# 142-04-70
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\[Voir en fin de volume le supplément *Sur la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI.*\]
*Honneur et gloire au sang de l'Espagne, aux lumières de l'Espagne, aux grâces de l'Espagne, honneur et gloire à l'Espagne de Dominique et d'Ignace, de Thérèse et de Jean, et d'Antoine-Marie, honneur et gloire aux six mille prêtres espagnols qui ont écrit au Saint-Siège :* « Précisément parce que nous sommes des prêtres qui ont obéi toute leur vie en se taisant, nous croyons venu le moment où c'est notre strict devoir d'élever la voix. » *Honneur et gloire aux prêtres d'Espagne qui, une fois de plus dans l'histoire de la chrétienté, seront passés les premiers, auront donné l'exemple, montré la voie. Louange à Dieu d'avoir créé l'Espagne dans la famille des nations chrétiennes : elle n'y est pas la fille aînée, elle y est la fille ardente et fière, celle qui n'a jamais su ni capituler ni trahir, la seconde patrie du Carmel et la seconde patrie de tout cœur catholique, l'Espagne d'Avila et de Tolède, de Salamanque et de Santiago : aujourd'hui première au premier rang, comme en 1936, pendant que nos Français hésitent et s'attardent, économisent leur âme et mettent leurs dons en réserve, enferment dans leur cassette le talent reçu, et se taisent, et subissent, et se perdent...*
(ITINÉRAIRES *de mars, éditorial.*)
• Voir en page 51 le compte rendu du Congrès sacerdotal de la *Valle de los Caidos.*
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## PRINCIPES
### Déclaration réitérée
La revue ITINÉRAIRES a été fondée en mars 1956. Son premier numéro s'ouvrait par une « Déclaration liminaire ».
Après plus de deux années de travaux et de mise au point, la revue ITINÉRAIRES publiait en décembre 1958 sa DÉCLARATION FONDAMENTALE.
Cette DÉCLARATION FONDAMENTALE est et demeure notre DÉCLARATION FONDAMENTALE ([^1]).
Nous en réitérons et réaffirmons, en cette année 1970, spécialement -- et ci-dessous explicitement -- les chapitres I et II.
\*\*\*
A savoir, chapitre I :
LE CHRIST EST LA VOIE, LA VÉRITÉ, LA VIE. NOUS RECEVONS TELLE QU'ELLE SE DÉFINIT ELLE-MÊME LA DOCTRINE QU'ENSEIGNE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. NOUS Y TROUVONS LA RÈGLE DE NOS PENSÉES ET DE NOS ACTES. NOUS LUI RENDONS LE TÉMOIGNAGE DE NOTRE FOI PUBLIQUEMENT EXPRIMÉ ET, S'IL PLAIT A DIEU, DE NOS ŒUVRES.
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NOUS CROYONS QU'UN CATHOLIQUE SE RECONNAÎT PRATIQUEMENT A CE QUE RIEN NE PEUT L'EMPÊCHER DE RÉPONDRE « OUI » A LA QUESTION : « ÊTES-VOUS CATHOLIQUE ? » CHAQUE FOIS QUE CETTE QUESTION LUI EST POSÉE ET MÊME SANS QU'ELLE LUI SOIT POSÉE. NOUS FAISONS DONC ENTENDRE CE « OUI » MÊME LORSQU'ON NE NOUS INTERROGE PAS, A TEMPS ET A CONTRE-TEMPS.
Le malheur des temps nous oblige à préciser qu'en disant : *Nous recevons telle qu'elle se définit elle-même la doctrine qu'enseigne l'Église catholique,* c'est bien de LA DOCTRINE QU'ENSEIGNE L'ÉGLISE CATHOLIQUE que nous voulons parler. C'est-à-dire la doctrine enseignée par les Papes et les Conciles dans sa cohérence, sa permanence, sa continuité, son explicitation progressive. Nous refusons d' « enjamber » seize siècles de définitions dogmatiques et de tradition liturgique. Nous refusons de prendre désormais comme unique référence *doctrinale* le Concile *pastoral* Vatican II.
Nous nous référons en particulier au Catéchisme du Concile de Trente : seul catéchisme romain, aucun Pape ni aucun Concile n'ayant ordonné depuis lors la rédaction d'un catéchisme différent.
Nous affirmons que la fidélité -- envers et contre tout ce qui le contredit, l'esquive ou le délaisse -- au Catéchisme du Concile de Trente est un *acte d'obéissance à l'Église.*
\*\*\*
Nous réitérons, en cette année 1970, tous les termes des quatre paragraphes du second chapitre de notre DÉCLARATION FONDAMENTALE.
\*\*\*
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Premier paragraphe :
LA FIDÉLITÉ DANS LA DOCTRINE ET L'UNITÉ DANS LA DISCIPLINE NE PEUVENT ÊTRE MAINTENUES QUE SOUS L'AUTORITÉ DU PAPE ET DES ÉVÊQUES EN COMMUNION AVEC LE PAPE..
La vérité intemporelle, universelle, nécessaire de ce paragraphe, énoncé *en décembre* 1958, a été tragiquement démontrée par les faits dans les temps que nous vivons *depuis décembre* 1958.
Quand, pour des causes diverses, externes et internes, « l'autorité du Pape et des évêques en communion avec le Pape » se fragmente, se dissout ou, de son propre aveu, subit une *autodestruction*, alors l'unité dans la discipline et la fidélité dans la doctrine subissent inévitablement les atteintes générales et profondes que nous constatons chaque jour de plus en plus.
Dans ce désastre universel, la fidélité aux vérités révélées, définies par l'Église, et la résistance à l'erreur, au mensonge, à l'injustice, ne cessent pas d'être un devoir : un devoir dont chacun aura personnellement à rendre compte au dernier jour, selon ce qu'étaient ses lumières, son état de vie, ses responsabilités.
Cette fidélité et cette résistance sont sans illusion sur leur portée quant à l'évolution générale de l'Église et du monde.
Les initiatives particulières de la résistance et de la fidélité sauveront s'il plaît à Dieu quelques âmes, quelques familles, quelques écoles existantes ou à fonder, quelques paroisses, quelques monastères, quelques ermitages : condition des lendemains, semence des renouveaux à venir.
Mais pour restaurer *dans l'ensemble* du corps social de l'Église la fidélité doctrinale et l'unité de discipline il faudra que *se restaure elle-même*, après son actuel collapsus, « l'autorité du Pape et des évêques en communion avec le Pape ».
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C'est ce qu'exprime, pour le temps présent, la première des « cinq lignes directrices » de la « charte de notre action » en 1970 ([^2]) :
« *La confusion et l'anarchie généralisées qui ont accompagné et suivi Vatican II relèvent de l'autorité suprême de l'Église : quelles que soient les raisons de sa temporisation, de son abstention, de son absence ou de son collapsus, aucune initiative particulière n'est en mesure d'y suppléer ou n'a qualité pour le faire. Rien ni personne ne peut remplacer la succession apostolique et la primauté du Siège romain, ni s'y substituer.*
« *Les détenteurs de cette succession et de cette primauté ont pu déjà, comme le montre l'histoire de l'Église, connaître toutes sortes de faiblesses et commettre plusieurs sortes de crimes, brûler Jeanne d'Arc, hésiter et louvoyer inutilement devant la Réforme protestante et devant la Révolution française, mais ce qui relève spécifiquement de leur charge, personne ne peut le faire à leur place, personne qu'eux-mêmes aujourd'hui ou demain leurs successeurs.*
« *Aujourd'hui et demain comme hier et toujours, nous nous en remettons pour le jugement souverain à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain. *»
Pensant cela, déclarant cela, y réglant notre action, nous professons faire *acte d'obéissance à l'Église*.
\*\*\*
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DÉCLARATION FONDAMENTALE, second paragraphe du chapitre II :
C'EST L'ÉGLISE QUI CONSERVE ET QUI TRADUIT LA DÉFINITION DES DROITS ET DES DEVOIRS. ELLE ENSEIGNE AUX HOMMES A RENDRE A CÉSAR CE QUI EST A CÉSAR ET A DIEU CE QUI EST A DIEU. CE FAISANT, ELLE EST LA PROTECTRICE DE LA DIGNITÉ DES CONSCIENCES, DE LA RESPONSABILITÉ PERSONNELLE SELON CHAQUE ÉTAT DE VIE, ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES.
Commentaire actuel : tout ce qui, s'appuyant à tort ou à raison sur les approximations pastorales de Vatican II, entend *changer la définition universelle des droits et des devoirs*, construire une Église nouvelle et nous imposer une nouvelle religion, nous le rejetons. Nous déclarons qu'en cela nous accomplissons un acte nécessaire d'*obéissance à l'Église.*
Paragraphe troisième :
LES LIMITES DE L'OBÉISSANCE NE SONT PAS RÉDUITES A CELLES DE L'INFAILLIBILITÉ. UN CATHOLIQUE NE CHERCHE PAS A RESTREINDRE LES DOMAINES OÙ, SELON LES BESOINS DE CHAQUE ÉPOQUE, LE VICAIRE DE JÉSUS-CHRIST PRÉCISE LES IMPLICATIONS ET CONSÉQUENCES DE L'ORDRE NATUREL ET DE LA RÉVÉLATION.
Le malheur des temps nous invite à y ajouter aujourd'hui un exemple et un commentaire.
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1\. -- EXEMPLE ACTUEL : dans l'encyclique *Humanæ vitæ*, le Vicaire de Jésus-Christ s'est prononcé contre le sentiment majoritaire de la commission qu'il avait instituée ; il s'est prononcé même contre son sentiment personnel ([^3]). Il a rappelé et précisé, concernant l'ordre naturel, un enseignement irréformable attesté à toutes les époques de la tradition de l'Église. Nous professons que rejeter cet enseignement, comme l'ont fait plus ou moins ouvertement même des évêques, est un *acte de désobéissance à l'Église*.
Mais nous professons qu'il en va tout autrement en ce qui concerne par exemple l'encyclique *Ecclesiam suam *; et que nous ne sommes nullement tenus d'adhérer ou d' « obéir » à ce que l'on appelle « la doctrine » de cette encyclique-là, qui *n'est pas* un acte du magistère doctrinal du Vicaire de Jésus-Christ, ainsi que son texte et son auteur l'ont explicitement déclaré ([^4]).
2\. -- COMMENTAIRE ACTUEL : nous réaffirmons qu'un catholique n'a pas à *déplacer*, de sa propre autorité, les *limites de l'obéissance*. Il ne lui appartient de les déplacer *ni dans un sens ni dans l'autre*. Il ne lui est pas permis de les *ignorer*.
L'obéissance chrétienne ne comporte pas des conditions et des limites fixées au gré de chacun.
Mais elle comporte des conditions et des limites objectives, énoncées par l'Église, qu'aucune autorité au monde n'a le pouvoir de supprimer.
D'où la seconde « ligne directrice » de la « charte de notre action » en 1970 :
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« *Nous n'avons besoin de rien ni de personne, sauf de la grâce de Dieu qui ne fait pas défaut, nous n'avons besoin d'aucune autorisation préalable pour rejeter tout ce qui nous est proposé ou imposé, par qui que ce soit, de contraire à la loi naturelle et à la doctrine révélée telles qu'elles ont été définies par l'Église.*
« *Ce second point n'enlève rien au point précédent* ([^5]) ; *le premier point n'atténue en rien celui-ci.*
« *Nous refusons de nous séparer de l'Église, de nous en laisser séparer, de suivre ceux qui s'en séparent, quel que soit leur rang hiérarchique : leurs personnes ne relèvent pas de notre jugement, mais nous ne sommes plus soumis à une autorité quelle qu'elle soit dans la mesure où elle déclare son intention de se séparer, et où elle prouve son intention par ses actes. *»
En professant cela et en y réglant notre action, nous déclarons faire *acte d'obéissance à l'Église.*
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Quatrième paragraphe :
NOUS N'ÉPROUVONS LÀ AUCUNE ENTRAVE A LA LIBERTÉ DE LA PENSÉE, NOUS EN RECEVONS AU CONTRAIRE LA CONDITION ET LA GARANTIE. CAR CE QUI EMBARRASSE LA LIBERTÉ DE LA PENSÉE, CE SONT LES INFIRMITÉS HUMAINES, DONT L'ÉGLISE TRAVAILLE A LIBÉRER TOUS LES HOMMES, Y COMPRIS LES HOMMES D'ÉGLISE. LA LIBERTÉ DE LA PENSÉE EST DE POUVOIR ATTEINDRE LA VÉRITÉ.
Nous disions bien et nous répétons : « ...dont l'Église travaille à libérer tous les hommes, *y compris les hommes d'Église *».
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Les membres de l'Église enseignante *font partie* eux aussi de l'Église enseignée : ils ne sont pas au-dessus. L'Église, dans sa réalité essentielle et mystique, l'Église une, sainte, catholique, apostolique, est aujourd'hui aux prises avec les hommes d'Église.
Depuis 1962, les hommes d'Église dans leur majorité visible (ou du moins apparente) ont entrepris de *réformer l'Église* au lieu de *se réformer eux-mêmes selon l'Église.*
C'est très exactement en quoi consiste l'actuelle *autodestruction* de l'Église.
Notre prière, notre attente, notre espérance certaine est qu'à l'heure voulue de Dieu, l'épreuve nous sera abrégée, et que ces hommes d'Église, ou leurs successeurs, rentreront dans *l'obéissance à l'Église.*
Il faut travailler pendant ce temps-là ; il faut veiller et maintenir ; s'armer spirituellement et intellectuellement contre les entreprises de l'apostasie immanente. C'est à quoi nous nous employons.
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## ÉDITORIAUX
### En plein arbitraire
■ Notre tâche en ce moment : faire connaître au clergé et au peuple chrétien le *Bref examen critique* de la nouvelle messe présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci.
■ Jusqu'au mois de février 1970, ce document capital n'était connu en France, dans son texte italien, que de trois ou quatre dizaines de personnes. Il est encore fort peu connu. Mais il existe désormais en édition française. Tous nos abonnés, par notre précédent numéro, en sont munis. On peut s'en procurer et en diffuser autant d'exemplaires qu'on le voudra ([^6]). Il faut le communiquer aux prêtres et aux fidèles pour qui la messe est l'essentiel.
■ La messe est l'affaire de tous les catholiques. Ceux qui disent : *Nous n'y pouvons rien,* ceux qui disent : *Ce n'est pas notre affaire,* en réalité ils ne le croient pas vraiment, ils ne peuvent pas le croire, ils font semblant, ils se jouent la comédie. Car ils sont toujours soumis, s'ils sont catholiques, au précepte de la messe du dimanche. Ils « vont à la messe ». Mais à laquelle ? Il y en a plusieurs maintenant, et DIFFÉRENTES. Nous leur avons déjà posé la question :
-- Pour choisir entre les différentes messes, *vous tirez au sort ?*
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■ C'est en quoi la messe est et demeure l'affaire de tous les catholiques, même de ceux qui voudraient s'en laver les mains en déclarant n'y rien pouvoir. Ils peuvent au moins décider à quelle messe ils assistent le dimanche. Que ce choix soit fait *en connaissance de cause,* cela est à la portée de chacun, cela relève du catéchisme, c'est un devoir pénible, mais certain.
■ Merveille : en voici qui distinguent entre la messe et le catéchisme ; qui veulent, à les entendre, tout faire pour le catéchisme, et rien pour la messe.
Ils ne savent donc pas ce qu'ils disent. Car *la messe fait partie du catéchisme.* Sans catéchisme, pas de messe : la signification de la messe, c'est le catéchisme qui la donne. Ils prétendraient donc demeurer fidèles au catéchisme catholique, *sauf* en ce qui concerne la messe et l'eucharistie ?
■ Le Missel romain de saint Pie X correspond au Catéchisme du Concile de Trente. Le rite nouveau correspond au nouveau catéchisme.
Ne pourrait-on que cela, tout le monde le peut : étudier et faire connaître ce que le catéchisme romain enseigne sur la messe catholique.
■ Si vous acceptez le rite nouveau « par obéissance », on ne voit pas pourquoi votre « obéissance » ne vous fait pas accepter aussi le nouveau catéchisme.
Mais obéissance *à quoi ?* Vous n'en savez rien. Obéissance à des rumeurs ; à des informations de presse ; à un conditionnement de l'opinion. *Où est donc l'obligation* de la nouvelle messe, formulée par qui, quand et comment ? Où est la loi promulguée ? Vous l'ignorez : et vous prétendez « obéir » !
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■ L' « obligation » de la nouvelle messe, en France, voici donc sur quoi elle se fonde : sur une Ordonnance de l'épiscopat français datée du 12 novembre 1969 : « Ordonnance sur le nouvel ORDO MISSÆ* *» ([^7])*.*
Son article premier rendait « obligatoire » l'usage du nouvel ORDO à partir du 1^er^ janvier 1970.
La plupart des paroisses nous l'ont imposé comme « obligatoire » dès le 30 novembre 1969.
Obéissance, cette hâte prématurée ?
Non : ignorance, jobardise, incompétence, négligence, paresse, et abandon facile au conformisme d'un courant d'opinion fabriqué.
A l'origine, *ce n'est donc point par obéissance* que vous avez imposé comme « obligatoire » ce qui ne l'était *pas encore.*
Et après, vous avez continué...
■ Vous avez continué sans jamais vous demander si cette unique Ordonnance avait *le pouvoir* d'imposer, *de sa propre autorité,* le rite nouveau comme *obligatoire.*
La plupart d'entre vous, cette Ordonnance, vous ne l'avez même pas lue (ce qui s'appelle : lire).
Vous avez simplement, une fois de plus, dit ce qui se disait partout, et fait comme tout le monde.
■ Or voici ce qui vous a échappé : l'Ordonnance de l'épiscopat français NE SE RÉFÈRE A AUCUNE LOI DU SAINT-SIÈGE. Elle mentionne seulement l'*Institutio generalis* (introduction au nouvel ORDO), laquelle n'édicte aucune obligation.
Elle ne se réfère, l'Ordonnance épiscopale française, ni à la Constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969, ni au décret d'application publié le 20 octobre 1969 par la Congrégation romaine pour le culte divin ([^8]).
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Nous l'avons déjà signalé ([^9]) : par son Ordonnance du 12 novembre 1969, l'épiscopat français n'a pas voulu *appliquer* une réglementation romaine de la liturgie : il a voulu *décider lui-même*, en ne se référant qu'à lui-même, le changement de rite en France.
■ Si l'Ordonnance épiscopale avait voulu être une *application* à la France des décisions liturgiques du Saint-Siège, elle aurait nécessairement comporté la mention suivante
« En exécution de la Constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969 et de l'Instruction du 20 octobre 1969 sur l'application progressive de cette Constitution, les évêques de France ont décidé ce qui suit... »
Mais *voilà* justement ce qui ne figure point dans l'Ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969.
■ Elle énonce seulement :
« Les évêques de France, réunis à Lourdes en Assemblée plénière le 12 novembre 1969, ont décidé ce qui suit... »
C'est-à-dire : l'Ordonnance entend tenir son autorité du seul fait invoqué que « les évêques de France se sont réunis en Assemblée plénière » -- et de rien d'autre.
Pour interdire le Missel romain et rendre obligatoire une messe nouvelle, c'est peu. C'est même trop peu.
■ Donc, la sorte d' « obligation » présentement imposée en France, telle qu'elle a été « promulguée », ne prétend pas tirer son autorité d'une décision ou d'une loi du Saint-Siège. L'ORDO MISSÆ qu'elle impose est celui qui a été publié à Rome : mais elle l'impose de sa propre autorité.
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Comme pour bien marquer son autonomie, ou son autocratie, l'Ordonnance française, en son article 11, contredit l'article 20 de l'Instruction romaine du 20 octobre 1969 elle refuse de soumettre au Saint-Siège l'examen des cas particuliers dont le Saint-Siège s'était réservé l'examen. Sur ce point précis, elle affirme explicitement ce qu'elle manifeste implicitement par toute sa rédaction, à savoir l'*indépendance*, à l'égard du Saint-Siège, de son autorité *liturgique* ([^10]).
■ Et l'on ose, en cette affaire, venir nous parler *d'obéissance au Pape !* Alors que :
1° Aucune décision pontificale sur la nouvelle messe n'a été promulguée ou mentionnée en France par l'Ordonnance de l'épiscopat.
2° Aucune promulgation faite en France sur la nouvelle messe ne se réfère à une décision pontificale ni ne prétend en être une application.
Les braves moutons sont simplement invités à suivre une Ordonnance autonome, autocratique et arbitraire de l'épiscopat français, dont le texte marque implicitement et explicitement sa volonté d'indépendance liturgique à l'égard du Saint-Siège.
Et ils marchent, bien sûr, les moutons. Par « obéissance ».
■ Autrement dit : *ce ne sont pas* les décisions liturgiques du Saint-Siège qui sont entrées en vigueur dans l'Église de France. Ce sont des décisions plus ou moins analogues ou parallèles prises par l'épiscopat français et promulguées par une Ordonnance qui est sans équivoque un *acte d'autonomie.*
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Et pratiquement : si (hypothèse) Paul VI décidait d'abroger le nouvel ORDO MISSÆ*,* selon la requête qui lui en a été faite par le cardinal Ottaviani, cette abrogation *n'abrogerait rien pour la France *; elle n'enlèverait rien à l'Ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969, puisque celle-ci ne se fonde sur aucune promulgation romaine, mais seulement sur sa propre autorité.
■ L'ORDO MISSÆ de Paul VI, l'épiscopat français l'a déclaré obligatoire en France *non point parce qu'il* *vient de Paul VI*, mais parce que *tel est le bon plaisir* de l'Assemblée plénière de l'épiscopat.
C'est pourtant bien le même ORDO MISSÆ* ?*
Oui. A peu près.
Mais ainsi « promulgué », ce n'est pas la même chose.
■ C'est d'autant moins la même chose que l'ORDO MISSÆ de Paul VI *n'est pas obligatoire :*
1° Selon l'Instruction romaine du 20 octobre 1969, il ne l'est *pas encore.*
2° Selon les normes du droit, il est pour le moins *douteux* qu'il le soit jamais, les conditions requises pour la promulgation d'une loi véritable n'ayant pas été remplies ([^11]).
■ Objection : c'est pourtant bien l'Instruction romaine du 20 octobre 1969 qui, *sans rendre obligatoire* le nouvel ORDO MISSÆ*,* a décerné *aux Conférences épiscopales*, en son article 7, le pouvoir de le rendre obligatoire d'ici le 28 novembre 1971 ?
Oui. Mais la Conférence épiscopale française *n'invoque ni n'utilise* ce pouvoir-là, parce qu'elle refuse de le tenir du Saint-Siège. Elle ignore ce pouvoir qui lui est concédé. Elle ne veut pas en être revêtue comme d'une concession ou d'une délégation. Elle fait comme si le pouvoir de régler la liturgie en France lui appartenait en propre, souverainement et absolument, de droit divin, -- en vertu de la « collégialité ».
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■ Le nouvel ORDO n'est pas un nouveau rite désormais stable. Il est une étape vers un changement permanent du rite. Comme l'a dit le P. Calmel dans sa « Déclaration », la réforme de la messe a été *commencée par le Pape puis abandonnée par lui aux Églises nationales*. Mais justement l'épiscopat français ne veut pas que le pouvoir de réformer la messe lui soit concédé ou abandonné par le Pape, comme s'il ne le détenait pas déjà. D'où le dispositif juridique de son Ordonnance du 12 novembre 1969, qui ne se réfère à aucune décision romaine, qui ne déclare en appliquer aucune, qui prétend au contraire statuer souverainement, de son propre mouvement et par sa propre autorité.
■ On mesure alors à quel point *on fait marcher* les malheureux prêtres et les malheureux fidèles à qui, pour la nouvelle messe, on dit cyniquement : « Obéissance au Pape ! ».
En fait, on leur impose l'obéissance à une Ordonnance épiscopale dont le dispositif est soigneusement établi pour constituer une manifestation juridique tout à fait nette d'indépendance à l'égard du Saint-Siège.
Les moutons, laïcs et clercs, ne veulent pas se casser la tête. Ils ne veulent pas tant étudier. Ils ne veulent pas d'histoires. Ils ont peur de tout et de leur ombre. Ils disent qu'ils « obéissent » et ils tentent de s'en persuader. Sans voir le quoi ils obéissent.
■ Et il n'y a *absolument rien d'autre,* pour la France, que cette Ordonnance épiscopale du 12 novembre 1969. Rien d'autre sur quoi puisse se fonder l' « obligation » de la nouvelle messe.
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■ Assurément, quand on y regarde de près, on aperçoit que le désastre est profond : « *l'autorité du Pape et des évêques en communion avec le Pape *» se manifeste désormais, dans le meilleur des cas, sous des formes atypiques, donc douteuses ; voire sous des formes carrément illégales, intrinsèquement contradictoires, divisées contre elles-mêmes. On a en quelque sorte instauré ainsi dans l'Église ce que Léon Blum appelait *les vacances de la légalité*. La légalité étant douteuse, suspendue ou subvertie, c'est alors que l'on réclame « *l'obéissance *» comme on ne l'avait jamais fait : une obéissance aveugle, une obéissance servile, une obéissance de robots ; un séidisme universel. Cette « obéissance » sans rime ni raison, sans fondement juridique, sans base légale, sans queue ni tête, expression de l'*arbitraire,* a pour résultat normal et déjà visible d'*abrutir* ceux qui s'y livrent les yeux fermés.
■ Dans tout cela, ce qui est d'abord à la portée de chacun, c'est de constater que la messe nouvelle rejoint le catéchisme nouveau. Mais il ne suffit pas d'en avoir l'impression ou le sentiment. Il faut savoir avec précision en quoi, comment, pourquoi : il faut étudier à fond le *Bref examen,* l'étudier personnellement, le faire étudier dans les cercles et cellules de travail. Il faut le diffuser dans le clergé français, qui ne le connaît pas encore ; il faut le répandre parmi les fidèles. Les catholiques sont victimes aujourd'hui de leur ignorance religieuse, et de leur paresse à en sortir.
J. M.
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ANNEXE I
### Où est donc la loi de la nouvelle messe ?
*L' "obligation" est une fausse obligation*
*Dans notre précédent numéro* (*numéro 141, rubrique* « *Questions et réponses *»*, pages 178-180*)*, nous avons donné les références précises des publications et éditions diverses de la Constitution apostolique* « *Missale romanum *» *instituant la nouvelle messe.*
*Il en ressort -- comme l'avait montré l'article de l'abbé Raymond Dulac dans notre numéro 140 -- qu'il existe au moins* UN DOUTE GRAVE *sur la valeur de Loi et sur* *le caractère d'*OBLIGATION *du rite nouveau.*
*Nous y joignons maintenant la reproduction de l'article publié par Louis SALLERON dans* « *Carrefour *» *du 11 février.*
Dans son numéro 1541, du 1^er^ juin 1969, la *Documentation catholique* a publié, en français, la Constitution « *Missale Romanum *» promulguant « *le Missel romain restauré sur l'ordre du deuxième Concile œcuménique du Vatican. *»
La Constitution est datée du 3 avril 1969 et signée de Paul VI.
Une note nous informe que le texte français publié est la «* traduction diffusée par la Salle de presse du Saint-Siège. *»
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Le troisième paragraphe avant la fin de la Constitution est le suivant :
« *Nous ordonnons que les prescriptions de cette Constitution entrent en vigueur le 30 novembre prochain de cette année, premier dimanche de l'Avent. *»
Après une longue attente, nous avons pu nous procurer -- à la fin de septembre ou au début d'octobre, à notre souvenir -- le texte latin de l'ORDO MISSÆ, en tête duquel figure, en latin, la Constitution « *Missale Romanum *». Tout récemment, un de nos amis qui, plus heureux que nous, avait pu acquérir l'ORDO MISSÆ dès sa parution, nous signalait que la phrase française ne figure pas dans le texte latin. Nous vérifions. Elle figure dans notre exemplaire. Il nous apporte le sien. Stupéfaction ! L'édition d'avril ne comporte pas la phrase. L'édition de septembre la comporte.
Rien, dans le volume, ne permet de s'apercevoir qu'un changement a été effectué. C'est toujours la même « *editio typica *». Il n'y a ni « *addendum *», ni « *erratum *», ni « *nouvelle édition *». Tout simplement, *une phrase a été ajoutée au texte signé par Paul VI*. Et quelle phrase ! « *Nous* ORDONNONS *que les* PRESCRIPTIONS *de cette Constitution entrent en vigueur le 30 novembre prochain de cette année, premier dimanche de l'Avent. *»
Depuis lors, nous avons été informé qu'une page entière a été ajoutée à l'ORDO MISSÆ, en tête du volume. Les ouvriers de la typographie vaticane (*Typis polyglottis vaticanis*) travaillent si bien qu'il paraît qu'on ne s'aperçoit pas de l'addition. La page n'est pas collée, mais si exactement insérée dans le volume que nul ne peut s'apercevoir qu'il s'agit d'un ajout.
Que dit cette page ? Il paraît qu'elle reproduit la substance des déclarations du pape, en novembre, atténuant ou appliquant la portée de l'*Institutio generalis*. Comme nous n'avons pas en main ce *troisième exemplaire* de la *même édition* de l'*Ordo Missae* nous n'en ferons pas le commentaire. Mais comment ne pas s'émouvoir d'un tel désordre, révélateur des abus de la bureaucratie avec laquelle le pape est aux prises ?
Notons, pour en revenir à la phrase ajoutée, que le texte français *majore* considérablement le texte latin. Celui-ci dit « *Quae Constitutione hac Nostra praescripsimus vigere incipient a die, XXX proximi mensis Novembris etc. *», c'est-à-dire « *Ce que nous avons prescrit entrera en vigueur, etc*. ». Le « Nous ordonnons » n'est pas dans le texte latin : Si on objecte que le sens est pratiquement le même, nous répondrons que le texte latin aurait fort bien pu dire aussi « nous ordonnons ». S'il ne l'a pas dit, pourquoi le lui faire dire ?
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Cependant, il ne s'agit là que d'une petite trahison. Or il en est une autre, énorme, qui laisse véritablement pantois.
Le quatrième paragraphe avant la fin est, en latin, le suivant (dans sa première phrase) : « *Ad extremum, ex iis quae hactenus de novo Missali Romano exposuimus quiddam nunc cogere et efficere placet. *»
La phrase est toute simple. Mais il faut bien savoir le latin pour la comprendre. Les verbes « *efficere *» et surtout « *cogere *» pourraient faire hésiter un écolier armé de son seul dictionnaire.
Le *Courrier de Rome* traduit : « *De tout ce que nous venons jusqu'ici d'exposer touchant le nouveau Missel Romain, il nous est agréable de tirer maintenant, pour terminer, une conclusion. *»
La traduction est parfaite, même si elle peut dérouter, au premier abord, celui qui n'a que des souvenirs un peu vagues de ses études classiques.
A la vérité, « *efficere *» ne fait pas difficulté. Au sens de « *montrer *»*,* « *prouver *»*,* « *rendre clair *»*,* on le trouve fréquemment chez Cicéron.
C'est « *cogere *» qui risque de provoquer le faux sens. Il signifie ici à peu près la même chose qu' « *efficere *»*,* mais dans le sens plus précis de « *conclure *», « *résumer pour conclure *»*.*
Sans être fréquent (dans ce sens), il n'est pas exceptionnel, et on le trouve plus d'une fois chez Cicéron, soit seul, soit associé, comme ici, à « *efficere *».
Or, quelle est la « *traduction *» française, publiée dans la *Documentation catholique ?* La suivante : « *Pour terminer, Nous voulons donner force de loi à tout ce que Nous avons exposé plus haut sur le nouveau Missel romain *» *!!!*
Ce « *donner force de loi *», comme plus loin « *nous ordonnons *» marque une obsession caractéristique.
Contresens ? On peut en faire l'hypothèse, qui est charitable pour l'*intention* du traducteur, sinon pour sa *compétence.* L'hypothèse demeure fragile, étant donné que les barreaux romains savent le latin. On serait donc en présence d'une trahison volontaire, plus coupable que l'involontaire, extrêmement dommageable dans tous les cas.
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#### Un document extraordinaire
Mais nous arrivons à la phase la plus extraordinaire de cette rocambolesque histoire.
Le *Courrier de Rome* nous raconte qu'un curé, n'y comprenant plus rien dans les différences et les contradictions qu'il y a entre le texte latin et le texte français (car nous ne relevons que l'essentiel), écrivit au P. Cellier, directeur du Centre National de Pastorale Liturgique (C.N.P.L.), pour en avoir le cœur net.
Il a reçu de l'abbé Jounel, « *du Consilium liturgique *»*,* la réponse suivante :
« M. Cellier, directeur du C.N.P.L., vient de me transmettre vos remarques relatives à la traduction de la Constitution apostolique « Missale Romanum », et je vous apporte volontiers les éclaircissements que vous sollicitez.
« Comme presque tous les documents qui sont soumis à la signature du pape, cette Constitution a été RÉDIGÉE EN LANGUE VIVANTE. C'est sur le texte initial que le Souverain Pontife apporte les corrections qu'il juge nécessaires avant de donner son approbation. Puis le texte est confié à la section des lettres latines. Malheureusement les NUANCES de la rédaction première ne sont pas toujours rendues avec fidélité et parfois on se trouve en présence de DIVERGENCES NOTABLES. Plusieurs encycliques récentes, en particulier « Mater et Magistra » de Jean XXIII, NE SONT PAS TOTALEMENT COMPRÉHENSIBLES EN LATIN : non officielles, les traductions italienne et française TRADUISENT MIEUX LA PENSÉE DU PAPE (...) Pour en revenir au texte français publiée par le C.N.P.L., JE PUIS VOUS AFFIRMER qu'il traduit avec la plus grande fidélité la version originale du document. Mais je vous remercie de vos TRÈS JUSTES REMARQUES. Puisqu'un DOUTE TRÈS LÉGITIME peut se poser sur l'INTENTION DU LÉGISLATEUR, il sera assez facile d'INVITER CELUI-CI à préciser la PORTÉE de L'OBLIGATION du nouvel Ordo Missae, soit dans un document ultérieur, soit sous la forme d'une réponse officielle à un « dubium », selon une modalité traditionnelle dans la Curie romaine. »
Et voilà !
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Rendons du moins hommage à l'abbé Jounel sur un point : il est franc comme l'or. Mais cette franchise, qui procède évidemment d'un bon naturel, lui fait énoncer tranquillement des propositions dont le caractère monumental, inouï, monstrueux, semble lui échapper complètement.
Dans toutes les sociétés organisées, il y a un texte officiel, et il n'y en a qu'un, et il est le seul à faire foi.
Dans l'Église, le texte officiel est rédigé EN LATIN. C'est le texte latin qui compte, et LUI SEUL.
Par une coïncidence curieuse, Paul VI l'a rappelé tout récemment. Le 26 novembre 1969, confirmant (hélas !) le «* sacrifice *» de la langue latine au bénéfice des langues vivantes dans la liturgie bouleversée, il ajoutait : « Le latin ne disparaîtra pas pour autant de notre Église : il demeurera LA NOBLE LANGUE DES ACTES OFFICIELS DU SIÈGE APOSTOLIQUE. »
En ce qui concerne la Constitution apostolique «* Missale Romanum *», il y a donc le texte latin, et rien d'autre.
L'abbé Jounel écrit : « JE PUIS VOUS AFFIRMER » que le texte français « traduit avec la plus grande fidélité la version originale du document ». Mais il n'y a qu'UNE version originale, c'est la version latine ! Le reste est projet, ébauche, brouillon, n'importe quoi sauf version originale !
« JE PUIS VOUS AFFIRMER », dit d'abbé Jounel. Mais l'abbé Jounel ne peut affirmer qu'une chose, c'est que lui, ou ses amis, a écrit ou ont écrit un projet de Constitution en français ou en italien et que ce projet a été *modifié*.
Modifié par qui ? Par les traducteurs de la section des lettres latines, dit l'abbé Jounel. Selon lui, c'est sur le projet en langue vulgaire, qu'il appelle « *version originale *», que le souverain pontife apporte les corrections qu'il juge nécessaires. Mais qu'en sait-il ? Ou que sait-il de la suite ? A supposer que sur son brouillon italien ou français le pape ait apporté des corrections dont le texte soit revenu aux membres du Consilium liturgique, pourquoi le pape ne reverrait-il pas *ensuite* le texte latin établi par la section des lettres latines ? Et à supposer encore que le pape ne relise pas le texte latin avant de le signer (ce qui serait étonnant), pourquoi ne ferait-il pas confiance à la section des lettres latines pour mettre en ordre définitivement le texte revu par lui en langue vulgaire ?
Quelles que soient, d'ailleurs, les hypothèses qu'on peut former sur les méthodes de travail du Vatican, un fait subsiste : *seul fait foi le texte latin.*
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S'il y a des « *nuances *», ou des « *divergences *», ou des « *contradictions *» entre le texte latin et un brouillon italien ou français, c'est le texte latin qui compte et qui COMPTE SEUL.
Quand l'auteur du brouillon déclare « je puis affirmer » (que mon texte était différent), son affirmation porte sur son texte, non sur le texte officiel.
Et quand les traducteurs du texte latin en français ou en italien reprennent le texte du brouillon pour corriger le texte latin selon leur propre pensée et leur propre vocabulaire, ils trahissent le texte officiel, qu'il s'agisse de «* nuances *», de «* divergences *» ou de «* contradictions *».
#### Importance de la loi
Reste que l'abbé Jounel reconnaît qu' « UN DOUTE TRÈS LÉGITIME » pèse sur l'intention du législateur en ce qui concerne l'OBLIGATION du nouvel «* Ordo missæ *».
Le doute, à la vérité, provient d'éléments multiples en sus de ceux auxquels il est fait référence dans sa lettre. C'est un point sur lequel nous aurons peut-être à revenir. Signalons seulement :
1\) Les mises au point faites par Paul VI dans son allocution du 26 novembre 1969 ;
2\) La formule de l'avant-dernier paragraphe de la Constitution «* Missale Romanum *» d'où il résulte que sont seulement prescrites l'addition à la messe De trois nouveaux canons et la nouvelle formule de la consécration, qui doit être la même quel que soit le canon utilisé dans le nouveau rituel ;
3\) Le fait que n'est pas abrogé le privilège perpétuel accordé par Pie X pour dire la messe selon le rite promulgué par lui.
*Mais ce qui est grave en tout cela, c'est le discrédit où est tombée la notion de loi.*
Là où la loi n'existe plus, là où elle est incertaine, la société s'écroule. Il n'y a plus de liberté. L'arbitraire et la tyrannie règnent partout.
Sous prétexte de lutter contre le « *formalisme *», le « *légalisme *», le « *juridisme *», on détruit la loi, et du même coup on sape les fondements de l'Église.
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Opposer la charité à la loi, et l'Évangile à l'Église, c'est instaurer l'anarchie, et c'est aussi porter le trouble et la souffrance dans des millions d'âmes.
On ne sait même plus alors comment manifester envers l'Église l'obéissance et le respect qui lui sont dus. Disons-le honnêtement : en ce qui concerne la messe, ce n'est pas seulement le canoniste, c'est tout esprit familier des principes généraux du Droit qui serait obligé, aujourd'hui, de déduire de l'examen des textes non seulement que l'ancien rituel n'est pas aboli, mais que le nouveau n'est pas institué. Car des intentions, mêmes certaines (ce qui n'est pas le cas), ne tiennent pas lieu d'un texte certain, certainement promulgué. *Il faut, pour qu'il y ait loi, qu'il y ait un texte officiel irrécusable, et la volonté exprimée, dans les formes juridiques requises, par l'autorité compétente légitime, de le promulguer.* Ce ne sont pas des chinoiseries. Ce sont les garanties et les conditions mêmes du fonctionnement normal d'une société.
Pour en revenir à la lettre de l'abbé Jounel, il suggère à son correspondant d' « *inviter *» le législateur (le pape, s'il vous plait) à préciser « *la portée de l'obligation *» du nouvel *Ordo missæ.* On admettra qu'il est véritablement énorme (« *hénaurme *», aurait dit Flaubert) d'avoir à apporter une précision pareille sur un document pareil !
Doit-on imaginer que l'abbé Jounel suggère d'avance que la demande de précision devant être transmise à lui-même ou à ses amis, la précision sera conforme à ce qu'il a dit être en mesure d' « *affirmer *» sur la « *version originale* » du document ?
Tout cela est lamentable. Car pendant ce temps, ce sont les paroisses qui sont démolies et ce sont les prêtres qui sont mis à la torture.
Quant à nous, faute de pouvoir « *donner force de loi *» à nos propositions et à nos vœux, nous voulons cependant les résumer enforme, de conclusion -- *efficere et cogere placet :*
1\. Que les lois de l'Église redeviennent des lois.
2\. Que les bureaux de l'Église demeurent des bureaux soumis au Pape et n'agissant pas à sa place.
Si ces simples réformes étaient effectuées, on aurait tôt fait de vérifier que les lois ne sont pas un obstacle à la Charité et à l'Évangile, mais qu'elles sont, au contraire, le meilleur support de leur rayonnement.
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*Revenant le 18 février sur les anomalies de la Constitution apostolique* « *Missale romanum *»*, Louis SALLERON remarque encore :*
Quand on lit attentivement la Constitution, on s'aperçoit que le pape a simplement décidé («* statuimus *») qu'il y aurait trois canons supplémentaires dans le nouveau rituel, et qu'il a ordonné («* jussimus *») que dans les différents canons des paroles, nouvelles, de la consécration soient identiques.
C'est tout.
Le reste est un exposé de la révision du Missel romain. On est donc loin de la promulgation d'une loi où serait clair ce qui est abrogé et ce qui est désormais prescrit.
Il n'est pas douteux qu'un tribunal compétent, appelé à se prononcer, tirerait les conséquences de ces constatations.
*Sur le même sujet capital, on retiendra aussi les analyses et observations convergentes publiées par le COURRIER DE ROME du 10 février* (*numéro 62*) *:*
#### La traduction frauduleuse de la Constitution de Paul VI
**I. **C'est de la Constitution *Missale Romanum* instituant le rite de la messe réformée que nous voulons parler.
Nous avons déjà relevé l'énorme disparité qui existe, dans une phrase capitale, entre le texte *latin* de cette Constitution et le texte soit *italien,* soit *français.*
Nous y revenons aujourd'hui, en raison de la gravité de l'affaire, et en raison aussi de certaines révélations que notre alerte a provoquées.
La gravité est extrême. De semblables disparités avaient déjà été signalées dans de récentes encycliques. Elles sont toujours profondément déplorables. Mais quand il s'agit d'un ACTE LÉGISLATIF, le fait devient proprement scandaleux. D'autant qu'il s'agit, dans le cas présent, d'une loi exceptionnellement importante ; d'une loi qui doit régler un rite sacré, quotidien, pour des millions de prêtres et de fidèles ; d'une loi qui doit donc être l'expression de la plus haute UNITÉ qui soit dans l'Église : celle du culte et de la prière publique.
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Et c'est cette loi elle-même qui revêtirait, dans son expression, une FORME DOUBLE ! D'une dualité mettant en cause *sa force d'obligation !*
**II. **Rappelons le fait.
La Constitution de Paul VI a trois parties.
La première, après quelques phrases d'éloge donné au Missel de saint Pie V, rapporte, en une trentaine de lignes, les origines du nouveau.
La deuxième partie, la plus longue, fait, en trois pages, l'analyse des innovations introduites dans ce missel réformé.
La troisième est la conclusion du document, celle qui *devrait normalement être* la partie « dispositive », déclarant, en termes précis, la VOLONTÉ du Législateur : ce qu'il *ordonne,* ce qu'il *prohibe,* ce qu'il *permet*. Et comme en outre Paul VI légifère sur une matière déjà existante, en pleine vigueur, on attend qu'il annonce expressément le rapport qu'il entend mettre entre la loi NOUVELLE et l'ANCIENNE : abrogation, simple dérogation, indult, etc. etc.
C'est cette troisième partie qui *commence* par la phrase litigieuse. *La voici :*
« AD EXTREMUM, EX IIS QUAE HACTENUS DE NOVO MISSALI ROMANO EXPOSUIMUS QUIDDAM NUNC COGERE ET EFFICERE PLACET. »
Nous avons souligné les quatre mots importants.
La traduction sincère, exacte, de cette phrase doit être :
« De tout ce que nous venons jusqu'ici d'exposer touchant le nouveau Missel romain, il Nous est agréable de TIRER maintenant, pour terminer, UNE CONCLUSION. »
Or, voici la a traduction (sic) diffusée par la salle de presse du Saint-Siège » (reprod. dans la *Doc. Cathol.* du 1^er^ juin 1969 -- n° 1541, p. 517, col. 1)
« Pour terminer, Nous voulons DONNER FORCE DE LOI à TOUT ce que nous avons exposé plus haut sur le nouveau Missel Romain. »
La traduction italienne est identique :
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«* In fine, vogliamo dare forza di legge a quanto abbiamo finora esposto. *»
La différence entre le texte latin et les textes franco-italien est criante. Il y a plus qu'un faux-sens de maladresse, il y a une déformation positive et volontaire.
**III. **Nous avions alors posé la question : *Qui* a trompé *qui *? Cette question était purement philologique : car tout le monde sait que, dans les Actes officiels du St Siège, c'est le texte *latin* qui est seul réputé authentique et qui fait autorité.
L'un des distingués latinistes qui nous avait adressé sa réponse, M. le chanoine Rouget, curé de Saint-Cyran du Jambot, à Châtillon-sur-Indre, avait, en même temps, écrit, pour signaler la contrariété des textes, au Centre National de Pastorale Liturgique, qui avait pris à son compte la traduction française rapportée ci-dessus. Il reçut la réponse suivante de « M. Pierre JOUNEL, du Consilium Liturgique » :
« M. Cellier, Directeur du C.N.P.L., vient de me transmettre vos remarques relatives à la traduction de la Const. Apost. « *Missale Romanum *», et je vous apporte volontiers les éclaircissements que vous sollicitez. -- Comme presque tous les documents qui sont soumis à la signature du Pape, cette Constitution a été *rédigée en langue vivante*. C'est sur le texte initial que le Souverain Pontife apporte les corrections qu'il juge nécessaires avant de donner son approbation. *Puis* le texte est confiée à la section des lettres latines. Malheureusement les nuances de la rédaction première ne sont pas toujours rendues *avec fidélité* et parfois on se trouve en présence de *divergences notables*. Plusieurs encycliques récentes, en particulier *Mater et Magistra* de Jean XXIII, ne sont *pas totalement compréhensibles en latin : non officielles*, les traductions italienne et française traduisent *mieux* la pensée du Pape (...) Pour en revenir au texte *français* publié par le C.N.P.L., je puis vous affirmer qu'il traduit avec la plus grande fidélité la version *originale* du document. Mais je vous remercie de vos *très justes* remarques. Puisqu'*un doute très* *légitime* peut se poser sur l'*intention* du législateur, il sera assez facile d'inviter celui-ci à *préciser* la portée de l'*obligation* du nouvel *Ordo Missae*, soit dans un document ultérieur, soit sous la forme d'une réponse officielle à un dubium, selon une modalité traditionnelle dans la Curie Romaine. »
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**IV. **Nous avons souligné les passages capitaux de cette lettre. Mais elle est extraordinaire dans tous ses termes. Nous croyons pouvoir lui prédire la célébrité, pour le temps présent et, peut-être, pour l'histoire. Essayons d'en extraire toute la substantifique moelle :
**1. **-- D'abord, on est saisi de l'assurance de l'auteur. On se dit : voilà un homme nourri dans le sérail. Il affirme ce qu'il sait, et, s'il invente ce qu'il ne sait pas, il est sûr de n'être point démenti. Qui est-il, pour avancer aussi tranquillement, par exemple, qu'il suffira d' « inviter » Paul VI à lever un « doute » (qu'il avoue « *très légitime *») sur la force obligatoire de sa Constitution, pour que le Pontife reconnaisse, lui aussi, ce doute, ET le *résolve dans le sens, bien déterminé, de l'obligation ?* M. Jounel est-il dans le secret des dieux ? Ou, peut-être, dieu lui-même ?
**2. -- **Selon ce dieu ou demi-dieu, il y a incontestablement une *divergence* entre le texte latin, officiel, et le texte primitif en « langue vivante ». Mais les responsables de la disparité seraient les *rédacteurs latins,* qui ont montré, en d'autres circonstances, qu'ils étaient incapables soit de saisir les « NUANCES » de l'original, soit de les « rendre avec fidélité ». -- Une déclaration aussi énorme soulève une nuée de remarques :
A. Celle qui saute à l'esprit, avant toutes les autres, s'inspire de la fiche de consolation que Paul VI, dans l'allocution historique du 26 novembre 1969, avait baillée à ceux qui se lamenteraient du « sacrifice » de la langue latine dans les offices liturgiques : « Souvenons-nous en bien, pour notre réconfort, disait le Pape : le latin ne disparaîtra pas pour cela de notre (? !) Église. Il demeurera *la noble langue des actes officiels* du Siège Apostolique. »
... Vraiment noble langue qui *trahit* la pensée originale des Pontifes, jusqu'à rendre « pas totalement compréhensible » une encyclique de Jean XXIII ! Incompréhensible même pour le Pontife qui la signe ? Car la question se pose ! En effet :
B. Une fois *admise,* dans le cas présent, la disparité entre le texte latin de la Constitution de Paul VI et le texte dit primitif, il faut de trois choses l'une :
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a\) Ou bien le Pape n'a pas *lu* ce texte latin.
b\) Ou bien, l'ayant lu, il ne l'a pas *compris.*
c\) Ou, l'ayant compris, et ayant bien *saisi* l'énorme différence entre les textes, il a finalement adhéré à l'énoncé *latin* ce qui revient à dire qu'il a changé d'INTENTION : qu'ayant d'abord voulu rendre le nouvel Ordo Missae *obligatoire,* il y a finalement *renoncé* au moment de publier l'acte législatif. -- Sous quelle influence ?
... Intervention tardive des théologiens et des canonistes qui auront été consultés par les rédacteurs des Lettres latines ?
... Intervention souveraine et irrésistible de l'Esprit Saint qui plie, à son, gré, le cœur et la plume des hommes ?
C. En toute hypothèse, *il n'y a, pour le fidèle, qu'une chose qui compte : l'expression dernière, officielle, de la volonté du Souverain Pontife.* Or, cette volonté reste « DOUTEUSE » : c'est le *moins* qu'on puisse dire.
**3. -- **On est alors amené à se demander : pourquoi Paul VI n'a-t-il point énoncé *plus clairement* sa « loi » s'il a voulu vraiment en porter une ? -- Nous ne voyons qu'une réponse à cette interrogation : c'est précisément qu'il n'a point voulu porter une LOI.
On insiste : mais pourquoi donc avoir donné l'*apparence contraire ? --* Nous ne voyons ici encore qu'une réponse. C'est celle que nous fournit le cardinal Gut, dans la parole désormais historique : « *Beaucoup de prêtres ont fait ce qui leur plaisait* (= en matière liturgique). *Ils se sont* IMPOSÉS. *Ces initiatives prises sans autorisation,* ON NE POUVAIT PLUS, *bien souvent, les arrêter. Dans sa grande bonté et sa sagesse, le Saint-Père* A ALORS CÉDÉ, SOUVENT CONTRE SON GRÉ. » (Dans *Doc. cathol*. n° 1551 -- 16 nov. 69, p. 1.048, col. 2.)
Celui qui veut « contre son gré » veut à la fois et ne veut pas. Rien d'étonnant, dès lors, que la CONTRADICTION qui est dans l'âme réapparaisse dans l'écrit : la « loi » qui cherche à imposer le nouveau rite est DOUTEUSE, parce que la « volonté » de son auteur est elle-même INCERTAINE.
Il n'y a pas d'autre explication plausible : Ou DUALITÉ ou DUPLICITÉ. -- La duplicité est inimaginable. Donc...
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**4. -- **Pour *décharger les traducteurs franco-italiens* (c'est-à-dire lui-même et ses amis), M. Jounel n'a pas craint de *charger* les *rédacteurs* du Secrétariat aux Lettres latines. Oh ! de la manière la plus respectueuse qui soit : ces humanistes n'ont pas saisi les «* nuances *» du français et de l'italien, ou n'ont pas su les rendre...
Les NUANCES !...
Eh quoi ! Ce serait parler *avec nuances* que d'affirmer brutalement : « Nous VOULONS donner FORCE DE LOI à TOUT ce qui précède » ! Et il n'y aurait pas, dans la langue des Romains, consubstantiellement juristes, des mots très clairs pour exprimer cela !
Le Prof. Ettore Paratore, professeur de littérature latine à l'Université de Rome, nous a donné l'une de ces formules :
« Omnia quæ hactenus (...) *jus ratumque esse* (*ou : lege constituta esse*) *statuimus. *» !
Nous allons, nous, parler sans nuances à M. Jounel, et à ses pareils : «* Vous êtes des gamins ou vous êtes des cyniques. Pour défendre votre boutique, vous humiliez l'Église romaine, le Pape régnant et l'Église de Dieu. *»
... Des « faussaires », prêts aux coq-à-l'âne les plus éhontés dans leur empressement à transformer l'Église en un syndicat révolutionnaire », nous écrivait le même professeur Paratore qui montre ainsi qu'il connaît le français aussi bien que le latin.
De son côté, le R.P. A. Noché, s.j., nous disait : « Il est inadmissible de transformer en *une obligation* légale portant sur *la totalité* du long texte qui *précède*, l'énoncé d'un *plaisir *: le plaisir de tirer une conclusion *précise* par *trois lignes* qui suivent. »
Le R.P. A. Coccia : « *Cogere* non può significare *costringere*, ma solo raccogliere, mettere insieme ; diversamente non avrebhe senso il *quiddam* (= qualcosa). E similmente *efficere* potrà essere tradotto per : concludere, fare, effetuare. »
Comme dit M. le chanoine Rouget : « Que le contresens ait été pondu dans le sens LANGUE VIVANTE-latin, ou dans le sens LATIN-langue vivante, l'œuf reste aussi gros et aussi inexplicable. Si cette réponse (de M. Jounel) décharge le C.N.P.L., elle charge la section des Lettres latines, dont l'appellation devient alors prétentieuse. »
Nous n'avons, quant à nous, aucune hésitation sur cette attribution : cet œuf d'autruche a bien été pondu dans la basse-cour carthaginoise d'*Annibale Bugnini*.
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**5.** ...Pondu et mis précipitamment *sur le marché*. Car c'est ainsi, hélas, qu'il faut parler ! Il est *notoire* qu'au-delà de tous les autres motifs, il y a, pour ce nouveau missel, comme il y avait pour le nouveau catéchisme, d'énormes intérêts financiers d'édition. On ne peut expliquer autrement la hâte avec laquelle on a commencé à débiter *en petites tranches* ce catéchisme et ce missel. Tous les maîtres de l'ascèse chrétienne ont placé, parmi les règles du « discernement des inspirations », celle de la *placidité*, opposée à la *précipitation *: ce qui est précipité ne vient pas de l'Esprit Saint.
S'ajoutait à l'*auri sacra fames*, la crainte que Paul VI ne revînt en arrière, comme il l'a fait en d'autres occasions (quoique, toujours, jusqu'ici, dans un sens contraire : le sens favorable aux réformateurs). Il fallait donc créer une « situation irréversible » : la meilleure était de faire acheter *au plus tôt,* à des millions de prêtres et de fidèles, le nouveau missel français traduit. -- Traduit par les mêmes qui avaient « traduit » la Constitution : en la trahissant.
Il serait bien difficile, après, de mettre au pilon ces centaines de milliers de feuilles, même volantes.
Seulement, la condition indispensable de ce négoce était de faire passer le nouveau missel pour OBLIGATOIRE.
Le texte *latin* de la Constitution ne se prêtant pas à cette illusion, on remplacerait cette illusion par une fraude : la fraude des traductions.
Les faux-monnayeurs jouaient sur le velours : quels sont, en effet, dans l'Église catholique, les laïcs, les prêtres, les évêques qui lisent encore dans le texte latin authentique, les Actes du Siège Apostolique ? -- Pour répondre, il n'y a qu'à examiner la nouvelle messe dans l'édition latine « typica » et dans la traduction française APPROUVÉE... -- Approuvée !
Nous pensons, là-dessus, aux peines édictées par saint Pie X contre ceux qui imprimeraient le missel qu'il promulguait, *sans licence* et sans le contrôle de *conformité* à l'édition-type (amende ; confiscation ; excommunication...)
... Et nous pensons aussi au canon 2360 -- § 1 de notre Code actuel de Droit canonique, édictant l' « excommunication *spécialement réservée* au Siège apostolique », encourue « ipso facto, contre les *faussaires* de lettres, ou décrets ou rescrits émanant de ce Siège, et aussi contre ceux qui en a useraient sciemment ».
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**V. -- **L'excommunication encourue *déjà* et *ipso facto* par M. Jounel, par ses coéquipiers du C.N.P.L., et par les imprimeurs, éditeurs, vendeurs qui gravitent autour de ce « Centre » ! Quel événement ! Quel exemple !
Combien de fois avons-nous entendu, ces derniers mois, la parole désolée : « Dites-nous ce qu'il faut faire ! »
Eh bien ! nous suggérons de faire l'expérience suivante :
Déférer, dans les formes canoniques prévues, à un TRIBUNAL du Saint-Siège le cas de ce DÉLIT PUBLIC.
Nous sommes nombreux, de par le monde catholique, à voir avec chagrin l' « Église romaine », cette « Curie » tant vilipendée, rester muette devant les attentats répétés, commis contre les lois les plus saintes. Ce silence est, pour beaucoup, un vrai scandale. Il faudra des dizaines d'années pour surmonter les effets de cette carence. Elle est capable de blesser l'autorité de cette vénérable Curie, infiniment plus que n'a pu le faire, l'été dernier, le débagoulage aux I.C.I. de cette olibrius de Mgr Suenens.
Mais si ces « curialistes » restent muets, c'est qu'on ne leur a jusqu'ici jamais posé une question ! Posé une question dans l'EXERCICE de leur CHARGE !
Si l'on essayait ?
Si le plus humble des fidèles, si une association portaient à l'*Auditorium SS. Domini Papæ* (comme on disait autrefois de la justice du successeur de Pierre) un cas, deux cas, trois cas, bien précis, bien circonstanciés :
-- D'église profanée (Strasbourg, Nancy) ;
-- De loi gravement enfreinte ;
-- D'actes officiels du Saint-Siège faussés ;
-- De collaboration épiscopale, ou de passivité à l'égard de l'un de ces attentats ?
Le simple déclenchement de la justice n'est pas la décision de la justice. Mais il en est la condition indispensable.
Et si l'on refusait de RENDRE la JUSTICE, alors les choses deviendraient CLAIRES. Nous n'en disons pas plus aujourd'hui.
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Que nos amis veuillent bien réfléchir à cette suggestion. Si l'un d'eux se décidait à lui donner suite, les conseillers du *Courrier de Rome,* en France et à Rome, lui donneraient non seulement la « marche à suivre », mais l'accompagneraient, du commencement à la fin, sur ce chemin où il y a plus d'honneur que de péril ; ils peuvent nous en croire !
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ANNEXE II
### Ils nous prennent pour quoi ?
Le P. Bernard Häring déclare, et cette déclaration est reproduite dans *L'Ami du clergé* sans réserve ni discussion ([^12]) :
« *Les premières réactions de nombreux théologiens et laïcs, et également d'une part importante de la chrétienté non catholique et du monde, ont montré que le pape Paul VI était trop optimiste en croyant l'homme d'aujourd'hui particulièrement apte à se joindre à sa façon de penser.*
« *Tout membre de l'Église accordera volontiers une grande importance à la parole du pape.*
« *Mais ce n'est pas la première fois qu'une large partie de la chrétienté fait appel au pape pour qu'il révise des décisions non infaillibles. *»
Le P. Haering ne parle pas du tout, dans ces lignes, du rite nouveau.
Il parle de l'encyclique *Humanæ vitæ.*
\*\*\*
Il n'est pas évident que l'encyclique *Humanæ vitæ* ait voulu être en elle-même un acte du Magistère infaillible.
Mais il est manifeste que l'encyclique *Humanæ vitæ* entendait rappeler un enseignement constant et irréformable de l'Église.
35:142
Malgré quoi, on nous raconte tous les jours qu'il est légitime, licite et utile de demander à Paul VI de « RÉVISER », c'est-à-dire de changer, l'enseignement contenu dans *Humanæ vitæ.*
\*\*\*
Mais simultanément on prétend nous INTERDIRE de demander la révision au l'abrogation du rite nouveau !
Or il est *certain* que l'institution du rite nouveau n'est point une décision infaillible et irréformable.
En outre, il est pour le moins extrêmement douteux que la promulgation atypique du nouvel ORDO MISSÆ lui ait conféré force de loi, -- d'une loi revêtue d'un caractère clairement obligatoire (voir sur ce point l'Annexe I).
Mais là, pour le rite nouveau, on nous réclame une obéissance inconditionnelle, aveugle, servile : et on répute « désobéissance » tout demande adressée au Pape de réviser ou d'abroger !
On se moque de nous. On nous fait marcher.
\*\*\*
Oui, on nous fait marcher, avec une dérision et un mépris qui ne prennent même pas la peine de se cacher, quand on veut nous faire croire que la réclamation est permise contre *Humanæ vitæ* et qu'elle ne l'est pas contre le nouvel Ordo.
On se moque de nous quand on appelle cela : *obéissance.*
C'est une tromperie et c'est un chantage. Nous ne les acceptons pas.
36:142
### Le Canon romain
par R.-Th. Calmel, o.p.
JE PARLERAI bien entendu du Canon Romain latin antérieur aux modifications introduites par le nouvel ORDO MISSÆ.
Jusqu'aux années 1950-1955 combien, parmi les prêtres qui ont maintenant la phobie de prononcer à la Messe un seul mot de latin, combien avaient envisagé qu'un temps allait venir où dans l'ensemble de la liturgie, non seulement on *bazarderait* le latin, mais même pour le Canon de la Messe la suppression du latin deviendrait une pratique hautement encouragée ? Combien de prêtres dans les années 50 avaient seulement entrevu que, quinze ans après, ils allaient crier bien fort le Canon de la Messe dans la langue nationale et qu'ils auraient le choix entre quatre formulaires, qui d'ailleurs auraient cessé de s'appeler *canon* ou règle invariable ? Que les prêtres et les évêques de France qui dans les années 50 avaient manifesté le désir ou l'espoir de ces chambardements se cherchent et se comptent : ils ne seront pas deux cents. Bien entendu quelques initiés pensaient à tout cela et le préparaient dans les ténèbres ; ils préparaient en général les divers panneaux mobiles et les éléments évolutifs de la religion nouvelle. En tout cas, aux environs des années 50, et même jusqu'à la mort de Pie XII en 1958, la tradition seize fois séculaire du canon romain latin ne faisait difficulté pour personne. Elle était en possession paisible. Ni la piété personnelle du prêtre n'en était gênée, ni la participation des fidèles.
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Nul n'aurait compris que les prêtres se mettent à dire la Messe en choisissant au petit bonheur entre quatre *prières eucharistiques,* chacune du reste se trouvant assortie de ritournelles variables. La tradition ne gênait personne. La ferveur des fidèles n'était pas toujours assez vive, l'assemblée pas toujours assez recueillie, mais on ne songeait pas à rejeter la faute sur la tradition ; on savait que le remède consistait non pas à casser la tradition mais à la comprendre et l'aimer plus profondément. De même que l'on disait au célébrant : méditez donc ces prières si simples et si pleines de l'Offertoire et du Canon, qu'elles soient la nourriture de votre âme ; accomplissez les gestes rituels avec gravité et piété ; de même on exhortait le peuple chrétien à prendre conscience du mystère ineffable que le Christ accomplissait à l'autel par le prêtre. Bref on était sûr que la meilleure célébration de la Messe et la meilleure participation devaient venir de la conversion intérieure qui fait retrouver la tradition dans sa vérité la plus intime, la plus nourricière, bien loin de la bafouer. Mais le Concile est venu, avec ses puissants mirages. La réforme qui aurait dû, qui doit toujours s'adresser d'abord au cœur et chercher d'abord la conversion personnelle, les modernistes et leur maffia l'ont détournée sur les structures les plus saintes. La grande, la belle loi de tous les renouveaux de l'Église a été trahie par Vatican II. Au renouveau véritable en vertu d'une fidélité plus vivante aux coutumes traditionnelles, sous la pression d'une ferveur accrue, le Concile des grandes illusions a substitué un hypocrite renouveau par bouleversement délibéré des traditions, avec une parfaite indifférence à la conversion des cœurs. C'est ainsi que la Révolution de 89 avait prétendu régénérer la France en jetant par terre quinze siècles d'histoire et en demandant aux citoyens, non pas de mieux remplir leurs charges, compte tenu des libertés et franchises particulières, mais de se laisser manipuler par un État totalitaire et d'adopter son idéologie.
\*\*\*
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Une des critiques les plus captieuses que l'on adresse au Canon Romain est la suivante : superbement commencée avec la Préface, pourquoi donc la grande prière qui doit environner, préparer, commenter en quelque sorte la consécration, -- c'est-à-dire l'accomplissement sacramentel du sacrifice unique, -- pourquoi cette prière n'est-elle pas poursuivie d'un seul tenant jusqu'au *Per Ipsum *? Pourquoi ne progresse-t-elle pas d'une seule coulée comme un fleuve céleste, semblable par exemple à la Préface de bénédiction du cierge pascal ? Pourquoi donc laisse-t-elle l'impression d'être morcelée ?
Je réponds invariablement : vous avez cette impression faute d'avoir pénétré dans son unité dernière. D'ailleurs il s'agit d'infiniment autre chose qu'une solennelle bénédiction liturgique. Il s'agit d'infiniment plus. C'est ici le sacrifice de la Croix, commémoré et transmis jusqu'à nous *dans son objectivité et sa plénitude,* quoique d'une manière non sanglante. Comment mettre en lumière cette richesse tellement prodigieuse sans la dénombrer un peu en détail ? Ce que vous qualifiez de morcellement n'est pas autre chose. Consciente du mystère que le Christ réalise à l'autel et qu'il a remis à ses prêtres jusqu'à la Parousie, comment l'Église pourrait-elle ne pas reprendre souvent sa supplication pour que le sacrifice soit agréé ? Comment pourrait-elle ne pas faire mention des fruits de paix et de salut qu'elle en espère ; comment ne point s'attarder à nommer la hiérarchie ecclésiastique ; comment hésiter à se placer sous le haut patronage de la Vierge Marie, des Apôtres, des Martyrs et de tous les Saints ? Le moyen de ne pas faire, pendant le Canon, une pieuse descente en Purgatoire -- *languentibus in Purgatorio... qui torquentur gravi supplicio* -- et comment ne pas multiplier les signes de notre indignité et incapacité ? Si l'on estime rompre l'unité du Canon par les éléments qui permettent d'entrevoir la qualité infiniment riche de cette unité, alors on ne sait plus de quoi l'on parle.
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Pour sûr on peut concevoir une *préface consécratoire* qui, par exemple, commencerait par la préface commune et, sans même la terminer immédiatement après le *Per Christum Dominum nostrum*, passant par-dessus les ajouts supposés « moins primitifs » : *Sanctus, Te igitur, Memento, Communicantes, Hanc igitur*, tomberait à pic sur le *Quam oblationem*, puis*,* après les paroles efficaces de la double consécration, omettant toute élévation, poursuivrait par le *Unde et Memores* et le *Supra quœ* pour finir au plus vite avec le *Per Ipsum*. C'est même cela, en l'étriquant encore un peu, que la *Seconde Prière Eucharistique,* celle qui *pratiquement* fait loi, a essayé d'imposer au prêtre et aux fidèles. Dans cette construction arbitraire, il se peut que des liturgistes ultra-cérébralisés découvrent une ligne « plus pure » et « plus continue ». La Messe d'ailleurs demeure valide -- *si du moins l'intention du célébrant est catholique...* En fait et depuis plus de quinze siècles ce n'est pas ainsi que les choses se sont faites et que l'Église les a voulues. Très vite des prières se sont intercalées, non pour briser l'unité de la ligne mais pour manifester de quelle ligne il s'agit : ligne de l'oblation sacramentelle du sacrifice de la Croix, ligne de l'oblation que fait l'Église d'elle-même conjointe au sacrifice de son Époux.
Les termes de chacune des prières et leur balancement, la richesse, la clarté, la cohérence de leur signification, leur enchaînement, tout dans l'ensemble du Canon Romain latin, et tout dans les détails, coopère à l'accomplissement le plus noble du mystère ineffable confié aux prêtres de l'Église, au nom de Jésus-Christ : la double consécration.
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*Oblation *: action de faire une offrande qui a un caractère de sacrifice. Acte par lequel le prêtre offre à Dieu, pendant la Messe, les « oblats » qu'il va consacrer.
*Oblats *: le pain et le vin apportés sur l'autel pour être consacrés.
*Propitiation *: intercession qui a la vertu de rendre Dieu propice, en procurant la remise des fautes.
*Anamnèse *: nom donné par les liturgistes à la prière qui suit la consécration.
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Certains éprouvent quelque surprise devant l'insistance du Canon romain à demander que le sacrifice soit agréé par le Père. Pourtant cette reprise inlassable de la même supplication ne devrait pas étonner. Sans doute, l'oblation du sacrifice de la Croix, rendu présent en vertu des paroles efficaces de la double consécration, cette oblation du Christ en personne est toujours et nécessairement agréable au Père céleste, de même qu'elle accomplit très certainement le salut des hommes. Mais une autre considération s'impose. C'est à partir d'humbles réalités, c'est à partir d'un peu de pain et d'un peu de vin, mis à part au moment de l'Offertoire, que le Christ va consommer le sacrifice de propitiation et de louange, qui plaît infiniment au Père. Eh ! bien, il n'y a point de proportions entre d'un côté ces hosties et ce vin, offerts par l'Église dès l'Offertoire et d'un autre côté l'offrande que fera le Christ de son propre corps et de son sang véritables en vertu de la consécration. Il convient donc à l'Église, dans le sentiment très humble de la condescendance divine, qui daigne opérer la transsubstantiation sacrificielle des modestes oblats qu'elle présente, il convient à l'Église de prier et supplier le Père de vouloir accepter ses propres oblats au point de les faire devenir le corps et le sang du Verbe Incarné Rédempteur. Une autre raison vient justifier encore l'insistance de l'Église à réclamer que le sacrifice soit reçu favorablement par le Père. Si le sacrifice du Christ en effet est toujours accueilli par le Père, du seul fait d'être réalisé, *ex opere operato,* en revanche l'offrande de l'Église en tant qu'elle est jointe à celle du Christ, ne saurait être accueillie qu'en vertu d'une miséricorde infinie et parce que le Père du Ciel aura d'abord rendu l'Épouse digne de l'Époux. Vous me direz qu'il en est toujours ainsi et que le Père ne cesse pas de sanctifier l'Église pour la rendre digne du Christ. Nous n'en doutons pas. Mais savons-nous assez que c'est là un effet de la prière de l'Église, prière qui est elle-même suscitée par l'Esprit du Christ ? En tout cas, avec le Canon romain nous ne risquons pas d'oublier cette loi primordiale de la Rédemption : si le sacrifice du Christ est toujours accepté, le sacrifice de l'Église, qui s'y intègre nécessairement, *n'est accepté que parce que le Père l'a rendu acceptable, et le Père ne l'a rendu acceptable que parce que l'Église n'a cessé de l'en requérir très humblement et dévotement.*
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Tout prêtre, tout fidèle ayant entrevu ce mystère ne trouvera pas trop nombreuses les formules qui, *dès l'Offertoire,* implorent l'acceptation du Sacrifice, -- semblables aux frémissantes ondulations des blés mûrs qui tour à tour se creusent et se gonflent, s'arrêtent et reprennent bientôt, sous le souffle infatigable des grands vents de la Saint-Jean d'été. *Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem... et praesta ut in conspectu tuo tibi placens ascendat... -- Et sic fiat sacrificium nostrum ut a te suscipiatur hodie... -- Orate fratres... ut in conspectu Domini sit acceptum sacrificium* ([^13])*... -- uti accepta habeas et benedicas* (dans le *Te igitur*). *-- Ut placatus accipias* (dans le *Hanc igitur*). *--* Le *Quam oblationem* tout entier. -- Puis, après *l'anamnèse* (l'*Unde et memores*), où l'Église exprime avec une telle force son assurance et sa paix triomphale : *Offerimus... hostiam puram,* voici de nouveau la même supplication : *Suprae quae propitio ac sereno vultu respicere digneris et accepta habere sicut... -- jube hanc perferri... in conspectu divinae majestatis tuae* (Prière *Supplices te rogamus*) ([^14])*.*
Traduisant à la perfection l'attitude qui convient à l'Église pour offrir le Sacrifice que lui a remis son Sauveur et son Époux, le Canon romain est foncièrement suppliant et oblatif. La disposition suppliante et oblative, qui est essentielle à la Messe, entre dans la texture même du Canon romain.
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Lorsque le formulaire d'un rite répond aussi convenablement à son objet, lorsque ceux qui usent de ce formulaire, invariable depuis plus d'un millénaire et demi, s'en trouvent heureux et comblés, on ne voit vraiment pas de raison suffisante de le modifier ou de lui substituer autre chose. On ne voit au contraire que des raisons de garder intact ce formulaire sans défaut, en user avec la plus grande dignité possible, le méditer humblement dans son cœur.
R.-Th. Calmel, o. p.
*P. S.* -- A ceux qui prétendent que l'usage du latin dans le Canon et l'unicité du formulaire servaient à déguiser la tiédeur et la routine, je réponds à chaque coup : même chez un Curé d'Ars ? même chez un Père de Foucauld, un saint Pie X et la phalange magnifique des saints prêtres, pontifes ou non pontifes, qui depuis des siècles et des siècles ont consacré en latin, et ont dit le Canon romain avec une Intensifié de foi, d'adoration, de surnaturelle tendresse qui saisissait les fidèles et frappait doucement à ce recès du cœur où l'homme le plus superficiel, le plus endurci, a perçu un jour ou l'autre l'interrogation dernière : ce que dit la religion, ce qu'elle fait, est-ce sérieux ? -- Réciter le Canon, toujours le même, à voix brasse et en latin, a favorisé la routine chez les prêtres qui avaient consenti à la tiédeur : voilà tout. La cause de la routine n'est pas à chercher dans le Canon romain, mais dans la médiocrité du prêtre. -- Et puis, quel besoin de poser tout de travers cette question de routine. *Car il s'agit de savoir avant tout si, oui ou non, dans le ministère des sacrements, il est des paroles qui, sans être absolument requises pour la validité, y tiennent cependant de trop près pour envisager d'en fournir des versions multiples et indéfiniment variables. La réponse est oui*. Dès lors, contre le danger de routine le remède est à chercher non dans la variation de telles formules mais dans l'accroissement de la vie intérieure.
R. Th. C.
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### C'est pourquoi...
par Marcel De Corte
JE ME REMÉMORAIS, l'autre jour, les réflexions faites par un éminent économiste et sociologue français, catholique fervent, sur la perte de la foi dans la jeunesse. Mon collègue, méditant sur deux enquêtes relatives à la foi et à la pratique religieuse des jeunes de 15 à 29 ans en France, effectuées à onze ans de distance par l'Institut français d'opinion publique, s'effrayait de l'écart violent que révèlent les calculs statistiques : les jeunes prient de moins en moins, ils pratiquent moins encore, ils sont de plus en plus athées, particulièrement dans l'enseignement supérieur où le nombre des sans-Dieu passe, en une décennie, de 20 % à 37 %.
« Comment expliquer pareille situation ? écrivait-il avec tristesse. N'est-il pas étrange que l'Église en pleine réforme, en pleine rénovation, en plein rajeunissement, n'ait pas mieux évité cette désaffection de la jeunesse ? »
Je donnais mentalement une réponse à cette question en écoutant, voici peu, dans une petite ville universitaire d'un pays très socialiste et très déchristianisé d'Europe, un Jésuite pérorer sur la crise de la jeunesse devant un parterre d'ecclésiastiques et de représentants de la finance et de l'industrie locales, presque tous gros bourgeois, catholiques et conservateurs, bien nantis et sûrs de leur puissance, sinon de leur salut, qui l'applaudissaient à tout rompre, et qui confiaient à un cabotin de la foi et de la philosophie, mandaté dûment par son Provincial et par son Évêque, la formation de leurs enfants, avec la confiance des bêtes qu'on mène à l'abattoir.
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J'avais déjà, et jusqu'à la nausée, lu et annoté bon nombre d'ouvrages et d'articles qui déferlent torrentueusement des encriers des théologiens, philosophes, psychologues et sociologues, dits de « la nouvelle vague » catholique. Sauf quelques prédicateurs délirants que je sanctionnais tout à trac par une fuite non dissimulée, je n'avais jamais vu ni entendu de porte-parole « scientifique » de cette faune qui ravage l'Église catholique actuelle sans qu'aucune mesure ne vienne arrêter leurs dévastations.
A l'occasion d'une mission officielle que m'avait confiée l'Université à laquelle j'appartiens, j'ai pu voir et entendre enfin l'un d'eux sévir dans sa propre Faculté, devant ses propres étudiants et étudiantes ainsi que devant leurs parents. C'est alors que j'ai compris pourquoi la jeunesse ne croit plus en Dieu et pourquoi l'Église à laquelle j'appartiens par le baptême tombe en ruines, en dépit des promesses d'éternité qu'elle a reçues et dont la mentalité dite post-conciliaire se sert comme d'une couverture pour perpétrer ses exactions sous prétexte de renouveau.
\*\*\*
Je passe sur l'attitude de l'orateur, commune aux clercs de la nouvelle religion, aussi calculée pour faire sensation que celle des vedettes de la chanson ou du cinéma, sur ce raffinement dans la vulgarité qui caractérise quiconque veut paraître, sur ces sophismes, ces sourires entendus et complices, cette désinvolture, cette flatterie, ces provocations bien dosées, sur tout cet arsenal de la rhétorique déclamatoire qu'utilise l'intellectuel d'aujourd'hui pour séduire et se hisser sur les tréteaux du théâtre de ce monde. J'en viens à l'enseignement de ce professeur catholique.
Il tient en quelques affirmations péremptoires.
C'est le développement des techniques d'information qui a rendu la jeunesse contestataire. Autrefois, elle recevait passivement les leçons de ses maîtres et des parents, et elle les suivait. Aujourd'hui, elle sait, elle sait qu'elle sait, elle sait même ce que ceux qui prétendent l'enseigner ne savent pas. Bref, grâce à la radio, au disque, à la télévision, à la civilisation de l'image qui s'étend uniformément sur toute la planète, tous « les jeunes » du monde connaissent le monde : leur savoir est universel. La jeunesse n'a donc plus rien à recevoir de personne.
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Elle a pris conscience d'elle-même. Elle est libre. Elle se révolte légitimement contre les vieux carcans d'un savoir magistral et périmé qu'on prétend lui imposer. Elle « dialogue » sur un pied d'égalité avec ceux qui comprennent sa promotion démocratique à la maturité intellectuelle.
Un autre facteur intervient : la « distanciation » (ah ! qu'en termes savants ces choses-là sont dites) entre les « vieux » et les « jeunes » s'aggrave du fait que les « vieux » sont attachés à des « principes », à des « modèles », et les jeunes à des « valeurs ». Les « principes » sont révolus, rébarbatifs et odieux : ils suintent l'hypocrisie et la morale qui en dérive est une morale morte. Quant aux « modèles », ils appartiennent au passé. Saint-Vincent de Paul n'a que faire depuis l'instauration de l'Assurance Sociale obligatoire. Les « valeurs », elles, sont l'expression même de la vie. La sincérité et la franchise par exemple sont des valeurs que les jeunes vivent intensément, auxquelles ils donnent un sens et dans lesquelles ils se manifestent entièrement.
Suit de là l'opposition de la jeunesse à un enseignement et une société dont les « vieux » disposent souverainement. Les « jeunes » reçoivent en Faculté des cours qui ne les intéressent pas et qui sont loin de la vie. En revanche, on ne les initie à rien de ce qui les touche directement et dont leur vie est pourtant pétrie : la sexualité par exemple ! Jeunes gens et jeunes filles apprennent toutes les théories scientifiques anciennes et modernes. Ils sont laissés dans l'ignorance de ce qui constitue pour eux une valeur. Le jeune homme ne sait pas ce qui fait la jeune fille et réciproquement. La notion de société est à son tour mise par eux en question : les « vieux » la suspendent à une idéologie, les « jeunes » voient en elle une valeur pluraliste où leurs consciences personnelles peuvent s'épanouir librement, sans entraves.
Toute autorité est ainsi contestée, fût-elle auréolée du prestige de la religion. Aucune de ses formes n'échappera désormais à la critique corrosive des « jeunes » qui représentent l'avenir et l'espérance de l'humanité. Il faut se faire à cette perspective qui répond du reste à l'essence même de la démocratie : l'autorité restera indispensable, mais sera perpétuellement contredite, controversée, discutée. L'enseignement et la société n'en disparaîtront pas pour autant : ils seront basés sur une participation « conflictuelle » dont la fécondité paraît inépuisable à l'orateur.
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Telle est, selon lui, la réalité qui sortira du conflit des générations, des groupes et des individus. Ce ne sera pas une réalité toute faite, indépendante de l'esprit humain. Une telle réalité n'existe pas : est réel ce que chacun pense être réel. Ce sera une réalité construite par tous et par chacun, et sans cesse reconstruite.
\*\*\*
Je ne m'attarderai pas à réfuter ces âneries doctorales. En les entendant, je me répétais à mi-voix la sentence définitive de Bernanos : « Je tiens l'intellectuel moderne pour le dernier des imbéciles jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve du contraire. » Je dirai simplement qu'elles traduisent une mentalité ecclésiastique marquée aux deux coins du *mépris absolu de la vérité* et, corrélativement, de l'unique *souci de flagorner les hommes* pour s'en faire écouter et s'en rendre maître. L'essentiel pour ces clercs à la pensée vagabonde n'est plus d'enseigner la vérité à toutes les nations, mais de garder leur audience au milieu de la subversion et de l'apostasie des esprits. « Sauvons la mise », voilà crûment, durement, sans fard, l'explication de leur attitude. « Suivons les hommes en leurs pires folies, baptisons-les sagesse et raison, afin de maintenir sur eux notre pouvoir, dût l'Église en crouler et la civilisation s'éteindre. » Après leur avoir cherché mille excuses, je ne trouve pas d'autre explication à leur comportement.
Quand on ferme son esprit à cette évidence solaire que l'immense masse des informations qui déferlent sur les « jeunes » (et sur les « vieux ») est *déformante ;* quand on foule au pied la loi naturelle, *principe* de toute morale, sous prétexte qu'elle ne répond plus à « la conscience » et à « la liberté » de l'homme ; quand on exalte la subjectivité des « jeunes » et qu'on lui octroie la tâche de conférer, sans guides et sans principes, « un sens aux valeurs », alors que, si les « valeurs » n'ont pas de sens, elles sont manifestement absurdes, et que, si elles en ont un, on n'a plus à le leur attribuer ; quand on professe un relativisme qui ravale la réalité au niveau de ce qui paraît tel et qu'on invite chaque « jeune » à se faire sa vérité propre, eh bien, alors, *l'intelligence des* « *jeunes *» *est rendue infirme pour toute la vie,* et le dernier des imbéciles, pourvu qu'il occupe une place qui lui donne quelque prestige et qu'il soit un spécialiste de « la parole », peut *la mener où il veut :* il en est le maître.
47:142
On veut briller. On veut concurrencer les histrions de la pensée qui paradent et pétaradent partout. On veut recueillir l'approbation du monde. Il faut alors avoir les moyens de cette fin : ils se condensent tous en un seul : abêtir l'intelligence, la sevrer des vérités qui la fortifient, ne lui laisser d'autre nourriture que son vide et sa vanité.
Que mon collègue qui se lamente sur l'échec du rajeunissement de l'Église se rassure. Le rajeunissement de l'Église est une réussite. Le prix à payer est léger. Il ne consiste qu'à larguer Dieu et à garder l'homme. L'homme séparé de sa source de vie n'est plus alors qu'un pauvre pantin dont « l'Église rajeunie », substituée à l'Église éternelle, tire les ficelles.
Marcel De Corte.
48:142
### Déclaration
par M.-L. Guérard des Lauriers, o.p.
LA SUPPLIQUE qu'ont adressée au Pape les Cardinaux OTTAVIANI et BACCI à propos du nouvel *Ordo missæ* est maintenant bien connue.
Elle appartient au passé et à l'histoire.
Elle ne laisse pas, cependant, d'appartenir au présent.
Les circonstances, et je le crois, par elles, la Providence m'ont induit jusqu'à présent à conserver l'anonymat. Mû par la profonde conviction qu'il suffit de restaurer la juste expression de la Vérité, pour que resplendisse, persuasive, la lumière de la « très sainte Foi », j'ai apporté une collaboration décidée à la rédaction du «* *Breve Esame Critico ». En accord avec d'autres théologiens, j'ai développé (*Pensée catholique*, n° 122) l'aspect doctrinal des considérants contenus dans le « Breve Esame ».
J'ai osé espérer qu'éclairer suffirait.
Des circonstances nouvelles, et, par elles, je le crois, derechef la Providence m'inclinent impérieusement à témoigner personnellement de ce que j'ai exprimé objectivement.
Je pense surtout au désarroi que provoque, en de très nombreux prêtres et fidèles, une « doctrine insolite que l'instinct de la foi estime spontanément suspecte, sans pour autant réussir à en discriminer l'errance » ; l'observation de S. Thomas reçoit actuellement une éclatante confirmation.
49:142
Je déclare donc que les arguments développés dans les deux études précitées n'ont pas seulement pour moi une valeur théorétique. Ils établissent que *c'est précisément dans l'ordre pratique* que le nouvel *Ordo missæ* et l'*Institutio generalis* qui en est le commentaire officiel constituent *pour le moins* un écart, un « faux pas » hors la ligne dont le Concile de Trente a fixé les normes, et cela définitivement, « ad perpetuam rei memoriam ».
Y a-t-il vraiment un « pas » ? Ce « pas » (?) n'est-il qu'apparent, faux en son origine obscurément, comme il est faux en son aboutissant manifestement ? J'aime à le supposer. Je ne l'examine pas. D'autres l'ont fait, et bien fait.
Ce « pseudo pas » (?) est-il rectifié par des « discours » ou par des commentaires, si autorisés soient-ils ? Il n'en est rien.
Les discours se succèdent au fil des jours, ils passent. La Constitution apostolique *Missale Romanum* se réfère à la Constitution apostolique de S. Pie X *Quo primum.* Celle-ci est-elle abrogée par celle-là ? On en discute. Je ne le pense pas. Quoi qu'il en soit, au regard de la multitude, à tort ou à raison, la Constitution apostolique *Missale Romanum* est revêtue du prestige de la loi. A ce titre, en fait et *pour l'opinion,* elle demeure.
La supplique des deux Cardinaux appartient donc bien au présent.
50:142
Je souscris *sans réserve à tous les termes* de cette supplique, en particulier à l'affirmation suivante : « Come dimostra sufficientemente il pur breve esame critico allegato... il *Novus Ordo missæ...* rappresenta sia nel suo insieme come nel particolari, un impressionante allontanamento dalla teologia cattolica della Santa Messa, quale fù formolata nella Sessione XXII del Concilio Tridentino, il quale, fissando definitivamente i « canoni » del rito, eresse una barriera invalicabile contro qualunque eresia che intaccasse l'integrità del Mistero. » ([^15])
En conséquence, je déclare ne pas pouvoir utiliser le nouvel *Ordo missæ*.
*11 février 1970.*
M.-L. Guérard des Lauriers, o. p.
51:142
### Un Congrès international de prêtres traditionalistes
par l'Abbé Raymond Dulac
NOUS DISONS : *prêtres traditionalistes* sans perdre de vue les critiques que l'on peut faire à cette appellation, et, avant toutes les autres, celle de sembler mettre des distinctions dans l'ordre sacerdotal, réserver à un groupe particulier ce qui doit être commun à tout l'ordre.
Mais puisque certains novateurs ont voulu eux-mêmes se distinguer en collant à d'autres cette étiquette comme un mépris pourquoi ces *autres* n'accepteraient-ils pas le titre comme un honneur ? -- Étant entendu qu'on ne le porte que pour le mériter et pour aider ses confrères à l'obtenir.
Ce Congrès de prêtres s'est tenu à Madrid les 10-11-12 février.
Tenu dans un site illustre : la *Valle de los Caidos* qui est l'un des hauts-lieux non seulement de l'Espagne mais de tout l'Occident chrétien. Dans un cirque sauvage de pins et de granit l'Espagne pacifiée et réconciliée a élevé un monument à la mémoire des *tombés* de la guerre civile de 1936. -- De *tous* les tombés sans distinction, afin que la réunion des morts dans l'ossuaire fût le symbole et comme l'intercession de la réconciliation des vivants.
52:142
Monument qu'on dirait gigantesque si la proportion des lignes et l'adaptation au lieu ne lui donnaient la mesure humaine et une parfaite docilité à l'idée qui l'a conçu.
C'est dans l'abbaye jointe au monument par un cloître immense que quelque soixante-dix prêtres de nations variées et d'Espagnols de toutes les provinces s'étaient assemblés, à l'invitation de la « Fraternité sacerdotale de St Antoine M. Claret et du Bx Jean d'Avila ».
Le gouvernement espagnol avait voulu que ces prêtres fussent, pendant ce triduum, ses hôtes et il avait mis à leur disposition les salles d'accueil de l'abbaye.
\*\*\*
La *Hermandad Sacerdotal,* d'institution toute récente, est encore peu connue en France et elle ne fait rien pour l'être, comme il convient à sa fin qui est tout intérieure : la sanctification des prêtres par la fidélité au caractère surnaturel et sacré de leur sacerdoce.
Finalité assurément très commune et qui n'a jamais cessé d'être l'aspiration de l'Église, mais qui, aux époques de crise, a été aussi recherchée avec une ferveur accrue. Qu'il suffise de penser à tant de « sociétés » de prêtres, à tant de Confréries, suscitées par des Saints après la Révolte protestante, aux XVI^e^ et XVII^e^ siècles, ou après les destructions de la Révolution française, tout au long du XIX^e^.
A part ceux qui ont intérêt à le dissimuler en y trouvant des explications dérisoires, tout le monde convient que, depuis le récent Concile et peut-être à cause de lui, le sacerdoce connaît une crise telle qu'il n'en a sans doute jamais connu : par son ampleur, par la rapidité vertigineuse de la décadence et, surtout, par la profondeur du mal.
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Il ne s'agit plus, en effet, seulement comme en d'autres temps, d'un affaissement des mœurs cléricales, ou des études, ou de l'éducation, ou des vocations. Il s'agit de l'*idée* même du sacerdoce qu'une aberration sans précédent cherche à désacraliser d'abord, à laïciser ensuite.
Mais ce qui fait la singularité épouvantable de l'événement, c'est que la démolition du Tabernacle ne vient point d'ennemis du dehors, mais de l'intérieur même du sanctuaire : de ceux à qui Jésus-Christ pourrait adresser la plainte de Son psalmiste : « Si un ennemi m'eût outragé, je l'aurais sans doute supporté. Mais toi, avec qui je n'avais qu'une âme, toi l'homme de mon conseil, toi mon ami qui partageais les mets délicieux de ma table : nous allions si uniment ensemble dans la maison de Dieu !... » (*Psaume* LIV : 13-14).
« Autodémolition », disait, le 7 décembre 1968, aux élèves du Collège lombard à Rome, le Pape Paul VI qui ajoutait aussitôt :
« Beaucoup attendent du Pape des interventions énergiques et décisives. Le Pape ne croit pas devoir suivre une autre ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ. Ce sera lui qui calmera la tempête. »
A chacun sa charge, à chacun sa responsabilité. Quelques prêtres catalans ont pensé que les leurs étaient de défendre leur sacerdoce défiguré en conservant son caractère, celui qui resplendit sur le Visage du Souverain Prêtre Jésus-Christ. Le conserver par la prière, par l'action et, s'il le faut, par le combat.
La petite semence mise en terre à Vich était devenue, en quelques mois, un arbre assez haut pour abriter 4 000 à 5 000 prêtres tous espagnols et des provinces les plus diverses dans l'espace et selon le tempérament.
Cependant ces Ibères qui ont dans le sang, depuis des siècles, une horreur de toutes les sortes d'*alumbrados,* ne se donnaient en aucune façon une mission de réformateurs ou de maîtres. Aux petits « groupes prophétiques » des années post-conciliaires qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, ils ne voudraient, pour rien au monde, opposer des groupes antagonistes.
54:142
Ils tiennent simplement à être ce qu'ils sont depuis leur ordination. N'être que cela et l'être totalement.
L'approbation bientôt de 18 évêques de leur patrie les confirmait assez dans leur conviction qu'ils accomplissaient vraiment une œuvre d'Église.
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Le 9 juillet 1969 l'*Hermandad Sacerdotal* convoquait à Ségovie une assemblée de ses adhérents. Il en vint 700 autour du Cardinal de Arriba y Castro, archevêque de Tarragone et de Mgr Castàn Lacoma, évêque de Siguenza-Guadalajara, président de la Commission théologique de l'Assemblée épiscopale espagnole.
Pourquoi Ségovie ? -- Pour se placer sous la protection de saint Jean de la Croix, aux pieds de son tombeau, et méditer, en ce temps de ténèbres, les leçons du Maître des nuits mystiques.
En tête d'une « Déclaration de principes » qu'ils devaient publier avant de se séparer, se lisait cette mâle affirmation de foi :
« *Por màs oscura que sea la noche de las apostasias...* »
« Si obscure que soit la nuit des apostasies, des hérésies et des coupables silences, Dieu parle. Dans la plus complète obscurité Dieu et l'homme s'entendent, se trouvent ; alors la folie de la Croix se transforme en lumière de résurrection. »
Ce manifeste doctrinal comprenait 8 paragraphes :
I. -- SOURCES DOCTRINALES : Écriture ; Tradition ; Magistère de l'Église.
II\. -- NOTRE SACERDOCE : Sa dignité ; le célibat consacré ; la formation sacerdotale.
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III\. -- MORALITÉ PUBLIQUE.
IV\. -- AUTORITÉ ET OBÉISSANCE.
V. -- LA JUSTICE SOCIALE.
VI\. -- COMMUNISME, LIBÉRALISME CAPITALISTE ET GROUPES PROPHÉTIQUES.
VII\. -- ŒCUMÉNISME ET PATRIOTISME.
VIII\. -- ACTION DE GRÂCES à Dieu Notre-Seigneur pour le don de la vocation sacerdotale.
Programme complet de vérités éternelles et, en même temps, de « présence au monde » : la vraie.
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Par la simple force de son rayonnement, sans les secours trop humains de la propagande dont tant d'autres aujourd'hui usent sans vergogne dans l'Église, la *Fraternité Sacerdotale* espagnole est devenue comme un phare et un pôle d'attraction.
Des prêtres hollandais, allemands, italiens, français, inquiets des mêmes périls et partageant les mêmes aspirations, s'étaient, depuis trois ou quatre ans, associés dans leurs nations respectives.
Comme il est souvent arrivé dans l'histoire de l'Église, des petits foyers de fidélité s'allumaient ici et là, inconnus entre eux, jusqu'au jour où quelque cause impossible à déterminer les rapprochait, les unissait pour une grande œuvre commune. L'Esprit de Dieu reliait des membres épars, les animait, les dressait pour une résurrection qui tirait sa gloire d'un sépulcre.
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Les prêtres d'Europe occidentale qui ont répondu, les 10-11-12 février, à l'invitation de leurs frères espagnols ont ainsi posé les fondations d'un édifice qui *grandira,* on peut en être sûr.
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Sans grande idée préconçue, presque à l'impromptu, avec cette gentille improvisation qui paraît être l'une des grâces du soleil espagnol, ces prêtres ont, dans l'espace d'un après-midi et d'un matin, rédigé un projet de « Statuts » d'une « Fédération internationale » qui agrégera à l'Association-Mère des « Prêtres espagnols de St Antoine M. Claret », des sections nationales.
Chacune de celles-ci conservera, conformément au caractère et aux situations propres à sa province, une large liberté et variété d'action.
Un programme doctrinal et pastoral commun, la vision identique des périls du temps, une certaine forme du caractère et, pourquoi pas, un certain *tonus* devenu rare, assureront la poursuite coordonnée des mêmes fins.
Ne serait-ce pas déjà un grand bienfait de « s'entendre et de se retrouver » *dans la nuit ?* De se communiquer ses informations, ses expériences, ses efforts ?
Quand il n'y aurait, pour justifier cette Fédération, que les bienfaits d'amitié et d'édification ressentis pendant ces trois jours bénis de retraite à la *Valle de los Caidos,* il nous semble qu'aucun prêtre français de notre connaissance n'hésiterait à se joindre à cette famille spirituelle.
\*\*\*
Est-il possible d'imaginer une quelconque assemblée espagnole sans le divin accompagnement du poème et de la chanson ?
Nous avons eu la chanson et le poème.
Deux chorales, de jeunes filles et de garçons réunis, ont donné, un soir, aux austères conférences de la journée, cet achèvement de lumière que le cœur joyeux procure à l'esprit.
Il y avait une chorale d'étudiants et une chorale d'une paroisse madrilène : la paroisse de Saint-Ildefonse.
57:142
Nous avons entendu une chanson de Galice, une asturienne, huit, dix, douze autres, dont le titre seul faisait rêver :
*Negra sombra -- No llores me -- Ganta marinero -- Virgen de amor -- Oge piadoso -- Pan divino...*
Ces airs, murmurés ou qui volaient en éclats sortiront-ils jamais de notre mémoire ?
Et ces ardents versets, alternés selon le seul mouvement des émotions de l'âme :
Ungido por el Señor
No despallezeas de penrna
Si ves sombra ; en derredor
Porque tu Luz està cerca
......
Prêtre, ô Prêtre,
Qui orientas vers Dieu ta vie,
Saint, vierge, humble et zélé,
Le troupeau qu'Il t'a donné, oh ! ne l'abandonne !
......
Quand dans ta Patrie tu retourneras,
N'oublie pas que l'Espagne est ici
Et qu'en elle mainte jeunesse
Pour la foi, à mourir est prête.
*No te olvides que España està aqui.*
Nous ne l'oublierons pas. Nous garderons, au milieu de toutes les nuits, le souvenir de cette *présence,* qui chante et qui lutte.
Raymond Dulac,\
prêtre.
58:142
### Rapport de l'abbé Raymond Dulac au Congrès
QUAND ON VEUT DÉFINIR d'un mot l'état de l'Église depuis le Concile, on dit : l'Église traverse une *crise,* et l'on ajoute quelquefois : la crise la plus grave de son histoire.
Tout le monde peut être d'accord sur ce jugement. Mais, dans cette généralité, l'affirmation reste superficielle. Il faut, en effet, préciser le sens de ce mot : CRISE. Il en a plusieurs.
On peut d'abord l'entendre au sens de période difficile dans la vie d'un individu, d'une institution. Ainsi parle-t-on d'une crise de goutte, d'une crise de croissance, d'une crise ministérielle, monétaire. -- Quand il s'agit de l'énorme épreuve que traverse en ce moment l'Église de Jésus-Christ, ces sens sont médiocres et presque dérisoires.
Il y a un autre sens : un sens dont il faut extraire la signification profonde de l'étymologie grecque du mot. La crise, *crisis,* c'est le JUGEMENT. C'est dans ce sens que Notre-Seigneur employait le mot, à ce moment solennel où Il allait entrer dans la Semaine de Sa Passion rédemptrice :
*Nunc judicium est mundi :* voici venue la CRISE du monde. Et il ajoutait :
*Nunc Princeps mundi ejicietur foras :* maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors.
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C'est-à-dire : jusqu'à présent, le Principe satanique était si intimement mêlé au monde qu'on ne les pouvait plus discerner. Le bien et le mal, le vrai et le faux étaient confondus.
Maintenant, c'est fini. Le tri est fait. Voici que la Croix du Sauveur va tracer, du Sud au Nord, de la Terre au Ciel, et pour tous les siècles à venir, la verticale infaillible, la frontière indiscutable. L'Histoire humaine va désormais prendre par rapport à ce *Signe de contradiction,* ses orientations inévitables. On sera POUR ce Crucifié ou l'on sera CONTRE. Ce sera OUI ou ce sera NON ! Plus de « milieu » à son égard, parce qu'Il se sera fait Lui-même le *Milieu* unique, le *Médiateur,* sur ce Calvaire qui devient le *Centre* unique de la Nature et de l'Histoire.
Jugement de la Croix ; crise de la Croix.
Heureuse crise qui, par les saintes séparations qu'elle a produites, a tiré les hommes des *ténèbres* et de l'*ombre de la mort :* ténèbres de l'erreur, ombre de l'incertitude.
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Dirons-nous que la « crise » où l'Église est aujourd'hui abîmée est une crise de cette sorte ? Une crise où s'accomplit clairement ce *jugement,* ce *discernement,* cette dure et saine rupture où chaque chose, chaque idée, chaque personne vont trouver leur juste place, leur nom exact, leur qualification ?
Ah ! ne cherchons pas à nous consoler d'une consolation *humaine,* à nous rassurer d'une assurance *humaine.* Disons franchement : la crise actuelle de l'Église est, hélas, tout le contraire d'un jugement, elle est très précisément l'absence de jugement ! Du jugement qui qualifie, qui définit et, s'il le faut, qui tranche.
Tout est remis en question, depuis ce Concile qui s'était fait une loi de ne rien *définir,* qui a voulu se nommer *pastoral,* par la plus étrange des oppositions à : *doctrinal,* comme si le premier devoir du pasteur n'était point de dispenser la doctrine, ou comme si toute doctrine puisée aux sources de la Révélation et de l'oraison n'était point d'elle-même essentiellement pastorale.
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Tout est remis en question, tout :
La nature du gouvernement ecclésiastique : le pouvoir du Souverain Pontife, celui des Évêques, celui des Curés.
Le caractère sacramentel, indélébile du Sacerdoce, inséparable du caractère sacrificiel de la Messe, qui fait le prêtre séparé du monde et distinct du laïc.
Les structures paroissiales traditionnelles. Les Séminaires. Les Instituts religieux.
La notion de dogme, de loi morale, de droit canonique.
Rien n'échappe à cette « contestation ».
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Voici prononcé le mot de l'énigme : CONTESTATION. Cette contestation post-conciliaire ce n'est pas le « sed contra » de la *Somme théologique,* l'humble, paisible, confiante recherche d'une certitude au-dessus de la certitude, la «* fides quaerens intellectum *» mais la contradiction *perpétuelle* de celui qui s'appelle précisément l'*Adversarius,* le Satan, le contradicteur du Dieu Vérité.
Qu'on l'appelle *Dialectique* pour masquer sous un nom pédant sa malice banale, cette contestation est aux antipodes de la foi catholique. Celle-ci a été définie pour toujours par les martyrs et par les docteurs : *sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium :* un fondement inébranlable, une affirmation victorieuse.
Et voici le *deuxième aspect* de la présente crise de l'Église : plus que la négation de tel ou tel article du Credo, c'est la dissolution du mot CREDO qu'elle révèle : *je crois.*
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Ce qui définit la Foi catholique, sa *fermeté,* est en train de disparaître chez les croyants. -- Je dis bien : les croyants. Une formule répandue maintenant en France résume cet affaissement : « L'Église est en état de recherche. »
De *recherche !* -- Nous pensons à la parole de Tertullien : « Pour nous, il n'y a plus rien à chercher après le Christ. »
Si les hommes de ce temps perdent confiance en l'Église, c'est parce que l'Église leur semble avoir perdu confiance en soi : dans sa mission surnaturelle, dans son autorité. Comment donner la certitude aux autres, quand on l'a perdue pour soi ?
Je pense en particulier à nos jeunes gens : à ceux qui, il y a 15 à 20 ans encore, entraient joyeux dans les séminaires et les noviciats... -- Crise *des* vocations ? Oui, mais crise d'abord de *la* vocation : on ne sait plus ce qu'elle est, où elle mène.
A 16 ans, à 20 ans, on est affamé de certitude et désireux de don total. Or voilà qu'on donne à ces cœurs *sans partage* le spectacle d'une église *partagée :* prêtres mariés ? célibataires ? Paroisses traditionnelles ? Paroisses socioprofessionnelles ? Liturgie stable ? Liturgie flottante ? Et le costume ! Et le règlement des séminaires ! Et le régime des études ! Et le latin ! Et le chant sacré !...
Je me reporte à mes 16 ans, quand, laissant tout à coup, entre la Première et la Philosophie, le lycée laïc, j'entrais au Séminaire. J'ignorais tout de ce monde. Tout, sauf ceci que je me donnais pour toujours à Quelqu'un qui serait le même toujours, dans cette Église catholique dont j'étais sûr divinement qu'elle serait, au seuil de ma vieillesse, telle que mes yeux d'adolescent la voyaient à travers le prêtre de mon collège.
Si ce prêtre m'avait dit alors : « Nous sommes en état de recherche », je lui aurais dit instantanément : « Eh bien, quand vous aurez trouvé, vous viendrez me le dire. »
\*\*\*
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Mais ce prêtre ne me le disait pas. Comme ceux que vous avez connus, mes chers Confrères, tous les prêtres de ce temps nous avaient appris que *celui qui met la main à la charrue et qui se retourne en arrière n'est pas digne du Royaume* (Luc, IX, 62).
En laissant le monde, nous avions laissé le doute et nous avions, pour toujours, trouvé la paix. Puis, ce que nous portions nous le donnions aux autres ; dans les ministères les plus variés ; insoucieux de méthodologie, d'enquêtes, de statistiques, d'artifices.
Si l'on nous avait parlé d'aggiornamento, nous serions restés muets et béants de surprise, n'imaginant pas que *l'homme de Dieu* pût être préoccupé d'être jeune ou vieux. Nous nous efforcions seulement de plaire à ce Dieu, d'être accordés à l'éternel, et nous étions sûrs, du coup, d'être adaptés au présent.
Or voilà un nouvel aspect et vraiment inouï de la crise de l'Église : la peur de déplaire au monde, à ce monde dont saint Paul disait : *il est crucifié pour moi et je le suis pour lui*. -- De là ce souci anxieux d' « être de son temps », de là cette recherche de ce qu'on appelle, dans une formule passée en slogan, « les signes des temps », avec tout ce que cela peut comporter d'illuminisme prophétique et de messianisme temporel.
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Il y a bien d'autres manifestations de l'effondrement qui ébranle du haut en bas l'Église de Jésus-Christ. Paul VI n'a pas craint de l'appeler une *autodémolition :* ce qui doit signifier qu'elle est accomplie non seulement par des hommes d'église sortis de l'Église (ce qui a eu lieu toujours, d'Arius à Luther, à Loisy) mais à *l'intérieur* de l'Église, par des hommes *qui restent en place,* et qui font servir leur autorité à cette subversion.
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Vous connaissez bien, mes chers Confrères, les formes variées de cette subversion. Je ne rappellerai que les trois principales :
La fausse recherche d'une UNITÉ *doctrinale et sacramentelle* avec les « frères séparés » sous le nom fallacieux d'œcuménisme. Cette illusion a déjà porté ses fruits : diviser les catholiques entre eux ; tarir subitement la conversion des protestants ; fortifier l'indifférentisme
Deuxième subversion : la désagrégation de l'UNITÉ HIÉRARCHIQUE sous le pseudonyme de collégialité, aussi pernicieux pour le primat pontifical que pour l'autorité *personnelle* de l'évêque dans son diocèse : autorité personnelle absorbée par l'autorité impersonnelle des conférences épiscopales.
Enfin : démocratisation de toutes les autorités ecclésiastiques par l'invention de trois néo-formations, inconnues jusqu'ici dans l'Église : conseils presbytéraux, conseils pastoraux, synodes diocésains, avec tout l'appareil des parlements laïcs.
Nous voyons, depuis trois semaines, à quels bouleversements trop prévisibles ces maladies ont conduit la malheureuse église de Hollande, naguère aux premiers rangs pour les vocations religieuses et missionnaires.
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La claire vue de ces désastres porte déjà en soi son bienfait : elle provoque la tristesse chrétienne, le gémissement, l'expiation qui ouvrent la voie à la conversion. Mais il faut plus : il faut à l'Église militante le combat spirituel, sans lequel il n'y a point d'espérance de la couronne : *non coronabitur nisi qui legitime certaverit*.
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C'est pour cela que nous sommes réunis ici, mes chers Confrères, venus des points les plus variés du Vieux et du Nouveau Monde, dans cette terre espagnole, d'où est parti, plusieurs fois, l'appel de la *Reconquista.*
Nous voici rassemblés et, suivant le conseil de l'Évangile, calculant, mesurant nos forces avant d'affronter l'Adversaire. Réfléchissant avant l'action : *que faire et comment le faire ?* Nous nous efforcerons de répondre à ces questions. Mais je ne crois pas préjuger de vos réponses en disant dès cette première réunion :
Nous n'avons pas à *inventer.* Nous n'avons qu'à *retrouver.* Retrouver les principes séculaires de l'apostolat chrétien et laisser ces principes obtenir leur efficacité totale par la fidélité intégrale à les appliquer.
Et d'abord la fidélité au *caractère* de notre sacerdoce.
Nous convaincre que nous ne sommes ni des *militants* d'une action temporelle, ni simplement des *animateurs* religieux, ni des *présidents* d'une liturgie laïcisée, mais, dans le Christ et par le Christ, les ministres du Sacrifice et des Sacrements.
Et le reste nous sera donné par surcroît !
\*\*\*
Un Frère Prêcheur, ami de cette *Hermandad,* le P. Calmel, m'écrivait ces jour-ci, à propos de la RÉACTION salvatrice qu'il est urgent d'opposer à l'autodémolition de l'Église :
« Si le feu commence à prendre en Espagne, on n'arrêtera plus l'incendie. »
Il parlait de ce feu que Notre-Seigneur est venu allumer sur la terre, le Feu des flammes de Pentecôte.
Voulez-vous, mes chers Confrères, que nous nous mettions, pendant ces trois jours, dans les dispositions des Douze Apôtres, réunis au Cénacle autour de la Bienheureuse Vierge Marie ?
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Que l'Esprit qui procède du Père et du Fils fasse de chacun de nous une torche vivante qui communique ensuite dans nos nations l'ardeur inextinguible de la vérité et de la charité.
Raymond Dulac,\
prêtre.
Les prêtres de langue française qui, parmi nos lecteurs, désireraient d'autres renseignements sur la « Hermandad sacerdotal » et sur la « Fédération internationale » en voie de constitution, peuvent écrire à notre éminent collaborateur M. l'abbé Raymond DULAC (à l'adresse d' « Itinéraires », 4, rue Garancière, Paris VI^e^).
66:142
## CHRONIQUES
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### Choses d'aujourd'hui
par Gustave Thibon
##### Conscience morale et loi du moindre effort.
Je reçois un manifeste en quête de signatures dans lequel il est dit que l'homme moderne, immergé dans une civilisation de plus en plus matérialiste, a besoin d'une « réanimation » de la conscience morale.
L'intention est excellente, mais la formule appelle quelques précisions. La conscience morale, c'est-à-dire le sens du bien et du mal, du juste et de l'injuste -- est un des attributs fondamentaux de l'être humain et on le retrouve, sous des modalités et à des occasions très diverses, chez tous les individus et dans toutes les sociétés. Le plus abject des criminels, s'il est condamné pour un délit qu'il n'a pas commis, protestera avec une pathétique sincérité contre l'injustice dont il est victime. Les associations de malfaiteurs ont une morale « du milieu » fondée sur l'entraide, la loi du silence, la juste répartition des biens injustement acquis, etc. Et quant à l'opinion publique dans son ensemble, la conscience morale s'y manifeste chaque jour avec une virulence qui éloigne toute idée de coma ou de réanimation : on ne peut pas discuter avec l'homme de la rue ou déplier un journal sans qu'il soit question de dénoncer un abus ou de protester contre une injustice...
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L'auteur du manifeste a cependant raison. Mais ce qui nous manque, ce n'est pas la conscience morale, c'est l'art d'user correctement de cet instrument.
Expliquons-nous. La conscience morale existe en chacun de nous, mais elle fonctionne suivant des lois qui tiennent à la physique plus qu'à la morale. Disons qu'un certain sens élémentaire du bien et du mal jaillit intarissablement du cœur de l'homme comme l'eau d'une source de montagne. Mais, comme l'eau, il tend à épouser les pentes, à contourner les obstacles, c'est-à-dire à couler dans la direction où il rencontre la moindre résistance. Ainsi le veut la loi de la pesanteur universelle ou, en termes psychologiques, la loi du moindre effort. Car c'est la grandeur de l'homme de ne pouvoir étouffer la voix de sa conscience et c'est sa misère que de trouver instinctivement (ce qui ne veut pas dire innocemment) les détours les plus faciles pour apaiser cette conscience à peu de frais. L'intérêt et les passions, l'obéissance aux préjugés et aux modes jouent ici un rôle analogue à celui de la pente pour les cours d'eau...
On ne renonce pas à la distinction entre le bien et le mal, mais on détourne pudiquement ses regards du mal qu'on commet ou dont on profite, ou bien des erreurs et des injustices que charrie le dernier flot de l'histoire, pour mieux concentrer son indignation sur l'abus, si léger soit-il, dont on pâtit personnellement et surtout sur les vices et les imperfections inhérents à des courants d'opinion et de mœurs déjà disparus ou supposés en voie de disparition.
69:142
Sur ce dernier point les exemples s'offrent en foule.
En politique. Au temps où triomphait le fascisme, ceux qui sympathisaient avec ce régime justifiaient leur conduite en dénonçant la « pourriture des démocraties ». Amère faculté que la mémoire ! Je me souviens des évêques italiens qui, dans un bel élan d'unanimité patriotique, vendirent leurs croix pectorales pour aider Mussolini à financer la guerre colonialiste contre l'Éthiopie. Disons à leur décharge que la condamnation de l'entreprise italienne par des pays comme la France et l'Angleterre qui s'étaient déjà adjugé les trois quarts de l'Afrique, n'était pas exempte d'hypocrisie. Aujourd'hui où Mussolini et sa dictature ne sont plus qu'un souvenir inoffensif, le mot de fasciste est devenu l'injure absolue. De même on voit de fougueux champions des libertés démocratiques dénoncer à cor et à cris la tyrannie de Franco, des successeurs de Salazar ou des colonels grecs -- régimes qui comportent certainement des abus, mais dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne menacent en rien l'indépendance des autres pays -- tandis qu'ils osent à peine élever quelques objections de principe sur les politiques de Moscou, de Pékin ou de la Havane qui, par leur volonté d'expansion et leur propagande, représentent un danger permanent pour l'ensemble de l'humanité. La fable des *Animaux malades de la peste* n'a rien perdu de son sel : on croit lutter pour la liberté et pour la justice et l'on se contente de frapper sur la forme d'oppression la moins redoutable et qu'on estime condamnée par le mouvement de l'histoire.
En matière sociale. A l'époque où le libéralisme économique battait son plein et se permettait tous les abus, que de « bien-pensants » déniaient aux ouvriers le droit de s'organiser en syndicats et brandissaient l'épouvantail du socialisme ! La situation s'est renversée : le collectivisme, le dirigisme triomphent sur toute la ligne -- et les bien-pensants de la même espèce s'insurgent contre un libéralisme agonisant où ils voient la cause de tous nos maux !
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J'ai sous les yeux la protestation d'un prélat français contre les entorses apportées par le pouvoir aux libertés syndicales. Le moment est bien choisi dans un pays comme la France où le syndicalisme politisé et oublieux des intérêts réels de la classe ouvrière est devenu le grand cheval de bataille de la révolution totalitaire !
Dans le domaine des mœurs. Quand sévissait la morale puritaine, le moindre essai de révolte contre les tabous sexuels était condamné comme le péché suprême et sans rémission et maintenant, alors que nous pataugeons dans l'érotisme et la pornographie, on insiste lourdement sur les inhibitions, les refoulements, les névroses -- tout ce qu'on appelle les « malades de la chasteté » -- provoqués par une morale sexuelle trop rigide... :
Et dans l'Église ! On souligne les erreurs et les excès du constantinisme, de l'inquisition, du tridentisme, du jansénisme, du triomphalisme, etc. -- et pendant qu'on lessive ces vieilles taches dues aux collusions avec les idoles du passé, on ne voit pas les redoutables éclaboussures qu'attire une ouverture imprudente aux idoles du présent...
Ainsi partout... On se donne bonne conscience en fustigeant le mal opposé au mal dominant. Un peu comme un médecin qui mettrait en garde contre les périls de l'obésité un malade dangereusement amaigri. Ou qui prescrirait des saignées à un anémique... Conclusion. La conscience morale est un instrument aussi solide que difficile à régler : elle n'est jamais hors d'usage et presque toujours détraquée. C'est une montre dont les aiguilles ne cessent pas de tourner ; malheureusement l'heure qu'elle indique n'est pas celle du soleil : elle avance ou elle retarde au gré de nos passions et des influences du milieu et de la foule. L'œuvre de la sagesse est de la soustraire à ces remous perturbateurs et de la régler sur le soleil, c'est-à-dire sur la conscience divine dont elle est en nous l'image obscurcie et mutilée.
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##### La mode et la peur
J'ouvre un de nos plus grands quotidiens et j'y trouve, « à la une », ce titre en lettres énormes : « Grippe : une psychose s'est emparée de la population et la chasse au vaccin introuvable bat son plein. » Dans le corps de l'article, on relate quelques cas mortels disséminés à travers la France -- ce qui contribue, évidemment, à étendre la dite psychose.
On saisit mal, à première vue, les raisons de cette panique.
La peur de souffrir ? Mais la grippe, sauf exception, n'entraîne que des souffrances diffuses et fort tolérables. Si j'avais à choisir entre un accès de névralgie ou une crise de coliques hépatiques et une semaine de grippe, je n'hésiterais pas un seul instant.
Le danger de mort ? Il est infinitésimal par rapport à la multitude des cas observés.
Alors ? Je crois démêler, sous ce refus de la douleur et de la mort qui est aussi vieux que l'humanité, d'autres mobiles inavoués qui tiennent uniquement à la mentalité de notre époque.
On nous dira, pour expliquer cette disproportion entre une peur si intense et un danger si ténu, que les hommes d'aujourd'hui, gorgés de sécurité et de confort, sont plus allergiques que leurs aïeux à toutes les menaces du destin.
La question n'est pas aussi simple. Car ces mêmes hommes, qui tremblent devant une épidémie, bravent chaque jour, sans même y penser, des dangers beaucoup plus graves. A voir, par exemple, la rubrique quotidienne des accidents de la circulation, on ne peut douter que le risque de mourir -- et de tuer -- sur les routes soit autrement sérieux que celui de succomber à l'épidémie de grippe.
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Ce qui n'empêche personne de s'installer au volant et de pousser hardiment l'accélérateur sur ces lieux de carnage que sont devenues les voies publiques. Et quant à la publicité -- qu'on accuse à juste titre d'entretenir la terreur névrotique de la grippe et de provoquer l'épuisement des réserves de vaccin -- elle reste ici absolument sans effet. Les journaux ont beau publier chaque jour une liste impressionnante d'accidents mortels, on ne voit pas se dessiner, dans l'immense public des usagers de l'automobile, le moindre commencement de panique ni de ruée vers le vaccin -- lequel, en l'espèce, ne pourrait consister que dans un redoublement de prudence.
Je parle du risque automobile qui est de beaucoup le plus important. Mais je pourrais citer d'autres usages qui ont aussi leur contingent de victimes :
La pratique imprudente de l'alpinisme, de la natation, du bateau à voile, etc. Consultez, chaque année, la liste des chutes et des noyades mortelles.
Les cures brutales d'amaigrissement. J'ai connu plusieurs femmes qui, franchissant la ligne « haricot vert », ont atteint pour toujours celle du squelette.
L'abus des excitants et des tranquillisants. Sans parler de la drogue dont les ravages augmentent à vue d'œil.
L'obéissance inconditionnelle à certaines modes vestimentaires. J'ai eu sous les yeux un rapport médical sur les accidents causés l'autre hiver, en Grande-Bretagne, par le port de la mini-jupe : cuisses gelées, troubles circulatoires et viscéraux, etc. Les jupes ne se sont pas allongées pour cela d'un demi-pouce...
Faites le total et comparez-le à celui des victimes de la grippe...
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Reconnaissons donc que la peur dépend, au même titre que le courage, des remous de l'opinion et des caprices de la mode. Il y a des saisons pour certaines craintes comme pour certaines audaces. L'instinct grégaire est encore plus puissant en nous que l'instinct de conservation : les moutons de Panurge sautent dans l'abîme comme ils marchent vers le pâturage. Être victime d'une épidémie au siècle de la pénicilline et des débarquements sur la lune, c'est plus qu'une éventualité redoutable, c'est une hérésie, un anachronisme, une entorse au sens de l'histoire et au progrès -- quelque chose qui « ne se fait plus » comme de voyager à cheval ou de dormir avec un bonnet de nuit. Ainsi, à la crainte légitime de la maladie et de la mort s'ajoute celle de n'être pas « à la page » ou « dans le coup ».
On fait moins d'embarras avec les dangers à la mode. Tel homme, désespéré de ne pas trouver de vaccin contre une grippe incertaine et presque toujours bénigne, n'hésitera pas, sur la route, à doubler dans un virage sans visibilité -- et sa folle témérité tient peut-être à ce qu'il sent intuitivement que, s'il provoque une collision, il ne mourra pas en retard sur son époque, autrement dit que sa mort sera un produit spécifique de la seconde moitié du XX^e^ siècle et non le reliquat désuet d'un temps révolu.
Moralité : les préjugés et les modes secrètent aussi des virus -- et leur puissance de contagion dépasse à l'infini celle de toutes les maladies épidémiques. Ces virus, qu'aucun microscope ne décèle, ne s'attaquent ni à notre sang ni à nos organes, mais à notre intelligence et à notre liberté. Et quant au remède préventif, il existe, mais on ne l'achète pas chez le pharmacien c'est l'auto-vaccin de la réflexion et du bon sens que chacun doit tirer de son propre fonds...
##### L'ère spatiale et "l'homme nouveau"
Une fois de plus, les pionniers de l'espace se sont posés et promenés sur le sol désolé de notre satellite.
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Toujours la lune ! diront mes lecteurs. Si je reviens sur ce sujet, ce n'est pas seulement pour mon plaisir, mais pour répondre à certaines énormités qu'on retrouve immanquablement dans la bouche ou sous la plume de nos fabricants d'opinion. Le rabâchage des mêmes erreurs impose la répétition des mêmes évidences.
Toutes ces erreurs sont les symptômes d'une même maladie de l'esprit, aussi ancienne que l'humanité, mais particulièrement virulente à notre époque : la confusion des domaines et des valeurs.
J'ouvre un de nos grands périodiques français et j'y lis que ce début d'exploration du cosmos marque l'avènement d'un nouveau type d'humanité incomparablement supérieur à tout ce que nous connaissons aujourd'hui. Une mutation imprévisible est en train de s'accomplir à l'intérieur même de nos structures spirituelles et affectives ; il y aura l'homme d'avant et l'homme d'après la conquête spatiale et celui-ci sera au moins aussi différent de celui-là que nous le sommes de l'homme des Cavernes.
Je demande à réfléchir. Il est incontestable que l'homme de demain -- à condition qu'aucune catastrophe ne vienne briser son essor -- disposera de pouvoirs infiniment supérieurs à ceux de l'homme d'aujourd'hui. Mais je vois mal comment des pouvoirs portant uniquement sur les mécanismes du monde physique, pourraient améliorer son être spirituel, c'est-à-dire le rendre plus sensible à la Beauté, plus maître de lui-même et de ses passions, plus attentif à son prochain -- en un mot, plus conforme à son modèle divin. Depuis quand suffit-il d'être plus puissant pour être meilleur ? Et d'aller plus loin dans l'espace pour être plus grand devant Dieu ? Il n'y a aucune raison pour que les progrès scientifiques et techniques s'accompagnent de progrès corrélatifs dans l'ordre esthétique, moral ou religieux ; pour que les artistes, les sages et les saints qu'enfantera l'ère spatiale effacent les Michel-Ange, les Socrate ou les François d'Assise de l'ère terrestre...
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Aucune raison -- ni pour ni contre. Sciences et techniques sont par elles-mêmes parfaitement indifférentes au vrai comme au faux (sauf à cette frange de vérité qui concerne les lois du monde physique), au bien comme au mal, au beau comme au laid, à Dieu comme au diable. Elles donnent l'efficacité matérielle et rien de plus. Et l'usage de cette efficacité ne dépend plus d'elles...
Un simple regard sur le passé devrait pourtant nous inviter à plus de modération dans l'exercice de la prophétie. D'autres découvertes et d'autres événements du même ordre ont déjà changé plusieurs fois la face du monde visible. Mais l'homme intérieur, avec sa grandeur et sa misère, n'a pas été transformé pour autant.
Reportons-nous, par exemple, à l'aube du XVI^e^ siècle qui fut l'époque des grandes découvertes géographiques. Toutes proportions gardées, c'était la même révélation de mondes inconnus et fascinants : les deux Amériques, le centre et le sud du continent africain, l'Extrême-Orient. Et quelle fièvre de nouveauté et d'aventure souleva cet éclatement subit des vieilles frontières ! Mais tous ces courants de surface ne changèrent rien au fond de l'homme : il se comporta, sur ces terres lointaines, comme il se comportait depuis des siècles dans n'importe quel pays conquis. Il y transplanta la civilisation européenne et la religion du Christ, mais il y eut aussi l'atroce soif de l'or, l'esclavage, les génocides, la traite des noirs, etc. En bref, un bilan où la part de Dieu et celle du diable emmêlent inextricablement leurs colonnes...
Survolons quatre siècles, et nous voici à l'aurore de l'aviation. Première victoire sur la pesanteur, le mythe d'Icare devenu réalité... J'étais alors un tout jeune enfant, mais j'entends encore mon père nous lire un article où il était dit que ces appareils volants préfiguraient et amorçaient une ère inédite de concorde et de fraternité universelles.
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On citait le vers de Lamartine : « des frontières au ciel, voyons-nous quelque trace ? » et on saluait le proche avenir où la terre, à l'image des cieux sillonnés par ces grands oiseaux mécaniques, ne connaîtrait plus ni cloisonnement, ni rivalités. Un demi-siècle s'est écoulé. Il est évident que l'aviation nous a apporté des facilités inouïes dans l'ordre des relations internationales, mais le spectacle de deux guerres mondiales, assorties d'un nombre imposant de guerres locales, où elle a contribué si généreusement au massacre universel (les bombes étant jusqu'ici la seule marchandise qu'elle livre gratuitement et à domicile) nous montre combien elle a été impuissante à réaliser l'internationale des esprits et des cœurs.
Par quel miracle en irait-il autrement pour les voyages intersidéraux ?
Si vous voulez saisir l'insanité de cette extrapolation qui consiste à faire du progrès spirituel le prolongement nécessaire du progrès matériel, livrez-vous sans hésiter à l'extrapolation inverse. Mettez bout à bout tous les poètes, tous les artistes, tous les sages et tous les saints, ajoutez-y l'homme-Dieu lui-même ; faites la somme de toutes leurs œuvres et de toutes leurs vertus, après quoi essayez d'affirmer sans rire qu'un seul ou que l'ensemble de ces témoignages suprêmes peut nous apporter l'équivalent de n'importe quelle réalisation technique, par exemple nous aider à franchir le mur du son ou nous rapprocher de la lune. On vous dira qu'une telle confusion des domaines relève de la folie. C'est pourtant ce qu'affirment, en sens inverse, nos prophètes de l'homme nouveau issu de la révolution technique. La seule excuse à leur illusion, c'est que les progrès matériels sont directement constatables tandis que les progrès spirituels, par le seul fait qu'ils se situent dans l'invisible, échappent à toute vérification précise et peuvent toujours être imaginés arbitrairement.
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Nous savons par expérience que le génie artistique et la vertu morale ne font pas des cosmonautes, mais rien ne nous interdit de rêver que les cosmonautes donneront naissance à des formes inédites de génie et de vertu. Supposition parfaitement gratuite car, comme nous le disions récemment, les hommes, emportant dans les cieux les passions qui les agitaient sur la terre, se battront peut-être pour la possession des astres comme ils se sont disputé jusqu'ici les richesses de leur planète natale...
Se bercer de l'attente d'un progrès spirituel, qui sortirait du progrès matériel comme l'arbre sort de la graine ou l'oiseau de l'œuf, est un beau rêve qui risque de se terminer en cauchemar. Il y a là deux ordres de grandeur qui, comme Pascal l'a montré une fois pour toutes, sont absolument irréductibles l'une à l'autre. Ce qui ne signifie pas qu'on doive les séparer. Car si l'essor technique ne peut être, à aucun degré, la *cause* d'une ascension spirituelle, il porte en lui l'*exigence* de cette ascension. Il nous invite à être meilleurs dans la mesure où nous sommes plus puissants. Et ce n'est pas au futur, mais à l'impératif et au conditionnel qu'il faut parler de cette transformation intérieure. Ne pas dire à l'homme moderne : tu vas grandir moralement en fonction de tes pouvoirs physiques, mais : tu dois grandir moralement pour compenser et orienter ces pouvoirs. Ou bien : si tu refuses cette croissance, tes victoires matérielles, qui sont grosses d'autant de menaces que de promesses, risquent de te conduire à l'abîme.
En résumé, le progrès technique doit nous apparaître comme *une question posée par la science à la conscience.* Et la réponse n'est ni dans la lune ni dans les prodigieuses machines qui nous y conduisent : elle est en nous.
Gustave Thibon.
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### Les enfants brûlés
par Michel de Saint Pierre
NOS INFORMATIONS dites « audio-visuelles » ont une manière étrange de nous faire passer, dans un temps record et que nous devinons cruellement limité, de l'une des guerres actuelles de la planète à l'apologie de la mini-maxi-jupe et de l'effroyable misère hindoue au visage d'un syndicaliste replet. Tantôt c'est une ville sud-vietnamienne qui brûle, et tantôt c'est l'O.N.U. qui résonne comme une casserole vide. Aussi bien, dans ce défilé de nouvelles absurdement enchaînées les unes aux autres et débitées sur le rythme d'une mitrailleuse, faire un choix requiert de notre part une attention que les sirènes du monde moderne s'ingénient à disperser.
Puis un jour, brutalement, après je ne sais quelles considérations météorologiques (utiles, d'ailleurs, puisqu'il suffit d'en prendre le contre-pied), nous entendons ces quelques mots :
« *Il se suicide en se faisant brûler vif ! *»
La phrase nous atteint de plein fouet. C'est tout de même plus clair, plus net et plus chargé de sens qu'un manifeste du parti radical-socialiste. Et les journaux du lendemain nous donneront, eux, toutes les informations nécessaires.
*Brûlé vif...*
S'agit-il à nouveau d'un bonze du Vietnam hanté par l'horreur de la violence, ou poussé par sa propre secte au suprême sacrifice ?
S'agit-il d'un jeune Tchèque patriote, qui a vu les chars soviétiques écraser à Prague ses camarades révoltés ?
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S'agit-il d'un garçon polonais, hongrois ou roumain, qui ne pouvait plus supporter d'entendre auprès de sa propre maison, devant les murs où il était né, retentir la botte rouge ?
Non pas. Il s'agit, à côté de nous et plus simplement, d'un élève de Première du Lycée Faidherbe à Lille, nommé Régis, âgé de 17 ans... Cet enfant, catholique pratiquant et tout pétri d'idéal, amoureux de littérature et de poésie, équilibré, bien adapté à son travail, à l'ambiance familiale et à ses camarades de classe, souffrait en silence d'un mal étrange, à l'insu de tous : *il était malade du Biafra.* Un certain vendredi soir, il avait dit à ses amis de classe :
« *Demain, il y aura un grand feu dans la cour du Lycée. *» Et le samedi matin, à 8 h. 15, un quart d'heure avant le début des classes, il s'arrosait d'essence -- après quoi il mettait le feu à ses vêtements, et brûlait comme une torche. Dans son journal intime, retrouvé auprès de son corps un peu plus tard, Régis avait écrit ces quelques lignes, testament et message d'un petit Français de 17 ans : « *C'est une honte des nations civilisées d'avoir permis le génocide, et les chrétiens portent une grande part de responsabilité dans le massacre de leurs frères biafrais. *»
Un peu plus tard, Robert, un élève de « Première Commerciale », âgé de 18 ans, s'insurge à son tour « *contre la guerre, la violence et la folie destructrice des hommes *». Puis il se donne la mort par le feu au beau milieu d'un plateau d'éducation physique. Sur son bureau de travail, une lettre : « *Si je meurs, ne me pleurez pas. Je l'ai fait parce que je ne pouvais m'adapter à ce monde. Je l'ai fait en signe de protestation contre la violence... *»
Robert, comme Régis, était un écolier « sans histoire », assez mûr pour son âge, serviable, aimé, solide.
Et voici que le martyrologe va s'allonger : les journaux continuent de nous apprendre, de temps à autre, que tel et tel jeunes gens ont péri volontairement par le feu à la manière des bonzes du Vietnam, des étudiants de Tchécoslovaquie ou des lycéens de Lille...
Nous autres adultes, nous enregistrons, sachant que demain il fera jour. Le journal se déplie à l'heure du petit déjeuner pour les uns, pour les autres à l'heure où l'apéritif colore les verres de son poison. On hoche la tête, on replie son journal -- mais peut-être, le soir, embrassera-t-on ses enfants d'un baiser moins distrait -- lorsque la nuit va commencer à distiller ses conseils.
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Car enfin, les enfants qui se tuent ces jours-ci, dites-vous bien que ce sont pour la plupart des enfants sages. Et dites-vous bien, surtout, que le monde qu'ils refusent est celui que nous leur offrons ; et que ce monde est contre nature. La violence est partout, avec ses projections qui se nomment l'érotisme ou la pornographie, le blasphème contre Dieu ou contre la patrie (qui finalement sont toujours atteints par les mêmes lances), la tératologie, la culture des monstres en livres ou en films, la description des tortures et des paradis artificiels, les jets de pierres et les matraques, les bouches qui vocifèrent avant de se fermer pour toujours, les livres rouges et les drapeaux noirs, et les pavés, et les poings tendus. Cet énorme chaos, cette machine en folie, tout cela se meut, roule et s'écroule dans un désert spirituel qui a été longuement préparé : avant que vienne le sable, il a fallu couper les arbres et tarir les sources. Le problème n'est d'ailleurs pas de savoir si les hommes de ma génération sont responsables ou non de cette image du monde, à la fois aride et furieuse, qui s'impose à trop de garçons, à trop de filles d'aujourd'hui. Les véritables responsables n'échapperont pas au pilori -- mais ce sera le travail des historiens qui viendront. Quoi qu'il en soit, sous nos yeux, ces jours-ci, les adolescents bien tranquilles, les enfants sages se sont tués *parce qu'ils refusaient.* Et les autres, s'ils n'empoignent pas la seringue, s'ils ne prennent pas les voies de la drogue et les chemins de Katmandou, cherchent avec désespoir, inventent et trouvent mille et une autres manières d'exprimer le même refus. Ces filles aux accoutrements barbares qui cherchent à effacer leur sexe, ces garçons embroussaillés dans un paquet de poils qui se couchent en travers de nos rues, ces hippies qui se rassemblent par centaines de mille sur la même terre ou sur le même rocher, comme des pingouins ou comme des phoques, ils sont tous à leur manière, eux aussi, elles aussi, des enfants sages : ils prétendent ne chanter que l'amour et la paix aux accents des orgues nouveaux...
Parfois, les enfants sages se muent tout simplement en gangsters -- avec le même souci de révolte et d'évasion -- pour faire échec à ce monde insensé dont ils refusent également de franchir les portes noires. Citons, pour ne pas multiplier les exemples, une affaire aujourd'hui presque banale, et qui récemment encore amenait devant le juge de Melun cinq gosses de 15 à 17 ans, auxquels on aurait, nous dit la presse, donné le Bon Dieu sans confession.
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Ces très jeunes gens étaient polis, serviables, cités en exemple par leurs parents et relations. Or depuis six mois, ils avaient commis -- à eux cinq -- plus de cent cambriolages dans les immeubles de la paisible ville de Melun, et dans les sanctuaires de Seine-et-Marne. Leurs forfaits, ils les exécutaient entre 14 et 16 heures, après le départ des locataires. Le jeudi était réservé à de grandes et saines promenades à bicyclette dans la campagne, au cours desquelles ces charmants adolescents pillaient le tronc des églises. A l'heure fixée par les parents, ils rentraient ponctuellement chez eux -- ayant caché ou négocié le fruit de leur rapine. Organisation et sang-froid : c'était « le gang des enfants sages ».
Car enfin, voici où nous en sommes si l'on n'y tient pas la main : les enfants plus ou moins sages, de nos jours, se brûlent vifs -- ou se droguent -- ou s'en vont vers les lieux perdus d'où l'on ne revient pas -- ou pratiquent le vol en série -- ou bien encore, puisque les ministres compétents leur ont fourni cet extraordinaire alibi, ils transforment le collège et l'université en arène politique de contestation permanente. Je ne dis pas que tous le font. Mais je dis que la tendance générale des adolescents au refus du monde actuel, plus ou moins larvée, plus ou moins camouflée sous le vernis d'une sagesse ou le voile d'un alibi, va croissant et se multipliant avec une étrange vitalité.
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L'adolescence est l'âge le pire et le plus malheureux de la vie. Pierre Gaxotte écrivait récemment à ce sujet : « L'adolescent, qui ne peut subvenir à ses besoins, qui est dans la dépendance de sa famille, sent s'élever en lui les désirs, les rêves, les passions de l'homme. Il subit un trouble intime, et le devoir des éducateurs n'est pas de cultiver ce trouble, encore moins de le pousser à son paroxysme ! Or c'est à quoi aboutissent fatalement les discussions, la propagande, les heurts de mots et de principes, toutes choses relativement inoffensives pour l'homme, cuirassé par les déceptions, absorbé par les soucis du métier. L'adolescent, lui, est disponible. Il croit aux idées. Il les aime, comme on aime un être humain. Il ne se résigne pas à vivre d'une façon qui ne serait pas conforme à ce qu'il pense être la vérité ou l'obligation morale d'un cœur bien né. Aussi doit-il être protégé, même contre lui-même. Aussi son organisme spirituel, encore frêle, ne doit-il pas être soumis à des épreuves trop fortes pour lui. »
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Le diagnostic est brutal, mais il est juste. Il faut d'ailleurs aller plus loin, car tout se tient dans cet immense désarroi : par des spectacles violents, érotiques ou déshonorants (« *Le Vicaire *», « *Les Paravents *», « *Le Concile d'Amour* », « *Marat-Sade *», « *Hair *», vingt autres), par la ruée des images suggestives et des nouvelles dramatiques affluant de tous côtés, par la révolution qui vient s'asseoir impunément, impudemment, aux bancs de la classe et à l'amphithéâtre des facultés, par l'ambiance relativiste et progressiste où mijote la pensée des adultes sur tous les plans, nous précipitons comme à plaisir les très jeunes gens dont nous avons la charge vers le refus que j'évoquais plus haut et qui tend à ressembler si fort au désespoir.
Cela n'est rien encore : depuis la « Libération » et l'épuration de 1945 -- pour fixer les idées -- des notions qui semblaient tutélaires, des empires qui paraissaient inébranlables se sont effondrés par pans entiers. Sans la folie de l'homme contemporain, les choses auraient pu se faire sans trop de heurts, ni de remous, ni d'éclaboussures de sang, au cours d'une évolution plus ou moins harmonieuse. Il n'en a rien été. Davantage : au drame humain qui se joue depuis vingt-cinq ans, à la tragédie perpétuelle dont notre monde est le théâtre, s'ajoutent l'ignominie internationale, la bassesse inégalée de la conscience universelle. Il me suffira de certains exemples -- et si l'on veut comprendre les réactions d'un adolescent d'aujourd'hui, quelques rappels indiscrets sont nécessaires...
Parlons un peu, d'abord, si vous le voulez bien, de l'Affaire algérienne. Chaque fois qu'on l'évoque devant un public d'adultes, on obtient les mêmes réactions que si l'on proférait une obscénité. Ah, je le sais bien c'est gênant, le souvenir de l'Algérie Française ! Mais enfin, chaque année, on célèbre en grande pompe l'anniversaire de la Commune de Paris (qui n'est cependant pas, que je sache, une page glorieuse et constructive de notre histoire), et nul ne s'en indigne. On a glorifié pendant une année entière la mémoire de Napoléon I^er^, destructeur de la France des rois, et notre bon peuple y a consenti avec allégresse. Or l'œuvre française en Algérie ; c'était tout autre chose -- et bien autrement proche de nous.
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A peine les yeux de nos 27 000 soldats morts pour cette cause volontairement perdue se sont-ils clos ; à peine s'est étranglé le dernier cri des 160 000 harkis massacrés avec leur famille pour avoir défendu la France à nos côtés, égorgés, torturés et brûlés vifs après que nous les eussions désarmés et abandonnés ; à peine les prisons de notre pays se sont-elles ouvertes, libérant les officiers les plus valeureux et les plus décorés de l'armée française, embastillés pour crime d'amour, d'honneur et de fidélité, que l'on voudrait tourner la page : les Français gardent une longue mémoire pour la Commune et pour Waterloo -- mais pour l'œuvre admirable de la France et de son armée en Algérie Française, ils ont la mémoire courte. Ne croyez pas cependant que nos jeunes -- même les très jeunes -- se désintéressent de la question ! Car enfin, si j'ai rencontré beaucoup de garçons et de filles dont le sentiment (erroné, d'ailleurs) était que tôt ou tard il eût fallu abandonner l'Algérie, je n'en ai pas rencontré *un seul* pour dire que la chose avait été faite proprement. Je n'en ai pas rencontré un seul pour justifier l'interminable série des mensonges et des trahisons qui a finalement abouti au départ de la France. Je n'en ai pas rencontré un seul qui fût capable de feuilleter d'une main légère ces pages humides d'un sang qui ne séchera jamais. Et n'oubliez pas qu'à l'époque de la grande braderie algérienne, des suicides de jeunes gens, de jeunes filles se sont produits -- plus nombreux et plus cruels encore que ceux d'aujourd'hui -- bien que l'on ait voulu jeter sur eux le voile pudique d'un silence à peu près total.
Après l'Algérie, Israël envahissait brusquement tout l'écran de l'actualité : un petit peuple de 2 600 000 habitants était à nouveau menacé de mort par 100 millions d'Arabes dont les radios s'égosillaient, à travers le monde, en décrétant qu'il fallait rayer ce peuple de la carte ; une odeur de génocide commençait à se faire sentir. Et personne ne bougeait. Les grandes puissances se contentaient de vœux pieux -- les Nations Unies retiraient leurs troupes d'Akaba et se taisaient -- et cette fois, David, réduit à ses propres forces, abattait et ridiculisait en six jours le Goliath aux pieds égyptiens. Mais il était démontré à la face du monde qu'il eût été possible d'assassiner un petit pays courageux sans creuser un pli dans la face plate et impassible de Monsieur U. Thant, Secrétaire Général de l'O.N.U. -- et sans arracher un soupir au prince d'alors qui nous gouvernait.
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Puis le drame d'Israël disparut de l'écran, où passait d'ailleurs, par intermittence, depuis longtemps déjà, le conflit vietnamien. Il s'agissait là, au sud du 17^e^ parallèle, de seize millions d'humains qui ne voulaient pas devenir communistes, d'un peuple à qui les gigantesques États-Unis d'Amérique avaient fait les promesses les plus absolues de protection et de secours -- d'un peuple agressé par les Vietnamiens du Nord et les terroristes du Vietcong, porteurs d'armes russes et chinoises -- d'un peuple où brûlait encore, parmi les autres religions, la flamme d'une chrétienté libre -- d'un peuple sur quoi déferlait de toutes parts, endiguée au prix de sacrifices inouïs, la Marée Rouge. Une grande partie de la presse mondiale, et beaucoup de nos propres journaux, prétendaient transformer, chaque jour, les agresseurs en victimes et les victimes en agresseurs. Sur cette affaire du Vietnam, le mensonge pavoisait, prenait des dimensions épiques. Et cela, pensez-vous que tous nos jeunes l'ignoraient ? Pensez-vous qu'ils étaient tous abusés parle slogan facile de « la paix au Vietnam » qui recouvrait, qui recouvre encore les images de la paix des cimetières ? Et pouvez-vous me dire -- si les États-Unis, qui s'en vont du Vietnam à pas feutrés pour des motifs de politique intérieure, abandonnent définitivement un jour cette terre d'Asie ; et si les communistes (dont il semble admis déjà qu'ils vont participer au pouvoir politique en Vietnam du Sud) occupent totalement les régions convoitées -- oui, pouvez-vous me dire combien de désespoirs, dans combien d'âmes adolescentes, naîtront alors de ces nouvelles trahisons ?
\*\*\*
Entre temps, nous avons subi la réédition d'un « coup de Prague » dont nous savons aujourd'hui qu'il a traumatisé nos jeunes jusqu'au fond de l'âme. Le gouvernement communiste de la Tchécoslovaquie, sous la poussée d'un peuple trop fier pour accepter sans réagir le carcan rouge, osait formuler des exigences, revendiquer des libertés. Ce sont des choses que la moitié de l'Europe ne peut plus se permettre -- puisque la moitié de l'Europe est réduite en esclavage depuis 25 ans, depuis ces temps étranges que nous avons appelés « la Libération » et que l'Histoire, un jour, débaptisera.
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Cette substitution d'une tyrannie à une autre, cette Terreur de nazis rouges, nos jeunes savaient qu'elles avaient été réalisées, consolidées, maintenues avec le consentement de l'Europe occidentale et la bénédiction de l'Amérique victorieuse. Ils savaient aussi que la Hongrie héroïque -- la première à se révolter ouvertement -- s'était trouvée réduite par les chars soviétiques à l'état de pulpe sanglante ; ils savaient que depuis longtemps la Pologne payait très cher son attachement viscéral à la foi catholique. Et puis, un beau jour, ils ont donc appris que vers la Tchécoslovaquie, mutinée à son tour, convergeaient les blindés et les troupes des « pays du pacte de Varsovie » -- c'est-à-dire, en fait, des robots qui la renversaient d'un coup d'épaule, avant de lui passer majestueusement sur le ventre. Le monde ne bougeait point -- notre monde moderne, hérissé et sourd. A cette époque toute proche de nous, dont l'odeur de feu et de sang flotte encore un peu partout sur l'Europe, combien d'adolescents Tchécoslovaques se sont brûlés vifs ? Combien se sont fait tuer ? Combien de lettres exaspérées, désespérées, n'ai-je pas alors reçues, émanant d'interlocuteurs qui n'avaient pas vingt ans ? Et quelles réponses peuvent-ils recevoir de ceux qui ont charge de les enseigner -- aujourd'hui où nous voyons les gauchistes, une fois de plus, s'efforcer d'engluer le drame dans les commentaires ?
\*\*\*
Maintenant, voici la tragédie biafraise qui vient de prendre fin et que nous devons évoquer, toute fraîche écorchée.
Là, en France du moins, il n'y a pas eu de camouflage. La télévision et la presse ont fait leur métier avec vigueur, voire avec courage. Mais il n'est pas inutile de rappeler, très brièvement, ce que furent les actes du drame...
On sait que l'unité du Nigeria, artificiellement créée par les Anglais, a pris fin le 1^er^ octobre 1960, lorsque l'Angleterre accorda l'indépendance à ce pays. Sans pouvoir entrer dans les détails des tribulations du Nigeria, rappelons que les Haoussas du Nord, beaucoup plus nombreux, s'opposaient aux Ibos du Nigeria sud-oriental (ou Biafra) -- lesquels formaient l'une des races africaines les plus actives, intelligentes et pétries de vitalité. Or c'est au sud -- et pratiquement au Biafra -- que sont exploitées les principales ressources du Nigeria, et parmi ces ressources : *le pétrole.*
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Le calvaire des Ibos (dont beaucoup sont chrétiens) commença par un pogrom féroce mené contre eux par les Haoussas musulmans qui se conduisirent comme des peuplades primitives -- et qui reçurent dès le début l'aide et l'impulsion de l'Angleterre, toujours égale à elle-même et toujours avide de l'or noir. C'est alors que la courageuse minorité des Ibos se révolta, et que la guerre se déchaîna dans cette région de l'Afrique. Le dimanche 29 mai 1966, 3 000 civils Ibos furent égorgés en une seule journée. Et le massacre racial devait s'élever -- selon le mot du colonel Ojukwu, chef des Biafrais -- jusqu'à des horreurs « difficilement surpassables dans l'histoire sanglante de la cruauté humaine ». On arracha les fœtus des femmes enceintes, et l'on se donna la peine de morceler ces embryons humains. Les Haoussas du colonel Gowon (qui depuis s'est affublé du titre de général) firent violer des jeunes filles par des lépreux (ils sont 200 000 au Nigeria). Sans parler des parties génitales broyées, des nez coupés, des yeux arrachés. Ce fut une Saint-Barthélemy africaine, et plus de 600 000 Ibos devaient en garder les séquelles. Le résultat ne se fit pas attendre ; d'innombrables hommes, femmes et enfants du peuple persécuté s'enfuirent, convergeant vers le sud-est du Nigeria -- vers ce qu'on appela désormais le réduit biafrais, où se pressèrent bientôt 14 millions d'êtres humains. Le colonel Gowon et ses féroces Haoussas, désignés sous le nom de « soldats fédéraux », *donnèrent à cette époque l'ordre de tuer tous les mâles Ibos âgés de plus de sept ans*. Nous le savions. Les moyens « audio-visuels », la presse nous accablaient de nouvelles et de documents qui ne laissaient place à aucun doute. Et cependant, durant plus de trois années, des auto-mitrailleuses, des mortiers, des canons et des fusils ultra-modernes *étaient fournis à Gowon par l'Angleterre,* pour armer la barbarie ; des avions superbes (Mig 17, Iliouchine 18) étaient expédiés en cadeaux aux Haoussas *par la Russie soviétique ;* ainsi que des bombardiers pilotés par des *mercenaires égyptiens --* tout cela dans le but précis de massacrer la population biafraise : je le répète, il s'agissait de 14 millions de victimes, hommes, femmes et enfants, confinés sur moins de 75 000 kilomètres carrés. De l'autre côté, les Ibos du Colonel Ojukwu ne recevaient que de vagues secours de la France, suffisants pour faire durer le combat, dramatiquement insuffisants pour donner la moindre chance de victoire aux héroïques Biafrais. Et durant ces années interminables de batailles et de bombardements sans pitié, on vit des soldats Ibos charger les mitrailleuses des fédéraux avec des lances et des couteaux ; on les vit répondre au feu des mortiers modernes avec des arcs primitifs, des charges explosives attachées à des flèches ; on les vit improviser des bazookas au moyen de tubes de zinc !
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Le monde, alors, assista -- sans en rien ignorer -- à l'agonie d'un peuple qui était désormais encerclé de toutes parts, isolé, réduit non seulement à l'écrasement par les armes, mais encore à la plus effrayante famine -- et dont les civils mouraient bien plus encore que les soldats. Les secours demeuraient d'une faiblesse tragique et les grandes puissances poussaient, de ci, de là, quelques lamentations apitoyées. Il eût pourtant suffi -- et cela aussi, le monde entier le savait ! -- d'une seule intervention énergique pour sauver tout un peuple, pour mettre fin au génocide. Et nous savions également que des *enfants* périssaient, sans soins et sans secours, par dizaines de mille -- puis *par centaines de mille*. Mais il paraît que « l'Afrique doit régler ses propres questions elle-même » -- et que tout cela ne valait pas l'intervention des grands pays témoins, chargés d'histoire, et désormais chargés de honte. Or ces milliers d'enfants à l'agonie, nous en avons vu les images -- ; et nos jeunes gens, nos jeunes filles ont pu les voir comme nous-même ; ils ont pu s'indigner dans leur candeur, jusqu'à l'explosion, de la passivité des nations dites civilisées. Le monde entier s'est trouvé, par la presse, le cinéma ou la télévision, en face de certains tableaux qu'il nous sera difficile d'oublier et que j'ai décrit dans ma « *Lettre ouverte à la conscience humaine *» : ce squelette vivant d'un bébé noir qui cherche en vain le sein et le lait sur le corps desséché de sa mère aux yeux fixes ; ce cadavre de fillette de neuf ans qui a été violée avant d'être égorgée ; cette marmite où deux femmes font mijoter un pied humain ; cet enfant noir, incroyablement maigre, que l'on vient de retrouver immobile et debout sous l'orage ; cet enchevêtrement de membres d'enfants, secs comme des brindilles ; ces têtes de bébés noirs qui ressemblent à des têtes de mort en miniature, ou bien à des réductions de figures de vieillards dont les yeux reflèteraient un siècle d'enfer ; la main crispée de cette femme qui est en train de brûler vive ; ces hôpitaux où l'on est obligé d'allonger les malades par terre, faute de lits -- puis ces enfants encore, ces squelettes d'enfants vivants, ces, bouches de trois ans, qui n'ont plus de lèvres, ces yeux de cinq ans où luit fixement toute la tristesse du monde, ces petites faces couvertes de pustules et de pelades, ces petites mains desséchées comme des crabes morts, qui se tendent en vain sur la place d'un village désert -- et puis, le sourire jovial du colonel nigérien Gowon, l'air de férocité goguenarde qu'il prend pour décréter : « *Le cessez-le-feu ? Bien sûr, demain, puisqu'il n'y aura plus de Biafra. *»
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Eh bien, c'est fait. Il n'y a plus de Biafra, et le colonel Gowon, promu général de sa propre autorité après ces massacres d'enfants, serre des mains officielles, plus arrogant, plus glorieux et plus goguenard que jamais. Pensez donc ! Le 12 janvier, les informateurs nous annonçaient que le Biafra avait cessé d'exister. Nos journaux nous faisaient connaître qu'après la reddition des dernières troupes biafraises, les Nigériens fédéraux de Gowon avaient envahi la terre de leurs adversaires Ibos. Jean Jolly disait à quel point cet écrasement des Ibos, élite du Nigeria, était une perte pour l'Afrique. Dès le 13 janvier, la princesse Cécile de Bourbon-Parme -- déléguée par l'Ordre de Malte -- racontait à Jean-François Chauvel, du Figaro, la terreur panique régnant au Biafra où elle était demeurée courageusement jusqu'au bout : « Il n'y a pas une famille, là-bas, qui n'ait perdu l'un des siens... », déclarait-elle. « Les réfugiés biafrais étaient dans un état d'épuisement total... Ceux qui mouraient, on les enterrait tout de suite au bord de la route... A M'bisi, près de la ville d'Aboth, un village a été pris par les Nigériens. Ils ont séparé les hommes, les femmes et les enfants. Tous les hommes ont été tués. Les femmes... Et les enfants, les soldats les ont emportés, on ne sait pas où... Il faut faire quelque chose tout de suite, parachuter immédiatement des vivres ! Ce pays du Biafra n'est plus qu'un immense camp de réfugiés. *A l'est d'Umuahla, 700.000 personnes n'ont rien à manger depuis huit jours ! On meurt partout ce soir, au Biafra... *»
Et pendant ce temps, les journalistes étaient parqués dans la capitale fédérale de Gowon, à Lagos, et certains même expulsés. Car Gowon voulait sa « pacification » sans témoins, ainsi que l'affirmait un reporter. *Nul ne saura jamais exactement quelles atrocités se seront déroulées depuis la capitulation.* Dans les forêts profondes du Sud, des millions de Biafrais s'enfuyaient éperdument, attendant le pire -- et cependant, une poignée d' « observateurs étrangers » bien empaquetés, bien sélectionnés, admis (et pour cause !) par Gowon à parcourir certains coins du Biafra sous bonne escorte, affirmaient qu'il n'y avait là « aucun signe de génocide ».
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De même, après un petit tour à Lagos, Monsieur U Thant, transportant avec lui l'absence d'âme, le cœur en plastique et le vide spirituel de ce qu'on appelle les Nations Unies, se déclarait satisfait. Puis enfin, les journaux courageux mettaient les choses au point -- et je cite « *L'Aurore *»* :* « *Les déclarations rassurantes de Lagos cachaient l'affreuse vérité : violence, pillage, famine, enfants mourants, telles sont les premières informations qui nous viennent du Biafra ! *»
Cela, et le refus du pseudo-général Gowon d'ouvrir certains aérodromes, sa volonté de trier cruellement les secours envoyés par les grandes nations (qui se donnèrent vite bonne conscience), et la passivité du monde, rassuré par quelques déclarations officielles et quelques promesses fallacieuses -- tout cela procède, nos jeunes le savent, de la même lâcheté collective qui déshonore le monde moderne.
Or, voyez-vous, ce que l'Angleterre, la Russie et l'Égypte, associés à un chef noir féroce qui en est encore aux guerres tribales, ont réussi à faire du peuple biafrais (dont on situe les pertes entre deux et trois millions d'hommes, de femmes et d'enfants) -- ce que la scandaleuse O.N.U. a laissé s'accomplir sans broncher -- ce dont les vieux pays amollis et les jeunes nations agressives furent et sont encore les témoins passifs -- *quelques adolescents révoltés, un certain nombre d'enfants sages, ne l'ont pas admis.*
Ils n'admettront pas davantage ce qui est en train de se passer au Soudan. Ils n'admettront pas que nous livrions allègrement à la Libye, ennemi du peuple israélien, les avions « Mirage » refusés à Israël qui nous les a payés ! Ils n'admettront pas qu'en Irak, en Égypte, en Syrie -- *à l'heure où j'écris --* des milliers de Juifs, honnêtes et paisibles citoyens de ces pays, restent soumis à un régime d'exception rappelant singulièrement, nous disait le Père Michel Riquet, « celui qui fut mis en vigueur par Hitler dans l'Allemagne nazie... »
Il faut réagir ! Mais non pas en disposant de sa propre vie, qui est le bien de Dieu. Catholique, adhérant de toutes mes forces à la foi vivante, *je ne puis ni accepter ni même comprendre le suicide.* Mais ce que je reconnais dans nos adolescents brûlés, c'est l'indignation explosive que leur geste, du moins, a révélée.
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A ceux, à celles d'entre les jeunes gens et jeunes filles qui me liront, je dis que, devant la révolte profonde de l'âme, devant le hérissement des fibres, le véritable courage, *c'est de vivre...*
Je leur dis enfin qu'il faut vivre *sans oublier* -- mais que la beauté de la vie est de savoir que demain il fera jour encore, et pour des yeux qui s'émerveilleront.
Michel de Saint Pierre.
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### Notes de voyage
par Thomas Molnar
#### I. -- Entretien avec le Président du Malawi
Évoquons la situation du Malawi (ex-Nyassaland), car un avenir prochain dira l'importance cruciale de ce petit pays africain. Lorsque Sud-Africains, Rhodésiens et Portugais esquissent l'image d'une entente parmi les neuf ou dix pays noirs et blancs de l'Afrique australe, ils mentionnent le Malawi comme la pierre angulaire, en quelque sorte, de l'édifice. En effet, les autres pays noirs de la région qui ont accédé récemment à l'indépendance, sont soit hostiles à toute coopération avec les blancs (Tanzanie et Zambie), soit trop pauvres pour entrer en ligne de compte (le Botswana), soit encore trop imbriqués dans les pays à dominante blanche pour avoir une volonté libre (comme le Lesotho et le Swaziland). Seul le Malawi, géographiquement lié à l'Afrique blanche et à l'Afrique noire, peut être considéré comme ayant fait un *choix* conscient et délibéré entre les deux options qui s'offrent à ce nouveau pays noir : hostilité contre les blancs ou bien coopération avec eux au sein d'un arrangement régional que certains voient déjà sous l'aspect d'un marché commun dans le sud de l'Afrique.
Ajoutons aux données de la géographie la personnalité du président du Malawi, le Dr Banda, qui approche aujourd'hui de 70 ans, et a passé une quarantaine d'années au dehors de son pays où il fut interdit de séjour par les autorités britanniques.
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Il y revint en 1964 et devint un des personnages les plus pittoresques du continent à cause de son franc parler, de son réalisme (il l'a appelé devant moi *Realpolitik,* citant Bismarck), du courage qu'il montre lorsqu'il dit aux autres chefs africains qu'ils sont des vantards et qu'ils palabrent inutilement quand ils parlent d'une « croisade » africaine contre l'Afrique du Sud ou la Rhodésie.
Il m'a reçu un dimanche matin d'octobre 1369. Petit de taille et frêle, le Dr Banda s'exprime en un anglais très correct. Je le félicite de s'être débarrassé d'une douzaine de professeurs anglo-saxons de gauche qui voulaient inculquer « l'esprit critique » aux jeunes étudiants de l'université de Blantyre. Il me répond par un large sourire en m'assurant qu'il est en train de se débarrasser également du « Peace Corps » qui répandait dans les diverses couches de la population « les valeurs corrompues de la société d'abondance ». -- Dans vos pays occidentaux, me dit-il, la pression conjuguée des prêtres, des professeurs et des étudiants devient intolérable. Ces gens-là, ayant la presse « libérale » à leur service, étouffent un grand pays comme l'Amérique. Dans mon pays nous nous défendons contre ces influences néfastes, ce qui me vaut l'hostilité de la presse occidentale de gauche, du *Times* et des autres journaux de même acabit. Mais je reste l'homme qui dit ce qu'il pense.
Je l'interroge sur la défense du Malawi contre les terroristes entraînés par les Russes et les Chinois dans les camps qui s'étendent de l'Algérie à la Tanzanie. « Nous sommes un petit pays faible. Que pourrions-nous si un jour on nous attaque avec des avions et des tanks ? Quant à notre défense ? Mais allez poser cette question à M. Vorster (premier ministre de l'Afrique du Sud) ! » Cette réponse, dans la bouche d'un chef d'État noir, a son poids, d'autant plus que le Dr Banda fait confiance aux Anglais -- ennemis de toute influence sud-africaine au Malawi -- pour mettre au point le système administratif du pays. Il s'agit, par conséquent, d'une politique subtilement équilibrée : le Malawi entretient de bons rapports avec le nouvel État sur le point d'être « capturé » par les communistes, la Zambie et, en même temps, son délégué à l'O.N.U. s'abstient lors du vote contre la présence sud-africaine dans le Sud-Ouest africain ; le Dr Banda fait applaudir, aux réunions de son parti (unique), les ambassadeurs des pays qui aident au développement du Malawi, qu'il s'agisse de l'ambassadeur de Bonn, de celui de Washington ou de celui de Pretoria !
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Bonn envoie un équipement précieux pour la radio-diffusion, Washington construit des routes, Pretoria vient de consacrer onze millions de dollars à la construction de la nouvelle capitale à Lilongwe. « Il y a un nouveau gouvernement à Washington, à Bonn, à Paris, dit le président. J'irai l'an prochain dans ces pays et redemanderai leur aide. » Voilà comment le Malawi, non point différent des autres pays africains mais plus honnête, conçoit son plan de développement.
Tout irait bien et le Dr Banda resterait longtemps encore le père de son peuple si le Malawi n'était, lui aussi, menacé des deux maladies qui assaillent les pays indépendants de l'Afrique noire. L'une, le tribalisme, quoique nié avec véhémence par le président devant moi, existe bel et bien, à tel point qu'on ne peut guère envoyer un administrateur de telle tribu dans la région où vit une autre tribu. Il risquerait d'être assassiné. Tant que le Dr Banda est à son poste, l'unité du pays reste assurée ; après lui... mais au Malawi le Dr Banda est censé être immortel. L'autre maladie est la présence dans les coulisses, du rival inévitable, un nommé Chipembere, orateur habile, charmeur des jeunes et des intellectuels, gagné à la cause des communistes. Âgé de 48 ans, il est interdit de séjour au Malawi, mais Kamuzu Banda est bien placé pour savoir que les exilés finissent par rentrer... Chipembere, entre temps, promet monts et merveilles : démocratie, situations élevées pour ses partisans, fin de l'influence de l'homme blanc, attitude hostile à l'Afrique du Sud. Ses quelques tentatives pour rentrer dans le pays les armes à la main ont échoué : des tribus hostiles ont mis les envahisseurs en fuite. Mais, retiré dans le sanctuaire tanzanien, et riche de l'argent chinois, Chipembere n'est pas homme à se décourager facilement.
Il est à peu près certain que le président Banda, aussi sagace qu'il soit, sous-estime le danger. Adulé par une bonne partie de la population, flatté par l'autre, il se berce d'illusions quant à l'avenir de son pays, lequel, comme le Kenya ou le Nigeria, se trouvera un jour au bord d'une guerre civile, d'une décomposition en ses éléments tribaux, d'un totalitarisme. Un très grand nombre d'ouvriers chinois des chemins de fer sont en Tanzanie, et un autre détachement de 15 000 « ouvriers » chinois vient d'être « offert » au président Kaunda de la Zambie, qui ne pourra résister à ces constructeurs de la future ligne de Lusaka au port de Dar-es-Salaam.
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Or, ces terrassiers chinois reçoivent chez eux un entraînement spécial, et leurs « ingénieurs » sont des officiers de l'armée rouge de Pékin. Les réfugiés blancs dont une soixantaine arrivent chaque semaine de la Zambie en Rhodésie relatent l'arrivée de contingents de médecins soviétiques ainsi que d'autres « experts », Chinois et Russes, lesquels sont censés se battre à mort dans le nord-est de la Sibérie, se lancent en commun à la conquête de l'Afrique australe ! La Rhodésie et le Mozambique portugais se défendent sur une longue frontière contre les incursions ennemies, et il n'y a pas de danger qu'ils abandonnent la partie. Mais le Malawi est sans défense et, ce qui est grave, Londres, soucieux de se maintenir dans cet ultime petit coin de son ancien domaine, cherche à isoler le Dr Banda de ses protecteurs naturels, les gouvernements blancs du sub-continent. Ce n'est pas facile car le président est un homme lucide ; voilà qui explique les propos qu'il m'a tenus : « Notre défense ? Allez le demander à M. Vorster ! »
Que ferait M. Vorster, et, d'ailleurs, que feraient les Portugais si la ligne de défense à l'intérieur de laquelle est situé le Malawi, venait à être enfoncée ? Si, d'un coup, l'ennemi pénétrait au cœur de ce système de défense naturel, dans le sud du lac Malawi (ancien Nyassa) ? La réponse n'est guère facile à obtenir, ni à Pretoria ni à Lourenço Marques où chacun s'en tient à la protection de ses territoires respectifs, l'Afrique du Sud et le Mozambique. Mais il est évident aux yeux de l'observateur étranger que pas un cm^2^ de l'Afrique australe ne peut être sacrifié sans que le goût du sang, faisant saliver aussi bien l'O.N.U. que les communistes, n'attire les nations rapaces avides de dépecer dans son entier cet immense territoire promis, dans la paix, à un avenir paisible et prospère. Pour ne mentionner qu'une chose : la construction entreprise par les Portugais à Cabora Bassa d'un puissant barrage dont j'ai survolé les travaux, avant de les visiter en détail, serait incontestablement menacée par un changement de régime au Malawi. Or, Cabora Bassa n'est pas seulement le deuxième barrage hydroélectrique de l'Afrique par ses dimensions, c'est également une œuvre commune de toute l'Afrique australe en vue de l'exploitation de ses richesses minérales, de ses ressources électriques, de son potentiel agricole.
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Le Malawi est donc une des clefs de la stabilité dans cette partie du monde, et on ne peut pas imaginer ce pays devenir une des bases de la subversion sans redouter, par le fait même, un échec de la construction de l'Afrique australe tout entière. Le président Banda est un équilibriste remarquable, mais croit-il vraiment à la prolongation indéfinie de la situation actuelle ? Son successeur, quel qu'il soit, laissera-t-il basculer le Malawi dans le camp pro-communiste, auquel cas il devrait compter avec une intervention militaire de Lisbonne et de Pretoria ?
Quant au Dr Banda lui-même, je crois qu'il m'a révélé sa pensée lorsqu'il m'a déclaré : « Les Africains qui mettent leur confiance dans leur « libération » par les Russes, croient-ils vraiment que le colosse qui a colonisé la Hongrie, la Pologne, et a réoccupé Prague se contentera de les émanciper de l'apartheid pour évacuer ensuite les lieux ? Au contraire, il se révèlerait comme un maître plus dur que l'ancien ! »
#### II. -- Réflexions et rêveries à Madagascar
Dans le « bloc » supposé « *afro-asiatique *»*,* il n'y a que la République Malgache qui soit en quelque sorte africaine et asiatique à la fois. Sa population et même sa configuration géographique participent à ces deux entités. Madagascar souffre d'un sous-développement chronique exactement pour les mêmes raisons que les pays nouveaux des deux continents mentionnés : 1. -- passivité et indolence de la population, 2. -- corruption et irresponsabilité des dirigeants, 3. -- aide étrangère malavisée, et 4. -- adoption du « socialisme scientifique » comme remède à tous ces maux. Il suffit, pour établir l'identité spécifique de tel ou tel pays, de déterminer laquelle de ces quatre malédictions générales est la plus accentuée dans le pays en question. A Madagascar, le « socialisme » semble être le défaut principal, car, d'une façon générale, la Grande Ile pourrait neutraliser les autres ; en effet, elle jouit de deux avantages majeurs par rapport aux pays africains :
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d'abord, sa situation insulaire la protège du mauvais exemple de ses voisins (lointains) et de leurs tentatives de subversion et de conquête ; ensuite, malgré l'existence de quelque 18 tribus, l'unité du peuple malgache est grosso modo assurée -- sans parler de sa division en habitants de la côte et habitants du plateau.
Les mauvaises langues rapportent que le Président Tsiranana, pris de court devant un visiteur étranger pour caractériser le « socialisme » auquel adhère son pays, donna l'ordre à ses fonctionnaires de le définir. La meilleure thèse fut celle qui désigna le socialisme malgache comme « scientifique ». On en resta là.
La colonie française, dont de nombreux entrepreneurs dynamiques, voit cela d'un très mauvais œil, et même les experts français détachés par Paris auprès du gouvernement malgache -- souvent d'anciens socialistes -- s'esclaffent devant l'étiquette ainsi que devant la marchandise qu'elle couvre. Dans la plupart des pays actuellement sous-développés il existe une forme de coopération volontaire et consacrée par la tradition, même parmi les Malgaches notoirement individualistes ; cependant il ne s'agit presque jamais de bâtir sur cette coopération entre villages, mais d'importer une forme « marxiste » comportant d'énormes avantages pour les potentats de l'administration centrale chaque unité « coopérante » se trouve transformée en petit rouage d'une machine bureaucratique, elle-même politisée. Dans ces conditions, au lieu de manifester un avantage financier, la coopération (imposée d'en haut) se révèle déficitaire. Un cas précis est celui des marchés et du prix des produits stabilisés. Le gouvernement vient en aide aux paysans en fixant le prix de leurs produits dans telle région. Ils ne seront plus exploités par les marchands individuels, qui sont dans la plupart des cas (comme un peu partout dans l'Afrique de l'Est), des Indiens. Seulement le bénéfice ainsi réalisé par les paysans en question leur est enlevé à titre de contribution à la construction de dépôts, de routes -- ou simplement sous prétexte de « construire le socialisme ». Souvent cela équivaut à un train de vie meilleur pour l'administrateur local... Mais alors, que le paysan résiste à ces exactions -- pourrait-on dire. Oui, mais dans les villages et dans les villes le simple citoyen a besoin d'un certificat de naissance pour envoyer ses enfants à l'école ; d'une fiche d'admission à l'hôpital ; de l'autorisation d'ouvrir une boutique : sans bakchich il pourrait attendre longtemps. Il serait donc plus juste de parler de socialisme tempéré (ou aggravé) par la corruption.
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Aujourd'hui ce socialisme malgache n'est plus d'inspiration française, mais article d'importation ouest-allemande. C'était une façon de s'affranchir de la tutelle française et en même temps d'obtenir des fonds de Willy Brand et consorts, parfois par le truchement de l'Église luthérienne, assez influente dans le sud. On peut, d'ailleurs, se demander si cette sollicitude allemande, aboutissant à rendre l'économie plus lourde, ne finira pas par faire le jeu de l'Allemagne de l'Est, laquelle en matière de « socialisme », peut donner des leçons à Bonn -- et à Tananarive. Le maire de la capitale, notamment, M. Richard Andriamanjato, pasteur protestant et membre assidu du Conseil Mondial des Églises d'inspiration plus que progressiste, m'a dit, en qualité de chef de l'Opposition, que seul son parti reste fidèle au « socialisme » -- qu'il définit par l'encouragement aux coopératives, l'honnêteté dans les finances publiques, la tolérance de toutes les options -- ainsi que l'appel aux investissements de Moscou et de Pékin. Ce dernier point de son programme est d'ailleurs le seul réalisable, et il comporte des dangers d'abord, Madagascar, qui possède un poids assez grand dans les conseils de l'Afrique, entraînant d'autres modérés dans son sillage, a une importance relativement considérable à l'O.N.U. et dans d'autres organismes internationaux ; des prises de position pro-communistes auraient des conséquences graves ; ensuite, danger plus immédiat, Moscou vient de demander une base navale à l'Ile Maurice que celle-ci, désespérément pauvre, ne pourra guère refuser. Madagascar serait tout de suite visé, d'autant plus que le président « Tsiran » est assez âgé et malade, et qu'un coup militaire, c'est-à-dire l'option parfois la moins mauvaise, est impossible dans la Grande Ile. Dans ces conditions les aventures ne sont pas exclues...
Ce qui est malheureux, c'est que les solutions les plus sages ne promettraient guère d'amélioration, mais plutôt le statu quo, la stagnation. Le « socialisme » est souvent adopté dans les pays sous-développés parce que le terme possède une résonance de dynamisme et d'espoir dans un milieu où l'un et l'autre sont absents. Ce que les individus sont incapables de réaliser, le sera par la collectivité. C'est là un mythe, bien sûr, je m'en aperçois encore mieux depuis que je voyage dans les pays d'Afrique et d'Asie.
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Mais même si ce mythe est néfaste, il faut en comprendre le besoin. En particulier à Madagascar où M. Andriamanjato lui-même, socialiste convaincu, parle pourtant d'une âme malgache pénétrée d'hésitation foncière devant toute décision, puis devant les conséquences possibles d'une décision enfin prise. Le « socialisme », le régime moderne de la fuite devant les responsabilités, serait-il un alibi convenable au peuple malgache ? On préférerait ne pas le croire, et cependant une enquête menée dans quelques écoles secondaires de Tana montre précisément la fuite devant les responsabilités, ou plus simplement, l'absence d'ambitions. Interrogés sur l'avenir qu'ils voudraient choisir, la grande majorité des élèves ont répondu qu'ils voudraient devenir « Préfets ». Et d'ajouter que cela comporte peu de travail, beaucoup de loisirs, et une vie tranquille. Ce qui n'est pas encourageant pour un pays en voie de développement...
Tout cela n'empêche pas Madagascar d'être une île enchanteresse, précisément à cause du mélange indescriptible entre deux lourds continents. Sous le soleil d'Afrique on retrouve les collines et les rizières de l'Asie du sud-est ; sur la côte, le dur Africain noir ; à Tana et dans la campagne environnante, le Malais sinueux, l'un et l'autre inscrutables. A première vue, le visiteur arrivant du continent ne trouve pas la tension qui fait vibrer l'Afrique, pour le bien et pour le mal. Puis il contemple le merveilleux ciel au-dessus de Tana, les nuages échevelés se poursuivant parmi d'éclatantes couleurs -- et des remparts du Palais de la Reine, qui domine la ville et l'histoire du pays, il n'est plus tellement sûr que l'avenir sera moins violent que n'était le passé.
Thomas Molnar.
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### Propos sur l'automobile
par Jean-Baptiste Morvan
J'AI d'abord hésité sur le titre : « automobile » est un de ces cas exemplaires, un de ces mots cliniques où l'on peut étudier les vieillissements, les passages, les insensibles glissements du langage. Les conquêtes de la lexicologie peuvent être vaines ou temporaires. Un professeur nous disait jadis, bien avaient-guerre : « Le mot « vite » n'est pas un adjectif mais il est probable que dans quelques années on l'admettra comme tel, et on dira qu'une automobile est vite ». Ce qui ne se fit point. « Automobile » devait être un des maîtres-mots du langage moderne, ou plus exactement « auto ». Je remarque pourtant qu'on dit de moins en moins « auto » et de plus en plus « voiture ». Sans doute la voiture à cheval n'est plus qu'une curiosité : ma ville ne connaît maintenant qu'un seul cheval et ce vieil attelage de commissionnaire était encore il y a quelques années fort prisé des garnements qui l'attendaient au détour d'une rue étroite pour jouer avec vraisemblance à l'attaque de la diligence du Far West. Mais si l'un des deux mots devait l'emporter, pourquoi donc est-ce « voiture » qui semble avoir prévalu ?
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On peut y voir un de ces mystères vitaux et profonds des langages : là aussi, il y a des rejets de greffe. Je pense aussi qu'un certain retour à un archaïsme relatif traduit l'appropriation psychologique de l'usager : son intime satisfaction appelle spontanément un décor, un honneur que seules peuvent fournir des références anciennes. Frégates et caravelles sont passées dans le vocabulaire de la technique moderne, et il n'est pas de marque sans blason. Le présent appuie ses certitudes précaires sur une garantie, sur une autorité anciennement établie. Devons-nous dire sur une « structure » ? Je remarque en passant que le mot « structure » désigne ce qui a été construit, et par conséquent ce qui a été construit par quelqu'un ; nos philosophes ethnologues emploient « structure » au sens de stratification primitive. Toute initiative de l'esprit humain ne serait qu'un phénomène accessoire et passager, une couronne de fleurs éphémères posée sur la tête d'une idole massive et masquée. Finalement la vraie « structure » n'aurait été construite par personne, et le vocabulaire en découle ([^16]). « Vera rerum amisimus vocabula » dirait Tacite.
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L'Académie avait d'abord émis l'opinion que le mot « automobile » serait masculin. L'usage se décida pour le féminin. On peut y voir une orientation affective, flatteuse, une fixation de tendresse diffuse. Des « objets inanimés qui ont une âme », l'auto fut sans doute un des plus rapides à conquérir une place dans les cœurs. Et le féminin est, pour parler le langage des érudits hellénisants, « hypocoristique », comme les diminutifs. La voiture aussi est un féminin, et les possessifs qu'on lui adjoint sont souvent de la première personne. « Ma voiture », « notre voiture » renforcent le complexe affectif : possessifs sentimentaux. D'abord la voiture est un objet précieux ; c'est un « objet » au sens de la poésie galante des XVII^e^ et XVIII^e^ siècles : « digne objet de mes vœux ». Ce coléoptère aux élytres brillantes et fragiles est mystérieux, compliqué -- et cher : cela compte bien aussi. Mais il a remplacé le cheval comme symbole d'une liberté des démarches individuelles. Chez Montaigne « si affadi de liberté », l'emploi des métaphores cavalières est constant et nous savons que la plus belle conquête de l'homme était son mode préféré de déplacement.
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Toute atteinte à la liberté de la voiture est considérée instinctivement comme une atteinte à la liberté personnelle. L'honneur est monté sur pneus, et de même dans « Colomba » la blessure à l'oreille du cheval est une injure mortelle qui ne peut se laver que dans le sang, tout froissement de carrosserie est un froissement d'âme.
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Symbole de la liberté d'aller et venir, la voiture est aussi le symbole du départ. Toutes les prédications et homélies communautaires n'y peuvent rien changer. La collectivité nous embrasse, comme Néron, en nous étouffant. Et il faudrait avoir une dose de philosophie bien voisine de l'ascétisme mystique pour arriver à se ménager une liberté qui ne prenne pas la forme d'un départ. Hormis le XIX^e^ siècle, à qui l'époque troublée de la Révolution et de l'Empire avait donné d'excellentes raisons d'apprécier les charmes de la résidence durable, sédentaire et au besoin casanière, tous les siècles ont connu ce désir d'évasion. Le pèlerinage donna une sanction sacrée à cette bougeotte chronique de l'humanité, mais un proverbe prudent affirmait que tout homme partant en pèlerinage ne revenait pas forcément avec un bon esprit de pèlerin. Pascal y eût trouvé de quoi nourrir sa thèse du divertissement.
Mais le siècle où nous vivons est aussi familial. Tous les faits divers les plus décourageants ne réussissent point à dissimuler une constante que pourtant les cinq colonnes de l'actualité révèlent rarement. Anti-collectiviste, la voiture exprime aussi l'aspiration familiale. Elle est une transposition du foyer, une demeure parallèle, peut-être parce que dans les habitations collectives l'individu n'est pas seul à subir les gênes et les contraintes : la famille aussi. La cellule sociale se retrouve à l'état autonome dans sa voiture. La réunion souvent troublée dans ses efforts de resserrement au cours de l'existence quotidienne, redevient alors, sans les voisins, sans les éparpillements à des fins laborieuses, et sans télévision pour l'instant, la troupe théâtrale qui parle, qui dialogue.
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Le foyer domestique n'est plus autonome dans ses exigences matérielles et le feu lui-même est alimenté par la chaudière à mazout de l'immeuble. Encore faut-il bien trouver une occupation concrète à la mesure du petit groupe ; la voiture, elle, requiert des soins et on lui en est reconnaissant. Il est honorable pour les marmots de passer l'éponge sur le coursier de métal : travail noble, comme de soigner le cheval au temps jadis. L'espace étant malgré tout limité, et les activités domestiques en nombre restreint, la « caravane » est venue s'ajouter à la voiture, suite normale d'un processus. On installe la caravane dans un bois près d'un étang, et on invite des amis à y venir goûter.
Mais la voiture elle-même manifeste sa vocation familiale par les objets qu'elle contient. Un coup d'œil indiscret sur une voiture vide de ses propriétaires est un spectacle souvent réconfortant pour le cœur et édifiant pour l'observation philosophique. Nounours attend qu'on l'emmène en promenade, les petits livres illustrés sont épars sur la plage arrière, les aventures de Babar décorent le véhicule du président-directeur-général. La boîte à gants, où l'on ne met jamais de gants, est un de ces espaces réconfortants dont parlait Bachelard, très comparable aussi aux bahuts et buffets chantés par Baudelaire et Rimbaud. J'ai trouvé dans la mienne un coquillage rapporté de Noirmoutier, et j'ai rougi en y découvrant un cadeau d'ami, un joli couteau à fromage que la modestie du papier gris d'emballage avait fait oublier là depuis le voyage où il me fut donné. Trésor des bibelots, boîte à surprises, cet asile est aussi une bibliothèque où repose, sur des cartes routières tout à fait inutiles pour l'instant, un vieux guide de Bretagne devenu beaucoup plus maniable depuis qu'il a perdu sa couverture. De telles sédimentations accumulées prennent une valeur historique ; celles se prêtent à une recherche proustienne des jours enfuis. Certains talismans posent des problèmes sur leurs origines, et je ne saurais plus dire en quel coin de Provence j'ai cueilli ce rameau de buis, et d'autres feuillages méconnaissables, à peu près réduits à l'état de poussière, et que je jette non sans quelque vague scrupule quasi-superstitieux... L'insolite et le fortuit ont leur place, dans le musée des curiosités : je retrouve un billet d'embarquement sur un bac de la Loire dont le libellé prend un air médiéval et religieux par le rapprochement des noms des deux stations : « Le Paradis au Pellerin ».
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103:142
L'automobile est née romantique. Le jeune homme n'emmène plus sa belle sur un coursier ; quand l'heure vient pour lui de songer à fonder un foyer, il est nécessaire qu'il possède à son tour le véhicule sacré. « L'homme quittera son père et sa mère », et par conséquent il aura sa voiture avant les fiançailles. Ainsi les rites anciens prennent-ils des formes nouvelles. Après avoir été familiale, la voiture devient idyllique.
Elle marque l'histoire de la famille, et peut-être même l'histoire du peuple. Les millésimes des cannées sont peu évocateurs, sauf pour les vignerons ; mais comme les anciens Romains désignaient les années par les noms des Consuls, la famille établit des repères dans le temps par la succession des voitures : « C'était du temps de la Quatre-Chevaux ». Et dans l'histoire de notre nation, le temps de la Quatre-Chevaux constitue un climat assez nettement senti, même s'il est mal défini. La Quatrième République saura été le temps de la Quatre-Chevaux. On se souviendra aussi de l'affaire de Suez, parce que l'essence a failli manquer.
A la Quatre-Chevaux succédèrent des voitures plus spacieuses, et la courbe du niveau de vie, pour être éloquente, doit passer par de petits dessins de voitures. Test économique, la voiture est aussi le sujet d'expériences morales fort instructives. La Bruyère eût été attentif eaux automobiles. Le monde des vanités ne se tient pas pour vaincu, et la voiture se rit (métaphore audacieuse !) des velléités affirmées de démocratisation. Ce que le costume a perdu dans l'ordre des distinctions sociales, la voiture l'a regagné. L'auto est aussi un costume, et la philosophie des vêtements chère à l'anglais Carlyle trouve son prolongement dans la philosophie de la voiture. Un ami avait eu la fantaisie d'acquérir une Mercedes d'occasion. Il remarqua qu'il était salué par des gens qui auparavant semblaient l'ignorer ; et il se réjouit fort, quand il eut revendu son véhicule triomphaliste, d'observer la mine gênée de ceux qui ne pouvaient, du jour au lendemain, se dispenser de le saluer encore.
104:142
La voiture passe pour être essentiellement brutale et discourtoise ; mais sur ce point, elle se transforme. Sans doute permet-elle toujours de mesurer les arrogances et les distractions. « Dis-moi comment tu stationnes et je te, dirai qui tu est. » Il y a le désinvolte qui se range à un mètre du trottoir, et de travers, puis s'en va en sifflotant. Les optimistes laissent la voiture ouverte, avec l'appareil photographique en évidence sur le siège : disciples de Rousseau, qu'ils n'ont peut-être jamais lu, ils croient à la bonté de l'humaine nature. D'autres, précautionneux et inquiets, ferment la portière à clef et remuent ensuite la poignée pour vérifier ; après quoi ils foira trois fois le tour du cher objet pour voir si rien ne cloche. J'ai observé un jour un conducteur s'installant commodément juste au pied d'un panneau de stationnement interdit, et en face ; le vide ambiant aurait dû l'instruire, mais c'était sans doute un arrière-petit-fils du Ménalque des « Caractères »... Tout cela est vrai, mais il y a aussi la voiture courtoise et même galante ; une sorte de loi veut que la priorité aux carrefours urbains soit assurée aux jolies femmes, raison du cœur non exempte de danger pour la circulation. Il y a les politesses interminables du style « après vous -- je n'en ferai rien », et plus simplement les deux petits coups d'avertisseur pour remercier le routier qui a ralenti, rangé son multi-tonnes et donné le feu vert. La campagne du sourire a été copieusement moquée et parodiée, mais il semble que la structure mentale atavique du Français y ait été, tout compte fait, assez sensible.
Il resterait à esquisser une métaphysique de l'automobile...Elle représente en effet aussi la mort et le hasard, l'incertitude du destin, le conflit indéchiffrable entre, la liberté absolument individuelle de l'homme au volant et la statistique, qui, semblable à une fatalité issue de la tragédie antique, proclame en ses oracles que sur un nombre défini de conducteurs, un nombre à peu près aussi défini doit périr dans la prochaine sortie vacancière. Autour de la voiture se forme une nouvelle cristallisation du tragique et de la peur. On écrit beaucoup là-dessus ; et dans tout ce qu'il nous est donné de lire, nous nous demandons parfois si les auteurs ne se proposent pas simplement de « défouler » leur angoisse, d'exorciser l'inconnu par des formules de type primitif, de placer leur idée fixe ou de maudire selon les cas, à travers les chauffards présumés, l'ancienne génération ou la nouvelle.
105:142
Il est facile de parler d'un « week-end délirant » : cela ne coûte rien à l'esprit et la formule est frappante. Il ressort en tout cas que l'on se résigne malaisément à incriminer les multiplications purement mathématiques des causes d'accidents. On recherche toujours une responsabilité humaine, située soit dans l'ivresse, soit dans la jeunesse ou la vieillesse, ou encore dans l'égoïsme. Après tout, c'est peut-être une haute idée de l'homme qui préside encore à ces actes d'accusation. Une époque qui se veut matérielle, voire matérialiste, semble dévorée du souci d'une recherche du péché, là où elle pourrait n'envisager que les rencontres de mécanismes en mouvement. On peut regretter seulement que cette préoccupation ne soit pas plus générale, et souvent plus justifiée.
Jean-Baptiste Morvan.
106:142
### Paralysie mutuelle du capitalisme et du communisme
par Louis Salleron
ACCEPTONS, pour simplifier, les mots usuels : *capitalisme* et *communisme*.
Si, malgré des craquements, les États-Unis restent intégralement capitalistes et l'U.R.S.S. intégralement communiste, les pays européens, France en tête, ne savent plus comment se dépêtrer du conflit intérieur où les plonge la double attirance des deux Super-Grands.
Ce conflit revêt mille aspects, dans les esprits et dans les faits, mais son existence, son acuité même, se révèle curieusement à qui a l'occasion de fréquenter personnellement -- quoique la fréquentation des livres et des journaux suffise -- les milieux qui demeurent indemnes de la contamination de l'adversaire.
Voyez des industriels, des banquiers et, davantage encore, des théoriciens du « management » : ils savent la puissance du communisme, leur ennemi, mais ils sont tellement convaincus du caractère rétrograde de ses théories économiques que, sauf accident politique, ils ne le redoutent pas.
Passez au contraire chez les militants du P.C. et, davantage encore, chez les philosophes de l'Intelligentsia, -- qui peuplent revues, journaux et congrès jusques et y compris, et préférentiellement, dans les cercles officiels du christianisme, catholique et protestant ; vous découvrez alors une espèce sociale caractérisée pour laquelle le triomphe final du « socialisme » ne fait absolument aucun doute.
107:142
On dira peut-être que l'opposition des deux tendances est classique et qu'en somme elle a toujours existé. C'est celle de la Droite et de la Gauche. Oui et non. Car il y a, bien sûr, en tous pays et à tous moments, une Droite et une Gauche, quoique aux contenus très variables. Mais, depuis une cinquantaine d'années au moins, chez nous, la Droite (à ne pas confondre avec l'Extrême-Droite) ne représentait guère qu'un conglomérat conservateur d'intérêts, la Gauche se flattant d'être à la fois la pensée, la justice, le mouvement et l'avenir.
Or c'est la constance de ces données oppositionnelles qui est aujourd'hui rompue.
La nouvelle Droite -- celle de l'industrie, des affaires et de la théorie économique -- a acquis une *foi*. Elle n'est plus honteuse. Elle *croit* en elle-même.
Le développement du matérialisme dans les esprits et l'affaissement métaphysique qui l'accompagne donnent des atouts inédits à ceux qui sont finalement les *producteurs* de cette matière adorée, dont les noms sont argent, auto, télévision, machine à laver, vacances, voyages etc.
Dans « *Le contrat socialiste *» (Seuil, 1969), M. Robert Fossaert écrit : « Si la Gauche réussit à prendre appui sur les principales forces de changement qui travaillent notre société, si elle réussit à coordonner leurs poussées en faisceau convergent, alors le pouvoir sera en vue. »
Sur quoi Bertrand de Jouvenel observe : « Oui, mais quelles forces de changement ? S'il s'agit des forces productives, elles ont leurs champions : ils sont à droite, et c'est là qu'on entend le mieux le développement. La marche de l'Histoire a complètement réfuté la thèse de Marx selon laquelle les formes capitalistes mèneraient à l'étranglement des forces productives. » ([^17])
Bref le « Parti du Mouvement » est maintenant à droite, tandis que la Gauche est devenue « conservatrice ». Certes la Gauche promet bien les lendemains qui chantent, mais il s'agit plutôt de surlendemains. Et dans la mesure où elle se veut progressiste, c'est pour consommer bien plus que pour produire.
108:142
Le progrès qu'elle réclame est d'ordre social : augmentation des salaires, diminution des heures de travail, accroissement de la sécurité, etc., toutes choses auxquelles chacun est attaché, mais toutes choses dont chacun se rend compte de plus en plus clairement que ce n'est pas le passage au socialisme qui en favoriserait la réalisation. La comparaison des États-Unis et de l'U.R.S.S. est à l'arrière-plan des consciences. Tant qu'on raisonnera argent, bien-être, confort, et tant qu'on y ajoutera la référence « liberté individuelle », le « modèle » capitaliste éclipsera le « modèle » socialiste.
Pourtant, l'*idée* socialiste tient. Tout le monde se dit « socialiste » et « de gauche ».
Pourquoi ? Parce que c'est l'*égalité* qui est au cœur du socialisme et que l'égalité est une passion égale ou supérieure en force à celle de *liberté,* surtout si on la baptise du nom de *justice.*
Dans *Le socialisme en liberté* (Denoël 1970), Alfred Sauvy écrit : « Une fois dépouillés de quelques apparences et oripeaux, les deux objectifs *socialisme* et *liberté* apparaissent bien ceux de la grande majorité de l'humanité évoluée. »
Sont-ils compatibles ? C'est toute la question. Sauvy ne le démontre pas et, jusqu'à présent, les faits ont toujours démontré le contraire. L'exemple suédois, invoqué à satiété depuis un an, est une plaisanterie. C'est le pays d'Europe où la propriété privée des moyens de production est le plus développée. Que de lourds impôts établissent ensuite une péréquation relative des revenus, c'est simplement la preuve que le socialisme ne peut vivre que par le capitalisme. Aller au delà, c'est prendre les voies du socialisme proprement dit et s'assurer d'une diminution simultanée de la richesse et de la liberté.
Traditionnellement idéologues, et traditionnellement près de leurs sous, les Français combinent comme ils peuvent leur « idéal » socialiste avec le sens de leurs intérêts. Le conflit cornélien qui les agite se voit assez bien aux mouvements nerveux de la grève, arme relative qu'on voudrait bien mais qu'on n'ose pas utiliser comme arme absolue. Il se voit aussi, et de manière encore plus spectaculaire, aux discours et aux programmes des hommes politiques.
109:142
Piaffant, pétulant, trépidant, mirobolant, Jean-Jacques Servan-Schreiber a battu tous les records avec son manifeste qu'il publie en librairie sous le titre exhaustif de « Ciel et Terre ». Que propose-t-il ? Pas moins que tout le capitalisme et tout le communisme associés. Tout le capitalisme, car le marché, la concurrence, l'Amérique en France. Tout le communisme, car l'abolition de l'héritage des moyens de production (soit 8 p. 100 de la population, explique-t-il, ce qui a de quoi séduire 92 p. 100 de la masse électorale) et l'élevage en commun des petits Français à partir de l'âge de deux ans.
C'est la transcription, en peinture au couteau, des fines aquarelles du club Jean Moulin.
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Tout cela est très joli, tout cela séduit, excite et amuse les Français, mais tout cela est d'une extrême fragilité.
Si jusqu'ici le couple « production capitaliste » et « revendication socialiste » a fait marcher la machine à la satisfaction (relative) du plus grand nombre, chacun sent qu'un « clash » est possible, et l'impression d'insécurité est générale.
D'une part, la conviction que le communisme et la révolution seraient une catastrophe donne toutes ses chances au capitalisme. D'autre part, l'irritation diffuse et l'inquiétude du lendemain peuvent provoquer une explosion de colère dont les suites seraient imprévisibles mais normalement canalisées par le communisme.
Il y a donc, en même temps que coopération de fait du capitalisme et du communisme, une paralysie mutuelle de leurs forces en ce qui concerne la logique de leur développement.
Le jeu se joue finalement entre la technostructure économique de l'Amérique et la technostructure politique de l'U.R.S.S. à travers lesquelles nous essayons de frayer notre voie propre.
Il y faudrait une doctrine. Les éléments en existent, épars dans notre tradition, dans l'Église des encycliques, dans la vie vécue des familles et des métiers. Mais cette doctrine n'a pas encore trouvé son expression politique, et rien n'annonce qu'elle doive la trouver prochainement.
Louis Salleron.
110:142
### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
*1^er^ novembre* 1969. -- Cette fête de la Toussaint m'a remis en mémoire ma conversation d'il y a quelques années -- septembre 1963, pour être précis -- avec un ancien professeur de séminaire devenu curé de campagne. « Ne trouvez-vous pas, lui disais-je, que l'Église se protestantise ? -- Je le pense en effet, me répondit-il, mais est-ce un mal ? -- Cependant, monsieur le curé, le culte des saints... -- Oh ! vous savez, les saints ! La Sainte Vierge, oui, bien sûr, elle est indispensable, mais les autres ? Pourquoi nous attristerions-nous que leur culte décline ? Croyez-vous qu'il y ait tant de spiritualité dans le geste de la dévote qui allume un cierge devant la statue de sainte Thérèse de Lisieux ou glisse une pièce dans le tronc de saint Antoine, et repart sans avoir eu de regard ni de pensée pour le Saint-Sacrement ? -- C'est-à-dire, répliquai-je, que vous ne voulez pas que les saints usurpent la place qui n'appartient qu'à Dieu. Vous avez raison. Mais la question est de savoir s'ils sont des chemins ou des obstacles. » J'ai encore sa réponse dans l'oreille : « Je crois qu'ils sont plutôt des obstacles. »
(Oui, textuellement : j'ai noté l'entretien dans les vingt-quatre heures. Pas plus de nuance : Marie seule exceptée, c'est bien le culte des saints lui-même où ce prêtre passé de l'enseignement dans le ministère voyait un péril... Comme si demander à l'intercession de tel saint telle grâce temporelle était nécessairement confondre prière et magie ! Et quand il arriverait que la théologie des simples ne fût pas bien exacte, ne pourrait-elle néanmoins recouvrir du spirituel authentique et ne serait-ce pas une autre simplicité, plus déplaisante, que de conclure du peu de science au peu de piété ?)
111:142
Pourtant, l'homme qui me tenait ce langage n'était pas un esprit tellement féru de nouveautés, il l'a montré depuis : il porte toujours la soutane et tant qu'il fut à la tête de sa paroisse (il a pris sa retraite l'autre été), les fidèles continuèrent d'y recevoir la communion à genoux. Le propos n'en est que plus significatif : il faut bien que depuis assez longtemps déjà la formation doctrinale de notre clergé n'ait pas été ce qu'elle aurait dû pour qu'un prêtre aussi traditionnel ait pu tenir le culte des saints pour superstition, sinon peut-être en théorie, du moins dans la pratique ordinaire. Seulement, jusqu'au Concile, ces séquelles du modernisme ne pouvaient s'exprimer que sourdement : Pie XII veillait, et, après lui, quoique plus mollement, Jean XXIII aussi. Jean XXIII disparu, les débats du Concile fournirent la plus retentissante tribune à la déviation, qui, avec l'après-Concile, redoubla de virulence, faute qu'il y fût mis obstacle autrement que par des paroles, *telum imbelle sine ictu.* De quoi nous tenons aujourd'hui les fruits très amers.
Le plus beau est que l'intention de mon interlocuteur était indubitablement pieuse. Il ne cherchait pas à réduire la part de Dieu dans nos vies, il entendait la grandir, voulait que les âmes allassent à lui le plus directement, le plus immédiatement possible. En vain lui fis-je observer qu'à s'engager dans cette voie l'Église irait à tout autre chose qu'à reprendre aux confessions séparées des aspects authentiquement catholiques de la piété chrétienne qu'en dépit de leurs erreurs il se peut qu'elles aient parfois développés mieux que nous n'avons su ; elle ferait sien le caractère qui oppose le plus nettement la foi protestante à la catholique, qui est de ne point accepter qu'entre l'âme et Dieu s'interposent les secours qu'il nous a ménagés : écartant ainsi non seulement les saints, mais Marie elle-même, mais le prêtre, réduit au rôle de président de l'assemblée et, avec lui, toute l'Église institutionnelle. Et pourquoi s'arrêterait-on là ? Car le premier intermédiaire, c'est évidemment la Personne unique à la double nature.
112:142
Et j'entends bien que tous les protestants de quelque ferveur reculeraient d'horreur devant la prétention d'atteindre le Père sans passer par le Fils, je n'ai garde de la leur prêter : puisqu'il ne leur resterait alors rien de chrétien. Il n'empêche que logiquement le refus de l'intermédiaire conduit jusque là et qu'il est bel et bien des esprits pour faire ce dernier pas ; souvent d'ailleurs sans s'en apercevoir.
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Je pense, en revenant après six ans, -- mais quelles années ! -- sur cette vieille conversation à ce que le Gide de l'époque fulgurante écrivait du diable, qu'il avait ses raisons de bien connaître. « La grande méprise, et qui lui permet de se glisser incognito dans notre vie, c'est que, d'ordinaire, on ne veut reconnaître sa voix qu'à l'instant de la tentation même ; mais il hasarde rarement une offensive avant de l'avoir préparée. \[...\] Il sait qu'il est certaines âmes qu'il n'emportera pas de vive lutte et qu'il importe de persuader. » ([^18]) Et ailleurs : « Je ne nie pas qu'il y ait, de par le monde, des actions nobles, généreuses, et même désintéressées ; je dis seulement que derrière le plus beau motif, souvent se cache un diable habile et qui sait tirer gain de ce qu'on croyait lui ravir. » ([^19]) Quelles lumières de pareilles phrases ne jettent-elles sur la présente crise de l'Église ! Et d'abord pour nommer le diable, courage dont nos pasteurs ne sont pas prodigues, à se demander s'ils y croient encore ou ne l'ont pas, lui aussi, complètement démythologisé. Cependant comment comprendre l'ouragan qui secoue aujourd'hui l'Église de Jésus-Christ sans remonter jusqu'au prince des démons ? Un assaut aussi magistralement conduit ne peut venir que d'une intelligence surhumaine.
113:142
Offensive préparée de longue date, oui, c'est bien cela ; offensive que déjà saint Pie X avait vu venir, et, chose beaucoup plus remarquable que de l'avoir annoncée, dont il avait pressenti qu'elle ferait plus de ruines que la Réforme, qui pourtant... Mais surtout, la signature du diable, c'est la noblesse des motifs invoqués, ce désir de rendre le christianisme plus intérieur, moins légaliste, de prendre en plus grande considération les vœux des fidèles et de les associer de plus près au culte, d'accueillir plus généreusement aussi les chrétiens séparés, -- et tout cela pour aboutir à la vaste entreprise de démolition qui se développe sous nos yeux !
Ne nous pressons pas d'accuser d'hypocrisie les démolisseurs, il est bien plus vraisemblable que, selon la parole du Christ, « ils croient rendre un culte à Dieu » (*Jn*, 16, 2). « Il faut penser que les évêques ont de grandes tentations », me disait un jour Madiran. Parole d'autant de vérité que de charité : ces puissants sont tellement plus intéressants pour le diable que les chétifs que nous sommes ! (Ce qui ne veut pas dire, hélas ! qu'il nous oublie.) Et, comme le diable n'est pas bête, les tentations qu'il leur envoie ne sont pas de l'espèce vulgaire : ils l'y reconnaîtraient aussitôt. Mais c'est encore Gide qui le remarque, le Malin « n'a pas rien qu'une façon de parler » ([^20]), et les âmes qu'il ne peut avoir par la chair, c'est par le désir du bien qu'il les égare et les fait, sans qu'elles s'en doutent, travailler pour lui.
*Sancte Michael archangele, defende nos in proelio ; contra insidias diaboli esto praesidium...* Oui, je sais que les prières du bas de l'autel ne remontaient qu'à Léon XIII et je ne vais pas prétendre que leur suppression (par Jean XXIII) ait porté la moindre atteinte au mystère de la messe. Je pense, seulement, à part moi, que pour avoir jugé cette supplication-là superflue, il ne fallait pas avoir beaucoup d'avenir dans l'esprit. Les forces de l'Enfer n'ont pas été longues à se déchaîner...
114:142
*2 novembre. --* Encore sur le culte des saints : a-t-on pensé à s'étonner que ce soit de nos jours qu'il connaisse une défaveur si marquée ? Certes, elle se comprend sans peine, une fois admis que l'Église ait à se protestantiser. Mais que des catholiques clament à tous les échos que l'Église est la communion du peuple de Dieu et qu'ils laissent de côté la forme la plus haute de cette communion, qui est la réversibilité des mérites !
Je crois le paradoxe des plus révélateurs. Il nous livre la véritable pensée qui guide ces catholiques, quand ils la connaîtraient mal.
Je ne dis pas du tout que l'Église ne soit pas le peuple de Dieu. Mais, s'il importe assurément qu'une proposition soit vraie, si c'est la première qualité qu'il en faille exiger, pour un regard plus intérieur le plus important n'est pas là ; le plus important est ce qui la fait énoncer, qui peut bien être ce qu'elle dit, mais souvent aussi est ce qu'elle ne dit pas, ce qu'elle évite soigneusement de dire : après quoi il ne faut qu'un peu de temps pour que le silence entraîne l'oubli, puis encore un peu pour qu'à l'oubli succède l'erreur positive. Les menteurs intelligents le savent bien : pas de plus sûr écran à la vérité que l'on entend cacher que d'autres vérités, qui se feront croire à bon droit et détourneront de pousser plus loin l'enquête.
Ainsi dans le cas présent. L'Église est bien la communion du peuple de Dieu ; mais on entrait beaucoup plus avant dans son mystère en y voyant tout le corps mystique de Jésus-Christ et il n'est pas sans danger d'avoir plus souvent sur les lèvres la première formule que la seconde, quand ce ne serait que parce qu'il n'est pas indifférent de dire « Dieu » ou de dire « Jésus-Christ ». Qualifier l'Église de « peuple de Dieu » nous ramène à l'Ancien Testament, que le Nouveau n'a certes pas aboli et dont je trouve fort bon qu'on nous invite à sonder les richesses ; mais encore à la condition de n'oublier point que la Révélation de Jésus-Christ n'y est pas contenue, mais seulement annoncée, préparée.
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Je vois un péril analogue à exalter sans contre-partie l'idée de communion. C'est une grande idée pourtant ; elle est vraie et elle est féconde. Mais elle n'est pas première et c'est fausser l'ordre des choses que de la mettre au premier plan ; c'est aussi l'appauvrir. Il n'est que de jeter un coup d'œil sur les théologiens, de profession ou d'occasion, qui, non sans naïveté, tiennent la communion du peuple de Dieu pour la découverte de Vatican II :
115:142
ils pensent moins à l'union des fidèles en un seul corps qu'à rejeter dans l'ombre que ce corps comporte l'inégalité de fonctions d'un organisme ; au terme, ils dresseront la communion contre les structures. Plus profondément, ils veulent que ce corps tienne de lui-même sa vie, qu'elle lui vienne, comme on dit, de la base, non du chef, alors que c'est du chef qu'elle se répand dans les membres.
Voient-ils même toute la richesse de ce qu'ils préconisent ? A en juger par le discrédit qui frappe aujourd'hui le culte des saints, il y a lieu d'en douter : signe bien clair que le peuple de Dieu se limite, pour ces catholiques, aux chrétiens présentement vivants sur cette terre. C'est oublier qu'il comprend la foule innombrable des élus. De si loin dans le temps que nous parvienne leur lumière, que seulement nous acceptions d'en recueillir les rayons, c'est assez, leur présence nous entoure, nous assiste *actuellement *; ou plutôt, il n'est pas nécessaire que nous levions les yeux vers leur étoile ; ils pensent plus encore à nous que nous ne pensons à eux et, même oubliés, restent là, continuent de nous protéger. Mais notre siècle a si bien juré de ramener le christianisme du ciel sur la terre qu'il ne voit plus que la terre.
Bref, sur toute la ligne, ici comme partout, formule qui, sous couleur d'enrichissement, ôte à l'explication du dogme, en diminue le trésor dans la conscience des fidèles. Cependant, elle ne dit rien que de vrai. Mais c'est aussi que le diable lui-même ne peut tout faire à la fois. Il suffit à sa joie de savoir que, pour bien des âmes, le reste aura son heure.
*3 novembre.* -- Jour des Morts. Que de compagnons disparus déjà, pour ne rien dire des aînés et des maîtres, et comme tous me restent proches ! comme ils continuent de vivre en moi, de me parler ! Même, certains, de plus près qu'aux jours que je les pouvais rencontrer.
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C'est le propre des esprits que l'éloignement des lieux et des temps ne soit pas un obstacle à leur présence. Songeant ce soir à tous ceux dont je me suis nourri, je me demandais si l'on ne pourrait pas voir l'analogue profane de la communion des saints dans cette intime société que tout homme d'étude porte en soi (l'une et l'autre si curieusement oubliées de Rabelais dans sa prodigieuse amplification sur les detteurs et les emprunteurs). Car, là aussi, l'échange joue dans les deux sens. Les saints nous assistent mais nous les honorons, nous pouvons hâter la délivrance des âmes que le purgatoire retient encore. Les grands esprits nous enseignent, mais en éclairant leur figure, nous les faisons mieux connaître et plus aimer, et, s'il est vrai qu'ils nous fournissent la matière de leur « immortalité subjective », comme disait Auguste Comte, encore ont-ils besoin que nous en soyons les artisans. Et comment un croyant n'y joindrait-il pas la pensée de leur salut, de leur *vrai* salut, non plus cette fois devant la postérité, mais devant Dieu ?
Cependant, il me semble bien qu'il n'y a pas tellement de chrétiens, même pieux, à prendre en souci ce dernier point, faute d'imaginer que nous puissions avoir avec un homme d'autrefois des liens infiniment plus profonds qu'avec la plupart des vivants que nous côtoyons. Il me souvient, jeune homme, d'avoir donné une messe pour le repos de l'âme de Baudelaire ; m'en étant ouvert peu après au prêtre à qui je me confiais, il trouva que c'était une singulière idée. Je ne vois pas ce qu'elle avait de surprenant.
Pour ma part, tout au moins, et je ne pense pas que ce me soit propre, je sais bien que même les grands hommes que j'ai rencontrés, je dois moins à leur rencontre qu'à leurs ouvrages ou à leur exemple : chose, après tout, naturelle, le plus intime d'un écrivain passant plutôt dans ses écrits ou dans la suite de sa vie, que dans ses propos.
Une exception pourtant, mais parce que celui-là n'a écrit pour le public que fort peu : l'homme qui fut pour Jacques Reynaud et pour moi ce qu'Alain (mais à bien moindre titre !) fut pour Maurois, cet extraordinaire Louis Aguettant que Valéry, à qui je l'avais fait connaître, jugeait « un esprit de la plus grande rareté, -- car très rares sont ceux qui se développent comme lui sur les confins de la musique, des lettres et de l'abstrait » ([^21]).
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Et déjà, quand il ne l'avait pas rencontré encore, au reçu de l'article que j'avais demandé à Aguettant d'écrire sur *Eupalinos *: « Cet article m'a émerveillé -- et jusqu'à la tristesse. C'est que je me sens si peu en train, si absent, si loin du désir de construire, que l'ombre de moi-même souffre de considérer l'œuvre de naguère dans le miroir de votre ami. On a beaucoup écrit de moi, -- jamais si précisément ni si profondément. Jamais critique n'a mieux senti le caractère particulier de mon travail. » ([^22]) Et je ne transcris pas tout : l'accent de ce peu suffit, venant d'un tel homme.
Aguettant : le génie critique en personne, en effet, d'une universalité en même temps que partout d'une délicatesse qui confondaient ; sachant aussi bien faire ses délices des *minores* que se garder d'offusquer de leur charme les altissimes, auxquels toujours il revenait. Le type accompli de l'*exégète* des chefs-d'œuvre : par où j'entends que tout ensemble (c'est par cette alliance qu'il était unique) il ne négligeait aucune de ces humbles, mais précieuses clartés qui s'obtiennent par l'analyse et jamais n'oubliait que le principal d'une œuvre sublime vient de plus loin que ce qui s'en peut expliquer. Comme il l'écrivit un jour dans ses carnets : « Pour le chrétien, la vie débouche sur la joie. L'art et la poésie sont des lueurs qui passent sous la porte -- sous les portes éternelles. Il faut les recueillir en avare. » En deux lignes le secret de sa vie.
On se rendra compte que je n'exagère pas le jour que sa merveilleuse correspondance trouvera un éditeur (ils ne savent donc pas ce qui est intéressant ?). Pas un ami à qui je l'ai montrée, de quelque formation qu'il fût, qui n'en ait été ébloui. Elle ne vaut pas seulement par l'infaillibilité du jugement ; elle a le jaillissement perpétuel du grand écrivain, alors que, s'adressant au public, son désir de perfection le retenait de s'abandonner. Et certes, même alors, ce qu'il écrit reste de tout premier ordre ([^23]), mais comparé à sa littérature privée, pour mon goût (qui, je crois, eût été le sien) avec un rien de vernis de trop. La différence du Pascal des *Provinciales* avec celui des *Pensées.*
118:142
J'ai nommé Jacques Raynaud. Encore un à qui rien ne me serait plus doux que de faire rendre, enfin ! justice : j'aurais le sentiment de n'avoir pas vécu en vain. Jeune, il avait reçu le coup de foudre de Claudel, en même temps que de Maurras (que l'un et l'autre, comme à moi, Aguettant lui avait mis en main), et avec ce génie de l'insolence auquel il arrivait à son printemps de céder, certain jour, ne craignit pas de motiver publiquement en ces termes l'éloge du premier : « Sa substance poétique, je la fais mienne et toute mon ambition est de récrire ses *Grandes Odes* en français. » Il était bien le seul homme qui eût le droit de tenir ce langage, mais je n'ai pas de doute, encore que bien peu le sachent encore : le grand poète de sa génération, c'est lui. A vrai dire, ce n'est pas à Claudel, certes d'une autre taille, qu'il me fait penser : ce serait plutôt à Lamartine, qu'il égale pour la pureté du lyrisme et passe de loin pour la sûreté du dessin et la fermeté de l'expression. Jamais une négligence. Et quelle force souvent, comme dans ce sonnet, déjà vrai quand il l'écrivit en 1924 et combien plus aujourd'hui ! prophétique :
*A Paris, tout est frelaté*
*Le pain et le vin, l'art, la femme ;*
*L'amour ne s'y fait qu'à côté,*
*Du mauvais côté. Quant à l'âme*
*-- L'âme ? -- son immortalité*
*Lui pèse plus qu'à la Cité*
*Les huit cents ans de Notre-Dame,*
*Mais personne n'est dégoûté.*
*Chacun va, vient, fornique, mange ;*
*Chacun s'absorbe dans sa fange,*
*Heureux s'il y flaire du sang.*
*Tout est mûr pour le sacrifice*
*Que nous prépare l'Innocent*
*Qui purgera cet artifice.* ([^24])
119:142
Voilà deux de mes morts. Mais, à côté de ces figures lumineuses, combien d'autres à qui je me sens intimement lié ! Même, souvent, des impies, il en est de qui j'ai tant reçu ! Mais n'avons-nous pas, nous aussi, à « sauver ce qui était perdu » ? Je pense qu'ils ont plus que les autres besoin de notre intercession et que ce serait ingratitude de la leur lésiner. Ainsi de ce pauvre Gide, à qui j'ai dû revenir cet été : je ne crois certes pas ses responsabilités légères, mais c'est vrai, je ne puis penser à lui sans qu'irrésistiblement vienne à mes lèvres ce que Reynaud, précisément, m'écrivait au lendemain de sa mort : « J'ai grand besoin que Gide ne soit pas damné. » Mettons qu'il est mon Pranzini. Dommage seulement pour lui que je ne sois pas sainte Thérèse.
*5 novembre.* -- Le curé de campagne dont je rapportais l'autre jour les propos restait fondamentalement un prêtre d'autrefois. Il en existe encore, grâce à Dieu, et l'on en connaîtrait davantage s'il ne leur fallait veiller à ne pas se faire ficher. Mais il s'en trouve bien aussi d'une autre sorte, même de plusieurs, et il n'est pas toujours facile de discerner de quel esprit est le prêtre que l'on a devant soi.
Il y a quelques mois, un ami me priait de venir à sa rescousse : il ne parvenait pas à persuader son curé des inconvénients du nouveau catéchisme et, pensant que je serais peut-être plus heureux, avait organisé une rencontre. « Vous verrez, me disait-il, c'est un esprit très ouvert, on peut causer avec lui. Et d'ailleurs, c'est lui-même qui me l'a demandé, nous serons seuls. Un entretien d'homme à homme, en toute franchise. » J'avais moins bon espoir, mais ne pouvais me dérober.
Ma crainte était justifiée. Une grande heure de conversation, sans élever la voix à aucun moment, et pas un instant de vrai « dialogue » : il y en aurait eu davantage si nous nous étions pris aux cheveux. Mais je suis un laïc, il ne me revenait que d'être endoctriné, comme à la doctrine de nos clercs d'être blanche comme neige. J'avais en face de moi un mur : froid, dur et poli. C'est d'ailleurs la règle : la liberté absolue n'étant pas faite pour l'homme, les plus libéraux en doctrine le sont le moins dans la pratique : il faut bien équilibrer les choses.
120:142
Une seule fois, j'eus le sentiment que ce que je disais était parvenu au cerveau de mon interlocuteur : quand j'alléguais que les évêques de Hollande ne croient pas à la virginité de Marie, note fut prise en silence de la référence fournie, mais sans que fût tirée de conclusion, et aussi bien celle qui s'imposerait ne l'est-elle pas non plus à Rome. Sur le catéchisme français, pas une concession : les critiques les plus incontestables étaient écartées décisionnairement.
Je relevais la falsification (mais oui, c'est le mot propre) de l'évangile de l'Annonciation : deux suppressions : du « puisque je ne connais point d'homme » et de l'exemple d'Élisabeth enfantant passé l'âge, « parce que rien n'est impossible à Dieu » ; et à « Qu'il me soit fait selon votre parole », substitution de « Que sa volonté soit faite », qui évacue le sens précis du texte. Réponse : « C'est qu'on réserve certaines choses pour plus tard. Pourquoi voulez-vous que ce silence soit négation ? »
Sur la suppression du « tombeau vide », le *Fonds obligataire* passant immédiatement de la mort sur la croix aux pèlerins d'Emmaüs : « On ne peut pas tout dire à la fois. On a choisi un autre épisode. » Je n'invente pas.
Et quant au péché originel, comme je produisais le passage des *Orientations pour le catéchiste* qui range parmi les « mauvaises habitudes auxquelles a souvent succombé la catéchèse » de « présenter le péché originel comme une *catastrophe spirituelle* par laquelle on prétend expliquer ce qu'il y a de misère dans la condition humaine » ([^25]) : « Et qu'y a-t-il là de choquant ? me dit-il. Ce n'est pas une catastrophe, puisqu'il a été réparé. *Felix culpa. *»
121:142
Je n'en croyais pas mes oreilles. Qu'un prêtre ne jugeât pas nécessaire d'enseigner aux enfants que Jésus n'a pas de père selon la chair, ne vît dans l'attestation de la Résurrection par le tombeau vide qu'un « épisode » parmi d'autres, refusât de qualifier de « catastrophe spirituelle » le péché par lequel Adam perdit son premier état de justice et de sainteté et nous légua de naître privés de l'amitié de Dieu, et qu'en gardant le silence sur des vérités autant que celles-là essentielles à notre foi, ce prêtre prétendit néanmoins transmettre la foi de l'Église de toujours, cela me passait. Me disait-il toute sa pensée ? Prenait-il la défense du catéchisme par fonction ou par conviction ?
Mon premier sentiment fut qu'il adhérait aux thèses impliquées par le texte du nouveau catéchisme, sans toutefois qu'elles y soient expressément énoncées, la prudence exigeant encore -- pour combien de temps ? -- de s'en tenir à les insinuer : négation du péché originel, de la virginité de Marie, du fait de la Résurrection. Pourtant, à la réflexion, j'hésite. Il me semble que si j'étais moderniste, j'aurais mis plus de chaleur dans mon plaidoyer. Est-il donc besoin de tant d'esprit pour développer avec une certaine éloquence que l'époque où nous vivons appelle un *aggiornamento* de nos croyances, mais que, l'objet de notre foi étant au-dessus de toute formule, notre foi elle-même reste identique ? Le christianisme de nos pères convenait à l'enfance de l'humanité, mais nous avons grandi, et c'est un vêtement qui n'est plus à notre taille. Car je conçois fort bien qu'on puisse soutenir sincèrement que le nouveau catéchisme est conforme à la foi catholique en ce qu'elle a d'essentiel, mais à la condition de convenir du moins que la doctrine qu'il enseigne n'est plus celle d'hier et d'expliquer que le progrès des lumières exige l'abandon de ce que l'Église d'autrefois tenait pour vérité absolue : c'est la thèse même du modernisme. Et puis, il y a cette note prise sur les évêques hollandais : un vrai moderniste aurait su qu'ils ne croient pas à la virginité de Marie ; à tout le moins, ne s'en serait pas étonné.
Dois-je alors penser que le curé de mon ami ne prenait la défense du nouveau catéchisme que par soumission à l'autorité supérieure, sans conviction intime ? Je me le demande, sans en être sûr non plus. Parce qu'alors, c'est la sincérité de son comportement qui devient problématique ; et de sa franchise à mon égard, il ne reste plus rien. J'aurais encore admis qu'il me dît : « Les évêques en savent plus long que vous et moi, nous ne pouvons que les suivre les yeux fermés. »
122:142
Ce n'aurait été ni d'un homme bien intelligent, ni d'un chrétien normalement instruit de la nature et des exigences de sa foi ; du moins l'humble aveu d'incompétence aurait-il forcé la sympathie. Mais professer la foi traditionnelle et refuser de convenir que des silences sur des points aussi essentiels ne sont autre chose que des négations camouflées de l'hypocrite ([^26]) assurance que le reste viendra plus tard !
Mais peut-être, après tout, ce prêtre ne tenait-il pas tellement à voir clair en lui et le mot de son attitude est-il, tout bonnement, conformisme ? Mon ami m'assure qu'il s'acquitte avec dévouement de son ministère. Ce serait alors la perfection du prêtre selon le cœur des bureaux chargés des nominations ecclésiastiques, si tant est que des bureaux aient un cœur. Point contestataire, car ceux-là ne sont pas de tout repos ; mais qui, simplement, ne s'interroge pas sur les nouveautés du jour et, sans effrayer ses ouailles, peu à peu les y accoutumera. Pas même besoin de lui passer la consigne : une certaine pente à prendre le vent suffit.
C'est égal, ce soir-là, je suis rentré chez moi avec une certaine inquiétude sur l'improbité d'esprit à laquelle le catéchisme de nos évêques contraint le clergé chargé de l'enseigner.
123:142
*10 novembre.* -- Décidément, rien de tel que d'être célèbre pour qu'on vous pare des plumes d'autrui. De *La Croix* des 10-11 novembre, sous la signature de Michel Sillinger, professeur à l'Institut d'études européennes : « Ce qui arrive est adorable, disait Teilhard de Chardin. » Mais voyons, cher monsieur, Teilhard ne le disait pas de son fonds, comme vous pourrez vous en convaincre en vous reportant à la page 88 de ses *Nouvelles Lettres de voyage :* « *Tout ce qui arrive est adorable,* répétait Termier. » Et ce n'est même pas remonter assez loin, Termier non plus n'étant pas l'auteur de la formule ; il la tenait de Bloy, de qui j'aurais cru qu'aujourd'hui tout le monde la savait. Avec « Il n'y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints », c'est une de ses deux paroles les plus fameuses, l'une et l'autre figurant au dernier chapitre de *La Femme pauvre.*
Désolerai-je Maritain si j'écris que ni l'une ni l'autre ne me satisfont entièrement ? La seconde donne dans l'erreur stoïcienne, qui est de méconnaître qu'il est des maux de plus d'une sorte et qu'encore que le mal moral soit incommensurable à tout autre, il n'est pas le seul que nous ayons à déplorer : comment Bloy a-t-il pu oublier que la Sainteté incarnée elle-même a connu la tristesse ? et non pas seulement à l'heure de l'agonie, *usque ad mortem* (Mt, 26, 38), mais que déjà devant les sanglots de Marie, sœur de Lazare, Jésus a pleuré (Jn, 11, 35), quoiqu'il sût qu'il allait rendre ce mort à la vie ? Et la première a contre elle d'être fâcheusement équivoque : irréprochable certes au sens où Bloy l'entendait ; mais formule qui, prise à la lettre, risque d'induire à une passivité qui n'a rien à voir avec la vertu. Ce n'est pas l'événement en tant que tel qui peut mériter notre adoration ; mais seulement la volonté de Dieu, qui l'a permis, quel qu'il soit en effet ; puisque c'est arrivé.
(Et je ne dis rien de l'interprétation de Teilhard, aberrante à en être comique : « *Tout ce qui arrive est adorable,* répétait Termier ; mais pour cela il faut donner à « l'énergie christique » son vrai sens et sa pleine réalité dans l'univers. » Tant il avait besoin de retrouver partout sa toquade !)
Le sentiment de Bloy reste beau. Je préfère pourtant ce billet du P. Auguste Valensin à François sur le point d'entrer en agonie : « Où en est cette fièvre, maudite dans son existence de demain, celle dont nous ne savons pas encore que Notre Père la veut ; mais bénie et fêtée comme sa messagère, dans son existence d'aujourd'hui ? » La justesse même : interdiction de la révolte, mais qui laisse subsister le devoir du combat.
124:142
Et Valensin d'ajouter cette admirable parole, dont nous allons avoir si grand besoin dans les temps où nous entrons : « *L'événement, quand il est, porte toujours sa grâce ; avant d'être, il n'est que lui-même, -- une chose horrible souvent. Et ceci est un des secrets de la joie. *» ([^27])
Grand bénéfice d'avoir, à cette occasion, repris contact avec Bloy ; car il s'en faut qu'il soit de mes familiers. Je sais tout ce que l'on peut dire contre lui, les limites de son intelligence, ses outrances, ses injustices ; j'aime trop un discours dont il n'y ait rien à rabattre pour qu'il ne m'irrite pas plus souvent qu'à son tour. Et je ne pense pas non plus qu'il serait un guide toujours sûr dans le présent trouble des consciences : les distinctions n'étaient pas son fort. Mais à chacun ses dons, et sa part reste assez belle pour qu'il y ait mieux à faire que de regretter qu'il n'ait pas reçu le génie de la pensée discursive. Comme ses rugissements seraient de circonstance aujourd'hui ! et de combien son intrépide foi de simple (et de voyant) ne l'emporte-t-elle pas sur la bouillie pédantesque et philosopharde (de détestable philosophie) que, dans leur rage d'évacuer le mystère et de rationaliser le surnaturel, nos intellectuels nous servent comme la Révélation de Jésus-Christ !
*14 novembre.* -- Je n'ai pas une confiance illimitée dans les propos que je n'ai pas entendus de mes oreilles, mais celui-ci est trop joli, il est surtout trop éclairant pour que je me retienne de le transcrire. L'ami qui me le rapporte m'en garantit l'authenticité.
-- *Ces archevêques de Paris, que de mal ils nous donnent ! Et pourtant nous prenons tant de soin de les choisir médiocres !*
125:142
Ainsi se serait exprimé, *sub rosa* si j'ose dire, du temps de sa nonciature parisienne, un certain Mgr Roncalli, plus connu depuis sous un autre nom. Et, mon Dieu, à la condition d'y voir plus de bonhomie que de rosserie, le mot n'est pas invraisemblable. Jean XXIII était certainement très bon ; mais il avait aussi beaucoup d'esprit et, de tempérament impulsif, en retenait d'autant moins les saillies que sa bonté lui dissimulait la malice que les natures sans autant d'indulgence s'empresseraient d'y entendre.
\*\*\*
En l'espèce, il faut bien avouer que les faits sont là pour inviter à prendre l'explication au sérieux. Grande tentation, toujours, aux postes de commandement, de choisir des subordonnés exagérément dociles. Le malheur est que cette sorte de gens ne convient qu'aux temps qui leur ressemblent : survienne l'orage, leur pente sera de lui céder plutôt que de lui tenir tête. Pour peu qu'elles pensent droit, les natures difficiles sont alors d'une bien autre ressource.
Nous sommes payés aujourd'hui pour mesurer les inconvénients d'un épiscopat dont le caractère dominant est de n'en point avoir. Car on a tout de même peine à croire que nos évêques soient unanimes à mettre en doute la virginité de Marie ou la réalité de la Résurrection. Comment se fait-il alors qu'ils le soient à nous imposer un catéchisme qui, pour ne point affirmer cette virginité, falsifie l'évangile de l'Annonciation et, pour réduire la résurrection de Jésus à sa présence dans les âmes, passe immédiatement de la mort sur la Croix aux pèlerins d'Emmaüs, omettant le tombeau vide, attesté pourtant par les quatre évangélistes et le cœur de notre foi ? S'il est un cas où le refus est une exigence impérieuse, c'est assurément celui-là : les évêques restés fidèles ne s'en laissent pas moins broyer sans piper mot par la machine des conférences épiscopales. « Mes enfants, disais-je parfois à mes élèves, l'éducation que nous vous donnons me fait peur. Nous vous apprenons à nous dire oui, et la seule chose qui vous servira dans la vie sera de savoir dire non. » Par où je n'entendais pas que notre vie, finalement, ne doive tendre à un oui, bien au contraire ; mais qu'il n'y a pas de oui qui se puisse construire autrement qu'avec les pierres d'innombrables non. Et ce n'est pas seulement au mal qu'il faut se refuser, c'est encore à quantité de choses excellentes, pour que celle que nous avons à faire devienne réalité. Il faut en prendre son parti : l'homme est un être fini.
126:142
Seulement, si la crise présente de l'Église est terriblement aggravée, en France, et aussi, je suppose, dans d'autres pays, par la mollesse de l'épiscopat à lutter contre l'hérésie, l'observation conduit fort loin : force est bien de mettre en cause la prudence du pontife qui nous donna de pareils évêques, quelque digne de vénération qu'il soit. Je ne l'écris pas sans tristesse, tant ce me serait joie profonde de voir Pie XII sur les autels : docteur non moins admirable par son ouverture au progrès des techniques que par la richesse de son enseignement doctrinal ; et, plus intérieurement, de quelle merveilleuse transparence d'âme sous son immense culture ! Mais c'est vrai, si j'avais la charge d'être l'avocat du diable, je sais bien l'objection que j'élèverais. Je conçois qu'il soit difficile d'ôter son siège à un évêque qui seulement ne se montre pas à la hauteur de sa tâche, et je n'oublie pas non plus que Pie XII n'eut pas la chance de trouver à son avènement, comme saint Pie X, quatorze sièges à pourvoir en France ; mais un pontificat de dix-neuf ans, le simple jeu des vacances ouvertes par la nature lui offrait assez d'occasions de renouveler peu à peu l'esprit de notre épiscopat. On ne voit pas que Pie XII les ait mises à profit autant qu'il l'aurait vraisemblablement pu. C'est en cela que son gouvernement le cède à celui de saint Pie X : Pie XII n'avait pas au même degré la connaissance des hommes : intelligence merveilleusement étendue et profonde, mais d'un autre type.
Grande leçon que cette faiblesse d'un pontife à tant d'autres égards exemplaire : les erreurs que nous avons le devoir de déplorer ne nous livrent pas le fond des âmes.
(*A suivre*)
Henri Rambaud.
127:142
### Lénine et l'or allemand
par Roland Gaucher
Spécialiste de la sociologie du communisme et des entreprises révolutionnaires, Roland GAUCHER a déjà publié chez Albin Michel deux volumes importants :
-- *Les Terroristes.*
*-- L'opposition en U.R.S.S.*
L'étude inédite dont nous commençons la publication appelle quelques mots de présentation.
\*\*\*
Dans les derniers mois de la guerre, le III^e^ Reich donna, par précaution, l'ordre d'évacuer de Berlin les archives des affaires étrangères allemandes. Elles furent réparties à travers l'Allemagne dans des châteaux, des écoles, des mines. Puis vint l'ordre de les brûler. Ordre exécuté pour les documents de l'État-major. Le reste fut préservé grâce à l'intervention d'un fonctionnaire, le Docteur Ulrich, et tomba par conséquent aux mains des Alliés, en l'occurrence des Britanniques.
Les archives qui concernaient la période postérieure à 1933, année de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, furent rapidement publiées, ou servirent de matériaux à l'accusation pour le procès de Nuremberg. Les documents de la période antérieure, micro-filmés, demeuraient à la disposition des chercheurs qui, au début du moins, ne disposaient même pas d'un index. Certains d'entre eux auraient d'ailleurs disparu.
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Plusieurs historiens, -- en particulier ceux qui travaillaient sous la direction du professeur américain Possony -- s'intéressèrent à la période de la guerre 1914-1918, et aux relations entre les Affaires Étrangères allemandes et les révolutionnaires russes. D'autres recherches dans le même sens furent effectuées dans diverses bibliothèques européennes, et un nombre considérable de documents fut ainsi dépouillé.
Cette recherche systématique a donné naissance à l'étranger à plusieurs ouvrages d'un grand intérêt qui permettent de faire le point sur les relations véritables entre les Allemands et les bolcheviks pendant la guerre de 1914-1918, et sur le rôle que l'aide allemande a pu jouer dans la conquête du pouvoir par Lénine et ses partisans.
\*\*\*
Il se trouve que le centième anniversaire de Lénine va être célébré en France, avec un luxe considérable de propagande. Il se trouve aussi que les rapports entre Lénine et les Allemands, entre 1914 et 1918, ont été chez nous, en dépit des archives découvertes en 1945, systématiquement passés sous silence.
C'est cet aspect secret que Roland GAUCHER s'attache à éclairer.
QUAND LA GUERRE ÉCLATE, Lénine est installé depuis juin 1912 à Poronine, faubourg de la célèbre station montagneuse de Zakopane, proche de Cracovie.
Cette région -- celle de la Galicie ; peuplée en majorité de Ruthènes, c'est-à-dire d'Ukrainiens, est aujourd'hui polonaise, mais à l'époque elle était soumise à l'autorité de la monarchie austro-hongroise.
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La guerre surprend Lénine, en ce sens qu'un an plus tôt il doutait que le destin donnerait si prochainement cette chance à l'action révolutionnaire. Mais c'est faire injure à sa perspicacité que de croire, qu'après l'attentat de Sarajevo, la proximité d'un grave conflit puisse lui échapper. S'il n'est pas question pour lui de rentrer en Russie, il peut parfaitement plier bagages et gagner un territoire neutre. Il n'en fait rien. Il choisit de rester sous la domination autrichienne, donc en territoire *ennemi.* C'est qu'il pense ne pas y être inquiété. C'est qu'il juge que cette zone convient parfaitement aux futures entreprises du parti.
Dans ses souvenirs, Kroupskaïa ([^28]) explique que Lénine éprouvait une joie particulière à résider dans cette région de Galicie, toute proche du territoire russe. D'autres mobiles justifient ce choix. D'abord, la frontière russe est distante de quelques kilomètres, ce qui facilite les liaisons avec l'organisation illégale du parti en territoire russe. Et puis, la Galicie est une de ces terres sur lesquelles se déploient avec une vigueur extrême les activités des minorités nationales, dirigées contre l'autocratie tsariste. Et Lénine attache une grande importance à la question nationale.
##### Les nationalités et la lutte armée
Après l'échec de la révolution de 1905, quand Lénine a voulu poursuivre la lutte armée il a organisé avec l'assistance « technique » du philosophe Bogdanov et de l'ingénieur Krassine des « équipes de combat ». Les membres de ces équipes, les « *boieviki *», ont mené contre le régime une guérilla intermittente. Elles se sont surtout fait remarquer par des « hold-up » spectaculaires, baptisés dans le vocabulaire révolutionnaire « expropriations », ou « ex- », dont le produit était destiné à alimenter la caisse du parti. Or, pour organiser leurs raids, les boieviki ont trouvé les concours les plus favorables chez les peuples allogènes de l'empire tsariste, au Caucase d'abord -- où se révéla, guidé dans l'ombre par Staline, un intrépide guérillero du nom de Kamo -- mais aussi en Lettonie, en Lituanie, en Estonie, en Finlande, en Pologne...
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Lénine tira les leçons de ces expériences pour accorder une importance grandissante à la lutte des nationalités comme facteur de dislocation du régime tsariste. Plus tard, il incitera et aidera Staline à rédiger ses fameuses thèses sur la question nationale. Nombre de bolcheviks qui jouèrent dans le sillage de Lénine un rôle important étaient des non-russes : Géorgiens, Polonais, Lettons, Finlandais, Juifs, etc.
La Galicie, à la veille de la guerre, est un haut-lieu de l'agitation nationaliste anti-russe. Cracovie abrite les imprimeries de plusieurs partis polonais révolutionnaires. La société cracovienne, qui déteste l'autocratie, encourage et protège leurs menées.
En Galicie s'exerce aussi l'activité des nationalistes ukrainiens, ou encore celle du *Bund* juif, fraction de la social-démocratie, numériquement importante, qui réclame l'organisation autonome des Juifs au sein du parti social-démocrate ([^29]).
Le Gouvernement austro-hongrois, fort tolérant pour ses propres minorités nationales, encourageait naturellement une effervescence nationaliste dirigée contre le puissant voisin russe, et fermait les yeux, voire favorisait les activités illégales des révolutionnaires.
Toutes ces circonstances n'ont certainement pas échappé à Lénine.
Lorsqu'il arrive à Cracovie, en 1912, une des premières questions qu'il pose au camarade S. Bagrotski, chargé de l'accueillir, est la suivante :
-- Comment la police locale se comporte-t-elle envers les émigrés politiques ?
Bagrotski assure qu'aucune autre ville d'Europe ne montre plus de complaisances.
-- Il y a eu des cas, explique-t-il, où les fonctionnaires de la police cracovienne ont même averti des émigrés politiques qu'ils étaient pris en filature par des agents de l'*Okhrana* ([^30])*.*
En se renseignant sur les dispositions des autorités policières locales, Lénine ne fait que compléter son dossier.
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A vrai dire, il a déjà tout lieu d'être rassuré sur la « compréhension » dont fera preuve à son égard le Ministre de l'Intérieur autrichien. Sa venue a été en effet négociée par un social-démocrate polonais, discret et efficace. Celui-ci a préparé l'arrivée de Lénine en prenant contact avec des fonctionnaires du Gouvernement, et avec des députés de la social-démocratie autrichienne, comme Adler et Marek. C'est Marek qui a obtenu des autorités l'assurance que M. Oulianov (Lénine) serait le bienvenu ([^31]).
Cet homme, qui est le précieux fourrier de Lénine en Galicie, s'appelle Jacob Fürstenberg, alias Ganetski (en russe) ou Hanecki (en polonais). Il va jouer dans ce récit un rôle occulte d'une importance capitale.
Grâce aux circonstances favorables, le réseau illégal bolchevik n'a pas de peine à se développer rapidement.
La littérature clandestine circule avec une relative aisance à travers la frontière toute proche. Le tirage de la *Pravda* oscille entre 20 000 et 40 000 exemplaires. L'argent ne manque pas. Selon les sources bolchevik, il est fourni pour l'essentiel, par un riche fils à papa du nom de Tikhorminov, qui a mis à la disposition du parti sa part de l'héritage paternel. On peut, certes, éprouver quelque soupçon à cet égard. L'histoire de l'héritage ne serait-elle pas une fable (il sera question d'un autre héritage suspect plus tard) destinée à camoufler des subsides secrets, et peut-être ceux du Gouvernement autrichien ? Mais on ne possède aucune preuve permettant d'établir que Tikhorminov n'a été qu'un prête-nom.
En tout cas, l'organisation bolchevik déploie une activité intense, au moment où de vives secousses en Russie annoncent une nouvelle vague révolutionnaire.
Ces activités entraînent l'expédition d'un courrier abondant, plusieurs centaines de lettres par mois, selon Bagrotski. Rares sont celles qui parviennent directement à Lénine.
La plupart sont expédiées de Russie à des personnes sans activités politiques apparentes, établies en divers pays, et sont réadressées à Lénine par elles ([^32]).
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##### La guerre ne trouble pas Lénine
Telle est la situation à la déclaration de guerre. Bagrotski écrit que le conflit « ne pouvait manquer de se répercuter sur notre situation à nous, citoyens russes, qui nous trouvions en territoire « *ennemi *». *Mais aucun de nous n'y avait songé. Notre esprit était occupé ailleurs *» ([^33])*.*
A Vienne, au même moment, Trotski n'a pas du tout la même réaction. Dans *Ma Vie,* il rapporte qu'avant le 1^er^ août, (jour de la déclaration de guerre)... « les Russes quittaient déjà Vienne ». Dès le 3, il va trouver Victor Adler pour lui demander conseil. Celui-ci l'emmène aussitôt chez le chef de la police politique, nommé Geyer (tous ces révolutionnaires ont accès sans trop de peine à l'Intérieur !). Geyer ne cache pas que le lendemain on pourrait bien arrêter les Russes et les Serbes.
-- Vous me recommandez donc de partir ? interroge Trotski.
-- Et plus vous ferez vite, mieux cela vaudra.
-- C'est bien. Je pars demain avec ma famille pour la Russie.
-- Hmm... Je préférerais que vous partiez aujourd'hui.
Il est quinze heures. A dix-huit heures, la famille Trotski est dans le train pour Zurich ([^34]).
Les bolchevik, eux, ne bougent pas.
Il est surprenant que des exilés politiques en pays ennemi, à la déclaration de guerre, dans un climat de passion exacerbé, n'y aient point pris garde, comme l'affirme Bagrotski. Il est plus vraisemblable de croire que les bolchevik se sentaient *protégés.*
A quoi songe Lénine en cet instant ? Toujours selon Bagrotski, voici les projets qu'il nourrit :
-- Il faut, coûte que coûte, trouver de nouveaux moyens pour continuer le travail dans les conditions de la guerre. Il faut tout d'abord établir au plus vite la liaison avec la Russie par l'intermédiaire des camarades en Suisse et en Suède. Nous leur écrirons dès aujourd'hui. Il faut coûte que coûte rétablir des contacts réguliers avec Petersbourg ([^35]).
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Dans ses grandes lignes, Lénine a déjà arrêté le plan d'action qui va fonctionner pendant la guerre, à partir d'un poste de commande situé en Suisse. Mais en ces premiers jours du conflit, *Lénine ne songe nullement à gagner un territoire neutre.* Il est prêt, au contraire, à rétablir les communications interrompues, à relancer sa machine de guerre clandestine, sans bouger d'un pays « ennemi » ([^36]). Ayant bénéficié de la bienveillance des autorités en temps de paix, il juge sans doute que celle-ci ne se relâchera pas en temps de guerre. On constate que cela ne trouble pas ses plans.
Le trouble résulte d'un *accident* qui va bouleverser le scénario primitif. Lénine et ses partisans ont oublié que la violence du chauvinisme engendre l'*espionnite.* Les paysans, dans la montagne, prennent pour un espion ce Russe qui fait de longues randonnées pendant lesquelles il accumule les notes. Ils alertent la police locale, exigent l'arrestation.
Le gendarme qui perquisitionne laisse tout de même Lénine en liberté provisoire, l'invitant seulement à se rendre au siège de la police, où il sera cette fois mis en état d'arrestation.
Ce répit permet à Lénine et à ses amis de battre le rappel de toutes les personnalités susceptibles d'intervenir en sa faveur.
On sait que le député social-démocrate Victor Adler, alerté, se précipite chez le Ministre des Affaires Étrangères, et réussit à le convaincre que le leader des bolcheviks était un bien pire ennemi du tsar que le Ministre en personne.
Mais l'intervention d'Adler, toujours citée dans les manuels, celle des députés Marek et Diamand, font oublier souvent le rôle discret de Fürstenberg, appelé aussitôt au secours par les Oulianov.
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##### Fürstenberg, l'homme des missions secrètes
Né à Varsovie, en 1879, Jacob Fürstenberg alla, à partir de 1900, poursuivre ses études à Heidelberg, Berlin et Zurich. Et, en même temps, il commença à militer pour le parti social-démocrate polonais *et se spécialisa de bonne heure dans l'acheminement de la littérature illégale.*
Dès 1902, l'activité révolutionnaire l'accapare. Il prend part aux II^e^, IV^e^, et V^e^ Congrès du parti social-démocrate russe. Tout cela ne se fait pas sans quelques accrocs. Fürstenberg, comme bien d'autres révolutionnaires professionnels, connaît arrestations et évasions.
En 1907, quand, à l'âge de 28 ans, il fait la connaissance de Lénine en Finlande, il est déjà un parfait produit de l'*Underground révolutionnaire.* C'est au cours des années suivantes qu'il va gagner, pour des raisons que nous ignorons, la confiance de Lénine. Il entre dans « l'appareil » personnel, secret, chargé des besognes confidentielles, voire inavouables, qui double l'appareil officiel de la fraction bolchevik : Ceci dans une période où les socialistes polonais connaissent de nombreux remous internes ([^37]).
A la veille de la guerre, le nom de Fürstenberg apparaît, mêlé à une affaire fort délicate : l'affaire Malinovski. Il fait partie en effet, avec Lénine et Zinoviev, de la commission d'enquête chargée d'éclairer le cas Malinovski, soupçonné d'être un agent de l'*Okhrana.* Dans cette commission, -- créée en vérité pour étouffer une affaire qui risque d'entraîner pour les bolcheviks un énorme scandale, -- Fürstenberg est censé jouer -- puisqu'il n'appartient pas officiellement au groupe bolchevik -- le rôle de « l'observateur neutre ». Mais on peut faire entière confiance à Lénine pour ne s'adresser qu'à un « neutre » dont il soit absolument sûr ([^38]).
C'est l'homme de la commission d'enquête sur Malinovski qui, en 1912, a négocié l'installation de Lénine en Galicie. C'est à lui qu'on fait appel dès que Lénine est sur le point d'être arrêté.
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Les choses ne traînent pas longtemps. Lénine a été arrêté le 7 août. Le 19 il est relâché. Douze jours pour être libéré, si l'on tient compte de l'état d'esprit du temps de guerre, des soupçons, des lenteurs administratives, c'est un record de célérité. Le citoyen Oulianov est libre, et autorisé à poursuivre librement ses activités.
Sans doute appréhende-t-il d'être victime d'une seconde dénonciation. Il préfère aller se mettre à l'abri en Suisse. Mais on ne quitte pas aisément le territoire d'une nation en guerre. Il faut une autorisation spéciale, que délivrent les militaires. Pas très facile à obtenir.
Ici, Adler intervient de nouveau. L'autorisation est accordée à Lénine, à Kroupskaïa, un peu plus tard à Zinoviev et à sa femme, à Fürstenberg et à quelques autres bolcheviks. Dès le 21 août, les Oulianov obtiennent leur autorisation. Le 28 ils quittent Cracovie.
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##### Arrivée en Suisse
Mais ils n'arrivent que le 5 septembre à Berne. Le voyage a duré huit à neuf jours. D'habitude, il en fallait deux ou trois. Nous sommes certes en temps de guerre, et il n'est pas étonnant que le train de Lénine ait été cantonné pendant plusieurs jours sur une voie de garage, pour laisser passer des convois de troupes ou de munitions.
Il est plus étrange de ne pas trouver de notations personnelles sur cette longue attente dans les souvenirs de Kroupskaïa. Il y a un « trou » dans l'emploi du temps des Oulianov. On peut, à partir de là, se demander s'il ne fut pas occupé par des entretiens secrets à Vienne. Il faut toutefois ajouter aussitôt qu'on ne possède ni témoignages ni indices susceptibles d'étayer cette thèse.
Fürstenberg avait fait libérer Lénine. Un autre homme va intervenir pour lui permettre de franchir la frontière suisse. Des étrangers qui demandent à résider sur le territoire de la Fédération Helvétique, on exige une caution de 100 Francs suisses. Lénine prétend ne pas les avoir. Il télégraphie aussitôt à un certain Karl Moor, social-démocrate suisse qui a ses entrées dans les services allemands et autrichiens. Moor se porte aussitôt garant pour les Oulianov, qui peuvent enfin gagner Berne.
Nous aurons l'occasion de voir réapparaître l'étrange figure de Karl Moor.
Les Oulianov, à leur arrivée en Suisse, ne sont pas tout à fait démunis, comme ils ont voulu le faire croire, sans doute par souci d'économie. Si l'on en croit Kroupskaïa, ils disposent de 2 000 roubles, reste d'un héritage de 4 000 roubles qui leur est parvenu en Autriche de Russie. Mais, dans la précipitation de leur départ pour la Suisse, il leur a fallu céder la moitié de cette somme à un agent de change. Kroupskaïa ajoute que, pour l'essentiel, ils vécurent sur cet argent, chichement, jusqu'à leur retour à Petrograd, et même qu'il leur en restait encore un peu. C'est tout de même un peu trop édifiant pour être très vraisemblable. L'historien américain Possony a calculé que pour les 920 jours passés par les Oulianov en Suisse, ceux-ci auraient dépensé en moyenne, si l'on devait croire Kroupskaïa, environ 23 kopecks par personne et par jour, soit encore 12 cents. Et il néglige dans ce calcul la présence de la mère de Kroupskaïa qui vivait avec le couple Lénine, et les frais médicaux coûteux nécessités par la maladie de Basedow dont souffrait Kroupskaïa. (Et Lénine consultait toujours les meilleurs professeurs.) ([^39])
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A peine arrivé en Suisse, Lénine donna connaissance aux militants bolcheviks de ses célèbres thèses contre la guerre. Il y dénonçait les trahisons des sociaux-démocrates, préconisait le défaitisme révolutionnaire, annonçait la chute du tsarisme. En même temps -- passage qui, en général, ne retient guère l'attention des observateurs -- il affirmait la nécessité de détruire la domination des Grands-Russes sur les nationalités.
C'était la prolongation logique de sa conception des nationalités qui faisait de celles-ci, un instrument de lutte contre l'autocratie, identifiée aux Grands-Russes.
Les sociaux-démocrates autrichiens (Renner, Hilferding, Adler, etc.) qui défendaient les droits des minorités nationales, préconisaient pour celles-ci un statut d'autonomie culturelle au sein d'un État fédéral. Conception qui avait aussi les faveurs du Bund juif.
Les idées de Lénine, dans l'éventualité d'une prise du pouvoir par les révolutionnaires, étaient fort différentes. Il reconnaissait *en théorie* à la minorité nationale le droit de se séparer.
Ces tendances séparatistes, qui s'étaient déjà exprimées en temps de paix, notamment par la lutte armée des *boieviki*, ne pouvaient que s'affirmer à l'occasion d'un vaste conflit. Lénine pour sa part était évidemment prêt à les encourager par tous les moyens.
##### Aide allemande à la subversion
Les bolcheviks n'étaient pas les seuls à spéculer sur les chances d'un schisme. Les ministères des Affaires Étrangères d'Allemagne et d'Autriche envisageaient à l'égard de leur ennemi le recours aux mêmes moyens. Plus exactement, leur politique oscilla entre le soutien aux mouvements révolutionnaires dans le dessein de fomenter une vaste entreprise subversive à l'échelle de l'empire tsariste, et l'aide qu'ils pouvaient fournir aux nationalistes séparatistes ([^40]).
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L'idée de financer sur le territoire ennemi non plus seulement des espions, mais les membres de l'opposition, et d'en faire ce qu'on appellera bien plus tard une *cinquième colonne,* c'est-à-dire une sorte d'armée occulte opérant sur les arrières, est devenue une entreprise banale.
Elle fut, pendant la guerre de 14, une conception relativement neuve, élaborée au cours de multiples tâtonnements.
La nécessité d'appuyer la subversion intérieure chez l'ennemi, les Allemands avaient pu déjà en découvrir les principes chez Clausewitz. Celui-ci écrivait au sujet de la Russie : « Un tel pays ne peut être soumis que par sa propre faiblesse et les effets de ses dissensions intérieures. » (De la Guerre.)
Dès avant la déclaration de guerre, Allemands et Autrichiens poursuivirent, en particulier en Ukraine et au Caucase, l'implantation d'agents à leur service. Les tentatives qui furent faites par la suite se traduisirent souvent, faute de coordination, par un gaspillage inefficace. C'est le lot des services de renseignements qui dépensent des sommes et déploient des efforts également considérables souvent pour des résultats médiocres.
Ces entreprises, si on en soupçonnait les grandes lignes, demeurèrent longtemps cachées. Mais la découverte des archives allemandes par les Alliés allait éclairer bien des aspects mystérieux. Rendues publiques, elles furent l'objet d'une sélection et d'une analyse précieuse de la part de Zeman ([^41]) en 1958, D'autres ouvrages récents ont également abordé, sous un angle ou un autre, les relations occultes des puissances centrales avec les révolutionnaires russes pendant la guerre, notamment :
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*Northern Underground,* de Michael Futrell ([^42]), *Lenin, the Compulsive Revolutionary,* de Stephan Possony ([^43]), *Naissance de la Révolution russe,* de Moorehead ([^44]), *The Merchant of Revolution, The Life of Alexander Israel Helphand,* de Winnefried Scharlaq et Zeman ([^45]).
Aucun ouvrage d'ensemble n'a traité ce sujet en France. Mieux, la découverte des Archives allemandes a été, à de rares exceptions près, enveloppée d'un silence trop profond pour n'être pas concerté.
Il est vrai que ces archives fournissent quelques révélations gênantes.
L'étude de ces documents montre en particulier que les services des Affaires Étrangères allemands et autrichiens, ainsi que les différents S.R. de ces pays, formaient un « appareil » disposant *sur le plan matériel* (argent, liaisons, faux-papiers, etc.) d'une puissance bien plus considérable que celle des faibles réseaux constitués par les révolutionnaires émigrés. Et il serait absurde, pour l'intelligence des événements dont la Russie tsariste fut le théâtre pendant la première guerre mondiale, de négliger le poids de cette infra-structure.
##### Parvus entre en scène
Cette infrastructure, avant tout financière, un homme est, très tôt, résolu à l'utiliser largement. Il s'appelle Helphand, dit Parvus. C'est un extraordinaire personnage.
La figure et le rôle de Parvus-Helphand ont été soigneusement tenus dans l'ombre, depuis cinquante ans, par la propagande révolutionnaire, tant bolchevik que trotskiste. Les archives allemandes lui restituent sa dimension.
Ce juif russe au lourd visage de « bouledogue charnu » qui militait à l'extrême gauche de la puissante social-démocratie allemande, fut d'abord le maître à penser de Trotski.
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Encore en 1915, celui-ci reconnaissait que « nul n'avait fait davantage pour sa formation intellectuelle et le développement de sa pensée ». Ce furent en tout cas en commun que Trotski et Parvus élaborèrent, à partir de 1904, les célèbres thèses de *La Révolution Permanente.* C'est avec l'aide financière de Parvus que Trotski publie en 1905 à Saint-Petersbourg *la Gazette Russe.*
Esprit perspicace -- dès 1899, dans un ouvrage qu'admirait Lénine, il annonçait le déclin industriel de l'Angleterre ; plus tard il verra venir le conflit russo-japonais -- imaginatif -- il rêve de créer un journal européen en trois langues ; prêt à fomenter la révolution indifféremment en Russie, en Pologne ou en Allemagne, Parvus, après avoir mené l'existence difficile des révolutionnaires, allait après l'échec de 1905 révéler de fortes aptitudes à la spéculation. Sans doute en était-il venu à penser qu'aucune action efficace n'était possible sans une masse d'argent. Il fit des affaires avec les Allemands, se brouilla avec eux, trafiqua pendant la guerre des Balkans, passa en Turquie, où il poursuivit ses trafics tout en appuyant le mouvement Jeune Turc. Le tout en menant une vie de nabab. Mencheviks et bolcheviks, qui pour la plupart subsistaient chichement, firent alors la moue devant son cynisme et sa corruption, et prirent avec lui leurs distances.
Pour un homme comme lui, la guerre offre de formidables perspectives d'affaires et de subversion, assemblage chimique qui convient à sa nature.
Avant les hostilités, le Gouvernement autrichien soutenait une organisation nationaliste ukrainienne, le *Bund pour l'Indépendance de l'Ukraine.* Au début de la guerre, cette organisation alla s'installer à Constantinople, d'où elle tenta de provoquer des soulèvements en territoire ukrainien. C'est avec les dirigeants du *Bund* ukrainien que Parvus établit le contact. Il leur apporte son aide « technique » de révolutionnaire professionnel, et écrit à leur intention une petite brochure, cherchant sans doute à renouer, par leur intermédiaire, avec les Allemands. Avec leur aide financière, il projette de provoquer en Russie un vaste mouvement subversif et d'abattre le tsarisme.
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Pour cet Helphand-Parvus qui a la trempe d'un aventurier, la patrie -- à supposer que le mot ait un sens pour ce cosmopolite -- peut être indifféremment l'Allemagne, la Russie, la Pologne, voire la Turquie. A ses yeux, le problème de la « trahison » ne se pose même pas. Que cherche-t-il ? Avant tout un point d'application pour l'entreprise révolutionnaire. S'il le trouve en Russie, c'est sans doute qu'il pense (comme Lénine) que là se situe le plus faible maillon de la chaîne impérialiste.
Il lui faut un levier. Ce sera l'or allemand.
Aucun scrupule ne peut l'arrêter. D'ailleurs, pour nombre de marxistes, l'Allemagne demeure la nation révolutionnaire par excellence, la patrie de Karl Marx, la puissance industrielle la plus avancée, le pays où fonctionne le parti socialiste le mieux organisé. Quel mal y a-t-il à s'appuyer sur cet impérialisme-là (le plus progressiste) pour en abattre un autre, bien plus retardataire : celui du tsarisme ?
Lénine raisonne assez différemment. Il ne pardonne pas à la social-démocratie germanique d'avoir « trahi », c'est-à-dire d'avoir voté les crédits de guerre. A ses yeux, tous les impérialistes forment le clan des mêmes criminels et doivent être également combattus. C'est pourquoi il appelle le prolétariat de chaque nation à transformer sa guerre impérialiste en guerre civile, et le prolétariat allemand comme les autres. Il ne saurait donc être question de s'acoquiner avec ces impérialistes-là et avec leurs sociaux-démocrates « traîtres ».
Du moins en théorie. La *praxis*, elle, montre qu'il est difficile de transformer partout, au même moment, la guerre impérialiste en guerre civile. Et s'il faut commencer dans un pays, Lénine pense qu'il est bon que ce soit celui de l'impérialisme tsariste, le plus obscurantiste à ses yeux.
Il est brouillé avec Parvus, qu'il tient pour un dangereux aventurier.
Toutefois, si nous considérons les positions respectives de Parvus, de Lénine et du Gouvernement autrichien, en ce début de guerre, sur le problème ukrainien, nous voyons qu'il y a entre eux un élément commun : tous encouragent l'activité séparatiste. Il y a là la base d'une entente possible.
Nous disons *possible.* Il n'existe pas de preuves formelles que cette entente se soit concrétisée. Mais on ne peut négliger quelques points troublants.
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##### Le souterrain du Nord
Quelle est la situation de l'organisation révolutionnaire bolchevik dans les derniers mois de 1914 ? Le départ de Lénine pour la Suisse n'a pu manquer de jeter le trouble dans ses rangs. Les combats qui font rage interdisent les liaisons par la frontière russo-autrichienne. C'est pourquoi Lénine, encore en Autriche, a aussitôt pensé à emprunter une autre voie : celle du Nord scandinave.
Depuis quelques dizaines d'années, la Scandinavie a servi de base d'approche pour les révolutionnaires russes émigrés. Le *Souterrain du Nord* est une pièce essentielle de la mécanique qui achemine en Russie propagande révolutionnaire, courrier, voire armes et munitions. Avec la guerre, il devient le seul moyen d'accès.
Le fonctionnement de ce réseau a été décrit en détail par Michael Futrell ([^46]). Des socialistes suédois de gauche comme Höglund et Ström, les Finlandais Wijk, Sirola et Karl Kilbom lui ont accordé leur concours. Branting lui-même ne lui a pas refusé son aide à diverses reprises ([^47]). Du côté bolchevik, Boukharine, la Kollontaï, Eugénie Bosch, Piatakov, pour ne citer que les plus connus, firent partie de ce réseau souterrain. Mais l'homme-clé en fut Alexandre Chliappnikov.
Issu de la secte religieuse des Vieux-Croyants (qui fournira aussi des terroristes), engagé tôt dans les activités révolutionnaires, avec leur lot classique d'arrestations et d'évasions, Alexandre Chliappnikov montra rapidement des dons remarquables d'organisateur du « souterrain ». Émigré, il vit pendant plusieurs années en France. C'est d'ailleurs de France, et avec un passeport français, qu'il peut, au début de la guerre, regagner la Russie et y reprendre contact avec l'organisation illégale bolchevik. Bref retour. Dès septembre 1914, il quitte Saint-Petersbourg pour Stockholm. Le mois suivant, il y reçoit des instructions de Lénine : assurer le transport par Stockholm des lettres, des gens et de la littérature.
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##### Le réseau du Bund Ukrainien
Le 1^er^ novembre, paraît à Genève le premier numéro du nouvel organe de Lénine *Le Social Démocrate* qui doit être acheminé, via Chliappnikov, vers la Russie, en même temps que de l'argent pour les besoins du parti. Cinq semaines plus tard sortent trois numéros de 1500 exemplaires chacun. Puis nouvel intervalle de trois semaines. Ce qui semble indiquer des difficultés dues peut-être au manque d'argent.
Si faibles que soient les moyens financiers, il faut bien qu'ils viennent de quelque part. D'où ? Pas de la cassette personnelle de Lénine, fort mal pourvue comme le dit Kroupskaïa. Ni des militants de Russie, dont on est coupé. Pas davantage, pour la même raison, des intellectuels, industriels, banquiers libéraux. Ils pourraient être fournis par les bolcheviks de l'émigration. Mais ceux-ci sont vraiment très désargentés.
Il y a plus surprenant : la rapidité avec laquelle le réseau bolchevik s'est remis en marche. Plus étonnant encore : selon Kroupskaïa, Lénine, le 14 novembre, fait savoir que *le Social Démocrate* (donc le premier numéro) a été « livré à un endroit proche de la frontière russe (dissimulé dans un stock de bottes, selon Futrell) et sera acheminé bientôt » ([^48]).
A cette date, Chliappnikov n'a pu prendre en main l'ensemble de cette opération. Il est à Stockholm, où il suit de près le congrès des Sociaux-démocrates suédois. Il ne semble pas d'ailleurs qu'il ait eu le temps de remettre en marche le « souterrain du Nord ». Donc, en moins de *quinze jours,* le premier numéro du *Social Démocrate,* parti de Suisse, a passé la Baltique, puis à travers la Suède, a dû parvenir à Happarenda, et de là en Finlande à proximité de la frontière russe, et ces nouvelles, Lénine en a déjà connaissance ! Cela tient du prodige, pour quiconque connaît les difficultés de toute entreprise illégale.
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Possony qui, dans son livre, signale cette surprenante série d'opérations, menées rondement, apporte une réponse. Il explique que dans les Archives des Affaires Étrangères autrichiennes on a retrouvé un compte rendu du *Bund* ukrainien, daté du 14 décembre 1914. Il s'agit d'un bilan des frais de l'organisation. Pour la période septembre-décembre 1914, ceux-ci se sont élevés à 220 000 couronnes autrichiennes. Sur cette somme, 30 000 couronnes ont été utilisées pour « soutien à d'autres organisations révolutionnaires ». Le rapport fournit cette précision :
« Le Bund a soutenu la fraction majoritaire des Sociaux-Démocrates russes (bolcheviks) *avec de l'argent et une assistance pour les liaisons avec la Russie* ([^49]). Le chef de cette fraction, Lénine, n'est pas opposé aux exigences ukrainiennes. » (Nous avons vu, en effet, qu'il y a concordance entre les revendications séparatistes ukrainiennes et la politique des nationalités de Lénine.)
Le rapprochement effectué par Possony est extrêmement troublant. Il est en tout cas la seule explication cohérente de cette première expédition accélérée de propagande.
A travers ce rapport du 14 décembre, la fonction du Bund se dessine : il sert de plaque tournante entre les finances autrichiennes, les séparatistes, et accessoirement, les sociaux-démocrates comme Parvus et Lénine.
Il est donc très probable qu'une partie des 30 000 couronnes autrichiennes parvint à la caisse secrète de Lénine. Probable également que celui-ci, vieux révolutionnaire professionnel, et, ce qu'on oublie souvent, très attentif, très retors pour tout ce qui touchait aux finances du parti, n'ait pu ignorer l'origine de ces fonds.
C'est cette même ignorance qui semble des plus douteuses pour l'agent allemand.
##### Keskuela, le mystérieux Estonien
L'attention des services allemands et tout d'abord des Affaires Étrangères, a été attirée de bonne heure sur la personnalité de Lénine. Ceci grâce à un homme, qui au début de la guerre, signale l'intérêt que peut présenter le chef bolchevik à l'Ambassadeur d'Allemagne en Suisse, Romberg, grand spécialiste des opérations secrètes.
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Keskuela, voilà un nom qui, à la fin de la guerre, n'est guère connu que des diplomates, des chefs des services secrets, de quelques initiés parmi les militants bolcheviks. On discerne vaguement qu'il a joué un rôle occulte. On n'en sait guère plus.
Les archives allemandes permettent aujourd'hui de cerner avec précision le rôle de Keskuela. Il apparaît que jusqu'en 1916, il a été une des pièces principales du jeu secret allemand, et qu'il fut, avec beaucoup d'habileté, un spécialiste du recrutement d'agents chargés de servir ses desseins.
Cet homme blond, au regard froid, au visage massif, est un Balte d'Estonie, farouchement hostile aux Russes. Tout jeune, il participe à la Révolution de 1905, et milite dans les rangs de la social-démocratie. Il est mêlé aux coups de main des boieviki. Arrêté, il bénéficie bientôt de l'amnistie et part à l'étranger.
Keskuela, comme Fürstenberg, comme Chliappnikov, a donc, lui aussi, fait ses classes dans le rude appareil de la clandestinité. Mais pour autant qu'on le sache, il ne garde pas le contact avec l'organisation bolchevik. Il est avant tout un nationaliste estonien, et c'est faire erreur que de voir en lui un stipendié, un mercenaire de l'Allemagne. Simplement, il est prêt à faire alliance avec le diable, et la fait.
Keskuela étudie à Berlin, à Leipzig, et à Zurich. A la veille de la guerre, c'est un polyglotte accompli, doublé d'un politique avisé, qui a subi l'empreinte des cultures russe, germanique et scandinave. Est-ce à cette époque qu'il a pris confiant avec les Affaires Étrangères allemandes ? En tout cas, dès octobre 1914, il part en mission en Suisse, pays qui, avec la Suède, sera sa grande base d'opération.
Très vite, Keskuela mesure le danger que Lénine constitue pour le régime tsariste, si les Allemands savent utiliser ce potentiel. Sans doute l'a-t-il connu du temps des « boieviki » et a-t-il été à même d'apprécier sa personnalité. Le seul témoignage que l'on possède à ce sujet est celui d'un menchevik estonien, Michel Martna, qui affirme que les deux hommes se connaissaient bien.
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##### L'argent de la corruption
Le livre de Futrell décrit avec un grand luxe de détails l'infiltration rapide de Keskuela dans le Souterrain du Nord ([^50]). Le coup maître de l'Estonien est d'avoir soudoyé le trésorier du groupe bolchevik en Scandinavie, Bogrovsky, en lui versant 1500 kroners suédois (somme modeste, à vrai dire) pour l'impression et la diffusion de brochures. En outre, un agent de Keskuela, le journaliste danois Kruse, s'est rendu en mission en Russie où il a contacté le réseau bolchevik, sans que les membres du réseau aient soupçonné les accointances du Danois avec Keskuela. A son retour, Kruse a remis à Keskuela des rapports que celui-ci a transmis aux Allemands.
Il semble bien que ce noyautage se soit effectué à l'insu de Boukharine, lequel a fréquenté Keskuela à Stockholm et le soupçonne d'être un argent allemand. Quand il découvre la « trahison » de Bogrovsky, il exige son exclusion de la fraction bolchevik. Celle-ci est accordée, mais pour un an seulement. Boukharine obtient aussi l'exclusion, cette fois définitive, de Kruse, mais pour un tout autre motif : il est accusé d'avoir informé la police suédoise, et jugé par un tribunal d'honneur dont font partie les Suédois Ström et Höglund, et Ouritski, ami de Trotski.
Bien avant ces démêlés, Keskuela a pris contact avec Lénine.
La rencontre s'est déroulée en Suisse, en septembre ou octobre 1914, selon Futrell, fin mars ou début avril 1915 selon Possony ([^51]).
Keskuela déclara à son visiteur que cette rencontre constitua leur unique entretien, et qu'elle ne donna rien de positif. Il se vanta d'avoir fait découvrir Lénine aux Allemands, mais, sur question de Futrell, s'esclaffa à l'idée qu'il aurait pu acheter le leader bolchevik.
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Toutefois, dit-il, il lui avait bien fait parvenir de l'argent, mais à l'insu de celui-ci. Il opérait à l'aide d'un intermédiaire, un nominé Ziefeldt, bolchevik estonien installé en Suisse dans l'entourage de Lénine. Keskuela fournissait des fonds à Ziefeldt, qui, affirme-t-il, n'avait pas de contact direct avec les Allemands ([^52]), et celui-ci les faisait parvenir à l'organisation bolchevik, sous forme de versements très modestes -- quelques francs suisses -- lors des souscriptions organisées par le parti. Précautions nécessaire pour éviter d'attirer l'attention sur la munificence suspecte d'un pauvre émigré.
Cette histoire laisse rêveur. Ou bien en effet, les dons de Ziefeldt sont réellement insignifiants, et le soutien financier des Allemands, inefficace, perd toute raison d'être. Ou les versements ont une certaine importance ([^53]). Et ce vieux renard de Lénine ne se serait douté de rien, montrant ainsi beaucoup moins de flair que Boukharine dans le cas Bogrovsky ?
Non moins étrange l'absence complète du nom de Keskuela dans la correspondance de Lénine publiée jusqu'ici. Or, il est impossible que Lénine n'ait pas été tenu au courant de la « trahison » de Bogrovsky, des accusations portées contre Kruse concernant ses relations avec la police suédoise, du tribunal révolutionnaire réuni pour le juger. Tous les mouvements révolutionnaires vivaient dans la phobie des agents provocateurs. Une accusation de ce genre, si elle était estimée fondée, pouvait entraîner la mort. Il est difficile d'imaginer que Lénine n'aurait pas été averti de cette affaire, du rôle qu'avait joué Keskuela, ou s'en serait désintéressé (l'affaire Malinovski n'était pas si lointaine).
L'omission du nom de Keskuela dans sa correspondance est donc suspecte.
En dépit des affirmations de l'Estonien, on peut douter d'ailleurs qu'il n'y ait eu qu'une seule rencontre, infructueuse, entre les deux hommes. On a retrouvé en effet un rapport transmis par Keskuela à l'ambassade de Berne, à la fin de septembre 1915.
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Il contient des propositions que lui aurait soumises Lénine, en vue de négocier la paix avec les Allemands, au cas où les bolcheviks prendraient le pouvoir en Russie. Ce plan de paix comprend sept conditions.
-- République remplaçant la monarchie ;
-- Expropriation des gros propriétaires ;
-- Journée de huit heures ;
-- Autonomie aux minorités ;
-- Pas d'indemnités ni de territoires à céder aux Allemands. Mais possibilité d'États-tampons ;
-- Évacuation de la Turquie par l'armée russe ;
-- Lancement d'une offensive contre l'Inde.
Keskuela aurait-il inventé ce programme ? Mais quelques mois plus tard, dans le *Social Démocrate* de janvier 1916, on en retrouve certains points sous la plume de Lénine. « La victoire de la Révolution, écrit-il, exige le renversement de la Monarchie et des propriétaires fonciers... Nous proposerions la paix à tous les belligérants. (Il ajoute, il est vrai, que ceux-ci en leur état actuel ne sauraient accepter. Mais il précise aussi : « Nous appellerions à la révolte les peuples opprimés de l'Asie : *les Indes,* la Chine, la Perse ») ([^54]).
##### Keskuela rentre dans l'ombre
Si l'importance prise par Keskuela dans le jeu allemand jusqu'en 1918 est maintenant bien élucidée, l'énigme de son comportement dans la période d'après-guerre demeure entière. Il affirme avoir remboursé aux Allemands dans les années vingt les 250 000 marks qu'il en aurait reçus, augmentés des intérêts. Il n'explique pas comment. Mais le plus singulier, c'est que cet homme dans la force de l'âge à la fin de la guerre (quarante ans environ), entre dans une ombre dont il ne sortira plus. Ce patriote estonien cesse bientôt d'intervenir dans les destinées de son pays. Ce politique éprouvé prend sa retraite.
Quiconque a été mordu par le virus politique ne s'efface pas ainsi.
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Sauf s'il y est contraint. Sauf s'il peut être l'objet d'un chantage grave, ou d'une liquidation. Sauf s'il détient des secrets mortels.
Il n'y a plus en tout cas, en dehors des propos somme toute vagues, tenus à Futrell, de révélation à attendre de Keskuela. Il est mort en Espagne, en 1963, à l'âge de 81 ans ([^55]).
(*A suivre*.)
Roland Gaucher.
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### L'éducation permanente
par Marie-Claire Gousseau
COMME tous les termes victimes de la mode, de l'engouement ou du seul snobisme, *l'éducation permanente* connaît de multiples définitions qui reflètent les intentions proches ou lointaines de leurs auteurs.
L'idée d'éducation permanente découle de deux sources totalement différentes dont les courants auxquels elles ont donné naissance se mêlent de manière curieuse, sans jamais totalement se confondre autrement que par l'emploi du terme lui-même : *une source idéologique et populaire* se nuançant de la coloration romantique de ses origines, teinte caractéristique aimée des révolutionnaires ; *une source scientifique et savante,* qui déverse des flots de principes et de projets qui se superposent plus qu'ils ne s'enrichissent mutuellement, du moins jusqu'ici.
#### L'éducation permanente, arme de revendication.
La source idéologique possède l'avantage d'une antériorité de jaillissement incontestable, puisque c'est en 1840 que le député ouvrier Joseph Benoît emploie l'expression « éducation permanente » pour la première fois, en l'article 16 d'un projet de réforme de l'enseignement. Il s'agit alors essentiellement d'instruction populaire, d'éducation populaire, d'enseignement post-scolaire.
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Toute l'histoire du mouvement ouvrier est profondément marquée par de nombreuses initiatives orientées vers cette scolarisation complémentaire des adultes appartenant aux milieux populaires.
Cependant si le contenu de l'idée demeure, l'expression elle-même ne réapparaît qu'après 1945, simultanément sur deux terrains :
-- *sur le terrain scolaire ;* elle figure dans l'exposé des motifs du projet de loi-cadre sur la réforme de l'enseignement, dit Projet Billères, sous la plume du P. Arendts en 1966.
-- *sur le terrain de l'éducation populaire,* en cours de transformation à cette date en « Action culturelle ». Toutes ces manifestations de l'idée d'éducation permanente demeurent dans la ligne des revendications « populaires » pour l'accès de tous à tous les échelons du savoir et constituent la deuxième étape de ces luttes revendicatrices, en vertu du principe selon lequel le XX^e^ siècle doit être pour l'éducation permanente ce que le XIX^e^ fut pour l'enseignement des enfants.
Ainsi l'enseignement se présenterait comme une « utopie » pour les années 1975-1980, comme l'enseignement primaire, laïque et obligatoire le paraissait aux années 1880-1885.
La Confédération générale du Travail (C.G.T.) a défini les revendications des travailleurs en ce domaine dans un projet de proposition de loi sur la formation et le perfectionnement continu des travailleurs, exposé au cours d'une conférence de presse tenue le 21 décembre 1968.
Ce projet présente un double but :
1\. -- « Permettre aux travailleurs d'acquérir le niveau de culture ou de qualification professionnelle auquel ils peuvent prétendre, et qu'ils n'ont pu atteindre, ayant été mis dans l'impossibilité d'entrer dans un établissement scolaire, universitaire, technique, ou ayant dû abandonner celui-ci au cours de leurs études. »
2\. -- « Répondre aux exigences des transformations techniques qui rendent de plus en plus nécessaires les adaptations et les reconversions à différentes étapes de la vie professionnelle (...). »
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« Chaque homme, chaque femme, engagé dans la vie active, doit pouvoir accéder à tous les domaines de la culture et de la formation humaine. Bans la société dont ils produisent les richesses, les travailleurs ont besoin de connaissances économiques, et d'une formation civique, afin d'assumer toute leur part de responsabilité. »
Les deux points essentiels et les deux autres, qui leur sont annexes, résument fort clairement les positions revendicatrices à l'égard de l'éducation permanente ou formation continue.
Ils marquent le troisième degré de « l'escalade » idéologique en matière d'enseignement :
-- *Le premier* concerna l'école primaire, laïque et obligatoire, satisfaisant le droit du peuple à savoir lire, écrire et compter.
-- *Le second* se gravit en deux étapes : celle de l'enseignement secondaire gratuit, obtenu par le slogan « l'école unique » puis de l'enseignement secondaire « intellectuellement » accessible à tous, obtenu par les successives réformes de l'enseignement opérées au nom de la « démocratisation de l'enseignement » et que traduit l'idée du « tronc commun » aux divers enseignements secondaires. Le second degré ne donne pas encore entière satisfaction : il n'a pas suffi en effet de supprimer le latin en 6^e^ et en 5^e^ et de remplacer l'agrégé par l'instituteur -- comme E. Vandermeersch (R.P.) souhaite que cela se généralise au cours du futur renouveau pédagogique (*Économie et humanisme,* sept.-oct. 1969) -- pour que par un effet magique tous les petits Français fissent de brillantes carrières scolaires. Il faut donc ajuster les futures méthodes d'enseignement à cet objectif : réaliser un enseignement secondaire adapté à tous sans exception, car laisser subsister plusieurs voies, à ce niveau, engendrerait aussitôt des phénomènes d'élimination, donc des complexes de supériorité ou d'infériorité, en un mot des phénomènes de classes.
-- *Le troisième* degré de « l'escalade » semble bien proche désormais. Après le droit à l'école primaire, le droit à l'école secondaire, venait logiquement le droit à l'enseignement supérieur.
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Sur le plan du principe, ce droit se trouve déjà partiellement satisfait par le prix modique des inscriptions universitaires, la prolongation des allocations familiales, les bourses d'enseignement supérieur, accordées assez largement, les emplois réservés aux étudiants. Si le problème n'avait revêtu qu'un aspect financier, il eût suffi d'étendre cette politique ou de la développer sérieusement sur certains de ses assez nombreux points faibles. Or il ne semble pas que l'accès universalisé de tous à l'enseignement supérieur soit le mobile de l'escalade universitaire actuelle.
Se retrouve en effet au niveau du « supérieur » ce que l'expérience a permis de constater au niveau du secondaire. Cette double constatation a conduit à la nécessité de *détruire l'Université, expression d'une société de classe,* comme il avait fallu *détruire l'enseignement secondaire.* Si tous ne peuvent jouir du privilège de l'enseignement supérieur, il ne faut plus d'enseignement supérieur. Mais comment formera-t-on les cadres nécessaires ? Par l'éducation permanente.
Dans l'immédiat, la C.G.T. propose surtout une solution de replâtrage : il faut donner à tous la possibilité de reprendre leurs études là où ils les ont interrompues : intention louable entre toutes et nécessité qui découle de la plus élémentaire et indéniable justice sociale.
Si le processus décrit plus haut ne semble pas explicité clairement dans le projet de loi présenté par la C.G.T., il se lit cependant aisément dans les signes des temps, et l'évolution, de la situation universitaire depuis 1968.
Par ailleurs la nécessité des réadaptations et reconversions entraîne celle de l'organisation de cours à tous les degrés dont l'évidence n'est plus à démontrer.
Mais à qui en sera confiée la responsabilité ? La C.G.T. répond :
« La formation et le perfectionnement continus sont un devoir de l'État au même titre que l'éducation de la jeunesse.
-- Le Ministère de l'Éducation Nationale en assume la responsabilité essentielle en liaison avec les autres ministères intéressés. (...)
-- L'organisation de la formation et du perfectionnement continus ne fait pas table rase de toutes les institutions existantes mais *elle institue un véritable service public au service des travailleurs* (souligné dans le texte).
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-- Un conseil supérieur de la formation et du perfectionnement continus est institué sous la présidence du ministère de l'Éducation nationale. Il est de type *quadripartite* (souligné dans le texte) et associe les représentants de l'Administration, des enseignants, des syndicats représentatifs des travailleurs et des employeurs.
-- Des conseils de même type sont créés aux échelons des régions et des centres de formation et de perfectionnement continus. » (A. JAEGLÉ : La C.G.T. et la formation des travailleurs, *L'éducation permanente,* n° 1, mars 1969.)
La C.G.T. envisage que cette formation soit donnée :
-- dans des centres ouverts dans les établissements de l'Éducation Nationale, à tous les degrés (primaire - secondaire - technique - supérieur) ;
-- dans les centres de formation professionnelle des adultes (F.P.A.) ;
-- dans les centres privés habilités au agréés par le Conseil supérieur ;
-- par le centre national de télé-enseignement.
Quoiqu'assorti de certaines nuances il s'agit donc d'un projet éminemment étatique et qui vise moins à un remaniement général de l'enseignement qu'à une coordination immédiate d'efforts déjà engagés au titre de la promotion sociale ou à poursuivre dans un sens déjà déterminé. Cependant dans la conclusion du texte cité, A. Jaeglé note ces points qui laissent à penser que le troisième degré de l'escalade décrite plus haut semble proche de sa pensée :
« En guise de conclusion nous évoquerons une question qui tient le plus souvent une place prépondérante dans les textes intéressant la formation des adultes : il s'agit de la nécessité de donner aux enfants, dès le jeune âge, le goût de se former. »
Question engendrée, en effet, par le constat de faillite de l'enseignement depuis quelques années. « On a parfaitement raison de vouloir moderniser le contenu et les méthodes de l'enseignement obligatoire, et de vouloir en faire le point de départ d'une véritable éducation permanente. » Toutefois, la C.G.T. se veut attachée à résoudre des problèmes immédiats et « syndicaux » : « Les éducateurs doivent se rappeler que les salariés sont contraints de mener des luttes pour briser des résistances notamment celles des employeurs tendus vers la réalisation de profits immédiats.
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Le besoin conscient de se perfectionner constamment, fruit entre autres causes d'une scolarité modernisée, orientera inéluctablement les futurs travailleurs vers la participation à ces luttes. »
En d'autres termes, même si l'éducation permanente devient une réalité grâce à une scolarisation satisfaisante et adaptée à l'éducation permanente, il faut qu'elle demeure l'arme revendicatrice qu'elle est en ce moment entre les mains des travailleurs, qui l'arrachent, par leurs luttes, aux employeurs, peu soucieux de la promotion de leurs ouvriers et employés.
Malheureusement la réalité ne paraît pas aussi simple, car le seul souci de réaliser « des profits immédiats » conduira désormais les employeurs eux-mêmes vers l'éducation permanente et la formation des cadres à tous les niveaux.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes de la société moderne que de *faire disparaître les uns après les autres les mobiles de la lutte des classes et de la laisser subsister cependant sous des aspects sans cesse à découvrir.*
La culture semble prendre souvent le relais du « salaire » dans l'esprit des nouveaux révolutionnaires. Or cette source de contestation risque à son tour de se tarir dans la mesure où les revendications culturelles se trouvent -- à tort diront certains -- plus ou moins satisfaites.
Pour l'heure il est encore possible de combiner salaire et culture en donnant comme enjeu à certaines luttes syndicales l'exigence que « dans le contrat de travail elle (l'éducation permanente) doit faire partie de l'activité rémunérée » (Robert Cottane (C.G.T., F.O.) : « De la formation professionnelle à l'éducation permanente », *Éducation permanente,* n° 2, avril, mai, juin 1969).
Quant à la C.F.D.T. elle estime que la mise en œuvre d'une politique de formation et de promotion doit « faire l'objet d'une planification à court et moyen terme en particulier au niveau de l'entreprise (loi du 18 juin 1966) et de la section syndicale d'entreprise » (J. Laot, *Éducation permanente,* n° 2).
Elle entend donc bien, avant tout, s'assurer des conséquences de l'éducation permanente, c'est-à-dire la promotion et son corollaire « la montée des cadres ». La C.F.D.T. désigne donc ainsi le relais à l'éducation permanente, arme de revendication. Elle revendiquera le droit du syndicat à décider de la promotion de l'éduqué permanent.
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La C.G.T. semble attribuer aux diplômes acquis dans les centres de formation continue une valeur qui assurera la promotion. Or, la C.F.D.T. prévoit déjà son intervention à ce niveau et dispose donc d'un nouvel atout dans le jeu des luttes des travailleurs contre les employeurs exploiteurs.
\*\*\*
Cependant un phénomène totalement indépendant se produisait parallèlement à ce développement de la formation permanente comme arme de revendication essentiellement syndicale : l'introduction, au lendemain de la seconde guerre mondiale, des méthodes américaines, -- en usage d'ailleurs depuis de nombreuses années déjà outre-Atlantique pour la formation et la promotion des cadres à l'intérieur de l'entreprise. Celles-ci se situent dans la ligne des méthodes d'organisation du travail qui ont succédé au taylorisme, à la standardisation, etc. Après avoir recherché le meilleur rendement par l'organisation matérielle, relations humaines et méthodes psychologiques cherchent à obtenir le meilleur rendement du capital humain. De multiples systèmes naissent ainsi depuis 1956-57.
#### La formation et la promotion des cadres dans l'entreprise.
Principes et moyens d'application se rattachent à deux positions essentielles, et engendrent deux politiques différentes.
La première dite « fonctionnaliste » propose une politique basée sur « *les relations humaines *»*,* dite *politique d'intégration.*
L'organisation rationnelle interne dépend de la bonne intégration des éléments de l'entreprise. Promotion et formation deviennent des moyens au service du meilleur fonctionnement. Chester Barnard a exprimé ces idées dès 1938 dans un livre : *The functions of the executive* (Cambridge - Massachussetts).
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Elles trouveront en France un accueil très large et inspireront ce qui a été appelé la politique d'intégration, pouvant elle-même revêtir deux aspects différents :
1°) Une politique du personnel, démocratique, correspondant « à l'image de l'entreprise communauté de travail » :
-- par une décentralisation géographique : entreprise à taille humaine ;
-- par une décentralisation des fonctions selon le principe de subsidiarité : laisser faire à l'échelon le plus bas ce qu'il est en mesure de réaliser, pour l'embauche du personnel, et les contacts avec les clients, ce qui entraîne une formation polyvalente ;
-- par la participation du personnel qui gère les œuvres sociales, reçoit des actions ;
-- par l'application du principe de subsidiarité à la promotion décidée, collégialement, à l'échelon immédiatement supérieur ;
-- par l'importance donnée à la formation des cadres donnée hors de l'entreprise (à chacun de prouver son dynamisme) ;
-- par la suppression des barrières : nombre restreint d'échelons, promotion insensible qui ne connaît pas de brusques seuils (l'obtention d'un diplôme n'entraîne pas automatiquement cette promotion), confiance dans un certain empirisme où jouent les facteurs humains, dans une grande liberté laissée à chacun.
2° Une politique du personnel correspondant à une « orientation paternaliste, imprégnée d'une morale de service » (Raymond Vatier, cité par Claude Durand : La signification des politiques de formation et de promotion, in *Sociologie du travail,* 1963) : par la rationalisation des moyens de gestion du personnel : examens psychotechniques, fiches standardisées pour les notes du personnel, formation « maison » et promotion confiées à la direction du personnel qui jouit de prérogatives plus ou moins absolues selon les cas.
Dans ces deux cas, par des moyens quasi opposés, « l'entreprise participe à la création de valeurs morales en exaltant l'œuvre commune qui permet une réalisation de la personnalité de chacun » (Cl. Durand, *op. cit.*)*.*
\*\*\*
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Face à la politique d'intégration se situe la *politique de direction par objectifs* que résume assez brutalement Peter Drucker (*La pratique de la direction des entreprises,* traduit de l'américain, Éd. d'Organisation 1957, p. 289) : « Le rôle de l'entreprise n'est pas de rendre les gens heureux mais de fabriquer des chaussures et de les vendre. »
L'accent est mis alors sur les objectifs technico-économiques à atteindre. Les moyens mis en œuvre pour y parvenir s'ordonnent :
-- à une rationalisation des moyens de gestion du personnel et de sa formation technique poussée, par diplômes acquis à l'extérieur ;
-- à une politique de reconversion (apprendre un nouveau métier) et de requalification (mise à jour).
La formation s'effectuera en stages extérieurs à l'entreprise au sein de l'enseignement technique par l'acquisition de diplômes d'État.
La promotion y sera décidée par des commissions paritaires où siègent syndicats et représentants de l'administration, chacun proposant ses listes d'avancement pour leurs candidats respectifs, d'où d'inévitables conflits qui s'éloignent rapidement des problèmes de promotion, leurs raisons originelles d'exister.
Dans cette politique de direction par objectifs, les syndicats contrôlent davantage les décisions de gestion qu'ils ne participent à la détermination des objectifs en question et le souci de formation des cadres s'estompe quelque peu derrière les trop habituelles attitudes revendicatrices des syndicats. Il n'en reste pas moins que cette politique des objectifs demeure dans une certaine opinion, réputée « centrée sur l'avenir » alors que la politique d'intégration demeurerait « plus enfermée sur le présent ». Jugement étrange dont l'origine tient, peut-être, à un certain goût pour « le conflit » sur lequel reposent tant de systèmes de pensée moderne sans même aller jusqu'au marxisme et à son nécessaire principe de contradiction.
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Entre ces deux grandes lignes directrices : intégration ou objectifs, s'insèrent de multiples positions médianes. La recherche des moyens pour réaliser ces diverses politiques a produit deux effets, consécutifs l'un à l'autre : -- d'une part la prolifération des instituts et organismes se proposant d'organiser cours, stages, groupes, réunions selon les méthodes les plus variées et qui déversent quotidiennement des tonnes de documents publicitaires sur les bureaux des chefs d'entreprise, -- d'autre part le raidissement de ceux qui veulent réagir contre ce développement anarchique et lucratif et mettent alors leur espoir dans une planification confiée à l'État. Un double courant étatique semble donc se former actuellement ; au premier degré, tel que le conçoit la C.G.T. par exemple (voir plus haut), au second degré tel qu'il se dessine en réaction contre la commercialisation ou le désordre, plus ou moins apparent, dans lequel s'organise la formation permanente jusqu'ici.
Mais le seul désordre des méthodes et la double origine de l'éducation permanente ne suffisent peut-être pas à expliquer la confusion régnant encore autour de cette notion, qui tend à tourner au slogan.
#### Qu'est-ce donc que l'éducation permanente ?
Il faut noter au préalable la variété des synonymes : « formation permanente », « formation continue », « éducation permanente ».
M. Bertrand Schwartz, pionnier en matière de formation des adultes, animateur du C.U.C.E.S. (Centre Universitaire, de coopération économique et sociale de Nancy), a ramassé en une seule phrase la plupart des significations attribuées à cette expression :
« Pour les uns, c'est le « recyclage des connaissances » alors que, pour d'autres, c'est une formation personnelle. Les uns y trouvent une nécessité individuelle, les autres ont des aspirations collectives. Les uns y voient un impératif économique, alors que pour les autres c'est le moyen de se désaliéner, de se libérer d'une société technique prégnante.
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En fait, le plus souvent, le terme éducation permanente est utilisé comme synonyme d'éducation des adultes (...) ou pris dans le sens de l'éducation traditionnelle rendue permanente. » (*L'éducation permanente,* n° 1, mars 1969.)
Chacun des aspects ainsi signalés mérite examen car il entre pour une part dans l'idée que le grand public, comme le spécialiste, se fait plus ou moins de l'éducation permanente.
*Recyclage des connaissances ?*
Lieu commun que d'en constater la nécessité causée par l'évolution rapide des techniques.
Cependant ces recyclages peuvent provenir d'une triple intention, c'est-à-dire permettre :
-- la mise à jour,
-- la promotion,
-- la mobilité sociale.
*Mise à jour* continuelle, corollaire de l'accélération des transformations de l'équipement technologique. *Promotion* éminemment souhaitable, qui devrait permettre d'échapper à la tyrannie du diplôme acquis avant la vie active et de concevoir cette osmose entre l'enseignement et le monde dit du travail, objet de vieux d'origines combien diverses. Cependant l'idée de promotion sociale s'entend souvent dans un sens beaucoup plus large, qui fait dire à Bertrand Schwartz : « Satisfaire les attentes de promotion entendues non au sens professionnel mais culturel, social, civique (...). L'Éducation permanente sera un enjeu capital pour que s'amenuisent les inégalités sociales et culturelles (*op. cit*.) ».
Le vieux rêve égalitariste retrouve donc, dans ce cadre, un regain de vitalité et mêle ainsi ses eaux quelque peu romantiques à des intentions d'origines « techniques ».
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*La mobilité sociale* est devenue un thème en honneur chez les sociologues qui parent de cette expression savante la nécessité de déracinement qu'imposent les impératifs économiques, contre lesquels ils déclarent par ailleurs vouloir défendre l'homme. Il s'agit en effet de redonner, périodiquement, de nouvelles qualifications professionnelles aux mineurs dont la mine fermera à telle date, ou à tous ces gens de métiers voués à la disparition au nom de l'anachronisme, de la non-rentabilité ou de l'obstacle au Plan. Recyclage signifie en ce cas « reconversion ».
On comprend mieux ainsi les orientations d'une certaine recherche pédagogique qui voudraient, par des voies psychologiques, préparer l'enfant, dès le jeune âge, à une vie sociale mobile, permettant des reconversions faciles sinon fréquentes, ou du moins destinée à préparer ces futurs travailleurs à « accueillir » aisément toute idée de « changement » social.
C'est en mai 1960 que Gaston Berger écrivait déjà (*Prospective,* n° 5) : « Nous avons à vivre non point dans un monde *nouveau* dont il serait possible de faire au moins la description, mais dans un monde *mobile.* C'est dire que le concept même d'adaptation doit être généralisé pour rester applicable à nos sociétés en accélération : il ne s'agit pas pour nous de prendre une nouvelle forme ou une nouvelle attitude, mais de devenir souples, disponibles, de rester calmes au milieu de l'agitation et d'apprendre à être heureux dans la mobilité. »
Une sorte de néo-stoïcisme ne pointe-t-il pas sous ces désirs ?
Les désagréments, pour ne pas dire plus, engendrés par cette mobilité qui brise sans cesse le naturel penchant de l'homme à s'attacher aux êtres et aux choses, y jouent le rôle de la fatalité antique. Il convient d'apprendre à découvrir une nouvelle forme de bonheur dans ce cadre, promoteur de ruptures sans cesse renouvelées. Forme laïcisée de l'ascèse chrétienne, recommandant le détachement des biens et des personnes ?
#### Formation personnelle ou aspirations collectives ?
Ces deux aspects se mêlent en effet dans l'éducation permanente. Ils cachent tout d'abord la querelle ouverte depuis une vingtaine d'années autour de « l'autodidactisme ».
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Les autodidactes eux-mêmes se partagent sur leur propre condition en deux courants opposés : ceux que l'effort personnel entrepris ont épanoui, ceux qui en sortent instruits peut-être, mais aigris. L'héroïsme quotidien que réclame à l'autodidacte la nécessité de s'imposer des doubles journées de travail peut expliquer cette dernière attitude. Il est bien certain que toute tentative pour alléger semblable effort mérite un intérêt non négligeable.
Mais si certains opposent aux aspirations collectives la formation personnelle, jugée trop individualiste, c'est qu'ils introduisent alors une intention conforme aux origines idéologiques de l'éducation permanente analysées au début de cet exposé. Les aspirations collectives voisinent alors avec les aspirations de la classe ouvrière.
#### Impératif économique ou désaliénation ?
Malgré les apparences, ce ne sont pas les deux courants idéologique et scientifique qui s'opposent en cette formule, mais le double aspect que revêt ce dernier et qu'expriment les deux politiques de formation et de promotion décrites plus haut et qui s'opposent, comme s'opposent les deux conceptions de l'entreprise dont elles découlent.
Si la fin de l'entreprise est de « fabriquer des chaussures et non pas de rendre les gens heureux », formation met promotion ne visent que des objectifs technico-économiques auxquels tout demeure soumis : le capital humain y sera géré aussi scientifiquement que l'autre. Certains y ajoutent que cela devrait rendre les hommes heureux, par voie de conséquence, ce que d'autres contestent jugeant que ces impératifs de rendement aliènent la liberté du travailleur.
Mais en définitive les moyens mis à la disposition des uns et des autres ne diffèrent guère. Se retrouvent donc sur les mêmes bancs, ou autour des mêmes tables ceux qui vont vers l'éducation permanente parce qu'ils subissent les impératifs économiques, et ceux qui cherchent à se désaliéner des conditions « prégnantes » de la société technique en acquérant une formation personnelle qui leur apportera la promotion dans l'entreprise.
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Il s'agit alors de cette promotion culturelle, sociale, civique dont parlait Bertrand Schwartz dans le texte cité plus haut. Mais il ne paraît pas obligatoire d'en tirer les conclusions égalitaristes du même auteur.
Semblable promotion pourrait s'apparenter à l'acquisition d'une culture générale nécessaire pour l'assimilation d'une formation spécialisée, d'autant plus nécessaire en effet que les spécialisations évoluent rapidement, ne cesse-t-on de répéter.
#### Éducation traditionnelle rendue permanente ?
Il importe de savoir que les expressions « éducation traditionnelle » ou « valeurs traditionnelles de l'éducation » désignent :
-- *d'une part* l'éducation réservée à l'enfance, à l'adolescence ou à la jeunesse étudiante : elle s'achève avec l'entrée dans la vie professionnelle ; la page de la disponibilité pour apprendre est censée tournée en un point déterminé dans le temps ;
-- *d'autre part* l'éducation considérée jusqu'ici comme ne pouvant être donnée que par l'école et l'université d'État. Dans cette optique, des réactions intéressantes se dessinent au nom de l'éducation permanente, conçue non comme solution de rattrapage pour permettre aux adultes de poursuivre des études interrompues ou de boucher les trous d'une première formation incomplète ou chaotique, mais comme une orientation générale de l'enseignement. Le « système intégré » proposé par exemple par J. Chenevier (*Éducation Permanente,* n° 1, mars 1969) présente, l'avantage de ne point recourir aux vertus de l'État comme remède miracle aux difficultés actuelles, de l'éducation permanente et de voir *le* problème dans son ensemble :
« Avant qu'apparaisse la notion d'éducation permanente, c'était l'Université qui avait une délégation totale de la société en matière d'éducation (...). Dès qu'on parle d'éducation permanente il y a un changement d'échelle : c'est à la société tout entière d'en définir la finalité. »
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J. Chenevier recourt à une déclaration d'Edgar Pisani pour développer sa pensée : « L'université ne se définit plus comme une entité spécifique à laquelle la société délègue le plein exercice d'une fonction, mais comme l'organe privilégié qu'elle se donne pour qu'il l'aide à remplir *une* fonction dont elle entend s'acquitter elle-même » ; et il conclut : « Quelle doit donc être cette finalité de l'éducation ? Dans un pays développé où s'est imposée une éducation de masse, ce doit être avant tout donner aux gens des métiers. » Conclusion qu'il n'y a pas lieu, d'ailleurs, de limiter aux seuls pays développés.
Au cours d'une conférence devant le Centre de Recherche des Chefs d'entreprise, M. Grégoire avait de même conclu : « La première condition d'une véritable éducation permanente est un renversement des valeurs traditionnelles et la reconnaissance de cette vérité qu'une éducation de masse ne peut être qu'une éducation professionnelle. »
J. Chenevier remarque aussi que le dilemme souvent créé autour de la formation générale et de la formation spécialisée ne paraît pas tenir, non seulement devant l'examen mais surtout devant l'expérience. L'emploi de mots à la mode, souvent vidés de leur véritable signification par un usage abusif n'empêche heureusement pas de comprendre que J. Chenevier se réfère simultanément au bon sens et à l'observation de faits vécus :
« Par une sorte de très heureux phénomène d'autorégulation, on constate qu'un enseignement tourné vers le développement de la créativité, de la responsabilité, des communications, du sens de la participation, etc. suscite tout naturellement le goût pour d'autres valeurs plus désintéressées. Il en résulte que *l'enseignement d'aujourd'hui doit à la fois préparer à un métier et dispenser une culture désintéressée, tout simplement parce que les hommes sont ainsi faits qu'ils ont besoin des deux* (souligné dans le texte). »
Il se dégage de l'étude de J. Chenevier que les entreprises ont besoin :
-- d'hommes compétents, experts dans l'art d'apprendre plutôt que dans celui d'accumuler ;
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-- capables de juger, afin de pouvoir trier les informations qu'ils reçoivent puis opérer des synthèses ;
-- aptes à travailler en groupe, c'est-à-dire capables à leur niveau de jouer aussi bien le rôle de subordonnés par rapport à leurs chefs que celui de chefs par rapport à leurs subordonnés ;
-- tournés vers l'action, l'initiative et l'exercice des responsabilités ;
-- d'hommes complets.
« En concevant l'éducation comme devant les préparer à leurs métiers de demain, on forme en même temps des hommes capables d'être *de leur temps. *»
\*\*\*
En partant d'un domaine tout à fait différent, puisqu'il est maître-assistant de philosophie, Jacques Natanson (*Revue française de Pédagogie,* Institut pédagogique national, oct. nov. déc. 1969) parvient à de fort voisines conclusions. Il remarque tout d'abord :
« Le décalage entre la maturité biologique et la maturité sociale crée un déséquilibre grave. Il aboutit à un retard de la maturité affective et aux nombreux désordres sexuels actuels. »
En effet, la généralisation de la prolongation lointaine de la vie étudiante met un nombre considérable de jeunes, biologiquement adultes, dans l'impossibilité matérielle de vivre « socialement » en adultes puisqu'ils ne sont pas encore membres actifs de la société. Situation qui pousse de nombreux étudiants à contracter mariage, dans une mentalité plus proche de l'adolescence qu'ils ont biologiquement quittée, mais dans laquelle leur condition sociale d'étudiant les maintient. Ils subissent ainsi un retard de maturité affective, puisque celle-ci n'est pas enracinée dans un cadre social, ces jeunes ignorant encore au moment de leur mariage ce que sera leur vie « socialement » adulte. Après de nombreux observateurs de ce temps, J. Natanson se pose la question de savoir si la prolongation de la tranche de vie active de chaque homme ne pousse pas les adultes à retarder l'entrée des jeunes générations dans cette vie active, afin d'éliminer de dangereux concurrents :
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« cantonner les jeunes à l'école, à l'université, c'est se défendre contre eux ». Il pense en conséquence que le remède à cette espèce de malthusianisme social résiderait en une révision de la conception de l'enseignement et en l'orientant vers une éducation permanente ainsi conçue :
« L'éducation permanente fait son chemin (...). Si la formation doit devenir permanente c'est que l'étude ne sera plus l'apanage exclusif de l'enfance et de la jeunesse. Il n'y a plus dès lors de raison de prolonger indéfiniment cette dernière. Au lieu d'allonger indéfiniment la scolarité, on peut imaginer que les jeunes, après avoir acquis un minimum de langage de base, entreraient progressivement au travail et que tout au long de leur vie les travailleurs alterneraient le travail productif avec des périodes d'étude (...). L'adulte redeviendrait ce qu'il est sur le plan biologique et du coup disparaîtrait le décalage entre maturité biologique et maturité sociale qui aujourd'hui est l'une des sources du décalage sexuel. »
Les structures de la vie sociale ne peuvent en effet impunément bousculer sans conséquences graves les lois de la nature à l'un quelconque de ses niveaux.
#### Éducation permanente et méthodes pédagogiques.
L'éducation permanente souffre encore considérablement de se trouver la plupart du temps assimilée à l'enseignement des adultes. La tentation se fait alors de plus en plus pressante de transposer les méthodes employées pour la formation ou le perfectionnement des cadres dans le domaine de l'enseignement des jeunes.
Les méthodes employées, jusqu'à présent du moins, dans cette formation des adultes (excepté peut-être les intéressantes et originales méthodes d'enseignement du C.U.C.E.S. employées auprès des mineurs de Lorraine) découlent de la double finalité assignée à cette formation : satisfaire simultanément les besoins des individus dans l'exercice de leurs fonctions et les besoins globaux de l'entreprise, donc satisfaire les besoins de promotion pour l'individu et l'entreprise et créer le climat social propre à procurer la satisfaction professionnelle et la cohésion interne de l'entreprise.
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Double finalité qui conduit à apporter :
-- *à l'individu,* une formation technique et humaine lui permettant l'acquisition de connaissances et de capacités psychiques de commandement ;
-- *à l'entreprise* la solution des problèmes d'ordre économique, (qualité, rendement) et des problèmes d'ordre psycho-social (attitudes à l'égard du travail et de l'entreprise en général).
Les méthodes pédagogiques présenteront donc ce double caractère :
-- *d'enseignement* selon les méthodes plus ou moins traditionnelles ;
-- *de formation* selon les méthodes psychosociologiques : concrètes, maïeutiques, non directives, coopératives, entraînement mental etc. et leurs applications (T.W.I. discussion formative libre -- dynamique de groupes -- jeu de rôles -- socio-drames -- méthodes Covaliov, Carrard etc.).
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Il ne faudrait pas cependant lier la notion d'éducation permanente à ces méthodes particulières et contestables à plus d'un titre, pas plus qu'il n'aurait convenu de renoncer à l'enseignement primaire et de prôner l'analphabétisme sous Jules Ferry, sous le vain prétexte que ce ministre usait de cet enseignement primaire pour lutter contre l'Église.
D'immenses possibilités s'ouvrent devant ceux qui s'efforcent de réaliser la véritable éducation permanente, dans le sens où la souhaite par exemple J. Chenevier, mais tout reste à faire en matière de méthodes pédagogiques. En ce sens la naissance d'un enseignement supérieur libre, donc indépendant de la conception traditionnelle d'une Université monopolisatrice de l'enseignement, offre un vaste champ de possibilités ([^56]) ainsi que la perspective d'un proche renouvellement des méthodes, ouvert sur la réalité des besoins de la vie économique et sociale.
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Cependant le problème essentiel, au-dessus du détail des méthodes, demeure celui du choix du langage auquel se réfèrent ces méthodes et qu'elles emploient. Il n'est point question de faire ici le procès des mathématiques dites modernes ([^57]) en tant que méthode. Il est néanmoins permis de s'inquiéter du fait que certains profitent de la généralisation de leur emploi pour tenter d'obtenir que le langage mathématique prime toute autre forme de langage.
Certains efforts visent ainsi à étendre le langage et le raisonnement mathématique ou plus généralement scientifique à toutes les formes de communications ou d'investigations humaines. La substitution d'une nouvelle logique à la logique pratiquement héritée d'Aristote, malgré les vicissitudes des siècles, reste l'objectif que poursuivent de nombreux penseurs, sociologues ou pédagogues.
Une certaine forme d'éducation permanente, celle qui se réclame en particulier des *méthodes* improprement appelées actives et qu'il serait plus exact de nommer *phychosociologiques,* ne craint pas de situer ainsi ses objectifs en la matière :
« Il ne s'agit pas de remplacer un langage par un autre mais de procéder à une véritable mutation intellectuelle en passant d'une logique basée sur des attributs et des qualités à une logique des relations et des rapports. » (J. Migne, *Éducation permanente,* n° 2, avril, mai, juin 1969).
Le coup de grâce voudrait être ainsi porté à l'idée d'être dont les vestiges n'affleurent plus guère ailleurs que dans les habitudes formelles du langage et de la grammaire contemporaines.
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Édification d'une nouvelle grammaire, procédés extensionnels de langage « non aristotélien » ne représentent pas que de gratuites constructions intellectuelles. Nombreux sont ceux qui se réclament par exemple du philosophe Gaston Bachelard, introducteur en France des procédés extensionnels du langage « non aristotélien » de Korsybski.
On voudrait ainsi donner au terme « créativité » une signification combative : toutes les méthodes pédagogiques inspirées par la logique dite « aristotélienne » engendreraient la passivité ; la découverte de l'être ne pourrait se considérer comme une activité créatrice. C'est ainsi que Jean Lacroix dans son livre : *Le rationalisme appliqué de G. Bachelard* (cité dans *Panorama de la philosophie française contemporaine,* P.U.F. 1968) affirme fort clairement :
« C'est par rectifications continues, par critiques perpétuelles, par polémiques, en un mot par agressivité que la raison découvre et *fait* la vérité. (...) Ce n'est pas en contemplant, mais en construisant, en *créant* que l'esprit arrive au vrai. »
Il ne faut pas cependant laisser enfermer « l'éducation permanente » dans les systèmes pédagogiques inspirés de cette logique « non aristotélienne » qui s'installe progressivement par des sentiers de traverse et ne peut conduire la société qu'à une nouvelle aventure, digne de celle de la Tour de Babel ([^58]).
#### Éducation permanente et neutralité.
Bertrand Schwartz, après beaucoup d'autres d'ailleurs, se montre catégorique sur ce point : « L'éducation n'est pas un acte neutre politiquement, il ne peut y avoir de système d'éducation qui ne soit lié à un système politique et économique (...) Les notions de formation générale, de formation humaine, de culture sont bien évidemment liées aux idéologies, aux options politiques morales, civiques. »
En des termes voisins, Gaston Berger déclarait (*Prospective*, n° 5, mai 1960) :
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« L'éducation se propose de changer l'homme, la politique prétend le diriger (...). Comme la politique, l'éducation renvoie à une théorie de l'homme. L'instance philosophique est inévitable. Qui ne choisit pas en pleine conscience et après réflexion décide au hasard. Ou encore, il laisse les autres décider pour lui, ce qui ne vaut pas mieux (...). Faire reposer sur des opinions philosophiques notre politique et notre système d'éducation, n'est-ce pas reprendre le combat qui dure sans conclusion depuis des siècles entre les systèmes, les théories, les doctrines ? »
Comment alors échapper au dilemme ?
Bertrand Schwartz propose une solution (*op. cit*.) :
« Nous essayerons cependant de définir l'éducation par delà les systèmes politiques et économiques. Disons plutôt que nous donnerons notre définition idéologique de l'éducation. Nous fixerons comme objectifs à l'éducation permanente de rendre capable toute personne *de* devenir, agent de changement (souligné dans le texte). »
Il convient probablement de se garder d'assimiler arbitrairement changement et révolution. Dans l'intention des apôtres du « changement social » la révolution figure la plupart du temps comme l'excès à éviter dans lequel la société risque toujours de se voir emportée aux heures violentes de son histoire, mais dont elle ne peut manquer de se dégager après quelques expériences extrémistes, pour retrouver une allure raisonnable, une sorte de vitesse de croisière du « changement », sans heurts et sans débordements.
Bertrand Schwartz l'explique d'ailleurs avec précision : « *Rendre capable de* (*...*) *devenir agent de changement, c'est-à-dire de mieux comprendre le monde technique, social, culturel qui l'entoure et d'agir sur les structures dans lesquelles elle vit et de les modifier, d'apporter à chacun une prise de conscience de son pouvoir en tant qu'être agissant ; de faire des êtres autonomes dans le sens d'êtres capables de se situer et de comprendre leur environnement, de l'influencer et de comprendre le jeu relatif entre l'évolution de la société et la leur propre, d'êtres capables de* « *riposter *» *à l'évolution et à la mutation de la société *» (souligné dans le texte).
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Devenir agent de changement signifie donc renoncer à la passivité à l'égard de l'évolution et de la mutation de la société aux jeux desquels il faut s'ajuster pour ne pas les subir. Passer « au delà » des systèmes entraîne donc une vision toute psychologique du problème de la neutralité de l'éducation et interdit donc de fixer des critères de valeur aux étapes ou aux fins de l'évolution et de la mutation sociale : ainsi peut-on résumer cette première réponse au problème posé par l'impossibilité de concevoir l'éducation comme un acte neutre.
Gaston Berger avait apporté deux autres éléments de réponse. Le moyen de passer au-delà des opinions philosophiques et des systèmes consiste à considérer l'univers avec les yeux du « phénoménologue » et à donner comme fins à l'éducation la créativité et le dialogue :
« Je n'ai ni l'intention de ranimer de vieilles querelles ni le désir de plaider en faveur de mon propre système. Je voudrais seulement aborder le problème des fins dans cette « attitude prospective » dont notre groupe cherche à préciser sans cesse les conditions et l'efficacité.
« Je me détournerai donc des tableaux que me présente l'histoire de la philosophie. Je mettrai « entre parenthèses » mes opinions et mes préférences et je m'appliquerai à faire la phénoménologie de notre univers en accélération -- ce qui veut dire que je chercherai quelle signification ont pour l'homme les bouleversements qui s'y produisent (...). Je me limiterai à deux remarques que je présenterai volontairement avec concision, voire avec sécheresse, la première c'est qu'à tous les niveaux nous devons former des hommes capables de créer et non point seulement de refaire, puisque dans des domaines de plus en plus nombreux la répétition a perdu tout intérêt ; la seconde, c'est que ce que cherche l'homme c'est le dialogue ; ce qui donne un sens à son existence c'est la rencontre d'autrui. »
En ce sens Gaston Berger rejoint donc la formule de Jean Lacroix : « La culture, c'est le dialogue. » S'il est permis d'y opposer Sartre et son célèbre « l'enfer c'est les autres », il est à peine téméraire de conclure que la culture ainsi comprise risque fort de ressembler à l'enfer.
C'est à un autre aspect de la neutralité que songe Joseph Rovan (*Éducation permanente,* n° 1, mars 1969) c'est-à-dire aux rapports réciproques de l'éducation non pas avec les systèmes philosophiques qui inspirent le pouvoir politique, mais avec le pouvoir lui-même. Il pense trouver une issue à ce problème en recourant à la notion de « mobilité sociale » dont il avoue cependant les ambiguïtés.
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« Toute formation, toute éducation met en cause ce qui existait avant elle (...). Quiconque est au pouvoir doit craindre l'éducation, mais tous les pouvoirs ont besoin d'éducation pour faire face aux assauts de la réalité changeante (...). L'éducation permanente pour de multiples raisons, ne devrait-elle pas provoquer l'introduction de la mobilité sociale et professionnelle dans les castes figées du corporatisme enseignant (...). Mais attention, la sécurité, la continuité, l'expérience professionnelle, l'esprit de corps ne sont pas des entités toutes négatives, bien au contraire. Elles fondent autant de vertus que de défauts. Nous voici de nouveau en pleine ambiguïté. »
Changement social, prospective, créativité, dialogue, mobilité sociale voudraient donc jouer le rôle de l'au delà d'une neutralité réputée impossible à juste titre. Psychologie et sociologie deviennent donc l'au-delà de la philosophie et des idéologies sur lesquelles pourraient se rebâtir l'unité des hommes et tout particulièrement l'unité de l'éducation.
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Tous ces efforts, combien divers, de réflexions à propos d'une notion d'apparence neuve témoignent en effet du refus de l'homme-robot que laisse toujours redouter l'évolution du monde technique, du désir d'une société à la mesure de l'homme, de la volonté de jeter un regard lucide sur le monde moderne.
La précarité des réponses proposées ne permet pas de rejeter la nécessité de cette éducation permanente dont la nouveauté ne semble que très relative en y regardant de plus près.
Prise en son sens étroit de formation professionnelle permettant la promotion, n'existait-elle pas, adaptée à la société artisanale, dans l'organisation corporative qui menait le jeune ouvrier, comme le jeune artiste, du stade d'apprenti à celui de compagnon puis de maître, tenu à son tour de former apprentis et compagnons ?
Mais surtout, prise en son sens large « culturel, social, civique... qui amenuise les inégalités sociales et culturelles », l'éducation permanente se révèle une très ancienne histoire.
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Il fut un temps, pas si éloigné qu'il ne paraît, où tous, jeunes et vieux, riches et pauvres, se retrouvaient sur les mêmes bancs, autour de la même table, pour s'entendre rappeler les mêmes vérités : leur égalité devant la mort, leurs responsabilités familiales, civiques, sociales, leurs responsabilités uniques et personnelles devant un tribunal où ils paraîtront tous sans exception, dépourvus de tous ces accessoires humains dont il faudra se dépouiller, beaucoup plus radicalement que pour répondre aux besoins de la mobilité sociale ou à l'adaptation au changement, et la nécessaire conversion de chaque jour.
Non, il ne faut pas avoir peur de l'éducation permanente, car elle a existé, au temps où, chaque dimanche, tous recevaient le même enseignement, mûrissant au fil des ans dans leurs consciences, sans cesse engagées à fuir la routine, le confort et la satisfaction de soi. C'était au temps où l'enseignement de l'Église ne s'ajustait pas aux couches sociologiques mais poussait toujours plus loin, plus haut, les âmes de tous les chrétiens, grâce à un langage unanimement compris, direct et sans ambages. Un Bossuet ne craignait pas de morigéner un roi devant ses laquais, assistant ensemble au même office et tous jouaient le jeu avec la même loyauté, comme avec les mêmes faiblesses.
L'Éducation permanente a existé : c'était le sermon du dimanche du plus humble curé de campagne comme celui du plus célèbre orateur sacré dans la plus magnifique cathédrale.
Non, il ne faut pas avoir peur de l'éducation permanente. Elle ne doit pas plus l'existence aux penseurs et éducateurs de ce siècle que l'enseignement primaire ne doit la sienne à Jules Ferry.
Marie-Claire Gousseau.
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### Buts et moyens de l'éducation
*où va l'école chrétienne ?*
par le Chanoine Raymond Vancourt
LES GRECS s'interrogent sur les buts que doit poursuivre l'éducation et sur les moyens de les atteindre. Les réponses qu'on donne à cette question ne peuvent laisser indifférent l'éducateur chrétien, car elles risquent, en certains cas, de le mettre devant des situations délicates. Si, en effet, les fins qu'une société assigne à l'éducation étaient plus ou moins en contradiction avec la conception chrétienne de l'existence, il lui serait difficile de collaborer à une œuvre collective dont il réprouverait les intentions. -- Ce problème, depuis mai 68, revêt une acuité particulière. Sous l'influence des événements que l'on sait et des doctrines qui les ont inspirés, on s'est mis à repenser, comme on dit, la finalité de l'école à tous ses degrés ; à repenser aussi les méthodes employées. Et il en est beaucoup qui croient -- ou font semblant de croire -- que la « révolution » inaugurée à Nanterre a constitué comme une descente du Saint-Esprit, qui aurait enfin apporté la lumière sur ce que doit être l'éducation en général et l'éducation chrétienne en particulier. Des idées nouvelles (?), des méthodes originales (?) sont désormais proposées à l'éducateur. « Proposées » est un euphémisme : celui qui ne les admire pas risque en effet de passer pour une vieille baderne. Acceptons le risque ; et essayons de mettre un peu de clarté dans un débat singulièrement confus, duquel dépend, pour une part, l'éducation ou la non-éducation chrétienne de notre jeunesse.
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#### 1) Le but de l'éducation est-il de former des contestataires ?
L'enseignement et l'éducation ont pour but d'adapter les enfants et les adolescents à la société dans laquelle ils devront travailler ; de leur permettre de s'y intégrer aisément et d'accomplir les tâches qui seront plus tard les leurs. Il en a toujours été ainsi. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler ce qui se passait à Athènes ou à Sparte et lire les ouvrages de Platon, expliquant que l'éducation doit former de bons citoyens. Les peuples primitifs ne pensaient pas autrement.
Mais dire que l'éducateur doit avoir en vue la société dans laquelle ses élèves auront à vivre, n'épuise pas le problème. De quelle société, en effet, s'agit-il ? Les faits sont là, qui nous obligent à distinguer deux hypothèses. Dans un premier cas, la société existante est jugée acceptable. Sans doute, comme toute chose en ce bas monde, elle a ses imperfections et elle évolue ; aussi l'éducateur devra-t-il prévoir les mutations probables afin de préparer la jeunesse à y faire face ; il lui faudra également expliquer sur quels points des améliorations pourraient être apportées au bon fonctionnement de la société et inciter la génération montante à y contribuer. Toutefois on ne met pas en cause les fondements mêmes de l'organisation sociale ; celle-ci satisfait suffisamment la majorité des citoyens. Dans une situation de ce genre, les éducateurs ne s'assigneront point pour but de former des « contestataires », des « révolutionnaires ».
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Mais un autre cas est possible. Une société a cessé de contenter une fraction relativement importante de citoyens. Prenons l'exemple désormais classique. Nous vivons dans ce qu'on appelle une « société de consommation ».
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Des sociologues et des philosophes en ont démonté le mécanisme avec assez de précision, et tout n'est point faux dans leurs analyses. Ce type d'organisation, qui se rencontre aussi bien en Russie qu'en Amérique et dans les pays occidentaux, asservit l'homme à l'économique. Il l'aliène, tout en lui offrant des compensations destinées à lui faire oublier sa servitude, et à lui donner l'illusion de la liberté. La société de consommation est si bien structurée et si puissante qu'elle possède le moyen, non seulement de neutraliser, mais d'assimiler ses opposants les plus acharnés. Symbole de cette capacité d'assimilation : l'entrée du dadaïsme en Sorbonne par l'entremise d'une thèse. Une œuvre, éminemment révolutionnaire dans ses origines et l'intention de son auteur, se voit ainsi « récupérée » par la société de consommation, qui agit de même et avec autant de succès vis-à-vis des contenus culturels les plus explosifs. -- Telle est donc, avec toute sa force dominatrice, la société de consommation, dont les marcusiens de toutes nuances et de tous bords, soulignent la nocivité : elle empêche l'exercice d'une totale liberté, l'épanouissement de nos tendances, le développement -- je m'excuse de ce grand mot -- de notre « créativité ».
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La société de consommation étant ce que nous venons de dire, il ne peut plus s'agir désormais pour l'éducateur conscient de sa tâche de préparer seulement les jeunes à entrer dans la dite société pour en jouer le jeu. Il devra, au contraire, faire l'impossible afin qu'ils deviennent des hommes lucides, décidés à travailler efficacement aux transformations radicales jugées indispensables et urgentes. Et plus tôt on les aura habitués à ce rôle, mieux ça vaudra. Bref, l'éducateur se donne dorénavant pour mission de faire de ses disciples de futurs « révolutionnaires », prêts, s'il le faut, à monter sur les barricades.
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Mais poursuivons l'analyse. Supposez qu'un type de vie sociale soit ainsi jugé insupportable, deux questions restent en suspens, que l'éducateur doit tirer au clair : par quoi va-t-on remplacer la société indésirable ? Et quels moyens utiliser pour y réussir ? -- Si on décide de supprimer la société de consommation, que mettra-t-on à sa place ? Lui substituera-t-on un collectivisme à la russe ou à la chinoise ? Un socialisme genre P.S.U. ? Un « socialisme démocratique » ?, selon la formule chimérique chère à Descamps et à la C.F.D.T. ? Ou une « anarchie organisée », véritable quadrature du cercle ? Ou encore un capitalisme rénové, de style « société nouvelle », dont notre actuel gouvernement vante les éventuels bienfaits ? -- Le tout n'est pas de vouloir détruire l'actuelle société, on doit préciser ce que l'on construira sur ces ruines.
Il est un second problème, aussi important, qu'on ne peut non plus laisser dans l'ombre : par quels procédés va-t-on faire disparaître l'actuelle organisation ? Par une action violente anarchique ? Ou par une violence réfléchie « rationalisée », méthodique, telle que la C.G.T., filiale du parti communiste, la conçoit et qui ne paraît pas tellement répugner à certains dirigeants de la C.F.D.T. ? -- Ou bien, par des réformes entreprises avec persévérance, mais sans bouleversement tragique ? De ces questions, comme des précédentes, l'éducateur doit prendre conscience et il aura à choisir entre les diverses hypothèses qui se présentent à lui. Ensuite, selon son opinion, il orientera la jeunesse dans une direction ou dans une autre.
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Or, depuis mai 1968, des éducateurs catholiques font chorus avec Cohn-Bendit et consorts, avec Marcuse et ses disciples, pour condamner sans appel la société de consommation ; ils envisagent pour la remplacer un collectivisme plus ou moins bien défini ; et ils estiment devoir former la jeunesse, à eux confiée, dans la perspective de la société à venir telle qu'ils la conçoivent. Un programme de ce genre, truffé de considérants pédagogiques et sociologiques, semble avoir les faveurs de la Revue *Orientations*, dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes ([^59]).
178:142
Dans un numéro de janvier 1969, l'auteur d'un article intitulé *Finalité et pédagogie* explique qu'il ne peut plus être question de mettre l'école au service de la société actuelle ; il fait sienne la formule de Freinet : « Tous les pédagogues dignes de ce nom, se sont fièrement dressés en révolutionnaires contre une conception grossière et intéressée de l'école et de la société ». ([^60]). La société capitaliste, non seulement aliène l'adulte, mais elle aliène déjà l'enfant. Il ne peut donc absolument pas s'agir pour l'éducateur de préparer celui-ci à s'insérer dans une société « bourgeoise », même améliorée ; il s'agit de la contester, purement et simplement. L'éducateur ne doit pas non plus se contenter de tenir compte « des mutations qui se produisent dans la société et d'y adapter l'éducation ; il lui faut dénoncer une société qui non seulement détruit la culture en ne favorisant pas *l'acculturation* (*sic*) ([^61])*,* mais encore *conditionne* les enfants pour mieux les utiliser à ses propres fins. Il faut dénoncer aussi comme telles les institutions scolaires qui, sans s'en apercevoir, ou sans le vouloir directement, concourent à cet état de fait » ([^62]). Bref, l'éducateur dressera l'enfant contre la société.
On peut concevoir cette « formation » dans deux contextes différents. Le premier cas, idéal si on peut dire, serait celui d'une société où la révolution aurait gain de cause ; alors l'éducation « désaliénante » de l'enfant se développerait dans la plus complète liberté et au grand jour en quelque sorte. Mais nous ne sommes pas arrivés à cette heure bénie, dont les événements de mai ont donné un avant-goût (c'est moi qui parle). Nous vivons dans une société qui n'accepte pas encore de mourir et qui se défend ; nous nous trouvons par conséquent, dans une période intermédiaire, « non-révolutionnaire ».
179:142
A ce stade préparatoire, que fera l'éducateur ? Il lui faut « tendre à l'acculturation authentique des élèves et à *les déconditionner par rapport aux exigences aliénantes de la société *» ([^63]). En bon français, cela veut dire qu'il faut les pousser à refuser les contraintes que : leur fait subir l'actuelle organisation des rapports entre les humains. Et ainsi, par l'école, de l'intérieur, en utilisant les moyens que la société bourgeoise met à notre disposition, nous travaillerons efficacement à faire sauter celle-ci. Dans une conférence faite à des enseignants chrétiens, le directeur de la Revue parlait de la tactique de « l'entrisme », néologisme qui revient à dire : restons dans le système capitaliste puisqu'aussi bien, pour le moment, nous ne pouvons faire autrement, mais avec l'intention bien déterminée de le détruire, de l'intérieur, en dressant contre lui les jeunes générations. Il faudrait enrôler pour cette tâche « les institutions scolaires dans leur globalité », et point seulement des classes isolées. -- Détruire notre société, mais pour la remplacer par quoi ? Ici on se garde d'être trop précis. L'auteur de l'article *Finalité et pédagogie* est prudent : « Reste posé le problème du projet politique, du projet de civilisation à opposer à la société présente. Ce n'est évidemment pas aux pédagogues à le définir à eux seuls. Cependant ce devrait être l'intention d'institutions d'enseignement révolutionnaires de préparer leurs élèves à être des agents de transformation de la société tout simplement parce qu'ils auraient vécu, quotidiennement, dans le temps même de leur acculturation (encore !), des modes d'être, des valeurs nouvelles » ([^64]) Bref, à chaque éducateur de choisir la forme de société future qu'il préfère ; d'opter pour Lénine, Mao-Tsé-Toung, Bakounine, Rocard ou Descamps.
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Qu'on comprenne bien ce que nous voulons dire. Nous ne considérons pas la société actuelle comme la meilleure dans le meilleur des mondes. Nous estimons, au contraire, qu'elle a bien des lacunes et qu'elle mérite, par conséquent, la contestation.
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Enseignants et éducateurs ont le droit et le devoir de faire comprendre aux jeunes ce qui ne va pas, de les préparer à œuvrer pour réaliser les changements nécessaires. Mais pourquoi laisser entendre que cela peut s'accomplir seulement dans un climat « gauchisant » ? Va-t-on voir se reproduire dans l'école chrétienne ce qui s'est passé dans l'*Action cathodique* pour son plus grand dommage ? Là aussi on a rêvé d'une éducation qui aurait permis aux jeunes de collaborer à l'avènement d'une société meilleure ; mais cette éducation, on a finalement jugé qu'elle ne serait possible que si on entraînait les élites chrétiennes toujours plus à gauche. On sait ce que cela a donné, et ce que cela donne encore.
Bref, nous ne nions pas que l'école ait, d'un certain point de vue, à former des « contestataires ». Encore faudrait-il qu'on nous prouve que la contestation ne peut se faire valablement que dans un sens, et qu'il est absolument requis que nos jeunes gens deviennent marxisants, anarchisants ou socialisants. Si les éducateurs chrétiens le pensaient et agissaient en conséquence, non seulement ils exerceraient sur leurs élèves une pression intolérable et illégitime (alors qu'ils prônent tant la liberté !), mais ils commettraient une grave erreur, en même temps qu'une véritable trahison envers les jeunes dont ils ont la charge et les familles qui les leur ont confiés ; ils fausseraient aussi les valeurs qu'ils sont censés vouloir défendre et promouvoir.
#### 2) L'enfant est-il naturellement bon ? La liberté sexuelle.
Cette façon unilatérale de former les jeunes à la contestation repose, semble-t-il, chez certains pédagogues chrétiens, sur une méconnaissance de ce qu'est l'homme et une « mise entre parenthèses » de vérités religieuses et rationnelles fondamentales. -- *Qu'est-ce que l'homme,* pour nos éducateurs d'avant-garde, qui se posent volontiers en prophètes ? Dans la conférence à laquelle j'ai fait allusion précédemment, le directeur d'*Orientations* déclarait sans ambages que d'après lui, il n'y avait pas de nature humaine et que l'anthropologie thomiste était, à ses yeux, complètement périmée. Outrecuidance de quelqu'un pour qui, manifestement, la psychologie et surtout la sociologie remplacent tout et ont dit le dernier mot sur la réalité humaine.
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Le conférencier expliquait, en effet, que l'homme n'est autre chose que le point d'intersection de multiples influences sociales, le centre d'un réseau très complexe de relations qui l'unissent aux autres et au monde. Interprétation qui : rejoint celle du sociologue communiste Lefebvre, dont on sait le rôle qu'il a joué dans les événements de Nanterre ; qui rejoint également la conception des structuralistes, un Foucault, par exemple, pour qui l'homme n'est rien en dehors du réseau de relations qui le constituent, ne possède aucune vie intérieure, aucune intimité psychique. Je suppose que le directeur d'Orientations ne suit pas jusqu'au bout ces sociologues, qui proclament « la mort de l'homme » après celle de Dieu. Mais il est inquiétant de constater qu'apparemment du moins, on fonde la pédagogie sur une anthropologie aussi déficiente et incomplète que celle proposée de nos jours, et qu'on rejette toute métaphysique de l'homme, comme si la sociologie pouvait désormais en tenir lieu. Ce n'est pas sans raison que Paul VI a, récemment encore, émis des réserves sur les prétentions abusives de la psychologie et de la sociologie contemporaines et sur l'usage intempérant qu'en font certains à l'intérieur du catholicisme. Il ne voulait pas dire -- et nous ne le disons pas non plus -- qu'il n'y ait rien à retenir de ces sciences nouvelles ; il est sûr que le pédagogue peut en tirer d'utiles renseignements, qui lui ont peut-être manqué dans le passé. Mais la psychologie et la sociologie sont des sciences ; laissées à elles-mêmes, elles demeurent aveugles sur leur portée réelle et les buts ultimes que l'homme doit poursuivre avec leur aide. La sociologie ne peut absolument pas nous dire ce qu'est l'homme essentiellement ; elle ne peut se passer d'une métaphysique, encore moins se substituer à elle. Et pas davantage elle ne remplacera ce que la révélation, c'est-à-dire Dieu lui-même, nous apprend sur la nature, de l'homme et sa destinée.
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Aussi lui est-il impossible de trancher d'importants problèmes, sur lesquels cependant l'éducateur doit faire la lumière s'il veut orienter correctement son action. Au premier rang de ces problèmes nous placerions volontiers la question si débattue entre les philosophes : *L'homme, et par conséquent l'enfant, est-il naturellement bon ou méchant ?*
182:142
On connaît la solution que propose Rousseau dans l'Émile. Rousseau n'était point le premier à soutenir la thèse de la bonté naturelle de l'homme et de l'enfant ; des missionnaires lui avaient frayé le chemin. Le P. Du Tertre, par exemple, à la fin du XVII^e^ siècle, décrivait ses sauvages des Antilles avec un attendrissement admiratif, qui allait devenir contagieux. Et sept ans avant la parution de l'*Émile,* Morelly, rédigeant son code de la nature, s'insurgeait, dès les premières pages, contre le principe admis par les moralistes, les pédagogues et les législateurs : que l'homme naît vicieux et méchant. Morelly le montrait, au contraire, « n'ayant au sortir des mains de la nature que de doux penchants et des inclinations paisibles, marchant vers le bonheur selon les indications promptes et sûres de cette mère infaillible » ([^65]). Qui plus est, tant du côté protestant que catholique, on semblait ne pas voir de contradiction entre la thèse de la bonté naturelle de l'enfant et le dogme du péché originel. Beaucoup de prêtres et de religieux étaient tellement obnubilés par l'image du bon sauvage, qu'ils oubliaient « que les interprètes les plus authentiques de l'Évangile font de la vie chrétienne un combat contre la nature, et que le doux et optimiste Fénelon avait écrit à Mme de Maintenon : Vous verrez la corruption dans l'homme comme l'eau dans la mer » ([^66]). Les calvinistes eux-mêmes en étaient arrivés à conseiller de suivre la nature. Le pasteur Vernes, peu de temps après la parution de l'*Émile,* « faisait entendre en plein Genève trois sermons sur *la droiture originelle de l'homme *»*,* sans la moindre allusion au dogme de la chute et sans soulever d'opposition ([^67]). On estimait donc, même dans la patrie de Calvin, pouvoir obéir à la fois au Christ et à la nature, preuve évidente que l'idée de bonté originelle se prête à toutes les manipulations.
183:142
Rousseau, quant à lui, relie étroitement sa thèse de la bonté naturelle de l'enfant à la négation du péché d'Adam. Dans sa *Lettre à Christophe de Beaumont,* archevêque de Paris, qui, dans un mandement du 20 août 1762, avait condamné l'*Émile,* Rousseau proclame avec vigueur, une fois de plus, « le principe fondamental de toute morale, à savoir que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre ; qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits » ([^68]). De la négation du péché originel, et de sa croyance à la bonté naturelle de l'enfant, Rousseau déduit la nécessité *d'une éducation purement négative,* « la meilleure ou plutôt la seule bonne ». Elle consiste « à perfectionner les organes de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances... ; elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices ; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur ; elle dispose l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l'entendre, et au bien quand il est en état de l'aimer » ([^69]). -- De *l'éducation positive,* celle « qui tend à former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme », Rousseau dit pis que pendre : elle suit une route opposée au but que doit viser la formation de l'enfant ; c'est l'éducation la plus insensée qui soit et elle engendre tous les vices.
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La négation du péché originel paraît donc, chez Rousseau, étroitement liée à l'affirmation de la bonté naturelle de l'enfant. S'ensuit-il qu'une conception plus pessimiste implique nécessairement la croyance au dogme chrétien ? L'exemple de Hegel est là pour prouver le contraire. Hegel rejette, lui aussi, l'interprétation catholique de la chute, sans partager pour autant l'optimisme rousseauiste, qu'il trouve sans fondement. Que veut-on dire, demande-t-il, lorsqu'on affirme que l'enfant, avant l'âge de raison, est naturellement bon ? Son « innocence » n'a point de valeur morale, puisqu'elle est antérieure à la distinction du bien et du mal. Il se peut que tel enfant, du fait de l'hérédité, d'un milieu familial favorable, d'un tempérament heureux, etc., manifeste d'excellentes dispositions. Mais celles-ci sont dues à des conditions empiriques et contingentes, qui sont loin d'être toujours réalisées.
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Et même dans les cas les plus favorables, à ces dispositions se mêlent fréquemment de nombreux défauts ; l'enfant laisse voir qu'il est, lui aussi, mené « par les désirs, l'égoïsme et le mal » ([^70]). Dès lors, une méthode d'éducation purement négative fera nécessairement faillite. Il ne s'agit pas seulement, en effet, d'enlever de la route de l'enfant les obstacles qui empêcheraient l'épanouissement de ses tendances. Il faut, avant tout, lui apprendre à maîtriser celles-ci, à se libérer de leur esclavage. L'enfant n'a chance d'être plus tard un homme que si on l'a habitué à se dominer, à soumettre ses instincts au contrôle de la raison. On doit lui donner le goût de l'effort, lui faire comprendre que le courage est la vertu la plus haute et la plus nécessaire. Certes, la société a intérêt à ce qu'il soit formé de la sorte, parce que, comme le dira plus tard Freud, aucune civilisation n'est possible si les hommes n'ont pas été accoutumés à commander à leurs instincts. Mais ce n'est point seulement ni d'abord pour le bien de la société que cette maîtrise est nécessaire ; elle s'avère indispensable pour que l'enfant passe, du stade de l'animalité, au plan auquel il lui faut se hausser pour atteindre l'idéal qu'exige son essence : devenir un homme raisonnable. -- Ainsi, même sans croire au péché originel, en se contentant de constater les faits tels qu'ils se présentent, en les considérant sans idée préconçue et avec bon sens, on est obligé de conclure que l'enfant n'est pas naturellement bon.
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Que pensent sur ce sujet nos éducateurs d'avant-garde ? Il n'est pas toujours facile de le discerner. Il paraît toutefois incontestable qu'un relent de rousseauisme se laisse percevoir dans les méthodes qu'ils préconisent ; à leurs yeux, « l'éducation négative » telle que l'entend l'auteur de l'Émile, est de beaucoup supérieure à « l'éducation positive ». La première, seule, respecte la liberté de l'enfant et permet à cette liberté de s'épanouir comme il se doit. Nos pédagogues d'inspiration marcusienne ne semblent pas percevoir le côté paradoxal de la formule de Rousseau :
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il ne faut pas donner des vertus aux enfants, il suffit « de prévenir les vices » ; comme si on pouvait atteindre ce résultat sans faire acquérir à l'enfant des habitudes « vertueuses » ! -- Sans doute trouvent-ils ce qualificatif éculé, dénué pour les gens de notre époque de signification. Ils estiment probablement qu'une conception freudo-marcusienne de l'homme, jointe à ce que nous apprennent la psychologie et la sociologie contemporaine, autorise à jeter par-dessus bord la vieille notion de vertu avec tout son halo métaphysique et religieux. S'ils croient cela, je me demande qu'est-ce que leur pédagogie peut conserver de chrétien.
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Je me le demande même avec une certaine angoisse lorsque je constate les conséquences qu'ils semblent prêts à tirer de leurs principes quand il s'agit de questions aussi importantes que celle de l'éducation sexuelle. Un article d'Orientations (numéro de juillet 1969) s'intitule *Propos sur l'éducation* *sexuelle.* L'auteur, Guy Vattier ([^71]), ne tient absolument aucun compte de l'Encyclique *Humanæ vitæ* et des enseignements de Paul VI sur l'usage des contraceptifs. Il part en guerre contre les « moralistes » et manifeste plus que de l'indulgence pour les expériences sexuelles auxquelles les jeunes se livrent avant le mariage ([^72]). Il se félicite de ce que ces expériences soient désormais accessibles aux filles, grâce aux pilules qui les délivrent de la crainte d'une maternité réprouvée par la société. Manifestement, pour lui comme pour Marcuse, les restrictions mises à la satisfaction de l'instinct sexuel ne sont que d'origine sociale. Heureusement, le développement des sciences les rendra bientôt caduques.
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De peur de déformer la pensée de l'auteur, je cite intégralement un des passages les plus caractéristiques de son article : « L'homme n'est pas seulement chair, sang et peur. Il est étincelle de l'Amour de Dieu, preuve vivante de cet Amour. La sanction vient de la vie, des interventions, des événements, des rapports de l'homme à ses semblables, à la terre, à l'univers. Mais Dieu ne punit pas (c'est nous qui soulignons), Dieu est rédemption, pardon et joie, confiance et lumière. La sensibilité, la spiritualité même de générations d'enfants a été gâchée par une éducation, dite religieuse, basée sur la peur, sur l'enfer, sur le péché. -- L'éducation ne peut pas être cela. Éduquer, c'est apprendre à vivre, à aimer, à s'épanouir, à trouver par l'âme et le corps, une relation avec les autres et avec Dieu. Certes, des sanctions, des interdits sont indispensables. Mais il faut leur donner leur signification sociale au lieu de les parer d'une identité morale. Lorsque nous conseillons à une jeune fille de ne pas multiplier à l'excès (sic) les expériences sexuelles avec des partenaires de rencontre, ce n'est pans tant parce qu'un tel comportement offense Dieu (resic). Si une jeune fille se conduit ainsi, c'est pour exprimer une souffrance, une recherche douloureuse qui n'est pas en soi condamnable au regard de Dieu. Ce que nous pouvons lui dire, c'est que son corps est sacré et qu'en se donnant sans amour elle se désespère, au sens étymologique du terme. La licence des mœurs, semble-t-il, (ce « semble-t-il » vaut son pesant d'or) n'apporte pas le bonheur. La liberté de l'homme est ailleurs, dans une maîtrise lucide de tous les éléments qui le composent. Cette liberté ne pourra être conquise que dans une civilisation de la curiosité, de la recherche et de l'analyse objective (c'est tout !). La morale doit être au service de l'homme, comme le dénominateur commun de modes de vie satisfaisants pour tous et non un dogme intransigeant dont le seul but est de partager les bons et les mauvais. » ([^73])
Quant au mariage monogamique, il est essentiellement une institution sociale ; la fidélité conjugale, une question d'ordre social : « En vérité, nous tentons généralement de figer les pulsions artificiellement, et d'ériger en dogme des principes auxquels la référence sociale suffirait amplement.
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A quoi bon dire à des adultes qu'ils seront damnés pour l'éternité, lorsqu'il suffirait de leur montrer les conséquences socialement nuisibles de leurs conduites ». ([^74]) ? Plus de péché ; plus de devoirs imposés par Dieu ; fini le décalogue ! Il ne s'agit que d'impératifs sociaux et de nécessités de la vie en commun. Et cette remarque, stupéfiante dans une revue des Chers Frères : « Ne pas oublier enfin que l'amour ne peut être enfermé dans des limites définies a priori. Pour certains, l'accomplissement réside dans le mariage, pour d'autres dans une liaison harmonieuse, etc. Condamner ne sert à rien, car il est dans ce domaine question de voies personnelles dans une quête du bonheur strictement individuelle » ([^75]). Et enfin cette conclusion, singulièrement équivoque : « L'observation objective ne peut guère nous laisser d'illusions sur les bons sentiments sans tache de certains. Et c'est maintenant banal de souligner qu'il y a plus de générosité et de grandeur pour une jeune fille à se donner par amour qu'à rester vierge par obligation. Le progrès sexuel n'est pas de jeter bas les tabous et de se livrer sur leurs ruines à d'infâmes orgies. C'est de parvenir à ce que, en toute conscience et en toute liberté, des hommes et des femmes autonomes soient heureux de s'aimer sans peur, sans honte, sans sentiment de culpabilité. » ([^76])
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Que des freudiens teintés de marcusianisme et d'anarchisme puissent soutenir de pareilles thèses, qui dépassent -- et d'assez loin -- celles du Dr Hesnard sur une morale sans péché, c'est parfaitement concevable. Mais que ces théories soient présentées dans Orientations, sans qu'il y ait, que nous sachions, de mise au point, voilà ce que je ne parviens pas à comprendre. -- Regardons les choses en face : finalement à quoi une éducation, du genre de celle que recommandent ces pages, doit-elle aboutir ? A justifier presque inconditionnellement les expériences prématrimoniales, à exalter la liberté sexuelle la plus totale, liberté dont on nous dit qu'elle est heureusement facilitée par les moyens que la science met et mettra de plus en plus à notre disposition.
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Pour arrêter, endiguer la vague d'érotisme qui menace de submerger la jeunesse, je ne suis pas sûr que les responsables de la revue *Orientations* prennent le bon chemin. Si leurs idées devaient être adoptées par les maîtres de l'enseignement libre, on pourrait être inquiet sur l'avenir et se demander à quoi sert cet enseignement. Car, enfin, je ne vois jamais, dans ces textes, évoquer l'idéal chrétien de l'homme, ni rappeler la nécessité de l'effort, du renoncement pour suivre le Christ jusqu'au Calvaire. On nous présente le bonheur comme si, en dernier ressort, il dépendait du nombre et de l'intensité des vibrations du coït, elles-mêmes conditionnées par le choix d'un partenaire idoine. -- Encore une fois, que des marcusiens, des freudiens ou des anarchistes soient de cet avis, je le comprends. Mais que des éducateurs catholiques patentés paraissent (l'apparence est déjà trop en l'occurrence) cautionner les thèses que nous venons de signaler, cela me semble aberrant. Qu'en pensent nos évêques ?
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De l'optimisme rousseauiste on n'a pas seulement déduit une interprétation plus ou moins libertaire de la vie sexuelle, on a aussi tiré une conception de la pédagogie. Nous avons entendu Rousseau recommander *l'éducation négative.* De nos jours, on parle plutôt de *non-directivité ;* mais les deux méthodes sont sœurs jumelles. Croire en leur efficacité devient presque une obligation en certains milieux universitaires (d'ailleurs de moins en moins nombreux) ; et, comme on pouvait s'y attendre, dans les grands séminaires, on a parfois emboîté le pas ([^77]). De quoi s'agit-il donc quand on parle de non-directivité ?
En toute prise de position on rencontre une part de vérité. La non-directivité peut signifier que l'éducateur ne doit pas écraser l'enfant du poids de son autorité, qu'il évitera de le terroriser, de le paralyser. Elle peut vouloir dire également qu'il faut développer chez les jeunes l'esprit d'initiative, empêcher qu'ils deviennent passifs, routiniers et se transforment en moutons sans personnalité.
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La non-directivité exige qu'on accepte certains risques ; on ne doit point, par crainte d'excès possibles, tenir les élèves en perpétuelle tutelle ; faire comme ces éducateurs dont parle Calliclès, qui, de peur que les lionceaux ne sortent leurs griffes de temps en temps, les leur rognent un peu trop. En d'autres termes, l'éducateur manquerait son but s'il aboutissait à faire de ses pupilles des eunuques. Si, en exaltant la non-directivité, on voulait simplement prévenir les abus de la fonction éducative, nous ne pourrions qu'applaudir.
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En réalité, elle signifie beaucoup plus. Nous avons entendu Rousseau déclarer : l'éducation négative n'apprend pas à l'enfant la vérité, mais elle le préserve de l'erreur. Sans se demander si on peut préserver quelqu'un de l'erreur autrement qu'en lui apprenant la vérité et en lui expliquant comment la reconnaître, les partisans de la non-directivité s'efforcent d'appliquer le principe rousseauiste à tous les degrés de l'enseignement et aux domaines les plus variés. Ils estiment que le maître doit servir d'excitateur et de garde-fou ; qu'il doit, avant tout, éviter d'injecter, pour ainsi dire, dans l'intelligence de l'enfant, un lot de vérités que celui-ci n'aurait qu'à emmagasiner. N'est-ce point, dit-on, la leçon qu'a donnée le grand éducateur de l'Antiquité ? Socrate n'enseignait rien ; il aidait seulement les autres à accoucher du savoir qu'ils portaient en eux-mêmes. Nous avons d'autant plus de raisons de l'imiter que sa méthode répond aux exigences démocratiques de notre époque. Nous constatons, en effet, de plus en plus, la nécessité de partir de la base -- en l'occurrence, d'une classe, d'un groupe d'élèves -- ; de se mettre à l'écoute des auditeurs, d'éviter de leur imposer nos vues et de borner notre action à leur faire prendre conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils veulent. L'école doit, à sa manière et sur un modèle réduit, réaliser le « gouvernement du peuple par le peuple ». Après avoir fait l'expérience de la « démocratie scolaire »*,* les adolescents auront compris, concrètement et pas seulement d'une façon notionnelle, la nature et les conditions d'une authentique démocratie. On les aura ainsi préparés à œuvrer, une fois adultes, pour empêcher qu'on ne galvaude l'idéal qu'elle représente.
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Tel est l'arrière-plan philosophico-politique sur lequel se détache la thèse de la non-directivité, qui, répétons-le, prend, chez certains, les apparences d'un véritable dogme, tout comme d'ailleurs la notion de démocratie elle-même.
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Ici encore, il y a des choses à retenir. Évidemment, le maître, l'instituteur, le professeur -- qu'il fasse un « cours magistral » ou procède autrement, peu importe -- doit veiller à ce que son enseignement soit assimilé par les auditeurs. De là à conclure que ceux-ci ont à « découvrir », par eux-mêmes, ce qu'on veut leur apprendre, c'est une autre affaire. L'exemple de Socrate n'a point la portée que trop souvent on lui attribue, car la maïeutique reçoit, chez lui, un sens bien plus profond qu'il ne paraît ([^78]). D'autre part, Socrate, sans avoir l'air d'y toucher, n'en *dirige* pas moins la discussion ; il sait où il mène le disciple. S'il lui permet de s'écarter du bon chemin, si parfois même il y contribue intentionnellement, c'est afin de l'obliger à se remettre sous sa tutelle. Si non-directivité il y a, elle est passablement équivoque ! -- Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Va-t-on demander, par exemple, au début d'une année scolaire, à des élèves de philosophie qui ignorent tout de leur discipline, de trouver l'ordre à suivre dans l'étude des questions, du programme, la façon de les aborder, etc. ? -- Pourquoi décréter que l'enseignement doit surtout se donner sous forme de discussions ? Sans doute celles-ci peuvent occuper une place, en philosophie plus qu'ailleurs. Encore faut-il qu'avant de discuter on sache, au moins en gros, de quoi on va parler ; que l'on connaisse les thèmes, les problèmes qui méritent un débat. Sinon, celui-ci n'aboutira à rien ; la discussion tournera court, ou se poursuivra indéfiniment ne laissant dans l'esprit des élèves que des idées vagues et confuses. Il ne faudrait quand même pas leur donner l'impression que les sophistes grecs avaient raison lorsqu'ils déclaraient que les belles paroles peuvent tenir lieu de pensée authentique, c'est-à-dire de pensée qui se nourrit du réel, demeure axée sur lui et se mesure à son aune. Les jeunes le comprennent d'ailleurs fort bien ; et l'on constate, à peu près universellement, dans les Facultés, que les « cours magistraux », s'ils sont bien préparés et faits sérieusement, conservent la faveur des étudiants.
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Aussi, quand je lis dans des revues de Pédagogie des titres comme celui-ci : *Adieu, Messieurs les Professeurs !* ou quand j'entends dire que les Maisons des jeunes et de la culture pourront concurrencer l'école ou l'université, je ne puis m'empêcher de considérer de telles prises de position comme des exagérations, un tantinet infantiles, d'éducateurs qui ne sont pas encore libérés du « complexe de Mai » et qui se croient obligés de réviser les méthodes et de les remplacer par d'autres, authentiquement révolutionnaires, seules capables, soi-disant, de répondre aux besoins des jeunes.
#### 3) Faut-il ne plus parler de Dieu et du Christ ?
Si la pédagogie d'inspiration rousseauiste, freudienne, marcusienne, qui s'appuie sur une certaine conception de la psychologie et de la sociologie ; si, dis-je, cette pédagogie se généralisait, je ne donnerais pas cher de la génération que nous sommes en train de « former » ; et, en particulier, je serais extrêmement inquiet sur son avenir religieux. Nous parlions tout à l'heure d'infantilisme à propos de ces méthodes ; quand il s'agit d'éducation chrétienne, cet infantilisme risque d'être purement et simplement catastrophique pour la foi des jeunes.
Cette foi se trouve de nos jours menacée comme elle ne l'a jamais été. Au siècle précédent, on discutait certes sur les preuves de l'existence de Dieu, sur la possibilité et la valeur d'une démonstration ; on mettait également en question la nature divine : faut-il marcher dans le sillage de Spinoza et la confondre avec la réalité du monde, dont Dieu constituerait l'Âme ou la Loi immanente ([^79]) ? Faut-il, au contraire, voir en Dieu un Être doué de personnalité et séparé de l'univers par un hiatus infranchissable ?
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Ces discussions, et d'autres analogues, impliquaient qu'au point de départ, on s'accordait du moins pour attribuer à Dieu une existence, une valeur ontologique ; on le considérait comme Quelque chose de supérieur, dépassant à maints égards les êtres au milieu desquels nous vivons. Bref, on faisait toujours, dans le sens étymologique du terme, de la « théologie ». Chez Hegel, la situation devient déjà moins claire ([^80]) ; mais avec Feuerbach, plus de doute possible ; un changement radical de perspective s'opère, c'est l'idée même de Dieu que désormais on attaque. Feuerbach en décrit la genèse pour aboutir à la conclusion que cette idée ne représente absolument rien en dehors de nous. Dieu se confond avec l'image idéale que l'homme se fait de lui-même. Dieu c'est ce que nous voudrions devenir des êtres connaissant tout, dotés d'une puissance illimitée, jouissant d'un amour jamais déçu. Il se réduit à une projection de nos désirs. Marx et Nietzsche ajoutent seulement quelques traits à cette interprétation, le premier en soulignant que les vaincus de la vie économique sont plus portés que d'autres à rêver d'un Être suprême, qui comblerait leurs aspirations et remettrait les choses en ordre ; le second en prétendant, dans une perspective « biologique », que les gens de faible vitalité se montrent, par un besoin naturel de compensation, enclins à imaginer un Être fort et puissant, sur lequel ils pourraient s'appuyer. -- Une fois mis à nu le processus par lequel se forge l'idée de Dieu, tout est dit. Il devient désormais inutile de rechercher si quelque chose y correspond hors de nous ; il n'y a plus de place pour un être ontologiquement transcendant. Si on tient à tout prix à parler de transcendance -- et il est difficile de l'éviter -- on situera celle-ci dans l'espèce humaine et son histoire, dans le long et mystérieux chemin qu'elle va parcourir, jusqu'au terme, s'il doit y en avoir un, de son existence.
A ce contexte idéologique, ajoutons l'impact des sciences et des techniques sur la mentalité contemporaine. Les sciences suscitent l'espérance qu'à la longue, l'humanité parviendra à tout connaître et d'une connaissance absolument sûre. Le développement des techniques incite à croire qu'à l'avenir, les hommes seront les maîtres incontestés de la nature, à commencer par leur propre nature, biologique, psychologique et sociale.
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Fier de ses réussites, l'homme est tenté de se mettre à la place du Créateur ; de croire qu'il se suffit, ou, du moins, qu'un jour il jouira d'une complète autonomie, et qu'en tout cas, il n'a point à compter sur un hypothétique secours de Quelqu'un d'autre. Sa destinée terrestre, il doit se la forger lui-même, l'améliorer toujours davantage. Quant à une vie surnaturelle, dans un au-delà impensable, elle constitue peut-être une vision consolante, dont s'est bercée l'humanité ; mais ce n'est qu'un rêve, un produit de l'imagination, une illusion.
Vivant dans un tel climat, la jeunesse est en train de perdre complètement le sens de la transcendance et le sentiment du sacré. Avec un réalisme à courte vue, de mauvais aloi, au bout duquel le désespoir l'attend, elle ne croit plus qu'à l'existence terrestre, et aux satisfactions matérielles que celle-ci lui promet. Ces satisfactions, elle les veut tout de suite ; et on ne parviendra point à calmer son impatience et à lui faire retrouver une assise spirituelle solide en lui présentant seulement la perspective lointaine d'une humanité qui trouverait enfin, grâce au progrès, la recette du bonheur authentique.
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Comment rendre à cette jeunesse la conviction qu'il existe Quelqu'un qui nous dépasse infiniment, Quelqu'un qui ne s'identifie ni à l'humanité, ni à son histoire, Quelqu'un seul capable de la délivrer de ses démons : l'érotisme, la drogue, l'anarchie, etc., parce que seul capable de lui apporter le bonheur auquel elle aspire et qu'elle ne peut s'empêcher de désirer ? Tel est, pour l'éducateur chrétien qui n'a pas oublié sa mission essentielle, le premier et le plus angoissant des problèmes. Il en cherche passionnément la solution. Encore faut-il qu'il ne se trompe pas de chemin et qu'il évite de s'engager sur des voies qui, au lieu de mener à la guérison, aggraveraient plutôt le mal. A cet égard, il faut avouer que certaines méthodes pédagogiques, certaines attitudes, plus ou moins inspirées par les idées à la mode, ne paraissent ni satisfaisantes, ni efficaces.
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Pourquoi, par exemple, vouloir que les élèves choisissent eux-mêmes les thèmes qu'on développera durant les cours de formation religieuse ? Sont-ils capables de savoir ce qui leur conviendrait ? Et s'ils choisissent, ce sera en fonction de quels critères ? -- Pourquoi transformer les heures de « catéchèse », comme on dit maintenant, en des heures de discussions la plupart du temps stériles, dont les participants ne tirent rien de positif ? On dit parfois qu'il faut permettre aux jeunes « de s'exprimer ». C'est incontestable, mais à condition qu'ils aient quelque chose à exprimer. Si on ne leur a rien enseigné sur la nature, la grandeur et les exigences de la vie spirituelle, comment s'en feront-ils une idée et comment pourra naître en eux le désir d'y participer ? Dans ces conditions, de quoi parleront-ils lorsqu'on leur demandera de communiquer leurs réflexions sur ce domaine ? -- Pourquoi aussi, au lieu de présenter un ensemble cohérent, structuré, solide, systématique, des dogmes de la religion catholique, faire appel, d'une façon parfois intempérante, à des témoignages de chrétiens engagés, comme on dit maintenant ? Certes, il peut être intéressant et utile de procéder ainsi une fois ou l'autre, afin de mettre en contact les jeunes avec des gens qui vivent leur foi ; mais si on y voyait la méthode essentielle de formation religieuse, on risquerait de ne jamais faire prendre conscience aux jeunes de l'ampleur et de la richesse du contenu de la foi.
Car, c'est de cela qu'il s'agit. On doit l'avouer ; -- des parents en font la constatation et s'en plaignent -- beaucoup de jeunes, en sortant de nos écoles chrétiennes, sont dans une ignorance navrante des vérités les plus fondamentales. N'en connaissant ni le sens ni l'importance, ils sont préparés à tomber dans le piège d'un vague œcuménisme, qui constituera pour eux une tentation perpétuelle. Un étudiant protestant très lucide, me disait que l'ignorance religieuse sévit aussi au sein de l'Église réformée et il ajoutait : Au train où nous allons, l'œcuménisme se réalisera très vite par l'entremise de la jeunesse ; mais ce sera un œcuménisme dans le vide, plus personne du côté catholique et du côté protestant n'attachant d'importance aux dogmes. Il voyait juste, et nous devons penser à ce danger quand nous réfléchissons à la façon d'aborder la formation religieuse de la jeunesse. Nous devrions nous rappeler également que c'est très bien de discuter à perte de vue sur les méthodes à prendre, mais à condition de ne point oublier le contenu à enseigner.
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Comme le disait récemment un vétéran de l'enseignement libre : on s'occupe beaucoup du *quomodo,* peut-être pas assez du *quid.*
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Quand vous insistez sur la nécessité de procurer aux jeunes une connaissance sérieuse de leur religion, on vous fait immédiatement des objections : Les dogmes ne correspondent à rien dans leur esprit ; avant de les leur « asséner », il faudrait préparer le terrain, susciter chez les élèves un désir de vie spirituelle, un appétit pour les choses religieuse. Qu'on essaie d'abord de leur faire prendre certaines attitudes, par exemple, d'ouverture aux autres, de dévouement, d'oubli de soi ; si on y réussit, on les aura rendus, d'une façon concrète, par l'action, plus perméables aux vérités de la foi. -- On vous dit aussi que, celle-ci étant une affaire éminemment personnelle, il faut à tout prix éviter ce qui ressemblerait à une pression ; on devrait, en conséquence, même dans les écoles chrétiennes, rendre totalement libre l'assistance aux cours de catéchèse. Ceux qui décident d'y prendre part accomplissent ainsi une démarche qui les rend plus réceptifs à l'enseignement donné.
Ces remarques renferment une part de vérité, et les problèmes qui leur sont sous-jacents ne datent pas d'aujourd'hui. Qu'on se rappelle les discussions passionnées suscitées jadis par la philosophie de Blondel et ses répercussions sur la pédagogie de la foi. Il est évident que celle-ci suppose des dispositions dans le sujet, le sentiment d'un besoin, une sorte d'attente et comme un appel. Il est non moins certain qu'être chrétien ne consiste pas seulement à adhérer, par l'intelligence, à un formulaire de « vérités à croire » : il faut vivre de ces vérités. -- Mais on peut parfaitement admettre cela sans tomber, pour autant, dans l'excès inverse ; sans donner l'impression que les vérités révélées par Dieu n'ont, somme toute, qu'une importance relative, et qu'il n'est nullement indispensable que la jeunesse en soit informée. On a beau faire des concessions à la « méthode d'immanence », on est obligé de lui imposer des limites. Nous n'avons absolument pas le droit de laisser entendre que l'homme, en vertu de son autonomie, n'a rien à recevoir de l'extérieur et qu'il ne doit admettre que les vérités dont il est lui-même la source.
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Pousser la thèse de l'immanence jusque là ([^81]) ; refuser de la corriger par un certain « extrinsécisme », aboutirait à la méconnaissance pure et simple de la révélation divine et du rôle qu'elle joue dans la foi. Il faut donc que nous enseignions à nos élèves ce que Dieu lui-même a enseigné à l'humanité, que nous leur apprenions à connaître et à aimer le Seigneur et Celui qu'Il a envoyé ; il faut, en un mot, que nous les mettions en contact avec le mystère du Christ. Si, par timidité ou négligence, nous nous abstenions de le faire ; si nous éprouvions je ne sais quelle honte à parler de l'Éternel et de son Fils, nous mériterions que Notre-Seigneur nous reproche un jour de ne pas avoir osé le confesser devant les hommes, et particulièrement devant cette fraction privilégiée de l'humanité que sont les enfants et les adolescents. Qu'en les informant du contenu de la révélation, nous soulignions en même temps que les dogmes répondent à leurs besoins les plus profonds, tout à fait d'accord ; c'est indispensable. Peut-être d'ailleurs la meilleure manière de les en persuader serait-elle de leur faire sentir que, de ces vérités, nous vivons nous-mêmes et que nous y trouvons la source d'un bonheur imperdable.
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Quant au respect à tout prix de la liberté des jeunes, il me semble que cette règle implique un nid de confusions ; et, dans la pratique, elle aboutit à des comportements difficilement justifiables chez un éducateur chrétien. Sous prétexte de ne point porter atteinte à la liberté de l'enfant et de l'adolescent, on s'abstient de leur communiquer les principes mêmes du christianisme ; mais, d'un autre côté, on consacre volontiers un temps précieux à l'étude du marxisme ou de l'existentialisme athée, par exemple. Beaucoup de jeunes sortent de nos collèges assez bien renseignés sur ces doctrines, qui ignorent à peu près tout des fondements de la religion.
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Un étudiant, qui avait pour son compte fait cette expérience, me disait en avoir retiré l'impression, exagérée sans doute, qu'aux yeux de ses éducateurs, il était aussi important pour lui de connaître Lénine, Mao-Tsé-Toung, Ho-Chi-Minh ou Che Guevara, que de savoir qui était Jésus. Et il ajoutait : mes professeurs semblaient parfois donner l'impression qu'à leurs yeux le christianisme soutenait difficilement la comparaison avec les doctrines contemporaines qui s'opposent à lui.
D'un autre côté, la liberté, ses conditions d'existence et sa finalité sont souvent, de nos jours, présentées dans un climat rousseauiste et anarchiste. Certes, il ne faut violenter la liberté de personne ; elle fait notre grandeur et elle seule donne à nos comportements leur valeur humaines. Il faut néanmoins se rappeler que la liberté n'est pas un Absolu : Dieu seul est l'Absolu. Et quand j'aide les jeunes à choisir Dieu et le Christ, à s'approcher ainsi de la source d'un bonheur inaltérable, je n'ai nullement l'impression de porter atteinte à leur liberté ; bien au contraire. Il n'y a, en effet, de liberté que dans la vérité ; c'est la vérité qui libère. Aussi n'est-ce point en les exposant à l'erreur sans défense que j'aide les jeunes à devenir libres ; c'est bien plutôt en les armant contre elle par une solide formation chrétienne. -- On dira : soit. Mais pourquoi ne pas attendre qu'ils soient arrivés à un certain âge avant de leur proposer la foi chrétienne ? En les éduquant trop jeunes, n'allons-nous pas les conditionner ? Rousseau, dans l'*Émile*, soulevait une difficulté analogue, et il recommandait, rappelons-nous, de ne pas enseigner à l'enfant la vérité, mais de commencer par le préserver de l'erreur. Une fois de plus, nous nous demandons comment prémunir la jeunesse contre l'erreur en matière religieuse, si, au préalable, on ne lui a pas -- et le plus tôt possible -- fourni des bases solides, à partir desquelles elle pourra prendre position contre tout ce qui, plus tard, va menacer sa foi ? L'éducateur chrétien, qui apprécie avant tout ses propres richesses spirituelles, ne se laissera pas impressionner par les paradoxes de Rousseau.
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Il faut l'admettre : en matière d'éducation religieuse spécialement, rien n'est facile. Ce n'est pas une raison, bien au contraire, pour abandonner cette tâche et perdre de vue le but essentiel, sans lequel notre enseignement n'aurait plus aucun sens.
198:142
Beaucoup de maîtres et de professeurs le comprennent, et tant qu'il en est ainsi tous les espoirs demeurent permis. Je connais assez bien ce qui se passe dans mon diocèse aux différents niveaux de l'enseignement libre ; j'ai pu constater chez de nombreux instituteurs et institutrices, chez des professeurs, prêtres, religieux et religieuses, laïcs, une véritable hantise du problème de l'éducation religieuse. Ils cherchent avec anxiété comment la réaliser pour le mieux. Tant que ce souci persiste -- et encore une fois, chez certains il est presque obsédant ; rien n'est perdu. On peut tâtonner, faire de faux pas, se tromper de méthode, mais au moins, *la finalité propre de l'école chrétienne* reste au premier plan des préoccupations. Le jour où il en serait autrement, nous n'aurions plus qu'à plier bagages, ou, comme une infime minorité le désire peut-être, à nous laisser nationaliser, ce qui reviendrait sans doute au même.
R. Vancourt.
199:142
## NOTES CRITIQUES
### Questions et réponses
**Question**. -- Comment avez-vous pu faire état de la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI sur la nouvelle messe ?
Cette lettre n'était pas destinée à la publication.
*Réponse. --* Vous devriez savoir (la revue ITINÉRAIRES est dans sa quinzième année d'existence) que nous ne publions *jamais* ce que nous n'aurions pas le droit de publier.
Dans ce cas précis : avant de publier la lettre du cardinal Ottaviani, nous avions obtenu *l'autorisation,* donnée *par le cardinal lui-même,* de la publier.
Nous pouvons même préciser que cette autorisation était *générique :* autorisation que sa lettre soit publiée *en France* (et non pas seulement dans ITINÉRAIRES).
Pour qui donc nous prenez-vous ?
\*\*\*
**Question**. -- Ne trouvez-vous pas que l'on fait un peu partout, en ce moment, un usage désordonné, voire exagéré, du terme « hérétique » ?
Vous-même, comment pouvez-vous oser prétendre « hérétique » le nouvel ORDO MISSÆ ?
*Réponse.*
1° Nous n'avons relevé aucune proposition hérétique dans le nouvel ORDO MISSÆ.
2° Nous n'avons donc jamais dit que la nouvelle messe est hérétique.
3° Ceux qui s'amusent à nous opposer que « la nouvelle messe n'est pas hérétique » répondent à côté ; ils font une diversion ; et ils le savent.
200:142
4° La lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI et le *Bref examen* montrent qu'on a supprimé de la messe « la barrière infranchissable contre toute hérésie » que constitue son texte dans le Missel romain de saint Pie V. Ils montrent que le rite nouveau « s'éloigne de façon impressionnante » de la doctrine de la messe fixée par le Concile de Trente.
Il faudrait tout de même, si vous voulez discuter nos positions, que vous vous efforciez de comprendre ce que l'on vous dit, au lieu de l'inventer selon votre commodité.
5° Certes, dans le langage courant, les termes « orthodoxe », « catholique » et « hérétique » ont un usage fort large Certains disent que c'est une *hérésie* de boire du vin rouge avec du poisson. D'autres disent qu'un moteur qui bafouille fait entendre un bruit qui *n'est pas très catholique.* Ou encore, qu'il n'est pas *orthodoxe* de démarrer en seconde, en faisant patiner exagérément l'embrayage... Les diverses expressions du langage humain, oral ou écrit, comportent un « sens propre » et un « sens figuré », et des nuances indiquées par le contexte, la place des mots, etc. Un minimum d'esprit de finesse est indispensablement requis...
6° Quant aux diverses significations *théologiques et canoniques* des termes « hérésie » et « hérétique », vous savez où les trouver. Nous vous les avons procurées dans l'étude intitulée : *La notion d'hérésie* (ITINÉRAIRES, numéro 130 de février 1969).
**Question**. -- Niez-vous que Paul VI ait « le pouvoir d'abroger l'Ordo de saint Pie V, à condition de le remplacer par un Ordo qui respecte intégralement l'essence de la Messe » ?
*Réponse. --* Je nie qu'aucun acte de Paul VI ait *effectivement abrogé* l'Ordo de saint Pie V.
Je déclare même qu'il est, pour le moins, fort *douteux* que Paul VI ait effectivement donné *force de loi* au nouvel Ordo (voir dans le présent numéro l'Annexe I au premier éditorial).
\*\*\*
201:142
**Question** -- Le nouvel ORDO MISSÆ a été « promulgué dans les formes canoniques » : le niez-vous ?
*Réponse. --* Oui, nous le nions. Voir l'article de l'abbé Dulac dans notre numéro 140. Voir l'Annexe I au premier éditorial, dans le présent numéro.
En outre, l'Ordonnance de l'épiscopat français (12 novembre 1969) qui a rendu « obligatoire » la nouvelle messe omet significativement toute référence à une réglementation ou une loi du Saint-Siège : voir l'éditorial lui-même.
\*\*\*
**Question**.
Vous dites d'une part :
-- « N'allons pas demander à nos prêtres des initiatives publiques qui les désigneraient à la persécution. »
Mais vous dites d'autre part :
-- « La messe a besoin de témoins qui donnent leur nom et s'il le faut leur vie. »
Ces deux recommandations ne sont-elles pas contradictoires ? Laquelle des deux l'emporte sur l'outre ?
*Réponse.*
1\. -- Dans le point 4 de nos « cinq lignes directrices », nous disons en effet, -- mais nous disons exactement : « N'allons pas demander à nos prêtres des initiatives publiques qui les désigneraient *sans nécessité* à la persécution. » Sans nécessité : car dans certains cas ; il peut y avoir nécessité.
202:142
2\. -- La messe catholique a besoin de « témoins qui donnent leur nom et s'il le faut leur vie » : mais non pas que tous les prêtres fidèles s'exposent isolément et *n'importe quand* à la persécution administrative.
Ces deux impératifs sont l'un et l'autre évidents ; et ils sont simultanés.
Savoir si et quand l'un doit l'emporter sur l'autre, ou comment les concilier, dépend de chaque situation ; de la fonction exercée ; de la vocation personnelle ; et finalement des réelles possibilités de chacun.
C'est la vertu (naturelle et surnaturelle) de prudence qui règle l'application des principes généraux à la particularité de chaque cas concret. Il n'est pas interdit, au contraire, d'y avoir du « bon sens » et du « jugement ».
\*\*\*
**Question**. -- Vous affirmes que d'ici le 28 novembre 1971 le rite nouveau se sera effondré sous vos coups. N'est-ce pas une espérance un peu utopique ?
*Réponse. --* Nous n'espérons et nous n'affirmons rien de semblable.
Nous disons que le rite nouveau se décompose *de lui-même,* et que cette décomposition est commencée sous nos yeux. Il n'y a déjà plus *une* nouvelle messe, mais *des* messes nouvelles, différentes les unes des autres.
Et c'est bien normal. Les réformateurs disent que le monde est en train de changer, en cette période de la fin du XX^e^ siècle, et qu'il faut adapter le rite au changement du monde. Ce qu'ils ne disent pas, c'est que par nature le monde change *tout le temps* (il est même tout le temps en train de « passer ») : et que par suite leur volonté d'adaptation au monde les condamne à un changement *perpétuel* de la liturgie.
D'ailleurs, les plus actifs et les plus influents d'entre eux l'entendent bien ainsi. Ils ne veulent pas instituer un rite stable (nouveau) à la place d'un rite stable (ancien). Ils veulent établir, en liturgie, une évolution (ou révolution) permanente.
203:142
C'est pourquoi, dans les faits, les choses se clarifient peu à peu : et seront devenues parfaitement claires pour tous avant le 28 novembre 1971.
J. M.
### Bibliographie
#### Thierry Maertens et Jean Frisque : Guide de l'Assemblée chrétienne (tome I ; Casterman)
Pour l' « assemblée chrétienne » (la messe, comme l'appellent encore les arriérés), nombre de lectures de l'Ancien Testament ont été ajoutées récemment aux Épîtres (pardon ! aux « lettres »...) et aux Évangiles ; et ce guide en sa nouvelle édition vu proposer neuf tomes de commentaires pour tous les textes. Il est bon de savoir dans quel esprit, et quelques citations vont nom éclairer.
Tout d'abord sur notre environnement social et politique : « Comment dès lors tant d'indifférence dans les milieux chrétiens aux problèmes concrets de la paix devant les multiples compromissions de l'Église avec les centres nerveux de la guerre et de l'oppression... » (page 49). « Or le chrétien prend souvent sa foi pour un label de qualité ; de plus nombre d'entre eux se trouvent de fait liés aux groupes sociologiques qui doivent précisément faire des concessions pour que cette collaboration devienne réalité : bourgeoisie, race blanche, organisations chrétiennes, Occident... » (page 78). « Dans la mesure où l'avenir de notre monde est inquiétant et plein de risques, certains chrétiens tendent à prendre une position de peur et de conservatisme. Ils se replient alors sur la défense des communautés naturelles (« famille et patrie ») et répondent mal aux exigences de ceux qui vivent au plan des communautés artificielles et y cherchent leur insertion et leur éthique... » (page 250).
204:142
« Or trop de chrétiens ignorent ou redoutent cette analyse et les options qui s'en dégagent : ils ne prennent pas au sérieux les objecteurs de conscience, les campagnes contre l'armée ou contre les alliances militaires... » (page 49). N'oublions pas le dithyrambe obligé du monde ouvrier, dans le style lèche bottes désormais de rigueur : « L'exemple du monde ouvrier est significatif : voilà un monde étranger plus qu'un autre à la mouvance de l'Église et où des valeurs fondamentales comme la solidarité ou la volonté efficace de paix ont pénétré la vie des hommes à un degré de profondeur qui ne se rencontre pas dans les milieux chrétiens. Alors ?... » (page 241).
La part proprement religieuse est d'un intérêt plus subtil. Certaines formules sont déjà éloquentes. A propos du futur Messie prédit par Isaïe : « Ce n'est plus par le merveilleux et le sacré que Dieu sauvera l'humanité... » (page 712). « L'homme moderne éprouve, devant le thème classique de la miséricorde divine, un certain malaise. Il y a déjà le mot lui-même qui dans les langues modernes évoque une démarche sentimentale et paternaliste... » (page 106). « La joie ne naît pas nécessairement quand on croit à la présence de Dieu : le Dieu des jansénistes n'est pas joyeux, ni celui des dévots... » (page 215).
Nous sommes aussi régalés d'un vocabulaire riche de « Kérygme » et de « catéchèse paénétique » ; ces mots sont à la mode en vertu de la loi psycho-linguistique qui veut que les termes surabondent dans la mesure où les réalités deviennent inexistantes ou inefficaces (« le temps de la catéchèse percée » me disait un mauvais plaisant). Mais le « joujou extra », c'est vraiment le « midrash » : manions avec précaution, de nos mains de profane, ce bibelot ésotérique. Il s'agit en somme d'excuser la présence incongrue du merveilleux et du sacré dans l'Évangile en alléguant que les événements y sont relatés de manière à y insérer le plus possible de réminiscences de l'Ancien Testament, le tout étant raconté dans un style facile et populaire : « La critique prouvera peut-être un jour que les Mages n'ont jamais été à Bethléem et que l'étoile n'a jamais existé. Mais nous n'ignorons pas que le genre littéraire du Midrash permet l'usage de traits légendaires s'ils servent la bonne cause » (page 312).
205:142
« La tradition midrashique s'attarde au côté merveilleux des faits : l'apparition des Anges, la gloire divine annonciatrice des derniers temps... » (page 231). Un parfum suspect se dégage des commentaires sur l'Évangile de la Résurrection. On admirera le chef d'œuvre d'hypocrisie papelarde que constitue l'usage du dit midrash, parler de mythe, de conte populaire et de légende heurterait trop, ou trop tôt ; mais qui oserait s'élever contre un terme aussi docte ? Aussi le midrash s'étend-il à la manière envahissante et proliférante de toutes les explications monistes ; c'est la gomme à effacer le surnaturel. La Sainte Vierge est généralement la cible préférée de la stratégie midrashique. On ne parle vraiment d'elle que quand on ne peut pas faire autrement ; et, dans ce cas douloureux pour nos exégètes, le midrash se charge d'estomper sa présence peu souhaitée.
Tout ce commentaire réalise une aigre religion de cuistres, bonne à présenter à des fidèles éteints, un chewing-gum aux saveurs peu variées : on court très vite à la notion de « dépassement » ; les concepts d'amour et d'universalité sont prétextes à discours abstraits on tout paraît susceptible d'être un jour remis en question. Plus on élargit et moins il y a à comprendre, ce qui est plus démocratique. J'avais jadis flairé la même tendance dans les « cercles bibliques », et je songeais alors à un mot de jeunesse de Maurras dont on a pu justement s'indigner (quand l'indignation était sincère) : « oublier ou civiliser le Christ hébreu ». Le mot me paraît surtout d'une totale incompréhension ; et l'hypothèse renanienne de l'époque y était sans doute pour beaucoup. Mais nous trouvons aujourd'hui une différente et non moins curieuse déformation de perspective : on croirait qu'il s'agit d' « hébraïser » le plus possible l'Évangile tout en chantant constamment la mélopée de l'universalité ; de surcharger le Nouveau Testament avec les apports de l'Ancien. Et comme l'hypercritique range la crédibilité de l'Ancien, le fossilise bien souvent dans la gangue des gloses ethnologiques, le scepticisme gagne le Nouveau. Le voile du Temple s'était déchiré en deux, on semble vouloir le recoudre. Finalement le contenu de l'Évangile serait séparé de l'Évangile, un pseudo-christianisme flottant au gré des fantaisies arbitraires serait détaché du Christ enfermé dans une prison d'histoire légendaire. Midrash, ! Midrash !
206:142
Nous nous frottons les yeux, nous croyons rêver. Car nous avons connu une Église vivante et laborieuse, parfois rustique, parfois pénible, mais où la présence de Jésus, de Marie, de tous les saints exemplaires rayonnait dans les âmes en un contact direct, spontané, parfois imprévu : au point que l'on se demande si les Évangiles, même serinés et appris par cœur, ne cheminaient point dans les esprits d'une manière plus directe, plus sûre, plus personnelle qu'à travers cette fausse liberté présente obérée de commentaires tendancieux et d'arrière-pensées suggérées et inquiétantes. On peut penser que si tout va au gré de ces trop humaines prévisions, le psittacisme, la manie agitée des petits cercles sans hiérarchie apparente répandront dans l'Église de France la douce ambiance de bigoterie prétentieuse, de morgue autoritaire, d'ascèse affectée et de tyrannies villageoises qui règnent actuellement dans les groupes de « Darbystes », de « Morniers » et de « Frères Exclusifs » dont une revue touristique d'Auvergne me présentait ces jours derniers le séduisant tableau.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Roger Bésus : Comprenne qui pourra (Plon)
Le monde psychologique des romans de Roger Bésus me fait songer parfois à l'ensemble enchevêtré, étrange et douloureux des premières « comédies » ou des dernières tragédies de Corneille, son compatriote normand. Nous savons, il est vrai, que la réalité se soucie moins de vraisemblance que la fiction, et que d'ailleurs l'homme impose souvent, avec une malencontreuse efficacité, aux événements de sa vie le dessin d'assez piètres chimères. Mais les circonstances imaginées ici exigent un peu trop de notre désir d'adhésion : l'absence du peintre Sartier pendant que sa femme Cathie achève sa nuit d'agonie pourrait s'expliquer par une soudaine déficience morale ou quelque accès de dépression névrotique ; Sylvie désignée par Cathie mourante pour lui succéder comme épouse et modèle, c'est un de ces épisodes dont les étrangetés secrètes des existences offriraient des exemples, quand l'amour aboutit aux servitudes de l'adoration.
207:142
Mais ma critique essentielle porterait sur Sartier, peintre génial et méconnu : un tel personnage est difficilement maniable, pour le romancier comme pour le lecteur. Il est malaisé de construire ou même d'esquisser une « biographie imaginaire » sans que cette formule ait un arrière-goût de pastiche. Les véritables héros de « Comprenne qui pourra » seront finalement pour moi, beaucoup plus que ce monstre sacré, le médecin alcoolique Esteville, Cathie agonisante, et Sylvie Morland. Les scènes pénibles, éprouvantes, du métro, des rues sous le crachin nocturne, de l'Hôpital Cochin sont leur domaine ; le métro devient sous la plume de Roger Bésus, une sorte de mythe, un nouveau labyrinthe, un lieu tragique non dépourvu de grandeur pathétique. Nous retrouvons à la fin -- Sylvie va retrouver -- le génie méconnu dans l'univers de ses créations picturales ; et nous mesurons le difficulté de bâtir un créateur de génie en parvenant à nous faire croire à la réalité de son œuvre. Sans doute Bésus énumère des titres de tableaux, évoque pendant plusieurs pages les traits caractéristiques de telle ou telle toile, parle de l'admiration de Sartier pour Poussin ; pourtant je ne ressens pas la présence de l'artiste autant ni de la même manière que celle des autres personnages. Il est naturel sans doute que sa dévotion unique et totale à l'Art oriente ses propos vers la théorie, Pour assurer la justification de sa propre manière autant que pour égratigner les mystificateurs et profiteurs de la peinture. Mais ces préoccupations impriment à son langage un caractère satirique et didactique d'une teneur différente des aspects du roman précédemment évoqués. Bésus a-t-il voulu, par cette différence de registre, marquer précisément une cassure ? De fait Sartier irrite par son isolement au moins relatif, et son prophétisme naturel en d'autres circonstances crée alors un malaise. La souffrance est, me semble-t-il, le roc central de l'œuvre de Bésus ; et il l'a menée à un point tel que l'Art ne semble pas pouvoir la supplanter. Parier de la souffrance, c'est parler un langage direct ; parler de l'Art, c'est du langage sur un langage antérieur. Et Bésus partage-t-il la conviction absolue et impérieuse de Sartier sur la valeur sacrée de l'Art ? Elle fait de Sartier un monstre sacré, mais dans une fiction romanesque, un personnage peut-il garder ce genre de prestige aux yeux du romancier lui-même ? Quant à une transposition des problèmes de l'écrivain dans les problèmes du peintre, à un Sartier qui représenterait l'auteur, je n'y crois pas. Roger Bésus a trop bien évoqué l'homme, ses bassesses et ses larmes, il nous a si terriblement engagés à chercher la clef perdue de la Vérité, que je ne pense pas qu'il puisse faire sienne cette déclaration : « L'homme qui prend le pinceau en cessant d'être homme pour être artiste, il entre peut-être en effet dans le sacré ». Se penchant sur ses tableaux, Sartier peut croire se pencher sur son passé, mais il nous semble que c'est plutôt à nous, auteur et lecteurs, que ce pouvoir est vraiment donné. Ailleurs Bésus paraissait nous éloigner le plus possible du Sacré pour en raviver le goût, veut-il ici y substituer une approche trop rapide du Sacré qui ne serait que déviation et illusion ? Je crois plutôt que Sartier est un de ces « maîtres » que se plaît à évoquer Bésus, avec leur utilité mais aussi les duretés et les insuffisances qui sont la gangue humaine de la « bonne volonté » : un catalyseur plutôt qu'un prophète, une présence au milieu d'un foisonnement d'autres présences également indispensables à l'auteur et à nous-mêmes.
J.-B. M.
208:142
#### Hélène Cixous : Dedans (Grasset)
Le pompiérisme ne conduit pas forcément à un art limpide et lumineux ; mais les élucubrations volontairement obscures ne réussissent pas pour autant à se parer des séductions d'un mystère attirant, ni même à être toujours vraiment mystérieuses. Avec quelques notions élémentaires de freudisme, on découvre facilement ici l'histoire d'un « complexe » bien classique de fille amoureuse de son père mort et haïssant sa mère ; la sauce est composée d'un délire fabriqué, pimenté d'onirisme macabre ; une sexualité triste, pulvérisée sur les jeux d'un inconscient funèbre, des variations poétiques et presque des vocalises de la nausée. Il y a des gens qui ont la nausée laborieuse, le vomissement précieux et prolixe. L'auteur paraît au fond bien à son aise dans le malaise ; et comme j'ai ouï dire qu'elle enseignait la littérature dans une université suburbaine et très « dans le vent », on peut en somme considérer son livre comme le chef-d'œuvre corporatif d'un intellectuel bon élève du temps présent. Les recettes sont apparentes et les thèmes assez bien répertoriés (parfois avec des numéros). On songe à quelque mémoire avec travaux pratiques d'application, et, finalement, à une rhétorique peut-être encore insuffisamment mûrie. De ce point de vue, l'ouvrage peut représenter un témoignage précieux pour qui voudrait un jour refaire une monographie (elle est périodiquement nécessaire) sur « l'esprit de la nouvelle Sorbonne ». Nous laisserons à d'autres la volupté attendrie de se pencher sur le berceau de ce petit monstre, et aux jurys littéraires le soin de protéger pieusement l'œuvre des vocations de précieuses ridicules.
J.-B. M.
209:142
#### Ivan Gobry : Amour conjugal et fécondité (Nouvelles Éditions Latines)
Professeur à l'Institut catholique et père de neuf enfants. Ainsi nous est présenté l'auteur de ce livre. Mieux que tant d'imprudents bavards, il doit donc connaître ce dont il parle. Or ce sont les positions traditionnelles qu'il ose défendre, c'est la saine doctrine qu'il ose rappeler, parce que c'est à cela que l'ont conduit son expérience et ses réflexions. Il n'est pas le premier, bien sûr, à montrer ce courage-là. Mais il fait preuve de tant d'éloquence, de conviction raisonnée et de foi qu'on recommande son ouvrage à tous ceux qu'intéressent ou que tourmentent ces brillantes questions. En ce temps où l'Ennemi du genre humain déchaîne fabricants de « plannings » et prédicateurs de mensonges, on ne redira jamais trop que, surtout dans les œuvres de l'amour, l'homme et la femme doivent respecter en eux-mêmes la ressemblance divine et se conformer à la volonté de l'Amour éternel qui les a créés à son image et les veut, comme Lui, sources de vie.
J. Thérol.
============== fin du numéro 142.
**Supplément au numéro 142.**
1:142s
### Sur la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI
Au mois de mars 1970, M. Pierre Lemaire a pris l'initiative de rendre publique et de diffuser une lettre du cardinal Ottaviani à Dom Lafond, moine de Saint-Wandrille, dont le texte a provoqué un trouble considérable parmi les fidèles. Ce texte a fait ensuite le tour de la presse ([^82]), sans que personne, et M. Lemaire moins que tout autre, s'arrête aux invraisemblances majeures de son libellé. M. Pierre Lemaire n'a pas caché qu'il voyait dans cette divulgation un renfort pour sa thèse, selon laquelle le rite nouveau de la messe est une merveille venue du Saint-Esprit par l'intermédiaire d'un acte infaillible du Souverain Pontife.
2:142s
Cette thèse canoniquement et théologiquement insoutenable, M. Pierre Lemaire la soutient comme il peut : c'est, en ce qui le concerne, l'explication de son initiative, sans en être l'excuse.
Les deux premières phrases de la lettre à Dom Lafond, il suffit de les lire et de les *rapporter à leur objet* pour apercevoir en pleine évidence la nature et la portée du mauvais coup.
On a fait « approuver » par le cardinal Ottaviani une « Note doctrinale » qui contient *une attaque directe, violente et injurieuse contre sa propre personne.*
Telle est l'anomalie extraordinaire, et décisive, par laquelle s'ouvre la soi-disant « lettre à Dom Lafond ».
Ne pouvant contester ni discuter la lettre du cardinal Ottaviani présentant à Paul VI le *Bref examen critique* de la nouvelle messe, on a imaginé d'en déconsidérer l'auteur. On a machiné de faire contresigner par le cardinal Ottaviani des accusations atroces portées contre lui-même.
Le rapprochement des textes suffit à faire éclater la machination.
Examinons donc.
3:142s
#### I.
Sous la date du 17 février 1970, on a fait signer au cardinal Ottaviani le texte suivant, adressé à Dom Lafond ([^83]) :
« *Très Révérend Père : J'ai bien reçu votre lettre du 23 janvier et la Note doctrinale datée du 29 janvier. Je vous félicite pour votre travail qui est remarquable pour son objectivité et la dignité de son expression. *»
Cette « Note doctrinale » est elle aussi éditée et diffusée par M. Pierre Lemaire, sous le titre : *Note doctrinale sur le nouvel Ordo Missae* (supplément à *Défense du Foyer,* numéro 111 de février 1970).
En page 4 de l'édition procurée par M. Pierre Lemaire, cette Note doctrinale est revêtue de l'approbation, entre autres, de Mgr Gilberto Agustoni ([^84]), « secrétaire du cardinal Ottaviani ».
4:142s
Or, en ses pages 36 et 37, cette Note doctrinale lance contre la personne du cardinal Ottaviani l'attaque inouïe que nous allons examiner.
Ainsi, une attaque contre la personne du Cardinal nous est présentée :
-- premièrement, comme approuvée par le propre secrétaire du Cardinal ;
-- puis, dans un second temps, comme approuvée par le Cardinal lui-même !
Le mauvais coup, par démesure, *s'autodétruit :* ses machinateurs en ont *trop* fait.
\*\*\*
L'attaque contre le cardinal Ottaviani, dans la Note doctrinale de Dom Lafond, est d'une énormité fantasmagorique.
Elle assure impavidement :
1° Que le cardinal Ottaviani avait « *approuvé *» les textes, « *tous *» les textes, du nouvel ORDO MISSÆ (p. 36).
2° Que, même, le cardinal Ottaviani est personnellement l'auteur de « *certaines formules *» du nouvel ORDO MISSÆ, lesquelles ont été « *adoptées très précisément à sa requête *» (p. 36).
3° Que ce sont « *précisément ces formules *» du nouvel ORDO MISSÆ, dont le cardinal Ottaviani est *l'auteur,* qu'attaque le *Bref examen critique* présenté à Paul VI par le cardinal Ottaviani (p. 36).
5:142s
4° Que le cardinal Ottaviani « *n'a pas pu approuver *» le *Bref examen critique* qu'il a présenté à Paul VI (p. 37).
5° Qu' « *il est probable qu'on s'est gardé de le lui lire* » (p. 37).
De telles accusations, plus encore que calomnieuses, sont en elles-mêmes proprement délirantes, poussant l'extravagance jusqu'à un degré extraordinaire.
On y reconnaît la démesure frénétique qui est habituelle à la Maffia lorsqu'elle s'affole ; la grossièreté invraisemblable du n'importe quoi auquel elle a ordinairement recours quand elle se sent désarçonnée. Il lui fallait à tout prix et par n'importe quel moyen atténuer le retentissement et la portée profonde de la démarche du cardinal Ottaviani. Dom Lafond ne prétend d'ailleurs pas tirer ces « informations » mirobolantes de son propre fonds. Il dit tantôt : « *Nous sommes en mesure d'affirmer *» et tantôt qu'il est « *probable *» (!). M. Pierre Lemaire, en page 4 de son édition de la Note, précise de manière obscure qu' « *il ressort de plusieurs indications *» que le cardinal Ottaviani « *a vu et approuvé les textes publiés *» (dans le nouvel ORDO MISSÆ). Je veux bien croire que l'un et l'autre ont été manipulés et intoxiqués. Tout de même, un minimum d'esprit critique leur aurait évité d'avaler si facilement de telles fantasmagories ; et aussi odieuses ; et de prendre la responsabilité de leur diffusion publique. Responsabilité que leurs ténébreux « informateurs », ou « indicateurs », leur ont allégrement laissée : et qu'ils garderont, les malheureux.
\*\*\*
6:142s
Et voici que la Note qui lance de telles accusations contre le cardinal Ottaviani a été *approuvée* par Mgr Gilberto Agustoni qui, lui, n'est pas frappé de *cécité physique,* et peut lire personnellement les textes auxquels il donne son approbation.
Je déclare ici qu'il a, en cela, et en sa qualité invoquée de secrétaire du cardinal Ottaviani, commis une félonie publique.
Si le secrétaire félon est malcontent de cette qualification, il n'a qu'à m'en demander raison devant les tribunaux ecclésiastiques. Il m'y trouvera en face de lui.
\*\*\*
Les auteurs du mauvais coup sont allés plus loin encore. Dans un *second temps,* l'approbation à ces accusations insensées contre le cardinal Ottaviani, ils l'ont fait signer par le cardinal Ottaviani lui-même : et pas seulement une approbation, mais des *félicitations,* s'il vous plaît, louant jusqu'à « *la dignité de l'expression *», ce qui est un comble de dérision cynique.
Naturellement, je n'étais pas là ; ni dans la coulisse, le jour où le secrétaire félon a fait signer au Cardinal cette lettre à Dom Lafond. J'ignore s'il lui a dit, en guidant sa main d'aveugle vers la place de la signature, qu'il s'agissait de l'envoi d'une aumône ou d'un encouragement aux Petites Sœurs des Pauvres. Mais M. Pierre Lemaire, qui est innocent jusqu'au bout, a publié le « fac-simile » de cette lettre et de sa signature.
7:142s
Comparez la signature apposée au bas de la lettre à Dom Lafond avec d'autres signatures du cardinal Ottaviani, même récentes : avec celle apposée au bas de la lettre à Paul VI en septembre 1969. Vous apercevrez la différence.
\*\*\*
Mais Dom Lafond, lui non plus, n'est pas atteint de cécité physique. Il connaissait bien, pour en être l'auteur, le texte des accusations que, dans sa Note doctrinale, il avait portées contre la personne du cardinal Ottaviani. Il ne pouvait pas ne pas comprendre immédiatement la portée effroyable de l'approbation que l'on avait fait signer au Cardinal.
Et il l'a divulguée.
Honte sur lui. Pour aujourd'hui et devant l'histoire qui ne taira pas cet épisode, pas plus qu'elle ne tait l'épisode analogue d'Hosius, et qui même en dira plus que je n'en dis.
Ce moine est le fondateur et le chapelain d'un Ordre de chevalerie, les « Chevaliers de Notre-Dame ».
J'en appelle à l'esprit chevaleresque et au sens de l'honneur dont ils veulent nous donner l'exemple. Est-ce donc à ce prix, par ce moyen, et des mains de Dom Lafond, qu'ils espèrent obtenir enfin du Saint-Siège leur reconnaissance officielle comme Ordre de chevalerie ? Si d'aventure ils entendent le sens de l'honneur et l'esprit chevaleresque comme Dom Lafond vient de les pratiquer publiquement, alors, ils iront loin, à coup sûr, dans les pompes et les grandeurs de ce monde ; je leur y prédis tous les succès.
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#### II.
Second point. La lettre à Dom Lafond affirme que le cardinal Ottaviani n'avait autorisé personne à publier sa lettre à Paul VI.
C'est une contre-vérité.
Au mois d'octobre 1969, le cardinal Ottaviani en personne avait donné cette autorisation à notre éminent collaborateur et ami M. l'abbé Raymond Dulac.
Cette autorisation concernait nommément la revue ITINÉRAIRES, mais point elle seulement.
Un malentendu, peut-être ?
Non pas. Plus d'un mois après la lettre à Dom Lafond, je me suis assuré personnellement, auprès du cardinal Ottaviani lui-même, que l'autorisation était authentique, réelle, non révoquée, et ne comportait, ni en elle-même ni dans l'usage que nous en avons fait, aucun malentendu.
Tel est mon témoignage.
Si le secrétariat du cardinal Ottaviani le conteste, il peut m'en demander raison devant les tribunaux ecclésiastiques. Il m'y trouvera. Je l'avertis que j'y récuserai tout témoignage écrit du Cardinal éventuellement produit, et que j'y demanderai sa présence physique et sa déposition orale.
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Parfaitement conscient de la gravité intrinsèque, et peut-être historique, de mes présentes déclarations, je relis, je persiste et je signe, devant Dieu et devant les hommes.
\*\*\*
Mais enfin j'écris ici à l'intention de lecteurs qui savent lire et qui comprennent ce qu'ils lisent. Antérieurement à tout témoignage, il était déjà évident, *par le texte lui-même* de la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI, que cette lettre n'était pas secrète.
Le Cardinal n'y parle point en membre du conseil secret du Pape.
Il y parle en simple sujet de la loi, c'est-à-dire en simple baptisé
« *Toujours les sujets, pour le bien desquels est faite la loi, ont eu le droit et plus que le droit, le devoir, si la loi se révèle nocive, de demander son abrogation....* »
De par sa nature et son intention, explicitement précisées en ces termes, la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI n'est donc pas l'adresse secrète d'un cardinal au Pape, mais l'acte public d'un membre de l'Église, auquel tout membre de l'Église, clerc ou laïc, peut s'associer.
Secrète, la lettre l'a été pendant un temps, pour un motif de convenance : elle ne pouvait, elle ne devait être rendue publique qu'après sa remise effective à Paul VI.
C'est bien ce qui a eu lieu.
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Quant au *Bref examen critique,* dont la lettre à Paul VI est la présentation, la préface et le résumé, même Mgr Gilberto Agustoni n'a pas essayé, que je sache, de le prétendre «* secret *».
\*\*\*
Je pense en avoir assez dit pour que chacun, s'il le désire, puisse y trouver, y reconnaître ou y pressentir son dû ; y compris ceux qui n'ont pas été nommés.
Au mois de mars, quand la presse a multiplié les faux-semblants et les mises en scène autour de cette « lettre à Dom Lafond ». je n'ai fait aucun communiqué et je n'ai pas davantage l'intention d'en faire à l'avenir. Je me moque bien de ce qu'ils racontent dans leurs journaux, au point où ils en sont parvenus, et je voudrais, amis lecteurs, que vous appreniez à vous en moquer tranquillement, et à n'en tenir aucun compte. A ceux qui savent lire, et qui prendront la peine attentive de lire les textes et de les comparer, l'évidence du mauvais coup apparaîtra en toute clarté. Plusieurs néanmoins ont été troublés par la savante orchestration des rumeurs maléfiques : c'est pour eux que j'ai rassemblé ici quelques précisions décisives.
L'important, surtout quand il s'agit du saint sacrifice de la messe, n'est pas dans le *paraître* des journaux, mais dans l'*être* des choses, et l'*être* se suffit, quelles que soient les machinations du *paraître ;* l'important n'est pas dans le tumulte mondain de la société civile ou de la société ecclésiastique, l'une et l'autre en pleine décomposition : tumulte sans cesse renaissant, fabriqué pour mettre en œuvre une diversion permanente, un cinéma sans fin, procurant aux esprits une hébétude bovine.
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L'important aujourd'hui est d'étudier, personnellement et en cellule de travail, l'enseignement de l'Église sur la messe catholique : en commençant par l'étude approfondie du *Bref examen.* Celui-ci, vous pouvez l'étudier PAISIBLEMENT**,** et en toute confiance, je vous en donne l'assurance, je vous en apporte le témoignage : il renferme la pensée, il correspond à la volonté du cardinal Ottaviani ; non pas l'expression romantique d'une préférence individuelle, mais le monument doctrinal, et déjà historique, de la fidélité aux définitions du Concile de Trente et de l'obéissance à l'Église de toujours. Il constitue le véritable et l'indispensable *vade-mecum* de tout catholique romain.
Pour ceux qui hésiteraient à me croire sur parole, j'ai rappelé plus haut, qu'on s'y reporte avec toute l'attention requise, l'évidence objective des textes tels qu'ils sont : à elle seule, elle suffit à frapper de nullité radicale, et définitive, la soi-disant lettre à Dom Lafond du 17 février 1970.
Jean Madiran.
============== fin du supplément au numéro 142.
[^1]: -- (1). DÉCLARATION FONDAMENTALE de la revue ITINÉRAIRES : en vente à nos bureaux, 1 F. franco.
[^2]: -- (1). *La charte de notre action :* les cinq lignes directrices, en tête de notre numéro 141 ; et dans la brochure. Notre action catholique (chap. I).
[^3]: -- (1). Sur ce dernier point, voir : *Journal écrit pendant un Synode*, dans ITINÉRAIRES, numéro 138 de décembre 1969, page 190.
[^4]: -- (2). Voir sur ce point : *Journal écrit pendant un Synode*, numéro cité à la note précédente, pp. 181-182 et 189-190 ; et voir dans notre numéro 141 de mars 1970 les pages 187 (en bas) et 188 (en haut).
[^5]: -- (1). Le « point précédent », ou « premier point », est la première « ligne directrice » qui a été citée plus haut.
[^6]: -- (1). A nos bureaux : *Bref examen. critique :* 2 F. franco l'exemplaire.
[^7]: -- (1). *Documentation catholique* du 7 décembre 1969, pp. 1078-1079.
[^8]: -- (2). « Instruction sur l'application progressive de la Constitution apostolique *Missale romanum *» : dans la *Documentation catholique* du 16 novembre 1969, pp. 1007-1008.
[^9]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 140 de février, page 11, la note 1.
[^10]: -- (1). Rappelons en quoi consiste cette contradiction. Après le cas des « prêtres âgés » (traité à l'art. 19 de l'Instruction romaine et à l'art. 10 de l'Ordonnance française), viennent les *autres cas particuliers.* Ils seront soumis au *Saint-Siège,* stipule l'art. 20 de l'Instruction romaine. Non pas : *à l'Ordinaire,* décrète l'art. 11 de l'Ordonnance française
[^11]: -- (1). Sur ce point, voir ci-après l'Annexe I.
[^12]: -- (1). *L'Ami du clergé, 29* janvier 1970, page 79.
[^13]: -- (1). Prières de l'Offertoire au Rite dominicain.
[^14]: -- (2). Comme étude accessible et sûre, profonde et pieuse, sur la Messe en général et le Canon en particulier, je ne me lasse pas de recommander, dans la collection *Je sais, Je crois* (chez Fayard, éditeur à Paris) le petit livre de 125 pages de François Amiot, sulpicien, *Histoire de la Messe.* Paru en 1956 ce très grand petit livre est bien oublié. Il est cependant, et de très loin, plus éclairant et édifiant que les petits livres de Jungmann, parus au *Cerf* vers 1954. On gagnera toujours à lire l'opuscule de Maritain *Liturgie et Contemplation* (Desclée de Brouwer à Paris, 1959).
[^15]: -- (1). « Comme l'établit suffisamment, pour bref qu'il soit, l'examen critique joint à cette supplique, le Novus ORDO MISSÆ constitue, aussi bien en sa ligne générale qu'en ses considérants particuliers, un impressionnant écart, eu égard à la doctrine catholique concernant la Sainte Messe telle qu'elle fut formulée au cours de la XXII^e^ session du Concile de Trente, lequel \[entendit\] élever une barrière que ne pût franchir aucune hérésie susceptible d'altérer l'intégrité du mystère, \[précisément\] en fixant définitivement par des « canons » le rite \[de la Sainte Messe\]. »
[^16]: **\***-- original : en *déroute*.
[^17]: -- (1). *Futuribles,* février 1970.
[^18]: -- (1). *Journal,* 608 : feuillets placés après *Numquid et tu* entre l'année 1916 et 1917, mais qu'il y a lieu de croire la « Conversation avec le diable » annoncée par l'*Identification du démon* du *Journal des Faux-Monnayeurs* (p. 143), laquelle est du 1^er^ janvier 1921 (*ibid*., 35).
[^19]: -- (2). *Les Faux-Monnayeurs,* II, VII (éd. Pléiade, 1109).
[^20]: -- (1). *Journal,* 610.
[^21]: -- (1). A H. R., 17 mars 1931.
[^22]: -- (1). A H. R., 18 août 1923.
[^23]: -- (2). Voir, par exemple, *La lecture* (chez Dominique Morin, 27, rue Maréchal Joffre, 92 Colombes). Un simple discours de distribution de prix, mais d'une finesse, d'une richesse sans égales.
[^24]: -- (1). *Les Métamorphoses*, p. 70 (Lyon, 58, rue Victor-Lagrange), recueil qui réunit le principal de l'œuvre poétique de Reynaud. Pour le second vers, je reprends une version antérieure.
[^25]: -- (1). *Marche en ma présence, orientations pour* le *catéchiste,* p. 5. (La diffusion catéchistique, Lyon, 2^e^ tr. 1968. *Nihil obstat :* Lille, le 2 mai 1968, A. GAND, évêque de Lille, président de la Commission épiscopale de l'Enseignement religieux. *Imprimatur :* Francheville, le 17 décembre 1967, J. BASSEVILLE, vic. ép. On remarquera que, curieusement, l'*Imprimatur* a précédé le *nihil obstat.*)
[^26]: -- (1). Hypocrite, parce qu'en dépit de ce que nos évêques nous racontent, les lacunes du catéchisme ne s'expliquent pas par l'âge de l'enfant. Les *Orientations pour le catéchiste* ont vendu la mèche : elles sont motivées par ce que sera l'adulte. « Nous voulons que cette expérience de la foi, l'enfant n'ait aucun motif de la renier plus tard. *On courrait ce risque si on lui présentait un christianisme incompatible avec les exigences légitimes de l'homme actuel, notamment dans l'ordre de la connaissance*. C'est pour cela que nous soignons beaucoup la présentation des récits bibliques, et surtout des récits évangéliques. » (p. 5). Autrement dit, pour que l'enfant ne risque pas de perdre la foi en devenant homme, on prend soin de ne pas la lui donner. Il ne fallait qu'y penser.
[^27]: -- (1). *François*, présenté par Auguste Valensin, s.j. (Plon, 1938), p. 266.
[^28]: -- (1). Épouse de Lénine.
[^29]: -- (1). Autonomie que Lénine, en raison de sa conception du centralisme démocratique, ne pouvait accepter. Il fut donc un adversaire déclaré des bundistes.
[^30]: -- (2). S. Bagrotaki -- in *Lénine tel qu'il fut*, pp. 600-601.
[^31]: -- (3). Cf. à ce sujet Bertram Wolfe : *Lénine, Trotski, Staline*, p. 270.
[^32]: -- (4). Bagrotski -- *o.c*, p. 605.
[^33]: -- (5). *O.c.,* p. 619. (Les guillemets du mot « ennemi » sont de Bagrotski. Le passage souligné l'a été par nous.)
[^34]: -- (6). Trotski -- *Ma Vie,* pp. 274-275.
[^35]: -- (7). *O.c.,* p. 619.
[^36]: -- (8). Le 6 août, il écrit à Copenhague pour réclamer l'envoi de journaux, argent, courrier, en Galicie. Cf. à ce sujet Possony *Lenin, the Compulsive Revolutionary,* p. 159.
[^37]: -- (9). Le parti social-démocrate polonais a joué un rôle fort important. Ses membres eurent une activité tantôt en Pologne, tantôt en Russie (Djerjinski, Radek,. Fürstenberg, Ouritski), tantôt, en Allemagne (Tychko, Rosa Luxembourg).
[^38]: -- (10). Vice-président du groupe bolchevik à la Douma, et un des principaux lieutenants de Lénine à l'époque, Malinovski était en réalité le meilleur agent de l'Okhrana au sein du parti.
Il livra de nombreux réseaux clandestins, et fut responsable en particulier de l'arrestation de Boukharine et de Staline.
En 1914, sans doute à l'instigation de ses supérieurs de la police il fut contraint de donner sa démission de la Douma, enfreignant ainsi la discipline bolchevik. Cette démission provoqua un scandale considérable dans les milieux révolutionnaires, et les mencheviks qui -- comme Boukharine du reste -- soupçonnaient Malinovski d'être un policier, en profitèrent pour renouveler des attaques qui rejaillissaient sur Lénine.
Celui-ci soutint -- soit qu'il fût sincère, soit par opportunisme politique -- que Malinovski était innocent. Et pendant la guerre, Kroupskaïa fit parvenir à Malinovski, prisonnier, du matériel de propagande. Après la révolution de février 1917, les archives de l'Okhrana furent rendues publiques par le gouvernement provisoire, et démontrèrent que Malinovski était bien un agent provocateur. Il peut paraître incroyable, après cela, que Malinovski ait regagné la Russie quand les bolcheviks prirent le pouvoir. C'est pourtant ce qu'il fit. Il fut jugé, condamné à mort et exécuté. Lénine avait refusé de venir témoigner à son procès. Toute l'histoire Malinovski reste fort obscure.
[^39]: -- (11). Lénine reçut aussi pendant la guerre un peu d'argent pour des travaux d'édition. Mais cela ne dépassait pas quelques centaines de roubles. Sur les 2000 roubles dont fait état Kroupskaïa, cf. Possony, *o. c.,* p, 160.
[^40]: -- (12). Le problème se reposera au cours du conflit germano-soviétique, les milieux dirigeants hitlériens étant partagés entre le soutien à Vlassov (Grand-Russien) et l'aide aux minorités séparatistes (Ukrainiens, Géorgiens, Turkmènes, etc.).
[^41]: -- (13). Z.A.B. Zeman -- *Germany and the Revolution in Russia* (1915-1918), London 1958.
[^42]: -- (14). London, 1963.
[^43]: -- (15). Stanford University, 1964.
[^44]: -- (16). Paris 1958.
[^45]: -- (17). London 1965.
[^46]: -- (18). *O.c.*, pp. 85 à 115.
[^47]: -- (19). Chliappnikov le tenait au courant de ses activités dans la région frontalière. En cas « d'accident », Branting l'avait autorisé à faire usage de son nom.
[^48]: -- (20). Ce premier numéro du temps de guerre faisait suite à une série antérieure. Il portait en conséquence le n° 33.
[^49]: -- (21). Souligné par nous. Sur ce rapport Cf. Possony », *o.c.,* p. 169.
[^50]: -- (22). *O. c.,* pp. 122 à 149.
[^51]: -- (23). La date d'octobre 1914 a été donnée par Keskuela en personne à Futrell, qui l'a rencontré en 1961 en Espagne où il s'était retiré. Il était fort âgé, et, ne prenant selon ses dires jamais de notes, il se peut qu'il ait été trahi par sa mémoire. Possony, se fiant aux notes trouvées dans les archives allemandes, croit plutôt que la rencontre a eu lieu au printemps 1915.
[^52]: -- (24). Les archives allemandes ont prouvé le contraire.
[^53]: -- (25). Notons que le système du don anonyme figurant dans une souscription publique sera souvent utilisé par les différents P.C. Pour camoufler l'origine soviétique des fonds.
[^54]: -- (26). Cf. à ce sujet David Schub -- *Lénine*, pp. 145, 146
[^55]: -- (27). Futrell dans son livre n'indique pas, certainement à la demande de Keskuela, le pays où il l'a rencontré. Omission significative ; il craignait donc quelque chose ?
[^56]: -- (1). A Paris : la F.A.C.O., la F.A.C..L.I.P. et l'Institut de philosophie comparée. Voir là-dessus l'article d'Henri Charlier : « Heureuses initiatives », dans ITINÉRAIRES, numéro 138 de décembre 1969.
[^57]: -- (1). La revue ITINÉRAIRES prépare la publication prochaine d'importantes études sur les *mathématiques nouvelles* et sur l'emploi aberrant (ou volontairement subversif) qui en est fait dans l'enseignement (N.D.L.R.).
[^58]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES numéro 133, mai 1969 : « La nouvelle culture. »
[^59]: -- (1). Jusqu'en 68, elle avait comme sous-titre *Revue de pédagogie chrétienne en milieu scolaire *; depuis le sous-titre est devenu : *Essais et recherches en éducation*. Changement symptomatique.
[^60]: -- (1). *Orientations*, janvier 1969, p. 13.
[^61]: -- (2). Voici comment l'auteur de l'article, B. Courcoul, définit l'acculturation : « le processus vital, par lequel, qu'il s'agisse d'observation, de contemplation, d'écoute, de dialogue, d'expression créatrice, artistique, une personne intériorise le langage de l'objet culturel, entre en communication avec lui, actualise sa signification dans son agir, crée elle-même un objet culturel, un savoir, un geste opératoire, une relation, un mode d'être dans sa quotidienneté... La culture, c'est d'abord une attitude contestatrice, créatrice, participante, à l'égard du monde, des êtres et des choses » (pp. 9-10).
[^62]: -- (3). *Op. cit.,* p. 13.
[^63]: -- (1). *Loc. cit.*
[^64]: -- (2). *Op. cit.,* p. 13.
[^65]: -- (1). Cité par Masson, *La religion de Rousseau,* t. I, Paris, Hachette, 1916 ; p. 267.
[^66]: -- (2). Masson, *op. cit.,* p. 274.
[^67]: -- (3). *Op. cit.,* p. 275.
[^68]: -- (1). *Œuvres complètes de J.-J. Rousseau,* Paris, Hachette, 1864, L II, p. 336.
[^69]: -- (2). *Op. cit.,* p. 343.
[^70]: -- (1). Hegel, *La religion absolue,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1954, p. 104.
[^71]: -- (1). D'après le chapeau de l'article, M. Vattier est Directeur du « *Service d'Éducation et de Rééducation en milieu ouvert *» (SERMO) de Briey. Le présent article a été écrit en collaboration avec les membres de cette équipe. M. Vattier vient de publier aux *Éditions sociales françaises* un ouvrage intitulé : *L'action éducative en milieu ouvert* (*Recherche d'une éthique*)*.*
[^72]: -- (2). Dans un compte rendu de *La Voix du Nord,* donné lors du dernier Synode romain par un correspondant romain, qui signe du pseudonyme Jacques Ferrier, celui-ci n'a-t-il pas écrit qu'entre autres questions, le Synode aurait dû traiter du problème des expériences pré-matrimoniales ?
[^73]: -- (1). *Orientations*, n° 31, juillet 1969, p. 85.
[^74]: -- (1). *Op. cit.,* p. 87.
[^75]: -- (2). *Op. cit.,* p. 89.
[^76]: -- (3). *Op. cit.,* p. 90.
[^77]: -- (1). On trouvera une analyse curieuse et byzantine d'un exemple de non-directivité pratiquée en 1^e^ année de philosophie au Séminaire de Tours, dans *Orientations,* juillet-septembre 1968, pp. 83-1115.
[^78]: -- (1). Nous en avons parlé dans un article d'ITINÉRAIRES, décembre 1969, p. 261 ss.
[^79]: -- (1). La question serait de savoir si le panthéisme ne se mue pas nécessairement en athéisme. Nous reviendrons sur cet important problème dans une autre occasion.
[^80]: -- (1). Surtout si on adopte l'interprétation que propose Kojève de la pensée de Hegel.
[^81]: -- (1). Toute philosophie idéaliste aboutit peut-être, finalement, à cette conséquence.
[^82]: -- (1). Voir notamment : *Le Monde* du 15 et du 24 mars ; *La Croix* du 20 et du 24 mars ; *Le Figaro* du 21 mars, etc. ; et la *Documentation catholique* du 5 avril, pages 342-343.
[^83]: -- (1). D'après son texte, cette lettre est adressée à un « Très Révérend Père », auteur d'une Note doctrinale. Cette note est celle dont le P. Dom Gérard Lafond est réputé l'auteur, et qui représente la position des « Chevaliers de Notre-Dame » dont il est le fondateur et le chapelain. M. Pierre Lemaire, en publiant la lettre (dans son numéro 112 de mars 1970), déclare pourtant qu'elle est adressée *aux rédacteurs* (au pluriel) de ladite Note : par quoi il nous donne à penser que la Note de Dom Lafond a eu en réalité plusieurs rédacteurs, ce dont nous ne doutons pas, sans parler des inspirateurs ; qui ne sont point localisés à Saint Wandrille et qui, s'il plaît à Dieu, seront démasqués en leur temps et n'auront rien perdu pour avoir attendu. A moins qu'ils ne se rachètent promptement en revenant à la tradition et à la vocation de leur service liturgique.
[^84]: -- (1). Nous reproduisons la graphie du nom et du prénom donnée par M. Pierre Lemaire.