# 143-05-70 1:143 ## ÉDITORIAUX ### Eucharistie et liturgie par R.-Th. Calmel, o.p. DANS L'ÉGLISE CATHOLIQUE la raison d'être de la litur­gie se trouve dans la foi aux sacrements, en par­ticulier le sacrement de l'Eucharistie. Si l'Eucha­ristie était dépourvue de la consistance surnaturelle que lui reconnaît la foi immuable de l'Église, la liturgie serait éga­lement dépourvue de réalité et de valeur. Par suite, si nous voulons porter un jugement solide sur l'actuelle subversion du culte nous devons nous rappeler les enseignements de la Tradition et du Magistère, au sujet du sacrement de l'au­tel. Ces enseignements tiennent en quatre propositions : 1\. A la différence des autres sacrements le rite sacra­mentel de l'Eucharistie non seulement apporte la grâce mais, pour conférer la grâce, il commence par rendre pré­sent l'Auteur de la grâce en personne. 2\. La présence du Seigneur avec son Corps et son Sang, son âme et sa divinité est tout ce qu'il y a de plus réel, parce qu'elle se réalise par transsubstantiation ; le pain et le vin cessent d'exister et à leur place, sous leurs espèces ou apparences, c'est le Seigneur qui est là dans sa réalité uni­que de Fils de Dieu fait homme, mort et ressuscité pour nous ; le miracle de la transsubstantiation le rend aussi présent dans tous lieux où se trouvent les saintes espèces qu'il était présent à la crèche entre les bras de la Vierge Marie et qu'il est présent à la droite du Père dans la gloire des cieux. 2:143 3\. Troisième proposition de notre foi dans ce sacrement adorable : à la différence des autres sacrements qui nous appliquent, avec quelle libéralité, des fruits particuliers du Sacrifice unique et définitif offert sur le Calvaire, ce sacre­ment non seulement applique aux hommes les mérites de la croix mais il contient vraiment le sacrifice de la croix ; il en fait mémoire mais la manière d'en faire mémoire -- c'est-à-dire la consécration séparée du pain et du vin -- réalise, par la transsubstantiation, l'offrande du corps du Christ immolé et de son sang versé. Ainsi la manière de faire mé­moire est telle que le sacrifice de la croix est rendu présent ; non pas un sacrifice autre, non pas une ombre inconsistante et une représentation vide, mais le même sacrifice, exacte­ment le même, avec le même prêtre et la même victime, seule étant différente la manière d'offrir. 4\. Enfin, quatrième proposition, ce sacrement est trop grand entre les autres sacrements, il est d'une nature trop spéciale, pour que le caractère baptismal suffise à le réali­ser ; il faut ici un pouvoir et un caractère uniques, comme sont uniques les merveilles de l'amour rédempteur ici réali­sées ; il faut pour réaliser l'Eucharistie en avoir reçu le pouvoir particulier, par l'intermédiaire de la hiérarchie, de celui qui est l'unique prêtre, le prêtre souverain et éternel ; il faut avoir reçu le caractère sacerdotal ; avoir été élevé à la dignité de prêtre. \*\*\* Me souvenant de cette doctrine absolument certaine et irrévocable de notre Mère l'Église et voyant les transforma­tions, bouleversements et expériences qui sont le propre, actuellement, de ce que l'on a le front de qualifier *renouveau liturgique*, je suis bien obligé de conclure que ce chambar­dement est commandé par une doctrine opposée à la doc­trine orthodoxe. 3:143 Reprenons les énoncés de la foi touchant le sacrement de l'Eucharistie. Premièrement : faire ce sacrement est réservé aux prêtres. Eh ! bien, lorsque l'on voit de simples fidèles, parfois des femmes et des jeunes filles, aller prendre le ciboire des hosties consacrées et le calice du précieux sang pour se communier eux-mêmes et faire communier les autres, comment ne pas conclure : ces manières de faire toute nouvelles tendent à mettre le simple fidèle au même rang que le prêtre en ce qui regarde l'Eucharistie. Qu'il y ait, d'un point de vue suprême ; égalité entre fidèles et prêtres en ce sens que tous nous n'avons en propre que le néant et le péché et que tous, indistinctement, nous serons jugés sur notre conformité à Jésus-Christ est une chose ; mais c'est une chose entièrement différente de celle-ci : Jésus-Christ a racheté les hommes et fondé une Église en telle forme qu'il y a une inégalité infranchissable entre celui qui a reçu pouvoir sur son corps eucharistique et celui qui n'a pas reçu un tel pouvoir. -- Autre énoncé de la foi : l'Eucharistie loin d'être un mémorial sans substance du sa­crifice du Vendredi-Saint, un mémorial qui n'aurait de vertu que par l'intensité de notre croyance personnelle, de nos sentiments de ferveur religieuse, l'Eucharistie est au con­traire un mémorial efficace ; la Messe est le même sacrifice que celui de la croix, exactement le même, seule étant dif­férente la manière d'offrir. Eh ! bien, si *le sacrifice du Tes­tament nouveau et éternel* est offert en usant de formules qui, sans nier la réalité de l'oblation et de l'oblation pro­pitiatoire, ne la mentionnent que furtivement, et encore en usant de formules en langue vulgaire toujours sujettes à révision ; de formules en langue vulgaire que les célébrants adaptent à leur gré selon « les urgences pastorales », -- dans ces divers cas, comment ne pas conclure à une mé­connaissance de la réalité sacrificielle de la Messe ; sans doute, sûrement même, dans plusieurs cas, avons-nous à faire à une volonté arrêtée de nier que la Messe soit un sacrifice ; le saint sacrifice et le seul sacrifice ; le sacrifice de la croix mis en forme sacramentelle c'est-à-dire en forme de signe efficient. 4:143 En particulier dans ces Messes où ce que l'on appelle bizarrement « liturgie de la parole » occupe une place dé­mesurée, tandis que le Canon et la consécration sont expé­diés à la sauvette de façon à passer presque immédiatement de la fameuse prière universelle à une communion aussi peu adorante, aussi peu religieuse que possible, dans les Messes de cette sorte, qui tendent à se multiplier, on a nettement l'impression que le sacrement de l'Eucharistie, s'il est une sorte de repas, du moins n'est plus un sacrifice. C'est ici que les nouvelles pratiques apparaissent comme le véhicule d'une hérésie effroyable ; elles donnent l'idée que la pré­sence réelle et la transsubstantiation sont des théories d'un autre âge et non pas une vérité de foi qui dépasse tous les âges, qui s'impose à tous les siècles comme la source et le principe de leur salut. Quand on voit la négligence et l'irres­pect avec lesquels on traite le tabernacle, comment les saluts et les processions sont abolis par principe, comment à la Messe elle-même on supprime inclinations et agenouil­lements et en général tous les signes d'adoration, on est amené à conclure : si l'Eucharistie n'était pas un sacrement adorable, si le Seigneur n'y était pas présent aussi réelle­ment qu'il siège à la droite du Père, si l'Eucharistie était un repas sans nulle présence réelle, sans nul sacrifice, mais un repas qui donne l'occasion d'une rencontre amicale et va­guement religieuse, s'il en était ainsi, nombre de prêtres ne feraient pas autre chose que ce qu'ils font. \*\*\* Ils ont cessé de croire à l'Eucharistie du Seigneur parce qu'ils ont cessé de croire en son amour, en la qualité surna­turelle, divine et transcendante de son amour. En effet, c'est parce que Dieu aime à la manière de Dieu que les sacre­ments, en particulier l'Eucharistie, ont une consistance de signes efficaces dans l'ordre du salut, une portée pour la vie surnaturelle et éternelle. 5:143 Et tel est bien le point de vue de la qualité surnaturelle et transcendante de l'amour de Dieu que nous ne devons ja­mais oublier lorsque nous nous mettons en travers de l'ac­tuelle subversion liturgique ; telle est la vérité de foi qui doit commander notre résistance et la rendre irréductible, parce que cette vérité de foi aura commandé d'abord et illuminé notre vie intérieure. -- Considérons les sacrements dans cette perspective suprême. Parce qu'il était nécessaire que le Christ immolé, le *Saint de Dieu*, ne connaisse pas la corruption, mais plutôt qu'il ressuscite et soit glorifié à la droite du. Père, il devait nous retirer sa présence visible ; d'autant que cela convenait beaucoup mieux pour exercer et purifier notre vie théologale. *Noli me tangere... nondum ascendi ad Patrem meum*... Parce que, d'autre part, notre nature blessée est terriblement attirée par le visible, le sensible, les choses terrestres, il convenait au plus haut point que le Christ remonté aux cieux et répandant sur nous les grâces dont il porte le trésor dans son cœur blessé, il convenait que le Christ glorifié nous communique sa grâce, non pas comme à de purs esprits, d'une nature in­tègre et angélique, mais plutôt comme à de pauvres hommes charnels, et donc en se servant de choses terrestres, en instituant tout un ordre de signes à notre mesure qui se­raient porteurs de sa grâce ; telle est la raison d'être de l'ordre sacramentel. Au baptême le Christ nous communique la grâce qui purifie et qui nous fait renaître -- cette grâce méritée par le sacrifice de la croix -- en se servant de l'eau qui lave et purifie. C'est ainsi que la grâce dont le premier effet est de nettoyer nos âmes du péché et de la faire re­naître, nous sera communiquée par un rite d'ablution avec de l'eau pure, en prononçant les paroles voulues par le Seigneur. De même la grâce méritée par le sacrifice de la croix et qui détient certainement la propriété de purifier de nouveau, même si le pécheur retombe dans le péché mortel, cette grâce si nous l'avons perdue par les péchés commis après le baptême nous sera communiquée de nouveau par un rite de pénitence : humble aveu de nos fautes, manifesta­tion de repentir et paroles appropriées prononcées par le prêtre, qui est à la fois ministre du Bon Pasteur et du Juge Suprême. 6:143 Il serait encore loisible de considérer les autres sacre­ments comme signes sensibles de la grâce, appropriés à notre condition de pécheurs rachetés. Cependant une ques­tion resterait pendante : si le Christ par les sacrements touche notre âme sous un signe approprié, par un contact salutaire, est-ce que lui-même en sa personne très sainte ne se donnera point ? Quand un enfant est baptisé par exemple c'est bien le Christ qui le touche par l'eau du baptême ac­compagnée des paroles rituelles, mais cependant le Christ demeure à la droite du Père. C'est un passage de sa grâce, ce n'est pas une présence et permanence de sa personne, comme lorsqu'il était présent à la crèche, sur la croix ou sur le rivage du lac de Galilée. Eh ! bien, ce Christ dont il était nécessaire qu'il remonte dans les cieux, s'il convenait qu'il nous touche par des signes de son choix, ne convenait-il pas aussi qu'il demeure réellement présent au milieu de ses fidèles qui pérégrinent sur ces routes d'exil, qu'il de­meure présent et qu'il vienne résider en eux comme une nourriture céleste ? -- Par cette présence et cette résidence personnelle et substantielle il pourrait les toucher d'une manière unique, nouer avec eux les liens d'une intimité confondante, supérieure sans comparaison à celle des autres sacrements. -- Enfin, à supposer que son amour dispose de la puissance qui lui est propre pour demeurer réellement présent parmi nous et résider en nous, ne convenait-il pas qu'il soit présent dans son sacrifice même ? Qu'est-ce qui pourrait l'en empêcher ? Bien mieux, puisqu'il fondait une Église, une société religieuse de la grâce chrétienne, cette Église qui est son Épouse n'aurait-elle de sacrifice qu'en pensée et souvenir ; ne disposerait-elle de l'Offrande de son Époux, immolé une fois pour toutes sur le Calvaire, que sous la forme d'un souvenir lointain, d'une figuration ac­tuellement dépourvue de substance ? -- *A ces questions sur la présence réelle, le sacrifice toujours présent, la commu­nion en réalité parce que le Seigneur en personne vient résider en nous ; à ces questions qui se posent avec tant de force, lorsque du moins l'on entrevoit combien l'économie du salut est commandée par la Charité divine, le Seigneur a répondu en plénitude par l'institution de l'Eucharistie.* 7:143 Il a fait l'Eucharistie telle que l'Église la célèbre et la célébre­ra jusqu'à son retour glorieux à la fin des siècles : présence réelle par transsubstantiation ; mémorial de l'unique sacri­fice qui le rend présent d'une manière non sanglante ; com­munion véritable et personnelle ; célébration de ces mystè­res par des chrétiens ordonnés à cela, par les prêtres qui sont véritablement les ministres du Christ, les seuls par lesquels il exerce son pouvoir unique de faire la transsubs­tantiation et, par là, de rendre présent son sacrifice. \*\*\* De ces Vérités confondantes les grands docteurs, les modestes théologiens, et la foule immense des simples ont vécu depuis des siècles et des siècles. Cette vérité notam­ment que le Saint-Sacrement est irréductible aux autres sacrements, qu'il est d'une dignité sans égale, qu'il mérite d'être traité non seulement avec un grand respect, mais qu'il a droit en toute vérité à notre adoration, -- cette vérité fondamentale a nourri la piété des chrétiens depuis les toutes premières messes célébrées par les saints Apôtres. Les prêtres ou les fidèles qui de nos jours laissent affaiblir leur foi dans la présence réelle ou qui adoptent des attitudes ou des façons de faire qui nient, dans la pratique, la pré­sence réelle, ces prêtres et ces fidèles brisent avec deux mille ans de vie chrétienne ou plutôt avec la vie chrétienne de toujours, celle d'hier, d'aujourd'hui et de demain, car il n'existera jamais de vie chrétienne qui mépriserait la foi dans l'Eucharistie. \*\*\* 8:143 Trop sublime, dites-vous. Le peuple chrétien et en gé­néral les peuples de la terre dont on prétend qu'ils seraient en pleine mutation, réclament des choses plus accessibles, plus pratiques. Quelle idée d'apporter à l'homme du XX^e^ siècle, l'homme des satellites artificiels, de la démocratie parlementaire ou populaire, et des naissances planifiées, une religion qui ne parle que de surnaturel, de transcen­dance et de croix. -- Nous ne refusons pas la religion, répète à l'envi un certain clergé. Mais, de grâce, pour un homme nouveau une religion nouvelle !... -- Le malheur est qu'il n'y a pas d'homme nouveau. Ceux qui tiennent ce langage, ou un langage équivalent, ne sont pas plus des hommes nouveaux que je ne le suis moi-même qui les contredis. Pareils à tous les hommes qui nous ont précédés nous mour­rons, de vieillesse, d'accident, de maladie, de persécution ou victimes de je ne sais quelle guerre ; car il y aura toujours des maladies et des accidents, des tyrannies et des persé­cutions, des guerres « classiques a ou d'abominables guerres subversives ; ce qui est seulement nouveau c'est le per­fectionnement des formes de la persécution anti-chrétienne et les moyens mis en œuvre par les guerres subversives. Mais ces moyens eux-mêmes, qui sont en définitive la ter­reur et le mensonge, ils sont vieux *comme le vieux péché couvé dans le* *vieux cœur*. Il n'y a pas d'homme nouveau devant la mort, ni devant les passions ni devant les lois invariables et très humbles de l'acquisition et du progrès de la sagesse et de la vertu. Il n'y a pas d'homme nouveau, mais bien l'homme éternel et l'immuable nature humaine. A un moment de l'histoire, un jour entre les jours, un jour attendu depuis les âges si reculés de la loi de nature et depuis les deux millénaires de la loi écrite, le Fils de Dieu lui-même a assumé notre nature dans le sein de la Vierge, il a révélé les secrets de sa propre vie et les secrets de la vie avec lui, il nous a mérité d'avoir part à cette vie par sa mort ; ressuscité, monté aux cieux, il nous communique cette vie par son Église et les sacrements de son Église, de même que, par elle, il nous transmet ses enseignements. C'est toute la religion. 9:143 Il n'y a pas de vingtième siècle qui tienne. Immuable nature humaine, transcendance de l'ordre surnaturel, et des sacrements dans cet ordre surnaturel, et surexcellence de l'Eucharistie parmi les autres sacrements tel est l'ordre établi par le Seigneur Dieu dans sa sagesse et son amour ; il est irrévocable ; acceptez donc d'être aimés comme Dieu a voulu vous aimer. Pour le temps de l'éternité c'est la seule chose qui importe. R.-Th. Calmel, o. p. 10:143 ### Note sur le sacrifice de la messe par M.-L. Guérard des Lauriers, o.p. PAUL VI EST REVENU sur la question de la nouvelle messe dans plusieurs discours : mercredis 19 et 26 novembre 1969, dimanche 30 novembre à l'An­gelus. Nous devons au lecteur de signaler le passage suivant. Il est extrait du discours du 19 novembre, et concerne directement notre objet : « La Messe est et reste le mémorial de la dernière Cène du Christ, au cours de laquelle le Seigneur, changeant le pain et le vin en son Corps et en son Sang, institua le sacrifice du Nou­veau Testament et voulut que, par la vertu de son sacerdoce conféré aux Apôtres, il fut renou­velé dans son identité, mais offert sous un mode différent, à savoir d'une manière non sanglante et sacramentelle, en perpétuelle mémoire de Lui jusqu'à son avènement. » Cette assertion constitue incontestablement le plus au­torisé des commentaires ; et en effet elle recèle l'équivoque même dont se trouve hypothéquée l'*Institutio generalis* et par elle, tout le nouvel *Ordo missæ*. \*\*\* 11:143 *Équivoque d'abord quant au contenu de l'assertion, au point de vue doctrinal.* On observe en effet que cette assertion comprend deux parties. La première est une *affirmation catégorique *: « La Messe est et reste le mémorial de la dernière Cène du Christ. » La seconde est une apposition : apposition à la locution « dernière Cène du Christ », apposition qui explicite et qui explique le sens de cette locution, *mais qui ne modifie en rien la portée de* *l'affirmation catégorique.* \*\*\* Examinons d'abord l'apposition. Que signifie la locution « Sacrifice du Nouveau Testa­ment » ? Si on se réfère à ce qui précède, on doit conclure que le *Sacrifice du Nouveau Testament*, c'est « la dernière Cène du Christ ». Si on se réfère à ce qui suit, le *Sacrifice du Nouveau Tes­tament* est celui « qui est offert \[maintenant\] sous un mode différent, à savoir d'une manière non sanglante et sacramentelle » et qui par conséquent fut offert primitive­ment d'une manière sanglante : c'est donc le Sacrifice de la Croix. Ainsi le « Sacrifice du Nouveau Testament » constitue en quelque sorte le medium grâce auquel se trouve affirmée l' « identité » entre la « dernière Cène » et le Sacrifice de la Croix. Tout cela est parfaitement clair... *pour qui ana­lyse*. Mais tout cela ne concerne, dans l'assertion du pape, que la seconde partie, celle qui est placée en apposition. Ce qui donc demeure en lumière, c'est toute la portée de « la dernière Cène du Christ ». Et cela laisse inchangée l'affirmation catégorique. 12:143 Or, précisément, *qu'est-ce que la Messe ?* C'est bien cela qui est en question. Eh bien, la réponse est contenue dans la première partie de l'assertion de Paul VI, *dans l'affirmation catégorique *: « La Messe est et reste le mémorial de la dernière Cène du Christ ». Cela aussi est parfaitement clair. Et c'est très exactement ce qu'énonce le (fameux) paragraphe 7 de l'*Ins­titutio generalis *: « Coena Dominica sive Missa est sacra synaxis... ad memoriale Domini celebrandum ». Paul VI a donc réaffirmé, en son discours du 19 novembre, le contenu essentiel de l'*Institutio generalis.* Non toutefois sans une notable différence. Si en effet on pouvait admettre à la rigueur que la définition donnée par l'*Institutio generalis* fût seulement *descriptive*, la défini­tion explicitée dans le *discours* est, de par sa teneur, une définition *réelle*, une définition censée adéquate de la réa­lité. Et c'est pourquoi le *discours* ne nous paraît pas lever l'équivoque partout latente dans l'*Institutio*. Il n'est pas impossible de sous-entendre que l'*Institutio* consignifie la Messe comme étant un sacrifice. Comment le sous-enten­dre ? Le *discours* l'indique. Mais pas plus le *discours* que l'*Institutio* n'affirme *directement, explicitement et catégo­riquement :* « LA MESSE EST LE SACRIFICE DU CALVAIRE. » Ce qu'affirme catégoriquement le *discours* tout comme l'*Institutio*, ce qui est signifié selon un mode absolu *et que ne peut modifier aucune explication* est ceci : « La Messe est et reste le mémorial de la dernière Cène du Christ. » Le *discours* ne donne donc pas, par lui-même, plus de sécurité que l'*Institntio*. 13:143 Rappelons en terminant, et indépendamment de toute théologie particulière de la Messe, quelques-unes de ces définitions qui sous-tendent la certitude de la foi en affir­mant catégoriquement l'essentiel « En vue de laisser à l'Église, son Épouse bien aimée, un sacrifice représentant visiblement, conformément à la na­ture de l'homme, le sacrifice sanglant qui devait être accom­pli sur la croix une fois pour toute... » (Concile de Trente. Session XXII, ch. 1 ; Denz 1740.) « Si quelqu'un dit que, dans la Messe, n'est pas offert à Dieu un sacrifice véritable et au sens propre ; ou bien qu'offrir \[ce sacrifice\] n'est rien autre que nous donner le Christ en nourriture, qu'il soit anathème. » (Ibid. Ca­non 1 ; Denz 1751.) « Le Sacrifice de la Croix a été accompli sur le Calvaire une fois pour toutes. Il est, par le Mystère eucharistique, représenté d'une manière admirable et opportunément re­mis en \[notre\] mémoire ; et la vertu salutaire en est appli­quée à la rémission des péchés que nous commettons quo­tidiennement. » (Paul VI. Encyclique *Mysterium fidei*, 3 septembre 1965, A.A.S. t. LVII, p. 759.) « Nous croyons que la Messe... est le sacrifice du cal­vaire rendu sacramentellement présent sur nos autels. » (Paul VI. Profession de foi, 30 juin 1968.) Ces textes affirment absolument, catégoriquement, ex­plicitement que la Messe est un Sacrifice et qu'elle est le Sacrifice de la Croix. L'instinct de la foi refuse non moins absolument qu'à ces formules claires soient substituées des expressions dont le *modus significandi* compliqué entraîne inéluctablement les plus graves ambiguïtés. \*\*\* *Équivoque également, quant à la portée de l'assertion, au point de vue de l'opinion.* 14:143 Un *discours* du mercredi n'est pas une *Constitutio* apos­tolique. Cela est vrai non seulement en droit et dans l'abstrait, mais objectivement dans la réalité concrète. Le *discours* est un jalon, en ce sens il passe. La *Constitutio* est une base ; de soi, et de fait pour autant qu'elle l'explicite, elle demeure pour la vie de l'Église une norme permanente. Cela tout le monde le sait, *réflexivement* du moins. Jus­qu'ici point d'équivoque. Mais l'équivoque apparaît dans la pratique. Car il est difficile de réagir intelligiblement tout en demeurant en état de réflexion, et d'ailleurs l'opinion est malheureusement en fait à l'opposé de la réflexion. En sorte que l'entraîne­ment et la précipitation ont été en l'occurrence, l'expérience l'a montré, à l'origine de deux erreurs superposées. La première consiste à estimer que Paul VI signifie dans son *discours* autre chose que ce qui est signifié dans l'*Ins­titutio*. Or, nous venons de le voir, il n'en est rien. L'*Insti­tutio*, faut-il le rappeler, ne contient rien qui soit « positi­vement » erroné. L'*Institutio* erre, en signifiant comme étant le tout ce qui est seulement un aspect, ou comme étant premier ce qui est seulement dérivé. *Errance par équivoque*. Le *discours* recèle la *même* défectuosité tenant à la *même* ambiguïté : l'expression « sacrifice du Nouveau Testament » peut en effet signifier soit : « dernière Cène du Christ », soit *sacrifice du* *Calvaire.* C'est donc une première erreur d'estimer qu'il puisse rectifier quoi que ce soit quant à la *signification*. La seconde erreur également commise, et superposée à la première, concerne la *portée*. Même si le *discours* recti­fie le paragraphe 7 de l'*Institutio* (mais il faudrait alors refaire toute l'*Institutio*, laquelle est tout simplement le développement organique du paragraphe 7), même dans ce cas, il reste que le *discours* n'a pas la valeur juridique qui le rendrait apte à remplacer l'*Institutio*, elle-même présentée par la *Constitutio*. 15:143 En d'autres termes, quelle que soit la signification du *discours*, il est impossible de le prendre en considération tant que la *Constitution* «* Missale romanum *» n'aura pas été abrogée par une autre *Constitution apostolique, égale à la Constitution* «* Missale romanum *» quant à la *portée*, et pure de toute équivoque quant à la *signification*. L'erreur en laquelle se trouve induite l'opinion consiste précisément à admettre que le *discours* rend acceptable l'*Institutio*, que la définition donnée dans le *discours* rem­place celle du paragraphe 7. Il n'en est rien en droit, il n'en *sera* rien en fait : le *discours* passera, l'*Institutio* demeurera. Le *discours* n'est qu'un opportun lénifiant que le bon peuple trop crédule -- et pas seulement lui -- confond avec un véritable amendement. Concluons. Le *discours* ne modifie rien aux critiques ex­primées dans le *Bref examen*. Il en confirme au contraire le bien-fondé. M.-L. Guérard des Lauriers, o. p. 16:143 ## CHRONIQUES 17:143 ### Sous la marque de Martin Morin par Antoine Barrois EN QUELQUES SEMAINES, *Sous la marque*, Dominique Martin Morin vient de donner, dans des conditions matérielles et physiques qu'il faudra dire un jour, quelques-unes des plus belles réussites de son métier. Ces œuvres, pour excellentes qu'on les dise, sont méconnues et mal comprises : le travail, le métier qui a produit tant de livres depuis un quart de siècle, des Saints de France de Pourrat au Saint Louis de Fustel, est mésestimé ; car l'aventure est grande de continuer un métier tout à fait corrompu par ceux qui le pratiquent et sauvent incompris de ceux auxquels il s'adresse. Depuis que les beaux livres sont fabriqués à la chaîne, numérotés en série, reliés industriellement, la librairie, l'édition si l'on veut, s'est mise à la portée de tous ; d'au­tant mieux que pendant le même temps la librairie a mis bas d'innombrables collections de livres bon marché. Mis bas, c'est bien le mot. Il n'y a pas de chance que l'on appren­ne jamais à lire dans de pareils objets. Alors ne lisant pas, on ne relit jamais, sans parler d'étudier : à lire les livres de collections de poche, les yeux et l'esprit s'abîment, c'est inévitable. Il y avait, il y aurait un travail de ce genre à faire, mais pas dans n'importe quelles conditions. \*\*\* 18:143 Le caractère choisi, son allure générale ne sont pas indifférents à la commodité de la lecture ; les dimensions des blancs autour des textes (les blancs de petit et de grand fond, de pied et de tête), leurs proportions, doivent réjouir l'œil. Il est nécessaire, c'est tout le métier, que l'œil fasse son travail sans fatigue et que l'esprit se plaise à faire le sien. Le format d'un livre et l'emplacement des textes dans une page ; la dimension des blancs entre les paragraphes, entre les titres et sous-titres, au début et à la fin des parties ou des chapitres ; la taille du caractère (l'œil), le blanc entre les lignes (l'interligne), la longueur de la ligne (la justification), le nombre de lignes à la page (la hauteur de page) ; tous ces éléments ont des rapports de dépendance intime et qui sont gouvernés par différentes lois. Ces lois servent à bâtir les livres, à construire leurs pages, comme celles de l'architecture à bâtir des maisons, à construire leurs murs. Rien dans un livre ne doit échapper à ces règles, c'est-à-dire qu'aucun effet n'est indifférent à l'ordonnance générale. Si tout un livre, toute une collection, l'esprit d'une fabrication y échappent, ils se montrent mal bâtis, déjetés, louches et monstrueux, à vrai dire anar­chiques. Les couvertures de livres, comme les pages de titres, sont un sûr reflet de la qualité de la production. A voir les couvertures des livres de poche, l'état de décomposition est assez avancé. Rien n'est d'aplomb, tout est fait pour le tape-à-l'œil ; 19:143 c'est un choc seulement que transmet l'œil à l'esprit, qui lui-même choqué, ne s'intéresse que par distraction, puis par curiosité. De chocs en chocs, ces cou­vertures mal fichues forment des regards viciés et des esprits tordus. Quelle qualité de lecture peut naître de tant de saletés ? Ces surfaces bariolées arrachent l'œil et vio­lentent l'esprit. Elles font naître une lecture au fil de la ligne, sensible aux violences de langage, aux signes typo­graphiques forts, aux dispositions étranges, guère atten­tive au fil du discours. Mais, dit-on, ces produits, au moins, ne sont pas vendus chers. Ah, ça n'est pas cher ! bien sûr que si, c'est cher, pour le travail fourni. Cela met hors de prix la minute d'attention et d'honnêteté dans le métier. C'est tellement cher que pas un d'entre nous ne voudrait payer, si deve­naient appréciables l'honnêteté et l'attention, dans un volume à acheter. Ce n'est pas cher, malgré tout ? C'est pour rien : tout le monde peut en profiter et lire n'importe quoi. Mais pourquoi et comment, accablés de tant de choses à lire, en tirer quelque profit, quelque culture ? Il y a trop de désordre ; il faudrait du temps, une longue convalescence pour remettre d'aplomb, pour que cela se range et que disparaisse l'anarchie, celle du métier et des opinions sur ce métier. « *Si, en fait, en ce temps de sabotage universel, nous avons maintenu la décence et la propreté de la fabrication, de toutes les fabrications, de la fabrication intellectuelle et de la fabrication industrielle, de la plume et de l'encre, de la typographie et de la copie, du papier et de l'œuvre, ce n'est point que nous en ayons ni que nous en ayons jamais eu les moyens ; c'est que, depuis quinze ans, nous travail­lons très au-dessus de nos moyens. Nous ne sommes à aucun degré ni en aucun sens des amateurs. Nous sommes dans le sens le plus rigoureux de ce mot, le plus beau de tous, des professionnels.* 20:143 *Nous travaillons d'un certain mé­tier, d'un dur métier. Le peu que nous faisons, nous ne le faisons point par amusement ni avec notre superflu, mais nous le faisons de notre chair et de notre sang, de notre substance même, et nous exerçons un métier.* *Nous vivons en un temps si barbare que, quand on voit des hommes imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre, tout le monde se récrie :* Faut-il qu'ils aient du temps à perdre ! Et de l'argent ! *Nous n'avons plus d'argent, nous n'avons que notre vie à perdre. Nous avons failli la perdre ; et nous sommes exposés à recommencer.* *Nous vivons en un temps si barbare que l'on confond le luxe avec la propreté. Quand un ouvrier essaye de travailler proprement, on l'inculpe de luxe. Et comme dans le même temps et de l'autre part le luxe et la richesse travaillent toujours salement, il n'y a plus littéralement aucun joint par où la culture puisse ni se maintenir, ni essayer seule­ment de se réintroduire, ni seulement se défendre. Par où elle puisse passer.* *Ceux qui n'ont pas d'argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l'argent font de la saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n'a plus au­cun joint où passer. Il n'y a plus cette merveilleuse ren­contre de toutes les anciennes sociétés, où celui qui produisait et celui qui achetait aimaient également et connaissaient la culture.* » C'est à ses amis et à ses abonnés que Péguy écrivait ces lignes, il y a plus de soixante-dix ans. Si Péguy est parti, Henri Charlier est là encore, pour nous dire de continuer la tâche et nous faire travailler dans le bon ordre et le respect du travail propre. \*\*\* 21:143 Dans le respect de son métier, pour sa défense, Domi­nique Martin Morin a continué la tâche ; il nous a donné ainsi, en vingt-cinq ans, *Sous la marque,* des livres que nous connaissons et d'autres, ailleurs, dont son métier a imposé la réalisation, malgré tout. Des autres, il faut en parler ; deux d'entre eux sont des monuments contre la barbarie. Le premier, c'est la *Bible* un grand livre, épais, relié et doré sur les tranches, et très cher. Tout le monde a bien travaillé pour ce livre, pour sa fabrication au moins ; le texte n'est pas aussi sûr, mal­heureusement. Le grand format du livre (il est fait pour la lecture publique) permet aux lignes directrices de régler des surfaces de bonne taille. C'est bien rare aujourd'hui un livre à manier à la force du bras : la convenance y est, puisqu'il est fait pour être placé sur un lutrin. Il n'y a pas d'ornements autres que ceux du jeu du caractère mo­derne (le texte courant) et du caractère ancien (lettrines, titres et sous-titres) et, bien sûr, toutes les inventions qui résolvent les innombrables difficultés que peut comporter un tel travail. Les lettrines à leur place, les blancs selon leur rang, appuient les têtes de chapitre, les départs de parties ou de versets. Les titres et sous-titres, en capitales, sont faciles à lire et rompent le moins possible le déroule­ment du texte. Ainsi toutes les pages sont posées et simples (simples dans l'aboutissement, pas dans la recherche de la solution), solides et pleines. La majesté de ce travail convient au livre sacré qu'est la Bible, en chrétienté. Le second monument, c'est le *Livre des morts*. Il est d'abord un livre de dessins ; ceux que des artistes égyptiens firent pour dire l'histoire des esprits et des dieux après la mort corporelle. La présentation que Dominique Martin Morin en a faite est tout entière soumise à la mesure propre aux dessins. Le livre d'aujourd'hui est dans un format, dans une mise en page en somme déterminés par des peintres égyptiens. 22:143 En le regardant, on peut y prendre une autre connaissance de l'art de cette civilisation que celle des reproductions et des textes, car tous les effets sont, comme le format, ordonnés aux dessins et à leur propor­tion. Cela a permis le plus grand respect, la plus grande fidélité à l'œuvre qu'il fallait présenter ; c'est aussi une illustration magistrale de l'universalité du langage plas­tique. \*\*\* Dans le même temps, *Sous la marque*, Dominique Martin Morin préparait déjà le *Chemin de Croix*. Ce livre-ci est commandé par l'œuvre qu'Henri Charlier a gravée et peinte sur les murs de Notre-Dame de Lumière. Certains partis pris d'ensemble font penser au *Livre des morts*, mais il n'y a pas là de recettes. Les recettes techniques, que l'on peut donner car elles sont, en tant que telles, inutilisables, ne doivent pas faire croire que l'unité d'un livre vient infailliblement par l'application d'une règle commune. Aucune règle commune ne permet de tout faire, si ce n'est par invention particulière et adaptée. Et encore, il demeure nécessaire de trouver des solutions, cas par cas : pour les titres trop longs, les pages trop courtes, les coupures de mots en bas de page et d'autres difficultés propres à ce métier. Le *Chemin de Croix* est donc construit autour de l'œuvre d'Henri Charlier ; mais, d'abord, au service de la prière et du chemin de Croix. Double page après double page, les textes et les dessins, la musique et les textes, déroulent le chemin vers la mort de Celui qui est Dieu. L'alternance, texte en maigre et dessins, musique et texte gras, et leur mise en place est d'une rare maîtrise typogra­phique. Quelques solutions, comme les pages 68 et 69, si heureuses qu'elles sont orantes, sont de plus d'un prix particulier. Celui de la fidélité, car ce livre est d'abord le fruit de la fidélité de Dominique Martin Morin. 23:143 Catholique du chemin de la Croix et du chant grégorien, il est fidèle ; l'œuvre d'Henri Charlier l'aura trouvé fidèle aux tracés imposés ; il est fidèle aussi à la traduction des Impropères qu'André Charlier a faite. Enfin, fidèle en toutes choses, pour la fabrication, et soucieux de perfection. La musique du chant grégorien, qui figure dans ce livre, est l'une des mieux dessinées et des mieux gravées qui soient : pas une portée cassée et rien de mécanique dans le dessin des notes. Il a fallu tout graver de nouveau quand Dominique Martin Morin s'est procuré cette merveille par conscience profes­sionnelle, pour André Charlier et Henri Charlier, pour le chant grégorien et le chemin de Croix. C'est dire assez l'importance et la qualité du travail typographique dans ce livre. Ses intimes le savent, mais il faut ajouter que, de surcroît, en quantité et en qualité de souffrance, ce livre est vraiment cher. \*\*\* Un patron de ce temps dit qu'imprimée, l'œuvre est là, qu'il est possible de la lire et donc de l'étudier ; tant mieux si le métier est bon, mais -- dit-il -- si le métier est faible, le texte est imprimé et l'essentiel est fait. Ah patron, attention ! Il y a des œuvres que vous ne verrez plus sans défense du métier. Ce que l'un fait pour la pensée, l'autre le fait pour la typographie. Les deux ne sont pas indépendants dans un livre : plus per­sonne n'imprimera, ne mettra en librairie un texte pro­pre, quand il n'y aura plus personne pour imprimer, pour mettre en librairie un livre propre dans sa fabrica­tion. Ce que l'on peut savoir du métier ne doit jamais cacher que c'est d'abord un service de l'œil et de l'esprit. Il est possible de *montrer* quelque chose dans une page, de disposer un texte pour que son sens parvienne à l'esprit au premier regard. Il n'est jamais permis d'accrocher le regard si durement que le choc passe la compréhension de la juste importance du texte. 24:143 On peut parer un texte pour qu'il se montre -- avec quelle prudence -- jamais pour qu'il racole. Or, la librairie contemporaine tout entière s'est faite racoleuse. Il s'agit de la rendre à la modestie. La typographie se *montre* ou *ne se montre pas* selon la souve­nance. C'est par inconvenance qu'elle se montre toujours, qu'elle s'impose comme une servante maîtresse. \*\*\* C'est une saine ordonnance qui peut, seule, interdire au métier de se livrer aux chercheurs qui ne sont rien d'autre que des arrangeurs. Arrangeurs de textes (falsifica­teurs), arrangeurs de pages (fumistes ignorants, ou cuis­tres). Le Catéchisme de la famille chrétienne n'est pas ainsi arrangé. Ses pages ne sont pas arrangées comme celles des catéchismes dont les grands blancs furent vantés naguère. Mais il est ordonné. Ce livre montre qu'il est un catéchisme, il ne le hurle pas (il est vrai que lui n'a rien à cacher). Il est simple d'enseigner avec ce manuel ; un en­fant peut le lire et ses parents s'y reporter. Ce livre est clair, aussi. Les questions et réponses, nettement déta­chées, ne déchiquettent pas la page. C'est important. Quoi de plus sage et de plus réglé que des questions et des réponses ? Que faire si la typographie parsème ces textes d'un mélange abondant de blancs, de tirets, de points -- sans oublier les différences de caractères ? Que la distrac­tion s'introduise par le biais d'une mauvaise ordonnance, et c'est irréparable. Il n'y a rien de tel dans ce catéchisme. L'un ou l'autre parti est choisi, combinaison de quelques éléments, gras ou italiques, ou point, ou tiret. Cela laisse une impression d'unité dans la diversité des leçons. La mo­notonie indispensable (pour que l'œil se repère et l'esprit se retrouve) est respectée sans raideur ; 25:143 la succession des sous-titres et des leçons dans le chapitre 5 de la troisième partie rend perceptible aux moins avertis la justesse des blancs et du choix des caractères. La résolution de toutes les difficultés propres aux livres scolaires est toujours har­monieuse dans une stricte économie des moyens. Il s'agit là d'un chef-d'œuvre. Un chef-d'œuvre, ce livre ? Oui, déci­dément, je le pense bien. D'autres sont à faire ; Dominique Martin Morin, avec la grâce de Dieu, les fera. Et d'abord la suite des œuvres du Père Emmanuel. Dans la présente corruption de l'esprit d'où provient l'actuelle et immonde décadence des arts, Dominique Martin Morin, *Sous la marque*, défend et illustre son métier. Par fidélité, ce dernier maître-typographe a reçu et transmet. Cette bonne leçon, il faut la faire passer, il faut qu'*elle trouve un joint par où se maintenir*. Ils ne sont pas si nombreux ceux que Dieu donne pour restaurer l'ordre intellectuel et moral, pour former une cité de Dieu sur la terre. C'est notre devoir d'accueillir leurs œuvres, de les respecter, de les connaître, de les aimer. Antoine Barrois. 26:143 ### Hippolyte et Aricie par Henri Charlier Ceux de nos lecteurs qui aiment la musique et qui se sont intéressés à ce que nous avons écrit sur cet art peuvent avoir maintenant une idée d'en­semble de ce qu'est un opéra ou plutôt une tragédie lyrique de Rameau. Car *Hippolyte et Aricie* n'a été joué que deux fois au Marais il y a quelques années ; joué aussi avec une grande perfection musicale à l'Opéra en 1911 (mais c'est bien loin) ; les Indes Galantes dont tout le monde a pu apprécier la richesse musicale ne sont pas une tragédie c'est un « ballet héroïque ». C'est donc une bonne fortune d'avoir l'édition intégrale d'une tragédie de Rameau. Nous le devons à l'Oiseau-Lyre et c'est un acte néces­saire de reconnaissance de le signaler car cette maison d'édition fut fondée à Paris avant la dernière guerre par une Australienne, Mlle Louise B.M. Dyer qui avait compris l'originalité et la qualité supérieure de la musique fran­çaise et fit tout ce qui lui était possible pour la propager. Elle édita les œuvres complètes de François Couperin (ce qui eût été l'ouvrage d'un Ministère de la Culture, s'il ne préférait propager chez nous la barbarie), celles de l'oncle de François, Louis Couperin ; géniales dans leur simplicité. En 1939 elle fit graver la deuxième suite des *Paladins* de Rameau et Roger Desormières en fit deux disques (78 tours) qui n'ont pas été égalés depuis. 27:143 L'Oiseau-Lyre a édité depuis la guerre les pièces de viole de Couperin, et récemment *Béatrice et Bénédicte* de Berlioz ; il contient l'un des chefs-d'œuvre de la musique de ce temps, le duo de deux jeunes filles dont nous avons parlé dans notre article récent sur Berlioz. C'est ainsi. Le texte musical de Guillaume de Machaut qui fut le plus grand musicien de son temps (1300-1375) est édité par Breikopf et aussi l'*Art de toucher le clavecin* de F. Couperin. Les leçons de Ténèbres de ce dernier sont éditées par Bieler de Cologne. C'est une Australienne qui édite ses œuvres complètes. C'est le gouvernement hollan­dais qui a édité les œuvres de Josquin des Prés, s'annexant le plus Français, par ses rythmes et sa composition des musiciens de son temps (1450-1521). Pas étonnant que l'intelligence se ratatine en France, je cite ce qui touche à la musique, mais en tout, nos institu­tions politiques, universitaires, sociales visent à écarter la grandeur, les vues profondes et les grands hommes. La maison qui commença d'éditer l'œuvre complète de Rameau s'est arrêtée en chemin. C'eut été l'œuvre d'un sage gouver­nement de compléter l'ouvrage et d'en rendre aisée la pro­pagation en éditant des parties d'orchestre, de chant et de chœurs indispensables pour faciliter leur exécution. Mais il fabrique à des imposteurs une gloire artificielle... et cer­tainement éphémère. Que diront nos descendants d'un musée Chagall où l'ignominie des formes va de pair avec l'inconsistance de la pensée ? \*\*\* 28:143 Les trois disques de l'Oiseau-Lyre sur l'*Hippolyte et Aricie* ne reproduisent pas l'œuvre au jour de la première représentation qui est d'octobre 1733, mais de la première reprise en 1739. Le prologue a été supprimé, et il y a des coupures dont certaines ont peut-être pour cause simple­ment la dimension des disques, mais l'essentiel est bien conservé et donne une idée juste de l'ordonnance d'une tragédie lyrique. Nous avons expliqué dans « l'année Rameau » (n° 87 d'ITINÉRAIRES, nov. 1964) que notre théâtre musical était la suite authentique de notre théâtre du Moyen Age où l'on voyait simultanément exposés le décor de la terre, du ciel et des enfers (sans compter d'autres *maisons* comme Bethléem ou le Jourdain, suivant le sujet). La scène pas­sait d'un décor à l'autre. La tragédie lyrique présentait ces décors successivement. L'enfer était généralement au deuxième acte ; un « paradis » au troisième ou quatrième ; un ciel ou apothéose finale au cinquième acte. Il est bon de savoir que c'est Corneille lui-même qui a fixé ce plan en faisant jouer en 1651 son *Andromède* avec musique d'Assoucy. Le musicien n'a pas laissé de traces musicales, mais le plan a été repris par Quinault et Lully. L'acte des enfers est très réussi dans *Hippolyte et Aricie* et fait comprendre à lui seul l'esprit de cet art dramatique. L'ensemble de l'œuvre n'est pas aussi parfait que celui de *Castor et Pollux* ou *Dardanus*. Mais c'est une opinion d'artiste ; l'ensemble des littérateurs préfère *Hippolyte et Aricie* et je vais expliquer pourquoi. \*\*\* Rameau avait près de cinquante ans lorsqu'il écrivait son premier opéra. On pense qu'il travaillait en même temps un opéra de *Samson* dont Voltaire avait écrit le livret. Montéclair avait composé un *Jepthé* deux ans aupa­ravant qui avait été joué avec succès. Mais l'Archevêché avait refusé de laisser jouer *Samson*. 29:143 Il y aurait bien à dire là-dessus, le théâtre chrétien avait été interdit par le Parle­ment en 1548 dans l'intention d'éviter les critiques des pro­testants. Malgré cette interdiction, il subsista partout en province et même à Paris, puisque Arnoul Gréban, maître ès-arts, bachelier en théologie, organiste et directeur de la maîtrise de Notre-Dame de Paris y fit jouer avant 1555 le célèbre mystère qu'il avait écrit pour les *Confrères de la Passion*. Arnoul Gréban était musicien et poète ; son drame religieux était ce qu'allait être notre tragédie lyrique. Pendant la période d'anarchie de la fin du XVI^e^ siècle, la représentation des mystères continua, mais dès que l'ordre fut rétabli, dès que put jouer l'interdiction du Parle­ment, les artistes furent obligés de se servir des mythes du paganisme. Le clergé en interdisant l'art théâtral religieux avait laissé se créer les conditions qui rendaient désormais fâcheuse la représentation scénique des mystères ; car au lieu d'acteurs faisant partie d'une confrérie religieuse et jouant aux grandes fêtes, on eut de simples acteurs, chanteurs, danseurs professionnels, désireux d'exercer leur métier en tout temps, ce qui n'est nullement favorable à sa qualité. Tel fut le résultat de la Réforme et de la Renais­sance : une paganisation de la société civile. Et le mélange des sexes au théâtre y produisit tous les dangers normaux de la promiscuité. Ce danger s'étale aujourd'hui dans nos Universités. Au temps de Rameau, les chanteuses et dan­seuses célèbres étaient devenues pour la plupart des filles entretenues richement. On comprend la perplexité des auto­rités religieuses. Le cas s'est produit de nos jours, lorsqu'on annonça en 1911 les représentations du *Martyre de S. Sébastien *; on apprit que le rôle du saint serait tenu par une danseuse russe trop bien connue. Le cardinal Amette demanda aux catholiques de s'abstenir d'assister aux représentations. 30:143 Il se trouva que Debussy, grand pécheur assurément (mais qui de nous oserait se comparer sans avoir l'âme d'un phari­sien ?) y avait écrit les deux plus belles pages de la musique religieuse de ce temps ; il devait mourir assez tôt après heureuses pages à présenter au jugement. Il y a des conflits de la règle et des mœurs comme des mœurs ou de la règle avec la grâce. La terre est une vallée de larmes. \*\*\* Lorsque Corneille écrivit son *Andromède* en 1651, on peut dire que la tradition d'un théâtre musical, avec chan­gements de lieux et décors variés, n'avait pas été inter­rompue. L'Hôtel de Bourgogne appartenait toujours aux *Confrères de la Passion* qui l'avaient loué d'abord à Alexandre Hardy avec toute leur machinerie ; Hardy a donné les premières ébauches de ce que furent la tragédie, la comédie classiques, la farce et l'opéra. Notre tragédie lyrique n'est donc pas une création en quelque sorte artificielle d'une époque donnée. Elle est de son temps, certes, mais reste la suite d'une longue tradition. Revenons à Rameau, perplexe devant l'impossibilité de faire jouer *Samson*. Rameau se tourna vers l'abbé Pellegrin, auteur du livret de *Jephté*, pour lui en donner un. Malgré ses cinquante ans, Rameau était un débutant, un simple maître de clavecin. Les auteurs de livrets étaient très considérés, ils touchaient autant que le musicien. Rameau dut accepter le livret de l'abbé Pellegrin sans oser imposer ses vues de musicien dramatique comme il le fit dans les ouvrages suivants. Il dut si bien l'accepter que l'abbé lui demanda de signer une obligation de 50 pistoles si par sa faute la pièce ne réus­sissait pas. Cet homme avait du goût, car il comprit à la première audition en privé, chez La Pouplinière, la valeur de l'œuvre. 31:143 Il se leva précipitamment de sa place après l'audition d'un morceau qui l'avait particulièrement frappé, et traversant la salle pour aller trouver Rameau qui diri­geait l'orchestre, il lui dit en présence de tout le monde : « Monsieur, quand on fait de la musique comme la vôtre, on n'a pas besoin de caution ». Et il déchira le billet que Rameau avait signé. Il n'était pas sans mérite car la pièce faillit tomber en partie à la suite d'une cabale et Rameau très déçu écri­vait : « Je me suis trompé. J'ai cru que mon goût réussi­rait et je vois qu'il n'en est rien. Mais je n'en n'ai point d'autre et je ne ferai plus d'opéras. » La cabale céda devant le succès progressif de l'ouvrage. L'abbé Pellegrin avait repris le sujet de la *Phèdre* de Racine et dit dans sa préface s'étonner de ce que Quinault (le collaborateur de Lully) ne l'ait pas fait avant lui, « *tant le sujet convient, par le merveilleux qu'il renferme, au théâtre lyrique *». Mais comme le titre lui-même l'indique, l'intérêt s'est déplacé. Le sujet est devenu le jeune et mutuel amour d'Hippo­lyte et d'Aricie traversé par la passion de Phèdre et les erreurs de Thésée. Le premier acte débute par une rencontre d'Hippolyte et d'Aricie dans laquelle se dévoile leur amour réciproque, mais Phèdre, pour se débarrasser d'Aricie, veut la faire entrer au couvent -- il n'y a pas d'autre mot -- mais c'est au couvent des prêtresses de Diane. La scène du début a bien décidé Aricie à refuser d'y entrer de force. Les prê­tresses l'appuient et Phèdre entre en fureur. Le ballet est dansé par les prêtresses de Diane qui vantent « le doux charme de la paix ». Le second acte se passe aux enfers où Thésée a voulu accompagner son ami Pirithoüs. Il est tourmenté par les furies et passe devant le tribunal de Pluton. Condamné, il invoque alors son père, Neptune, pour qu'il le tire de là. Le roi des Dieux Jupiter intercède, Pluton cède mais commande aux Parques de lui prédire son sort « Tu quittes l'infernale rive pour trouver l'enfer chez toi... ». « Où cours-tu ? malheureux... » 32:143 Au troisième acte, Phèdre sachant Thésée aux enfers, croit sa passion pour Hippolyte autorisée par la mort de son époux et s'en ouvre au jeune homme. Mais lorsqu'elle s'aperçoit qu'il aime Aricie, sa jalousie éclate en cris de fureur, elle veut même se tuer et pour cela arrache de son étui l'épée même d'Hippolyte. Juste à ce moment Thésée arrive, sauvé des enfers. Œnone la suivante de Phèdre joue le même rôle que dans Racine. A mots couverts elle charge Hippolyte. Là-dessus les habitants de Trézène viennent faire fête à leur roi qu'ils n'espéraient plus revoir. Mais on peut dire que ces chœurs, ces danses pleins d'une vie de qualité supérieure interrompent dramatiquement l'œuvre, car l'acte de ce fait n'a aucune unité musicale. Ensuite Thésée se recueille et demande à Neptune son père de châtier Hippolyte. Acte IV. -- Hippolyte part en exil, il arrive en un bois consacré à Diane, sur le rivage de la mer. Aricie le rencontre et lui reproche son départ. Il en explique la cause et ils s'unissent tous deux aux chasseurs et aux chasseresses qui viennent fêter Diane. Cette scène admirable est ici parfai­tement à sa place, car les jeunes gens dévots à Diane s'unissent très normalement à la fête malgré leurs préoccu­pations et après l'arrivée du monstre et la disparition d'Hip­polyte c'est le chœur même des chasseurs qui accueille Phèdre lors des tragiques aveux de la malheureuse femme. Hippolyte s'élance contre le monstre et disparaît derrière les flammes et la fumée. Alors se déroule la scène la plus tragique de toute la musique dramatique car Phèdre arrive à ce moment : « *Quelle plainte en ces lieux m'appelle ? *» Elle dialogue avec le chœur, ses remords éclatent et le chœur conclut : « Ô remords superflus ! Hippolyte n'est plus ! » 33:143 Le V^e^ acte débute par les remords de Thésée et sa puni­tion. Hippolyte a été sauvé par Diane, mais son père ne pourra le revoir. La scène change ici et nous sommes trans­portés dans les « jardins délicieux de la forêt d'Aricie ». La jeune fille s'y réveille au son de « doux concerts » ; la mémoire lui revient, elle pleure Hippolyte. Mais une troupe vient en ces lieux invoquer Diane. La déesse arrive, rame­nant Hippolyte. Les jeunes gens se reconnaissent ; suit une musette d'un charme puissant, pleine d'émotion comme une aspiration au Paradis perdu et une chacone dansée qui est une évocation du jeune amour. Tel est le livret que dut accepter Rameau. Nous l'avons simplifié en le résumant, car il renferme des complications inutiles dont les musiciens ont horreur. \*\*\* Dans le théâtre parlé, les mots et les gestes sont le seul moyen d'expression ; les dialogues sont le moyen d'art na­turel de la poésie dramatique ; les incident variés qui peu­vent animer ces dialogues sont les bienvenus s'ils concourent à la pensée générale de l'œuvre, ils donnent plus de vie, excitent le sentiment d'attente ; mais les incidents variés ainsi compris n'intéressent pas la musique qui a ses idées propres et sait fort bien les varier sans le secours des mots. Le sujet d'une tragédie classique, française ou grecque, est le dénouement d'événements amenant une crise brutale. Mais la « *scène à faire *» et les multiples incidents n'inté­ressent pas le musicien parce que la musique s'exprime par de tout autres moyens ; il lui faut du temps là où le drame parlé demande de la vitesse ; et les dialogues sont pour elle des hors-d'œuvre qu'elle doit traiter comme tels. Ra­meau refusa un livret que lui proposait Voltaire « parce qu'il y avait trop de récitatifs ». 34:143 Les librettistes sont portés à y manifester leur instinct dramatique -- s'ils en ont. Rameau était si peu satisfait des récitatifs des Indes Galan­tes qu'en publiant la partition il les supprima tous et mé­langea les airs et les chœurs des différentes entrées, sauf ceux des Sauvages. Rameau a écrit d'admirables récitatifs, mais au lieu d'être comme dans Gluck une sorte de psalmodie monotone séparant des airs, ceux de Rameau sont une réunion d'airs très courts ou plutôt une mélodie continue qui relie entre eux les passages appelant un développement plus riche. C'est en somme ce que Wagner dut retrouver lui-même pour constituer, en son temps, une dramaturgie musicale comme Rameau l'avait fait dans le sien. Mais Wagner ac­compagnait ces parties récitatives de tout le poids de l'or­chestre, ce qui les alourdissait sans bénéfice pour la musi­que (au contraire), tandis que Rameau les accompagnait très musicalement, mais légèrement, avec le clavecin, les violons et les violoncelles. La manière de Wagner n'est pas un progrès. Ce fut une erreur lors des représentations des Indes Galantes de faire instrumenter les récitatifs. Wagner et Rameau se trouvent (avec les qualités musi­cales si différentes des deux nations) du même côté de la barricade. Ils sont contre l'Opéra italien et contre Gluck. L'Opéra italien est sorti de la tragédie de salon mise en musique, le nôtre est issu du ballet chanté. Jacobo Peri, l'un des musiciens qui, vers 1600, créèrent l'Opéra italien, disait : « *considérant qu'il s'agissait de poésie dramatique et qu'ainsi le chant devait toujours se modeler sur la paro­le... *» et Gluck deux siècles plus tard : « *je me suis forcé de restreindre la musique à sa fonction véritable qui est de servir la poésie au moyen de l'expression et en suivant les situations de la fable *». 35:143 L'un et l'autre acceptaient la forme dramatique propre au langage et l'ornaient d'une musique adaptée à cette for­me. Comment de très grands musiciens accepteraient-ils de *restreindre la musique*, eux pour qui la musique est le langage de l'esprit ? Pour Rameau et Wagner, la musique doit développer dans le langage qui lui est propre les idées du poème. Wagner dirait même que le poème naît de la musique. Ce doit être une naissance simultanée ; Wagner, comme Berlioz, écrivait lui-même ses livrets. Rameau, après son début triomphal dans *Hippolyte et Aricie*, étudiait le livret avec le librettiste qu'il soumettait à ses visions mu­sicales. Le théâtre ne s'abaisse peut-être pas pour montrer les pas contrastés de danseurs qui font voir le rythme plu­tôt que deux personnages qui se disputent ou un chanteur immobile chantant un air à couplets comme : « *j'ai perdu mon Eurydice *». Dans l'Opéra de Rameau, Pollux veut abandonner son immortalité au profit de son frère en le remplaçant dans le séjour des morts. Qui est chargé de nous décrire le combat intérieur ou les regrets de Pollux ? Une danseuse, Hébé avec sa suite qui chante : « Jeune immortel oie courez-vous ? » Il y a 10 pages de partition pour piano, deux chœurs, trois danses chantées que Pollux entrecoupe de brefs récitatifs : « *Plaisirs que voulez-vous de moi ? *» Voilà ce qu'est à la scène le développement musical d'un sentiment. Les *Filles-Fleurs* de *Parsifal* représentent pour le « héros pur et simple » la tentation de l'amour charnel. Le Pollux de Rameau doit choisir entre les « loisirs » et le sacrifice. Dans l'acte IV de la même tragédie lyrique, Cas­tor passe par la même épreuve que son frère Pollux. Dans les Champs-Élysées que les anciens regardaient comme une sorte de vie ralentie, il regrette la vie, l'action, l'amour et chante : « *Séjour de l'éternelle paix, ne calmerez-vous point mon âme impatiente ? *» Les ombres heureuses, sur une mélodie issue de la sienne, dansent et chantent : « *Qu'il soit heureux comme nous... Ici se lève une aurore qui brille et dure toujours... Les plaisirs y sont durables... *» Là-dessus, Pollux force la porte du séjour éternel... Il y a cinq pages de danses, autant de chœurs et de chants pour décrire ce qui fermente dans l'âme de Castor. 36:143 Et Rameau ne se répète pas ; le tableau d'Hébé et de Pollux est d'une jeunesse humaine en fleur. Celui de Castor et des ombres heureuses en est le complément : il se passe sur un autre plan. Les littérateurs qui ne voient aucun incident dra­matique trouvent que l'action piétine. La musique leur échappe. Or elle évolue ; ce ballet part de la mélancolie de Castor pour aboutir à une gavotte et des passepieds (forme rapide du menuet) qui (en dépit de paroles banales) abou­tissent à une espérance, non satisfaite, mais à une espé­rance. Il n'est pas un air, un chœur, une danse dans Rameau qui ne témoigne d'un esprit pensif dominant la vie, les passions, les sentiments, la gloire -- et son œuvre même. \*\*\* La critique littéraire estime donc que le livret d'*Hippoly­te et Aricie* est le meilleur que Rameau ait eu à mettre en musique. Il a cependant moins d'unité que *Castor, Dardanus* ou *Zoroastre*, car lorsqu'on enlève le premier rôle à Phèdre que reste-t-il qu'un jeune amour traversé ? Et il est encom­bré de détails soi-disant dramatiques qui nuisent à l'unité musicale. Dans l'acte des *Enfers* qui parvient à rester grandiose malgré cela, Thésée se bat à deux reprises contre une furie ; à la fin, Mercure descend du ciel pour faire céder Pluton ; ce sont des incidents qui animeraient un drame parlé avec des personnages appartenant au sujet de la pièce, mais ici parfaitement inutiles, et la véritable grandeur apparaîtrait mieux si l'affabulation se réduisait à la colère de Pluton, au jugement de Thésée, à sa prière et aux deux trios des Parques. Le premier des deux, lent et grave, si­gnifie à Thésée la dépendance où nous sommes de la toute-puissance divine ; le second, menaçant et terrible, donne la terreur de l'avenir inconnu. 37:143 C'est-à-dire une traduction sensible et théâtrale, plastique et musicale, des états d'âme de Thésée et de notre condition de créature liée à Dieu. L'esprit chrétien est tout proche dans ces drames mytholo­giques. Champfort (1741-1796) écrivait en un temps où la forme de l'opéra français régnait toujours en France : « *Le poète qui fait une tragédie lyrique s'attache plus à faire illusion aux sens qu'à l'esprit ; il cherche plutôt à produire un spectacle enchanteur qu'une action où la vrai­semblance soit exactement observée. Il s'affranchit des lois rigoureuses de la tragédie, et s'il a quelqu'égard à l'unité d'action, il viole sans scrupule les unités de temps et de lieu, les sacrifiant au charme de la vérité et du merveilleux.* « *...Une intrigue nette et facile à dénouer, des caractères simples, des incidents qui naissent d'eux-mêmes... *» Son jugement sur la forme du livret est intelligent, mais il est évident que la musique ne lui dit pas grand chose. La preuve en est quand il déclare « *que la tragédie lyrique s'attache plus à faire illusion aux sens qu'à l'esprit *». L'acte des *Enfers* d'*Hippolyte et Aricie* est enchanteur, certes, mais par l'éclat des vérités profondes dont Pluton et les Parques sont des paraboles et qui ne sont grandes ici que par la profondeur de la musique. C'est l'éternel conflit des hommes du langage avec les artistes. Que les artistes sont sots de vouloir faire parler d'eux, ils sont sûrs qu'on en parlera de travers ; les litté­rateurs, les philosophes se croient des « spécialistes de l'universel » et veulent nous expliquer nos arts qu'ils n'ont jamais pratiqués. Est-ce que le chant de l'*exultet* n'est pas de l'universel ? ou le fronton du Parthénon ? Que dire de la colonnade du Louvre ou de la galerie romane de l'évêché d'Auxerre où s'exprime, avec la grandeur de ce qui est très simple, le retrait contemplatif de l'esprit au-dessus du monde ? 38:143 Aristote déjà a voulu donner les lois de la tra­gédie (sans en avoir fait) et Corneille lui répond bonnement que le succès a justifié beaucoup de pièces où les règles ne sont point observées. Il ajoute : « *L'exclusion des personnes tout à fait vertueuses tombant dans le malheur, bannit les martyrs de notre théâtre. Polyeucte y a réussi contre cette maxime, et Héraclius et Nicomède y ont plu bien qu'ils n'expriment que de la pitié, et ne nous donnent rien à crain­dre, ni aucune passion à purger, puisque nous les voyons opprimés et près de périr, sans aucune faute de leur part, dont nous puissions nous corriger à leur exemple. *» Aristote, comme Socrate, fait de l'art une psychophy­siologie des passions, mais l'art est métaphysique par es­sence. Corneille en donnant pour grand motif d'émotion dans la tragédie l'admiration plutôt que la douleur et la pitié pénètre vraiment au plus profond de l'art car il fait de la grandeur d'âme le fond de la vie morale comme la beauté est « l'éclat du vrai ». \*\*\* Rameau était de la même race que Corneille. Qu'a-t-il donc fait du livret de l'abbé Pellegrin ? Sans en changer une ligne, il l'a transformé. Le personnage principal n'est pas Phèdre, tragique victime du péché originel, ni les charmants jeunes gens que sont Hippolyte et Aricie, c'est Thésée. Ce héros qui avait débarrassé la Grèce « de tant de monstres divers », craint, respecté, peu aimé chez lui, de­vient par le génie de Rameau la grande figure solitaire d'un homme de prière qui fait l'apprentissage de ce qu'il faut demander. Il prie Pluton avec une dignité véhémente, il prie son père Neptune, et les deux prières qu'il lui adresse sont parmi les sommets de l'œuvre. Son amitié pour Piri­thoüs l'a entraîné dans une entreprise impossible ; il accep­te de partager le sort de son ami : il est prêt à tous les sacrifices, mais il ne sait comment faire ni quoi. 39:143 Il souffre et peine à en prendre son parti. Il pourrait s'appeler Adam car c'est une figure très humaine, consciente de la dépen­dance où il est de Dieu et grandi par l'acceptation de la souffrance. Il s'en suit que l'acte des *Enfers* d'*Hippolyte et Aricie* est le plus important de l'œuvre car Thésée y paraît seul des principaux protagonistes de la tragédie. Rameau n'est pas racinien. Les héros de ses grandes œuvres dramatiques sont des hommes, Castor et Pollux, Dardanus, Zoroastre, la générosité et le sacrifice sont chez eux, malgré les épreuves qui en résultent, toujours au bord de l'âme. Les figures féminines de Rameau sont nobles et touchantes ; il n'eut jamais l'intention d'incarner en l'une d'elles le fond de sa pensée. Sinon ce qu'un artiste n'en peut cacher. \*\*\* Il nous reste à parler des disques eux-mêmes et de l'in­terprétation. Les disques reproduisent l'édition de 1739, celle de la première reprise de l'œuvre. Le prologue fut supprimé : la pièce n'y perd rien (ce qui n'est pas le cas pour Castor). Il y eut très peu de changements, l'abbé Pellegrin satisfaisait les hommes de lettres, tandis qu'aux reprises *Castor et Pollux*, *Dardanus* en subirent de très im­portants qui détruisaient la conception personnelle de Ra­meau. On s'étonne de la facilité avec laquelle Rameau acceptait ces changements généralement très défavorables à sa con­ception musicale. En voici la raison : les musiciens n'étaient pas très bien traités, les librettistes touchaient autant qu'eux-mêmes, et après la 2^e^ représentation, ils n'avaient droit à rien du tout, sinon à ce qu'on leur donnerait bénévo­lement ; l'œuvre appartenait au théâtre. Les remaniements permettaient aux auteurs de recevoir les émoluments dus à une pièce nouvelle. 40:143 Et si Rameau, comme il est vraisem­blable, préférait (ainsi que tous les musiciens) la première forme de ses œuvres, il savait qu'elle subsistait, pouvait être reprise, et qu'il aurait un jour sa revanche. Au III^e^ Acte d'*Hippolyte et Aricie* l'air de Phèdre : *Cruelle mère des amours* qui est très beau (c'est celui que vous entendrez sur le disque) fut remplacé par un air moins beau, mais plus court. Il fut même remplacé par un simple prélude suivi d'un récitatif de Phèdre (souvent on est obligé de raccourcir au théâtre). Ce prélude, d'une beauté exceptionnelle, comporte huit lignes de partition et son harmonie est incisive comme celle d'Erik Satie, mais pour avoir tout son sens il eût exigé une danseuse dans le rôle de Phèdre. C'est la solution adoptée par Claude Duboscq pour le rôle de sainte Colombe. Ce prélude fut rapidement remplacé. Vous le trouverez au supplément de la grande édition. Dans les disques, l'interprétation des chanteurs, dans l'ensemble, est excellente. Ce sont des chanteurs dramati­ques qui jouent réellement leur rôle, et les quelques traces d'accent étranger -- rares d'ailleurs -- n'en rendent que plus touchant l'effort considérable d'interpréter une par­tition entière dans une langue qui n'est pas la sienne. L'interprétation musicale est bonne dans l'ensemble ; elle souffre d'un mal général : *la tradition pour* *exécuter la musique française de ce temps est complètement perdue.* Tandis que Mozart ou Beethoven n'ont jamais cessé d'être joués depuis que ces compositeurs dirigeaient eux-mêmes leurs œuvres, celles de Rameau ont cessé d'être jouées pen­dant un siècle et on les interprète souvent avec les habitudes données par la musique allemande, avec une bien trop grande régularité de la mesure. La grande Encyclopédie de Diderot à l'article Chronomètre dit : « (Dans la musique française) *il n'y a peut-être pas dans un air quatre mesures qui soient de la même durée *», et l'article conclut à l'inuti­lité pour la musique française de ce que nous appelons un métronome. 41:143 Nos récitatifs changent constamment de mesure pour se plier à la liberté de l'invention mélodique. L'abbé Du Bos (1719) écrivait : « *Les étrangers trouvent que nous entendons mieux que les Italiens le mouvement et la mesure et que nous réussissons mieux que les Italiens dans cette partie de la musique que les Anciens appelaient le rythme. *» Rameau écrivait : « *N'oublions pas que l'expression d'un sentiment, surtout de la passion ne produit aucun effet qu'en altérant la mesure... Vouloir faire l'éloge de la musi­que italienne en ce que la mesure y est toujours observée, c'est lui refuser l'expression... *» Il dit que *l'objet de notre musique* « *est le sentiment qui n'a point de mouvements dé­terminés et qui par conséquent ne peut être asservi partout à une mesure régulière sans perdre de cette vérité qui en fait le charme. *» (Code de musique pratique.) Mais à partir de 1750 l'esprit de la musique italienne avait envahi la musique en tous pays, surtout en Allemagne, qui avait toujours eu préférence pour une mesure lourde et régulière ; la musique française était de moins en moins comprise. Un Anglais, Burney (1776-1789) ne tolérait et même n'admirait les danses de Rameau que parce qu'il y trouvait « *quelque mesure et mouvement déterminés *». Il ne pouvait supporter : « *ces éternels changements de me­sure qui taquinent et déçoivent toutes les oreilles habituées à une autre musique *». Rousseau écrivait : « *...Figurez-vous un charivari sans fin d'instrument sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses... Tout cela forme une es­pèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. *» D'Alembert renchérissait : «* La fureur de nos musiciens français est d'entasser parties sur par­ties... *» A quoi Rameau répondait : « *Vos philosophes, gens de lettres et artistes que vous prenez comme juges de vos opinions... n'ont peut-être encore écouté que des chan­sons, même dans un âge avancé. *» 42:143 Ne croirait-on en lisant les réflexions de J.-J. Rousseau contre la musique française, c'est-à-dire contre Rameau, entendre les critiques faites à Wagner, Berlioz et Debussy ? La civilisation de l'*homo loquax* n'est pas favorable à la musique. \*\*\* L'analogie entre l'œuvre de Wagner et celle de Rameau est certaine. Au moment où l'influence de Wagner était à son sommet, en France précisément, il y a soixante-dix ans, un écrivain anglais, Houston Stewart Chamberlain, dans un article sur « Wagner et le génie Français » (*Revue des Deux Mondes,* 1896) (cité par Paul-Marie Masson) notait « *l'affinité véritable qui existe entre l'œuvre dramatique de Wagner et l'opéra classique français... cet opéra qui va de Lulli à Spontini et qu'il est impossible de confondre avec l'opéra Italien *». Forme à laquelle, avec ses qualités propres, appartient le *Don Juan* de Mozart. Mais bien que Rameau et Wagner aient la même concep­tion musicale du drame, la différence du temps et des hommes fait que Rameau avait un langage musical franc et décidé répondant à l'idée de la dignité humaine qu'il magnifiait dans son œuvre et qu'on peut résumer ainsi « dans la patience vous posséderez vos âmes ». Son langage était si franchement tonal que la mélodie du *trio des Songes* de *Dardanus *: « Par un sommeil agréable... », est le déve­loppement de l'accord de neuvième dominante du ton choisi. Sa modulation est à l'opposé de celle de Bach qui excelle à passer dans tous les tons possibles par les nuances les plus douces ; ce fut tellement admiré au XIX^e^ siècle que Vincent d'Indy encore en faisait le grand artifice de ses développe­ments. L'enharmonie servait à Bach pour passer en dou­ceur d'un ton à un autre. Rameau s'en servait pour causer à l'esprit de l'étonnement en s'arrangeant pour que l'esprit remarque quelle différence existe entre le *ré bémol* et le *do dièse.* 43:143 Wagner au contraire est le principal artisan de la dis­solution de la tonalité. Il était donné à Erik Satie, Debussy, Claude Duboscq de la remplacer par l'utilisation des anciens modes, négligés du temps de Rameau, et recréer une nouvelle langue harmonique. \*\*\* Il est un autre mal particulier à tous les disques lors­qu'ils reproduisent de la musique dansée. Les jambes des danseurs ne sont pas là pour modérer la virtuosité des ins­trumentistes. Mais il est bien certain que *la virtuosité tue la musique *; les compositeurs n'osent pas écrire des œuvres trop simples : on ne les jouerait pas. Ils se croient tenus à la complexité. Ici comme partout les airs graves sont joués trop vite, ceux qui sont marqués vite sont joués très vite. Le respect de la mesure tout le long d'un air, lors des représentations des *Indes Galantes* à Paris, forçait les chan­teurs à avaler de travers les vocalises. Dans les disques que nous recensons, l'esprit du chant est meilleur. Il y a par contre quelques contresens musicaux causés par cette idée que la musique française du XVIII^e^ siècle doit être légère. Le premier rigodon du 3^e^ acte est marqué *vite*, il est joué *très vite*. Le second n'a pas d'indication, on le joue comme on le sent. Par entraînement il est joué dans un mouve­ment vif saccadé qui le dénature. Enfin, au 5^e^ acte, la scène des jardins d'Aricie n'est pas comprise, et d'ailleurs mal­heureusement écourtée. Elle est jouée d'une manière sacca­dée contre l'esprit même de la scène. Mais l'*Oiseau-Lyre* s'est racheté d'avance car il a publié il y a déjà longtemps un disque 33 tours d'extraits de la même tragédie, (3^e^, 4^e^ et 5^e^ actes) (OL 50034) où cette admirable scène est com­plète et mieux comprise. 44:143 Il est reconnu que non seulement notre musique ne se jouait pas en mesure mais il est attesté (dès le XVI^e^ siècle) que l'usage était de jouer inégalement les notes de faible valeur (les croches en général) qui se succédaient par degrés conjoints (comme ré, do, si, la). Ce qui fait dire à Couperin dans son *Art de toucher le Clavecin *: « *Nous écrivons dif­féremment de ce que nous exécutons, ce qui fait que les étrangers jouent notre musique moins bien que nous ne faisons la leur. Au contraire, les Italiens écrivent leur mu­sique dans les vraies valeurs qu'ils l'ont pensée. *» Cela tient à ce que ces différences de valeur *ne peuvent être notées*. Les croches conjointes sont jouées inégalement mais c'est encore un héritage du chant grégorien où les al­longements comme les notes dites *liquescentes*, les *celeriter* (c) et les *tenete* (t) des manuscrits n'indiquent pas un al­longement ou un raccourcissement mathématiquement me­surable mais une nuance dans la vie rythmique. Ramener les croches conjointes à une croche pointée et une double croche est la pire erreur à faire, car nos musiciens lorsqu'ils désirent cet effet rythmique le notent toujours. On, doit encore avertir les auditeurs que *le diapason a monté de près d'un ton* entre le temps où Rameau compo­sait *Hippolyte et Aricie* (1732) et celui où fut fixé le diapa­son normal (1860). Cela importe pour la musique instru­mentale elle-même, mais cela est désastreux pour le chant, car on peut construire les instruments de manière à ce qu'ils donnent ou puissent donner un diapason plus aigu, mais on ne peut changer la tessiture de la voix humaine. Les voix exceptionnelles s'en tirent bien, mais les chœurs se fatiguent rapidement ; ils sont portés à hurler. Or les instrumentistes, par fatigue ou accoutumance nerveuse, sont portés, pour mieux sentir ce qu'ils jouent, à toujours monter le diapason. Le jazz américain a beau­coup accéléré cette tendance et malheureusement les fac­teurs d'instruments, pour en vendre, suivent le mouvement, au grand détriment de la musique ancienne. \*\*\* 45:143 Un auteur anglais contemporain, Cuthbert Girdlestone, a écrit le livre le plus important qu'on ait jamais fait sur Rameau. Il est très complet, renferme beaucoup d'exemples musicaux, et nous lui avons emprunté certaines de ses ci­tations. L'édition française a paru chez Desclée de Brouwer. Il y écrit (p. 195) : « *Tout le monde, même un Français, aborde le XVIII^e^ siècle à travers la tradition italo-allemande de Bach, Händel, Haydn et Mozart. Quoique les rythmes de ces maîtres soient moins monotones qu'on ne l'a dit par­fois, c'est seulement chez Bach qu'il règne une grande va­riété. Chez les petits maîtres, surtout ceux de la seconde moitié du siècle, la régularité atteint quelquefois à la rigi­dité. Une des grandes surprises que nous éprouvons lorsque nous découvrons la musique française d'opéra et de clavecin des époques de Louis et François Couperin et de Rameau est la souplesse constante et la vitalité des rythmes... Il faut pousser jusqu'à l'époque post-romantique pour retrouver une telle liberté. La génération du docteur Burney* (*1776-1789*) *ne la comprenait pas ; les mesures rigides que nous reconnaissons comme celle de la musique* « *classique *», *avec leurs temps forts et faibles bien accentués, avaient émoussé sa sensibilité, et elle ne sentait pas les sinueuses finesses des rythmes français qu'elle considère comme in­formes... Mais nous, dressés par tout ce qui est apparu avec Debussy, nous sentons autrement et nous nous plaisons à ces lignes vivantes dont les rythmes ne sont pas moins fermes pour n'être pas assujetties à un schéma stéréotypé. D'ailleurs il semble qu'un sens du rythme sans entraves, nerveux plutôt qu'accentué, soit un trait de la musique fran­çaise durant toute son histoire. *» Et il cite un auteur alle­mand Herman Abert (1920) qui dans un livre sur Mozart considère « *que le rythme a toujours été la qualité maîtresse de la musique française *». 46:143 Nous savons pourquoi. La liberté du rythme répond fidèlement à la spontanéité de l'esprit, car la vie psycho­logique est sans cesse nouvelle et imprévisible. Il ne s'agit pas de la pensée de seconde ou troisième main des manuels d'enseignement qui est seulement une mise en ordre plus ou moins logique des connaissances acquises, mais de la pensée vivante, créatrice, qui se perfectionne dans un mouvement original vers la vérité de son être et celle de l' « étant ». La mesure identique et répétée est le moyen principal de traduire les mouvements de la passion à l'imitation des battements du cœur. Pendant le cours du XVIII^e^ siècle, la musique italienne et l'allemande ont fait descendre l'ex­pression musicale d'un étage. Les dons naturels des artis­tes n'y font rien ; un philosophe aussi funeste que Kant n'était pas sans dons philosophiques, je pense. Le malheur des temps qui détournait tous ces hommes de la révélation chrétienne leur enlevait la paix, l'intelligence de la douleur, et les laissait comme idolâtres de leurs passions et incapa­bles de se supporter eux-mêmes, malgré tout leur orgueil. C'est cela le romantisme. Le renouveau de la musique française à la fin du XIX^e^ siècle, avec Erik Satie et Debussy, a consisté à retrouver (à garder) le rythme de l'inspiration première. Celle-ci est toujours libre, mais on peut la faire rentrer dans un système mensuraliste qui est favorable à l'excitation sensible provo­quant l'émotion. Il y en a un exemple manifeste dans la neuvième symphonie de Beethoven. Ce musicien très lucide, avant d'exposer à l'unisson le fameux thème de la joie, fait reparaître successivement, en quelques mesures, tous les thèmes de la symphonie. Et quinze mesures avant le début du thème, il note scrupuleusement son inspiration ; elle présente quatre membres l'un de trois, le second de cinq, le troisième de trois, le dernier de quatre notes égales. Il suffit de mettre une blanche pour avoir une mesure à quatre temps, c'est-à-dire celle d'une marche, et cette « ode à la joie » aboutit à une marche militaire caractéri­sée. 47:143 Ô Walkiries ! Ô Odin ! Voilà comme on transforme un mouvement de l'âme en mouvement du corps qui commande à l'esprit. Mais on peut s'efforcer de garder la liberté de l'inspi­ration dans la notation et dans le développement. Ce fut l'œuvre de nos musiciens. \*\*\* Qu'en est-il advenu ? A part Claude Duboscq mort in­connu à quarante ans (1938), personne n'a continué cette œuvre -- sinon quelqu'autre inconnu qui végète -- (mais Dieu peut se lasser d'envoyer des grands hommes à un peuple qui les méprise et n'en fait aucun usage). Nous avons exposé dans l'article sur «* Les deux voies de la mu­sique. *» (n° 123 d'ITINÉRAIRES) quel choix s'offrait aux artistes. Le snobisme (et l'intérêt des marchands) s'est porté sur une peinture dite « *abstraite *» qui remplace les formes vivantes par une géométrie qui les tue et n'est autre qu'un matérialisme. De même, il adopte une musique dite «* con­crète *» et amorphe qui recherche seulement les sonorités jamais entendues. Autre matérialisme. Là-dessus, les negro-spirituals contemporains réintroduisent dans la musique ces batteries aux temps forts réguliers comme un bruit de fond indispensable et lancinant à une sensibilité salta­trice émoussée. La liberté rythmique est un héritage de l'état d'âme qui nourrit le chant grégorien. Elle seule est capable d'un art spirituel. Les musiciens français, en en retrouvant la tech­nique et l'usage au début de ce siècle, contribuaient -- ce qui est socialement leur rôle -- à tourner l'attention de leurs concitoyens vers la vie de leur âme. C'est ce qu'ont fait aussi Péguy et Claudel de manière analogue à l'aide d'une rythmique libérée. Et Bergson aussi était sur la même voie lorsqu'il détruisait les classifications de l'associationnisme par son analyse de l'acte libre. 48:143 Et un clergé naturaliste se vante d' « avoir la peau » du chant grégorien et favorise la pire musique, la moins capable d'élever l'âme vers Dieu, car elle est faite pour surexciter les mouvements de la chair. Nos cathédrales lui pèsent, il voudrait bien se débarrasser de ce qui reste la gloire la plus originale et la plus pure de la pensée occiden­tale. Nous sommes en pleine barbarie et notre gouverne­ment, par ses réformes pédagogiques, veut contraindre tout un peuple à s'y vautrer. \*\*\* Les Français comprendront-ils un jour qu'ils ont à dé­fendre des traditions qui leur ont été confiées et qui ont une portée universelle ? Le langage musical est celui qui agit le plus violemment sur la sensibilité. Il nous a été donné d'avoir à le régler sur les mouvements propres à l'âme. Laisserons-nous les artistes qui se vouent ou se sont voués à cette tâche tou­jours incompris et rejetés par leurs concitoyens ? Alors qu'ils leur offrent d'élever en dignité et en grandeur par la musique les jeux honnêtes, les débats de l'âme et la louange divine ? Une histoire superficielle et partisane présente le XVIII^e^ siècle comme « le grand siècle ». C'est ainsi que le nomme Michelet. Sa grandeur serait dans l'impiété de Voltaire et les illusions de J.-J. Rousseau. Ou bien on le juge comme un siècle frivole, léger et superficiel à cause des mœurs d'une partie de la haute société et des peintures de certains petits maîtres. Mais les élégances de Watteau cachent un abîme de mélancolie et ce siècle est aussi le siècle de S. Grignion de Montfort, de Jean Baptiste de la Salle, des missionnaires d'Asie et d'Amérique, de St Benoît Labre. 49:143 Il est vrai que S. Grignion de Montfort et S. Jean Baptiste de la Salle sont des hommes nés au XVII^e^ siècle. Rameau lui-même avait trente-deux ans à la mort de Louis XIV (1715). Mais l'esprit de Pascal et de Bossuet a traversé tout le XVIII^e^ siècle pour aboutir à ce clergé et ce peuple héroïque qui accepta le martyre sous la Révolution. On ne nous dit pas que le duc d'Orléans, fils du Régent, pratiquait la pénitence à l'abbaye Sainte-Geneviève, que la reine Marie Leczinska et ses filles, le dauphin père de Louis XVI étaient des chrétiens exemplaires, sans jansénisme. Madame Louise, la septième et dernière fille de Louis XV, entra au Carmel en esprit de réparation avec ces paroles : « Moi au Carmel et le Roi tout à Dieu ! » L'immoralité de Louis XV révol­tait la piété populaire ; la maîtresse du roi, Mme de Cha­teauroux, fut accablée d'outrages à Bar-le-Duc et faillit être assommée à la Ferté-sous-Jouarre. Et compte-t-on pour rien cette petite noblesse, dont faisaient partie Montcalm et le chevalier d'Assas, qui *servait* sur toutes les mers et tous les continents, offrant sa vie comme l'ont offerte et l'of­frent toujours ses descendants ? \*\*\* Les Français qui cherchent en vain dans le siècle de Voltaire un très grand artiste dépassant tous les autres, même en Europe, par l'art et par la pensée, l'ont eu, mais ils l'oublient et même le méconnaissent, car c'est un musicien. Avec une nuance de stoïcisme et un esprit de contem­plation mélancolique qui est la marque de sa personnalité. Rameau fut le chantre de tous ces héroïsmes et de toutes ces grandeurs cachées qui font durer les nations. Henri Charlier. 50:143 Le disque l'Oiseau-Lyre qui contient tout d'opéra de Rameau a pour n° OL-288 (3 disques). Celui qui présente des extraits des actes 3, 4 et 5 a pour n° OL-50034. Les amateurs ne connaissant rien de Rameau et voulant agir avec prudence qui achèteraient d'abord ce dernier (fort bien dirigé par Desormières) y perdraient l'acte des enfers, le plus significatif de la tradition du Moyen Age dans l'opéra français. Il existe une autre collection, destinée à l'enseignement, dans laquelle on trouve un disque de Rameau contenant des extraits fort bien choisis et exécutés sous la direction de Nadia Bou­langer de plusieurs ouvrages : *Dardanus*, *Castor*, *les Fêtes d'Hébé*, des *Indes Galantes*, deux pièces instrumentales éblouis­santes d'*Acanthe et Céphise* et la scène tragique des Remords de Phèdre d'*Hippolyte et Aricie.* C'est le disque Decca : DCM 3211. Ceux de nos lecteurs qui voudraient avoir des faits de la vie de Rameau ou des explications peuvent se reporter à l'article sur l'année Rameau, n° 87 d'ITINÉRAIRES, novembre 1964 ou à mon livre sur Rameau (Éditions du Sud-Est), le plus petit de tous, car la collection est faite pour les adolescents, mais non pas le moins signifiant. Enfin pour ceux qui joueront les pièces de clavecin ou les trios, voici l'équivalence des termes musicaux italiens et français tirée du *Traité d'Harmonie* de Rameau (17122) : *Adagio ou Largo* équivaut à *Lent*. *Andante ou gracioso* équivaut à *moins lent, tendre, gracieux.* *Vivace ou allegro* équivaut à *vif ou gai ; vite* *Presto* (à deux temps) équivaut à *très vite.* *Prestissimo* (à 3/8) Ce qui est marqué *gracieux* est souvent jouté trop vite, ce qui le rend *affecté*. L'Allemande et la Sarabande sont des pièces lentes. Rameau dans ses trios en particulier) met *rondement*. Ce mot a changé de sens. Il ne voulait pas dire *vite* comme on le croit, mais *uniment, tranquillement*, nous dirons aujourd'hui au régime normal ou économique du moteur, sans pousser. Et il ne faut pas craindre de modifier le mouvement là ou l'esprit de la musique le demande. Elle a été pensée dans la liberté de mouvement. Dans toute l'œuvre de Rameau il y a juste une seule fois l'indication : *sans altérer la mesure*. Elle concerne quatre mesures de l'*Enharmonique*. 51:143 ### Lénine et l'or allemand (suite) par Roland Gaucher Dans la première partie de ce récit, qui examine à la lueur de documents publiés au cours des quinze dernières années le problème des relations entre les bolcheviks et les Allemands pendant la première guerre mondiale, Roland Gaucher a raconté dans quelles conditions Lénine s'était installé en Suisse. Il a montré quelle était la politique des Allemands à l'égard des révolutionnaires russes, et évoqué le rôle de Parvus, qui fut le maître à penser de Trotski, et de l'Estonien Keskuela. Celui-ci était en contact avec Lénine par l'intermédiaire d'un certain Ziefeldt. ZIEFELDT, l'agent de Keskuela auprès de Lénine, a encore un rôle à jouer dans ce récit, non plus comme intermédiaire, mais comme témoin. En mai 1915, il assiste en effet à Berne (?) aux préliminaires d'une rencontre entre Parvus-Helphand et Lénine. La scène se passe au restaurant. Ziefeldt voit Parvus accoster Lénine et lui demander un entretien. Lénine accepte et l'emmène aussitôt chez lui. Mais quand Ziefeldt, poussé sans doute par la curiosité (ou par le souci de renseigner Keskuela) rejoint les deux hommes, Parvus n'est déjà plus là. Lénine explique qu'il l'a mis à la porte, ne voulant pas avoir de rapports avec un personnage aussi discrédité. 52:143 Ni dans les souvenirs de révolutionnaires, ni dans les archives allemandes on ne trouve trace d'autres entretiens entre Lénine et Parvus. Il semble donc que la brève ren­contre de Berne établisse le refus de Lénine d'avoir un contact direct avec Parvus. Celui-ci est venu en Suisse pour y recruter des colla­borateurs. A Constantinople, en effet, ce businessman de la Révolution a fait la conquête de l'ambassadeur Von Wen­genheim, qui le recommande à Berlin, où, arrivé en mars 1915, il a tôt fait de séduire le Docteur Riezler, un conseil­ler du chancelier Bethman-Hollweg. Sans plus tarder, l'entreprenant Parvus propose un plan résumé dans un rapport de dix-huit pages dactylographiées, intitulées : « Préparation d'une grève de masse en Russie », document explosif qui brosse le schéma d'une vaste stratégie sub­versive. #### *Le plan Parvus* Idée centrale : reprendre les grandes lignes du soulève­ment de 1905... Axer l'action sur Petrograd avec trois foyers insurrectionnels : les centres industriels d'Oboukhov et Poutilov, et les chantiers de la Baltique. Couper les commu­nications avec Moscou par une grève des chemins de fer. Introduire en Russie des armes et en constituer des dépôts pour le moment décisif. Pour appuyer cette action centrale, Parvus propose d'ouvrir des fronts secondaires : mutineries des marins de la Mer Noire, grèves dans le Donetz... L'appui extérieur pourrait être fourni par les Juifs d'Amérique, dont il faut attiser l'hostilité au tsarisme. Qui dirigera les opérations ? Les sociaux-démocrates, toutes tendances confondues. Il faudrait, écrit Parvus, tenter de les réunir en Suisse, et les inciter à mettre au point une action commune. Pour les opérations à mener auprès des paysans, on pourrait toutefois faire appel aux socialistes-révolutionnaires ([^1]). 53:143 Plan fantastique qui, par certains aspects (mais par certains aspects seulement) préfigure 1917. On y note toutefois un certain manque de mesure, la méconnaissance du rôle du temps, qui fait, lentement -- plus lentement en tout cas que ne le souhaitent les hommes d'action -- mûrir les situations (Parvus, par exemple, imagine que des grèves peuvent être fomentées dans les trois mois). Il n'est pas non plus très raisonnable de croire qu'une conférence en Suisse puisse mettre un terme aux profondes querelles entre men­cheviks, bolcheviks, partisans de Trotski, etc. ([^2]) L'irruption de Parvus dans le jeu secret germanique en bouleverse les tendances. Tout au long de la guerre, en effet, la Wilhelmstrasse hésitera entre des politiques diffé­rentes : appui aux révolutionnaires pour provoquer la chute du régime sur l'ensemble du territoire, soutien aux sépa­ratistes, ou encore négociation avec l'entourage du tsar pour la conclusion d'une paix de compromis. Sous l'in­fluence de Keskuela, c'est l'aide aux nationalités qui est mise au premier plan (à partir de 1916, l'étoile de l'Esto­nien décline). Parvus au contraire, dans son rapport, ne leur assigne qu'un rôle accessoire. Il est probable que *le plan Parvus* constitue, au moins sur le papier, la plus vaste entreprise subversive de cette époque. Il y a là de quoi piquer les imaginations et stimu­ler les énergies. De quoi aussi exiger gros des Allemands. Parvus, sous ce rapport, n'a rien du timide. Au reste, en vrai chevalier d'industrie, il sait que plus on exige, plus on impressionne les bailleurs de fonds, toujours quelque peu jobards sur le chapitre révolutionnaire. *Il exige, en mars 1915,* (*et obtient*) *un million de marks, soit la moitié du budget allemand prévu cette* *année-là pour les besoins de la subversion.* Cela ne suffit pas d'ailleurs à ses ambitions. Il souhai­terait obtenir des Allemands vingt millions de roubles, entre autres (il reçoit seulement un million de roubles en décembre 1915) pour mener de vastes spéculations desti­nées, selon lui, à provoquer l'écroulement du cours du rouble sur diverses places étrangères. Il apparaît ainsi comme le promoteur d'une *guerre monétaire* qui suscitera la complète incrédulité du secrétaire d'État Hellferich, mais qui ne manquera pas d'être reprise plus tard sous diverses formes ([^3]). 54:143 En tout cas, avec les fonds qu'on lui fournit, Parvus fonde un *Institut pour l'étude des conséquences* *sociales de la guerre*, installé à Copenhague, en territoire neutre, et destiné à camoufler ses activités véritables. Il en recrute les collaborateurs, une dizaine de sociaux-démocrates, mencheviks ou bolcheviks, en Suisse. Il fonde en même temps un journal *Die Glocke* (La Cloche). Il y défend l'idée que l'état-major allemand sert la cause de la révolution, mais il s'en occupe d'assez loin, les « choses sérieuses « se situant pour lui dans un autre domaine. A la fin de 1915, Lénine, dans un numéro du *Social-Démocrate*, lâche contre Parvus une bordée d'injures. Appa­remment, les rapports entre les deux hommes ne se sont pas améliorés. Et Lénine déconseille à Boukharine, sollicité par Parvus, d'accepter. Boukharine en effet décline ses propositions. #### *Fürstenberg rejoint Parvus* Il n'en est pas de même pour Fürstenberg, qui a joint Lénine, en Suisse. Il rallie Parvus à Copenhague. Dans sa biographie officielle, Fürstenberg donne pour date de son entrée au Danemark l'année 1916. Or il est arrivé à Copenhague dès 1915, sans doute vers juin. Dans un document retrouvé dans les papiers de Parvus, il est en effet question d'un fonctionnaire, de l'Auswärtiges Amt, qui s'occupe de faire établir un passeport destiné à Mme Fürstenberg. Le document date de juillet 1915 et semble bien établir que la femme de Fürstenberg songeait alors à le rejoindre, par l'Allemagne. Pourquoi Fürstenberg, par la suite, a-t-il pris soin de maquiller la date réelle de son entrée au Danemark ? Vrai­semblablement pour tenter de faire croire qu'il n'apparte­nait pas à l'équipe révolutionnaire recrutée par Parvus en Suisse... 55:143 Il n'est pas question d'ailleurs pour lui de travailler à l'Institut Parvus. Son domaine est tout autre : le trafic. Un trafic qui est la continuation de la politique par d'autres moyens. L'enquête patiente menée par Futrell a permis d'éclaircir plusieurs aspects des activités mystérieuses de Fürstenberg. Il est établi à présent (Bottin danois) qu'il fut le président du Conseil d'Administration de la Compagnie de Commerce et d'Exportation Ltd, sise à Copenhague. Son objet : importer d'Allemagne et réexpédier en Russie, en dépit de la guerre, des marchandises dont celle-ci a besoin, entre autres des matières premières : charbon, cuivre, zinc, etc. ainsi que des médicaments, des produits phar­maceutiques tels que seringues, sondes, thermomètres, et des produits contraceptifs. #### *Contraceptifs pour la révolution* Commerce fructueux qui se prête à une contrebande organisée sur une vaste échelle. En particulier, le caout­chouc qui entre dans la composition des contraceptifs permet, pour le minimum de poids, de réaliser le maxi­mum de bénéfices. Fürstenberg n'est pas le premier à avoir envisagé ce genre de trafic. En février 1915, Gustav Möller, un des col­lègues du socialiste suédois Branting, a accepté de trans­mettre, au cours d'un voyage à Petrograd, une lettre de Lénine que lui a confiée Chliapnikov. Le destinataire est un certain Sachs (sans doute Zaks-Gladnev), fabricant de corsets. Sachs propose à Möller, comme « couverture » pour leurs contacts, de lui passer commande de plusieurs milliers de contraceptifs de divers types. Möller refuse cette douteuse proposition. Il n'y a pas de preuves que Fürstenberg ait repris l'idée de Sachs. En revanche, son entreprise commerciale appa­raît comme une section des « affaires a de Parvus. *On va voir comment l'import-export* *sert d'infrastructure écono­mique à la subversion.* Pour mener à bien ses projets mirifiques de révolution en Russie, et certainement aussi pour alimenter ses spécu­lations personnelles, le gros Parvus a besoin d'argent, de plus en plus d'argent. 56:143 Des papiers de Parvus récemment retrouvés et qui contiennent ses comptes montrent que sur le million de marks perçu en mars 1915 il n'a guère dis­trait de sommes pour rétribuer ses collaborateurs poli­tiques et pour assurer les frais de *Die Glocke* ([^4]). Mais Parvus a créé un dépôt d'armes au Danemark, envoyé des agents en Russie, implanté dans ce pays un réseau d'espion­nage ; autant de sources de dépenses, autant d'occasions aussi, sans nul doute, de gaspiller un argent dont l'emploi est difficilement contrôlable. La mise sur pied du réseau commercial Parvus et C^ie^ est une idée ingénieuse qui répond à plusieurs besoins. Aux entreprises de renseignement et de subversion, le com­merce offre une excellente « couverture ». Les Allemands d'autre part ont quelque difficulté à se procurer des roubles pour financer ces activités en Russie. Les bénéfices qui résultent de la vente des marchandises sur le territoire russe permettent de résoudre ce problème, en laissant sur place une partie de l'argent. Enfin, l'opération est écono­mique : non seulement elle diminue la part des fonds secrets, non seulement le réseau s'autofinance lui-même, mais il fonctionne avec l'argent ennemi. *C'est la Russie qui alimente en roubles la subversion destinée à la perdre*. C'est en appliquant des principes identiques que pen­dant la seconde guerre mondiale, le réseau d'espionnage soviétique « *l'Orchestre Rouge *» du fameux Trepper assu­rera, au moins en partie, sa trésorerie. « L'Orchestre Rouge » puise une partie de ses fonds dans la *SIMEX*, société commerciale sise avenue des Champs-Élysées, qui revend très cher à la Todt un tas de marchandises achetées au marché noir. Une des raisons qui incite Parvus à s'engager de plus en plus dans cette voie à partir de 1916, tient peut-être à ce que les Allemands rechignent à lui verser de nouveaux subsides. Les espoirs qu'ils ont mis en lui ne se sont pas justifiés. Parvus, en effet, a annoncé la révolution immi­nente. Elle doit coïncider avec l'anniversaire de la marche des ouvriers sur le Palais d'Hiver, le 9 janvier 1905. Mais le 9 janvier 1916 s'écoule sans révolution. Il faut tout de même noter que ce jour est marqué par une large grève et que, en cette année 1916, le mouvement de grèves « devient deux fois plus intense » ([^5]). 57:143 Au cours de l'année 1916, Parvus devient donc un seigneur de ce qu'on n'appelait pas encore « le Marché Noir ›. Ces trafics, note toutefois M. Georges Bonnin, n'étaient pas complètement illicites ; ils se faisaient de connivence avec l'Allemagne. Des industriels ou des ban­quiers éminents étaient mêlés à des affaires semblables. Stinnes, par exemple, offrait ses services pour le transport par mer du charbon destiné au Danemark. Le financier von Schwabach participait aux entreprises de Helphand visant à procurer des matières premières. Nous touchons là au domaine immense de la guerre éco­nomique, qui a permis l'éclosion de ce milieu de profiteurs auquel Parvis, Sklars, Ganetzki appartenaient. Il se trou­vait que Parvus, grâce à ses relations avec les sociaux-démocrates des pays neutres ([^6]) comme des pays en guerre, était en excellente position pour jouer les gros trafiquants internationaux ([^7]). Ce que nous voyons se développer, dans l'ombre de Parvus, c'est *un plan de guerre moderne *: il mêle le com­merce, le renseignement, la corruption, l'espionnage. Diplo­mates, banquiers, trafiquants, contrebandiers, agents de renseignement, personnalités politiques s'y coudoient. Et la Russie, qu'il s'agisse d'y faire tout bonnement des affaires, ou de la miner par ce biais, reste leur objectif principal. En 1916, elle importe d'Allemagne pour 11 mil­lions de roubles ([^8]). 58:143 #### *Les ennuis d'un contrebandier* Le commerce de Fürstenberg avec la Russie s'étend de fin 1915 à janvier 1917. Il utilise les voies de la contre­bande, ce qui expose assurément à certains « accrocs ». Et en effet l'industrieux Fürstenberg finit par avoir des ennuis avec la justice danoise. Dans les petites annonces légales danoises et dans les journaux du 17 janvier 1917, Michael Futrell a retrouvé les traces du procès engagé contre le négociant en gros Jacob Fürstenberg, arrêté pour avoir exporté des produits pharmaceutiques sans une licence, indispensable en temps de guerre. Futrell a pu connaître toutes les pièces du procès, suivre le déroulement de l'enquête, examiner la compta­bilité de la Maison Fürstenberg, *à condition de ne publier d'autres noms propres* que ceux de Fürstenberg et du juge danois. Dans le livre de Futrell, les personnages impliqués dans ce procès ne sont donc désignés que par des lettres, qui ne correspondent pas à l'initiale de leur nom. Il est cependant facile de percer certaines identités. Nous ne pouvons pénétrer ici dans les détails de cette affaire, qui dévoile l'*underground* politico-financier de l'équipe Parvus. Disons simplement que l'enquête serrée menée par le juge Torap, spécialisé dans les affaires de contrebande, établit sans discussion que Fürstenberg, lié à un « gang du caoutchouc germano-danois » a mené plusieurs opérations de contrebande avec la Russie. Les produits pharmaceutiques provenant d'Allemagne, de Suède, ou même des États-Unis, comme le *Salvarsan*, étaient livrés à la Croix-Rouge russe, ou parfois à une dame O.... -- en réalité Mme Eugénie Sumenson -- qui travaillait dans la firme, P. Q. -- en réalité la firme Fabian Klingsland, filiale de la maison suisse Nestlé. Au cours du procès, un témoin affirme que pour cette contrebande, Fürstenberg disposait de complicités à la mission diplomatique russe de Copenhague. 59:143 En examinant la comptabilité de Fürstenberg, Futrell estime qu'il a dû exporter en fraude, en Russie, des mar­chandises pour une valeur de 200 000 kroners (soit près de 10 000 livres). *Mais la valeur de ces produits devait être beaucoup plus grande en Russie*. On ne peut cependant estimer son bénéfice réel -- source, rappelons-le, d'une partie des sommes laissées à la disposition des agents révo­lutionnaires en Russie -- car Fürstenberg faisait certai­nement appel à des intermédiaires qui devaient exiger de coûteuses commissions. D'autre part, l'examen de ses dé­penses en 1916 montre qu'il a été déboursé pour plus d'un million de kroners (50 000 Livres). L'enquête met en évidence les rapports entre Fürstenberg et un Allemand, un nommé K..., personnage très louche lié à une compagnie de charbon. Celui-ci, à la fin de 1917, sera appréhendé par la police danoise qui n'en tirera pas grand-chose si ce n'est qu'il affirme bien haut appartenir à la mission allemande de Rantzou. Ce K... est assurément Georges Sklarz, agent allemand étroitement associé avec Parvus, pour le trafic de charbon. Dans les documents des Archives allemandes figure un accord commercial concernant la société d'exportation de Fürstenberg. Il établit que le capital (argent et matériel) de la société a été fourni, moitié par Parvus et Sklarz, et moi­tié par Fürstenberg. #### *Kozlovsky trouve la solution* Confronté aux témoins, Fürstenberg se débat dans une situation difficile. Il ne s'en tire que par l'intervention de son conseiller juridique, qui propose au juge Torap une transaction : son client versera une somme, à titre de dédommagement pour avoir enfreint la loi, et on n'enten­dra plus parler de lui. Accordé. Fürstenberg est remis en liberté et aussitôt expulsé du territoire danois. Fin janvier 1917, il prend le bateau, et va s'établir à Stockholm, ville où, du reste, il se rendait souvent pour « affaires ». 60:143 Il n'est pas très difficile de percer l'identité du conseiller juridique. Il s'agit de l'avocat Kozlovsky, membre du parti socialiste-démocrate lithuanien, qui à cette époque est une branche du socialisme polonais. Comme Fürstenberg, comme Radek, Kozlovsky est un produit de la social-démo­cratie polonaise. En ces temps de guerre, il voyage beaucoup. Il circule entre Petrograd et les pays scandinaves. En 1915, sa route croise celle de Chliapnikov dans le Grand-Nord, à Happaranda, ville-frontière, lieu de passage des courriers clandestins et de la « littérature » illégale. Bien que, selon Chliapnikov, Kozlovsky n'ait pas appartenu au « souter­rain du Nord », il est évident qu'il n'est pas venu là pour se promener. Cet homme de loi est aussi un homme d'affaires. On verra plus loin qu'il est un des rouages du mécanisme financier des bolcheviks. Pour l'heure, il joue auprès de Parvus et de Fürstenberg le rôle de conseiller juridique. #### *Lénine isolé ?* Où en est Lénine pendant que Fürstenberg finance « le souterrain » avec des contraceptifs ? On ne possède au­cune preuve écrite que dans la période juin 1915-janvier 1917 il ait gardé le contact avec Fürstenberg. (Mais nous sommes loin de posséder toute sa correspondance). A la fin de 1915, nous l'avons vu, il a critiqué la position de Parvus en termes vifs. Il est douteux qu'il soit d'accord avec des projets tels que les sabotages et les actions armées qu'il juge sans doute prématurés. Mais en même temps, il s'oppose aux purs pacifistes qui ont le don de l'exaspérer. Sa praxis pourrait se définir par la diffusion d'une intense propagande auprès des masses, afin de préparer la trans­formation de la guerre impérialiste en guerre civile. Tout compte fait, ses moyens semblent très faibles. La conférence pacifiste de Zimmerwald contre la guerre (1915) a surtout fait ressortir son isolement. Celle de Kienthal (avril 1916) n'apporte guère d'amélioration. Il n'est pas douteux que le réseau Parvus, solidement appuyé sur le trafic et les services allemands, dispose de possibilités matériellement beaucoup plus importantes. 61:143 Si l'on s'en tient à la correspondance de Lénine, aux souvenirs de Kroupskaïa, à divers témoignages, l'année 1916, du moins dans sa fin, le voit au plus bas. Il est seul. Il n'a presque plus de partisans, ni même d'interlocuteurs. Il crie misère. Il a envisagé, en 1915, d'aller s'établir en Scandinavie, mais a renoncé, prétend-il, devant le coût trop élevé de la vie. En février 1916, par souci d'économie, dit-on, il quitte Berne pour aller occuper une chambre dans un affreux immeuble de Zurich. Il appelle au secours en Russie l'éditeur Bontch-Brouevitch (frère d'un général qui ralliera, en 1917, les bolcheviks), l'implore de lui confier contre quelques centaines de roubles un travail de routine. « Je vais crever -- écrit-il ; c'est tout à fait sérieux, tout à fait... » Le ton paraît sincère, et les éléments forment un en­semble assez cohérent. Mais il faut mettre en parallèle d'autres aspects de son existence et de ses activités dans cette période. Lénine est-il vraiment si dépourvu ? Après tout, cette année-là, Kroupskaïa est traitée pour sa maladie de Base­dow par les meilleurs professeurs. Après tout, après Zimmerwald, l'amie de Lénine, Inessa Armand est allée faire en compagnie du Bulgare Safarov une grande tournée de propagande en France. Les Oulianov se seraient installés à Zurich pour des motifs d'économie ? Dans les souvenirs de Kroupskaïa, on trouve une version un peu différente : « Nous y allâmes pour une quinzaine de jours -- écrit-elle -- ... et finalement nous restâmes à Zurich, *où la vie était bien plus animée. *» ([^9]) A Zurich, on rencontre en effet le Suisse Fritz Platten -- qui jouera un rôle important dans l'affaire du wagon plombé ; le jeune Willy Munzenberg, futur maître de l'Agit-prop de l'Internationale Communiste, et quelques autres interlocuteurs, non moins intéressants. 62:143 Kroupskaïa, il est vrai, est obligée de travailler. Elle obtient un emploi à la caisse de secours pour les émigrés russes. Voilà la version édifiante. Mais cette caisse est gérée par un certain Roubakine, très lié à l'élite pacifiste de Suisse (Guilbeaux, Arcos, Biru­koff, Debrit, etc.) ([^10]) et aux Allemands. Cette caisse de secours est étroitement liée à l'*Aide aux prisonniers de guerre* fondée à Berne au printemps de 1915 par un groupe d'émigrés. Ce comité fait parvenir aux prisonniers russes des camps d'Allemagne et d'Autriche, livres, journaux, revues, etc. Voilà le travail, voilà le vrai « job » de Krouspskaïa ! Elle dépouille le courrier considérable qui parvient au centre, y cherche les « correspondants ». Parmi eux, un jour, elle trouve une vieille connaissance : Malinovski. Elle lui envoie de la propagande, en bonne marraine du défai­tisme. Grâce à son aide, Lénine peut donc diffuser parmi les prisonniers russes les thèses de la fraternisation, un de ses thèmes favoris. IL est douteux que tout ce travail ait pu s'accomplir sans que les Allemands s'en soient désintéressés. En tout cas, le contact avec Lénine par l'intermédiaire de Keskuela ne semble pas rompu. Keskuela rendait des comptes à un officier du S.R. allemand, Steinwachs, dépen­dant du Général Staff. Or Steinwachs dans une lettre en date du 8 mai 1916, adressée à Bergen, haut fonctionnaire des Affaires Étrangères à Berlin, précise que Keskuela « a maintenu des contacts extrêmement utiles avec Lénine et nous a transmis le contenu des rapports sur la situation adressés à Lénine par les agents secrets de celui-ci en Russie » ([^11]). Keskuela, de son côté -- dans un rapport en date du 18 janvier 1916 adressé à Steinwachs, expliquait que de la propagande révolutionnaire venait d'être transmise (sans doute pour avis) à Lénine. Il ajoutait : « Il est capital que certains de ces documents soient distribués en Russie. Ils appellent à la révolte armée et à l'organisation de mutine­ries militaires. » ([^12]) 63:143 Du côté de Parvus, le seul document qui fasse état de contacts indirects entre lui et Lénine est un rapport de l'ambassade d'Autriche à Copenhague publié dans *Poli­tische Studien* (n° 91-1957, pp. 232 à 234). On y relève que Parvus et Fürstenberg ont utilisé leurs bénéfices commerciaux pour la propagande bolchevik. (Ceci pour la période 1917 que nous allons aborder.) Ce document précise en outre que, pour l'année 1916, le « contact » entre le tandem Parvus-Fürstenberg et Lénine était un « Suisse d'origine germano-juive ». #### Le chaînon manquant ? Le nom de cet homme qui peut avoir été le chaînon manquant n'est pas indiqué, mais son signalement ethnique correspond bien à celui de Karl Moor qui, nous l'avons vu, se porta garant de Lénine lors de son entrée en Suisse. Moor, encore un prototype peu banal de cette faune souterraine. Il est l'enfant naturel d'un aristocrate alle­mand et d'une Suisse d'origine juive. Dans les années 70, il a commencé à militer à l'extrême gauche des socialistes suisses prônant la lutte de classes à outrance, et fut, en 1894, élu président de l'*Arbeiter Union*. Là-dessus on l'arrête pour viol d'une mineure (plusieurs plaintes pour des histoires de mœurs ont déjà été déposées contre lui, puis retirées). L'affaire n'a pas de suite. Mais l'homme est en outre accusé de trahison et de détourne­ment de fonds. Ces péripéties lui valent d'être exclu en 1897 du parti socialiste, où il sera réintégré plus tard. Au demeurant, c'est, paraît-il, un homme plein d'esprit, parlant plusieurs langues, un journaliste fort entreprenant, aux relations nombreuses, pas toutes honorables : on lui en prête avec les services allemands et autrichiens. L'histoire des plaintes étouffées permet de supposer que cet ama­teur de « ballets roses » bénéficiait en tout cas de louches appuis. 64:143 Liebknecht ([^13]) pour sa part le tenait pour un agent allemand. De toute façon, la « bio » (biographie) de Moor n'a pas de quoi effaroucher Lénine, peu regardant quant à la mora­lité de son « appareil » occulte, dès l'instant que cet « appa­reil » sert les intérêts de la Révolution. On verra plus loin que les liens entre Moor et les ser­vices allemands sont difficilement niables, que les liens entre Moor et les bolcheviks ne le sont pas davantage. La jonction Parvus-Fürstenberg avec Lénine par l'intermédiai­re d'un agent de liaison qui serait Moor reste néanmoins hypothétique. Tout, il s'en faut, n'est pas éclairci sur les relations entre Lénine et les Allemands dans cette période qui va de 1915 au début de 1917. L'histoire que nous ra­contons comporte un certain nombre de « trous » qui ne seront sans doute jamais comblés entièrement, et de données contradictoires difficiles à résoudre. Il n'est pas impossible d'ailleurs que dans la seconde moitié de l'année 1916 Lénine ait connu de réelles difficultés financières, doublées d'un grand isolement politique. C'est l'époque où les Services allemands constatent que les pré­visions de Parvus ne se sont pas réalisées et se brouillent avec Keskuela, cherchant à résoudre la question du front russe par d'autres voies (par exemple une paix de compro­mis). Mais si on admet qu'entre Lénine, installé en Suisse, et Fürstenberg, à Copenhague, les communications furent en­tièrement coupées, il faut admirer alors la promptitude réellement miraculeuse avec laquelle elles furent rétablies. La nouvelle de la Révolution de février (le 7 mars, dans le calendrier occidental) suit de peu l'expulsion de Fürstenberg du Danemark. Cependant dès la mi-mars, il reprend contact avec Lénine. 65:143 « Les bolcheviks qui se trouvaient en Scandinavie -- écrit Fürstenberg dans ses souvenirs -- discutaient ardem­ment. Que faire ? Décision fut prise : tous rentreraient im­médiatement en Russie, tandis que moi je resterais pour assurer la liaison avec Vladimir Illich (Lénine), qui vivait en Suisse. Nous expédiâmes un télégramme détaillé à Vla­dimir Illich, etc. » ([^14]). A ce télégramme, Lénine répond fin mars. On refait amitié, comme si on s'était quitté la veille. Quant aux bolcheviks de Scandinavie, il faut croire soit qu'ils ont miraculeusement ignoré le commerce du marchand de contraceptifs et ses relations, soit qu'ils n'y attachaient aucune importance. Sinon, comment auraient-ils pu confier la mission « technique » du contact avec « le Vieux », à l'agent impérialiste Ganetski-Fürstenberg ? A partir de là commence la célèbre phase du retour des révolutionnaires exilés en Suisse dans le wagon plombé mis à leur disposition par les Allemands, phase trop connue pour que nous la racontions ici ([^15]). #### Accusé de trahison ! La marche au pouvoir est commencée. Jusque là, aux yeux des hommes politiques, des diplo­mates et des généraux, Lénine n'a guère été qu'un petit agitateur. Il sort de cette insignifiance apparente, avec la vitesse et la puissance d'un obus. Il explose avec fracas sur le théâtre de l'Histoire : il est l'homme du destin. Celui qui peut mettre fin à la guerre. 66:143 Les adversaires des bolcheviks vont les accuser bientôt d'être des espions et des traîtres à la solde de l'Allemagne. Les services de renseignements français et russes colla­borent pour accumuler les pièces qui permettront d'établir au grand jour la culpabilité de Lénine. Opération qui est menée, du côté russe, au sein d'un état-major profondé­ment perturbé par la secousse révolutionnaire. L'accusation éclate après l'échec des émeutes de juillet à Petrograd, où l'on ne sait trop si les bolcheviks tentèrent une première fois de s'emparer du pouvoir ou se conten­tèrent de suivre, à contre-cœur, des mouvements sponta­nés. L'échec bolchevik fournit l'occasion d'une contre-attaque. Elle est moins le fait de Kerenski qui, pour des raisons de politique intérieure, répugne à rendre public son dossier, que celle du ministre de la Justice, Perevertzev, et d'un ancien bolchevik, le député Alexinsky, personnage discuté. 67:143 Il faut le dire, l'accusation est fort mal étayée. Le témoignage-choc est celui d'un personnage qui a travaillé à la fois pour les services allemands, et pour l'Okhrana. Il accuse Lénine d'être un espion. Difficile d'accorder crédit à un individu aussi louche. Pendant plusieurs années, les polémiques sur « Lénine espion allemand » vont se poursuivre, menées de façon peu convaincante par les émigrés blancs. En 1918 paraît à Washington un document sensationnel «* The German-bolshevik Conspiracy *» avec la caution de l'administration américaine. Il s'agit, rassemblés par un diplomate en mis­sion en Russie, Edgar Sisson, de « 70 documents sur les relations des chefs bolcheviks avec l'armée, la grosse in­dustrie et la finance allemande, publiés par le Comité d'Information Publique des États-Unis » ([^16]). Les renseignements qui figurent dans ces 70 documents ne sont peut-être pas tous inventés, mais une lecture un peu attentive persuade vite que la plupart d'entre eux constituent des faux grossiers ([^17]). Récemment, une réfutation, paraît-il exemplaire, du recueil Sisson, a été faite par George Kennan dans *The Journal of Modern History* (1956), et celui-ci attribue la paternité de la plupart de ces faux à un nommé Ossen­dowski ([^18]). 68:143 On ne peut rien tirer d'une source aussi frelatée. Il faut également écarter la plupart des polémiques sur « la trahison de Lénine », où l'indignation patriotique et les considérations morales détournent l'attention et ne servent qu'à embrouiller une histoire faite de fragments souvent mal ajustés. Il faut donc se limiter aux faits sûrs, ou du moins vraisemblables. Que reste-t-il des éléments rassem­blés à cette époque ? #### Vingt-neuf télégrammes... Il reste d'abord 29 télégrammes de correspondance commerciale échangés entre Fürstenberg établi en Suède et Eugénie Sumenson à Petrograd. Il reste les aveux de cette femme, arrêtée par le contre-espionnage russe, les explications de Lénine, Kozlovski, Fürstenberg et consorts, soit sur ces activités commerciales, soit sur les rapports supposés avec des agents allemands. Il reste enfin de curieuses lacunes dans les procès-verbaux des délibérations du Comité Central bolchevik. A quoi sont venus s'ajouter, entre autres, après la décou­verte des archives allemandes, *deux notes capitales du secrétaire d'État allemand, Kuhlman*. La vérité, dans la mesure où elle peut être saisie, réside dans l'analyse et la confrontation de ces divers éléments, auxquels il conviendra de joindre aussi l'intervention de Karl Moor. L'instruction menée par le Ministère de la Justice en liaison avec les contre-espionnages russe et français abou­tit en juillet 1917 à l'arrestation de Mme Sumenson, parente de Fürstenberg. Elle est en correspondance pour affaires avec lui et travaille en outre comme fondée de pouvoirs de la firme Fabian Klingsland, filiale à Petrograd de la firme suisse Nestlé. La filature dont elle a été l'objet permet d'établir qu'elle a effectué de fréquents retraits de fonds à la Siberian Bank. Au cours des six derniers mois, Mme Sumenson a retiré 750 000 roubles de son compte. 69:143 Ces retraits sont effectués en général au bénéfice de l'avocat Kozlovsky, le conseiller juridique de Fürstenberg et de Parvus. Circulant entre Happaranda, Stockholm, Copenhague et Petrograd, il s'est trouvé dans cette der­nière ville au moment de la révolution de février, et le conseiller juridique de la contrebande des contraceptifs est devenu vice-président du Soviet, où il est fort lié avec Sokolov, favorable aux bolcheviks. L'acte d'accusation fait de lui l'homme de confiance qui retransmet à Lénine l'argent expédié par le canal Fürstenberg-Sumenson. Le choix comme détenteur de la « caisse noire » bolchevik de cet homme est des plus judicieux. Il est doublement protégé par sa qualité de député et par celle d'avocat. L'interrogerait-on sur l'origine des fonds dont il dispose qu'il pourrait répondre qu'il s'agit d'honoraires remis par ses clients. -- Quels clients ? -- Secret professionnel ! Si la police insiste, elle risque d'en­trer en conflit avec l'ensemble des avocats et avec le chef du Gouvernement Kerenski, avocat lui-même et qui, tou­jours, ménagera son collègue. Il faut des circonstances exceptionnelles telles que le désastre de l'offensive russe en juillet 1917, suivi à son tour par l'écrasement des émeutes bolcheviks à Petrograd, pour qu'on en vienne à coffrer Kozlovski. Il ne peut nier être en possession de sommes importantes (quelque deux millions de roubles). Dans ce climat, -- si l'on découvrait Lénine qui se cache, on l'abattrait peut-être, -- le secret professionnel ne suffirait sans doute pas à combler la soif de connaissance des interrogateurs. C'est pourquoi Kozlov­ski, vice-président du Soviet, invoque pour sa défense une « honnête » contrebande, tout à fait apolitique. Voilà la source de ses revenus. L'acte d'accusation affirme encore que les fonds trans­mis à Sumenson-Kozlovski proviennent originellement d'une banque allemande, la Diskonto Gesselchaft de Berlin, par le relais d'une banque suédoise, la Nya Bank. A la tête de la Nya Bank opère un personnage, mêlé par la suite à de multiples opérations financières soviétiques dans divers pays. C'est le célèbre Olaf Aschberg, dit « le Banquier Rouge ». 70:143 Né à Stockholm, mais d'origine russe, il a fondé la Nya Bank dans des conditions obscures. Pendant la guerre, il a négocié un emprunt aux États-Unis pour le compte du Gouvernement tsariste. En même temps, il mène de nom­breuses affaires avec les Allemands. Et, en 1916, il assiste à un entretien secret à Stockholm entre le ministre Proto­popov et un diplomate germanique. Il conserve en outre d'excellentes relations avec Kras­sine, l'organisateur technique du laboratoire de bombes et des imprimeries clandestines des bolcheviks, habile lui aussi à régler les questions financières, mais qui s'est séparé de Lénine avant la guerre. Au cours de l'année 1917, Aschberg est en contact constant avec l'antenne bolchevik de Stockholm. Il se livre à un certain nombre d'opérations financières pour le compte de Fürstenberg, Radek, Vorovsky, Kollontaï, etc. sans doute aussi pour celui de Parvus. Il fréquente d'ailleurs une station balnéaire proche de Stockholm, où Fürstenberg et Radek ont loué une villa. C'est par la Nya Bank que parviennent les fonds à Mme Sumenson. Mais d'où proviennent-ils ? D'une activi­té de contrebande *réelle* de contraceptifs, qui se serait poursuivie après janvier 1917, en dépit de l'expulsion de Fürstenberg de Copenhague ? Ou tout simplement de fonds secrets allemands qui empruntent le canal d'un trafic fictif ? Interrogée par le contre-espionnage russe, Mme Sumen­son affirme que la correspondance commerciale n'est qu'une « couverture », un langage codé, qui dissimule l'envoi de fonds et ne correspond à aucun commerce médical avec la Russie. Nous savons au contraire, que ce commerce a existé à une certaine période (fin 1915-début 1917). Mais s'est-il poursuivi ? Les 29 télégrammes saisis et publiés ultérieurement dans un ouvrage du Colonel Nikitine ([^19]) chef du contre-espionnage russe ne constituent qu'une faible partie de la correspondance échangée entre Fürstenberg et Mme Sumen­son. Ils ont été interceptés et transmis aux Russes par le II^e^ Bureau français, en l'espèce, si l'on en croit David Schub ([^20]) par le capitaine Pierre Laurent, attaché au service du renseignement français à Petrograd. 71:143 A notre connaissance, aucune tentative sérieuse n'a été faite pour les décrypter. Il se peut d'ailleurs que ce soit une entreprise vouée à l'échec. Comme le signale M. Bon­nin, le code Fürstenberg-Sumenson peut s'être inspiré de celui-ci, mis au point à cette époque par le social démocrate Scheidemann, qui se trouvait alors en compagnie de Parvus. Scheidemann dans ses Mémoires donne les précisions suivantes : « Comme adresses nous choisissions des hommes d'affaires de nos amis à Stockholm, à Copenhague et à Berlin, qui avaient le droit de télégraphier en clair. Notre code était si habilement divisé que nous pouvions tout en­voyer « en clair » sans avoir à craindre que qui que ce soit, même le chiffreur le plus rusé puisse en trouver la clé. » A titre d'exemple, Scheidemann donne la clé d'un de ces télégrammes. Par exemple, au cours d'un voyage à Stockholm, il reçut ce message : « Walter arrive demain à Helsingor. » Cela voulait dire « Reste pour l'instant à Copenhague, car Radek viendra lundi de Petersbourg à Stockholm. » ([^21]). Parmi les télégrammes saisis, figurent des textes comme ceux-ci : De Sumenson à Fürstenberg : -- Reçu votre 123 -- Confirme mes télégrammes 84-85 -- Dépose ce jour de nouveau 20 000 (roubles ?) Total 70 000. De la même au même : -- Soltchebaden Bank a renvoyé dépôt 100 000 -- Impossible venir maintenant. Demander à Tatiana Yacovlevna de m'aider à son retour. De la même au même : -- Fonds très bas -- Ne peux rien. Si vraiment important donnez 500 dernier paiement. Grande perte sur les crayons. Dites Nya Bank de câbler pour 100000. 72:143 Ou encore : -- Soltchebaden Banque a renvoyé dépôt 100 000 -- Impos­sible venir maintenant. Demander à Tatiana Yacovlevna de m'aider à son retour. Ce langage chiffré ne permet pas de percer le secret de cette correspondance. Pour Trotski, dans son *Histoire de la Révolution Russe*, elle n'est rien d'autre qu'une correspon­dance commerciale codée. Malheureusement, on y voit apparaître les noms de Zinoviev et de Lénine, qui n'ont jamais montré de préoccupations très vives pour la contre­bande des contraceptifs ou des crayons. M. Bonnin se refuse à croire que cette correspondance puisse dissimuler le transfert de fonds allemands aux bolcheviks. Il écarte d'abord les aveux de Mme Sumenson : ils ont été extorqués, puisqu'elle prétend qu'il n'y avait entre Fürstenberg et elle aucun trafic commercial, alors que, plus tard, l'enquête de Futrell devait montrer la réalité des opérations Fürstenberg. Et l'envoi de fonds ? Cela ne prouve rien selon M. Bonnin, qui constate que la somme la plus importante (100 000 roubles) versée à une banque de Petrograd a été retournée par celle-ci, sans doute à Stockholm. Tant qu'on ne possède pas la clé de cette correspondance il faut renoncer à en donner une traduction précise et com­plète. Le raisonnement de M. Bonnin est cependant un peu court. Il n'est pas sans intérêt, mais il est après tout se­condaire, de savoir si postérieurement au retour de Lénine en Russie la contrebande Fürstenberg se poursuivit. En effet, que celui-ci ait réellement expédié du matériel médi­cal ([^22]) ou que son rôle se soit borné à servir de « couver­ture » à l'envoi de fonds allemands, *dans un cas comme dans l'autre l'argent provient de la machine politico-éco­nomique des Allemands*. Cet argent, même s'il se transforme en route par la vente de marchandises, est allemand. 73:143 D'au­tre part le fait qu'une somme certaine a été retournée à son expéditeur par une Banque de Petrograd, peut être la con­séquence d'une difficulté imprévue, ou même une manœuvre destinée à détourner les soupçons. \*\*\* Réfugié en Finlande après l'échec des journées de juil­let, Lénine réplique avec indignation ([^23]). L'acte d'accusa­tion du Ministère de la Justice -- soutient-il -- répète les ragots d'Alexinsky. Il nie avoir été relâché au début de la guerre, en Galicie autrichienne, sur l'intervention de Fürstenberg. (Il ment). Il n'a jamais eu de rapports avec Parvus. (Inexact, il l'a vu à coup sûr une fois.) Il n'a jamais visité en Allemagne ni en Autriche de camps de prisonniers de guerre (exact, mais c'est répondre à côté. Sa prose y était diffusée. Il correspondait aussi avec Malinovsky, mais la correspondance de Lénine publiée par les Soviétiques omet les lettres échangées entre les deux hommes). Il n'a jamais eu de relations avec le Bund ukrainien. (On a de bonnes raisons aujourd'hui de croire le contraire.) Enfin, dénégation formelle sur un point capital : il n'a jamais touché un sou de Fürstenberg, ou de Kozlovsky. Voilà qui est net. Malheureusement pour Lénine, en ce qui concerne ces deux hommes, nous avons vu plus haut que c'était faux. En outre, sur son carnet d'adresses ([^24]) per­sonnel, on relève au nom de Kozlovsky trois numéros de téléphone : un pour le matin (bureau), un pour l'heure du déjeuner (domicile), un pour l'après-midi (Soviet). Ce Koz­lovsky, avec qui Lénine n'a jamais négocié doit pourtant pouvoir être joint à tout moment. Trois adresses aussi au nom de Fürstenberg : Copenhague, Stockholm, Oslo. Au sujet de ce Fürstenberg dont on pourrait croire qu'il le connaît à peine, Lénine concède toutefois qu'il a pu avoir des relations commerciales avec Parvus. La belle affaire ! Lénine ajoute aussitôt -- allusion perfide -- que ce fut également le cas de certains mencheviks. 74:143 L'explica­tion de ces relations est toute simple : le pauvre Fürstenberg s'est borné à travailler dans une maison de commerce de Parvus en qualité d'employé. C'était la guerre, les temps étaient durs. Il lui fallait bien vivre et nourrir sa famille. Les rumeurs sur l'or allemand ont eu naturellement un certain écho à Stockholm. Que dit à la même époque Fürstenberg pour sa défense ? Il ne présente pas du tout les choses comme Lénine, avec qui il n'a pu se concerter : « Je dirigeais, dit-il, (ce qui est exact) une société commerciale... » Ou bien il a menti à Lénine sur l'importance de ses acti­vités, et on ne comprend pas comment celui-ci si mal ren­seigné a pu exiger pour ses frais de retour en Russie 3 000 kroners d'un simple employé ; ou bien, c'est Lénine qui raconte des boniments à ses lecteurs. Plus tard, pour justifier l'envoi de 2 000 (roubles ?) à Lénine, Fürstenberg donnera cette explication : c'était l'argent du Comité Central à l'étranger qui fut ainsi rapa­trié. Cependant, à Stockholm, fin juillet 1917, pour sa défense contre les rumeurs, Fürstenberg donnait une autre version : il assurait n'avoir jamais versé un sou au parti russe. Il s'était contenté de faire parvenir quelque argent au Comité polonais de Varsovie ([^25]). Lénine a beau faire. Ce « besogneux » de Fürstenberg sent le soufre. La meilleure preuve, c'est qu'après la prise du pouvoir par les bolcheviks, Fürstenberg se heurte aux soupçons de plusieurs membres du parti. En dépit de l'ap­pui de Lénine, qui déploie beaucoup de zèle pour plaider sa cause, il ne pourra obtenir le poste d'ambassadeur à Stockholm qu'il souhaitait. Lénine, sans doute pour la forme, avait invité Fürstenberg à publier ses comptes. Cette proposition n'eut jamais de suite. De même, mises à part quelques chicanes sur des points de détail, *aucune tentative ne fut jamais faite du côté soviétique pour déchiffrer les vingt-neuf télégrammes de la correspondance* «* commerciale *» *Fürstenberg-Sumen­son*. Omission vraiment singulière. Il y a une autre lacune, capitale. Les procès-verbaux de délibération du Comité Central du parti bolchevik, en 1917 et 1918, numérotent en général les points examinés au cours de chaque réunion : 1, 2, 3, 4, 5, etc. 75:143 Or, *à huit reprises,* des numéros manquent dans certains procès-verbaux. Lors de la publication de ces derniers par les soviétiques, il fut brièvement indiqué que *les passages manquants concernaient justement Fürstenberg*. Seule ex­plication fournie à ces suppressions : les notations étaient, paraît-il, trop brèves pour être bien comprises. C'est l'affaire des historiens de courir le risque de se tromper dans leurs interprétations. Mais à Moscou, cin­quante ans après les événements de 1917, on reste ferme­ment décidé à leur épargner toute mésaventure. M. Bonnin, agrégé d'Histoire, ne semble pas ému par ces procédés. « On ne s'étonne guère -- écrit-il -- si les éditeurs des comptes rendus ont choisi d'expliquer l'omis­sion de l'affaire Ganetski-Kozlovski en utilisant une formule vague, qui revenait à dire que ces débats auraient passé l'entendement du lecteur. » Étonnant M. Bonnin ! Les So­viétiques lui disent gentiment qu'il est incapable de com­prendre. De son propre aveu, il n'en est pas surpris. Les contradictions que nous avons relevées entre Fürstenberg et Lénine, les omissions observées par les So­viétiques, leurs explications embarrassées, voilà tout de même qui n'est pas l'indice d'une très bonne conscience. (*A suivre*.) Roland Gaucher. 76:143 ### La France va-t-elle au socialisme ? par Louis Salleron LA FRANCE va-t-elle au socialisme ? Question irritante. « Le socialisme ? Mais nous y sommes en plein ! » répondront certains -- tandis que d'autres feront une profession de foi : « Oui, la France va au socialisme, parce que le socialisme est dans le sens de l'Histoire. Mais pour le moment le capitalisme règne en maître. » Chacun peut constater autour de soi que ces deux états d'esprit, rigoureusement opposés, existent également. C'est dire qu'il est difficile de savoir sous quel régime nous vi­vons et vers quel régime nous allons. Pour « clarifier le débat », il faudrait s'entendre sur une définition du socialisme. Or les définitions sont innombra­bles. Le désaccord n'existe pas seulement entre partisans et adversaires du socialisme. Ce sont les socialistes qui n'ar­rivent pas à définir le régime de leur choix. Nous sommes donc réduits à faire nous-mêmes la lu­mière sur cet univers d'obscurité. \*\*\* Trois caractères, très différents, permettent soit de dé­finir, soit de « cerner » le socialisme. Le premier caractère est relatif à la *propriété*. Le socia­lisme est le régime qui supprime la propriété privée des moyens de production. C'est une définition que Marx retient pour le communisme, dont il dit que la théorie peut se ré­sumer « dans cette expression unique : abolition de la pro­priété privée ». Les socialistes ne trouvent pas autre chose à dire quand ils sont coincés sur le terrain du Droit. 77:143 Le second caractère est relatif au *pouvoir*. Ici, la dis­tinction apparaît entre le communisme et le socialisme contemporain. Ce dernier, répugnant à l'image du régime soviétique, affecte l'indifférence aux aspects juridiques de la propriété. A Bad-Godesberg, en 1959, le parti social-démocrate a expressément déclaré que « la propriété privée des moyens de production mérite protection et encourage­ment, dans la mesure où elle n'entrave pas l'institution d'un ordre social équitable ». Ce serait donc un « ordre social équitable » qui serait la marque, sinon la définition, du socialisme. Mais quel est cet ordre ? Ce ne peut être que celui qui est assuré par le Pouvoir de ceux qui se disent socia­listes. C'est vague. Et le vague de la formule apparaît mieux encore quand on considère les faits. Car les socialistes sont au pouvoir en Allemagne, et l'Allemagne est considérée comme le pays le plus capitaliste de l'Europe. Les socia­listes sont au pouvoir en Suède, et la Suède est le pays où les moyens de production sont en propriété privée à 95 p. 100, ce qui est peut-être le record du monde. Les socialistes sont au pouvoir en Grande-Bretagne, et la Grande-Bretagne demeure, après les États-Unis, l'image du pays capitaliste par excellence. Si les socialistes objectaient que le « pou­voir des socialistes » n'est qu'une étape vers le « pouvoir socialiste », il faudrait alors définir ce dernier et on ne voit pas comment on éviterait de retomber dans la défini­tion : abolition de la propriété privée des moyens de pro­duction. Le troisième caractère est relatif à l'*égalité*. Quand on gratte un peu les beaux exposés des socialistes, on a vite fait de découvrir que le fonds commun des divers socialis­mes, c'est la revendication contre l'inégalité. Cette revendi­cation se pare du nom de la justice et elle a beau jeu de le faire, l'injustice étant partout. Touffe la question est de savoir dans quelle mesure il y a identité entre la justice et l'égalité, entre l'injustice et l'inégalité, question que le socialisme ne se risque pas à approfondir, ni même à étu­dier. En toute hypothèse, le problème se pose de savoir com­ment peut être supprimée l'inégalité dans le domaine éco­nomique et, plus précisément, dans le domaine de la répar­tition des richesses. 78:143 La première voie, c'est celle de l'impôt, et de la redistri­bution qu'il permet. La seconde voie, plus radicale, est celle de l'abolition de la propriété privée, sur quoi on redé­bouche toujours quand on va au bout de la question. On s'en tient, pour éviter le communisme, qui fait peur, à la fiscalité. Mais on constate qu'elle ne peut excéder un certain degré sous peine de tuer la poule aux œufs d'or. On constate aussi qu'elle n'empêche pas la fraude, dès l'instant que les revenus sont le fruit d'une activité indépendante, pratique­ment incontrôlable. Alors apparaît la modalité suprême de la socialisation : la suppression des activités indépendantes et leur conversion en *activités salariées*, facilement contrôla­bles et donc égalisables. C'est au salariat que se fait la jonction du capitalisme et du socialisme. Le salariat se généralise par la concentration, dans le capitalisme. Se généralise par l'étatisation, dans le socia­lisme. Aujourd'hui, les trois quarts de la population active sont des salariés. On ne peut guère aller au-delà sans abolir la propriété privée, car ce qui reste d'indépendant correspond à des activités qu'il n'est pas facile d'intégrer dans des sociétés anonymes. Le socialisme a la ressource de nationaliser les sociétés capitalistes. Mais au-dessus d'un certain pourcentage, ce sont les salariés qui répugnent à la nationalisation. Bref, nous en sommes arrivés au point où le socialisme doit se définir pour savoir ce qu'il ferait, en dehors de l'abo­lition de la propriété privée, afin de se réaliser lui-même. On notera que les pays qui ont le plus fort pourcenta­ge de salariés sont les plus évolués, à cause d'une plus grande concentration et d'une activité sociétaire plus dé­veloppée. Or ce sont ceux qui répugnent le plus au socia­lisme. Ces mêmes pays sont aussi ceux où l'éventail des sa­laires est le moins ouvert, c'est-à-dire ceux où l'égalité est la plus grande, pour la plus grande masse de la population. Disons en clair que ce sont les États-Unis qui réalisent le mieux le modèle socialiste, dès l'instant que ce modèle exclut l'abolition de la propriété privée. 79:143 Autrement dit, le maintien du *pouvoir économique* (de l'argent) à côté du *pouvoir politique* garantit mieux l'éga­lité, tout en sauvegardant la liberté et en favorisant le dé­veloppement de la richesse. La France n'est donc pas vouée -- pas plus qu'aucun autre pays -- à tel ou tel régime économique et social. Le choix lui appartient. Si le sentiment égalitaire est cultivé par la jalousie, l'envie et la démagogie, le socialisme croîtra en bureaucratie, en collectivisme social et en dépérissement économique -- ou bien tombera dans le communisme. Si, au contraire, l'idée de liberté est associée à une meilleure connaissance des phénomènes économiques, c'est une doc­trine qui pourra donner sa figure à un régime où l'activité économique gardera son autonomie (relative et subordon­née) à côté de l'autorité politique. Cette doctrine, il se trouve qu'elle existe. C'est la vieille doctrine sociale de l'Église, -- où il n'y a rien à changer quant aux fins et aux structures générales de la société qu'elle propose, mais dont le point d'application nouveau devrait être la diffusion généralisée et accélérée de la pro­priété mobilière. Si les catholiques pouvaient redevenir catholiques et se réveiller de la léthargie où les a plongés le Concile, ils au­raient une belle partie à jouer. Louis Salleron. 80:143 ### Journal des temps difficiles par Henri Rambaud #### 15 novembre. En manière de réparation pour ce que j'écrivais hier ([^26]), rouvert *Portrait et vie de Pie XII,* de Louis Chaigne ([^27]). J'avais besoin de revoir cette grande figure sous son plus beau jour. Je me demande si je n'aurais pas mal lu l'ouvrage quand il a paru. J'en ai peur, quoique je ne l'aie pas alors lu des doigts. Je n'avais eu de regard que pour ce que Chaigne m'apprenait de Pie XII. Aujourd'hui, c'est ce qui manque au portrait qui m'a frappé ; mais aussi le climat n'est-il pas le même qu'en 1966. Précieux livre, pourtant, très précieux, par la somme de renseignements et de témoignages qu'il rassemble. Tout ce qui relève de la biographie est excellent ; tout ce qui concerne l'action de Pie XII pendant la guerre aussi. Et quantité de vues à retenir : sur le détail de son comporte­ment quotidien, sur sa façon de travailler, sur sa piété, comme cette observation qui va loin que c'était un « trait de sa ressemblance avec le Christ » de savoir parler aux enfants et de se plaire à les accueillir (p. 209). Livre indis­pensable. 81:143 Et, avec cela, je ne suis pas content : parce que, sous son apparence de panégyrique, l'ouvrage est un plai­doyer et que j'y sens plus d'effort de justice, d'ailleurs méritoire, que de sympathie spontanée pour l'homme qu'était Pie XII ; j'y perçois même, çà et là, une nette anti­pathie pour certains traits de son caractère ([^28]). Je ne vois pas très bien le milieu que fréquente Chaigne, qui est bien le plus aimable des hommes, le moins parti­san, le plus soucieux d'accueillir la vérité d'où qu'elle vienne. Mais il est manifeste qu'il a constamment présent que Pie XII a été la bête noire de certaine école de théolo­gie, plus précisément de deux, qui n'étaient encore que l'école de Fourvière et l'école du Saulchoir -- nous avons fait du chemin depuis ! -- et que leur jugement dénué d'in­dulgence l'a marqué. Et je ne dis pas du tout qu'il y sous­crive ; tant s'en faut qu'au contraire son livre a propre­ment pour objet de montrer que ce jugement était injuste ; 82:143 mais il blanchit Pie XII ou, s'il ne le peut absolument ni non plus faire silence, atténue, excuse, plaide les circons­tances atténuantes, plutôt qu'il ne donne tort à l'accusa­tion sur le principe ([^29]). Car sur le fond, Chaigne pense comme elle : elle avait raison de vouloir un pape d'esprit large. Elle se trompait sur le fait : Pie XII n'a pas été « le dernier pape du Moyen Age » (qui donc a trouvé la for­mule ? je ne me rappelle plus) ; sa grandeur est d'avoir été le premier pape de l'âge nouveau. Le malheur est que ce visage de Pie XII ne peut être obtenu qu'en rejetant dans l'ombre rien de moins que le défenseur de la doctrine constante de l'Église, c'est-à-dire, nécessairement l'adversaire de ses déviations. Ce n'est pas peu. Plus d'une preuve, et d'abord, naturellement, la façon dont Chaigne présente *Humani generis* (pp. 213-214), ency­clique, déclare-t-il d'un tout autre ton que *Pascendi* et qui, « loin d'être un frein, entend promouvoir une théologie du développement ». L'expression était bien la dernière à em­ployer : ou elle ne signifie rien de précis, ou elle désigne tout juste ce qu'*Humani generis* combat. Mais quand Chaigne aurait écrit que, par *Humani generis*, Pie XII en­tendait promouvoir le développement de la théologie, chose très différente d'une théologie du développement, ce serait encore mettre le secondaire à la place du principal. Il est très vrai que le ton d'*Huamani generis* n'est pas celui de *Pascendi*, vrai aussi qu'elle ne condamne pas la théorie de l'évolution des espèces, pour la bonne raison que, l'ori­gine de l'homme mise à part, la doctrine chrétienne n'y est pas intéressée ; 83:143 mais de ce que, sur ce point précis, Pie XII laisse « la voie libre » aux savants, il ne s'ensuit nullement qu'il laisse la même liberté aux « tendances nouvelles de la théologie » ([^30]), car ce sont ces tendances, point les pro­blèmes de l'évolution, qui sont le sujet propre de l'ency­clique, et il est positivement faux de dire qu'elle les en­courage, en se bornant à disposer des « garde-fous où il faut » pour que l'avance se poursuive dans le droit che­min ; elle entend bel et bien leur barrer la route. Et pas seulement parce que « sans doute Pie XII estimait-il pré­maturées et par là dangereuses certaines prises de posi­tion » : les prises de position dénoncées par l'encyclique y sont expressément qualifiées d' « erreurs manifestes » ([^31]). Serait-ce donc que Chaigne s'en est laissé imposer par les « sages commentateurs » qu'il invoque en note et qui, plutôt que de leur sagesse, mériteraient d'être loués de leur artificieuse habileté ? et d'abord par celui d'entre eux qu'il ne nomme pas, puisque nous savons aujourd'hui -- et vraisemblablement Chaigne l'a-t-il su, comme moi-même, bien des années avant de le lire dans Dialogues avec Paul VI -- que, jusque parmi les collaborateurs immédiats de Pie XII, il s'en trouvait pour ôter sa pointe à l'ensei­gnement promulgué ([^32]) ? L'excuse serait valable s'il n'y avait que cela à regretter dans l'ouvrage. Mais à cette sur­prenante cécité sur le sens manifeste d'*Humani generis*, document trop important pour être écarté sans procès, s'ajoutent des silences qui surprendraient dans une bio­graphie de cette étendue si l'explication évidente n'était qu'ils vont dans le même sens. 84:143 Rien sur la béatification (3 juin 1951) ni sur la canoni­sation (29 mai 1954) de Pie X, une simple mention de la seconde dans la chronologie, et c'est tout. Cependant, il ne fait pas de doute que ce n'ait été la volonté personnelle de Pie XII que Pie X fût sur les autels, si l'examen de la cause lui était favorable, et l'on peut douter qu'il y eût été mis sans lui. Car, pour la béatification, la bataille fut rude, et la date est significative : 1949-1950, la seconde année étant celle d'*Humani generis*. Deux actes qui relèvent du même esprit : l'encyclique dénonçait les formes nouvelles du modernisme et, pour donner plus de poids à la sen­tence, était simultanément glorifié l'adversaire le plus résolu de l'ancien. Rien de même sur les mesures prises contre des théologiens jugés téméraires : l'auraient-elles été à tort, la vérité du portrait exigeait qu'il en fut dit un mot. Et rien non plus, ou comme rien ([^33]), silence vérita­blement confondant, sur la proclamation du dogme de l'Assomption (1^er^ novembre 1950), proclamation aussi mal accueillie par le parti des novateurs que devait l'être plus tard la proclamation, de par Paul VI, de Marie mère de l'Église ([^34]). Ce sont là trop d'indices convergents pour permettre le doute. Il est parfaitement certain qu'il répugnait à Chaigne de montrer Pie XII contraire à l'école de théologie qui ne l'aimait pas. Il ne l'est pas moins que, dans la phy­sionomie de l'homme, du chrétien, du pontife, le refus de tout modernisme doctrinal, du nouveau comme de l'ancien, est un trait qui n'est pas négligeable. Pourquoi donc l'avoir si soigneusement voilé ? Le point vaut bien d'être éclairci, le motif auquel Chaigne a obéi étant révélateur d'un état d'esprit très répandu. 85:143 Parce qu'il serait lui-même moderniste ou néo-moder­niste ? Nullement. Je le crois très profondément, très fidè­lement attaché à l'intégrité de notre foi et ne vois pas ce qui autoriserait à lui prêter la conviction de Teilhard qu'à l'âge de la découverte « des grandes unités et des vastes énergies cosmiques », il s'impose que les « paroles anciennes » prennent une « signification nouvelle, plus satis­faisante » ([^35]) : formule qui peut être tenue pour la défini­tion même du modernisme et qu'il n'est pas douteux que Chaigne refuserait de faire sienne. Mais il n'est pas nécessaire d'être moderniste pour souhaiter qu'on ménage les novateurs. Il suffit de se dire, sans y regarder de bien près, qu'il doit bien y avoir quelque chose de vrai dans ce qu'ils soutiennent. Car d'abord, leurs thèses ne sont pas exac­tement celles du modernisme qui a été condamné ; et puis, si eux aussi vont trop loin ou trop vite, s'ils sont témé­raires, c'est l'inévitable rançon de l'esprit d'invention : point de vérité qu'on ait chance d'ajouter aux anciennes sans accepter de courir quelque risque d'erreur. Le princi­pal est donc de ne pas mettre obstacle à la recherche : les erreurs, s'il y en a çà et là, tomberont d'elles-mêmes et l'Église gardera le bénéfice des découvertes des audacieux. Je ne dis pas que le raisonnement soit dénué de tout fondement. Il faut bien accorder que la recherche a besoin d'une certaine liberté ; mais dans les limites de la pru­dence, qui ne permettent pas de répandre sur la place publique des thèses aventurées, qu'il conviendrait de réser­ver pour le laboratoire aussi longtemps que le Magistère ne les aura pas entérinées. Car il ne faudrait tout de même pas oublier que ne manquent pas dans l'histoire de l'Église les hérésies qui ont duré, qui durent encore, pour le plus grand dommage des âmes ; qu'il y a donc à craindre que de nouvelles surgissent et durent pareillement. Mais sur­tout, s'il est très vrai que l'explicitation du donné révélé n'est pas si complètement achevée qu'elle ne puisse pro­gresser et que nous ne devions travailler à ce progrès, en­core est-il d'une importance *infiniment* plus grande de ne rien lâcher des certitudes définies que de les augmenter de thèses nouvelles, fussent-elles justes ; 86:143 car la négation de l'une quelconque des premières attente à la pureté de notre foi, point l'ignorance des secondes. C'est donc la garde du dépôt qui est le devoir premier, quelque précieux qu'il soit d'accroître notre connaissance de son contenu. Voilà, je croirais, ce que Chaigne ne sent pas suffisam­ment. Il m'accordera tout de suite que rien ne prime le devoir de garder le dépôt, il ne voit pas assez les périls qui le menacent et qu'il ne peut être conservé intact sans combats. Et il sent très vivement au contraire ce qu'il y a de douloureux dans les répressions. Saint Pie X avait con­damné le modernisme : pas de doute que, de la manière au moins qu'elle fut faite, cette condamnation ne lui pa­raisse un acte regrettable de son pontificat ([^36]). Avec autant de fermeté doctrinale, Pie XII dénonce des thèses simi­laires : d' « erreurs manifestes » qu'elles sont dites dans *Humani generis*, ces erreurs deviennent sous sa plume des « prises de position prématurées ». Il n'a pu manquer d'être ravi que Vatican II ait décidé de ne pas jeter d'ana­thème et que Paul VI ait rayé le terme de « condamna­tion » de son vocabulaire. Au moins, la recherche allait être libre ; d'autant plus féconde. Je mettrais volontiers cette bienveillance de principe pour les nouveautés au premier rang de nos *idola temporis*. Elle est si bien dans l'air que nous respirons que l'on voit les meilleurs ressembler à M. Bergeret qui, « de peur d'offenser la beauté inconnue », serrait en silence la main des poètes ridicules. Car, n'est-ce pas ? il faut d'abord être intelligent et la première qualité d'une intelligence est d'être ouverte. Nous avons oublié la grande parole de Claudel que «* la clef qui délivre, ce n'est pas celle qui ouvre, mais celle-là qui ferme *» ([^37]). 87:143 Et je ne sais même si cette propension excessive à l'accueil ne serait pas ren­due plus périlleuse par la volonté parfaitement sincère de fidélité que beaucoup joignent à leur culte des nouveautés : volonté qui est évidemment un bien, mais dont souvent l'effet est de moins se garder de l'erreur que de lui per­mettre de cheminer sourdement sans que la conscience s'alarme. Dans une des dernières lettres que j'ai reçues de Maurras, je trouve cette phrase remarquable à propos de ses *Serviteurs,* où « pas un instant », me disait-il, il n'avait « visé le Christ catholique » : « Le malheur et le tort était qu'en ces années 1890, 1891, pas une de nos têtes n'était complètement préservée de l'idéalisme subjectif kantien ou subkantien, nous pensions moins aux choses qu'à leurs « images ». Il a été dur de se guérir de ce mal. » ([^38]) Je pense pareillement qu'il sera dur, pour notre temps, de se guérir de cet autre mal qu'est d'oublier que dans l'*est, est, non, non* de l'Évangile, le *non* pèse dans la pratique autant que l'*est*, sinon davantage, quoique l'*est* soit premier dans l'ordre des fins. J'ai bien peur que cette guérison ne soit pas pour demain et que, pour nous convaincre de la nécessité des refus, il ne faille que la longanimité ait engendré dans l'Église des maux pires que ceux d'aujourd'hui. #### 17 novembre. Je me relis, je me demande si je n'ai pas été trop sévère pour ce *Pie XII* de Chaigne. Je ne crois pas : je me suis tant interrogé pour ne rien écrire que d'équitable ! 88:143 Véri­tablement, la critique s'imposait. Et je suis bien sûr, con­naissant Chaigne, que lui-même, quand il me lira, sachant que je n'émets guère de jugements à la légère, s'interrogera pareillement. Sais-je même s'il écrirait aujourd'hui dans le même esprit ? Je n'en jurerais pas. L'âme de son livre est une immense espérance dans les fruits du Concile. Et certes, en 1966, c'était grande imprudence déjà : je me souviens de Fabrègues me disant à Rome, en octobre 1965, son inquiétude non du Concile lui-même, mais des temps qui le suivraient. Nous y sommes et le dégât passe de si loin la crainte que bien des yeux commencent à se dessiller. Pour­quoi ceux de Chaigne ne seraient-ils du nombre ? Je lui sais du moins gré d'avoir attiré mon attention sur les innovations dues à Pie XII. Cependant, là non plus, je ne vois pas les choses comme lui. Pour Chaigne, la grandeur de Pie XII est d'avoir été un « réformateur conscient des nécessités d'un monde tout nouveau » (p. 177) et, par là, d'avoir ouvert la voie à Jean XXIII et à Paul VI. Certes, on eût pu le souhaiter plus hardi ; mais l'édifice n'était pas assez ébranlé pour qu'il fût possible de le reconstruire sur des bases nouvelles ; mieux valait y consolider ce qui tenait encore. Du moins Pie XII a-t-il posé les jalons des transformations futures et faute de pouvoir rendre le malade à la santé par une médication énergique qu'il n'aurait pas supportée, lui a-t-il donné les remèdes qu'il fallait pour améliorer son état ([^39]). Mais surtout, comme s'exprimera quatre ans après sa mort le futur cardinal Bea, « sa doctrine \[de Pie XII\] a transfor­mé l'air spirituel que nous respirons \[... \] En ce sens, Pie XII et son œuvre constituent le fondement même du Concile ». 89:143 Je vois dans Chaigne que ce jugement fut proféré le 25 avril 1962. A cette date, il ne pouvait être qu'une pré­vision : le Concile n'avait pas commencé. Choisi par Chaigne comme épigraphe du volume, il prend figure de constat, et c'est un constat qui n'est pas conforme à la réalité : tel qu'il s'est terminé le 8 décembre 1965, le Concile se situe aux antipodes de la pensée de Pie XII. Rien de plus contraire à sa pente que la perspective d'un gouvernement collégial de l'Église, même préservée la primauté de Pierre : comment inclinerait-il de ce côté, quand déjà le sentiment si vif qu'il a de sa responsabilité personnelle le presse de faire le plus de choses possible par lui-même ? Il sait trop que c'est à lui, à lui seul, qu'in­combe le gouvernement de l'Église pour qu'il lui échappe qu'il n'allégera pas ce faix écrasant en conviant les évêques à le porter avec lui, puisqu'il n'en restera pas moins l'unique responsable en dernier ressort et qu'il peut sans cela profiter de leurs lumières, tandis qu'une fois consti­tué en parlement le collège des évêques rendra sa tâche plus difficile, par l'obligation de faire prévaloir son avis sur le leur en cas de différend. Et pas davantage on ne voit à Pie XII l'intention de renouveler l'esprit de l'Église, sa lutte contre le moder­nisme est là pour l'attester, et c'est bien pour cela qu'elle est un trait si important de son pontificat. Car sa pensée ne se veut nullement novatrice, et parler de sa « doctrine » est grave abus de langage : il n'en a point qui lui soit propre. 90:143 Ce n'est pas cependant que Pie XII craigne d'innover. Chaigne a parfaitement raison sur ce point. C'est un conservateur, ce n'est pas un « conservateur aveugle » : son regard se porte bien plutôt sur tous les points de l'ho­rizon et il voit mieux que personne que, du fait du déve­loppement des techniques, la « figure de ce monde qui passe » change plus vite de nos jours qu'à d'autres épo­ques, et malheureusement dans le mauvais sens, du fait du refus généralisé de la morale chrétienne. Mais la con­clusion qu'il en tire n'est pas que l'Église ait à s'ouvrir au monde ; elle est qu'il est plus urgent que jamais de convertir le monde à Jésus-Christ. De là, les nouveautés, très considérables, en effet, de son pontificat, et nouveautés d'ordre très divers, procla­mation du dogme de l'Assomption, adoucissement du jeûne eucharistique et de certaines règles de l'état religieux, autorisation de la langue vulgaire dans l'administration du baptême, du mariage et de l'extrême-onction, et toutes ces allocutions sur les problèmes de la vie moderne qui était sa façon propre d'enseigner. Mais innovations, c'est un premier point, qui n'étaient jamais brutales, à la différence de celles d'aujourd'hui : parce que, s'il se peut qu'une règle long­temps observée appelle des retouches, la prudence veut qu'elles y soient apportées doucement, et non par une révo­lution. Et second point, innovations dont le principe n'était pas dans une conception nouvelle du christianisme, mais qui résultaient de facteurs extérieurs, changement des conditions de vie, questions qui ne s'étaient pas posées encore ou pas avec autant d'acuité, moyens ignorés des âges précédents ; la fin poursuivie restait la même. *Stat crux dum volvitur orbis*. Je vais faire un rapprochement bien inattendu, mais qui me vient spontanément, ce sont les meilleurs. Cette ma­nière de Pie XII dans l'innovation me rappelle la maxime si profonde de Valéry : « Ce qui est le meilleur dans le *nouveau* est ce qui répond à un désir *ancien*. » ([^40]) 91:143 Parole qui peint Pie XII autant que Valéry : génies, dans des ordres certes très différents et, sans qu'il faille pousser trop loin la parenté de leurs intelligences, tous les deux à la fois traditionnels et modernes, et l'un et l'autre où il faut : modernes par leur attention au présent et par certains de leurs moyens, traditionnels par leurs fins ; apportant aux questions de leur temps une réponse venue de plus loin que ce qui se passe ([^41]). Tout de même, le plus grand des deux, le plus proche de la perfection de son type d'homme, ne fût-ce que sur le plan humain, c'est Pie XII : parce qu'il s'ouvrait à la grâce, que Valéry n'ignorait pas tant qu'il la refusait, par orgueil (quoique personnellement il fût modeste, mais par orgueil encore) ; et que la grâce, en même temps qu'elle passe la nature, lui rend plus facile de s'accomplir. Dieu veut que nous fassions resplendir les dons qu'il nous a faits. #### 23 novembre. Hier soir, à R.T.L., le P. Russo : sur les rapports de la science et de la foi. L'éminent jésuite avait évidemment raison d'affirmer (comme tout croyant) que les certitudes de l'une ne pour­ront jamais contredire les certitudes de l'autre, mais est-il tout à fait exact de déplorer que, faute d'esprit scienti­fique, trop de chrétiens qualifient de miracles des phéno­mènes purement naturels ? Sottise, bien sûr, mais qui pro­cède plutôt d'une mauvaise philosophie : il n'y a pas be­soin de connaître la nature de l'éclair pour ne pas attribuer à la foudre une cause surnaturelle ; 92:143 il suffit de se souvenir que, si rien n'échappe au gouvernement de la Providence, ce gouvernement s'exerce rarement par une violation des lois de la nature et qu'ainsi le miracle ne doit être invoqué que lorsqu'il n'y a pas moyen d'expliquer naturellement un fait que l'on ne peut pourtant mettre en doute et que, de plus, il y a des raisons de lui attribuer une signification religieuse. Le P. Russo ne niait pas la possibilité de tels faits, il en convint même positivement, s'il m'en souvient bien. J'aurais seulement aimé qu'il marquât plus nettement qu'il résulte de là qu'il y a deux manières opposées de se trom­per sur le miracle, dont l'une est sans doute de l'invoquer sans motif impérieux, mais l'autre de refuser de l'admettre dans les cas, fort rares assurément, mais qui pourtant se rencontrent, où des témoignages dignes de foi nous montrent les lois de la nature en échec : parce qu'alors, c'est manquer au principe de raison suffisante que de ne pas imputer la dérogation à l'intervention d'une puissance supérieure à la nature. Et je ne dis pas qu'il n'y ait à mettre en garde contre la première façon de se tromper, mais est-elle tellement répandue parmi les chrétiens d'aujour­d'hui ? Il me semble plutôt que, lorsque les simples parlent de « miracle », ils n'entendent le plus souvent par le terme qu'une attention particulière de la Providence, mani­festée par ce que l'événement avait d'improbable, sans qu'ils le prétendent pour cela moins naturel que n'est, par exemple, de gagner à la loterie. C'est bien plutôt la seconde sorte d'erreur qui menace de nos jours les esprits qui se flattent de penser. Comment en effet nos théologiens se seraient-ils abste­nus d'étendre jusque là leur absurde ambition de « natu­raliser en quelque sorte le surnaturel », pour reprendre le reproche qu'adressait au « système teilhardien » le com­mentaire officieux du Monitum du Saint-Office (car c'était le Saint-Office alors) ? Ils ne nieront pas le miracle, parce que l'Évangile le leur défend ; mais ils feront beaucoup plus que de ne le reconnaître, comme il se doit, que contraints et for­cés ; dans le même instant qu'ils déclarent l'admettre, ils s'évertueront à le rendre naturel. 92:143 Ainsi de cette note d'un autre jésuite fort savant lui aussi, même, je crois, profes­seur d'exégèse, qui me fut montrée il y a deux ou trois ans et qui ramenait le miracle à une accélération des lois de la na­ture ([^42]). Le bel avantage ! Comme si le temps requis par la nature pour tel phénomène ne faisait pas partie de ses lois ! Et puis, une accélération des lois de la nature, la multiplica­tion des pains, la résurrection de Lazare ? ou seulement, à Lourdes, sous les yeux de Carrel, si minutieux observateur, cette malade qu'il examine moins d'une heure avant son transport aux piscines, qu'il trouve avec les symptômes les plus nets d'une péritonite tuberculeuse au dernier stade, certainement perdue à brève échéance, quelques heures peut-être, quelques jours au plus tard, et dont, devant les piscines, il voit de minute en minute la peau perdre ses reflets blêmes, le pouls redevenir normal, la tuméfaction du ventre diminuer puis disparaître, guérison que, dès le retour à l'hôpital, un nouvel examen lui montrera complè­te ([^43]) ? Et j'entends bien qu'un miracle suivi d'aussi près, dans son déroulement même, par un homme du métier, est chose exceptionnelle. Mais c'est bien aussi pour cela que le cas est extraordinairement intéressant. Je faisais une autre remarque en écoutant le P. Russo. Il n'est pas vrai, comme il semblait le croire, que la pensée scientifique soit la seule forme adulte de la pensée. Elle est certainement d'un très grand prix dans son ordre ; mais il y a d'autres modes de savoir que le savoir scientifique et ce n'est pas parce qu'on excelle dans celui-là que l'on brillera pareillement dans les autres. J'ai bien peur que la crédulité de l'ignorance n'ait d'égale que celle de certains hommes de science qui, rigoureux dans leur spécialité, dès qu'ils en sor­tent, prodiguent les paralogismes et vous assènent comme autant de certitudes les hypothèses les plus aventurées, aussitôt prises pour paroles d'Évangile par les esprits mou­tonniers ; cependant, hors de son domaine, un savant n'a pas plus d'autorité que le premier venu. 94:143 #### 29 novembre. La radio annonce que, dans la plupart des paroisses, sera célébrée demain la nouvelle messe. On avait beau être prévenu, c'est un choc. Comme lorsqu'on voit un malade que l'on savait perdu entrer en agonie. Seule attitude qui me paraisse universellement sûre devant l'événement : de chercher à en tirer quelque chose de bon, puisqu'il est ; par conséquent, puisque nous sommes chrétiens, qu'il nous serve, comme tout ce qui nous atteint devrait faire, à augmenter notre amour de Jésus-Christ. C'est le point fondamental, le principe dont tout, indubita­blement, doit partir, ou nous ne serions plus chrétiens. Mais ensuite, les choses sont évidemment moins simples. C'est au nom de l'obéissance qu'il nous est demandé d'accepter l'abandon de la forme que saint Pie V avait fixée pour la messe dans le rit latin, forme restée immuable depuis 1570, sous réserve, sauf erreur, de deux suppressions et de deux additions ([^44]), sans incidence sur le fond. J'en conclus, quant à moi, que le premier bénéfice à retirer de l'injonction est de purifier, -- de rectifier, s'il y a lieu, -- notre notion de l'obéissance. Et là, à me souvenir de la façon dont elle est communément recommandée, je crains bien qu'il n'y ait beaucoup à faire. 95:143 Il n'est pas vrai que l'obéissance soit la première des vertus, et il ne l'est même pas qu'elle soit toujours vertu. Deux raisons : Parce que, se définissant comme une attitude de l'âme, il en est d'elle comme de toutes les attitudes de l'âme, qui peuvent bien en elles-mêmes en manifester la force ou la faiblesse, l'état de santé ou de maladie, mais ne sauraient être dites bonnes ou mauvaises moralement que selon qu'elles nous conduisent à notre fin ou nous en détournent. Or, dans le cas de l'obéissance, à la considérer en elle-même, la signification en est essentiellement ambiguë. Signe de force, en tant qu'elle exprime la capacité de dominer sa pro­pre pente pour se plier à un ordre jugé légitime ; mais de faiblesse, dès qu'elle traduit l'incapacité de juger par soi-même. La démission du jugement ne peut être une chose bonne ; il ne peut l'être que de juger par soi-même, devant un ordre, qu'on atteindra mieux sa fin en faisant ce qu'il commande que ce que l'on aurait fait spontanément. Ce qui conduit tout droit à la seconde raison : Parce qu' « obéir » est un verbe qui ne peut être em­ployé absolument qu'à la faveur d'une ellipse. Obéir im­plique nécessairement que l'on obéit à quelqu'un (ou à quel­que chose) et, par suite, recommander l'obéissance sans dire à qui (ou à quoi) il faut obéir est parler pour ne rien dire. Autant servir à un affamé un plat de champignons, comestibles et vénéneux mêlés. -- Vous plaisantez ! Obéir, tout seul, signifie pour tout le monde, obéir à ses supérieurs. Quoi de plus clair ? -- Sur le papier. Mais « ses supérieurs », c'est un plu­riel : parce qu'en effet, tous, nous en avons plus d'un. Que ferons-nous quand il arrivera, comme il se peut, qu'il ne soient pas d'accord ? -- Nous obéirons à l'autorité la plus haute. -- Qui sera aussi la plus éloignée. Et, malheureuse­ment, la culture de l'obéissance inconditionnée habitue à obéir à la plus proche, dont les prescriptions sont plus im­médiatement perçues. 96:143 Je n'énonce là que des évidences, mais c'est que ce sont les plus précieuses des vérités, celles qui ont le plus de conséquences. Comme il appert de celles-ci, d'où se tire im­médiatement la règle d'or, formulée en termes identiques par Socrate et par saint Pierre ([^45]), qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Langage de protestant ? Nullement. Je ne méconnais pas le moins du monde que, pour un catholique, Dieu nous signifie sa volonté par la voix de l'Église. Je pense simple­ment que l'Église est aujourd'hui dans un tel état d' « au­todestruction » (Paul VI *dixit*), l'adversaire ayant intro­duit de ses hommes jusque dans l'enceinte de la citadelle, qu'on ne saurait examiner trop attentivement dans quelle mesure un ordre qui répudie une aussi longue tradition est ordre de l'Église engageant, en tant que telle, la plénitude de son autorité. Il va falloir regarder les textes de fort près pour savoir exactement à quoi nous sommes tenus et à quoi nous ne le sommes pas. Et je ne dis pas qu'il ne serait plus simple, beaucoup plus simple d'obtempérer en fer­mant les yeux. Mais on nous a trop menti pour que la con­fiance aveugle soit encore possible ; et l'on nous a suffisam­ment rabâché que le chrétien est désormais un homme libre, un adulte, pour qu'il ne soit pas trouvé mauvais que nous voulions nous renseigner par nous-mêmes. Je reviens ainsi au début de mon propos, qui était que l'obéissance que nous avons à pratiquer ne peut être une démission du jugement. J'en dirais autant de la pente de certaines gens à demander conseil, et régulièrement à qui connaît moins qu'eux les éléments de la décision qu'ils ont à prendre. Cependant, sur ce point, je ne souscrirais pas tout à fait, par exception, au jugement de La Rochefoucauld (max. 116) : « Rien n'est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils : celui qui en demande paraît avoir une déférence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu'il ne pense qu'à lui faire approuver les siens et à le rendre garant de sa conduite ; 97:143 et celui qui conseille paye la confiance qu'on lui témoigne d'un zèle ardent et désintéressé, quoiqu'il ne cherche le plus souvent, dans les conseils qu'il donne, que son propre intérêt. » Ma­xime, il me semble, inspirée des souvenirs d'un homme qui a mûri dans l'intrigue, où cette sorte de tromperie se pra­tique en effet souvent, plutôt que tirée de l'expérience commune. Pour moi, plus que la sincérité, je croirais que ce qui manque aux conseils qu'on demande et qu'on donne, c'est le courage et la clairvoyance. Il n'est pas vrai qu'en demandant conseil nous soyons si souvent en quête d'un garant de la conduite que nous avons déjà décidé de tenir ; nous demandons bien plus ordinairement que nous soit dictée la conduite même que nous avons à tenir, pour nous épargner la peine d'un choix qui nous incombe. Et le tort du conseilleur (qui ne sera pas le payeur) n'est pas tant de chercher son propre intérêt que de ne pas s'aviser qu'il servirait mieux le nôtre en nous persuadant qu'il ne peut nous apporter que des informations, point décider à notre place. Si bien que, finalement, nous ne gagnons rien à avoir confondu prudence et lâcheté : parce qu'en définitive, ce choix qui nous fait peur, c'est toujours nous qui le ferons ; nous aurons seulement un peu moins de chances de le faire bon, pour nous en être remis à l'opinion d'une per­sonne moins directement intéressée dans l'affaire et dont les lumières ne passent pas toujours de si loin celles que nous pourrions tirer de notre fonds, si nous avions fait l'effort de le consulter. #### 9 décembre. Billet de Poulat, daté du 8 décembre 11 h. du matin : « J'apprends, à l'instant même, par le téléphone, le décès de notre ami Mgr Combes, ce matin à 7 h. : grippe, puis cœur. 98:143 Je lui avait téléphoné hier, je voulais remettre notre conversation, le sentant fatigué, et c'est lui qui a insisté pour que je prolonge. C'est à vous que je devais de le connaître. Nous avions beaucoup sympathisé, dans une haine du mauvais travail et une déontologie communes. » Ah ! qu'il est donc vrai que l'on ne se hâte jamais assez ! Je pensais justement écrire ces jours-ci à Mgr Combes, et, au lieu de cela, cette triste nouvelle... Je ne puis dire que je connaisse vraiment son œuvre. Je n'ai pas lu son énorme *Théologie mystique de* *Gerson*, deux gros in-quarto, ni son édition de la *Retraite* du P. Pichon, que sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus appelait son « directeur », et non plus son *De doctrina spirituali sanctae Theresiae a Jesu infante*, tous ouvrages que je sentais écrits avec trop de soin pour ne pas mériter un regard attentif et dont je n'avais pu que me proposer, quand j'en aurais le loisir, d'extraire page après page le suc et la moelle. Mais ce que j'ai lu de lui, je l'ai lu de très près, et c'est assez de ce peu pour que je mesure la perte insigne que la science et l'Église viennent de faire. Pas de doute : à côté des théolo­giens qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé et dont beau­coup ne font que monnayer à la course ce qu'ils ont appris pendant leurs années d'étude, quand encore ils s'en sou­viennent, celui-là, dans son ordre, était véritablement grand. Je m'étais lié avec lui à la suite de sa recension, dans les *Ephemerides carmeliticae*, du premier *Teilhard* du P. de Lubac ([^46]). Elle m'avait émerveillé par sa solidité, sa mi­nutie, son souci de ne rien avancer sans preuve ; par sa franchise aussi : tout le contraire de ce que les servitudes du journalisme ont fait aujourd'hui de la critique. Ce n'était naturellement pas le sentiment du P. de Lubac, qui, en novembre 1963 (nous étions encore en bons termes) m'en parla comme d'un « pamphlet » et de l'auteur comme d'un « fanatique », qualifications qui montraient assez lequel des deux se laissait emporter : 99:143 on n'en imagine pas de plus manifestement injustifiées, s'il était excusable que le cher Père eût ressenti de l'humeur à voir *La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin* appréciée en ces termes : « Distingué, habile, émouvant, ce livre reste impuissant à tenir ses promesses. Il ne nous fait pas connaître la pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, mais seulement la pensée du P. de Lubac sur un tel sujet. A ce titre, c'est un documentaire. Dans les séminaires d'histoire, il peut servir brillamment à montrer comment il ne faut pas travail­ler. » ([^47]) Mais ce jugement sévère n'était rendu qu'au terme de plus de trente grandes pages de considérants qui pous­saient l'objectivité jusqu'au scrupule et forçaient si bien l'assentiment que, pour moi, que rien ne comble comme une argumentation conduite avec autant de finesse que de rigueur, c'est la maîtrise du critique qui m'avait avant tout ravi. Non certes qu'il ne me parût capital, devant le succès de l'ouvrage du P. de Lubac, d'avertir qu'il ne fallait pas s'y fier, il donnait à trop de personnes, souvent, de surcroît, puissantes, l'idée la plus fausse de Teilhard ; mais je ju­geais d'un intérêt plus positif (et plus durable) que, par elle-même, la démonstration fût une magistrale leçon de méthode. Je souhaitai rencontrer l'auteur d'un morceau aussi re­marquable et, m'autorisant de l'ami très cher qu'était pour Mgr Combes le P. Philippe de la Trinité, étais allé lui rendre visite. Autre émerveillement : je n'étais pas devant lui depuis cinq minutes qu'il avait aboli les distances. Pas d'accueil plus chaleureux, plus généreux : ce bourreau de travail (à en juger par l'étendue et la nature de son œuvre) avait toujours du temps à vous donner. Et de ses forces aussi hélas ! La veille de sa mort encore, ce refus d'invoquer sa fatigue... Je devais plus tard nous découvrir un autre lien. Mgr Combes n'avait pas seulement étudié la spiritualité de sain­te Thérèse de l'Enfant-Jésus, il avait établi le texte exact de ses écrits, et, de ce chef, n'avait pu manquer d'avoir bien des rapports avec Lisieux. 100:143 A l'une de mes dernières visites, je l'interrogeai sur sœur Madeleine de Saint-Joseph. J'avais mes raisons pour cela, qui n'étaient pas seulement la part prise par sœur Madeleine au dénouement de l'affaire de l'Action française et à la conversion de Maurras : sœur Madeleine était « mon amie du Carmel ». Sœur d'un de mes camarades de collège, je l'avais aperçue jeune fille, sa mère -- Victor Favet en littérature ([^48]) -- me l'avait dé­peinte comme « une flamme » et, bien des années plus tard, de 1937 à 1965, j'avais échangé avec elle nombre de lettres sur Maurras parfois, plus souvent sur d'autres su­jets : il ne me survenait embarras que je ne lui confiasse. Quelle richesse de nature ne faisaient entrevoir ses répon­ses, brèves nécessairement, mais toujours promptes, préci­ses, substantielles, secourables ! Ouverture de l'esprit, sû­reté du jugement, délicatesse du cœur, cette carmélite avait tout et, retirée du monde, mais informée de quantité de choses, en savait plus long sur ce qui s'y trafique que les nigauds qui croient plus malin de se mettre à son écoute. 101:143 C'est par elle que j'avais su, bien avant de la tenir de Maurras ([^49]), l'histoire bouleversante de celle de ses sœurs qui l'avait rejointe à Lisieux et là, devenue sœur Marie-Thérèse du Saint-Sacrement et de la Sainte Face, s'y étant offerte en holocauste pour l'apaisement du lamentable con­flit, y était morte le 13 juillet 1935 « après un creuset des plus douloureux ». Mais deux ans plus tard, jour pour jour, le 13 juillet 1937, « par une coïncidence fortuite et nullement cherchée » (je cite toujours sœur Madeleine), Maurras fai­sait au Carmel sa première visite. Et deux autres années plus tard encore, délibérément cette fois, le 13 juillet 1939, en mémoire de l'héroïque victime, la condamnation était levée. Je n'avais plus de nouvelles depuis deux ans quand je parlai de sœur Madeleine à Mgr Combes et n'étais pas sans inquiétude : le seul entretien que j'eus avec elle, en septem­bre 1964, me l'avait bien montrée telle qu'elle m'était appa­rue dans ses lettres, l'esprit restait intact, mais, me dit-elle, la vue se perdait. Elle écrivit de plus en plus gros, bientôt ne put plus écrire elle-même et notre correspondance cessa. Mgr Combes m'apprit sa mort, survenue le 17 janvier 1967, souleva d'autres coins du voile aussi. J'eus le sentiment qu'il avait sur mon amie bien des lumières : il m'en parla comme d'une sainte. Le voici donc à son tour passé de l'autre côté du miroir, nous n'aurons plus de lui que son image, aussi longtemps que nous ne l'aurons pas rejoint dans cet état si mystérieux, si contraire à notre nature, mais non certes le définitif, -- des âmes privées de leur corps. Pourtant ce n'est que son apparence qui s'éloigne, le plus intime de son être nous de­meure ; 102:143 et non pas seulement par son œuvre, puisque c'est le privilège de qui laisse une œuvre, ou seulement une grande mémoire, qu'il ne soit que d'interroger les traces qui subsistent de son passage sur notre terre pour qu'il nous parle encore : c'est cela même qu'est aujourd'hui Mgr Combes qui va rester près de nous et, comme il faisait de son vivant, continuera de nous soutenir dans le combat, mais combien plus puissamment désormais ! Et je ne vou­drais pas donner à la date d'une mort plus de signification qu'elle n'en a, mais c'est vrai, je trouve beau que ce prêtre, que le présent état de l'Église comblait de tristesse, ait reçu pour *dies natalis* le 8 décembre : comme si l'Immaculée-Conception avait voulu qu'il la fêtât dans la lumière et dans la paix ([^50]). #### 10 décembre. J'aurais voulu dire avec plus de précision que je n'ai fait hier comment j'entrevois l'œuvre de Mgr Combes. Les souvenirs l'ont emporté. Le dernier que j'ai gardé de lui m'invitera à dessiner moins insuffisante image de l'extraor­dinaire homme de science qu'il était. Je ne me rappelle pas exactement quand je lui avais parlé de Poulat, dit en quelle estime je le tenais pour son exceptionnelle probité d'esprit, et je ne sais pas non plus comment les deux hommes se rencontrèrent, mais, puisque Poulat m'assure que j'y ai été pour quelque chose, je suis bien près de penser que je n'ai rien fait de mieux dans ma vie : 103:143 ces deux-là étaient trop bien faits pour s'entendre pour qu'ils ne se connaissent pas. Grande ne fut pas moins ma surprise quand un mot de Poulat me transmit le désir qu'avait Mgr Combes de nous réunir à mon prochain pas­sage à Paris. Journée mémorable. Je revenais de Lisbonne, où ma femme et moi avions été accueillis comme les Portugais savent accueillir, -- de Lisbonne et de Fatima, -- la veille, à peine débarqué d'avion, j'avais revu notre cher Domini­que Morin, et comme si la Providence avait voulu que ce 26 mars 1968 apportât à tout le monde son rayon de joie, le soir Poulat trouverait dans son courrier la piste des origi­naux de la Sapinière, qu'il s'apprêtait à publier d'après leurs photocopies comme c'est chose faite aujourd'hui ; la piste seulement, il est vrai, les documents n'étant plus dans le château de Pologne indiqué quand il s'y rendit ([^51]). Il n'y avait pas besoin de l'espoir qui l'attendait quelques heures plus tard pour que son livre sur la Sapinière, pres­que achevé, vint sur le tapis ; mais le point est que ce n'est pas tant du *Sodalitium Pianum* lui-même qu'il fut traité pendant ce déjeuner que de la façon de l'étudier. Poulat nous expliquait pourquoi il s'en était délibérément tenu à la publication du dossier : tâche assez considérable déjà, s'agissant de textes inutilisables à l'état brut, et qu'il ne suffisait même pas de déchiffrer, qu'il fallait encore éclai­rer par le rappel de circonstances oubliées ; les conclusions viendraient plus tard. Mgr Combes souscrivait des deux mains, et pour cause, mais cela je ne le savais pas alors : c'est tout juste comme lui-même avait conduit son étude de Gerson, jugeant la synthèse pareillement prématurée aussi longtemps que n'existerait pas une édition critique de ces œuvres capitales. J'admirais qu'entre deux esprits de mode d'expression aussi opposé, Mgr Combes plutôt porté à l'abondance, Poulat à la concision (mais oui ! quoique ses ouvrages soient régulièrement de taille imposante), l'accord fût total sur les exigences de la rigueur critique. 104:143 C'est que pour Mgr Combes la question de méthode était essentielle. Je n'ai pas encore lu son récent *Teilhard* mais je viens de reprendre l'article qu'il donnait en octobre-décembre 1965 aux *Études philosophiques : A propos de théodicée teilhardienne, simples réflexions méthodologiques*. Le sous-titre est révélateur. Expressément, pas d'autre des­sein que « de proposer une première esquisse de ce que de­manderait la mise en œuvre d'une méthode rigoureusement historique et d'évaluer, en première approximation, les bénéfices qui pourraient en résulter » ([^52]). Mais, en fait, simplement parce que l'auteur s'est imposé de travailler selon les règles, les bénéfices ne sont pas seulement es­comptés, ils sont là : l'une des études fondamentales sur le phénomène qu'était le plus illustre (aujourd'hui) de tous les jésuites. Un autre trait de Mgr Combes qui l'apparentait à Poulat était de poursuivre, lui aussi, « la chimère de l'exactitude la plus humble », dans la même conviction que, « si les sciences humaines ont leur spécificité » ([^53]), ce ne doit pas être au détriment des « requêtes essentielles du travail scientifique » : maximum de précision possible et « possi­bilité constante de vérification » ([^54]). Il chiffrait volontiers ce qui peut être compté ou mesuré, il ne reculait pas devant les dénombrements complets. Et quel *lecteur !* Ayant pour principe que le premier devoir d'un commentateur est de « se mettre au service du texte » ([^55]), et pour cela, de ne rien négliger qui soit de nature à le faire comprendre : obligation, donc, non seulement de le situer à sa date et de déterminer ce qu'il doit aux circonstances, mais, plus inté­rieurement, dans une docilité proprement *méthodique*, d'adopter le point de vue de l'auteur, et de suivre, d'épouser le mouvement de sa pensée, pour la connaître sans erreur ; 105:143 de tenir compte aussi de la langue toujours plus ou moins personnelle dans laquelle chacun écrit, de l'acception par­ticulière dont il arrive qu'il charge certains termes ; et ainsi de suite. Après quoi, il va sans dire, toute liberté de refuser l'assentiment, s'il y a lieu ; mais du moins s'épar­gne-t-on de condamner (ou de louer) ce que l'on n'a pas entendu. J'aurais pu écrire simplement que Mgr Combes était la perfection du philologue, au sens où Renan prend le terme dans *L'avenir de la science*. C'est qu'il savait que les minuties de la philologie, si légèrement qualifiées d' « hypercritique » par les bousilleurs et les paresseux, peuvent mettre sur la voie de découvertes capitales : de la même manière que Kepler fut conduit à la première de ses lois par le besoin d'expliquer les écarts de huit minutes dans la position de Mars qu'il ne pouvait admettre qu'un observateur aussi diligent que Tycho-Brahé eût relevés par erreur. Je trouve un frappant exemple de ces clartés de pre­mière importance que Mgr Combes savait tirer de la phi­lologie dans l'article sur *Gerson et la naissance de l'huma­nisme* qu'il publia en 1945 dans la *Revue du Moyen-Age latin* ([^56]). Un chef-d'œuvre de l'art de la démonstration. C'est un des lieux communs de l'histoire littéraire telle qu'on l'enseigne que le conflit, dès la fin du XIV^e^ siècle, de l'humanisme naissant et du savoir purement théologique du Moyen-Age : à preuve, allègue-t-on, que le scandale provoqué chez le pieux Gerson par la culture « toute païen­ne » (Lanson *dixit*) du secrétaire de Charles VI Jean de Mon­treuil, comme en témoigne certaine lettre fameuse du second au premier. Chose sûre, en effet, que cette lettre est bien de Jean de Montreuil, mais la seule raison de la croire adressée à Gerson est que le *per cancellariae tuae submissionem* qui s'y lit dit clairement que le destinataire avait une chancellerie, qu'il était donc chancelier et de quel autre chancelier pourrait-il s'agir que du chancelier de l'Univer­sité de Paris Jean Gerson ? 106:143 Ainsi avait raisonné un scribe inconnu de peu postérieur au copiste, et tous les savants modernes d'emboîter le pas, faute de s'être avisés que jamais, sous la plume de Jean de Montreuil (Mgr Combes avait fait un dépouillement exhaustif), *cancellaria* n'a le sens de « chancellerie », mais toujours, conformément à l'étymologie (*cancelli*, barreaux, treillis), celui de crible qui ne laisse passer que l'exquis : si bien que ce n'était pas à la chancellerie de son correspondant, c'est à son bon goût que Montreuil avait soumis son épître à Benoît XIII, où, selon ce correspondant, une citation de Térence faisait dis­sonance dans une prosopopée de l'Église. Mais, par suite, plus de raison de croire la lettre adressée à Gerson, sans parler de celles qui prouvaient qu'il ne pouvait en être le destinataire, et d'autres encore qui montrent les deux hom­mes en parfait accord sur le point même où l'enseignement officiel les oppose : tous les deux professant « un idéal de culture qui inclut toute la culture classique, mais qui la soumet à la théologie » ([^57]). Conclusion véritablement consi­dérable. Je trouve ravissant qu'il suffise de la lecture correcte d'un mot, d'un seul mot, non certes pour l'établir, mais pour ruiner le fondement de la thèse adverse. Valéry admirait que Racine eût demandé à Boileau si, dans son *Second Cantique*, au lieu d' « Infortunés que nous sommes », qui lui était venu le premier, il ne serait pas meilleur de mettre : « Misérables... » Et ce survivant des grandes époques égaré dans notre siècle, cet homme des mûrissements condamné par sa date de naissance à vivre à l'âge de la hâte, de la précipitation, de la malfaçon, -- qu'eût-il pensé d'aujourd'hui ? -- de commenter : « Ces minuties qui font le beau et sont l'atome du pur ont bien disparu du souci littéraire. » ([^58]) Il n'est que trop certain. J'ai pourtant vu de mes yeux des poètes (des vrais) peser pareillement leurs mots, voire leurs virgules, au trébuchet. 107:143 La critique aussi doit avoir ses balances de précision. Celles de Mgr Combes étaient sensibles à un cheveu. #### 20 décembre. Grand article sur le nouvel ordinaire de la messe dans *La France catholique* du 19 ; même particulièrement re­commandé à l'attention pour la raison que « les personnes qui ont écouté à l'Institut catholique les cours de sociologie et de métaphysique du chanoine Lallement savent quelle est la rigueur de son exigence spirituelle ». Le malheur est que dans une démonstration, c'est de rigueur intellectuelle qu'il s'agit, et de cette autre sorte de rigueur la plume de l'auteur se soucie comme d'une gui­gne. Elle n'a pas tracé cinq lignes qu'elle l'a jetée par-des­sus les moulins, son premier paragraphe étant celui-ci : Le nouvel ordinaire de la messe a été l'objet de très injustes critiques. Le meilleur remède au trouble des esprits est sans doute d'attirer l'attention sur les grands secours spirituels très adaptés à nos besoins, qu'apportent les nouveaux rites institués par notre Saint-Père le Pape Paul VI. « Le meilleur remède » ? C'est une façon de raisonner bien étrange : qui se plaint des freins de sa voiture, on ne le tire pas d'inquiétude en le priant d'observer que le mo­teur tourne mieux que jamais. 108:143 Je n'aborde pas le fond, j'accorde tout de suite qu'il ne suffit pas que l'*Ordo Missae* de Paul VI ait été critiqué par des théologiens dont on ne peut mettre en doute le sérieux, la compétence ni le dévouement à l'Église, pour qu'il soit par là même assuré que leurs critiques sont fondées : chose à voir sur les textes, les plus grands théologiens peu­vent se tromper. Je constate simplement que c'est ne rien dire qui puisse porter remède au trouble des esprits judicieux que de qualifier ces critiques de « très injustes » sans montrer qu'elles le sont en effet, ce qui eût exigé : 1° de les exposer ; 2° de les réfuter. Je ne dis pas au demeurant que le chanoine Lallement ait entièrement perdu sa peine. Je crois très volontiers que son article rassurera les lecteurs pour qui les moines, comme dit Pascal, pèsent plus que les raisons et qui seront trop heureux de se faire un mol oreiller de la double auto­rité de l'éminent professeur et de *La France catholique*. Mais les têtes capables de réflexion se demanderont ce qui a bien pu pousser un homme d'autant de savoir, sitôt sa sentence rendue dans les termes que j'ai transcrits, à prendre incontinent la tangente au lieu de motiver son jugement. Mais, j'y songe, peut-être le chanoine Lallement a-t-il autant d'esprit que de spiritualité et s'est-il abstenu de prouver ce qu'il avançait pour faire ingénieusement en­tendre aux subtils qu'il n'avait pas de preuve à sa dispo­sition. Même alors, je ne lui donnerais pas raison. On ne traite pas de questions aussi graves avec des artifices d'écri­ture qui ne seront perceptibles qu'à bien peu. Ah ! que de choses iraient mieux dans l'Église si les personnes qui la représentent s'y faisaient une règle d'aborder les problèmes franchement, loyalement, honnê­tement ! Tout le monde ne serait pas d'accord ? Non, cer­tainement. Mais la lumière qui résulterait de cette franchise assainirait aussitôt le climat et mieux vaudrait plaie qui saigne que de jour en jour, ce progrès du pourrissement. 109:143 #### 24 décembre. ITINÉRAIRES (de janvier) m'apporte la déclaration du P. Calmel : pour rester fidèle à son honneur de prêtre, pour « garder intact le dépôt infiniment précieux qui lui fut confié lorsque l'évêque lui imposa les mains », il refuse l'*Ordo Missae* de Paul VI. A-t-il tort ? a-t-il raison ? Je consens qu'on en puisse disputer. Qu'on le blâme ou qu'on l'approuve, acte auquel il faut du moins reconnaître le mérite de ne pas finasser : par où je n'entends pas qu'il soit illégitime de recourir aux exceptions de la casuistique, mais qu'il est d'une tout autre portée de poser le problème au fond : cet *Ordo Missae* étant ce qu'il est, et aussi le climat actuel, dans le cas de la lettre de la loi m'oblige, *Domine, quid me vis facere ?* Car la réponse n'est pas aussi simple qu'elle devrait l'être. Je n'ai, grâce à Dieu, personne à diriger. Je n'en dirai que plus librement comment je vois les choses ; simple matière à réflexion. Rite « équivoque », écrit le P. Calmel, rite « qui favo­rise la confusion entre la Messe catholique et la Cène protestante » ; qui, par là, met sur le chemin (car il ne dit pas davantage) d'une messe « carrément hérétique et donc nulle ». Je n'ai pas encore le *Breve esame critico* joint par le cardinal Ottaviani à sa lettre à Paul VI, mais j'ai lu les études du *Courrier de Rome* et de *La Pensée catholique*, et je ne vois rien à reprendre à ce jugement. Le péril est cer­tain, du fait que, sans être niés, le mystère du sacrifice et l'action consécratoire du prêtre, du seul prêtre, ne sont plus aussi nettement affirmés, et, de plus, du train dont va la « mutation » de l'Église, l'on ne peut dire que ce soit un péril éloigné. Il faut bien plutôt s'attendre qu'à bref délai, en bien des endroits, l'ultime limite sera franchie. Maintenant, s'ensuit-il de là que le refus s'impose aussi impérieusement qu'il s'imposerait si déjà nous étions dans la fosse et que d' « équivoque » la messe fût devenue « mensongère » ? Évidemment non. 110:143 Car dans l'hypothèse d'une messe « carrément hérétique », prêtre ou laïc, per­sonne ne pourrait l'accepter, quoi qu'il dût résulter du refus. Il n'en va pas de même avec la seule ambiguïté : quelque grave qu'elle soit en pareil cas, celle-ci appelle un jugement prudentiel. Et le prêtre, lui, n'est pas seul en cause. La conduite du laïc n'aura que des répercussions limitées, du moins le plus souvent ; mais le prêtre admi­nistre les sacrements, -- le bien des âmes dont il a la charge fait obligatoirement partie des données de son pro­blème personnel, -- à chacun donc, serais-je tenté de dire, de peser ses responsabilités propres et de se demander comment, dans les circonstances où il se trouve, il servira le mieux l'Église, dont Paul VI reste le chef légitime. Ce que je sais bien en tout cas, c'est que le parti qu'a pris, et pris publiquement, le P. Calmel ajoute encore au respect et à l'affection que déjà nous lui portions, tant il est beau qu'un homme s'expose pour obéir à sa conscience. Et c'est aussi que je souhaite qu'il y ait des prêtres qui puissent suivre son exemple, des évêques à leur en recon­naître ouvertement le droit. On nous rebat les oreilles du « pluralisme » : pas de plus juste occasion d'en faire une réalité, puisqu'il ne s'agit que de continuer à célébrer une messe certainement catholique. Autrement, à le voir ne jouer que dans un sens, le mauvais, naturellement, la pro­fession qu'on en fait prendrait l'apparence d'une hypo­crisie et, même trompeuse, c'est une apparence qu'il im­porte souverainement qu'évitent les gens d'Église, de peur qu'il n'en rejaillisse quelque discrédit sur les choses saintes qu'ils représentent. J'entends bien : Et l'affirmation de Paul VI que la nou­velle messe est substantiellement la même que l'ancienne, que l'une et l'autre sont la messe de toujours ? Précisé­ment, bien comprise, cette affirmation milite contre l'accep­tation. Car que signifie-t-elle ? Premièrement, sans doute possible, que, fidèle aux devoirs de sa redoutable charge, Paul VI entend bien que de tout ce qui touche à l'essence de la messe, pas un iota ne soit changé. Quant à savoir si, en fait, l'*Ordo Missae* qu'il couvre de son autorité main­tient intégralement cette essence, affaire des textes et du moment, et là, bien loin que la certitude soit la même, il y a tout lieu de craindre que, sans y être encore, le nouveau rite ne conduise tout droit où Paul VI ne veut pas aller. 111:143 Ce n'est donc pas le trahir, c'est venir au secours de sa plus profonde volonté que de s'appliquer à retarder la course à l'abîme. Et certainement, il serait plus agréable qu'il y en eût d'autres moyens que le refus. Mais quand le langage des faits est le seul qui garde quelque chance d'être entendu, quand on le voit écouté pour peu qu'il vienne du côté des novateurs, -- la communion dans la main ! -- il faut bien se résigner à le faire entendre du nôtre. La docilité ne ferait que rendre la menace plus pressante. Et je sais autre chose encore, que rien ne m'empêchera d'écrire : c'est qu'il faut n'avoir point de cœur pour placer des fils, sans qu'il y en ait nécessité, devant un aussi dou­loureux débat. Dira-t-on que la pastorale exigeait ce nouvel *Ordo Missae*, ou du moins le rendait opportun ? C'est bien le prétexte invoqué, mais il n'est pas sérieux. Parce que la pastorale n'a pas à primer la doctrine, ou, pour mieux dire, se nie aussitôt qu'elle s'en écarte : puisque c'est à la vérité qu'elle a pour objet de conduire les âmes. Et parce que, la doctrine supposée hors de cause, la pastorale elle-même, dans les circonstances présentes, déconseillait la réforme, comme il appert du trouble qu'elle jette dans les consciences. Le bouleversement de la messe de saint Pie V n'était ni dans la lettre ni dans l'esprit de la réforme liturgique deman­dée par le Concile, non plus que dans le vœu de l'immense majorité des fidèles, qui n'imaginait pas qu'il y pût être apporté plus que des retouches de détail, comme avait été, par exemple, la suppression du second Confiteor avant la communion ; ne réclamait une autre messe, et depuis peu d'années encore, que la secte, petite par le nombre au regard de l'ensemble du troupeau, mais installée aux postes de commande, de qui la foi n'est plus *quod ubique, quod semper, quod ab omnibus*, raison majeure de ne pas lui donner satisfaction. -- Mais la réforme est judicieuse. -- Le serait-elle que ce n'était pas le moment. 112:143 Trop de choses sont ébranlées dans l'Église pour qu'il convint d'y toucher à ce qui n'était pas encore sérieusement menacé. « C'est précisément lorsque les temps sont tranquilles, disait un jour un Italien de la grande espèce (car il y en a bien une petite), que les vrais hommes d'État pensent à accomplir les réformes utiles. » ([^59]) Inversement, donc, quand la tem­pête fait rage, *quieta non movere*. Ou faut-il penser que sachant leur règne de courte durée, les novateurs en place se hâtent de créer de l'irréversible ? Une autre remarque me vient. Depuis saint Célestin V (1294), l'ermite égaré sur le trône de saint Pierre, mais de qui du moins la sagesse (et l'humilité) comprit en peu de mois qu'il n'était pas l'homme qu'il y faut, deux papes seulement sur soixante-dix-neuf, ont été mis sur les autels : saint Pie V et saint Pie X. Les deux pontifes dont le pré­sent pontificat semble s'être juré de prendre le contre-pied : celui-ci, qui condamna le modernisme ; et celui-là, le pape de Lépante, du Rosaire et du défunt *Ordo Missae*. (*A suivre.*) Henri Rambaud. 113:143 ### La fausse douceur : la serpentine par Luce Quenette CE PENSIONNAT si bien bâti, si bien situé, avec ses classes, son immense réfectoire, sa belle salle d'étude où se penchaient cent têtes d'enfants sages ; ce beau jardin, ces cours bien plantées, et ce gracieux sen­tier par où les congréganistes, enfants des Saints Anges, enfants de Marie, montaient en pèlerinage à la Grotte de Lourdes fleurie d'églantines... ces belles processions de la Fête-Dieu... ces belles réunions de Notes générales... ces visites de Mère provinciale ! Voyons ! tout cela était réel, consistant, obligatoire ; je me souviens surtout des « rangs », ces longues files silencieuses sous l'œil prodi­gieux de la Surveillante en chef qui intuitionnait un mur­mure, le situait, l'épinglait, le terrassait. Quand une jeune nouvelle professeur était engagée pour enseigner quelque matière touchant à la philosophie ou à la religion, elle savait que la maîtresse générale des études, « derrière un voile, invisible et présente » superauditionnait ses propos, dans la crainte de quelque hardiesse, de quelque accroc de doctrine ou de morale. Je l'ai connu, admiré, et redouté, ce grand pensionnat, qui avait sur ses arrières ce grand Ordre enseignant, ces grandes protections *terrestres* spirituelles : de l'Ordinaire, de l'Aumônier, de la Mère Générale -- (« Notre Mère est chez Madame la Supérieure ! ») et *célestes *: le saint fonda­teur, les beaux offices, la belle chapelle et la Sainte Pré­sence, et les promesses et les consécrations à la Sainte Vierge, et la splendeur des professions religieuses -- et l'attrait presque irrésistible sur les meilleures, de cette vertu, de cette vie si pure, de ce saint habit, de ces visages sereins, réservés, intérieurs... cet attrait qui envoyait une demi-douzaine de grandes au noviciat, parfois, en fin d'année, d'un seul coup. 114:143 Je l'ai connu, il fut -- il n'est plus. C'est inconcevable ! Que disent les murs ? Que pensent les corridors ? On y trotte, on y rit, on y voit les mini jupes, les guitares, on n'y voit pas les grandes : elles sont au collège de garçons, elles reviendront pour le conseil de classe, pour le cours de marxisme, pour Helga et Michaël derrière ou devant des dames qui ont gardé ou lâché tout uniforme religieux. On se passe Sartre, on y discute de « Théorème ». Ce matin, le responsable prêtre était absent, c'est la Sœur qui a ouvert le tabernacle, exhorté à présenter les mains, posé elle-même l'Hostie. Tout le monde a suivi, sauf une, deux, honteuses de leur héroïsme. Au cours de « religion », raconte une élève de 12 ans à sa mère : « Maman, la Sœur a dit : choisissez un problème et discutez-le entre vous : le péché, la Trinité (peut-être la sexualité), comme il vous plaira, mettez-vous en recher­che, je ne vous dirai rien. A vous la découverte ! » Pourquoi décrire, pourquoi énumérer ? On sait bien que tout est ravagé, confondu. On rencontre des visages peints de petites femmes précoces -- blasés, insolents -- et puis de ci, de là, une enfant vraie, intacte, égarée dans ce chaos, de toutes petites encore naïves qu'on voudrait arra­cher, emporter, préserver... Et cependant, la supérieure qui préside à cette muta­tion, à cette révolution impensable est souvent une ancienne élève du temps des rangs, des Congrégations, des silences, des recueillements, des saintes vocations et des saints catéchismes. L'inconcevable s'est accompli EN DOUCE. LE MAL QUI DÉSARME PRÉPARE LE MAL QUI RAVAGE. 115:143 Désarmées, les écoles religieuses le furent dès avant l'attaque, par leur ignorance. Nous étudierons quelque jour l'invraisemblable niaiserie installée dans beaucoup de com­munautés enseignantes. La Révolution va toujours à la violence, elle appelle, par nature, le sang et la destruction brutale, mais elle y marche par une espèce de douceur anesthésiante qui *blas­phème et prouve* cette béatitude : les doux posséderont la terre. Un pensionnat pieux est devenu une école d'érotisme et de révolution, sans heurts, au milieu des rires, des espoirs, des révisions de vie, et même de l'enthousiasme des parents. Quand ils déchantent, c'est trop tard. On a grignoté, adapté, élargi. Les petites morceaux (ou qui paraissaient tels) : suppression du chapelet, dialogues et catéchismes dialoguants, ont passé pour mises au point exaltantes, libérations de détail -- les gros morceaux : mixité, abandon du costume religieux, communion dans la main, pour obéissance méritoire. Il y a eu des inquié­tudes, jamais de recul. Quant aux esprits plus retenus, aux parents plus avisés et pessimistes, on les a aimablement rassurés et désarmés par quelques douces maximes de la douceur révolution­naire : Par exemple : -- nous ne sommes pas au pied du mur ; -- les changements ne touchent pas l'essentiel ; -- plutôt que de se croire seuls détenteurs de la Vérité, il vaut mieux souffrir et obéir ; -- ceux qui permettent ces changements ont la grâce, moi, je ne l'ai pas ; -- une humeur rigide et résistante trouble les âmes ; -- le Pape est si bon qu'il ne veut pas punir, et permet ; imitons, sa bonté. Ces quelques phrases (toujours les mêmes, et qui ne datent jamais !) placées avec adresse au milieu des dis­cussions, des indignations, des étonnements produisent un apaisement magique, un désarmement efficace, une lassi­tude favorable à toutes les acceptations, et progressive­ment une reposante anesthésie. \*\*\* 116:143 Prenons *le pied du mur*. Un mur et sa base, c'est dur et visible, d'ordinaire. Pas celui-là. Mais mouvant et insaisis­sable. Le pire est arrivé = la Messe atteinte. Bah ! elle était rongée, déguisée, depuis si longtemps, que les cœurs insensiblement préparés « l'avalent », comme le reste. Le mur a fui... Il est symptomatique que des maisons religieuses qui, jusque là se donnaient comme refuges et comme remparts, *ont méprisé cette pauvre permission de Messe de Pie V latine, quand cependant leur communauté remplissait toutes les conditions prévues ;* elles ont adopté EN DOUCE, avec empressement, quelquefois sous couvert de latin, la Messe altérée du nouvel Ordo. A partir de là, la glissade est engagée, continue. C'est une chose étonnante que *la répugnance de beau­coup de personnes* (prêtres ou gens pieux) *à parler de cette pauvre humble possibilité, de cette protection du latin*. Quand on l'invoque, on se sent importun. On est bien mieux écouté quand on déplore la fatalité, l'apparente « irréver­sibilité » de l'affreuse « mutation ». Goût étrange pour la glissade sans remède. \*\*\* L' « essentiel » que bien peu définiraient, est aussi volatil que le pied du mur. Mœurs, autorité, dogmes, tout est attaqué, ou pourri, ou réduit, et l'essentiel qui suffit, se conserve par miracle, intact ! Si l'on veut dire par là, que Jésus-Christ n'a pas abandonné l'Église, que les portes de l'Enfer n'auront pas le dernier mot, cela est de foi. Mais on refuse de comprendre que cet essentiel absolu, inchangé, gardé dans l'assistance divine, se révèle aux simples fidèles par « les accidents » : 117:143 cérémonies, prédications, traditions, prières, usages, préceptes, défenses, condamnations, sanc­tions -- et que si tout cela est changé, altéré, l'essentiel n'arrive plus aux âmes pour les sauver, et la continuité des changements les enveloppe pour les perdre en leur persuadant que l'essentiel, lui aussi, est relatif, inexistant. Mais il s'agit d'endormir les résistances, et, le pied du mur jamais atteint, et l'essentiel toujours bien portant, insinuent chaque jour cette gangrène d'optimisme. \*\*\* Comme cette hypocrite humilité qui ébranle la fierté de la foi : « Ne vous croyez pas seul possesseur de la Vérité ! » Quelque chose de honteux, de visqueux, désarme alors le défenseur de l'Église éternelle. On le disqualifie, on le diffame à ses propres yeux. Il se trouble et ne pense pas à répondre que l'humilité du fidèle, c'est celle d'un dépositaire d'un enseignement infaillible, qu'il n'a pas fait, mais reçu dans son catéchisme. On lui conseille de *souffrir en obéissant*. On se sert de la Croix de Jésus-Christ pour l'abrutir. Comme si « souf­frir » avait une valeur en soi et absolue. Mais souffrir pour souffrir ne sert de rien. C'est l'amour de Jésus-Christ et la Foi qui doivent *animer* la souffrance pour qu'elle soit précieuse, unie à la Sainte Passion. Souffrir d'accepter l'erreur et la destruction progressive de la foi, c'est pécher et non mériter. Obéir aux désobéissants, c'est désobéir. Et donc, au lieu d'endormir dans la passivité, il faut réveiller l'intelligence pour la difficile distinction entre ce qui est dû au pouvoir parce qu'il est légitime, et ce qu'il faut lui refuser quand il est injuste. Mais la douceur de la subversion résigne et endort ce *Vigilate* si laborieux avec la stupide maxime : Souffrir est toujours bon. Enfin, ce « souffrir » là, est-il si souffrant ? Bien moins douloureux, en vérité, que le combat, *le discer­nement*, et le refus de toute altération de la Foi ; l'anes­thésie de l'habitude gagne vite le cœur et, d'étape en étape, dans le sommeil, il se durcit. \*\*\* 118:143 Autre doux argument : « Ils ont la grâce »... ceux qui nous ont enseigné « que le tutoiement de Dieu est une marque de respect, la sup­pression des génuflexions à la Messe, un signe d'adoration, le gigot du vendredi, un renforcement de la pénitence, la mixité dans les séminaires un affermissement des voca­tions, etc. et aujourd'hui nous assurent que « la Messe à la Maison » autour d'une table sans pierre d'autel, cet « émiettement de l'Église » accroît sa cohésion. » (Édith Delamare.) Cependant, il est vrai que du sommet romain jus­qu'au dernier curé de paroisse en train de faire équipe, «* ils ont la grâce *», tous ordonnés régulièrement, *tous délé­gués comme il le faut depuis le siège de Pierre.* Et d'abord ils ont le pouvoir de consacrer, d'absoudre, ils sont ministres des Sacrements -- le saint caractère ne peut leur être ôté, ni, pour ce caractère, la certitude et le respect de nos cœurs catholiques. Ils ont aussi la grâce de bien remplir leur ministère. Je veux bien le proclamer, avec la nécessaire précision du Catéchisme. Cette grâce est suffisante, spéciale, à chacun d'eux destinée, et beaucoup y répondent au mi­lieu d'inextricables difficultés. Mais, pour un évêque, comme pour tout homme en ce monde, *avoir la grâce* ne signifie pas : *répondre à la grâce.* La grâce est prête, grâce éminente d'enseignement et d'édification, abondante de la part de Dieu qui envoie, non forcément féconde de la part du ministre qui la refuse et la « stérilise ». « La Grâce n'a *pas été* *stérile en moi *» dit saint Paul, ce qui suppose que l'Apôtre sait bien qu'il pou­vait la négliger. Qu'on mesure l'abdication de l'intelli­gence de ce « ils ont la grâce » advienne que pourra ! la cruauté de cette indifférence pour les âmes en perdition, pour son âme à soi, aveuglément conduite, endormie dans la sécurité d'un optimisme absurde. 119:143 Et le fidèle aussi « a la grâce » pas la même, hélas, le prêtre, *irremplaçable*, lui manquerait toujours, mais il a la grâce du baptisé, du catéchisé, du soldat du Christ. Un fidèle, fidèle à sa grâce, est éclairé bien suffisamment pour affirmer que « des initiatives liturgiques » telles que l'hos­tie saisie dans la main « sans autorisation », telles que des messes sur table de salle à manger, initiatives « répandues trop loin et qu'on ne peut plus arrêter », ne sont pas une raison valable pour « être normalisées par une permis­sion » (paroles du Cardinal Gut, *Doc. cath.*, nov. 69), mais pour être interdites et punies. Que le doux cardinal Gut soupire que le Saint-Père « dans sa bonté et sa sagesse, a alors cédé, souvent contre son gré » ne nous engage qu'à déplorer la douce stupidité d'une telle explication. C'est trahir le bon sens, abrutir le jugement, que d'admirer un gouvernement parce qu'il cède contre son gré à l'abus de confiance. Admirer le Pape *pour cela*, si cela est, c'est bien avilir la piété envers l'autorité de Pierre jusqu'à la plus basse flatterie. Imiter cette abdication (si abdication il y a) en famille, à l'école, entre amis, cela se fait couramment, la Révolu­tion le prêche et s'en nourrit, mais c'est vouloir la mort spirituelle des gouvernés. Appeler la faiblesse de l'homme « sagesse et bonté », quel apport au désarmement des âmes ! Quelle douce glissade révolutionnaire, insensible, confortable avec ce ton édifiant, secret du style pieux ! Secret du style « pieux » ! \*\*\* Parlons maintenant de la « rigidité ». Je dis qu'il faut préserver et avertir les enfants -- je dis que la Communion dans la main a été extorquée -- que cet Ordo est un risque, un chemin, une pente vers l'héré­sie (je ne dis pas qu'il est, de soi, invalide) ; qu'il exige une *réserve* permanente dans le consentement, qu'il convient de ne pas sous-estimer la faculté de célébrer en latin l'authen­tique Messe. -- Quelqu'un m'accuse d'être RIGIDE et de troubler les esprits. 120:143 Dans le processus révolutionnaire qui désarme, cette accusation est normale, puisque la flexuosité serpentine jusqu'à la contradiction est constitutive de la douceur révolutionnaire. Et instantanément, on nous oppose un absolu provisoire et trompeur : la tranquillité des gens. Troubler en avertissant d'un danger mortel, troubler en disant : le flot va vous emporter, ou : voilà l'incendie, c'est *rigide*. C'est manquer de souplesse. Comme si le choc, le réveil, la surprise, l'émotion ne sont pas les avertisseurs naturels. Dire qu'il faut sauter, nager, résister, voilà le mal ? et non pas le naufrage et la noyade ? Cette paix trom­peuse qui est le sommeil dans le désordre, l'ordonnance (et non l'ordre) apparente de la pourriture, Notre-Seigneur l'a maudite quand il a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. -- Ma paix \[qui est tranquillité de l'ordre\] n'est pas celle du monde. » Mais « rigide » désarme. On n'ose pas répondre : « En révolution, seules les âmes fermes sont préservées, ce sont les accrochés sans défaillance, les crochetés à l'Absolu que le vent révolu­tionnaire n'emportera pas. » L'idolâtrie stupide de la jeunesse aide beaucoup à cette mauvaise honte des soi-disant « rigides ». On l'a dit « une génération nouvelle est invasion de barbares qu'il faut gouverner et civiliser ». Au contraire, en notre temps, c'est un dogme cher à la religion de Saint-Avold que les jeunes sont nos instructeurs de réalités, nos révélateurs et nos prophètes. Or le jeune trouve rigide tout ce qui cana­lise sa barbarie naturelle. Et l'adulte, même intégriste, rougit de ne pas plaire à cette jeunesse chargée de l'en­gendrer !... \*\*\* J'en reviens au secret du style « pieux ». 121:143 Tout le désarmement en douce se fait en style « pieux ». Avec la quête, c'est cette gomme tartufe qui subsiste sans altération. Tenez : la note de la Commission épiscopale, au sujet des Messes de groupes : style dévot pour décréter *l'émiettement de l'Église*. Ces messes « par la formation chrétienne que l'on y donne et par la prière qui s'y exprime, peuvent beaucoup aider les participants dans leur vie de foi, leur intégration ecclésiale, leur engagement aposto­lique »... C'est la cadence ronflante du vide. Mais du vide dit « pieux ». Les « groupes » dont les initiatives ont mis en route de tels sacrilèges ne vont pas méditer cette pom­made ecclésiastique. Ils ont « la perm »... ils s'en pas­saient, cela suffit ! Les voilà « normalisés à coups de style hermétique et papelard : « Ce sera la célébration qui sanctifiera la salle à manger, plutôt que les bâtiments consacrés qui sanctifieront la cérémonie. » (Mgr Illich de Cuernavaca). On s'en voudrait d'analyser de pareilles nuées. Alors ? c'était l'église en pierre, bâtiment consacré, qui sanctifiait la messe... l'église d'avant la salle à manger... ? Depuis l'aggiornamento, nous l'a-t-on assez répété, qu'il fallait l'assemblée de tous, la communauté ! malheur aux repliés, aux séparés, il faut tous s'embrasser à l'église ! -- et puis, soudain, du même style, on nous prêche « la ren­contre personnelle de familles autour d'une table plutôt que l'assistance d'une foule anonyme autour d'un autel. » (Tou­jours Mgr Illich, dans *Esprit*, cité par Édith Delamare.) Tartuffe résume si bien cela : *Selon divers besoins, il est une science,* *D'étendre les liens de notre conscience...* *De ces secrets, Madame, on saura vous instruire,* *Vous n'aviez seulement* QU'A VOUS LAISSER CONDUIRE ! Molière, en quatre vers, nous donne une vue d'ensemble de la « douceur offerte à qui rend les armes » à la religion de l'homme. Les pauvres âmes ne devraient pas se laisser prendre à ces propos aussi douceâtres que contradictoires. Car la cruelle réalité s'y montre pourtant. Tout d'un coup, inter­vient le style terreur. 122:143 C'est Radio-Vatican, quand il s'agit du Comité italien qui recueille des signatures pour demander à Paul VI d'abroger le nouvel *Ordo Missae*. -- Oyez le ton d'Attila Vertueux : « *Voulez-vous être sûrs de désobéir au Pape : signez ! *» Se trouvera-t-il encore des terrorisés pour croire légi­time une telle férocité ? émanée de quelle autorité ? De quel côté sont donc les « rigides » ? Mais pour annoncer ce coup de matraque, *le Journal la Croix* emploie encore la gomme dite « pieuse ». \*\*\* Nous avons autre chose à dire sur la douceâtrerie de ce style pseudo-religieux qui en impose aux faibles. C'est un secret d'hypocrisie. Mais enfin, la recette s'ap­prend, et il n'est pas besoin de génie, du génie de Molière faisant parler Tartufe, pour savoir manier de grandes phrases lénifiantes, piégées, comme tant de déclarations épiscopales et autres. C'est à s'y méprendre. Nous allons faire un exercice -- un exercice comme on fait en classe de style ; « à la manière de... » Qui devinera sans être averti ? Je cite : « *Nous applaudissons avec enthousiasme aux intentions de ce Pape, grand par l'intelligence, comme nous avons approuvé celles de son prédécesseur, grand par les vertus du cœur. Nous souhaitons ardemment que se réalise l'Unité de la Chrétienté. Nous sommes résolument en faveur de tout ce qui rapproche et déplorons tout ce qui divise. *» \[Hein ! que c'est bien dit ! Quel accent de charité, quelle pieuserie authentique !\] « *Le monde entier est plongé dans l'angoisse et il cherche avec affolement, à travers les désordres enfantés par notre temps de transition, une lueur annonciatrice d'une nouvelle aurore. *» \[Ça sent son encyclique ! C'est apaisant !\] 123:143 « *Elle viendra* \[l'aurore\]. *Malgré les apparences, il ne nous semble pas possible que l'humanité s'enfonce dans le matérialisme. Les hommes ne peuvent pas vivre et l'hu­manité ne peut pas progresser sans foi, sans espérance, sans amour. *» \[C'est bien ainsi, c'est prenant !\] « *Nous pensons avec X* \[je vous dirai après qui est X parce que vous devineriez, sans doute, qui a écrit ces belles choses\] : *jamais peut-être, l'humanité ne s'est trouvée à la fois plus détachée de ses formes passées, plus anxieuse de son avenir, plus prête à recevoir un Sauveur.* « *Nous appelons cet avenir de toute l'ardeur de notre espérance. Il ne se peut pas d'ailleurs qu'il contredise à notre tradition, qui est la tradition composée des lois uni­verselles et éternelles. *» \[Vous sentez comme c'est généreux ! Où avons-nous entendu cette manière là... est-ce copie ? est-ce original ? Si vous n'êtes pas déjà dégoûté, c'est que vous subissez le désarmement progressif.\] « *Qui prononcera les paroles d'un Évangile élargi qui aura l'homme à sa base, la Puissance suprême à son som­met et qui placera entre cette base et ce sommet l'entité humaine vivante tout entière ? *» ... « *Il apparaît à Rome que les Évêques du monde en­tier, s'ils se préoccupent avant tout de réunir les disciples du Christ, regardent prudemment, mais fermement, beau­coup plus loin. La question des relations avec le judaïsme est posée. Nous en parlons à cause de la courageuse initia­tive du Cardinal Béa. C'est donc vers un universalisme de plus en plus vaste que les Évêques semblent se diriger. *» « *Nous espérons que le monde chrétien retrouvera son unité... De tout cœur nous souhaitons la réussite de la* « *Révolution *» *de Jean XXIII.* « *Lorsqu'une Société traverse seule les siècles parmi les orages qui ont fait éphémères toutes les autres œuvres des hommes, il y a en elle une vertu mystérieuse, ce que le poète appelle* « *une musique intérieure ! *» 124:143 Cette Société, pensez-vous que ce soit l'Église une, sain­te, apostolique, catholique et romaine ? Que vous êtes loin ! Avez-vous deviné ? : C'est la FRANC-MAÇONNERIE ([^60]). Et c'est dans le livre de Yves Marsaudon, baron et mi­nistre d'État du Suprême Conseil de France, rite écossais ancien et accepté, que j'ai pris ces passages « pieux », *in­discernables de tant de propos, décrets et déclarations ec­clésiales actuelles*. C'est la « musique intérieure » du même style. C'est que le baron Yves, Marie, Antoine Marsaudon fut élevé dans le catholicisme ; à quatre ans, nous dit-il, sa maman le posa sur les genoux de Sa Sainteté Léon XIII. Il prétend avoir été le familier du Cardinal Roncalli qui l'au­rait appelé « mon petit Marsaudon ». De là, de telles dis­positions au style pieux de notre temps -- au ton dévot, à la douceur, désarmante, s'il en est. Ce livre : *L'Œcumé­nisme vu par un Franc-Maçon de* *Tradition* mérite une étude vigoureuse. C'est un gros « Signe des Temps ». Moi, je m'en tiens au « ton désarmant ». Chacun des chapitres comporte une épigraphe, soit de l'Écriture Sainte, soit du Rituel franc-maçon. Le chapitre « Jean XXIII » est ainsi annoncé : « Chargez-vous de mon joug, recevez mon enseignement, car je suis doux et hum­ble de cœur. » (St Mat. XI 29.) Pour Pie XII, le ton est demeuré charitable, indulgent, modéré. On est contre « le Vicaire ». Mais pour le bon Pape Jean, c'est la ferveur. Je laisse à de plus renseignés que moi le travail de démentir les faits cités sur l'amitié prétendue du Pape pour les Francs-Maçons. Je marque en­core l'excessive douceur du ton, genre biographie édifiante à tout prix. Le Pape Jean est défendu contre toute critique, toute accusation -- le Concile, célébré comme le désirent ses plus ardents partisans : 125:143 « Pour la première fois depuis les sept Conciles, on vit l'ensemble de l'Épiscopat romain revivre vraiment les pre­miers siècles de l'Église et les Évêques se souvenir enfin du côté en quelque sorte pentecôtiste de leur caractère et de leur mission. Ces descendants des Apôtres, ces fils des pre­miers Chrétiens n'acceptèrent pas des débats de pure for­me... » mais visèrent « assez haut, assez loin, pour que tout problème humain soit ramené à de plus justes mesures... etc. » (page 52). Laurentin dirait moins bien. Même le cardinal Ottaviani est traité avec une délica­tesse verbale remarquable (p. 53). Que dire du chapitre V, page 57 ? : « La mort d'un Saint » (Jean XXIII) -- « Heu­reux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » (Ser­mon sur la montagne.) ... « Le Grand Maître de la Grande Loge Nationale fran­çaise, rite d'York, fit part au Vatican du chagrin de son organisation et des sentiments de ses membres, exprimés au cours des « Réunions de Prières » etc. etc. » Le chapitre VI intitulé « Et maintenant », avec en exergue : *Ad dissipenda colligenda*. (Rituel du Grade de Maître Franc-Maçon, devise personnelle de l'auteur) : c'est l'Œcuménisme -- l'admirable Église Catholique « ne peut survivre et se défendre que par l'Unité ! » Lisez : l'union avec toutes les religions et avec les frères séparés, maçons. « Le mouvement est en marche... positions fermes en faveur de la Paix, soutien des peuples sous-développés... les Églises apparaissent sous un tout autre jour... » « C'est de tout cœur, de tout son cœur de chrétien et de Franc-maçon, que le modeste narrateur... (nous pourrions dire le plus humble de tous) souhaite un succès total au rassemblement des chrétiens du monde entier ! » L'enthousiasme est grand pour toutes les démarches de Paul VI : Jérusalem, Bombay... « *Oui, Paul VI ira vraisemblablement beaucoup plus loin que son prédécesseur, il se tient en colloque* *apostolique avec le monde moderne... il marche sur les traces de Jé­sus...* 126:143 « *Il est évident que l'Église la plus dogmatique devait un jour disparaître ou s'adapter, et pour s'adapter, revenir aux Sources... *» Et cette incantation, aussi « pieuse » que poétique : « *Nous souhaitons que nos amis catholiques se détour­nent à tout jamais des lambris dorés de Rome, des préoc­cupations politico-financières de la Curie... des* « *bureaux *» *du Vatican, pour se souvenir que le lac de Tibériade existe toujours, que le Sermon sur la Montagne, malgré une lon­gue parenthèse* (!) *peut encore sauver le Monde... *» Croyez-vous que beaucoup de nos prélats sont plus édi­fiants ou plus limpides... sur le même sujet... ? La conclusion, infiniment douce, s'impose : « *Que les Chrétiens se défassent d'un complexe mino­ritaire... qu'ils se souviennent que tout chemin mène à Dieu, et qu'ils se maintiennent dans cette courageuse notion de la liberté de pensée, qui, on peut vraiment parler là de révolution, partie de nos loges maçonniques, s'est étendue magnifiquement au-dessus du Dôme de Saint-Pierre ! *» « *Nous souhaitons union prochaine... à tous les chré­tiens dignes de ce nom ; enfin, comme le Pape Paul VI, à tous les hommes de bonne volonté. *» Peut-on blasphémer avec plus de grâce, un automatisme mieux téléguidé, car M. le Baron Yves Marsaudon est em­ployé par la Révolution en ce qu'elle peut tirer de lui : le langage « pieux », connaisseur du style pseudo-catholi­que. « Ce ne sont point les hommes qui mènent la Révolution, c'est la Révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien quand on dit qu'*elle va toute seule. *» (Joseph de Maistre, *Considérations*, p. 21.) Oui, ce livre est effrayant, il apprivoise, il atténue, il efface, il désarme -- il résume la douceur affreuse de cette paralysie progressive qui mène à la mort insensible, à une « euthanasie » de l'Église. Il reste que les portes feutrées, garnies, huilées de l'En­fer ne prévaudront pas. Il reste la foi, si elle est rude et absolue, sinon tout est prêt, au dehors et au dedans, pour la dissoudre, et la coaguler au monde. *Solve, coagula*. \*\*\* 127:143 De la même façon que Radio-Vatican crève le nuage de « sagesse et de bonté » par son invraisemblable et très authentique : « si vous voulez désobéir au Pape : signez ! », M. Jacques Mitterand, Grand Maître du Grand Orient de France dans l'interview qu'il a donné à Paris-Inter le 2 novembre, crève le nuage de sublime patelinage du baron Yves Marsaudon. Eh ! cela fait du bien. « *Nous, Francs-Maçons, sommes des humanistes, c'est-à-dire que nous nous intéressons à l'homme avant tout.* « *Nous sommes pour la pensée libre ; chez nous, il y a des radicaux, des socialistes, des anarchistes, des commu­nistes.* « *Les catholiques aussi peuvent venir chez nous. Quand quelqu'un qui croit en Dieu vient à nous, nous lui posons une seule question :* « *Est-ce pour vous un dogme que cette croyance en Dieu ? *» *S'il répond* « *Oui *», *nous ne l'accep­tons pas parmi nous parce qu'il est* « *fixé *» *; nous sommes pour le progrès constant, la recherche constante et infinie. D'où nous sommes pour la contestation permanente, en particulier dans la jeunesse. En fait, vous le voyez, pour nous, il n'y a rien d'immuable.* « *L'Église nous a excommuniés ; depuis 1738, tous les papes successivement nous ont excommuniés, sauf les deux derniers, parce que maintenant, excommunier n'a plus au­cun sens. Bien qu'excommuniés, nous avons d'ailleurs tou­jours eu des évêques et des prêtres dans nos loges.* « *Dans le Concile, il faut considérer, non pas les dis­cours des Pères, mais les actes ; celui où l'on traite de nous se termine par une petite phrase :* « *L'Église est seule maî­tresse de vérité *» *que nous ne pouvons accepter. L'Église ne veut donc pas le dialogue. *» (*Ordre Français *; jan­vier 1970, page 25.) 128:143 Rafraîchissant, ne trouvez-vous pas ? Ça soulage l'angoisse, en la fixant. \*\*\* Il est donc bien vrai que pour le grand nombre des hon­nêtes gens, une visqueuse douceur insinue la Victoire de la Révolution -- parce que « la crainte » occupe le fond de leur cœur. « La crainte est un état d'esprit, un amoindrissement du pouvoir actif de l'être, presque une maladie men­tale. » ([^61]) Les cœurs qu'elle possède supplient qu'on les rassure, Qu'*Itinéraires* ou, si vous voulez la modeste *Lettre de le Péraudiére,* jusque là prophètes de malheur, adoptent brus­quement un ton rassurant, quelque peu arrangeant, conces­sif, appellent « rigides » ceux qui maintiennent le Missel Romain, ils perdront les durs ; mais se précipitera vers eus la foule des inquiets, en quête de rassurance. Douceur entrante de Révolution, « *revanche d'Érasme *». Certains lecteurs déplorent que l'hérésie ne soit pas claire en 1970 comme au XVI^e^ siècle. Là, au moins, dit-on, on savait à quoi s'en tenir. Vue bien naïve -- l'hérésie ne parut tout de suite qu'aux yeux bien perspicaces. Dans une étude très intéressante sur Érasme (*Écrits de Paris,* octobre 1969), Marcel Signac montre qu'au début, il n'y avait pas des « croyants » et des « incroyants », mais des *étroits* et des *larges.* Plus tard, « les protestants, puis les contre-réformateurs, multiplièrent les catéchismes, les confessions de foi. Conciliateur né, Érasme fuit, comme la peste, les définitions étroites... Quelle était au juste la cro­yance d'Érasme... dont la foi chrétienne est certaine et profonde ? On peut faire une liste de ses critiques, de ses antipathies, de ses enthousiasmes... Pèlerinages, proces­sions, reliques, assurément, Érasme n'en veut point. 129:143 Du culte des saints, il laisse peu de chose. La Vierge, selon lui, n'est pas mère de Dieu, mais seulement, humainement, mère de Jésus. L'Enfer ? Ses feux sont métaphoriques. L'effi­cacité des Sacrements ? Hum !... Les ordres religieux, le sacerdoce lui-même ?... Bref ! pratiquer la religion, c'est prier Dieu, être charitable, juste et pacifique comme le bon Grandgousier de Rabelais... et le reste, cérémonies et dé­tails du dogme, n'a pas beaucoup d'importance... « Pendant les vingt premières années du siècle, tout empreintes d'op­timisme, l'entreprise d'Érasme a chance de réussir. Sous le nom de christianisme, c'est presque une autre religion qu'on va mettre... A la réforme érasmienne, d'autant plus insi­dieuse qu'elle ne se donne pas pour une réforme, les meil­leurs esprits sont acquis... il n'est que d'attendre, et bien­tôt, par simple jeu du temps, les érasmiens seront cardi­naux, voire pape et tout se fera en douceur... » Mais Luther se lève : « Biaiser, patienter, ce n'est pas sa nature. Il affiche ses thèses à Wittenberg, il brûle la bulle du Pape, à Worms, il tient tête à l'empereur. Érasme tente d'empêcher sa condamnation. « Tu m'as fait perdre, lui fait-on dire à Luther, en un moment, tous mes labeurs depuis trente ans. » L'hérésie violente de Luther ruine la douce réforme d'Érasme. Le jeu est fini. « Ce que Luther a attaqué, les catholiques le maintiendront d'autant plus fermement. » Célibat, latin, culte marial, culte des saints, primauté du Pape ; le Concile de Trente définira, arrêtera, fixera. -- Le temps du doux réformisme est passé. 1969-1970 : « L'Église catholique bouge de nouveau -- le protestantisme n'apparaît plus comme un danger... il est stabilisé... on y voit reparaître des embryons d'ordres religieux (Taizé) ; l'anticléricalisme en France a disparu... les luthériens en Hollande sont conservateurs... On est *rassuré.* On rit des séparations, des oppositions d'autrefois. Changer la pratique religieuse n'apparaît plus comme une concession à l'ennemi. Il y a de l'Érasme chez un Teilhard de Chardin ; l'Église n'est plus forteresse assiégée. C'est la démobilisation... 130:143 « Dira-t-on qu'il y a aussi de l'Érasme dans le progressis­me chrétien vulgaire d'aujourd'hui : les aumôniers mariés, la pilule bénie, la messe dansée, le latin honni, l'Eucharis­tie dans la main, la dissolution du dogme... Érasme ne visait pas si bas... Mais la tactique est comparable : la ré­forme par l'intérieur, bien plus efficace que le schisme et l'hérésie déclarée du robuste Luther... « La tactique de nos progressistes chrétiens, leur façon de progresser à couvert, d'écarter les accusations par des références qui désorientent les simples fidèles -- de dé­noncer au contraire ceux qui résistent, de les isoler... (de les diffamer), elle est saisissante de déjà vu. Caricature d'Érasme -- mais preuve qu'à déprécier rites et dogmes, on aboutit à énerver la croyance... la religion ne fait plus que bénir le monde... aumônerie de la Révolution et bien­tôt, de la chiourme marxiste... » Glissement, insinuation, pénétration, duperie, une dou­ceur confuse et délétère, une vapeur d'Enfer, que je ne dirais pas subtile, mais lourde, empoisonnée, mazoutée, voile et déforme l'éternelle Vérité, altère le Sacrifice Saint sans lequel la terre est livrée à Satan. Résister, résister, comment ? Une seule réponse. Un refrain répété, répétable sans satiété : Prenez les *définitions,* les *déterminations,* les *précisions* doctrinales, le style autoritaire de la Tradition. -- Abreuvez votre raison, votre imagination, votre mémoire, votre vo­lonté de cette parole divine, infaillible, sans bavure, qui doit garder votre âme. Où, où la prendre ? Mon Dieu, est-il pos­sible que vous le demandiez ! *Mais dans le catéchisme, voyons, dans le* CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE, chaque jour, votre chapitre, vos pages -- le contre-poison, la parole faite pour décider à jamais le contenu de la foi, les prières sacrées de la Messe, le Canon, la règle qui ne coule, ni ne glisse, ni ne serpente, mais domine, condamne, ordonne, oblige, redoutable et définitive. Si l'Église est vivante ? 131:143 Mais Elle déborde de Vie divine. -- Il faut seulement savoir trouver « les sources du Sauveur », *aquas Salvatoris ;* par exemple chanter *Magnificat* pour l'existence des six mille prêtres espagnols. Six mille, unanimes, qui savent et vivent qu'on ne saurait être coupable en restant fidèle à la Messe catholique du Missel romain. -- Des prêtres « *qui ont obéi toute leur vie en se taisant *» et voient dans leur obéissance même « *leur strict devoir d'élever la voix *»*.* Le cœur de ceux-là, indomptable et saint, n'éprouve pas même la tentation de glisser dans la douceur gluante de la Révo­lution. Ni le cœur de cet Évêque, Son Excellence Mgr de Castromayer, évêque de Campos, Brésil, quand il écrit dans sa lettre pastorale de doctrine toute pure, simple, lu­mineuse : « *Nous sommes membres de l'Église et vivons de l'Église, mais nous sommes vivants, dotés de personnalité, de raison et de volonté propres et, par conséquent, responsa­bles de nos actes... Il n'y a pas de salut collectif... cultiver la charité ne veut point dire tolérer les vices du prochain. Tout au contraire, la charité veut l'énergie et la bonté pour obtenir l'amendement véritable du pécheur. Bien des per­sonnes ne savent pardonner les offenses personnelles... et ont une bénignité sans limites quand les offenses atteignent Notre-Seigneur dans sa Doctrine et sa Morale. *» Si, tout pénétrés du Catéchisme, sûrs de la doctrine, et aussi sûrs « d'être doués de raison, de volonté, responsables de nos actes » nous devenions enfin hommes d'esprit, fem­mes d'esprit, c'est-à-dire si nous savions ce que parler veut dire, si nous acquérions sagacité, perspicacité -- comme j'en vois encore chez des paysans que je connais (rien n'a pu les ébranler et ils ont craché « les douceurs offertes »)... Si nous étions bien sûrs que tout ce qui arrive est de la per­mission de Dieu pour le bien de ceux qui veulent en pro­fiter, pour le bien des élus, pour le témoignage de notre foi, Satan se retirerait et le trouble avec lui. Tenez, si nous étions avisés comme la Cananéenne ! (Évangile du jeudi de la première semaine de Carême, St Mathieu XV 21, 28). Elle criait, cette femme de Tyr ou de Sidon, un prière excellente. Et Jésus *non respondit ei ver­bum*, pas un mot. Alors, les apôtres qui n'étaient, en ces jours, ni sagaces ni perspicaces, ni gens d'esprit, crurent comprendre, furent assurés de comprendre, qu'elle était importune et qu'elle ennuyait le Maître. 132:143 C'est pourquoi, en toute sécurité, sûrs d'être, cette fois, d'accord avec son humeur, *rogabant eum,* insistaient pour qu'Il la renvoyât -- car «* clamat post nos *» : elle crie der­rière nous. Comme si Jésus était sourd et ne l'entendait point. Il se plût encore à faire semblant de leur donner raison en disant bien fort : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël ». Mais elle, qui avait de l'esprit, une intelligence véloce et intuitive, une certitude de foi miraculeuse, négligeant tous les autres, et FORTE CONTRE LUI, *venit et adoravit eum *: Seigneur, secourez-moi ! Elle se savait capable de lutter et de l'emporter. Elle Le connaissait (d'un seul coup) et savait qu'il ne faut point se prendre à son silence et à ses refus (comme la Sainte Vierge à Cana). Sa *confiance est armée ;* Jésus lui-même feint de la désarmer et décourager : « Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens ! » Dureté, refus injurieux ? *Épreuve.* Sentiment des Apôtres : « Com­me c'est vrai, comme Il en a assez, comme Il la rabroue ! » Appeler chiens ceux qui supplient ! Bah ! l'injure qui devait l'irriter, l'éloigner à jamais, vexée, désespérée, l'ani­me et l'inspire. « *At illa dixit*. -- Mais, *au contraire,* elle dit ». -- Ferme dans la bataille elle sut répliquer. -- *Etiam Domine !* En effet, Seigneur. Il est vrai, mon Dieu, je n'au­rai garde de vous contredire, je vous prends sur le fait, je vous vaincrai, Maître, sur vos propres paroles. Vous avez raison ! Quel art d'humilité, quelle grâce, quelle bonne humeur indomptables ! Chien je suis, et même petit chien -- *catel­lus* -- justement, et de bon cœur, car « les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table *de leurs maî­tres *». Les disciples, élus du Seigneur, fils d'Abraham, et « maîtres » instruits avant tous les païens (« car le salut vient des juifs ») écoutaient et gravaient en leur mémoire ce piquant duel d'adoration et d'esprit. Elle était seule con­tre le Seigneur, sans crainte, sans peur, avec sa foi surna­turelle (une Phénicienne !) et son à-propos éclairé d'amour. 133:143 Vaincu, ébloui par tant de gracieuse et tenace humilité, le Seigneur des Seigneurs se rend à sa créature qui l'a si bien deviné. L'enthousiasme, comme étonné (ô mystère !) vibre dans sa réponse, et la prodigieuse soumission du Dieu fort ne reprend l'avantage que par une magnificence de courtoisie : ô femme, ta foi est grande ! A d'autres, Il a dit « Ta foi t'a sauvé ». A cette belle joueuse qui lit dans son Cœur, Il dit royalement : *fiat tibi sicut vis *: qu'il soit fait *comme tu veux.* Faisons-nous l'âme incorruptible, vainquons hardiment le Seigneur endormi, tirons par la foi *éclairée, instruite,* (humiliée, persécutée) avantage sur le Dieu tout puissant. «* O Domina, Dei Genetrix, Maria, et incorrupta Mater Dei et hominis, non meis, sed tuis armatus meritis, cum isto Viro, scilicet Verbo Dei, luctari cupio ! *» Invraisemblable, audacieuse prière à dire avec la Cananéenne, avec le vieux Rupert qui l'a inventée et Grignion de Montfort qui l'a citée : Prière pour réveiller le Sauveur : « *O Domina, Dei Genetrix, Marie incorrompue, incor­ruptible, Mère de Dieu et de l'Homme, non point avec mes pauvres mérites, mais armé des vôtres, je veux entrer en lutte avec ce Maître, cet Homme, c'est-à-dire en vérité avec le Verbe éternel de Dieu. *» Luce Quenette. 134:143 ### Éléments pour une philosophie du réel par le Chanoine Raymond Vancourt #### Avant-propos La crise de la civilisation occidentale est peut-être d'abord une crise de la pensée philosophique. Les sciences nous procurent un savoir chaque jour accru, mais nous avons de moins en moins de clartés sur le sens de l'exis­tence. Aucune époque « n'a accumulé sur l'homme des con­naissances aussi nombreuses et aussi diverses que la nôtre... ; mais aussi aucune époque n'a moins su ce qu'est l'homme » ([^62]). Cette situation constitue pour l'humanité un sérieux danger. Si celle-ci, en effet, ne parvient pas à prendre conscience de ce qu'elle est et de ce qu'elle veut, comment pourra-t-elle établir le compte exact de ses possi­bilités et s'organiser d'une manière cohérente ? L'idée que l'homme se fait de lui-même ne doit-elle pas éclairer ses entreprises les plus variées, en apporter la justification ? Et lorsque cette idée est imparfaite ou erronée, ne faut-il pas s'attendre aux pires déviations dans l'action ? \*\*\* 135:143 Ces constatations s'appliquent également au domaine religieux. Les difficultés que rencontre le christianisme contemporain découlent, en partie, d'une carence philoso­phique. Il en a d'ailleurs déjà été ainsi dans le passé. Le protestantisme n'a pas seulement consisté en une réaction excessive et catastrophique aux abus de l'Église. Luther, ne l'oublions pas, s'est inspiré d'une philosophie déficiente, de ce nominalisme dont Paupert, dans un livre invraisembla­ble, souhaitait récemment la réapparition, afin, sans doute, de libérer la théologie de l'influence du thomisme. -- Cer­tes, la religion ne se confond ni avec la théologie, ni avec la philosophie. Mais on voit mal une religion privée de théo­logie ([^63]), et on ne conçoit pas plus facilement une théolo­gie qui se constituerait sans l'appui de la philosophie. C'est précisément à quoi tendait le nominalisme, qui rêvait d'une science sacrée repliée sur elle-même et se posant « comme capable de se suffire sans recourir aux bons offices de la philosophie » ([^64]). Mais une théologie libérée de la philoso­phie se réduirait à la théologie biblique et à l'histoire des dogmes. Va-t-on en arriver là ? Ce serait grand dommage. L'absence d'une théologie spéculative, absence qui se fait cruellement sentir à notre époque, si elle devait se perpé­tuer, aurait de funestes conséquences. \*\*\* Le danger, dira-t-on, existe peut-être dans le protestan­tisme, mais non dans le catholicisme, puisque l'autorité ro­maine recommande le thomisme, qu'elle considère comme une charpente solide pour la théologie. Que Rome exprime de temps en temps son estime pour la pensée de saint Tho­mas, nous le savons. La question est de savoir si on l'écoute et si on met ses conseils en pratique. 136:143 Les grands Ordres religieux donnent parfois l'impression de craindre, avant tout, de n'être « pas à la page ». Pour échapper à ce repro­che, ils adoptent, au fur et à mesure de leur apparition, les courants de pensée qui, de nos jours, se succèdent à bonne allure. Tantôt on verse dans le néo-hégélianisme ([^65]), tantôt dans un marxisme plus ou moins délavé, à moins que ce ne soit dans le structuralisme. Les instituts de philosophie font de même et les Grands Séminaires suivent le mouve­ment. -- Que nous devions être à l'écoute des philosophies contemporaines, nous l'admettons volontiers et nous recon­naissons qu'on peut y trouver des points de vue intéres­sants qu'il y a lieu de retenir. Il s'agirait toutefois de savoir s'il est absolument indispensable de se mettre perpétuelle­ment à la remorque des incessantes et parfois bien éphémè­res nouveautés. Ne serait-il pas préférable, en nous aidant, le cas échéant, de la pensée moderne, de rajeunir notre synthèse philosophique, de la rénover, tout en continuant à nous éclairer à la lumière de principes qui quoiqu'on en dise, n'ont nullement vieilli et encore moins épuisé leur fécondité ? \*\*\* C'est, en tout cas, notre conviction profonde. Après avoir fait le tour des systèmes philosophiques et subi par­fois fortement la séduction de l'un ou l'autre, nous sommes de plus en plus persuadés que la philosophie que l'Église recommande (car nous croyons encore en la valeur du magistère), est capable de répondre aux problèmes de notre époque et d'apporter une clarté que trop souvent on cherche ailleurs, mais en vain et au détriment de la consis­tance intellectuelle des catholiques. Certes, en certains points, la doctrine aristotélico-thomiste doit être rajeunie. Il ne s'agit point seulement de le proclamer et de se lamen­ter que ce ne soit pas encore chose faite ; il faut plutôt se mettre à l'œuvre. Certains l'ont compris et s'y consacrent avec courage ([^66]). 137:143 Nous voudrions contribuer, pour notre part, à une tâche qui ne peut être réalisée par un seul, à une tâche dont l'urgence se fait de plus en plus sentir. C'est la raison pour laquelle nous avons entrepris d'expo­ser ce que doit être, selon nous, une philosophie du réel, susceptible de nous guérir du mal qu'a trop souvent causé l'idéalisme philosophique. En commençant notre vie de prêtre-professeur dans une Université catholique, nous au­rions voulu consacrer tout notre temps et nos forces à cette besogne que nous considérions comme éminemment sacerdotale. Mais les conditions d'existence qui nous étaient faites nous ont trop souvent obligé à nous disperser en des besognes accessoires. Peut-être le Seigneur nous permet­tra-t-il de réaliser sur le tard ce que nous aurions voulu accomplir bien plus tôt. #### Introduction Faut-il enterrer la philosophie ? La philosophie, en Occident, a connu des moments difficiles : dans l'antiquité, par exemple, au temps des sophistes et à l'époque de la Nouvelle Académie ; vers la fin du Moyen Age, lors de la décadence de la scolastique ; au XVIII^e^ siècle, par la faute de Hume. Ces crises constituaient sans doute la rançon d'un développement qui ne pouvait se poursuivre sans à-coups ; elles ont, en tout cas, permis de mieux prendre conscience du statut de la philosophie. A ceux qui trouvent inquiétant que celle-ci se soit trouvée, à chaque tournant de son histoire, dans l'obligation de se remettre elle-même en question, les optimistes répondent qu'il appartient aux disciplines dont les bases s'avèrent solides de pouvoir, sans danger, effectuer des révisions radicales. Ils estiment que les impasses dans lesquelles la philosophie semble parfois s'être engagée ne l'ont pas condamnée à retourner en arrière ; elles lui ont plutôt fourni l'occasion de progresser et d'accéder à la maturité. \*\*\* 138:143 Mais la maturité n'annonce-t-elle point le déclin ? Des augures pessimistes le pensent et annoncent la mort pro­chaine de la philosophie. Certains disent même que c'est chose faite. Inutile désormais d'espérer une réforme salva­trice ou une éventuelle résurrection. Ceux qui persistent à se parer du titre de philosophe ne seront pas astreints au chômage ; ils pourront toujours écrire l'histoire des idées et même, s'ils en sont capables, réfléchir sur les sciences, à condition de se montrer modestes et d'avouer que, pour ce qui est de connaître le réel et d'agir sur lui, les savants et les ingénieurs les surpassent. Il leur faudra, en tout état de cause, se résigner à la mort, réelle et non apparente, défi­nitive et non provisoire, de ce qu'on entendait jadis par philosophie. \*\*\* Les raisons invoquées pour justifier ce diagnostic sont diverses. Hegel porterait, pour une part, la responsabilité de la situation dans laquelle se trouve la philosophie. En prétendant avoir atteint le « savoir absolu », il considé­rait son système comme une explication intégrale de la réalité et de l'histoire, du passé, du présent et de l'avenir ; une analyse indépassable des phases à travers lesquelles l'esprit parvient à son complet développement. Sans doute Hegel ne disait pas qu'après lui on cesserait de philosopher ; encore moins affirmait-il que les sciences de son temps avaient épuisé les richesses du réel. Il était toutefois per­suadé que ce qu'on dirait et ferait dorénavant avait été par lui prévu, catalogué, expliqué, situé, à l'intérieur de la synthèse totale qu'il offrait au monde. Impossible désor­mais de découvrir sur le plan philosophique des perspec­tives nouvelles, de frayer des voies originales dans les­quelles la réflexion pourrait s'engager avec profit. -- On comprend qu'en face d'une telle prétention la question se soit posée : Peut-on encore philosopher après Hegel ? Sa synthèse met-elle un point final à la spéculation métaphy­sique ? Ne sonne-t-elle pas le glas de la philosophie ? \*\*\* 139:143 Ses successeurs immédiats en sont convaincus. Seule­ment, alors que les uns s'efforcent « de prouver en bonne et due forme... que la philosophie de Hegel » est la philo­sophie définitive ([^67]) ; les autres, ceux de gauche, voient les choses différemment. Le système hégélien représente, à leurs yeux, *le sommet de la philosophie idéaliste ;* par « sa scientificité, son universalité, son indéniable richesse de pensée », il surpasse tout ce qui a précédé. Il est impossible de faire mieux en restant dans son sillage, car l'hégélia­nisme constitue « la forme achevée de l'ancienne philoso­phie ; tout ce qui lui ressemble est superflu ; superflu tout ce qu'on peut produire dans son ordre, même si on s'en écarte beaucoup dans les détails » ([^68]). Idéalisme absolu, l'hégélianisme constitue une « théologie » ; son auteur défend -- bien ou mal, c'est une autre affaire -- la cause de Dieu, qu'il identifie à celle de la Raison universelle, immanente à ce qui existe ([^69]). Si on suit Hegel sur son terrain on ne fera jamais mieux, car il a exploité toutes les possibilités de l'idéalisme métaphysique. Inutile, par consé­quent, de poursuivre dans cette voie. \*\*\* Faut-il, pour autant, conclure à la mort de toute philo­sophie ? La conclusion s'imposerait si la synthèse hégé­lienne était la seule valable et n'avait aucun défaut. Feuer­bach lui en trouve beaucoup. Hegel, certes, nous dévoile les sommets de l'idéalisme ; mais, en même temps, invo­lontairement, il laisse apparaître ses faiblesses. Il n'a jamais mis en question le postulat fondamental sur lequel s'appuient ses prédécesseurs, à savoir la supériorité d'un monde divin, « rationnel », moral, surplombant notre uni­vers humain, le seul pourtant qui existe et qui ne conser­vera sa solidité et sa consistance que si on cesse de le subordonner à un Absolu, de quelque nature qu'il soit. 140:143 Il n'est plus possible d'accepter ce présupposé, car, si on en croit Feuerbach, nous sommes arrivés à un moment crucial de l'histoire de l'humanité, à une époque décisive où, devant l'effacement progressif des religions, la profession d'athéisme s'impose de plus en plus. Aussi avons-nous besoin désormais d'une philosophie qui écarte d'entrée de jeu la Divinité pour mettre l'homme à sa place. La philo­sophie doit se muer en anthropologie ; à cette condition elle deviendra, d'une manière authentique et non illusoire, philosophie de la réalité. La réforme exigée ne se réduit pas à une simple retouche du système hégélien, à quelques corrections qu'il suffirait de lui apporter ; il faut en aban­donner l'idée directrice : la « philosophie de l'avenir » ne peut être que « radicalement nouvelle ». Il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail du pro­gramme tracé par Feuerbach ; constatons seulement que l'auteur de *l'Essence du christianisme* proclame moins la mort de la philosophie que l'urgence d'un changement total dans la façon de philosopher et la nécessité de sortir des sentiers où, depuis Platon jusqu'à Hegel, les philosophes ont constamment cheminé. En d'autres termes, il faudrait, une bonne fois, au culte de Dieu substituer le culte de l'homme. \*\*\* K. Marx qui, vers 1845, se libère de l'influence de Feuer­bach, va plus loin. Il n'annonce pas seulement la mort de l'idéalisme, mais de toute philosophie ; c'est du moins ce qui semble ressortir de quelques formules percutantes, qui exercent la sagacité des interprètes. Selon Marx, les philo­sophes, Hegel et Feuerbach inclus, se sont contentés d'*expliquer* le monde ; il s'agit dorénavant de le *transfor­mer*. La philosophie, orientée, par définition, vers la con­templation, en est incapable ; aussi « en Allemagne, le parti politique pratique » veut la détruire ; mais on ne peut la supprimer qu'en la réalisant et la réaliser qu'en la supprimant : les deux moments sont solidaires ([^70]). 141:143 Cela ne signifie pas qu'il faille tout liquider de l'héri­tage ancien, traiter Hegel comme « un chien crevé », dont on ne pourrait plus rien tirer. Engels, après Marx, dis­tingue dans l'hégélianisme la méthode dialectique et le système. La première suppose l'idée d'un développement continu du réel, le refus d'une vérité absolue et définitive, « la négation d'un idéal parfait de l'humanité » ([^71]). Cette méthode, révolutionnaire et valable, ne produisit cepen­dant pas tous ses fruits chez son promoteur. Pour se confor­mer aux exigences traditionnelles, il s'estimait obligé de construire un système au terme duquel on retrouve un Absolu déjà présent au commencement. Un système répond, certes, au besoin qu'éprouve l'esprit de résoudre les contra­dictions contre lesquelles il bute ; mais il constitue tou­jours, dans l'œuvre d'un philosophe, la partie caduque et provisoire. Croire le contraire serait attribuer à un indi­vidu le pouvoir d'accomplir ce que l'humanité achèvera seulement à la fin de son développement. Chez Hegel, le système corrompt même la méthode. Hegel, en effet, iden­tifie la réalité dont il décrit l'évolution à l'Idée, à la Raison, qui existe déjà au point de départ, on ne sait trop d'ailleurs sous quelle forme. S'il avait remplacé l'Idée par la matière, il aurait mis la dialectique sur ses pieds et ne l'aurait point fait marcher sur la tête. On peut et on doit conserver sa méthode, mais en la purifiant de tout idéalisme méta­physique ([^72]). Marx et Engels concluent que « c'en est fini de la philo­sophie au sens donné jusqu'ici à ce mot ». Elle est définiti­vement morte, avec Hegel et... Feuerbach, son sous-produit. Foin des synthèses qui nous proposent une vérité absolue, à laquelle un individu prétend être parvenu ! « Avec Hegel se termine, d'une façon générale, la philosophie ; d'une part, parce que, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement antérieur ; et d'autre part, parce qu'il nous montre, inconsciemment, le chemin qui mène hors de ce labyrinthe des systèmes à la véritable connaissance positive du monde ». Au lieu de poursuivre un but qui nous dépasse, « faisons simplement la chasse aux vérités accessibles par la voie des sciences positives », et constituons « la synthèse de leurs résultats à l'aide de la pensée dialectique » ([^73]). 142:143 A prendre à la lettre ce texte et d'autres similaires ([^74]), il semblerait que la philosophie meurt sous les coups des sciences, impatientes de la remplacer. La pensée des fon­dateurs du marxisme est cependant plus complexe et moins claire. Quelle philosophie doit mourir ? Pour quelles rai­sons ? De quel genre de mort s'agit-il ? Qui va succéder à la défunte ? Le marxisme exclut-il toute philosophie ? -- Autant de questions difficiles à résoudre, si on en juge par la diversité des interprétations ([^75]). Nous aurons à les examiner de près, à la lumière des œuvres de Marx, mais aussi de la littérature qui s'est développée autour du thème de la mort de la philosophie ([^76]). \*\*\* Des penseurs bien intentionnés et fermement résolus à empêcher cette mort, proposent un remède d'après eux infaillible : amputer la philosophie de la métaphysique, source de ses malheurs. -- Cette thérapeutique va-t-elle guérir le patient ? On peut en douter. -- Incontestable­ment, la philosophie déborde, à certains égards, ce qu'on appelle la métaphysique, c'est-à-dire l'effort pour s'élever au-dessus de l'expérience et appréhender le supra­sensible ([^77]). S'ensuit-il que la première ne survivra qu'à condition de se débarrasser de la seconde ? 143:143 Beaucoup le croient, un peu par la faute de Descartes. Si, en effet, on admet, comme celui-ci semble le faire, qu'avant d'aborder les problèmes métaphysiques, il faut nous assurer que nous sommes armés pour une telle entreprise, cette enquête préliminaire, à moins que nous ne consentions à tourner dans un cercle vicieux, ne pourra être qualifiée de méta­physique ; on devra la déclarer exclusivement philoso­phique. Et à supposer qu'elle nous oblige à confesser notre impuissance à dépasser l'expérience, nous ne devrions pas, pour autant, conclure à la mort de la philosophie. Bien au contraire. Celle-ci aurait d'autant plus de chances de retrouver sa vigueur qu'on en aurait éliminé le virus méta­physique. Beaucoup de penseurs raisonnent ainsi. Hume, par exemple, n'aimerait probablement pas qu'on le traite de métaphysicien ; il demeure toutefois fermement attaché à la philosophie. Les néo-kantiens de l'École de Marburg, Cohen et Natorp, obsédés par le souci de purifier le kan­tisme de toute contamination métaphysique, croient assu­rer ainsi au mieux l'autonomie et la spécificité de la recher­che philosophique. Les néo-positivistes de l'École de Vienne ne feraient pas une maladie si on leur déniait le titre de philosophe ([^78]) ; ils ne le méprisent toutefois pas complète­ment et se font gloire d'avoir réussi pour la première fois, c'est eux qui le disent, à constituer une philosophie tota­lement a-métaphysique. Husserl demeure, lui aussi, à sa manière, dans le sillage de Descartes, lorsqu'il nous con­seille d'édifier d'abord une phénoménologie qui, à l'en­tendre, nous éclairerait peut-être finalement sur les pro­blèmes métaphysiques traditionnels, mais n'en resterait pas moins en deçà. Ces exemples montrent qu'à des degrés divers, sous des formes et pour des motifs variés, plus d'un est résigné, pour conserver la philosophie, à jeter par-dessus bord la métaphysique. Ne parlons plus de mort de la philosophie, mais plutôt d'une amputation, jugée indispensable et salvatrice. \*\*\* 144:143 Mourir ou se voir mutilée, telle serait l'alternative peu réjouissante qui s'offre à la philosophie. Mais elle ne doit pas s'affoler. Nous avons souligné, en commençant, que les crises qu'elle a connues dans le passé, lui ont été, en der­nière analyse, bénéfique. Pourquoi n'en serait-il pas de même cette fois encore ? Il est permis de l'espérer, car les indices ne manquent point qui laissent entrevoir un authen­tique renouveau. La métaphysique, si honnie de certains et rendue responsable des malheurs de la philosophie, loin de rendre le dernier soupir, reprend de la vitalité, pour le plus grand bien de la philosophie elle-même. Des penseurs formés à l'école de la phénoménologie husserlienne, Heideg­ger, Scheler, N. Hartmann, Édith Stein, etc., pour ne parler que des Allemands, ont travaillé à son rétablissement. Et afin de mieux assurer la légitimité de leur entreprise, ils ont, chose à première vue étonnante, invoqué l'autorité de Kant. Ils ne se contentent pas de montrer que Kant vise essentiellement à sauver la métaphysique, et ce, dans l'inté­rêt de la morale ; ils soutiennent que toute l'œuvre kan­tienne, y compris sa théorie de la connaissance, est impré­gnée de métaphysique. Leurs efforts pour ressusciter celle-ci va, chez eux, de pair avec une véritable révolution dans l'exégèse du kantisme ([^79]). Un exemple aussi encourageant doit redonner confiance en une discipline qui n'a nulle envie de mourir et pas davantage de se voir mutilée. Ceux qui s'adonnent à la philosophie n'ont plus l'impression qu'ils défendent une cause perdue ou mènent un combat d'arrière-garde. Ils se remettent à inventorier avec ardeur l'héritage que le passé leur a légué, persuadés qu'il s'y trouve des richesses dont ils doivent profiter. Nul, en effet, ne peut prétendre négli­ger la tradition, partir de zéro, rebâtir l'édifice à nouveaux frais. Husserl a peut-être, un certain moment, nourri cette ambition, essayé de faire le vide en lui, de se libérer de tout présupposé et de recommencer la philosophie ab ovo. Il a vite déchanté. Le philosophe, inséré dans l'histoire, vivant à une étape de son développement, s'accommode de cette situation et en tire les conséquences. 145:143 Il sait qu'il n'a pas à inventer de toutes pièces une méthode nouvelle, comme si les générations antérieures n'avaient rien à lui apprendre à cet égard ([^80]). Il se dit également que les ques­tions qu'il pose sont des questions de toujours et qu'il ne découvrira point de problèmes totalement inédits, dont ses prédécesseurs n'auraient même pas eu l'idée. C'est pour­quoi, qu'il s'agisse de la méthode ou du contenu de la phi­losophie, il a la sagesse d'accueillir avec respect ce que le passé lui enseigne. Mais il ne doit évidemment pas se contenter de répéter littéralement ce qu'ont dit les générations antérieures. On peut discuter certains aspects de l'interprétation que propose Hegel de l'histoire de la philosophie ; elle n'en contient pas moins une part de vérité. Quand Hegel déclare qu'on ne redevient pas, au XIX^e^ siècle, aristotélicien ou stoïcien comme on l'était au temps des Grecs, qui le contredirait ? Ce serait oublier les lois du développement de l'esprit humain, qui s'accomplit, certes, en des péripé­ties diverses, mais qui implique incontestablement l'im­possibilité d'un retour pur et simple en arrière. Allons-nous en conclure qu'il n'y a rien à tirer du passé, aucune lumière à espérer désormais de l'aristotélisme ou du stoïcisme, pour prendre les exemples évoqués plus haut ? Hegel lui-même serait d'un avis contraire et il a pour sa part intégré dans sa métaphysique de l'homme, dans l'étude de ce qu'il appelle « l'esprit subjectif », d'importants aspects de l'anthropologie du Stagirite ; il les a adoptés en les « modernisant ». A-t-il réussi son entreprise d'assi­milation ? N'a-t-il point déformé les idées maîtresses d'Aris­tote ? Nous n'avons pas à en décider pour le moment. Il suffisait de montrer, sur un exemple, que le philosophe contemporain, s'il veut faire œuvre utile, doit s'appuyer sur le passé certes, mais en vue de répondre aux exigences particulières de son temps. Chaque époque ne pose jamais que les problèmes éternels de l'homme : Que suis-je ? Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? 146:143 Mais elle les pose à sa façon et dans un contexte culturel particulier. Le philosophe doit en tenir compte et aplanir les chemins en conséquence, afin que les hommes auxquels il s'adresse aient de meilleures chances de parvenir au but : la vérité. \*\*\* S'il veut les y aider efficacement, il ne suivra pas à la lettre le conseil que semble parfois donner Kant, lorsqu'il déclare que les philosophes n'ont point à transmettre une philosophie, mais seulement à enseigner aux autres à phi­losopher. Cette consigne, séduisante par son apparente modestie, renferme une part de vérité. La philosophie ne s'enseigne pas à la manière des mathématiques, par exemple. Il ne s'agit point de présenter des formules toutes faites, stéréotypées, que le lecteur ou l'auditeur n'aurait qu'à s'assimiler et qui, une fois comprises, épuiseraient les questions soulevées. Chacun doit poser pour soi-même les problèmes essentiels, apprendre à réfléchir, tout en se disant qu'il ne parviendra jamais à des solutions sem­blables à celles auxquelles les sciences aboutissent. Il aura à choisir, et ce n'est point tout à fait sans raison qu'on a parlé de « foi philosophique ». Le philosophe n'a d'autre prétention que de permettre à ceux qui se mettent à son école de faire leur choix dans les meilleurs conditions possibles. Mais cela n'exige pas qu'il s'interdise d'enseigner le contenu d'une philosophie déterminée. Il est impossible en réalité de séparer méthode et contenu. Vouloir le faire, c'est comme si on prétendait apprendre à quelqu'un l'art de la menuiserie sans jamais lui proposer de fabriquer une table ou une chaise. Le refus d'enseigner une philo­sophie déterminée constitue une erreur pédagogique et aussi, peut-être, une duperie, à moins qu'il ne tienne, comme nous l'expliquerons dans la suite, à une fausse interprétation de la métaphysique. \*\*\* 147:143 C'est donc une philosophie que nous allons essayer de présenter dans ces pages, non avec l'intention d'asséner au lecteur des formules dogmatiques qu'il n'aurait qu'à enregistrer, mais plutôt pour l'inciter à la recherche, en lui faisant entrevoir, le plus clairement possible, les problèmes et la direction dans laquelle il a des chances de rencontrer la solution. Nous nous garderons d'oublier qu'à son origine, chez Platon et Aristote, la métaphysique a été plus une interrogation qu'un ensemble doctrinal à prendre ou à laisser ; que la place accordée par Aristote à ce qu'on appelle l'aporétique ([^81]) est considérable, et que sa philo­sophie est moins « affirmative » qu'on l'a prétendu. Tou­tefois nous ne devons pas tomber dans l'excès inverse, faire comme si la philosophie consistait en un ensemble de questions auxquelles nulle réponse ne peut être appor­tée ; nous mériterions alors le reproche qu'adressait saint Paul à certains « sages » de son temps, *semper quærentes, nunquam invenientes*. Équilibre difficile à garder entre le dogmatisme et le scepticisme ! Le philosophe doit s'y efforcer ; c'est en évitant l'un et l'autre excès qu'il sauvera la discipline à laquelle il a consacré sa vie. \*\*\* Nous avons intitulé ces pages : Éléments pour *une philo­sophie du réel*. En choisissant cette appellation nous vou­lons souligner, d'entrée de jeu, deux points, à notre avis, importants ; rappeler d'abord que le philosophe est un homme, non un esprit pur, désincarné, ou je ne sais quel sujet transcendental du type fichtéen. Il est, au contraire, un sujet limité, fini ; une conscience liée à un corps, condi­tionnée non seulement par l'organisme, mais aussi par le milieu social et historique dans lequel on vit, d'une exis­tence inexorablement marquée par le temps ; un être nanti de tendances diverses, et qui cherche, en les satis­faisant, ce qu'il ne peut pas ne pas chercher : le bonheur. La philosophie qu'il va construire portera la marque de tout ce qu'il est ; elle ne sera jamais le produit purement intellectuel d'une activité de pensée désincarnée et désin­téressée. Kierkegaard, Marx et Nietzsche ont insisté sur ce point. Ils en ont tiré des conséquences excessives. 148:143 Ils n'avaient cependant pas tort de rappeler que le philosophe, homme parmi les hommes, est, comme on dit maintenant, un « être en situation » et que sa façon de poser et de résoudre les problèmes en dépend. Ces problèmes -- et c'est la seconde raison pour laquelle nous parlons d'une philosophie du réel -- surgissent des données multiples de l'expérience : de la vie quotidienne et aussi de l'expérience morale, religieuse, politique, scien­tifique, technique, économique, esthétique, etc. Ils sont suscités par notre présence dans ce monde où nous vivons et agissons, toujours en quête d'un bonheur qui semble constamment nous échapper. Ils ne sont point le fruit d'une imagination débridée ou d'une psychologie maladive. Ils se posent à partir des faits et il faut les traiter en demeurant en contact avec ceux-ci. Ils sont des problèmes tout proches, visibles en quelque sorte dans l'existence que nous menons ; ce ne sont point des problèmes qui naissent dans des « arrière-mondes », pour reprendre une formule nietz­schéenne. Il ne s'agit donc pas de les examiner en se livrant, dans les nuages, à un jeu stérile de concepts ; ni d'édifier d'abstruses constructions, si élevées qu'on perd de vue le terrain solide sur lequel tout repose. On n'a pas non plus le droit de modifier, à son gré, les données des problèmes ; elles s'imposent à nous, que nous le voulions ou non. On peut sans doute essayer de passer à côté, faire comme si on ne les voyait pas, affecter d'en ignorer la complexité. Ces données n'en sont pas moins là, nous rappelant sans cesse qu'en philosophie nous n'avons pas affaire à des questions artificielles qu'on poserait pour avoir le plaisir de les résoudre ou de montrer je ne sais quelle habileté dialectique. Bref, pour tout dire en un mot, les problèmes métaphysiques sont ceux que pose le monde tel qu'il est, et notre existence dans le monde. C'est ce que nous avons voulu souligner en employant l'expression : *philosophie du réel.* \*\*\* Le réel, il faudra donc en partir, l'interroger sans cesse tout au long de notre enquête, ne jamais le perdre de vue. En procédant ainsi, on peut espérer parer aux menaces de mort adressées à la philosophie. Ces menaces, en effet, étaient, au XIX^e^ siècle, dirigées contre « la philosophie alle­mande », qui du ciel descendait sur la terre, alors qu'il au­rait fallu « monter de la terre au ciel ». 149:143 La philosophie méri­tait le mépris qu'on lui vouait, parce qu'elle prétendait déduire, par on ne sait quelle fantasmagorie, la nature de l'homme d'abstractions creuses. Elle aurait dû choisir un autre point de départ : considérer d'abord les hommes dans leur vie, leurs activités et leurs entreprises quotidiennes ([^82]). -- C'est précisément cela que nous allons tenter de faire. Nous savons qu'aucune philosophie, en un sens, ne peut se passer de présupposés. Notre présupposé à nous, ce sont les hommes ; non point des esprits désincarnés, mais des créatures de chair et de sang qui se créent péniblement leurs conditions d'existence ; des êtres en proie à une foule de désirs souvent antagonistes, aux prises avec des problèmes inévitables auxquels ils doivent trouver une solution. Dans quelle mesure les pages qui suivent prouveront-elles que nous avons observé fidèlement, scrupuleusement, la consigne que nous nous sommes donnée : respecter le réel ? Au lecteur d'en juger. (*A suivre*) Chanoine Raymond Vancourt. 150:143 ## NOTES CRITIQUES ### Sartre, philosophe de la contestation Que Thomas Molnar me pardonne ! Mon intention n'est pas de déflorer l'admirable livre qu'il vient de consacrer à *Sartre, philosophe de la contestation*, ([^83]). Je voudrais seulement confier aux lecteurs d'*Itinéraires* quelques réflexions qu'a fait naître en moi la lecture d'un ouvrage souverainement excitant et tonique. Je les écris telles quelles. On y découvrira faci­lement leur enchaînement. 1\. D'où provient l'immense succès de Sartre ? Serait-ce qu'il a su écrémer toutes les philosophies modernes et eu faire un savant mélange ? Je ne le crois pas. Sartre est assu­rément peu original et il n'est pas difficile d'analyser les ingré­dients qu'il fait entrer dans son cocktail. Tous les philosophes de Descartes à Husserl et à Heidegger y passeraient, avec une forte prédominance de Hegel et de Marx. A une époque telle que la nôtre, c'est le « truc » pour réussir. « L'homme nou­veau » dont notre siècle prétend accoucher est un habit d'Arlequin, bourré de son, fait de mille pièces empruntées aux époques antérieures. Les siècles de décadence remplacent l'originalité par le syncrétisme. Le cerveau de Sartre est à cet égard un excellent appareil de dosage. Quand on lit ses œuvres, on peut prévoir presque à coup sûr comment il va corser sa mixture pour faire passer ses sophismes. Il n'est du reste qu'à voir la mode : c'est ce qui se démode, a-t-on dit, mais c'est aussi ce qui se remode et se plagie perpétuellement. Le clavier de la sottise est monotone. Il suffit de visiter un asile d'aliénés pour s'en convaincre. 151:143 Le succès de Sartre, déjà déclinant et -- provisoirement -- remplacé par celui de Marcuse -- un autre syncrétiste aussi pieu original que possible ; ne s'explique pas seulement par l'habile combinaison des systèmes où tous les esprits dits modernes peuvent trouver leur compte ([^84]). Sartre n'est pas seulement l'Arlequin parfait de la philosophie moderne, cousu main, *made in Paris*. Il est un miroir, le miroir où l'homme moderne se retrouve automatiquement lui-même. En ce sens, on peut dire que Sartre n'existe pas. Il est une image, pas même l'image de soi, l'image de tous ceux qui ne sont jamais sortis d'eux-mêmes, qui n'en sortiront jamais, et dont le nom est aujourd'hui Légion. Sartre est la subjectivité de l'homme moderne mise en formules, étiquetée, standardisée, en son vide absolu : il n'y a rien en elle, aucune réalité, *des mots,* des mots qui ont un sens, bien sûr, non pas le sens qui correspond aux êtres dont ils sont les signes, mais le sens que leur confère celui qui les prononce. Dès lors Sartre est inintelligible ? Non pas. Tous ceux qui macèrent dans la radicale subjectivité de Sartre le comprennent. Sartre est un miroir parlant, un miroir qui parle à leur place, où ils s'entendent parler, plus simplement où ils s'entendent, se comprennent et, puisque rien n'est en dehors d'eux, où ils entendent et comprennent la seule réalité qui soit : leur Moi, creux total où ils communient. Il faut reconnaître à Sartre le mérite d'avoir dégagé la signification profonde de la philosophie moderne et la fasci­nation du néant qui la taraude : vieux saule pourri dont il ne reste que l'écorce qui va, d'âge en âge, s'amenuisant. « La monstrueuse profondeur de l'épiderme », disait Verlaine. « La monstrueuse profondeur du Moi », pourrait-on ajouter : une fois qu'on en a percé la pellicule, on ne rencontre plus rien, à l'infini. Sartre a osé proclamer la bonne nouvelle de la perdition dont l'humanisme moderne reculait sans cesse la révé­lation : « L'homme est une passion inutile ». Son succès provient de là. Nos contemporains sont en train d'épuiser les ultimes réserves de réalité que leur subjectivisme contenait encore, du mains dans leurs conduites. Tout ce qu'on dit, il n'est pas en effet nécessaire qu'ion le pense, moins encore qu'on le fasse. Maintenant : *Ah ! tout est bu, tout est mangé, plus rien à dire !* Tous les bâtards, les avortons, les ratés, les impubères, les déclamateurs qui, faute d'exister, parlent de l'existence, etc. se précipitent vers celui qui a définitivement dit ce qu'ils ne pourront jamais être sans détruire tout ce qui est. 152:143 Le néant est un point de convergence aussi bien que l'être, et bien plus séduisant. Il est difficile de « tomber en haut », dans le Principe de l'Être. Tomber dans le rien est à la portée de n'importe qui : il suffit de se laisser aller. Mais pour goûter ce vertige du vide, il faut faire le vide autour de soi. Toutes les subjectivités s'agglo­mèrent ainsi dans un même nihilisme, dans un même appétit de destruction. Leur entassement fait masse. Les intellectuels des temps modernes anéantissent tout sur leur passage. Trou­peau de buffles diplômés. 2\. C'est pourquoi, ils sont marxistes, à l'image de leur chef de file. Leur subjectivisme coïncide avec le collectivisme, comme avec leur nihilisme : *Je suis tous, l'ennemi mystérieux de tout.* En fait, il n'y a là aucun, mystère, sauf pour Hugo à la fois lucide et envoûté, perspicace jusqu'au moment où il devrait se condamner lui-même. Le *moi* est, sans le moindre paradoxe, le plus féroce des collectivistes. Il veut que chacun soit *moi*, se réduise à son *moi* propre. A cette fin, il faut que chaque *moi* n'ait rien. S'il a quelque chose, il a de l'être, du *réel,* où il s'aliène, où il devient autre que soi-même, où il n'est plus *moi*. Une « société » où sévit ce que Valéry appelle « la multipli­cation des seuls » est nécessairement collectiviste. Comme dirait M. de la Palisse, pour être *moi*, il ne faut pas être autre, sous la coupe d'un autre, Dieu, homme, hiérarchie, société, institutions, choses, univers, rien de ce qui est. Il faut donc supprimer toute aliénation, rompre tous les liens qui uniraient encore, même mentalement, le *moi* au *non-moi*. Mais alors, pour que toutes les subjectivités soient dans la même situation, il Saut bien inventer de toutes pièces *l'État* propriétaire de tout ce qui n'est pas le *moi* lui-même, le *moi* vidé d'être, rece­vant son vide d'être, si l'on peut encore ainsi parler, de ce Monstre anonyme dont la moindre observation de la réalité montre qu'il n'est qu'un Appareil manœuvré par une « nouvelle classe dirigeante » et minoritaire. *The madness of the many for the gain of a few*, disait Pope. Derrière le Monstre, il y a ses machinistes. 153:143 Mais pour voir cela, il faut précisément laisser toute sub­jectivité. Plus on s'enfonce au contraire dans sa subjectivité pour la libérer de ce qui m'est pas elle, plus on la dilue dans une collectivité imaginaire, dans une sorte de « théosphère », de masse humaine divinisée, laquelle n'est autre que le *moi* infiniment dilaté. L'intellectuel moderne adore ce petit jeu mental où, selon le mot de Marx, « l'individu coïncide avec l'espèce », sans sortir de lui-même, sans rien faire que tout défaire. Sartre porte ainsi en lui le destin de l'humanité. Pour réconcilier le *moi* avec les autres, il lui faut tout détruire et tout reconstruire, mais en imagination seulement. Le propre de la collectivité (et du collectivisme) est de n'exister pas, sauf dans l'esprit. Les conséquences du mythe marxiste sont toutefois réelles : Léviathan, totalitarisme, etc. Le mirage dans le désert a aussi ses conséquences pour les voyageurs qui en sont le siège. Mais à la différence de ceux-ci, Sartre et ses émules ne s'en aperçoivent pas. C'est ainsi que Sartre peut écrire sans broncher : « Dans une société du type de l'U.R.S.S. où la valeur suprême est le travail, la générosité du producteur, qui produit pour donner, devient la vertu ma­jeure ». Ne nous demandons pas pourquoi l'écrivain au grand cœur ne s'engage pas immédiatement comme travailleur de choc en U.R.S.S. Il nous répondrait avec humilité qu'il en est bien indigne et qu'il touche de plantureux droits d'auteur dans les pays bourgeois pour l'expiation de ses péchés. Le mieux -- ou le pis -- est qu'il en est convaincu. « L'homme est l'être dont l'apparition fait qu'un monde existe », écrit-il. D'où l'on peut inférer ceci que a Sartre est l'être dont l'apparition fait que la générosité de l'État soviétique, qui produit pour donner, existe. » La formule est de Sartre : « L'État soviétique produit pour donner » ! Stupidité infinie de « l'intellectuel ». 3\. On sait que pour Marx l'histoire se partage en deux périodes : la première où l'homme est aliéné et ne peut être lui-même, la seconde où, libéré de ses aliénations, par la grâce du communisme intégral, l'homme pourra se créer lui-même comme être entièrement libre. « Suivant ce destin his­torique », écrit justement Thomas Molnar, Sartre se situe dans la deuxième période de l'histoire du monde : il est « le saint Paul d'un Christ qui serait Karl Marx ». On ne dira jamais assez que le marxisme est une hérésie chrétienne. On ne dira jamais assez qu'il est le point extrême d'aboutissement de l'hérésie chrétienne dans laquelle notre monde du XX^e^ siècle (et le catholicisme qui subsiste encore en lui) est en train de sombrer. On ne dira jamais assez que, de­puis « l'avènement du Moi » inauguré par Luther -- voyez les *Trois Réformateurs* de Maritain à propos de cet acte de nais­sance --, nous assistons à la décomposition du christianisme, à sa sécularisation, à son rabattement de la verticale du salut surnaturel sur l'horizontale du salut temporel. 154:143 Rien ne s'explique dans l'histoire du monde moderne que par « les idées chrétiennes devenues folles » dont parle Chesterton et par la corruption du christianisme, et cela non seulement parce que le chris­tianisme a imprégné sociologiquement les mentalités des hom­mes à un point tel que son reniement en manifeste encore la présence, non seulement parce que la lutte contre le christia­nisme ne peut, pour être efficace, que lui emprunter ses propres armes (la raison et la foi), mais surtout parce que le corps de vérités que la réconciliation de la nature et de la grâce a constitué depuis la Rédemption est si universel que, pour lui échapper, il faut encore en quelque sorte en faire partie, s'emparer de l'une d'entre elles, la faire mourir des suites de cette amputation et, à l'entour de ce cadavre, construire je ne sais quelle mécanique de remplacent. C'est pourquoi, lors­qu'elle triomphe, comme elle le fait actuellement, l'hérésie doit pénétrer *à l'intérieur même* du christianisme, *in sinu gremioque Eccliesiae*. Le subjectivisme moderne est le fruit avorté d'un chris­tianisme corrompu. La bonne nouvelle, annoncée par le Christ, est celle du salut individuel, Le Christ n'est pas venu sur la terre pour sauver les peuples, les sociétés, les races, les civilisations, l'humanité, mais pour sauver les âmes radicale­ment personnelles, incarnées dans des corps qui ressusciteront au dernier jour. *I and my God,* cette devise du cardinal Newman, exprime l'essence même du christianisme. *Mais elle l'exprime au niveau du surnaturel,* selon le mot de Pascal : « J'ai versé telle goutte de sang pour toi » et selon le mystère de la prédestination où se rencontrent la totale liberté de l'action divine par laquelle les élus parviennent à la béati­tude et l'entière liberté de l'homme. La grâce, principe radical d'opérations proprement divines en l'homme, pénètre jusqu'au centre même de la personne incommunicable qui en est la source, (*actiones sunt suppositorum*), sans contraindre sa liberté, mais au contraire en lui conférant son caractère libre, « car Dieu opère en chaque espèce d'être selon la nature propre de cette espèce », si bien que l'action divine est vraiment de la Personne elle-même : « Il faut que l'homme parvienne à la fin ultime par ses propres opérations, *per proprias opera­tiones *», dit saint Thomas. Et pour que la personne soit elle-même cause efficiente (*ipsa efficiens*), il faut qu'elle soit renou­velée, régénérée, disposée par Dieu à des actes surnaturels. Le divin entre ainsi dans la source même de toutes nos activités, au cœur même de notre personne qu'il surélève. On peut donc affirmer que le christianisme est la religion d'un Dieu qui se révèle à la personne en tant que telle. 155:143 C'est précisément la raison pour laquelle une société de personnes, de soi incommunicables, est possible, *mais au niveau surnaturel seulement :* transperçant jusqu'à son centre le plus intime chaque personne et l'imprégnant de sa grâce, Dieu les appelle toutes -- toutes celles qu'il a élues -- à participer à sa vie divine. Elles jouissent toutes d'un même bien commun surnaturel qu'elles retrouvent présent en chacune Des autres en ce qui les constitue en propre. On comprend ainsi la portée des préceptes évangéliques : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu et tu aimeras ton prochain comme toi-même », le second étant semblable au premier : chaque personne qui aime Dieu *d'un amour surnaturel* coïncide avec ses propres assises et y décou­vre la présence de Dieu ; elle s'aime alors elle-même d'un amour qui n'a plus rien d'égoïste et que Dieu lui-même meut vers le prochain où il est présent en fait ou en espérance ; elle aime alors la personne du prochain comme sa propre personne, toutes deux dans leur surélévation au niveau du divin. Il est clair par là que, pour aimer son prochain, d'un amour surna­turel, le seul capable d'atteindre le prochain comme tel en brisant *par en haut* l'incommunicabilité de la personne, il faut *d'abord* aimer surnaturellement Dieu. L'amour du prochain passe toujours par la tête du corps mystique dû Christ et ne serait pas possible sans ce chef. On entrevoit ici la raison pour laquelle l'Église exige une autorité suprême qui garantisse l'effusion de la grâce véritable de Dieu en ses membres et qui soit la gardienne indéfectible de la doctrine. Une société « personnaliste et communautaire » n'est pos­sible qu'à la hauteur du surnaturel. Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, même s'il est dans le monde au titre inchoatif. La sécularisation des concepts fondamentaux sur lesquels il est fondé et qui ne cesse de s'accélérer depuis la Réforme, la Révolution et la « Mutation » de l'Église déclenchée par Vatican II, est l'entreprise de destruction des sociétés naturelles (et de la politique naturelle qui leur correspond) la plus violente que l'humanité puisse connaître : elle les dissocie radicalement au nom de la liberté et de l'égalité des personnes incommunicables qu'elle ameute. Elle doit mettre nécessaire­ment en place un type d'État nouveau qui joue le rôle de la divinité disparue et qui socialise, grâce à un appareil coercitif totalitaire au à tendance totalitaire, les conduites humaines personnelles. Il n'est nullement étonnant que ce type d'État prenne le nom d'État-Providence : il prend le relais du Christ, source de toutes grâces. C'est du reste pourquoi l'évêque Schmitt de Metz, un des coryphées du « personnalisme com­munautaire », proclame logiquement que « la socialisation est une grâce ». 156:143 Marx et Sartre ont chauffé au plus haut degré d'incandescence subversive ce « personnalisme communautaire » qu'il faut tenir pour l'hérésie chrétienne par excellence, celle qui transporte les notions fondamentales de la vie surnaturelle dans la vie sociale et politique, en transposant du même coup l'homme en ersatz de la divinité, Il suffit de lire le beau livre de Thomas Molnar pour constater que Sartre s'est jeté dans le marxisme comme on entre en religion. Il a été, comme tant d'autres, la pauvre victime de l'hérésie chrétienne parfaite, qui éclate aujourd'hui sur le monde, telle un abcès. Marcel De Corte,\ professeur à l'Université de Liège. ### Le cinéma comme il est : *Fellini et le Satyricon* Si tous les films à scandale ne sont pas des films à thèse, il est bien rare en revanche qu'un film à thèse ne soit pas un film à scandale, le dialogue commençant généralement dans nos sociétés par un coup de poing... Celui que le génial Fellini nous assène dans son dernier film est à la hauteur de son talent, foudroyant et terrible. Aussi l'encre n'a-t-elle pas encore fini de couler : on parle, on a parlé, on parlera encore longtemps de *Satyricon*. Et le plus bavard dans cette affaire, c'est bien Fellini lui-même ; comme s'il s'était senti obligé de justifier la violence qu'il nous faisait subir dans son *Satyricon*, il a multiplié les explications et les interviews, les mises en garde, les déclarations d'intention, simplifiant d'autant notre travail d'interprétation. Avant même la parution du film en France, il confiait à Yvonne Baby, pour le journal *Le Monde *: « En Italie, le public va voir mon film et le suit en silence : pendant deux heures un quart on n'entend pas un bruit ni un éclat de rire. A la sortie, la plupart des spectateurs ne parlent pas entre eux de *Satyricon *: ils sont déconcertés, troublés, ils craignent de ne pas l'avoir compris, de ne pas savoir le juger. » 157:143 « Cette attitude vient de ce que notre éducation toujours *moraliste* implique non pas l'assimilation de la réalité mais le *refus* de celle-ci. On ne juge pas pour comprendre mais pour se débarrasser et cette déformation mentale est la source de beaucoup de malheurs. Nous sommes tous conditionnés par une éducation qui nous a mutilés, qui nous a rendus impuis­sants et névrosés, qui a fait de nous des enfants chroniques. Mais je pense que tout cela va finir, que nous vivons une époque merveilleuse d'où pourront naître des hommes plus dignes, plus libres, plus vrais. Je suis optimiste. » \*\*\* Merci, Monsieur Fellini, de nous vouloir « plus dignes, plus libres, plus vrais » ; merci pour votre optimisme, même s'il ne présage que le bonheur de nos arrière-petits-enfants. Fort donc de vos conseils, et soucieux de ne pas renou­veler à Paris l'erreur de ces pauvres romains qui craignaient ne pas savoir « juger » votre film, nous avons essayé de le voir avec des yeux neufs, excluant a priori de nos préoccupa­tions tout souci « moralisateur », toute idée de « refus ». Nous avons tenté à fond cette expérience d'honnêteté intel­lectuelle (?) que vous préconisez pour la vision de votre film, reportant à plus tard la réflexion critique à laquelle nous nous livrons aujourd'hui. Confortablement installé dans un fauteuil d'orchestre, au « Biarritz », bien décidé à ne rien penser par nous-même, à rire quand votre film le suggérait, à nous émouvoir quand vos tableaux s'y prêtaient, nous avons passé deux heures un quart en compagnie de votre Encolpius, de votre Ascyltus ; de Giton, de Vernacchio, de Trimalchio, de César... Nous n'avons dédaigné aucun personnage, aucun spasme, aucun détail orgiaque de cette histoire inracontable que vous nous racontiez. Et là, Monsieur Fellini, vous nous avez sérieusement déçu pendant deux heures un quart, devant cette interminable fres­que de la laideur et de la bestialité humaines, devant ce cata­logue sans cesse grossissant de toutes les perversions et inver­sions possibles de l'érotisme, nous avons été pris d'une irrésis­tible envie de bâiller, et de tourner enfin le dos à cet écran mortel, pour dormir... C'est grave, Monsieur Fellini, d'assommer les gens de la sorte, surtout lorsqu'on a pris soin auparavant de déclarer qu'on les voulait « plus dignes, plus libres, plus vrais » ! Vous deviez pourtant le savoir, que vos monstres, vos invertis, vos prostitués et prostituées de la Rome décadente allaient être terriblement ennuyeux ; que l'accumulation des horreurs, loin de renforcer notre sentiment d'épouvante, engendre la lassitude, voire l'indifférence au mal... Mais peut-être est-ce là ce que secrètement vous souhaitiez ? 158:143 Ou peut-être pensiez-vous qu'il suffisait que ce soit vous qui traitiez le sujet pour que celui-ci en soit comme rehaussé par votre propre génie ? que votre *Satyricon* à vous allait rénover le genre, lui donner une profondeur toute fellinienne et par là un attrait, une séduction nouvelle sur les foules ? Mais non, vous êtres trop fin pour ignorer que vos orgies, vos sabbats, vos cauchemars et vos obsessions ne dégagent pas un frais parfum de nouveauté. Vous le savez bien, vous, l'auteur de *La Dolce Vita* et des *Vittelloni*, que le fond du vice c'est -- toujours -- le désespoir, l'atroce amertume, l'impuissance physique, l'exacerbation et le suicide moral ; que la jouissance effrénée de l'instant engendre avec une sorte de nécessité le vide de l'instant suivant. Tout votre film le crie. En cela, vous n'avez guère été plus original qu'un certain Pier Paulo Pasolini, et à peine plus adroit qu'Arrabal. D'ailleurs vous reprenez leurs thèses : vous avouez vous-même ([^85]) que votre film se situe dans la perspective d'une « explosion sexuelle » qui a « rendu inéluctable un déluge de films et d'ouvrages pornographiques ». *Mais n'est-ce pas plutôt l'inverse ?* Votre film est grotesque, nauséabond, écœurant, ou plutôt il pourrait être tout cela s'il n'était pas avant tout terriblement glacial. Car vous givrez le vice, ce qui est bien le comble ; vous lui retirez sa fièvre, vous en faites une gélatineuse parodie du mal. Votre catalogue de marionnettes est dénué de toute vie, et ne réussit pas un seul instant à nous intéresser. On n'y ressent même pas ce petit frisson d'angoisse que procure habi­tuellement la perversion des autres, quand elle devient trop inquiétante, trop folle. Non, votre film n'est ni séduisant, ni inquiétant, ni léger, ni profond. Il est plat, tout simplement. Il est sans âme. 159:143 Vous avez changé, Monsieur Fellini. Jusqu'à présent, de tous les réalisateurs italiens à la mode, vous étiez peut-être le seul dont la signature constituât pour le spectateur une garantie suffisante, non de moralité, mais du moins de poésie et de talent. L'auteur de *La Strada*, de *Huit et demi*, ne pouvait pas nous laisser indifférent ; de vos films on sortait quelquefois mécontent, mais non pas déçu. Aujourd'hui, avec *Satyricon*, vous avez réussi ce tour de force : vous nous avez ennuyés. Et non content d'assassiner Fellini, c'est à l'art tout entier que vous en avez. Vous prenez d'ailleurs pour cela le plus sûr moyen qui soit : vous voulez assassiner la conscience artistique du spectateur. Mais ce crime-là, vous n'êtes pas encore en pouvoir de le perpétrer. \*\*\* Car vous ne doutez de rien, Federico Fellini : *c'est deux mille ans de civilisation et de culture que* *vous cherchez à supprimer ;* tout simplement ; en deux heures et quinze minutes... Vous vous en expliquez d'ailleurs fort clairement : « J'ai voulu, dans « *Satyricon *», tenter d'oublier les deux mille ans de christianisme qui pèsent sur toutes nos vies et nous ont donné des clefs pour juger, pour moraliser. Mais deux mille années d'un certain type d'éducation forment dura­blement les âmes, les consciences. Même si deux mille ans c'est très peu dans l'histoire de l'humanité ! *J'ai voulu essayer de dépasser cela et de voir l'histoire de ces personnages sans* *jugement moral*. J'ignore si j'ai réussi, mais c'était une de mes préoccupations constantes. » « Quand j'ai tourné *Huit et demi*, j'avais collé sur ma caméra cette inscription : « Ne pas oublier que je fais un film comique ». Pour Satyricon, j'ai écrit : « JE NE CONNAIS PAS LE CHRISTIANISME ». » Cette citation ([^86]) rejoint, en fin de compte, le sens de celle qui a été précédemment rapportée : notre jugement est déformé par une volonté moralisatrice qui nous conduit à refuser au lieu de comprendre, à juger au lieu d'assimiler, et « cette défor­mation mentale est la source de tous nos maux ». Nous ne voyons plus les choses et les gens qu'à travers un écran opaque, celui de nos valeurs et de nos dogmes, de notre goût, de notre éducation. 160:143 Nous ne pouvons donc rien *comprendre*, rien connaître de nouveau si nous gardons cet esprit qui rejette et qui juge au lieu de s'ouvrir et d'aimer... Telle est la « thèse », l'intention profonde de cette faible du *Satyricon,* qui -- en libérant notre conscience de ses préjugés -- nous rend disponibles pour une vie nouvelle. Le thème de la désaliénation des consciences, on le sait, est un thème à la mode ; en le reprenant à son compte, Fellini n'invente rien de bien nouveau. Il abdiquerait plutôt par là son originalité propre qui, il fut un temps, ne cédait pas si facile­ment aux sollicitations de la mode. Mais c'est la première fois qu'un auteur de films avoue explicitement et publiquement un tel projet. Cela méritait donc d'être révélé. Et cela mérite réponse. \*\*\* Puisqu'on nous invite à une compréhension plus profonde des nouveautés cinématographiques, tentons nous-même un petit retour aux sources, en priant d'avance le lecteur de bien vouloir nous excuser pour ces rappels un peu scolaires, mais que justifie suffisamment à nos yeux l'incroyable primarité de la thèse à réfuter. Et d'abord, qu'est-ce qu'une véritable *com­préhension ?* Pour commencer par le plus simple, il est évident que toute compréhension, toute connaissance, suppose une dualité : il y faut quelqu'un qui cherche à connaître, et quelque chose qui puisse être connu. Mais s'arrêter là serait absurde. Car addi­tionner deux réalités, ce n'est pas intégrer l'une à l'autre. Pour que la chose à connaître soit réellement *reçue* par le sujet connaissant, un acte original est requis, sans lequel on ne pourrait pas parler légitimement de connaissance ; ainsi en est-il de l'aliment, quand il pénètre dans le corps : tant qu'il n'est pas assimilé au moyen d'un ensemble de fonctions diges­tives appropriées, il reste extérieur à l'organisme, tout en y étant contenu. Cette image grossière n'a pas la prétention de résoudre le vrai problème de la connaissance, qui reste une rencontre mystérieuse, et toujours étonnante ; mais elle le cerne peut-être plus qu'on pourrait le croire. Toute connaissance implique en effet ce troisième terme, décisif dans l'assimilation de la chose à connaître, qui est ce-par-quoi-l'on-connaît, ce *à travers quoi* l'on peut connaître quelque chose. Aristote, saint Thomas d'Aquin et même Kant seraient d'accord là-dessus. 161:143 L'étymologie du mot est d'ailleurs très éclairante : comprendre, n'est-ce pas « *prendre avec *» (prehendere cum) ? L'exercice de l'intelligence est essentiellement un acte dans lequel l'individu engage ce qu'il a déjà acquis, non une con­templation hébétée et stupide du monde. A la limite, l'individu purement réceptif, totalement libre et « offert » au monde, ne pourrait rien connaître ; il subirait peut-être certaines modi­fications, mais n'en assumerait réellement aucune (et c'est pourquoi le thème progressiste de l'*ouverture au monde,* qui implique en fait qu'on s'y livre désarmé, est une indigne fumisterie). Donc, sans aller jusqu'à affirmer que toute connaissance consiste à ramener l'inconnu au connu, on peut penser que c'est seulement *parce que nous savons déjà un certain nombre de choses* que l'inconnu peut devenir pour nous du connu. Cela est vrai des sciences, mais aussi de la morale, des arts. Entre la nouveauté et l'esprit qui en prend possession, il n'y a pas rien, mais toute une vie, tout un ensemble de normes, de cadres, de règles pour juger. En un mot, il y a l'éducation, la société, l'humanité entière qui ont collaboré pour rendre cette connaissance possible. Certes, le sujet qui connaît reste maître de ses connais­sances, de son ouverture d'esprit, de sa probité intellectuelle ; mais les actes de son intelligence ne se font pas n'importe comment, ni dans n'importe quelles conditions. Derrière chacun des jugements qu'il émet, derrière chacune des appréciations qu'il porte, toute une logique, toute une esthétique, tout un complexe de valeurs sociales et d'exigences morales se trouvent engagés ; cela fait de lui, à travers chacun de ses actes, l'héritier d'une œuvre commune et millénaire, obligeant par là-même le plus grand génie à une certaine humilité. Héritage plus ou moins parfait sans doute, plus ou moins pur selon les cas, mais toujours précieux, et qui suppose bien des peines, bien des errements, bien des découvertes, bien des reconstructions... Héritage sacré pour nous, car il participe étroitement dans notre civilisation à la transmission de l'Héritage vrai par excellence, auquel il droit le meilleur de lui-même. Depuis deux nielle aines en effet, la société chrétienne est à la tête de ce combat vital pour la culture et la dignité humaines, cherche à lui insuffler son esprit de vérité et à lui faire partager les grâces qui lui oint été données pour cela, dans ses universités, ses écoles, ses couvents, ses familles. Cela n'est pas rien, n'en déplaise là Monsieur Fellini ; cela ne s'*oublie* ni ne se *dépasse* par la seule vertu thaumaturgique d'une inscription sur une caméra. Cela ne se raye pas d'un trait de plume. \*\*\* 162:143 Or cette idée que l'on pourrait ne pas se présenter absolu­ment *nu* dans le temple de ses créations personnelles, hébété et ravi ; cette idée que nous sommes un public sur lequel il faut compter, un public à qui l'on ne peut pas dire m'importe quoi, est insupportable à Federico Fellini. Dans son orgueil incommensurable de cinéaste trop adulé par la critique, Fellini veut un public facile, qui se livre à lui, pieds et poings liés, oublieux de tout ce qu'il a appris à aimer et à croire, sans goût, sans jugement, sans caractère et sans résistance. Il veut la fin de l'art en un mot ; la fin de tout dialogue vérifiable entre l'artiste et son public, en dehors duquel pourtant on ne voit plus du tout ce que l'art pourrait bien apporter aux hommes. Et il ose nous traiter d' « impuissants », « d'enfants chroni­ques », de « névrosés »... Mais si vraiment notre éducation avait abouti à une telle misère, c'est alors que nous nous serions reconnus dans son film d'impuissants et de névrosés véritables, c'est alors que nous aurions applaudi aux fureurs pathologiques du *Satyricon*. Avec ce film, Fellini a passé une limite au-delà de laquelle on n'est plus tenu d'écouter ses raisons ; son entêtement est déraisonnable, Il a contre lui le bon sens, la logique, la psychologie humaines. Et deux mille ans de christianisme, qu'il le veuille ou non. Qu'on s'appelle Matisse ou Picasso, on ne peint plus après Rembrandt et Vélasquez comme on peignait avant ; dans le domaine artistique plus que partout ailleurs, il faut compter avec ce qui a été, fût-on novateur génial. A fortiori doit-on compter avec ce qui sera toujours. Non, on ne peut plus vivre après Jésus-Christ comme on vivait avant. Quelle excuse aurions-nous pour L'ignorer, Lui qui a si abondamment répandu aux fondements mêmes de notre vie, mais aussi de notre connaissance et de notre jugement, les marques de sa Présence vitale ? Hugues Kéraly. 163:143 ### Bibliographie #### Pierre Schoendoerffer L'adieu au Roi (Grasset) Il eût été sans doute souhai­table qu'un brin de notice bibliographique fût consacré à « Papillon » ; j'en parlerai peut-être un jour car c'est un événement, sinon une œuvre littéraire. L' « Adieu au Roi » est une œuvre, mais ce n'est pas un événement ; tout au plus un prix littéraire. Les connaisseurs en matière roma­nesque se voileront la face à l'idée qu'on puisse comparer ou rapprocher Schoendoerffer et Charrière. Je trouve pour­tant un point commun au moins : les Indiens de l'ancien bagnard rejoignent les « Mu­ruts » de Bornéo dans le do­maine traditionnel du « bon sauvage » et des faciles re­vendications élevées confire la civilisation et la société. Le navigateur perdu ou le hors-la-loi devenu roi d'une tribu lointaine, c'est un mythe fort ancien, et même un cliché ; mais il est ici ingénieusement intégré à un épisode de la dernière guerre. Le sergent Learoyd, irlandais déserteur de l'armée britannique, règne sur une peuplade de Bornéo, en territoire occupé par les Japonais ; un caporal austra­lien et le capitaine anglais qui raconte l'histoire lui sont livrés. Il commettra l'impru­dence de collaborer avec eux, lui et tout son peuple, dans la lutte contre les derniers con­tingents japonais traqués. Sa famille indigène sera mas­sacrée ; on le récompensera en l'emprisonnant. Le colonel Fergusson, qui l'a fait saisir, se suicidera, non sans avoir auparavant facilité son évasion. Ainsi formule-t-il l'acte de contrition d'une civilisation encore un fois accusée d'as­servir et de détruire les der­nières possibilités terrestre d'un bonheur de type néoli­thique. La situation choisie est évidemment bien adaptée à la thèse, en un instant du monde ou la guerre a imposé aux ci­vilisés, Britanniques et Japo­nais, une épreuve dépassant la mesure humaine en un pays de sylve primitive. L'aboutis­sement des ingénieuses pra­tiques très étudiées de la guerre fournit matière à con­tester la valeur humaine, défiée aussi par la vitalité fruste et encore inentamée des forces naturelles ambiantes. Le pro­blème est poussé à la limite et la condition de l'homme moderne placée dans une sinistre dérision. C'est le temps d'Hi­roshima, le même où les Japonais des corps expédition­naires lointains deviennent anthropophages. Il restera à pendre quelques individus désignés comme « criminels de guerre », par exemple le colonel japonais qui se décla­rera, avant de mourir, fier d'avoir servi un temps sous les ordres de Learoyd. Mais les crimes sont plus vastes et moins susceptibles de délimi­tions juridiques. Le fruste Learoyd devient le champion de la vie primitive, l'homme qui a raison, même contre le vieux missionnaire : « Les couleurs du monde de Learoyd, qui avait conquis un royaume et qui avait chassé Dieu, étaient plus éclatantes que les miennes, son soleil était plus brûlant. Il avait réveillé un vieux peuple et annoncé le retour des temps aventureux. Il était le sel dans le riz, avait dit Gwai... » Dans les instants de l'humanité où le nuage noir qui passe fait croire à l'absen­ce de Dieu, il y a ainsi des façons élégantes de se donner le vertige. On peut se deman­der si, dans la situation con­crète, on aurait le loisir néces­saire à ces rhétoriques. 164:143 Et le report de la tendresse insatis­faite sur les primitifs inno­cents et chéris m'a parfois semblé une mauvaise échap­patoire pour des écrivains que la logique mènerait au pessi­misme généralisé et à la mi­santhropie. Il pourrait d'ail­leurs y avoir plus de profit moral dans une cure tempo­raire de misanthropie que dans les bêlements philanthropiques toujours orientés de la même façon que nous entendons chez les progressistes ou les révo­lutionnaires déçus. Le capi­taine anglais, cœur tendre au fond, et botaniste comme J.-J. Rousseau, a la fièvre quand il profère les propos cités plus haut. Mais il est difficile d'af­firmer cependant que ce n'est pas la pennée exacte de l'au­teur. Son roman est très bien fait -- trop bien pour nous convaincre d'autre chose que de son talent : il nous est im­possible de nous faire « Murut » et il serait ridicule de se faire « hippy » ; nous portons de toute façon le « far­deau de l'homme blanc », que les négations simplistes et les défis élémentaires ne rendront pas plus léger. J.-B. Morvan. #### Pierre Moustiers La Paroi (Gallimard) Depuis Frison-Roche, la mon­tagne a été promue au rang de drame spirituel et d'épreu­ve humaine essentielle ; peut-être offrait-elle les commodités littéraires de l'acte gratuit tout en bénéficiant d'un cli­mat de réalité massive et rude. L'alpinisme est (ou était) tou­jours conçu comme un retour aux conditions élémentaires de l'expérience vitale ; et le pay­sage qui l'entoure est riche d'images et de symboles spiri­tuels : il m'arrive même de craindre que la montagne, ou­tre les périls concrets dont elle menace les personnages, ne présente un danger littéraire, la tentation facile de la prédication stoïcienne. « La Paroi », qui a reçu le Prix du Roman de l'Académie française, a le mérite d'étendre à l'ambiance morale et sociale l'éprouvante méditation que l'ascension impose aux deux person­nages : une longue « minute de vérité » où ils revoient leur vie, mais aussi bien des traits de notre société. L'un est un pédagogue retraité, intellectuel illusionniste, unissant bizarrement des idées de gauche aux rêves de civilisation élé­mentaire, artisanale et patriar­cale, mêlant Rousseau, Ruskin et Garibaldi ; l'autre est un jeune hôtelier, animateur délibéré­ment moderne et progressiste d'une station de sports d'hiver. Anthime, en vieil enfant pro­digue, tente l'escalade de la paroi rocheuse avec une se­reine ignorance de l'alpinisme méthodique, et Philippe, im­puissant à le convaincre de l'absurdité du risque, le suit pour tenter de le sauver. 165:143 Le robinsonisme des hautes cimes leur impose des tourments physiques de plus en plus sensibles, en même temps qu'il crée entre eux, malgré leurs antipathies antérieures, une amitié imprévue, virile et héroïque. J'avoue que j'éprouve quelque difficulté à les suivre dans cette ascension-là, sans méconnaître pour autant l'in­térêt de la situation et de l'analyse ; mais je ne parviens décidément pas à sentir la moindre sympathie exaltante pour Anthime, type de l'en­quiquineur farfelu et tyran­nique. Il n'en demeure pas moins que le roman bénéficie de l'union d'un pathétique spirituel, celui du passé re­vécu et du bilan du monde présent, et d'un pathétique matériel toujours efficace, les incidents et accidents de la montée, les provisions qui s'épuisent, la durée allongée par les souffrances. Ce livre arrive à un moment où l'expérience de la montagne devient un fait social et largement collectif ; mais je n'y vois pas un accès à une philosophie de l'existence qu'il soit vraiment possible d'approfondir. J.-B. M. ### Notule La très estimable et très estimée *Pensée catholique* de Paris, comme « premier éditorial de l'an 1970 » (numéro 124, paru en mars) a publié le manifeste d'une Association sacerdotale allemande dénommée *Pro Papa et Ecclesia.* Sympathique et bien intentionné, ce manifeste contient sur deux points connexes une erreur de doctrine et de fait qui ne peut, croyons-nous, qu'augmenter l'actuelle confusion. Premier point : « Nous déclarons (...) considérer les encycliques pontificales comme Pie XII les définit dans l'encyclique *Humani generis* des « Déclarations du Magistère ordinaire auxquelles s'ap­pliquent aussi les paroles bien connues : « Qui vous écoute m'écoute ». Second point : « Nous refusons (...) toutes les erreurs dénoncées par Pie XII dans *Humani generis* et par Paul VI dans *Ecclesiam suam. *» Voici, sur ces deux points connexes, nos observations. 166:143 **1. -- **Pie XII, au passage mentionné d'*Humani generis*, écrivait exactement ceci, que nous citons d'abord en latin, on verra pourquoi. «* Neque putandum est, ea quæ in encyclicis litteris propo­nuntur, assensum per se non postulare, cum in iis Pontifices supremam sui Magisterii potestatem non exerceant, Magieterio enim ordinario haec docentur, de quo illud etiam valet :* «* Qui vos audit, me audit *» (Luc, X, 16). » Traduisons, en suivant presque littéralement la traduction Labourdette ([^87]) : « On ne doit pas croire que ce qui est proposé dans les encycliques ne réclame pas de soi l'assentiment, sous prétexte que les Pontifes n'y exercent pas le pouvoir suprême de leur Magistère. Cet enseignement relève du Magistère ord­inaire, auquel s'applique aussi la parole : « Qui vous écoute m'écoute. » Nous avons cité le texte latin, parce qu'il montre avec évidence, sans discussion possible, que l'Association sacerdo­tale allemande a fait un grave contresens sur ce passage d'*Humani generis*. **2. -- **Dans ce passage en effet, Pie XII ne DÉFINIT pas les ENCY­CLIQUES ; pas du tout. Il est gravement dommageable, et inacceptable, que le manifeste des prêtres allemands donne entre guillemets une pseudo-définition de Pie XII qui n'est pas dans le texte invoqué. Ce n'est pas aux encycliques en tant que telles, ce n'est pas à toutes les encycliques indistinctement, que Pie XII applique la parole : « Qui vous écoute, m'écoute ». Il l'applique *au Magistère ordinaire :* au Magistère ordinaire lui aussi, dit-il, c'est-à-dire point seulement au Magistère suprême et infaillible. Il n'écrit pas : encyclicis litteris *de quibus* illud etiam valet. Il écrit : Magisterio ordinario *de quo* illud valet. Ce Magistère ordinaire peut s'exercer dans et par des ency­cliques. Mais l'inverse n'est nullement affirmé. L'inverse, à savoir : que toute encyclique *doit* être tenue pour un ensei­gnement du Magistère ordinaire. Ni non plus chaque phrase d'une encyclique : *Ea quae* in encyclicis litteris proponantur... Magisterio enim ordinario *haec* docentur... Une encyclique peut contenir, ou ne pas con­tenir, dans sa totalité ou dans l'une de ses parties, un ensei­gnement du Magistère ordinaire. 167:143 **3. -- **Autrement dit : Pie XII, au passage cité, rejette l'erreur selon laquelle l'assentiment serait dû seulement à l'enseigne­ment infaillible : il est dû aussi à l'enseignement ordinaire. Et il rejette l'erreur subsidiaire selon laquelle cet ensei­gnement ordinaire ne pourrait pas être donné par le moyen d'encycliques. Du fait qu'un texte pontifical relève du genre littéraire « encyclique », on ne peut pas en conclure a priori qu'il ne contient aucun enseignement du Magistère. On ne peut pas en conclure a priori qu'il serait purement « pastoral », « exhor­tatoire », « disciplinaire » ou que sais-je. Mais les prêtres allemands font un net et grave contresens en concluant que toutes les encycliques pontificales sont au­tomatiquement un enseignement du Magistère ordinaire récla­mant l'assentiment religieux dû au nom de la parole : « Qui vous écoute m'écoute ». Non, Pie XII n'a pas dit cela. **4. -- **Résumons et précisons ce premier point. La proposition que nous nommerons proposition A : -- *C'est une encycli­que, donc ce n'est pas un enseignement du Magistère*, est une proposition fausse, effectivement rejetée par Pie XII au passage cité d'*Humani generis*. La proposition que nous nommerons la proposition B -- *C'est une encyclique, donc c'est un* *enseignement du Magis­tère*, est une proposition indûment alléguée par les prêtres allemands comme ayant été énoncée par Pie XII. Que la proposition A soit fausse, il ne s'ensuit pas que la proposition B soit vraie : car ces deux propositions ne sont pas contradictoires, mais seulement contraires. -- La contradic­toire de la proposition A est la proposition C que l'on trouvera ci-dessous. Leur relation logique sera plus évidente si on les énonce ainsi : Proposition A : *Aucune encyclique n'est un enseignement du Magistère.* Proposition B : *Toute encyclique est un enseignement du Magistère.* Proposition C : *Quelques encycliques sont un enseignement du Magistère* (et quelques autres ne le sont pas). 168:143 La proposition B est la *contraire* de la proposition A (tou­tes deux universelles, l'une affirmative, l'autre négative). La proposition C est la *contradictoire* de la proposition A (l'une est universelle négative, et l'autre particulière affir­mative). Quand une proposition (A) est fausse, la *contradictoire* (C) est nécessairement vraie, mais la contraire (B) peut être vraie ou fausse. **5. -- **Dans les écoles chrétiennes où l'on enseigne le rudiment des parties principales de la philosophie, on pourra faire sur le paralogisme allemand publié par *La Pensée catholique* un petit exercice pratique de logique formelle, que les élèves, en ce moment de l'année scolaire, doivent être capables d'exécuter avec aisance, par une application simple de la règle des oppositions. Bien entendu, les propositions que j'ai nommées A, B et C sont, selon la nomenclature traditionnelle, la pre­mière une proposition en E (universelle négative), la seconde une proposition en A (universelle affirmative), la troisième une proposition en I (particulière affirmative). **6. -- **Paul VI, en présentant publiquement son encyclique *Eccle­siam suam* -- nous en venons maintenant à l'ERREUR DE FAIT -- a déclaré (discours dû 5 avril 1964) : « *Une encyclique peut être doctrinale ou dogmatique quand elle traite de vérités ou d'erreurs relatives à la foi ; ou bien exhortatoire si elle vise à réconforter ceux qui la reçoivent... La prochaine encyclique peut se rattacher à cette seconde caté­gorie. Elle ne traite donc pas de questions théologiques ou doctrinales particulières.* » Dans le texte même de l'encyclique *Ecclesiam suam,* Paul VI s'exprime ainsi : « *La présente encyclique ne veut pas revêtir un caractère solennel et proprement doctrinal, ni proposer des enseigne­ments déterminés d'ordre moral ou social... *» Les auteurs et signataires du manifeste allemand ont-ils lu l'encyclique *Ecclesiam suam ?* On se le demande. Comment peuvent-ils déclarer qu'ils refusent « *les erreurs dénoncées par Paul VI dans Ecclesiam suam.* »*,* alors que Paul VI a pris soin d'indiquer lui-même que dans *Ecclesiam suam* il n'en dénonce aucune, il ne propose aucun enseignement, il ne traite pas de vérités et d'erreurs ? 169:143 **7. -- **Revenons au passage de Pie XII dans *Humani generis*. Pie XII y parle des *enseignements qui sont proposés dans* des encycliques. Il ne dit pas que toute encyclique doit être considérée comme étant de soi, par nature, un enseignement proposé. Nos distinctions n'étaient ni chimériques ni purement théoriques. Elles sont illustrées par Paul VI, donnant dans le texte même de son encyclique *Ecclesiam suam* l'avertissement que cette encyclique *ne veut pas proposer d'enseignements déterminés.* **8. -- **Pour que l'on soit tenu de donner un assentiment religieux à l'enseignement contenu dans une encyclique, il faut que cette encyclique contienne un enseignement réclamant un tel assentiment. Toute encyclique n'en contient pas forcément. Une encyclique qui en contient n'en contient pas forcément dans toutes ses parties. Ce que dit une encyclique peut appartenir à une autre catégorie que celle d'un enseignement doctrinal du Magistère. Quelquefois, ce discernement indispensable est laissé à l'attentive sagacité du lecteur. Mais pour *Ecclesiam suam,* aucun doute n'est possible, puisque l'encyclique elle-même déclare en propres termes avoir l'intention de n'apporter aucun enseignement. **9. -- **Le vénéré directeur de *La Pensée catholique,* le très cher abbé Luc J. Lefebvre, se sera laissé entraîner par la sympathie méritée que lui inspirent les bonnes intentions des prêtres allemands : et cette sympathie aura sans doute obscurci un instant son sens critique. Il a ainsi contresigné, et avalisé éditorialement, un texte qui est : a\) erroné en doctrine : fausse « définition » des encycliques en général ; b\) doublement erroné en fait : premièrement, par l'attri­bution (et entre guillemets !) de cette pseudo-définition à un texte de Pie XII où elle ne figure point ; secondement, par l'application de cette pseudo-définition à une encyclique de Paul VI, l'encyclique *Ecclesiam suam,* laquelle déclare explicitement qu'elle n'est pas ce que les prêtres allemands croient qu'elle est. \*\*\* 170:143 En de telles matières, toute erreur, fut-elle excusée quant à ses auteurs par leur bonne volonté et par leur dévotion, est objectivement ruineuse et catastrophique. Nous connaissons trop la science et la loyauté de l'abbé Luc J. Lefebvre pour ne pas présumer qu'il fera dans un prochain numéro de *La Pensée* *catholique* la mise au point doctrinale qui apparaît nécessaire. J. M. 171:143 ## DOCUMENTS ### D'où vient le cancer ? Le « Concile pastoral », hollandais manifeste un « cancer généralisé », qui menace de s'étendre à l'Église entière. En quel sens et de quelle manière ce cancer provient de certaines faiblesses de Vatican II, c'est ce qu'étudie un article du *Courrier de Rome* (numéro 63) dont nous reproduisons ci-après les principaux passages. Si l'on veut être sincère, si l'on ne veut pas s'aveugler pour se rassurer ou pour esquiver des responsabilités devenues urgentes, la blessure portée par l'épiscopat hol­landais à la loi du célibat sacerdotal doit être désignée par son nom exact : C'est l'éclatement, dans un lieu particulier de l'Église et sur un cas apparemment limité, d'une purulence pro­fonde et générale. C'est l'éruption locale d'un cancer géné­ralisé ; d'une désagrégation qui touche à la fois : le dogme, la morale, la discipline. Pour reprendre le mot de S. Pie X sur le Modernisme qu'il condamnait en 1907, c'est « l'égout collecteur de toutes les hérésies ». Rappelons brièvement les faits : Parmi les textes piégés votés innocemment par les évêques débordés du Vatican II, s'en trouvait un, apparem­ment anodin, glissé dans le Décret CHRISTUS DOMINUS, relatif à « la charge pastorale des Évêques dans l'Église ». -- Ce texte termine le n° 27. Le voici : « Il est très *souhaitable* que, dans chaque diocèse, soit institué un Conseil pastoral, qui soit présidé par l'Évêque diocésain lui-même et auquel prennent part des clercs, des religieux et des laïcs, spécialement *choisis*. Il appartien­dra à ce Conseil de rechercher, d'examiner ce qui touche l'action pastorale et de tirer, à ce sujet, des conclusions pratiques. » 172:143 C'était, on le voit, un simple vœu, une « recomman­dation », comme ce Concile volontairement adogmatique en avait proposé quantité d'autres, sans vouloir néanmoins *rien décider,* rien définir, ce qui eût entraîné inévitablement des précisions « juridiques » dont les meneurs clandestins du *Concile secret* ne voulaient absolument pas. Le vague des formules suffisait à leur fin. Au travers d'exhortations très générales, on pourrait faire passer tout ce qu'on vou­drait, en y ajoutant le recours à « la dynamique » de Vatican II. L'église néerlandaise fut la première à donner vie à ces « conseils pastoraux » Vie et activité. Et quelle ! Un an à peine après la clôture dudit Vatican II, l'épiscopat des Pays-Bas décidait la tenue d'un « CONCILE » national qui serait l'émanation des CONSEILS pastoraux diocésains : le change­ment d'appellation était déjà caractéristique. Voici comment le Card. Alfrink décrivait l'événement (*La Croix :* 29 nov. 1966) : « Le concile pastoral est quelque chose de *nouveau. Par analogie* avec le deuxième Concile du Vatican, il veut être moins juridique que pastoral. Les évêques ont fait appel à TOUTE la COMMUNAUTÉ ecclésiale pour une délibération COL­LECTIVE... On cherche clairement ainsi à *se rattacher* au Concile Vatican II. » Paul VI avait adressé sur-le-champ, aux évêques hollan­dais, un message qui fut lu à l'assemblée au cours de la cérémonie d'ouverture. A côté des encouragements, le Pape y énonçait discrètement des conseils et des craintes : « L'entreprise est délicate et pleine de responsabilité (= ?) ; elle est *toute nouvelle* et *unique dans son genre.* C'est pourquoi elle demande à être dirigée avec beaucoup de sagesse..., dans le cadre institutionnel de l'Église, en respectant la Constitution hiérarchique divine de celle-ci. » Paul VI pouvait-il épargner aux fidèles hollandais les risques qu'il pressentait de cette aventure ? -- Il en avait le pouvoir, mais il n'en avait pas la facilité. Il était en effet PRISONNIER des cinq mythes créés, pendant le grand concile, sous son autorité ou du moins avec sa tolérance : la RECHER­CHE, les EXPÉRIENCES, le DIALOGUE et, surtout, la COLLÉGIA­LITÉ avec son corollaire : le PLURALISME des églises locales. 173:143 Ces *souffles* vagues une fois libérés, que pouvait-on oppo­ser à Mgr Alfrink quand il disait aux journalistes, le jour de l'ouverture du premier concile pastoral : « Ce concile est une *aventure* périlleuse, MAIS on peut l'envisager AUSSI comme étant un fruit de l'Esprit qui a voulu RISQUER le concile du Vatican et qui nous ENTRAÎNE maintenant PLUS LOIN. » (*Le Monde,* 22 janvier 1967, p. 8.). C'est ce que le card. Suenens appelait, l'été dernier, dans son entrevue célèbre aux I.C.I., « la LOGIQUE de Vatican II ». Cette logique, ou ce dynamisme, eurent tôt fait de développer leurs théorèmes et leurs énergies : Dès lors que les « Successeurs des Apôtres » entendaient compléter la Tradition de l'Église par une consultation du « Peuple » de Dieu, la première de ces manifestations popu­laires serait de compléter aussi bien, à son gré, l' « ordre du jour » du concile : on est « pastoral » ou on ne l'est pas. Et c'est ainsi que *dès la première de ces assemblées,* en 1966, la « communauté » imposa aux Pasteurs la remise en question du célibat ecclésiastique obligatoire. Un rapport d'une soixantaine de pages, rédigé par les soins du Centre de pastorale OFFICIEL, avait été (comme disent nos parle­mentaires laïcs) « déposé sur le Bureau » du *Pastoraal Concilie.* Les prélats se firent tirer l'oreille, ou, du moins, firent semblant : il fallait « réserver » l'examen d'une question aussi délicate et ne la point livrer aux discussions publiques de 120 députés dont certains sortaient à peine de l'adoles­cence et qui comptaient, dans leur nombre, des femmes, religieuses ou laïques. La résistance épiscopale fut de courte durée. Les Repré­sentants du Peuple de Dieu, bien dressés, firent savoir que ce retrait était une atteinte à « leur liberté de travail ». Avec une logique irréprochable, ces Représentants repré­sentèrent que le premier acte d'une Représentation était de fixer elle-même son ordre du jour. Mgr Alfrink céda : ce retrait ne signifiait pas, dit-il, que « la question était enterrée ». Bien au contraire ! Elle était seulement ajournée ! -- Ajournement tactique, juste le temps de préparer l'Opinion néerlandaise et d'éviter quelque rappel à l'ordre de l'évêque de Rome, « Tête du collège épiscopal ». 174:143 On sait ce qu'il est advenu, après trois ans seulement, de cette « réserve ». En l'espace de ces trente-six mois, un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième, puis un cinquième concile pastoral se sont tenus, selon une escalade ininterrompue d'insolences. Chacun était préparé par une énorme consultation au niveau des paroisses et des diocèses. L'un des augures de la « Commission centrale », Mgr Rooyackers, parlait, dès novembre 1966, de « 10 000 groupes de discussion » et de « quelque 120 experts ». Si on ajoute aux rumeurs de cette volière le fracas des journaux, des radios, des télévisions et des sondages, on peut imaginer le branle-bas qui a pu secouer l' « Opinion » néerlandaise et la mondiale. Comment cette Opinion aurait-elle pu percevoir la petite voix sourde, à peine articulée, de Paul VI disant avec l'accent lombard : « L'entreprise est délicate... » ? \*\*\* -- 4 janvier 1970. Le card. Bernard Alfrink ouvre la V^e^ session du *Pasto­raal Concilie* par un discours dont voici les premiers mots : « Malgré toutes les critiques portées contre lui, notre Concile pastoral est pour nous un motif de joie. Il est *né pendant le II^e^ Concile du Vatican.* C'est un FRUIT excellent de CE CONCILE... Ce concile pastoral est une DÉLIBÉRATION COLLECTIVE, fondée sur notre COMMUNE RESPONSABILITÉ, dont Vatican II nous a si fortement SOULIGNÉ la NÉCESSITÉ pour l'ÉGLISE de nos jours. » (*Doc. cath. :* n° 1557, p. 169, col. 2.) On voit que l'archevêque d'Utrecht reste fidèle à SA tra­dition. S'il fait une révolution, il la fait conformément aux Grands Principes, exactement datés de son hégire. Quelques jours avant l'ouverture de cette V^e^ session, qui s'annonçait catastrophique, Paul VI avait renouvelé, en termes plus pressants et plus précis, ses appréhensions et ses conseils de 1966. Il s'inquiétait particulièrement d'une blessure qui serait portée à la loi du célibat sacerdotal. *Et il se référait, lui aussi, au Vatican II !* 175:143 Mais le Concile du Pape n'était pas apparemment le Concile de l'Archevêque. Paul VI invoquait la *lettre,* Mgr Alfrink invoquait *l'esprit.* Paul VI invoquait trois « décisions » de ce Concile, Mgr Alfrink invoquait sa « dy­namique ». ... *La même dynamique* qui avait fait éclater la Consti­tution sur la Liturgie également conciliaire, dynamique qui avait abouti à la messe réformée d'avril 1969, *ordonnée par le même Paul VI*, lequel avait « cédé contre son gré », suivant la parole inoubliable du card. Gut. Dans ce vrai *dialogue...* de sourds, le Pape était vaincu d'avance. Il avait lui-même usé assez souvent du vocabu­laire POLYVALENT du Vatican II, pour que le Hollandais n'en usât point aujourd'hui, lui aussi, *à sa manière.* On avait voulu, on avait fait un Concile « OUVERT », mais ce qui, pour les uns, était une porte *d'entrée,* était, pour les autres, une porte de *sortie.* Le tout était de prendre *la bonne* direction : « Dans ce concile pastoral (de 1970), il s'agit d'*adapter* le Concile du Vatican et de pousser PLUS LOIN *dans la* DIREC­TION qu'il nous A INDIQUÉE » (Alfrink, disc. d'ouverture déjà cité : *l. c.* p. 171). ... *plus loin,* c'est-à-dire au delà même des frontières de l'Église. Nous allons le voir. #### *Trois aberrations doctrinales, plus une insolence* Quand nous parlons de *trois* aberrations doctrinales, nous ne comptons que les *capitales.* Mais il y faudrait ajou­ter les principes erronés qu'elles présupposent et les consé­quences qu'elles impliquent. Répétons-le : une froide ana­lyse de l'événement de 1966 révèle aujourd'hui un cancer généralisé. Au terme des discussions de la Session de janvier 1970, l'assemblée avait soumis aux votes plusieurs « recomman­dations », afin, dit le compte rendu officiel, que « ...l'épis­copat néerlandais puisse se rendre compte des différentes OPINIONS qui se présentent. » 176:143 Nous ne retiendrons que la VII^e^ recommandation : celle qui concerne « la disjonction du ministère et du célibat ». Voici, sur ce sujet, les quatre votes principaux émis (*Doc. Cath*. n° 1557 : p. 176, col. 2) : a\) « Aux futurs prêtres, le célibat ne sera plus posé comme condition à l'exercice du ministère. » Résultats : 90 voix pour ; 6 voix contre ; 2 bulletins blancs ; 8 abstentions (l'épiscopat). b\) « Aux prêtres qui font projet de se marier ou qui le sont déjà, est offerte -- sous les conditions formulées ad hoc -- la possibilité de continuer l'exercice de leur minis­tère ou de les y réintégrer. » Résultats : 86 voix pour ; 3 voix contre ; 8 bulletins blancs ; 9 abstentions (parmi lesquelles celles de l'épis­copat). c\) « Aux personnes mariées est offerte la possibilité d'être admises à l'exercice du ministère ». Résultats : 94 voix pour ; 1 voix contre ; 2 bulletins blancs ; 9 abstentions (dont celles de l'épiscopat). d\) « L'obligation du célibat en tant que condition à l'exercice du ministère doit être supprimée. » Résultats : 93 voix *pour *; 2 voix contre ; 3 bulletins blancs ; 8 abstentions (l'épiscopat). Les évêques s'étaient donc régulièrement *abstenus*. Non point qu'ils n'eussent déjà leur idée toute faite. Non point que « la Noblesse » affectât de ne pas vouloir voter avec « le Tiers-État ». Non ! ces huit évêques voulaient seule­ment paraître se réserver le pouvoir de *sanctionner* l'avis du « Peuple » (de Dieu), une fois que cet avis se serait manifesté. Il y a là tout autre chose qu'une subtilité ou une minu­tie de procédure. Il s'agit d'une IDÉE très réfléchie : l'idée que l'épiscopat hollandais des années 1960-1970 se fait de sa fonction de MAGISTÈRE. C'est le point le plus grave de l'aberration néerlandaise. Voici les trois autres qui lui ouvrent la voie : 1°) LA MISE EN DISCUSSION DE CHOSES INDISCUTABLES, parce qu'elles touchent soit au dépôt de la foi, soit à une tradition historique, si ancienne, si constante qu'on la peut considérer comme liée au « sens catholique » et faisant partie de son trésor religieux. 177:143 Cette mise en discussion est en train de tourner en sys­tème en France aussi. On lui a donné un nom inoffensif : la RECHERCHE. Il n'y a pas de dissolvant plus efficace de la profession chrétienne, laquelle se caractérise par la *fermeté* de la vertu théologale de foi et par la quiétude de l'âme. Saint Paul dénonçait déjà ces faux docteurs et leurs disciples « ...travaillés de *curiosités* diverses, qui ne cessent d'*apprendre* sans pouvoir jamais *arriver* à la connaissance de la vérité » (2^e^ *ép. à Timothée *: III, 6-7). Dans son style incomparable, Tertullien a dit là-dessus le dernier mot : « Pour nous, il n'est pas besoin de curiosité après le Christ notre guide, ni de recherche après l'évangile. Une fois que nous avons cru, nous ne désirons croire plus rien au-delà : car la première chose que nous croyons, c'est que nous ne devons rien croire plus outre... Il faut donc cher­cher jusqu'à ce qu'on trouve, et il faut croire dès qu'on a trouvé. Il n'y a plus ensuite autre chose que de garder ce qu'on a cru. » (*Praescrip*. VIII et IX.) 2°) LA DISCUSSION SOUS LA FORME DÉMOCRATIQUE : Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici la composition de l'assemblée plénière du dernier Pastoraal Concilie (*Doc. Cathol*. : 1. 6., p. 181) : La V^e^ Assemblée plénière du Concile pastoral compre­nait 108 membres ayant droit de vote, se répartissant com­me suit : Évêques : 8 ; Prêtres séculiers : 15 ; Prêtres réguliers 15 ; Religieuses : 9 ; Religieux frères : 7 ; Hommes ma­riés : 26 ; Femmes mariées : 12 ; Laïcs non mariés : 6 ; Femmes non mariées : 8 ; Non précisé : 2. Les membres laïcs de l'Assemblée exerçaient les fonc­tions suivantes : Enseignement : 9 ; Assistance sociale 8 ; Presse-radio-télévision : 5 ; Activités éducatives : 4 ; Travailleurs : 3 ; Médecins : 3 ; Ingénieurs : 2 ; Militaires de carrière : 2 ; Analystes : 2 ; Maire : 1 ; Recherche : 1 ; Aide pastorale : 1 ; Étudiants : 9. 178:143 La moyenne d'âge des membres de l'Assemblée dépassait légèrement 42 ans, le plus âgé des participants étant le cardinal Alfrink (69 ans) et le plus jeune un étudiant en sociologie d'Amsterdam (19 ans). On donnera tout son prix aux deux membres « NON PRÉ­CISÉS » -- Et si ces deux incertains députés étaient quelque démon ou le commandeur du Don Juan ? Ces ambiguïtés ne font pas rire dans la patrie de Hieronymus Bosch. Et comment aussi bien ne point songer à quelque mar­mite de sorcière en lisant la préparation de l'invraisem­blable brouet préparé pendant un an pour les 108 convives de l'assemblée plénière ? (*ibid. :* p. 174) : « Des Commissions *d'experts* présentent, deux mois à l'avance, un *rapport...* Ces rapports, avec les recommanda­tions afférentes, sont ensuite *discutés* par les Conseils de *paroisse,* les Conseils de *doyenné,* les Conseils *diocésains,* les différentes *délégations* diocésaines, de même que par les *fondations* religieuses. *En outre,* ces documents sont *dis­cutés* par un grand nombre de *personnalités* et de *groupes* concernés. « *Avant* l'Assemblée plénière, quelques *représentants* de *toutes* les délégations se réunissent pour rassembler les *résultats* des discussions. Il en *résulte* un seul compte rendu général... dont l'Assemblée *plénière* pourra *discu­ter...* » Pauvre célibat ecclésiastique ! Qu'en restera-t-il à la sortie de cet alambic infernal ? Comment les huit évêques perdus au milieu de cette tourbe ratiocinante et délibérante ne voient-ils pas qu'une loi qui ordonne une virginité per­pétuelle a perdu elle-même sa virginité à être tripotée par ces milliers de carabins et de laborantines ? Comment un garçon de vingt ans, sain d'esprit et de corps, se déciderait-il à s'engager par vœu dans un état de vie à la fois si *difficile* et si *douteux ?* Ce n'est pas au pari de Pascal qu'on l'invite, mais au « pari mutuel » des che­vaux de course. 3°) Le plus fort, c'est que les HUIT se sont posé cette question ! Nous touchons là au sommet de l'aberration. Le 4 janvier, jour de l'ouverture de la Session, une lettre col­lective des évêques hollandais a été lue « dans toutes les églises et lieux de culte ». Des millions de personnes ont pu entendre ceci : (*Doc. cath. : l. c.* : p. 167) : 179:143 « Vous n'ignorez pas, mes Frères, qu'au cours des deux dernières années, environ 400 prêtres séculiers et réguliers ont quitté le ministère, soit qu'ils voulaient (*sic*) se marier, soit qu'ils jugeaient (*sic*) ne pas pouvoir exercer leurs fonctions DANS LA SITUATION ACTUELLE (...) « ...Il y a encore beaucoup d'étudiants en théologie qui sont disposés à S'ENGAGER dans l'Église, MAIS beaucoup d'entre eux aussi prennent une POSITION D'ATTENTE, CAR L'ÉVOLUTION ACTUELLE de l'ÉGLISE est à leurs yeux trop INCERTAINE. » D'où est venue cette incertitude ? De quand date-t-elle ? Que faire pour en sortir ? Huit évêques qui veulent s'appeler encore catholiques ne se posent pas ces questions. Ils ne se posent pas la ques­tion, parce qu'ils ont déjà la réponse. Ou, pour mieux dire, parce que leur « réponse » avait PRÉCÉDÉ leur question. Consciemment, inconsciemment, leur choix était FAIT. Les consultations populaires, les assemblées délibérantes n'étaient qu'une COUVERTURE : celle dont se servent tous les révolutionnaires pour légitimer leur subversion. Ils font semblant de se soumettre à l'OPINION souveraine, *mais ils ont commencé par la fabriquer.* Après cette escalade d'ERREURS, il n'y avait plus de degré à gravir. Mais il y avait place pour une INSOLENCE. Les HUIT l'ont franchie avec une froide résolution : Comme ils avaient réglé leur jugement sur l'OPINION populaire, ces Juges de la Foi ont tout simplement porté la connaissance de ce jugement au *Public :* Le 21 janvier, l'épiscopat des Pays-Bas publiait un « communiqué » dont nous extrayons le passage qui, au­jourd'hui, nous intéresse : « Les évêques estiment que, pour leur communauté, il serait bon qu'A CÔTÉ de prêtres vivant dans le célibat, on puisse admettre dans l'Église latine des prêtres mariés, en ce sens que des hommes mariés pour­raient être ordonnés prêtres, ET qu'en des cas particuliers, des prêtres QUI SE SONT MARIÉS puissent être RÉINTÉGRÉS dans le ministère. » Et le Pape ? -- Le Pape ? On suppose qu'il lit, lui aussi, les journaux et qu'il écoute la radio. Car voilà le dernier produit de « l'église post-conciliai­re » : *les* « *églises locales *» *tiennent concile sans l'autori­sation du Souverain Pontife, délibèrent* « *collégialement *» *en dehors de son contrôle et* *publient leurs délibérations avant son accord.* 180:143 C'est une façon de se redonner l'autorité que ces Princes avaient abandonnée, ces dernières semaines, à 15 prêtres séculiers, à 12 femmes mariées, à 2 militaires de carrière, à 2 « analystes », à 9 étudiants dont 1 de 19 ans, et à 2 « non précisés ». Voilà l'INSOLENCE, après les ERREURS. Comment Paul VI l'a-t-il prise ? \*\*\* Comment le Successeur de Pierre a pris cette insolence ? Le 2 février, Paul VI adressait à son Secrétaire d'État une lettre dont voici l'exorde : « Tout d'abord, nous nous demandons avec humilité si nous n'aurions pas quelque part de responsabilité à l'égard d'une si malheureuse ré­solution, si éloignée de notre attitude... » Le Pape continue ensuite, parlant du célibat ecclésias­tique : « Les motifs apportés pour justifier un changement si radical de la règle séculaire de l'Église latine... sont bien connus. Ces raisons... ne nous paraissent pas con­vaincantes. » (...) « Tout en estimant de notre devoir de réaffirmer en toute clarté et fermeté la loi du célibat, nous n'oublions pas une question qui nous est proposée par quelques évê­ques... » : « Si l'on ne pourrait pas envisager l'éventualité d'ordonner pour le saint ministère des hommes d'âge mûr ayant donné autour d'eux le bon témoignage d'une vie fa­miliale... Nous ne pouvons dissimuler qu'une telle éven­tualité appelle de notre part de graves réserves ». Et, à la fin : « Plus que jamais, nous sommes désireux de RECHERCHER avec les pasteurs des diocèses de Hollande, les moyens de résoudre convenablement leurs PROBLÈMES. » 181:143 Nous nous adressons à nos lecteurs, pères, mères de fa­mille, curés de paroisse, directeurs de conscience : Si, après avoir lu cette lettre du Pape, leur fils, leur paroissien, leur dirigé venaient leur demander : « Pensez-vous que je puisse m'engager par un vœu dans un état de vie soumis encore à une RECHERCHE et qui pose des PROBLÈMES ? » 182:143 ### Tirer au clair la position de Taizé *Avertissement au lecteur :* les documents que nous rassemblons ci-après ne peuvent être simplement feuil­letés ou seulement parcourus. Il faut les lire posément, attentivement, sans rien omettre, si l'on veut comprendre les très graves ques­tions en cause. Il faut donc en prendre le temps. Ce ne sera pas du temps perdu. #### I. -- A l'origine une affirmation du pasteur Max Thurian Peu après la publication à Rome du nouvel ORDO MISSÆ, le pasteur protestant Max Thurian (de Taizé) écrivait dans *Le journal la croix* du 30 mai 1969 : « Le nouvel Ordre de la messe, quelles que soient ses imperfections relatives, dues au poids de la collégialité et de l'universalité, est un exemple de ce souci fécond d'unité ouverte et de fidélité dynamique, de véritable catholicité : un des fruits en sera peut-être que des communautés non catholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique. Théologiquement, c'est pos­sible. » 183:143 Le *Courrier de Rome* (numéro 49 du 25 juin 1969) fut à notre connaissance le premier à commenter cette affirmation bientôt suivie par des affirmations iden­tiques ou analogues d'autres pasteurs protestants. A l'automne 1969, les 6000 prêtres espagnols, dans leur lettre au Saint-Siège exprimant leur refus du nou­vel ORDO MISSÆ, disaient de leur côté : « M. Max Thurian affirme dans *La Croix* du 30 mai 1969 qu'avec le nouvel ORDO « des communautés non ca­tholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique. Théologiquement, c'est pos­sible ». Si donc cette célébration par un protestant est théo­logiquement possible, c'est que le nouvel ORDO n'exprime plus aucun dogme avec lequel les protestants sont en dé­saccord (...). Est-ce qu'un pasteur protestant pourrait cé­lébrer le nouvel ORDO s'il devait faire la consécration dans l'intention où la fait l'Église catholique ? (...) La liturgie est l'expression la plus haute de notre foi. Où irons-nous si, dans le meilleur des cas, la messe *tait* les vérités catho­liques ? » La revue ITINÉRAIRES, pour sa part, n'a pas spécia­lement insisté sur cet argument-là. Mais elle y a fait écho, parce qu'elle le trouve parfaitement fondé ; elle l'a fait connaître ; elle n'en est pas l'auteur. Malgré notre rôle plus qu'effacé dans la discussion publique de ce point précis, nous avons reçu nous aussi une lettre de Taizé, dans les mêmes termes que celle qui a été envoyée aux auteurs de cette argumentation. On remarquera que cette lettre n'est point du pas­teur Thurian (qui, à notre connaissance, n'a plus soufflé mot sur la question) : elle est de son supérieur hiérar­chique, *le Prieur de Taizé.* En son nom, le secrétaire du Prieur, le Frère Charles Eugène, nous adresse un texte du Prieur, le pasteur Roger Schutz. 184:143 #### II. -- La lettre de Taizé Taizé, le 20 janvier 1970 Monsieur le Directeur, Le prieur de Taizé m'a demandé de vous écrire et je me réjouis que cela tombe précisément sur la semaine de l'unité, au moment où les chrétiens cherchent comment se rencontrer. Vous savez que, à plusieurs reprises ces mois derniers, il a été question dans la presse de la position de Taizé face à l'eucharistie. Divers articles ont paru et des malentendus se sont produits. Notre prieur n'a pas voulu à ce moment-là faire de « rectification » ou de « mise au point », dans son désir de ne pas entrer dans des polémiques. Par contre, il vient d'être interrogé par « La Croix » en vue d'une interview dont je vous adresse ci-joint les deux premières questions. Cette interview doit paraître ces jours. C'était pour notre prieur l'occasion de redire positivement sa foi dans la présence réelle du Christ, sa conviction aussi que la substance de la messe n'a pas changé. Nous serions très heureux de pouvoir dissiper par cette déclaration positive les malentendus qui ont pu se pro­duire à propos de l'attitude de Taizé vis-à-vis de l'eucha­ristie. Pourrions-nous alors vous demander de bien vouloir reprendre dans « Itinéraires » cette interview ? Cela aide­rait beaucoup à mieux saisir ce que nous vivons à Taizé. Soyez assuré, Monsieur le Directeur, de mes salutations fraternelles. Le secrétaire du prieur :\ Fr. Charles Eugène. 185:143 Remarquons dès maintenant ce qui demeurera un trait constant des communications de Taizé : on *esquive* et on *déplace* la question, -- la question *à laquelle,* pourtant, *on se réfère.* Celle qui a été soulevée « à plu­sieurs reprises, ces mois derniers, dans la presse », *ce n'est pas *: « la position de Taizé face à l'eucharistie ». C'est *autre chose :* une affirmation du pasteur Thurian sur la POSSIBILITÉ THÉOLOGIQUE, pour les protestants, de célébrer la Cène avec les textes du nouvel ORDO MISSÆ. Ce n'est pas non plus de *la conviction du pasteur Roger Schutz* qu'il a été question. Une CONVICTION est chose PERSONNELLE. Or voici que l'on *substitue* la con­viction personnelle du pasteur Roger Schutz à l'affir­mation théologique du pasteur Thurian. \*\*\* Le secrétaire du Prieur de Taizé annonce dans sa lettre, comme nous venons de le lire, que le texte ci-après du pasteur Roger Schutz porte sur deux points principaux : -- la foi du Prieur en la Présence réelle ; -- sa conviction que la substance de la messe n'a pas changé. Sur ces deux points principaux, nous formulerons deux interrogations préalables, que nous garderons présentes à l'esprit en lisant le texte du pasteur Rager Schutz : 1\. *-- La Présence réelle :* que Taizé ait foi en une *présence réelle,* personne je pense ne l'a mis en doute. Mais la question est celle-ci : cette foi est-elle *la même* que la foi *catholique ?* En effet : une *présence* est forcément réelle. Si elle était *irréelle,* elle ne serait plus une *présence,* elle serait une *absence.* Ou bien encore, elle serait une présence dite *symbolique* par opposition à *réelle.* 186:143 Nous avons, en commun avec la plupart des protes­tants, la foi en la présence *spirituelle* du Christ, annon­cée par Lui en saint Matthieu (XVIII, 20) : « Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au milieu d'eux. » Le nouvel ORDO MISSÆ, au numéro 7 de son *Institutio generalis,* ne parle *que* de cette pré­sence SPIRITUELLE. Cette présence spirituelle est *une* présence RÉELLE. Elle n'est pas *la même* que *la Présence réelle* dans l'Eucharistie, telle que l'a définie l'Église catholique. 2\. *-- La substance de la messe n'a pas changé :* si c'est vrai, *pourquoi* donc est-il *théologiquement impos­sible* à un pasteur protestant de célébrer selon le rite du Missel romain de saint Pie V, et *théologiquement pos­sible* de célébrer selon le nouvel ORDO MISSÆ de Paul VI ? -- Cette question, comme on le verra plus loin, a été posée par Louis Salleron. #### III. -- L' "interview" dans "La Croix" Le texte que nous communique le pasteur Roger Schutz est celui d'une « interview » qu'il a donnée au *Journal la croix.* Nous le reproduisons intégralement : *Pour vous, prieur de Taizé, quelle signification a la pré­sence réelle du Christ dans l'eucharistie ?* Aujourd'hui, la prise au sérieux de l'eucharistie est un signe des plus positifs qui stimule la marche en avant de l'œcuménisme. L'eucharistie nous donne de vivre le mystère pascal : participer au sacrifice du Christ qui, jusqu'à la fin du monde, souffre dans son corps, l'Église, et dans les hommes, nos frères. Le Christ est réellement présent dans l'eucharis­tie. Par elle, nous participons à la mort et à la résurrection du Christ. 187:143 Elle nous donne de vivre de la vie du Ressuscité en accomplissant pour nous la parole : « Ceci est mon corps, cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang »*.* Toute relativisation de cette parole du Christ conduit à perdre l'un des fondements essentiels pour l'unanimité de la foi et l'unité de l'Église. L'eucharistie est aussi en même temps moyen et abou­tissement de l'unité. Elle sera seule capable de nous donner la force et le pouvoir d'accomplir sur la terre notre unité entre baptisés. Il y a là une vérité existentielle. Sacrement d'unité, elle nous est offerte pour que se dissolvent en nous et autour de nous tous les ferments de séparations. En elle sont et seront reliés ceux qui attendent la reconstitution de l'unité visible de l'Église. Que vienne donc bientôt le jour où seront admis à la même eucharistie tous les bapti­sés qui croient en la présence réelle du Christ ! Sinon, à trop attendre, le souffle œcuménique retombera. \[Remarquons au passage -- mais nous y reviendrons, car c'est un point essentiel : le Prieur de Taizé *ne dit pas,* comme dit la foi catholique : l'Eucharistie est *substan­tiellement,* quoique de manière non sanglante, *le même* sacrifice que celui de la Croix. Or, c'est toute la ques­tion.\] *Vous venez de passer un mois à Rome. Vous y étiez alors que des remous marquaient les débuts de la nouvelle litur­gie de la messe. Vous avez eu une audience privée avec Paul VI. Quelle valeur a pour vous le nouvel* « *ordo mis­sœ *»* ?* Je le dis tout de suite : la question de la nouvelle messe n'a pas été abordée dans l'audience avec le pape Paul VI. Je n'en ai parlé qu'avec le cardinal Ottaviani. Depuis de nombreuses années, la messe catholique est célébrée tous les jours à Taizé, depuis six ans par des frères franciscains ([^88]). Pour ma part, j'ai la certitude que, dans le nouvel « ordo Missae », la substance de la messe est la même que celle qui a toujours été vécue et priée auparavant. 188:143 Bien sûr, je suis trop marqué par une vie de prière li­turgique pour ne pas comprendre ceux qui ont de la difficul­té à saisir les évolutions actuelles. Mais, en ce temps de l'histoire des chrétiens, préparons-nous surtout au jour où nous vivrons ensemble la fête offerte par le Christ ressuscité dans l'eucharistie. N'est-il pas demandé à tous, à nous aussi, frères de Taizé, qui vivons avec des frères catholiques, d'en­trer dans le présent dessein pastoral du pape Paul VI ? Et, pour les nouvelles générations, ne retardons pas la marche en avant de l'œcuménisme par un refus de confiance dans le serviteur des serviteurs de Dieu. L'unité visible peut-elle se reconstituer autrement que dans une confiance récipro­que ? N'est-ce pas à travers cette confiance que se prépare un dynamisme créateur, celui qui surgit de toute réconci­liation ? Les signes de la marche en avant de l'œcuménisme sont particulièrement réjouissants. J'en veux pour témoignage ces quantités de jeunes qui ont passé à Taizé cette dernière année. Ils se sont proposé de vivre de la prière, de l'amour de l'Église et de la recherche de la justice. Et, pour dépasser une tristesse présente qui déjà engendre un nouveau jan­sénisme, ces jeunes s'exhortent à arrêter les guerres entre chrétiens. Par elles, nous rendrions l'Église inhabitable. Frère Roger,\ Prieur de Taizé. #### IV. -- La question de Louis Salleron Dans *Carrefour* du 4 février 1970, Louis Salleron publiait ces communications de Taizé et il en faisait un commentaire dont voici les principaux passages : 189:143 C'est bien volontiers que, répondant au désir du prieur de Taizé, nous insérons cette mise au point. Nul n'ignore les efforts que fait la communauté de Taizé en vue de la réunion des chrétiens. Elle en donne ici un nouveau témoi­gnage. Mais puisque l'occasion nous en est offerte, nous vou­drions poser une nouvelle question au prieur de Taizé. Nous tenons à déclarer que cette question, nous ne la posons pas dans un esprit de malignité. Nous la posons dans un souci de clarté. Les « malentendus » auxquels fait allusion le prieur de Taizé sont nés à la suite d'un article du frère Max Thurian, paru dans « la Croix » du 30 mai 1959, où le frère disait qu'un des fruits du nouvel *ordo Missae* « sera peut-être que DES COMMUNAUTÉS NON CATHOLIQUES pourront cé­lébrer la Sainte Cène avec LES MÊMES PRIÈRES que l'Église catholique. THÉOLOGIQUEMENT, C'EST POSSI­BLE ». Cette déclaration était parfaitement claire : les protes­tants ne pouvaient pas célébrer la Sainte Cène avec les priè­res de l'*ordo Missae* traditionnel ; ils le peuvent avec le nouvel *ordo.* C'est donc qu'à leurs yeux un changement « théologique » est intervenu d'un *ordo* à l'autre. La question que nous posons est donc la suivante : POURQUOI LES FRÈRES DE TAIZÉ QUI N'ACCEPTENT PAS LA MESSE TRADITIONNELLE -- CELLE DE SAINT PIE V -- ACCEP­TENT-ILS LA NOUVELLE MESSE ? QUELLE EST, A LEURS YEUX, LA DIFFÉRENCE SUBSTANTIELLE ENTRE LES DEUX MESSES QUI LEUR PERMET D'ACCEPTER LA NOUVELLE ALORS QU'ILS REFU­SENT L'ANCIENNE ? Dans l'interview que nous reproduisons ci-dessus, le prieur de Taizé dit : « *Pour ma part, j'ai la certitude que, dans le nouvel* « *ordo Missae *», *la substance de la messe est la même que celle qui a toujours été vécue et priée aupa­ravant. *» Paul VI nous donne la même assurance. Mais ce qui fait problème pour le catholique du rang, c'est ceci : comment se fait-il, si les changements de la nouvelle messe sont *secondaires* pour les catholiques, qu'ils soient *essentiels* pour les protestants ? ...... 190:143 Serait-ce saint Pie V, serait-ce le Concile de Trente qui se seraient stupidement butés sur des détails, au prix d'un schisme dont ils seraient responsables ? Ou bien n'auraient-ils conservé certains rites que pour mieux conserver la *substance* de dogmes menacés par le protestantisme ? Mais alors, si les nouveaux rites, valables en eux-mêmes pour le sens qu'on peut leur donner, sont équivoques au point d'être acceptés par les protestants qui les reçoivent dans un autre sens, n'y a-t-il pas danger à favoriser un œcuménisme de surface qui n'aboutirait qu'à des déchirements nou­veaux ? Quand le pape et le prieur de Taizé disent également que d'un *ordo* à l'autre la substance de la messe n'a pas changé, cette substance est nécessairement différente dans leur esprit. Car pour le pape, ce qui a été retranché était du superflu mais un superflu conforme à la substance de la messe ; tandis que pour le prieur de Taizé c'était aussi du superflu -- mais un superflu qui n'était pas conforme à la substance de la messe. D'où la réflexion du frère Max Thu­rian que désormais catholiques et protestants peuvent utili­ser également les prières du nouvel *ordo.* Ils le peuvent, en effet, mais pour des raisons inverses. Les catholiques le peuvent parce que le nouvel ordo CONSERVE la substance de la messe. Les protestants le peuvent parce que le nouvel ordo REDÉGAGE la substance de la messe. On est donc dans la confusion intégrale. Sur les mêmes prières, ce n'est pas la même messe que concélébreraient catholiques et protestants. C'est bien ce que craignaient les cardinaux Ottaviani et Bacci quand ils écrivaient au pape pour le supplier de main­tenir l'ancien *ordo Missae.* Ils ne disaient pas que le nouvel *ordo* est hérétique. Ils disaient qu'il risque de favoriser l'hérésie par son ambiguïté. Les malentendus actuels mon­trent que leurs appréhensions étaient justifiées. Car la po­sition du frère Max Thurian n'est pas unique. Divers pro­testants éminents ont écrit, comme lui, que désormais le nouveau rituel de la messe pouvait être utilisé par eux pour la Cène. Dans leur esprit, c'est bien évidemment qu'un obstacle théologique est tombé avec ce nouveau rituel. *Quel obstacle ?* C'est ce que nous n'arrivons pas à savoir. *Il ap­partient aux protestants de nous le dire.* C'est pourquoi nous espérons que le prieur de Taizé voudra bien répondre à la question que nous lui posons ci-dessus. ...... 191:143 On songe au précédent de l'arianisme. Le concile de Nicée avait proclamé le Fils *consubstantiel* au Père. Arius n'était pas d'accord et agitait tout l'Empire avec sa contes­tation. Pour avoir la paix et faire l'unité, Constance imposa le concile de Rimini (confirmé par ceux de Séleucie et de Constantinople) où, sans prendre les thèses d'Arius, on se contentait de déclarer le Fils *semblable* au Père -- ce qui n'était évidemment pas contraire à l'orthodoxie. Voici ce qu'écrit à ce sujet Mgr Duchesne : « La for­mule de Rimini fut approuvée : elle proclamait que le Fils est semblable au Père, interdisait les termes d'essence et de substance (hypostase), répudiait tous les symboles anté­rieurs et écartait d'avance tous ceux qu'on voudrait établir par la suite. C'est le formulaire de ce qu'on appela désor­mais l'arianisme, notamment de celui qui se répandit chez les peuples barbares. Les deux symboles de 325 et de 360, de Nicée et de Rimini, s'opposent et s'excluent mutuelle­ment. *On ne peut pourtant pas dire que celui de Rimini contienne une profession explicite de l'arianisme...* Toute­fois*, le vague de la formule permettait de l'entendre dans les sens les plus divers, même les plus opposés...* C'est pour cela qu'elle était perfide et inutile et que nul chrétien, digne de ce nom, tenant vraiment à la divinité absolue de son maître, ne pouvait hésiter à la réprouver. » ([^89]) D'où le cri qu'allait bientôt pousser saint Jérôme *Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est* -- l'uni­vers se prit à gémir, n'en revenant pas d'être arien. On dira : ce n'est pas la même chose. Sans doute. Rien n'est jamais la même chose. Mais la pente est la même. « Le vague de la formule » permet de l'entendre « dans les sens les plus divers, même les plus opposés ». A preuve tous ces témoignages protestants. Quand le frère Max Thurian écrit que des communautés non catholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique et qu'il ajoute « THÉOLOGIQUEMENT, C'EST POSSIBLE », il entend le nouveau rite de la messe dans un sens différent de celui que lui donne le pape, à cause du « vague de la formule ». 192:143 Et quand « une des plus grandes revues protestantes » écrit : « Les nouvelles prières eucharistiques catholiques ont laissé tomber la FAUSSE PERSPECTIVE D'UN SACRIFI­CE OFFERT A DIEU » ([^90]), cette revue donne de la nou­velle messe une interprétation contraire à celle qu'en donne Paul VI, à cause, évidemment, du « vague de la formule ». Nous sommes donc entrés dans le processus qui a fait, pour longtemps, triompher l'arianisme. Après tant et tant de réformes qui, depuis le Concile, « protestantisent » l'Église, le nouveau rituel de la messe a la portée du concile de Rimini. #### V. -- La nouvelle lettre de Taizé Le Prieur de Taizé fit alors une nouvelle lettre, publiée dans *Carrefour* du 11 février, dont voici le texte intégral : Taizé, le 11 février 1970. « Cher Monsieur, « Vous me demandez de répondre à votre article. Bien que je m'y refuse toujours parce que, à coups d'argumen­tations, on fait mal sans se mieux comprendre, je tiens cependant à vous écrire parce que je crois discerner l'in­quiétude qui vous habite et cela compte alors. Dans la me­sure où des hommes souffrent, le cœur s'élargit pour aller à leur rencontre. « Je reçois, ici à Taizé, des catholiques, des hommes et des femmes qui ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe dans l'Église. Or, voici une année, à l'Épiphanie 1969, toujours célébrée à Taizé par une prière de nuit et une jour­née de fête, j'entendais l'un des frères franciscains qui vit ici, chanter seul une admirable hymne grégorienne. 193:143 Aussitôt, j'eus sous les yeux ces visages de chrétiens alarmés, et ressurgirent à ma mémoire ces dialogues que j'avais eus avec tels catholiques supportant mal les novations dans la prière. Je me dis alors en moi-même : pourquoi ne pas chanter, de temps à autre, une vieille hymne grégorienne en latin, lors de nos complies du dimanche soir ? A ceux qui, ensuite, me demandèrent pourquoi nous le faisions, alors que rien ne nous y obligeait, je répondais : nous som­mes des hommes libres et une marque d'amitié, ne serait-ce que pour quelques-uns, signifie tellement. « Ce qui importe aujourd'hui, n'est-ce pas de conserver l'optimisme de la foi, la joie, la paix, l'amour de l'Église, sans lesquels il n'y aura pas de reconstitution de l'unité visible de tous les chrétiens ? Dieu dirige l'Église, rien ne prévaudra contre elle, elle est le corps du Christ, elle est tout pour nous. Nous serions atteints dans nos profondeurs si, dans le trouble actuel, nous vivions comme chrétiens dans l'angoisse et dans le pessimisme. « Voilà pourquoi, à Taizé, nous voulons aller au-delà de telles positions traditionnelles des Églises dont nous som­mes issus, pour comprendre l'intuition pastorale qui a été celle du serviteur des serviteurs de Dieu, le pape Paul VI. « Encore une fois, je vous le redis, j'ai la conviction que la substance de la messe n'a pas changé, que les paroles du Christ « ceci est mon corps, cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » sont une réalité toujours aussi vivante et qu'elles ne sont en rien relativisées. « Mais, je tiens à vous le dire aussi : que de fois, depuis bientôt trente ans, nous avons prié à Taizé en assistant à la messe catholique et nous étions marqués aux profondeurs de ne pouvoir recevoir le corps et le sang du Christ. Autre­fois comme aujourd'hui, nous adhérions de la même ma­nière à l'eucharistie célébrée, frère Max que vous citez, autant que moi-même. « Et puisque votre lettre m'arrive en des jours où, même en plein hiver, de nombreux jeunes se succèdent à Taizé, puis-je vous demander de prier pour que nous soyons fidèles, que nous gardions le courage en vue d'accomplir ce qui nous est demandé en particulier auprès des jeunes, alors que nous y sommes si peu préparés par notre voca­tion même. « Bien fraternellement vôtre, « Frère Roger,\ prieur de Taizé. » 194:143 #### VI. -- Instance de Louis Salleron A la suite de cette lettre du pasteur Roger Schutz, dans le même numéro de *Carrefour*, Louis Salleron écrivait : Nous remercions le prieur de Taizé de ne s'être pas déro­bé à la réponse que nous lui demandions. Mais nous ne sau­rions lui dissimuler que nous sommes déçus que sa réponse ne porte pas sur la question posée. Nous n'allons pas reprendre tout ce que nous avons écrit dans notre article du 4 février et dans d'autres, mais enfin, pour les catholiques du rang, il y a un mystère : *en quoi la* « *nouvelle messe *» *a-t-elle changé, si elle a changé, par rapport à l'ancienne ? Et, si elle n'a pas changé, pour­quoi des protestants éminents l'acceptent-ils, alors qu'ils n'acceptent pas l'ancienne ?* Nous regrettons vivement que, ni du côté protestant ni du côté catholique, nous n'obtenions de réponses à ces questions simples. Il est visible en effet qu'aux questions les plus sim­ples, et les plus nécessaires, on ne répond pas. On répond *à côté.* La question de Louis Salleron reste posée : L'absence de réponse -- ni Taizé, ni Rome, ni per­sonne ne répond sur ce point -- finit par prendre, en se prolongeant, une lourde signification. \*\*\* J'ajouterai ici un commentaire. Les intentions subjectives du Prieur de Taizé ne sont pas en cause : volontiers, je les suppose excellentes et charitables. 195:143 Une question théologique est posée ; il répond : vous souffrez, alors je viens vous faire l'aumône de ma charité, sous la forme de bonnes paroles (de bonnes paroles entièrement à côté de la question posée). Cela n'est ni théologique, ni charitable. Le Prieur de Taizé récuse les *argumentations*. On ne doute pas de sa sincérité : mais *en fait*, cela aboutit à ceci : *qu'il se réserve à lui-même la faculté d'argumen­ter.* Car enfin il argumente dans son interview à *La Croix *: mais au moment où on oppose *une argumen­tation à son argumentation,* c'est alors qu'il dit : *n'allons pas argumenter*. Encore une fois, nous ne mettons en cause ni sa sincérité ni ses intentions : mais *en soi*, mais *objectivement*, mais *en fait* cela est inadmis­sible ; c'est un exemple de ce que l'on ne doit jamais faire. Le Prieur de Taizé peut fort bien ne vouloir d'au­cune « argumentation » : mais alors d'*aucune*. Et non pas : publier son argumentation à lui, puis déclarer, seulement contre les argumentations *des autres*, qu'il ne faut pas argumenter ! #### VII. -- Remarques du "Courrier de Rome" Le *Courrier de Rome* (numéro 62) a lui aussi publié les communications de Taizé. Il rappelle que son com­mentaire de l'affirmation du pasteur Max Thurian était un « commentaire de simple bon sens », et qu'il se résu­mait ainsi : 196:143 « Le nouvel Ordo Missae introduit ou favorise un nou­veau concept de l'UNITÉ religieuse. Il permet, en effet, d'ex­primer avec des MOTS *identiques* des IDÉES *différentes*. Ce qui, évidemment, n'est devenu possible que parce que les mots sont équivoques ou les idées indécises. » Le *Courrier de Rome* ajoute : Nous ne pensons pas que ce commentaire de simple bon sens manifeste le « malentendu » que déplore le secrétaire de M. le Prieur de Taizé. Il ne dit ni ne sous-entend que sa communauté ne croit pas à une « présence réelle » du Christ dans l'Eucharistie. -- Il y a, d'ailleurs, dans le dogme du Sacrifice de la Messe, d'autres dogmes que celui de la Présence réelle, et dont l'interview ne parle pas. Nous disions uniquement, quoique en d'autres termes, ce que disait M. Thurian assez clairement pour être *entendu* sans erreur : à savoir que les modifications apportées au nouveau rite étaient TELLES qu'une célébration COMMUNE entre catholiques et protestants, impossible AVANT, était RECONNUE par un protestant, possible APRÈS. -- C'était égale­ment l'avis de M. SIEGWALT, professeur de dogmatique à la faculté protestante de Strasbourg. M. le Prieur, se substituant aujourd'hui au Fr. Thurian, nous dit : « J'ai la certitude que, dans le nouvel O.M., la SUBSTANCE de la messe est LA MÊME que celle qui a toujours été vécue *auparavant. *» Notre question subsiste : d'où vient donc que, « aupa­ravant », nul protestant n'aurait célébré sa Cène selon *l'ancien* rite ? -- Qu'est-ce donc que Taizé entend par SUBSTANCE, dans le cas ? Dans l'hebdomadaire CARREFOUR, qui a reçu comme nous la lettre et l'interview de Taizé, Louis Salleron pose la même question : « Quand le Pape et le prieur de Taizé disent également que d'un ordo à l'autre la substance de la messe n'a pas changé, cette substance est nécessairement différente dans leur esprit. Car, pour le Pape, ce qui a été retranché était du superflu -- mais un superflu conforme à la substance de la messe ; tandis que, pour le prieur de Taizé, c'était aussi du superflu -- mais un superflu qui n'était pas conforme à la substance de la messe. » On saisit la conséquence. Elle est grave : 197:143 « Si les nouveaux rites, valables en eux-mêmes pour le sens qu'on peut leur donner, sont équivoques au point d'être acceptés par les protestants qui les reçoivent dans un autre sens, n'y a-t-il pas danger à favoriser un œcumé­nisme de surface qui n'aboutirait qu'à des déchirements nouveaux ? » Il y en a une autre : « Tout en sachant que le nouveau rituel n'a pas le même sens pour les catholiques et les protestants, l'idée de Paul VI n'est-elle pas que les uns et les autres se rappro­cheront en l'utilisant également, le Saint-Esprit ne pou­vant qu'incliner les protestants à entrer peu à peu dans le sens catholique ? A quoi l'objection se dresse immédia­tement : n'est-ce pas plutôt l'inverse qui va se produire, étant donné qu'il est plus facile de glisser d'un sens précis à un sens vague, ou d'un sens étroit à un sens large, sur­tout quand la démarche semble aller d'elle-même dans ce sens ? » #### VIII. -- Nos conclusions Quand nous parlons -- dans notre titre -- de « tirer au clair la position de Taizé », nous n'entendons aucu­nement exercer une pression indiscrète sur une com­munauté qui a sans doute, elle aussi, ses hésitations et ses incertitudes. Mais nous prenons *l'état de la question* tel qu'il est, et nous remarquons que les communications de Taizé ne l'ont pas clarifié. A une *affirmation théologique* du pasteur Thurian, on a vu *se substituer : a*) une *conviction personnelle* du Prieur de Taizé, le pasteur Roger Schutz ; *b*) une « *posi­tion de Taizé *», -- qui n'étaient ni l'une ni l'autre en cause. Une telle procédure ne serait déjà point de bonne méthode *intellectuelle* dans un Ordre religieux très discipliné : s'il s'agissait par exemple d'un Jésuite et de la communauté à laquelle il appartient. 198:143 Mais que ce soit la communauté de Taizé qui substitue ainsi la procé­dure hiérarchique et autoritaire à la méthode intellec­tuelle, voilà qui est doublement surprenant. S'il y avait un « malentendu », pourquoi donc le pasteur Thurian n'a-t-il pas expliqué lui-même en quoi on l'avait mal entendu ? Le pasteur Roger Schutz ne l'a d'ailleurs pas expliqué lui non plus... Surprenant aussi que l'intervention hiérarchique et autoritaire du Prieur de Taizé soit survenue, comme il le révèle, après sa visite aux autorités... romaines. \*\*\* L'examen de cet embrouillamini permet pourtant de mieux cerner *quelles sont les vraies questions.* J'entends, et je précise : non pas les vraies questions qui se posent éventuellement à Taizé au sujet de sa « position ». Mais les vraies questions posées aux catholiques qui veulent savoir à quoi s'en tenir sur l'actuel boulever­sement général des rites de la messe. Ces vraies questions se ramènent à deux princi­pales : la *présence réelle* et le *sacrifice*. \*\*\* ####### I. -- La Présence réelle : Pour la foi catholique, la Présence réelle consiste en ceci : l'hostie, après la consécration, *est* le vrai Corps de Notre-Seigneur ; le vin, après la consécration, *est* le vrai Sang de Jésus-Christ. Après la consécration, il ne reste *rien* du pain et du vin, *sauf* leurs « espèces », leurs apparences, c'est-à-dire leur quantité et leurs qualités sensibles (comme la forme, la couleur, la saveur). Ce changement miraculeux est la *transsubstantiation*. 199:143 Cela est mystérieux : *mais simple*. Il est possible à tout moment, sans discours confus, compliqués ou inter­minables, en termes simples au contraire, et nets, -- ceux du catéchisme, -- d'affirmer ou de réaffirmer sans équivoque sa foi catholique en la Présence réelle telle que l'Église l'a définie. ####### II. -- Le sacrifice. Pour la foi catholique, l'Eucharistie, qui est un sacre­ment, n'est pas seulement un sacrement : elle est aussi un sacrifice ; et ce sacrifice est *substantiellement iden­tique*, quoique de manière non sanglante, au sacrifice de la Croix. Cela aussi est mystérieux : mais cela aussi est *simple*. A tout moment, dans les termes simples et nets qui sont ceux du catéchisme, il est possible d'affirmer ou de réaf­firmer sans équivoque sa foi catholique dans le sacri­fice de la messe tel que l'Église l'a défini. \*\*\* Or ces deux affirmations sont *absentes* de tout le débat et de toute l'affaire. Au lieu de nous dire si on les accepte ou si on les refuse, c'est *en dehors d'elles* que l'on cherche à donner des « explications » ou à cons­truire un « accord ». A ces deux questions réelles correspondent deux équivoques : -- l'affirmation d'*une* présence réelle qui n'est pas *la* Présence réelle ; -- l'affirmation d'*un* sacrifice qui n'est pas *le* saint sacrifice de la messe : ####### 1. -- Une autre présence réelle : C'est la présence *spirituelle* de Jésus-Christ au milieu de ceux qui sont rassemblés en son nom. 200:143 Cette présence est *réelle*, elle est *vraie*, elle est de nature *spirituelle*, elle est professée par la foi catholique. Mais ce n'est pas seulement cette présence-là qui se trouve dans l'Eucharistie. C'est pourquoi l'affirmation d'une présence réelle -- non précisée -- n'est pas suffisante pour exprimer la foi catholique. ####### II. -- Un autre sacrifice. 1\. -- Il ne suffit pas de dire que la messe est *un* sacri­fice ; il ne suffit pas de remarquer que le rite nouveau du nouvel ORDO MISSÆ comporte encore çà et là le *mot* de «* sacrifice *». Car les païens aussi offraient des sacrifices à Dieu. Dire que « la messe est un sacrifice » est vrai, mais n'est pas suffisant pour exprimer la foi catholique. 2\. -- Il ne suffit pas non plus de dire que la messe est *le sacrifice du Nouveau Testament.* En effet, les protestants croient au « sacrifice du Nouveau Testament » : mais ils sont en désaccord avec la foi catholique sur *ce qu'est* le sacrifice ainsi dénommé. Dire que la messe « est et reste le sacrifice du Nou­veau Testament », cela est *vrai *: mais cela n'est pas suf­fisant pour exprimer la foi catholique. \*\*\* Comme les païens et comme les juifs, nous offrons un sacrifice à Dieu : *mais* c'est le sacrifice du Nouveau Testament. Comme les protestants, nous offrons à Dieu le sacri­fice du Nouveau Testament : *mais* ce sacrifice est subs­tantiellement le même que celui de la Croix. 201:143 Il n'est nullement difficile aux protestants de Taizé de nous dire si oui ou non ils croient à cela : mais ils *esquivent* la question et ils *évitent* de le dire. Il n'était pas difficile aux auteurs du rite nouveau d'inclure (ou de laisser) dans les textes de la messe les affirmations catholiques, simples et nettes, concernant la Présence et le Sacrifice. Ils les ont *atténuées* ou *sup­primées*. Nous sommes ainsi plongés, pour le moins, dans une énorme et formidable équivoque, contre laquelle nous élevons des réclamations qui ne cesseront pas. J. M. 202:143 ## AVIS PRATIQUES ### Appel à l'attention du lecteur par Jean Madiran ■ On nous dit parfois : Vos « avis pratiques » ? Je les ai lus un temps : mais comme c'est toujours la même chose, je ne les lis plus. ■ Non, ce n'est pas toujours la même chose. Il y a des avis permanents, qu'il faut bien répéter. Mais il y a des avis nouveaux : et ces derniers, nous les plaçons toujours en tête de la rubrique « Avis pratiques », avec un titre inscrit au « sommaire », au dos de la revue. Mais lisez-vous le sommaire ? ■ Naturellement, nous n'inventons pas pour le plaisir des avis nouveaux quand il n'y en a pas. Mais il y en a sou­vent : et qui sont, comme d'ailleurs les avis permanents, indispensables à tous ceux qui veulent, au moins de cœur et en esprit, *participer à la vie* de la revue. Et peut-être l'aider. Pratiquement. Car rien ne marche tout seul. Il y faut toujours beau­coup de temps, d'efforts, de dévouements. 203:143 ■ Un certain nombre de nos lecteurs lisaient aussi *Monde et Vie*, qu'animait notre ami André Giovanni. Avec un regret qui est également le nôtre, ils ont vu disparaître cette publication (nous reviendrons ultérieurement, en détail, sur sa disparition). Ils nous écrivent : *-- Et vous ? Allez-vous tenir et continuer ? Ou dispa­raître vous aussi ?* Nous n'avons pas l'intention de disparaître. Nous avons l'intention de tenir, de continuer, de progresser. Mais cela dépend aussi de chacun de vous. *Et de vos réponses aux indications qui vous sont données, aux invi­tations qui vous sont faites dans les* «* Avis pratiques *». La revue ITINÉRAIRES est faite évidemment pour être « lue ». Mais si vous vous contentez de la « lire », SANS PLUS, comme vous lisiez *Monde et Vie*, elle ne pourrait, elle aussi, que disparaître. ■ On nous la baille belle quand on a la bonté de nous dire que nous autres, *nous n'avons qu'à prendre notre papier et notre plume pour faire connaître ce que nous pensons*, et que nous sommes protégés des « complexités » embusquées *au plan de l'action*. On a la bonté supplémentaire d'ajouter que notre tâche *essentielle* n'est que de *remplir quelques pages *; et même, comble d'amical discernement, que notre *finalité* est pure­ment *rédactionnelle*. Si énorme et invraisemblable que soit une telle incom­préhension, nous ne l'avons pas, hélas, inventée : nous l'avons reçue en pleine figure. Nous n'en ferons pas une maladie. Nous avons là-dessus tourné la page en silence. Si nous en parlons aujourd'hui, c'est uniquement sous le rapport du *malentendu* que de tels propos pourraient ins­taller entre la revue ITINÉRAIRES et ses lecteurs. Malenten­du qui serait mortel, et qui rend nécessaire que nous leur adressions un *avertissement* circonstancié. Le voici. 204:143 ■ Avec seulement du papier, une plume, quelques pages à remplir et une finalité purement rédactionnelle, *il n'y aurait* pas de revue ITINÉRAIRES. L'existence de la revue, dans sa quinzième année comme dans sa première, et demain comme hier, a été, est, sera un *résultat* au plan de *l'action.* Un résultat qui n'est pas donné, mais qui est à conquérir chaque jour. ■ Si c'était si simple, s'il n'y fallait que la finalité rédac­tionnelle de remplir quelques pages avec une plume et du papier, vous auriez à coup sûr une presse nombreuse, puis­sante, magnifique, diverse, percutante. Ce ne sont pas les écrivains de premier plan qui nous manquent, ni les pen­seurs de la première catégorie. Les Thibon, les Charlier, les Salleron, les Dulac, les Calmel, les Rambaud, les Quenette, les De Corte, les Saint Pierre, les Guérard des Lauriers, les Vancourt, les Curvers, les Barrois, les Laffly, les Morvan, etc., etc. : tous ensemble dans ITINÉRAIRES, ils y sont même *à l'étroit,* et trop souvent il faut retarder d'un mois, de deux, de trois, la publication de leurs travaux les plus indispensables, de leurs œuvres les plus importantes et les plus utiles. Non, ce qui manque ce ne sont ni les plumes, ni les penseurs, ni les écrivains. Mais les organes de presse, géné­raux ou spécialisés. Assurer l'existence, le fonctionnement régulier, la vie matérielle et morale, la diffusion d'une publi­cation périodique, c'est tout autre chose que de « remplir quelques pages ». ■ Catholiques que l'on appelle « traditionnels » et que l'on surnomme « intégristes », vous n'avez plus de jour­naux. Vous n'avez plus d'hebdomadaires. Vous n'avez plus guère que quelques rares publications : souvent chétives ; presque toujours déficitaires (et donc, soit dépendantes, soit menacées, soit les deux) ; épisodiques ; apparaissant et disparaissant. Par votre faute, en partie du moins : parce que vous avez *une fausse conception de l'action* en matière de presse. Parce que vous croyez qu'il suffit d'une plume, de papier, et de remplir quelques pages. 205:143 Parce que vous n'avez pas compris que c'est une *action,* et rudement « complexe », et point seulement « rédactionnelle », de *faire paraître* une publication imprimée et de la mettre régulièrement à votre disposition. ■ La faire paraître dans un monde hostile, activement hostile ; dans une société organisée pour que toutes les publications se trouvent ou bien condamnées à une mort plus ou moins rapide (comme on le voit), ou bien irrésisti­blement placées dans une stricte *dépendance* à l'égard soit des pouvoirs, soit des puissances financières, notamment par l'entremise de la publicité commerciale. Et j'en passe... ■ A cette situation que nous avons exactement mesurée, nous avons *répondu* depuis bientôt quinze ans par une publication *d'un type nouveau,* conçue et réalisée spéciale­ment pour pouvoir *travailler librement* malgré les condi­tions économiques et sociologiques mortelles qui sont faites aujourd'hui à toute forme de presse indépendante. Une publication conçue et réalisée en fonction du *combat spiri­tuel* de notre temps, à mener selon les principes de notre DÉCLARATION FONDAMENTALE. Nous pouvons peut-être dire qu'au plan *de l'action,* de cette action-là, nécessaire, spéci­fique, complexe, la revue ITINÉRAIRES, avec la grâce de Dieu, a fait ses preuves. Il n'a jamais suffi de seulement « rem­plir des pages » pour y arriver. ■ Il y faut ; *le concours actif des lecteurs, ou* au moins d'une partie d'entre eux. Leur concours *actif :* précisément au plan de *l'action.* ■ C'est-à-dire que parmi les lecteurs d'ITINÉRAIRES, il y en ait un certain nombre qui accordent la *priorité,* dans leur action civique, culturelle et religieuse, à ce *concours actif* donné à la revue. 206:143 *■* *Priorité* soit 1° aux *activités* de diffusion de la revue ; soit 2° aux *activités recommandées* par la revue. Soit indi­viduellement. Soit en rejoignant l'Association des COMPA­GNONS D'ITINÉRAIRES. *■* Il est tout à fait conforme à la fonction, il est tout à fait conforme à la vocation de la revue ITINÉRAIRES d'être lue par un grand nombre de personnes qui sont engagées dans d'*autres* actions, et qui apportent à ces autres actions la totalité ou la meilleure part de leur temps disponible, de leur contribution financière, de leur dévouement. *Mais* si la revue ITINÉRAIRES n'avait que des lecteurs de cette catégorie, elle serait condamnée, dans le monde actuel, dans la société telle qu'elle est, à une rapide disparition. Cette disparition ne serait pas évitée simplement avec une plume et du papier, par la seule magie supposée de l'acte de remplir quelques pages. Elle serait au contraire accélérée par la persuasion, répandue parmi nos amis, que la revue ITINÉRAIRES n'aurait *pas besoin* d'être soutenue, maintenue, défendue et diffu­sée par une action civique, culturelle et religieuse, -- et donc par un certain nombre de lecteurs s'engageant par priorité et *spécifiquement* dans cette action-là. *■* Que faire ? -- Ce sont nos « Avis pratiques » qui per­mettent à nos lecteurs de participer à la vie et à l'action de la revue ITINÉRAIRES : les avis nouveaux en fonction des circonstances, les avis permanents en toutes circonstances. *■* Nous reviendrons en détail, et selon les occasions, sur tous ces points. Pour aujourd'hui, j'ai seulement tenté d'attirer l'attention du lecteur. Qu'il veuille bien prendre la résolution de lire régulièrement nos « Avis pratiques » et d'y répondre autant qu'il le peut. Il peut commencer tout de suite, ci-après. Jean Madiran. ============== fin du numéro 143. [^1]:  -- (28). Le parti socialiste-révolutionnaire qui eut, en particulier, recours au terrorisme, était en effet fortement organisé dans les campagnes. Cf. Roland Gaucher, *Les Terroristes.* [^2]:  -- (29). Trotski ne rallie les bolcheviks qu'en 1917, après sons retour en Russie. [^3]:  -- (30). Cf. Zeman, *o. c*. Documents 8 et 9, p. 10. [^4]:  -- (31). Cf. à ce sujet l'article de Georges Bonnin : Les Bolcheviques et l'argent allemand, in *La Revue Historique*, janv. mars 1965, pp. 116­117. [^5]:  -- (32). Cf. Trotski, *Histoire de La Révolution Russe*, p. 54. Trotski fait état également d'un rapport de l'Okhrana soulignant que les partisans de Lénine ont mis en circulation depuis le début de la guerre une quantité considérable de tracts ; [^6]:  -- (33). En particulier ceux du Danemark. [^7]:  -- (34). *O. c.,* pp. 118-119. [^8]:  -- (35). En décembre 1915, le ministère russe du Commerce et de l'Industrie autorise l'importation de certaines matières premières allemandes ; en particulier : cuivre, fer, étain, plomb (cf. Moorehead, *o. c.*, p. 122). Il faut rapprocher cette décision d'un épisode troublant. Dans un mémorandum, en vue de se justifier, adressé en 1922 au P.C. danois, Kruse affirme qu'il avait été chargé lors de son deuxième voyage en Russie, par Ouritski (ami politique de Trotski) qui avait rejoint l'équipe Parvus à Copenhague de « contacter » au Ministère du Commerce russe le Dr Buchspan, et de se présenter à lui comme le représentant de l'Institut de Parvus. Buchspan, en effet, dans un de ses ouvrages avait affirmé la nécessité de reprendre certaines relations commerciales avec l'Allemagne, ce qui s'accordait curieu­sement avec le projet de Parvus. On ne sait toutefois si Kruse put rencontrer Buchspan. [^9]:  -- (36). Cf. Gérard Walter, *Lénine,* p. 250. En outre, pour s'installer à Zurich, Lénine dut verser une caution propre à ce Canton de 1500 francs suisses, plus un supplément de 100 francs (suisses) parce qu'il n'avait pas répondu à l'appel du service militaire dans son pays et était classé de ce fait comme « Refraktär ». Cf. Senn, *Les Révolutionnaires et l'asile politique en Suisse*, in *Cahiers du Monde* *Russe et Soviétique*, juillet-décembre 1968. [^10]:  -- (37). Cf. Jean Maxe, *Anthologie des Défaitistes*. [^11]:  -- (38). Zeman, *o. c.,* p. 17. [^12]:  -- (39). Ce rapport de Keskuela se poursuit par ce passage curieux : « L'un d'entre eux -- il s'agit des documents, sans doute des tracts -- émanant d'un « Comité du Bien Public » de Moscou, qui suggère que la Russie ait à sa tête un Directoire dictatorial qui serait constitué entre autres de MM. Guchkov, Lvov et Kerensky (sic !) est tout à fait amusant. » Guchkov, Lvov, Kerensky firent effectivement partie du Gouvernement après la Révolution de février. Mais on sait qu'ils furent loin de amener une politique défaitiste. [^13]:  -- (40). Chef, avec Rosa Luxembourg, du Mouvement révolutionnaire « Spartakus ». Tous deux furent abattus en 1919. [^14]:  -- (41). *Lénine tel qu'il fut* (p. 658). Notons que Ouritski, qui avait rejoint Parvus, renoua tout aussi facilement avec Trotski. Pourtant, celui-ci, installé alors en France où il dirigeait le journal pacifiste *Nache Slovo*, avait condamné les positions prises par Parvus tout aussi sévèrement que Lénine. [^15]:  -- (42). Il faut toutefois rappeler ce passage du livre du Général Hoffman, *La Guerre des Occasions Manquées *: « Quelqu'un eut l'idée de se servir des révolutionnaires réfugiés en Suisse, et c'est ainsi que Lénine put traverser l'Allemagne pour aller à Petrograd... Tous les moyens sont bons pour décimer l'ennemi... » Selon David Schub, « le quelqu'un en question n'était autre que le Dr Helphand, alias Parvus ». (*o. c.,* p. 174).  Schub se réfère là à un entretien avec le communiste allemand Paul Lévi. La version de Schub cadre assez bien avec celle de Fürstenberg, qui attribue au noyau bolchevik de Scandinavie *l'initia­tive des propositions de retour*. Selon les souvenirs de Ganetski-Fürstenberg, c'est celui-ci en effet qui a l'initiative, et non Lénine. Or, étant donné des relations de Fürstenberg et Parvus, il est difficile de concevoir qu'il n'y ait pas eu d'échanges de vues entre eux sur cette question du retour. Du côté de Lénine, il faut noter ce cri qui paraît sincère dans une lettre adressée par lui, le 15 mars, à Inessa Armand : « Je suis hors de moi de ne pouvoir me rendre en Scandinavie. Je ne me pardonnerai jamais *de n'avoir pas risqué* de partir en 1915. » (Souligné par nous.) Les termes employés suggèrent que le véritable motif de la renonciation à l'installation en Scandinavie ne fut pas de nature financière. Lénine abandonna ce projet parce qu'il ne voulait pas courir un certain risque -- soit politique, dans la mesure où il aurait choisi le voyage compromettant par l'Allema­gne, soit physique, dans la mesure où en empruntant la voie des pays alliés il redoutait de s'exposer à quelque danger (arrestation, torpil­lage par un sous-marin, etc.) Un télégramme de Romberg, ambas­sadeur d'Allemagne en Suisse, signale en effet que les révolution­naires russes veulent passer par l'Allemagne « parce qu'ils craignent les dangers des sous-marins » (Zeman, *o. c.,* p. 26).  Enfin, il convient de signaler que dans un rapport au Général Staff, le capitaine allemand Hulsen fait état d'une coupure de presse non datée signalant que des démarches sont en cours pour organiser le retour des révolutionnaires en Russie. Il faut « s'adres­ser à S. Bagocki, Kulhstrasse, 30, Zurich », qui semble ainsi centraliser les demandes de retour. Ce S. Bagocki est l'homme que nous avons vu au début de ce récit accueillant Lénine à Cracovie etc. et le rassurant sur les bonnes dispositions des autorités locales. [^16]:  -- (43). Une version française a paru en 1920 aux Éditions Bossard. [^17]:  -- (44). A titre d'exemple : un des documents-choc est «* L'instruction donnée par la Banque d'Empire le 2 mars 1917 *», avertissant les représentants de toutes les banques allemandes (sic) en Suède. Il est spécifié que des demandes de fonds émaneront des personnes suivantes : Lénine, Zinoviev, Kameneff, Trotski, Sumenson, Kozlov­ski, Kollontai, Sives et Merkolin, et que par une instruction N° 2754 (les chiffres font sérieux !) des comptes ont été ouverts pour ces per­sonnes dans « les agences des maisons privées allemandes de Suède, Norvège et Suisse ». On jugera de la discrétion du procédé qui con­siste à avertir toute une série de banques que les chefs bolcheviks vont venir se présenter à leurs guichets ! En outre, à la date du 2 mars 1917, alors que la révolution de février ne s'est pas encore déclenchée, Trotski -- qui n'a pas encore rallié les bolcheviks, est aux États-Unis. Nul ne peut savoir à cette date s'il en sortira. Kameneff est toujours détenu en Russie. Il aurait quelque difficulté à venir toucher son pourboire dans une banque de Stockholm. Après sa libération il suit une ligne politique différente de celle de Lénine et ne se ralliera à celui-ci qu'après son retour en avril. [^18]:  -- (45). En cinquante années, les activités communistes ou soviétiques ont malheureusement donné naissance à une série de faux qui abusent les naïfs. Citons, entre une foule de forgeries, un pseudo-rapport d'un officier de l'*Okhrana* assurant que Staline travaillait pour la police, les mémoires d'un « neveu » de Staline, Budu Svanidzé, per­sonnage purement imaginaire, l'ouvrage *Les Maréchaux Soviéti­ques vous parlent*, etc. [^19]:  -- (46). *The Fatal Years*, London, 1938. L'historien russe Melgounov traite également de cette question dans un ouvrage paru à Paris en 1940, *La clé d'Or allemande aux mains des* *Bolcheviks,* qui a été complètement étouffé. Ces deux livres, ceux de Futrell, de Possony, les archives allemandes sélectionnées par Zeman, le livre qu'il a publié avec Scharlau sur Parvus, ouvrages tous pleins de révélations, n'ont jamais été traduits. [^20]:  -- (47). *O. c.,* p. 195. [^21]:  -- (48). *Memoiren eines Sozialdemokraten -- *Dresden, 1928, pp. 136-137. [^22]:  -- (49). Le livre de Futrell ne permet pas d'établir si après son arrivée à Stockholm, Fürstenberg fut en mesure de reprendre (auto­risations, locaux, etc.) sa contrebande avec la Russie. On sait qu'il alla s'installer dans une station balnéaire proche de la capitale suédoise et qu'il s'occupa d'autre part de faire paraître en compagnie de sa femme et de Radek, une édition de *La Pravda* à l'usage de l'étranger. [^23]:  -- (50). Dans *Novaïa Jizn* et dans *Rabotchi y Soldati*. [^24]:  -- (51). *Istorichesky Arkhiv*, 1959. [^25]:  -- (52). Article de la *Russische Korrespondenz Pravda*, fondée par Fürstenberg et Radek à Stockholm (Numéro du 31 juillet 1917). L'article a peut-être été rédigé par Radek. [^26]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 142 d'avril 1970. [^27]:  -- (2). Éditons Saint-Augustin, Saint-Maurice, Suisse, et Mame, Paris-Tours, 1966. [^28]:  -- (1). P. 224 : « Il ne semble pas douteux qu'il eût souhaité, dans bien des cas, se suffire à lui-même. Non, certes qu'il n'eût accordé crédit et confiance à des subordonnés dont il avait pu éprouver l'attachement. Mais il avait sa manière à lui de voir les choses comme d'accomplir les besognes, et, si parfaite ait été l'exécution de celles-ci par autrui, il lui restait le sentiment qu'elle était différente (non pas nécessairement meilleure) de ce qu'il avait conçu et rêvé. Dans les dernières années de son pontificat, sous l'empire d'un mal lentement dévorant, il en arriva à agir de plus en plus par ses propres moyens. Il se passait d'un secrétaire d'État. A l'audience des princes de l'Église, il préféra celle des simples passants, des gens modestes, avec lesquels il n'avait qu'à donner et s'abandonner. » Le trait est incontestable. Mais il est excusé, et j'en ferais plutôt la matière d'un éloge. Plus que le désir d'imposer « sa manière à lui », j'y vois la conscience exigeante de ses responsabilités, et, par conséquent, son devoir de faire que les choses fussent telles qu'il jugeait qu'elles devaient être. Or, pour cela, l'expérience avait montré à Pie XII qu'il ne pouvait se reposer sur personne ; que sa pensée aurait risqué d'être mal traduite, défigurée, trahie. De là que, s'il se faisait naturellement documenter, il contrôlait autant que possible les renseignements fournis, et finalement -- au prix de quelles fatigues ! -- refaisait régulièrement le travail. Et comme on comprend qu'il ait préféré recevoir les « simples passants » ! Les princes de l'Église ont leurs mérites propres ; mais ils ont aussi leurs déformations professionnelles et des « gens modestes » pouvaient parfois renseigner beaucoup mieux Pie XII sur ce qu'il avait besoin de savoir. [^29]:  -- (1). P. 220 : « Ses états de nature étaient difficilement répres­sibles, et cependant il s'appliqua de son mieux à les combattre. S'il fit souffrir autour de lui, s'il fut impénétrable, voire inexpli­cable dans certaines de ses attitudes et de ses décisions, il fut le premier sans doute à le déplorer. Comme chaque homme, il avait ses imperfections. On ne peut dire qu'elles aient atteint une déme­sure gênante. C'était ses petits côtés, humains, très humains, insé­parables du don de la vie. » Cet « inexplicable » vise vraisembla­blement les sanctions prises par Pie XII contre certains théolo­giens. On aurait préféré que le reproche fût expressément formulé ; mais c'est une des pentes de Chaigne de montrer dans ses ouvrages de critique, par discrétion ou bienveillance, une réserve excessive. [^30]:  -- (1). C'est le titre de la seconde partie. [^31]:  -- (2). Seconde partie, *in fine*. [^32]:  -- (3). Sur ce point, voir l'article de Jean Madiran : *Jésus a répondu *: ITINÉRAIRES, numéro 128 de décembre 1968 (les pages 154 à 159). [^33]:  -- (1). En tout et pour tout, p. 204 : « Un an plus tôt, disait-il \[le cardinal Tedeschini\], les 30 et 31 octobre et le 1^er^ novembre 1950, dans l'octave de la proclamation du dogme de l'Assomption, le pape se promenant dans les jardins de Castelgandolfo, au cours de l'après-midi, avait vu se répéter le prodige solaire de Fatima. » [^34]:  -- (2). Pas un mot non plus sur la levée de la condamnation de l'Action Française. Pour ne pas toucher à une question brûlante ? Peut-être. Mais précisément, elle cessait de l'être. Il pouvait être parlé dans un esprit de paix d'une mesure d'apaisement. [^35]:  -- (1). *Esquisse d'un Univers Personnel*, 4 mai 1936 (Œ., VI, 113). [^36]:  -- (1). Pontificat dont Chaigne donne cette vue d'ensemble : « L'effort du pontificat de Pie X semble porter avant tout sur une refonte du droit canonique, une réforme des grands séminaires, un dépassement du jansénisme par la communion fréquente étendue à de jeunes enfants, une défense de la foi et de la discipline » (p. 160). Le dernier terme interdit de dire que la lutte contre le modernisme soit passée sous silence ; mais il est caractéristique que le modernisme ne soit pas nommé. [^37]:  -- (1). *L'Esprit et l'eau.* [^38]:  -- (2). 24 août 1952 (*Lettres de prison,* pp. 346-347). [^39]:  -- (1). P. 162 : « Ni sa conception de la famille, ni ses vues sur la propriété privée, ni ses principes sur l'organisation des États ne procèdent d'un conservatisme aveugle et immobile. On eût pu les souhaiter plus bouleversantes. Mais c'est aujourd'hui, alors que l'histoire marche à pas gigantesques, que nous songeons à formuler le reproche. Il sentait une désagrégation de beaucoup de valeurs morales qui n'attendit pas, pour se manifester, la désagré­gation de l'atome. Mais l'édifice n'était pas encore ébranlé, et il fallait maintenir les dernières colonnes de soutènement. Il était trop tôt encore pour approprier une grande encyclique sociale à des mutations qui ne faisaient que commencer et que les années à venir allaient précipiter. Un autre que lui l'accomplirait mieux que lui sans doute. Il a vu partiellement des remèdes. Ils sont disséminés dans l'immense masse de ses discours. A un successeur, il appartien­drait de dresser une synthèse encore prématurée. » [^40]:  -- (1). *Littérature* (éd. Pléiade, II, 561). [^41]:  -- (1). Cf. ce que Valéry, dans *Note et digressions,* dit de « l'homme très élevé » : « Il imite, il innove ; il ne rejette pas l'ancien, parce qu'il est ancien ; ni le nouveau, pour être nouveau ; mais il consulte en lui quelque chose d'éternellement actuel. » (Éd. Pléiade, I, 1210.) [^42]:  -- (1). Thèse qui était déjà celle de Teilhard, cf. *Note sur les Modes de l'Action divine dans l'Univers*, janvier 1920 : « Si on excepte les cas (très rares, et plus ou moins contestables à part ceux de l'Évangile) de résurrections de morts, il n'y a pas, dans l'Histoire de l'Église, de miracles absolument hors de portée des forces vitales notablement accrues dans leur sens. » (Œ., X, 39). [^43]:  -- (2). Alexis CARREL, *Le Voyage de Lourdes* (Plon, 1949), pp. 42-71. [^44]:  -- (1). Addition par Léon XIIII des prières au bas de d'autel après la messe ; suppression des mêmes prières par Jean XXIII ; addition par Jean XXIII de la mention de saint Joseph dans le canon ; suppression par Jean XXIII du confiteor des fidèles avant la com­munion. Et j'oubliais : la suppression du dernier évangile. [^45]:  -- (1). Platon, *Ap*., 29 d ; *Actes*, 5, 29. [^46]:  -- (1). *Teilhardogénèse ?* dans *Eph. carm*., XIV, 1, 1963, pp. 155-194. A compléter par *Autour de* «* Teilhardogénése ? *» ibid., XV, pp. 190-223, qui contient la réplique du P. de Lubac et la réponse de Mgr Combes à cette réplique. [^47]:  -- (1). *Eph. carm*., XIV, 1, pp. 193-194. [^48]:  -- (1). C'est la « femme de la plus haute distinction d'esprit et de cœur » évoquée par Maurras dans *Le pain* *et le vin* (Éditions du Cadran, 1944). Elle lui avait écrit sans le connaître, Maurras répondit, et, dit-il, fut « largement récompensé par la valeur du dialogue épistolaire qui s'engagea pour plusieurs saisons. Spirituelle, enjouée, ma correspondante révélait aussi les plus beaux dons de l'intelligence et de l'art d'écrire. Quelle mélancolie et quelle ironie que son nom ou plutôt son pseudonyme ne soit pas devenu célèbre dans ce monde des institutions religieuses pour lequel elle écrivait de petits romans d'une langue superbe et d'un sens quelquefois sublime » (pp. 51-52). [^49]:  -- (2). De Maurras à moi-même, 20 août 1944 : « Vous avez deviné. C'est bien Victor Favet, madame Pru... Seulement savez-vous la suite ? Deux de ses filles sont entrées au Carmel de Lisieux. L'une est morte, en offrant sa vie pour Rome et l'A.F... Sa sœur me l'écrivit en 1936. Quand je fus en prison, les lettres redoublèrent et ce fut l'origine de la réconciliation avec Rome. Le saviez-vous ? Cela est beau. De toute beauté. Comme la vie et la mort. » (Les points de suspension sont de Maurras.) Et de la lettre suivante (23 août) : « Ce que vous me dites de votre amitié avec les Pruvot m'émeut beaucoup. La *flamme* de sœur Madeleine ! C'est bien cela. La mère avait le génie des définitions. Avez-vous connu le jésuite ? Et l'Algérien ? J'aurais des mondes à vous conter là-dessus. Oui, c'est bien et ce sera, de plus en plus un lien entre nous. Quelle chose que la vie ! « Délicate merveille », comme dit Verlaine. Mais combien complexe, et tournoyante et rame­née à des centres fixes ! » (La citation de Verlaine est tirée du sonnet en hendécasyllabes de *Jadis et naguère, Vers pour être calom­nié*, que Maurras goûtait particulièrement : « Qu'on vive, ô quelle délicate merveille... »). [^50]:  -- (1). J'ai appris depuis ces détails émouvants. Il put encore dire sa messe le samedi 6, reçut les derniers sacrements le dimanche, et le lundi matin, 8 décembre, comme il se faisait lire la messe (de saint Pie V), pendant l'offertoire, sur le mot *hostiam* (*Suscipe, sancte Pater, omnipotens aeterne Deus, hanc immaculatam hostiam*), le cœur s'arrêta. [^51]:  -- (1). Voir. Émile Poulat, *Intégrisme et catholicisme intégral* (Cas­terman, 1969), pp. 33 et 82. [^52]:  -- (1). *Ét. phil.*, oct.-déc. 1965, p. 489. [^53]:  -- (2). Émile POULAT. *op. cit.,* p. 10. [^54]:  -- (3). *Ét. phil.*, p. 485. [^55]:  -- (4). *Ét. phil.*, p. 487, n. 1. Mais ce sont toutes les notes de l'article qu'il faut lire pour se faire une idée de l'incroyable souci d'exactitude de Mgr Combes. [^56]:  -- (1). I, 3, pp. 259-284., [^57]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 281. [^58]:  -- (2). *Littérature*, éd. Pléiade, 11, 255. [^59]:  -- (1). William DE LA RIVE, *Le comte de Cavour*, Hetzel, 1963, pp. 209-210. [^60]:  -- (1). Le X de la page 123, c'est Teilhard, bien entendu ! [^61]:  -- (1). Drumont, cité par l'*Ordre Français*, janvier 1970, page 49. [^62]:  -- (1). HEIDEGGER, *Kant et le problème de la métaphysique*, Waelhens et Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 266. [^63]:  -- (1). Le christianisme se conçoit mal sans une théologie, c'est-à-dire sans une doctrine sur Dieu et le salut, et cela, pas seulement à cause de saint Paul, auquel certains reprocheraient presque d'avoir introduit la théologie dans la religion. Il y a aussi une « théologie » chez les synoptiques et dans saint Jean. Quant à affirmer que le judaïsme et l'islam paraissent plutôt répugner à la théologie, cela me paraît un peu paradoxal. [^64]:  -- (2). GILSON, *La philosophie au Moyen-Age,* 2° édition, Paris, Payot, 1944, p. 655. [^65]:  -- (1). Un jésuite -- et pas des moindres -- disait qu'il n'avait vu personne perdre la foi à cause du « teilhardisme », mais que le néo-hégélianisme avait fait vaciller la foi de certains. N'étant point du sérail, je ne puis en juger et lui laisse l'entière responsabilité de son appréciation. [^66]:  -- (2). Je pense aux efforts des abbés Grenet, Toinet, de M. Tres­montant, etc. [^67]:  -- (1). L. FEUERBACH, *Critique de la philosophie de Hegel,* trad. Althusser, dans *Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques,* textes choisis (1839-1845), P.U.F. (collection Épiméthée), 1960, p. 14. [^68]:  -- (2). *Nécessité dune réforme de la philosophie, op. cit.,* p, 99. [^69]:  -- (3). Pour Feuerbach, l'idéalisme absolu débouche, d'une manière au d'une autre, dans le panthéisme (*Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, op. cit.,* p. 104). Nietzsche reproche, lui aussi, à Hegel d'être un « théologien ». il est vrai qu'il formule le même grief contre Feuerbach. [^70]:  -- (1). MARX*, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel,* dans *Œuvres complètes,* trad. Molitor, 1, pp. 93-94. -- *Idéologie allemande, Œuvres*, t. VI, pp. 158-159. -- Cf. aussi la XI^e^ thèse sur Feuerbach. [^71]:  -- (1). ENGELS, *L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,* édit. sociales, 1945, p. 8. [^72]:  -- (2). ENGELS, *op. cit.,* P. 9. [^73]:  -- (1). ENGELS, *op. cit.,* p. 10. -- Évoquant les difficultés de la philo­sophie, Aristote se demandait déjà, avec Simonide, si ce n'est point folie pour l'homme « de ne pas se contenter de rechercher la science qui lui est proportionnée » (*Métaphysique,* A, 2, 982 b). [^74]:  -- (2). Par exemple, MARX, *Idéologie allemande, Œuvres,* VI, p. 159 ss. [^75]:  -- (3). Cf. à ce sujet, L. ALTHUSSER, *Pour Marx*, Paris, Maspero, 1966, pp. 18-21. [^76]:  -- (4). Le thème de la mort de la philosophie a été fort discuté dans la seconde moitié du XX^e^ siècle, peut-être plus à l'étranger qu'en France. -- Cf. BOBBIO, *La Rassegna di Studi hegeliani*, dans Belfagor, 1950, p. 22 SS. -- F. LOMBARDI, *La mort de la philosophie après Hegel et la situation présente de la philosophie,* dans *Rivista di Filosofia*, 1958, p. 486 ss. -- Du même auteur, *Il piano del nostro sapere*, Turin, 1958. [^77]:  -- (5). Nous consacrerons un chapitre aux rapports entre la philo­sophie et la métaphysique. [^78]:  -- (1). Otto Neurath, un des représentants de cette tendance, va jusqu'à proscrire l'emploi du mot philosophie. Mais ses confrères en positi­visme ne le suivent pas jusque là (*Le développement du cercle de Vienne,* trad. Vouillemin, Paris, Hermann, 1935, p. 7). [^79]:  -- (1). Heidegger semble même d'avis qu'on n'ira jamais assez loin pour camper un Kant résolument métaphysicien. [^80]:  -- (1). Héraclite n'est-il pas, par exemple, à l'origine de la méthode dialectique ? [^81]:  -- (1). L'aporétique traduit le sentiment aigu du pour et du contre qu'on éprouve en face de beaucoup de questions. [^82]:  -- (1). K. MARX, *Idéologie allemande, Œuvres*, t. VI, pp. 156-159. [^83]:  -- (1). Paris, Éd. du Prieuré, 1969, 1 vol. de 189 p. [^84]:  -- (2). Distinguons entre mode et tradition. La mode est la répétition morne du temps, la tradition est la poussée vivante de l'éternel. La mode naît et meurt. La mode date. La tradition coule sans cesse (parfois souterrainement) de source : « Le pacte originel de l'homme et de l'univers » (Simone Weil). Elle ne vieillit jamais. [^85]:  -- (1). « Je pense que l'explosion sexuelle actuelle est inévitable. C'était nécessaire. Je suis favorable à la dédramatisation, à la désa­cralisation du sexe. Je veux dire que ce déluge de films et d'ouvrages pornographiques a été rendu inéluctable. Comme metteur en scène, je suis gêné que le cinéma italien s'identifie à cette vague de cochonneries. Mais, comme citoyen (sic), j'espère que le plus grand nombre de gens possible ira voir ces films ; qu'ils seront projetés partout, dans les monastères, dans les couvents. » Cité par *La France Catholique,* 19-12-69. [^86]:  -- (1). Rapportée par André Bessèges, in *La France Catholique,* 19-12-69. [^87]:  -- (1). Dans le volume du P. LABOURDETTE : *Foi catholique et pro­blèmes modernes,* Desclée et Cie, Paris 1953. Ce volume contient le texte latin de l'encyclique *Humani generis,* une traduction française et d'excellents commentaires. -- Les positions ultérieures du P. Labourdette ne doivent pas faire mésestimer ce solide travail, qui a conservé toute son utilité. [^88]:  -- (1). *Note d'Itinéraires. -- *La messe catholique (selon le rite de saint Pie V) était célébrée à Taizé, depuis de nombreuses années, *par des prêtes catholiques.* Cela laisse entière la question de savoir *pourquoi* il est devenu *théologiquement* possible que la nouvelle messe soit célébrée par les *pasteurs protestants.* [^89]:  -- (1). L. DUCHESNE : *Histoire de l'Église* (T. II, 3° éd., pp, 305-306). [^90]:  -- (1). Cité par J. Guitton dans « la Croix » du 10 décembre 1969.