul consacré, mais président...
Ainsi se fabrique bonnement, dans cette église, une contamination assez digne -- comme s'était formé, au cours des siècles, un peuple de fidèles nourris de la pure Vérité -- puis conditionné, depuis dix ans, par la succession des changements, devenu ignorant, indifférent, distrait, habitué à l'acclamation collective, déshabitué de penser.
A la sortie, je vis accourir un visage désolé -- un visage de soixante-dix ans -- une grand-mère bouleversée. Elle avait tout senti, tout compris, tout souffert. Non pas qu'elle pût analyser, mais son cœur était conscient de « toutes les omissions qui profanent et avilissent le mystère de l'Église ».
-- « *Je ne peux plus...* me disait-elle, toute pâle, *je vais en mourir, je connais un vieux monseigneur qui est mort cette semaine à Lyon, mort de douleur, le cœur ne peut pas supporter... *»
Les jeunes femmes sortaient aussi, l'une d'elles, qui connaissait la grand-mère, eut cette exclamation : « *Moi, ce que je regrette, ce sont les chants latins ; avec les chants latins, cette messe en vaut une autre *»... et elle ajouta : « *Dimanche passé, j'ai eu une grand-messe latine à la Communauté de X, oh, que j'étais contente de chanter tout ce que j'ai appris à la chorale ! *»
27:141
Pour celle-ci, la Messe était SOUVENIR, HABITUDE, POÉSIE. Qu'on collât sur le nouveau culte les chants familiers, appréciés de son bon goût, il suffisait -- le glissement se ferait convenable, feutré, insensible...
Je savais qu'une toute jeune fille était allée faire une retraite dans une Communauté qui « *tourne *», comme on a coutume de dire tristement aujourd'hui, qui tourne au vent... J'avais déconseillé ce séjour. Elle vient à moi, l'air riant : « Eh bien ? » lui dis-je. -- « Oh, je suis contente, j'ai compris bien des choses ! » -- « Que signifie *bien des choses ? *» -- « Je vais vous dire : au début tout me choquait, la nouvelle Messe, les attitudes, la Communion dans la main ! Pendant deux jours, j'ai été hérissée. Et puis, on nous a si bien expliqué qu'*il suffisait d'aimer ! *» (... l'air est rêveur, irradié d'enthousiasme).
J'insiste : « Alors ? ». -- « Alors, j'ai pris *mon parti de souffrir*, et mes problèmes ont disparu ! » -- « C'est-à-dire que depuis votre parti pris de souffrir, vous ne souffrez plus ! » -- « C'est cela, en effet », répondit l'ingénue.
(Je précise : une fille intelligente, bachot, Faculté, etc.)
Son père écoutait la jeune romanesque : « Et le bon sens, ma fille ? » soupira-t-il.
Quant aux enfants, ils sortaient de l'église bousculants, chamailleurs, sans souvenir et sans regret, formés à leur insu.
Pour la grand-mère : supplice de l'âme.
Pour la jeune femme : nostalgie.
Pour l'adolescente : sentiment ! (qu'on mesure, dans le contexte d'une « révision de vie », en retraite, avec d'autres jeunes, le danger mortel de cette ambiguïté : « il suffit d'aimer » !) ; pour elle et pour les enfants : *formation hérétique*, irrésistible.
28:141
Si l'on continue de conduire, en routine, sans intervenir, toute la famille à cette « Cène du Seigneur », l'hérésie deviendra, sous les yeux aveuglés des parents, le climat naturel de leurs propres enfants. Un jour, le Père se trouvera brusquement en face d'eux, au cours d'une discussion, d'un conflit familial, chrétien de la religion millénaire, mais pour eux : religion oubliée, différente, inconnue.
Un jour, deux bons petits enfants attendaient leur maman en visite à la Péraudière ; je les fis entrer à la leçon de chant où les élèves apprenaient la messe du prochain dimanche. La petite fille et son frère écoutaient avec une attention étonnée. Ils coururent ensuite à leur mère et lui murmurèrent quelque chose à l'oreille. Elle était pieuse, elle soupira et me dit : « Ma fille me demande *si je sais en quelle langue* chantaient tout à l'heure vos élèves, elle n'a jamais entendu un chant latin, elle n'a jamais *su* que l'Église parlait latin. »
C'est pourquoi je reviens sur la tragique situation de l'enfance. Vous, vous écoutez cet ORDO dans l'angoisse, dans l'ennui, peut-être dans l'indifférence. Vos enfants en SUBISSENT l'évidente FORMATION.
Qui les protègera -- sinon vous.
Dans les semaines qui vont suivre, quand le doute sur la validité deviendra consistant, ce sont les enfants qu'il faudra ne plus conduire à la messe frelatée.
« Ah, me dit un père de famille, que faut-il penser ? J'entre dans une église au cours d'un voyage -- le curé parle : il dit que *le baptême est superflu*. Puis-je assister à sa messe, puis-je y communier ? »
Je réponds : NON -- et il ne faut pas conduire les enfants dans cette église où se risque une telle prédication. -- L'occasion est dangereuse. Et y exposer les enfants, c'est pécher.
\*\*\*
« Vous donnez trop d'importance à des détails, me dit-on, l'important c'est l'assistance à la Messe. »
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Non, je ne donne rien, *je fais voir* l'importance immense, capitale, de la FORMATION du CŒUR par la MESSE.
Ce n'est pas pour minimiser le danger de son invalidité possible, de son blasphème, de son sacrilège possibles et donc du témoignage défendu que nous lui donnerions.
Mais, *pour les enfants*, j'attire l'attention des parents sur la Messe formatrice, la Messe éducatrice ou (le dirai-je ?) la messe, la fausse messe, *corruptrice*.
L'attentat contre le Catéchisme était direct contre l'enfance. L'objectif de Satan, c'est bien l'enfance -- la facile conquête, l'esprit, le cœur, l'imagination in-formés ; les êtres neufs auxquels on dit au catéchisme : « Communiez dans la main ! » et les pauvres petits obéissent, en assistant à la « nouvelle messe » :
Un prêtre m'explique : « Il y a, en effet, deux sortes de gens qui demandent la Communion dans la main : les naïfs, les arrogants. Les naïfs : quelques vieilles femmes *et des enfants* auxquels un confesseur, un aumônier a donné cet ordre. » (Les arrogants : on sait ce que c'est des militants du progressisme, des espions qui viennent voir si le prêtre obtempère.)
Mais les naïfs, les enfants !
Arracher les enfants à cet engrenage, à cette emprise ! Pour eux, être aux aguets et ne plus les mener à la messe douteuse « dans l'atmosphère invraisemblable qui sera créée dans l'église par la ronde incessante du prêtre, du diacre, du sous-diacre, du psalmiste, du commentateur (le prêtre lui-même réduit à ce rôle, invité à « expliquer » ce qu'il va accomplir) lecteurs (femmes et hommes) clercs ou laïques, qui accueillent... accompagnent, font la collecte, portent et trient les offrandes. Et, au milieu d'une telle furie... la présence de la femme qui, pour la première fois dans la tradition de l'Église, sera autorisée à lire les leçons de la Sainte Écriture et à accomplir « certains ministères ». Enfin, la manie de la concélébration qui achève de détruire la piété eucharistique du prêtre, d'estomper et de dissoudre la figure centrale de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (Extrait du *Bref examen critique* présenté au Pape.)
30:141
Il est absolument certain que, lorsqu'on en est là, il faut garder les enfants chez soi, leur donner les graves explications que j'ai dites la dernière fois ([^10]), dans le calme, le respect, l'union à la Messe intégrale qui sur la terre se célèbre encore.
Si l'on connaît cependant une messe recueillie, grave, digne, quoique nouvelle, sans doute peut-on y mener les enfants sous réserve -- *encore quelques fois...*
Mais à la moindre manifestation douteuse, agitée, anormale, les préserver, les recueillir, *les garder.*
Car une génération d'insolents « désacralisés » ([^11]) se lèvera à notre propre foyer sous l'influence démoniaque, cachée (si peu) dans cette trahison prodigieuse que l'on appelle maintenant, à bon droit sans doute : Cène dominicale, Repas pascal, Participation commune à la Table du Seigneur, Liturgie de la Parole *et* Liturgie eucharistique ; tout, sauf « Saint Sacrifice de la Messe ».
Il faut organiser cette préservation et cette sanctification du dimanche par l'organisation préalable du Catéchisme régulier *à la maison*. Les choses sont si avancées !
Je connais un prêtre militant, dans le vent, très en pointe il y a deux ans, et même d'une suffisance insupportable, qui a dû, à cause de la foi qui lui reste et de la dignité sacerdotale à laquelle il croit encore, intervenir lui-même au catéchisme d'équipe, par lui organisé, pour arrêter l'expression trop crue de l'hérésie dans la bouche d'une « Sœur » et d'un clerc plus frais que lui, qui le scandalisaient !
31:141
Alors, honneur aux mamans qui se groupent et, munies des catéchismes indispensables (« Pie X », « catéchisme de la famille chrétienne », « catéchisme du Concile de Trente », *ancienne* « Miche de Pain ») expliquent et font apprendre ce qu'on n'apprend plus à la paroisse détruite et à l'école libre (qui n'est plus libre).
Nous prenons une place laissée vacante -- nous protégeons *d'un spectacle* qui ruine la foi, surtout la foi en l'Eucharistie dans le cœur de nos enfants.
Nous regrettons, nous espérons le prêtre, le vrai.
En attendant, nous usons de nos droits et nous faisons notre devoir de parents.
Je répète que, quand on parle sérieusement et doctrinalement de la situation aux enfants, ils en sont soucieux, mais non troublés. Et c'est avoir confiance en l'Église de se rappeler alors que les parents ont la grâce *comme baptisés* et comme fondateurs du foyer par le *Sacrement de mariage*, et que les enfants, *étant aussi baptisés*, ont la grâce (toute prête) de comprendre.
On a dit et démontré qu'actuellement, aucun acte du nouveau rite ne pouvait être accepté que *sous réserve *; mais « *sous réserve *», (Madiran, numéro de janvier) cela veut dire *en veillant.*
*Veillez -- Vigilate !*
Cet ordre, cette prière de Jésus agonisant est impérative, absolument, aujourd'hui. Et pour ceux qui obéiront et que le Maître, à la deuxième, ou troisième, ou quatrième veille, « trouvera veillant », il y a grâce actuelle d'éducateurs.
Les vrais serviteurs doivent cultiver et augmenter en eux *le flair de la Foi*, car le malheur qui se passe est, lui-même, affaire de Foi, puisque c'est affaire du Diable -- ; la Foi nous fait reconnaître l'œuvre de Satan.
Et je dis que, lorsqu'on aura pris la résolution d'étudier sérieusement *en quoi cet Ordo Missae* est l'objet des observations présentées au Pape par les cardinaux Ottaviani et Bacci, on aura établi solidement, en soi, ce flair catholique, cette certitude de choix, cette promptitude de décision, cette prudence, cette discrétion qui semblent si difficiles.
32:141
Tirer un bien excellent d'un désastre, c'est l'affaire du fidèle serviteur. C'est ce que produira en nous l'étude sérieuse de l'ORDO MISSÆ.
Or cette étude, très savante, a paru dans *La Pensée Catholique*. Mais dans le présent numéro d'ITINÉRAIRES est mis à votre disposition le Bref examen critique clair, accessible, qui fut présenté à Paul VI. Les théologiens qui l'ont rédigé l'ont fait, non seulement pour le Pape, mais pour les fidèles, *afin* « *qu'ils interviennent *»... Il y a une manière immédiate d'intervenir, c'est de *savoir* en quoi cet ORDO menace notre piété, notre foi, interrompt la transmission du dépôt de la doctrine. Et nous acquerrons par là une autre manière d'intervenir, qui sera d'armer notre foi pour convaincre nos amis, et surtout pour protéger nos enfants.
On comprend bien que, par l'étude réfléchie de cet Examen, s'enfoncera dans notre cœur une certitude plus clairvoyante de la véritable nature, valeur, vertu de la vraie Sainte Messe, de la Sainte Eucharistie. Plus éclairés sur la Présence et sur le Sacrifice, nous saurons mieux ce qu'il faut faire pratiquement dans nos circonstances particulières -- dans quel cas donner notre présence -- dans quel cas nous abstenir -- retenir nos enfants, sans trembler, sans appréhender de *refuser avec discernement* « *l'obéissance* (du fidèle) *à l'insoumission* (du clerc) », sans le moindre esprit de séparation d'avec l'Église vraie, au contraire, dans l'angoisse de la vraie fidélité.
\*\*\*
Je vais donner deux exemples par lesquels on verra les fruits fortifiants qu'on peut tirer de cette étude.
1\) *Le double Confiteor a disparu.*
Au début de la nouvelle Messe se place une brève « préparation pénitentielle » avec un seul petit confiteor tronqué, méconnaissable,... immédiatement suivi du « Prends pitié ! »
33:141
Voilà à ce propos ce que dit le *Bref Examen :*
« Dans le Confiteor, devenu collectif, le prêtre n'est plus juge, témoin et intercesseur auprès de Dieu. Il est donc logique qu'il n'ait plus à donner l'absolution (indulgentiam, absolutionem...) qui de fait a été supprimée. Il est l'un des « fratres » (...). Le double Confiteor montrait comment le prêtre, vêtu en ministre du Christ et s'inclinant profondément, se reconnaissait indigne de la mission qui lui était confiée, du « tremendum mysterium » qu'il allait célébrer. »
Ainsi le prêtre demandait la miséricorde pour lui -- les fidèles suppliaient Dieu de la lui accorder (Misereatur tui), -- aussitôt, pécheurs eux-mêmes, ils faisaient la même confession, dans une humilité commune ; seulement, le prêtre pécheur, mais ministre de Jésus-Christ, prononçait l'auguste formule de pardon, d'indulgence et d'absolution. Ainsi étaient garanties l'adoration, la dignité, l'harmonie dans l'ordre. Hélas !
2\) « *Anonymat des Anges et des Saints *»... dans la seconde partie de ce Confiteor collectif ; « ils ont disparu de la première partie, comme témoins et juges, en la personne de saint Michel Archange -- les différentes hiérarchies angéliques ont disparu aussi de la nouvelle Préface de la Prière eucharistique II. A été supprimée également, dans le Communicantes, la mémoire des Pontifes et des Saints Martyrs sur lesquels est fondée l'Église de Rome, ceux-là même qui, sans aucun doute, nous transmirent les traditions apostoliques et donnèrent sa forme achevée à ce qui devint, avec saint Grégoire, la Messe Romaine. -- Supprimée encore, dans le Libera nos, la mention de la Bienheureuse Vierge, des Apôtres et de tous les saints ; son intercession et la leur n'est donc plus demandée, même au moment du péril »...
34:141
L'ouverture au monde de notre Messe aura « *transformé nos saints en soldats inconnus *» ([^12]). Il était vraisemblable que les démolisseurs des statues, les « réformateurs soucieux de suivre un siècle haletant et toujours pressé, élimineraient la nomenclature de cette parenté, si modeste et si mal connue : Mathias, Barnabé, Ignace, Alexandre... Perpétue... Anastasie... » On nous racontera qu'il faut, comme eux, recevoir l'hostie dans la main, mais ignorer leurs noms et leur martyre.
Ainsi, à propos de ces deux « omissions » volontaires le double Confiteor et l'anonymat des Saints, le *Bref Examen* nous instruit d'une indigence sans remède, depuis le 30 novembre 1969, et de la richesse intime, nourrissante, élevante de ce que nous possédions avant ... dans l'insouciance, peut-être dans l'indifférence.
Il faut mesurer, dans cette étude de l'ORDO MISSÆ, l'effondrement de la Messe -- et par l'effondrement de la Messe, accepter de sentir, d'éprouver l'effondrement général.
\*\*\*
Alors, *l'obligation d'être Saint*, depuis toujours absolue, *est maintenant pressante*. La Sainte Vierge l'a dit à La Salette : qu'il faudrait nous passer, un jour, de tout secours extérieur, que notre foi devait suffire.
Et qui cette obligation de Sainteté presse-t-elle plus vivement ? *Les pères, les mères, les enfants.*
LES PERMISSIONS DE DÉTRUIRE ont fait place à la Terreur ; NE DEMANDONS PAS LA PERMISSION d'être saints, saints à Dieu, dans la fidélité à l'Église de toujours... nous ne l'obtiendrions pas. Et si, du bout des lèvres, on semblait nous la donner, ce serait pour rire de nous, pour trouver ridicule notre désir de prière et de contemplation.
Sans doute, l'Église sera restaurée par sa hiérarchie même. Rien ne peut remplacer, en l'Église, la tête et l'autorité.
35:141
Mais *tout est mérité par la Sainteté.*
Le pape excellent, les évêques, les prêtres que nous prions Dieu de susciter, sont suscités -- sans doute ! Ils vivent, ils sont choisis, il faut que les mères et les pères élèvent ces élus, enfants ou jeunes gens, il faut qu'ils trouvent la sainteté dans leurs éducateurs.
« L'Église est sainte et a toujours produit des saints. » C'est le moment de SE METTRE A RESSUSCITER.
Car « *le Christianisme renaît toujours en faisant référence non point au plus récent état de décadence de la théologie, mais à son premier état de lumière intégrale : non point en faisant référence aux théologiens de la dernière pluie, fût-ce pour les corriger partiellement, mais en faisant référence à la foi de saint Pierre et de saint Paul dans son immuable intégrité et dans son éternelle actualité *». Nous ne sommes pas appelés à une opération d'arrangement et de compromis, ni « *à une opération de sauvetage comme si nous avions à sauver l'Église, alors que c'est elle qui nous sauve et qui nous sauvera *». « *Nous sommes appelés à consentir et à participer à une opération de résurrection : le christianisme, comme le Christ, ne ressuscite pas à moitié, dans un compromis de partage négocié avec la mort ou avec le monde. Nous sommes appelés à une opération de résurrection intégrale... *». « *C'est par résurrection qu'une Église ouverte au monde et apparemment promise à la mort renaît dans la splendeur originelle de son institution divine. *» ([^13])
Cette semaine, à Dijon, l'abbé XXX, *aumônier des lycées*, annonçait la dissolution naturelle de l'Église !
C'est donc le moment de sauver et de sanctifier les enfants -- c'est le moment d'entraîner des jeunes filles et des jeunes hommes à l'absolu. C'est le moment d'ouvrir de petites, saintes et solides écoles. Il y a dans le monde des âmes jeunes qui ne sont pas du monde, des prêtres qui ne demandent pas la permission de dire la Messe de toujours, ni la permission d'être saints.
36:141
Ils considèrent l'effondrement comme une obligation absolue de sainteté. L'Église a des serviteurs clairvoyants. L'usage et la culture de l'intelligence naturelle et du don spirituel d'intelligence produit, dans les serviteurs les plus humbles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la CLAIRVOYANCE.
\*\*\*
La clairvoyance est un état terrible qui élève l'âme, la remplit de force et parfois, enlève la vie du corps.
La clairvoyance a enlevé la vie à l'abbé Berto. « *Beati mortui *» m'écrit un prêtre dans l'angoisse.
Quel que soit le prix de la clairvoyance, voyons clairement le pire. *Le pire, c'est la messe attaquée, -- le* *sang viendra après.*
\*\*\*
« Le démon a continuellement mis tout en œuvre pour faire cesser, sur la terre, le Saint Sacrifice de la Messe, par le moyen des hérétiques, précurseurs de l'Antichrist, lequel, avant tout, tâchera d'abolir, *et abolira en effet*, le Sacrifice de l'autel pour la punition des péchés des hommes, d'après cette prophétie de Daniel : il a reçu la puissance contre le Sacrifice perpétuel. » ([^14])
Voilà ce que disait saint Alphonse de Ligori, effrayé de la négligence de certains prêtres dans la célébration de la Messe.
Je relève ce trait, rapporté aussi par saint Alphonse, nous y verrons de quoi a besoin un cœur pour abjurer *son erreur :*
37:141
« Il y avait à Rome un hérétique qui avait formé la résolution d'abjurer ses erreurs et en avait fait la promesse au pape Clément XI. Mais, ayant vu un prêtre dire la Messe d'une manière indévote, il en fut tellement scandalisé qu'il se porta près du Saint-Père, lui déclara qu'il avait changé de résolution et qu'il s'obstinait dans sa croyance, étant persuadé que les prêtres et le Pape lui-même n'avaient pas la foi aux enseignements de l'Église Catholique. Le Pape lui dit que le manque de dévotion d'un prêtre, même de plusieurs, ne pouvait préjudicier aux vérités de foi qu'enseigne l'Église. L'hérétique en convint volontiers, -- mais, ajouta-t-il, si j'étais Pape, si je savais qu'il y eût un prêtre qui dît la Messe avec si peu de respect, je le ferais brûler vif ; et, voyant des prêtres qui célèbrent si indignement à Rome même, sous les yeux du Pape, *et qui ne sont pas punis*, je suis persuadé que le Saint-Père lui-même n'a pas plus de foi qu'eux ! et, ce disant, l'hérétique se retire, refusant son abjuration... » (**13**)
Depuis combien d'années connaît-on des messes scandaleuses ? *Qui a été puni ? Pour cela ?* Et ceux qui ont perpétré ces abominations, ces omissions, ces fantaisies, ces inventions, n'ont-ils pas, en place d'un interdit, d'un châtiment, leur triomphe dans la nouvelle Messe ? Si la validité en reste possible, ne peuvent-ils se vanter d'avoir obtenu, sinon l'approbation, du moins le silence, et, officiellement, les mutilations de la Messe millénaire ?
\*\*\*
La clairvoyance nous oblige à dire que *cela va vers le sang*. On attend qu'ils soient punis ou qu'ils s'en aillent. Or, ils ne sont pas punis et ils ne s'en vont pas.
Ils sont installés et ils font avaler à l'Église toutes leurs destructions ; un étudiant hollandais a exprimé cela : « Rome a bien avalé notre catéchisme -- l'abolition du célibat des prêtres donnera des coliques au Pape, mais il digérera ça comme le reste » (cité par Pierre Debray).
Cela va vers le sang. On ne peut pas profaner le Saint Sacrifice avec une malice aussi habile sans que le Sang du Calice retombe sur les profanateurs.
38:141
Ne serait-ce que cette introduction subreptice du pain ordinaire à la place du pain azyme ! Admirons la fourberie : « On veillera à ce que le pain ne *devienne pas trop dur* et puisse *être mâché* par les fidèles. » Le tour est joué.
\*\*\*
*Les Serviteurs, eux, le savaient...* (St Jean I. 8.) Voulez-vous que nous nous reposions, que nous dilations notre cœur pour l'Espérance, en méditant, dans les noces de Cana, cette clairvoyance que Dieu donne à ses humbles serviteurs.
« Lui (le maître du festin) ne savait pas d'où venait ce vin. »
Le monde ne sait les *vraies causes* de rien.
« Mais les serviteurs, eux, le savaient bien. »
Ils savent, eux, parce qu'il leur a été donné de tout voir, et parce qu'ils ont fait fidèlement leur service, accompli fidèlement leur petit rôle.
\*\*\*
Les serviteurs savaient comment les choses s'étaient passées -- c'est-à-dire comment les choses se passent toujours pour les cœurs éclairés : le vin avait manqué. Ils l'avaient dit, qui sait, à deux ou trois dames discrètes. Une Dame en avait pris souci tout de suite. Une Dame avait pris très au sérieux ce que les serviteurs avaient dit -- ou plutôt murmuré, en s'encourageant les uns les autres, dans leur confusion, n'osant pas le dire à leur Maître, au Marié. Cette Dame s'était tout de suite dérangée. Elle ne leur avait rien dit qui ressemblât à : « Débrouillez-vous, qu'y pouvons-nous ? » Pas du tout, Elle était partie tout droit à la table principale. Les serviteurs avaient vu tout cela en détail. Elle était allée vers son Fils -- elle avait dit quelque chose, très bref, à son oreille : « Ils n'ont plus de vin ».
39:141
Exactement ce que les serviteurs avaient dit. Il n'y a plus de vin. *Et le Fils avait répondu autre chose que oui -- et autre chose que non.* Elle n'avait point pris l'air déçu. Elle avait gardé son air tranquille -- mais peut-être en plus assuré. -- Cela s'était passé tout bas, comme toute cette affaire, qu'il fallait obligatoirement mener avec discrétion.
Alors, Elle leur avait dit, près d'eux, bas, mais bien articulé, avec un air de grâce et de sûreté : « Faites tout ce qu'Il vous dira ! » Ce qui avait fait dans leur cœur qu'ils étaient prêts à tout -- qu'ils n'auraient jamais eu l'idée de désobéir à une telle Patronne, de critiquer le moindre de ses désirs.
Et ils étaient restés les yeux fixés sur Lui. Qu'allait-Il leur commander ? Avait-Il des réserves de vin chez lui ? ou de l'argent pour en acheter ?
Il avait dit tout bas, tout bas pour que personne ne sût rien, pour eux seuls -- *parce qu'ils étaient les serviteurs*, ceux qui doivent connaître toutes les difficultés, et toutes les inquiétudes, et tous les arrangements du service : « Remplissez d'eau ces grandes urnes ! ».
C'est ainsi qu'ils étaient entrés dans le miracle -- dans l'action, dans la confiance au Maître des Merveilles. Ils n'avaient rien objecté : le « Faites tout ce qu'Il vous dira » leur brûlait le cœur. Rien, rien ne les aurait empêchés d'aller sur la place, puiser de quoi remplir ces urnes -- même le service, même les questions qu'on a pu leur poser -- et qui étaient plaisantes et dangereuses comme celle-ci : « Serait-ce qu'il n'y a plus de vin, pour que vous veniez chercher tant d'eau ? »
Et pour remplir des urnes d'ablution de 60 litres ! Car Il n'a pas indiqué de petites bouteilles ordinaires, pour le vin, des carafes ou des pots -- mais des urnes à bain, à lavages, beaucoup trop grandes, où on n'aurait jamais eu l'idée de mettre de la boisson. C'était des contenants improvisés pour un cadeau du Créateur, pour une surabondance de noces divines, comme ces flots d'un sang divin qui arroserait toute la terre. Ils n'avaient ni ri, ni protesté, ils avaient rempli à bord -- et maintenant ils se demandaient jusqu'à quel point ils avaient eu confiance -- ou curiosité -- ou s'ils étaient médusés par l'impérial commandement de la Dame... « Faites tout ! »... ils auraient fait tout.
40:141
Quand les urnes furent en rang, bien pleines, l'un d'eux était allé Lui demander, toujours discrètement, ce qu'il fallait faire maintenant. Il parlait avec les autres convives -- Il se détourne et sans doute, Il sourit. « Maintenant, dit-Il tout bas, puisez ! » Voilà ! leur travail était déjà fini : il n'y avait plus qu'à puiser. Il avait tout fait. Sans regarder -- sans se déranger. « Maintenant, puisez ! » A cause de l'ordre de la Dame, ils étaient prêts à toutes sortes de choses. Et c'était déjà fait. Leur rôle avait été bien petit, encore qu'utile. Le Maître pouvait sourire en disant : « Puisez, *maintenant !* » Il ne leur a pas dit : allez et goûtez, voyez que c'est devenu du vin, rendez-vous compte. Ils étaient serviteurs. Il leur a dit avec confiance, ce qui était infiniment honorable pour eux : « puisez et portez au Maître du festin ». Il était sûr d'eux. Il savait qu'ils sauraient tout de suite que c'était du vin (peut-être qu'ils ne savaient pas la qualité de ce vin ; mais il est vrai qu'il y avait le parfum). Il s'est appuyé sur leur foi. Il ne leur a pas dit : Vérifiez, puis portez -- mais : puisez et portez -- sans en boire, pour voir, même une petite goutte. Ils en ont bien assez bu ensuite, quand tout le monde fut servi. Mais, pour ce moment de foi, Il ne leur en fait point goûter, à ses serviteurs, à ses complices, pour ce bon tour. Et avec Lui, ils pensaient à la tête que ferait le Maître du festin. Ce Maître qui était du monde et qui était si peu Maître. Car le Maître du Festin, c'était Lui Seul. Lui qui préparait le Dessert, la Surprise, ce qui ne se fait que dans les dîners organisés par Lui. Les serviteurs étaient, avec Lui, plus maîtres du festin que le Maître du Festin. Et il y avait une Maîtresse du Festin, dont la prière et l'ordre étaient premiers.
Le Maître du festin était le plus benêt, inconscient. Il n'avait rien vu, rien su, rien compris. Seulement, Notre-Seigneur a quand même voulu que ce fût lui qui goûtât avant tous les autres : Parce qu'il avait le titre. Il avait cette dignité reconnue d'organiser (en apparence) les festins, de porter (en apparence) les responsabilités. Jésus reconnaît : « Portez-en au Maître du festin. »
41:141
Et Il regardait avec les serviteurs ce qui se passait dans le Maître du festin, pendant qu'il goûtait. C'était un tour que Lui et eux (et Elle) lui avaient joué. Ils n'ont pas attendu longtemps -- à cause du goût du vin -- et parce que c'était un connaisseur de vins, comme il y a dans le monde des gens de métier qui ont étudié quelque spécialité de ce monde -- et qui en gagnent leur vie -- ce qui est bon et légitime, -- s'ils ne se croyaient pas si malins -- et s'ils ne trouvaient pas des plaisanteries pour expliquer ce qu'ils ne comprennent pas.
Tout le monde écoutait le petit discours du maître (apparent) du festin qui tournait sa grande surprise en compliment (très grande surprise, non seulement pour un connaisseur, mais parce que les puissants du monde ont de la peine, parfois, à prix d'argent, à se procurer d'aussi bon vin).
Comme il avait l'aisance du monde, il a fait un toast réussi -- que les serviteurs entendaient en souriant -- parce qu'eux, et Lui, et Elle savaient le miracle et voyaient l'effet que le miracle fait sur le monde, qui ne sait rien, qui ne s'y attend jamais -- parce qu'il est aveugle.
Eux savaient : « ceux qui avaient puisé l'eau savaient » ; ils savaient le processus qui n'est pas du monde -- dont le monde n'use pas -- mais que les petits serviteurs, les petits échansons, les petits porteurs d'eau -- de Dieu -- savent très bien :
Tout commence par Elle.
Par son intercession.
Chronologiquement, dans le temps, tout commence par intercession. C'est quelqu'un qui prie pour quelqu'un. Et c'est toujours Elle -- même quand ce sont les autres Saints. Tout passe par Elle -- qui le prend au sérieux, et puis, aux pieds de son Amour, Elle demande, Elle avance les heures ; alors les serviteurs font quelque chose de petit qu'Il leur ordonne, qui est court, dans leur capacité et soumission, sans proportion avec la Toute Puissance, et cependant en rapport. Et c'est fini -- le Monde pousse des cris.
42:141
Les serviteurs connaissent le secret : d'abord Elle, puis leur petit travail, puis la Toute Puissance de Jésus-Christ. Une union -- une Unité. -- Et ensemble, ils regardent la surprise du Monde.
Luce Quenette.
43:141
### Lettre à mon fils
par Antoine Barrois
*Le 25 décembre 1969.*
Mon cher garçon,
C'est aujourd'hui le premier anniversaire de la mort de ma grand-mère. Ton arrière-grand-mère, tu en auras quelques souvenirs. Or, ton arrière-grand-mère se souvenait, elle, d'avoir été présentée, chez son arrière-grand-père, à un très vieux Monsieur, le chimiste Chevreul. Chevreul était né trois ans avant la Révolution, en 1786, il y a cent quatre-vingt-trois Noëls de cela. Ces deux vies humaines ont connu toutes les étapes du passage de la Révolution en France à la subversion mondiale. Toutes les étapes de ce bouleversement, Noël après Noël, ta famille les a connues.
Pour ce Noël 1969, je te donnerai donc quelques images des Noëls auxquels nous attachons le plus de prix, ta mère et moi. Elles viennent de traditions bien différentes, mais de choix sans repentir.
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D'abord, le 25 décembre 1795.
Charette et ses hommes sont alors aux prises avec les troupes de Hoche. Ils se battent depuis des semaines sans relâche. Les Bleus, ne pouvant les anéantir, tendent pièges sur pièges, promettent des récompenses aux traîtres, proposent la paix et se proclament tolérants pour mieux utiliser l'influence des prêtres.
44:141
Le 24 décembre, Charette a décidé d'assaillir un fort convoi qui fait route des Lucs sur Saint-Denis. Pajot, l'un de ses derniers lieutenants et l'un des plus dévoués, est tué dans cette rencontre. On l'enterra le soir au camp de Montorgueil où Charette a depuis peu fixé son quartier général.
Ce soir la messe de Noël est célébrée dans le Bocage ; en t'aidant de l'image qui est dans le missel de ta mère et qui montre une première Communion vendéenne, tu pourras te la représenter. L'abbé Remaud célèbre le saint Sacrifice. Les derniers fidèles y assistent. Ils portent, cousu sur leur cœur, le Cœur de Jésus et c'est au Cœur de Jésus qu'ils offrent leur combat pour Dieu et pour le Roi.
Le combat de Charette sera bientôt terminé. C'est son dernier Noël. Dans trois mois il sera pris et fusillé.
\*\*\*
*Dominus dixit ad me : Filius meus es tu, hodie genui te.*
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« Je reçus le baptême sur les fonts baptismaux de la paroisse de Sainte-Marie de Sallent, le 25 décembre 1807. On me donna les noms d'Antoine, Adjuteur et Jean. Plus tard, par dévotion envers la Très Sainte Vierge, j'ajoutai à ces noms celui très doux de Marie, parce qu'elle est ma Mère, ma Marraine, ma Maîtresse, ma Directrice et mon tout après Jésus : de sorte que je m'appelle Antoine-Marie, Adjuteur, Jean Claret y Clarà. »
Saint Antoine-Marie Claret, dont je vais te parler maintenant, car il est le patron de notre famille, est donc né à la vie de Dieu le 25 décembre 1807. Toute sa vie il bénéficiera de grandes grâces le jour de Noël.
45:141
Une fois, alors qu'il vient de dire la messe de l'aurore, la Sainte Vierge lui apparaît et pose l'Enfant-Jésus dans ses bras, saint Antoine-Marie est transporté d'une joie céleste. Toute sa vie, il en gardera une grande reconnaissance à la bonté maternelle de la Mère de Dieu.
Grand archevêque de l'Espagne catholique, saint Antoine-Marie nous enseigne que l'Eucharistie, centre de la vie familiale, doit être au centre de la vie nationale. Ne pas vénérer, honorer, célébrer l'Eucharistie, c'est, pour un royaume, courir vers la ruine : « Le Seigneur, écrit-il, est irrité contre l'Espagne. Il m'a dit qu'il viendra sur elle une grande révolution..., qu'elle connaîtra les excès du communisme. »
Il écrit aussi, à propos de la messe :
« Très chers prêtres, pensez bien avant de monter à l'autel, à ce que vous allez faire. Célébrer la messe, reproduire les mystères de l'Incarnation et du crucifiement (...). Approchez-vous de ce Calvaire sur lequel vous allez célébrer la messe, avec la même dévotion et le même respect avec lesquels se présentèrent Joseph d'Arimathie et Nicodème pour traiter le Corps de Jésus. Celui-ci offrit sa sépulture et vous, vous devez offrir votre cœur. »
Au sujet de la communion, saint Antoine-Marie donne ce conseil aux mères de famille et donc à la tienne :
« La veille de sa communion, la mère dira à ses enfants : demain j'irai communier, c'est-à-dire que je recevrai le Corps, le Sang et l'Âme de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui se trouve dans l'Eucharistie. Il est caché, mes enfants, mais Il est là. Dieu lui-même, qui pour nous se fit enfant, qui naquit à Bethléem, qui mourut sur le Calvaire, est dans le Très Saint Sacrement de l'Autel et Il y est pour notre bien. »
Plus tard, tu liras l'autobiographie de saint Antoine-Marie, et tu apprendras beaucoup d'autres choses de son enseignement. Sachez, pour le moment, que lui aussi s'est battu contre la Révolution. Lorsque, confesseur de la Reine Isabelle II, il apprend que les libéraux triomphent et que l'Espagne catholique reconnaît Victor-Emmanuel de Savoie, spoliateur du Pape, il s'en va. Mais, le jour où la révolution triomphe, en 1868, il accompagne la famille royale en exil.
46:141
En 1870, pendant le concile du Vatican, saint Antoine-Marie tombe malade ; il mourra le 23 octobre.
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Le 23 octobre 1870, Paris vit son trente-cinquième jour de siège. Après la révolution en France et en Espagne, nous voici en face des Allemands. Les troupes du luthérianisme germanique, lancées par Bismarck à l'assaut de la France, sont aussi celles de la Révolution.
Ce que fut le siège de Paris, tu en auras une idée en regardant le dessin qui vient de ton aïeul Henri Martin qui, ces jours-là, écrira à Gambetta pour l'encourager à former l'armée de la Loire. Sur ce dessin on a représenté, en un carré noir, « l'éclairage de Paris » ; un morceau de pain « noir et gluant » ; un « pied de cheval avec son fer pour bouillon ferrugineux » ; quatre « souris pour salmis » ; des boîtes de petits pois « boîtes de conserves et boîtes à mitraille » ; et un « chien qui est un animal très tendre... à manger (quand on n'a pas autre chose) ».
Le 25 décembre 1870 ne voit pas d'amélioration dans la situation des Parisiens : le pain est encore plus rationné, les rats eux-mêmes se font chers.
Quelle messe de Noël ont-ils, ces Parisiens, je ne le sais pas. Ce que je puis te dire, c'est qu'elle chante le message des Anges : un Sauveur nous est né ; que le prêtre qui célèbre le saint Sacrifice reproduit les mystères de l'Incarnation et du crucifiement. Les prières des hommes, des femmes, des enfants qui sont à la messe sont d'abord des prières de demande et de supplication. Mais aussi, pour certains, le commencement de la réponse à une demande du Sacré-Cœur : le 11 janvier suivant, le Vœu National prendra son essor depuis Paris. Le Sacré-Cœur de Montmartre -- et de Paray le Monial -- protègera la France : le 17 janvier, la Sainte Vierge, apparaissant à Pontmain, annoncera que la prière est entendue et que son Fils se laisse toucher.
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Quelques semaines plus tôt, c'est le Sacré-Cœur qui conduisait les zouaves pontificaux, regroupés dans la *Légion des Volontaires de l'Ouest*, commandés par le Colonel de Charette.
Appelés par le Général de Sonis, les zouaves ont crié « Vive la France ! Vive le Sacré-Cœur » en partant relever les soldats qui refusent de marcher.
« Charette avec ses zouaves et quelques francs-tireurs s'installent. La bannière du Sacré-Cœur est là, drapeau sacré que bien des zouaves ont pu contempler en mourant. Combien sont-ils à défendre ces deux maisons et leurs abords ? Sans doute une centaine ; ceux qui sont tombés, tués ou blessés, dans le bois, sont nombreux. C'est à ce moment que le Colonel de Charette est blessé. »
Cet épisode, tu le connaîtras surtout sous le nom du petit village de Loigny. Mais, selon Charette, l'ensemble de la bataille, où l'armée de la Loire fut battue par les Allemands, doit porter le nom du bourg de Patay.
Patay, quatre cent quarante et un an auparavant, a vu la victoire de sainte Jeanne d'Arc. Jeanne a défait les Anglais et pris le sire Talbot ; nous le chantons déjà ensemble :
*C'est le sire Talbot qui a perdu ses gens*
*Couchés dessus le sol en travers de nos champs.*
*Avec le beau Lahire*
*On est venu lui dire,*
*Prépare ta rançon*
*Pour payer les Gascons.*
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Béarnais, Picard, Lorrain, Breton, tes arrière-grands-pères, le 25 décembre 1916, se battent encore. Cette fois, le conflit a envahi toute l'Europe. Une hécatombe d'hommes, dans une tornade de feu, un déluge de fer, un océan de boue.
Dans la Somme, le grand-père paternel de ta mère et le mien, le Béarnais et le Picard, purent assister à l'une de ces messes dont le Père Calmel écrit ces jours-ci -- tu le liras plus tard avec ferveur :
« L'aumônier qui assistait ces hommes voués à servir la patrie jusqu'à la mort était d'une fermeté absolue au sujet de tous les articles de la foi et la pensée ne lui serait jamais venue d'inventer je ne sais quelle transformation « pastorale » de la sainte Messe ; il célébrait le saint sacrifice selon le rite et les paroles antiques ; il le célébrait avec une piété d'autant plus profonde, une supplication d'autant plus ardente qu'ils pouvaient être appelés d'un moment à l'autre, lui prêtre désarmé et ses paroissiens en armes, à unir leur sacrifice de pauvres pécheurs rachetés à l'unique sacrifice *du Fils de Dieu qui enlève* *les péchés du monde*. La fidélité de l'aumônier s'appuyait elle-même, tranquillement, à la fidélité de l'autorité hiérarchique qui gardait et défendait la doctrine chrétienne et le culte traditionnel ; qui n'hésitait pas à bannir de la communion catholique les hérétiques et les traîtres. Sur le front de bataille, tout à l'heure, dans quelques instants peut-être, les corps allaient être broyés, déchiquetés, dans une horreur sans nom ; ce serait peut-être la suffocation inexorable, la lente asphyxie sous une nappe de gaz ; mais malgré le supplice du corps, l'âme resterait intacte, sa sérénité serait inaltérée, son recès suprême ne serait pas menacé, le plus noir des démons, celui des suprêmes mensonges, ne ferait pas entendre son ricanement, l'âme ne serait point livrée à l'attaque perfide, lâchement tolérée, des pseudo-prophètes de la pseudo-église ; malgré le supplice du corps, l'âme s'envolerait de la retraite tranquille d'une foi protégée, vers la retraite lumineuse de la vision béatifique en Paradis. »
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49:141
Loin de la Somme, loin de la France, l'un prisonnier en Allemagne, l'autre médecin à Salonique, tes deux autres arrière-grands-pères, le Breton et le Lorrain, célébraient aussi Noël.
A Salonique, mon grand-père soignait les soldats serbes et croates : ce qui restait de l'armée serbo-croate, décimée par le typhus et le choléra. Cette nuit de Noël, comme tant d'autres nuits et d'autres jours, il a sans doute entendu -- et écouté -- les chants orthodoxes dont les chœurs sont si beaux. Car ces soldats, agonisants du typhus et du choléra, chantaient jusqu'à leur dernier souffle, l'amour de leur pays et la gloire du Seigneur.
Dans le camp où il était prisonnier, en Allemagne, ton arrière-grand-père breton aura rejoint par le cœur l'église de Couffé. L'église de Couffé, toute resplendissante de lumières, retentissait, aux douze coups de minuit, de l'introït : *Dominus dixit ad me : Filius meus es tu, hodie genui te*. Il aura revu les ornements somptueux de l'Autel ; ces ornements de drap d'or brodé d'or, taillés dans une robe de cour de la comtesse de Vierzon, ta mère les a vus dans cette même église, vingt-sept ans plus tard jour pour jour (c'était de nouveau la guerre) lors de sa première messe de minuit où elle fit sa première communion.
De tes quatre arrière-grands-pères, deux sont morts dans les années qui suivirent la grande guerre. Les deux autres dans les années cinquante. Nous ne les avons pas connus, ou si peu que nous ne pouvons te dire quels hommes étaient ces quatre Français, venus des quatre points de leur patrie, pour défendre leur pays.
Mais tu te souviendras d'eux et te rappelleras cette nuit du 25 décembre 1916.
La dernière nuit de Noël avant la Révolution en Russie et la danse du Soleil à Fatima.
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*Quare fremuerunt gentes : et populi meditati sunt inania ?*
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50:141
Lorsque j'étais petit, j'aidais ton arrière-grand-mère à faire la crèche. Je n'oublierai jamais le soin qu'elle apportait au déballage des santons : particulièrement à celui de la porteuse de poissons, vieux santon de Provence, qui est là ce soir, tout proche de l'Enfant Jésus. Tout près de l'Enfant Roi, au bord de la grotte, un peu loin des mains de tes petites sœurs. Nous l'avons faite ensemble depuis le premier dimanche de l'Avent, avec un grand ciel qui s'est orné des étoiles de tes bonnes actions. Ce soir, c'est Noël : nous avons porté l'Enfant Jésus à la crèche. Notre-Seigneur est né.
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Tu me demandes souvent quand reviendra le Roi. Il reviendra quand Notre-Seigneur sera, en France, *premier servi *; quand sa Royauté universelle sera reconnue et glorifiée.
Jamais ce Règne n'aura paru si éloigné qu'aujourd'hui. Depuis cent quatre-vingt ans la Révolution étend ses conquêtes. Depuis cent quatre-vingts ans, libéraux et progressistes, de tout poil et de tout plumage, veulent la baptiser, elle, ses troupes et ses institutions. Et depuis cent quatre-vingts ans, l'eau bénite tourne en vapeur d'enfer. Et plus ça dure et plus il y a de vapeur ; si bien que, dans cet épais brouillard, tout le monde s'agite et rien ne se fait que d'irréel et de fantomatique. Quelques cornes de brume mugissent encore ; la plupart d'entre nous ne les entendent plus, certains leur reprochent de faire du bruit inutilement, d'autres de ne pas indiquer les vrais périls ; un petit reste, enfin, tâche d'en tirer profit.
Ce brouillard pourrait t'asphyxier sans tarder et tes sœurs aussi. C'est pourquoi, alors qu'il semble tout envahir, nous sommes déterminés à t'élever, petit enfant, catholique, coûte que coûte.
51:141
Je ne sais pas si nous irons ensemble à la messe de minuit pendant ton enfance. Dieu le sait. A la messe de minuit, cette année, tu aurais commencé de connaître et d'apprendre et d'aimer tous ces trésors catholiques. Et tu n'étais pas là. Des trésors dont tu as été ainsi privé, nous portons plainte à Dieu, ta mère et moi.
Tu ne seras pas là non plus au catéchisme de notre paroisse, non plus qu'à son école. Car notre paroisse se veut ouverte aux brigands, aux « méchants révolutionnaires » qui, travaillant à sa perte, veulent celle de l'Église tout entière ; notre paroisse ne reçoit plus le Verbe Incarné qu'à la condition qu'Il soit au service du monde et qu'Il le serve comme ce monde l'entend.
\*\*\*
Nous ne l'entendons pas de même. Le royaume de France mettra le monde au service du Roi des Rois, quand il aura retrouvé la foi du baptême de Clovis, baptisé le jour de Noël 496 :
« Nous n'avons qu'un espoir au monde
C'est la victoire du Seigneur. »
\*\*\*
*Dominus regnavit, deeorem indutus est : indutus est Dominus fortitudinem, et praecinxit se*.
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Je te recommande à Notre-Dame de la Sainte-Espérance et te confie à la garde de ton Ange, de tes saints patrons et de saint Antoine-Marie Claret.
Antoine Barrois.
52:141
### Un retour au paganisme
par Henri Chartier
S. CÉSAIRE, né vers 470 en Bourgogne, fut évêque d'Arles de 503 à 543 après avoir été moine à Saint-Honorat dans les îles de Lérins. Voici un fragment d'un de ses sermons que son traducteur Cyrille Vogel présente comme « un sermon type pour une paroisse rurale du V^e^ siècle » :
« *Comme nous vous l'avons déjà dit, exhortez vos fils et vos filles et votre parenté à vivre chastes, avec justice et sobriété ; encouragez-les non seulement par vos paroles, mais aussi par votre exemple. Principalement, où que vous vous trouviez, à la maison, en voyage, à table dans les réunions, évitez de tenir des propos impudiques et déshonnêtes ; exhortez plutôt vos voisins et proches à tenir des propos bienveillants et honnêtes, de peur que leurs lèvres, qui devraient louer Dieu, ne causent des blessures, par les médisances, les paroles malveillantes, les danses organisées aux fêtes religieuses, les chants grivois et déshonnêtes. Ces malheureux, ces misérables* -- QUI NE ROUGISSENT NI NE CRAIGNENT DE SE LIVRER AUX DANSES ET AUX SAUTERIES JUSQUE DANS LES VÉNÉRABLES BASILIQUES -- *viennent chrétiens à l'église, mais s'en retournent païens, car l'habitude de danser est une survivance du paganisme... *»
53:141
La danse, comme tous les autres arts, est un moyen de l'esprit pour exprimer de la pensée ; les différents pas qu'on peut inventer sont des attitudes de l'âme. La danse est ce qu'on la fait. Elle a ceci de particulier qu'elle est le seul des arts où le sujet se livre tout entier, de tout son corps en même temps que de son esprit, plus complètement qu'en aucun autre art. Et c'est un moyen de connaître les adolescents que de les faire danser. Les sexes séparés, bien entendu. Dans l'histoire, chaque fois que les bonnes mœurs ont repris le dessus, les sexes se sont séparés pour la danse. Nous-même faisions le projet de faire danser devant le Saint Sacrement de jeunes garçons en aube avec un chœur très lent sur les paroles « *Christum regem adoremus *». La dernière guerre arrêta tout. Mais la danse est utile à la jeunesse pour se débarrasser de la chrysalide d'où elle sort, l'habituer à s'ouvrir sans crainte à ses parents, surtout si elle danse avec ses parents. Je dansais avec les jeunes gens du cercle d'étude, et celui qui parfois s'endormait pendant la lecture et l'explication de l'Évangile, devenait en dansant un modèle d'ouverture de cœur, de bonne grâce et de camaraderie excellente dans l'assemblée de ses camarades.
Les processions où sont chantées les hymnes de l'Église sont elles-mêmes des danses (de pied levé ou de pied posé). Elles gagnent beaucoup en noblesse lorsque tous ceux qui y participent ont un petit sentiment du rythme. J'ai vu des chantres marcher à contre-pied de ce qu'ils chantaient et dans l'incapacité complète de sentir le rapport des deux mouvements ; mais j'ai vu des enfants de chœur suivre en inventant des variations du pas sur le rythme ; ils avaient l'esprit de la danse.
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54:141
Cet art demandant qu'on s'y livre personnellement avec tout son être est entre tous celui qui doit être surveillé, organisé et dirigé avec le plus de soin pour éviter les dangers non seulement du goût de paraître, mais de l'enthousiasme dans le don de soi. Dans une société saine il est possible de faire danser la jeunesse (et ses jeunes parents) sans inconvénient et même avec profit pour elle, à condition qu'elle respecte ce qui est commandé par la prudence. L'interdire à cause des dangers possibles est la solution des paresseux qui ne veulent pas se donner la peine de l'organiser. Solution dangereuse, car la danse bien dirigée est le meilleur moyen d'user le surplus de forces dont dispose la jeunesse et qu'elle peut employer beaucoup plus mal. Lorsqu'elle s'est bien trémoussée jusqu'à la nuit elle ne songe qu'à dormir sainement.
Mais cet art non guidé par la sagesse chrétienne peut devenir une abominable excitation au désordre de l'esprit et des sens et c'est cette danse que certains voudraient importer dans nos églises.
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Ce retour au paganisme dénoncé par saint Césaire n'est pas le seul. Les théories sur la messe repas sacré, où on laisse en sourdine le sacrifice de la croix (avant de l'éliminer) sont une adaptation des repas en commun auxquels tous les citoyens des cités antiques participaient. Relisons la Cité antique :
« *La principale cérémonie du culte de la cité était un repas... ; il devait être accompli en commun par les citoyens...* (p. 170) *Manger un repas préparé sur un autel fut selon toute apparence la première forme que l'homme ait donnée à l'acte religieux. Le repas commençait par une prière et des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait servir était réglée par le rituel... S'en écarter en quoi que ce fût ou altérer le rythme des hymnes sacrés était une impiété grave... *» (p. 181)
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Les transformations de la liturgie auxquelles nous assistons tendent à nous ramener aux mœurs de la religion païenne en éliminant la révélation. Il s'y cache comme un désir d'habituer les chrétiens à un syncrétisme de toutes les religions. Que signifie l'enthousiasme débordant pour Teilhard de Chardin, sinon l'acceptation d'une religion universelle en état de changement continu ? Cet auteur n'écrivait-il pas : « Une convergence générale des religions sur un Christ universel qui, au fond, les satisfait toutes, telle me paraît être la seule conversion possible du monde, et la seule forme imaginable pour une religion de l'avenir. » (Cité par l'abbé Combes.)
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Il est d'autres sirènes dont la voix essaye d'attirer les chrétiens qui ont à passer entre Charybde et Scylla. Voici l'une de ces voix, c'est celle d'un panthéisme immanentiste. Robert Aron, dans son petit livre *Ainsi priait l'Enfant Jésus,* suggère une solution semblable à celle de Teilhard : « *Tout se passe, sur le chemin de la révélation, comme si l'unité de mesure était le bimillénaire -- comme s'il fallait deux mille ans, ou presque, pour qu'une révolution religieuse s'inaugure, se confirme et s'achève. *» Il y a en effet à peu près deux mille ans d'Abraham à Jésus et autant de Jésus à nous. R. Aron continue : « *Dès lors, le problème qui se pose est de savoir si la réaction salutaire -- et inéluctable -- pour la morale et pour la foi se produira à l'intérieur de la tradition judéo-chrétienne ou en dehors d'elle. *» Il est tout à fait d'accord avec ce qui se passe : « *Le monde religieux d'Occident en est à sa nuit du 4 août, c'est-à-dire aux préliminaires. L'effort magnifique et nécessaire du Concile et des synodes qui l'ont suivi, les tentatives, visionnaires ou réfléchies, des papes Jean XXIII et Paul VI pour rapprocher l'Église catholique des réalités de l'époque et pour la faire renoncer à des privilèges désuets* (*!!!*)*, tout cela constitue le préambule nécessaire à l'éclosion d'une révolution en esprit, qui sera celle de notre temps. *»...
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« *Tout cela, toutes ces innovations n'affectent pas encore la conception du sacré qui serait celle de notre temps. Tout cela décape les façades des sanctuaires dans lesquels on prie. Tout cela réforme la prière et modernise le culte -- mais n'exerce pas d'influence sur les rapports de l'homme avec l'univers, ni ceux de l'homme avec Dieu, que nous devons redécouvrir, si nous voulons retrouver notre équilibre religieux. *»
Robert Aron n'a pas la foi, évidemment. Il est déiste et reste attaché aux traditions juives. Décrivant l'enfance de Jésus, il remarque qu'avant son séjour au temple au moment de ses treize ans, Jésus n'avait vu aucun sacrifice sanglant, ceux-ci ne s'accomplissant qu'au temple de Jérusalem. Il estime que ce fait dut frapper l'enfant Jésus et que là s'est ouvert : « *un débat essentiel pour notre temps. Débat entre deux conceptions religieuses du monde, d'une part le monde des bénédictions et d'autre part le monde des sacrifices, c'est-à-dire d'une part le monde du sacré, saisi sans intermédiaire dans son immanence à la vie et à l'univers et d'autre part celui où le sacré, pour être mieux saisi par l'homme, doit être transfiguré, transposé et mythifié. *»
Et « mythifié », vous l'avez entendu. Le sacrifice de Jésus pour sauver le monde est un mythe. Que nous apporte ce « *monde du sacré, sans intermédiaires, dans son immanence à la vie et à l'univers *», si proche des fabulations de Teilhard ? R. Aron se doute-t-il que cette métaphysique est à l'opposé de celle de Moïse, pour qui l'auteur de la Révélation est distinct de sa création ? Ce monde est-il inventé, seulement pour supprimer le péché ? S'il est la réalité, le problème du mal ne se dresse-t-il pas devant nous quand même ? N'y a-t-il pas de misères auxquelles nous entraîne notre autonomie ? N'y aurait-il rien à réparer des fautes commises les uns vis-à-vis des autres ? Comment y arriver sans faire le sacrifice de quelque chose qui nous appartient, à commencer par notre jugement téméraire, origine de bien des maux, sans le sacrifice de quelque bien, ne fût-ce que d'un couple de colombes ?
57:141
La pourriture braillée par toutes les radios, y compris celle de l'État, ne demande-t-elle pas quelque sacrifice de nos habitudes, de nos mœurs, de nos pensées, pour en sortir ? Nous vivons du sacrifice de nos soldats morts. Les populations d'Afrique vivent du sacrifice de combien de jeunes sous-lieutenants tués au combat pour assurer à ces pays une paix de cent ans qui leur a permis de s'ouvrir à une vie morale supérieure. Non, je ne vois pas qu'on puisse dans la vie sociale supprimer le sacrifice pas plus que dans la vie religieuse. C'est de ne pas écouter la Révélation divine que nous périssons dans la fange ; et nous refuserions le sacrifice qui nous permet d'en sortir ? Ce qu'on appelle l'Église, depuis Adam a toujours existé, dit s. Augustin. Eschyle et Sophocle ont espéré en cette aide de Dieu pour sortir l'homme de la fatalité. C'est le sens de leurs tragédies ; la pensée divine absout Oreste du meurtre de sa mère pour arrêter la vengeance du sang exigée par « *les vieux Dieux *». Œdipe, le criminel innocent, victime d'une offense à la fatalité (rectifiez : d'un oubli du péché originel) est invoqué comme protecteur de la cité. R. Aron pense qu'en éliminant le sacrifice de Jésus « *on supprimerait un ensemble d'allégories que notre époque a tendance à mettre en doute et à refuser *». Il garderait volontiers de la religion ce que le judaïsme a gardé de la sienne, les « bénédictions » c'est-à-dire le sentiment de la présence de Dieu qui est la base de tout esprit religieux, naturel ou chrétien. Mais, suivant la tradition judaïque aussi, il supprimerait volontiers l'apport du Christ qui est d'avoir par son sacrifice personnel mis fin à l'ancienne loi et assuré notre salut... si nous consentons à être un sarment de sa vigne.
Robert Aron se fait d'ailleurs une étrange idée de la foi : « *Au Juif moderne,* dit-il, *il faut une certitude ; il ne lui suffit pas de* « *croire *». Il ne se doute pas que la foi, don de Dieu, est la plus grande et la plus parfaite des certitudes.
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Malheureusement, bien des membres de notre clergé partagent des erreurs semblables, sans toujours le dire ; ils oublient que la foi est un don gratuit de Dieu ; plutôt que de faire appel à la grâce, qu'ils semblent ignorer, ils s'appuient sur les « exégètes » dont le seul point d'entente est de vouloir prouver que les évangiles ne sont pas historiques. On élimine aujourd'hui, autant qu'on le peut, ce que la Révélation enseigne sur le sacrifice de la Croix et la présence réelle du Christ dans le Saint-Sacrement. On supprime les signes de respect et d'adoration au moment de la sainte communion, elle n'est plus qu'un repas, comme dans le paganisme. Et les formules dont on use permettent au prêtre qui ne croit pas de célébrer tout de même sans mentir à lui-même et aux autres.
Mais nous ignorons si la consécration aura eu lieu réellement. Trop de prêtres ont montré qu'ils n'avaient pas la foi, trop d'évêques ont avalisé leur conduite, pour qu'on se fie à la présentation d'un « *celebret *». Une brochure publiée avec l'imprimatur de Bourges, la Liturgie de la Messe, Avent 1969, la définit ainsi : « *La messe est la célébration de l'eucharistie par le peuple de Dieu qui se constitue en assemblée* (ouverture de la célébration), *écoute le message de Dieu dans l'Église* (liturgie de la Parole), *célèbre dans l'action de grâce le sacrifice du Seigneur et y participe par un repas sacré* (liturgie de l'eucharistie), *puis repart fortifié vivre au milieu du monde lac vie des enfants de Dieu* (rites de conclusion). » Et ailleurs : « *L'eucharistie, mémorial du salut réalisé dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ, se célèbre par un repas, et nous sommes conviés à le partager. *»
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Nous avons affaire à des hypocrites qui veulent nous imposer leur absence de foi en des textes ambigus où s'exprime leur incrédulité, tout en ayant l'air d'y conserver la pensée de l'Église des apôtres. Car la première phrase citée : « *célébration par le peuple de Dieu constitué en assemblée *» rend inutile le sacerdoce ordonné pour la consécration du corps et du sang de Notre-Seigneur. Tout laïque, tout pasteur protestant peut admettre cette définition et se servir de cette liturgie. La troisième phrase : « *célèbre dans l'action de grâce le sacrifice du Seigneur *», rappelle simplement la Passion du Vendredi Saint, sans laisser même supposer que ce sacrifice se renouvelle actuellement d'une manière non sanglante sur l'autel.
L'autre membre de la phrase : « *et y participe dans un repas sacré *», que signifie-t-il ? Le peuple de Dieu participe à quoi ? à une célébration dans l'action de grâce. Qu'est cette célébration ? Un chant de louange et de remerciement ? Ou bien le peuple de Dieu participe-t-il au sacrifice du Seigneur ? On ignore si le sacrifice du Seigneur est réellement renouvelé et par conséquent à quoi et comment le peuple de Dieu participe et si cette participation est réelle ou figurée.
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Or on a tout lieu de croire voulue cette ambiguïté : « Je suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vive les rats. » Car on peut arguer que les plus anciens textes chrétiens (à part les Évangiles) sont fort imprécis. La DIDAKÈ ou doctrine des Apôtres date des années 80 environ ; elle dit au début du ch. IX : « *Quant à l'Eucharistie, rendez grâce ainsi* (eucharistèsaté). » Et il semble qu'il s'agisse ici de la consécration. Mais au chap. X elle dit : « *Après vous être rassasiés* (c'est-à-dire après la communion) *rendez grâce ainsi* (eucharistèsaté) », avec le même mot qui correspond à ce que nous appelons l'action de grâce. Et elle ajoute, toujours avec le même mot (eucharistein) : « *Laissez les prophètes rendre grâce autant qu'ils voudront. *»
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Mais l'œuvre doctrinale de l'Église, au long des siècles, a été de préciser les termes par lesquels elle transmettait la doctrine révélée aux apôtres et qu'elle avait mission de garder intacte. Elle l'a fait chaque fois qu'une erreur se répandait afin d'empêcher les fausses interprétations. Nous sommes témoins d'un essai persévérant pour revenir à des termes vagues permettant de garder un semblant d'orthodoxie tout en permettant de penser n'importe quoi.
Le texte de Bourges ne peut que favoriser l'hérésie ; le dernier texte cité en porte témoignage : « *L'eucharistie* (toujours sans majuscule), *mémorial du salut réalisé dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ, se célèbre par un repas, et nous sommes tous conviés à le partager. *» Jésus a bien dit : « *Faites ceci en mémoire de moi *», mais « *ceci *» pour Jésus est la consécration. Contre toute la tradition de l'Église, pour nos falsificateurs, c'est le repas. Le texte : « *mémorial du salut *» joue sur les paroles de Notre-Seigneur : « *faites* ceci *en mémoire de moi *». Mais ce n'est plus ici le renouvellement d'un acte, comme l'entend l'Évangile, mais une « mémoire » comme on fait (ou faisait) celle d'un saint lors d'une fête du temporal.
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Ils préfèrent croire que la Sainte Vierge a menti aux Apôtres en leur racontant l'Annonciation, qu'elle était évidemment seule à connaître, plutôt que douter de la science des exégètes. Ou bien alors, ce sont les Apôtres qui ont menti en rapportant les dires de la sainte Vierge ; belle préparation à la venue de l'Esprit Saint. Mais c'est peut-être, dans leur idée, l'Esprit Saint qui leur aurait conseillé de mentir pour mieux se faire comprendre en leur temps. Pourtant, qui est le père du Mensonge ?
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Là-dessus les Apôtres ont donné leur vie pour soutenir leur mensonge. Sans doute, les grands savants qui ont abouti à cette merveille de psychologie ne s'entendent entre eux sur rien, ni longtemps. L'un d'eux, chargé de « recycler » les artistes, est obligé d'avouer que cette soi-disant science change souvent : « *Il est certain,* dit-il, *que les prêtres sont obligés de refaire leur exégèse. Il reste un fond commun à tous les âges de la théologie, mais nous sommes obligés de suivre les résultats souvent hypothétiques des recherches modernes sur la Bible. *»
Obligés par quoi ? M. Bourdoise répondrait : « Que craignent ces ecclésiastiques ? Ont-ils peur d'être canonisés ? »
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Vous pensez peut-être que nous traitons durement ces personnages dont les fonctions sont peut-être vénérables, mais dont nous ignorons, en fait, le nom et la qualité. Cependant nous avons une bonne référence qui éclaire leur hypocrisie. Le Saint-Père prononçait le 19 novembre dernier une allocution dans laquelle il disait : « ...*La Messe est et reste le mémorial de la dernière Cène du Christ, au cours de* *laquelle le Seigneur, changeant le pain et le vin en son Corps et en son Sang,* INSTITUA LE SACRIFICE DU NOUVEAU TESTAMENT *et voulut que par la vertu de son sacerdoce conféré aux Apôtres,* IL FUT RENOUVELÉ DANS SON IDENTITÉ, *mais* OFFERT *sous un mode différent, à savoir d'une* *manière non sanglante et sacramentelle, en mémoire de Lui, jusqu'à son dernier avènement. *»
Cette phrase a été coupée dans le texte de l'allocution tel que l'ont donné les grands quotidiens (*Figaro, Monde*). On a supprimé tout ce qui rappelle l'ESSENCE ORIGINELLE ET TRADITIONNELLE DE NOTRE MESSE (Paul VI), comme le fait aussi le texte cité plus haut et portant l'imprimatur de Bourges. C'est ce que Péguy appellerait « une tentative de détournement des consciences chrétiennes ».
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Plaignons Paul VI ; personne, dans ses propres bureaux, ne lui obéit. Lui-même s'est enlevé tous les moyens qu'il avait de maintenir son autorité. Qu'est ceci ? Pour lui, une croix, liée comme pour chacun de nous aux événements, à son caractère, à son éducation. Pour nous chrétiens, c'est un châtiment de notre laisser-aller, de notre respect humain, de nos courbettes devant le monde, de nos abandons de la tradition chrétienne dans l'éducation, de la méconnaissance des enseignements sociaux de l'Église, de notre mépris des avertissements surnaturels des saints, en un temps où des parents donnant tous les signes extérieurs d'être chrétiens, laissent leurs enfants organiser seuls des « surprise-parties ». Cet endurcissement vient de loin. Déjà entre 1880 et 1890 le père Emmanuel écrivait ses opuscules sur le NATURALISME (dans l'enseignement ecclésiastique), sur LE CHRÉTIEN DU JOUR ET LE CHRÉTIEN DE L'ÉVANGILE, sur LA GRACE DE DIEU ET L'INGRATITUDE DES HOMMES. Plus tard, dans les moments même où s. Pie X avait à combattre le modernisme, Péguy suffit à nous renseigner, et à nous faire comprendre ce châtiment qu'est pour nous le voile tendu par le clergé même devant l'autorité de Pierre.
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Péguy fit paraître le *Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc* le 16 janvier 1910 ; Fernand Laudet, directeur de la *Revue Hebdomadaire*, revue réputée catholique, fit écrire par un nommé Le Grix un article contre l'œuvre de Péguy (juin 1911). Dès le mois de juillet Péguy répondait dans le Bulletin de son ami Lotte et en septembre il publiait un « Cahier » complet sous le titre : *Un nouveau Théologien : Fernand* *Laudet.*
L'article de Le Grix débutait ainsi : « ...Après le rationalisme blasphématoire de Thalamas, après les pieuses et laïques exégèses de M. Anatole France... »
Là-dessus, Péguy démarre :
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« M. Anatole France est un athée... Le livre de M. Anatole France est le livre d'un athée. La Jeanne d'Arc de M. Anatole France est tout ce qu'on voudra, excepté une sainte et une chrétienne... Rien à dire à cela. Au moins il est conséquent avec lui-même ([^15]). Mais qu'ensuite un homme comme M. Laudet, une revue comme la *Revue Hebdomadaire* endosse pour ainsi dire cette attitude de M. Anatole France et essaye de faire croire à sa clientèle catholique et généralement chrétienne que de l'athéisme et de l'impiété constitue une pieuse exégèse, là est la tentative de détournement des consciences fidèles que nous surveillerons désormais... Tout ceci dépasse infiniment la critique littéraire et même la flagornerie politique et littéraire. Il y a là un plan que nous ne nous lasserons point de dénoncer.
(...)
La proposition centrale de M. Laudet est la suivante :
A. -- *Il y a l'histoire, il y a la légende.*
B. -- *Restituer :*
*la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de France ;*
*la Jeanne d'Arc de* « *quand nous étions tout petits *»* ; la surnaturelle Jeanne d'Arc ;*
*enfin sainte Jeanne d'Arc ;*
*ce n'est pas une entreprise historique, la légende suffit.*
En d'autres termes :
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C. -- *Il y a l'histoire, il y a la légende. La légende comprend :*
*la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de France ;*
*la Jeanne d'Arc de* « *quand nous étions tout petits *»* ;*
*la surnaturelle Jeanne d'Arc ;*
*enfin sainte Jeanne d'Arc.*
*L'histoire comprend le reste.*
... Or M. Laudet nous permettra de le lui dire, il n'y a qu'une Jeanne d'Arc au monde qui soit historique et c'est la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de France... Si la *surnaturelle* Jeanne d'Arc et *sainte* Jeanne d'Arc sont de la légende et ne sont pas de l'histoire, monsieur Laudet, la communion des *saints*, la liaison mystique des *saints* entre eux et avec Jésus le premier des *saints* est aussi de la légende et n'est pas de l'histoire... Toute la vie de saint Jésus c'est aussi, monsieur Laudet, du *surnaturel* et de la sainteté. C'est même le même *surnaturel* et la même *sainteté*... Monsieur Laudet, c'est peut-être aussi un Jésus pour petits enfants, un Jésus pour *notre populaire histoire* de chrétienté. »
Voilà, exactement décrit, *le chemin de notre clergé depuis soixante ans*. Péguy, si peu lu aujourd'hui, était si peu compris alors, qu'en 1915, Fernand Laudet était le chef de la délégation des écrivains catholiques qu'on envoyait saluer le nouveau pape, Benoît XV ! La chair de Péguy, tué le cinq septembre précédent, n'avait pas encore eu le temps d'abandonner complètement ses os dans la terre de Villeroy.
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On a donc commencé par dénicher les saints. Il y a cinquante ans, j'étais obligé de protester auprès du religieux directeur d'une pension religieuse ; les enfants avaient entre les mains une histoire où il était dit : « *Jeanne d'Arc crut entendre des voix. *» Et maintenant, c'est le Saint des Saints qui est mis de côté.
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L'imprimatur de Bourges n'y fait rien ; l'écrit que nous citons, en passant sous silence la nécessité du sacerdoce, nie la constitution de l'Église ; il veut faire passer subrepticement une nouvelle théologie de la messe qui contredit celle que l'Église a toujours suivie depuis les Apôtres. Les évêques contestent le pape et s'étonnent d'être contestés par leur clergé. Aveuglement ! Ils s'appliquent à séculariser les Ordres religieux, dans une incompréhension si profonde de la vie religieuse qu'on pourrait croire qu'ils aspirent pour eux-mêmes à un statut de fonctionnaires. En résistant, nous soutenons la foi du successeur de Pierre et l'Église de toujours.
Henri Charlier.
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## CHRONIQUES
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### Révolution ou conversion
par Gustave Thibon
ON CONNAÎT LE TEXTE CÉLÈBRE de Péguy sur la dégradation des mystiques en politiques. Je crois que la première dégradation, celle qui est à l'origine de tous ces éboulements d'idéals dont notre siècle est le théâtre -- tient dans ce fait que les énergies religieuses de l'homme moderne se déploient, non plus au niveau des relations intérieures avec la divinité, mais sur le terrain de la lutte politique. La révolution tient lieu de révélation l'homme nouveau surgira, comme Vénus de l'océan courroucé, de l'écroulement et de la refonte des structures sociales ; le ciel descendra sur la terre, l'avenir tiendra les promesses que nos aïeux, aliénés et aveuglés, situaient dans l'éternité.
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J'insiste sur ce point : il s'agit d'une mystique politique *révolutionnaire*. Il existait, chez les Anciens, une religion et même une idolâtrie de la Cité temporelle. Mais c'était une mystique *conservatrice*. Elle ne visait pas à l'édification d'une société idéale : elle aidait plutôt les citoyens à supporter les imperfections de la société existante et elle condamnait comme un attentat aux dieux toute tentative de subversion de l'ordre établi.
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La situation s'est entièrement retournée : aujourd'hui les politiques conservatrices -- et c'est là leur plus grande faiblesse -- ne sont étayées par aucune mystique : tout au plus offrent-elles à la place les mythes inconsistants de la consommation, de la sécurité, du bien-être et d'une liberté émiettée en facilités et en dispersion.
Quant à la dégénérescence de cette pseudo-mystique révolutionnaire en politique (au sens péjoratif que Péguy donne à ce mot) ce n'est ni un accident ni une trahison, mais la suite inéluctable du processus amorcé par la révolution. Premier temps : la subversion a pour moteur le rêve impossible d'une société parfaite et c'est dans cette mystique qu'elle puise la force de renverser la société existante. Second temps : ce renversement opéré (c'est la phase la plus facile, nos facultés de destruction étant pratiquement illimitées), le mystique en ébullition vire en politique glacé, d'abord par l'effet de sa volonté de puissance (laquelle s'exprime sous la forme de la révolte dans la poursuite du pouvoir, puis sous celle de la tyrannie dans l'exercice de ce même pouvoir), ensuite parce qu'il se trouve aux prises avec les dures nécessités et les cruelles options qu'impose l'administration de la société réelle. Le fiancé s'enivre des promesses qui coulent des yeux de Béatrice, le mari s'accommode tant bien que mal des humeurs de Xanthippe.
Cela s'appelle vulgairement « mettre de l'eau dans son vin ». L'eau de la contrainte et du conformisme dans le vin de la liberté et de la contestation. L'eau de la nécessité dans le vin du rêve. Il faut peu de temps pour que le mélange ressemble à cette eau rougie qu'on donne aux enfants. Et les peuples sont-ils assez mûrs pour mériter autre chose ? En fin de compte, on se passe même de vin n'importe quel colorant chimique suffit, à condition de donner aux foules l'illusion que la révolution continue, que l'idéal primitif n'est pas trahi. Après la mystique, et pour en sauver l'apparence, la mystification...
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Voulez-vous mesurer la distance entre ce point de départ et ce point d'arrivée ? Relisez les pages de Lénine sur le dépérissement de l'État, conséquence inévitable de la révolution socialiste, et voyez ce qui s'est passé en Tchécoslovaquie où la ruée des chars soviétiques se colorait du prétexte de sauver le socialisme.
Avouons-le : malgré les craquements qui commencent à se faire sentir dans certains pays de l'Est, la mystification idéaliste se porte encore assez bien. Aussi bien que l'État totalitaire dont elle est le fondement le plus sûr. Au fait, qu'est-ce que le socialisme (j'entends le socialisme-religion et non le socialisme économique comme par exemple en Suède) a apporté aux hommes dans les pays où il a triomphé ? Plus de bien-être matériel ? le niveau de vie des masses y est inférieur à celui des pays capitalistes. Plus de liberté et de dignité humaine ? Voyez donc ce qu'il en reste entre Prague et Pékin...
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Le mythe révolutionnaire -- toujours affirmé en droit et renié en fait -- souffre pourtant assez peu de ces démentis de l'expérience. Pourquoi ? Précisément parce que c'est un mythe religieux : parce qu'il repose sur une foi et propose un absolu. Le niveau de vie, la liberté, la dignité ne font pas le poids devant cette prétention démesurée. J'écoutais récemment les protestations de Monsieur Guy Mollet contre l'intervention russe en Tchécoslovaquie. Pas de vrai socialisme sans liberté, affirmait-il. Allons donc ! Monsieur Guy Mollet est un homme politique doublé sans doute d'un idéaliste : ce n'est pas un homme de foi. Les vrais croyants, dans leur immense majorité, sont exclusifs, intolérants, fanatiques ; ils ne se soucient pas de la liberté des incrédules ; ils se sentent le droit et le devoir de sauver les hommes malgré eux. Les Credo n'admettent pas la discussion...
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Un seul exemple : celui de la liberté d'opinion. Il existe, dans un bon nombre de pays dits capitalistes, des partis communistes dont l'existence et le droit à la propagande et au recrutement sont officiellement reconnus. Conçoit-on la plus chétive possibilité de l'implantation d'un parti capitaliste -- voire d'un parti socialiste dissident -- dans n'importe quel pays de l'Est ? C'est impensable : Ce serait reconnaître à l'erreur les mêmes droits qu'à la vérité, suivant la belle formule par laquelle l'Église catholique condamnait jadis le libéralisme. Aujourd'hui les Églises sont devenues libérales -- en proportion de la foi et de la discipline perdues. Monsieur le Pasteur Boegner, parlant récemment au Musée du désert -- haut-lieu du protestantisme où sont vénérés les souvenirs des victimes de l'Édit de Nantes -- disait en substance (je cite de mémoire) que l'essentiel n'était pas d'être catholique ou protestant, mais de vivre à fond la foi chrétienne. Mais une question indiscrète surgit aussitôt : combien de catholiques et de protestants seraient-ils aujourd'hui capables de mourir pour cette foi chrétienne ? Et que reste-t-il de leur Dieu ainsi démythisé et dépolitisé ?
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Il faut bien se l'avouer : une certaine forme de liberté -- de cette liberté dont l'homme occidental ne sait littéralement plus que faire parce qu'elle n'est plus soutenue par un cadre ni aimantée vers un but -- est une plante fragile qui ne pousse que sur le terrain glissant de la décadence et du scepticisme.
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En dépit de ses retombées de nationalisme et d'embourgeoisement, la foi révolutionnaire a pris le relais de la foi religieuse. Elle offre aux hommes un ersatz de la transcendance et du mystère -- ces nourritures divines que les religions révélées transforment de plus en plus en chewing-gum humanitaire. La mystique révolutionnaire n'est pas humanitaire : la fin de la révolution n'est ni dans les réformes sociales, ni dans le bien-être, ni dans la liberté : elle est, comme la fin de Dieu est en Dieu, dans la révolution elle-même. Écoutons Staline : « *Pour le réformiste, la réforme est tout. Pour le révolutionnaire au contraire, l'essentiel c'est le travail révolutionnaire et non la réforme. Pour lui, la réforme n'est que le produit accessoire de la révolution... *» Et Liou Tchao Tchi : « *Le but de la réforme agraire n'est pas de donner de la terre aux paysans pauvres ni de soulager leur misère : c'est là un idéal de philanthropes, non de marxistes. Le partage des terres et des biens petit profiter aux paysans, ce n'est pas le but poursuivi. Le but... c'est la libération des forces révolutionnaires du pays... *»
A quelle fin ? On ne le dit pas : toute mystique s'enveloppe d'une ignorance sacrée. Les voies de la révolution sont impénétrables comme l'étaient jadis les voies de Dieu. Et son but se perd dans les ténèbres d'un absolu devant lequel l'homme et son bonheur ne comptent pour rien. Autrement dit, la révolution n'est pas au service de l'homme, c'est l'homme qui est au service de la révolution. Et la révolution ne peut être permanente que dans la mesure où son objet reste indéterminé et inaccessible. « Nous ne savons pas où nous allons, mais nous y allons certainement » -- cette phrase d'un chef socialiste d'autrefois a été citée comme l'expression typique du comique électoral. Mais quoi ? Un autre mystique fort peu philanthrope, Napoléon le Grand, -- « cette synthèse de l'inhumain et du surhumain » d'après Nietzsche -- ne disait pas autre chose : « On ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas où l'on va. » Et les étudiants de Mai qui refusaient farouchement de définir l'objet de leurs revendications, nageaient dans la même « nuée de l'inconnaissance ».
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La grâce et le salut exceptés, nous sommes en pleine théologie négative. La transcendance divine demeure, avec cette différence qu'elle s'est écroulée du ciel sur la terre, qu'elle est descendue de l'éternel pour s'incorporer à l'avenir. L'absolu, refusé à sa source et irréalisable dans le temps, n'a pas d'autre refuge : la Cité future, par définition, ne sera jamais la Cité présente.
Le mépris et l'écrasement de l'homme sont la conséquence normale de ce messianisme temporel. On a divinisé le devenir les Grecs nous avaient précédés en forgeant le mythe de Chronos, mais ils nous avaient avertis que c'est un dieu qui dévore ses enfants...
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Où est donc la voie du salut pour celui qui veut rester fidèle à la sagesse humaine et à l'espérance chrétienne, aux lois du Dieu créateur et à l'appel du Dieu sauveur ?
Nous opposons le même refus au matérialisme de la société de consommation et à la fausse mystique de la révolution. Car le premier nous apporte des biens tangibles, mais dont la possession tourne aussitôt à la satiété et à l'ennui ; et le second nous propose un idéal irréalisable et destructeur. D'un côté des promesses qui meurent d'être tenues, de l'autre le mirage de l'impossible.
A voir ce que les conservateurs désirent sauver (le bien-être, le confort, la tranquillité au dehors afin que rien ne vienne troubler la liquéfaction intérieure, l'évasion factice, la culture intensive de faux besoins épuisant le terrain des vraies nécessités, en bref, la fièvre de l'*avoir* greffée sur une anémie pernicieuse de l'*être*, et cette apparence de liberté que donne à la girouette l'impulsion des mille vents qui l'agitent) ; à voir tout cela, on se sent révolutionnaire.
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Mais si l'on songe à ce que la révolution risque de détruire (tous les trésors du passé, tous les jalons de l'éternel dans le temps mêlés aux fausses valeurs du présent et jetés indistinctement à l'égoût -- liquidation simultanée du meilleur et du pire comme, par exemple, dans la révolution culturelle chinoise), alors, on redevient conservateur.
Ces deux impasses nous renvoient sans pitié à la voie supérieure qui domine « l'égarement des contraires ».
Un évêque intelligent et pieux -- et courageux par surcroît (je m'abstiens de le nommer pour ne pas le désigner à l'attention publique qu'irritent les exceptions) -- me disait récemment que l'Église catholique ne pourrait rester fidèle à sa vocation divine qu'en acceptant le risque de devenir minoritaire. C'est-à-dire en regroupant autour d'elle la minorité de ceux qui refusent de braire avec les ânes et de hurler avec les loups. Les ânes broutent les pâturages abondants, mais saturés d'engrais chimiques, de la société de consommation ; et les loups courent derrière le char de la révolution, formé par leurs songes, et qui garde toujours sur eux l'avance irréductible du rêve sur le réel. Braire et hurlement manquent d'ailleurs de spontanéité et de naturel autant l'un que l'autre : ce sont des échos -- ou plutôt des voix de poupées parlantes dont les techniciens de l'opinion installent et mettent en branle le mécanisme.
De quoi s'agit-il ? D'abord, pour chacun de nous, de sauver son âme. De construire en soi un camp retranché où l'homme est seul devant Dieu, où Dieu est seul avec l'homme. Ce qui implique -- au moins dans ce bastion intérieur -- la rupture avec le monde, à l'imitation du Christ qui s'est proclamé étranger au monde : « je ne suis pas du monde ». Mais n'a-t-il pas dit aussi : « j'ai vaincu le monde ». ? Ces deux affirmations ne se contredisent pas, car la seconde formule doit s'interpréter non dans le sens d'une bataille livrée à armes égales et sur le même terrain, mais dans celui d'une mutation intérieure qui nous rend insensibles aux influences du monde et invulnérables à ses coups.
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*Liquefacta est anima mea.* Faites-vous liquide et le monde, dont la domination repose sur le glaive ou sur des instruments de contrainte plus subtils tels que l'opinion, la mode : la « grimace » de Pascal -- ne pourra plus rien sur vous et contre vous : il donnera, comme on dit, « des coups d'épée dans l'eau »...
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Faut-il donc se sauver au sens de fuir, afin de se sauver au sens de faire son salut ? Jusqu'ici, les contemplatifs et les mystiques n'avaient éprouvé aucun scrupule à répondre par l'affirmative : ils renonçaient au monde pour sauver leur âme. Aujourd'hui, à l'heure où les idoles du siècle atteignent un degré d'irréalité voisin du néant, où les ombres de la Caverne ne sont plus que des imitations d'apparences, où le péché même, cette plante grasse et épineuse qui poussait jadis spontanément sur le terrain corrompu des appétits naturels, se cultive comme le champignon de couche sous les voûtes obscures d'un inconscient collectif téléguidé -- on nous prêche exactement le contraire, à savoir l'ouverture au monde, l'engagement dans le temporel. Et fuir la contagion du monde apparaît comme un réflexe de démission, de désertion. « L'Église en marche dans un monde en marche. » S'il suffisait de marcher ! Le mot signifie : aller de l'avant. Il veut dire aussi : se laisser duper...
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Il reste que le chrétien vit dans le monde. Dans le monde fait par Dieu -- et que l'homme refait par son génie et défait par son péché. Son isolement ne peut être que relatif. Même le moine contemplatif ou l'ermite le plus solitaire ont besoin d'un minimum de connivence sociale pour que naisse et s'épanouisse leur vocation.
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Les auteurs spirituels ont comparé la vie terrestre à un lieu d'exil, à un chemin, à une « nuit à passer dans une mauvaise auberge » (sainte Thérèse). Encore faut-il que le lieu d'exil soit habitable, le chemin praticable et que l'auberge ne soit pas un repaire d'assassins et d'empoisonneurs.
Par là, s'impose un second devoir : aménager la Cité terrestre en fonction de la destinée éternelle de l'homme, offrir à la semence divine un terrain de mœurs et d'institutions où elle puisse germer. Tâche difficile et incertaine, qui requiert autant de fermeté dans les buts que de souplesse dans le choix des moyens et dont il ne faut se voiler ni l'ambiguïté ni les risques. Elle peut exiger des concessions aux puissances et aux idoles du siècle. Des concessions qui ne doivent pas tourner en bénédictions. Il est malaisé de composer avec le monde sans se laisser décomposer par le monde.
Il faut d'abord reconstituer des embryons de société au sein desquels les individus puissent nouer des rapports libres et fraternels. Ce qui implique, au sommet, un idéal commun et, à la base, un retour à la nature, aux nécessités élémentaires, avec le refus des facilités, des faux-semblants et de tous les rêves d'évasion qui peuplent le sommeil des prisonniers -- en un mot : une ascèse orientée par une mystique : la voie étroite qui débouche sur le pays sans frontières.
Déconcentrer, décollectiviser -- j'allais dire déminéraliser, car nous vivons sous le signe et sous le règne de la mécanique -- ce qui nous reste de civilisation. Des réformes ne suffisent pas, une refonte s'impose. « *Avant de parler de justice sociale, refaites une société ! *» s'écriait Bernanos. Car la société actuelle secrète l'injustice comme l'ulcère la purulence.
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Et qu'elle soit conservatrice ou révolutionnaire, peu importe : la société de consommation vit et prospère sur les réflexes anonymes de l'homme des foules -- et quant à la révolution, elle se présente sous l'étendard de la volonté et de la révolte des masses. Ces masses, non seulement nous récusons leur témoignage (« le goût de la foule est l'indice du pire », affirmait Sénèque), mais notre vœu est de les dissoudre, c'est-à-dire de refaire des organismes là où la civilisation mécanique n'a su construire qu'un vaste réseau de prothèses.
De ce point de vue, l'affrontement entre conservateurs et révolutionnaires apparaît comme un misérable règlement de comptes entre deux formes de société aussi inhumaines l'une que l'autre.
Nous sommes délibérément conservateurs en ce sens que nous voulons sauver ce qu'il y a d'immuable dans l'homme : sa nature créée et l'élection surnaturelle par laquelle il participe à la solitude de l'être incréé. Le monde unidimensionnel décrit par Marcuse -- cette prison intérieure où l'*être* est dévoré par l'*avoir* et l'âme aliénée au profit des choses -- est un monde où l'homme, de plus en plus séparé de sa nature et de ses limites, et sourd aux appels de l'infini, ne trouve d'aliment que dans ses œuvres et dans ses songes. « Dans quelle mesure un monde fait *par* l'homme est-il encore un monde *pour* l'homme ? » -- cette question que m'a posée un jour un étudiant résume la crise de notre époque. Ce monde fait par l'homme prolonge l'homme sans le compléter et, par là, il confirme son isolement dans la nature où il ne voit qu'un instrument de sa puissance usurpée et truquée, et devant Dieu dont il prend la place au lieu de l'adorer.
Et nous sommes révolutionnaires dans ce sens que, loin de confondre la fidélité à l'immuable avec le respect inconditionnel du statu quo temporel, nous concevons la révolution comme un incessant mouvement de retour vers ces sources intarissables dont notre soif, dénaturée par les breuvages factices, laisse se perdre les eaux. Le mot de révolution -- ou plutôt de conversion permanente -- vient ici à point. L'homme nouveau -- au sens paulinien du mot -- n'achève jamais de naître dans le vieil Adam...
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Et c'est cela -- cela seul au fond -- qu'attend le monde moderne : d'être sauvé de lui-même. L'une après l'autre, il voit se flétrir et s'effondrer ses idoles. Les mythes de la société de consommation ont révélé leur néant : on sait qu'elle n'apporte que des biens dont le manque crée la révolte, et l'abondance l'ennui. Nous avons vu que l'illusion révolutionnaire est plus tenace à cause de sa projection dans l'avenir. Mais déjà se manifeste, dans les pays où la révolution a triomphé et où l'on peut par conséquent juger l'arbre à ses fruits, un malaise né du sentiment que la nouvelle religion a trompé ses croyants et trahi ses dieux. Les ouvrages les plus représentatifs de notre temps sont tous imprégnés d'une angoisse et d'un ennui, d'un besoin mortel d'autre chose qui traduisent la présence de cette espérance confuse et égarée. On sent que la Tour de Babel nous éloigne de la terre sans nous rapprocher du ciel.
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J'ajoute qu'il est pénible de constater que tant de chrétiens choisissent l'heure où cet orgueilleux monde moderne prend conscience de son propre avortement pour baptiser ses idoles croulantes et faire de leur Dieu le « moteur » de son progrès et de ses révolutions. Il y a là non seulement une trahison impardonnable de l'éternel et du transcendant, mais -- châtiment mérité par ces dévots du temps et de la mode -- un manque tragique d'opportunité. Ces hommes si attentifs aux signes des temps et qui confondent n'importe quelle « nova » avec l'étoile polaire se laissent guider par un astre déjà en voie d'extinction.
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Mais comment ouvrir les hommes à cette dimension divine qui, en leur donnant l'infini, les guérit de la démesure ? J'ai souvent ouï dire que les recettes de l'apologétique classique ne répondaient plus au goût d'aujourd'hui. Faut-il en inventer de nouvelles, plus adaptées à la sensibilité contemporaine et qui soient comme des modulations du « dernier cri » de la mode ? La mode passe si vite qu'on s'essouffle en vain à la suivre. C'est de l'altitude qu'il faut prendre et non de l'avance ; ce n'est pas en collant servilement à ce qui passe, mais en s'élevant vers ce qui demeure qu'on répond le plus profondément aux besoins de l'homme moderne qui, sous les oripeaux éphémères de l'actualité, restent les besoins de l'homme éternel. « Le sage, disait Nietzsche, ne doit pas faire chorus avec son temps, il ne doit même pas savoir comment on fait chorus. »
Un homme qui me veut du bien, alarmé par mon goût de la solitude, m'a reproché de ne pas être un chrétien « en situation » : J'ai répondu que ce n'est peut-être pas tout à fait par hasard que nous disons de l'homme le plus lucide et, en fin de compte, le plus efficace qu'il sait *dominer la situation*. Toujours l'exigence de l'altitude...
C'est en grattant la pierre et non en passant une nouvelle couche de peinture sur le vieil enduit qui s'écaille qu'on restaure un édifice. De même, c'est l'homme éternel qu'il faut retrouver et émouvoir dans l'homme moderne. Peu importent les formules -- et les mots les plus nus sont ici les mieux entendus -- pourvu qu'on l'atteigne au vif de sa blessure et de sa solitude, au point d'articulation de l'espérance et de l'impossible. -- Le mot Dieu -- ce mot qui ne dit plus rien parce qu'il dit tout -- est comme ces signes sténographiques polyvalents qui s'éclairent par leur contexte, et le contexte ici, c'est l'expérience de la misère de l'homme. Cet homme moderne, avant de lui parler de Dieu, il faut l'amener à prendre conscience du néant et du mensonge de tout ce par quoi il essaye en vain de remplacer Dieu.
79:141
Lui découvrir ; suivant le mot de sainte Thérèse, que son désir est sans remède. Ce désir là doit être pris pour une réalité. Il est plus vrai que tous les objets dont il fait sa proie. Et il suffit qu'il soit reconnu comme tel pour qu'il mène à Dieu. Le diagnostic indique le remède. Dénuder la soif, c'est montrer la source.
Gustave Thibon.
80:141
### Apologie pour les laïcs
par Bernard Faÿ
JE SUIS UN HUMBLE LAÏC de l'Église catholique et je ne me suis jamais senti plus humble.
Il y a quelques années, pourtant, à l'époque qui précéda le deuxième Concile du Vatican, on annonçait que les laïcs avaient un bel avenir devant eux, tout pour eux deviendrait facile, agréable, stimulant et même exaltant. Rien ne devait être fait sans nous consulter ; le Curé, disait-on, avancera pas à pas, la main dans la main avec ses paroissiens, et le Saint-Père recommandait aux pasteurs de ne pas innover plus vite que les membres de la paroisse ne le souhaitaient. On devait nous réunir, s'entretenir avec nous ; dialoguer même, et nous associer étroitement à la renaissance radieuse de l'Église. Jadis, on ne voyait le Curé qu'une fois l'an ou durant les maladies graves ; tout cela allait changer, car l'esprit communautaire allait soulever les âmes.
La plus belle des formules était « la promotion des laïcs » ; même quand on ne précisait pas sa portée, elle devait inspirer une grande confiance dans l'avenir et dans ces novateurs dont le langage s'emplissait ainsi de promesses. Le laïc et le prêtre tourné vers lui diraient la messe ensemble d'une seule âme, d'une seule bouche. Pour plus de sûreté, un « animateur a circulerait parmi les fidèles. Mais tout se ferait d'un seul élan.
80:141
Les premières fois que M. le Curé nous réunit, sa parole ferme, abondante ne nous incita pas à intervenir ; pourtant quelques-uns s'y risquèrent ; mal leur en prit. Ils se firent traiter d' « intégristes » ou d' « ignorants ». La discussion fut vite close. Et nous vîmes avec effroi disparaître de notre vieille église, reliques chères, statues désuètes et pleines de piété, beaux reliquaires anciens, etc., etc. Nous ne reconnaissions plus notre église, mais parfois nous reconnaissions un objet chez l'antiquaire. Tout se mit à changer, chasubles, surplis, vêtements de l'enfant de chœur, ceux du Curé, qui nous apparut souvent avec un col roulé ou avec une cravate rose ; beaucoup d'entre nous auraient aimé lui parler à ce sujet, mais le dialogue ne s'établit pas.
Nous étions une paroisse pieuse en somme, nous respections les vendredis, le Carême, les vigiles, le jeûne eucharistique. Tout cela, en un tournemain, disparut. « Vous êtes majeurs, nous dit-on, débrouillez-vous pour faire chacun de vous pénitence à votre façon. » On ajouta « Surtout, ayez l'esprit communautaire. » Pour l'avoir, l'esprit communautaire, n'est-il pas plus facile de suive les mêmes consignes, de faire les mêmes pénitences, d'invoquer les mêmes saints ? Ou l'esprit communautaire ne s'acquiert-il que dans la cohue et le bafouillage, tels qu'on nous les fait pratiquer ?
Faut-il que nous soyons traités comme des enfants, à qui l'on dit : « Levez-vous », « A genoux », « Chantez », « Taisez-vous » etc. ? Cela nous rappelle notre petit catéchisme, mais à cette époque, ce que l'on nous apprenait ne changeait pas ; on nous a déjà changé trois ou quatre fois la façon de suivre la messe, les petits livres qu'il faut pour cela, les gestes que nous avons à faire et les phrases que nous devons prononcer. Et, si l'on va dans une autre église, c'est tout différent, on n'y comprend rien. On ne nous ménage pas du reste ; au sermon on nous dit souvent que nous sommes des misérables, que nous devrions aller demander pardon aux protestants, aux juifs, qu'il faut admirer les bouddhistes, que les communistes sont les seuls vrais chrétiens... On nous affirme que nous sommes responsables des massacres du Biaffra, des accidents d'auto du dimanche, de la misère du peuple. D'une certaine façon, cela remplace le Carême, le Vendredi et le reste, car, jamais auparavant, nous n'avions été traités aussi grossièrement.
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On nous « promeut » aussi, d'une certaine façon, c'est vrai. On croirait que M. le Curé aimerait mieux vendre des parapluies ou gérer un syndicat que dire sa messe. Maintenant, nous devons lire ceci, dire cela pour lui, à sa place ; il n'y a pas de petites corvées qu'il n'invente pour nous, pendant que le Vicaire est entré comme vendeur dans le magasin de nouveautés et que le Curé se rend à toutes les commissions, congrès, conférences, tables rondes, séances de recyclement ou d'expérimentation sociale de la région. Il nous force à venir manger de la soupe aux choux les vendredis de Carême pour donner aux nègres le prix de nos repas, mais surtout, il voudrait que nous chantions tout le temps, comme s'il ignorait que nous chantons tous faux !
La plus grande nouveauté, c'est qu'on ne nous laisse plus jamais tranquilles, pas une minute pour nous recueillir, penser à Dieu, et prier. L'église ne semble plus faite pour cela. On a mis des vitraux clairs, on a repeint les murs, on se croirait dans une salle de conférence, pas un coin calme ou solitaire. On n'ose plus ni pleurer ni s'agenouiller. Du reste, M. le Curé a supprimé les prie-dieux, il ne veut plus qu'on agenouille pour communier : il faut que ce soit vite et prestement fait, dans la bouche, ou plutôt dans la main, même si elle est sale.
Le métier de laïc a bien changé. Je ne trouve pas qu'il soit devenu plus facile, et beaucoup s'en dégoûtent, on voit ça à la messe...
Bernard Faÿ.
83:141
### Clergés du Tiers-Monde
par Thomas Molnar
DANS MON PÉRIPLE à travers le monde -- je commence ces lignes à Formose -- des nouvelles me parviennent d'Europe et d'Amérique, deux continents admirés et enviés dans le Tiers-Monde, sur les mouvements divers dans l'Église. Une amie allemande me parle de la messe devenue intolérable, et cette nouvelle est soulignée par une autre, de New York, qui rend compte de la messe du dimanche avec son inévitable religieuse jouant à la guitare des chansons plus à leur place dans la brousse africaine (où, d'ailleurs, on ne pratique ce genre de musique que dans les boîtes de nuit) que dans les quartiers italo-irlandais de Manhattan. Les journaux mentionnent brièvement -- ce n'est pour eux qu'une histoire de chien crevé -- que le concile pastoral hollandais a décidé avec une grande majorité que désormais on n'exigerait pas le célibat des membres du clergé. De New Jersey un ami écrit que le cardinal Sheehan vient d'obtenir, après pression, semble-t-il, du Vatican un document déclarant que la religion mosaïque doit être considérée par les catholiques comme toujours valable, et qu'il faut s'abstenir, en conséquence, de convertir les Juifs.
Inutile de continuer cette liste car elle devient un document brûlant où sont gravées les étapes d'une Église non pas sur la voie du Calvaire mais sur celle de l'opportunisme. Mais ce qui me frappe personnellement, c'est la différence entre l'Église ainsi décrite par les journaux et les lettres d'amis et l'Église que je vois à chacune de mes étapes dans ce je ne sais plus quantième voyage dans les pays dits sous-développés.
83:141
Et d'abord cette première différence qui explique peut-être les autres : il est extrêmement intéressant de constater que « l'autre » Église, laquelle ne m'est pour le moment connue que par les nouvelles venues de loin, l'Église « occidentale », a pris entièrement la coloration du monde qui l'entoure, la société de consommation, la révolte des jeunes, l'imbécillité des intellectuels, bref, du monde où les problèmes concrets, ceux de la vie elle-même ont cessé d'exister, où l'on ne discute qu'à coups d'abstractions et de slogans, où l'on est obligé d'inventer des problèmes faux : psychologiques, marxistes, socioéconomiques, sur des non-réalités comme la « *generation gap *», l'université exploitée par le capitalisme, le pop-art, l'aliénation, etc. L'Église en Amérique, en Europe, suit la mode ; que le lecteur veuille me pardonner si je n'entre pas dans l'énumération détaillée de cette œuvre d'imitation : je l'ai fait, et d'autres mieux que moi, tant de fois !
Ce qui m'intéresse davantage pour l'instant, c'est de caractériser l'Église telle que je la trouve dans les parties du Tiers-Monde vues et revues pendant ce voyage. Il s'agit d'une dizaine de pays africains et d'une douzaine dans le sud-est asiatique ainsi qu'en Extrême-Orient. Je laisse de côté les pays d'Amérique du Sud qui ne font partie du Tiers-Monde qu'aux yeux de la démagogie progressiste internationale : les Sud-américains protestent chaque fois qu'on cherche à les assimiler aux sous-développés et au Tiers-Monde car ils se considèrent comme des Européens, et même mieux qu'eux ; le fait d'appartenir à l'hémisphère occidental leur confère un statut supérieur.
Bref, parlons de l'Église en Afrique, et davantage même cette fois-ci de celle de l'Asie, généralement sur le pourtour de la Chine. La première constatation est que cette partie du monde ne connaît guère la réalité de la société de consommation parce qu'elle vit dans le sous-développement, et même parfois dans la misère. Les abstractions manufacturées dans les universités n'y ont pas grand cours, les problèmes quotidiens sont trop présents pour qu'on puisse les déloger de l'esprit et les remplacer par le luxe de la spéculation vide. L'Église n'y connaît donc pas les grands bouleversements idéologiques, elle reste attachée aux formes traditionnelles, ou bien elle adopte une attitude réformiste mais sans s'inquiéter de modifier la doctrine.
85:141
D'abord, les centres de la révolution culturelle dans l'Église : New York, Paris, Amsterdam, Rome et Munich sont trop loin pour que revues, livres et l'écho des colloques, tables rondes et symposia, engendrés en Occident, pénètrent jusqu'ici ; ensuite, les tâches quotidiennes sont préoccupantes et absorbantes, le temps manque pour se tenir au courant de tous les groupuscules qui s'agitent à l'intérieur de l'Église. Autre chose encore : les textes officiels du Concile ont été généralement très bien accueillis par ces prêtres et missionnaires à qui certaines décisions conciliaires paraissent faciliter un plus grand déploiement de l'œuvre de l'Église. Ils ne perçoivent pas de lien nécessaire entre le travail du Concile et la tempête qui souffle sur l'Église et qui renverse ses institutions, ses formes, altérant parfois son essence. Je qualifie pourtant cette constatation : précisément parce que dans le Tiers-Monde on a besoin d'engagement sérieux, le manque de vocations y est éprouvé davantage que dans l'Occident. Je suis d'avis que, franchement, l'infréquence actuelle de prêtres dans les paroisses de nos villes n'est pas une chose tout à fait mauvaise : l'œuvre préalablement accomplie par prêtres et religieuses dans l'enseignement, notamment, s'est tellement dégradée que mes amis américains, par exemple, préfèrent envoyer leurs enfants aux écoles publiques notoirement sécularistes et amorales, que de les envoyer chez les bonnes sœurs ou aux universités catholiques où on leur inculque toutes les idées de gauche à la mode il y a un demi-siècle, sans parier de l'éducation dite sexuelle, découverte par le clergé comme le plus sûr moyen de se montrer dans le vent. Mais, pour revenir à mon propos, dans le Tiers-Monde la raréfaction des vocations est un mal absolu car les tâches concrètes y abondent. Chez les Jésuites, par exemple, la génération actuelle de ceux qui ayant enseigné et travaillé dans la Chine, exilés, ont trouvé des places importantes dans toute l'Asie orientale, les remplacements manquent, tandis que les Pères deviennent trop âgés pour affronter l'immense travail. Un d'eux m'a expliqué que la jeunesse actuelle -- nous parlions de celle de l'Occident -- trouve l'idée d'un engagement pour la vie intolérable, et nous tombions d'accord pour diagnostiquer l'origine de cette attitude dans la philosophie existentialiste qui enseigne l'authentique différence de chaque moment (le « projet » sartrien, la totale liberté de Bultmann), idée qui suggère au jeune candidat à un ordre religieux le devoir de ne pas engager sa sacro-sainte liberté et les choix futurs qui en découlent.
86:141
Cependant, je répète que les acrobaties spéculatives des Rahner, Kung et Chenu, et de leurs vulgarisateurs comme Laurentin, Fesquet, IDOC, n'ont pas ici un impact considérable ou du moins une influence consciente. Il est vrai que les ouvrages de Teilhard se trouvent sur presque tous les rayons dans les bureaux des Pères, mais cette fréquence est due peut-être au fait que les plus âgés le connaissaient personnellement, et moins à leur estime intellectuelle envers lui.
Ce que j'ai trouvé de plus grave c'est que ce nombre réduit de prêtres et de missionnaires ne s'occupe pas suffisamment de questions doctrinales, mais se laisse absorber par l'action. Qu'on me comprenne bien : je ne prêche pas la contemplation comme l'unique moyen d'attirer les âmes et de les conduire ; mais ce qui distingue le prêtre catholique du bonze bouddhiste ou de l'uléma musulman est l'admirable équilibre entre *ora* et *labora *: c'est cet équilibre qui a gagné tant d'âmes à l'Église même dans les milieux peu perméables de l'Asie. Or, comme dans l'Église actuelle (je parle du centre spirituel, intellectuel et administratif qu'est Rome et tout le milieu européen) l'activisme et l'engagement sociologique sont poussés à la frénésie, l'Église « périphérique » (ce n'est pas un terme de mépris, ni même géographique) n'est pas constamment ramenée à l'observation du spirituel en même temps que du temporel. Bref, l'Église dans le Tiers-Monde subit la tentation de « dépasser » le riche enseignement de l'Église et de s'enfoncer dans l'action pour modifier les conditions matérielles. Encore une fois, que l'on me comprenne bien : dans l'état actuel de l'Église universelle où une seule dimension du message évangélique est accentuée (c'est dire que le message lui-même, inséparable de sa richesse divine, est faussé), la partie de l'Église engagée dans le Tiers-Monde est tentée de négliger le spirituel et d'attribuer une importance prépondérante au matériel. Ce n'est pas sa faute, bien qu'il soit vrai qu'au Concile l'appui le plus considérable aux théologiens progressistes soit venu justement des missions ; celles-ci, loin des débats intellectuels de l'Occident, sous-estimèrent la nocivité implicite de « l'engagement social » des progressistes, et crurent entendre un son de cloche favorable à leur propre travail dans les régions économiquement sous-développées.
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Ceci étant, il faut quand même ajouter que sur le plan de la compétence, en ce qui concerne les besoins véritables des populations sous-développées, le clergé du Tiers-Monde est infiniment plus qualifié que ne sont les prêtres progressistes en Occident. Les théories de ceux-ci sont incroyablement grotesques et inapplicables car elles partent de prémisses marxistes ou vaguement marxistes ; tandis que les vues exprimées par les missionnaires installés dans les pays en question sont réalistes, visant la situation telle qu'elle est, et apportant un remède ou tout au moins un allègement immédiat au mal correctement compris et évalué. J'ai même entendu des critiques exprimées à l'égard des thèses de *Populorum progressio*, critiques partant de cette observation tabou mais que tout le monde peut faire que le capitalisme, au contraire du communisme, n'est pas intrinsèquement pervers et qu'il est responsable de l'abondance des biens de consommation ainsi que de celle des emplois multiples et variés : Ce ne sont pas les missionnaires et autres clergés du Tiers-Monde qui apprendraient leurs connaissances sociales et économiques comme on apprend le catéchisme, chez tel économiste doctrinaire ou dans le programme de tel parti politique.
Accordant tout ceci au clergé actif dans le Tiers-Monde, il faut pourtant constater plusieurs choses inquiétantes. Trop souvent je rencontre des prêtres qui se sont donnés corps et âme à un métier ou à une profession choisi et pratiqué sans continuer à en peser l'importance par rapport à la vocation de prêtre, donc de conducteur d'âmes. Je me suis très souvent entretenu avec ces hommes et ces femmes qui sortaient devant moi des statistiques, des chiffres de production, des revenus nationaux, des chiffres indiquant l'augmentation des syndicalistes chrétiens, etc., etc., mais dans leurs propos il ne figurait pas ce que je cherchais en plus, l'amour des hommes qui passe par le Christ. Je ne mets nullement en doute cet amour et cette référence muette au Christ ; je dis seulement que cela ne transparaissait pas dans leurs propos. Quand j'y faisais de timides allusions, ils me répondaient qu'en effet, on agit par amour du Christ, mais tout de suite après ils concluaient implicitement à une sorte d'unidimensionalité de cet amour comme si l'*en-avant* de Teilhard l'emportait dans leur esprit sur l'*en-haut* du même écrivain.
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De la même façon, ces prêtres considèrent les qualités et les mœurs de certains peuples, notamment les Chinois, comme remplissant les exigences chrétiennes par le seul fait qu'ils pratiquent l'enseignement de Confucius en attribuant une grande valeur à la piété filiale, à l'amitié et aux bons rapports entre les hommes en général. Il n'est pas impossible que ces prêtres soient trop occupés pour approfondir leur foi et pour sauvegarder l'équilibre entre la prière et le travail ; il est donc doublement regrettable que l'Église occidentale elle-même soit en proie à la sécularisation, ne pouvant faire ce qui est nécessaire afin de maintenir ses fils lointains sur le chemin de la saine théologie, en même temps qu'ils suivent le chemin du travail admirablement accompli.
Qu'on me permette de citer un exemple : j'ai assisté, non loin de Manille, à une réunion de « fermiers libres » organisés en une sorte de groupe de pression contre les propriétaires et le gouvernement par l'excellent avocat-professeur, le Dr Jérémie Montemayor. Ces paysans et les prêtres qui font cause commune avec eux combattent une des formes les plus exécrables de l'injustice : l'exploitation du travail agricole par les propriétaires -- dont l'Église -- qui exigent des rentes impayables, évacuent les familles des lopins qu'elles cultivent, détruisent leur maisonnette, leur grange, leurs moyens d'existence, et revendent les terres ainsi évacuées à des spéculateurs. Le sort du paysan philippin fait en effet pitié, et l'on comprend la sollicitude de mon ami Montemayor, des prêtres, des religieuses et des étudiants qui les conduisent, leur donnent des conseils, les défendent devant les tribunaux et même devant l'évêque s'il le faut. J'ai donc accompagné Montemayor, comme je l'avais accompagné la veille à une assemblée d'étudiants auxquels il fit un magnifique exposé sur la vraie signification du nationalisme. Dans la cour de la ferme nous avons d'abord entendu une messe très simple, sous un arbre, une table de cuisine servant d'autel. Ce qui m'a tout de suite étonné et irrité, c'était le jeune séminariste, l'un des étudiants de la veille, s'adressant aux fidèles dans une sorte de préface à la messe : tel que Montemayor me le traduisit, le jeune homme se félicita au nom de l'assemblée de ce que nous pouvions comprendre la messe car elle était célébrée en tagalog, langue locale, et non pas dans le galimatias (« hokus-pokus magique ») d'une langue que personne ne parlait plus -- c'était le pauvre latin qu'on malmenait ainsi, oubliant d'ailleurs que moi, invité venu de loin, j'aurais mieux compris le galimatias en question que le tagalog. Notre jeune homme d'ajouter que lui et ses compagnons préparant la prêtrise sauront désormais mieux le sens de leur vocation car ils l'apprennent dans le combat pour la justice.
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Je crains que ce jeune ne soit la règle plutôt que l'exception car je trouve un peu partout que la vocation de prêtre (et de religieuse) ne suffit plus à cette génération laquelle cherche une justification au delà, précisément, du service du Christ. C'est, à mon avis, le sens profond de la crise : les hommes croient que le « social » prime tous les buts concevables, et qu'on devient prêtre pour être mieux à même de créer une société idéale. Si demain on découvre une voie plus directe au « social », eh bien on quitte la soutane pour embrasser une autre carrière, *socially more relevant*, comme on le dit dans un anglais intraduisible (socialement mieux adaptée aux exigences du jour -- serait une version approximative en français).
Après la messe et le vote pour élire les dirigeants de l'association, j'eus la bonne fortune de pouvoir m'entretenir pendant une heure avec la Sœur Aracœli, femme philippine de 35 ans peut-être, solidement bâtie et solide dans l'âme, le moteur agissant de l'organisation dans Bulacán, province où nous nous trouvions. Elle m'a fait un tableau général de la situation désespérée des paysans qui, a-t-elle dit, seront tôt ou tard attirés par le communisme (dont les guérillas ainsi que les syndicats sont très actifs dans la région) si les catholiques ne les prennent pas en main, leur prouvant d'abord qu'ils ne sont pas, malgré la soutane et l'habit, les agents secrets de l'évêque ! Inutile de m'étendre ici sur les détails qui ne sont pas tous édifiants quant au rôle de certains ecclésiastiques et à leur sens commercial. Cela étant, je ne pus quand même me retenir de poser à la Sœur Aracœli la question qui me brûlait la langue : La vocation qu'elle avait embrassée et maintenue était-elle sur tous les points compatible avec l'action qu'elle menait depuis quelques années ? La réponse fut celle que devraient donner tant de prêtres « sociologiques » et qu'aurait dû au moins mentionner l'encyclique *Populorum progressio *: Le danger, me dit la bonne Sœur, est grand, même très grand de tomber dans les excès, non pas brusquement mais peu à peu.
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Surtout une femme, plongée en milieu masculin, faisant non seulement cause commune avec ces fermiers mais souvent partageant une même salle de dortoir après une manifestation publique ou les passions les ont échauffés -- cela implique des risques. Sans une vocation très ferme, un caractère solide et un équilibre spirituel à toute épreuve, une femme peut succomber à beaucoup de tentations au contact d'hommes qui l'admirent et au contact de problèmes où il est déjà difficile de savoir où s'arrêter. Lorsque récemment la Supérieure de son Ordre a consenti à lui envoyer deux autres religieuses (et à augmenter plus tard le chiffre) c'est elle, la Sœur Aracœli, qui lui a conseillé la prudence dans le nombre et dans le choix. Une sentimentale, une faible ne ferait jamais l'affaire, a-t-elle ajouté, et des crises personnelles s'ajouteraient encore au scandale public. (Il était naturel que je pense à deux cas en écoutant la Sœur : à celui de Jeanne d'Arc et à celui des nonnes américaines engagées les unes dans les « marches » à Alabama dans la lutte pour les droits civiques des Noirs, et les autres dans l'affaire des guérilla guatémaltèques. Combien mon interlocutrice comprit la nature périlleuse de ces engagements dont certains font pourtant aujourd'hui une obligation absolue pour prêtres et religieuses.)
\*\*\*
Il y a d'autres problèmes encore dans l'Église du Tiers-Monde. Le plus vaste est d'ailleurs lié à la question discutée dans les paragraphes précédents : le rôle que l'Église doit jouer dans le conflit entre riches et pauvres, conflit qui n'a pas encore pris (et qui ne prendra peut-être jamais) les formes d'une lutte de classe selon le schéma marxiste, mais qui n'en est pas moins un conflit. Il s'agit davantage des pays catholiques du Tiers-Monde (Amérique latine, les Philippines) que des autres où le clergé est, dans la majorité des cas, bien accueilli car il apporte une aide gratuite : écoles, hôpitaux, centres d'accueil, mais où l'on cherche à limiter son rôle et son influence. De ces pays nous reparlerons plus tard.
91:141
Les pays catholiques que j'ai mentionnés sont marqués par l'abîme économique entre riches et pauvres. Le cri de guerre de ceux-ci est le plus souvent la réforme agraire et le morcellement des grandes propriétés et plantations -- le cri de guerre visant donc l'agriculture et la vie rurale plutôt que l'industrie encore assez peu développée et où les ouvriers ne jouent pas encore le rôle d'un prolétariat organisé. L'Église doit-elle être pour ou contre la réforme agraire, dilemme aggravé par le fait qu'elle est souvent propriétaire, en possession de terres énormes et rentables, bien soignées. Historiquement cela est bien compréhensible car pendant des siècles l'investissement le plus solide était le capital en forme de terres, de forêts, de plantations.
N'entrons pas dans l'énorme problème de la rentabilité ou la non-rentabilité de petits lopins après le morcellement des grandes propriétés ; dans le cas des réformes déjà réalisées on trouve que la voie moyenne est la meilleure qui distingue les produits nécessitant les grandes unités de ceux ou la quantité et la qualité ne souffrent pas du travail par petites propriétés individuelles ou bien groupées en coopératives. Il est de toute façon évident que le problème est l'un des plus complexes de l'économie moderne ; on n'en a trouvé la solution, à mon avis, que dans deux ou trois pays (au Japon, à Taiwan, par exemple), et encore faut-il ajouter que la bonne formule chez les uns n'est guère applicable chez les autres. Bref, on ne peut faire grief à l'Église si dans tel pays elle hésite à embrasser une méthode désignée par les idéologues comme seule valable. Encore moins doit-on lui reprocher le fait qu'elle ne condamne pas, d'une façon irréversible et catégorique, la classe possédante et qu'elle ne se fait pas le porte-drapeau de la révolution. Pourtant, c'est ce que certains lui demandent de faire, oubliant que dans une affaire où tous les facteurs ne sont pas, et de loin, connus il appartient à l'Église de se prononcer avec prudence et de ne pas adopter une attitude hostile à l'égard d'une catégorie de la société, quelle qu'elle soit.
La conséquence de ces tiraillements dont l'Église est l'objet dans les pays catholiques du Tiers-Monde est qu'on se réfère à elle comme « réactionnaire », appui des riches, agence de la classe possédante, favorable au statu quo. Afin de réfuter ces étiquettes une partie du clergé local préfère faire cause commune avec les éléments les plus radicaux, plutôt que d'accomplir une tâche autrement difficile, celle d'expliquer le véritable devoir des catholiques : agir avec la plus grande charité mais non sans avoir compris la situation donnée en sa profondeur.
92:141
Mais si dans ces pays l'Église est taxée d'usurpation et d'autoritarisme, elle encourt l'accusation de timidité dans les pays à majorité non-catholique. Voilà une question encore insuffisamment explorée, à cause peut-être de la diversité des cas individuels. Le terme « timidité » est d'ailleurs employé dans plusieurs sens : L'Église est timide, disent les uns (catholiques eux-mêmes), parce qu'elle garde jalousement ceux qu'elle a convertis, les met dans ses propres écoles, ou cherche à les faire inscrire dans le parti politique qui passe pour être favorable à l'Église. Les catholiques locaux sont ainsi enfermés dans un « ghetto » : parlant de leurs concitoyens bouddhistes, taoïstes, confucéens ou musulmans ils sont enclins à dire « eux, les Thaïlandais » ou « eux, les Égyptiens », « eux, les Indiens ». Bref, ces catholiques se distinguent des autres et se considèrent comme appartenant à un groupe spécial, peut-être même à un groupe de pression. Selon les autres, la timidité de l'Église consiste dans le contraire, notamment le refus de se considérer comme une partie de la nation et participante intégrale à la vie nationale. A cet égard on cite le Japon où les Catholiques forment une minorité vraiment minuscule et où l'Église chercherait à ne pas se faire trop voyante. Puis il y a l'exemple du Vietnam et son catholicisme militant, où, précisément, l'Église n'est pas dans le « ghetto » mais s'affirme, surtout dans la lutte actuelle, comme le noyau national. A mon sens, c'est l'exemple vietnamien qui conviendrait le mieux à la situation du catholicisme en Asie orientale. Si la Chine n'avait pas succombé au communisme, elle aurait donné à l'Église un jardin florissant -- ce qui ne veut pas dire que 700 millions d'âmes se seraient converties mais que le renouveau dont le pays avait un si grand besoin aurait eu un des points d'appui au sein du catholicisme. Parmi le haut clergé chinois il n'y eut pas une seule défection (on a expulsé tout le clergé non-chinois, à l'exception de l'évêque Walsh, américain, condamné à 20 ans de prison) sous la pression communiste : ils sont morts par privations, ou bien ils végètent toujours dans les camps. Au Vietnam, malgré les détracteurs du président Diem, il n'y eut pas de tension entre catholiques et bouddhistes, les premiers étant partie intégrante de la nation ; il fallut que le journaliste D. Halberstam du *New York Times* invente l'hostilité bouddhiste contre les chrétiens afin que l'opposition à Diem prit un caractère religieux et que certains chefs bouddhistes, favorables à Hanoi, en prennent la direction.
93:141
Faut-il conclure ? Il est certain qu'il existe des régions imperméables au christianisme, notamment les pays musulmans, surtout lorsque ces pays ont déjà absorbé la civilisation indienne, comme c'est le cas de la Malaisie et de l'Indonésie. Par contre les régions dominées ethniquement et culturellement par la Chine et le confucianisme peuvent devenir ou redevenir fertiles pour le missionnaire catholique -- ce qui ne veut nullement dire que les pays en question seront demain christianisés. La condition préalable est que l'Église parle d'une voix ferme, ce qui dépend, à son tour, de son unité. Au lieu de refléter la confusion du monde moderne, les catholiques devraient en montrer la voie de sortie.
Thomas Molnar.
94:141
### Journal logique
par Paul Bouscaren
« Une société où l'incroyant ait sa place aussi bien que le croyant. » (*France-Culture*, émission de la libre-pensée, 14 décembre). Quelle société, quelle réalité humaine, pour lui faire aussi bonne place, peut tenir aussi bien sur le vide, (aperçu ou non, il n'importe), qu'est l'incroyance comme telle ? Rêverie, ou mensonge ?
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« Supprimer toutes les inégalités qui peuvent l'être », il me semble injuste de reprocher au monde actuel de le promettre sans le faire, alors qu'il n'arrête pas de le faire, en supprimant les supériorités, en éliminant les élites ; bien plus, il a commencé avec les professionnels de la politique, et, citoyens, quelle démocratisation ! Et celle des évêques, chrétiens !
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S'il n'y a de vie humaine qu'à mesure de liberté entendue comme principe créateur, comme choix volontariste, -- pas du tout comme obéissance volontaire à la raison nous obligeant à une vérité et un bien qui transcendent nos choix, -- alors, le droit naturel et imprescriptible de vivre en homme libre fait respect de soi-même, respect de la dignité de l'homme en soi-même, de *choisir ce qui affirme davantage le choix*, à ses propres yeux et aux yeux des autres.
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Noblesse oblige à porcherie, ce n'est pas un canular, c'est le principe de la liberté moderne depuis 1789. Et le pire fruit de la liberté moderne, ce n'est pas « Porcherie », c'est l'Église en liberté moderne... Je venais de prendre cette note, une dame survient pour nous dire la liberté de la folie, « qui transgresse le préjugé essentiel, à savoir les limites du moi », (Mme Marguerite Duras). Et comment cette liberté de chacun par sa propre folie ne rappellerait-elle pas que « l'enfer, c'est les autres », pour la même volatilisation de l'existence par l'être abstrait ? Chez Henri Bergson, qu'est-ce que « l'ouvert » à la honte du « clos », sinon le même triomphalisme idéologique, et pour amener où le penseur, sinon à la démocratie universelle confondue avec l'Évangile ? L'universalité de l'Évangile n'a rien pour l'opposer par principe aux nécessités de l'existence, ni à ses limites, ni à l'art politique voulu par elles à tous les niveaux de l'existence, et en particulier à celui de l'existence sociale : « Cherchez *d'abord* le Royaume... Rendez à César et rendez à Dieu... Soyez simples comme la colombe et prudents comme le serpent. etc. ». Bref, *existez pour être à Dieu*, prêts au besoin à perdre l'existence plutôt que d'y rester sans faire la volonté de Dieu. Le quiproquo idéologique, chez Bergson comme ailleurs, et aujourd'hui dans l'Église, veut chrétienne l'existence en tant qu'existence, comme si l'existence était la pure puissance d'une matière première, pour la liberté de l'être, -- comme si la volonté devait être volontariste ou n'être point la volonté, ou ne pas obéir à Dieu. L'Évangile est aussi loin que possible, disons : aussi loin que notre La Fontaine et notre Maurras, d'une vision moniste de la vie, et qui voudra me le faire lire en ce sens, eh bien, chiche !
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S'il faut être avec le pape, croit-on vraiment satisfaire à cette obligation catholique en pêchant à la ligne les déclarations de Paul VI que l'on juge conformes à la doctrine traditionnelle ? Si le pape, non certes régnant, mais en charge, contraint chacun, de parole, d'action, et d'omission, à choisir par lui-même sous peine de se voir tiraillé à hue et à dis, est-on loyal avec soi-même et avec les autres en professant d'être avec Paul VI, comme si Paul VI choisissait et faisait obligation à l'Église de son choix à lui, le pape de Rome pour cela ?
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« La gloire de Dieu est la vie de l'homme » selon que la vérité de notre vie ne peut se trouver ailleurs que dans la gloire de Dieu ; ce n'est pas symétriquement que « la vie de l'homme est la gloire de Dieu », car il n'y aurait pas moins de ridicule à vouloir la vérité de la gloire divine dans l'humaine vie, que de faire du marbre la vérité de la Victoire de Samothrace ; voilà pourtant ce qui n'arrête plus de se dire dans l'Église dont la vie était la gloire du monde pour y vivre.
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« Les hommes naissent libres », est-ce à dire, j'y reviens, une disposition de soi-même qui *suppose l'obéissance,* (à Dieu, à la raison, à la vérité, à quelque loi obligeant le choix de soi-même), -- ou qui *s'oppose à l'obéissance* pour être liberté ? S'agit-il du second, je tiens cette déclaration pour indiscernable de la suivante : les hommes naissent en état de péché originel, -- puisqu'ils font leur nature même d'être sans yeux pour la lumière. Il faut préciser : contre la lumière de la foi spontanée, et, par voie de conséquence, contre la lumière du bon sens.
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Arrêtez-vous aux apparences accessibles à nos sens, toutes les vies des hommes peuvent également se dire la vie humaine. Disposez de la vie humaine, dans la société, selon le type d'être obtenu par l'abstraction de l'intelligence, comme si l'existence humaine s'y trouvait, toute vie des hommes en sera également impossible. N'importe, faites conscience de l'un et de l'autre, -- ou laissez aux hommes modernes de « transformer le monde » par le retour au chaos.
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« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », en eux-mêmes et par eux-mêmes, ou bien : aux hommes à qui sourit la bienveillance divine ? Je comprends le doute et le souci d'en sortir des croyants de toute chapelle, ou d'un « vieux rationaliste » de radio, (*France-Culture*, 28 décembre) ; mais je demande pourquoi on laisse tomber unanimement le plus grave pour les hommes : qu'il n'y a pas de paix à attendre sans bonne volonté de leur part ou sans bienveillance de la part de Dieu ; que parler, sans autre, de la paix entre les hommes, c'est là unir deux noms sans rien pour autoriser à les unir, -- comme qui dirait : la fidélité des hommes à tous leurs devoirs envers les autres.
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La jeunesse est ceci, la jeunesse fait cela... Je demande ce que c'est que la jeunesse, et ce qu'il lui est possible de faire, lorsque les adultes en sont venus à la décomposition intellectuelle et morale ou je les vois dans l'Église même, au témoignage quotidien du Figaro et des radios, outre le témoignage homilétique du dimanche. La réponse à pareille question me semble aller sans dire : la jeunesse, aujourd'hui comme toujours, fait écho à ses adultes et leur tend le miroir. Vous vous récriez d'horreur devant les contorsions de l'enlisement des jeunes, et c'est votre vie indispensable à leur vie qui est la vase, (au moins par l'inconsistance, et combien de fois par l'ignominie ?)
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*Quasi limam in manibus fabri*, c'est la maxime de l'obéissance selon Vincent de Paul, et l'on n'a pas tort de la préférer à celle d'Ignace de Loyola : *perinde ac cadaver *; quant à l'activité propre de l'instrument animé comme aussi de l'outil, dont ne parle pas l'image du cadavre ; certes, mais attention, car cette seconde image a autre chose à dire : la nécessité d'être mort à soi-même pour obéir en esprit et en vérité. Mais encore, attention ! Car il s'agit d'être mort à soi-même mort qui est vie à Dieu, chose assez différente de la décomposition d'un cadavre au gré des forces du monde comme il leur est abandonné, je veux dire de la décomposition d'une certaine liberté ouverte au monde.
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« S'éduquer à la paix par la réconciliation », (*Messages du S.C*. de décembre).
1° « Éduquer à » et « s'éduquer » sont l'un et l'autre inconnus de Robert aussi bien que de Littré.
2° S'il s'agit de la paix intérieure, c'est l'effet propre de la charité, avec la joie (IIa IIae, 29, 3) ; repos en Dieu du mouvement principal de l'âme, (Ibid., 2), non pas n'importe quelle concorde y parvient, mais celle où les cœurs unis *sont d'abord des cœurs unifiés*, (Ibid., I). Ou cette analyse ne vaut rien, ou la paix par la réconciliation parle pour ne rien dire, puisqu'il faut entendre : sous réserve qu'il s'agisse de l'union des cœurs comme elle se trouve en la seule paix digne de ce nom ! Avec le danger, par conséquent, de telles et telles concordes qui feront obstacle à la paix, loin de pouvoir y acheminer.
3° Veut-on parler de la paix extérieure comme tranquillité de l'ordre social, c'est donc l'ordre social qu'il faut à cette tranquillité, mais c'est-à-dire tout autre chose à atteindre que le fruit à attendre de la concorde entre les personnes en tant qu'union des cœurs, celle-ci conditionnée comme elle l'est par le même ordre social comme son milieu naturel indispensable, -- excepté peut-être quelques saints.
Allons, une pièce de plus au dossier de la désintégration humanitariste, dite œcuménisme. Je ne sache pas que personne sache rien d'une dynamique physiologique *au lieu et place* d'une statique anatomique, je n'arrête pas d'ouïr prêcher le dynamisme de l'amour à la honte d'une statique de l'ordre.
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D'après l'homélie de ce dimanche 4 janvier 1970 en la cathédrale de M., l'Épiphanie est la fête des païens, auxquels vient parler, comme à nous, le Saint-Esprit, que, davantage, ils peuvent écouter mieux que nous, mes frères.
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Selon l'Évangile comme il parle, ceux que nous nommons les païens s'entendent par opposition aux fils d'Abraham, peuple choisi entre tous pour la promesse du salut messianique ; ni à ceux-ci, ni moins encore à ceux-là, il ne suffit d'être appelés à ce salut, ils ont à le recevoir par la foi et le baptême, et à vivre de cette nouvelle naissance selon tout l'enseignement du Christ. D'où il suit que Noël peut être dit la fête des Juifs *qui ont cru à l'Évangile*, l'Épiphanie la fête des païens *convertis au christianisme*, -- et c'est-à-dire, l'Épiphanie, *notre fête à nous, les chrétiens qui ne sommes pas israélites de naissance*. Considérons alors, mes frères, la bonne mine de l'homéliste ouvert au monde, fermé à mesure au bon sens, (conséquence inéluctable, il le faut reconnaître).
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« Nous sommes tous des assassins », mais en deux manières : celle des hommes qui assassinent de leurs mains, et celle des autres hommes, sans excepter ceux que l'on assassine, s'ils trouvent les premiers bons à tuer « par voie de justice », comme ils l'osent dire en ce cas. Les seuls assassins du second genre sont responsables, par définition.
« *Contester*. 1° Mettre en discussion le droit ou la prétention de quelqu'un à quelque chose... 2° *Par ext*. Mettre en discussion ce que l'on n'approuve pas. » Ainsi témoigne le Robert, et je ne pense pas que quiconque le réduise, ici non plus qu'ailleurs, à *mettre en discussion* un emploi des mots plus ou moins étranger aux sens attestés par le dictionnaire, qui est là pour ça. L'Évangile est-il là pour quelque chose de moins net, parle-t-il avec moins d'autorité, ou, au contraire, beaucoup plus *tanquam auctoritatem habens*, de la Bonne Annonce du salut en Jésus-Christ, et Jésus-Christ ne déclare-t-il pas expressément être venu dans le monde « pour rendre témoignage à la vérité » ? Or nous avons, pour le quart d'heure, des évêques selon qui, parlant à « nos communautés eucharistiques », l'Évangile « conteste chaque personne et chaque groupe dans les réactions propres à son milieu, dans ses idées et ses opinions... » (*Figaro*, 7 janvier.)
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Je proteste que l'Évangile a bonne mine, enfariné de la sorte par des évêques de pareille farine ; d'abord, selon qu'*attester en nom Dieu* se voit en effet fort mal, chicanant la diversité aussi pluraliste soit-elle, et respectable à mesure, de la sottise moderne ; ensuite, du côté de celle-ci, parce que l'humaine raison doit choisir à ses risques et périls, vraiment digne de respect à mesure, là où l'Évangile refuse de le faire : quant à rendre à César ce qui revient à César, et quant à faire nos partages temporels même d'ordre privé.
Ainsi, le catholicisme traditionnel étant aux yeux d'aujourd'hui le cadavre du christianisme, ainsi ce que j'ai sous les yeux, cherchant le christianisme de l'Évangile là où l'on se réclame de l'Évangile, voire en successeurs des Apôtres, ce n'est pas l'apparence d'un cadavre, c'est le je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue. Un distique prosaïque me paraît néanmoins de bonne réponse à la catastrophe comme elle arrive :
*Savoir ce que parler veut dire, à parler franc,*
*Et non pris par les mots plutôt qu'on ne les prend.*
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Quiconque a besoin, (pourrait avoir encore besoin), d'un texte pour établir à ses propres yeux l'effondrement de la raison avec la foi dans ce qui se donne aujourd'hui pour l'information religieuse, sous la signature d'un prêtre qui fut expert au Concile, je signalerais, dans le *Figaro* du 9 janvier, page 9, les lignes de l'abbé René Laurentin sous le titre : « Questions radicales sur l'infaillibilité ». A ces questions délirantes, une seule question à poser, pour ne pas être infini : si l'Église doit vivre de la foi en l'infaillible parole de Dieu, que lui servirait que Dieu ait parlé infailliblement, si la raison humaine, dans l'Église non plus que dans le monde, quant à la vie éternelle non plus que pour la vie temporelle, n'était mariée indissolublement et gardée infailliblement à la vérité révélée ? A quoi bon celle-ci au hasard de nos mensonges, par exemple ceux d'aujourd'hui ? Mais, précisément, cette *question de la foi* exige une *traduction moderne :*
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la notion de « vérité révélée » est-elle recevable, alors que la science fait promener des hommes sur la lune, -- voilà pour le peuple adulte et informé, -- et quant à elle, fait de *postulat* un synonyme d'*axiome*, les mathématiciens ne voyant plus « aucun sens » à « la distinction traditionnelle », (Lucien Chambadal, « Dictionnaire des math. modernes », p. 175), -- verdict où le moins remarquable n'est pas de dire la distinction *traditionnelle*, alors qu'elle se voulait *d'évidence première de la raison ?* Ce que peut donner une « logique moderne » pour qui un axiome est un « principe posé hypothétiquement à la base d'un système déductif », (Supplément 1968 du Grand Larousse, au contraire du G.L. 1960), on le voit peut-être assez bien au *Figaro* du 12 janvier, avec le calembour donné pour *paradoxe,* toujours par l'inestimable René Laurentin : « ...alors que la certitude rationnelle est fondée sur *le principe de non contradiction*, la certitude chrétienne est fondée sur celui que l'Écriture appelle *Signe de contradiction* (Luc, II) ».
Paul Bouscaren.
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### L'inflation
*Nouvelles causes. -- Nouveaux effets*
par Louis Salleron
« C'EST NOTRE CONVICTION PROFONDE, et la conclusion fondamentale de ce travail, que l'analyse économique contemporaine ne fournit pas d'explication valable du phénomène inflationniste et que, pour tout dire, nous parlons d'un phénomène et nous nous battons, sauf de brèves périodes de répit, contre un phénomène dont nous ne savons pas, au juste, qui il est, ni ce qu'il est. »
Telle est la déclaration que croit pouvoir faire M. Pierre Biacabe au terme d'un gros livre intitulé « Analyses contemporaines de l'inflation » (Sirey, 1969).
Voilà qui peut mettre à l'aise savants et ignorants. Nul ne sait plus ce qu'est l'inflation.
Sortons de ces nuages.
L'inflation dont nous parlons, c'est tout bonnement une hausse continue des prix.
Il y a inflation quand il y a décalage, dans le déroulement des transactions, entre la masse des biens offerts sur le marché et la masse de la monnaie disponible pour l'achat de ces biens. Quand les biens se raréfient en face de la même quantité de monnaie, ou quand la monnaie se multiplie en face de la même quantité de biens, les prix montent. C'est l'inflation.
Mais qu'est-ce qui produit le décalage entre biens et monnaie ? Autrement dit, quelle est la cause de l'inflation ?
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Il n'y a pas *une* cause, il y en a d'innombrables. Et les mécanismes économiques et monétaires sont tellement complexes que les causes qu'on peut déceler n'agissent comme causes que quand certaines conditions sont réunies. L'équilibre général des prix étant le résultat de multiples équilibres partiels.
Simplifions : tout le monde est d'accord que, concrètement, dans l'ère actuelle (caractérisée par un certain nombre d'équilibres), l'inflation provient principalement soit de l'augmentation de la demande, soit de la hausse des coûts de production.
L'augmentation de la demande (de produits) provient de l'augmentation des revenus (ou de la part des revenus qui sont affectés aux achats au lieu de l'être à l'épargne).
La hausse des coûts de production provient principalement de la hausse des salaires.
Augmentation de la demande et hausse des salaires peuvent se combiner, puisque les salaires plus élevés augmentent les prix tout en créant une masse de revenus supérieure.
Arrêtons là ce rappel de faits bien connus, car pour corriger ce qu'ont de sommaire ces explications, il faudrait entrer dans trop de détails.
Le problème qui se pose aux esprits est tout autre. Il est celui-ci : pourquoi tous les pays connaissent-ils l'inflation depuis de longues années ? Les États-Unis eux-mêmes arrivent à nos taux, avec un accroissement annuel des prix qui avoisine maintenant 6 p. 100.
Disons, pour être clair, 1) qu'au XIX^e^ siècle, jusqu'à 1914, il n'y a pas eu d'inflation ; 2) qu'après la première guerre, il n'y a eu d'inflation que dans le pays où la guerre a fait des destructions ; 3) qu'après la seconde guerre, l'inflation a été générale, et qu'elle *a continué après la reconstitution du capital détruit*.
Pourquoi ?
Pourquoi, quand le capital détruit est reconstitué, et au delà, et qu'ainsi, selon les apparences, les conditions d'un équilibre général sont réunies, -- *pourquoi l'inflation continue-t-elle ?*
A notre avis, il y a deux raisons.
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La première est purement mécanique. Elle tient à l'élimination de l'or comme base du système monétaire.
De 1850 à 1910, le stock d'or « a été multiplié par 5,2 ce qui correspond à un accroissement moyen de 2,8 % par rapport au stock existant au début » ([^16]). Cet accroissement correspond à peu près à celui (net) du revenu des nations développées, c'est-à-dire à l'accroissement des biens qui, après tous les amortissements et toutes les compensations à envisager, viennent sur le marché.
Un système monétaire qui exclut l'or et prétend réaliser l'équilibre sur la seule correspondance de la masse monétaire à la masse des biens, sans référence à un *bien* qui soit la contrepartie de *tous les autres biens* (étant entendu que le système ne peut jamais être entièrement *fermé*), dégage une poussée inflationniste égale au taux du progrès technique -- disons 2,8 %.
La seconde raison est le transfert opéré des biens fondamentaux aux biens secondaires. L'accroissement de la richesse, à travers l'accroissement des revenus, se réalise au niveau des biens de consommation ou des biens de peu de durée. Le rapport entre l'épargne et la consommation devient un simple rapport entre investissement en vue des biens de consommation et consommation de ces biens. Il se produit ainsi un gigantesque désinvestissement des biens essentiels, une véritable « décapitalisation » de la société qui se nourrit de gadgets au détriment de la santé, de la stabilité, de la beauté, de la contemplation et, en général, de tout ce qui n'est pas « monétisable ».
Ces deux causes engendrent directement la conséquence *nouvelle* de l'inflation généralisée, qui est l'*insécurité*.
La conséquence, dira-t-on, est ancienne, et il y en a d'autres. Expliquons-nous donc.
L'inflation exerce, avant tout, un transfert général de richesse. Ce transfert se fait des créanciers aux débiteurs, des petits aux gros et des individus aux collectivités. Quand elle se prolonge et devient galopante, elle crée des masses énormes de pauvres. C'est donc un climat général d'insécurité, mais dont on peut espérer *sortir*. Aujourd'hui, l'inflation *permanente*, pour limitée qu'elle soit, est une réalité institutionnalisée. Elle s'insère dans la substitution croissante de l'économie de répartition à l'économie de capitalisation.
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Il en résulte que l'individu pauvre, ou sinon riche du moins aisé, ne peut plus s'assurer *personnellement* contre les coups du sort et contre la vieillesse. Il ne le peut que par la voie des sociétés d'assurances et surtout par la voie de l'*État* (Sécurité sociale). Mais l'*indemnité de chômage* et la *retraite* ne lui assurent qu'un train de vie très éloigné de celui auquel il était habitué ; et, de plus, il craint que ce train de vie médiocre ne soit encore perpétuellement diminué par l'inflation qui continuera. Ne pouvant plus épargner en argent il achète une cabane ou une maison, mais qui ne lui assurera pas de revenu et qui le remettra dans l'angoisse s'il la vend pour en tirer de l'argent.
Bref, le *stade actuel de l'inflation permanente* se traduit par une *anxiété générale du lendemain*. D'où ces revendications perpétuelles pour une *protection sociale* plus grande dont, en même temps, chacun se rend compte que, si elle s'accroît, ce sera encore au détriment des patrimoines particuliers et des possibilités de défense individuelle.
L'image du Léviathan se profile ainsi sur la société. On ne sait plus comment s'en sortir.
La voie de la solution est étroite. Car de deux choses l'une : ou bien la socialisation s'amplifie (c'est le plus probable) et c'est la fin des libertés et de la liberté ; ou bien l'on fait machine arrière en recréant les conditions d'une monnaie stable, et il paraît illusoire d'y parvenir sans dictature.
Nous verrons, dans les deux ans qui viennent, si les États-Unis parviennent à enrayer l'inflation chez eux. Ils sont les seuls à pouvoir y parvenir par des moyens à peu près « libéraux ». S'ils échouent, le monde occidental entrera dans une ère sociale entièrement nouvelle -- et peu réjouissante.
Louis Salleron.
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### L'économie à l'envers
par Marcel De Corte
COMME L'INDIQUENT LES DICTIONNAIRES, le mot socialisme comporte de nombreux sens qui pivotent, en théorie et en pratique, autour de deux foyers : l'élimination de l'économie concurrentielle au profit de l'économie concertée, et l'attribution à l'État de cet office de concertation de l'économie. A ce dernier titre, l'idéologie socialiste s'est imposée, d'une manière ou d'une autre, à toutes les nations du globe. Elle a provoqué dans les pays communistes la totale et réciproque confusion du politique et de l'économique. Elle a tissé, dans les pays prénommés « libres », tant d'interférences entre ces deux aspects de l'activité humaine qu'il est impossible de les compter. Partout, l'État, « ce monstre froid entre les monstres froids » dont Nietzsche a dénoncé l'apparition à l'époque moderne, s'immisce dans la sphère de l'économie jusqu'à mouvoir ses ressorts les plus intimes. Il suffit de constater ce qu'est devenue l'économie de profit sous l'influence des subsides de l'État dans les nations réputées « libres ». Des secteurs entiers de cette économie apparemment imperméable à la collectivisation, tels les mines de charbon et l'agriculture, sont passés, grâce au poumon d'acier des subventions, de la catégorie du service privé à celle du service public, tout en maintenant une indépendance de plus en plus formelle.
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Comment expliquer ce phénomène, pour le moins singulier, puisque les pays où l'État possède les instruments de production et les leviers de commande de l'économie se révèlent les plus économiquement arriérés, les plus lents à suivre la courbe ascendante de la productivité, les plus incapables de satisfaire aux besoins des consommateurs, en dépit de l'énorme pouvoir mis en jeu ? *Pourquoi l'économie s'étatise et se socialise-t-elle de plus en plus alors que l'État se montre de plus en plus impuissant à résoudre les problèmes économiques ?* Tout le monde s'accorde à constater la faillite de l'État dans les différents domaines de l'économie dont il s'est rendu maître (chemins de fer et assurances sociales par exemple) et, cependant, tout le monde peut observer que l'État a, sur toutes les activités économiques, une emprise *qui croît d'année en année* sans qu'apparaisse le moindre obstacle ou la moindre résistance effective à sa domination. Les victimes de l'étatisation consentent à leur sacrifice avec une stupeur résignée, parfois même avec enthousiasme.
Avant de répondre à cette question, il convient de souligner un aspect important des relations entre l'État et l'économie.
#### I. -- L' « économique » et le « politique »
Il est manifeste que l'État, par son rôle, ses pouvoirs et son éminence, appartient à la sphère du public. Il est non moins manifeste que l'économie, du moins jusqu'à ces deux derniers siècles, a relevé (sans autre discontinuité en Occident que la longue période de décadence qui coïncide avec la fin de l'Empire romain) de la sphère du privé. Comme le montre un livre récent de Peter Laslett : *Un monde que nous* *avons perdu*, consacré à l'étude des structures sociales préindustrielles de l'Angleterre, toute l'économie anglaise antérieure au XVIII^e^ siècle est restée essentiellement familiale ou patriarcale. On peut en dire autant -- sauf quelques exceptions dues en France au colbertisme -- de l'économie européenne antérieure au XIX^e^ siècle. -- Toutes les activités économiques étaient centrées sur la famille et sur le chef de famille groupant autour de lui sa femme, ses enfants et un nombre plus ou moins grand d'ouvriers et d'auxiliaires.
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La communauté familiale n'a donc pas seulement alors un sens plus large que la famille moderne : elle est, par sa nature même, une entité économique où tel ou tel métier se pratique. C'est somme toute, perpétuée pendant plus de deux millénaires, malgré les interruptions dues aux crises, la situation décrite par Hésiode et par le fondateur de la science économique Aristote. Pour les Grecs, l'économie (de *oikos*, maison) est la science de la famille ou de la « maisonnée », cellule sociale fondamentale où s'accomplissent les activités laborieuses qui permettent aux hommes de vivre et de transmettre la vie. De même que la transmission de la vie par le mariage, l'acquisition économique qui a pour but de fournir à la famille les ressources et les moyens de subsistance indispensables, ressortit au domaine du privé. L'État se réserve le domaine du public.
On se tromperait lourdement toutefois en imaginant que l'État et l'économie furent pendant des siècles des réalités étanches et sans rapports réciproques. Il est impossible en effet de délimiter la sphère du privé sans définir celle du public, et inversement : est privé ce qui n'est pas public ; est public ce qui n'est pas privé. Par essence, le public et le privé sont corrélatifs l'un de l'autre, et l'exemple le plus net est celui du mariage, acte éminemment public, qui n'en est pas moins constitutivement privé. La séparation que trace entre eux Ulpien demande donc d'être correctement interprétée : *Publicum jus est quod ad statum rei Romanae spectat, privatum quod ad singulorum utilitatem *; le droit public englobe les normes qui règlent l'institution étatique, le droit privé celles qui régissent ce qui est utile aux particuliers. Si soucieux que fussent les Anciens de distinguer les activités politiques des activités économiques, ils ne les séparaient pas : si celles-ci avaient pour fin le *vivre*, celles-là avaient pour fin le *bien-vivre*. Les activités économiques nous sont, partiellement au moins, communes avec les animaux, les activités politiques sont proprement humaines. Le politique est supérieur à l'économique comme la forme l'est à la matière et l'âme au corps. La Cité est une œuvre d'intelligence et de volonté qui s'incarne dans des familles qu'elle groupe, pour leur donner, au-delà de l'économie domestique de subsistance, un ensemble de biens excellents que la seule communauté familiale est incapable d'accorder aux hommes : l'ordre, la paix, le développement de l'esprit, les arts, etc.
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Elle exerce ainsi sur les familles et sur les activités économiques la même priorité que le tout à l'égard des parties et que l'intérêt général à l'égard des intérêts particuliers. Le politique se subordonné toujours l'économique. La façon dont les rois de France se sont servis des corporations pour abattre la féodalité en est un exemple entre mille. Pareillement, à notre époque, le consentement que certaines puissances économiques et financières donnèrent à la décolonisation, dans l'espoir de maintenir leur prépotence, illustre par ses résultats la portée universelle de ce principe. Les forces économiques durent traiter avec l'État nouveau, si branlant et si fantomatique qu'il fût, et prendre le masque du politique pour restaurer leur empire.
Il ne faut nullement être historien pour constater que le manchestérianisme n'a jamais été qu'une théorie abstraite -- élaborée pour une bonne part après coup --, dont l'application a été chaque fois déterminée par une décision *politique* résolue à favoriser l'économie industrielle au détriment de l'économie agricole. Faut-il rappeler que l'*Anti-Corn-Law-League,* créée à Manchester en 1838, aboutit en 1846, par la pression qu'elle exerça sur le pouvoir, à l'abolition de la loi qui frappait l'entrée en Grande-Bretagne des blés étrangers d'une taxe d'autant plus lourde que le prix du froment indigène était plus bas ? Faut-il ajouter que la réduction des droits de douane est de toute évidence un acte d'intervention de l'État dans le domaine de l'économie ?
Toute l'histoire économique du XIX^e^ siècle, loin de témoigner en faveur de l'indépendance de l'économique par rapport au politique, montre, au contraire, que les divers États européens sont intervenus avec constance et persévérance dans l'économie afin de favoriser l'expansion industrielle commençante et sous la poussée des groupements financiers qui alimentaient celle-ci. La *politique* économique de ces États a été de soutenir les entrepreneurs, comme on disait alors, qui les y incitaient. L'exemple de la Russie en témoigne : c'est sous l'impulsion des tsars, avec toute la protection et les faveurs qu'elle impliquait, que la première industrialisation de ce pays s'est effectuée, et aucun des entrepreneurs étrangers qui se sont établis à l'époque en Russie n'a refusé ce soutien. En Belgique, les premiers rois ont aidé fortement à l'implantation de l'industrie sidérurgique.
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Chacun sait, d'autre part, que la *politique* coloniale des États européens au XIX^e^ siècle a été soumise constamment aux pressions des producteurs de ces différents États désireux de découvrir des matières premières à bon compte et d'étendre leurs marchés à des dimensions extracontinentales.
Le contraire eût été surprenant. Une économie de type moderne ne se développe que dans le cadre d'une politique qui inclut, comme telle, l'intervention directe ou indirecte de l'État. Il en est ainsi parce que *l'économique est naturellement subordonné au politique* comme le particulier au général. L'État, par définition et par fonction, est le détenteur du pouvoir suprême. Il se subordonne les individus, appelés du reste ses sujets. La politique économique la plus soucieuse de « laisser faire » les détenteurs de la puissance économique dérive encore d'une décision politique, prise par l'organe qualifié de cette décision l'État.
L'U.R.S.S. révèle admirablement à son tour cette influence du politique sur l'économique. Le communisme a beau proclamer que les infrastructures économiques déterminent universellement les superstructures politiques. Il a beau prédire qu'à mesure de la collectivisation l'État entrera dans une phase de dégénérescence : à la limite, lorsque le communisme sera parfaitement instauré, il n'y aurait même plus d'État, partant plus de politique. Rien n'est plus faux et toute l'histoire de l'U.R.S.S. dément cette assertion. De fait, il n'existe pas de pays au monde où l'économie, jusqu'en ses plus infimes détails, soit davantage soumise aux décisions *politiques* de l'État et de ceux qui en tiennent en mains les leviers de commande. La « patrie des travailleurs » est devenue une immense usine dont la fonction n'est nullement de fournir aux consommateurs les biens économiques qu'ils réclament, mais de renforcer la puissance des hommes au pouvoir. « Un seul cerveau suffit pour mille bras », disait Gœthe. En rivant les travailleurs à « l'édification du socialisme » et de l'économie collectiviste, les dirigeants de la Russie soviétique se réservent pour eux seuls la direction politique du pays. *L'économie collectiviste sert à maintenir et à consolider leur autorité politique*. Toute sa structure est bâtie en vue d'attribuer à jamais -- du moins théoriquement -- le pouvoir politique à un seul ou à quelques-uns. Aussi bien la moindre « libéralisation » économique du régime en signifierait la fin.
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Pour être différente, l'évolution des rapports entre l'État et l'économie, dans les pays qui ne sont pas d'allégeance marxiste, ne manifeste pas moins l'absorption de l'économique dans le politique et du domaine privé dans le domaine public, malgré toutes les apparences contraires.
#### II. -- Le processus d'étatisation
Il semble en effet que la politique des États modernes, après avoir été de seconder, d'encourager et de protéger certains groupements financiers et industriels dynamiques, fut de subir -- par voie de conséquence inévitable -- leurs pressions ultérieures dès que leur puissance eut pris suffisamment d'extension. Cette première intrusion de l'État dans l'économie déclencha une réaction en chaîne : tous les groupements économiques exigèrent l'appui de l'État. Les syndicats ouvriers, qui parvinrent à se constituer en dépit de toutes les interdictions légales, firent adopter par l'État, qui les imposa ensuite à toute l'économie, une série de revendications qui est loin d'être épuisée. Les groupements d'agriculteurs et de classes moyennes leur emboîtèrent le pas. Il n'est guère de travailleur actif ou pensionné qui ne fasse au moins psychologiquement partie d'un groupe de pression qui incite l'État à s'introduire d'une manière ou d'une autre dans les divers secteurs de l'économie. Il n'est nullement exagéré de dire que les groupes de pression économiques sont installés dans les États d'une manière semi-institutionnelle et que l'ingérence de l'État dans toute l'économie est aujourd'hui en cours d'achèvement. *A l'appel des intéressés eux-mêmes, l'État s'immisce dans la totalité du processus économique*. Il semblerait donc que les détenteurs du pouvoir économique aient complètement subjugué les possesseurs du pouvoir politique et qu'ils se soient même, en bien des cas et pendant des périodes plus ou moins longues, substitués à eux, directement ou par personnes interposées.
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Rien n'est plus inexact. Le propre de l'État est d'être une entité politique et il ne peut rigoureusement pas se transformer en autre chose sans disparaître, autrement dit sans entraîner dans sa ruine la société dont il est la nécessaire clef de voûte. Il en est ainsi parce que la fonction inaliénable et immuable de l'État est d'être le gardien de l'intérêt général et qu'*il ne peut assumer la tâche de satisfaire les intérêts,* toujours particuliers, comme nous le verrons, de l'économie, *sans vider ceux-ci de leur subs**tance et les convertir en intérêt général.* L'expérience confirme du reste ce principe qui ne souffre pas d'exception : c'est toujours au nom de l'intérêt général que l'État est intervenu, intervient ou interviendra dans tel ou tel secteur industriel : le soutien accordé par l'État à l'industrie charbonnière s'est justifié à ce titre et c'est la communauté tout entière dont l'État a la charge qui en a supporté tout le poids. Même si l'on accorde que l'ingérence de l'État est causée par la pression des puissances financières et des puissances syndicales, coalisées à cette fin précise de maintenir leurs pouvoirs respectifs, l'une sur un capital matériel, l'autre sur un capital humain, qui, sans subsides, seraient voués à la disparition, même si l'on en déduit que les puissances économiques ont triomphé en l'occurrence du pouvoir de l'État et ont mis leur autorité à la place de la sienne, il reste que l'État *socialise* plus ou moins profondément un secteur de l'économie et qu'*il absorbe ainsi des intérêts particuliers dans l'intérêt* *général*. C'est l'État et uniquement l'État qui décide de faire passer telle portion de l'économie de la rubrique « privée » à la rubrique « publique ». Sans l'État qui n'émet jamais que des décisions *politiques*, les manœuvres des groupes de pression économique seraient vaines. A moins de réduire à leur discrétion tout le reste de la société, il est trop clair qu'ils ne pourraient parvenir à leurs fins. L'économie débouche nécessairement dans la politique, se socialise et se collectivise dès qu'elle fait appel à l'État pour suppléer aux défaillances des producteurs dans son propre domaine.
Somme toute, les détenteurs de la puissance économique qui veulent accroître leur empire en contraignant l'État à soutenir leurs entreprises ou à les maintenir artificiellement et à prendre en charge leurs dettes, sont dupes de leur victoire. Ils font infailliblement basculer l'économie du niveau privé au niveau public en recourant à l'État. Au lieu d'assumer les risques, les revers et les échecs que toute entreprise humaine comporte, ils deviennent les parasites du pouvoir politique.
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Ils croient diriger l'État, mais en fait, c'est l'État qui les soumet à ses propres contraintes, qui prend hypothèque sur eux et qui finit, sous les pressions universelles et conjuguées de toutes les forces -- plus exactement : de toutes les faiblesses -- économiques, par devenir l'unique moteur de l'économie, et le seul propriétaire des moyens de production.
Nous n'en sommes sans doute pas encore là, mais nous nous en rapprochons de plus en plus. Ne méconnaissons pas en effet cette évidence majeure, presque toujours mise sous le boisseau par tous les tenants d'un système économique hybride (et stérile, comme la plupart d'entre eux) qui *individualise les profits*, mais *socialise les pertes :* l'intervention de l'État en faveur de tel groupement particulier de producteurs se fait *nécessairement au détriment des autres* et entraîne de ce chef une réaction circulaire qui boucle et aggrave continuellement le processus, si bien qu'elle s'effectue *au préjudice de tous*. La frontière du domaine public et du domaine privé, naguère encore mouvante entre des limites sévèrement étroites dont des circonstances exceptionnelles seules autorisaient le dépassement temporaire, se déplace continuellement au profit de l'autorité de l'État. D'une part, l'État incite par tous les moyens l'économie à augmenter sa productivité afin de grossir la masse imposable où il puise pour complaire à ses favoris du moment. D'autre part, il exténue la même productivité en la taxant de plus en plus et la contraint corrélativement à se faire soutenir par la puissance publique.
#### III. -- Un régime d'une prodigieuse nouveauté
L'économie contemporaine se trouve ainsi engagée dans une pompe aspirante et foulante dont le moteur est l'État et non plus la relation privée du producteur au consommateur. De revendication en revendication et de satisfaction donnée en satisfaction donnée, elle entre dans un cycle dont l'achèvement est son maintien nominal dans la catégorie du privé et son passage *effectif* dans celle du public.
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Plus exactement, puisque le public et le privé n'ont de signification que réciproque et que la disparition de l'un entraîne le non-sens de l'autre, la catégorie du public s'évanouit à son tour. Il n'y a plus d'intérêt général parce qu'il n'y a plus d'intérêts particuliers. S'il n'y a plus d'intérêt général, il n'y a plus d'État et, si nous en conservons le vocable, c'est par habitude et faute d'un autre mot. S'il n'y plus d'intérêts particuliers qui s'accordent entre eux dans des relations privées, il n'y a plus que des individus anonymes dont un Pouvoir anonyme, omnipotent et ubiquitaire, ordonne mécaniquement les rapports. C'est la société d'insectes « la parfaite et définitive fourmilière » vers laquelle nous allons à grands pas. Et comme un Pouvoir anonyme est une fiction, c'est le règne des volontés de puissance dissimulée derrière le rideau de fumée de vieux mots qui ont perdu leur signification, qui ne renvoient plus à rien et qui, en paraissant renvoyer à quelque chose, nous interdisent de voir *la prodigieuse nouveauté du régime* dans lequel nous nous enlisons progressivement *et qui n'a pas encore reçu de nom*. Ce que nous appelons aujourd'hui « totalitarisme » n'en est que l'ébauche dérisoire. Il suppose encore une opposition larvée. Le nouveau régime s'instaure avec le consentement unanime de ses victimes.
L'instinct de conservation vitale qui anime l'être humain et dont l'économie, réalisatrice du « vivre », est l'épanouissement, nous cache cette évolution accélérée L'économie *semble progresser indéfiniment*. Elle paraît résister sans grand dommage aux ingérences multiples, croissantes et incohérentes de l'État qui donne satisfaction à toutes les pressions qu'il endure, selon le poids physique en quelque sorte, des intérêts particuliers, individuels ou collectifs, en jeu, et non selon l'intérêt général dont il n'est plus le gardien depuis belle lurette. L'homme réagit spontanément aux événements qui l'affectent. Sa capacité de résistance et d'adaptation aux changements des milieux où il se trouve plongé apparaît illimitée. Sans cesse, il invente de nouveaux moyens pour établir entre eux et lui un équilibre externe qui prolonge l'équilibre interne constitutif de sa vie et sans lequel il serait voué à disparaître comme tant d'autres espèces animales. On peut se demander toutefois si cette répartition eurythmique des facteurs vitaux indispensables à son existence n'est pas en train de subir de redoutables perturbations.
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Il n'est pas exagéré de prétendre qu'à mesure que l'homme se rend maître des nécessités de la nature pour les tourner à son profit, il devient de plus en plus esclave d'une « société », si l'on peut encore employer ce mot, dont les impératifs impitoyables l'asservissent, l'utilisent comme un pur moyen en vue de ce que la logomachie actuelle nomme effrontément « la libération de l'humanité de toute aliénation ». Le « monde nouveau » que nous promettent les marxistes et leurs concurrents chrétiens débouche dialectiquement sur cette contradiction suprême, mais l'humanité fascinée et aveuglée par les volontés de puissance qui la mènent s'aperçoit de moins en moins que l'enfer consiste, selon le mot de Simone Weil, à se croire au paradis par erreur. *L'ultime adaptation de l'homme au milieu dont il veut se rendre maître est sa rétrogression au niveau des choses sur lesquelles il exerce son pouvoir souverain. C'est la phase du suicide*. Il y a une limite au-delà de laquelle l'ajustement de l'homme au monde extérieur se transforme en absorption du premier par le second.
L'accroissement prodigieux de la productivité à l'époque contemporaine contribue également à nous abuser. En dépit d'une fiscalité délirante et d'une réglementation cancéreuse, l'économie a pu jusqu'à présent maintenir un taux assez régulier de croissance. Aux interventions étatiques dont les coûts quantitatifs et qualitatifs provoquent la réapparition de la rareté au sein de l'abondance, elle a toujours réagi par une créativité renforcée. Mais qui peut imaginer un seul instant que cette progression n'aura pas de fin ? Les peupliers ne montent pas jusqu'au ciel, disait Bainville. Il arrive toujours un moment où l'invention technique s'essouffle, où l'écart entre le prix de vente et le prix de revient qu'elle défend contre la boulimie de l'État s'amenuise au point de disparaître, où l'impôt dévore la matière imposable, où l'auto-investissement nécessaire à la croissance devient impossible. Mais comme ce moment n'est pas immédiat, on se persuade qu'il ne viendra jamais. On s'en convainc même d'autant plus qu'au moindre ralentissement de la productivité on fait appel à l'État -- qui ne demande pas mieux puisqu'il la parasite -- pour en raviver l'impulsion, sans s'apercevoir que cette stimulation en appelle une autre, celle-ci une troisième, et qu'en fin de compte l'économie fourbue fait place à un mécanisme bureaucratique et sa vitalité exténuée à une accumulation d'appareils de prothèse.
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Reste alors l'*inflation* dont on sait qu'elle est le stupéfiant par excellence que les États utilisent pour camoufler la faillite de leurs ingérences dans l'économie. Il est remarquable que l'inflation se soit manifestée, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, *dans tous les États dont l'économie est en expansion*. La cause en est simple : elle réside beaucoup moins dans l'excès de la demande sur l'offre (puisque l'économie est de plus en plus productrice) que dans l'augmentation extraordinaire des coûts de production provoquée par le heurt en chaîne des interventions de l'État dans l'économie. Il n'est pas une seule activité de l'État, directe ou indirecte, dans le domaine de l'économie qui ne soit déficitaire et ne doive être comblée par l'impôt ou par l'emprunt, forme camouflée de l'impôt. Ces prélèvements s'opèrent évidemment sur la production. Ils en augmentent les coûts si bien que plus la production s'élève, plus les coûts se gonflent et provoquent une hausse générale des prix. Celle-ci à son tour incite à des demandes anticipées d'achat qui amènent un sursaut de la productivité suivi d'une inflation supplémentaire en boule de neige. Et comme inflation incite encore l'État à des interventions plus massives, plus profondes et par conséquent plus dispendieuses, elle s'accentue sans répit.
On peut montrer autrement que l'État est le seul ou quasiment le seul responsable de l'inflation qui le tue. Nous avons vu que les groupes se rejettent les uns sur les autres la charge des interventions qu'ils ont obtenues de l'État et que ce processus tend à faire cercle. Or la situation relative de chaque groupe dans l'ensemble de l'économie est déterminée par la structure des prix et par la répartition des revenus telles que le marché les établit. Aussi longtemps que les groupes s'adaptent à ces liaisons monétaires qui, par l'intermédiaire du marché, fixent leur position relative, ces rapports ne subissent aucune pression de caractère inflationniste. Mais si tous, dans un mouvement giratoire, veulent élargir leur part du revenu national en agissant sur l'État, il est clair que chacun d'eux a désormais la faculté de dépenser au-delà de ses ressources normales sans risquer la prison : c'est l'État dont on est convaincu qu'il ne fait jamais faillite qui les y autorise en les secourant. Quand la boucle est fermée et qu'il ne reste plus un seul groupe à déplumer au bénéfice des autres, l'État est entraîné dans une rotation inflationniste qu'il ne peut plus arrêter et qui donne l'illusion que l'économie tourne rond alors qu'elle tourne folle.
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Il est peut-être vrai que les États ne font jamais faillite. Ils font pire : pareils à des baudruches enflées à l'excès, ils éclatent. C'est la révolution et le surgissement inéluctable d'une nouvelle société reconstituée à l'entour d'un groupe de pression plus dynamique, mieux dirigé, qui s'asservit tous les autres, occupe à lui seul les postes de commande de l'État et réalise la parfaite confusion de l'économique et du politique propre aux sociétés d'insectes. Un tel État ne peut être que totalitaire.
Que cette révolution puisse être ralentie par toutes sortes d'artifices, que son développement soit dosé, « planifié », « structuré », par là moins visible, il n'importe nous y sommes. L'insensible compénétration de l'État et de l'économie, du public et du privé, se continue sous nos yeux chaque jour, avec des variantes nonchalantes qui mettent généralement si longtemps à s'accomplir (pareilles à ces eaux d'infiltration qui coulent de deux pentes opposées et qui créent entre elles un marécage en les nivelant peu à peu par la base), que nous sommes étonnés à vingt ou trente ans de distance d'en constater l'ampleur. Depuis la Libération, un changement radical s'est opéré dans l'État et dans l'économie dont la nature paradoxale est telle que les générations futures, s'il leur reste quelque raison, finiront bien par en constater l'extravagance. Les existentialistes n'ont pas tort de qualifier le monde actuel d'absurde : il l'est davantage et leur diagnostic ne porte pas sur le point névralgique du système.
En effet, l'État renforce sans cesse sa puissance en même temps qu'il l'affaiblit. Il en est exactement de même de l'économie : elle s'active et accélère son rythme en même temps qu'elle se fixe dans une situation fébrile dont les surchauffes et les basses températures alternantes révélées par le thermomètre monétaire dévoile la gravité chronique. En déplaçant continuellement les bornes qui séparent le public du privé, l'État étend et accroît sa puissance, mais comme il n'agit en l'occurrence que sous la pression des groupements économiques, il la contracte et l'énerve. Sa puissance se dilate dans la mesure où il est moins État, pouvoir suprême au service du bien public. S'il dirige de plus en plus, c'est dans la mesure où il est lui-même de plus en plus dirigé.
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En effectuant des tâches pour lesquelles il n'est point fait, il s'use et s'exténue. Un logicien dirait qu'il perd en compréhension ce qu'il gagne en extension. En ne s'acquittant plus de sa mission naturelle qui le voue à la défense et au perfectionnement du bien commun, il se vide de sa substance et sa vacuité est aussitôt remplie par des intérêts particuliers qui le détruisent davantage encore. Malgré leurs disputes et leurs luttes, ceux-ci sont coalisés contre lui. Tout en étendant le champ de son action, ils le paralysent. A la limite, un État qui aurait envahi toute l'étendue du privé ne serait plus un État, mais un énorme pouvoir despotique s'exerçant sur une immense machine industrielle et uniquement destiné à perpétuer le monopole de ceux-là qui, d'une manière quelconque et sous le camouflage d'une idéologie quelconque, s'en seraient emparé. Toute notion de bien particulier et de bien commun s'en étant évanouie, il n'y aurait en vue aucun bien sauf celui, exclusif de tout autre, de ses détenteurs. Ce serait le pouvoir discrétionnaire et illimité d'une association de malfaiteurs. Ce ne serait plus un État que par usurpation de nom. L'étatisme est la mort de l'État.
Le même raisonnement, fondé sur des observations identiques, vaut pour l'économie. Celle-ci devient assurément de plus en plus productiviste en réponse soit à l'emprise fiscale du pouvoir, soit aux injections d'énergie artificielle dues à ce même pouvoir, soit à la combinaison des deux réactions. Mais comme ce flux de productivité est de plus en plus capté par l'État ou placé sous sa dépendance, l'économie n'en augmente le débit que pour multiplier l'emprise des pouvoirs publics sur son fonctionnement. Elle dévie ainsi de sa finalité propre : le consommateur en chair et en os, seul être au monde qui donne un sens à la production, lui confère l'existence et la justifie, marquant l'économie d'un caractère *privé* indélébile. L'économie perd de plus en plus sa raison d'être. S'il est vrai que l'essence d'un être est sa fin, elle s'ampute de son essence. Elle n'est plus qu'une économie de producteurs qui parasite l'État moderne et que l'État moderne parasite. Elle n'a plus de l'économie que le nom. Elle est l'instrument dont les producteurs à tous les échelons, du plus bas au plus haut, se servent pour détourner vers soi les richesses qu'elle charrie. Mais pour faire couler l'économie à contre-pente, il faut disposer d'un *pouvoir énorme* qui puisse infléchir les conduites humaines dans le sens opposé à leur spontanéité.
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Le recours à l'État, pouvoir des pouvoirs, est inévitable. Mais, comme l'économie est une activité dont le caractère privé rejaillit, en fonction de sa fin, sur son origine même, il est infaillible qu'une économie de producteurs doive abandonner cette marque spécifique qu'elle prétend par ailleurs garder et qu'elle devienne collective, avec tout le mépris, avéré cette fois, pour le consommateur, que cette socialisation comporte. Il est rigoureusement impossible de socialiser la consommation : elle sera toujours privée. Mais une fois le cycle des interventions de l'État bouclé, rien n'est plus simple que de réunir sous un même chef les différents secteurs de la production et de les collectiviser. L'opération se fait d'elle-même. Mais, ainsi que nous l'avons vu, c'est une opération de dupes : l'appel des producteurs à l'État ou, plus exactement, à ce qui en porte le nom aujourd'hui, aboutit à mettre l'État entre les mains d'une maffia parasitaire qui nourrit sa volonté de puissance de cette « économie » (puisqu'il faut encore ainsi l'appeler faute d'un nom adéquat) dont elle a fait sa proie. L'exemple de la Russie est probant : l'édification du socialisme, c'est-à-dire d'une économie de producteurs -- de « vrais » producteurs : les ouvriers et les paysans --, consiste à dépouiller les producteurs de tout pouvoir économique et politique, et à transférer le produit de ce rapt à une nouvelle classe dirigeante, laquelle, ne visant qu'à sa propre conservation et au renforcement de sa puissance, ne peut être qu'impitoyable.
Toute désobéissance au principe d'identité se paie : on ne peut confondre le public et le privé sans ruiner l'État et l'économie et les remplacer par leurs *ersatz*.
Une conséquence immense et d'une importance extrême pour le destin de la civilisation s'ensuit : les entités ambiguës que nous nommons État et économie se mécanisent et se fonctionnarisent de plus en plus, tandis que leur symbiose engendre un type de société, inédit dans l'histoire, qu'on a proposé d'appeler « société industrielle ».
#### IV. -- Ce que l'on appelle la « société industrielle »
La *dégénérescence du vital en mécanique* dont parle Bergson à propos des sociétés proches de leur déclin est sans doute le symptôme le plus grave de la maladie qui ronge notre civilisation apparemment florissante.
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Elle est inévitable cependant dès que les relations entre l'État et l'économie ne sont plus réglées par leurs finalités naturelles respectives telles que les codifient la coutume et le droit. En s'amalgamant, l'État et l'économie se défont de leur être propre défini par les fins qu'ils poursuivent : le vivre et le bien vivre, l'intérêt privé et le bien public. La capacité d'adaptation au changement qui caractérise essentiellement tout organisme vivant leur fait de plus en plus défaut. Ils se dévitalisent et suppléent à leurs carences en secrétant d'innombrables mécanismes de remplacement. Ni la mentalité des détenteurs du pouvoir politique ni celle des divers détenteurs du pouvoir économique n'ont pu s'ajuster organiquement à l'immense formation qui fait passer la totalité des biens matériels d'un mode de production statique à un mode de production dynamique. Pour la première fois dans son histoire, l'humanité affronte le problème de l'abondance et elle le fait dans des dispositions psychologiques, morales et sociales tout imprégnées encore de rémanences dues à l'obsession de la rareté ou de la pénurie. L'État et les producteurs recréent immédiatement par leurs agissements une économie rarescente qu'ils doivent alors compenser, sous la pression même du système nouveau dans lequel ils sont impliqués, par une sorte d'idolâtrie du rendement pour le rendement, une religion du travail et un fétichisme de ce qu'on pourrait appeler « la productivité improductive » ou de « la machine à faire et à boucher des trous ». A supposer que la productivité soit en hausse, il reste à se demander si, pour l'ensemble d'une société donnée, par le jeu de pompe aspirante et foulante dont nous avons parlé, elle n'aura pas *finalement* coûté trop cher *faute d'être axée sur la seule finalité qui puisse la régler :* le consommateur.
De fait, dès que l'État s'écarte de *sa fin naturelle :* la recherche et le maintien du bien commun, et qu'il voue toutes ses forces à l'impossible satisfaction des intérêts particuliers de tous les groupes de producteurs insoucieux de la finalité naturelle de l'économie, c'est le tonneau des Danaïdes. Tout ce qui fonctionne à l'encontre de la nature des choses exige des artifices de plus en plus nombreux. Aussi pouvons-nous contempler cette aberration d'une économie en plein développement et qui s'alourdit d'appareils de prothèse multiples.
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Leur liste est sans fin : il n'est, paraît-il, pas un seul État occidental qui connaisse le nombre et le coût exacts des instituts parastataux qu'il a créés pour introduire un ordre factice et mécanique dans une économie qui ne sait plus où elle va ! Ils prolifèrent, disait Churchill, comme les lapins en Australie, sans que nous disposions du virus de la myxomatose qui pourrait les détruire. Ces dispositifs prétendument correcteurs sont de toute évidence tributaires d'une mentalité statique. Il en résulte un freinage continuel du seul secteur de l'activité humaine où notre temps manifeste encore de la créativité, oscillant de la sorte entre la rareté et l'abondance, l'économie est continuellement en déséquilibre : la crise pointe sous l'apparente prospérité. Et pour pallier cette instabilité dont le moindre incident peut accroître démesurément l'ampleur latente et déclencher une sorte de séisme social, ainsi que le fit bien voir la contestation estudiantine de mai 1968 en France, les États n'ont rien trouvé d'autre qu'un système de poids et de contrepoids dont la lourdeur et la mise en mouvement provoquent une énorme déperdition d'énergie et la régression de l'économie à une étape qui semblait révolue de son histoire.
L'économie s'artificialise à son tour, à une cadence rapide. Entre les phénomènes économiques vécus et leur interprétation, l'écart s'accroît immensément. La simplicité de l'acte qui consiste à produire des biens matériels *en vue du consommateur* est enterrée sous un fatras d'abstractions évanescentes ou broyée sous la meule de calculs non figuratifs qui en expulsent toute finalité. Le sens de l'économie ne provient plus des activités économiques réelles ni de la fin que la nature leur impose. Il est imposé aux phénomènes économiques par le savant lui-même qui construit de toutes pièces des moules ou des gaufriers dans lesquels il déverse leur matière préalablement rendue aussi malléable, aussi informe et aussi dépourvue de signification propre que possible. Ce n'est plus la réalité physique demandée par le consommateur et qui entre comme telle dans le circuit de l'économie vivante. C'est une entité sans volume ni surface ni contour ni couleur ni odeur, rigoureusement imperceptible aux sens, et qui n'a plus rien d'un bien *matériel*.
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Autrement dit, *c'est un objet imaginaire,* analogue à une substance plastique ou à un matériau quelconque auquel l'économiste donne une forme, exactement comme l'ouvrier à la chose qu'il travaille, à ceci près que la substance plastique, le matériau, la chose ouvrée sont des réalités tangibles, tandis que le fil qui relie l'objet imaginaire au réel devient lui-même de plus en plus imaginaire. Comme le propre de l'objet imaginaire est de se prêter à toutes les combinaisons, tous les arrangements, toutes les structurations, l'économiste se trouve devant lui à peu près comme le technicien devant le montage d'une machine dont les parties sont séparées, éparpillées. Il est appelé à mettre de l'ordre, à introduire une structure en ce qui est, par hypothèse, privé d'ordre et de structure. Il est le technicien de l'organisation de la désorganisation économique. Comme cet ordre et cette structure ne viennent plus de la réalité économique définie par sa finalité ni de la nature des choses, il reste alors, avec l'appui du pouvoir politique, à l'imposer du dehors comme le plan d'une machine à ses divers rouages. Le technicien de l'économie devient ainsi, avec la plus grande facilité, ne fût-ce que pour vérifier son système, un *technocrate*. L'État sans tête appelle à son secours le technicien sans bras, pour constituer ce monstre aux mille têtes et aux mille bras qu'est l'État technocratique moderne.
Aux groupes de pression énumérés plus haut s'ajoute ainsi la tribu des technocrates. Détenant les manettes qui commandent la chambre des machines destinées à mettre en branle l'activité humaine, juste au point d'intersection -- ou de fusion -- de l'État et de l'économie, leur pouvoir est d'autant plus redoutable qu'il redouble à mesure que l'État et l'économie exhibent les faiblesses de leurs gigantismes respectifs. Ils tendent à faire corps avec les machinistes et les tireurs de ficelles du système politico-économique ainsi construit. Ils acquièrent leur volonté de puissance tandis qu'eux, à leur tour, adoptent leurs techniques.
Il est à peine besoin d'insister là-dessus : l'élimination de la finalité naturelle de l'économie et son remplacement par des structures artificielles signifient l'emprisonnement de l'activité politique et de l'activité économique des êtres humains *dans un système mécanique* dont quelques initiés connaissent le maniement et les rouages de plus en plus complexes. C'est à ces technocrates que la folie de nos contemporains attribue le nom de « Sages », avec la majuscule inflatoire de rigueur !
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On peut comparer cette situation à celle d'un organisme dont la vitalité déréglée, soustraite à la loi de finalité qui la commande, se muerait en machine productrice de cellules de plus en plus nombreuses et de plus en plus anarchiques. Une fécondité cellulaire qui n'obéit plus à la loi de la vie dégénère en cancer mortel. C'est le mal dont les sociétés modernes sont atteintes. Un secteur « tertiaire » composé de centaines de milliers de métastases et formé du personnel de la politique, de l'administration, du fisc, de la santé, du sport, de la recherche universitaire, de la science, de l'art, de la planification, j'en passe, envahit le tissu social, naguère encore souple et réactif, l'épouse et l'automatise. Cancérigéné, ce secteur devient paralysant. Il mobilise à son service tout le dynamisme économique de la nation et en invertit le sens : la finalité de l'économie est captée dès sa source et introduite dans des canalisations qui en véhiculent la puissance pour nourrir, consolider, étendre la technocratie. Les statistiques ne mentent pas qui nous révèlent la prodigieuse croissance du fonctionnarisme, codifiée par Parkinson dans une loi célèbre : 1 + 1 = 3. Tous les pays la manifestent. Je ne sais quel économiste russe a calculé récemment que la seule préparation du plan quinquennal de 1980 enrégimentera pour sa seule mise sur papier toute la population actuelle de l'U.R.S.S. !
L'économie moderne, si prospère qu'elle paraisse, est une économie *qui tourne à l'envers, et l'encontre même de sa finalité naturelle*. Ouvrons les yeux et regardons. L'économie moderne est une *économie de producteurs* et elle accentue sans cesse cette caractéristique. Tous les producteurs, à quelque niveau qu'ils appartiennent, prétendent détourner vers eux seuls, tantôt divisés, tantôt coalisés, le flux de la productivité dont ils se proclament la cause exclusive. Comme il s'agit là d'une opération contre nature, ils recourent dans ce but à la puissance de l'État qu'ils chargent de la sorte d'une fonction incompatible avec sa finalité naturelle : la recherche et le renforcement du bien commun. Ils vont même, sans le savoir ou en le sachant, jusqu'à substituer à la société traditionnelle, ou plutôt à ce qui en reste, un type de communauté qui n'a aucun répondant historique et dont la viabilité est sujette à caution. Qu'il s'agisse d'une « société » composée uniquement de « travailleurs » manuels et intellectuels à la manière marxiste, ou d'une « société » dite « industrielle » à la manière américaine, seule la qualité de *producteurs* intervient pour en déterminer l'essence et l'existence.
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Le consommateur n'y exerce que la fonction inférieure et instrumentale d'intermédiaire à laquelle le producteur est bien contraint de faire appel pour que la machine tourne et que le circuit qui va du producteur au producteur soit bouclé. *La fin de l'économie est ainsi le producteur à tous les échelons*. Et comme, derechef, on prend par là le contre-pied de l'ordre naturel, on s'efforce de transformer tous les hommes en producteurs si bien que la productivité gonfle dangereusement et dissimule la fièvre dont souffre l'économie sous le nom moins malsain de « surchauffe ». L'augmentation de la productivité dont on se glorifie est ainsi destinée non seulement à payer les interventions onéreuses de l'État dans les divers secteurs défaillants de la production, mais encore à satisfaire les multiples revendications des producteurs et, à la limite à garantir l'universel partage des profits auquel tend, sous diverses dénominations tranquillisantes, l'État colonisé par les producteurs ou par les mandataires de ceux-ci. L'État devient uniquement l'organe de redistribution aux producteurs de la richesse produite et de l'accroissement de la productivité. L'opération s'accomplit par de multiples canaux, souvent invisibles obtention de marchés nouveaux, subsides, avantages sociaux, etc. On en arrive en fin de compte à *produire pour produire* et à *ériger la productivité en critère unique* de la santé d'une société moderne et de la solidité de son économie.
#### V. -- La finalité de l'économie
N'est-il pas flagrant, au contraire, que *l'on produit pour consommer,* et non l'inverse ? Comme tous les principes qui régissent le réel, la pensée et l'action, ce principe est immédiatement évident à la seule inspection de ses termes. Il est indémontrable et, à ce titre, supérieur à toutes les observations ou démonstrations qu'il commande. Il s'impose directement à l'esprit et nul ne pourrait le contester sans nier du même coup le principe universel de finalité : « Tout être agit pour une fin. »
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Nous n'avons malheureusement pour ces évidences solaires qui jaillissent de la réalité que des yeux de hibou, comme déjà le remarquait Aristote. Cette obnubilation de la pensée devant les évidences majeures explique les crises et les impasses où s'engage l'humanité. Il est des périodes de l'histoire où les hommes ne voient plus le réel avec les yeux de l'esprit : asservis à leurs yeux de chair, ils ne saisissent plus que l'énorme expansion de l'économie qui frappe partout leurs regards, et le pourcentage de la productivité en hausse leur tient lieu de pensée. Le consommateur, dont on ne peut tout de même pas se passer, se noie dans une abstraction géante : la consommation. La loi des grands nombres le happe, le malaxe, le digère et le fond dans une entité collective sans corps et sans visage : « La France » a consommé tant d'hectolitres de vin ou de lait, elle a acheté tant d'autos, cette année. A la société de producteurs correspond ainsi *une société anonyme et globale de consommation* dans laquelle les consommateurs baignent comme les cellules dans le plasma sanguin, rutilantes si la productivité nourricière de ce liquide vital est forte, anémiées et chlorotiques si elle est faible. La société de consommation que l'on daube tant aujourd'hui dans certains milieux, est requise par la société de producteurs pour subsister. Elle est la roue qui lui permet d'avancer. Mais comme les dimensions de cette roue croissent à mesure de la productivité, elle grandit tellement qu'elle risque de s'immobiliser. Sa force d'inertie augmente à la cadence du traitement qu'elle subit. Les abstractions avalent tout jusqu'au moment où l'on s'aperçoit que plus rien ne va.
N'est-il pas évident à nouveau que la fin de l'économie est, non la consommation, mais *le consommateur ?* Nous disons : *le consommateur,* l'individu en chair et en os, pourvu d'un corps, qui, comme tel, est seul capable de consommer des biens *matériels* -- une personne morale, « la France », ne le peut --, l'être humain doué de raison et de volonté, de liberté et de responsabilité, duquel l'âme est incarnée en ce corps dont elle est inséparable. Il n'y a rigoureusement aucun autre être au monde qui puisse consommer des biens matériels que l'être animé et, *singulièrement*, dans le cas de l'économie, l'homme *concret*. Le processus économique débouche sur un être humain dont la nature, les facultés, la destinée dépassent infiniment la qualité de producteur dont il peut être revêtu et qui, l'engageant dans la fabrication de choses matérielles extérieures à lui-même, le viderait de son être s'il n'était que producteur.
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Si prestigieuses que soient les créations du génie humain dans le domaine de la production ou même dans celui de l'art, elles ne sont rien au prix de l'être humain lui-même : pour sauver une vie d'homme, personne n'hésiterait à sacrifier un chef-d'œuvre. L'homme est toujours supérieur à ses productions et à son art : ce qu'il est transcende ce qu'il *fait*.
Ainsi le consommateur n'est pas seulement la condition de la production : il est ce pour quoi la production existe, il en est la seule fin possible. Son rôle n'est pas d'absorber le flux de la production comme un vase dont le volume serait indéfiniment dilatable. Le consommateur *ne consomme jamais pour consommer*. Il suffit d'observer son comportement. Il consomme à tout le moins pour subsister dans son être, pour vivre. Il *utilise* les biens matériels produits à son intention, en vue de l'accomplissement de son être et de la seule fin possible que poursuive l'être humain : son bonheur, la satisfaction plénière de toutes ses aspirations individuelles, sociales, scientifiques, esthétiques, religieuses, la conquête d'un état où rien ne lui manque. La première étape vers cet état est de toute évidence la satisfaction de ses besoins matériels, la possession des biens matériels qui lui permettent de *vivre* et qui sont comme le socle ou le tremplin du *mieux vivre*, de l'accession à un état spécifiquement humain. L'économie dont la *fin* est le consommateur est ainsi un des *moyens* par lequel le consommateur s'accomplit comme être humain. Elle est donc, comme tout moyen, finalisée et ordonnée aux valeurs supérieures impliquées dans la destinée de l'homme et dans son achèvement. Sans la morale, le droit, la religion, l'économie échappe au principe de finalité qui la gouverne et tourne à contresens.
On ne saurait jamais trop insister sur ce point. Le consommateur n'est nullement cette espèce de réceptacle élastique dont la multiplication engendre un seul et unique réceptacle géant, dénommé « consommation ». La consommation ne consomme pas, non plus que l'existence n'existe. Elle n'est qu'un de ces noms passe-partout dont se sert une pensée qui ne se résigne plus aux évidences du sens commun et qui projette alors hors d'elle-même, pour s'en faire un objet, une de ses constructions mentales.
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Ce qui existe, en économie et en face des producteurs, ce sont les consommateurs *individuels* -- encore un coup, il n'en est point d'autre -- qui sont chacun liés à leur être humain individuel et total comme la fin intermédiaire est liée à la fin ultime de l'activité de l'homme. L'analyse *réaliste* de l'acte économique montre que l'homme ne consomme jamais à la seule fin de consommer, mais pour atteindre, *à travers* les biens matériels consommés, la fin supérieure à laquelle le destine sa nature ou ce qu'il croit être sa nature. On consommera pour mille raisons dont aucune n'est la seule consommation. La satisfaction des besoins matériels les plus élémentaires, sans quoi il n'y aurait pas de consommation, déborde au-delà de la seule activité consommatrice.
Il faut donc voir dans la société de consommation une sorte d'immense estomac mythologique dans lequel l'homme moderne se dilue et devient, à son tour, une entité mythique. Cette société de consommation est la résultante d'une économie à l'envers, qui, se voulant économie de producteurs, ne peut assurer sa continuité contre nature qu'en isolant dans l'homme sa faculté de consommer, à l'exclusion de tout le reste, et en la bourrant à la cadence de sa productivité. Renversant le rapport du producteur au consommateur, elle sera contrainte, pour survivre, d'adapter la consommation globale à sa production globale, *par tous les moyens*. Or, répétons-le, car c'est là et là seulement que nous comprendrons pourquoi, l'État et l'économie modernes, le public et le privé se confondent, il n'y a pas de moyen plus puissant et plus efficace, (surtout lorsque les gouvernements qui le détiennent sont débiles) que l'État, pouvoir de tous les pouvoirs. Il y avait bien auparavant l'Église : Mais depuis que l'Église s'est ouverte au monde, elle tend à devenir un État, plus omnipotent que l'État lui-même et plus universel. Aussi une telle « Église » ou caricature d'Église est-elle spontanément socialiste et totalitaire. Quoi qu'il en soit, le phénomène majeur de notre temps en découle : la conquête de l'État par les groupements économiques, que ceux-ci soient plusieurs ou ramassés de gré ou de force en un seul. Tel est l'objectif de toute économie de producteurs. Son effet est la constitution d'une « société de consommation ». La Russie marxiste en est encore loin. C'est pourtant sa seule fin. Si elle avait conquis le monde, elle se l'assignerait inévitablement en vertu de la réduction de l'homme en *homo œconomicus* que son matérialisme présuppose.
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La promotion des féodalités industrielles s'effectue d'une manière quasi automatique dans une société telle que la nôtre, que le régime démocratique a dépouillée de tout son tissu conjonctif et transformée en une « dissociété » dont les éléments étanches ne tiennent entre eux que par la similitude des lois et des règlements et par le phénomène de « l'information déformante ». L'érosion des communautés naturelles que l'individualisme, le subjectivisme et l'égalitarisme sous-jacents au phénomène démocratique ont provoquée, n'a laissé, entre les citoyens vaporisés et la chaudière étatique à énergie totalitaire diluée ou condensée, que le mince écran de « corps intermédiaires » dégénérés dont les éléments ne peuvent plus se définir que par leur qualité commune de producteurs à des niveaux différents et par leur degré de participation à la productivité : associations patronales, cadres et syndicats d'employés et d'ouvriers. L'entreprise, qui se trouve être la communauté naturelle par excellence de la vie économique, dont tous les éléments se situent hiérarchiquement les uns par rapport aux autres, pareils aux organes d'un même corps, selon leur fonction, leur vocation et les dons qui la commandent, inflige sans doute le plus fustigeant des démentis à la « dissociété » démocratique et atomisée qui la cerne de toutes parts. Elle ne laisse toutefois pas de se désagréger lentement sous l'action des facteurs dissolvants qui la pénètrent. Sa tendance spontanée et irrésistible à la verticalité se compose ainsi vaille que vaille avec les courants horizontaux et niveleurs de la démocratie ambiante. Les facteurs humains divers articulés organiquement en sa structure et qui font d'elle une communauté de solidarité réciproque, se projettent dans la « dissociété » et se stratifient en communauté de ressemblance entre les diverses fonctions productrices au lieu que patrons, ingénieurs, employés, ouvriers se sentent soumis à un même destin dont la réussite ou l'échec de l'entreprise constitue les pôles extrêmes, les patrons se liguent, les ouvriers s'agglutinent, un vaste secteur tertiaire et flottant se cherche un commun dénominateur. La « dissociété » moderne ne considère plus dans les entreprises que les couches superposées dont celles-ci se composent et qu'elle ramène, en fonction de son égalitarisme congénital, à des « classes » aux unités identiques.
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Elle ne peut aller au delà sans verser dans le communisme qui place dogmatiquement sur le même pied tous « les travailleurs » et qui échoue dans sa réduction égalitaire puisqu'il est contraint d'ériger l'État en patron solitaire et gigantesque de l'économie, avec les « tireurs de ficelles » que cet énorme théâtre de marionnettes exige pour fonctionner.
Du reste, un système qui réduit les communautés naturelles à la portion congrue ou qui les élimine, devient fatalement un système de producteurs, plus ou moins réconciliés ou contraints au silence d'un accord factice par la toute-puissance de l'État propriétaire des moyens de production. La logique l'exige, comme les faits le proclament : le naturel une fois exorcisé de la société, il ne reste plus que l'artifice en elle, son aspect technique, ses procédés de travail et d'expression, bref, tout ce qui concerne les mécanismes nécessaires à la production d'objets. La « société » ou mieux : « la dissociété » tout entière tend ainsi à se composer de producteurs.
Or une telle « société » de producteurs ne laisse plus de place au consommateur. L'aspect « consommateur » de l'homme s'efface au profit exclusif de son aspect « producteur ». De fait, chaque fois que l'homme moderne tente de se définir dans cette « société » et d'y trouver sa place, c'est à sa qualification de « producteur » ou de « travailleur » qu'il recourt. Le langage actuel le montre : lorsque nous essayons de nous faire une idée de quelqu'un, nous demandons aussitôt : «* Que fait-il ? *» Le ciment du monde contemporain, il faut le redire inlassablement, est la production, le travail, l'industrie. Ce n'est point par hasard que les expressions de « civilisation industrielle » ou de « société industrielle » se sont accréditées aujourd'hui c'est tout simplement *parce qu'il n'y en a plus d'autre*.
Une « société » où la fonction de consommateur est subordonnée à la fonction de producteur ne peut plus être qu'une *société de consommation,* autrement dit, et selon la définition même de la consommation, une « société » qui produit des objets dans l'intention de les détruire ou de les rendre inutilisables afin de soutenir la pérennité de la production et la sécurité automatique des producteurs.
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#### VI. -- L' « agir » et le « faire ».
L'analyse le démontre. Alors que le consommateur ne consomme jamais pour consommer, mais pour *vivre,* et, en assurant sa vie, s'accomplir comme être humain, le producteur, pris comme tel et coupé de sa référence au consommateur, vise une fin située en dehors de la ligne du bien humain : la chose à faire, l'objet à fabriquer. Lorsque le consommateur consomme, son acte ne lui est pas dicté par le seul instinct, il est intégré dans l'ensemble des activités que tout homme déploie pour parvenir à ses fins morales et sociales, elles-mêmes subordonnées à Dieu, fin ultime de la vie humaine. Son acte est un *acte humain,* commandé par son intelligence et sa volonté, exigé par l'appétit rationnel qui opère en tout homme et qui, pour être vraiment bon et vraiment humain, doit être droit dans sa ligne d'appétit humain, c'est-à-dire vis-à-vis de son bien propre : le bonheur, le bien de *tout* l'homme. Consommer présuppose que l'appétit est chez l'homme rectifié à l'égard de sa fin. N'hésitons pas à redire ici ce que la sagesse des nations a proclamé depuis des siècles : consommer est un acte moral -- et social -- régi par la vertu de tempérance et ordonné au bien *total* de l'homme. Le consommateur se situe au plan de l'AGIR.
Le producteur se situe au contraire dans la ligne du FAIRE. Dès l'instant qu'il produit un objet et que cet objet -- la nourriture par exemple -- est conforme à la fin *particulière* à laquelle il est destiné -- nourrir, en l'occurrence ; il a fait œuvre de bon producteur. A l'encontre de toutes les balivernes que nous chantent les théologiens idolâtres du Travail au point d'en faire l'activité spécifique de l'homme et même de le substituer à Dieu comme fin ultime de l'existence, produire, pris *comme tel,* a pour fin le bien de la chose produite et nullement le bien de celui qui la produit : le *bonum operis* et non le *bonum operantis,* comme disaient les scolastiques en leur langue brève et précise. Le producteur, considéré en tant que producteur, est tout entier en dehors du domaine de la morale. Il est même, *à ce titre,* entièrement asocial.
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Il ne s'engage dans le domaine de la morale que par la relation économique qui l'unit, au-delà de son activité productrice, au consommateur auquel ses produits se subordonnent. Au niveau de l'échange ou de la relation du producteur au consommateur, la production devient *simultanément* économique, morale et sociale, puisqu'elle débouche sur un être humain capable de consommer et, par cette fin intermédiaire ou par ce moyen, d'atteindre sa fin propre.
Si le premier terme de la relation économique est par contre séparé du second, comme il arrive lorsque les producteurs s'érigent en fin du système, il faut en conclure, si dure qu'en soit la leçon, qu'une telle « économie », non seulement ne mérite pas son nom, mais qu'elle est *entièrement amorale et asociale.* Elle n'est plus une économie parce qu'elle ne répond plus à sa finalité naturelle : le consommateur, qui est homme ; et parce qu'elle doit construire de toutes pièces (comme si ce dessein prolongeait ses propres produits et sans quitter la ligne du FAIRE qui est la sienne) une *société de consommation,* entité artificielle et machine à détruire ou à consommer l'inépuisable afflux des biens matériels, *exactement comme un combustible.*
Cette « société de consommation », point d'aboutissement inéluctable de la « société » de producteurs où nous glissons, est la négation même du consommateur, qui est homme. L'impact que l'État colonisé par les groupes de pression exerce sur elle en augmente fabuleusement la puissance et l'attrait. Tous les producteurs la célèbrent et la parasitent à l'envi. Tous les consommateurs, libérés des contraintes morales et sociales que cette « société » dissout continuellement, s'y précipitent en aveugles. Le malheur est que cette « société à l'engrais » n'est pas et ne peut être en aucune manière une société, pas plus que son économie n'est une économie, ni l'État qui la couronne un État. Qu'est-ce donc ? C'est un tas d'êtres humains -- si l'on peut encore employer ce mot -- qui ne tient que grâce au liant que lui injecte sans interruption la technocratie économique et politique qui essaie vainement de l'agglomérer, et qu'elle désintègre sans relâche parce que son fonctionnement -- si l'on peut dire encore -- *implique une autodésagrégation perpétuelle.* Une « société » de producteurs que le consommateur ne finalise plus est une « dissociété ». La « société » de consommation qui la suit comme son ombre est une « dissociété » compliquée d'un néant moral et social.
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Le fantastique gaspillage auquel se livrent les États modernes *n'est pas la cause* des fièvres brusques qui les assaillent. Il en est *la conséquence.* Ces États qui vampirisent l'économie et qui sont à leur tour vampirisés par elle ne peuvent pas ne pas dilapider les ressources que la même économie invente sans répit dans un dynamisme sans frein et sans but. Ce n'est pas seulement parce que les groupements patronaux ou syndicaux ont pesé sur lui que l'État contemporain a consommé en pure perte des centaines de milliards pour maintenir artificiellement en vie, en de nombreux pays, des charbonnages épuisés ou incapables de soutenir la concurrence de combustibles plus économiques et plus commodes, c'est en raison d'une fatalité interne. L'État et l'économie, tels qu'ils sont devenus, *fonctionnent à l'envers,* à contre-pente de leurs finalités naturelles. Ils coûtent de plus en plus cher à mesure qu'ils sont plus artificiels et moins proches de la nature humaine. Il suffit de contempler ici un autre gouffre insondable : celui des assurances sociales, dont le principe, bon en soi, s'est constamment détérioré en se dilatant aux dimensions d'une pseudo-société anonyme et immense, dépourvue de tout mécanisme d'auto-contrôle. Tous les États sont en train de se ruiner avec une cécité allègre et avec l'enthousiaste complicité de leurs ressortissants. « Peut-être notre civilisation mourra-t-elle, écrivait Jacques Bainville, parce qu'elle aura coûté trop cher. »
Voilà où mènent l'État et l'économie modernes, amputés de leurs finalités respectives, privés des règles d'action que ces finalités leur prescrivent de suivre afin d'être réalisées. En dépit d'un appareil administratif et d'une réglementation proliférante auprès desquels les subtilités de Byzance ne sont que de simples toiles d'araignée, malgré les plus éblouissantes prouesses techniques et une abondance de biens matériels que l'humanité n'avait jamais encore connue, nous entendons, sous la mince surface sociale que l'État moderne confondu avec l'économie laisse encore subsister sous nos pieds, les grondements d'un séisme permanent qui éclatera tôt ou tard en catastrophe. Un État, dont le pouvoir est constitutivement arbitraire et dont le système économique est le résultat désordonné de poussées disparates ou le carcan d'une seule d'entre elles triomphante, n'est pas viable. Une économie qui tourne à l'envers ne l'est pas davantage.
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Comment porter remède à cette situation ?
#### VII. -- Citoyens imaginaires d'une société imaginaire
Nous ne croyons pas qu'un changement de régime politique puisse guérir l'État moderne. Il est du reste très hautement improbable. L'État moderne est, la projection de l'illusion démocratique dans le vide social qu'il peuplé de sa présence insaisissable et ubiquitaire. Il ne couronne plus une société réelle. Il est le cadre, le coffrage, le carcan ou la prothèse, au choix, qui supplée à l'absence de société que l'introduction du régime démocratique provoque infailliblement. L'État moderne, je l'ai dit et redit mille fois, est *un État sans société.* Ce phénomène monstrueux a pu abuser les hommes pendant deux siècles, aussi longtemps que subsistèrent les débris ces communautés naturelles disloquées par la démocratie individualiste et égalitaire. Il les mystifie encore aujourd'hui. La fascination qu'il exerce sur les esprits est loin d'être tarie : les centaines de millions d'êtres humains, morts ou prêts à mourir pour une chimère, en témoignent. On a beau montrer et démontrer aux hommes d'aujourd'hui que le propre de la démocratie est de *n'exister pas,* ou qu'elle n'existe qu'au sens où le mal et la mort existent. On a beau les inciter à ouvrir les yeux et à voir cette évidence, que la démocratie, là où elle s'installe, détruit toute vie sociale et ne laisse plus subsister qu'un État totalitaire, avec quoi elle se confond, chargé de l'impossible tâche de fabriquer une « société nouvelle » au moyen d'individus séparés les uns des autres qui, par ailleurs, s'y refusent. Rien n'y fait : nos contemporains croient, dur comme fer, malgré les démentis de l'expérience, à l'existence du rond-carré. La *fiction* démocratique pénètre et imprègne à ce point leur mentalité, leur comportement et leur être même, que l'extirper, par la force, la persuasion ou la lumière radioactive de la vérité, équivaudrait à tuer le malade. La démocratie est une drogue hallucinatoire qui déracine l'homme de la société réelle, toujours constitutivement hiérarchisée.
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Elle le plonge dans une « société » imaginaire, composée d'individus égaux, c'est-à-dire dans le contraire d'une société. Que ce stupéfiant ait fait perdre la tête à une institution aussi solide que l'Église catholique est la preuve de l'attrait incoercible qu'il possède. L'intoxication onirique est universelle.
C'est précisément parce que l'illusion est œcuménique, parce que tous les dupeurs sont dupés et les dupés dupeurs, parce que l'homme n'a plus guère de réalité sociale à quoi il puisse s'accrocher -- la famille est en hibernation prolongée et l'entreprise est rongée du dehors, nous l'avons vu, par les organisations horizontales opposées à sa structure verticale ; c'est pour ces raisons et d'autres encore -- dont la grande presse, marchande d'informations déformantes, n'est pas la moindre -- que nos contemporains s'abandonnent à l'État-Moloch. La nature humaine a horreur du vide à un point tel qu'elle préfère la prothèse de l'État sans société au néant social, l'anarchie encadrée à l'anarchie pure.
Peut-être faut-il aller plus loin encore dans le diagnostic. Le nihilisme qui travaille l'intelligence politique contemporaine, conséquence fatale du subjectivisme démocratique, laisse le champ libre à l'imagination. S'il n'y a plus rien de réel, restent le songe et le mensonge. Arrachée à la nature des êtres et des choses, la politique devient de plus en plus irréelle, visionnaire, utopique, verbale. L'homme a toujours jusqu'à présent vécu dans des sociétés politiques. Celles-ci disparaissent de l'histoire les unes après les autres pour n'être plus que des entités spectrales évoluant dans le décor artificiel d'un État nominalement démocratique, mais en fait parasité par d'innombrables coalitions d'intérêts privés, individuels, et collectifs, qui en accroissent la puissance discrétionnaire, à chacune de leurs ponctions. C'est un des spectacles les plus stupéfiants pour l'observateur que cet État contemporain qui se gonfle de toutes ses pertes de substance et qui se transforme, d'accomplissement suprême de la nature politique de l'homme qu'il était dans nos sociétés occidentales, en une hallucinante machine dont les bielles se propagent automatiquement d'elles-mêmes jusqu'au plus intime des comportements humains pour les mouvoir. L'animal politique est en train de mourir. A peine a-t-il été dopé par les propagandes qu'il sombre dans l'inertie.
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Des saccades, des tressaillements, des sursauts, voire des fureurs l'agitent et le soulèvent encore d'une manière quasi imprévisible, mais qui pourrait voir dans ces poussées aveugles les signes d'un renouveau ? De plus en plus l'*homme moderne,* s'il réfléchit, s'appréhende comme *le citoyen imaginaire d'une société imaginaire.*
Il n'est pas requis d'être prophète pour constater que nous entrons -- à reculons ! -- dans une ère nouvelle, caractérisée par l'apparition d'un type encore informe de société que les sociologues se sont empressés, très hâtivement, trop hâtivement de nommer « société industrielle » sinon même, avec l'éclat de trompette du mage qui sonde l'avenir, « société post-industrielle ».
La vérité est simple. Si l'animal politique peut mourir ou se muer en pantin que manœuvrent les plus grossières volontés de puissance, l'animal social, lui, ne meurt pas. La sociabilité fait partie de l'essence de l'homme. Elle peut s'altérer, voire disparaître au regard de l'observateur superficiel. Elle ne peut être anéantie sans suicide général de l'humanité. La « dissociété » n'est donc jamais totale. On peut dès lors avancer, au moins à titre d'hypothèse explicative, que l'éviction de toutes les communautés naturelles opérées par le régime démocratique dissociateur a *laissé l'instinct social à nu,* dépouillé de toute structure institutionnelle qui correspondît à ses vœux natifs, et l'a, pour ainsi dire, contraint d'irriguer, vaille que vaille, les seules sociétés encore disponibles où des rapports d'homme à homme puissent encore se nouer : les groupements industriels et commerciaux nécessaires à l'existence, au sens le plus matériel du terme. Ce sont ces *noyaux économiques* qui exercent aujourd'hui l'influence dont les communautés naturelles ont été dépossédées et qui constituent par anastomose « la société » dite industrielle.
A l'appui de cette conjecture, on citera le cas de la première « société » industrielle proprement dite, qui sert en quelque sorte de modèle à toutes les autres « sociétés » de la planète, y compris celles qui se placent sous le signe de la faucille et du marteau : les États-Unis, peuplés en leur immense majorité de déracinés, terre élue de l'esprit démocratique et propagatrice du système aux quatre coins de l'univers. L'économie et ses foyers de rencontres ou d'échanges étaient et restent encore la seule issue offerte aux tendances sociales de l'homme américain extirpées de leurs milieux sociaux originels.
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Il en est de même de l'homme russe qui s'est engagé après l'effondrement, intentionnellement provoqué par les révolutionnaires communistes, dans la seule voie qui s'ouvrait devant lui : la reconstruction matérialiste de son pays, dont l'idéologie du système s'est emparée pour consolider son néant.
De fait, l'homme contemporain, dans la mesure où il s'américanise, devient de plus en plus *un être solitaire,* atone ou extravagant. Son milieu familial se disloque sans cesse sous la pression de son nomadisme et de son individualisme quasi viscéral. Ses rapports sociaux *réels* se concentrent dans la vie qu'il mène avec autrui au sein de l'entreprise où il travaille. Et ce ne sont pas les tonitruants offices religieux, dits communautaires, dans lesquels il baigne d'aventure, qui l'arrachent à sa solitude, non plus que ses divertissements de reclus devant la Télé, ni ses vacances au sein de foules anonymes ou dans des lieux qu'il parcourt à la hâte, d'un pôle à l'autre ou de la terre à la lune.
Les contours de cette « société » industrielle sont indécis et fluents : ne résulte-t-elle pas historiquement de l'hybridation insolite de la « dissociété » démocratique aux éléments égaux et de communautés organisées en vue de la production, dont l'armature technique est irréductiblement hiérarchisée ? Son caractère bâtard saute aux yeux.
D'une part, la « société » industrielle se veut démocratique. On s'accorde pour constater le déclin et l'amenuisement de la fonction politique des partis dans ce type de « société » en gestation. Mais ce qu'on remarque beaucoup moins, c'est leur persistance, pourtant insolite. Lorsqu'un organe s'atrophie, il ne tarde pas à disparaître. Les partis politiques font exception à cette loi. Comme le régime démocratique n'a encore été remplacé par rien (et cette situation paradoxale risque fort de durer puisqu'une « société » industrielle ne peut se transformer en « société » politique sans changer de nature), il sert de doublure ou de couverture aux groupements économiques qui constituent des associations parallèles aux partis et sont composés comme eux d'égaux au plan professionnel. Cette gémination explique le déplacement du Législatif vers l'Exécutif dans toutes les sociétés industrielles : les Ministères n'émanent plus désormais des Parlements, ils procèdent, directement ou par personnes interposées, des groupes d'intérêts économiques.
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Ainsi les apparences restent sauves : le régime repose encore sur le pouvoir législatif et sur le pouvoir exécutif traditionnels, mais ces deux pouvoirs n'ont plus qu'une substance fictive.
Le métissage de la démocratie politique et des groupements économiques comporte des conséquences que ses promoteurs ignorent généralement. La forme de l'institution démocratique, si vidée qu'elle soit de son contenu, ne laisse pas, en effet, d'exercer son influence sur la nouvelle réalité sociale qu'elle contient. La doublure détermine ici l'étoffe et le masque modèle le visage.
Le propre de la démocratie est d'être axée sur la loi de la majorité. Quels que soient les ruses et les efforts déployés par les détenteurs du pouvoir économique pour coloniser l'État, ils sont donc perdants : le capitalisme d'argent sera vaincu par « le capitalisme d'hommes » que les syndicats ouvriers représentent de plus en plus.
Il est essentiel à la démocratie de centraliser et d'étatiser. Toutes les activités des différents secteurs économiques engagés dans la conquête de l'État aboutiront donc à leur défaite : elles seront fatalement soumises à un projet collectif, à une forme socialisante de la planification.
L'égalitarisme théorique de la démocratie se traduit infailliblement en un égalitarisme pratique. Par mille et un moyens dont la fiscalité n'est pas le moindre, l'introduction du « facteur économique » dans le monde de la démocratie aboutit à la constitution d'un « État de travailleurs » où les représentants des divers niveaux des entreprises sont sur un pied d'égalité. Cette « démocratie économique » évolue fatalement vers « la démocratisation » de toutes les entreprises et de toutes les activités économiques. La cogestion n'en est qu'une étape.
#### VIII. -- Au niveau de l'entreprise
En d'autres termes, la fusion de la démocratie et de l'économie mène inexorablement à une « société industrielle » dont les membres identiques seront néanmoins profondément séparés les uns des autres dans les activités mêmes qui les unissent et les hiérarchisent.
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La « société industrielle » qui correspond à l'État démocratique ne peut être que le contraire de ce que la technique et l'économie exigent pour fonctionner : la solidarité et la subordination de leurs éléments.
Or, une « société industrielle » se compose essentiellement d'entreprises. Les membres d'une entreprise le patron, le personnel des cadres supérieurs et moyens, les ouvriers sont unis entre eux par des relations d'interdépendance, de subordination réciproque (le chef et le subordonné ne pouvant agir l'un sans l'autre) et de hiérarchie qui les font étroitement ressembler aux membres d'une famille. Même si l'entreprise n'est plus familiale, elle conserve ce caractère indélébile propre à toute « communauté de destin » : si l'usine prospère, tous les membres s'en réjouissent ; si elle fait de mauvaises affaires, ils en sont tous affectés. Au surplus, c'est dans l'entreprise que s'observent et se développent toutes les valeurs caractéristiques des communautés naturelles et surtout de la famille : le dévouement, la fidélité, la responsabilité, le service, l'entraide et, en outre, le goût du travail bien fait. *Au niveau de l'entreprise,* l'économie contemporaine garde *les mêmes traits* que l'économie antique et médiévale, dite justement *domestique* à l'époque où la maison familiale et l'entreprise coïncidaient encore. Les lois de la nature sont immuables, en dépit de tous les changements.
Or, la « société industrielle » ne peut subsister sans les entreprises si elle en détourne la finalité vers les associations dites « démocratiques » de membres producteurs, antagonistes ou coalisées. Le nivellement des entreprises signifierait leur mort et, du coup, la mort de tous les éléments qui les parasitent, depuis les groupements économiques jusqu'à l'État lui-même qui serait leur complice, leur serviteur ou leur maître. L'heure du choix a donc sonné. L'espèce de compromis entre la tendance égalitaire de la « société » démocratico-industrielle et la structure de l'entreprise inséparable de ses niveaux hiérarchisés et de son autorité responsable en est arrivée au point où la première risque de faire basculer la seconde sous son poids. Si elle ne le fait pas aujourd'hui, elle le fera demain, inévitablement, parce qu'elle ne rencontre devant elle aucune résistance coordonnée et efficace.
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Nous allons assister, ou nous assisterons tôt ou tard, à la partie décisive qui se joue entre les ultimes réserves de vie sociale et les forces de mort de la dissociation égalitaire :
*Mors et vita duello*
*Conflixere mirando.*
Qu'on le veuille ou non, les dernières ressources de vie sociale *réelle* se trouvent presque entièrement *dans les entreprises.* On peut disserter indéfiniment sur leur degré de solidité. Celui-ci varie à l'infini selon les lieux, les temps, les dimensions des usines, leur direction, etc. Les relations qui se nouent dans les entreprises, pour fragiles et ténues qu'elles soient, ne sont cependant jamais nulles. Elles sont les seules en tout cas sur quoi un pronostic qui ne se paie pas de mots puisse s'appuyer : ou bien l'étatisme égalitaire et centralisateur videra les entreprises de leurs dernières ressources sociales pour les remplacer par des mécanismes bureaucratiques qui paralyseront la « société » industrielle et la réduiront à la termitière, ou bien « les grands sursauts de la nature médicatrice » agiront en elles, comme disait l'illustre Trousseau des ressorts secrets, mis à nu dans l'organisme humain, atteint de maladie grave, par les puissances de la vie qui se refuse à la mort, tel est le dilemme dont la seule communauté naturelle encore subsistante, à savoir l'entreprise, est le siège.
C'est sur ce qui reste de forces salvatrices dans l'entreprise qu'il importe de s'appuyer.
C'est peu. A première vue, c'est même dérisoire. Car enfin l'entreprise, comme telle, source concrète de toute la productivité et de l'orientation de celle-ci vers le consommateur, a de moins en moins la place qui lui revient dans l'économie « moderne » des grands nombres et des ensembles industriels abstraits dont les structures artificielles et socialisantes pèsent sur sa destinée. En outre, pour les raisons qui ressortent de notre analyse, la politique économique des États modernes est devenue une jungle où l'imprévu est la règle, malgré tous les accords et tous les traités. L'entreprise ne se sent évidemment pas en sécurité en une atmosphère aussi toxique. Elle est amenée à faire groupe avec d'autres entreprises similaires, à présenter ainsi un front commun devant les situations inopinées qui prolifèrent, à constituer une force unie et multipliée par le nombre.
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Mais cette nécessité où elle cède a une contre-partie : les caractéristiques propres qui font sa force et son originalité en tant qu'entreprise s'effacent alors au profit de l'attitude identique à prendre vis-à-vis des pouvoirs publics, laquelle aggrave corrélativement la situation où elle se trouve en déclenchant une réaction en chaîne qui atteint les autres branches industrielles menacées et l'agriculture elle-même, traditionnellement formée d'exploitations distinctes.
Il suit de là que l'organisation hiérarchique de l'entreprise ne peut guère à elle seule exercer une influence bénéfique sur la « société » industrielle qui tente de naître dans l'histoire et en faire une véritable société. Les pays communistes conservent et même durcissent la hiérarchie dans leurs entreprises collectivisées. Celle-ci est mise au service de « la construction du socialisme », c'est-à-dire d'une « société » radicalement *artificielle* dont l'homme n'est plus qu'un rouage. Il faut donc que les membres de l'entreprise prennent conscience du caractère *naturel* de l'entreprise et de sa finalité. Ce n'est point un paradoxe : si le travail est chose naturelle à l'homme qui doit s'y livrer pour vivre et survivre, la division du travail ne l'est pas moins, ainsi que la relation du producteur au consommateur. Dès qu'il y a société, si rudimentaire qu'elle soit, il y a embryon d'entreprise, ébauche d'une organisation de production de biens et de services, et orientation spontanée de cette activité vers un consommateur. La société étant un phénomène naturel, l'entreprise l'est à son tour. C'est ce que les Anciens avaient compris en liant l'économie à la première et la plus élémentaire des sociétés humaines : la famille, sous le nom d'*économie domestique.* Robinson seul dans son île deviendrait rapidement fou. Avec Vendredi, il forme à la fois une société et une entreprise où chacun, comme producteur, se trouve avoir l'autre comme consommateur. Rien n'est plus naturel que cette association et que cette finalité.
Or, comme il n'est point de société véritable sans communautés naturelles ou semi-naturelles sous-jacentes, la « société » industrielle privée de ces organes nécessaires risque d'évoluer vers la « dissociété » et vers l'appareillage mécanique de l'État que toute « dissociété » secrète automatiquement. L'instinct social amputé de ses prolongements naturels deviendra destructeur, quelle que soit l'abondance des biens matériels prodigués par la mécanisation de la vie humaine. La « société » industrielle conjuguera la satiété et la faim, la satisfaction et le dégoût, les vaches grasses et les vaches maigres, l'anarchie et l'esclavage.
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Le salut, s'il vient, ne pourra naître, dans la « société » de style industriel où nous sommes embarqués, bon gré mal gré, que des éléments naturels immergés dans l'entreprise comme le noyau dans la cellule, mais dont l'économie contemporaine entrave la présence et le rayonnement. Sans une doctrine ou sans une philosophie de l'entreprise qui pénètre *jusqu'aux principes essentiels* dont *l'être même* de l'entreprise dépend et qui montre à la fois combien celui-ci est menacé par un système économique à circulation inversée, nous n'échapperons pas à la pente où nous roulons. Les sciences économiques, si exactes qu'elles soient, ne nous sont ici d'aucun secours. Elles ne nous disent rien du *pourquoi* de l'entreprise, ni de son *essence,* ni de ses *constituants spécifiques,* ni de sa *finalité*. Elles n'analysent que les causes secondes et les facteurs mesurables qui interviennent dans le phénomène économique. Or, le mal est profond, essentiel. Il atteint les entreprises dans leurs œuvres vives et les incorpore dans un mécanisme gigantesque qui les déshumanise ainsi que leurs membres. *Les chefs d'entreprises* ne peuvent pas ne pas s'apercevoir qu'ils sont impliqués dans un processus qui fera d'eux les fonctionnaires d'un État industriel omnipotent, s'ils continuent dans la voie où ils sont engagés. *Ce sont eux* (dans tous les groupements économiques qui, par leurs pressions, transforment les entreprises en machines, en rouages et en courroies de transmission de l'immense usine étatique dont l'énorme puissance anonyme les subjugue et les précipite dans cette « socialisation de toutes choses » où le génie de Pie XII voyait à bon droit poindre le spectre de Léviathan et dont un évêque contemporain proclame sans vergogne qu'elle est une « grâce »), *ce sont eux,* s'ils prennent conscience des avertissements que la réalité économique bafouée leur lance, qui peuvent sortir la « société industrielle » de l'ornière et amorcer la résurrection des communautés naturelles les plus diverses sans lesquelles aucune vie sociale effective n'est possible. Ils disposent d'une force inestimable qui ne peut leur être enlevée que par leur consentement : leurs entreprises elles-mêmes.
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C'est à partir de cette force, où ils font corps avec tous leurs collaborateurs et dont ils savent bien par expérience que toute la finalité est de servir le consommateur, unique source de leurs profits légitimes, qu'ils peuvent entreprendre la guérison de la « société industrielle » dont ils sont les responsables : leur intérêt coïncide avec leur devoir.
\*\*\*
Deux conditions nous paraissent requises pour qu'un tel projet réussisse.
La première est que les chefs d'entreprises et leur personnel utilisent la force qu'ils représentent, non point pour instaurer une économie de producteurs dont la rançon est la fonctionnarisation de ceux-ci à tous les échelons, accompagnée de la désescalade provoquée par le fisc et par l'inflation des profits, traitements et salaires, mais pour libérer l'État de ses interventions, de ses charges et de ses prétentions exorbitantes dans le domaine économique et privé, qui l'empêchent, au détriment de l'économie elle-même, d'assumer sa charge de garant et de mainteneur de l'intérêt général.
La seconde lui est liée : il s'agit de restituer au consommateur le rôle qui lui revient dans l'ensemble du processus économique dont il est la fin régulatrice. Renouer le lien *essentiel et direct* qui unit l'entreprise au consommateur est *fondamental*. Nous avons assez insisté là-dessus. Tout bien matériel produit n'a d'autre destination que le consommateur qui en règle, en économie dynamique, la nature, la qualité, la quantité et le prix. La production n'est pas pour le producteur, quel qu'il soit, mais pour lui. Toute violation de cette finalité naturelle est tôt ou tard sanctionnée.
\*\*\*
On rétorquera que cette dernière condition est remplie dans l'économie dite libre. Elle ne l'est guère plus que dans l'économie marxiste où le consommateur est fonctionnellement et intentionnellement sacrifié au producteur, lequel reçoit alors la récompense de sa promotion en entrant au titre de rouage dans l'appareil de l'État. L'exemple de la Suède, tant vanté, est à cet égard éclairant :
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tout le système producteur, apparemment capitaliste, est devenu le pourvoyeur du système de redistribution des richesses ainsi produites, sur lequel l'État socialiste et niveleur règne en maître : il fournit au socialisme l'énergie qui lui permet de durer ! L'apparente prospérité de ce pays est payée au prix d'un matérialisme dont l'épaisseur va croissant. C'est la conséquence d'une économie qui privilégie les producteurs au détriment du consommateur *qui est homme.* Nous allons droit dans cette direction. Il n'est pas douteux que le collectivisme est en train d'envahir, sous les formes les plus sournoises, les plus prétendument « scientifiques », parfois avec la bénédiction des autorités religieuses, le système économique de l'Occident. L'État n'y rencontre d'autre limite à son expansion que celle des pressions qu'il subit et qui, par hasard, en viennent à s'annuler réciproquement.
Les coupures qui jalonnent fortuitement ces pesées incohérentes et les nécessités physiques disparates que le phénomène économique comporte ouvrent encore des espaces propices au caractère humain -- et donc libre -- de la production et de la consommation des biens matériels, mais ces moments de chance, si nombreux qu'ils soient ainsi que ceux qui en profitent, restent désordonnés et excentriques par rapport à l'allure de plus en plus collectivisante de l'économie contemporaine : ils sont englobés dans des structures qui en éteignent le rayonnement et ils servent même parfois de véhicule à la progression de la socialisation universelle. Les entreprises libres ne sont-elles pas, comme les administrations de l'État, des *organes collecteurs* d'impôts ou d'assurances à la source ?
Il est manifeste que la différence entre l'État collectiviste où le politique et l'économique s'identifient et l'État des Sociétés prénommées libres où ils se conjuguent toujours plus étroitement d'année en année, est toute relative. Quiconque affirme le contraire ferme les yeux sur cette évolution ou rive son regard sur les seules exceptions qu'elle comporte encore.
Il est faux de prétendre qu'une telle évolution est inéluctable. L'affecter verbalement de l'adjectif « irrésistible » n'a d'autre but que de désarmer psychologiquement celui qui refuse d'y céder. Il n'existe aucune nécessité implacable dans l'ordre humain, sauf celle de la mort. On a certes toujours les conséquences, mais on ne les a que dans la mesure où l'on en intronise les causes.
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Une économie aussi encombrée d'artifices que la nôtre n'a du reste rien d'irréversible. Au contraire ! Tournant à coups de procédés factices à l'encontre des injonctions de la nature, elle n'a d'autre ressort que la contrainte sous toutes ses formes, collectives et individuelles. La nature, principe de mouvement, répugne de soi au mouvement inverse qu'on prétend lui imposer. Tout dépend au surplus, dans la vie des hommes, de leurs volontés arc-boutées à la nature des choses. Le « mouvement de l'Histoire » dont on nous assomme est un stupéfiant qui nous arrache à *ce qui est.* Il suffit donc de retrouver l'éclatante et immuable réalité pour que s'amorce, contre toutes les modes de pensée reçues, la remise à l'endroit de l'économie. Et de vouloir.
#### IX. -- Des institutions juridiques fondées sur le droit naturel
A qui en sonnait le principe, la solution est déjà plus qu'à demi trouvée. La volonté avertie y adhère de toutes ses forces. Or, ce principe est simple : *si la fin de l'économie est le consommateur, l'économie appartient tout entière au domaine du privé.* Selon la juste et forte parole de Pie XII, « *la mission du droit public est de servir le droit privé, non de l'absorber ; l'économie -- pas plus d'ailleurs qu'aucune branche de l'activité humaine -- n'est, de sa nature, une institution d'État ; elle est, à l'inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements librement constitués *». Au consommateur, toujours individuel, en aval, répond l'entreprise privée en amont, avec toute la cohésion que présuppose en elle l'unité de la fin qu'elle poursuit. Aucune force au monde ne peut *indéfiniment* se dresser contre ce principe. Tout ce qui s'oppose à la nature des choses finit par crouler, surtout dans le domaine de la matière. Le consommateur d'idéologies peut être dupé très longtemps. Le consommateur de biens matériels est beaucoup moins nigaud ! Les membres de l'entreprise, d'autre part, commencent à comprendre que leurs intérêts sont convergents. Et comment ne le seraient-ils pas alors que l'entreprise ne peut subsister sans cette concordance exigée par sa finalité !
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La technocratie planificatrice et l'étatisme leur sont devenus unanimement suspects. Il n'est nullement impossible à cet égard que la réaction contre les empiètements et contre les usurpations de pouvoir de l'État dans le domaine de l'économie proviennent de ceux qui naguère encore les réclamaient et qui en sont désormais les victimes, ainsi que du consommateur coincé entre la raréfaction forcée des biens matériels que provoque la voracité fiscale des gouvernements au sein de la société d'abondance et l'inflation vertigineuse à laquelle leur prodigalité les accule.
On aperçoit ici l'importance extraordinaire des *garanties juridiques* dont une *activité privée* fondée sur *la nature des choses* doit pouvoir s'entourer pour s'exercer. Le public s'oppose en effet au privé. Leur couple est indissociable. Il est impossible de circonscrire l'un sans circonscrire l'autre. La définition de celui-ci appelle la définition de celui-là. Leurs frontières ne peuvent dès lors être délimitées *que par le droit* qui les établit selon la norme objective de justice, transcendante à leurs tensions respectives, dérivée de leur accord nécessaire et exclusive, de part et d'autre, de tout arbitraire.
S'imaginer une économie parfaitement autonome, fonctionnant selon les vœux d'un « libéralisme » impeccable à l'intérieur d'un État doté, par son régime démocratique, d'un pouvoir sans mesure, est une illusion qui conduit fatalement, ainsi que le montre trop bien l'histoire, à la socialisation et à la mécanisation de la vie humaine dont les ombres se profilent, comminatoires, sur nous. Le « libéralisme » économique pur et simple associé au système démocratique évolue inéluctablement vers la conquête de l'État par les intérêts privés, et corrélativement, vers la conversion pathologique du caractère privé de l'économie en étatisme rose ou rouge, au détriment de sa finalité naturelle, autrement dit avec emprise croissante et théoriquement illimitée d'appareils artificiels que l'autorité publique doit alors inventer pour fonctionner à l'encontre de la nature des choses. S'imaginer, d'autre part, que les producteurs à tous les niveaux pourront avoir assez de sens moral personnel pour ne point exercer, à l'avantage de leurs groupements, des pressions adéquates sur un pouvoir dont la force n'a d'autre dimension que celle, infinie, de sa faiblesse, relève d'un idéalisme et d'une confiance en la bonté naturelle de l'homme qui nous paraissent chimériques.
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Une économie qui, de privée, devient collective, un État qui déserte sa fonction de gardien de l'intérêt général pour devenir le champion des intérêts privés de tel ou tel groupe de travailleurs ou de leur ensemble, *c'est le monde à l'envers,* livré à de purs rapports de force devant lesquels la seule moralité des individus, si intense qu'on la suppose, se trouve impuissante. Croire enfin qu'une société authentique à prédominance industrielle puisse naître sans que des *institutions juridiques* appropriées ne lui fassent prendre forme, la consolident et la maintiennent dans l'existence au-delà des caprices de ses membres, serait se fier inconsidérément à l'anarchie et à ses possibilités créatrices. Aucune société ne peut se passer d'armature juridique, non plus que le corps humain de charpente osseuse, et la « société industrielle », si elle veut durer et devenir le noyau d'une société véritable, moins que toute autre : son caractère inédit l'exige impérativement.
C'est sans doute ici que gît la plus grande difficulté aux yeux du philosophe soucieux de maintenir l'équilibre entre le domaine public et le domaine privé dont la stabilité est nécessaire à la nouvelle société en gestation. Nous ne disposons d'aucun modèle juridique antérieur qui puisse nous être utile. Cette carence s'ajoute à la situation acéphale de l'État démocratique et en accentue la puissance à un point tel que, dans la situation actuelle, tout retour à un régime monarchique ou aristocratique se révèle aussi dangereux que les maux dont ce nouveau départ prétend nous délivrer. L'histoire récente nous enseigne qu'une tête remise au sommet du grand corps qu'est l'État n'est pas nécessairement clairvoyante et qu'elle a généralement aggravé la situation à laquelle sa volonté voulait porter remède, en accentuant la tendance à la socialisation à laquelle l'économie contemporaine est en proie. Nous retombons sans cesse dans les mêmes ornières et, faute d'empirisme organisateur, nous recourons, devant les crises que tout problème nouveau non résolu entraîne, aux solutions socialisantes que l'économie de rareté antérieure à la nôtre suggère inévitablement. Ainsi le domaine public entame-t-il de plus en plus le domaine privé, parce que l'un et l'autre sont dépourvus de normes. Le pouvoir de l'État qui, par nature, est supérieur à celui des individus, est d'autant plus sûr de triompher que ceux-ci l'appellent à leur aide sans souci des conséquences que le recours à Sire Lion comporte.
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Le domaine privé est pratiquement dépourvu de droit en face de la puissance publique. Mais ce qui fait sa faiblesse fait aussi sa force. Outre qu'une opposition constante et commune se manifeste contre l'État prédateur et dissipateur chez la plupart des hommes, le degré zéro où se trouve le droit économique oblige les producteurs et les consommateurs qui en ont le plus besoin pour se préserver des usurpations de l'État pléthorique, à faire appel au droit naturel où le droit positif prend sa source. Or, comme nous l'avons vu, l'économie naturelle a pour fin le consommateur. Ce principe fondamental inclut immédiatement comme corollaires l'accord entre les éléments producteurs sans lequel cette finalité essentielle ne serait pas possible, ainsi que le système du marché sans lequel le consommateur ne pourrait exercer l'acte humain, raisonnable, volontaire et libre de consommer, avec toute la responsabilité individuelle et la dignité propre à la personne humaine qu'un tel acte implique. *La chance du droit économique qui se prépare --* si nous ne succombons pas à la tyrannie d'un bonheur collectif imaginaire -- *sera de se référer sans cesse à ces éléments fondamentaux.* Un droit fondé sur la nature des choses se substituera de la sorte à l'amas chaotique de réglementations changeantes sous le poids duquel l'économie s'affaire et aux « exigences » subjectives des hommes manipulés par les volontés de puissance politique qui les déracinent du réel. Né de l'expérience et de sa codification, ce droit ne pourra pas ne pas s'apercevoir que la relation économique fondamentale est celle de l'unité de production à l'unité de consommation, c'est-à-dire de l'entreprise à l'acheteur -- laquelle est du reste inclue dans la nature privée de toute économie. Il dissipera ainsi peu à peu l'épais brouillard de l'économie macroscopique, sectorielle ou nationale, prédisposée par son caractère abstrait et collectif aux manipulations du planisme oublieux de la nature humaine du phénomène économique.
C'est en s'adossant à cette conception *philosophique --* fondée sur des principes *premiers* immédiatement évidents -- que l'économie pourra récupérer son domaine propre et inaliénable et donner empiriquement plus de vie au droit privé qui la régit encore sur une partie de la planète, mais que l'expansion croissante du droit public et de l'étatisme réduit de plus en plus à la portion congrue.
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Antée reprenait ses forces en s'étendant sur la Terre mère et nourricière. Ainsi l'économie rentrera-t-elle en possession de son essence et de sa vigueur, perdues depuis plus de deux siècles, et dont son dynamisme exaspéré voile mal le défaut, en s'appuyant, sans jamais s'y soustraire, sur les principes fondamentaux qui la régissent. En transformant quelque peu une réflexion pertinente de l'économiste allemand Miksch, adepte de l'ordo-libéralisme, nous dirons que « la constitution économique, qui se déduit des principes éthiques fondamentaux, se posera alors comme une combinaison de la loi naturelle et de lois juridiques ».
#### X. -- Deux difficultés
Le problème n'en est pas pour autant résolu en son entier, cela va de soi. Le privé étant par nature subordonné au public et l'intérêt particulier à l'intérêt général, il est impossible de disjoindre l'économique du politique et de lui assurer une autonomie totale à l'égard de l'État. Aucun État au monde ne peut abandonner à elle-même une activité aussi vitale que l'économie. Pour peu qu'on y réfléchisse, il apparaît que la finalité de l'économie, génératrice de l'ordre économique, ne se réalise pas automatiquement. Elle a besoin pour se déployer et atteindre son terme *d'un pouvoir supérieur* qui la soutienne et en assure le bon fonctionnement. La preuve la plus éclatante en est donnée par l'actuelle économie de producteurs qui la renverse à son profit. Il ne suffit donc pas de dire, avec le libéralisme du XIX^e^ siècle : « Laissez faire, laissez passer. » Cette attitude négative à l'égard de l'État contribue du reste à son affaiblissement *politique* et, corrélativement, à sa colonisation par les puissances *économiques,* lesquelles tentent aussitôt de le conquérir et de le renforcer en tant qu'instrument de leurs intérêts. Quel État pourrait du reste se passer d'avoir une *politique économique ?*
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Qui dit « politique économique » dit du même coup exercice du pouvoir de l'État en matière économique. Ce n'est nullement là une concession à l'économie planifiée, dirigée ou concertée. C'est tout simplement la reconnaissance d'un fait. Le « laissez-faire, laissez-passer », pris en son sens obvie, implique que l'État n'a pas et ne peut avoir de politique économique et, par conséquent, que l'économie est le résultat d'une multitude de conventions individuelles entre le producteur et le consommateur. Il est clair que les consommateurs isolés ne feront jamais le poids en face des producteurs qui disposent de la puissance matérielle en capitaux et en hommes ainsi que d'une organisation que leurs partenaires de la relation économique ne pourront jamais avoir. Pour permettre à l'activité économique d'atteindre sa fin propre, il faut donc que l'État intervienne *conformément à cette même fin de manière à ce que l'intérêt général dont il a la charge soit constamment sauvegardé.*
Qu'il s'agisse là d'une tâche difficile, on n'en peut douter.
En premier, cette tâche présuppose que l'État n'exerce lui-même, en tant que tel ou par sociétés parastatales interposées, aucune fonction économique de production proprement dite. Les nationalisations ne montrent pas seulement que l'État est le plus coûteux des producteurs et le plus dommageable aux consommateurs par ses monopoles, elles révèlent qu'il est le plus sourd et le plus insensible des patrons. Sauf les parasites professionnels de ce régime, tout le monde est d'accord là-dessus. Désintéressé quant aux intérêts privés, l'État n'en sera que plus libre et plus fort pour remplir sa fonction propre : le service de l'intérêt général. Or, celui-ci ne coïncide pas exactement dans une « société » à prédominance économique avec le bien commun dont l'État était naguère encore le gardien dans les sociétés préindustrielles du passé. Le bien commun n'est ni la somme des intérêts particuliers ni le bien de la société tout entière considérée comme un tout individuel géant à la manière socialiste. Le bien commun consiste essentiellement dans une unité d'ordre entre les parties composantes de cet ordre, autrement dit dans le maintien et la défense des liens sociaux qui unissent les individus les uns aux autres dans une communauté déterminée. Ces liens sociaux sont multiples. Ils sont de valeur et de force inégales : le bien commun des familles dont tout État digne de ce nom a la charge est assurément le plus chargé de potentiel communautaire sensible, mais il est subordonné au bien commun de l'ensemble dont il fait partie, et l'on peut imaginer une situation où les familles seront tenues aux plus grands sacrifices pour sauver la patrie menacée.
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*Dans les sociétés à prédominance économique,* où les relations sociales appartiennent au domaine du privé, nous nous trouvons *au plus bas degré du bien commun.* Pour que ce type de société soit une véritable société, il est nécessaire, il faut qu'un pouvoir supérieur puisse infléchir les uns vers les autres tous les intérêts particuliers en jeu de manière que leur convergence crée entre eux une sorte de bien commun inférieur, mais réel, que la sagesse des nations, sensible à sa nécessité et à sa réalisation, a toujours appelé : *la prospérité,* l'augmentation des richesses matérielles dans une communauté déterminée. *Les peuples prospères* (pour reprendre l'admirable expression de Le Play), qui réalisent l'unité pour ainsi dire physique de leurs membres, sont de toute évidence plus disposés à poursuivre le bien commun sous ses diverses formes supérieures, que les peuples indigents, misérables ou faméliques. Il en est des sociétés comme des individus qui ne peuvent accéder à la vie vertueuse sans un minimum de biens matériels. L'intérêt général se situe exactement à ce niveau où le matériel rejoint le spirituel. Or, par le fait même que les intérêts en jeu sont tous privés dans la sphère de l'économie, ils risquent sans cesse de se particulariser et de se replier pour ainsi dire sur eux-mêmes. C'est ce qui arrive dans l'économie à l'envers *où* les producteurs se coalisent en groupements d'individus qui recherchent d'abord leurs intérêts propres et qui commettent l'État à leur défense au préjudice de la finalité naturelle de la production. Si l'État est le seul producteur, c'est tout au bénéfice de sa volonté de puissance. L'intérêt général représenté par les consommateurs -- lesquels sont toujours des individus -- ne peut être assuré que si l'État, libre à l'égard de tous les producteurs quels qu'ils soient, entend faire respecter cette finalité naturelle de l'économie. Il n'a pas d'autre moyen à sa disposition que celui dont il dispose en tant qu'État soucieux du bien commun : favoriser ce qui fait converger les intérêts particuliers les uns vers les autres et mettre obstacle à ce qui pourrait les faire diverger. En régime d'économie dynamique où les biens matériels sont produits avec abondance et constituent une sorte de bien commun auxquels les consommateurs peuvent accéder, la convergence des producteurs entre eux devrait sembler chose facile.
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Nous avons dit qu'il n'en est rien et que par une sorte de rémanence des mentalités à la période de l'économie statique pourtant dépassée, cette perception *réaliste* de la situation n'a que très rarement lieu. C'est la raison pour laquelle les intérêts particuliers divergents montent à l'assaut de l'État.
D'où la seconde et la plus grave des difficultés. Nous retrouvons ici le gros obstacle que nous avons déjà mentionné et que nous tenons pour inutile d'aborder de front : l'idéologie démocratique derrière laquelle les intérêts matériels s'abritent et qui sert de justification à leurs antagonismes. S'il est vrai que tous les États modernes se prévalent de ce système, il n'en est pas moins vrai qu'une opposition croissante à l'étatisme en matière économique se révèle partout. C'est par ce biais que peut s'effectuer la dénonciation d'un régime dont le caractère nominal et décoratif sert de déguisement aux pires parasitismes. La vraie démocratie n'a rien à voir avec un système dont il n'est pas exagéré de prétendre qu'il en est, sous le même mot, la négation. Tous ceux qui participent, sans le savoir ou en le sachant, à la construction de la « société industrielle » dont ils sont, bon gré mal gré, les membres, s'aperçoivent de plus en plus que la divergence de leurs intérêts est nuisible à leurs intérêts eux-mêmes : aucune société ne peut s'édifier sur « la base » de la division. Sans un accord minimal entre ceux qui en font partie, la « société industrielle » évoluera vers sa ruine et, du coup, vers l'autodestruction de l'économie qui en est, si on peut dire, l'âme. Un tel concert, pour être inaudible, n'en surgit pas moins çà et là, au hasard des rencontres et au-delà des opinions dites « politiques ». Pour le faire entendre, il faut le réactif d'une *doctrine.* On est étonné, lorsqu'on en ramène l'enseignement à ses principes essentiels, d'avoir l'audience des *intelleti sani,* de ceux qui ont gardé leur intelligence indemne de toute sophistication, tant il correspond à la nature des choses et à celle de l'esprit qui la découvre.
Il faut compter sur l'apostolat -- il n'y a pas d'autre mot -- qu'exige aujourd'hui la saisie des évidences les plus simples. Il faut compter sur le temps, sur les occasions favorables. Il ne faut jamais se lasser de dire et de redire la même chose. La perspective de l'ossification étatique de la « société » industrielle et de la disparition de celle-ci comme société humaine n'est pas immédiate.
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Elle est lente, à peine visible, indolore. Elle dessine même, pour se dissimuler, d'innombrables mirages dans les imaginations. Mais parfois la réalité disperse la séduisante chimère. Il faut saisir chaque fois la balle au bond, en *organisant* selon une ligne à la fois mobile et inflexible sa direction.
Ainsi, peu à peu, referons-nous de l'État sans société un État conforme à sa mission d'arbitre des antagonismes d'intérêt dont toute l'histoire humaine est tissée, et de mainteneur de l'intérêt général, ébauche du bien commun que la nature exige pour qu'il y ait une société vivante.
En ce temps où toutes les communautés naturelles se délabrent sans arrêt, il nous reste à remettre l'économie à l'endroit pour sauver ce qui nous reste de société.
Marcel De Corte.
*Professeur à l'Université de Liège.*
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### Primauté pontificale, "collégialité", romanité
par l'Abbé Raymond Dulac
#### I. -- Corrections ou Révolution ?
Il est bien périlleux de parler de l'autorité religieuse à l'occasion d'une crise. Ne risque-t-on pas de disserter sur le droit à partir de faits disparates, de critiquer l'institution au nom d'abus accidentels, et, finalement, d'imaginer de vastes réformes là où suffiraient de simples corrections ?
Des abus, il y en a eu dans toute institution humaine, dans toute espèce de gouvernement. On peut même dire que chaque régime porte en soi le germe d'une excroissance sauvage, issue de sa propre nature. Pour la démocratie, c'est la démagogie. Pour l'aristocratie, c'est l'oligarchie. Pour la monarchie, c'est le despotisme.
L'Église, société sacrée et d'origine divine, ne saurait échapper à ces accidents, parce qu'elle est composée d'hommes vivant au milieu d'autres hommes. Elle a été fondée par Jésus-Christ comme une monarchie. Dira-t-on qu'elle est exposée au despotisme ? Et, pour éviter les défauts simplement possibles d'un usage, sacrifier les bienfaits certains d'un principe ?
On n'ose le dire ouvertement, mais on a vu, périodiquement, ceux qui n'osaient attaquer de front la primauté du Pontife Romain vilipender la « centralisation » romaine.
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Il y avait quelque chose de cette réclamation au fond des « libertés de l'église gallicane » qui trouvèrent une sorte de confirmation épiscopale dans les « Quatre Articles » de l'Assemblée de 1682 ([^17]).
Mais la réclamation revêt, plus tard, la forme violente et dogmatique chez Febronius, puis chez Eybel, avant de prendre carrément le caractère schismatique à Pistoia et a Ems ([^18]).
On reconnaît, dans ces diverses manifestations, un schéma commun : protestation contre la multiplication des « cas réservés » à Rome ; plaintes contre le pouvoir des nonces et de la Curie ; affirmation d'un pouvoir *illimité* en chaque évêque, par le seul fait de son *sacre,* la limite, d'ordre purement pragmatique, de ce pouvoir illimité, pouvant être toujours franchie sans une « concession » de Rome, pour le bien du « Peuple de Dieu » (*salus populi suprema lex*).
Toutes ces thèses ou tendances pourraient être résumées dans un nom : l'*épiscopalisme,* si, par un entraînement logique inévitable, cette majoration du pouvoir épiscopal ne se prolongeait ensuite jusqu'à une extension parallèle du pouvoir des curés. Ici et là les principes sont, en effet, identiques : on le vit bien au Synode de Pistoia, puis au début de la Révolution française de 1789, pour l'établissement de la « Constitution civile du Clergé » ([^19]).
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A défaut de la réflexion théologique, l'humble leçon de l'histoire devrait suffire à convaincre les contempteurs de la « centralisation » romaine que l'autorité des évêques n'a rien à gagner à vouloir dépouiller celle du Souverain pontife : ce qu'elle paraîtrait ravir à celle-ci, elle finirait par le reperdre d'un autre côté : soit du côté d'un César laïc ; soit du côté d'un « presbyterium » devenu, à son tour, revendicateur ; soit, enfin, du côté d'une assemblée *nationale* épiscopale absorbant l'autorité de l'Ordinaire *diocésain* au nom d'une « Pastorale d'ensemble ».
L'histoire des quatre ou cinq dernières années a suffisamment démontré la réalité de ce dernier danger. A quelques mois de l'ouverture de Vatican II, un chroniqueur religieux, initié à de secrets projets, décrivait le plus inattendu des plans ([^20]) :
« Ce que l'Église attend, c'est une revalorisation de la fonction épiscopale et par là une décentralisation de l'Église... »
...Il entendait : décentralisation *à l'égard de Rome.* Car il ajoutait aussitôt :
« Dans la plupart des pays, les circonstances historiques et sociologiques demandent la formation d'églises plus vastes qu'un diocèse » ; soit, donc, des églises *nationales...*
*...*Or « il manque une autorité *centrale* suprême et décisive, sous le pontife romain, aux églises *nationales *». Que faudrait-il donc ? Réponse : -- « Un chef effectif de l'Église *de France* ayant autorité et juridiction sur les évêques *locaux*. »
Vous suggérez aussitôt : le Nonce, qui serait doté de pouvoirs plus étendus ? -- Non pas, car les nonces sont « *étrangers* aux pays où ils résident et sans expérience pastorale » !...
Vient alors au P. Rouquette l'imagination d'un « *légat apostolique permanent *»*,* de l'espèce de ceux qu'on vit apparaître dans « le Haut Moyen-Age, surtout en Germanie ».
En tout cas, et c'est le principe inspirateur de ce plan sublime : « C'est une sorte de *dialectique* de décentralisation internationale et de concentration nationale que semble demander la conjoncture actuelle dans l'Église et dans le monde. »
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La « dialectique » fait passer bien des contradictions, mais celles-ci sont vraiment un peu grosses.
La contradiction est double :
On déclare, ou l'on sous-entend que la centralisation est une chose déplorable. -- Mais pourquoi le serait-elle moins à l'intérieur d'une nation que dans toute l'étendue de l'Église universelle ?
Et si, à l'inverse, la concentration apparaît désirable dans l'église d'une nation, pourquoi ne le serait-elle pas au niveau du Siège Romain, où, sans perdre leurs singularités, toutes les églises se rejoignent comme les rayons variés d'un soleil unique ?
Autre contradiction : on prétend « valoriser » les évêques en augmentant leurs pouvoirs au détriment de celui du Pape, puis on les assujettit à l'un de leurs collègues dans la nation. On regimbe contre la subordination à un supérieur, et on lui substitue la subordination à un égal.
Et puis, voyons, quelle raison d'être à cette « concentration nationale » ? -- Le Plan SUPPOSE qu'il y a, au niveau national, des « problèmes » qui dépassent les vues ou la capacité de l'évêque diocésain, mais qui n'atteignent pas le « plan » de l'Église universelle.
Cela conduit à préconiser, au-dessous de l'Église Catholique, un regroupement, *par nations*, des églises diocésaines, puis à forger *une autorité intermédiaire* entre le Pape et les évêques regroupés.
Or, je vous le demande, qu'y a-t-il, dans la nation, de plus que dans les églises diocésaines, et de moins que dans l'Église universelle ? -- Qu'est-ce qui justifie la fiction de ce « plan » national, qui n'a pris forme, dans l'histoire de l'Église, qu'à des époques troublées, et toujours en liaison avec une menace de schisme ou de dissidence ?
On nous dit : l'efficacité. L'efficacité, que l'apostolat strictement diocésain acquerrait dans les actions coordonnées de tous les diocèses au « plan national » -- Soit !... Bien que ce désir anxieux de l' « *efficiency *» ressemble, chez beaucoup, aux méthodes économiques des industries humaines et se soucie assez peu de la grâce, la seule vraiment « efficace », *sicut oportet,* quand il s'agit de mener les âmes au Christ et du Christ au Père :
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Soit donc, mais en quoi une juste, une sainte coordination des travaux apostoliques exigerait-elle une *autorité* supradiocésaine qui l'impose ? Une autorité supradiocésaine *distincte de l'autorité papale ?*
L'inconséquence est d'autant plus criante que le chef de « l'église nationale » reste, dit-on, subordonné au Pontife romain !
Comment, au-delà de tant d'illogismes hardiment accumulés, ne serait-on pas induit à supposer une dissimulation et, soyons francs : une *conjuration *?
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Il ne faudrait point, en tout cas, oublier le point d'où l'on est parti pour s'engager dans cette Utopie. On est parti du fait, réel ou supposé, des abus de la « centralisation romaine ». Mais, des abus, il y en a partout ! Et quand ce n'est pas l'institution qui les porte, c'est la malice ou la faiblesse des hommes qui les produit !
S'il en est ainsi, pourquoi vouloir changer le régime, ajouter à des défauts inévitables les inconvénients également certains d'un changement qui, de proche en proche, pourrait bien devenir une révolution ?
En quoi nous ne raisonnons encore que dans l'hypothèse de changements secondaires, laissant intacte la constitution essentielle de l'Église, telle que Son divin Fondateur a *voulu* l'établir.
Il faut insister sur ce mot : VOULU. Certains, en effet, particulièrement depuis le récent concile, traitent l'Église de Jésus-Christ comme une société d'origine humaine, pour la soumettre ensuite aux lois de l'histoire et de la sociologie. Or il y a entre les communautés *naturelles* qui forment les sociétés politiques et la communauté d'*élus* qui forme l'Église, cette différence incommensurable que, dans les sociétés humaines, les individus préexistent à la collectivité : c'est donc en eux que réside, *radicalement,* la *spécification concrète* de l'autorité : il leur appartient de choisir ou de modifier les formes de son exercice.
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L'Église, au contraire, société de *grâce*, a été conçue par Jésus-Christ selon l'élection de Son bon plaisir : *elle préexiste* aux membres qui la composent et, à la lettre, on y entre. Avant même la glorification finale, elle est, par la prédestination divine, la Cité sainte qui *descend du Ciel*, déjà *toute parée pour son Époux* (Apocalypse : XXI, 2).
Le motif même le plus saint qui soit, celui de l'apostolat, ne saurait conférer le pouvoir d'une modification essentielle : l'Église est épouse avant d'être mère, et, quand elle engendre, c'est au-dedans.
Qu'il s'agisse donc de la conversion des infidèles, du progrès spirituel des fidèles ou du retour des « frères séparés », le principe immuable qui doit régler la pensée et l'action du catholique est celui que Léon XIII a déclaré dans son encyclique *Satis cognitum* (29 juin 1896), à propos de l'unité :
« Non seulement l'origine de l'Église, mais tous les traits de sa constitution appartiennent à l'ordre des choses qui *procèdent d'une volonté libre*. Toute la question consiste donc à savoir ce qui, en réalité, *a eu lieu* ; et il faut rechercher non pas de quelle façon l'Église *pourrait être* une, mais *quelle* unité a *voulu* lui donner son Fondateur. »
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En donnant à Son Église une forme monarchique, Jésus-Christ a voulu nécessairement lui donner un *centre* unique. Et que peut faire d'autre un centre que de *centraliser *? -- Par sa seule existence d'abord, et puis par son action. Car le centre pontifical, devenu un centre *romain*, n'est pas un simple lieu géométrique de rencontre aux églises particulières -- un centre *passif,* dirons-nous ; mais un centre *actif,* organisateur, d'où l'activité visible de l'Église émerge, où elle reflue, pour s'écouler encore, dans une circulation ininterrompue.
Bref, ce Centre vérifie et manifeste l'Unité des chrétiens, mais d'abord il la produit, il la conserve, il la défend. Il ramène les brebis dispersées à l'unique bercail pour les rendre à l'unique Pasteur divin.
Ce Centre est donc fidèle à sa nature et à sa mission quand il *centralise*, et aussi quand, de son gré, il décentralise. Affaire, chaque fois, de mesure. Il ne peut y avoir de loi pour déterminer celle-ci, mais seulement des *vertus*.
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Et quand la vertu quelquefois défaille, il reste alors la contestation du sujet et, s'il le faut, sa résistance. La contradiction modeste, la résistance respectueuse. Un vieux juriste, parlant de la monarchie française, disait : « C'est une monarchie *absolue, tempérée* par les sermons. »
Pourquoi n'en irait-il pas de même, quand le monarque est un clerc, et qui se confesse régulièrement ?
Le Christ qui n'abandonne jamais Son Église saura bien, toutes les fois qu'il le faudra, susciter un saint Bernard pour dire à un Eugène III : « Qu'y a-t-il de plus indigne de toi, que tenant *le tout,* tu ne sois pas content de ce tout, et que tu ailles, au contraire, user tes forces à des minuties, à des parcelles exiguës de la totalité qui t'est confiée... » : *Quid tam indignum tibi, quam ut totum tenens non sis contentus toto...* ([^21])
Dans un temps où la « contestation » bruyante et désordonnée pénètre dans l'Église elle-même, et à tous les niveaux, il serait opportun de lire les sages observations que Benoît XIV a faites sur ce sujet ([^22])
« Les Pontifes Romains n'ont jamais refusé de prêter l'oreille aux raisons de leurs subordonnés, et, toutes les fois qu'ils les ont reconnues valables, ils ont consenti à exempter quelques provinces ou diocèses de l'observation de leurs Constitutions générales... »
Mais, ajoute Benoît XIV « ...Il arrive quelquefois qu'un procédé insolent mette en faute celui qui, d'ailleurs, défend *le bon droit sur le fond. *»
Dira-t-on qu'il en coûte au chef de l'église locale de recourir ainsi au Chef de l'Église universelle ? Mais la situation n'est-elle pas la même chez le curé de paroisse à l'égard de son Ordinaire ?
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Parlant de ces évêques du Concile de Trente qui s'acharnaient à vouloir supprimer l'exemption des Religieux, le très peu suspect Soave écrivait qu'ils cherchaient à « farsi ciascuno d'essi tanti Papi nelle diocesi loro ». Ces prélats de 1970 qui réclament si bruyamment contre les abus de « la Curie » oublient-ils qu'il y a aussi une « curie *diocésaine *», aussi inévitable que l'autre, exposée aux mêmes réclamations ? A un évêque féru de son autorité « périphérique », saint Grégoire le Grand répondait : « En défendant l'autorité du Siège Romain, c'est la vôtre aussi que je défends. »
Car les réclamations sont contagieuses : on l'a vu, ces jours-ci, au Symposium de Coire, où une centaine de prêtres contestataires prétendaient traiter de pair à égal avec une autre centaine d'évêques dont quelques-uns, par leurs critiques à l'égard de la Curie romaine, avaient fourni à leurs subordonnés toutes les raisons d'une *égale révolte.*
Il faudrait, en l'an de grâce 1970, penser à la « réaction en chaîne » que, dans tous les temps, la révolte des évêques à l'égard du Pape n'a pas tardé à produire chez leurs subordonnés ou parmi leurs pairs. Les uns et les autres sont heureux alors de recourir au « centre » pour mettre l'ordre et la paix dans la « périphérie » !
On songe là-dessus à la parole de saint Paul, bien applicable à notre sujet : « Si quelqu'un ne sait pas gouverner sa propre maison, comment prendra-t-il soin de l'Église de Dieu ? » (I Tim. III, 5). Avant de vouloir partager avec le Pape, collégialement, la « sollicitude de toutes les églises », combien de prélats auraient intérêt à gouverner *personnellement* leur *propre* maison ? Mais les hommes sont ainsi faits, Machiavel l'observait pour Florence :
« ...plus lents à prendre ce qu'ils peuvent avoir facilement, qu'à désirer ce qu'ils ne peuvent obtenir ».
Et n'y aurait-il pas en somme, au fond de cette ambition d'un pouvoir supérieur et lointain, le signe d'une frustration à l'égard de celui qu'on possède, mais dont on ne sait pas bien user ?
Le signe, aussi, d'une âme subalterne qui a besoin de commander pour se croire libre. Les âmes saintes, les âmes nobles n'ont jamais paru souffrir de la contrainte des lois : elles restent libres au moment où elles sont le plus obéissantes.
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L'un des plus grands évêques de ce siècle en a donné la preuve : le cardinal Mercier, qui a laissé au diocèse de Malines une gloire impérissable.
Au cours des fameuses « Conversations de Malines » ([^23]), l'un des interlocuteurs anglicans, le Dr Gore, avait objecté, contre le Pontificat Suprême de l'évêque de Rome, qu'il avait peu à peu « fortement réduit le pouvoir des évêques ». « Son Éminence (le tard. Mercier) apporta (alors), contre la prétendue absorption du pouvoir des évêques, l'exemple de ses *dix-huit années* d'administration épiscopale à Malines, au cours de laquelle *pas une* intervention pontificale ne s'est produite pour l'entraver, même pendant la guerre. » ([^24])
Dédié à Mgr Suenens.
#### II. -- L' « immobilisme » du Droit.
Les mêmes qui réclament contre la « centralisation » de l'Église romaine, se plaignent aussi de son « juridisme ». Qu'est-ce que le *juridisme* et en quoi diffère-t-il de la simple soumission à l'autorité du *Droit ?*
Nous ne connaissons personnellement aucune réponse à cette question. Quand il nous est arrivé de la poser, nous avons vu régulièrement notre interlocuteur s'embrouiller, multiplier des métaphores, s'impatienter. En le poussant un tant soit peu, nous arrivions finalement à le voir définir le juridisme comme l'exigence intolérable de celui qui demande la définition du juridisme...
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Or définir, c'est cela le Droit ! Appeler les choses par *leur* nom, les distinguer de leurs semblables et de leurs contraires. Ce que la Logique fait pour l'ordre spéculatif, le Droit le fait pour l'ordre pratique. Les Codes sont un cadastre ou un état civil. Ils marquent, dans l'espace ou dans le temps, des bornes, et, comme dirait le poète P. Valéry, « ils absorbent par avance l'accidentel ».
Qui donc pourrait se plaindre des contraintes qui s'ensuivent, hormis les vagabonds et les braconniers ?
... Qui plus ? Mais tous les sophistes et tous les rhéteurs ! Tous ceux qui pensent avec des mots. L'observation est constante : ceux qui s'en prennent à la rigueur « statique » des lois, c'est à celle de *la Logique et de la Grammaire* qu'ils en veulent. Il suffit d'entendre le dernier venu des pourfendeurs du juridisme :
Le « centre » romain, dit Mgr Suenens, « ...voit l'Église comme une société *parfaite,* au pouvoir suprême bien *défini,* dotée de lois *universellement* valables (...) Tendances *statique* et *essentialiste* par nature... »
Nous avons souligné les mots-clefs, les mots qui expriment le grief. Puisqu'on les condamne, il faudrait donc prendre les mots *contraires* pour être dans le vrai ? On obtient alors ce qui suit :
*Parfaite *↔ Inachevée (ou : en devenir).
*Défini *↔ Indéfini.
*Universellement *↔ Occasionnellement (ou : individuellement).
*Essentialiste *↔ Existentialiste.
Quel groupe humain, le plus profane et modeste qui soit, pourrait subsister selon ces nouveaux critères ? -- Cela est si vrai que le Primat de Belgique a la... distraction de déclarer, un peu après :
« Si elle veut être efficace, l'autorité doit obtenir le consentement, et on ne l'obtient pas si les intéressés n'ont pas pu, *d'une manière à* DÉFINIR, prendre part sinon à la décision finale, du moins à l'élaboration de celle-ci... » -- A DÉFINIR !...
... Il serait cruel de parler après cela de contradiction, d'autant que l'auteur de ces incohérences appelle au secours de ses rêves ce qu'il nomme « la logique de Vatican II ».
Il a, d'ailleurs, pour... définir *son* droit existentialiste, une métaphore qui en dit long : « Il faut, dit-il, accepter de jouer *le jeu.* »
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... Nous pensions jusqu'ici que les règles des *jeux* étaient les plus rigoureuses de toutes, les plus *formalistes,* les plus *statiques :* celles dont les sanctions ne se font pas attendre. On ne les enfreint qu'en trichant ou... en perdant. Faut-il insister ? N'est-il pas de soi évident que le vrai chef, le vrai pasteur est celui qui s'efforce à mettre le plus d'*unité*, de *fixité* dans ses ordres, et, afin de ne pas multiplier ceux-ci à l'infini, de les inscrire dans des lois qui font précisément abstraction de « l'accidentel » ?
Dans son *Histoire du droit canonique latin,* le P. A. Stickler rapporte que le Pape Pie X, nouvellement élu, demanda au futur Cardinal Gasparri, dans la première audience qu'il lui accordait : « Que faut-il faire ? » Mgr Gasparri répondit : « Un Code de Droit Canonique. » Recevant, quelques jours après, le Cardinal Gennari, illustre canoniste, il lui posa la même question. Il reçut la même réponse.
Et, dit le P. P. Stickler, une semaine à peine après son élection, Pie X ordonnait la codification des lois de l'Église, dispersées depuis des siècles dans des textes sans ordre, redondants, disparates et lacuneux. ([^25])
L'auteur de ce « juridisme », avant d'être élevé à la suprême charge de l'Église, avait passé par toutes les expériences d'un vrai pasteur d'âmes : vicaire de paroisse, curé de campagne, directeur spirituel d'un séminaire, évêque d'un petit diocèse, puis d'un grand. Et, ce qui le préparait à tout : né pauvre, resté pauvre ; né humble, resté humble. -- Mais oui, Mgr Suenens ! -- « Bureaucrate », Pie X ? « Formaliste », Pie X ? Le même qui donna son premier souci au « Code » est celui qui allait bientôt donner un soin égal à la musique, au bréviaire, à la communion des petits enfants.
Prisonnier de « la Curie », Pie X ? -- On le disait, de lui comme d'autres, avant et après. Il répondait : « Nous connaissons la ritournelle : avec et pour le Pape, mais point avec son entourage. » Et il revendiquait avec véhémence sa responsabilité personnelle ([^26]).
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Pie XII est revenu plusieurs fois sur ce reproche de « juridisme » fait à l'Église romaine, et il a bien noté ce qui, au-delà des déclamations verbales, était mis en cause : à savoir le caractère de l'Église universelle, comme véritable *société, visible, hiérarchique* et *indépendante* des États laïcs :
« L'Église étant un grand organisme social, une communauté supranationale, pourrait-elle subsister sans un droit déterminé et précis ? » Certes « ...toute vie de l'Église se trouve dans le champ de l'ultraterrestre, du surnaturel ; elle est, en fin de compte, quelque chose qui se joue, immédiatement, personnellement, entre Dieu et l'homme. Oui, mais le long de la route où s'exerce cette fonction, chaque fidèle chemine comme *membre de la communauté ecclésiastique,* sous la conduite de l'Église, à travers les conditions particulières et concrètes de l'existence. Or, qui dit *communauté* et direction d'une *autorité,* dit par le fait même puissance du droit et de la loi. » ([^27]).
« On a parlé des excès de « juridisme » de l'Église... (Or) les quelques rares lois des temps apostoliques seraient insuffisantes pour pourvoir à la direction d'une Église universelle qui compte plus de quatre cent millions de fidèles (...) Vie spirituelle et structure juridique vont de pair dans l'Église. Comme symbole de cette union ; laissez-Nous vous proposer le saint Pape Pie X. Il fut à la fois le créateur de nouveau Code de Droit ecclésiastique et celui qui répandit les eaux vives de la vie sacramentelle. » ([^28])
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Ce « juridisme » honni, il fallait lui donner un acte de naissance. On inventa alors les slogans de la « latinisation » de l'Église, de « l'ère constantinienne », du « curialisme romano-italien », etc. La ferveur œcuméniste aidant, on opposa ensuite l' « ecclésiologie » d'Occident à celle d'Orient : la première se formulant, disait-on, en termes de *pouvoirs,* de *juridiction,* la seconde en termes de « communion ».
« Une chance est donnée... d'opérer, dans l'Église, une révolution pacifique décisive » : celle de « dépasser le plan du juridique ». Un vote favorable à la « collégialité » permettrait de « substituer à une structure surtout juridique de l'Église, dominée par la monarchie pontificale, une structure *sacramentelle *» *--* « C'est une mue qui s'opère. » ([^29])
C'était forger un Orient romantique. Les « collections canoniques » les plus anciennes ne sont-elles pas venues d'Orient ? Et où donc ont été déterminées (avec les sanctions *légales* les plus sévères) les « juridictions » épiscopales ? N'est-ce pas à Constantinople, à Antioche, à Chalcédoine, dans des conciles d'Asiates et de Grecs ?
Et l'on a vu, au récent concile, avec quelle âpreté les prélats orientaux catholiques défendaient leurs titres, leurs « rites » et leurs juridictions !
Allons ! il faut avoir le courage de le dire : par cette désinence en *-isme,* on donne arbitrairement à des *défauts individuels,* partout et toujours possibles, le nom d'un sys*tème abstrait.* On conceptualise. On tombe, pour critiquer le « juridisme », dans le défaut qu'on lui reproche : l' « essentialisme » des catégories abstraites.
On bien alors, il y a autre chose. Il y a un vrai *système* qui se cache derrière l'opposition à la rigueur du Droit : le système qui, sous des formes diverses, a donné, à travers les siècles, le primat à la volonté sur la raison, à l'individu sur la communauté, aux « situations » sur la règle. Ce système n'a cessé de miner les institutions des États autant que celles de l'Église. On peut, par politesse, lui donner le nom de positivisme juridique, mais son nom véritable est : *anarchie.*
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Dans l'Église rien ne lui échappe : les formules dogmatiques, les lois morales ou disciplinaires, les institutions. Des sophismes triviaux, des oppositions verbales, des slogans ressassés lui tiennent lieu d'arguments. Un mot, aujourd'hui, le résume : la « vie ». La vie, qu'on oppose à la « loi ».
#### III. -- L'évolution de la « vie ».
-- La « vie » ? Quelle vie ?
Les caméléons aussi en ont une...
Nous ne perdrons pas du temps à nous arrêter à un combat de mots. Toute *vie* a ses *lois*. Et les lois elles-mêmes ont leur vie. Mais il n'y a de vivant véritable que celui qui, au-delà du « *mouvement *» propre à la vie, conserve *l'intégrité* de son espèce et celle de son individualité.
On pourrait, sur ce sujet, faire, à l'infini, des amplifications rhétoriques. Elles n'avanceraient à rien. On le voit bien sur des sujets tout proches : « L'Église est dans le monde, mais elle n'est pas du monde ». Elle vit « dans le temps, mais elle est hors du temps » etc., etc. Nous voyons tous les jours, depuis quelques années, les plus folles extravagances se rassurer avec ces balançoires, avec cet Évangile polyvalent et flottant.
Il serait plus efficace de considérer comment les Saints ont *vécu* (c'est bien le cas de le dire !) ces antithèses ; essayer d'imaginer comment ces *Voyants* jugeraient la façon dont des disciples de Jésus-Christ les mettent aujourd'hui en pratique.
Ensuite, prendre, une par une, par catégories bien définies, les différentes institutions de l'Église, pour décider clairement et une fois pour toutes, ce qui peut changer et ce qui ne peut pas changer.
... Ce qui ne peut pas changer, parce qu'il est reconnu *divin.* On touche là le cœur de l'opposition entre catholiques et protestants : Qu'est-ce qui doit être tenu pour divin, et ce qui doit être tenu pour humain ?
Les Protestants répondent : cela seul a été voulu par Dieu, commandé par le Christ, qui est contenu dans les Écritures. Les Catholiques *ajoutent :* ou dans les traditions orales, qui ont été conservées dans l'Église par une succession continue.
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Cette « *double* source de la Révélation », ce *double* critère de la Parole divine autorisent les distinctions suivantes qui valent également pour les dogmes, pour les lois morales et pour les institutions juridiques. -- Nous ne retiendrons que ces dernières :
1° Ordonnances PERSONNELLES de Jésus-Christ. -- Exemples : institution des sept Sacrements, du Sacerdoce, du Souverain Pontificat, de l'Épiscopat. -- Etc.
2° Ordonnances APOSTOLIQUES. -- Elles sont de deux sortes :
a\) Celles qui sont édictées, *au nom de Jésus-Christ,* par les Apôtres, en tant que promulgateurs de la loi divine reçue *par révélation, après* l'Ascension et la Pentecôte. -- Ces ordonnances, reconnues universellement comme telles par l'Église, sont autant immuables que les précédentes. -- Exemples : tout ce qui touche aux rites essentiels de la Messe, des Sacrements ; la non-réitération du baptême...
b\) Les ordonnances qui sont édictées, *en leur propre nom*, par les Apôtres, en tant que revêtus par le Christ du pouvoir législatif conféré aux Douze *et à eux seuls ;* pouvoir exercé sous la conduite de l'Esprit Saint. -- L'importance de cette catégorie d'ordonnances est celle que les Apôtres ont voulu leur donner : ce qui apparaît d'après leur finalité, ou d'après leur teneur intrinsèque, définies l'une et l'autre par analogie avec les ordonnances personnelles du Christ.
La *durée* de ces ordonnances doit être appréciée selon ces mêmes critères. Quelques-unes doivent être estimées immuables. Parmi celles-ci nous croyons devoir classer la restriction du pouvoir épiscopal à un territoire délimité (abstraction faite de ces limites *in concreto*). *--* De même la liaison du caractère sacerdotal à un « état clérical ».
3° Ordonnances purement « *ecclésiastiques *».
On distingue celles-ci des précédentes, en particulier par l'époque tardive où elles apparaissent, ou, mieux encore, par un document assignable qui fixerait leur origine.
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*De soi,* ces ordonnances sont sujettes au *changement,* mais le sens catholique et le sens religieux tout court sont, on doit le dire, presque physiologiquement hostiles au changement comme tel. Toute nouveauté doit avoir *sa raison d'être,* tandis qu'une coutume établie porte sa justification dans le seul fait de son existence et d'une certaine permanence.
Mais ceci appelle un développement particulier. Nous allons l'esquisser, en mettant, en tête, la formule célèbre de Tertullien, tirée de ce petit livre d'or *de Corona* qui est comme le bréviaire de la fidélité catholique aux traditions non écrites :
Le grand Africain vient d'énumérer une série de pratiques chrétiennes : le baptême par triple immersion, le jeûne eucharistique, les signes de croix, etc. Et voici, là-dessus, sa remarque (c. IV)
« Si vous demandez aux Écritures la prescription de ces observances et d'autres semblables, vous n'en trouverez aucune : c'est la tradition qui se présentera à vous comme leur auteur, la coutume qui les confirme, la fidélité qui les observe » : *traditio tibi praetendetur auctrix, consuetudo confirmatrix, et fides observatrix*.
#### IV. -- La « raison » et les lois ecclésiastiques -- Trois vœux post-conciliaires.
Mais une tradition ou une coutume ou une fidélité religieuses qui s'imposeraient au chrétien en dehors d'une parole de l'Écriture, sur quoi peuvent-elles fonder leur autorité ? Ne va-t-on pas refaire ici le contresens de la phrase tirée de saint Augustin : *credo quia absurdum ?* Une pratique qui ne trouve sa justification qu'en elle-même n'est-elle pas absurde et superstitieuse ?
Sur un sujet immense qui touche à la fois la psychologie et la théologie, nous nous contenterons de faire quelques simple remarques :
1° On distingue dogme et morale ; morale et discipline. Ces distinctions sont fondées. Mais elles ne doivent pas devenir des oppositions.
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En prenant un par un les règlements disciplinaires que l'Église a *ajoutés* aux lois évangéliques, pendant le cours de son histoire, on constate que ces règlements n'étaient que des *dérivations* d'un article de foi ou d'une loi morale générale, pour des hommes donnés, à une époque donnée. -- Qu'on pense, par exemple, à la discipline du catéchuménat, de la pénitence publique, du Carême, de la communion eucharistique, des empêchements de mariage, de la date de la fête pascale, des rites liturgiques...
Il n'y a que les esprits légers pour dédaigner en bloc des « traditions » semblables, avec ce motif vulgaire que le « monde moderne » est en pleine « mutation », et que, désormais, « l'on change de siècle tous les dix ans ».
Chaque époque de l'Église a eu son « monde moderne » et l'on sait les exercices rhétoriques que l'on peut faire sur le thème : l'homme débarqué sur la lune reste soumis aux mêmes besoins, aux mêmes passions, aux mêmes devoirs fondamentaux que l'homme des forêts.
Il y aurait un sujet de méditation plus profonde pour le chrétien. Celui-ci : au milieu d'un monde qui change, l'Église ne devrait-elle pas être précisément le lieu de *ce qui ne change pas ?* L'Arche qui abrite, avec des hommes immortels, des trésors impérissables ? Le refuge où l'homme moderne, accablé précisément par le changement de toutes choses, va chercher le repos du Septième Jour ?
2° Deuxième remarque : la loi religieuse, telle que l'Église l'a enseignée et pratiquée au cours des siècles les plus variés, à travers les accidents historiques les plus étranges, cette loi religieuse s'est toujours attachée à tenir compte de ce qui ne change pas dans l'homme : sa nature et son péché originel.
Des innovations institutionnelles qui, en vue d'un plus grand « bien », ignoreraient les contraintes de cette double pesanteur non seulement aboutiraient à un échec certain, mais y ajouteraient l'amertume de la déception, et les révoltes que la déception inspire.
Nous nous contenterons, sur ce point presque banal, d'une simple allusion à TROIS VŒUX, VŒUX apparus depuis le Concile :
170:141
A. -- Un gouvernement « collégial » de l'Église.
Laissons l'aspect théologique et canonique du projet, et demandons simplement : s'agit-il de la délibération ou de la décision ?
S'il s'agit de la seule délibération et du seul conseil, ils n'ont jamais manqué dans le gouvernement monarchique de l'Église. S'il survient, un jour, là-dessus, quelque défaut à corriger, c'est affaire de *vertu* et non de méthode, comme nous l'observions au début.
S'il s'agit de la décision à prendre, n'est-il pas évident qu'une décision collégiale, ou bien ne viendra jamais au jour, ou bien ne traduira qu'une opinion *moyenne *: ce qui est le contraire de l'esprit chrétien, qui se règle sur le réel et point sur les impressions.
B. -- *Autre* VŒU : les *élections *; celle du Pape, celle des évêques, rendues plus internationales et populaires par divers procédés à inventer.
Qu'espère-t-on obtenir par là ? -- Il faut avoir la loyauté de l'avouer clairement : on espère obtenir des chefs qui seront mieux « acceptés » par leurs sujets. Pourquoi ? -- Parce que les sujets les auront « choisis ».
*O sancta simplicitas !* Laissons, de nouveau, de côté les aspects doctrinaux de pareils programmes et ce qu'ils recèlent d'*humain trop humain*. A-t-on oublié le fléau des Antipapes dont l'expérience affreuse a précisément inspiré, peu à peu, les élections *restreintes,* par des Cardinaux choisis eux-mêmes par les Papes comme les continuateurs du « clergé *romain *» ? Songe-t-on aux factions et, pourquoi pas, aux promesses électorales, aux « campagnes », aux surenchères, à de nouvelles formes de simonie ?
Si nous exagérons, alors qu'on nous explique les motifs de certaines déclarations publiques, qui se multiplient depuis la fin du Concile, comme si une campagne électorale était déjà ouverte...
C. -- *Troisième* VŒU : la mutation radicale de la Curie romaine.
« Si les Papes se succèdent, la Curie demeure. » -- Ainsi parle Mgr Suenens.
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Répondons-lui bien vite : « Heureusement ! »
Heureusement : car les bienfaits de la monarchie ne sont réels que si à l'*unité* du gouvernement s'ajoute la *stabilité*.
Dans les monarchies laïques, cette stabilité est, autant qu'il est possible humainement, assurée par l'*hérédité.* Mais dans une monarchie nécessairement *élective*, quelle meilleure sauvegarde aux mutations trop brusques, que ce corps d'officiers romains, dotés par nature, par grâce ou par tradition, des habitudes du gouvernement. La voilà, la tradition vivante, la tradition incarnée ! La voilà l' « Église romaine » inséparable de son évêque !
S'il est permis d'aller chercher une analogie dans une expérience profane, les plus puissantes monarchies des temps modernes n'ont-elles pas été celles qui plaçaient, près du Roi, un corps de magistrats inamovibles, d'où le monarque tirait ses « ministres » ; d'autres fois, un « État-Major » ; d'autres fois une « Amirauté » : aristocrates de naissance ou qui le devenaient.
Tout ce qui, périodiquement, se déblatère contre la Curie romaine n'est que démagogie verbale ou bien bavardage contre des défauts réels mais des défauts qu'on trouve alors *partout *: dans les curies diocésaines et dans ces nouvelles curies enfantées par les assemblées épiscopales nationales.
Mutations naturelles.\
Réformes artificielles.
*Vie, mutation, mise à jour, rajeunissement :* mots magiques ; qu'on ne cherche plus à définir, encore moins à analyser. Ils agissent par la seule vertu sonore de leurs syllabes. Il est facile de bâtir, là-dessus, toute une démagogie, politique ou religieuse.
Or, sincèrement, qui est-ce qui nie la « Vie », qui est-ce qui refuse de reconnaître l'inévitable courant des choses terrestres ? Si l'observation quotidienne, si l'histoire des hommes ne suffisaient à nous convaincre des évolutions de tout ce qui existe « sous le soleil », la parole biblique nous en donnerait l'assurance mélancolique : *omnia tempus habent.*
172:141
Seulement, la même parole qui nous instruit du changement perpétuel des choses, nous enseigne aussitôt leur retour éternel : *Quid est quod fuit ? -- Ipsum quod futurum est...*
Quelle peut être alors la disposition du sage chrétien ? Celle que le même Ecclésiaste lui indique : « Le sage a les yeux *sur sa tête *», il ne les a pas comme « le sot » : au bout du monde : *oculi stultorum in finibus terrae* ([^30])*.*
\*\*\*
Alors, avec quelle délicatesse, avec quelle *crainte* celui qui a autorité dans l'Église se hasardera-t-il à changer ce *qui est !*
Ce qui est, c'est-à-dire : ce *qu'il a reçu.*
Cette discrétion dans la moindre entreprise, elle n'est point seulement, dans la prudence du chef, l'abandon confiant à Celui qui est « avec » Son Église jusqu'à la consommation des siècles, elle est, d'abord, la fidélité *au passé comme tel,* telle que Tertullien en a exprimé la loi dans une formule lapidaire : *id verum, quod prius ; id prius quod ab initio ; id ab initio, quod ab Apostolis* ([^31])*.*
Où l'on voit que la vénération de l'antiquité n'est point, pour le catholique, l'estime d'un esthète pour *l'ancien* en lui-même, mais l'attachement à tout ce qui, au travers du flux des siècles, le relie à ses origines.
Il n'y a pas d'autre sens aux mots de *tradition* et de *coutume.*
La coutume. Si on l'entend dans sa vérité profonde, qu'est-elle d'autre, que *la loi en vie :* la petite semence conçue d'abord dans le cerveau du législateur, et qui, au cours des ans et des siècles, à travers les terrains et les climats les plus variés, a poussé peu à peu ses racines et s'est implantée. -- Pourquoi, après, cesserait-elle ?
Quand la loi *humaine* est une dérivation de la loi *naturelle* ou de la loi *évangélique,* il n'y a pas à chercher longtemps la raison de sa naissance et de sa durée. Elle a été, elle est, elle sera. On ne peut imaginer pour elle de « mise à jour » ni de réforme.
173:141
Mais les autres ? Celles qui ont été portées, un jour, en considération de certaines circonstances historiques qui paraissent aujourd'hui révolues ?
La réponse purement *rationnelle* est aisée : « ce qui est contingent *peut* cesser ». -- Mais le *doit*-il, et quand ?
La raison raisonnante est-elle, pour en décider, le meilleur juge ? N'y a-t-il pas, selon la parole illustre, des raisons du cœur, que la raison ne connaît pas ? Celles qui suffisaient à cette femme de Samarie, quand elle disait à Jésus : « *Nos pères* ont adoré sur *cette montagne ? *»
Les réformateurs ont tôt fait de parler de « superstitions » et de routines. Songent-ils que leurs innovations auront bien vite vieilli et deviendront, à leur tour, pour de nouveaux réformateurs, superstitions et routines ?
\*\*\*
*Vita in motu. --* Cela est vrai : toute vie est en mouvement. Mais peut-on dire aussi que tout ce qui est en mouvement est en vie ? Les formes les plus hautes de l'*immanence* vitale ne manifestent-elles pas les plus profondes *permanences ?* Les robots, aussi sont en mouvement !
Sortons des abstraction. Pensons à un exemple concret : celui des lois et coutumes liturgiques. Quelles variétés infinies de pensées et d'affections, des millions de chrétiens n'ont cessé de broder autour du même psaume répété des milliers de fois ! Autour du même geste de génuflexion, de mains tendues, de bénédictions !
Vous voulez, un beau jour, changer tout cela ? Attendez-vous que la plus humble de vos paroissiennes vous demande aussitôt : « Pourquoi ? »
Vous répondez : « Pour faire plus *conscient,* plus *actif,* plus *communautaire.* »
Eh ! bien, je vous dis : une fois entré dans cette voie de justification *rationnelle,* vous n'en sortirez plus, et vous n'aboutirez jamais à rien. Car chacun de vos paroissiens a *sa* façon, *à lui*, de concevoir le conscient, l'actif, le communautaire ; et, en voulant lui imposer *la vôtre,* vous allez violenter l'une de ses libertés les plus précieuses : celle de prier comme sa mère et la mère de sa mère lui ont appris à prier.
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Mais, surtout, vous allez vous engager dans un processus sans fin de contestations, où, selon le proverbe amer du fabuliste, *la raison du plus fort est toujours la meilleure.* La vitalité, que la coutume mettait dans la loi lentement et comme à l'improviste, vous avez voulu l'imposer par une opération de laboratoire, comme on fait aujourd'hui une greffe du cœur. Vous ne tarderez pas à connaître pareillement le phénomène du « rejet » !
« Le Catholicisme apparaît comme une religion de tout l'homme en face de la pédanterie d'une religion purement *raisonnable,* qui voudrait abolir la luxuriante richesse du symbolisme, en faveur du seul *ministère de la parole,* (en prenant *parole* dans son sens le plus platement littéral) et qui voudrait limiter l'entretien de Dieu avec l'homme à ce qui peut être exprimé dans son langage écrit ou parlé. »
Qui est-ce qui dit cela ? Tyrrell, le *moderniste* Tyrrell ! Il pense certes aux traditions liturgiques et, sans doute, aux analogies qu'il veut en tirer pour son système mais il fait, au même endroit, des réflexions plus générales dont la sagesse condamne *toute espèce de réformisme,* et le sien en premier lieu :
« Pour des motifs qui peuvent se faire jour actuellement, il nous semble, à nous, catholiques, que la synthèse protestante est, de bien des manières, une *simplification* trop grossière et trop brusque, trop *artificielle* et *trop réfléchie...* »
« Le Catholicisme est caractérisé par une certaine *irrationalité, incohérence, irrégularité* (...). C'est cette sauvagerie, cette barbarie même, qui montrent le caractère naturel du Catholicisme et le distinguent de toutes les religions philosophiques *à plans préconçus,* et dont l'élégance *extérieure* est un indice de pauvreté et d'épuisement. » ([^32])
175:141
Ce que Tyrrell exprimait à sa manière phénoménologique, saint Thomas l'avait dit en philosophe : ([^33])
« Les choses de l'*art* tirent leur efficacité de la *raison seule.* Les lois, au contraire, tirent leur plus grande force de la *coutume...* C'est pourquoi il ne les faut pas changer avec facilité. »
...Remarque toute simple mais qui va loin, et qu'on devrait appliquer à toutes les sortes d'aggiornamento. Que de fois ceux qui parlent de « rajeunir » ceci et cela, se laissent-ils aller à des *artifices,* au sens fort du mot : c'est-à-dire à des ouvrages *fabriqués,* selon des vues de « la raison seule » qui manipule les hommes comme on fait une matière inerte ! L'apôtre, le législateur authentique *agissent,* le réformateur *fait.*
Ces remarques, que nous venons de faire en ayant principalement en vue la *discipline extérieure* de l'Église et les rites de sa liturgie, il faudrait les étendre, en les élevant, à ses *institutions* juridiques. Donnons-en une esquisse.
Le « royaume immobile ».
Nous empruntons les termes de ce titre à l'épître aux Hébreux ([^34]). Ce « royaume inébranlable » c'est la nouvelle Alliance de Dieu avec les hommes, et c'est l'Église.
*Immobile,* l'Église l'est assurément dans ce qu'on pourrait appeler les « lois fondamentales du royaume », par analogie aux constitutions politiques des États laïcs. Cette immutabilité est un dogme de foi. Donc : pas de *réformes* imaginables ici.
Mais à côté de ces institutions essentielles, il y a, plus ou moins étroitement liées avec elles, les « structures », surajoutées tout au long de l'histoire ecclésiastique, et qui sont, par nature, sujettes au changement.
La description minutieuse des unes et des autres fait l'objet du Droit public de l'Église. Nous nous contenterons de faire, à leur sujet, quelques observations en rapport avec certaines confusions modernes pouvant donner lieu peu à peu à de véritables erreurs :
176:141
1° Tous ceux, parmi les catholiques, qui, après Febronius, voulaient, sans le paraître, démolir la primauté de juridiction du. Pontife Romain, commençaient par poser un principe : à savoir qu'on ne saurait « assimiler » le gouvernement de l'Église à celui des hommes ; donc, concluent-ils, il est vain ou il est faux de chercher à définir la forme de son « régime ». Si l'Église est une société véritable (ils n'osent pas le nier ouvertement), c'est, du moins, une société sans exemple, *sui generis :* un « mystère », une « communion ».
C'est à l'abri de ce bienheureux brouillard que certains, pendant le concile et après, ont voulu faire passer ce que feu Mgr Guerry appelait « *la grande découverte* que nous faisons *chaque jour* depuis le début du Concile » : la « COLLÉGIALITÉ ».
Un autre évêque devenu cardinal, Mgr J. Lefebvre, disait : « Le *collège* formé par les évêques et le Pape n'a d'*équivalent* dans aucun autre collège, car le Pape ne dépend pas du collège. Disons donc que le mot Collège, dans ce cas, est *analogique* et que sa réalité est *transcendante*... » ([^35])
Tous ceux qui ont quelque teinture de Logique formelle savent que si le Pape est, dans l'exercice de son pouvoir personnel, distinct du Corps des évêques, le terme de « collège » ne peut ici être pris dans un sens *analogique* mais bien *équivoque.*
2° Si, (comme on ne peut le nier sans hérésie formelle), l'Église a été fondée par Jésus-Christ pour être une société véritable, *visible* et *reconnaissable, pourquoi* son gouvernement ne pourrait-il être comparé avec les autres gouvernements humains ? *Comment* cette société pourrait-elle avoir comme telle, une *existence* certaine sans une *essence* déterminée ? Cette « essence », qu'est-elle d'autre que l'organisation des pouvoirs, c'est-à-dire le *régime ?*
On dit : ces pouvoirs sont en réalité un « service », et qui doit être exercé dans un esprit de charité et non de despotisme.
177:141
La belle découverte ! Qu'est-ce que les vertus morales, ou les défauts contraires, ont à faire pour définir les fonctions ? Si la possibilité d'un abus d'autorité était une raison pour contester son institution, ce n'est pas seulement l'autorité du Pape qu'il faudrait réformer, mais celle des évêques, celle des curés !
Croit-on que Jésus-Christ, en donnant à Son Église une forme monarchique, a méconnu les inconvénients inséparables de ce régime ? Le disciple doit les *accepter* comme son Maître les a voulus : ils sont le lot inévitable de la condition humaine.
3° Mais ne peut-on pas du moins les atténuer ? -- Qui le nie ? Mais que faut-il *changer* pour cela ? Les *pouvoirs* ou les *mœurs ?*
Ce n'est même pas la révélation qu'il faut consulter pour répondre, c'est la simple raison naturelle, celle même d'un « païen » : « Quo modo sterilitatem, aut nimios imbres et coetera naturae mala, ita luxum vel avaritiam dominantium tolerate. Vitia erunt donec homines, sed neque haec continua, et meliorum interventu compensantur.* *»
On peut apercevoir un sourire d'ironie dans cette réflexion de Tacite, mais elle est sagesse, et un chrétien peut l'adopter en *sanctifiant* cette résignation. Ainsi faisait Pascal, quand il parlait des lois humaines et des coutumes. Écoutons cette grave leçon :
« Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre : rien ne sera juste à cette balance. » -- « La coutume fait toute l'*équité* par cette *seule raison qu'elle est reçue.* Qui la ramène à son principe, l'anéantit. »
Cette sagesse n'a pas été seulement la règle des grands politiques, elle a été celle des saints. C'est qu'ils pensaient que, dans un monde déchu, *l'ordre* lui-même a été blessé, et qu'il y a une manière désordonnée de rechercher l'ordre. Il est bien remarquable de voir les mêmes hommes qui veulent assouplir « le droit » au nom de « la vie », refuser d'accepter dans la vie ce qu'elle a de plus propre : l'imperfection et la caducité inévitables.
Raymond Dulac,\
prêtre.
178:141
## NOTES CRITIQUES
### Questions et réponses
Question. -- Que veut dire exactement l'abbé Dulac (n° 140, page 49) quand il assure que les traducteurs ont ajouté une phrase de 22 mots à la Constitution apostolique « Missale romanum » ? Quelles sont les références ?
*Réponse*. -- Voici toutes les références.
1\. -- La Constitution apostolique de Paul VI *Missale romanum*, établissant la nouvelle messe, est du 3 avril 1969.
2\. -- Elle a été promulguée, par mandat spécial de Paul VI, par un Décret de la Congrégation des Rites, signé Benno card. Gut et Ferdinandus Antonelli, en date du 6 avril 1969.
3\. -- Ce décret promulguait en même temps l'*Institutio generalis*, approuvée par Paul VI, et les textes de la nouvelle messe.
4\. -- Tous ces textes latins, en « *editio typica *» furent publiés par l'imprimerie vaticane dans un petit livre rouge intitulé : *Ordo Missae*, (sur-titre : *Missale romanum ex decreto sacrosancti œcumenici Concilii Vaticani II instauratum auctoritate Pauli PP. VI promulgatum*).
5\. -- La traduction française de la Constitution apostolique *Missale romanum* instituant la nouvelle messe a paru seulement le 1^er^ juin 1969 dans la *Documentation catholique.*
6\. -- Précision était donnée par la *Documentation catholique* (p. 515, en note) que c'était la « *traduction diffusée par la Salle de presse du Saint-Siège *». Il n'était pas indiqué à quelle date la Salle de presse du Saint-Siège avait procédé à cette diffusion.
179:141
7\. -- Cette traduction française contient un avant-dernier alinéa (p. 517 de la *Documentation catholique*) ainsi rédigé :
« Nous ordonnons que les prescriptions de cette Constitution entrent en vigueur le 30 novembre prochain de cette année, premier dimanche de l'Avent ».
8\. -- Cet alinéa NE FIGURE PAS dans le texte latin authentique de la Constitution apostolique *Missale romanum*, tel qu'il a été signé par Paul VI le 3 avril 1969, promulgué le 6 avril et imprimé dans le petit livre rouge de l'*Ordo Missae* (première édition vaticane).
Il s'agit d'un alinéa AJOUTÉ dans la traduction française. Ajouté aussi, sous une forme moins impérative, dans la traduction italienne : « *Le prescrizioni di questa Costituzione andranno in vigore*... »
9\. -- L'abbé Dulac en conclut : la claire volonté de donner force de loi à la nouvelle messe était si manifestement absente de la Constitution apostolique, que les traducteurs l'y ont ajoutée : par un alinéa de 22 mots, celui que nous avons cité.
10\. -- Une nouvelle édition du petit livre rouge, à son tour, a ajouté dans le texte latin le « complément » inventé par les traducteurs. -- Ce n'est pas la première fois, sous l'actuel pontificat, qu'un texte officiel, promulgué en latin, est ultérieurement aligné sur les omissions ou les adjonctions opérées par les traducteurs. Nous en avons donné des exemples précis et significatifs (cf. notamment notre numéro 128 de décembre 1968, pages 257 et suivantes). Nous avons même fait remarquer que c'était devenu une constante, une sorte de « tradition » nouvelle, un procédé permanent (voir notre numéro 138 : Journal écrit pendant un Synode, pages 170 à 176).
On voudrait SUSCITER L'ANARCHIE qu'on ne procéderait pas autrement.
180:141
Nous avons dit quelle est la conséquence inévitable d'anomalies aussi graves et aussi constantes (n° 138, p. 172) :
« *Ainsi les prêtres et les fidèles sont constamment* « *éduqués *» *à ne pas trop s'attacher aux documents officiels de l'Église tels qu'ils sont. Cette éducation nouvelle commence à porter des fruits universels. *»
\*\*\*
Question. -- Qu'est-ce donc que l' « œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue », dont vous parlez mystérieusement ?
*Réponse. --* Aucun mystère. Cent quarante numéros parus vous l'expliquent ; et tous nos livres. Mais pour commencer, et pour en faire le tour (en résumé), voyez donc la *Déclaration fondamentale* de la revue.
(En vente à nos bureaux : 1 F. franco).
\*\*\*
Question. -- Vous nous demandez maintenant de nous prononcer sur la messe, sur le nouvel « Ordo Missae » ! Comment voulez-vous que, simples laïcs, nous allions discuter de ces questions difficiles ?
*Réponse. --* Je ne vous demande rien de tel ; je ne vous demande rien d'autre que ce que je vous écris. Encore faut-il savoir lire. Relisons ensemble, voulez-vous ? Numéro 139, éditorial « Sous réserve, pas plus », page 30 :
« Le simple fidèle peut ne pas se sentir en état de *se prononcer catégoriquement* lui-même et pour lui-même sur les problèmes théologiques et canoniques ainsi soulevés ; mais il ne peut pas se dissimuler qu'il existe au moins un *doute grave* et non résolu. »
Même éditorial, page 40 :
« Plusieurs parmi nos lecteurs ne se sentiront pas les moyens d'en discuter en public. Qu'ils n'en discutent pas. La discussion publique n'est pas la vocation de tout chrétien indistinctement. Mais *qu'ils gardent leur cœur.* »
\*\*\*
181:141
Question. -- Vous nous avez fait connaître les graves réserves du cardinal Ottoviani sur la nouvelle messe ; vous les avez commentées. Bien ; mais maintenant tournez la page. Nous n'y pouvons rien ; nous n'allons pas nous obnubiler sur ce problème qui nous dépasse et qui ne dépend pas de nous. N'en parlons plus, et occupons-nous de nos affaires.
*Réponse :*
1° Qui parle ainsi ? votre conscience ? ou votre paresse spirituelle ? Rentrez en vous-même pour vous en assurer.
2° Le précepte de l'assistance à la messe du dimanche ne vous concerne-t-il pas ? Que vous le vouliez ou non, EN FAIT, les messes à votre disposition sont de plus en plus DIFFÉRENTES. Pour choisir entre elles, vous *tirez au sort ?*
3° La mise en question de la messe vous invite à étudier et connaître à fond ce que LE CATÉCHISME ROMAIN enseigne sur LA MESSE CATHOLIQUE. Vous l'avez fait ? Vous avez incité, aidé votre prochain à le faire ?
4° Vous êtes en train de glisser à un INDIFFÉRENTISME RELIGIEUX dont nous sommes tous menacés : sa forme *pratique* la plus grave, pour un catholique, est assurément d'en venir à *se désintéresser* de la messe.
5° Le grand combat spirituel de notre époque, la grande affaire, qui passe de très loin toutes les autres, est de *maintenir,* fût-ce d'abord et provisoirement dans un « petit reste », le CATÉCHISME CATHOLIQUE et le MISSEL ROMAIN. Vous pouvez y contribuer, au moins par l'adhésion et la prière quotidiennes de votre cœur. Vous pouvez aider, fût-ce très discrètement ou très modestement, ceux qui s'y emploient (et d'abord ne pas leur tirer dans les jambes). Voilà l'invitation que nous vous avons adressée, que nous ne cessons de vous adresser.
6, Vous pouvez refuser cette invitation. Mais alors, regardez-vous dans la glace : *comme vous voilà triste...*
\*\*\*
182:141
Question. -- Comment pouvez-vous argumenter contre la nouvelle messe à partir du jugement d'un pasteur de Taizé déclarant qu'il est « théologiquement possible » de célébrer la Cène protestante en suivant le « rite nouveau » ? Ce pasteur est protestant. Son jugement est celui d'un hérétique. Il n'a donc aucune valeur, comme le dit très bien la lettre d'un théologien romain que l'on m'a communiquée.
*Réponse. --* C'est que vous n'avez pas compris l'argumentation : elle ne consiste nullement à considérer comme infaillible le jugement de ce pasteur (ni des autres, de plus en plus nombreux, qui font des déclarations analogues). Écoutez les six mille prêtres espagnols de l'Association saint Antoine-Marie Claret, dans leur lettre à Paul VI ([^36]) :
« *Si cette célébration* \[du rite nouveau\] *par un pasteur protestant est théologiquement possible, c'est que le nouvel* « *Ordo *» *n'exprime plus aucun dogme avec lequel les protestants sont en désaccord. Or le premier de ces dogmes est celui de la Présence réelle, essence et centre de* la *Messe de saint Pie V... Où irons-nous si la messe* TAIT *les vérités cathodiques ? *»
La Présence réelle qu'ils *nient* (ou qu'ils définissent *autrement*)*,* les protestants ne la voient plus *affirmée* dans les textes de la nouvelle messe.
C'est un témoignage. C'est un fait.
Et *en outre,* il est terriblement significatif que *les auteurs* de la nouvelle messe n'aient *rien objecté,* ni mise au point ni protestation, aux déclarations des pasteurs. C'est un second fait.
Voilà ce qu'on vous dit. Ce n'est pas canoniser le jugement de ces pasteurs. Il n'y avait pas besoin d'aller chercher un « théologien romain » pour inventer cette objection à côté.
\*\*\*
Question. -- Les six mille prêtres espagnols qui ont respectueusement, mais fermement, refusé la nouvelle messe, c'est bien beau : mais c'est qu'ils ont, eux, en Espagne, plusieurs évêques avec eux.
183:141
*Réponse. --* A moins que ce ne soit *l'inverse.*
S'ils ont eu plusieurs évêques avec eux, c'est parce que, d'abord, ils étaient ce qu'ils sont.
De toutes façons ce n'est point des actes *des autres,* fussent-ils évêques, que nous aurons à rendre compte...
\*\*\*
Question. -- J'entends dire de plusieurs côtés, et en des termes curieusement identiques, que la revue ITINÉRAIRES n'est pas à mettre entre toutes les mains ; que c'est d'ailleurs votre avis ; qu'il faut la réserver à un tout petit nombre de spécialistes, d'érudits, de gens avertis, hautement compétents, bardés de connaissances approfondies ; et qu'il vaut mieux en détourner les simples fidèles, qui y perdraient leur temps ou en seraient sûrement scandalisés parce qu'ils y comprendraient tout de travers.
Pardonnez-moi : mais la *réponse* demande quelque développement.
1° Ceux qui racontent des choses de ce genre sont à coup sûr des *détracteurs* de la revue : peut-être eux-mêmes inconscients et sans malveillance, mais alors abusés par des détracteurs conscients.
2° D'ailleurs, faites la comparaison : avec les lectures que les mêmes vous recommandent *à la place* de la revue ITINÉRAIRES. Vous verrez que ce sont des lectures beaucoup plus obscures, beaucoup moins lisibles, beaucoup plus ennuyeuses, où en général la *clarté* et la *vie* font cruellement défaut. -- A moins qu'ils ne vous recommandent des magazines plus ou moins illustrés, fabriqués à l'intention des analphabètes audio-visuels.
3° Certes, la revue ITINÉRAIRES publie *aussi,* parfois, des études philosophiques, théologiques ou autres qui ne sont pas forcément à la portée de tous les lecteurs.
184:141
Par exemple tels articles de Bouscaren ; ou l'étude du P. Guérard des Lauriers et de J.-M. Oudin sur « L'hyperphysique » (numéro 126), etc. -- Dans aucune publication d'aucune sorte, la totalité des articles n'est obligatoirement faite pour la totalité des lecteurs. Dans *Le Monde* (400.000 lecteurs, ou davantage) vous trouvez aussi des articles philosophiques qui sont au-dessus du niveau moyen des lecteurs, même cultivés. Dans *L'Auto-Journal* (300.000 lecteurs, ou davantage), vous trouvez des articles de mécanique dont la technicité n'est accessible qu'à une petite partie de son public habituel. -- Cela ne doit décourager personne : on n'est pas tenu d'être ingénieur mécanicien ou philosophe de profession. On n'est pas obligé non plus de lire absolument tous les articles d'ITINÉRAIRES : quelques-uns d'entre eux, assurément, ne sont directement accessibles qu'à une partie de nos lecteurs, déjà suffisamment familiarisés avec telle ou telle discipline intellectuelle plus ou moins spécialisée.
4° Mais *la plupart* des articles d'ITINÉRAIRES sont accessibles à la plupart des lecteurs ordinaires.
Avec en outre le fait que *le talent* des Thibon, Salleron, Charlier, Curvers, Quenette, De Corte, Morvan, Dufour, Laffly, Dinfreville, Auphan, Rambaud, Calmel, Dulac (etc.) *joint l'agréable* à l'utile et facilite la lecture en soutenant l'intérêt. Vous ne trouverez point ailleurs une telle pléiade d'écrivains aussi étincelants rassemblés en une seule et même publication. Les détracteurs qui s'en vont racontant, pour détourner les lecteurs de faire connaissance avec ITINÉRAIRES, que c'est une revue casse-tête, ou casse-pieds, *quels autres écrivains* donc, dans *quelle autre publication,* proposent-ils, qui soient comparables à la pléiade des Calmel, Dulac, Rambaud, Auphan, Dinfreville, Laffly, Dufour, Morvan, De Corte, Quenette, Curvers, Charlier, Salleron, Thibon (etc.) ?
5° S'il s'agit des questions « spécifiquement religieuses », comme on dit, *il suffit de connaître le catéchisme romain* pour être véritablement de plain-pied avec ce qu'on en écrit dans ITINÉRAIRES.
Et si l'on ne connaît pas le catéchisme romain -- celui du Concile de Trente, ou celui de S. Pie X, ou celui du P. Emmanuel -- ce *n'est pas un malheur irréparable.* On peut apprendre à le connaître ; et même on le doit, si on est catholique Et ainsi *on devient* capable, si on ne l'était pas encore, de lire ITINÉRAIRES.
185:141
6° Donc *le niveau* intellectuel d'ITINÉRAIRES n'est pas l'objet d'effroi qu'on en voudrait faire. C'est le niveau du catéchisme.
Non pas bien sûr le niveau de l'enfant ou de l'adulte qui *aborde* pour la première fois son catéchisme. Mais le niveau auquel on atteint quand on *commence à le connaître.*
*--* Le catéchisme pour enfants, vraiment ?
-- Le catéchisme qui convient dans un pays où *la scolarité est obligatoire jusqu'à seize ans,* et où les connaissances religieuses doivent donc être portées au même niveau que les connaissances profanes.
*A partir de seize ans,* voire un peu avant, vos enfants normalement instruits sont capables de lire ITINÉRAIRES. Ceux qui (sauf cas particuliers, -- éventuellement fréquents, -- d'esprits rebelles à l'expression de la pensée par le langage articulé, -- et peut-être solides, éminents ou géniaux dans d'autres domaines de la pensée), -- ceux qui n'en sont pas capables à seize ans sont en danger de se perdre. Non point parce qu'ils ne lisent pas ITINÉRAIRES ; mais parce qu'ils n'ont pas des connaissances religieuses proportionnées au niveau de leurs connaissances profanes c'est la cause intellectuelle la plus ordinaire de la perte de la foi.
Cette *connaissance du catéchisme,* d'une manière *proportionnée* au niveau des connaissances profanes que l'on a d'autre part, est humainement indispensable au salut.
Subsidiairement et par surcroît, elle est la condition nécessaire et suffisante pour être « capable a de lire la plupart des articles d'ITINÉRAIRES.
7° D'ailleurs, faites-en l'expérience concrète. Prenez par exemple :
-- soit la *Déclaration fondamentale* de la revue ;
-- soit la brochure : *Notre action catholique ;*
*-- *soit la brochure : *La nouvelle messe.*
186:141
Vous avez là le « niveau » ordinaire, courant, habituel de la revue ITINÉRAIRES, *qui est la* revue pour tous.
8° Seulement, bien sûr, il y a la paresse, sous toutes ses formes.
La paresse *intellectuelle.*
La paresse *spirituelle*.
La paresse *du caractère *: la crainte d'être placé en face de responsabilités auxquelles on n'avait pas pensé, et qu'ensuite l'on ne pourra plus éluder.
Tout le monde peut lire la revue ITINÉRAIRES, mais personne ne peut la lire avec profit *sans effort.* Première difficulté.
Seconde difficulté : ce que vous y aurez compris vous suggérera d'autres *efforts* dans la vie de chaque jour.
Car si les détracteurs veulent dire que nous ne montrons pas la voie de la facilité, que nous ne proposons pas des choses faciles, alors en cela ils ont parfaitement raison.
J. M.
#### La doctrine du Concile et le prochain Pape
Supposez que l'on ait dit aux Pères du Concile Vatican I -- Votez en toute tranquillité la Constitution *Pastor æternus* elle NE CONTIENT PAS une définition de l'infaillibilité pontificale. Et supposez qu'ensuite, le vote ayant été ainsi obtenu, le pape Pie IX soit allé proclamant chaque mercredi :
-- L'infaillibilité pontificale, définie par la Constitution *Pastor æternus*...
On aurait entendu quelques cris : et ils auraient été fondés. Notre supposition est néanmoins extrême et invraisemblable, en ce que les textes de Vatican I disent clairement ce qu'ils ont à dire, sans ambiguïté ni équivoque.
187:141
Mais à cela près (qui est d'ailleurs capital), c'est bien le coup que l'on nous fait constamment pour Vatican II.
\*\*\*
On nous le fait, ce coup, en gros et en détail.
En gros :
Les Pères du Concile Vatican II s'en souviennent encore, sans doute : en maintes occasions des amendements proposaient que des précisons *doctrinales* soient apportées à des schémas ambigus.
Ces amendements furent généralement écartés par ce motif :
-- *Les précisions que vous proposez seraient effectivement indispensables dans un texte* DOCTRINAL. *Mais tel n'est point le cas ici.*
Ce qui ne faisait d'ailleurs que se référer à l'intention proclamée : la tâche de Vatican II n'est pas doctrinale, elle est pastorale.
Or il arrive souvent, le mercredi et d'autres jours, que l'on nous parle maintenant de la doctrine du Concile, dont on tire toutes sortes de considérations et de conséquences.
C'est, au mieux, un tour de prestidigitation.
\*\*\*
Mais en outre, un tour de prestidigitation qui a été préparé pendant le Concile, par le refus d'inclure des précisions doctrinales dans des textes déclarés non-doctrinaux, et dont on se proposait de tirer ultérieurement une « doctrine ».
\*\*\*
On nous parle d'ailleurs pareillement de LA DOCTRINE de l'encyclique *Ecclesiam suam.*
Or cette encyclique, la première de Paul VI, s'exprimait ainsi :
« La présente encyclique ne veut pas revêtir un caractère solennel et proprement doctrinal, ni proposer des enseignements déterminés, d'ordre moral ou social. »
Dans son discours du 5 août 1964, annonçant cette encyclique, Paul VI déclarait :
188:141
« *Une encyclique peut être doctrinale ou dogmatique quand elle traite de vérités ou d'erreurs relatives à la foi ; ou bien exhortatoire si elle vise à réconforter ceux qui la reçoivent... La prochaine encyclique peut se rattacher à cette seconde catégorie. Elle ne traite donc pas de questions théologiques ou doctrinales particulières... *»
Malgré quoi, on nous fait le même coup : on nous assomme avec « la doctrine » d'*Ecclesiam suam* comme on nous assomme avec « la doctrine » du Concile.
\*\*\*
On nous fait le coup, aussi, en détail. Les détails sont nombreux et connus. N'en rappelons que deux, à titre d'exemple.
Les stipulations du Concile sur le latin et le grégorien sont abrogées par une allocution pontificale.
(Qu'on ne vienne pas dire que le pape *a le droit* d'abroger une stipulation du Concile : il a en effet ce droit. Mais une simple *allocution*, même écrite et prononcée par le pape, *n'a pas ce pouvoir*.)
Le *terme* de « collégialité », absent de tous les textes de Vatican II, déclaré un terme défini par le Concile.
(Qu'on n'aille pas dire que le pape *a le droit* d'ajouter un mot dans un décret conciliaire : il a sans doute ce droit. Mais il ne peut pas le faire par une simple allocution. Et en outre, il ne peut pas dire que ce mot figure dans le texte *avant qu'il ne l'y ait ajouté*.)
\*\*\*
Le dernier Concile en date a en quelque manière *remplacé* tous les Conciles précédents : on ne fait plus référence qu'à Vatican II, on prétend ne s'instruire que par lui.
Ce serait déjà fort grave si les textes de Vatican II étaient tous nets et fermes : car, si fermes et si nets qu'ils puissent être, ils ne sauraient ternir *lieu à eux seuls* de tout le reste. La religion catholique ne peut se réduire aux affirmations prononcées, se limiter aux domaines étudiés par un seul Concile. Mais en outre :
1° Par eux-mêmes, les textes de Vatican II manquant souvent de fermeté et de netteté.
2° De plus, ils sont sans cesse transformés ou complétés ou abrogés *de facto* par des allocutions qui n'ont pas le pouvoir de ce faire.
189:141
Conséquence : comme on ne veut plus connaître comme *doctrine* que « la doctrine du Concile » ; comme ce Concile *n'était pas doctrinal *; comme enfin sa supposée doctrine est invoquée ou présentée d'une manière perpétuellement changeante, -- il n'y a plus de doctrine catholique.
Nous voulons dire qu'il n'y en a plus, en fait, pour les auteurs et les victimes de tels procédés.
\*\*\*
Cette situation de mouvance, d'instabilité, d'incertitude, d'inexistence doctrinales, cela restera devant l'histoire, nous dit-on, la caractéristique de l'actuel pontificat ; le suivant y portera remède.
A ce propos, je vaudrais attirer l'attention sur *les difficultés croissantes accumulées d'avance sur* *l'élection du prochain pape.*
Selon la loi en vigueur -- et conformément à des motifs impérieux -- l'élection du pape est confiée au collège de cardinaux.
Tout le monde le sait.
Pourtant un cardinal, qui n'est pas Suenens, a déclaré en public :
-- *On ne sait pas quel sera le mode d'élection du prochain pape.*
Si l'on tient à ranger une telle déclaration dans la rubrique de l'ignorance, il s'agit alors, manifestement, d'une ignorance volontaire ; et révélatrice.
Plusieurs, à l'intérieur même du collège des cardinaux, veulent dessaisir ce collège : le dessaisir au moins partiellement, c'est-à-dire associer l'épiscopat mondial à l'élection (parce qu'ils voient dans le pape, plus ou moins confusément, le *représentant de l'Église* et non pas le *vicaire de Jésus-Christ*). Que se passe-t-il à la mort du pape ?
\*\*\*
1° Le Concile, s'il était réuni, cesse d'exister : pas de Concile sans pape.
2° Autrefois, la Curie demeurait en fonction, sous la réserve : *Sede vacante, nil innovetur*. Mais Paul VI a institué qu'à la mort du pape, désormais les dirigeants de la Curie perdent leurs fonctions.
190:141
3° le collège des cardinaux élit un nouveau pape.
\*\*\*
Or voici que *deux éléments nouveaux* vont cette fois intervenir :
*a*) comme nous venons de le dire, le collège des cardinaux n'est plus unanime à vouloir remplir sa fonction ; une fraction importante veut que le pape soit l'élu de l'épiscopat ; un cardinal bien connu et son parti pensent qu'ainsi leurs chances seraient mieux assurées ;
*b*) une *institution nouvelle* a été mise en place par Paul VI : le secrétariat permanent du Synode épiscopal. Or, à la différence de ce que le droit canon stipule pour le Concilie, et à la différence de ce que Paul VI a établi pour la Curie, ce secrétariat permanent ne disparaît pas à la mort du pape. Il garde son existence, il conserve la plénitude de ses fonctions ; et il est réputé *représentatif* de l'épiscopat mondial.
A la mort (ou à l'abdication) du pape, plusieurs cardinaux envisagent de *faire appel au secrétariat permanent du Synode épiscopal *: soit pour qu'il se prononce sur une modification préalable du mode d'élection du nouveau pape, soit pour qu'il mette en œuvre cette modification en s'associant à l'élection. Or, le pape mort (ou ayant abdiqué), personne n'a pouvoir de changer le mode d'élection du pape.
\*\*\*
Quel est alors le risque ?
Que le nouveau pape ne soit pas élu SELON LA LÉGISLATION EN VIGUEUR dans l'Église.
A quoi la réponse est prête :
-- *Quel anachronique scrupule juridique ! Le* « *juridisme *», *on n'en veut plus...*
Ceux qui parlent ainsi sont-ils sincères ? Quelle que soit leur détestation du « juridisme », ils ne peuvent ignorer quelle serait *la conséquence*.
Un pape qui serait élu d'une autre manière que celle prévue par la législation en vigueur serait, pour le moins, un pape *douteux.*
Ce qui veut dire ?
191:141
Ce qui veut dire : *papa dubius, papa nullus*.
On ne jurerait pas que personne n'y ait pensé.
On se demande plutôt s'il n'y a pas quelqu'un qui est en train de faire tout son possible pour que Paul VI ait été (pour un temps) *le dernier pape*.
Dans le climat présent de dégradation mouvante des notions de *loi*, de *droit*, et en général de toutes les notions, n'importe quel mauvais coup devient possible.
J. M.
#### La grande rupture du P. Congar (suite)
Dans notre précédent numéro (pages 227-229), nous avons cité et commenté des précisions données par le P. Congar : précisions qui révèlent, croyons-nous, la clef de sa pensée.
Cette clef s'applique fort bien aux déclarations que le P. Congar a faites aux I.C.I. du 1^er^ janvier 1970.
Le P. Congar a déclaré :
« *L'Église a en quelque sorte* \[depuis le Concile\] *enjambé la contre-réforme et même le Moyen Age en tant que le Moyen Age est un phénomène purement occidental de développement en vase clos, un mouvement qui, évidemment, a eu sa grandeur et sa vitalité, mais où, tout de même, on a développé certaines institutions comme la papauté, ou bien certaines lignes de pensée comme la scolastique, à l'intérieur d'une chrétienté sûre d'elle-même et ne se préoccupant pas d'autre chose.*
« *Donc, enjambement de la contre-réforme, enjambement du Moyen Age pour nous rattacher à un christianisme plus proche de ses sources, moins purement occidental. *»
Anecdotiquement, l' « historien » Congar massacre une histoire qu'il connaît ou devrait connaître : celle du Moyen Age et de la scolastique. Dont la pensée ne s'est aucunement développée en vase clos, mais au contraire en dialoguant et discutant avec la pensée arabe (Averroès, Avicenne, etc.) et avec la pensée juive (Maïmonide), lesquelles n'étaient ni l'une ni l'autre « occidentales ».
192:141
Naguère, le P. Congar savait ces choses. Il en oublie maintenant jusqu'au rudiment, par passion peut-être, ou par contagion de l'époque actuelle, qui développe une barbarie ignorante mais n'en discourant pas moins de tout. Ce curieux phénomène psychologique est tellement énorme qu'il risque de retenir l'attention, et de la détourner de ce qui est le plus important : le dessein poursuivi par le P. Congar.
Il veut *enjamber*, c'est-à-dire rejeter, la doctrine ecclésiologique que le Magistère de Rome, depuis le IV^e^ siècle, « *avait réussi à faire partager à l'ensemble du monde catholique *» par les décrets des Conciles et l'enseignement des Papes : voir les citations du P. Congar dans notre numéro précédent.
Nous demandons comment cela pourrait se faire sans être schismatique.
\*\*\*
Prétendre *se rattacher* directement à un christianisme antérieur au IV^e^ siècle n'est qu'un alibi. Car *le seul* moyen *vivant et réel* de nous « rattacher » au christianisme des trois premiers siècles est de nous inscrire à notre place historique *dans la continuité de l'Église*. C'est l'Église, *par* sa continuité, son identité, sa tradition, qui nous tient attachés et rattachés au christianisme des premiers chrétiens.
Le grand arbre qui en est sorti est *le seul lien* avec le grain de sénevé originel.
Prétendre revenir à « un christianisme plus proche de ses sources » en *enjambant* la continuité vivante de l'Église pendant seize siècles, c'est une démarche chimérique d'homme de cabinet, d'intellectuel, d'érudit : une démarche gratuite, arbitraire, qui permet toutes les fantaisies subjectives.
C'est confondre les *sciences* historiques et archéologiques (fondées sur une large part de conjecture) avec la *tradition* ecclésiastique. Ou plutôt, c'est installer les premières à la place de la seconde.
Le christianisme des premiers siècles, il n'en reste rien, il n'en existe plus rien -- en dehors de l'Église vivante et continuée. Il y a seulement *l'idée que l'on s'en fait *: ce n'est pas un fondement pour une religion, ce n'est pas un critère religieux.
Mais la démarche du P. Congar -- s'en aperçoit-il ? -- est *un moyen de récuser l'Église.*
Aucun théologien, aucun concile, aucun pape n'a le pouvoir d'imposer -- ni même le droit de proposer -- une telle *séparation* d'avec ce qu'est l'Église.
\*\*\*
Le P. Congar a déclaré :
« *La théologie, par définition, est une interprétation de la foi avec les ressources possibles de la culture d'une époque et d'un monde. *»
193:141
Si le P. Congar voulait simplement dire qu'aucune époque ne peut utiliser des « ressources » qu'elle n'a pas, il dirait une lapalissade : et non pas, comme il le prétend, une définition de la théologie.
Une définition de la théologie où n'entre point -- pas même implicitement -- la considération de la *raison* naturelle et de la *vérité*, suppose ou insinue un étrange relativisme (historiciste).
\*\*\*
Le P. Congar a déclaré (anecdote) :
« *L'athéisme d'aujourd'hui n'est pas un athéisme païen, c'est un athéisme post-chrétien. *»
On voudrait bien qu'il expliquât ce qu'il veut donc dire par « athéisme païen ».
*Païen *: « qui est au nombre des sectateurs du polythéisme antique ».
*Paganisme *: « religion constituée par le polythéisme ».
Si l'on sort des définitions de mots pour considérer l'histoire, on remarquera qu'avant la venue du Christ, l'athéisme n'existe pas sinon à titre d'exception infiniment rare (et il y aurait à méditer là-dessus).
L' « athéisme post-chrétien » n'est pas une variété nouvelle de l'athéisme, mais la seule forme d'athéisme ayant jamais eu une existence notable et une influence culturelle et sociale.
Le P. Congar, naguère, savait ces choses. Comment et pourquoi les a-t-il perdues de vue ?
\*\*\*
Le P. Congar a déclaré :
« *Si nous faisons ce que l'Église a fait ou XIX^e^ siècle, lorsqu'elle a jugé du dehors le mouvement social, le marxisme, ou des choses semblables, c'est vain. *»
Hélas ! On voit, par les remarques ci-dessus, que le P. Congar n'a sans doute pas voulu juger *du dehors* l'ignorance contemporaine : il y est entré. D'où, probablement, ses énormités sur l' « athéisme païen » et sur le « vase clos » de la pensée médiévale...
Et cette autre énormité, qui ignore que le *mouvement social* au XIX^e^ siècle *est catholique*. (A moins que l'on considère qu'il n'existe a priori aucun « social » en dehors du « socialisme » et du « marxisme »...)
Mais de quel extraordinaire appauvrissement intellectuel témoigne ainsi le P. Congar !
\*\*\*
Anecdote. Le P. Congar a encore déclaré :
« *A Rome même, on prépare en ce moment une sorte de directoire pour les eucharisties domestiques. *»
C'est une information intéressante sur le dépassement perpétuel, par ses auteurs eux-mêmes, du nouvel « Ordo Missae ».
\*\*\*
194:141
Anecdote encore. Le P. Congar a déclaré :
« *Je crois que la crise déclenchée par* (sic : par) « *Humanae vitae *» *est extrêmement grave. C'est la première fois que d'une façon aussi publique, aussi formelle, avec une telle tranquillité de conscience, une masse considérable de catholiques et même de prêtres ou de théologiens, je n'ose pas parler des évêques, a pris et prend ses distances par rapport à un enseignement du magistère papal. *»
Mais non, ce n'est pas la première fois que cela se produit. Mais c'est la première fois que ces évêques et prêtres dissidents prétendent rester dans l'Église, et prétendent même la coloniser pour la changer selon leurs vues.
\*\*\*
Laissons l'anecdote et revenons à l'essentiel.
Ce n'est pas seulement le P. Congar qui prétend *enjamber*, c'est-à-dire *rejeter*, seize siècles de la vie et de la doctrine de l'Église.
Selon lui, *c'est l'Église* qui a opéré cet enjambement, ce rejet, cette séparation.
L'Église : c'est-à-dire le récent concile et l'actuel pontificat. Nous répétons nos deux observations, dont la première est une affirmation et la seconde une question :
1\. -- Aucun concile ni aucun pape n'ont et n'auront jamais ce droit ni ce pouvoir.
2\. -- Comment pourrait-on opérer une telle séparation sans être schismatique ?
J. M.
#### Louis Salleron et le scribe accroupi
*Votre Information* est publiée, par l'Évêché de Versailles, 26, rue Maréchal Joffre. C'est le « Courrier des Centres diocésains d'information » (C.D.I.) de Paris, Créteil, Nanterre, Saint-Denis, Meaux, Corbeil, Pontoise et Versailles.
Le directeur en est l'abbé M. Goulletquer, qui dans le numéro du 1^er^ janvier écrit ceci, qu'il faut goûter à sa juste saveur et estimer à son vrai prix :
195:141
« *Une polémique a été soulevée dans certains journaux à propos des rites nouveaux de la célébration de la Messe. L'article qui a eu le plus de portée est celui de M. Salleron dans* « *Le Monde *» *des 7-8 décembre, qui a suscité réactions opposées et mises au point.*
« *La thèse de M. Salleron affirme que la nouvelle liturgie évacue l'aspect sacrificiel de la Messe et manifeste de l'inquiétude quant à la conception de la présence réelle sous-jacente à la théologie de l'* « *Institutio *»*.*
« *On sait déjà les campagnes menées dans* « *Carrefour *» *par le même M. Salleron contre* « *le nouveau *» *catéchisme.*
« *Tout ce qui est nouveau en effet provoque dans l'esprit intégriste une réaction de rejet que l'on essaie toujours de justifier au nom de la* « *sainte Doctrine *»*. On brandit la lettre contre l'Esprit... *»
S'il y a quelqu'un à qui il est particulièrement arbitraire de faire mécaniquement le coup imbécile de « l'esprit intégriste » qui rejette « tout ce qui est nouveau », c'est bien notre ami Louis Salleron.
Que M. l'abbé Goulletquer se regarde : ni sa pensée, ni son style, ni rien dans sa personne, ne nous a jamais apporté quoi que ce soit de nouveau. Il répète les mots « nouveau » et « intégriste » selon un très vieux refrain.
Qu'il regarde maintenant autour de lui les « nouveautés » que rejette « l'esprit intégriste » : la messe luthérienne, la théologie protestante, l'ouverture au monde, le modernisme, les propositions (condamnées) du Syllabus, -- bref, des vieilleries très fourbues et archi-connues (sauf des ignorants que l'on fait marcher). Vieilleries avec lesquelles la subversion prétend pimenter de « nouveauté » son antique dessein, aussi vieux que le péché originel.
Si vous cherchez au contraire ce qui a bien pu apparaître de nouveau dans le catholicisme français depuis un quart de siècle, vous trouvez au premier rang la pensée et la personnalité de Louis Salleron.
Inclassable. Original. Précurseur en plusieurs domaines. Toujours en avance, dans ses analyses et commentaires, sur la marche du monde contemporain, -- du monde profane, du monde religieux.
Auteur il y a plus de vingt ans de l'une des premières études sur la propriété collective privée. Initiateur vingt ans à l'avance des projets et procédés de diffusion de la propriété que l'on retrouvera dans *Mater et Magistra.*
Et tout le reste. Une œuvre alerte, variée, toujours en éveil, abordant et renouvelant les domaines les plus divers.
196:141
C'est Salleron qui, le premier en France, a signalé l'importance de John A. T. Robinson et l'a traduit (*Dieu sans Dieu*). En novembre 1967 (soixante-sept), dans ITINÉRAIRES*,* c'est Salleron qui décrivait à l'avance les formules et les rites du nouvel ORDO MISSÆ, à un moment où personne ne supposait encore qu'il y en aurait un.
Et cetera...
Eh ! bien, ça ne fait rien.
Ou plutôt : à plus forte raison.
C'est à Salleron aussi, c'est à Salleron surtout qu'un scribe obscur et grimaçant, apparemment atteint de jaunisse chronique, applique mécaniquement la formule passe-partout, préfabriquée, le seul « argument » des robots du séidisme ecclésiastique : « *Tout ce qui est nouveau provoque dans l'esprit intégriste une réaction de rejet. *»
Face à une pensée indépendante, vivante, informée, le scribe ignare se garde bien de la discuter, ne pouvant y atteindre. Il n'arriverait pas davantage, pour la même raison, à la caricaturer. Alors il la *nie*.
Le pire, dans le cas de ce scribe, c'est qu'il est sans doute sincère. Il croit, dans son accroupissement, être visité par « l'Esprit ». Il croit que Salleron « brandit la lettre ». Et lui, le scribe sans forme et intellectuellement sans visage, il *informe* les huit diocèses de la région parisienne, leurs évêques, leurs séides, leurs moutons...
\*\*\*
Et il faudrait, selon les éternels pancaliers, que nous allions faire des concessions opportunes et des bassesses flatteuses pour parvenir à obtenir *l'estime* de cette catégorie de scribes accroupis ?
-- *On ne prend pas les mouches avec du vinaigre !* répètent bêtement les timides.
Mais nous ne voulons pas prendre des mouches. Ce n'est pas notre affaire. *Puer, abige...*
Nous ne voulons pas séduire les scribes du séidisme. Ni plaire à l'adversaire : ce qui est l'alibi ordinaire des capitulations camouflées. Nous commencerions à nous inquiéter grandement si un jour ils cessaient de nous dénigrer, de nous insulter, de nous diffamer.
De même que nous ne serions vraiment pas tranquilles si *Pax* se mettait à faire notre éloge, comme il fait maintenant l'éloge systématique de qui vous savez.
\*\*\*
197:141
Dans le même factum, M. l'abbé Goulletquer inonde les huit diocèses parisiens avec cette baliverne :
« *Paul VI a pris soin personnellement de lever tous les doutes contre l'identité absolue de la nouvelle célébration avec le Saint Sacrifice offert dans l'Église catholique depuis les origines. Il importe en effet de souligner la fidélité de la liturgie nouvelle à la Tradition authentique dont le magistère est en ces domaines le garant infaillible. *»
Paul VI a pris soin de lever tous les doutes ?
Ce n'est pas vrai : il n'a levé *aucun des doutes* qui ont été présentés par le cardinal Ottaviani. Pour des motifs qu'il connaît, Paul VI les a *ignorés*.
D'autre part, l'infaillibilité n'est aucunement en jeu dans la promulgation, d'ailleurs atypique et elle-même fort douteuse, du nouvel ORDO MISSÆ.
C'est une tromperie de la prétendre engagée « en ces domaines », *dans le cas envisagé.*
Comme c'était déjà une tromperie, du P. Wenger celle-là, de la prétendre engagée dans les allocutions du mercredi, où Paul VI, selon lui, parlait « *en docteur infaillible *» ! C'était dans *La Croix* du 15 septembre 1966 (soixante-six). Nous l'avions relevé dans ITINÉRAIRES de novembre de la même année (numéro 107, pp. 211-212). Depuis lors, à notre connaissance, cette... erreur s'a pas encore été rectifiée. Elle n'était donc pas involontaire.
\*\*\*
A ces signes, nous reconnaissons depuis longtemps que l'on veut *nous faire marcher.* On invoque frauduleusement *l'infaillibilité* pour garantir les allocutions du mercredi, le nouvel ORDO et le reste. On nous prend donc pour des imbéciles. Mais peut-être qu'en cela on se trompe.
J. M.
198:141
### Bibliographie
#### Max-Olivier Lacamp : Les Feux de la colère (Grasset)
Si vous aimez la viande saignante, lisez ce roman. Il ne manque certes pas de dynamisme, et on pourrait le qualifier de « tranche de vie », la vie y étant, à toutes les pages, coupée en tranches. Une allégresse carnivore l'anime, qui laisse loin derrière elle les massacres évoqués par Dumas père. C'est un « jardin des supplices » où l'on peut, suivant les goûts, choisir les pendaisons, les chiens dévorants, les blocs de rochers, les décapitations lentes ou rapides -- et j'en oublie ! N'allez pas croire que ces trépas soient réduits à des indications abstraites, leur description est aussi complète, précise et concrète que possible. La loi du genre veut que le romancier prenne parti pour les rebelles, et les Camisards ont toujours raison ; à part une exception (la loi du genre le réclame aussi) tous les catholiques sont gens affreux, ivrognes, sadiques, lubriques, et leur « liquidation physique » ne saurait amener qu'un soupir de soulagement ; nous soupirons beaucoup ainsi. Mais si le romancier joue le jeu, un dernier chapitre en forme d'appendice historique, « Miscellanées pour aider le lecteur », nous prouve qu'il ne partage pas nécessairement les sentiments de ses héros, comme nous étions tout prêts à le supposer ; ce qui honore à la fois son talent de conteur et sa probité historique. Le récit était conçu dans la perspective camisarde, la notice finale apporte quelques mises au point : les guerriers camisards ne furent jamais plus de 2 000 à 2 500 ; « le camisardisme, plus qu'un protestantisme dévoyé, est une sorte de « Jeu de la Bible », de quelques livres de la Bible pris à la lettre, né d'une candeur extrême de gens simples ». Mais il n'y avait pas que les gens simples, puisqu'on nous cite encore le livre « L'Accomplissement des prophéties » publié en 1686 par le célèbre théologien protestant Jurieu réfugié en Hollande, ainsi que ses « Lettres Pastorales » éditées à Rotterdam et clandestinement diffusées en France. Le roman lui-même nous montre l'Angleterre soufflant sur l'incendie. Et tout cela prête à réflexion, plus peut-être que l'auteur ne l'aurait souhaité.
199:141
Nous ne saurions être indifférents à l'histoire des révoltés cévenols : ruraux obstinés, ils incarnent des valeurs d'énergie dont la France, tout au long de son histoire, a largement bénéficié. Et je ne me sens pas trop disposé à profiter des judicieuses remarques historiques des « Miscellanées » pour plaider la cause des dragons, ni celle des intendants, ni même en l'occurrence celle de la politique royale ; encore qu'il soit bien vrai que le pragmatisme simpliste du principe « Cujus regio, ejus religio » ait prévalu en Europe depuis le XVII^e^ siècle, en supposant qu'il soit de nos jours aboli, ce que le comportement diplomatique à l'égard du « rideau de fer » ne semble guère prouver. Il y a aussi le parallèle séduisant entre les Cévennes et la Vendée ; là-dessus, nous nous reconnaissons toutefois le droit à une prédilection, en considération des principes fondamentaux, mais les deux situations présentent des problèmes différents. Je remarque aussi que dans les commémorations vendéennes, les prédicateurs catholiques se sont toujours efforcés de mettre l'accent sur les vertus de foi, de fidélité religieuse ; j'ai parfois regretté que l'indiscutable fidélité politique se trouvât ainsi minimisée, mais je comprends les scrupules : il faut éviter tout ce qui pourrait aboutir à la justification métaphysique et globale d'une guerre, à une confusion idéologique de la Bible et du massacre. On comprend que chez les croyants excédés par les persécutions, l'appel fervent à Dieu tend à reprendre les exemples héroïques de l'Ancien Testament : on retrouve dans la Contre-Révolution des surnoms bibliques, Gédéon, Jonathas, l'évocation des Sept Frères Maccabées -- sans compter Jéhu... Mais la postérité se doit de séparer l'or des scories, et ne peut se dissimuler les interférences inévitables des rivalités personnelles, villageoises, cantonales, et, pourrait-on dire, ethniques, si vivantes et si humainement respectables que soient ces structures... A la limite, la tentation d'un « Gott mit uns » est toujours possible et nous la trouvons surtout chez des peuples grands lecteurs de l'Ancien Testament. On accuse aujourd'hui les catholiques d'ignorer la première partie de la Bible, on ne songe pas à louer la séculaire prudence du clergé. L'Ancien Testament, à l'état brut et en lectures individuelles, est aussi peu à la portée du commun des lecteurs que l' « Iliade ». Sans commentateurs formés et nantis d'une autorité, cette haute nourriture peut se prêter à une intoxication. Michelet, je crois, loua précisément les Camisards d'avoir été un parti non chrétien, mais biblique. Le mot est à méditer. Les guerres d'Israël feraient oublier l'Évangile.
Des protestants bien inspirés inscrivirent sur la stèle funéraire du chef camisard Rolland : « A la mémoire de toutes les victimes, en expiation de toutes les haines ». Et nous trouverions assez grotesque d'agiter toujours les mêmes marionnettes historiques, l'éternel Montluc et l'éternel Baron des Adrets. Quant aux irréductibles partisans, ils offrent par leur sacrifice un exemple à méditer, non à enregistrer sans réflexion. Il vient un temps où la paix, même décevante, s'impose ; et notre roman comporte un portrait assez nuancé de Jean Cavalier, avec l'explication de sa popularité. Ce dont nous nous méfions, c'est l'exaltation exclusive d'un parti ; le roman le veut ici, mais l'histoire nous rappelle que les protestants cévenols étaient entourés de gens qui les détestaient, et qui donnèrent à la Contre-Révolution les insurgés du Gévaudan, du Camp de Jalès, de la vallée du Rhône ; il serait trop facile de voir en eux les tristes victimes d'un complexe obsessionnel sans motif, ou d'un obscurantisme voisin de l'abêtissement total. Devant l'allègre union du psaume et du massacre, comment ne pas se sentir menacé ?
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Et si impressionnante, prestigieuse même que soit l'épopée Cévenole, si admirables que soient ses paysages, si légitimes que paraissent les fidélités ancestrales, nous nous sentons un peu gênés à la lecture de ce roman qui vient après ceux d'A. Chamson et de J.-P. Chabrol. Des accents trop aigres et trop martiaux nous laissent songeurs quand il s'agit de l'œcuménisme. Naguère autour des tasses de thé, il pouvait nous paraître un peu rapide et superficiel ; aujourd'hui que le protestantisme trouve normal d'entrer chez les catholiques de plain-pied et de plein droit, nous sommes perplexes en le voyant tenir d'une main l'huile et de l'autre le vinaigre. D'une part les benoîts prédicants du caravansérail multiforme de Taizé, les hérauts pseudo-monastiques, Schutz et Thurian ; et de l'autre des littérateurs frénétiques aux griefs historiques exacerbés. Je ne vois point les catholiques glorifier les chefs vainqueurs des protestants. Ceux qui nous invitent si constamment à faire notre autocritique pourraient parfois songer un instant à la leur. Nous reconnaissons volontiers les mérites sans ignorer pour autant certains complexes de supériorité. Dans le patrimoine intellectuel français, on a vu le protestantisme donner des écrivains à toutes sortes de « libéralismes » parfois étranges, beaucoup plus souvent qu'à un christianisme fervent. Il convient d'y regarder à deux fois avant de se croire indispensable ; on me dira que le christianisme n'a pas à être intellectuel. Pour ma part, originaire, comme De Bèze, de ce pays de Vézelay dont Ponsard lui disait qu'il n'était point « une terre gothique -- ni une région tartare ni scythique », je trouve dans l'œcuménisme présent (où les protestants sont conviés avec bien d'autres encore), beaucoup trop de choses qui sont « tartares et scythiques », au moins béotiennes et d'un humanisme discutable, quand elles ne sont pas moralement équivoques au point d'être inquiétantes.
Jean-Baptiste Morvan.
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#### Jorge Semprun : La deuxième mort de Ramon Mercader (Gallimard)
En dépit du « Prix Fémina », le livre a été souvent assez mal accueilli par la critique -- à moins que le « Fémina » n'y soit justement pour quelque chose, son jury détenant le record des gloses amères et des brocards. D'autres raisons seraient aisées à découvrir. D'abord la technique de construction se rattache à celle du nouveau roman par certains aspects, par le caractère apparemment hétérogène de plusieurs histoires dont on ne découvre que progressivement les rapports et les points d'intersection. Ensuite l'idéologie fondamentale semble bien se référer au trotskisme, choix qui procure infailliblement un bon lot d'hostilités et de méfiances, diverses et convergentes. Enfin les intrigues politico-policières superposées ont lassé par leur complexité des lecteurs exigeants ou un peu ingénus, qui ont perdu le fil du récit, égarés entre les agents soviétiques et les agents américains (qui ne sont souvent personnellement ni russes ni américains). On peut se demander si l'auteur a voulu que son lecteur suivît dans ce domaine l'intrigue du roman avec une vision nette et précise, et s'il a cru que le dit lecteur y parviendrait sans un bloc-notes et un crayon. Un telle illusion est possible : le raffinement des complications accumulées dans le jeu de cache-cache des espionnages adverses est poussé à un point tel que le romancier paraît s'enivrer de sa propre virtuosité et développe une frénésie inventive assez vertigineuse ; on dirait que Mademoiselle de Scudéry ou Honoré d'Urfé, ressurgis en 1969, ont retrouvé leurs techniques narratives pour les appliquer, non plus à l'amour, mais aux services secrets. Jorge Semprun se passionne visiblement plus pour ce labyrinthe que pour les deux ou trois scènes érotiques sans lesquelles, de notre temps, un roman ne saurait se concevoir. Mais si l'on se contente d'une lecture cursive, on n'y perd rien et on voit s'ouvrir la possibilité d'une autre interprétation : une influence sensible de Kafka, et sans doute aussi l'expérience personnelle de l'auteur, nous amènent à nous constituer une vision de l'univers où toutes les « barbouzes » se ressemblent, et où la toile de fond représente une bureaucratie du meurtre. L'humour n'en est point absent ; si le personnage central correspond avec sa femme en se désignant par un nom tiré d'une comptine anglaise, « Humpty-Dumpty » qui amuse sa propre petite fille, voilà les traqueurs, et les traqueurs des traqueurs, tous enfoncés dans des méditations cryptographiques, parce qu'ils ne peuvent imaginer là autre chose qu'un Code Secret. De même, on voit dans la prison soviétique de Riga un étudiant trotskiste charmer ses co-détenus par la narration de « Monte-Cristo » mêlée à l'histoire de Jean Valjean et à celle de Vautrin. La prison est partout, elle est dans l'homme ; la bureaucratie a rongé la révolution ; et à ce propos le roman fournit au lecteur non marxiste un champ fertile d'analyses critiques. Ce livre, parfois agaçant par ses minuties et ses surcharges, mérite néanmoins d'être appelé une œuvre.
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Des thèmes majeurs jalonnent l'intrigue : la mort de Trotski (il se trouve que le personnage principal porte le même nom que l'assassin du chef communiste dissident), les images d'Amsterdam en contrepoint avec l'Espagne, deux tableaux célèbres qui jouent un rôle inattendu, le « Chardonneret » de Caret Fabritius et la « Vue de Delft » de Vermeer célébrée dans un passage de Proust. Ces motifs révèlent un souci artistique de composition et d'unité dans un ensemble qui paraît d'abord exclure toute intention de ce genre. Et ce n'est pas le trait le moins intéressant et le moins singulier de ce roman que d'être une « recherche du temps perdu », avec les résurgences d'un passé lourd de souffrances, d'amours et de crimes, une sorte de mythe proustien transposé dans un monde où les symboles d'une révolution déjà vieillie sont en passe de constituer une mythologie littéraire (ce qui ne l'empêche pas de rester périlleuse et meurtrière). Deux mouvements psychologiques dominent l'attitude de l'homme téléguidé, machine à espionner ou à tuer, et celle de l'homme qui se penche sur son passé. Les films de l'action directe, jadis spontanément vécus, se transforment en copies, en répétitions mornes. Ou bien le passé se découpe et se réduit, laissant subsister quelques tableaux essentiels. La tragédie y trouve assez de griefs et de réflexes pour nourrir ses catastrophes, mais en somme assez peu d'illusions.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### Les discours historiques du 19 et du 26 novembre 1969
*Ce sont les deux discours sur la nouvelle messe. Nous les avons déjà cités dans nos éditoriaux. Le* COURRIER DE ROME *en fait de son côté, dans son numéro 59, un commentaire dont nous reproduisons les principaux passages.*
#### I. -- Les quatre plus un motifs de l'autodémolition de la Messe
Paul VI s'est donc décidé à parler de la nouvelle messe façonnée sur ses ordres. Il en a parlé en deux occasions, principalement. Où et quand ? -- Non point dans quelque grand document doctrinal, dans quelque solennel consistoire cardinalice, non : au cours de ces allocutions qu'il prononce, le mercredi, devant une assemblée disparate de pèlerins, de touristes et de curieux.
La première allocution est du 19 novembre, la seconde du 26.
Nombreux sont ceux qui ont été surpris de cette réserve : Qu'un événement tel que l'introduction d'une NOUVELLE MESSE, (événement si extraordinaire que le Pape l'a désigné comme « *une nouvelle époque de la vie de l'Église *»), qu'un tel événement ait été expliqué aux fidèles après sept mois d'attente et d'une manière aussi discrète qu'elle pouvait paraître évasive, cela pose plusieurs questions...
En effet, la Constitution MISSALE ROMANUM qui promulgue l'ordonnance de cette messe réformée est datée du 3 avril 1969, (...C'était la date du Jeudi-Saint !) De cet avril au suivant novembre, que s'est-il passé ? -- Autant qu'on sache, les imprimeurs ont imprimé, les traducteurs ont traduit, on nous assure qu'ici et là les catéchistes du nouveau rite ont catéchisé.
204:141
Cependant le Pape se taisait. Il attendait. -- Mais quoi donc ?
Les fidèles, eux aussi, attendaient. -- Nous parlons des fervents, des dociles, de ceux qu'on a, depuis 1965, ballottés, promenés, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de déclarations contradictoires, d'expérimentations, de contraintes ambiguës et graduelles, comme on ferait aux apprentis inconscients d'une initiation.
Ils attendaient que le Souverain Pontife leur donnât les raisons ou, du moins, les motifs de l'abandon d'un rite multiséculaire dont on leur chantait les louanges au moment même où on le démolissait !
Car si l'institution de toute loi exige *une* raison, la substitution d'une loi nouvelle à une autre exige, elle, deux et trois raisons. Il faut, en effet, convaincre la communauté :
a\) Que la loi précédente était devenue mauvaise ou inutile ;
b\) Que la loi substituée ne sera pas exposée aux mêmes défauts, dans un délai plus ou moins long ;
c\) Que les bienfaits escomptés de cette nouvelle loi sont tels qu'ils compensent largement *et certainement* les inconvénients inséparables de toute mutation de coutume.
Alors, comme des milliers de fidèles, nous attendions cette double, cette triple justification.
Nous l'attendions, mais, en même temps, nous la redoutions.
Quelles bonnes raisons pourrait-on, en effet, donner d'une *réforme* qui, elle, apparaissait si évidemment mauvaise ?
La justification en clair de ce bouleversement ne risquait-elle pas d'apparaître pire que le bouleversement lui-même ? N'allait-elle pas révéler, d'une manière cette fois incontestable, des arrière-pensées dont le seul soupçon nous épouvantait ?
205:141
Dans la meilleure des hypothèses, il était certain que le Pouvoir Souverain allait s'exposer à une CONTESTATION. En effet, une coutume établie subsiste par elle-même : *sua mole stat*. Ses défauts, si elle en a, sont fondus dans la masse des qualités qui l'ont fait longtemps survivre : on n'y pense plus ; on les accepte ou, doucement, on les corrige. L'innovation, au contraire, doit prouver son droit à l'existence ; pour être elle doit vaincre ; et, pour vaincre, elle doit détruire. Or, on ne détruit pas sans faire crier.
Ce que nous avions redouté est, hélas, arrivé. Le Pape a parlé. Il a fait connaître ses raisons, ses justifications, ses excuses. Il a cru même devoir ajouter des consolations. -- Eh bien ! nous le dirons aussi bas que possible et comme ne parlant qu'à nous-même : ses consolations nous ont fait plus de mal que ses blessures...
Paul VI entend donner QUATRE bons motifs à sa RÉFORME :
1° Elle est un acte de fidélité aux « volontés » du Vatican II.
2° Elle veut ranimer les sclérosés et réveiller les endormis.
3° Au lieu d'un « diaphragme opaque », la messe sera désormais « un cristal transparent », pour « l'enfance, la jeunesse, le monde du travail et celui des affaires ». (... *des affaires !*).
4° La réforme, enfin, veut être « une gymnastique résolue de sociologie chrétienne ».
Et le motif « ŒCUMÉNIQUE » ? La métamorphose des rites de la messe accomplie de manière à les rendre acceptables aux Protestants qui, jusque là, les abominaient ? -- Si étrange que cela paraisse, Paul VI n'a soufflé mot de ce motif. Ce motif a, pourtant, c'est notoire, le plus frappé protestants et catholiques, qui l'ont unanimement reconnu à chaque page de l'Ordo.
Nous ferons quelques observations sur ce singulier silence, mais nous devons auparavant examiner dans le détail les motifs avoués. Nous les rapporterons, un par un, et nous dirons chaque fois, avec une respectueuse franchise, notre sentiment à leur égard, comme nous y sommes implicitement invités. -- Nos citations seront faites sur le texte italien paru dans l'*Osservatore Romano* (O.R.) du 20 et du 27 novembre, traduit par nous-même : la référence désignera la colonne.
206:141
#### II. -- Les « volontés » du Concile ou ses ambiguïtés ?
« Il sera bon que nous nous rendions compte des *motifs* pour lesquels a été introduite cette grave mutation : *l'obéissance au Concile* (...). Ce premier motif n'est pas simplement canonique, c'est-à-dire relatif à un précepte extérieur (...) ; c'est la volonté du Christ et le souffle de l'Esprit Saint, qui appellent l'Église à cette mutation. Nous devons y reconnaître LE MOMENT PROPHÉTIQUE qui PASSE dans le corps mystique du Christ, qu'est exactement l'Église, et qui la SECOUE, la RÉVEILLE, et l'oblige à mettre à neuf l'ART mystérieux de sa prière... » (O.R. : 27 nov., col. 1.)
Nous rendons nos lecteurs attentifs à trois termes de ce passage : le « moment prophétique » (à rapprocher des célèbres « signes des temps ») ; ensuite l'Église « secouée et réveillée » ; enfin, l' « art » (ou : la technique) de la prière. Chacun de ces mots est lourd de sens : un sens *double* et *triple,* que certains alchimistes en extrairont après avoir IMPOSÉ leur vocabulaire *hermétique* au Pape...
Mais nous ne voulons retenir aujourd'hui, de cette première justification, que l'invocation du Concile. C'est le Concile, dit Paul VI, qui a voulu cette énorme « mutation » des rites de la Messe, et il renvoie au § 50 du décret conciliaire sur la liturgie.
Nous lisons, nous relisons ce paragraphe qui recommande, en effet, en termes vagues et généraux, une certaine révision de l'ordonnance de la Messe. Mais, les yeux dans les yeux, nous demandons aux 2 000 et quelques évêques qui ont voté ce paragraphe : Est-il vrai qu'à l'heure du vote, en 1962, vous avez voulu :
a\) Que l'Offertoire fût supprimé ?
b\) Que trois nouveaux canons fussent ajoutés au canon romain *du III^e^ siècle* (reçu sans doute des disciples de saint Pierre, peut-être de Pierre lui-même, et récité, depuis, sans le moindre changement) ?
c\) Que les textes de l'ordinaire de la Messe devinssent tels que nous les lisons aujourd'hui : inexpressifs, ou plats, ou polyvalents ? Tels, enfin, qu'ils paraissent, *désormais* et *subitement,* agréables à des hommes qui ne croient ni à la transsubstantiation, ni à l'oblation sacrificielle, ni à un sacerdoce ?
207:141
Répondez, Messeigneurs, devant ce Dieu qui ne perd pas la mémoire et qui, s'il le fallait, réveillerait la vôtre au Dernier Jour !
Non ! Non ! Le Concile n'a pas voulu *cela,* et quand certains d'entre vous veulent faire croire le contraire, ils sont forcés d'inventer ce qu'ils appellent la « dynamique » de Vatican II, la « logique » de Vatican II. -- N'est-ce pas, Mgr Suenens ?
Qu'il y ait eu, dans une multitude de ces textes, votés à la sauvette par des prélats dont les trois quarts ne comprenaient pas le latin (*dixit* Congar), qu'il y ait eu CETTE logique, CE *dynamisme,* dont on a tiré, depuis le Te Deum final, toutes les subversions que nous voyons, c'est indubitable.
Mais on peut imaginer UNE AUTRE logique, UN AUTRE dynamisme dont on aurait pu tirer *tout le contraire.*
C'est tellement vrai qu'on a dû créer une « Commission d'interprétation des décrets du Concile Vatican II » : institution qui était assurément imaginable, mais dont, en fait, les attributions, si elles étaient normalement exercées, aboutiraient à une révision du Concile, *radicale* et *perpétuelle :* sorte d'académie chargée, comme celle du Quai Conti, de tenir sans cesse à jour un dictionnaire et, en même temps, collège d'haruspices, investis du pouvoir de lire dans les entrailles des textes conciliaires.
Nous allons donner un exemple des labeurs de cette assemblée : un exemple qui vient tout droit à notre objet : la Messe.
L'un des schémas soumis au Concile concernait « les sources de la Révélation ». Sujet capital entre tous. Il devait faire l'objet d'une Constitution *dogmatique *! Rédigé par la « commission préparatoire », au cours des deux ans qui précédèrent le Concile, approuvé par la « Commission centrale » et par le Pape (Jean XXIII), il n'avait plus qu'à être soumis a l'Assemblée qui devait normalement l'adopter sans histoire. On se souvient du conflit profond que la discussion scandaleuse de ce schéma provoqua entre les Pères : y avait-il *deux* sources de la Révélation (Écriture et Tradition) ou *une* seule (Écriture) ?
208:141
-- Afin de ne pas créer une division irréparable qui, disait-on, eût mis en danger la poursuite de cet étrange concile, Jean XXIII-le-débonnaire ordonna le « renvoi à la Commission ». (C'est dans l'euphorie de cet ajournement que la Constitution sur la Liturgie passa comme lettre à la poste...)
Nous voici au vif de l'affaire : au terme des diverses manipulations opérées dans les commissions, sous-commissions et officines adjointes, le texte revint à l'Assemblée, enrichi d'une petite phrase introduite par une main « experte ». La voici :
« L'Église a de tout temps vénéré l'Écriture COMME (*velut*) le Corps du Seigneur Lui-même, puisqu'elle ne cesse de tirer le *pain de vie* aussi bien de la Parole de Dieu que du Corps du Christ. »
De nombreux Pères protestèrent aussitôt contre un parallélisme dont l'inspiration protestante était manifeste ou l'on majorait la Bible ou l'on minimisait l'Eucharistie, en les associant étroitement au moyen de ce « *velut *».
Vaines protestations : cette fois, comme tant d'autres fois, la Commission fut plus forte que le Concile. La seule... concession que firent les « experts » fut de remplacer « velut » par « sicut et » !!!
L'équivoque subsistait, c'était évident, et l'entêtement des experts révélait assez ce qu'ils avaient en tête. On vota. Le texte passa et, avec lui, l'équivoque.
Alors, trois ans APRÈS le Concile, un naïf vrai ou faux posa à la susnommée « Commission d'interprétation » la question suivante :
« Est-ce que l'adverbe SICUT peut signifier que la vénération due à la Sainte Écriture est *la même, à égalité,* que celle qui est due à la Ste Eucharistie ? » !!!
Réponse sans surprise : cette vénération doit être rendue « d'une *manière* et pour une *raison* différentes ». -- Réponse « approuvée à l'audience du 5 février 1968, par S.S. Paul VI qui ordonna de la publier ». -- La cause était finie ? Attendez !
... Un an après, voici ce que nous lisons dans l'*Institutio* qui précède le nouvel *Ordo Missae* (ed. typica pp. 15 et 21) :
N° 8 : « A la Messe, le repas de la parole de Dieu et du Corps du Christ est servi, d'où les fidèles tirent leur instruction et leur réconfort. »
209:141
N° 9 : « Quand on lit à l'Église les Saintes Écritures..., le Christ, *présent* dans sa *parole,* annonce l'Évangile. »
N° 33 : « Au cours des leçons (= de la Messe), le Christ lui-même est *présent* par sa *parole* au milieu des fidèles. »
Au n° 34, encore : « In lectionibus *mensa verbi* Dei paratur... »
... Formules qui, prises absolument, seraient admissibles, et dont on trouve la trace chez quelques Pères de l'Église, mais qui, dans le confusionnisme œcuménique où les chrétiens sont jetés, porte une saveur hérétique indubitable : celle qui réduit la « présence » eucharistique à un sens métaphorique : le sens d'une intimité *produite* par la seule foi, sans une *réalité objective,* OPÉRÉE (*opus operatum*) dans l'ACTE de la TRANS-SUBSTANTIATION. Selon le mot de Zwingli, *manger* (l'Eucharistie), *n'est* pas autre chose que *croire : edere est credere.*
C'est l'usage obstiné, répété, constant de la métaphore qui étonne et qui trouble ! Les « experts » sont arrivés à l'imposer à Paul VI lui-même qui s'en inspire *à trois reprises* dans sa Constitution (éd. typ., p. 7, p. 8 et p. 11) en se référant précisément à un texte du Concile (à la p. 8).
Mais ce sujet des invocations abusives ou frauduleuses du Vatican II est infini et nous entraînerait trop loin. Qui donc nous en donnera au plus tôt une démonstration développée ? Quand donc Paul VI lèvera-t-il *son interdiction,* si étrange, de livrer aux studieux TOUS les actes, sans exception, de ce Concile ?
......
#### III. -- Sommeil paresseux ou sainte quiétude ?
Parlant, dans son deuxième discours, du désarroi que sa réforme va produire, Paul VI a eu le courage de dire (O.R. : 27 nov., col. 1)
« Nous pourrons observer que les personnes *les plus troublées* seront les PERSONNES PIEUSES ». -- Pourquoi ? « Parce que, ayant leur façon, oh ! respectable, d'écouter la Messe, elles se sentiront arrachées à leurs pensées coutumières (...). Les PRÊTRES eux-mêmes éprouveront peut-être quelque désagrément (*molestia*). »
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Ainsi, à l'égard de ces pieux, de ces dociles, l'on ne « cèdera » pas, comme on a fait pour les expérimentateurs pétulants qui faisaient « ce qui leur plaisait ». La raison ? La voici ; c'est le deuxième motif de la réforme :
« L'identité des paroles et des gestes à l'autel » créait, dit Paul VI, une habitude telle qu' « on n'y faisait plus attention ». La réforme pauline « en arrachant les assistants à leurs dévotions personnelles accoutumées » les arrachera aussi à « leur assoupissement habituel » : *loro assopimento abituale*...
On renouvellera donc les rites sacrés, comme le Majordome Martin a fait du mobilier des appartements particuliers : on prendra « du suédois ».
Pauvre cher et grand Padre Pio, détaché de tout, SAUF de cette messe latine qu'il supplia ses Supérieurs de lui laisser ! Il s' « assoupissait » ? -- Oui, mais en Dieu...
Les éveillés au chanvre indien, *en qui* placent-ils leur veille ? Et combien de temps faudra-t-il pour que *leur* neuf soit devenu du vieux ?
... Ils s'endormiront, eux aussi, un jour, mais d'un *autre* sommeil, et, comme dit un psaume, « ils ne retrouveront plus, au réveil, *leurs bras *»*.* (Ps. LXXV, 6).
N'y aurait-il pas là l'un des traits secrets de l'aggiornamento ? -- Ces hommes-là s'ENNUIENT... C'est leur âme qu'il faudrait rendre *neuve.*
#### IV. -- « Un cristal transparent » pour le mystère de la foi
Troisième motif en faveur de la nouvelle messe (O.R. 26 nov., col. 2)
« Voici la plus grande nouveauté : celle de la langue... Pour qui sait la beauté, la puissance, la sacralité expressive du latin, assurément sa substitution par la langue vulgaire est un grand sacrifice : nous perdons le parler des siècles chrétiens, nous devenons comme *intrus* et *profanes* dans l'enceinte littéraire de l'expression sacrée, et par là nous *perdrons* une grande part de cet étonnant et incomparable fait artistique et spirituel, qu'est le chant grégorien. Ah ! oui, nous avons raison de nous attrister et d'être comme désolés. Et qu'allons-nous donc mettre à la place de cette langue angélique ? C'est un sacrifice d'un prix inestimable.
211:141
« Et pour quelle raison ? Quelle chose a plus de valeur que ces valeurs altissimes de notre Église ?
« La réponse paraît banale et prosaïque, mais elle est valable, parce que *humaine,* parce que apostolique. L'intelligence de la prière vaut plus que les vêtements de soie, *vétustes,* dont l'Église s'est couverte à la *manière d'une reine.*
« Ce qui vaut plus, c'est la participation du peuple, de ce peuple moderne, assoiffé d'un langage clair, intelligible, *apte à être traduit dans sa conversation* PROFANE.
« Si le divin latin tenait séparés de nous l'enfance, la jeunesse, le monde du travail et *des affaires,* s'il était un DIAPHRAGME opaque, au lieu d'un CRISTAL TRANSPARENT, nous, pêcheurs d'âmes, ferions-nous un bon *calcul*... ? »
« Ces raisons », ces ironies imperceptibles, ces louanges plus cruelles que des ironies, ces espérances supposées, elles vont infiniment au-delà de l'engagement dogmatique ou pastoral qu'elles manifestent : ce sont des *habitus fondamentaux* de la raison et du cœur qu'elles révèlent au chrétien stupéfait...
Devant ce ton, devant ce style, devant cette logique dont il ne connaît aucun exemple dans les actes pontificaux, et dans ceux de Paul VI lui-même, que dirait-il ce fidèle, qui soit compatible avec sa dévotion au successeur de Pierre et, en même temps, aux exigences de sa foi ?
Que dirait-il, s'il ne se reconnaît douloureusement la grâce d'un Dante ni d'une Catherine de Sienne ?
Il ne dira rien, mais, comme fit, un jour, Notre-Seigneur, il baissera la tête et ce que son cœur ne peut plus porter, il l'écrira, du doigt, sur la poussière... (*Jean *: VIII, 6-8.)
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## Le Bref Examen critique de la nouvelle messe
Voici une traduction française intégrale du *Breve esame critico del Novus Ordo Missae* qui a été présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci à l'automne 1969.
La lettre des cardinaux à Paul VI, que nos lecteurs connaissent déjà, n'était en quelque sorte que la préface de ce « Bref examen critique », en même temps qu'elle en était le résumé.
Le « Bref examen » est l'exposé des preuves de ce qu'affirment les cardinaux. Ils disaient dans leur lettre : « *Comme le prouve suffisamment l'examen critique ci-joint, si bref soit-il, œuvre d'un groupe choisi de théologiens, de liturgistes et de pasteurs d'âmes... *»
Nous publions à nouveau, aux pages ci-après, la lettre des cardinaux à sa place normale : préface et présentation du « Bref examen ».
\*\*\*
Le « Bref examen » est d'abord un DOCUMENT HISTORIQUE d'une importance capitale.
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Qu'en France la *Documentation catholique* n'en ait pas donné le texte, que *La Croix* n'en ait pas donné au moins la substance, suffirait à condamner l' « information moderne », s'il en était encore besoin.
Ce document historique, approuvé et présenté au pape par les cardinaux Ottaviani et Bacci, fixe pour toujours quelles furent les raisons de ceux qui, dès le premier moment, se sont catégoriquement opposés au nouvel ORDO MISSÆ.
Tout le reste est venu *après,* tout le reste est venu *de là* ([^37]) *:* premièrement du *contenu* de ce « Bref examen », secondement de l'*autorité* des deux cardinaux.
Ce texte est, ce texte restera pour l'histoire le premier monument du refus catholique opposé à la messe nouvelle.
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Le « Bref examen » est simultanément un DOCUMENT DOCTRINAL.
Et un document doctrinal d'une telle force qu'à l'heure qu'il est *aucune* réponse n'a encore été faite à ses argumentations fondamentales. Les auteurs et partisans du rite nouveau ont *refusé le débat.*
Ce qu'ils ont jusqu'ici articulé contre le « Bref examen » se limite à quelques allusions dont on appréciera la portée doctrinale : ils ont écrit et répété dans leurs journaux que c'était une publication « *d'extrême-droite *» (!?) ;
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ils ont écrit et répété que l'édition du « Bref examen » avait eu pour promoteur « *un baron allemand *»*,* le Dr Saventhem (au demeurant, et en réalité, personnalité catholique bien connue, président de la Fédération internationale *Una Voce*)*.*
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Enfin, le « Bref examen » est pour nos lecteurs un DOCUMENT A ÉTUDIER MÉTHODIQUEMENT ET POINT PAR POINT.
Il n'est rien de plus important et de plus urgent, pour les catholiques, que la messe catholique.
Nous recommandons que tous les groupes, tous les cercles, toutes les cellules -- interrompant et différant s'il le faut leurs travaux en cours -- se mettent immédiatement à étudier le « Bref examen ».
D'abord savoir. D'abord s'instruire de l'essentiel. D'abord comprendre et connaître. Cela est de la dignité de l'homme. Et cela est un devoir actuel, absolument certain.
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Nous publions ce « Bref examen » avec l'aimable autorisation de la Fondation *Lumen gentium,* qui en est l'éditeur responsable.
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Notre traduction est très largement tributaire :
1° De la « version française » du Bref examen, établie (avec quelques précisions supplémentaires que nous avons généralement rejetées en note) par la Fondation *Lumen gentium* elle-même.
2° De la traduction établie par l'abbé Georges de Nantes et publiée par lui en supplément au numéro 28 de la *Contre-Réforme*.
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Les notes appartiennent au texte original du « Bref examen » sauf :
1° Celles qui signalent de précisions supplémentaires apportées par la « version française ».
2° Celles qui expliquent des mots difficiles ou rares.
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### Bref examen critique du nouvel Ordo Missae
Préface
*Lettre à Paul VI\
des cardinaux\
Ottaviani et Bacci*
Très Saint Père,
Après avoir examiné et fait examiner le nouvel ORDO MISSÆ préparé par les experts du « Comité pour l'application de la Constitution sur la liturgie », après avoir longuement réfléchi et prié, nous sentons le devoir, devant Dieu et devant Votre Sainteté, d'exprimer les considérations suivantes :
**1. -- **Comme le prouve suffisamment l'examen critique ci-joint, si bref soit-il, œuvre d'un groupe choisi de théologiens, de liturgistes et de pasteurs d'âmes, le nouvel ORDO MISSÆ, si l'on considère les éléments nouveaux, susceptibles d'appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du Mystère.
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**2. -- **Les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture, même si elles avaient le droit de subsister en face de raisons doctrinales, ne semblent pas suffisantes. Tant de nouveautés apparaissent dans le nouvel ORDO MISSÆ, et en revanche tant de choses éternelles s'y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place, -- si même elles y trouvent encore une place, -- que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement s'insinue dans de nombreux milieux, selon lequel des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourraient changer ou être passées sous silence sans qu'il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l'éternité. Les récentes réformes ont suffisamment démontré que de nouveaux changements dans la liturgie ne pourront pas se faire sans conduire au désarroi le plus total des fidèles qui déjà manifestent qu'ils leur sont insupportables et diminuent incontestablement leur foi. Dans la meilleure part du clergé cela se marque par une crise de conscience torturante dont nous avons des témoignages innombrables et quotidiens.
**3. -- **Nous sommes assurés que ces considérations, directement inspirées de ce que nous entendons par la voix vibrante des pasteurs et du troupeau, devront trouver un écho dans le cœur paternel de Votre Sainteté, toujours si profondément soucieux des besoins spirituels des fils de l'Église. Toujours les sujets, pour le bien desquels est faite la loi, ont eu le droit et plus que le droit, le devoir, si la loi se révèle tout au contraire nocive, de demander au législateur, avec une confiance filiale, son abrogation.
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C'est pourquoi nous supplions instamment Votre Sainteté de ne pas vouloir que -- dans un moment où la pureté de la foi et l'unité de l'Église souffrent de si cruelles lacérations et des périls toujours plus grands, qui trouvent chaque jour un écho affligé dans les paroles du Père commun -- nous soit enlevée la possibilité de continuer à recourir à l'intègre et fécond Missel romain de saint Pie V, si hautement loué par Votre Sainteté et si profondément vénéré et aimé du monde catholique tout entier.
Cardinal Ottaviani.\
Cardinal Bacci.
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### Bref examen critique
#### I
Le Synode épiscopal convoqué à Rome au mois d'octobre 1967 eut à prononcer un jugement sur la célébration expérimentale d'une messe dite « messe normative ». Cette messe avait été élaborée par le *Consilium ad exequendam Constitutionem de Sacra Liturgia* (Comité pour l'application de la Constitution conciliaire sur la liturgie).
Une telle messe provoqua la plus grave perplexité parmi les membres du Synode : une vive opposition (43 *non placet*)*,* de nombreuses et substantielles réserves (62 *juxta modum*) et 4 abstentions, -- sur un total de 187 votants. La presse internationale d'information parla d'un « refus » du Synode. La presse de tendance novatrice passa l'événement sous silence. Un périodique connu, destiné aux évêques et exprimant leur enseignement, résuma le nouveau rite en ces termes :
« On veut faire table rase de toute la théologie de la Messe. En substance, on se rapproche de la théologie protestante qui a détruit le sacrifice de la Messe ».
Dans le nouvel ORDO MISSÆ, promulgué par la Constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969, on retrouve, identique dans sa substance, la « messe normative ». Il ne semble pas que, dans l'intervalle, les Conférences épiscopales en tant que telles aient été consultées à ce sujet.
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La Constitution apostolique *Missale romanum* affirme que l'ancien Missel promulgué par saint Pie V (Bulle *Quo Primum,* 19 juillet 1570), -- mais qui remonte en grande partie à Grégoire le Grand et même à une antiquité encore plus haute ([^38]) -- fut pendant quatre siècles la norme de la célébration du Sacrifice pour les prêtres de rite latin. La Constitution apostolique *Missale romanum* ajoute que dans ce Missel, répandu par toute la terre, « d'innombrables saints trouvèrent la nourriture surabondante de leur piété envers Dieu ».
Et pourtant la réforme qui veut mettre ce Missel définitivement hors d'usage aurait été rendue nécessaire, selon la même Constitution, « à partir du moment où commença à se répandre davantage dans le peuple chrétien et à s'affermir le goût d'une culture liturgique dont il convenait de soutenir la ferveur ».
Cette dernière affirmation renferme, de toute évidence, une grave équivoque.
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Si en effet le peuple chrétien exprima son désir, ce fut quand -- principalement sous l'impulsion de saint Pie X -- il se mit à découvrir les trésors authentiques et immortels de sa liturgie. Jamais, absolument jamais, le peuple chrétien n'a demandé que, pour la faire mieux comprendre, on change ou on mutile la liturgie. Ce qu'il demande à mieux comprendre, c'est l'unique, c'est l'immuable liturgie, que jamais il n'aurait voulu voir changer.
Le Missel romain de saint Pie V était très cher au cœur des catholiques qui, prêtres et laïcs, le vénéraient religieusement. On ne voit pas en quoi l'usage de ce Missel, accompagné d'une initiation appropriée, pourrait faire obstacle à une plus grande participation et à une meilleure connaissance de la liturgie sacrée ; on ne voit pas pourquoi, tout en lui reconnaissant de si grands mérites, comme fait la Constitution *Missale romanum,* on ne l'a plus estimé capable de continuer à nourrir la piété liturgique du peuple chrétien.
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Ainsi donc, le Synode épiscopal avait refusé cette « messe normative » qui est aujourd'hui reprise en substance et imposée par le nouvel ORDO MISSÆ Celui-ci n'a jamais été soumis au jugement collégial des Conférences épiscopales. Jamais le peuple chrétien (et surtout pas dans les missions) n'a voulu une quelconque réforme de la Sainte Messe. On ne parvient donc pas à discerner les motifs de la nouvelle législation qui ruine une tradition dont la Constitution *Missale romanum* elle-même reconnaît qu'elle est inchangée depuis le IV^e^ ou le V^e^ siècle.
Par conséquent, les motifs d'une telle réforme n'existant pas, la réforme elle-même apparaît dépourvue du fondement raisonnable qui, en la justifiant, la rendrait acceptable au peuple catholique.
Le Concile avait bien exprimé, au numéro 50 de sa Constitution sur la liturgie, le désir que les différentes parties de la Messe fussent réordonnées « de telle sorte que la raison propre de chacune de ses parties ainsi que leurs connexions mutuelles apparaissent plus clairement. » Nous allons voir comment le nouvel ORDO MISSÆ répond à ces vœux, dont nous pouvons dire qu'il ne reste, en fait, aucun souvenir.
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L'examen détaillé du nouvel ORDO MISSÆ révèle des changements d'une telle portée qu'ils justifient sur lui le même jugement que sur la « messe normative ».
Le nouvel ORDO MISSÆ, comme la « messe normative », est fait pour contenter sur bien des points les plus modernistes des protestants.
#### II
*Commençons par* LA DÉFINITION DE LA MESSE. *Elle est donnée au numéro 7 du second chapitre de l'*Institutio generalis. *Ce chapitre est intitulé :* « *La structure de la Messe *».
Voici cette définition :
« *La Cène dominicale est la synaxe* ([^39]) *sacrée ou le rassemblement du peuple de Dieu se réunissant sous la présidence du prêtre pour célébrer le mémorial du Seigneur* ([^40])*. C'est pourquoi vaut éminemment pour l'assemblée locale de la sainte Église la promesse du Christ : Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux* (Mat., XVIII, 20). »
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La définition de la Messe est donc réduite à celle d'une « cène » : et cela réapparaît continuellement (aux numéros 8, 48, 55, 56 de l'*Institutio generalis*).
Cette « cène » est en outre, caractérisée comme étant celle de l'assemblée présidée par le prêtre ; celle de l'assemblée réunie afin de réaliser « le mémorial du Seigneur », qui rappelle ce qu'il fit le jeudi saint.
Tout cela n'implique ni la Présence réelle, ni la réalité du Sacrifice, ni le caractère sacramentel du prêtre qui consacre, ni la valeur intrinsèque du Sacrifice eucharistique indépendamment de la présence de l'assemblée ([^41]).
En un mot, cette nouvelle définition ne contient aucune des données dogmatiques qui sont essentielles à la Messe et qui en constituent la véritable définition. L'omission, en un tel endroit, de ces données dogmatiques, ne peut être que volontaire.
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Une telle omission volontaire signifie leur « dépassement » et, au moins en pratique, leur négation ([^42]).
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Dans la seconde partie de la nouvelle définition, on aggrave encore l'équivoque. On y affirme en effet que l'assemblée en laquelle consiste la Messe réalise « éminemment » la promesse du Christ : « Là où deux ou trois d'entre vous sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux ».
Or cette promesse concerne formellement la présence *spirituelle* du Christ en vertu de la grâce.
En sorte que l'enchaînement et la suite des idées, dans le numéro 7 de l'*Institutio generalis*, induit à penser que cette présence spirituelle du Christ, à l'intensité près, est qualitativement homogène à la présence substantielle propre au sacrement de l'Eucharistie.
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La nouvelle définition du numéro 7 est immédiatement suivie, au numéro 8, par la division de la Messe en deux parties :
-- liturgie de la parole ;
-- liturgie eucharistique.
Cette division est accompagnée par l'affirmation que la Messe comporte la préparation :
-- de la « table de la parole de Dieu »,
-- de la « table du Corps du Christ »,
afin que les fidèles soient « enseignés et restaurés ».
Il y a là une assimilation des deux parties de la liturgie, comme s'il s'agissait de deux signes d'égale valeur symbolique. Assimilation qui est absolument illégitime. Nous y reviendrons plus loin.
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L'*Institutio generalis*, qui constitue l'introduction du nouvel ORDO MISSÆ, emploie pour désigner la Messe des expressions nombreuses qui seraient toutes acceptables relativement. Elles sont toutes à rejeter si on les emploie -- comme elles le sont -- séparément et dans l'absolu : chacune acquerrant une portée absolue du fait qu'elle est employée séparément.
En voici quelques-unes :
-- « action du Christ et du peuple de Dieu » ;
-- « Cène du Seigneur » ;
-- « repas pascal » ;
-- « participation commune à la table du Seigneur » ;
-- « prière eucharistique » ;
-- « liturgie de la parole et liturgie eucharistique », etc.
Il est manifeste que les auteurs du nouvel ORDO MISSÆ ont mis l'accent, de façon obsessionnelle, sur la cène et sur la mémoire qui en est faite, et non pas sur le renouvellement (non sanglant) du sacrifice de la Croix.
On doit même observer que la formule : « *Mémorial de la Passion et de la Résurrection du Seigneur *» n'est pas exacte. La Messe se réfère formellement au seul Sacrifice, qui est, en soi, rédempteur ; la Résurrection en est le fruit ([^43]). -- Nous verrons plus loin avec quelle cohérence systématique, dans la formule consécratoire elle-même et en général dans tout le nouvel ORDO, les mêmes équivoques sont renouvelées et répétées avec insistance.
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#### III
*Venons-en maintenant aux* FINALITÉS DE LA MESSE : *à savoir sa finalité ultime, sa finalité prochaine et sa finalité immanente.*
1\. -- FINALITÉ ULTIME.
*La fin ultime de la Messe consiste en ce qu'elle est un sacrifice de louange à la Très Sainte Trinité, --* conformément à l'intention primordiale de l'Incarnation, déclarée par le Christ Lui-même : « Entrant dans le monde il dit : Tu n'as voulu ni victime ni oblation, mais tu m'as formé un corps » (Ps. 40, 7-9 ; He., X, 5).
Cette finalité ultime et essentielle, le nouvel ORDO MISSÆ la fait disparaître :
-- premièrement, de l'Offertoire, où ne figure plus la prière *Suscipe Sancta Trinitas* (ou *Suscipe Sancte Pater*) ;
*-- *deuxièmement, de la conclusion de la Messe, qui ne comporte plus le *Placeat tibi Sancta Trinitas ;*
-- troisièmement, de la Préface : puisque la Préface de la Sainte Trinité ne sera plus prononcée qu'une fois l'an.
2\. -- FINALITÉ PROCHAINE.
*La fin prochaine de la Messe consiste en ce qu'elle est un sacrifice propitiatoire* ([^44]).
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Cette finalité est compromise elle aussi : alors que la Messe opère la rémission des péchés, tant pour les vivants que pour les morts, le nouvel ORDO met l'accent sur la nourriture et la sanctification des membres présents de l'assemblée.
Le Christ institua le Sacrement pendant la dernière Cène et se mit alors en état de victime pour nous unir à son état de victime ; c'est pourquoi cette immolation précède la manducation ([^45]) et renferme plénièrement la valeur rédemptrice qui provient du Sacrifice sanglant. La preuve en est que l'on peut assister à la Messe sans communier sacramentellement ([^46]).
3\. -- FINALITÉ IMMANENTE.
*La fin immanente de la Messe consiste en ce qu'elle est primordialement un Sacrifice.*
Or il est essentiel au Sacrifice, quelle qu'en soit la nature, d'être *agréé de Dieu,* c'est-à-dire d'être accepté comme sacrifice.
Dans l'état de péché originel, aucun sacrifice ne serait, en droit, acceptable par Dieu. Le seul sacrifice qui puisse et doive en droit être accepté est celui du Christ. Aussi était-ce éminente convenance que l'Offertoire référât d'emblée le Sacrifice de la Messe au Sacrifice du Christ.
Mais le nouvel ORDO MISSÆ dénature l'offrande en la dégradant. Il la fait consister en une sorte d'échange entre Dieu et l'homme : l'homme apporte le pain et Dieu le change en pain de vie ; l'homme apporte le vin, et Dieu en fait une boisson spirituelle :
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« *Tu es béni, Seigneur Dieu de l'univers, parce que de ta libéralité nous avons reçu le pain* (*ou : le vin*) *que nous t'offrons, fruit de la terre* (*ou : de la vigne*) *et du travail de l'homme, d'où provient pour nous le pain de vie* (*ou : la boisson spirituelle*) ».
Est-il besoin de faire remarquer que les expressions « pain de vie » (*panis vitae*) et « boisson spirituelle » (*potus spiritualis*) sont absolument indéterminées : elles peuvent signifier n'importe quoi. Nous retrouvons ici la même équivoque capitale que dans la définition de la Messe : dans la définition, référence à la présence spirituelle du Christ parmi les siens ; ici, le pain et le vin sont changés *spirituellement :* on ne précise plus qu'ils le sont *substantiellement* ([^47]).
Dans la préparation des oblats ([^48]), un semblable jeu d'équivoques est réalisé par la suppression des deux admirables prières :
-- *Deus qui humanae substantiae... ;*
-- *Offerimus tibi, Domine...*
La première de ces deux prières déclare : « *Ô Dieu qui avez créé la nature humaine d'une manière admirable et qui d'une manière plus admirable encore l'avez rétablie dans sa première dignité. *» C'est un rappel de l'antique condition d'innocence de l'homme et de sa condition actuelle de racheté par le sang du Christ ; c'est une récapitulation discrète et rapide de toute l'économie ([^49]) du sacrifice depuis Adam jusqu'au temps présent.
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La seconde de ces deux prières, qui est la finale de l'Offertoire, s'exprime sur le mode propitiatoire ; elle demande que le calice s'élève *cum odore suavitatis* en présence de la Majesté divine dont on implore la clémence ; elle souligne merveilleusement cette même économie du sacrifice.
Ces deux prières sont supprimées dans le nouvel ORDO MISSÆ.
Supprimer ainsi la référence permanente à Dieu qu'explicitait la prière eucharistique, c'est *supprimer toute distinction entre le sacrifice qui procède de Dieu et celui qui vient de l'homme.*
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Si l'on détruit ainsi la clef de voûte, on est bien forcé de fabriquer des échafaudages de remplacement : si l'on supprime les finalités véritables de la Messe, on est bien forcé d'en inventer de fictives. Voici donc des gestes nouveaux pour souligner l'union entre le prêtre et les fidèles, et celle des fidèles entre eux ; voici la superposition, destinée à s'effondrer dans le grotesque, des offrandes faites pour les pauvres et pour l'église à l'offrande de l'Hostie destiné au Sacrifice.
Par cette confusion, la singularité primordiale de l'Hostie destinée au Sacrifice est effacée ; en sorte que la participation à l'immolation de la Victime deviendra une réunion de philanthropes ou un banquet de bienfaisance.
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#### IV
*Considérons maintenant* L'ESSENCE DU SACRIFICE *dans le nouvel* ORDO MISSÆ.
Le mystère de la Croix n'est plus exprimé de manière explicite. Il est dissimulé à l'ensemble des fidèles. Cela résulte de multiples dispositifs dont voici les principaux.
1. -- LE SENS DONNÉ A LA DÉNOMMÉE « PRIÈRE EUCHARISTIQUE ».
Le numéro 54 (in fine) de l'*Institutio* déclare :
« *Le sens de la prière eucharistique consiste en ce que toute l'assemblée des fidèles s'unisse au Christ pour confesser les grandeurs de Dieu et offrir le sacrifice. *»
De quel sacrifice s'agit-il ?
Qui est celui qui offre le sacrifice ?
Aucune réponse à ces questions.
Le même numéro 54 donne en commençant une définition de la « prière eucharistique » :
« *Voici que commence maintenant ce qui constitue le centre et le sommet de toute la célébration, la Prière eucharistique, ou prière d'action de grâces et de sanctification *».
On le voit : les EFFETS sont ainsi substitués à la CAUSE.
De la cause, on ne dit pas un seul mot. La mention explicite de la finalité ultime de la Messe, qui se trouve dans le *Suspice* que l'on a supprimé, n'est remplacée par rien. Le changement de formule révèle le changement de doctrine.
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2\. -- L'OBLITÉRATION DU RÔLE JOUÉ PAR LA PRÉSENCE RÉELLE\
DANS L'ÉCONOMIE DU SACRIFICE.
La raison pour laquelle le Sacrifice n'est plus mentionné explicitement est que l'on a supprimé le rôle central de la Présence réelle.
Ce rôle central est mis en une éclatante lumière dans toute la liturgie eucharistique du Missel romain de saint Pie V. Dans l'*Institutio generalis* au contraire, la Présence réelle n'est mentionnée qu'une seule fois, dans une note (note 63 au numéro 241), qui est *l'unique citation* du Concile de Trente ! Cette mention se rapporte d'ailleurs à la Présence réelle en tant que nourriture. Mais il n'y a nulle part aucune allusion à la Présence réelle et permanente du Christ avec son Corps, son Sang, son Ame et sa Divinité dans les espèces transsubstantiées. Le mot lui-même de *transsubstantiation* ne figure nulle part.
La suppression de l'invocation à la Troisième Personne de la Sainte Trinité (*Veni Sanctificator*), pour qu'elle descende sur les oblats comme jadis elle descendit dans le sein de la Vierge pour y accomplir le miracle de la Divine Présence, s'inscrit dans ce système de négations tacites, de désintégration en chaîne de la Présence réelle.
Enfin il est impossible de ne pas remarquer l'abolition ou l'altération des gestes par lesquels s'exprime spontanément la foi en la Présence réelle. Le nouvel ORDO MISSÆ élimine :
-- les génuflexions, dont le nombre est réduit à trois pour le prêtre célébrant, et à une seule (non sans exceptions) pour l'assistance, au moment de la consécration ;
-- la purification des doigts du prêtre au-dessus du calice et dans le calice ;
-- la préservation de tout contact profane pour les doigts du prêtre après la consécration ;
-- la purification des vases sacrés, qui peut être différée et faite hors du corporal ;
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-- la pale protégeant le calice ;
-- la dorure intérieure des vases sacrés ;
-- la consécration de l'autel mobile ;
-- la pierre sacrée et les reliques disposées sur et dans l'autel lorsque celui-ci est mobile, ou lorsqu'il se réduit à une simple table quand la célébration ne se fait pas dans un lieu sacré (cette dernière clause instaure en droit la possibilité d' « eucharisties domestiques » dans les maisons particulières) ;
-- les trois nappes d'autel, réduites à une seule ;
-- l'action de grâces à genoux (remplacée par un grotesque remerciement du prêtre et des fidèles assis, aboutissement de la communion debout) ;
-- les prescriptions concernant le cas où une Hostie consacrée tombe à terre, réduites au numéro 239 à un « *reverenter accipiatur *» presque sarcastique.
Toutes ces suppressions ne font qu'accentuer de façon provocante la répudiation implicite du dogme de la Présence réelle.
3\. -- LE RÔLE ASSIGNÉ A L'AUTEL PRINCIPAL.
L'autel est presque toujours désigné par le mot table ([^50]) « L'autel ou table dominicale, qui est le centre de la liturgie eucharistique » (cf. numéros 49 et 262). -- On stipule que l'autel doit être séparé des parois pour qu'on puisse en faire le tour et que la célébration puisse se faire face au peuple (numéro 262). On précise qu'il doit être au centre de l'assemblée des fidèles, afin que l'attention se porte spontanément sur lui (*ibid.*). Mais la comparaison du numéro 262 et du numéro 276 exclut nettement que le Saint Sacrement puisse être conservé sur l'autel majeur.
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Cela consacrera une irréparable dichotomie entre la Présence du Souverain Prêtre dans le prêtre célébrant et cette même Présence réalisée sacramentellement. Auparavant, c'était une unique présence ([^51]).
Désormais, on recommande de conserver le Saint Sacrement à part, dans un lieu favorable à la dévotion privée des fidèles, comme s'il s'agissait d'une relique. Ainsi, ce qui attirera immédiatement le regard quand on entrera dans une église, ce ne sera plus le Tabernacle, mais une table dépouillée et nue. On oppose encore une fois *piété liturgique* et *piété privée,* on dresse autel contre autel.
On recommande avec insistance de distribuer à la communion les hosties qui ont été consacrées au cours de la même Messe, et même de consacrer un pain de dimensions assez grandes ([^52]) pour que le prêtre puisse le partager avec une partie au moins des fidèles ([^53]) : c'est toujours la même attitude méprisante envers le Tabernacle comme envers toute piété eucharistique en dehors de la Messe ; c'est une nouvelle et violente atteinte à la foi en la Présence réelle tant que durent les Espèces consacrées ([^54]).
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4\. -- LES FORMULES DE LA CONSÉCRATION.
L'antique formule de la Consécration est une formule proprement *sacramentelle,* du type *intimatif* et non du type *narratif.*
En voici trois preuves :
A\) Le texte du récit de l'Écriture *n'y est pas* repris à la lettre. L'insertion paulinienne : « *mysterium fidei *» est une confession de foi immédiate du prêtre dans le mystère réalisé par le Christ dans l'Église au moyen de son sacerdoce hiérarchique ([^55]).
B\) Ponctuation et caractères typographiques. -- Dans le Missel romain de saint Pie V, le texte liturgique des paroles sacramentelles de la Consécration est ponctué et mis en évidence d'une manière propre.
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Le HOC EST ENIM est en effet *séparé par un point à la ligne* de la formule qui le précède : « ...*manducate ex hoc omnes* ». Ce point à la ligne marque le passage du mode *narratif* au mode *intimatif* qui est propre à l'action sacramentelle.
Les paroles de la Consécration, dans le Missel romain, sont imprimées en caractères typographiques plus grands, au centre de la page ; souvent en une couleur différente.
Tout cela manifeste que les paroles consécratoires ont une valeur *propre* et par conséquent *autonome*.
C\) *L'anamnèse* ([^56]) du Canon romain se réfère au Christ en tant qu'il est *opérant*, et non pas seulement au *souvenir* du Christ ou de la Cène comme événement historique HAEC QUOTIESCUMQUE FECERITIS, IN MEI MEMORIAM FACIETIS ; en grec : EIS TÉN EMOU ANAMNESIN ; c'est-à-dire : « *tournés vers* ma mémoire ». Cette expression n'invite pas simplement à se ressouvenir du Christ ou de la Cène : c'est une invitation à refaire ce qu'il fit, de la même manière qu'il le fit.
A cette formule traditionnelle du Missel romain, le rite nouveau substitue une formule de saint Paul : « *Hoc facite in meam commemarationem* » qui sera proclamée quotidiennement en langues vernaculaires. Elle aura pour effet inévitable, surtout dans ces conditions, de déplacer l'accent, dans l'esprit des auditeurs, sur le souvenir du Christ. La « *mémoire *» du Christ se trouvera désignée comme *le terme* de l'action eucharistique, alors qu'elle en est *le principe*. « Faire mémoire du Christ » ne sera plus qu'un but humainement poursuivi. A la place de *l'action* réelle, d'ordre *sacramentel*, s'installera l'idée de « commémoration » ([^57]).
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Dans le nouvel ORDO MISSÆ le mode *narratif* (et non plus sacramentel) est explicitement signifié dans la description organique de la « prière eucharistique », au numéro 55, par la formule : « *récit de l'institution *» ; et encore, au même endroit, par la définition de l'anamnèse « L'Église *fait mémoire* (memoriam agit) de ce même Christ ».
La conséquence de tout cela est d'insinuer un changement du sens spécifique de la Consécration. Selon le nouvel ORDO MISSÆ les paroles de la Consécration seront désormais énoncées par le prêtre *comme une narration historique*, et non plus comme *affirmant un jugement catégorique et intimatif* proféré par Celui en la Personne de qui le prêtre agit : HOC EST CORPUS MEUM et non *Hoc est Corpus Christi* ([^58]).
Enfin, l'acclamation dévolue à l'assistance aussitôt après la Consécration : « *Nous annonçons ta mort, Seigneur... jusqu'à ce que tu viennes *», introduit, sous un déguisement eschatologique ([^59]), *une ambiguïté supplémentaire sur la Présence réelle.* On proclame en effet, sans solution de continuité, l'attente de la venue du Christ à la fin des temps, juste au moment où Il est venu sur l'autel où il est *substantiellement présent *: comme si la venue véritable était seulement à la fin des temps, et non point sur l'autel.
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Cette ambiguïté est encore renforcée dans la formule d'acclamation facultative proposée en Appendice (n° 2) « *Chaque fois que nous mangeons ce pain et buvons ce calice, nous annonçons ta mort, Seigneur, jusqu'à ce que tu viennes *». L'ambiguïté atteint ici au paroxysme, d'une part entre l'immolation et la manducation, d'autre part entre la Présence réelle et le second avènement du Christ ([^60]).
#### V
*Considérons enfin le nouvel* ORDO MISSÆ *au point de vue de l'*ACCOMPLISSEMENT DU SACRIFICE.
Les quatre éléments qui interviennent dans cet accomplissement sont, par ordre : le Christ, le prêtre, l'Église, les fidèles.
1\. -- SITUATION DES FIDÈLES DANS LE NOUVEAU RITE.
Le nouvel ORDO MISSÆ présente le rôle des fidèles comme autonome, ce qui est manifestement faux. Cela commence dans la définition initiale du numéro 7 *:* « *La Messe est la synaxe sacrée ou le rassemblement du peuple de Dieu *». Cela continue par la signification que le numéro 28 attribue au salut que le prêtre adresse au peuple : « *Le prêtre, par une salutation, exprime à la communauté réunie la* PRÉSENCE, *du Seigneur. Par cette salutation et par la réponse du peuple est manifesté le mystère de l'Église assemblée *».
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Vraie présence du Christ ? Oui, mais seulement spirituelle. Mystère de l'Église ? Certes, mais seulement en tant qu'assemblée manifestant ou sollicitant cette présence spirituelle.
Cela se retrouve continuellement. C'est le caractère communautaire de la Messe qui revient constamment comme une obsession (numéros 74 à 152). C'est la distinction, inouie jusqu'à présent, entre la Messe avec peuple (*cum populo*) et la Messe sans peuple (*sine populo*) (numéros 77 à 231). C'est la définition de la « prière universelle, ou prière des fidèles » (numéro 45), où l'on souligne encore une fois « le rôle sacerdotal du peuple » (*populus sui sacerdotii munus exercens*) : ce sacerdoce est présenté en l'occurrence comme s'exerçant de manière autonome, par l'omission de sa subordination à celui du prêtre ; et alors que le prêtre, consacré comme médiateur, se fait l'interprète de toutes les intentions du peuple dans le *Te igitur* et dans les deux *Memento.*
Dans la « Prière eucharistique III » (*Vere Sanctus,* page 123 de l'ORDO MISSÆ), on va jusqu'à dire au Seigneur : « *Ne cesse pas de rassembler ton peuple* POUR QUE (ut) *du lever du soleil à son coucher une oblation pure soit offerte en ton Nom *»*.* Ce « pour que » (*ut*) donne à penser que le peuple, plutôt que le prêtre, est l'élément indispensable à la célébration ; et comme il n'est point précisé, pas même en cet endroit, *qui* est l'offrant ([^61]), c'est le peuple lui-même qui se trouve présenté comme investi d'un pouvoir sacerdotal autonome.
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*Dans ces conditions et selon ce système, il ne serait pas étonnant que bientôt le peuple soit autorisé à se joindre au prêtre pour prononcer les paroles de la Consécration. En plusieurs endroits, d'ailleurs, c'est déjà un fait accompli.*
2\. -- SITUATION DU PRÊTRE DANS LE NOUVEAU RITE.
Le rôle du prêtre est minimisé, altéré, faussé.
PREMIÈREMENT : par rapport au peuple. Il en est le « président » et le « frère », mais il n'est plus le ministre consacré célébrant *in persona Christi.*
SECONDEMENT : par rapport à l'Église. Il en est un membre parmi d'autres, un *quidam de populo.* Au numéro 55, dans la définition de l'épiclèse ([^62]), les invocations sont attribuées anonymement à l'Église : le rôle du prêtre s'évanouit.
TROISIÈMEMENT : dans le *Confiteor* devenu collectif, le prêtre n'est donc plus juge, témoin et intercesseur auprès de Dieu. Il est donc logique que le prêtre n'ait plus à donner l'absolution, qui a été effectivement supprimée. Le prêtre est intégré aux « frères » : l'enfant de chœur servant la Messe l'appelle ainsi dans le *Confiteor* de la « Messe sans peuple ».
QUATRIÈMEMENT : déjà la distinction entre la communion du prêtre et celle des fidèles avait été supprimée. Cette distinction est cependant chargée de signification. Le prêtre tout au cours de la Messe, agit *in persona Christi.* En s'unissant intimement à la victime offerte, d'une manière qui est propre à l'ordre sacramentel, il exprime l'identité du Prêtre et de la Victime ; identité qui est propre au Sacrifice du Christ, et qui, manifestée sacramentellement, montre que le Sacrifice de la Croix et le Sacrifice de la Messe est substantiellement le même.
CINQUIÈMEMENT : plus un seul mot désormais sur le *pouvoir* du prêtre comme ministre du Sacrifice, ni sur l'*acte consécratoire* qui lui revient en propre, ni sur la réalisation par son intermédiaire de la *Présence eucharistique.* On ne laisse plus apparaître ce que le prêtre catholique a de plus qu'un ministre protestant.
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SIXIÈMEMENT : l'usage de nombre d'ornements est aboli ou rendu facultatif : dans certains cas l'aube et l'étole suffisent (numéro 298). Ces ornements sont des signes de la conformation du prêtre au Christ : ils disparaissent. Le prêtre ne se présente plus comme revêtu de toutes les vertus du Christ ; il ne sera plus qu'une sorte de gradé ecclésiastique, à peine distingué de la masse par un ou deux galons ([^63]). Le prêtre sera en somme, selon la formule involontairement humoristique d'un prédicateur moderne ([^64]), « un homme un peu plus homme que les autres ».
3\. -- SITUATION DE L'ÉGLISE DANS LE NOUVEAU RITE.
C'est-à-dire : relation de l'Église au Christ.
Dans un seul cas, au numéro 4, on daigne admettre que la Messe est une « *action du Christ et de l'Église *» *:* c'est dans le cas de la Messe « sans peuple ».
En revanche, dans la Messe « avec peuple », on n'exprime d'autre but que de « faire mémoire du Christ » et de sanctifier l'assistance. Le numéro 60 déclare : « *Le prêtre célébrant... s'associe le peuple... en offrant le Sacrifice à Dieu le Père par le Christ dans le Saint-Esprit. *» Il aurait fallu dire : « associer le peuple au Christ, qui *s'offre Lui-même à Dieu le Père... *».
C'est dans ce contexte que s'insèrent :
-- la très grave omission du *per Christum Dominum nostrum*, formule qui signifie et fonde, pour l'Église de tous les temps, l'assurance d'être exaucé (Jean XIV, 13-14 ; XV, 16 ; XVI, 23-24) ;
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-- l'eschatologisme nuageux et maniaque, dans lequel la communication d'une réalité à la fois actuelle et éternelle : la grâce, est présentée comme le fruit d'un progrès à venir ;
-- le peuple de Dieu est « en marche », l'Église n'est plus l'Église *militante* qui combat contre la *puissance des ténèbres :* elle est pérégrinante vers un avenir qui n'apparaît plus lié à l'éternel (c'est-à-dire aussi à l'au-delà actuel), mais uniquement temporel.
Dans la « Prière eucharistique IV », la prière du Canon romain *pro omnibus orthodoxis atque catholicae fidei cultoribus* est remplacée par une prière pour « tous ceux qui Te cherchent d'un cœur sincère ».
Pareillement, le *Memento* des morts ne mentionne plus ceux qui sont morts *cum signo fidei et dormiunt in somno pacis* (marqués du signe de la foi et qui dorment du sommeil de la paix), mais simplement « ceux qui sont morts dans la paix du Christ ». On leur adjoint l'ensemble des défunts « dont toi seul connais la foi », ce qui constitue une nouvelle atteinte à l'unité de l'Église considérée en sa manifestation visible.
Dans aucune des trois nouvelles « prières eucharistiques » ne figure la moindre allusion à l'état de souffrance des trépassés ; en aucune il n'y a place pour une intention particulière à leur égard : ce qui, à nouveau, émousse la foi en *la nature propitiatoire et rédemptrice du Sacrifice* ([^65]).
Un peu partout, diverses omissions avilissent le mystère de l'Église en le désacralisant. Ce mystère est méconnu avant tout en tant que hiérarchie sacrée. Les Anges et les Saints sont réduits à l'anonymat dans la seconde partie du *Confiteor* collectif ; ils ont disparu de la première partie ([^66]) comme témoins et juges en la personne de saint Michel Archange.
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Les différentes hiérarchies angéliques disparaissent aussi, fait sans précédent, de la nouvelle Préface dans la « Prière eucharistique II » ; disparaît pareillement, dans le *Communicantes,* la mémoire des Saints, Pontifes et Martyrs sur qui l'Église de Rome demeure fondée, et qui sans aucun doute transmirent les traditions apostoliques et en firent ce qui devint avec saint Grégoire la Messe romaine. Supprimée encore, dans le *Libera nos,* la mention de la Bienheureuse Vierge Marie, des Apôtres et de tous les saints : son intercession et la leur n'est plus demandée, même au moment du péril.
L'unité de l'Église est compromise enfin en ceci : on a poussé l'audace jusqu'à l'intolérable omission dans tout le nouvel ORDO MISSÆ, y compris dans les trois nouvelles « prières eucharistiques », des noms des Apôtres Pierre et Paul, fondateurs de l'Église de Rome, et des noms des autres Apôtres, fondement et signe de l'unité et de l'universalité de l'Église. Leurs noms ne figurent plus que dans le *Communicantes* du Canon romain.
Le nouvel ORDO MISSÆ porte encore atteinte au dogme de la communion des saints en supprimant, quand le prêtre célèbre sans servant, toutes les salutations et la bénédiction finale ; et en supprimant l'*Ite Missa est* dans la Messe sans peuple avec servant ([^67]).
Le double *Confiteor* au début de la Messe montre comment le prêtre, revêtu de ses ornements qui le désignent comme ministre du Christ, et s'inclinant profondément, se reconnaît indigne d'une si haute mission, indigne du *tremendum mysterium* qu'il se dispose à célébrer.
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Puis, ne se reconnaissant (dans l'*Aufer a nobis*) aucun droit d'entrer dans le Saint des Saints, il se recommande (dans l'*Oremus te, Domine*) à l'intercession et aux mérites des martyrs dont l'autel renferme les reliques. Ces deux prières et le double *Confiteor* sont supprimés !
Sont également profanées les conditions qui conviennent pour célébrer le Sacrifice en tant qu'il est l'accomplissement d'une réalité sacrée : c'est ainsi que, lorsque la célébration a lieu en dehors d'une église, l'autel peut être remplacé par une simple table sans pierre consacrée ni reliques (numéros 260 à 265).
La désacralisation est portée à son comble par les nouvelles et parfois grotesques modalités de l'offrande. L'insistance est mise sur le pain ordinaire aux lieu et place du pain azyme. La faculté est donnée aux enfants de chœur, et aux laïcs, lors de la communion sous les deux espèces, de toucher les vases sacrés (numéro 244). Une invraisemblable atmosphère se trouvera créée dans l'église : on verra en effet y alterner sans trêve le prêtre, le diacre, le sous-diacre, le psalmiste, le commentateur (le prêtre lui-même est d'ailleurs devenu commentateur, puisqu'il est invité à « expliquer » continuellement ce qu'il est sur le point d'accomplir), les lecteurs hommes et femmes, les clercs ou les laïcs qui accueillent les fidèles à la porte de l'église et les accompagnent à leur place, qui font la quête, qui portent les offrandes, qui trient les offrandes... Et au milieu d'une telle furie de retour à l'Écriture, voici, au numéro 70, en opposition formelle à l'Ancien Testament comme à saint Paul, la présence de la *mulier idonea,* de la « femme ad hoc », qui pour la première fois dans la tradition de l'Église sera autorisée à faire les lectures de l'Écriture Sainte et à accomplir d'autres « ministères qui sont remplis par d'autres que les membres du presbyterium ». Et enfin la manie de la concélébration : elle achèvera de détruire la piété eucharistique du prêtre et d'estomper la figure centrale du Christ, unique Prêtre et Victime, et de la dissoudre dans la présence collective des concélébrants.
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#### VI
*Nous nous sommes limités ci-dessus à un bref examen du nouvel* ORDO MISSÆ *et de ses déviations les plus graves par rapport à la théologie de la Messe catholique. Les observations que nous avons faites ont surtout un caractère typique. Il faudrait un plus vaste travail pour établir une évaluation complète des embûches, périls et éléments spirituellement et psychologiquement destructeurs que contient le rite nouveau.*
Les nouveaux Canons -- dénommés « prières eucharistiques » -- ont été déjà critiqués plusieurs fois et avec autorité. Nous n'y revenons pas. Observons que la seconde « prière eucharistique » ([^68]) avait immédiatement scandalisé les fidèles par sa brièveté. On a fait remarquer entre autres choses que cette « Prière eucharistique II » peut être employée en toute tranquillité de conscience par un prêtre qui ne croit plus ni à la transsubstantiation ni au caractère sacrificiel de la Messe : cette « prière eucharistique » peut très bien servir pour la célébration d'un ministre protestant.
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Le nouvel ORDO MISSÆ fut présenté à Rome comme un « abondant matériel pastoral », comme « un texte plus pastoral que juridique », auquel les Conférences épiscopales pourraient apporter, selon les circonstances, des modifications conformes au génie respectif des différents peuples.
Du reste, la première section de la nouvelle « Congrégation pour le culte divin » sera responsable « de l'édition et de la constante révision des livres liturgiques ».
A quoi fait écho le bulletin officiel des Instituts liturgiques d'Allemagne, de Suisse et d'Autriche ([^69]) en écrivant : « Les textes latins devront à présent être traduits dans les langues des différents peuples ; le style « romain » devra être adapté à l'individualité de chaque Église locale ce qui a été conçu sur un mode intemporel devra être transposé dans le contexte mouvant des situations concrètes, dans le flux constant de l'Église universelle et de ses innombrables assemblées. »
La Constitution *Missale romanum* elle-même, s'opposant à la volonté expresse de Vatican II, donne le coup de grâce au latin comme langue universelle, en affirmant : « Dans une *si grande diversité de langues* s'élèvera la même et unique (?) prière de tous... » La mort du latin est donc donnée comme un fait acquis. Celle du grégorien en découle inéluctablement : le grégorien que pourtant Vatican II avait reconnu comme « le chant propre de la liturgie romaine » et dont il avait ordonné qu'il garde « la première place » (Const. conciliaire sur la liturgie, numéro 116). Le libre choix, entre autres, des textes de l'Introït et du Graduel achève d'éliminer le chant grégorien.
Le nouveau rite se présente comme *pluraliste et expérimental*, et comme *lié au temps et au lieu*. L'unité de culte étant ainsi définitivement brisée, on ne voit plus en quoi pourra consister désormais l'unité de la foi qui lui est intimement liée et dont pourtant on continue de parler comme de la substance qu'il faut défendre sans compromission.
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*Il est évident que le nouvel* ORDO MISSÆ *renonce en fait à être l'expression de la doctrine que le Concile de Trente a définie comme étant de foi divine et catholique. Et cependant la conscience catholique demeure à jamais liée à cette doctrine. Il en résulte que la promulgation du nouvel* ORDO MISSÆ *met chaque catholique dans la tragique nécessité de choisir.*
#### VII
*La Constitution* « *Missale romanum *» *parle explicitement d'une richesse de doctrine et de piété que le nouvel* ORDO MISSÆ *emprunterait aux Églises d'Orient.*
Ce prétendu emprunt aura pour résultat effectif d'éloigner les fidèles de rite oriental : car l'inspiration du rite oriental n'est pas seulement étrangère, elle est tout à fait opposée à l'esprit du nouvel ORDO MISSÆ.
A quoi, en effet, se réduisent ces emprunts qui se déclarent inspirés par l'œcuménisme ?
En substance, à la multiplicité des anaphores ([^70]), mais non à leur ordonnance ni à leur beauté ; à la présence du diacre ; à la communion sous les deux espèces.
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Mais il semble bien que l'on a voulu éliminer tout ce qui, dans la liturgie romaine, était le plus proche de la liturgie orientale ([^71]) ; qu'on a voulu, en reniant l'incomparable et immémorial caractère romain de la liturgie, renoncer à ce qui lui était spirituellement le plus propre et le plus précieux. On a substitué à la romanité des éléments qui rapprochent le nouvel ORDO MISSÆ de certains rites protestants, et point de ceux qui étaient les plus proches du catholicisme : ces éléments dégradent la liturgie romaine et éloigneront de plus en plus l'Orient, comme on l'a déjà vu avec les réformes liturgiques qui ont immédiatement précédé le nouvel ORDO MISSÆ.
En revanche, le nouvel ORDO MISSÆ aura la faveur des groupes proches de l'apostasie qui, s'attaquant dans l'Église à l'unité de la doctrine, de la liturgie, de la morale et de la discipline, y provoquent une crise spirituelle sans précédent.
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#### VIII
*Saint Pie V avait conçu l'édition du Missel romain comme un instrument d'unité catholique : la Constitution* «* Missale romanum *» *elle-même le rappelle. En conformité avec les prescriptions du Concile de Trente, le Missel romain de saint Pie V devait empêcher que pût s'introduire dans le culte divin aucune des subtiles erreurs dont la foi était menacée par la Réforme protestante.*
Les motifs de saint Pie V étaient si graves que jamais en aucun autre cas ne paraît avoir été plus justifiée la formule rituelle et en l'occurrence quasi prophétique qui termine la Bulle de promulgation du Missel romain (*Quo primum,* 19 juillet 1570)
«* Celui qui oserait porter la main contre cette œuvre, qu'il sache encourir la colère du Dieu Tout-Puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul. *»
On a eu l'outrecuidance d'affirmer, en présentant officiellement le nouvel ORDO MISSÆ dans la salle de presse du Vatican, que les raisons alléguées par le Concile de Trente ne subsistent plus !
Non seulement elles subsistent, mais encore nous n'hésitons pas à affirmer qu'il en existe aujourd'hui d'infiniment plus graves. C'est précisément pour faire face aux insidieuses déviations qui de siècle en siècle menacèrent la pureté du dépôt reçu ([^72]) que l'Église a élaboré autour de ce dépôt les défenses inspirées de ses définitions dogmatiques et de ses décisions doctrinales ([^73]).
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Ces définitions et ces décisions eurent leurs répercussions immédiates dans le culte, qui devint progressivement le monument le plus complet de la foi de l'Église. Vouloir à tout prix remettre en vigueur le culte antique en refaisant froidement, *in vitro,* ce qui à l'origine eut la grâce de la spontanéité jaillissante, c'est tomber dans cet *archéologisme insensé* condamné par Pie XII ([^74]). Car cela équivaut, comme on l'a malheureusement vu, à dépouiller la liturgie de toutes les beautés pieusement accumulées pendant des siècles, et de toutes les défenses théologiques plus que jamais nécessaires en un moment critique, -- peut-être le plus critique de l'histoire de l'Église.
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Aujourd'hui, ce n'est plus à l'extérieur, c'est à l'intérieur même de la catholicité que l'existence de divisions et de schismes est officiellement reconnue ([^75]). L'unité de l'Église n'en est plus à être seulement menacée : déjà elle est tragiquement compromise ([^76]). Les erreurs contre la foi ne sont plus seulement insinuées : elles sont imposées par les aberrations et les abus qui s'introduisent dans la liturgie ([^77]).
L'abandon d'une tradition liturgique qui fut pendant quatre siècles le signe et le gage de l'unité de culte, son remplacement par une autre liturgie qui ne pourra être qu'une cause de division par les licences innombrables qu'elle autorise implicitement, par les insinuations qu'elle favorise et par ses atteintes manifestes à la pureté de la foi : voilà qui apparaît, pour parler en termes modérés, comme une incalculable erreur.
Corpus Domini 1969.
============== fin du numéro 141.
[^1]: **\***-- Séide (francisé de l'arabe zayd, personnage de la tragédie de Voltaire « Mahomet », 1741) : adepte fanatique, exécutant aveugle des volontés d'un maître, d'un chef ; capable de commettre n'importe quels crimes par zèle servile.
Séidisme : dispositions, comportement d'un séide. \[en encadré, p. 10, dans l'original -- 2002\]
[^2]: -- (1). Numéro 117 : voir pages 11 et suiv.
[^3]: -- (1). Les deux lettres des prêtres espagnols à Paul VI et à M. Hannibal Bugnini ont été intégralement reproduites dans notre numéro 140 de février 1970, pages 31 à 33.
[^4]: -- (1). Texte intégral de la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI dans les « Documents » du présent numéro.
[^5]: -- (2). Voir son étude détaillée dans notre numéro 140 de février 1970, pages 34 à 51.
[^6]: -- (1). Voir notre éditorial : « Sous réserve, pas plus. » : numéro 139 de janvier 1970.
[^7]: -- (2). Sur ce point précis, et capital, voir : 1° notre numéro 139 de janvier, pages 51 et suivantes ; 2° notre numéro 140 de février, pages 10-13 et 22-23 ; ci-après, les pages 22 à 24.
[^8]: -- (1). Dans le *Figaro littéraire* des 12-18 janvier.
[^9]: -- (1). En vente à nos bureaux : 200 pages, 6 F. franco. \[voir \\Itin\\Extraits\]
[^10]: -- (1). *Pour la messe : quoi faire, chaque jour :* une brochure de 16 pages en vente à nos bureaux : 0,50 F. franco l'exemplaire. Cette brochure reproduit l'article paru dans notre numéro 140.
[^11]: -- (2). On m'a dit qu'on avait dressé une troupe d'enfants à venir pendant la Messe *réclamer les* *nouveautés* (Mao ?).
[^12]: -- (1). J.-B. MORVAN, *Itinéraires* de janvier.
[^13]: -- (1). Jean Madiran, au Congrès de Lausanne 1968.
[^14]: -- (1). De la célébration de la Sainte Messe et de la récitation de l'Office divin. Opuscule de Saint Alphonse de Ligori.
[^15]: -- (1). Dans son livre : *Orthodoxie*, paru en 1909, Chesterton parlant de ce même livre le décrit ainsi : « ...Le titre de l'un d'eux attire mon regard. C'est la Jeanne d'Arc d'Anatole France. Je n'y ai jeté qu'un coup d'œil, mais ce coup d'œil m'a suffi pour me rappeler la « Vie de Jésus » de Renan. C'est la même étrange méthode du respectueux sceptique. Discréditer des histoires surnaturelles qui ont un fondement en racontant des histoires naturelles qui n'en n'ont pas. »
[^16]: -- (1). Charles RIST : *Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie*, (Sirey, 1938), p. 269.
[^17]: -- (1). On les trouve, avec une brève notice historique, dans le Denz-Schön : 2281-2285.
[^18]: -- (2). FEBRONIUS : *De statu Ecclesiae et legitima potestate Romani Pontificis* (1763).
J.-V. EYBEL : *Was ist der Papst* (1782) ; sorte de best-seller théologique, qui eut 5 à 6 traductions, dont une en grec. -- V. le Bref de Pie VI : *Super soliditate* (1786).
Pour le Synode de Pistoia (1786), voir les prop. 6 à 12, 45, 77, 85 de la Bulle de Pie VI : *Auctorem fidei.*
Sur le petit conciliabule d'Ems (1786), voir l'art. de H. Raab dans le fascic. 85 du *Diction. d'Hist. et Géogr. ecclés. ;* et la *Responsio... super Nunciaturis* de Pie VI.
[^19]: -- (3). R. DULAC : « Comment la théorie de la Collégialité épiscopale conduisit, en 1790, à une église schismatique : in : *La Pensée Catholique ;* n° 89.
[^20]: -- (4). P. ROUQUETTE, s.j. *in : Le Messager du Cœur de Jésus* février 1961.
[^21]: -- (5). *De Consideratione *: 1. III, c. 4.
[^22]: -- (6). *De Syn. dioces*. : l. IX, c. 8 : « Comment doivent se comporter les Évêques à l'égard du Siège Apostolique, s'il arrive qu'ils estiment qu'une Constitution pontificale sur quelque point de discipline n'est point opportune pour leur diocèse. »
[^23]: -- (7). On se souvient de ce qu'on entend sous ce nom : il s'agit de cinq entretiens qui réunirent, de 1921 à 1926, autour du Card. Mercier, à Malines, plusieurs théologiens anglicans accompagnés de Lord Halifax et quatre théologiens catholiques (Mgr. Van Roey, Mgr Batiffol, le P. Portal et l'abbé Hemmer), afin de traiter des problèmes de l'union anglo-romaine.
[^24]: -- (8). *The Conversations at Malines -- Original documents *: pp. 52-53. -- V. l'ouvrage de J. DE BIVORT : *Anglicans et Catholiques* (Paris, 1948, p. 129). -- Il y a, sur ce passionnant ouvrage, une sorte de conspiration du silence, bien étrange en ce temps d'œcuménisme. -- Nous en recommandons vivement la lecture et l'étude.
[^25]: -- (9). *Historia juris Canonici latini *: t. 1, p. 376 (Turin, 1950).
[^26]: -- (10). «* *Siamo al solito ritornello : col Papa e per il Papa ; ma non con quelli che lo attorniano. » : in : *Disquisitio circa quasdam objectiones modum agendi Servi Dei respicientes in Modernismi debellatione...* (Rome, Typ. Vatic., 1950, p. 78).
[^27]: -- (11). *Alloc. au Congrès international de droit privé *: 15 juillet 1950.
[^28]: -- (12). *Alloc. à des étudiants en droit, de Vienne *: 3 juin 1956. -- Il faudrait également relire, du même Pape, les allocutions adressées aux membres du Tribunal de la Rote, pour chaque ouverture de l'année judiciaire. Cf., de Benoît XIV, la Const. *Ad assiduas* (4 mars 1755).
[^29]: -- (13). P*.* CONGAR, *in : Inform. cathol. internation*., 1^er^ décembre 1963, p. 3, et 1^er^ novembre 1963, pp. 2 et 3.
Du P. TAVARD, expert au Concile, : « Notre épiscopat formé à la scolastique et au droit canon... peut-il se voir avec des yeux qui ne soient pas des yeux de juristes ? » (*La Croix*, 19 octobre 1963.)
[^30]: -- (14). Nous joignons : Ecclésiaste II, 14, et Prov. : XVII, 84,
[^31]: -- (15). *Adv. Marcion *: IV, 5.
[^32]: -- (16). G. TYRREL : *De Charybde à Scylla :* trad. franç. (E. Nourry, Paris, 1910), p. 27 ; p. 19 ; pp. 20-21.
[^33]: -- (17). *Summa theol. :* Ia IIae, 97, 2, c. et ad 1.
[^34]: -- (18). XXII, 8 : « ltaque *regnum immobile* suscipientes, habemus gratiam per quam serviamus placentes Deo... »
[^35]: -- (19). *La Croix*, 17 novembre 1963, p. 4, col. 2 et 4.
[^36]: -- (1). Texte intégral de cette lettre dans ITINÉRAIRES, numéro 140 de février, pages 31 et suiv.
[^37]: -- (1). A l'exception des articles étincelants et courageux parus dès le milieu de l'année 1969 dans le *Courrier de Rome.*
[^38]: -- (1). Les prières du Canon romain se trouvent dans le traité *De Sacramentis* (fin du IV^e^ ou début du V^e^ siècle). Notre Messe remonte, sans changement essentiel, à l'époque où pour la première fois elle prenait la forme développée de la plus ancienne liturgie commune. Elle garde encore le parfum de cette liturgie primitive, contemporaine des jours où César gouvernait le monde et espérait pouvoir éteindre la foi chrétienne ; des jours où nos pères se rassemblaient avant l'aurore pour chanter une hymne au Christ qu'ils reconnaissaient comme leur Dieu (cf. Pline le Jeune, Ep. 96). *Il n'existe pas, dans toute la chrétienté, un rite aussi vénérable que la Mense romaine* (A*.* Fortescue, *The Mass, a study of the Roman Liturgy,* 1912). -- « Le Canon romain, tel qu'il est aujourd'hui, remonte à saint Grégoire le Grand. Il n'existe ni en Orient ni en Occident aucune prière eucharistique qui, demeurée en usage jusqu'à nos jours, puisse se prévaloir d'une telle antiquité. Non seulement au jugement des orthodoxes, mais également au regard des anglicans et même à ceux des protestants qui ont conservé un certain sens de la tradition, rejeter ce Canon équivaudrait, de la part de l'Église romaine, à renoncer pour toujours à la prétention de représenter la véritable Église catholique. » (P. Louis Bouyer.)
[^39]: -- (1). *Synaxe *: assemblée religieuse. Mot du vocabulaire chrétien désignant, par opposition au terme juif « synagogue » issu de la même racine grecque, la communauté chrétienne assemblée pour la prière, la lecture et l'eucharistie.
[^40]: -- (2). Le nouvel ORDO MISSÆ renvoie en note, pour appuyer une pareille définition, à deux textes de Vatican II. Mais si l'on se reporte à ces deux textes, on n'y trouve rien qui puisse justifier une telle définition. -- Le premier de ces deux textes est tiré du Décret *Presbyterorum Ordinis *: «* ...Les prêtres sont consacrés à Dieu par le ministère de l'évêque ; en sorte que... dans les célébrations sacrées, ils agissent comme ministres de Celui qui exerce en notre faveur dans la liturgie son Sacerdoce permanent... et cela est vrai principalement lorsque, dans la célébration de la Messe, ils offrent sacramentellement le Sacrifice du Christ... *». -- Et voici le second texte, tiré du numéro 33 de la Constitution sur la liturgie : « *Dans la liturgie Dieu parle à son peuple, et le Christ continue d'annoncer l'Évangile. Le peuple à son tour répond à Dieu par la prière et par le chant. Et les prières adressées à Dieu par le prêtre qui préside d'assemblée en la Personne du Christ* (in Persona Christi) *sont dites au nom de tout le peuple saint et de tous les assistants. *». -- On ne voit vraiment pas comment on peut tirer de ces textes la définition de la Messe donnée par le nouvel ORDO MISSÆ.
[^41]: -- (1). Le Concile de Trente affirme la Présence réelle : « *En premier lieu, le saint Concile enseigne et confesse ouvertement et absolument que, dans l'auguste sacrement de la sainte Eucharistie, Notre-Seigneur Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme est présent réellement et substantiellement sous les apparences sensibles du pain et du vin après leur consécration *» (Denzinger, édition de 1965, numéro 1636 ; Dumeige, édition de 1969, page 405). -- Dans la XXII^e^ session du Concile de Trente, la doctrine de la Messe fut précisée en neuf canons. En voici quelques points essentiels : I. -- La Messe est un vrai Sacrifice visible et non pas une représentation symbolique : « *Notre-Seigneur Jésus-Christ voulut laisser à l'Église un sacrifice visible... où serait rendu présent le sacrifice sanglant qui allait s'accomplir une unique fois sur la Croix... dont la vertu salutaire s'appliquerait à la rédemption des péchés que nous commettons chaque jour *» (Denzinger, éd. de 1965, numéro 1740 ; Dumeige, éd. de 1969, page 415). -- II. -- Jésus-Christ Notre-Seigneur, « prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech » (Ps., 109, 4), opère instrumentalement par le prêtre qui célèbre la Messe : « *Il offrit à Dieu son Père, son Corps et son Sang sous les espèces du pain et du vin et, sous ces mêmes signes sensibles, il les distribua à manger à ses Apôtres qu'il établissait alors prêtres du Nouveau Testament ; à eux et à leurs successeurs dans le sacerdoce il donna l'ordre de les offrir par ces paroles.* « *Faites ceci en mémoire de moi *», *comme l'Église l'a toujours compris et enseigné. *» (Denzinger et Dumeige, loc. cit.). Celui qui célèbre, qui offre, qui sacrifie, c'est le prêtre, consacré pour cette fonction, et non pas l'assemblée du peuple de Dieu : « *Si quelqu'un dit que par ces paroles :* « *Faites ceci on mémoire de moi *», *le Christ n'a pas institué prêtres les apôtres, ou bien n'a pas ordonné qu'eux et les autres prêtres offrent son corps et son sang, qu'il soit anathème *» (Denzinger, édition citée, numéro 1752 ; Dumeige, édition citée, page 419). -- III. -- Le Sacrifice de la Messe est un vrai sacrifice PROPITIATOIRE et non pas une simple commémoration du sacrifice de la Croix : « *Si quelqu'un dit que le sacrifice de la Messe n'est qu'un sacrifice de louange et d'action de grâces, ou une simple commémoration du sacrifice accompli sur la Croix, mais non pas un sacrifice propitiatoire ; ou qu'il n'est profitable qu'à ceux qui reçoivent le Christ et qu'on ne doit l'offrir ni pour les vivants, ni pour les morts, ni pour les péchés, les peines, les satisfactions et autres nécessités, qu'il soit anathème *» (Denz., numéro 1753 ; Dum., p. 149). -- On se rappellera en outre le canon 6 : « *Si quelqu'un dit que le Canon de la Messe contient des erreurs et qu'il faut pour cette raison l'abroger, qu'il soit anathème *» (Denz., n° 1756 ; Dum., *loc. cit*.) ; et le canon 8 : « *Si quelqu'un dit que les Messes où seul le prêtre communie sacramentellement sont illicites et que, pour cette raison, il faut les abroger, qu'il soit anathème *» (Denz., n° 1758 ; Dum., loc. cit.).
[^42]: -- (1). Faut-il rappeler que si un seul des dogmes déjà définis était abandonné, tous les dogmes s'écrouleraient du même coup, y compris évidemment celui de l'infaillibilité du suprême et solennel Magistère hiérarchique.
[^43]: -- (1). Si l'intention était de reprendre l'*Unde et memores,* il fallait alors ajouter aussi l'Ascension. Mais l'*Unde et memores* n'amalgame pas des réalités de nature différente, il distingue nettement et avec finesse : « *...faisant mémoire non seulement de la bienheureuse Passion, mais encore de la Résurrection des enfers, et encore de la glorieuse Ascension dans le Ciel. *»
[^44]: -- (1). *Propitiatoire *; qui a la vertu de rendre Dieu propice, par une expiation procurant la remise des fautes.
[^45]: -- (1). *Manducation *: action de manger. Ce mot n'est guère employé que pour désigner une action religieuse : l'action de manger l'Agneau pascal chez les Juifs ; la communion eucharistique.
[^46]: -- (2). Le même déplacement d'accent apparaît dans les trois nouveaux canons, dits « prières eucharistiques », par la surprenante élimination du *Memento* des morts et de toute mention de la souffrance des âmes du Purgatoire, auxquels le sacrifice propitiatoire est appliqué.
[^47]: -- (1). L'introduction soit de formules nouvelles, soit d'expressions qui se trouvent matériellement dans les textes des Pères ou du Magistère, mais que l'on réemploie dans un sens absolu et sans référence au corps de doctrine où elles trouvent place et signification (par ex. : « spiritualis alimonia », « cibus spiritualis », « potus spiritualis »), -- a été dénoncée dans l'encyclique *Mysterium fidei*.
[^48]: -- (2). *Oblats *: le pain et le vin apportés sur l'autel pour être consacrés. (Le terme *oblat,* d'autre part, désignait primitivement l'enfant offert par ses parents à un monastère pour y devenir moine ; depuis le XIX^e^ siècle, il désigne aussi le fidèle vivant dans le monde qui s'affilie à un monastère par une oblation qui n'est cependant pas un vœu.)
[^49]: -- (3). *Économie *: au sens religieux : ensemble ordonné et harmonieux des dispositions prises par la Providence (pour réaliser la rédemption et le salut des hommes).
[^50]: -- (1). La fonction primordiale de l'autel n'est reconnue qu'une fois, au numéro 259 : « *L'autel sur lequel le sacrifice de la croix est rendu présent sous les signes sacramentels. *» Ce qui est bien peu pour éliminer les équivoques de l'autre et constante dénomination.
[^51]: -- (1). Pie XII, allocution au Congrès de liturgie, 18-23 septembre 1956 : «* Séparer le tabernacle de l'autel, c'est séparer deux choses qui doivent rester unies par leur origine et leur nature., *»
[^52]: -- (2). Le nouvel ORDO MISSÆ emploie rarement le mot *hostie,* qui est d'usage traditionnel dans les livres liturgiques, avec la signification précise de *victime.* C'est toujours la même volonté *systématique* de mettre en évidence seulement les aspects de « cène » et de « nourriture » de la Messe.
[^53]: -- (3). La version française du *Breve esame critico* procurée par la Fondation *Lumen gentium* contient ici un développement supplémentaire de l'argumentation : « *Ces pratiques auraient pu être chargées d'un symbolisme enrichissant si le Tabernacle fût demeuré présent. Mais le Tabernacle étant absent, puisqu'il ne doit plus être sur l'autel où se consomme le Sacrifice, ces mêmes pratiques ne feront que confirmer au regard des fidèles la dichotomie entre la Présence liée à la* « *Cène *» *et la Présence réelle ; elles ruineront la dévotion à l'égard du Tabernacle. *»
[^54]: -- (4). C'est le processus habituel : processus de glissement et de remplacement subreptice d'une chose par une autre. La Présence réelle est assimilée à la présence dans la parole (numéros 7 et 54). Mais ce sont deux choses de nature différente. La présence dans la parole n'a de réalité que selon l'usage qu'on en fait, tandis que la Présence réelle est objective, permanente et indépendante de la réception qui en est faite dans le Sacrement. -- Formule typiquement protestante : « *Le Christ est présent au milieu de ses fidèles par la parole *» (numéro 33 ; cf. *Sacros. conc*., numéros 33 et 77) : formule qui strictement parlant n'a aucun sens. La présence de Dieu dans la parole n'est pas immédiate ; elle est liée à un acte de l'esprit humain en sa condition temporelle ; cet acte peut être renouvelé, *mais il ne fonde objectivement aucune permanence*. Funeste conséquence d'une telle formule : elle insinue en effet que la Présence réelle est, comme la présence dans la parole, liée à l'usage que l'on en fait, et qu'elle cesse en même temps que lui.
[^55]: -- (1). La version française du « Bref examen critique » procurée par la Fondation *Lumen gentium* ajoute ici deux autres considérations : 1. -- L'omission du *quod pro vobis tradetur* après *Hoc est enim Corpus meum* signifie que, en cet instant, bien que la Présence soit déjà réalisée, le Sacrifice (auquel cette Présence est immédiatement ordonnée) n'est pas encore réalisé. -- 2. -- La substitution du *démonstratif* à *l'indéfini* dans la formule qui introduit les paroles consécratoires : « *Accipiens et* HUNC (ce) *praeclarum calicem in sanctas ac venerabiles manus suas*... », -- alors que les Synoptiques et saint Paul disent : « Il prit le (ou : un) calice... »
[^56]: -- (1). *Anamnèse *: nom donné par les liturgistes à la prière qui suit la Consécration. Littéralement : « souvenir ».
[^57]: -- (2). *L'action sacramentelle*, telle qu'elle est décrite dans l'*Institutio generalis* du nouvel ORDO MISSæ, apparaît caractérisée par le fait que Jésus a donné aux Apôtres son Corps et son Sang en nourriture sous les espèces du pain et du vin. *Elle n'est plus caractérisée par l'acte de la Consécration*, et par la séparation mystique entre le Corps et le Sang résultant de cet acte dans l'ordre sacramentel. Or *c'est cette séparation mystique* qui constitue l'essence du Sacrifice eucharistique : cf. Pie XII, encyclique *Mediator Dei*, tout le premier chapitre de la seconde partie : « Le culte eucharistique ».
[^58]: -- (1). Telles qu'elles figurent dans le nouvel ORDO MISSæ, les paroles de la Consécration *peuvent être valides* en vertu de l'intention du prêtre ; mais elles *peuvent aussi ne l'être pas *: elles ne le sont plus par la force même des paroles, ou plus précisément : elles ne le sont plus en vertu de leur signification propre (du *modus significandi*) qu'elles ont dans le Canon romain du. Missel de saint Pie V. -- Les prêtres qui, dans un proche avenir, n'auront pas reçu la formation traditionnelle, et qui se fieront au nouvel ORDO MISSÆ et à son *Institutio generalis* pour « faire ce que fait l'Église », consacreront-ils validement ? Il est légitime d'en douter.
[^59]: -- (2). *Eschatologique *: qui se rapporte aux fins dernières de l'homme et au retour du Christ à la fin du monde.
[^60]: -- (1). Qu'on n'aille pas dire que ces expressions appartiennent au même contexte scripturaire (1 Cor. XI, 24-28). Justement : l'Église en a toujours écarté la juxtaposition et la superposition, précisément pour éviter la *confusion* entre les *réalités différentes* désignées respectivement par ces expressions différentes. Assimiler quant à leur nature des choses qui sont simplement présentées ensemble par l'Écriture constitue un procédé bien connu de la critique protestante.
[^61]: -- (1). Luthériens et calvinistes affirment que tous les chrétiens sont prêtres et que par suite tous offrent la Cène. Au contraire, conformément au Concile de Trente (Denz., n° 1752 ; Dum, p. 419) il faut maintenir que : « *Tous les prêtres, et eux seuls, sont à proprement parler les ministres secondaires du sacrifice de la Messe. Le Christ en est le ministre principal. Les fidèles offrent aussi, mais indirectement, et non pas au sens strict, par l'intermédiaire du prêtre. *» (A. Tanquerey, *Synopsis theologiae dogmaticae*, Desclée 1930, t. III)
[^62]: -- (1). *Épiclèse *: prière de la liturgie eucharistique sollicitant l'action du Saint-Esprit sur les oblats.
[^63]: -- (1). Innovation incroyable et désastreuse pour la psychologie du peuple chrétien : le Vendredi-Saint en ornements *rouges* et non plus *noirs *: la couleur de la commémoration d'un martyr entre beaucoup d'autres et non plus la couleur du deuil que l'Église entière porte de son Époux.
[^64]: -- (2). Le P. Roguet.
[^65]: -- (1). Déjà, dans certaines traductions du Canon romain, aux mots *locus refrigerii, lucis et pacis* était substituée une simple qualification d'état (« béatitude, lumière, paix »). Maintenant on supprime toute allusion à l'Église souffrante.
[^66]: -- (1). Dans cette fièvre d'omissions, un seul enrichissement : le péché d'omission dans le *Confiteor.*
[^67]: -- (2). Dans la conférence de presse où fut présenté le nouvel ORDO MISSÆ, le P. Lécuyer, dans une profession de foi nettement rationaliste, alla même jusqu'à envisager d'exprimer au singulier les salutations de la Messe sans peuple : «* Dominus tecum *», «* Ora, frater *» : afin qu'il n'y ait rien de factice, rien qui ne corresponde à la vérité !
[^68]: -- (1). Que l'on a voulu présenter comme le « Canon d'Hippolyte » ! il en conserve à peine quelques réminiscences verbales.
[^69]: -- (1). *Gottesdienst,* numéro 9 du 14 mai 1969.
[^70]: -- (1). *Anaphore* (mot qui veut dire : « offrande ») : prière eucharistique de la messe du rite grec dit de saint Jean Chrysostome. Presque tous les rites orientaux disposent de plusieurs anaphores.
[^71]: -- (1). Ainsi, pour ne rappeler que la liturgie byzantine : -- les prières pénitentielles, longues, insistantes, répétées ; -- les rites solennels de vêture du célébrant et du diacre ; -- la préparation des offrandes (*proscomidia*) qui est déjà un rite complet ; -- la mention permanente, dans les oraisons et jusque dans l'offertoire, de la Sainte Vierge, des Saints et des hiérarchies angéliques, lesquelles, lors de *l'Entrée avec* *l'Évangile*, sont de nouveau invoquées comme invisiblement concélébrantes et avec lesquelles le chœur s'identifie dans le Cherubicon ; -- l'iconostase qui sépare nettement le sanctuaire du reste du temple, le clergé du peuple ; -- la consécration hors des regards, symbole évident de l'Inconnaissable à qui se réfère toute la liturgie ; -- l'attitude du célébrant toujours tourné vers Dieu et jamais vers le peuple ; -- le fait que la communion est toujours distribuée par le célébrant et par lui seul ; -- les marques de profonde adoration, continuellement répétées, des Saintes Espèces ; -- l'attitude essentiellement contemplative du peuple. -- En outre, le fait que les liturgies orientales, même dans leurs formes les moins solennelles, durent plus d'une heure, et les expressions qui s'y retrouvent constamment (« terrible et ineffable liturgie », « terrible, céleste et vivifiant mystère », etc.) suffisent à tout dire. -- Notons enfin que, aussi bien dans la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome que dans celle de saint Basile, l'idée de « cène » ou de « banquet » est clairement subordonnée à celle de Sacrifice, comme dans la Messe romaine de saint Pie V.
[^72]: -- (1). Saint Paul, I Tim., VI, 20 : «* Garde le dépôt, évite les nouveautés profanes des discoureurs *».
[^73]: -- (1). Le Concile de Trente, dans sa session XIII (Décret sur la sainte Eucharistie, Introduction) déclare son intention : « *Arracher jusqu'à la racine la zizanie des erreurs exécrables et des schismes que l'homme ennemi... a semés dans la doctrine de la foi sur l'usage et le culte de la très sainte Eucharistie, alors que notre Sauveur a laissé dans son Église ce Sacrement comme le symbole de l'unité et de la charité en lesquelles Il a voulu que tous les chrétiens fussent unis et conjoints entre eux. *» (Denz., éd. citée, n° 1635 ; Dum., éd citée, p. 405.)
[^74]: -- (2). Pie XII, encyclique *Mediator Dei *: « Revenir par l'esprit et le cœur aux sources de la liturgie sacrée est chose sage et louable, car l'étude de cette discipline, en remontant à ses origines, est d'une utilité considérable, pour pénétrer avec plus de profondeur et de soin la signification des jours de fêtes, le sens des formules en usage et des cérémonies sacrées ; mais il n'est pas sage ni louable de tout ramener en toute manière à l'antiquité. De sorte que, par exemple, ce serait sortir de la voie droite de vouloir rendre à l'autel sa forme primitive de table, de vouloir supprimer radicalement des couleurs liturgiques le noir, d'exclure des temples les images saintes et les statues, de faire représenter le divin Rédempteur sur la Croix de telle façon que n'apparaissent point les souffrances aiguës qu'il a endurées... Une telle façon de penser et d'agir ferait revivre cette excessive et malsaine passion des choses anciennes qu'excitait le Concile illégitime de Pistoïe, et réveillerait les multiples erreurs qui furent à l'origine de ce faux Concile et qui en résultèrent, pour le plus grand dommage des âmes, erreurs que l'Église, gardienne toujours vigilante du « dépôt de la foi » à elle confié par son divin Fondateur, a réprouvées à bon droit. »
[^75]: -- (1). Paul VI, homélie du Jeudi-Saint 1969 : «* Un ferment qui est pratiquement celui du schisme divise, morcelle et brise l'Église. *»
[^76]: -- (2). Paul VI, même homélie : «* Il y a également parmi nous ces schismes et ces divisions que saint Paul dénonce avec douleur dans le passage dont nous venons de faire la lecture. *»
[^77]: -- (3). Il est de notoriété publique que Vatican II est aujourd'hui renié par ceux-là mêmes qui se vantaient d'en être les pères. Ils quittèrent le Concile décidés à en « faire exploser » le contenu. Au contraire le Souverain Pontife, lors de la clôture, déclarait que ce Concile n'avait introduit aucune mutation. -- Malheureusement le Saint-Siège, avec une hâte inexplicable, a permis ou même encouragé, par l'intermédiaire du « Comité pour l'application de la Constitution sur la liturgie », une infidélité toujours croissante aux textes conciliaires, -- infidélité qui va de modifications apparemment de pure forme (latin, grégorien, suppression de rites vénérables, etc.) à d'autres qui touchent à la substance de la foi et que consacre le nouvel ORDO MISSÆ. -- Les terribles conséquences que nous avons tenté de mettre en relief dans la présente étude se sont répercutées, d'une manière encore plus dramatique psychologiquement, dans le domaine de la discipline et dans celui du magistère ecclésiastique.