# 144-06-70
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Si vraiment vous êtes\
comme ceux-ci...
*Les gens sont tellement soucieux de leur confort -- de leur confort physique, intellectuel et moral -- que ce qui les choque, ce n'est ni le désordre, ni l'anarchie, ni la pornographie, ni le sacrilège, ni la dissolution de la société et du catholicisme, mais les réactions que peut susciter encore, parfois, ce spectacle de désolation.*
*Ce que demandent les gens, c'est simplement de pouvoir lire tranquillement dans leurs journaux et regarder, à la télévision, les anecdotes d'un monde en décomposition. Tant qu'ils ne sont pas touchés eux-mêmes dans leur vie, ils trouvent que les choses vont assez bien et croient candidement à la naissance de l'homme nouveau et au printemps de l'Église.*
(Louis SALLERON dans *Carrefour.*)
... alors ne venez pas\
aux "Compagnons d'Itinéraires"
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On vous dit :
-- *La revue* « *Itinéraires *» *n'est pas orientée vers l'action.*
Ne le croyez pas sur parole.
Regardez-y vous-mêmes.
Lisez, comprenez, réfléchissez. Ne vous laissez pas impressionner par la rumeur (fabriquée).
\*\*\*
On vous dit :
-- *La revue* « *Itinéraires *» *n'a aucun besoin de votre aide, elle marche toute seule...*
C'est vraisemblable ! C'est malin !
La revue ne survivrait pas si elle n'était pas directement soutenue par une action intellectuelle et morale, culturelle et organique, civique et religieuse.
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ont besoin de votre aide, de votre contribution, de votre dévouement : ils sont une organisation qui n'a pas de ressources en dehors de vos cotisations et de vos souscriptions.
Adresse : 49, rue Des Renaudes, Paris-17 C.C.P. Paris 19.241.14.
Et c'est *la seule* organisation aujourd'hui qui apporte à la revue un *soutien* effectif et militant.
*Si* vous ne donnez pas *aujourd'hui* votre aide à cette organisation, alors *demain* la revue disparaîtra. A vous de décider.
\*\*\*
On vous dit :
-- *Les* « *Compagnons d'Itinéraires *» *ne servent à rien qui ne soit accompli par ailleurs. Ils font double emploi.*
*Ah oui ?*
Double emploi avec qui, avec quoi ?
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES organisent :
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1 -- UNE ENTRAIDE MATÉRIELLE, *l'entraide à l'abonnement,* en établissant des bourses d'abonnement à la revue (partielles ou totales) : qui d'autre le fait
2 -- UNE ENTRAIDE INTELLECTUELLE, dans tout le champ d'action de la revue, défini par sa DÉCLARATION FONDAMENTALE : qui d'autre le fait ?
3 *--* UNE ENTRAIDE SPIRITUELLE, notamment en vous réunissant localement, pour que vous vous donniez les moyens de trouver des solutions pratiques aux problèmes que vous posent aujourd'hui *toutes ces messes différentes les unes des autres :* qui d'autre le fait ?
\*\*\*
On vous dit :
-- *Il faut se tenir à l'écart des querelles religieuses ; il faut rester neutres, s'abstenir.*
Ce serait vrai s'il s'agissait de vaines « querelles », dites « byzantines ».
Mais il s'agit de garder la foi, Il s'agit d'y aider son prochain : en vertu du droit et du devoir, parfaitement universels, de rendre service, quand on le peut, autant qu'on le peut.
Il s'agit de sortir enfin de cette ignorance religieuse qui vous laisse sans défense contre l'apostasie immanente.
Il y a ignorance religieuse chaque fois que vos connaissances religieuses ne sont pas au niveau de vos connaissances profanes : même en période calme, là réside la cause intellectuelle la plus ordinaire de la perte de la foi.
Il est toujours temps, et toujours nécessaire, de s'occuper de l'essentiel.
Et tout le reste en dépend.
\*\*\*
On vous dit :
-- *La messe est l'affaire du clergé, cela ne regarde pas les* laïcs.
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Et c'est ainsi que les laïcs abandonneront, dans l'indifférence et l'isolement, les prêtres qui, dans l'Église, maintiennent vivant, en le pratiquant, le MISSEL ROMAIN.
Pour être en mesure d'apporter à ces prêtres -- à eux par priorité -- tout le soutien matériel et moral dont ils ont besoin, il faut vous réunir, vous concerter, vous organiser.
Nous n'avons pas vu qu'aucune autre organisation vous ait proposé cette action nécessaire.
\*\*\*
Alors vous demandez
-- *Mais qu'est-ce donc que les* « *Compagnons d'Itinéraires *»* ?*
Réponse : LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, c'est vous. Il n'y a personne d'autre. Ce qui ne sera pas fait par vous ne sera fait par personne. Vous, lecteurs et amis de la revue ITINÉRAIRES.
Nous mettons à votre disposition un *arsenal* (voir pages suivantes) ; des principes ; des directives ; une association pour vous rencontrer, vous concerter ; les moyens du combat spirituel de notre temps.
A vous de les mettre en œuvre.
Ou de capituler, sur l'essentiel, devant la barbarie moderne et l'apostasie immanente.
*Voici* « *l'arsenal *» *qui est mis à votre disposition*
1*. -- pour votre instruction personnelle ;*
2*. -- pour l'étude à plusieurs en groupes et cellules de travail ;*
3*. -- pour la diffusion auprès de tous ceux qui en ont besoin ;*
4\. *-- pour la constitution de bibliothèques : car ces ouvrages et ces brochures* actuellement disponibles, *il n'est nullement assuré qu'il sera possible à tout moment de les rééditer ;*
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*il importe donc que partout* LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES *constituent des groupes locaux et dès bibliothèques, munis* (*de préférence en plusieurs exemplaires*) *de tous les ouvrages de base, qui pourront être consultés, utilisés, prêtés même lorsque les éditions actuelles en seront épuisées.*
*Attention :* veuillez noter à quelle adresse chacun de ces ouvrages et chacune de ces brochures doit être commandé.
Si vous ne respectez pas ces indications, vous risquez de ne recevoir aucune réponse, et en tous cas vos commandes ne seraient certainement pas exécutées.
#### I. -- Les connaissances religieuses de base
Comprenez-le, répétez-le autour de vous : il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Évangile sans connaître le catéchisme. Il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Évangile sans l'Église sans le guide de l'enseignement permanent de l'Église, résumé dans le catéchisme romain. L'Évangile n'est pas livré à l'interprétation de chacun selon son humeur ou ses lumières propres. Il n'est pas livré non, plus aux inventions subjectives, arbitraires et provisoires d'hommes d'Église qui veulent « s'ouvrir au monde » et « construire le socialisme ». Le CATÉCHISME ROMAIN est l'indispensable vade-mecum de chaque chrétien., son point fixe au milieu du déluge universel de la subversion, de l'apostasie immanente, de la décomposition.
\*\*\*
Il faut *apprendre :* apprendre *ce que l'Église en tant que telle a toujours enseigné.*
Il ne s'agit pas de l'inventer. Il ne s'agit pas de le « réformer ». Il s'agit de le retrouver, de le garder, de le maintenir, de le transmettre.
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C'est *la seule assurance sur l'avenir,* c'est le seul avenir que nous puissions connaître en toute certitude : *ce que l'Église a toujours enseigné,* c'est à coup sûr *ce que,* à travers et au-delà de ses propres crises, même effroyables, *elle enseignera toujours.*
Il faut l'apprendre pour acquérir les connaissances nécessaires au salut, et pour en vivre.
Il faut rapprendre pour être en mesure de ne pas se laisser tromper par les fariboles tristes des prêtres recyclés ou par les sournoiseries brutales des mauvais prêtres frais émoulus.
Il faut l'apprendre pour être capable de reconnaître les prêtres fidèles, les aider et les défendre.
\*\*\*
Il faut l'apprendre parce que le Catéchisme est la base, le centre, le guide non seulement pour *l'unique nécessaire,* mais encore pour le surcroît.
Le catéchisme est évidemment le seul *principe* sûr du *choix* inévitable entre les messes *différentes* qui nous sont maintenant proposées.
Il est le guide, le centre, la base *de toute éducation intellectuelle et morale, de toute formation civique, de toute action culturelle,* de toute *activité* sociale.
Car C'EST DANS LE CATÉCHISME que se trouve aussi *l'énoncé certain* de la LOI NATURELLE et son explication : c'est dans le catéchisme que se trouvent l'énoncé et l'explication du DÉCALOGUE, qui est lui-même le résumé de la loi naturelle.
Dans le catéchisme catholique : dans le catéchisme romain.
\*\*\*
Ce qui stérilise actuellement et dégrade l'action des catholiques, leur action familiale, leur action sociale, leur action scolaire, leur action civique tout autant que leur vie spirituelle, c'est leur méconnaissance du catéchisme.
Cette méconnaissance était déjà grave, mais moins rapidement ruineuse, tant qu'ils étaient instinctivement imprégnés du catéchisme catholique ; tant que le catéchisme catholique, même plus ou moins méconnu, *existait inchangé ;* tant que l'on n'avait pas installé un NOUVEAU catéchisme *à la place* du catéchisme ROMAIN.
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Aujourd'hui, cette méconnaissance est mortelle. L'urgence prioritaire est au catéchisme.
Sans déserter aucune vautre tâche, parallèlement à toutes celles qui sont entreprises, il importe que les catholiques, dans leur famille, dans leurs écoles, dans leurs associations et organisations, dans leurs groupes et cellules d'études, se mettent au catéchisme : sans quoi leurs meilleurs efforts *resteront* vaine, et ils seront *eux-mêmes perdus,* bientôt emportés par le courant de l'apostasie immanente et de la barbarie moderne.
Pour alimenter, irriguer, animer la remise en vigueur des connaissances religieuses de base, LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES *étudient et diffusent* les catéchismes que voici :
1\. Catéchisme de la famille chrétienne\
par le P. Emmanuel
Ce n'est pas un exposé « sec et abstrait » des vérités de la foi : les questions que deux enfants posent à leurs parents et leurs digressions enfantines y donnent une forme aimable, en même temps que profonde, là l'enseignement des dogmes et aux applications de la doctrine chrétienne dans la pratique de la vie quotidienne.
Il est utile à toute la famille, *en famille :* aux grands et aux petits, aux parents et aux enfants.
Si vous avez déjà plusieurs autres catéchismes, celui-ci ne fera pas double emploi avec eux.
Voir sa table des matières dans ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, pages 246 à 260.
Toutefois, il n'est pas (explicitement) suffisant face aux attaques actuelles contre la messe catholique : il faut là-dessus se reporter aux deux catéchismes suivants et au *Bref examen critique* (voir ci-après).
Un volume cartonné de 544 pages in-16 Jésus : 25 F. franco. A commander à l'ATELIER DOMINIQUE MORIN, 27, rue Maréchal Joffre, 92 Colombes (C.C.P... Paris 82.86.67).
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2\. Catéchisme du Concile de Trente
Numéro 136 de la revue ITINÉRAIRES : 584 pages in-8° carré, 25 F. franco. A commander aux bureaux de la revue.
C'est la source, la référence, le seul catéchisme romain : aucun Concile ni aucun Pape n'a ordonné la composition d'un catéchisme *différent.* Tous les autres catéchismes romains sont un résumé ou une adaptation de celui-ci.
C'est un catéchisme « biblique », infiniment plus -- et infiniment plus exactement -- que les soi-disant « catéchismes bibliques a qu'on a essayé d'inventer.
C'est un livre d'étude, de formation, de méditation pour adultes : destiné d'abord aux curés de paroisse, il est devenu, par la volonté des Palpes successifs, le *manuel de religion* des éducateurs, des professeurs, des prêtres. C'est, si l'on veut, le « niveau supérieur » : mais parfaitement accessible, à la seule condition de travailler.
Nous recommandons aux utilisateurs de faire *relier* ce numéro (qui est simplement broché, comme ;les autres numéros de la revue).
Si l'on veut en acheter des exemplaires déjà reliés, on en trouvera (prix de la reliure en sus) aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES.
3\. Catéchisme de S. Pie X
Il est moins *explicatif* que les deux précédents. Son avantage principal est double :
a\) il convient mieux pour une consultation immédiate, sur un point précis ; il donne de brèves et nettes *définitions ;*
b\) les formules de ces définitions peuvent être plus facilement apprises par cœur (on peut ainsi *garder* les points essentiels *fixés* dans la mémoire).
Ces définitions, ces formules peuvent être expliquées, éclairées, méditées à l'aide des deux catéchismes précédents. Avec le CATÉCHISME DE S. PIE X, *on sait immédiatement ce qui est* vrai *et ce qui est faux.* Il est donc d'une utilité directe pour *démasquer* instantanément les discours trompeurs sur la messe, sur les sacrements, sur les dogmes, sur le Décalogue, etc. Il est par excellence le guide sans équivoque qui énonce les points fixes, les vérités à croire, le résumé *net* de la pensée permanente et obligatoire de l'Église.
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C'est pourquoi de grands esprits, qui n'avaient pas dédaigné de s'instruire dans ce « petit catéchisme », y ont trouvé les lumières et les grâces de la conversion.
En un seul volume de 400 pages in-8° carré : Premières notions. -- Petit catéchisme. -- Grand catéchisme. -- Instruction sur les fêtes. -- Petite histoire de la religion.
A commander aux bureaux de la revue : c'est le supplément à notre numéro 143 ; l'exemplaire : 15 F. franco. -- Nous recommandons aux utilisateurs de faire *relier* ce supplément (qui est simplement broché, comme les autres suppléments de la revue). Si l'on veut en acheter des exemplaires déjà reliés, on en trouvera (prix de la reliure en sus) aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES.
4\. Catéchisme des plus petits enfants\
par le P. Emmanuel
Destiné non pas aux petits enfants eux-mêmes, mais aux mamans.
Le but du P. Emmanuel dans cet ouvrage est de « *former la mère chrétienne à la science de première catéchiste de ses enfants *»*.*
Un volume de 64 pages in-8 Jésus : 7 F. franco. A commander à l'ATELIER DOMINIQUE MORIN, 27, rue Maréchal Joffre. 92 Colombes (C.C.P... Paris 82.86.67).
5\. Lettres à une mère sur la foi\
par le P. Emmanuel
Complément de l'ouvrage précédent.
Un volume de 64 pages in-8° Jésus : 7 F. franco. A commander à l'ATELIER DOMINIQUE MORIN, 27, rue Maréchal Joffre. 92 Colombes (C.C.P... Paris 82.86.67).
6\. L'explication du Credo\
par saint Thomas d'Aquin
La première des trois connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut croire, vertu théologale de foi.
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Ce sont des *sermons* de saint Thomas *au peuple chrétien :* ouvrage adéquat à l'*instruction du simple fidèle.*
Un. volume de 240 pages : 15 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris 6^e^ (Téléphone : 033.77.42).
7\. L'explication du Pater\
par saint Thomas d'Aquin
La seconde des connaissantes nécessaires au salut : ce qu'il faut désirer, vertu théologale d'espérance.
Comme l'ouvrage précédent, ce sont des *sermons au peuple chrétien,* convenant à l'instruction du *simple fidèle.*
Un volume de 192 pages : 10 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris 6^e^ (Téléphone : 033.77.42).
8\. L'explication des Commandements\
par saint Thomas d'Aquin
La troisième des connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut faire, vertu théologale de charité.
Explication des dix commandements du Décalogue et des deux préceptes de l'amour.
L'ouvrage paraîtra, s'il plaît à Dieu, au cours idée l'année 1970. La revue ITINÉRAIRES vous annoncera en temps utile sa parution.
9\. Notre action catholique
Ce qui est possible, ce qui est nécessaire, les *principes* et *les modalités* de l'*action* que nous recommandons aujourd'hui « *les cinq lignes directrices *»*.*
C'est en somme le mode d'emploi des catéchismes cités, dans le contexte des circonstances actuelles.
Une brochure de 60 pages : 2 F. franco. A commander aux bureaux de la revue.
\*\*\*
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#### II. -- La messe catholique
1\. Le Bref examen critique\
présenté à Paul VI\
par les cardinaux Ottaviani et Bacci
Nous y avons fait suivre le texte du *Bref examen* par des extraits du *Catéchisme du Concile de Trente* et du *Catéchisme de S. Pie X* sur la messe et l'eucharistie.
C'est ainsi, en ce qui concerne la messe, l'indispensable *vade-mecum* de tout catholique.
Il faut l'étudier et il faut le faire connaître. Tout le monde en a plus ou moins parlé en France, mais sans en avoir le texte.
Une brochure de 56 pages : 2 F. franco, à commander aux bureaux de la revue.
2\. Un recueil en préparation
Nous préparons présentement, comme nous l'avons déjà annoncé, un recueil contenant le texte ou le résumé des prin-cipales études sur la messe parues dans la revue ITINÉRAIRES depuis le mois de décembre 1969.
On peut se reporter à nos numéros 138 à 143 : ces numéros sont épuisés ; mais on les trouvera en consultation, à Paris, au CLUB DU LIVRE CIVIQUE (49, rue Des Renaudes), et ailleurs dans les clubs et bibliothèques constitués par LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
En attendant la parution de ce recueil, nous mettons à votre disposition deux brochures à diffuser
1\. *-- La nouvelle messe :* 78 pages, 2 F. franco, à commander aux bureaux de la revue. Cette brochure contient l'éditorial de notre numéro 139 : « Sous réserve, pas plus », avec la « lettre à un évêque » et avec la « Déclaration » du P. Calmel.
2\. *-- Pour la* messe : *quoi faire, chaque jour* c'est l'article de Luce Quenette paru dans notre numéro 140. -- A commander au bureaux de la redue : 0,50 F. franco.
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*Attention :* ces deux brochures sont *en voie d'épuisement* et elles *ne seront pas rééditées.* Elles seront remplacées par le recueil en préparation.
#### III. -- Le combat spirituel de notre temps
Voici maintenant les ouvrages de base concernant le *combat spirituel* mené depuis bientôt quinze ans par la revue
ITINÉRAIRES selon sa DÉCLARATION FONDAMENTALE ([^1]). Ces ouvrages constituent en quelque sorte le noyau central indispensable de toute bibliothèque des clubs, groupes et cellules des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
1\. Henri et André Charlier :\
Le chant grégorien
Ce livre est un livre de doctrine, d'enseignement, de sanctification : le livre d'aujourd'hui pour le combat Spirituel de maintenant. Un livre indispensable aux familles et aux écoles chrétiennes.
Beaucoup ont cru, sans s'y arrêter davantage, que le chant grégorien était chose sympathique sans doute, intéressante, souhaitable, mais secondaire par rapport au drame religieux que nous vivons : alors qu'elle est absolument centrale.
Henri et André Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Ils sont des convertis de l'âge adulte. Ils sont venus *du monde moderne à la foi chrétienne* (contrairement à l'itinéraire de décomposition qui veut nous conduire *de la foi chrétienne au monde moderne*)*.*
Et personne en notre temps n'a compris, pratiqué et enseigné le chant grégorien comme ils l'ont fait, avec des fruits spirituels aussi manifestes et aussi durables.
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Ils témoignent d'une chose qu'ils n'ont pas inventée, et ils l'expliquent : une chose qui appartient à la tradition, à la sagesse, à la pédagogie de l'Église, et que dans l'Église on est en train de méconnaître et d'oublier. *A savoir qu'en matière d'éducation chrétienne, le grégorien est plus surnaturel, plus simple, plus universel, plus populaire que tout le reste*.
L'ouvrage comporte un chapitre sur la méthode pratique pour enseigner le chant grégorien aux enfants.
Un volume de 158 pages : 19,50 F. franco. A commander à d'ATELIER DOMINIQUE MORIN, 27, rue Maréchal Joffre, 92 Colombes (C.C.P... Paris, 82.86.67).
2\. R.-Th. Calmel, o.p. :\
Sur nos routes d'exil\
les Béatitudes
L'ouvrage fondamental du P. Calmel sur la vie spirituelle : « élévations et instructions Sur quelques vérités évangéliques ». L'esprit d'enfance et l'esprit évangélique. La pratique du commandement nouveau. Charité surnaturelle et noblesse humaine. Prudence de la chair et prudence de l'esprit. Charge du temporel et primauté du Royaume de Dieu. Héroïsme et gentillesse. Sens politique et pureté. Réponse intégrale aux iniquités politiques
Un volume de 172 pages in-8° carré : 12 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
3\. Henri Charlier :\
Culture, École, Métier
Tout le problème de la formation intellectuelle dans une éducation chrétienne. S'adresse spécialement aux parents ; aux enseignants ; aux responsables de l'action culturelle et de la formation civique.
Le livre de base de la « réforme intellectuelle et morale a à laquelle travaille la revue ITINÉRAIRES dans la ligne de sa « Déclaration fondamentale ».
Un volume de 208 pages in-8° carré : 15 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
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4\. Marcel De Corte :\
L'homme contre lui-même
L'ouvrage principal de Marcel De Corte sur la barbarie moderne.
Pour comprendre la décomposition spirituelle du monde contemporain : explication de « la haine que l'homme moderne éprouve contre lui-même » : la pathologie de la liberté, la crise du bon sens, la crise des élites, le déclin du bonheur, le mythe du progrès.
« La philosophie a perdu le sens des vérités Simples, ingénues, élémentaires, et s'est enfoncée dans les ténèbres du philosophe lui-même ». Avec Marcel De Corte, la philosophie redevient *la science des évidences vitales.*
Un volume de 320 pages in-8° carré : 20 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
5\. André Charlier :\
Que faut-il dire aux hommes
Cet ouvrage est la synthèse de la pensée d'André Charlier. Il est la mise en œuvre et l'illustration de Sa maxime : « La règle la plus importante de la vie spirituelle est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard que nous portons sur les choses essentielles ».
L'âme moderne en face de l'être, L'Occident et la pensée abstraite. Vocation de la France. Péguy et la détresse du monde moderne. Ramuz ; Copeau ; le cas Gide. L'illuminisme du XX^e^ siècle. Lettre à Jean Madiran sur la civilisation chrétienne. Confession vespérale.
Un volume de 384 pages in-8° carré : 25 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
6\. Antoine Lestra :\
Histoire secrète\
de la Congrégation de Lyon
Une histoire qui nous apporte des exemples très concrets, très pratiques, très actuels de véritable « action catholique » en période de subversion.
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Un volume de 368 pages in-8° carré : 25 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
7\. Henri Massis :\
De l'homme à Dieu
La synthèse de l'œuvre religieuse d'Henri Massis : l'ouvrage qu'il écrivit Spécialement pour la COLLECTION ITINÉRAIRES et pour le *combat spirituel* de la revue ITINÉRAIRES.
Un volume de 480 pages in-8° carré : 24 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
8\. Louis Salleron :\
Diffuser la propriété
Une doctrine naturelle et chrétienne de l'activité économique dans le monde industriel.
Les principes de toujours. Les solutions pratiques pour demain.
Un volume de 224 pages in-8 carré : 15 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris (6^e^) (Téléphone 033.77.42).
9\. Jean Madiran :\
L'hérésie du XX• siècle
Lors de sa publication en 1968, cet ouvrage parut à certains aventuré ou excessif.
A le relire (ou à le lire) aujourd'hui, c'est-à-dire désormais sans étonnement ni scandale, le lecteur y découvre *l'explication doctrinale* de la crise religieuse que nous vivons.
Un volume de 31.2 pages in-8° carré : 25 F. franco. A commander aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris,(6^e^) (Téléphone : 033.77.42).
\*\*\*
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Beaucoup d'autres ouvrages vous sont signalés ou recommandés au fur et à mesure par la revue ITINÉRAIRES : mais ceux-ci sont fondamentaux, d'une manière permanente, pour le combat spirituel auquel nous vous invitons. Ils constituent l'arsenal indispensable en face de l'apostasie immanente et de la barbarie moderne.
\*\*\*
Pour tout ce qui concerne LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, n'écrivez pas à la revue.
S'il n'y a encore ni groupe local des COMPAGNONS dans votre localité, ni délégation régionale dans votre région, au si vous n'en connaissez pas l'existence, écrivez directement à la Direction centrale des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 49, rue Des Renaudes, Paris 17^e^.
Aidez les COMPAGNONS. Venez travailler, étudier, militer avec eux. Si vous n'êtes pas disponible, soutenez-les au moins par vos souscriptions (même sans adhésion) envoyées aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, C.C.P... Paris 19.241.14.
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## ÉDITORIAUX
### Le Repas mystique
par R.-Th. Calmel, o.p.
*O Sacrum Convivium in quo Christus sumitur\
*(Antienne de Magnificat des secondes\
Vêpres du Saint-Sacrement).
#### 1. -- Saint Paul et l'Évangile
Avant le Concile déjà, mais surtout depuis, nous aura-t-on assez parlé de l'Eucharistie comme « repas communautaire » ou comme « partage du pain », cependant que le mystère de l'Eucharistie comme sacrifice était de plus en plus négligé, déformé ou même nié. Que la sainte Eucharistie, que la Messe soit un repas, mais un repas mystique ([^2]), la foi chrétienne l'a toujours affirmé.
*Ecce panis angelorum*
*Factus cibus viatorum...*
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Mais la foi chrétienne a toujours affirmé également que la sainte Eucharistie, la Messe, est un sacrifice non moins réel que celui de la croix ; ou plutôt c'est le sacrifice de la croix commémoré en telle forme -- c'est-à-dire par la consécration séparée, par la transsubstantiation du pain et du vin -- qu'il n'est pas seulement figuré sans réalité objective mais réellement offert ; du fait de la transsubstantiation du pain au corps du Christ immolé et du vin en son sang versé, la réalité objective du sacrifice de la croix, (sa sainteté, son efficacité) n'est pas moins présente sur nos autels, à chaque Messe, qu'elle ne fut présente sur le Calvaire l'après-midi du Vendredi-Saint. Seule est différente la manière d'offrir : oblation sanglante le Vendredi-Saint et, à chaque Messe, oblation sous les apparences du pain et du vin, consacrés séparément. Mais le prêtre est le même : Jésus-Christ. La victime est la même : Jésus-Christ. Le sacrifice est le même parce que l'immolation du Vendredi-Saint, la même, est apportée jusqu'à nous sous un signe efficace, un rite sacramentel : *effecit quod significat*. Repas mystique mais réel, sacrifice mystique mais réel, ces deux aspects de la Messe, la Tradition ne les a jamais séparés. Saint Paul donnant des avis pratiques sur *le repas du Seigneur* à Corinthe énonce les deux aspects du mystère d'une part *la mort du Seigneur*, -- cette mort qui est le sacrifice définitif -- *est annoncée à chaque Messe *; et d'autre part, sous l'apparence du pain et dans la manducation de ce qui ressemble à du pain, *c'est le corps même du Christ qui doit être discerné* ([^3]). Nous ne verrons jamais avec trop de netteté la manière unique dont la mort du Seigneur est annoncée à chaque Messe. Elle est annoncée non pas dans une représentation vide d'un événement du passé, mais dans une commémoraison efficace, parce que sous les espèces du pain et du vin sont rendus présents, *là et à cette heure*, sont offerts *là et à cette heure*, le corps et le sang du Seigneur. Le Christ en son sacrifice propitiatoire et définitif est aussi présent et immolé sur la nappe de l'autel qu'il l'était sur la croix le Vendredi-Saint.
La première épître aux Corinthiens désigne donc les deux aspects de l'Eucharistie et de la Messe : sacrifice et repas ; sacrifice réel, et qui est celui de la croix, mais sous un voile ; repas réel et qui n'est autre que la communion au Christ venu résider dans le communiant, mais sous un voile.
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Mais si l'épître de saint Paul est aussi explicite sur le double aspect de l'Eucharistie c'est parce que dans l'institution qu'il a faite du sacrement de l'autel, Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu qu'il y eût à la fois l'une et l'autre merveilles : le sacrifice et le repas. Et s'il a réalisé l'une et l'autre merveilles c'est parce qu'il s'est rendu présent ; présent en telle forme qu'il soit d'abord offert et ensuite donné en nourriture.
Depuis l'institution de l'Eucharistie à la Cène du Jeudi-Saint, depuis qu'il y a la Messe parmi les hommes, l'Église n'a cessé un instant de croire ainsi, de faire ainsi, d'enseigner ces vérités qui sont au cœur de sa foi et de son ministère. Pourquoi donc un peu avant le Concile, et surtout après, cet acharnement, cette manie et parfois cette rage de présenter l'Eucharistie et de la célébrer sous forme de simple *repas communautaire* et comme *un partage du pain ?* Pourquoi écarter le sacrifice ? Parce que l'on ne croit plus au mystère de l'Eucharistie. J'affirme que ces transformations indéfinies de la Messe, nullement supprimées par le *nouvel Ordo,* qui d'ailleurs au bout de quelques mois est déjà *ancien et dépassé*, ces modifications graduelles et ininterrompues dans la façon de prêcher sur la Messe et de la célébrer procèdent d'une modification de la Foi dans la Messe. Mais une modification de la Foi n'est autre que sa disparition pure et simple. Ils ont beau dire, leurs paroles ne nous donnent pas le change. Ils ne croient pas davantage dans l'Eucharistie comme repas que dans l'Eucharistie comme sacrifice. Le repas qu'ils admettent est seulement une allusion non efficace à la dernière Cène et aux divers repas du Seigneur : Ils se servent encore, du reste de moins en moins, du terme Eucharistie. Mais en réalité ce qu'ils croient et ce qu'ils font est un simulacre, non l'Eucharistie, c'est-à-dire la suprême réalité de l'ordre sacramentel ; suprême parce que le Seigneur en personne y est contenu, immolé, reçu en communion. A un prêtre qui m'invitait, en juillet 1969, à distribuer la communion dans la main, parce que disait-il « la communion c'est le partage du pain », je répondis ceci :
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« Mais quel pain ? Si ce n'est pas un pain sacramentel, donc un pain qui présente seulement une apparence de pain, parce que c'est le Christ, c'est Dieu en personne qui est contenu sous l'apparence du pain, alors il n'y a pas besoin de prêtre pour partager et distribuer ce pain ; l'état de grâce n'est point requis pour le recevoir ; nous n'avions pas besoin du Fils de Dieu pour instituer la Messe. »
#### 2. -- L'ordre sacramentel
Parvenus à ce point de notre réflexion, il importe de nous remémorer la doctrine catholique sur l'ordre sacramentel. A l'intérieur de l'univers de l'Incarnation rédemptrice, l'ordre sacramentel est l'ordre de ces réalités surnaturelles qui sont des signes sensibles, institués directement par le Seigneur, pour nous apporter la grâce et nous configurer à sa sainteté. Ils produisent ce qu'ils signifient. Ils rendent effectif ce qu'ils représentent -- (à la condition que la liberté n'y mette pas obstacle). -- *Efficiunt quod significant*. -- L'Eucharistie relève de l'ordre sacramentel, mais sa position au dedans de cet ordre est tout à fait à part, vraiment unique. En effet ce qui est signifié ce n'est pas une action particulière de la grâce -- purification, pardon, « confirmation » -- c'est le propre sacrifice du Seigneur, sacrifice réel comme est réelle la présence de son corps et de son sang en vertu de la transsubstantiation. Si le rite de la consécration ne signifiait pas et ne réalisait pas la présence du Seigneur par transsubstantiation, et par une transsubstantiation en telle forme que le corps et le sang continuent d'être offerts comme sur la croix, quel serait alors le sens du *Hoc est enim Corpus meum ?* Faudrait-il interpréter : *Hoc commemorat corpus meum ?* Mais pour inventer semblable commémoraison, aussi touchante que vide, nous n'avions pas besoin du Fils de Dieu fait homme, du Verbe incarné Rédempteur. N'importe qui d'entre nous est capable de laisser à ses amis un souvenir émouvant. Aussi bien il n'est pas rare que les hérétiques, sectateurs d'une Messe inefficace et inconsistante, estiment que Jésus-Christ n'est pas plus qu'un homme ; un homme divin en quelque sorte, mais non pas la seconde personne de la Trinité qui a daigné assumer la nature humaine.
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Alors que les autres sacrements causent la grâce, l'Eucharistie rend présent et contient l'Auteur de la grâce. *Efficit quod significat*. Dans les autres sacrements ce qui est signifié c'est un effet particulier de la grâce ; ils produisent sur un point particulier une configuration à la sainteté du Christ. Mais dans le sacrement de l'autel ce qui est signifié et réalisé c'est la présence de l'auteur de la grâce en son sacrifice. Le Seigneur et son sacrifice sont rendus présents.
Voilà pourquoi du reste la communion donne la grâce d'une manière et avec une intensité qui lui est propre. La communion sacramentelle, en effet, produit dans une âme, déjà vivante de la vie divine et qui est bien disposée, une grâce d'union toute spéciale, resserre très étroitement les liens entre cette âme et Jésus-Christ et tout le corps mystique (et apporte en même temps soutien, force et consolation comme un aliment céleste). Mais la communion donne de tels fruits parce que le Seigneur a commencé par se rendre présent lui-même en personne, avec sa divinité et son humanité, en celui qui communie avec de dignes dispositions. Il a commencé par venir résider en personne dans le communiant. Comment exprimer l'abondance de grâces dont il nous comble par le fait de cette résidence et du contact qui est inséparable de cette résidence ? -- Le contact du Christ se trouve dans tous les sacrements. Le contact du Christ par le fait d'une résidence personnelle ne se trouve que dans le Saint-Sacrement. Dans l'ordre des signes sacramentels, l'Eucharistie est seule à jouir de ce privilège apporter la grâce parce que l'Auteur de la grâce s'est rendu présent en personne à notre personne chétive et pécheresse. Telle étant la dignité de l'Eucharistie, son excellence parmi les autres sacrements, on conçoit que son accomplissement exige davantage que la simple qualité de chrétien, si éminente soit-elle ; le caractère baptismal ne suffit pas ; il faut un pouvoir et un caractère uniques, comme sont uniques les merveilles de l'amour rédempteur ici réalisées.
Sacramentel ne s'oppose pas à *réel *; sacramentel s'oppose d'une part à *manifeste* -- car le sacrement est un voile -- et sacramentel, d'un autre point de vue, s'oppose à : simplement *évocateur ;* ou encore à *subjectif ;* -- car le sacrement détient en lui-même sa consistance et son efficacité : *ex opere operato*.
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Bien loin de s'opposer à l'ordre réel, l'ordre sacramentel est l'ordre de l'action réelle du Christ ou de sa présence réelle mais sous un voile ; action réelle ou présence réelle du Christ qui a souffert pour nous, qui dans sa Passion, nous a mérité toute grâce, qui a présenté au Père le sacrifice parfait et qui, par les rites qu'il a institués, nous configure à sa propre sainteté et nous attire à sa propre gloire : *recolitur memoria Passonis ejus, mens impletur gracia et futuræ gloriæ nobis pignus datur* ([^4]).
#### 3. -- Convenances de l'ordre sacramentel
Voulons-nous entrevoir le pourquoi de l'ordre sacramentel et, à l'intérieur de cet ordre, le pourquoi de l'Eucharistie, nous devons alors nous rappeler certaines convenances profondes qui, sans être contraignantes pour la Sagesse et la Puissance divines, tiennent cependant de très près à l'économie de la Rédemption et à l'état concret de notre nature, tels qu'il a plu à Dieu de les vouloir. Il convenait donc que le Seigneur Jésus ayant souffert la Passion, étant ressuscité le troisième jour, remonte dans le Ciel sans tarder et qu'il siège à la droite du Père, afin que son nom soit élevé au-dessus de tout nom *puisqu'il s'était abaissé par amour et obéissance jusqu'à la mort de la croix*. -- Pour communiquer les grâces de la Rédemption à l'humanité pécheresse, née d'Adam et d'Ève, qui ne se limite pas évidemment à la génération qui fut contemporaine de la vie publique du Christ mais qui se perpétue jusqu'à la fin du monde, il convenait que le Seigneur Jésus se servît de moyens appropriés à notre nature blessée, charnelle et pécheresse, soumise à la succession dans le temps ; il convenait donc qu'il établît des rites sensibles et porteurs de grâce ;
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il convenait aussi, puisque notre nature est soumise à la succession et à l'histoire, que ces rites soient maintenus intègres tout au long des siècles par une société surnaturelle et hiérarchique, une Église, que le Seigneur garderait et assisterait infailliblement. Cependant une question se pose, pour peu que l'on se rende attentif à l'infinie miséricorde du Christ rédempteur, à sa volonté d'intimité avec chacun des hommes qu'il a rachetés : *proprias oves vocat nominatim* (Jo. X, 3)... Une fois retourné auprès du Père va-t-il nous soustraire sa présence ici-bas ? Le contact immédiat avec sa personne réellement présente ne sera-t-il accessible qu'après notre mort ? La présence réelle ne sera-t-elle pas accordée, même sous un voile et à travers des apparences étrangères ? Par ailleurs pour toutes les générations qui vont se succéder jusqu'à la Parousie -- au milieu de quelles vicissitudes, de quelles angoisses, de quelles iniquités -- pour ces générations qui ne peuvent pas plus se passer de sacrifice que de religion (car il n'existe pas de religion sans sacrifice) n'y aura-t-il pas de sacrifice sinon en souvenir, dans la commémoraison pieuse, mars privée de réalité objective et actuelle, de l'immolation du Vendredi-Saint ? Est-il inconcevable que le sacrifice du *Testament nouveau et éternel* demeure présent, serait-ce sous un voile, à la condition toutefois que le Christ se rende présent en personne comme victime et comme prêtre ? A ces questions si graves, *à ces questions solennelles de l'absence que ne peut éviter de se poser un cœur qui aime*, le Cœur du Christ qui aime sans mesure a répondu par la présence réelle, mais sous un voile ; le sacrifice réel et la communion véritable, mais sous un voile. ; le vrai sacerdoce, mais par un ministre validement ordonné à travers lequel c'est lui-même qui agit.
Donc sous un voile, comme il est normal pour la vie de Foi : vraie présence, vrai sacrifice, vrai pain du ciel, vraie communion, vrai sacerdoce : *Mysterium Fidei*. Ce sont là quelques-unes des convenances de l'amour d'un Dieu rédempteur. Le Seigneur Jésus ne les a pas éludées... *Cum dilexisset suos qui erant in mundo in finem dilexit eos* ([^5]).
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#### 4. -- Vérités incluses dans l'institution même de l'Eucharistie
Telle est donc la Foi catholique au sujet de la Messe. Pour sûr, le rite est accordé avec cette Foi, mais non pas d'un accord qui aurait été découvert après coup pour confirmer le dogme. L'accord entre la Foi et la pratique rituelle ne s'est pas fait en deux temps, comme si l'Église dans un premier temps eût défini l'essence de la Messe et, dans un second temps, à la suite de laborieuses et scientifiques recherches, eût fini par mettre au point un rite qui cadre exactement avec le dogme. C'est d'un même élan au contraire,
*Et d'une seule source et d'un seul portement*
que l'Église a cru au mystère de la Messe et a trouvé le cadre rituel le plus digne pour entourer, glorifier, présenter avec la plus belle transparence le sacrifice que son Époux lui a remis. Jamais d'hésitation. Un développement prompt et homogène du cadre rituel, (puisque la Messe romaine était pratiquement codifiée dès l'époque de saint Léon et saint Grégoire). Enfin la transmission pieuse et vénérante tout le long des siècles des rites qui, dès l'origine ; furent trouvés et adoptés selon une harmonie spontanée avec la Foi.
Pour la première fois le rite de la Messe, en ce qu'il a d'essentiel et sans être encore explicité, fut proposé à la croyance des Apôtres et confié à leur ministère le soir du Jeudi-Saint, lorsque le Seigneur accomplissant le miracle de la première transsubstantiation -- et d'une transsubstantiation séparée et sacrificielle -- changea le pain en son corps et le vin en son sang. Puis il rendit les Apôtres, et eux seuls, participants de ce pouvoir inouï, il leur conféra la dignité sacerdotale et ses Apôtres devinrent des prêtres. Or la Foi des saints Apôtres, premiers prêtres du Nouveau Testament, portait sur quatre points essentiels. Quatre vérités se trouvaient incluses nécessairement dans le rite, même non encore explicité, accompli par le Seigneur.
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Quatre vérités liées entre elles par une connexion infrangible : d'abord la Messe est un sacrifice propitiatoire, mais il est offert d'une manière non sanglante et sous les espèces du pain et du vin. -- Seconde vérité : présence réelle par transsubstantiation impliquée dans les paroles mêmes du sacrifice ; sans cela le sacrifice serait privé de réalité, le pain serait encore du pain, contrairement à la parole du Seigneur : *ceci est mon corps*. -- Troisième vérité : communion réelle, conformément à ce que dit le Seigneur : *prenez et mangez-en tous car ceci est mon corps*. -- Quatrième vérité : dignité du prêtre absolument à part ; c'est en effet aux Apôtres seuls et à leurs successeurs, ce n'est pas aux autres disciples, ni aux saintes femmes, ni à tous ceux qui croiraient en lui indistinctement, que le Seigneur a dit : *chaque fois que vous ferez ces choses vous les ferez en mémoire de moi*. -- En mémoire de moi signifie en vous souvenant de ce que j'ai fait, mais aussi du pouvoir que je vous ai donné de le faire ; -- en vous souvenant que je me suis livré à la mort pour vos péchés une fois pour toutes, mais aussi que, loin de vous retirer ce sacrifice définitif, je vous l'ai laissé sous forme de rite efficace, de sorte qu'il soit offert chaque jour, par chaque génération, jusqu'à mon retour glorieux.
#### 5. -- Excellence toute particulière du rite romain
Dès la première célébration par le Christ en personne, le rite de la Messe, avant d'être explicité, portait inclus en lui-même les quatre points majeurs de la Foi théologale que je viens de rappeler. Par la suite, et très rapidement, la célébration de la Messe par l'Église devait s'expliciter en conséquence, favoriser le rayonnement conjoint de ces quatre grands luminaires sans jamais les négliger, les séparer ou les isoler : vrai sacrifice, vraie présence, vraie communion, vrai sacerdoce. Et l'excellence des rites de la Messe romaine vient précisément de ce qu'ils rendent sensible, avec un rare équilibre, une transparence admirable, chacun des aspects du mystère eucharistique.
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Les génuflexions, les agenouillements, les inclinations, les protestations de repentir, de dépendance et d'humilité s'accordent le moins mal possible au mystère de *la présence réelle.*
Par ailleurs, grâce à l'offertoire qui fait très explicitement mémoire de la Passion nous sommes avertis, dès le commencement de la Messe proprement dite, (ce qui précède n'étant que l'avant-Messe) que l'Église va faire *tout autre chose qu'un repas simplement commémoratif de la mort de Jésus et de la dernière Cène*. L'Église va rendre présent sur l'autel le sacrifice du Christ ; le Christ sera bientôt présent sous les apparences du pain et du vin comme réellement immolé : Voilà pourquoi l'Église apporte tant de soin à bien préciser, après avoir mis de côté le pain et le vin, qu'elle les réserve pour le sacrifice, qu'elle les offre déjà symboliquement en vue du saint sacrifice et de la communion. Dans cet offertoire il s'agit de tout autre chose que de remercier le Seigneur parce qu'il a fait fructifier les travaux des champs ; il s'agit de tout autre chose que de bénir la nourriture que Dieu donne, comme nous le faisons avant de nous mettre à table. Il s'agit d'offrir le pain et le vin en préparation de l'oblation que le Christ fera de son corps et de son sang quand il changera, par le ministère du prêtre, le pain en son corps et le vin en son sang. Dès l'offertoire, dès que nous découvrons le calice, dès que nous prenons en nos mains la patène chargée de l'hostie, dès que nous soulevons le couvercle du ciboire des petites hosties, nous tenons à marquer la destination sacramentelle du pain et du vin ; nous voulons nous disposer à ce que le Seigneur accomplira bientôt par notre ministère ; nous faisons le possible pour accorder notre offrande intérieure à l'offrande de nos mains ; nous voulons absolument, dès notre premier contact avec l'hostie et le calice, saisir et faire saisir la finalité sacramentelle de notre offrande et ne laisser aucune équivoque sur notre intention. C'est autre chose que la bénédiction d'un repas, serait-il plus religieux et plus solennel que d'habitude ; autre chose qu'une action de grâce pour les fruits de la terre et le labeur humain ; autre chose que la préparation à une commémoraison vide et inopérante de la dernière Cène. C'est une offrande dont le sens est unique :
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préparer le sacrifice du Christ qui sera offert en toute vérité par la double consécration ; préparer la communion qui sera réelle en vertu de la résidence en nous-même du corps du Christ sous l'apparence du pain ; préparer ces mystères sans nulle équivoque possible et nous y disposer intérieurement.
L'Église a établi très vite le *Canon* afin d'entourer le sacrifice, accompli par les paroles de la consécration, d'un ensemble de prières éminemment appropriées ; prières admirables par la dignité, l'universalité, le sens de l'oblation ; prières invariables parce qu'elles sont trop liées au rite suprême et invariable de la consécration pour n'être pas également invariables. Cette consécration elle-même l'Église la fait sans se lier à la lettre du texte de l'Écriture, parce qu'il ne s'agit pas précisément de lire l'Écriture mais de faire le sacrifice du Seigneur ; le faire évidemment dans la forme fixée par le Seigneur, mais cette forme n'a été consignée dans les Écritures qu'au terme de plusieurs années. Or avant cette rédaction officielle on célébrait déjà la Messe.
Paroles et gestes de l'offertoire et du Canon, formule de la consécration qui n'est pas *ad litteram* assujettie à l'Écriture, toutes ces explicitations de la Cène du Jeudi-Saint, l'Église les a trouvées comme sans les chercher dans la spontanéité de sa foi et de son amour d'Épouse. C'est encore la même ferveur de foi et d'amour qui lui a fait multiplier les témoignages d'humilité et d'adoration, découvrir tant d'expressions saisissantes de la crainte chaste et filiale, redire sous tant de formes et comme dans un gémissement inspiré par l'Esprit de Jésus : Père très clément, faites que notre sacrifice soit agréé. Il le sera évidemment puisqu'il est le seul sacrifice entièrement digne de votre sainteté ; le seul vraiment propitiatoire ; il est en effet le sacrifice de votre Fils en personne ; mais enfin c'est sur nous que doit retomber la rosée vivifiante du sang divin, nous qui risquons d'être aussi imperméables que la roche du Calvaire. Ne le permettez pas, quelle que soit notre indignité. Que le sacrifice de votre Fils que vous avez mis entre nos mains, -- entre nos mains débiles, entre nos mains impures, -- soit reçu par vous avec tant de bienveillance qu'il produise en nous tous ses effets.
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Que notre âme se prépare à être détrempée par votre grâce ; qu'elle devienne réceptive et se laisse doucement imprégner, de sorte que les semences de grâce y fructifient au centuple. Que notre sacrifice, Père très clément, *vous soit agréable en ce sens qu'il portera dans nos cœurs tous ses fruits*. -- Mais également qu'il vous soit agréable *en ce sens que notre pauvre offrande personnelle ne sera pas indigne d'être intégrée au sacrifice de votre Fils *; notre offrande à côté de la sienne ne sera pas dépareillée ; bien mieux elle se perdra dans son offrande parfaite comme la goutte d'eau dans le vin du calice.
Ceux qui reprochent à l'offertoire et au Canon romain d'avoir multiplié les *accepta habeas* n'ont pas bien compris que le sacrifice offert par l'Église n'est autre que celui du Christ lui-même. L'offrant avec amour, elle ne peut être que saisie d'une crainte chaste à la pensée qu'elle pourrait mettre obstacle, n'être pas suffisamment accordée au cœur de son Époux.
Le même amour qui fait multiplier les *accepta habeas* confère aux prières du Canon cette largeur, cette sollicitude et pour tout dire cette tendre catholicité que certains esprits -- par légèreté, par sécheresse, par goût du système, que sais-je encore ! -- tiennent pour une diversion ou un ornement superfétatoire. Comme si pouvait être superfétatoire l'intercession pour la hiérarchie ecclésiastique, pour les assistants et tous ceux qu'ils portent dans leur affection, pour le salut de leur âme et la santé de leur corps ; comme si pouvait être superflue la supplication pour la préservation du feu éternel ; pour la paix intérieure et une paix politique digne de ce nom ; comme si c'était une surcharge sans intérêt que le douloureux *memento* pour les serviteurs et les servantes de Dieu *qui nous ont précédés marqués du signe de la foi et qui dorment du sommeil de la paix*. Et je ne parle pas du recours aux saints de la loi de nature et de la loi écrite : Abel, Abraham, Melchisédech, qui offraient avec une âme pure des sacrifices figuratifs et qui saurant bien nous obtenir des dispositions très saintes pour offrir l'unique sacrifice véritable : *sanctum sacrificium, immaculatam hostiam*. Trouver superfétatoire et distrayante l'immense intercession de l'Église dans le Canon romain, prétendre la supprimer pour y substituer, juste après le Credo et avant l'offertoire, je ne sais quelle *prière universelle*, en général tendancieuse, unilatérale ou fantaisiste,
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c'est avoir oublié la portée du sacrifice sacramentel qui s'accomplit à la double consécration. Universel comme le sacrifice du Vendredi-Saint et d'une valeur réparatrice pareillement infinie, il touche directement et avec une force divine les vivants et les âmes du purgatoire -- les vivants pour les convertir, les garder, les purifier, les défunts pour les délivrer ; -- loin d'être sans répercussion sur le temporel il obtient du Père céleste que le temporel lui-même soit disposé par lui en vue de son Église et de notre vie spirituelle ; bref, pour reprendre les formules bien connues ([^6]) le sacrifice de la Messe est indivisiblement *latreutique et eucharistique* puisqu'il rend à Dieu une adoration et une action de grâce dignes de lui ; *propitiatoire*, puisqu'il satisfait pour nos péchés avec surabondance ; *impétratoire* puisqu'il intercède pour tous les biens spirituels et pour tous les biens temporels qui s'y trouvent reliés.
Après la consécration, dans la deuxième partie du Canon, la prière *Supplices te rogamus Omnipotens Deus*, sans oublier un instant le sacrifice, nous tourne plus directement vers la communion : *ut quotquot ex hac altaris participatione sacrosanctum Corpus et Sanguinem sumpserimus omni benedictione coelesti et gratia repleamur*. Pour achever de nous disposer à *communier dans la foi et dans la grâce, dans l'humilité et l'adoration*, à ce pain vivant qui est le Seigneur lui-même, nous récitons le *Pater, l'Agnus Dei*, nous nous frappons la poitrine par trois fois en répétant les paroles du Centurion. Enfin le prêtre dépose l'hostie sainte sur les lèvres du fidèle qui s'est mis à genoux.
*Ainsi ordonné le rite de la communion est dans une convenance parfaite avec la Foi *: il s'agit bien d'un repas et d'une nourriture, mais c'est un repas mystique : cette nourriture est le pain céleste, Jésus-Christ, Fils de Dieu. Voilà pourquoi il est reçu à genoux, voilà pourquoi c'est au prêtre qu'il est réservé de le donner sauf des cas tout à fait exceptionnels ([^7]), car le prêtre a reçu du Souverain Prêtre, à l'égard du corps eucharistique, un pouvoir qu'il ne partage avec nul autre.
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Dans la communion, il s'agit bien d'une union avec nos frères, mais d'une union selon la grâce, qui dérive de l'union préalable à Jésus-Christ tête du Corps Mystique. Nous sommes infiniment loin d'une union de nature humanitaire ou politique. Nous sommes dans l'ordre de la grâce et, à l'intérieur de cet ordre, dans l'ordre suprême du Saint-Sacrement qui ne nous apporte la grâce, si toutefois nous vivons déjà de la vie divine, qu'à la suite de la résidence en nos cœurs de l'Auteur même de la grâce. Ce n'est plus comme en d'autres sacrements une purification ou une « confirmation », c'est une communion réelle et personnelle, parce que le Seigneur a commencé par établir sa résidence en nous-même. *Qui manducat meam carnem et bibit meum sanguinem, in me manet et ego in eo* ([^8]).
#### 6. -- Raisons de refuser le nouvel Ordo
Si deux cardinaux et des prêtres de plus en plus nombreux, en attendant le tour des évêques successeurs des Apôtres, ont déclaré solennellement leur propos de s'en tenir à la Messe romaine de toujours, c'est à cause de la convenance de ses rites et de son formulaire avec le mystère de l'Eucharistie tel que le Seigneur l'a institué pour jamais : sacrifice réel, communion réelle, présence réelle, dignité spéciale du prêtre. Le refus du *Nouvel Ordo* est tout à fait autre chose qu'une opposition à des rubriques nouvelles ; c'est le refus d'un rite qui dissout le mystère de la Messe, qui, par ses équivoques, favorise l'abolition du sacrement de l'autel. -- « Vous faites beaucoup de train pour un offertoire » me disait un confrère. Mais une telle remarque passe à côté de l'objet, car il s'agit de beaucoup plus que de la suppression de l'offertoire, laquelle est déjà une transformation sans précédent.
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Il s'agit de transformations multiples et tellement profondes qu'elles tendent à ruiner la substance de la Messe. En effet il n'est plus de langage fixe et assuré même pour le Canon, puisque l'on rend quasi-obligatoires les langues nationales ou régionales ; de plus le sens du sacrifice s'affaiblit graduellement, moins encore parce que l'on supprime l'offertoire, ce qui est déjà très grave, que parce que l'on fait prévaloir (si pratiquement on ne l'impose pas) une prière eucharistique ultrarapide et peu consistante. ? Ajoutez à cela que le célébrant ne fait plus que très rarement la génuflexion ou supprime tout à fait cette marque d'adoration ; de plus on oblige souvent les fidèles à communier debout, dans la main, et après avoir rendu le recueillement impossible ; l'habitude s'introduit même de confier le ciboire de la communion à des laïcs et à des femmes.
Le vice radical du *nouvel Ordo* c'est d'avoir introduit dans la célébration de la Messe le système de rites *ad libitum*, de formulaires *ad libitum* et souvent imprécis qui autorisent, sous la garantie de la légalité, aussi bien la Messe véritable que le « mémorial » hérétique. A cette *Messe polyvalente*, comme dit si justement le *Courrier de Rome*, nous ne cesserons d'opposer un refus respectueux mais irréductible. -- Le *nouvel Ordo* est un *Ordo à tiroirs*. Par suite il arrive cette chose vraiment monstrueuse que le prêtre catholique et le prêtre moderniste sont également justifiés dans leur célébration. Tel prêtre orthodoxe et même pieux, en poussant un des tiroirs des lectures, des prières universelles, des « prières eucharistiques » et du rite de la communion réussit, tant bien que mal, à se composer une Messe à peu près convenable et certainement valide. A l'opposé, il suffira au prêtre moderniste, ne croyant pas plus à la présence réelle qu'à la réalité du sacrifice eucharistique et à la dignité spéciale du prêtre, de pousser un autre tiroir pour se composer sans difficulté une Messe en accord avec son hérésie ; ne croyant pas à la présence réelle il donnera la communion dans la main ou la fera distribuer par une fille ; ne croyant pas au Saint-Sacrifice il se servira du mini-canon ; il fera de la consécration une simple lecture du texte sacré, puis, tenant compte des « urgences pastorales », conformément à l'esprit du *nouvel Ordo*, il encadrera la pseudo-consécration d'invocations tendancieuses, comme auparavant il avait multiplié les demandes suspectes dans une prière universelle de son cru.
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Le prêtre moderniste agira de cette façon sans que vous puissiez lui adresser de reproches graves car le propre de la nouvelle Messe est d'avoir disposé des tiroirs tout à la fois pour le prêtre moderniste et le prêtre fidèle, il suffit de pousser. Quiconque dans un couvent supporte d'assister, en plus de la Messe concélébrée, aux Messes privées célébrées encore par différents Pères, peut constater la vérité de ce que j'avance. Mais du reste on le constate dans les paroisses qui ont un clergé nombreux et non encore totalement « conditionné » par le modernisme. Par la diversité des tiroirs le *nouvel Ordo* est arrangeant pour le moderniste comme pour le catholique. En quoi il est déjà très gravement équivoque. Mais il faut dire plus. Il faut dire et d'abord il faut voir qu'il est plus arrangeant pour le moderniste que pour le catholique. Le prêtre fidèle et le prêtre hérétique ne sont même pas également favorisés, ce qui déjà serait intolérable. Le prêtre fidèle est sournoisement contrecarré, car le nouvel Ordo, dans son esprit comme dans sa lettre, soumet le prêtre aux « options » de l'assemblée ; or tout le monde voit comment, dans une période d'anarchie, les hérétiques ont beau jeu pour extorquer de l'assemblée du peuple de Dieu des vœux et des motions hérétiques. Aussi bien, des prêtres fidèles qui ont cédé sur le *nouvel Ordo* en sont réduits à faire varier rites et formulaires d'après les caprices et l'importance numérique de l'assemblée. Le mini-canon, les prières universelles extravagantes, la distribution de l'hostie dans la main qu'ils n'admettent pas devant un petit groupe fidèle, ils s'y résignent devant une assistance plus nombreuse ; ils se résignent même alors à bien d'autres manipulations qui, en elles-mêmes, favorisent l'hérésie protestante et moderniste.
Comme si tout cela ne suffisait pas à rendre essentiellement équivoque le *nouvel Ordo* les traductions des textes sont faites selon le principe non de la conformité aux textes mais de la primauté des « urgences pastorales ». C'est une imposture de parler encore de traduction, On en viendra obligatoirement si ce n'est déjà fait, à fausser le texte de l'Écriture et à utiliser des formulaires qui rendent la Messe invalide.
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C'est parce que les équivoques du *nouvel Ordo* ont cette gravité que nous gardons la Messe romaine de toujours. Les rites et les formulaires de cette Messe, trouvés dès les premiers siècles, sont merveilleusement adaptés (et sans glissement possible) au mystère de l'Eucharistie tel que le Seigneur l'a fait, tel qu'il le gardera certainement dans son Église jusqu'à la Parousie : vrai sacrifice, vraie communion, présence vraie, substantielle, personnelle, vrai sacerdoce. Quelles que soient au-dedans de l'Église certaines faiblesses de l'autorité, quelles que soient, au dehors, les persécutions des ennemis, la Vierge Mère de Dieu obtiendra à l'Église catholique, la seule Église vraie, de garder la vraie Messe jusqu'à la fin.
> *Vous portâtes, digne Vierge, Princesse,*
>
> *Jésus régnant qui n'a ni fin ni cesse...*
>
> *Vierge portant sans rompure encourir*
>
> *Le sacrement qu'on célèbre à la Messe*
>
> *En cette foi je veux vivre et mourir* ([^9]).
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Sur la violence
par le chanoine Raymond Vancourt
Il en est de la violence comme de la « contestation ». Certains croient ou affectent de croire qu'il s'agit de phénomènes particuliers à notre époque, ou qui, du moins, n'ont, en aucun autre temps, sévi avec la même intensité. En réalité, l'emploi de la violence et la contestation ont toujours existé. En ce qui concerne celle-ci, il serait amusant et facile de collectionner les textes établissant que les siècles précédents, même les plus anciens, en ont fait l'expérience ([^10]). On pourrait faire la même remarque à propos de la violence.
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Ce n'aurait toutefois qu'un intérêt rétrospectif et il n'est point dans notre propos d'évoquer le passé. Nous voudrions plutôt méditer sur la violence telle que nous la voyons se développer sous nos yeux, méditer aussi sur la façon dont nos contemporains, laïcs et clercs, en parlent. Il y a là, en effet, matière à réflexion.
#### Violence de droite, violence de gauche
Pour certains, la violence est nécessairement mauvaise et blâmable, lorsqu'elle est exercée par des gens qu'on qualifie « de droite » (expression équivoque, qui ne signifie point grand chose) ; elle est, par contre, sinon recommandable, du moins excusable, lorsque les « violents » sont de gauche. De cette interprétation, on a eu récemment un exemple presque caricatural. Le P. Jean Cardonnel, dominicain d'extrême avant-garde, qui, on le sait, invite, au nom de l'Évangile, les chrétiens à descendre dans la rue et à monter sur les barricades, a été « empêché » par des « saboteurs » d'annoncer son message aux habitants de la bonne ville d'Annecy. Il a protesté dans une lettre envoyée à Bourdarias, lequel, dans le *Figaro*, en a publié, entre autres, le passage suivant :
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« Dans plusieurs villes, j'ai pu toucher du doigt que la liberté d'expression n'était pas respectée : les cris inarticulés, le sabotage systématique sont mis sur le même plan qu'une conférence développée posément et sans injure. » (*Le Figaro* du 28-29 mars 70, p. 4.) Il est à tout le moins curieux que celui qui préconise l'emploi de la violence pour faire sauter la société capitaliste, se plaigne qu'on use à son égard d'une violence, ma foi relativement anodine, et dont les effets ne sont quand même pas aussi dramatiques que ceux que nous subirions le jour où la révolution marxiste aurait tout balayé sur son passage.
Il est également curieux qu'un évêque se soit levé pour défendre le dominicain rouge. Serait-il intervenu cet évêque si, par exemple, on avait troublé une conférence de l'abbé de Nantes ? J'en doute un peu. -- Quant à l'argument invoqué : « Il est intolérable que la violence intervienne entre hommes qui se réclament de la même foi », il y aurait certaines choses à dire à ce sujet. D'abord, je n'ai point l'impression, pour mon compte, d'avoir la même foi que le P. Cardonnel. Je crois fermement à la transcendance de Dieu et du Christ. Le P. Calmel a montré, il n'y a pas longtemps, dans *Itinéraires*, les équivoques de la pensée du P. Cardonnel sur ces points essentiels. Je ne me sens pas du tout tenu d'admettre que ma foi implique une obligation quelconque d'adhérer au marxisme théorique ou pratique. -- D'autre part, quand on sait les dégâts que le P. Cardonnel a causés dans un diocèse que je connais (ce n'est pas le mien), on est d'autant plus étonné de voir un de nos chefs ecclésiastiques nous recommander « une entente loyale entre membres d'une même Église », alors que nous nous sentons plutôt étrangers au christianisme que propose Cardonnel. Je ne vois pas non plus ce que « l'œcuménisme » vient faire là-dedans, et encore moins l'affirmation que « la lutte pour la paix et le développement est indivisible ». Il n'y a aucun intérêt et beaucoup d'inconvénients à confondre tous les problèmes.
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Cela ne signifie pas, est-il besoin de le dire ? que j'éprouve un enthousiasme délirant pour la violence et ses différentes manifestations. J'essaie seulement de comprendre la mentalité de ceux qui estiment devoir s'y livrer.
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Leur attitude me paraît s'expliquer par un sentiment fait à la fois de tristesse et d'exaspération devant ce qu'ils considèrent comme un effritement de la religion catholique. Ils ont l'impression que le sens de la transcendance divine est en train de se perdre complètement, que le culte de l'homme se substitue partout au culte de Dieu, que leurs églises deviendront bientôt de simples lieux de réunion, à moins qu'elles ne se transforment en salles de conférences ou en music-halls. Ils ont également le sentiment que, devant cette dégradation totale du catholicisme, l'autorité fait preuve d'une carence à leurs yeux absolument incompréhensible. Se voyant comme abandonnés à eux-mêmes, ces catholiques semblent ne plus avoir le choix qu'entre deux attitudes : se replier sur soi, pour vivre sa foi dans l'obscurité et la nudité dont il est si souvent question dans les œuvres de saint Jean de la Croix ; ou bien réagir violemment contre les abandons successifs, dont ils ne voient pas où ils s'arrêteront. Les « introvertis » optent pour la première attitude, les « extravertis » pour la seconde. Ils méritent, les uns et les autres, qu'on fasse un effort sérieux pour les comprendre. Le Christ a dit que le Bon Pasteur laisse pour un temps les quatre-vingt-dix-neuf brebis qui dorment dans le bercail, pour s'occuper de celle qui vagabonde. Le conseil du Christ ne devrait pas être suivi qu'à sens unique.
#### Violence brutale et violence larvée
De ce que nous venons de dire, il ressort déjà que le concept de violence est ployable en tous les sens. On s'en aperçoit encore davantage en réfléchissant sur une terminologie dont on fait, ces derniers temps, un copieux usage. La *Paroisse universitaire*, si on en croit un compte rendu paru dans le *Figaro* du 26 mars, a évoqué durant ses « 47^e^ Journées Universitaires », qui se sont tenues à Metz, « le problème de la violence, pas seulement celle qui s'affirme avec brutalité, mais aussi celle des structures économiques et politiques ». La distinction entre une violence franche et une autre qui se dissimule habilement, est, somme toute, classique. Mais on peut l'interpréter de plusieurs manières et surtout en tirer les conséquences les plus opposées.
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Pour certains -- et dans les mouvements d'Action catholique cette interprétation a de plus en plus tendance à se répandre -- la violence larvée, exercée par le pouvoir économique et politique, voilà ce contre quoi, dans nos sociétés occidentales, il faudrait, en priorité, lutter. Et on pourrait la combattre par tous les moyens, y compris la violence ouverte, c'est-à-dire la révolution, pour laquelle pas mal de clercs éprouvent une nostalgie plus ou moins avouée. -- A la limite, on aura le cas de l'abbé Camillo Torrès, qui abandonna son sacerdoce pour aller faire le coup de feu avec les maquisards de l'Amérique du Sud. Et l'on sait qu'en certaines salles de réunion pour mouvements chrétiens, durant les événements de mai 68, le portrait de Camillo Torrès était en bonne place, comme celui d'un héros que l'on conviait les jeunes à admirer et à imiter.
Bref, la distinction entre les deux formes de violence, la brutale et la sournoise, semble surtout vouloir servir à lever les scrupules de ceux qui hésitent à accepter la perspective de la violence révolutionnaire avec tous ses aléas, parce qu'ils estiment que vouloir remédier à la violence larvée de la société capitaliste par la révolution risque de nous faire sombrer dans une situation pire, de laquelle on ne voit pas bien comment dans la suite on sortirait.
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Quand on compare de plus près les deux formes de violence distinguées par la sociologie contemporaine, on est amené inévitablement aux constatations suivantes.
D'abord, il faut admettre que dans notre société capitaliste actuelle, il existe de nombreuses contraintes économiques et politiques, auxquelles il est difficile d'échapper. C'est d'autant plus malaisé que ces contraintes parviennent, si on peut ainsi s'exprimer, à se faire oublier. On ne les sent plus, on n'en a plus conscience ; on a, au contraire, l'impression d'être libre. -- C'est d'ailleurs, disons-le tout de suite, beaucoup plus qu'un sentiment illusoire. Nous sommes effectivement libres en de nombreux domaines. Des amis, revenant d'Europe de l'Est, me décrivaient l'impression d'étouffement qu'ils avaient durant leur voyage. Ils ne pouvaient aller où ils voulaient, ni parler à cœur ouvert avec qui que ce soit ; ils se sentaient comme avec une chape de plomb sur les épaules.
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A cette situation, ils comparaient la liberté dont nous jouissons en France, et ils faisaient également remarquer qu'ils n'avaient nullement éprouvé une sensation aussi pénible lors de leurs voyages en Espagne et au Portugal, ces pays « fascistes », objets préférentiels de la haine de nos chrétiens de gauche (ce qui ne les empêche pas d'ailleurs de profiter largement des vacances sur la Costa Brava). -- Bref, à moins de manquer totalement de bon sens ou de sincérité, on est quand même obligé d'admettre qu'on est plus libre en Occident qu'en Russie ou en Tchécoslovaquie. Si on n'en est pas convaincu, qu'on demande aux Tchèques ce qu'ils en pensent.
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Il n'en demeure pas moins vrai que notre liberté n'est pas totale ; nous subissons, consciemment ou non, des contraintes multiples et nous avons le droit d'essayer de diminuer la dose de violence larvée qu'on nous fait ingurgiter. -- Mais à quelques conditions. -- D'abord, il faut se dire que la vie en société n'est possible que si on accepte certaines contraintes, certaines limitations imposées à notre liberté. Et pour y voir plus clair, il faudrait préciser de quelle liberté il s'agit quand on parle de contrainte. On l'identifie, trop souvent, à la possibilité de faire tout ce qui plaît, de suivre nos instincts ; bref, on assimile la liberté à l'arbitraire le plus total. Aucune société ne pourrait se construire et se développer si elle n'obligeait ses membres à refréner quelques-uns de leurs désirs ; si, par conséquent, elle n'exerçait sur eux une certaine violence. Freud s'en rendait parfaitement compte et il admettait, comme le note Marcuse, que « la civilisation est fondée sur l'assujettissement permanent des instincts humains » ; que la libre satisfaction de tous les instincts est incompatible avec la vie en société et que celle-ci, à notre époque, « est subordonnée à la discipline du travail..., à la discipline de la reproduction monogamique et aux lois de l'ordre social » ([^11]). Pas de société, par conséquent, sans une dose indispensable de violence, c'est-à-dire de contrainte. Le sacrifice que nous faisons en acceptant cette violence, a été, nous dit encore Marcuse, « très rentable : dans les zones techniquement avancées de la civilisation, la conquête de la nature est presque totale, et plus que jamais auparavant, davantage de besoins d'un plus grand nombre de personnes sont satisfaits » ([^12]).
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Cette violence indispensable constitue-t-elle vraiment, comme telle, un obstacle pour notre liberté ? -- Oui, si, par liberté, on entend la possibilité de suivre ses instincts sans discrimination ni retenue. -- Mais la liberté authentique, est-ce cela ? N'est-elle point, au contraire, intimement liée à la raison ? Est-il libre l'homme qui prétend répondre oui, indistinctement, à tous les appels de son corps, à toutes les impulsions de son égoïsme ? N'est-il point, au contraire, l'esclave de ce qu'il y a en lui d'inférieur, d'animal ? Ne subit-il pas l'action violente de ses passions ? Ce n'est pas seulement par la violence extérieure que la liberté est menacée ; elle l'est, bien plus encore, de l'intérieur, par nos tendances anarchiques, par la « bête », qui subsiste en nous et qui, sans cesse, s'efforce d'asservir l'esprit. -- Les contraintes sociales peuvent, au contraire, constituer un authentique instrument de libération. Elles apprennent à nous maîtriser, à réfréner nos tendances, à ne pas nous abandonner à des impulsions arbitraires, désordonnées, égoïstes ; à nous placer au plan de la loi, c'est-à-dire de la règle universelle, qui oblige à nous dépasser nous-mêmes.
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Certes, cela ne signifie nullement que toutes les « violences » exercées sur nous par la société doivent être acceptées passivement, telles quelles, sans distinction. Il faut, au contraire, opérer le départage entre celles qui s'avèrent indispensables pour la vie en société, et celles qui sont surajoutées, excessives, et dont la suppression serait possible et avantageuse. Mais ce départage est souvent malaisé à faire, car on doit tenir compte du point où en est arrivée l'évolution et de tout le contexte social.
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Il faudra toujours se demander si, en supprimant telle forme déterminée de violence, on ne risquerait pas d'en faire surgir une autre, peut-être beaucoup plus intolérable. De cette précaution élémentaire, que le bon sens lui-même exige, bien des chrétiens semblent, de nos jours, avoir totalement perdu conscience ; ce n'est pas une des moindres causes de la situation paradoxale dans laquelle se trouve, à bien des égards, le catholicisme français en 1970.
#### Violence, lutte des classes et A. C. O.
De cette situation paradoxale, l'attitude récente de l'A.C.O., refusant de collaborer, dans un organisme *ad hoc*, avec les chrétiens qui n'appartiennent pas à la classe ouvrière, fournit une illustration, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle apparaît singulièrement inquiétante. Qui est responsable de cet état de choses ? Pour une part importante : le clergé. En voici une preuve, dont personne ne pourra sincèrement contester la valeur.
Les 19-20-21 janvier, s'est tenue à Mouvaux (Nord) une session d'aumôniers d'Action catholique ouvrière. A cette session a participé le Père Depierre, « premier prêtre ouvrier de France ». Il a apporté, comme on dit de nos jours, son témoignage. Celui-ci a été reproduit dans le *Bulletin paroissial* de mon village natal (Erquinghem-Lys, Nord) en avril. J'en extrais quelques passages qui, à mon avis, expliquent beaucoup de choses.
L'Histoire d'Israël, et en particulier la sortie d'Égypte, au dire du P. Depierre, s'explique avant tout par la volonté de Dieu de libérer les Hébreux « de l'esclavage des pauvres qu'ils subissaient durement de maintes façons en Égypte ». Toute l'action des prophètes était orientée dans le même sens et inspirée par les mêmes motifs. D'après le P. Depierre, malheureusement nous l'oublions : « Libération, joie, justice, voilà ce que le Seigneur veut que nous annoncions au Peuple, *qu'il soit pratiquant ou non. Les signes* *donnés par les prophètes et par Jésus-Christ* sont des signes de bonheur, de justice, de guérison, *de libération ouvrière,* des signes concrets et non de beaux rêves d'intellectuels. *Tous, nous avons donc,* *comme prêtres du Seigneur, à agir dans la lutte de classes, car cette action sera de plus en plus un signe de l'amour de Dieu vécu. *»
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C'est là « le contenu spirituel et théologal de l'action collective du monde ouvrier dans la lutte de classes. L'Église d'aujourd'hui, et *surtout l'Église épiscopale* (*sic *: Y aurait-il donc une autre Église que celle gouvernée et enseignée par le Pape et les évêques ?) a-t-elle bien pesé ce contenu spirituel et théologal, a-t-elle bien réalisé tout ce qu'ils exigeaient de ceux qui se disent les prêtres de la parole de Dieu » ? -- Le P. Depierre ne le croit pas. Il trouve manifestement qu'en France, le haut clergé ne fait pas son devoir en l'occurrence. Le P. Depierre ne croit pas non plus à la collaboration des classes. Quant aux efforts déployés par le gouvernement en vue d'atténuer leur antagonisme, il les critique dans le plus pur style de *l'Humanité *: « L'État nous parle souvent d'une *société nouvelle*, où le capitalisme sera contrebalancé par la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise ; cela s'appelle *contrat de* *progrès* et tutti quanti (*sic*). Tout cela n'est qu'une salade, aussi amère que celle du pissenlit, car le capitalisme actuel, entourant dans un papier de soie les contrats de progrès qu'il propose, se promet, plus que jamais, d'écraser encore davantage les pauvres ouvriers, qui se laisseront berner une fois de plus par ces magistrales entourloupettes, qu'on peut baptiser de n'importe quel nom mirobolant, mais qui, en réalité, cachent une exploitation toujours plus éhontée de la classe ouvrière ». Qu'opposer à cette action conjuguée du patronat et du gouvernement ? Le P. Depierre répond : « L'action collective ouvrière pour la libération du monde ouvrier par la lutte des classes. »
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En lisant ce « témoignage », je comprends désormais pourquoi les dirigeants de l'A.C.O. et leurs conseillers n'ont pas voulu entrer dans un groupement où ils risquaient de rencontrer « leurs ennemis de classe ». Quand je dis : je comprends, c'est une façon de parler. Je le comprends si peu que je n'ai pu m'empêcher récemment d'en discuter avec des membres de l'A.C.O. qui me sont proches et de leur poser les questions suivantes : Que voulez-vous au juste ? Vous, membres de ce mouvement et les aumôniers qui vous dirigent ? Oui ou non, désirez-vous l'avènement d'une société communiste ? Oui ou non, êtes-vous prêts à collaborer, quand le moment sera venu, au grand chambardement que nous promet Séguy ?
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A l'aider « pour mettre à l'ombre » les « bourgeois » réticents et récalcitrants ? L'attitude adoptée par certains d'entre vous, lors des événements de mai 68, dont vous gardez la nostalgie, me laisse craindre que quelques-uns n'hésiteraient pas à aller jusque là. -- Mais lorsque, grâce à la violence révolutionnaire enfin victorieuse, vous aurez instauré le communisme, croyez-vous que la classe ouvrière aura gagné au change ?
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On me répond, dans la phraséologie P.S.U., ou C.F.D.T. Nous ne voulons pas du communisme « classique », « orthodoxe », « stalinien », mais d'un « socialisme démocratique ». -- A quoi je rétorquais : Croyez-vous que le parti communiste, avec lequel vous auriez marché la main dans la main pour « susciter le grand soir », vous laissera ensuite établir la société de votre choix ? Cette remarque vaut, non seulement pour vous, mais pour tous les groupes et groupuscules de gauche, qui s'agitent tellement de nos jours. Le parti communiste les utilisera, le cas échéant ; mais, une fois effectué (par quels moyens et à quel prix ?), le passage du capitalisme au communisme, le parti n'admettra jamais qu'on suive une autre ligne que la sienne. La violence, à laquelle vous aurez collaboré, retombera sur vous et pour le plus grand malheur de la classe ouvrière tout entière.
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Contribuer à déchaîner la violence, en accepter le principe, sous prétexte que la violence larvée dont souffre le monde du travail est pire qu'une violence révolutionnaire brutale, me paraît le comble de l'aveuglement. Je ne veux pas dire que cette violence larvée dont on parle tant n'existe pas ; je ne veux pas dire non plus qu'on ne doive pas travailler à en diminuer l'ampleur et la rigueur ; mais je soutiens qu'il y a d'autres moyens efficaces pour y arriver qu'une lutte de classes aiguë et constamment attisée. Que Séguy fasse tout son possible pour exaspérer l'antagonisme des classes sociales, c'est dans la logique de son système ; mais que des prêtres et des militants d'Action catholique prennent exemple sur lui, c'est ce que je ne parviens pas à comprendre.
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Et pourtant, j'ai connu de près la condition prolétarienne, telle qu'elle existait avant la guerre 14 ; par toutes mes racines je suis de la classe ouvrière ; et grâce à Dieu, j'aurais, plus que d'autres, le droit d'affirmer qu'au seuil de ma vieillesse j'appartiens encore -- et j'en remercie le Seigneur -- à « l'Église des pauvres », que certains de nos jours revendiquent pour eux avec plus ou moins de sincérité. Mes interlocuteurs le savaient et c'est ce qui les désarmait un peu durant l'amicale discussion que nous avions ensemble.
Ils essayaient cependant de trouver une échappatoire. Ce que nous voulons, disaient-ils, c'est que les ouvriers soient maîtres dans les entreprises et que celles-ci n'appartiennent plus aux patrons. En nous empêchant de nous mêler de l'administration de l'usine, on fait violence à notre dignité. -- Comme en toutes choses, il y a, dans cet argument, une part de vérité. Il est bien évident qu'on pourrait associer d'une façon plus étroite le monde du travail à la marche de l'entreprise. Mais ici encore, j'ai bien peur qu'on verse dans l'illusion ! Qui détiendra l'autorité, dans l'usine ? Sur quels critères se basera-t-on pour choisir les dirigeants, car il en faudra en tout état de cause ? Comment exerceront-ils leurs pouvoirs ? Les ouvriers, censés participer à la marche de l'entreprise, seront-ils plus libres, plus contents, mieux rémunérés, etc., etc. ? -- Que de questions auxquelles on se garde bien d'apporter des réponses précises. -- Et on en revient toujours au même problème essentiel : Qu'il faille améliorer le système capitaliste, d'accord. Qu'on ne puisse y parvenir qu'en l'éliminant et en lui substituant un collectivisme intégral, c'est une autre affaire. Qu'on doive user de tous les moyens, y compris la révolution violente, pour atteindre ce but, penser cela, c'est de la part des catholiques une pure folie. Des prêtres, des religieux, ont voté pour Duel-os lors des élections présidentielles et ils s'en sont vanté. Si ce ne sont pas des imbéciles, ce sont des criminels. Il s'en est d'ailleurs toujours trouvé dans l'Église. En 1789, parmi les révolutionnaires les plus acharnés, ne rencontrait-on pas des membres du clergé ? L'histoire n'est vraiment qu'un perpétuel recommencement.
#### Dialogue et violence
On parle beaucoup, à notre époque, de dialogue et on l'oppose à la violence. On ne fait ainsi que formuler une loi constante des rapports sociaux. Quand on n'est pas du même avis, sur des questions essentielles, il n'y a que deux solutions : se mettre d'accord ou se battre jusqu'à ce qu'on ait fait disparaître l'adversaire ou qu'on l'ait asservi. Pas d'autre issue. Si on n'accepte pas la seconde, il faut donc opter pour le dialogue.
Nous donnons ici au terme dialogue son sens plénier. On discute souvent sur des babioles, des questions de peu d'importance. Qu'on soit d'accord ou non ne tire point à conséquence. Mais le dialogue vrai, authentique, essentiel est celui qui porte sur notre conception de l'existence, sur la façon de l'organiser. En ce domaine, le désaccord risque d'être d'une extrême gravité, car il s'agit de notre destin. C'est bien ce qui se passe dans les cas que nous évoquons depuis le début de cet article : s'entendre ou se battre à propos de l'organisation de la vie économique ; s'entendre ou se battre à cause de l'importance considérable du rôle de l'économique dans l'existence humaine.
Mais à quelles conditions le dialogue, quand il s'agit de questions d'une telle gravité, devient-il possible ? D'abord, d'un point de vue purement formel, il faut que les parties en présence soient, l'une et l'autre, sensibles, si on peut ainsi s'exprimer, au principe de contradiction. Si vous prouvez à votre interlocuteur que ce qu'il affirme maintenant est en opposition avec ce qu'il affirmait l'instant d'avant, et que cela n'a pas l'air de le gêner le moins du monde, le dialogue devient impraticable. -- Or, il se trouve beaucoup de gens, à notre époque, même haut placés, qui, à quelques jours ou quelques mois d'intervalle, disent et font sans vergogne le contraire de ce qu'ils avaient dit et fait précédemment, ou agissent à l'inverse de ce qu'ils avaient promis. On pourrait citer de nombreux exemples en tous les domaines. De les avoir constatés et d'en avoir souffert enlève toute confiance dans la sincérité de l'interlocuteur et vous ôte l'envie de poursuivre ou de reprendre le dialogue.
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Le dialogue exige encore une autre condition, presque plus importante en un sens, et qui porte non plus sur la forme, mais sur le contenu. Il faut absolument, pour qu'on puisse dialoguer, qu'on soit au préalable en accord sur certains points fondamentaux, auxquels il sera toujours possible de se référer. Bref, il doit y avoir, entre les interlocuteurs, des convictions communes, quelque chose qui les unit. Lorsque Socrate discutait avec les sophistes sur la nature de la vertu, il admettait avec eux que la vertu existe ; il ne s'agissait, dans la discussion, que d'en définir la nature.
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Si nous appliquons cette remarque aux débats qui divisent les chrétiens et particulièrement les catholiques, il semblerait que cette condition soit facile à réaliser, qu'elle aille de soi, qu'elle existe pour ainsi dire naturellement. Les catholiques ont en commun leur foi au Christ et dans leur Église. Pourquoi cette foi ne constituerait-elle une base, à laquelle on puisse constamment se référer, une lumière qui devrait permettre d'apprécier à leur juste mesure nos divergences ? -- De nos jours, on insiste volontiers sur ce point. On s'en va proclamant que ceux qui communient dans une même foi, participent à un même banquet eucharistique, ne peuvent pas ne pas s'entendre, ou du moins se tolérer. Et on ajoute que, l'accord sur l'essentiel étant maintenu, il faut admettre que les autres puissent avoir des opinions différentes des nôtres en des « matières libres ». Tout cela est théoriquement indiscutable. La réalité cependant est infiniment plus complexe. Il suffit de regarder autour de soi pour s'en apercevoir.
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Si on considère la situation sur le plan affectif, on constate que la foi, qui est censée nous unir à nos coreligionnaires, n'exerce pas, à cet égard, une grande influence sur notre sensibilité. Un ouvrier chrétien ne se sent-il pas plus proche d'un compagnon de travail athée que de son patron, à côté duquel il lui arrive d'assister à la messe le dimanche ? De même un patron catholique ne sympathise-t-il pas plus facilement avec un collègue voltairien, hostile à la religion, qu'avec son ouvrier croyant ?
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Il n'est point facile de répondre par oui ou par non à de telles questions. Qu'on puisse hésiter fournit déjà la preuve que l'appartenance à la même religion catholique joue bien souvent un rôle assez accessoire dans l'existence. Cette appartenance commune ne semble pas susceptible de créer, dans tous les cas, le climat affectif qui faciliterait le dialogue sur les points litigieux.
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Quand, du plan de la sensibilité, on passe à celui de l'intelligence et des idées, la situation ne fait souvent qu'empirer. Je connais des militants et des aumôniers d'Action catholique qui sont absolument persuadés de la disparition inéluctable de la classe bourgeoise. Pour eux, l'avenir est aux mains du monde ouvrier. Ils s'en vont répétant que la bourgeoisie a fait son temps, qu'elle va s'effacer comme s'est effacée la noblesse au profit de la bourgeoisie à la Révolution française. Ils attribuent au « prolétariat » un rôle messianique que les communistes orthodoxes eux-mêmes n'ont jamais bien pris au sérieux. -- On conçoit qu'avec une telle mentalité, ils n'éprouveront aucun scrupule, aucune hésitation à prêcher la lutte des classes, à l'attiser. Ils verront nécessairement dans l'idéal d'une collaboration des classes une sottise ou une duperie, destinée à retarder la victoire finale du prolétariat.
Quand on est imprégné par ce marxisme délavé -- et combien de clercs le sont, hélas ! -- il ne peut plus même être question d'une base commune à partir de laquelle le dialogue deviendrait possible. Il y a place seulement pour une lutte sans merci contre la classe possédante ; et tours les moyens sont bons pour intensifier cette lutte. M. Séguy ne fait pas autre chose.
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Pour remédier à une telle situation, il faudrait que l'autorité religieuse prenne des positions nettes ; qu'elle se déclare résolument pour la collaboration des classes ; qu'elle évite, à tout prix, de donner l'impression qu'elle, croit, elle aussi, à l'avènement inéluctable du communisme ;
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qu'elle ne se laisse pas hypnotiser par les formules édulcorées à la mode, telle l'expression : socialisme démocratique. Si ses prises de position sur ces divers points étaient sans aucune ambiguïté, on y verrait plus clair et l'Action catholique risquerait moins de dévier. *Vatican II* a proclamé qu'on ne condamnerait pas le communisme, puisqu'aussi bien on ne condamne plus personne. Que cette absence de condamnation ait créé ou renforcé des équivoques, les faits l'ont suffisamment prouvé. -- Qu'on ne dise pas qu'en prêchant la non-violence, l'Église donnerait l'impression de vouloir perpétuer les défauts et les abus du capitalisme. Pourquoi la non-violence ne pourrait-elle être une non-violence active, susceptible d'apporter aux problèmes qui se posent des solutions satisfaisantes et justes ? -- Mais, pour cela, il faudrait évidemment qu'on dialogue et qu'on s'entende, par conséquent, sur certaines positions fondamentales. Si on proclame d'entrée de jeu qu'on veut la lutte des classes et la disparition du patronat, le dialogue est rendu absolument impossible et la violence reprend inévitablement ses droits. -- Par la faute de qui ?
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Les optimistes et les « doux » diront que les catholiques ont toujours une base de départ pour discuter, une base sur laquelle ils s'entendent, puisqu'ils communient dans une même foi. -- Sans doute ; mais regardons-y de plus près, car c'est peut-être ici que le problème devient le plus grave et le plus délicat.
Il est indubitable que tous les catholiques, s'ils veulent le rester, doivent admettre le *Credo*, dont Paul VI a rappelé, il n'y a pas longtemps, le contenu d'une façon solennelle. -- Mais là n'est point la question. Il s'agit de savoir si, sous nos regards, il ne s'opère pas dans l'Église un changement de perspective qui risque de désorienter les esprits. Ce changement de perspective, on pourrait le définir par une formule fort simple : n'a-t-on point tendance à substituer au culte de Dieu le culte de l'homme ; à oublier la transcendance divine, l'importance de la vie spirituelle et de la prière ? Qui oserait nier que là se trouve la racine du mal dont nous souffrons ? Mais c'est aussi l'explication des angoisses et des réactions de beaucoup parmi les catholiques sincères.
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Ils ont l'impression de ne plus savoir où ils en sont au point de vue religieux ; ils pensent qu'on transforme le Jésus de Nazareth en je ne sais quel promoteur de bouleversement social. Cela, ils ne peuvent l'admettre. Et quand ils se trouvent en face de chrétiens qui semblent « humaniser » et dégrader à ce point le Christ, ils ne se sentent plus grand chose de commun avec eux. Désormais, la base manque à partir de laquelle le dialogue pourrait s'engager d'une manière fructueuse.
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Voilà ce qu'on ne devrait jamais oublier. C'est bien de proclamer que les catholiques doivent s'aimer et s'entendre. Mais ils n'y parviendront que si la religion qu'on leur propose leur apparaît authentique, centrée sur Dieu et le Christ, inspirée par la Croix de Jésus et non par la poursuite des jouissances matérielles ou par ce qu'on appelle de nos jours, d'un terme bien équivoque, « l'épanouissement ». Dans la poursuite des satisfactions, dans la recherche du plaisir et du confort sous toutes ses formes, les hommes risquent fort de ne pouvoir faire autre chose que de s'entre-déchirer indéfiniment.
Chanoine Raymond Vancourt.
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## CHRONIQUES
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### Réflexions sur la "pia fraus" dans l'Église
par Gustave Thibon
Louis SALLERON nous a apporté récemment de précieuses réflexions sur le problème du mensonge dans l'Église ([^13]). Je voudrais, sans la moindre prétention à épuiser ni à trancher le débat, mettre en lumière quelques nouveaux éléments de discussion. Et cela sur le plan de ce qu'on appelle aujourd'hui la « philosophie interrogative ».
Première question : dans quelle mesure une institution qui s'affirme divine dans son origine, et dans sa fin et nécessaire au salut des hommes, peut-elle, en tant que phénomène humain et sociologique, accomplir sa mission sans recourir au mensonge ?
Je me hâte de préciser que ce mot recouvre dans ma pensée, non seulement le mensonge tel que le définit le dictionnaire (propos contraire à la vérité qu'on tient sciemment dans l'intention de tromper), mais une infinité de comportements moins tranchés comme par exemple l'affirmation de choses dont on n'est pas sûr qu'elles soient vraies ; la dissimulation de certaines vérités (*celare verum, dicere falsum*) ; la simplification excessive des faits et des problèmes ; le manque d'objectivité et d'impartialité dans les récits et les jugements, etc. Ces mensonges ou semi-mensonges ne portent pas, bien entendu, sur les grandes articulations de la foi (qui sont d'ailleurs incontrôlables) ou de la morale ;
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ils ont tous un commun dénominateur : les exigences de la *praxis*, la recherche de l'efficacité sur le plan psychologique et social. Notons au passage qu'ils sont inspirés, dans leur immense majorité, soit par le souci de s'adapter aux structures mentales et affectives des hommes afin de les amener à Dieu par les chemins qu'on estime les plus courts et les plus faciles, soit par les nécessités du combat que l'Église mène, depuis sa naissance, contre des idéologies et des puissances adverses.
Dans le premier cas, nous avons le mensonge diététique ou médicinal qui consiste à ne donner aux hommes que la dose de vérité qu'on les juge capables de supporter et d'assimiler et à la présenter avec des garnitures ou sous un enrobement de semi-fictions qui facilitent l'absorption de l'aliment ou du remède. Cela s'appelle en langage courant « dorer la pilule ». Une certaine imagerie de la Providence, de la sainteté (je pense à la littérature hagiographique...), des fins dernières et des récompenses célestes a toujours joué un grand rôle dans ce sens. L'évocation du merveilleux est d'un rendement plus sûr et plus rapide que l'enseignement du surnaturel. « Le monde est plein de miracles inventés et de grâces méconnues » (Fabre-Luce) : le « théologal » parle moins à l'imagination que le « théophanique »...
Dans le second cas, nous sommes en présence du mensonge polémique ou stratégique. Une vision manichéenne du conflit (tout le bien est de notre côté et tout le mal du côté de l'adversaire) représente l'arme idéale de la guerre psychologique. On ne pèse pas les raisons et les torts de chaque camp : on se sert plutôt de la balance faussée comme d'une massue pour mieux assommer l'adversaire. Je me souviens, par exemple, des brochures de propagande que distribuaient dans ma région les catholiques et les protestants à l'époque où sévissait encore la guerre froide entre les deux confessions : l'ardeur du plaidoyer et la violence du réquisitoire y laissaient fort peu de place à la recherche de la vérité, y compris dans les domaines où cette recherche aurait exigé le plus de prudence et de scrupules : l'analyse des motivations psychologiques et l'exposé des faits historiques.
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Je viens de prononcer le mot de propagande. Or nous savons par expérience que les propagandes, quel que soit l'objet auquel elles s'appliquent, ne se sont jamais beaucoup embarrassées d'objectivité. Peut-il en aller autrement pour cette forme supérieure de propagande qu'est l'apostolat ?
Nietzsche a longuement et cruellement analysé ce phénomène sous le nom de *pia fraus*. Mais, encore une fois, ce mot recouvre une gamme très étendue de comportements qui va du mensonge pur et simple (c'est-à-dire de la falsification consciente et volontaire des faits et des documents) jusqu'à ces subtiles entorses à la vérité que sont les généralisations abusives, le survol des contextes, les procès d'intention, les extrapolations, la confusion des plans, les interprétations hâtives et déformantes, etc. Et tout cela imputable, non seulement à « l'excès de zèle », mais aussi à l'ignorance, à la crédulité, au manque de pénétration et d'esprit critique. Et même en ce qui concerne la première note de cette gamme, à savoir la contre-vérité grossière et véritable, on peut encore ergoter sans fin. Exemple : les cinq propositions condamnées à Rome étaient-elles, oui ou non, écrites noir sur blanc dans le livre de Jansénius ? demandait Pascal. On répondra qu'elles y étaient dans l'esprit sinon dans la lettre, qu'elles découlaient de l'ensemble de la doctrine de Jansénius. De même pour la condamnation du modernisme par Pie X ou de l'Action française par Pie XI, qui ont donné lieu à d'inépuisables controverses.
C'est l'éternelle et insoluble question des rapports entre la fin et les moyens, le chemin et le but. Les puristes diront que le mensonge, sous quelque forme qu'il se présente, est intolérable au service d'un Dieu qui est Vérité. A quoi les réalistes répondront que seuls les manchots ne se salissent jamais les mains et, sans approuver explicitement le mensonge, ils le rangeront parmi les mille imperfections inhérentes à l'activité temporelle. Qu'est-ce qui compte le plus ? diront-ils. Arriver au but le plus rapidement possible ou bien chercher la vérité et la perfection dans tous les détails du chemin ? Nous n'atteindrons jamais la fin si nous perdons trop de temps à choisir et à filtrer les moyens. C'est sans doute dans cet état d'esprit que le Cardinal Baudrillart répondit à Salleron qui le pressait au sujet des fausses accusations portées contre l'Action française : « ce sont des détails ». Sous-entendu : mais regardez donc l'ensemble et le résultat ! La qualité et la splendeur du festin font oublier les artifices des cuisiniers...
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Ces arguments prennent un grand poids si l'on songe à tant de saints personnages, dont il serait absurde de suspecter la délicatesse morale, qui n'ont jamais prêté la moindre attention à certaines altérations ou omissions de la vérité, par exemple au fondement plus qu'incertain de telle dévotion populaire ou de telle collusion douteuse entre l'autorité ecclésiastique et les pouvoirs temporels. « Notre saint roi Philippe II », disait Sainte Thérèse. Et le curé d'Ars ne s'est jamais soucié de l'historicité du personnage de sainte Philomène. Il se contentait de faire des miracles et des conversions par son intercession : derrière la sainte imaginaire, il retrouvait le Dieu surnaturel. Et je ne crois pas m'avancer beaucoup en disant que ce ne sont pas les saints qui échenillent le calendrier...
\*\*\*
Je n'approuve pas, je ne condamne pas, je constate. Il ne m'appartient pas de tracer les frontières au-delà desquelles la fin ne justifie plus les moyens. Les moralistes abstraits, hantés par la vision de la perfection idéale, ont une invincible tendance à les resserrer et les hommes d'action, asservis aux critères de l'efficacité, cèdent trop souvent à la tentation de les dilater. L'étendue et les limites de ces solidarités existentielles entre la vérité et l'erreur, le bien et le mal, dont s'épouvantait Péguy, varient en fonction des temps et des lieux et sont impossibles à déterminer a priori.
Toujours est-il que, dans l'Église d'aujourd'hui, le vent est à l'examen de conscience et à l'autocritique. Pas un jour ne passe sans qu'on entende dénoncer quelques méfaits de la *pia fraus* consciente ou inconsciente : le constantinisme avec sa prostitution du Dieu invisible à des Césars trop voyants, les hypocrisies du moralisme et du juridisme, les exégèses tendancieuses de l'Écriture Sainte, les dévotions superstitieuses, les légendes confondues avec l'histoire, etc. Bref, la démythisation, la désacralisation battent leur plein...
S'agit-il, comme le prétendent les épurateurs de la foi, d'une décantation inédite de la conscience chrétienne qui, imprégnée jusqu'au fond par l'appel de la vérité éternelle, repousse avec indignation le moindre alliage d'illusion ou de mensonge dans le temporel ? Ou bien, plus simplement, plus humainement, hélas ! d'un affaissement de la foi qui cherche à se justifier en se déguisant en ascension ?
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Je ne sonde pas les reins et les cœurs, mais bien des signes évidents (vous les connaîtrez à leurs fruits...) m'inclinent à penser que c'est la seconde branche de l'alternative qui se vérifie le plus souvent. C'est d'ailleurs une constante historique que les fièvres épuratrices procèdent presque toujours des mobiles les moins épurés. Les hommes de ma génération ont connu cela après la Libération, à l'aurore sanglante de la République « dure et pure ». Le second vocable était de trop et le premier ne fut mérité que par une longue série d'exactions et de cruautés.
Nietzsche disait (je cite de mémoire, mais je suis sûr du sens) qu'aucune formation sociale, dans sa phase ascendante et conquérante, n'avait douté de son droit à l'injustice et au mensonge. Et Gide que, chez les vrais croyants, la foi dispense de la bonne foi. Faisons la part du préjugé antireligieux de ces auteurs : il reste cependant ceci qu'entre deux hommes, dont nous supposons égale la délicatesse morale et l'information, celui qui croit de toute son âme à la vérité globale de la cause qu'il défend sera moins sensible aux impuretés de détail que celui dont la foi commence à s'effriter. Le premier -- et souvent sans se poser explicitement la question ([^14]) -- verra dans ces impuretés la faible rançon d'un bien infiniment précieux et le second trouvera la rançon d'autant plus lourde qu'il attache moins de prix à son objet. L'incertitude de posséder la vérité dans l'essentiel rend allergique au mensonge dans l'accessoire. Une fin dont on n'est plus sûr justifie de moins en moins les moyens.
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La lassitude et l'échec sont les grands ressorts du scrupule et du repentir. C'est quand on doute de la victoire qu'on mesure -- et qu'on exagère -- la malfaisante inanité de la guerre. Il faut ce qu'il faut, pense le combattant « gonflé ». Mais le soldat découragé soupire : à quoi bon ? Et il farde sa défaillance vitale des nobles couleurs du scrupule moral. Cette loi psychologique se vérifie sur tous les plans et à tous les niveaux ! « Quelle affreuse chose que la guerre ! » me disait ce soldat allemand rencontré en août 44 sur le chemin de la défaite. Aurait-il parlé ainsi en 1940 ? C'est quand « le moral » est le plus haut qu'on pense le moins à la morale ! Et je songe à cette lemme qui me déclara dans un bel éclair de lucidité : « C'est le jour où j'ai éprouvé le besoin irrésistible de tout dire à mon mari que j'ai su que je n'aimais plus mon amant. » L'exemple suprême est dans cette mauvaise conscience de tant de mourants qui, selon Vauvenargues, « calomnie leur vie » et leur inspire ces actes de « pénitence impénitente et criminelle » dont s'indignait Bossuet.
J'entends déjà l'objection : de quel droit interprétez-vous aussi bassement l'attitude des chrétiens qui jugent intolérable la présence du mensonge dans l'Église ? Vous avez évoqué des saints qui sont restés en apparence insensibles aux mensonges qui avaient cours dans leur siècle, mais n'y a-t-il pas eu d'autres saints qui ont protesté -- et parfois jusqu'au martyre inclus -- contre des mensonges qui vous paraissent détails négligeables ?
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Et n'est-ce pas plutôt les cyniques et les « politiques » (au sens péjoratif que Péguy donnait à ce mot) qui, dans l'Église, ne se sont jamais embarrassés du choix des moyens et ont accumulé les mensonges ?
Réponse : je n'accuse pas indistinctement et, là où j'accuse, je donne mes raisons. J'en ai de sérieuses pour suspecter (toujours dans la ligne de la célèbre antithèse de Péguy) certaines belles consciences chrétiennes de dissimuler, sous une apparence mystique, un simple et vulgaire changement de politique.
Je m'explique. Un homme qui se présente comme un amant inconditionnel de la vérité, où qu'elle soit et quoi qu'il en coûte (quitte par exemple à ébranler la foi des simples ou à renverser l'ordre social), ne peut être pris au sérieux qu'à condition d'éprouver et de manifester la même aversion à l'égard de toutes les formes de mensonge, compris et surtout celles qui vont dans le sens de ses opinions et de ses passions. Or, nous constatons immédiatement deux choses étrangement éloignées de cet idéal :
1\) ces pourfendeurs du mensonge cherchent la vérité dans les zones périphériques de la religion au détriment de la vérité qui est au centre ;
2\) et même dans ces zones périphériques, leur passion pour la vérité reste unilatérale, j'allais dire hémiplégique.
Premier point. Je causais récemment avec un jeune clerc progressiste. Ses propos ne furent qu'un déballage de plaintes indignées sur le mensonge et l'hypocrisie dans l'Église -- j'entends l'Église d'avant le Concile dont, à l'entendre, on aurait pu croire qu'elle était le royaume de l'Antéchrist. Tout y passa, depuis la traduction infidèle de la Vulgate et la dévotion à saint Antoine de Padoue jusqu'à l'indifférence criminelle des chrétiens devant l'injustice sociale et la misère des pays sous-développés, en passant, comme il convient, par la morale sexuelle, source d'inhibitions et de névroses, et les équivoques psychologiques du célibat ecclésiastique. Des éléments de vérité et de générosité authentiques dansaient comme des épaves dans ce flot gonflé d'utopies et de parti pris. Mais quant aux grandes vérités de la foi, aux axes immuables de la religion, pas un mot.
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Et comme je pressais mon interlocuteur sur les dogmes de la transcendance divine, du péché originel, de la Rédemption, des fins dernières, de la présence réelle dans l'Eucharistie, il me répondit que c'étaient là des notions qui « ne parlaient plus » à l'homme contemporain et que l'essentiel consistait à « incarner » l'Évangile en collaborant à tout ce qui peut favoriser l'épanouissement de l'individu et l'harmonie sociale. -- Ainsi donc, voici des chrétiens qui concentrent toute leur attention sur les prolongements temporels de cette vérité évangélique dont ils laissent s'ébranler les fondements. La moindre malfaçon dans les travaux d'adduction et de robinetterie les indigne et peu leur importe l'oubli, le détournement ou la pollution de la source. Cette contradiction s'explique aisément : l'homme étant fait pour la vérité absolue, ceux qui ne la trouvent pas là où elle est (au ciel et dans l'éternel) se condamnent à la chercher en vain là où elle n'est pas et où elle ne sera jamais : sur la terre et dans le temps...
Mais où est la pire offense à la vérité ? Dans l'altération ou l'ignorance de la vérité historique, psychologique, scientifique, etc., que nos épurateurs dénoncent avec tant de zèle ou bien dans l'indifférence à la vérité théologique et théologale ? La vérité révélée par Dieu mérite-t-elle moins d'égards que les vérités qui sont à la mesure de l'homme -- et imparfaites, mouvantes, indéfiniment sujettes à caution et à révision comme lui ? A tous ces clercs, si pointilleux en ce qui concerne les moyens et si négligents en ce qui regarde les principes et les fins, on voudrait poser les questions suivantes. Ces vérités premières et dernières du christianisme, y croyez-vous encore ? Si oui, pourquoi n'avez-vous pas le courage de votre foi en les prêchant, à temps et à contre-temps comme dit l'Apôtre, dans toute leur force et tout leur éclat et en les défendant sans défaillance contre ceux qui les nient ou qui les déforment ? Et sinon, pourquoi n'avez-vous pas le courage de votre incroyance en l'avouant publiquement et en quittant la maison dont vous reniez les fondements. Mais, dans les deux cas, ayez au moins la pudeur de ne pas afficher votre horreur de l'hypocrisie...
Second point. Même sur le plan des réalités psychologiques et sociales, l'allergie au mensonge est sujette à d'étranges éclipses. Particulièrement vive en ce qui concerne les impuretés du passé et de tout ce qui, aujourd'hui, est censé représenter le passé, elle est pratiquement nulle à l'égard des énormes contre-vérités énoncées par les propagandes dont on s'imagine, à tort ou à raison, qu'elles préfigurent l'avenir.
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Schématisons : hyperesthésie au mensonge de droite, insensibilité au mensonge de gauche. La *pia fraus*, intolérable au service de la tradition, retrouve ses droits comme instrument de la Révolution. J'ai vu des catholiques jeter feu et flamme en évoquant certaines méthodes d'apostolat utilisées au siècle dernier dans les missions et frémir d'enthousiasme au récit des exploits des missionnaires de Fidel Castro en Amérique latine.
Ainsi le même mensonge qu'on repousse ici comme poison, on l'accepte ailleurs, à plus forte dose, en tant que remède. « Les abus du capitalisme en Amérique latine excusent ces procédés », m'a-t-on dit en guise d'explication. « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. » -- Fort bien. Machiavel ne parlait pas autrement. Mais vous avouez par là que l'emploi des moyens impurs ne vous répugne pas à priori. Et votre intransigeance à sens unique donnerait à croire que les hommes du passé ont toujours cassé des œufs sans réussir d'omelette...
La cause semble entendue. Il ne s'agit pas d'une ascension spirituelle inédite, mais d'un renversement, d'une chute du ciel sur la terre de la foi et de l'espérance chrétiennes. Le processus s'opère en deux temps :
a\) L'homme dont la foi décline devient d'autant plus exigeant, irritable, prompt à la critique dans les détails qu'il est moins épris de l'ensemble. Air trop connu : la moindre odeur de cuisine est insupportable à celui qui n'a pas faim et l'amoureux qui ne voyait même pas les imperfections de l'élue ne voit plus que cela quand sa passion est tombée.
b\) Après quoi, on majore, on envenime sa déception pour justifier l'abandon des vieilles croyances et le passage à une nouvelle foi qui se présente avec tout l'attrait de la nouveauté et qu'on croit grosse de toutes les promesses de l'avenir. Jeter par-dessus bord deux mille ans de tradition, cela ne va tout de même pas sans quelques remous de conscience : on les apaise en dénigrant cette tradition au nom des exigences de la pureté évangélique, en attendant que l'Évangile lui-même, après avoir servi d'instrument à la liquidation de l'Église, prenne place parmi les « moments » dépassés de l'évolution. Le transfuge a toujours besoin de prétexte et d'alibis pour échapper aux reproches de sa conscience et au mépris de ses semblables :
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l'exigence impossible et la calomnie les lui fournissent. On blanchit la trahison en noircissant la cause trahie. Qui veut noyer son chien... C'est au nom de la justice idéale que fut condamné l'Ane dans les *Animaux malades de la peste...*
Conclusion : la révolution qui s'accomplit aujourd'hui à l'intérieur de l'Église ne constitue pas un progrès vers la vérité, mais un transfert du mensonge -- celui-ci se déplaçant, comme dans l'évolution de certaines maladies, de la périphérie vers le centre et rongeant jusqu'à la substance de la foi. Nous devons -- et cette mise en garde s'applique à la plupart des idéals révolutionnaires qui travaillent le monde contemporain -- être assez lucides pour discerner les vrais mobiles sous les faux prétextes afin de ne pas succomber aux prestiges captieux qui émanent d'une décomposition travestie en renaissance.
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Un dernier mot. Vous avez dénoncé, m'objectera-t-on, le mensonge inhérent au modernisme et au progressisme. Faut-il en déduire que les traditionalistes (ou, comme on dit aujourd'hui, les intégristes) offrent à la vérité des miroirs sans tache ?
Dieu me garde de ce manichéisme au rabais ! Je me suis simplement attaqué au mal qui, dans la conjoncture actuelle, m'apparaît comme le plus étendu, le plus virulent et le plus dangereux. L'homme de droite a ses lacunes, ses œillères et ses parti pris ; il cède parfois comme un autre à la tentation de mettre la mauvaise foi au service de la bonne cause, mais personne ne peut contester que le vent de folie et d'autodestruction qui souffle aujourd'hui dans l'Église vient de gauche et non de droite...
Et, pour en finir avec ce problème du mensonge, nous devons nous laisser guider, dans notre pensée et dans notre conduite, par deux certitudes.
La première est que le mensonge durera aussi longtemps que l'infirmité et la malice de l'homme, c'est-à-dire jusqu'au Jugement dernier. *Omnis homo mendax*, dit l'Écriture. Et je ne crois pas que le déroulement du temps agisse comme une gomme à effacer les séquelles du péché originel.
La seconde est que, disciples d'un Dieu qui est Vérité, nous devons combattre le mensonge sous tous ses visages et sous tous ses masques. Et sans espérer ici-bas une victoire définitive, car le Prince de ce monde est aussi « le père du mensonge ».
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Mais il y a une échelle des vérités -- la vérité matérielle, la vérité spirituelle, la vérité métaphysique et, au sommet, la vérité surnaturelle -- et notre refus du mensonge doit épouser cette hiérarchie. Exemple : le mensonge employé comme ficelle psychologique d'apostolat (je pense ici aux missions que prêchaient dans mon enfance les Pères Rédemptoristes...) ou celui qui consiste à laisser galoper sans fin une imagination créatrice de légendes, sont infiniment moins graves que cette indifférence à la vérité suprême qui concourt ou qui consent à l'effritement d'un dogme. D'où la nécessité d'accorder la priorité absolue aux vérités éternelles, d'y adhérer de toute notre âme et d'y puiser les normes et les critères de notre action dans le monde temporel où tout est mélange et ambiguïté. *Quid hoc ad æternitatem ?* Sans cette référence à la vérité absolue, toutes les vérités relatives se confondent et s'entredévorent.
En dernière analyse, le problème du mensonge dans l'Église se ramène à celui de l'adaptation des moyens à la fin. La fin est unique : c'est de donner aux âmes la vie éternelle. Les moyens sont multiples et recouvrent toutes les branches du temporel. Il est évident que plus nous serons attachés à cette fin et imprégnés de sa pureté, moins nous cèderons à la tentation d'employer des moyens suspects. Saint Louis et Jeanne d'Arc furent des chefs temporels et je ne sache pas qu'ils aient péché par excès de machiavélisme. A la limite, cette attitude peut conduire au martyre -- qui est encore un moyen, et souvent, comme l'histoire nous en apporte la preuve, le plus efficace de tous. Faute de cette purification intérieure, tous les essais d'épuration aboutissent à l'échec, sinon (et là encore le témoignage de l'histoire est éloquent) à un surcroît d'impureté.
Dieu premier servi, disait Jeanne d'Arc. Si l'on veut donner la vérité aux hommes, il faut aller la chercher à sa source. Dans la prière, le dépouillement et la solitude qu'exige cette ascension. Car ce problème, comme tous les problèmes humains essentiels, n'a qu'une solution, et celle-ci tient dans un seul mot qu'il ne faut pas craindre de répéter si démodé qu'il soit en ce siècle esclave de la mode : la sainteté.
Gustave Thibon.
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### Le chemin temporel
par Antoine Barrois
REVENIR A ROME. Trouver en 1970, un soir, sous la pluie chaude, la via Veneto peinturlurée, éclaboussée de lumières, commune et comme sans passé.
Découvrir la Rome chrétienne et tomber à Rome, du premier coup, dans l'universelle américanisation des rez-de-chaussée. Voir déambuler des Romains tristes et qui n'aiment pas leur prince.
Revenir à Rome. Retrouver le règne des fontaines et leurs dieux nostalgiques qui voient fuir sans fin l'eau païenne ; retrouver l'alliance somptueuse du règne végétal et des briques, du marbre, de la pierre.
Découvrir que la lutte gigantesque entre Rome et le monde barbare, les anciens n'en eurent pas l'apanage. Que toujours la bataille continue, sourde ou éclatante, sanglante ou non, pour que soit conservé le chemin temporel vers l'Église de Rome.
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Convertis autrefois Péguy comme Claudel, Psichari et Foucauld, les Charlier, tant d'autres et Maurras enfin, ont trouvé ce chemin. Une empreinte entre toutes, singulière comme l'étoile des Mages, les a guidés. Comment ces hommes, convertis d'un jour et de tous les jours, sont-ils venus ou revenus à l'Église, notre Mère ? Ils sont venus vers Elle par la grâce de Dieu ; par son enseignement : la Sainte Trinité, la Rédemption et la Vierge Marie ; et encore par sa trace temporelle dans les lois de la cité et dans la vie de famille, dans les cérémonies et dans les paysages, aux murs des maisons et dans les cathédrales, dans les jours paisibles et dans la guerre aussi.
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Dans les familles, dans les pays chrétiens, cette empreinte fut très forte. Aujourd'hui, vacillants, les fils de l'Église, ses soldats, ses docteurs, ses pasteurs abandonnent les plis de sa robe terrestre et, de leurs pas errants, brouillent le chemin temporel.
Maintes fois obscurci, ce chemin vers l'Église, celui qu'Elle traçait, a toujours été difficile à trouver, à reprendre, à poursuivre. Mais toujours, Dieu a suscité les hommes qu'Il voulait pour le faire ressurgir ; toujours il y eut renaissance. La plus proche de nous, dans le passé, fut éclatante de promesses. Elle semble mort-née.
Le chemin reconstitué au début de ce siècle devait servir tous les jours que Dieu fait à d'innombrables hommes. Une voie hors du doute, de l'ennui, de l'ignorance et de l'absurdité devrait resplendir aujourd'hui. Péguy, Claudel, Psichari, Foucauld, Henri Charlier, André Charlier, Maurras nous en avaient donné les moyens ; ils avaient tracé la route. Elle s'efface à nouveau.
Venus ou revenus à l'héritage chrétien de leur pays, ces convertis l'avaient fait revivre : la trace temporelle de l'Église était vigoureuse de leur foi et de leurs œuvres. L'héritage qu'ils ont fait fructifier paraît sans héritier. La greffe, morte.
Ils avaient appris à connaître leur pays, son héritage chrétien refusé et l'Église privée du temporel. C'était une force d'avoir éprouvé le chemin temporel de l'Église. Cette épreuve faite, ils étaient armés pour apprendre, avec la grâce de Dieu, le mystère de l'Église et combattre pour Elle. La guerre qu'ils menèrent, en son nom et pour Elle, on dirait qu'elle cesse.
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Faute de combattants ? Non pas ; ceux de l'autre bataille, au nom de l'Église mais contre Elle, n'ont pas abandonné la lutte. Les *clercs de l'Église rajeunie* veulent conserver la puissance et le gouvernement, à n'importe quel prix. Et d'abord au prix de la trace temporelle qu'ils entendent marquer : un chemin parmi tant d'autres.
Les dix années passées, et sûrement bien avant, ces clercs se sont préoccupés surtout d'aller aux jeunes selon leur chemin. La belle plaisanterie. Comme si nous avions eu des chemins pendant ces années-là, nous, plus que nos parents au même âge. Des pas errants, des promenades absurdes, certainement, puisque nous mourions de faim. Les fruits de cette mort religieuse, morale et intellectuelle, on peut les voir tous les jours. C'est la ruée vers toutes les distractions, vers toutes les abjections, c'est l'ultime divertissement qui conduit au néant. Ce chemin vers le néant, il était prévisible : c'est le retour en boomerang de l'ironique et grossière inversion de Voltaire. Les hommes se sont donné comme Dieu une idole fabriquée à l'image de l'homme. Personne n'en veut plus, elle est vraiment trop vide. On la proclame morte ; on meurt de faim devant.
Car on meurt de faim chez les clercs de l'Église rajeunie. Tout occupés qu'ils sont à former le noyau pur et dur de leur parti nouveau, ils ne le voient pas, à part quelques salauds. Suivant les pas errants et les promenades absurdes de nos contemporains, ils nous assènent sans cesse, en guise d'enseignement, leurs conclusions sentimentales sur la marche des temps et l'état de ce monde. C'est un fait, disent-ils, que les petits biafrais meurent de faim, là-bas, dans une affreuse guerre.
Mais les petits enfants qui jouent aux voitures, le dimanche à la messe, au pied du tabernacle, près du Corps de Dieu qu'ils ne connaissent pas, meurent de faim aussi. Si cela n'émeut pas les fidèles de leurs paroisses parce qu'on n'en parle pas, il faudra bien leur dire, à ces pasteurs, qu'ils tiennent du roi Hérode et leur rappeler l'histoire.
Cela a commencé ainsi, par la guerre à l'enfance, par le baptême du sang, dès la naissance de l'Enfant-Roi ; par l'égorgement de tous les nouveau-nés, tous ceux de Son âge, de Sa parenté, dans Son pays, à cause de Lui. Ce mythe d'une autre ère, vestige des temps sacrificiels, notre époque sentimentale pourrait s'en émouvoir et s'inquiéter de ces pasteurs qui font mourir de faim les enfants de ce temps, chez nous. Les laisser mourir ainsi, c'est tout faire pour que le Sang soit le seul intercesseur.
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Toujours, le sang a largement coulé, en nom Dieu ; par le monde, il s'est fait une grande consommation de chrétiens et elle continue. Mais les promenades de ces nouveaux pasteurs ne les mènent jamais où ça se passe ou alors ils n'y voient plus. Ils forment, sans relâche, leur parti nouveau et le préparent à la dernière subversion. Cette dernière étape, c'est de se dessaler pour mieux saler le monde ; la vaporisation, ils y conduisent leurs gens dictatorialement, d'un train d'enfer. Ils croient qu'ils réussiront ainsi à anéantir le chemin temporel, à détruire toutes les traces gigantesques ou infimes, humbles ou somptueuses de la vie de l'Église militante. Ils se détromperont ; ils n'y arriveront pas. Mais l'auberge espagnole qu'ils installent provoquera le dégoût ; paisiblement, l'épouvantable tromperie mise en place ira son bonhomme de chemin ; et sa trace temporelle, parmi les sortilèges et les illusions, conduira d'innombrables hommes à tous les diables.
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C'est vraiment un suicide et c'est la vraie raison du nombre de ceux qui sont sans Dieu. Ceux qui sont sans Dieu attendent des chrétiens « un sens pour la mort et une raison de vivre ». Il faut les leur donner intégralement, comme la Révélation les donne ; garder pour eux le chemin temporel et en savoir le prix.
La longue habitude d'aller ce chemin-là, la piété naturelle conduit encore une élite chrétienne. Ils sont de cette élite ceux qui, nés dans les familles catholiques, éduqués en chrétiens, ont reçu, par grâce de Dieu, la foi. Et la France, par leur famille, les a protégés, guidés, aimés particulièrement. Ils n'ont pas connu ce monde sans connaître en même temps l'Église militante et son chemin en France.
Ces dernières années, comme les pasteurs de l'Église rajeunie étendaient leur empire, ils sont demeurés les seuls français et les seuls catholiques. Pour tous les héritiers, ils ont gardé le chemin.
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Au moment, encore retardé, où il resservira, où d'innombrables hommes le suivront pour venir ou revenir à l'Église visible, nous serons quelques-uns à savoir que cette chrétienté renaissante leur devra la vie ; s'ils n'abandonnent pas aujourd'hui.
C'est grave de les voir désolés, presque découragés, comme si la foi gardée et nourrie n'était pas la condition d'existence du chemin temporel. Il ne sert à rien de travailler pour lui, ni de l'entretenir si la foi de ceux qui se battent et travaillent n'est pas nourrie d'abord. Sans cette nourriture, le chemin s'efface de lui-même et sa trace se perd. Il est de notre devoir d'hommes de lui garder les meilleures conditions pour une renaissance dans le monde ; mais en sachant qu'il ne renaît pas d'elles, ni de leur amélioration. Sa renaissance ne peut venir que de la résurrection d'une foi ardente, instruite et enseignante, avec la grâce de Dieu.
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C'est difficile à dire, mais tout de même certain, qu'à part quelques-uns, les catholiques aujourd'hui meurent de faim. Ils ne savent plus rien du sens de l'histoire, car on ne leur enseigne plus le chemin de la Vie. Cet état de famine a sa source très haut, forcément ; ils s'est répandu lentement, cachant son nom. Beaucoup sont à présent mourants et ne le savent pas. La naissance d'un peuple de zombis sera le résultat ; au gré de ses meneurs, il ira se promener.
De nombreux catholiques français en seront, de ce peuple et de cette promenade, par faiblesse, par paresse, par ignorance ou par « obéissance », pas plus fiers que ça d'être fils de la fille aînée de l'Église. L'héritage très lourd, la succession embrouillée ne tentent guère ceux qui se les voient proposer. Ils savent mal ou pas du tout, ou ne veulent pas savoir, qui propose cet héritage et cette succession.
Ceux qui le savent encore, avec la grâce de Dieu, ceux qui gardent le chemin temporel ont écouté Pie XII et gardé ses paroles dans leur cœur :
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« *Levez donc les yeux, fils bien-aimés, dignes représentants d'une nation qui se glorifie du titre de fille aînée de l'Église et regardez les grands exemples qui vous ont précédés, levez les yeux et admirez ces splendides cathédrales qui demeurent parmi vous un vivant symbole de cette Église catholique au sein de laquelle vous avez grandi. Mieux encore, entrez d'un pas assuré dans la Cathédrale de Dieu, vénérez les saints qui se trouvent sur ses autels, tombez à genoux devant le Dieu qui vous attend au Tabernacle, renouvelez votre profession de foi, promettez-Lui de nouveau votre fidélité la plus parfaite, et soyez sûrs que, ce faisant, vous répondrez à votre vocation d'hommes, de chrétiens, de Français.*
*S'il arrive que souffle au dehors le vent mauvais, si le mensonge, la cupidité, l'incompréhension trament le mal, s'il vous semble devenir victimes à votre tour, regardez vos héros réhabilités, vos cathédrales reconstruites et vous vous convaincrez une fois de plus que toujours la dernière victoire est celle de la foi, de la sainte foi que rien ne peut abattre et dont l'Église catholique est l'unique dépositaire. *»
Quand on est, non pas découragé sans doute, mais épouvanté par le lieu du combat, ce n'est pas l'heure -- ce n'est jamais l'heure -- d'aller en chercher d'autres. Le meilleur stratège, déjoué, ne peut plus qu'accepter le terrain ; et le tacticien, lui, doit se battre où il est combattu. Puisque Dieu a permis la bataille où elle est, il faut se battre là. Et prier Dieu qu'aux Français la force vienne de se conduire en héritiers catholiques. Qu'ils sachent se battre, connaissant leur faiblesse et Sa force.
Cette bataille, c'est la trace temporelle de l'Église de ce temps. Quand on se convertit, c'est le chemin qui guide : s'il s'éparpille en embuscades meurtrières, sur des terrains secondaires, il y perdra sa force. Peut-être sa raison d'être s'il ne conduit pas, au bon moment, au bon endroit. Quand on se convertit, c'est, par la grâce de Dieu, à l'Église de toujours. Tout son enseignement n'est pas trop pour rassasier, toute sa trace temporelle est nécessaire pour guider.
La grande découverte, celle de tous les jours, c'est que cette trace, cette Voie est la Vérité et la Vie ; que ce chemin temporel est la trace de la Vie éternelle. La prodigieuse rencontre d'un homme et de son Dieu, de Dieu et de Sa créature, elle se fait où Dieu veut, dans les pires luttes et dans les pires moments. Et non où l'homme le désire, quel que soit son parti.
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C'est une grande tentation qui guette tout le monde : se battre où l'on veut, suivre son chemin. C'est aussi une faiblesse : à regarder toujours ses pieds, hantés par la fange, on ne voit plus la trace immense. Celle qui descend des cathédrales et des croisades.
\*\*\*
Grand témoin de cette immense trace, votre sanctuaire, Archange Saint Michel, seul rocher dans la vase et les eaux, est aujourd'hui ouvert au monde, plus que jamais ; envahi de curieux trompés tous les jours et de la même façon, qui sont venus admirer la merveille humaine. Et pourtant, à nouveau, Dieu y habite, exposé à tous les outrages.
Le Fils seul ; les hommes perdus. Les hommes perdus à côté du Corps de Dieu. C'est comme la faillite du chemin temporel de l'Église, résumée dans votre sanctuaire de pierres sur le roc, parmi l'eau et le sable mêlés.
Ceux qui combattent par les chemins du monde, protégez-les, fermes dans la foi et souvenez-vous, Archange Saint Michel qu'on n'a jamais entendu dire qu'à l'ombre de vos ailes, les anges révoltés s'y soient jamais risqués.
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Les concessions ne font point de convertis : le fils prodigue serait-il revenu chez son père s'il avait su la maison vide et le maître en vadrouille ? Aurait-il même retrouvé le chemin ?
Durant la grande promenade et l'affreuse famine, c'est la seule vraie foi qui sera demandée et cherchée par tous les égarés et tous les affamés. C'est elle qui continuera de donner force à ceux qui garderont le chemin temporel, comme dans tous les temps.
Nourrir la foi. Prendre les moyens de nourrir la foi, pendant cette famine. Demeurer fidèles à l'Église éternelle.
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Le Corps du Christ, la plus petite église, en son Tabernacle, l'abrite encore. Le plus humble prêtre de l'Église romaine a ce pouvoir immense de nous Le donner. Ce qui fait vivre le chemin temporel, son âme en quelque sorte, est ainsi présent et offert partout.
L'Église romaine, notre Mère l'Église, jamais ne faillira à nous donner cette source de vie, si cachée qu'elle soit. Mais cachée, non reconnue ou trahie, abandonnée ou tue, elle ne nourrira plus qu'un petit nombre.
Ce petit reste que Dieu veut pour permettre une nouvelle naissance du chemin de vérité, aura l'écrasante charge de demeurer romain.
Car les prodigieuses noces du chemin temporel et de la Vie éternelle, consommées en Palestine, Dieu a voulu qu'elles se célèbrent en tout temps à Rome ; que tous les fils de l'Église soient citoyens romains par la grâce du baptême. Que la force de leur civisme soit liée à la vigueur de leur foi, que les citoyens de l'Église soient les fils de Rome.
\*\*\*
Rome.
C'est votre destin d'avoir dans vos murs cette immense gestation. Les douleurs de cet enfantement ne vous quittent jamais, non plus que la joie et l'oubli de ces peines.
Les archanges et vos anges gardiens, tous les saints et la Vierge Marie vous assistent dans cette peine humaine et cette joie céleste. Les anges révoltés et l'archange déchu, immondes et séduisants, vous assiègent de leurs pièges infernaux. Vigilants, proches des chaînes de Pierre gardées dans vos murs, tous les jours ils tentent d'asservir le successeur de Pierre, de l'enchaîner au monde. Et toujours, par la grâce de Dieu, les archanges et vos anges gardiens, tous les saints et la Vierge Marie intercèdent pour que ne faiblisse pas le Porteur des Clefs.
Le poids du bois qu'a porté le Fils de Dieu, en Palestine, c'est dans vos murs le poids des Clefs qui sont confiées à Pierre. Ainsi Dieu a voulu que la première borne du chemin temporel soit romaine ; qu'aucun chemin n'existe qui ne prenne sa mesure et son sens de vous.
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C'est pourquoi, si vos fils, dans vos murs, se complaisent par calcul, par erreur, par faiblesse, à vous corrompre, tous les chemins du monde en sont empoisonnés.
Si Notre Père, comme lassé, vous abandonne aux barbares pour être mise à sac, déshonorée et traînée dans l'ordure, c'est le prix de notre faiblesse, de notre peu de foi, de notre peu d'amour.
Mais toujours, repentis, ayant versé le prix du sang, nous reviendrons, avec la grâce de Dieu, aux plis de votre robe pour être bercés, élevés et instruits.
Car vous êtes, Rome, notre Mère.
Antoine Barrois.
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### Lénine et l'or allemand
*suite et fin*
par Roland Gaucher
IMAGINEZ CECI : dans les archives de la Wilhelmstrasse on découvre un jour, après la seconde guerre mondiale, un rapport du ministre des Affaires Étrangères von Ribbentrop au chancelier Hitler. Dans ce document, Ribbentrop, non sans une satisfaction évidente, révèle que si « Pétain, Laval et consorts » ont réussi à prendre le pouvoir à Vichy, ils le doivent aux subsides que les services allemands leur ont fait parvenir par divers canaux, pendant la « drôle de guerre ».
Ce texte, vous vous en doutez, n'existe pas. A peine découvert, il aurait été affiché sur les murs de nos villes, publié et re-publié des milliers de fois, nos enfants en auraient entendu parler dès les classes élémentaires, et l'honorable Henri Guillemin n'en finirait pas de frétiller.
#### Le document Kühlmann
Or, c'est un document de cette importance, concernant l'aide financière du Reich aux bolcheviks, qui a été découvert par Georges Katkov et publié par ses soins, des 1956, dans *International Affairs* ([^15]).
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Certes, le comportement des bolcheviks pendant la guerre de 14 nous touche sensiblement moins que celui de nos hommes d'État pendant le dernier conflit. Mais enfin, puisqu'on ne cesse de nous répéter que la puissante personnalité de Lénine a marqué profondément notre siècle, on peut admirer le merveilleux silence qui, à de rares exceptions près, a entouré et englouti en France une découverte vieille maintenant de quatorze ans.
En l'espèce, il s'agit d'un rapport adressé le 3 décembre 1917 par le Secrétaire d'État Kühlmann au grand quartier général allemand, à charge pour celui-ci de le transmettre au Kaiser. Nous donnons ci-dessous le début de ce document capital :
« Du Secrétaire d'État à l'Officier de Liaison du Ministère des Affaires Étrangères au Q.G.
Télégramme N° 1925
Berlin, 3 décembre 1917.
L'éclatement de l'Entente et la création subséquente de combinaisons politiques qui nous conviennent ont constitué le but de guerre le plus important de notre diplomatie. La Russie s'est avérée être le maillon le plus faible de la chaîne. Il ne s'agissait donc que de l'user progressivement pour, au moment où cela deviendrait possible, le faire sauter. Tel était l'objectif de l'activité subversive qui, sur notre initiative, fut menée en Russie derrière le front : favoriser d'abord les tendances séparatistes et appuyer les bolcheviks. *Tant qu'ils n'ont pas reçu de nous un afflux constant de fonds par des canaux divers et sous des étiquettes variées, les bolcheviks n'ont pas été en mesure de lancer leur organe essentiel,* La Pravda, *de mener une propagande énergique, ni d'élargir d'une façon considérable la base, à l'origine étroite, de leur parti.* ([^16])
Les bolcheviks ont maintenant pris le pouvoir. Combien de temps pourront-ils le garder ? Nul ne peut le prévoir encore. Ils ont besoin de la paix pour affermir leur propre position. D'un autre côté, notre intérêt est d'exploiter la période pendant laquelle ils sont au pouvoir et qui peut être fort courte, pour arriver d'abord à un armistice, et si possible à la paix.
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La conclusion d'une paix séparée signifierait la réalisation du but de guerre désiré, c'est-à-dire une brèche entre la Russie et ses alliés... » ([^17])
La suite du télégramme expose les conceptions et les prévisions de Kühlmann sur les rapports à nouer avec la Russie après la conclusion de la paix, et témoigne d'un optimisme politique que l'avenir devait décevoir assez vite. Mais ceci est un autre sujet. Pour celui qui nous intéresse, il faut essentiellement prêter attention à la phrase que nous avons soulignée, et qui englobe plusieurs affirmations d'ordre différent : 1° Les Allemands ont versé des fonds aux bolcheviks ; 2*° *Ce n'est qu'à partir du moment où ces fonds ont atteint un certain niveau et une certaine constance que les bolcheviks ont pu développer largement leur propagande et leur recrutement ; 3° Kühlmann suggère implicitement que c'est grâce à ce soutien que les bolcheviks ont pu s'emparer du pouvoir. Pour l'intelligence de la situation et pour le jugement à porter sur celle-ci, il importe de ne pas confondre ces différents points. Nous les examinerons tour à tour.
Quand un agent double porte des accusations contre Lénine, il est normal de les accueillir avec suspicion. Celle-ci n'est pas entamée si les accusations sont reprises par un Alexinsky, ex-bolchevik qui règle ses comptes avec ses anciens amis. Peut-on traiter de même le rapport du ministre des Affaires Étrangères de l'État allemand, *alors que ce rapport est destiné à demeurer confidentiel,* et qu'il ne s'agit donc pas de mener une opération de discrédit public contre d'autres hommes politiques ? M. Katkov ne le pense pas, et il accorde à Kühlmann un crédit qui nous semble largement justifié. Il lui apparaît difficile de croire que le ministre aurait pu mentir à son souverain.
M. Bonnin est d'un autre avis. Il écrit que Kühlmann a la réputation d'un « menteur d'habitude ». Il ajoute que « d'autre part, Katkov n'a pas vu que ce document avait été rédigé en fait par Bergen, un fonctionnaire de l'Auswärtiges Amt, chargé de suivre les rapports avec les bolcheviks, et qui pouvait avoir intérêt à faire croire que les bolcheviks étaient à la solde de l'Allemagne » ([^18]).
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Voilà une argumentation bien embarrassée. Si Kühlmann n'a fait que signer le rapport rédigé par un autre (ce qui est souvent le cas des ministres) ([^19]), peu nous chaut qu'il soit un menteur. Seul Bergen nous intéresse. Celui-ci a-t-il « intoxiqué » son ministre ? On a vu des cas semblables. Mais en la circonstance, M. Bonnin ne prend pas la peine de nous expliquer quel intérêt pouvait avoir un haut fonctionnaire allemand à calomnier les pauvres bolcheviks.
Que vaut alors une supposition d'autant plus gratuite que si on se penche un peu plus sur le cas Bergen, on constate qu'on a affaire à un bureaucrate du Reich particulièrement au fait de l'appui accordé à la subversion ? C'est ce qui ressort de plusieurs documents cités par Zeman, et ignorés par M. Bonnin.
#### "Pour ce qui est convenu..."
Le 8 novembre 1917, en effet, Lucius, ambassadeur d'Allemagne à Stockholm, adresse à Bergen le télégramme n° 1797 ainsi conçu :
« Pour Bergen :
Veuillez faire suivre deux millions de l'Emprunt de Guerre pour ce qui est convenu. Riezler. »
« Lucius. »
Le 8 novembre est le lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks. Le télégramme de Lucius indique que Bergen, à Berlin, a l'habitude de manier les fonds secrets. Quant à Riezler, fonctionnaire du ministère des Affaires Étrangères détaché en 1915 à la Chancellerie impériale, il a été en septembre 1917 affecté à l'ambassade de Stockholm, pour y prendre en mains la section russe nouvellement créée.
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On peut certes imaginer que Bergen, Lucius et Riezler pouvaient avoir intérêt à « ponctionner » les fonds secrets pour aller jouer à la roulette ou pour entretenir des danseuses. Vu la date, vu les hommes, il semble plus simple de croire que les deux millions réclamés par Lucius pour « ce qui était convenu » concernaient les bolcheviks ([^20]).
Bergen ne se contente pas de distribuer des fonds, c'est aussi un homme qui prend des initiatives. Dès le 9 novembre, il télégraphie à Parvus qui se trouve alors à Vienne de venir le voir à Berlin. Quelques heures plus tard, il expédie ce télégramme chiffré à Romberg, ambassadeur à Berne :
« En considération d'événements qui se passent en Russie, le voyage de Baier dans le Nord est très désirable. » ([^21])
Nous allons voir dans un instant quel rôle important a joué ce Baier, que nous avons déjà rencontré sous une autre identité. Mais en ce qui concerne les activités de Bergen, il faudrait encore noter un télégramme que lui adresse le conseiller d'ambassade Schubert à Berne pour le compte de Romberg, celui-ci désirant savoir en effet si les relations de Bergen « couvrent » non seulement Lénine et son groupe, mais aussi les socialistes révolutionnaires éminents comme Tchernov et ses collègues. Bergen répond le 12 mai qu'il n'a pas de « relations avec eux ». Mais de sa réponse comme du télégramme de Schubert on peut déduire qu'il est bien en contact, par intermédiaires, avec le groupe bolchevik ([^22]) :
En tout cas, l'ensemble de ces citations montre assez que Bergen est « au parfum ». Il est aux Affaires Étrangères un spécialiste des questions subversives en Russie. Faute d'éléments précis permettant de prouver ou tout au moins de soupçonner le contraire, nous n'avons aucune raison de penser qu'il a remis à son ministre un dossier truqué. Cinq, deux, quinze millions de marks...
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Un fait d'ailleurs est acquis. Les archives allemandes révèlent qu'après la révolution de février des sommes importantes ont été consacrées à l'activité subversive en Russie : entre février et octobre 1917, cinq millions de marks sont versés en une seule fois, le 3 avril 1917 ([^23]). Le 8 novembre, Lucius demande les deux millions dont nous avons parlé plus haut. Le 9, Kühlmann réclame quinze millions de marks qu'il obtient dès le lendemain ([^24]). La plus grosse fourniture date de juin 1917, juste après la paix de Brest-Litovsk. A ce total, non négligeable, puisé dans les fonds secrets, en tout cas sur les deniers publics, il faut ajouter sans doute des sommes provenant de sources privées.
Dans les télégrammes ou autres documents échangés au sujet de ces fonds, le nom ou la qualité des destinataires ne figure jamais. On peut donc se demander si les bolcheviks en furent les bénéficiaires. Même si, entre février et octobre 1917 ils ne furent pas les seuls, il est difficile de croire que les services allemands les aient ignorés. Les cinq millions de marks sont versés le 3 avril, jour de l'arrivée de Lénine à Petrograd. Les deux millions de Lucius, les quinze millions de Kühlmann sont réclamés le lendemain, et le surlendemain de la prise du pouvoir à Petrograd. Il est douteux qu'ils soient destinés au général Kornilov, ou même aux anarchistes russes.
En l'absence d'un accusé de réception peu courant dans ce genre de transaction, la coïncidence des dates est en elle-même un fait extrêmement troublant.
Dans son rapport du 3 décembre 1917, Kühlmann affirmait que l'argent était parvenu aux bolcheviks par des canaux divers, sans préciser davantage.
Une des sources d'approvisionnement était, nous l'avons vu, le réseau Fürstenberg. Nous n'y reviendrons pas ([^25]).
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Il est possible que le commerce du charbon mis au point au Danemark par Parvus et Sklarz ait constitué un autre moyen. Nous pensons ici à un curieux passage d'un télégramme de Lucius, en date du 15 juin 1917 : « Le député social-démocrate Lindblad qui a pris son petit déjeuner avec moi hier aura l'honneur de parler à votre Excellence (Zimmermann) du charbon que Janson (syndicaliste danois très lié au réseau allemand) a aussi évoqué dans sa lettre personnelle. Je considère qu'un accord de cette sorte est si important au point de vue politique que dans la discussion que nous avons eue hier avec Janson, j'ai vigoureusement repoussé toutes les objections soulevées par le Dr Warburg (important banquier de Hambourg) qui ne voit pas plus loin que le point de vue commercial. Cette affaire doit se faire sans tenir compte en aucune façon qu'elle convienne ou non à M. Boetzow. » ([^26]) L'aspect politique évoqué par Lucius n'avait-il pas pour objet d'assurer, par le truchement du commerce, les subsides de la subversion ? L'allusion de Lucius est toutefois trop vague pour que nous puissions en tirer des conclusions.
Un autre moyen de financement qui, cette fois, ne concerne pas les bolcheviks, mérite tout de même d'être rapporté car il montre le cheminement d'un numéraire qui ne provenait pas des caisses gouvernementales. Commentant un rapport de Lucius, Zeman fait état de conversations secrètes qui eurent lieu en juillet 1916 à Stockholm entre le Russe Kolychko, ancien secrétaire du ministre Witte, accompagné du prince Bebutow, et un agent des Affaires Étrangères allemandes, Bockelman. Les deux Russes sont venus quémander des fonds destinés à la « propagande pacifiste » et ce sont eux qui suggèrent de créer en Russie une maison d'éditions, projet approuvé, après qu'on lui en ait fait part, par le banquier Warburg. Des difficultés s'ensuivent, pour des divergences de conceptions, ou pour des motifs d'amour-propre, avec l'industriel Hugo Stines, intéressé à l'affaire. Finalement ce dernier accepte *d'avancer* deux millions de roubles à Bockelman, pour le financement de la maison d'édition russe, le secrétaire d'État (à l'époque von Jagow) se réservant le droit de contrôler l'opération.
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On pense que cet argent servit à influencer certains journaux russes en faveur de la paix. En tout cas, Kolychko, qui se tenait dans l'entourage de Gorki, directeur du journal *Novaia Jizn*, fut arrêté par le Gouvernement provisoire au cours de l'été 1917.
C'est peut-être à une source privée identique que Romberg fut amené à faire appel, cette fois en faveur des bolcheviks, sur la suggestion d'un de ses agents, désigné dans les archives allemandes sous le pseudonyme de Baier.
#### La curieuse lettre de Herr Baier
Le 9 mai 1917, l'attaché militaire allemand à Berne, Nasse, adresse à l'ambassade allemande Romberg un rapport de « Herr Baier », daté du 4 mai, et posté à Chiasso. Baier y formule, pour aider les partisans de la paix en Russie, de très captivantes suggestions :
« J'ai eu l'occasion à Zurich -- écrit Baier -- de m'entretenir avec plusieurs groupes différents d'émigrés russes. Ce que j'ai vu et entendu à cette occasion n'a fait que confirmer les rapports que j'ai faits récemment après mes discussions avec le docteur Shklovsky ([^27]) et P. Axelrod ([^28]), et a complété mes informations. Lorsque j'ai procédé à mes sondages très étudiés auprès d'un certain nombre de représentants importants de différents groupes à l'intérieur du mouvement socialiste pacifiste, ces gens m'ont dit qu'il était extrêmement souhaitable qu'une agitation systématique, intensive et efficace soit soutenue par un certain nombre de camarades connus, et neutres. Après qu'ils m'eussent témoigné une évidente et, je pourrais dire presque joyeuse disposition à accepter un soutien financier dans le dessein spécifique de travailler pour la paix, je leur ai dit qu'en ce qui me concernait, je serais heureux de mettre à leur disposition des sommes importantes pour un projet aussi noble, humanitaire et internationaliste.
En outre, la révolution russe avait eu un effet moral si magnifique et avait soulevé de tels élans de générosité qu'un certain nombre de personnes de ma connaissance seraient trop heureuses de sacrifier elles aussi de larges sommes au soutien de la révolution russe, en aidant à mener à bonne fin la paix immédiate.
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Ces offres ont toutes été acceptées avec un grand plaisir. Ils avaient tous la même doléance à la bouche, à savoir que les partis et les groupes opposés à la guerre disposaient de moyens financiers inférieurs à ceux qui poursuivaient la guerre, lesquels disposaient des ressources d'un État en leurs mains. L'or anglais jouait un rôle important, et l'Entente disposait de sommes énormes pour le soutien de l'effort de guerre et pour soudoyer les personnes influençables. Il n'en serait donc que plus souhaitable que des sommes importantes puissent être mises à la disposition des partisans de la paix par des camarades ou des amis fortunés.
En ce qui concerne la paix, tous ceux à qui j'en ai parlé étaient moins intéressés par la perspective d'une paix générale, conclue simultanément et avec l'accord des autres puissances de l'Entente, qu'à une paix immédiate « à tout prix » ([^29]), c'est-à-dire à une paix séparée avec les Allemands et les Autrichiens. Après cela, la question des voies et moyens par lesquels ce soutien financier de la propagande pour la paix pourrait pénétrer en Russie et être utilisé à ses fins spécifiques, cette question-là fit surgir une multitude d'opinions détaillées et diverses que, pour abréger, je me contenterai de résumer en quelques phrases :
1\. La personnalité du donateur garantirait que l'argent ne provient pas d'une source suspecte.
2\. Le donateur, ou l'intermédiaire chargé de remettre l'argent, devrait avoir la possibilité, par des recommandations soit officielles soit officieuses, de franchir la frontière russe avec les fonds.
3\. En ce qui concerne l'argent destiné à subvenir aux besoins immédiats, il faudrait prévoir une petite « caisse » alimentée en numéraire, et non quelque lettre de crédit ou autre document difficile à convertir et qui risque d'attirer l'attention. Des pièces suisses seraient plus facilement, plus efficacement et d'une façon moins voyante susceptibles d'être échangées contre n'importe quel « liquide » pratique.
La question de la répartition entre les différents partis, groupes et individus qui seraient amenés à recevoir leur part de subsides sous une forme ou sous une autre pour leur agitation en faveur de la paix était déjà en cours de discussion.
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Tous ont confirmé qu'ils étaient disposés à accepter un soutien pour le but précis en question, et que si d'une part, venant de moi, l'offre qui leur était faite faisait taire toutes leurs incertitudes et objections, il était clair, d'autre part, que mes liens ici avec des personnalités officielles des cercles gouvernementaux leur apparaissaient comme particulièrement favorables pour la réalisation pratique de leur dessein. » ([^30])
La scène est évoquée non sans humour. Bien entendu, personne n'est dupe, au cours de ces entretiens, de la fiction du généreux donateur. Il faut seulement pouvoir disposer d'un alibi avouable, en cas de « pépin ». On doit noter, ce qui aura une importance par la suite, qu'à aucun moment, dans cette lettre, *Baier n'indique qu'il sera le mécène en question avec son propre argent*. Et sa lettre, adressée à l'attaché militaire d'un État étranger, *n'a aucun sens si elle ne contient pas cette suggestion implicite adressée à ses employeurs *: «* Voyez donc quelle suite pratique peut être donnée à ceci. *»
Peu de temps avant, Romberg, dans une dépêche en date du 30 avril ([^31]) avait fait état d'une conversation avec le Suisse Platten, l'homme qui avait négocié le départ des émigrés dans le fameux « wagon plombé », et qui avait accompagné Lénine jusqu'à la frontière finlandaise, où il avait été refoulé. A son retour, Platten avait exposé à Romberg que la propagande pacifiste des bolcheviks était dépourvue de moyens, alors que leurs adversaires disposaient de puissantes ressources financières. A l'issue de cette conversation, Romberg s'était inquiété des moyens d'aider financièrement les révolutionnaires « sans blesser leur susceptibilité » (sic). Le personnage fictif de l'honorable mécène imaginé par Baier est peut-être une réponse aux préoccupations de Romberg.
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#### Baier = Moor
Le nom de Baier n'est qu'un pseudonyme. La véritable identité du « contact » de l'attaché militaire allemand Nasse dans les milieux révolutionnaires est celle d'un homme que nous avons déjà rencontré ; l'homme qui se porta garant pour Lénine à son arrivée en Suisse, le personnage louche que Liebknecht soupçonnait d'être un agent allemand, l'intermédiaire présumé entre l'associé de Parvus, Georges Sklarz et Lénine : *le social-démocrate suisse Karl Moor*.
Dans les archives allemandes, il est question à diverses reprises de Baier. En particulier, à la date du 15 novembre 1917, un télégramme de Romberg à Bergen, confirme son rôle d'intermédiaire auprès des bolcheviks.
« Baier a demandé -- écrit Romberg -- que Nasse soit tenu au courant des télégrammes suivants reçus de Stockholm : « Veuillez tenir votre promesse immédiatement. Nous sommes engagés sur cette base, compte tenu des pressions très vives qui ont été exercées sur nous : « Signé Vorovsky, Baier m'informe que ce message peut rendre mon voyage dans le Nord plus urgent. » ([^32])
La promesse faite par Moor-Baier concerne-t-elle un apport d'argent ou bien a-t-elle trait aux négociations de paix entre la Russie et l'Allemagne ? Le texte de Vorovsky n'est pas assez explicite pour qu'on puisse en trancher. Du moins peut-on constater que Vorovsky et Moor sont en contact et que les Allemands n'en ignorent rien.
Du côté bolchevik le nom de Moor dans cette période de l'année 1917 apparaît au moins à deux reprises. D'abord, dans une lettre rédigée fin août-début septembre, Lénine, alors réfugié en Finlande, met en garde le bureau bolchevik contre Moor et invite ses camarades à se montrer très circonspects avec lui à cause de ses relations avec les Allemands. Le Comité Central du Parti se montre, lui, catégorique. Dans le P.V. de ses délibérations du 7 octobre (en réalité le 24 septembre selon le calendrier occidental), *il est indiqué que Karl Moor a proposé de l'argent au parti mais que cette proposition a été* *repoussée, l'origine des fonds apparaissant suspecte.*
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Ultérieurement toutefois, les éditeurs soviétiques sont revenus sur ce jugement sévère. Dans l'ouvrage « *Les bolcheviks et la révolution d'octobre -- procès-verbaux du Comité Central du parti bolchevik, août 1917/février 1918 *» ils indiquent en note que « les données recueillies plus tard par l'Institut d'Histoire du parti à Moscou ont permis d'établir que les fonds offerts par Karl Moor provenaient d'un héritage inattendu qu'il avait fait » ([^33]).
#### Une singulière histoire d'héritage
Héritage providentiel en effet ! Le 9 mai, apparemment, Moor ne l'avait pas perçu, sinon quel besoin aurait-il eu d'aller raconter à l'attaché militaire Nasse que le moyen de financement acceptable pour les révolutionnaires était celui de généreux donateur ?
Il faudrait donc admettre que l'héritage « inattendu » dont parlent les éditeurs soviétiques est tombé à pic entre ses mains, à une date comprise entre le 9 mai et le 24 septembre. Même un romancier populaire aurait du mal à faire avaler cette histoire à ses lecteurs.
Ce n'est pas tout. Sur la source de l'argent, le P.V. du 7 octobre et la note ultérieure des soviétiques se contredisent. Le premier fait état d'une explication donnée par Moor, selon laquelle l'argent proviendrait d'un *fonds* auquel puisait Plekhanov. La seconde parle d'un *héritage.* Si Moor avait réellement disposé à cette époque d'une fortune personnelle, on ne comprend pas pourquoi il n'en aurait soufflé mot, ni aux Allemands ni au bolcheviks, ni pourquoi il aurait inventé un fonds mystérieux déjà utilisé par Plekhanov.
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En revanche l'explication donnée par Moor au Comité Central, correspond bien aux termes de sa lettre à Nasse, le 9 mai. L'histoire de l'héritage semble donc avoir été forgée après coup.
Il est toutefois question de l'héritage de Moor dans des souvenirs de Radek portant sur la période où il vint clandestinement à Berlin en 1919, pour soutenir la révolution spartakiste et s'y fit arrêter par les autorités allemandes. Radek, qui connaissait très étroitement Moor depuis 1904, indique que celui-ci rendit en cette circonstance d'importants services, et il ajoute : « Les parents de Moor *moururent avant la guerre* et il hérita d'une fortune considérable. » ([^34])
La phrase de Radek semble indiquer que l'héritage date d'avant-guerre, ce qui ne cadre plus avec la version de l'héritage « inattendu » de l'Institut d'Histoire soviétique. Si l'on se fie aux archives allemandes, le rôle de Baier et l'origine de ses ressources sont parfaitement clairs, les explications soviétiques, au contraire, avec leur embrouillamini, sont singulièrement suspectes.
En outre, ce Moor dont les bolcheviks auraient repoussé les avances n'en reste pas moins en contact avec eux, (témoin les télégrammes de Vorovski). Conformément aux desiderata de Bergen, il ne tarde pas à gagner l'U.R.S.S. où il séjournera environ dix-huit mois. Il réapparaît à Berlin pour voler au secours de Radek grâce aux excellentes relations qu'il a su conserver avec les autorités militaires allemandes. Sur ce point, outre les souvenirs de Radek lui-même, nous possédons le témoignage de l'ex-communiste allemande Ruth Fischer :
« Moor à ma grande surprise -- écrit-elle -- m'amena au grand quartier général, Bendelstraasse, où toutes les portes s'ouvraient devant lui comme par l'effet d'une cellule photo-électrique. Un officier me donna un permis où le nom, l'état civil et la description étaient manifestement falsifiés et avec ce permis j'eus accès à la cellule de Radek trois fois par semaine. » ([^35])
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Tout cela, dira-t-on, ne prouve point que les bolcheviks aient accepté l'argent de Moor puisqu'un P.V. du Comité Central fait état d'un refus et que, de ce fait, comme l'écrit M. Bonnin « nous nous heurtons (sic) à un démenti soviétique » ([^36]).
Il ne faudrait tout de même pas prendre le démenti soviétique pour du granit. Le P.V. du Comité Central ne se contente pas en effet de refuser pudiquement les offres de Moor, il déclare *tous pourparlers ultérieurs à ce sujet inadmissibles.*
Or cette version se heurte durement au témoignage de Radek en personne. Dans ses *Souvenirs,* aussitôt après avoir évoqué l'héritage considérable de Moor, il s'empresse d'ajouter : « Il nous aida financièrement, nous les bolcheviks et les spartakistes, et immédiatement après la révolution il se rendit en toute hâte en Russie. »
La phrase de Radek ne situe pas avec précision la date de cette aide, mais elle contredit au moins partiellement la version du Comité Central. Selon Radek, l'argent de Moor fut accepté.
Un autre témoin, étroitement mêlé aux secrets du bolchevisme, le confirme. Mais pour éclairer un peu sa mystérieuse personnalité, il faut sauter quelques années...
#### Le camarade Thomas confirme...
Prague, 1935... Le vieux militant menchevik Boris Nikolaïevski ([^37]) se trouve dans cette ville au siège du parti socialiste allemand, émigré après la prise du pouvoir par Hitler, lorsqu'on vient le prévenir que « le camarade Thomas » désire le rencontrer. Nikolaïevski accepte avec empressement cette entrevue avec un des principaux représentants du Komintern à Berlin.
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Thomas est un pseudonyme, celui d'un vieux militant bolchevik qui a partagé la vie des émigrés en Suisse pendant la guerre. Après la prise du pouvoir à Petrograd, il a appartenu au personnel de la légation bolchevik à Berne. Bientôt expulsé, en raison de l'agitation qu'il mène, par les autorités fédérales, il séjourne quelque temps à Moscou. Puis Lénine, après le premier Congrès de l'Internationale, l'expédie à Berlin « avec un passeport à toute épreuve », faux bien sûr, comme envoyé de l'I.C. encore balbutiante. Installé dans la capitale allemande, agissant toujours dans l'ombre, le camarade Thomas est ainsi pendant des années le trésorier occulte du Komintern. Son nom n'apparaît nulle part dans les motions, mais il joue dans la coulisse un rôle considérable, et il détient une quantité de secrets.
Demeuré à Berlin après la prise du pouvoir par les nazis, il réussira à quitter le territoire allemand, non pour regagner l'U.R.S.S. mais pour se rendre aux États-Unis, où il est mort, il y a maintenant une vingtaine d'années, sous une fausse identité. ;
Dans le récit qu'il a rédigé après ses deux entretiens avec « le camarade Thomas », Nikolaïevski ne révèle pas le véritable nom de celui-ci, car le pseudonyme de Thomas pourrait être, selon lui, celui de deux ou trois révolutionnaires entre lesquels il serait hasardeux de choisir. Les raisons de Nikolaïevski apparaissent ici peu convaincantes, et son silence est dû vraisemblablement à d'autres motifs.
Certaines des confidences faites par Thomas au cours de ses entretiens avec Nikolaïevski et qui concernent les premiers temps de l'Internationale font apparaître des personnages que nous avons déjà vus, car ils appartiennent tous au même monde ténébreux. Parmi eux, Karl Moor. Peu après son arrivée à Moscou, au début de 1919, Thomas est mêlé en effet aux conciliabules fiévreux qui amorcent, selon le vœu de Lénine, la création d'une nouvelle Internationale. Y prennent part, Zinoviev, Trotski, Angelica Balabanova, et... Moor, lequel approuve chaleureusement les projets de Lénine. La présence de ce « suspect » dans l'entourage immédiat de Lénine, il y a de quoi s'en montrer surpris. Au fait, pourquoi « l'héritier » capitaliste est-il venu en Russie ?
Thomas donne deux raisons de sa présence à Moscou, l'une, très anecdotique : « chercher de belles jouvencelles », l'autre qui touche de près à l'énigme de l'argent : « *pour se faire rembourser les prêts consentis par lui aux émigrés *» ([^38])*.*
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Le témoignage de Thomas recoupe parfaitement celui de Radek. Les deux hommes qui appartenaient tous deux à l'*Underground bolchevik* se connaissaient parfaitement, mais ils ne se sont évidemment pas concertés.
*En somme, Moor est venu à Moscou se faire rembourser par les bolcheviks la part de cet héritage que ceux-ci avaient noblement refusée !*
Du côté allemand, on ne trouve pas trace de fonds qui auraient été versés dans ce but à Moor. Outre que les archives qui nous sont parvenues ne sont peut-être pas complètes, il faut se souvenir que des subsides provenaient parfois d'une activité commerciale ou de prêts privés. Du côté russe, on ne trouve pas davantage trace d'un reçu signé Lénine ou de quelque autre personnalité bolchevik. Mais il faut être bien naïf pour imaginer que quelque document de ce genre puisse être un jour découvert. Les fonds secrets sont versés et acceptés discrètement. Enfin, il ne faut tout de même pas oublier que même les archives mises à notre disposition du côté soviétique ont été « caviardées », comme on l'a vu dans le cas de Fürstenberg.
S'il n'y a pas de preuve décisive, l'ensemble des faits que nous avons rassemblés ici nous paraît présenter un faisceau de présomptions largement suffisantes ([^39]). Après tout on n'a jamais retrouvé les femmes de Landru, et les quelques ossements découverts dans la fameuse cuisinière n'ont pas convaincu tous les observateurs de l'époque. Son innocence est tout de même fort douteuse. Nous dirons que celle de Lénine dans cette affaire des contacts avec les Allemands, et de l'argent qu'il en aurait reçu, par intermédiaires, pour les besoins de son action, ne nous paraît pas moins improbable.
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#### Une très coûteuse propagande
C'est un autre problème de déterminer si Kühlmann dit vrai quand il affirme que la propagande et le recrutement des bolcheviks n'ont pu se développer qu'à partir du moment où l'aide allemande se révéla suffisante. La réponse est ici fort complexe, car les données sont incertaines. Il apparaît en tout cas certain que la propagande bolchevik prit son véritable essor quelques semaines après le retour de Lénine. Un des meilleurs spécialistes des problèmes soviétiques, Léonard Schapiro, indique dans sa remarquable *Histoire du Parti Communiste de l'Union Soviétique* qu'à l'époque du VI^e^ Congrès, c'est-à-dire au début du mois d'août 1917, le parti publiait 41 journaux et feuilles périodiques, dont 27 en russe, et les autres dans les langues de plusieurs minorités nationales. « Le nombre total d'exemplaires imprimés était de presque un million et demi par semaine, soit 320 000 par jour au moment du VI^e^ Congrès. » ([^40]) Une bonne partie de cette presse était destinée à l'armée, sur laquelle s'exerçait une intense propagande défaitiste. A quoi s'ajoutaient le coût des tracts, affiches, brochures et, avant la prise du pouvoir, l'argent nécessaire à la rétribution des membres de la Garde Rouge levée dans les usines, et probablement à l'achat d'armes pour celle-ci ([^41]).
Le coût de la propagande était d'autant plus lourd que le prix du papier et celui de l'impression ne cessaient de monter. Schapiro cite à cet égard un rapport significatif du Comité de la province du Don indiquant que l'édition d'un journal quotidien à 4 500-4 800 exemplaires entraînait une perte quotidienne d'environ 200-250 roubles, le papier à lui seul coûtant 360 roubles.
Les cotisations des adhérents étaient-elles en mesure de combler le déficit ? Pas plus qu'aujourd'hui le P.C.F. n'est en mesure de faire face à ses dépenses grâce aux seules cotisations. Le nombre des adhérents de cette époque ne dépassait pas 200 000 et ils versaient des cotisations très irrégulières dont 10 % seulement allait à la direction du parti.
D'où pouvait provenir la différence ? Une contribution fut versée par des camarades finlandais, mais ce concours était fort limité.
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De riches sympathisants étrangers ont-ils versé leur obole, comme cela se fit, parfois, avant cette guerre ? On ne s'explique pas alors que, depuis cinquante ans, les noms de ces mécènes n'aient pas été révélés. M. Schapiro, qui pense que la documentation du côté allemand n'établit pas clairement que des subsides du Reich parvinrent aux bolcheviks avant 1917, estime au contraire « comme fort probable » que d'importantes sommes leur furent versées après mars 1917. Faisant état du rapport Kühlmann, il juge aussi « extrêmement peu probable » que le ministre des Affaires Étrangères se fût exprimé ainsi s'il n'avait pu s'appuyer sur des faits ([^42]).
On peut donc estimer très probable que l'aide financière allemande -- faute de pouvoir indiquer d'autres sources -- joua un rôle important dans le développement du parti et de sa propagande, sans qu'il soit cependant possible de mesurer l'exacte incidence de cette aide.
Fut-elle suffisante pour permettre aux bolcheviks de s'emparer du pouvoir, troisième idée, celle-ci sous-jacente, qui figure dans le rapport Kühlmann ? Le champ de l'interprétation est ici très vaste. M. Bonnin note, non sans raison cette fois, que les fonds débloqués par les Allemands entre février et octobre 1917 furent très inférieurs aux dépenses qu'ils consentirent par la suite. Il en tire cette conclusion que l'argent allemand suivit et non précéda le succès.
Raisonnement abusif (car nous avons vu qu'outre les fonds secrets des modes de financement privé intervinrent très vraisemblablement), et qui peut se retourner contre les propres thèses de cet historien. Admettons : l'argent allemand fut insuffisant pour permettre aux bolcheviks de s'emparer du pouvoir. Mais comme, après novembre 1917, les versements ont considérablement augmenté, n'est-ce pas *grâce à ces sommes* qu'ils s'y sont maintenus ? ([^43]).
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#### Lénine, l'or et la guerre
En réalité nous croyons que la question est fort mal posée. Tenter de savoir si le financement est *la cause* de la victoire est une entreprise impossible, où le jugement, en tout cas, relève de la subjectivité pure. Il nous paraît plus fondé de se demander : *sans cet argent* les bolcheviks auraient-ils pu l'emporter, question à laquelle nous répondons pour notre part par la négative ? Car si l'argent ne fait pas le pouvoir, il y contribue.
Ces constatations ne retirent d'ailleurs rien à l'incontestable génie stratégique de Lénine. Ses adversaires, après tout, disposaient de moyens financiers encore plus importants. Ils ne surent pas s'en servir.
On doit également écarter d'autres jugements sommaires. Il est absurde ainsi de présenter Lénine comme un stipendié de l'Allemagne. Il n'était pas guidé dans ses démarches par un intérêt vénal, mais par le seul intérêt de la révolution. Il vécut modestement, sans aucun souci de luxe, voire même d'un bon confort matériel. Croire le contraire relève de conceptions simplistes. Peut-on considérer qu'il fut un traître à son pays ? A vrai dire depuis cinquante ans, l'accusation de trahison a été tellement galvaudée qu'elle semble aujourd'hui un peu suspecte. Il est certain toutefois que le gouvernement provisoire était objectivement fondé à considérer que Lénine trahissait le pays et à engager contre lui des poursuites. On pourrait plutôt lui reprocher de ne pas les avoir menées avec plus de vigueur.
Mais, du point de vue de Lénine, l'accusation de trahison était entièrement dépourvue de sens. Il ne se sentait nullement engagé à l'égard de l'État impérialiste russe qu'il haïssait, qu'il était résolu à combattre de toutes ses forces, et par tous les moyens. Au temps de la guerre russo-japonaise, il avait pris le parti du Japon « progressiste » et il n'aurait certainement pas reculé devant une aide matérielle japonaise. Aucune raison de principe ne pouvait lui faire tenir pour inadmissible l'aide d'un État impérialiste allemand, industriellement plus avancé que son propre pays.
A ses yeux la trahison existait bien. Mais c'était la « trahison » des dirigeants sociaux-démocrates qui partout avaient accepté la défense nationale.
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Il était cependant trop intelligent pour sous-estimer la formidable vague de nationalisme qui avait déferlé sur tous les pays d'Europe, et dont lui-même avait failli faire les frais au début du conflit en Galicie. C'est pourquoi il décida de *faire un bout de chemin* avec les impérialistes allemands, mais en secret, et en prenant le maximum de précautions pour que cette collusion fût ignorée. Ainsi, il dénonçait publiquement tous les impérialismes, mais il pouvait dans la pratique s'accommoder d'un accord occulte avec celui qui était le plus apte à détruire le régime tsariste. De même, il pouvait traîner dans la boue les chefs de la social-démocratie, quitte à avoir recours le cas échéant à leur aide. Il n'hésita pas à appeler au secours le social-traître Adler. Il écrivait que Kautsky était un « merdeux » (sic). Et donc le social-démocrate suédois Branting était pareillement un « merdeux ». Mais le bolchevik Chliapnikov savait qu'en cas de danger il pouvait faire appel à la protection de Branting. Les principes s'escamotent devant la dure nécessité. L'Histoire passe par là.
La question de l'or allemand a perdu aujourd'hui de sa violence passionnelle. Elle présente en revanche un tout autre intérêt : les contacts discrets, les manipulations monétaires, les trafics, l'intervention des diplomates, des militaires spécialisés dans le renseignement, d'industriels et de financiers, d'agents doubles, d'aventuriers et de militants, révèlent l'importance du « souterrain » bolchevik et ses mécanismes complexes *dans une phase capitale de l'entreprise bolchevik,* celle qui précède la prise du pouvoir. C'est *l'armature invisible de ce parti,* sa réalité profonde qui se trouvent ainsi démasquées, bien que nous n'en connaissions certainement qu'une partie. Les personnages que nous avons côtoyés appartiennent pour la plupart à un univers trouble et forment « l'appareil » secret de Lénine.
Cet « appareil » est étroitement lié à la question d'argent, et c'est normal. Si Lénine, toute sa vie, a accordé tant d'attention à cette question, c'est qu'il sait bien que la théorie du révolutionnaire professionnel implique la solution de la question financière : sans révolutionnaires professionnels, pas de parti ; sans argent, pas de révolutionnaires professionnels.
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Et il va de soi que les expériences accumulées au cours de ces trois années de guerre auront une influence considérable sur les développements ultérieurs du bolchevisme international. Pendant trois ans, un petit noyau a vécu accroché à l'énorme machine financière du Reich, avec l'idée d'utiliser cette aide à des fins révolutionnaires, quitte à se retourner aussitôt que possible contre ce régime impérialiste et à tenter de le détruire de l'intérieur ([^44]). Voilà une leçon qui ne sera pas perdue.
L'importance de cette phase se mesure aussi sur un autre plan : celui des relations ultérieures entre le Reich et l'U.R.S.S. depuis la paix de Brest-Litovsk, en passant par la politique de Rapallo, jusqu'à celle du pacte germano-soviétique en 1939. Entre certains dirigeants allemands -- cercle étroit qui comprenait aussi des chefs d'état-major de la Reichswehr -- et certains dirigeants bolcheviks, il y a eu *un grand secret,* connu d'un petit nombre d'initiés. Il serait intéressant de rechercher dans quelle mesure il a pu influer sur le jeu diplomatique et le modifier.
Parfois on retrouve l'écho de ce secret -- monstrueusement déformé il est vrai pour les besoins de la fabulation stalinienne -- au cours des audiences des grands procès soviétiques des années trente : c'est le cas par exemple pour Rakovski interrogé au procès du bloc des Droitiers et des Trotskistes par le sinistre Vychinski ([^45]). Il serait par ailleurs intéressant de savoir dans quelle mesure les dirigeants nazis, dont le comportement rompait brutalement avec les habitudes bourgeoises de la politique de Weimar, ont pu se servir des archives allemandes qui concernaient les bolcheviks.
Entreprise peut-être impossible à mener, qui échappe en tout cas à l'objet de cette étude. En revanche, le rôle ultérieur de quelques acteurs de cette histoire mérite à notre sens d'être brièvement rapporté car il confirme l'importance de cet « appareil » secret dont se servait Lénine.
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#### Les hommes de "l'appareil"
*Ziefeldt --* Estonien comme Keskuela. Nous avons vu qu'il avait été son agent auprès de Lénine, et qu'à l'insu de celui-ci, selon la version donnée par Keskuela, il alimentait habilement la propagande bolchevik. Cet agent des Allemands n'éprouve pas après la guerre le besoin de regagner sa patrie. On le retrouve à Odessa, puis à Bakou. On ne sait comment il finit.
*Ashberg,* le « banquier rouge ». -- Il ne cessera pas d'être mêlé aux opérations financières des bolcheviks, particulièrement aux ventes d'or. Il s'occupe en 1925 de faire refondre en Suède, avec l'accord discret de Branting, un or dont les États-Unis ne veulent pas. Toujours pour le compte des soviets, il achète en 1922 à Berlin une petite banque, la Garantie und Kreditbank für den Osten. A partir de 1925 il s'installe à Paris où il possède un hôtel particulier, rue Casimir Périer. Selon certaines sources, difficilement vérifiables, il aurait été lié avec Pierre Cot. Pendant la seconde guerre mondiale il émigre aux États-Unis, où il fonde la revue « Free World ».
En dépit des épurations, Ashberg aura ainsi réussi à conserver la confiance des dirigeants soviétiques.
*Ouritsky --* Ami de Trotski, il opérait à Copenhague en liaison avec Parvus. Rallié comme Trotski aux bolcheviks au cours de l'été 1917, c'est lui qui aura la mission de confiance en janvier 1918 de liquider l'Assemblée Constituante, la seule de toute l'histoire de la Russie élue au suffrage universel : Mais il est bientôt abattu par un terroriste du parti socialiste-révolutionnaire.
Dans une notice nécrologique écrite sur lui par Lunatcharsky dans le *Bulletin Communiste* ([^46])*,* celui-ci, après avoir rappelé qu'Ouritsky possédait avant-guerre des relations très étendues en Allemagne, note assez étourdiment, qu'il eut une *activité importante à Copenhague.*
On ne lui en a pas tenu rigueur chez les bolcheviks.
*Parvus* -- Lui, c'est le pestiféré. Lénine lors de son retour à Petrograd, avait refusé de le rencontrer en Suède. Des documents allemands indiquent toutefois que durant cette période il eut des contacts avec les bolcheviks.
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Mais il s'était trop « mouillé » avec le gouvernement du Reich pour être présentable, et Lénine s'opposa toujours à son entrée en Russie. Bien qu'ayant joué en coulisse comme distributeur de fonds un rôle considérable, il a tiré les marrons du feu pour les autres. Il meurt en Allemagne en 1924, fortuné, mais déconsidéré et oublié. Il faut toujours une victime.
*Kozlovsky* -- On retrouve sa trace aussitôt après la révolution d'octobre, dans les *Souvenirs d'un Commissaire du Peuple,* de Steinberg, et le réceptionnaire des fonds transmis par Fürstenberg, n'y est pas ménagé. Steinberg est un socialiste révolutionnaire de gauche. Comme tel, il a appartenu au gouvernement bolchevik en 1917 et 1918, en qualité de ministre de la Justice. Très vite, il se heurte à la Tchéka naissante, à Dzerjinski et à ses acolytes. Parmi eux Kozlovsky.
Steinberg est un homme d'une grande honnêteté. Il est difficile de récuser son témoignage. Quelque temps après la révolution d'octobre, il acquiert la certitude qu'une « commission d'enquête du soviet de Petrograd », installée dans un palais, procède à des arrestations illégales et relâche parfois des bourgeois ou aristocrates qu'elle détient contre rançon, argent, or, ou bijoux.
A la tête de cette commission, deux avocats bolcheviks Krassikov, vieux compagnon de Lénine depuis vingt ans, que celui-ci considérait comme un « dur », et... Kozlovsky.
Steinberg y décrit ces deux hommes comme des intellectuels particulièrement haineux. Indigné par leur comportement, il va trouver Lénine et lui demande de mettre un terme à l'activité de ces mercantis avant qu'un scandale n'éclate ([^47]).
Lénine cligne légèrement un œil -- signe de souci chez lui, affirme Steinberg. Il dit que Kozlovsky n'est pas à proprement parler un bolchevik. Il ajoute qu'en effet pendant son exil certaines accusations ont été portées contre lui. Assurément une enquête s'impose.
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L'enquête traîne. Une commission est enfin nommée en février 1918, présidée par Trotski. Devant elle, Kozlovsky et Krassikov pleurnichent, on les a abominablement calomniés. Tous les bolcheviks prennent parti pour eux. Les témoins, apeurés, ne se sont pas présentés. Par 18 voix contre 5, la commission blanchit les deux accusés.
-- Les visages des bolcheviks, note Steinberg, rayonnaient.
Steinberg est furieux. Il est sûr de son fait. Les témoignages selon lesquels la Tchéka procède à des arrestations sous n'importe quel prétexte, torture au cours des interrogatoires, et exerce une pression sur les familles, ne manquent pas. Mais la peur empêche de les produire. Il se rend compte qu'il a été joué par Lénine.
Il ignore sans doute que Lénine a de bonnes raisons de « couvrir » Kozlovsky. Il ne connaît pas davantage le rôle que jouent les deux avocats à la tête de leur commission. Il les prend pour des forbans. C'est peut-être exact. *Mais, avant tout, ils travaillent pour le Parti.*
Et ici il faut revenir au récit fait par le camarade Thomas à Boris Nikolaïevski.
Quelque temps après son arrivée à Moscou, Thomas, vers avril-mai 1919, est convoqué un jour par Lénine.
-- Vous allez vous rendre en Allemagne, lui dit Lénine. C'est là qu'on organisera véritablement l'Internationale Communiste. Pour ce genre de travail, il faut des militants qui possèdent l'expérience du travail clandestin.
Thomas accepte. Les instructions de Lénine sont brèves :
-- Emportez tout l'argent que vous pourrez. Adressez-moi des rapports et, si possible, des journaux. Faites tout ce que la situation vous permettra, mais faites-le.
#### La "caisse noire" de Lénine
Sur-le-champ il rédige une note destinée à Dzerjinski, et une autre à *l'homme de confiance qui détient la* « *caisse *» *du parti,* non pas, raconte Thomas, la caisse officielle relevant du C.C., ni la caisse gouvernementale qui dépendait des services officiels, mais la caisse secrète, dont Lénine disposait à sa guise, sans rendre de comptes à personne.
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*L'homme qui, selon Thomas, a la garde et la* « *technique *» *de cette* « *caisse moire *» *n'est autre que Furstenberg-Ganetzki, le petit employé de Copenhague.*
Thomas va trouver Fürstenberg. Les deux hommes se connaissent. Ils ont travaillé ensemble dans le « souterrain ». Fürstenberg commence par remettre à son visiteur un million de roubles en devises *allemandes* et *suédoises.* Puis les deux hommes s'acheminent vers la chambre forte qui abrite la caisse secrète.
La scène semble extraite d'un film d'aventures, style Fantomas. Guidé par son camarade, qui éclaire leur marche avec une lanterne, Thomas descend dans le sous-sol du Palais de justice, et s'engage dans un labyrinthe de couloirs obscurs, avant de s'arrêter devant une lourde porte.
Derrière cette porte, ouverte par Fürstenberg, Thomas ne voit tout d'abord que des casiers alignés le long des murs, des caisses et des valises éparpillées à même le sol, tous pleins d'une myriade de petits objets. Il avance, et, stupéfait, il *voit...*
Caisses, casiers, valises, regorgent d'or et de bijoux, émeraudes, topazes, rubis, allumés brièvement par les reflets de la lanterne. Tout près de l'entrée, une caisse déborde de bagues. D'autres sont pleines de montures dont on a retiré les pierres. Des joyaux jonchent le sol. Tout cela pêle-mêle, jeté là en vrac, représente une énorme fortune...
*Voilà la caisse secrète de Lénine.*
*-- *Choisissez, dit Fürstenberg, avec un petit sourire devant l'effarement de son ami.
D'où proviennent ces bijoux ? C'est simple. Ils ont été enlevés aux bourgeois arrêtés par la Tchéka, sur ordre de Lénine.
-- Tout cela, disait Lénine, a été obtenu par les capitalistes en détroussant le peuple : cela doit servir maintenant à exproprier les expropriateurs ([^48]).
C'est une singulière ironie que toutes ces richesses aient été entassées dans les sous-sols de ce palais de Justice dont l'honnête Steinberg fut l'éphémère ministre. Mais nous comprenons maintenant à quoi « travaillaient » Kozlovsky et Krassikov, et pourquoi Lénine ne pouvait les désavouer. Ils ne faisaient qu'exécuter les ordres du « Vieux ». Peut-être prélevaient-ils au passage une petite commission, mais c'est là un aspect très anecdotique.
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Avant tout, eux (et d'autres commissions de la Tchéka) exécutaient les consignes de Lénine en « rackettant » les bourgeois : ils expropriaient les capitalistes.
Et c'est avec une valise pleine de cet or et de ces bijoux que le camarade Thomas est parti pour Berlin. Ce furent là les premiers fonds de l'Internationale naissante.
Des besognes aussi délicates que le « racket » des bourgeois russes, ou la garde de la « caisse noire », ne pouvaient être menées *que par des hommes en qui Lénine plaçait une absolue confiance.* Comment aurait-il pu la conserver à l'égard du tandem Fürstenberg-Kozlovsky, si l'épisode de Copenhague, le commerce des contraceptifs monté de connivence avec Parvus, s'étaient déroulés sans qu'il en sût rien ?
Mais tout est clair si l'on admet que ces deux hommes furent les gestionnaires du trésor occulte des bolcheviks. Ils avaient fait leurs preuves. Ils avaient su manipuler l'or de l'impérialisme allemand. Ils étaient aptes à manipuler l'or des capitalistes russes, spoliés pour le triomphe de la révolution. Après tout, comparativement aux humiliantes contributions des Kühlmann et consorts, cet argent extorqué à l'ennemi de classe, devait leur restituer bonne conscience.
Roland Gaucher.
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### Le communisme vu par lui-même
par Louis Salleron
EN PRÉLUDE au centenaire de la naissance de Lénine, l'U.R.S.S. nous a déversé, ce printemps, un flot de témoignages extraordinaires sur l'échec, désormais acquis, du communisme.
Échec ? Mais, dira-t-on, l'U.R.S.S. est, après les États-Unis, le pays le plus puissant du monde. Qu'appelleriez-vous donc un succès ?
Il n'est que de s'entendre.
L'U.R.S.S. dispose, en effet, d'une armée -- terrestre, navale et aérienne -- extrêmement forte. Son industrie lourde est considérable. Son équipement scientifique est imposant.
Là est le succès. Nul ne le nie.
Mais l'échec est beaucoup plus grave, parce qu'il concerne le but visé.
Le communisme n'a pas atteint le but qu'il se proposait d'atteindre. Il lui tourne le dos. Il lui tournera de plus en plus le dos, s'il veut rester lui-même. Il devra se renier, s'il entend s'orienter vers lui.
Quel était le but du communisme ? La libération de l'homme.
Quel était le moyen de cette libération ? La suppression de la propriété capitaliste, c'est-à-dire la propriété privée des moyens de production.
Le communisme a effectivement supprimé la propriété privée des moyens de production. Moyennant quoi il a asservi l'homme à un degré insoupçonnable ailleurs, sans pour autant lui assurer l'équivalent des biens et des services économiques qu'on trouve dans n'importe lequel des pays capitalistes.
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Tel est le constat, qu'aujourd'hui personne ne discute plus.
Dissipons d'abord le pseudo-mystère qui semble troubler beaucoup d'esprits.
Comment se fait-il que l'U.R.S.S. puisse avoir une économie si faible alors que son industrie est si forte et son armée si puissante ? Comment se fait-il qu'une nation qui a des Mig et des Tupolev, qui envoie des spoutniks dans le ciel, qui fait sillonner les mers à ses sous-marins atomiques, ne soit pas capable de fournir à sa population le logement nécessaire et les biens usuels de consommation en qualité, voire en quantité suffisante ?
On pourrait répondre : c'est parce que toute l'épargne est collectée pour les investissements fondamentaux. La réponse est pour partie valable. Mais pour partie seulement. Car richesse et puissance vont de pair. On le voit de manière caractéristique aux États-Unis. Le pourcentage des investissements fondamentaux ne peut varier que dans les limites du « un peu plus » et du « un peu moins ». Ce qui va directement à la consommation, (ou indirectement par la voie des investissements « légers » et agricoles), a sa vie autonome. D'un pays à l'autre, le secteur de la consommation assure une vie moyenne plus ou moins aisée, plus ou moins confortable, mais en rapport direct avec la richesse générale du pays. En U.R.S.S. le décalage est gigantesque entre la « puissance » et la « jouissance ». Pourquoi ?
La réponse n'est pas douteuse : elle est donnée par *la logique du communisme*. Retenons-en seulement trois points.
Le premier point est d'ordre métaphysique. Le communisme veut libérer l'homme selon une doctrine qui est celle du matérialisme. C'est donc, très logiquement, la matière qu'il libère. Le système qu'il bâtit est celui de la matière. Au plan économique, cela signifie : tout ce qui est le plus proche de la matière -- l'acier, l'atome, l'industrie lourde, l'armée. De même, le communisme est une doctrine de la praxis. Il veut transformer la nature. Il la transforme donc, plus soucieux de la production et de la guerre que de la consommation et de la paix, cette tranquillité de l'ordre.
*99*:144
Le second point est d'ordre politique. Le communisme ou, si l'on préfère, l'instauration du communisme exige (pour combien de temps ?) la dictature. Or la dictature dans le domaine économique ne peut, dans un régime de planification totale, être efficace qu'en *prise directe,* c'est-à-dire, à l'échelon où elle agit, un peu comme une entreprise géante. Le chef de la planification centrale peut faire des barrages, des aciéries, des sous-marins et des spoutniks. Il ne peut pas faire une variété illimitée de chaussures, de stylos à bille, de papier à lettre etc.
Le troisième point est d'ordre juridique, en relation intime avec le second. Sans propriété privée, sans achats et ventes, sans marché et sans prix -- c'est-à-dire sans le milieu propre à la vie économique, il peut y avoir production politique de biens de nature politique, il ne peut y avoir production économique de biens de nature économique. En conséquence ce dernier secteur est chaotique. Il ne représente que les franges de la planification centrale, et correspond plus certainement à une vaste activité « noire » -- fatale, car la vie ne peut être totalement abolie.
\*\*\*
Aujourd'hui, cependant, c'est la production lourde qui est elle-même menacée, parce que la complexité croissante des éléments à intégrer échappe de plus en plus aux possibilités d'une planification centrale absolue.
C'est ce que viennent de révéler l'académicien Sakharov, l'historien Medvedev et le physicien Tourtchine, dans un mémoire retentissant, destiné à MM. Brejnev, Kossyguine et Podgorny.
Que disent ces savants ?
« Le taux de croissance du revenu national décroît régulièrement (...)
« ...le progrès technique se ralentit brutalement (...)
« La situation grave et chronique de l'agriculture, particulièrement en ce qui concerne le cheptel, est notoire (...)
« Des signes évidents d'inflation se manifestent (...)
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« ...la productivité du travail demeure chez nous plusieurs fois inférieure à celle des pays capitalistes (...) » etc.
Enfin cette déclaration écrasante :
« Nous devançons l'Amérique dans l'extraction du charbon, mais nous sommes en retard pour celle du pétrole, du gaz et de l'énergie électrique ; nous sommes en retard de dix fois en ce qui concerne la chimie et infiniment pour la technologie des ordinateurs. Ce dernier retard est particulièrement essentiel, car l'introduction de calculatrices électroniques dans l'économie nationale est un phénomène d'importance décisive, qui modifie radicalement le système et le style de la production. Il a été qualifié à juste titre de révolution industrielle. Or la puissance totale de nos ordinateurs est des centaines de fois inférieure à celle des États-Unis ; en ce qui concerne leur utilisation dans l'économie nationale, l'écart est tellement considérable qu'il est impossible de le mesurer. Nous vivons simplement à une autre époque. »
On comprend, dans ces conditions, que l'écrivain soviétique Andrei Amalrik pose publiquement la question : « L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? »
Pourtant, l'infirmité économique de l'U.R.S.S. n'est pas son plus grave problème. L'homme ne vit pas seulement de pain, et c'est la révolte spirituelle, tant religieuse qu'intellectuelle, qui est aujourd'hui la menace la plus grave qui pèse sur le communisme.
Interrogé à Londres où il s'est réfugié l'an dernier, l'écrivain soviétique Anatoli Kouznetzov déclarait à Michel Tatu (« Le Monde », 1^er^ avril 1970) :
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« Il est terrible que l'idée du socialisme soit si attirante, si bien argumentée en apparence que ses points vulnérables, sa stérilité dans la pratique ne sont distingués aujourd'hui que par un très petit nombre. En général, les gens pensent que l'idée est bonne, mais qu'elle est mal mise en œuvre. Pour ma part je dirais, mais sans pouvoir étayer ma thèse, que l'idée elle-même *ne permet pas* une bonne application : elle est irréalisable. Et que si elle venait à être appliquée par quelqu'un, ce ne serait pas une vie, mais un enfer. »
Le communisme, dit Kouznetzov, est « une fiction ». La dictature ne l'est pas.
Attendons la suite.
Louis Salleron.
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### Ce qui s'est passé au Cambodge avant la riposte américaine
par Jean-Marc Dufour
« *Si tu es méchant, sois-le assez pour qu'on te respecte ;\
si tu es naïf, sois-le assez pour qu'on te prenne en pitié *» *\
*(*proverbe cambodgien*)*.*
UNE CUVETTE et une plaine bordées de montagnes, tel est le Cambodge. La cuvette, c'est celle des Lacs ; la plaine, celle du Mékong. Le tout fort pauvrement et inégalement peuplé : six millions d'habitants, pour un pays d'une superficie égale au tiers de la France. Population mal située, d'ailleurs : massée dans la région jouxtant la frontière vietnamienne, elle refuse d'aller « coloniser » les terres vierges dont l'accès a, par exemple, été ouvert lors de la création de la route Pnom Penh -- Sihanoukville, et préfère venir croupir dans la capitale, vivant dans des quartiers de « paillotes », exerçant les petits métiers habituels : cyclo-pousse, débardeur, etc.
Population souriante, ironique, amicale (lorsqu'elle vous connaît et qu'elle n'est pas passée par une « école »), se moquant à l'occasion d'elle-même, prompte à la colère et capable alors des plus hallucinants massacres. -- « Si vous avez un accident d'auto et avez blessé quelqu'un, me disaient des amis khmers, ne vous arrêtez pas : vous seriez lynché. Allez au premier poste de police et revenez sous protection. »
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C'était, en effet, la sagesse. J'eus l'occasion, lors d'un accident sur la route qui menait à Kompong Cham, d'en faire l'expérience. Dans les quelques minutes qui suivirent l'accident, nous vîmes surgir, de l'immensité apparemment vide des marais que traversait la route, tout un peuple d'hommes vêtus de noir tenant qui un harpon, qui un aiguillon à buffle, qui un coupe-coupe, et je pense que nous ne dûmes la vie qu'au fait que nous avions avec nous un chauffeur cambodgien.
Ajoutons à ce portrait une savoureuse paresse, qui n'atteint toutefois pas celle des Laotiens (« Lorsque la moisson est bonne, me disait-on de ces derniers, bien sûr on ne récolte pas tout »), mais à laquelle le bouddhisme a conféré une auréole de nirvana. Au fond, le Cambodge et les Cambodgiens auraient tout pour être heureux. Il ne leur manque rien d'essentiel : la terre ? il y en a à revendre ; le riz ? il est abondant ; le poisson sec est fourni par les grands lacs ; pour la viande, le Cambodge fut -- du temps de l'Indochine française -- le fournisseur des autres États. « Dans notre pays, m'assurait un Khmer, personne n'a faim. » Qui a un peu voyagé appréciera cet inestimable présent du Ciel.
Le Cambodge aurait, en effet, été heureux s'il n'avait pas eu deux voisins : le Siam, devenu Thaïlande, et le Vietnam, qu'il soit rouge ou blanc. Depuis le XIII^e^ siècle, qui vit apparaître les populations siamoises, le royaume du Cambodge dut se défendre sur deux fronts, et fut régulièrement perdant jusqu'à l'arrivée des protecteurs français. A l'ouest, la prestigieuse capitale khmère d'Angkor dut être abandonnée en 1432 sous la pression siamoise et la dynastie cambodgienne erra pendant plusieurs siècles, de Sistor à Babaur, Lovek, Oudong, Pnom Penh. A l'est, la situation n'était pas meilleure : les Chams, qui occupaient primitivement ce qui correspond à peu près à l'actuel Sud-Vietnam, avaient été écrasés par les Annamites, lesquels entamèrent eux aussi le territoire khmer, au point que, au XVII^e^ siècle, le roi Ream Thudei Chan dut reconnaître leur suzeraineté. Au XIX^e^ siècle, lorsque les Français arrivèrent, le Cambodge était le vassal, à la fois, de la cour de Hué et de celle de Bangkok.
Le pays avait perdu toute cohérence interne. « Les Cambodgiens de chaque village savaient qu'ils étaient cambodgiens, mais n'avaient pas l'idée que ceux du village d'à côté fissent partie du même pays qu'eux », m'expliquait l'un des plus vieux colons fixés là.
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Leur passé même leur était devenu étranger. Lorsque furent explorées les ruines d'Angkor, les Cambodgiens qui accompagnaient l'expédition française se refusaient à croire que leurs ancêtres avaient été capables de construire ces palais. « Nous sommes trop bêtes », disaient-ils, « ce sont des génies qui ont fait ça ! » ; ils en crurent trouver la preuve lorsque fut mis au jour un chantier et les pierres de construction marquées d'encoches qui permettaient de les soulever grâce à un système de pinces : « Vous voyez que ce sont des génies, disaient-ils en montrant les encoches, voici la trace de leurs doigts. »
L'arrivée des Français, si elle devait permettre la survie du Cambodge et la renaissance du sentiment national khmer, n'allait pas, d'un coup de baguette magique, effacer les conséquences de plusieurs siècles de décadence. Les appétits qu'avait suscités la faiblesse du royaume de Pnom Penh ne disparurent pas ; ils ne se transformèrent qu'à peine.
Les Thaïlandais le prouvèrent abondamment lorsque, après 1940, profitant de l'appui que leur prodiguait le Japon, ils se lancèrent dans une aventure militaire contre les troupes françaises et khmères. Battus sur terre comme sur mer, ils obtinrent de leur protecteur qu'il imposât une paix annexant à la Thaïlande les provinces occidentales du Cambodge, y compris la riche plaine rizicole de Battambang. La paix revenue, ces provinces firent retour au Cambodge.
Côté Vietnam, les choses étaient à la fois plus simples et plus compliquées. Plus simples : les deux pays étant l'un comme l'autre sous la protection ou la souveraineté française, il ne pouvait être question de guerre. Plus compliquées : d'abord, du fait de l'administration française qui avait rattaché de façon assez désinvolte une bonne partie du Cambodge à la Cochinchine, si bien qu'il était courant alors de parler de « Cambodgiens de Cochinchine » et de « Cambodgiens du Royaume ». C'était là une discutable initiative ; tout ce que l'on peut invoquer en sa faveur revient à ceci : ses promoteurs estimaient que, la présence française aidant, il n'y aurait jamais de difficulté impossible à résoudre. Comme on les eut stupéfaits et scandalisés en émettant l'hypothèse que la France puisse un jour quitter l'Indochine... ils n'envisageaient pas qu'une telle question revête quelque importance internationale.
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Autre conséquence : on assista bientôt à une véritable colonisation des postes administratifs, comme des secrétariats des entreprises privées, par les « Annamites ». Pourquoi ? D'abord, pour une raison tellement simple qu'elle est souvent passée inaperçue : les Français, étant venus de Saïgon à Phnom-Penh, y étaient arrivés avec leurs interprètes, leurs secrétaires, tous « annamites » comme on disait. Ensuite, le siège des administrations et des compagnies de commerce se trouvait à Saigon. Il y a là deux raisons qui agirent « par gravité » sans que personne intervint et sans dessein préconçu. A cela s'ajouta le fait que les Annamites possédaient quelques qualités qui faisaient défaut aux Cambodgiens dans le domaine du travail et, disons-le, de l'intelligence. Sur ce dernier point, je rappellerai seulement la réponse du Prince Sihanouk à un expert français qui lui disait chercher un Cambodgien « intelligent, travailleur, sachant le français » pour en faire son successeur : « Cherchez-le ; si vous le trouvez, prévenez-moi, j'en ferai un premier ministre. »
Rien de tout cela n'était fait pour faciliter, l'indépendance venue, la cohabitation des deux populations, ni le voisinage des deux États. Je reviendrai plus loin sur les rapports entre Saïgon et Phnom-Penh ; je dirai simplement pour l'instant que les Vietnamiens qui vivaient au Cambodge lorsque j'y habitais moi-même, vivaient dans une atmosphère de peur constante et d'insécurité sournoise, encore aggravée s'ils avaient eu le malheur de se faire compter parmi les partisans du Sud-Vietnam ou, à tout le moins, parmi les adversaires d'Hanoi.
« *Ne donne pas d'assiettes à laver à l'homme\
en colère, de riz à cuire à celui qui a faim *»\
(proverbe cambodgien).
Le Cambodge est un Royaume. Un royaume doté d'une loi de succession au trône assez différente de celles auxquelles nous sommes habitués en Europe. Tous-les princes de la famille royale peuvent, en effet, à la mort du souverain, prétendre à lui succéder. Pratiquement, deux branches de la famille royale -- les Norodom et les Sisowath -- se sont autrefois disputé la couronne, puis se sont succédés
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à la tête du royaume. Lorsque, en 1941, mourut le roi Sisowath Monivong, l'administration coloniale française crut le moment venu de faire cesser cette compétition royale. Le Prince Norodom Sihanouk présentait la particularité de descendre des deux branches rivales. Les souvenirs scolaires aidant, on sauta sur l'occasion d'éteindre cette « guerre des Deux Roses » cambodgienne : le Prince Sihanouk fut tiré du lycée Chasseloup-Laubat de Saigon pour devenir roi du Cambodge, tandis que son oncle, le Prince Monireth, officier de la Légion Etrangère et autre candidat au trône ; était expédié au Tonkin sous bonne garde -- on dit même menottes aux poignets.
Je ne sais si, parmi les éminents spécialistes qui décidèrent de cette opération, il se trouvait un physionomiste. Je ne le crois pas : il eut suffi de regarder les photographies du Prince Sihanouk -- visage fermé, regard hostile -- pour se rendre immédiatement compte que « le petit Roi », comme on disait, ne serait pas un personnage commode.
Si, ouvertement, l'attitude du Prince Sihanouk ne prêta à aucun soupçon de la part des autorités françaises, s'il manifesta ostensiblement une déférence quasi-filiale vis-à-vis de l'Amiral Decoux, on peut penser, à en croire ses déclarations ultérieures, que le Palais Royal était déjà l'inspirateur de l'opposition qui devait se manifester lors du coup de force japonais. « Je rappellerai, déclarait-il en juin 1952 dans un *Message Royal aux conseillers du Royaume,* que jusqu'au départ en dissidence de S.E. Son Ngoc Thanh, je n'ai eu que des relations amicales avec lui. »
Cela n'empêcha pas, le 9 août 1945, les « résistants » d'envahir le Palais Royal pour faire prisonnier le gouvernement en place, sous l'accusation d'avoir « vendu le pays ». « Ma mère, expliqua-t-il par la suite, demanda à Savang « en faveur de qui nous trahissions » et à qui nous pourrions vendre le pays, puisque les Français, d'une part étaient sous les verrous, et que les Japonais d'autre part étaient « nos libérateurs ». Or Savang répondit textuellement ceci : « Je ne sais pas, moi ; vous avez dû le vendre aux Chinois ou aux Annamites. »
Si les relations de Sihanouk avec les Japonais avaient été aussi bonnes que possible -- il racontera encore comment il avait tenté de faire confirmer par le Mikado et le gouvernement de Tokyo l'indépendance qui avait été accordée sur place par les autorités militaires nippones, afin de mettre les Français devant un fait accompli -- celles qu'il renoua avec la France lors de notre retour en Indochine ne furent pas mauvaises ;
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simplement teintées d'une méfiance constante, et marquées par le désir de profiter des difficultés que nous rencontrions, pour tirer de la situation tous les avantages possibles. Il faut d'ailleurs avouer que la politique française consistant à proclamer à chaque instant que, revenus en Indochine, nous ne songions qu'à en repartir au plus tôt, n'incitait personne à lier son sort au nôtre.
Sihanouk chercha, dès le début, à désarmer ceux des opposants qu'il pensait pouvoir convertir à une politique d'attente. Il obtint de Vincent Auriol la levée des mesures d'expulsion qui frappaient, entre autres, Son Ngoc Thanh, Pach Chheun et leurs amis, prit parti contre les fractions pro-communistes des Khmers Issaraks, mais soutint en sous main celles qui se réclamaient du nationalisme comme le groupe de Dap Chhun.
Enfin, lorsqu'il estima que les Français s'étaient suffisamment avancés pour ne plus pouvoir reculer, ce fut « la croisade de l'indépendance » de novembre 1953. Quittant son royaume, Norodom Sihanouk annonça qu'il ne reviendrait au Cambodge que lorsque les Français auraient accordé l'indépendance pleine et entière à son pays. Paris céda et le Cambodge devint le premier État indépendant d'Indochine, dans le cadre d'une Union Française (bien entendu) qui commençait déjà à sérieusement pâlir.
Vint Dien Bien Phu, puis les pourparlers précédant les accords de Genève. Phnom Penh recueillit les fruits de la politique royale : seul pays indépendant, il conserva son unité territoriale et administrative, tandis que le Vietnam et le Laos se voyaient coupés en deux zones, dont l'une tombait sous la férule des Viet Minh pour l'un, des Pathet Lao pour l'autre. Alors Sihanouk abdiqua. Chose sans doute unique dans l'histoire, il abdiqua en faveur de son père -- le très débonnaire Norodom Suramarit -- pour pouvoir se consacrer plus activement à la politique. Il fonda alors le « Sangkum » -- abréviation de « jeunesse royale socialiste khmère » -- qui devint bientôt le seul parti ou mouvement important du Cambodge.
Alors commença une extraordinaire partie de poker, en politique intérieure comme en politique extérieure. A l'intérieur, il fallait faire face aux appétits aiguisés par la perspective de pouvoir, enfin, s'approcher de l'assiette au beurre.
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« Le budget de l'État, première industrie nationale... », cette définition sud-américaine trouva un nouveau champ d'application. Le Cambodge qui, jusqu'à son indépendance, était un pays de fortunes modestes, vit ses routes et ses rues encombrées de luxueuses voitures américaines ; la corruption devint monnaie courante, pratiquée sans retenue ni discernement. « Vous voyez, au Vietnam, me disait le représentant d'une des plus importantes affaires d'import-export françaises, il y a de la corruption, mais on connaît les tarifs, et personne ne triche. Ici, on ne sait jamais ce que l'on va vous demander, impossible de faire des prévisions de prix. Ce n'est pas un pays sérieux. » Et les histoires les plus extravagantes circulaient sur les « promotions sociales » cambodgiennes, dont celle de ce marchand de légumes qui s'était nommé avocat ; comme on lui demandait où et quand il avait étudié le droit, il répondait : « Je commence par la pratique, après j'apprendrai la théorie. »
Le minuscule parti communiste cambodgien, le Pracheacheon, avait fondu dans les remous qui suivirent l'indépendance. Il publiait un journal assez illisible et hésitait entre l'opposition active et l'infiltration sournoise. C'est cette seconde tactique qu'il finit par choisir : des documents tombés entre les mains du gouvernement le prouvèrent le parti communiste, visant à très longue portée, avait donné aux « jeunes intellectuels » qu'il contrôlait l'ordre de s'inscrire au Sangkum et d'en infléchir la politique. Ce calcul ne fut pas sans donner d'assez bons résultats : certains de ces garçons devinrent ministres.
Quant à l'opposition de droite, elle était composée, à l'étranger, de l'éternel Son Ngoc Thanh : brouillé avec Sihanouk, il appelait depuis Saïgon ou Bangkok, selon la saison, les Cambodgiens à se révolter contre le « Tyran Sihanouk ». Les Cambodgiens n'en avaient pas la moindre envie. Au Cambodge même, cette fraction de droite semblait inexistante : elle se manifesta seulement par des complots sans grandeur, avant de disparaître.
La ligne officielle de la politique étrangère cambodgienne, depuis le lendemain de l'Indépendance, fut celle de la neutralité. Au cours des premières années, tandis que le gouvernement khmer se défendait vertueusement de pratiquer de subtils chantages, et de jouer le rôle bien connu du mendiant ingrat, les générosités occidentales et socialistes rivalisèrent pour infléchir cette politique.
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La France offrit un aéroport ultra-moderne et un port de mer ; l'Amérique une route reliant ce port à la capitale, plus un certain nombre de réalisations, allant de l'école de police au système d'irrigation ; les Russes, un hôpital de cinq cents lits ; le Plan de Colombo participa au développement du Cambodge. Tout cela fut présenté dans des expositions et des brochures par le gouvernement cambodgien comme étant « l'œuvre du Sangkum » ; à ceux qui s'étonnaient, les Cambodgiens répondaient que toute cette manne était due à la politique du Prince Sihanouk, et qu'il n'avait pu la mener que grâce à la création et à l'appui de ce mouvement.
Avec le temps, cette neutralité prit des allures assez louvoyantes. Les clins d'yeux à droite puis à gauche furent de plus en plus insistants. A ceux qui exprimaient encore leur surprise, le Prince Sihanouk répondit, cette fois, par une magnifique formule : « Nous pratiquons une neutralité en dents de scie ! », dit-il.
Une telle politique eût pu durer éternellement si les deux voisins du Cambodge n'avaient pas, de temps à autre, manifesté leur impatience. Le malheur du Cambodge réside dans le fait qu'ils étaient tous les deux alliés aux Américains. Si l'un d'entre eux avait seulement témoigné de sympathies socialisantes, nous n'en serions certainement pas où nous en sommes aujourd'hui. Disons-le tout net pour le régime dictatorial de Bangkok, le Cambodge était une constante provocation. Par son existence même, par le fait qu'il s'y imprimait des journaux communistes, par le fait que -- Phnom Penh ayant une liaison aérienne avec Hanoï ; les agitateurs transitaient par là, que des voyages organisés emmenaient les membres de la minorité vietnamienne du Cambodge en « vacances » ou en voyages d'études chez l'oncle Ho. Avant même que la guerre ait repris au Sud-Vietnam, le Cambodge jouait le rôle de « sanctuaire » et de base arrière à la subversion communiste, sans même que cela apparaisse ouvertement dans la vie de tous les jours.
En réponse à cette « provocation » les gouvernements de Bangkok et de Saïgon répondaient par des mesures plus ou moins heureuses, la presse des deux capitales atteignait souvent une perfection dans l'invective que les Cambodgiens n'arrivaient pas à égaler : les journaux de Bangkok par exemple rappelaient que les soldats siamois s'étaient un jour lavé les pieds dans le sang d'un roi khmer égorgé.
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Des mesures militaires étaient prises : Bangkok occupait le temple de Preah Vihear ; Saigon réclamait des îles côtières, de toute évidence cambodgiennes ; enfin, survint le « gros incident » lorsque les troupes vietnamiennes pénétrèrent dans la province de Strung Trang et déplacèrent les bornes frontières.
*Ne dispute pas avec les femmes,\
ne commerce pas avec les fonctionnaires,\
n'aie pas de procès avec les Chinois.\
*(*proverbe cambodgien*)*.*
L'affaire de Stung Treng marque la fin de la période heureuse du régime de Sihanouk, celle d'une neutralité hésitante, prudente, sans grandeur peut-être mais en définitive bénéfique pour le Cambodge. « Nous avons goûté au pouding de la neutralité et nous l'avons trouvé nourrissant », écrira un an plus tard un journal de Phnom Penh à l'adresse des Laotiens, lorsque commença dans ce pays une guerre qui dure encore. On ne saurait mieux exprimer la principale qualité de la neutralité cambodgienne ; elle fut « nourrissante ».
A peine l'incursion vietnamienne connue, Sihanouk se tourna vers le gouvernement américain et lui demanda d'intervenir auprès de celui de Saigon. Plus : il insista pour que Washington obtienne de ses alliés la reconnaissance formelle des frontières cambodgiennes. Il n'obtint rien. Il demanda alors au Département d'État de désavouer publiquement -- c'était déjà acquis en privé -- l'incursion vietnamienne. Nouveau refus. Alors Sihanouk se tourna vers ceux qui lui semblaient les plus aptes à se faire craindre des Vietnamiens du Sud ; non pas les Soviétiques -- guère en cour à ce moment -- mais les Chinois de Mao Tse Toung. Ce fut la reconnaissance du Gouvernement de Pékin.
L'attitude de Sihanouk vis-à-vis de Mao Tse Toung est certainement un des plus curieux spectacles que l'on ait pu observer. Pendant tout un premier temps, il est certain que le chef de l'État cambodgien ne se fit aucune illusion sur le sort qui l'attendait. Il était convaincu qu'il ne faisait que gagner du temps, reculer une échéance fatale : celle de la communication forcée de son pays.
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Les politesses diplomatiques ne sont, alors, que des politesses ; la faiblesse du Cambodge en face du géant chinois l'effraye. Il sait que les pays socialistes -- et il le dira -- n'ont admis la neutralité cambodgienne que parce qu'ils savaient tout ce qu'ils pourraient en tirer. Pour dîner avec le diable, il faut une longue cuillère, dit le proverbe ; Sihanouk et les Cambodgiens n'ont pas une longue cuillère. Ils n'ont même pas de cuillère du tout. Devant cette évidence, Sihanouk et son gouvernement vont rapidement jeter par la fenêtre les couteaux et les baguettes aussi.
Cela commence avec le rappel que lui, Sihanouk, ne peut être « anti-chinois » puisqu'il a une arrière grand-mère chinoise, donc du sang chinois dans les veines. Suit une danse de séduction à laquelle se livre le gouvernement de Pékin. « Vous et votre père, s'écrie Mao recevant Sihanouk, vous êtes vraiment des chefs d'État démocratiques. Vous êtes des rois, mais je connais bien des précédents de républiques qui ne sont pas aussi démocratiques que vous. » Tout fier, Sihanouk publie cette belle déclaration marxiste dans Réalités *Cambodgiennes.* Puis, c'est la visite de Chou En Lai. La veille, les Sud-Vietnamiens ont renouvelé leurs réclamations au sujet des îles côtières. On emmènera Chou En Lai se promener en bateau autour des îles litigieuses ; à son retour, il fera la déclaration attendue : foi de Chinois, les îles sont cambodgiennes. Toute la presse de Phnom Penh exulte. On en oublie le Thibet avalé, l'Inde envahie. Pour Sihanouk, la Chine reste et restera, quoi qu'il arrive, un pays pacifique ; il accuse les Occidentaux de fabriquer un monstre chinois qui n'a rien à voir avec la réalité. Même les paroles de Nehru après la « guerre » sino-indienne -- « Nous avions oublié que la Chine n'est un pays pacifique que quand il est faible, mais redevient un pays expansionniste dès qu'il est fort » -- demeurent lettre morte pour lui. Il en vient à proclamer, lors d'un voyage à Pékin -- où étudie son fils Norodom Naradipo qu'il désignera comme successeur au moment d'une crise -- : « L'exemple de Mao Tse Toung rayonne sur tout le peuple. Tous les dirigeants d'Asie essaient de suivre son exemple et moi-même je m'en inspire. »
Est-il parfaitement convaincu ? Peut-être ; on peut néanmoins en douter. « Quelle raison le camp socialiste aurait-il de vouloir communiser le Cambodge avant le Laos, la Thaïlande et le Sud-Vietnam ? » demandait Sihanouk qui, en même temps, mettait les Occidentaux en garde contre les infiltrations communistes chez les Bonzes.
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Il ne faut pas négliger, d'autre part, l'encouragement indirect que représenta, pour nombre de pays, la reconnaissance par la France du gouvernement de Pékin. Du coup, toutes les inhibitions morales disparaissaient. Paris reconnaissait la Chine communiste et assurait en même temps rester fidèle à l'Alliance Atlantique : cela introduisait dans la politique mondiale un élément d'ambiguïté qui libérait le gouvernement de Phnom Penh de toute mauvaise conscience.
Quelques années plus tard, le « discours de Phnom Penh » du général de Gaulle eut un effet identique. L'idée de la neutralisation du Sud-Est asiatique, idée lancée par le Prince Sihanouk, d'ailleurs, au début de la guerre du Laos, aurait pu être appliquée avec bonheur à *ce moment-là, avant* que le Viet Cong, le Nord-Vietnam et le Pathet Lao axent réalisé leur programme aux trois quarts. En 1966, elle conduisait simplement à consacrer une situation devenue infiniment plus favorable aux pays communistes.
En même temps, les pressions se font visiblement plus fortes. Non de la part des Chinois, qui affectent de ne pas intervenir dans la politique khmère, mais de celle de leurs hommes liges, ces jeunes intellectuels communistes infiltrés autrefois dans les rangs du Sangkum et qui ont maintenant acquis assez de poids et d'influence pour « gauchir » un peu plus la politique cambodgienne. D'ailleurs, les prétextes sont fournis à volonté par les gouvernements successifs de Saïgon et par les Khmers Serey -- les Khmers libres -- qu'ils abritent et subventionnent. C'est à la suite de la capture d'un commando de Khmers Serey que Sihanouk, lors d'une manifestation « spontanée » de la population de Phnom Penh sagement alignée derrière pancartes et banderoles face au Palais Royal, déclare qu'il renonce à toute aide américaine. La même foule, déchaînée cette fois, va saccager les dépendances des ambassades américaine et britannique : « Des excès regrettables, mais dont on comprend les raisons », titre la presse khmère.
La perte de l'aide économique américaine, la socialisation à l'asiatique d'une partie de l'économie entraînent un marasme économique croissant. Sihanouk a beau préconiser le refus des biens inutiles, assurer que, avec le riz, la viande et le poisson sec que produit le Cambodge, la population aura toujours de quoi manger, ce ne sont pas ces belles paroles qui font tourner les quelques usines existantes ;
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ce n'est surtout pas cela qui fournit du travail aux jeunes qui sortent plus ou moins dégrossis des écoles, ni aux paysans venus se fixer autour du miroir aux alouettes de Phnom Penh. La situation se dégrade de plus en plus. Apparaissent alors, dans les campagnes, les bandes de Khmers Rouges qui massacrent les postes de police, et que l'armée pourchasse assez vigoureusement.
On ne peut pas dire que, devant ces nouvelles menaces, Sihanouk n'ait pas vu très clairement ce qui allait se produire à la première occasion. S'adressant aux activistes gauchistes du Sangkum, il les prévint que, s'ils poursuivaient leur agitation, l'armée prendrait le pouvoir et le général Lon Nol ferait appel aux Américains pour rétablir l'ordre dans le pays. Sa lucidité retrouvée n'était en défaut que sur un point : ce ne sont pas les remous intérieurs qui ont entraîné la prise du pouvoir par l'armée.
Parce que ; aux frontières du Cambodge, la guerre faisait rage. Journalistes et militaires américains dénonçaient l'implantation des Viet-Cong en territoires cambodgien et laotien. Toutes les précisions que pouvaient fournir les états-majors de Saïgon étaient dédaigneusement écartées par Phnom-Penh, ainsi que les renseignements selon lesquels le port de Sihanoukville était utilisé pour l'acheminement de munitions et de ravitaillement pour le Viet-Cong et les Nord-Vietnamiens opérant au Vietnam du Sud. On emmenait les journalistes en hélicoptère là où il ne se passait rien, constater qu'il n'y avait rien à voir. Cette plaisanterie dura une bonne année, au moins. Puis ce fut la bombe inattendue : le général Lon. Nol publia un rapport sur l'implantation nord-vietnamienne en territoire cambodgien. Normalement, une telle « révélation » aurait dû entraîner une réaction passionnée de Sihanouk. Car, s'il a toujours manifesté sa sympathie pour les Chinois, il a, en revanche, constamment répété que les Vietnamiens, qu'ils soient du Nord ou du Sud, avaient les mêmes visées annexionnistes sur le pays khmer. Or, il n'y eut aucune protestation de cet ordre.
« *Quand le chat n'est pas là,\
le rat monte sur le trône *» *\
*(*proverbe cambodgien*)*.*
Provisoirement le destin de Sihanouk s'est dénoué comme celui d'un autre homme d'État socialiste : Sékou Touré.
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Tous deux partirent de leur pays et ne purent y revenir : quelqu'un, dans l'intervalle, avait occupé leur place. La chute du Chef de l'État cambodgien et les circonstances qui l'ont entraînée peuvent permettre un certain nombre de réflexions.
Le plus surprenant, dans tout ce qui vient de se passer au Cambodge, est en définitive l'absence de réaction du peuple khmer. J'ai vu Sihanouk parler aux paysans ; j'ai vu les paysans l'entourer, le saluer -- non pas à l'ancienne manière (les coudes et les genoux touchant le sol) -- mais accroupis dans une adoration visible. Toute une armature de Jeunesses Socialistes Royales avait été « conditionnée » pour recevoir l'enseignement du « camarade prince », et le vénérer. De tout cela, rien n'a bougé. Si l'on examine sur la carte les provinces où viennent de se dérouler des combats, on s'aperçoit que ce sont uniquement celles où le Viet-Cong et les Nord-Vietnamiens étaient implantés.
Les mêmes manifestants qui avaient saccagé les ambassades anglo-saxonnes ont saccagé les ambassades nord-vietnamiennes et les locaux de la délégation du Viet-Cong.
Les étudiants se sont engagés dans l'armée à l'appel du général Lon Nol. Quoi qu'il arrive, tout l'édifice qui cachait la réalité cambodgienne s'est écroulé en quelques heures. Sihanouk ne s'y trompe pas et, lorsqu'il annonce qu'il ne reprendra pas le pouvoir quoi qu'il se passe, il ne fait que dresser le constat d'une faillite.
Autre leçon, qui nous touche plus directement : l'incroyable ignorance dans laquelle nous avons été maintenus. Jules Monnerot remarque, dans la *Sociologie du communisme,* qu'une des victoires du communisme consiste dans le fait qu'il nous a conduits à juger ses ennemis sur leurs actes et à ne le juger, lui, que sur ce qu'il affirme être ses intentions. Jamais une telle victoire ne fut plus complète que dans l'affaire cambodgienne. Toutes les violations, volontaires ou non, du territoire khmer par les troupes américaines ou sud-vietnamiennes étaient vertueusement dénoncées ; tandis que Hanoi, Pékin, Moscou soulignaient sans cesse leur volonté de respecter et la loi internationale et le territoire cambodgien.
Il a fallu la chute de Sihanouk pour que l'on apprenne subitement que des munitions et du matériel de guerre transitaient par le port de Sihanoukville -- ce qui, jusque là, avait été obstinément démenti.
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Par la même occasion, l'importance du Cambodge pour l'effort de guerre communiste se trouvait révélée : la prise du pouvoir par Lon Nol et sa demande d'évacuation du territoire kmer étaient brusquement présentées comme « coup de poignard dans le dos » du Viet-Cong. On apprenait encore qu'il y avait je ne sais plus combien d'antennes chirurgicales, trois divisions d'infanterie, ou quatre, tout un système logistique installé hors de portée de l'aviation américaine.
Rien de tout cela, dira-t-on, n'est bien surprenant. A y réfléchir, non. Le malheur veut simplement que, en temps normal, nous n'ayons pas le temps d'y réfléchir et, surtout, que nous n'ayons pas tous les petits matins d'évidences aussi criantes à nous mettre sous la plume.
Jean-Marc Dufour.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
LA FANFARE AIDANT j'avais décidé qu'un ramas de bagnardises tropicales ne valait pas que j'y fourrasse mon nez. Puis, mon siège ainsi fait, j'entrepris de lire Papillon. La curiosité suppléait aux scrupules.
Malgré l'âge et quelques leçons, l'habitude m'est restée de flétrir ou de louer sans autre information que de flair ou de parti pris. Ce n'est pas très original. Le jugement téméraire foisonne dans les conversations, il s'insinue dans les débats les plus graves, il trompe la vigilance des âmes et consciences, il jaillit comme sabre au clair, il emporte la sentence. Mais que faire, la vie est courte et galopante, les questions nous harcèlent, il faut juger très vite ; ou alors juger une fois pour toutes que le meilleur est de ne juger de rien. Suspendre l'exercice de tout jugement est parfois donné pour suprême sagesse, mais c'est courir le risque de ne plus penser du tout, séduisante aventure, guère plus recommandable que les hasards du jugement téméraire. Quant à ne juger qu'en pleine connaissance de cause, et tout bien pesé, chaque fois qu'une prise de décision est annoncée par cette formule extravagante, il y a lieu de frémir. C'est l'outrecuidance infinie des princes du sublime secret. C'est la caution des grands desseins qui font la chienlit universelle pour la fortune de quelques-uns.
Je reviens modestement à Papillon. Si la curiosité l'emporte c'est que j'aime la Guyane comme un souvenir de jeunesse. Pays de végétation équatoriale, le bobardier y prospère en luxuriance, on y récolte en toutes saisons de grosses baies fort estimées en métropole et, à l'occasion, je m'intéresse aux variétés nouvelles.
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Dans un feuilleton d'aventures tartiné en pantoufles et à la troisième personne on sait bien que les canards et gasconnades ne sont pas là pour l'information ni l'esbroufe et le plus tatillon des lecteurs n'ira pas s'en formaliser. Ce n'est plus pareil, quand il s'agit d'un voyageur, d'un envoyé spécial, d'un plus ou moins chargé de mission qui nous ferait avaler comme chose vue des anacondas à plumes ou des crocodiles capturés au parapluie. Enfin c'est comme ça, qui vient de la Guyane et s'adresse au grand public est autorisé à dire n'importe quoi. C'est peut-être une tradition qui vient de Walter Raleigh, hyperbolique explorateur, ou de l'expédition du Kourou, époustouflant Donogoo monté au XVIII^e^ siècle dans le style Indes galantes et philosophales. Le chevalier de Turgot en était le promoteur désintéressé, imaginatif en diable. S'ensuivit un désastre. Les désastres lointains font l'aiguillon des imaginatifs.
L'or, le bagne, les Indiens, comme trois muses exceptionnellement réunies, font ici le paradis des fabulateurs et quand le bagnard s'adresse au cave, c'est le tir aux pigeons. J'aime assez les fables pour me laisser cravater gentiment si le cravateur a du charme et si la cravate est bien tournée. Que Papi soit bon enfileur d'histoires, c'est vrai. On ne doute pas non plus qu'il n'ait vécu de près ou de loin quelques-unes des scènes qu'il nous rapporte. On ne lui ôtera pas toutes les vertus dont il fait étalage. Assez habile pour avoir augmenté son bien de toutes les anecdotes, exploits et légendes soigneusement recueillies en chemin et pour les mettre à son compte, il n'a pas été assez malin pour se donner l'étoffe d'un héros plausible ; ni même assez roué pour jouer les modestes. Le beau costume qu'il se fait ne lui va pas. Que sa manière de jouer les caïds, les grands seigneurs et les moralistes ne soit pas convaincante, passe encore, mais souvent elle écœure. Son mélange de Chéri-Bibi, Oncle Tom, Bubu et Georges Ohnet est assez raté, quelquefois poisseux. Si le genre témoignage fait aujourd'hui l'honorable fortune des éditeurs et si la tarte à la crème est toujours authentique, nul doute que Papillon ne soit d'abord un témoignage authentique sur la qualité de son « je » et la nature de son moi. Ajoutons que le morceau le plus précieux de cet ouvrage est assurément la post-face de M. Jean-François Revel qui nous façonne en trois pages un canular en lavallière à faire rougir ou pâlir son client.
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Les mémoires du Général de Gaulle n'ont pas connu les tirages de Papillon. Le procédé de fabrication est pourtant le même et, quoiqu'évoluant dans des jungles matériellement différentes, les deux héros sont assez proches, celui-ci plus homérique peut-être et celui-là racinien. Inégaux sans doute quant aux périls affrontés et dégâts laissés, égaux assurément dans la sérénité de leurs petites et grandes impostures. S'adressant à la même et innombrable clientèle des avaleurs de couleuvres, leur popularité n'y a pas le même ton et les faire-valoir du général ne sont pourtant ni moins distingués ni plus maladroits que M. Jean-François Revel. Qu'a-t-il donc manqué au général pour connaître en librairie les chiffres de Papillon ? Le style peut-être, un bon rewriter et bien discret.
A propos de témoignages, un mot du maréchal Pétain. Sur la fin de sa vie un familier lui suggérait ceci. « Pourquoi n'écririez-vous pas vos mémoires Monsieur le maréchal ? » -- « Que j'écrive mes mémoires ? Mais je n'ai rien à cacher. »
\*\*\*
Entre autres événements du jour parvenus à notre connaissance : le brillant échec d'Apollo XIII, l'abolition de la puissance paternelle et la mort de Massis. Je respecte ici le classement des faits selon l'importance des signes typographiques où ils me sont apparus. Aucun classement n'est dérisoire. Avant de contester une hiérarchie il faut y reconnaître au moins le symptôme d'une société organisée. Le classement de valeur qui nous est révélé par la surface encrée ou le volume sonore attribué aux informations est celui qui prévaut dans le monde. On peut rêver de lui substituer un contre-ordre ou même le désordre. N'empêche qu'il faut prendre en considération un ordre régnant que tous les peuples gouvernés sont amenés à se farcir comme le menu qu'ils auraient eux-mêmes ordonné.
C'est une vieille et angoissante question de savoir si, dans un tel classement, les préférences du public sont docilement honorées ou grossièrement suggérées. Les magnats eux-mêmes se diront tantôt les humbles valets de l'opinion et tantôt les faiseurs. Si le jeu s'embrouille le fric le démêlera. En dépit de leurs protestations l'objectivité n'est jamais entre leurs mains qu'une règle d'or à souligner ceci et biffer cela.
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Il reste qu'aux yeux du moraliste leur fonction est bel et bien de guider la clientèle à travers un choix d'informations ordonnées, pesées, estimées au prix des leçons qu'elle en pourra tirer pour le bien commun. Que le but visé soit abîme ou vasière, le directeur qui dirige honore au moins sa fonction. En cela au moins il ne sera pas à flétrir comme le directeur qui ne dirige pas.
Imaginons les trois nouvelles ci-dessus publiés dans l'ordre inverse. Dans toute la presse de France et de Navarre deux éditions spéciales titrant sur cinq colonnes égyptienne écrasée corps 110 annoncent la mort de Massis et l'abolition de la puissance paternelle, cependant qu'Apollo XIII, coupé, ratatiné, recomposé à la hâte en 7 romain va se replier en trois lignes à la rubrique des accidents de l'espace. Ainsi toutes affaires cessantes les deux informations de choc seraient-elles placardées à la connaissance des populations : la mort du plus grand, du plus vénéré des champions de l'Occident et, pire encore, la reddition inopinée d'une citadelle de la civilisation. Jour de deuil. Ce pourrait être aussi bien d'ailleurs un jour de liesse : il est mort enfin le redoutable vieillard corrupteur de la jeunesse et, mieux encore, voici la dépouille de l'hydre domestique terrassé dans sa caverne.
Mais nous voyons bien que les soins de la Lune doivent l'emporter sur les soucis de la Terre. La prospective picrocholine assurément nous dira que désormais le bonheur des hommes passera par Phébée comme naguère le bonheur des Anglais se gardait sur le Rhin. L'hypothèse est soutenable. Elle se recommande à l'attention des Terriens demeurés qui ne demanderaient à la lune que de rester propice à la maturation des melons.
\*\*\*
Le débat, si on peut dire, sur le projet de loi portant déchéance du chef de famille n'a pas été sanglant. Les débris de la puissance paternelle n'ont pas formé le carré baïonnette au canon. Certes on se doutait un peu que l'immémoriale autorité responsable avait tacitement démissionné. On observait chez le monarque de base tous les signes d'une grande lassitude. Il aspirait à la démocratie comme le cœlacanthe écœuré de survivre solitaire aspire aux sardines.
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Le projet fut voté à l'unanimité. Selon toute vraisemblance les pères de famille se trouvaient là en nombre. La victoire ayant prié qu'on l'emballât en modestie on dut renoncer à l'ivresse d'une nocturne. La nuit du 4 août n'en régnait pas moins, discrètement, sur l'assemblée. L'ambiance étant présumée favorable aux paroles historiques, M. Pleven tenta sa chance. Il fallait au moins faire comprendre à l'hémicycle que l'éjection du paternel, ce n'était pas rien, même s'il avait déjà rendu les armes. Sans pouvoir citer le mot à mot je me souviens qu'il s'agissait, apparemment, d'une authentique et solennelle ânerie, la botte de foin qui fait hommage aux grands principes. En réalité M. Pleven invitait l'assistance à se réjouir gravement et en pleine connaissance de cause devant les irrésistibles progrès du cancer égalitaire.
Ainsi, moitié penaud moitié pimpant, l'oreille fendue, le pied léger, le pater fait-il ses premiers pas dans le collégial. Partage à trois, magistrat compris, petit collège bien sûr, mais il faut apprendre à jouer, trois voix suffisent à faire un scrutin. Si quelque relent de puissance venait à le taquiner encore, qu'il prennent patience. En attendant la mise au point de l'autorité mondiale, la responsabilité universelle est une notion très accommodante et prospère. On prévoit que bientôt elle serait en mesure de gober tous les petits tracas dont nous avions le privilège. Je dis cela sans rien y croire. Ce n'est pas d'hier qu'on nous annonce la mort du père et tous les décrets de mutation ne sont pas contresignés par la nature. Il fait sans doute une absence mais il faudra bien qu'il reste ce qu'il est. Rassurez-vous donc, vous, petites familles, l'abdication paternelle est chimérique et le législateur intrus qui se délègue à votre table ne sait pas couper le gigot. Qui est le législateur ? De toutes façons une figure de rhétorique à vocation autoritaire. En l'occurrence un expéditionnaire irresponsable et bafouilleux, le plus zélé néanmoins des zombies doctrinaires, le fruit incestueux du collectif et de l'abstrait, le doyen inconnu du mois de mai, ou encore, tout simplement, un enfant qui aurait choisi de naître adulte à l'assistance publique. Protecteur félon des familles qu'il déteste, il aura drogué le vieux pour le dépouiller d'une puissance insaisissable. Un jour donc il reviendra, le paternel, tout rajeuni, sifflant un petit air, l'œil tendre et le sourcil froncé, le législateur à sa botte. Il va remettre un peu d'ordre là-dedans, balayer le foutoir, distribuer ce qu'il faut de libertés pour la ventilation du commandement, et la petite famille connaîtra de nouveau le réconfort et la douceur des claques paternelles qui ont force de loi.
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Les interprètes ordinaires de la population parisienne ont fait état récemment d'une clameur assez remarquable. Ils ont bien précisé en effet qu'il ne s'agissait rien moins que d'un tollé. Juif bien que latin, tristement illustré devant Jésus par les brailleurs de mort, le tollé s'est peu à peu converti au seul service des grandes et justes colères. C'est un mot bien bourré, tout fumant d'orages historiques, on aurait avantage à ne pas en gaspiller la force. Par ailleurs, les pouvoirs publics étant réputés sensibles au tollé, on aura soin d'en réserver l'usage pour les affaires qui ne mettent pas en jeu la stabilité du régime.
C'est ainsi que, les éboueurs s'étant mis en grève, les conséquences habituelles s'en firent bientôt sentir et l'indignation populaire se jugea en droit de recourir au tollé, dans sa forme pleine qui est le tollé général. Mis à part les petits sauvages zélateurs des abîmes puants, tout le monde est bien d'accord pour se tailler son chemin dans un dégoulis de poubelles en écrasant des boyaux de poulets sur un tapis de rats vivants. Tollé. Pour le mot, c'était une occasion rare de se faire entendre au sens propre : enlevez-nous ça ; tollez-nous ces cochonneries. Irréprochable du côté sémantique le tollé offrait en plus un témoignage intéressant de solidarité humaine. Tous unis dans le tollé. On imagine à peine en effet qu'un capitaliste, un syndiqué, un ecclésiastique, un P.S.U., un colonel ou même un sénateur puisse attacher la fortune de ses principes à la cause du choléra.
Parenthèse pour point de vue personnel. Je supporte assez bien le voisinage des ordures ménagères fussent-elles accumulées dans le désordre. C'est la vidange bien secouée d'une corne d'abondance qui passait par là. Le tombeau ouvert et fumant des natures mortes, le dispensaire public de rêves et méditations. Dans le coin d'une cuisine la poubelle domestique retient parfois mon attention, pour autant que l'aigre ne tourne pas au puant, il ne faut tout de même pas en rajouter. Je la caresse alors d'un œil vif et carolingien.
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« Ah ça, dit Childeberthe, je croyais bien l'avoir vidée avant de mourir. » Le trognon de salade, l'arrête de poisson, les coquilles d'œuf, le restant de panade et la tête de lapin ont traversé les âges et les voilà chez nous de passage, aussi fraîches que dans la poubelle du grand Ferré. C'est idiot mais j'aime assez de temps en temps m'assurer que certaines choses elles aussi continueront jusqu'au bout et que les moins fidèles ne sont pas les plus humbles, celles qu'on jette et qui pourrissent. Malheureusement l'emballage plastique vient souiller nos épluchures, son imputrescibilité orgueilleuse et sacrilège menace de fausser le jeu.
Voici où je voulais en venir avec la grève des boueux. Si j'étais l'autorité responsable, mis au pied du mur et en présence du tollé, je dirais aux ménagères : l'égoïsme vous aveugle, citoyennes. Aucun tollé relatif à des incommodités subalternes ne sera pris en considération. Les croûtons de gruyère et les nouilles hors d'usage seront abandonnés à leurs fermentations traditionnelles aussi longtemps que la conjoncture nous en fera l'obligation. En matière d'hygiène le premier devoir de la République est de procéder à l'enlèvement de ses propres ordures, qui sont aussi un peu les vôtres, ne l'oubliez pas. Considérez je vous prie l'énormité de la besogne accomplie déjà, les corvées qui nous attendent et les retards à combler. Enlèvement aux fins de broyage ou incinération des impostures déhiscentes, fiascos sanieux et petits fours défraîchis, des témoignages avariés, gluaux sanglants, armes prohibées, drapeaux bernés, coups bas, hontes bues, fonds de gamelles suris, pelures de renégats, serments véreux, carcasses de harkis, sportules crevées, képis défoncés, tambours de bren, chéquiers de Genève, et cetera. Inclinez-vous avec moi devant le zèle et la diligence des grands éboueux de l'État. Patientez jusqu'aux lendemains tranquilles. Si nous devons aujourd'hui, pour le soin de vos innocents résidus, abandonner les immondices de l'État sur les trottoirs de notre destin, alors dites-vous bien que notre avenir appartient aux rats.
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Trêve du tollé. Attitude recueillie de la population qui commémore spontanément le départ du général de Gaulle. Premier anniversaire. Le 23 avril 1969 en effet, comme un grand Cincinnatus, il plantait là son œuvre achevée, quittant Paris sans escadron ni trompette pour cultiver là-bas son parc et sa vieillesse au bras d'une fidèle épouse. Nous le vîmes s'éloigner d'une allure modeste et dégagée, sans autre bagage que son devoir accompli, quelques souvenirs d'étape dans le fourgon qui le précédait, ses dossiers favoris dans la camionnette qui le suivait. C'est tout ; les ordures en effet demeuraient au patrimoine de la République. Elles étaient là pour l'anniversaire, alignées en grand pavois tout au long des avenues. Un léger parfum de nostalgie aigrelette flottait sur la ville.
Jacques Perret.
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### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
##### *10 janvier 1970.*
Rouvrant, pour vérifier une date, *Intégrisme et catholicisme intégral,* où la fameuse Sapinière est si précieusement démythologisée -- mais oui : ramenée de la légende à l'histoire, et de quelle façon magistrale ([^49]) -- je tombe sur ce mot qu'on prête, dit Poulat, à Mgr Weber : « Que ce temps-là ne revienne jamais ! » ([^50])
Un vœu, quel qu'en soit l'auteur, dont on serait mal venu à prétendre qu'il n'a pas été exaucé : depuis le Concile, saint Pie X est un pape d'avant le déluge et les prêtres les plus progressistes peuvent dormir sur leurs deux oreilles : qui perdrait sa peine à les dénoncer quand ce qu'ils étalent aux yeux de l'univers ne fait pas crouler le ciel sur leur tête ?
Le curieux est que si peu de gens pensent à se demander si l'Église a gagné ou perdu à changer de ligne de conduite. Ce serait pourtant la première question à se poser. Craint-on ce qu'il faudrait conclure de la réponse ?
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Car la comparaison parle assez haut. Il y avait du temps de saint Pie X des défections, mais elles étaient celles d'individus, on ne voyait pas, comme aujourd'hui, ces collectivités entières rejeter des points essentiels de la doctrine catholique. L'ensemble des fidèles restait à l'abri de l'hérésie. Parce que l'assaut n'en était qu'à ses débuts ? Mais s'il n'en était que là, c'est que la vigilance du pontife l'avait empêché d'aller plus loin. Voilà l'insigne bienfait que nous devons à saint Pie X et dont on aimerait qu'un évêque se souvint avant de souhaiter que son temps ne revienne jamais.
Je sais bien ce qu'on lui reproche. On ne prétend pas qu'il ait eu tort sur le fond en condamnant le modernisme. Mais il y avait une meilleure réplique à ses erreurs que de leur opposer seulement la doctrine traditionnelle ; il y avait à montrer que les données de la Révélation ne sont pas inconciliables avec les découvertes et les aspirations de notre temps, au lieu de tenir pour suspects les penseurs qui s'engageaient dans cette voie. Le modernisme était une erreur subtile ; il fallait être subtil soi-même pour en venir à bout. En organisant la chasse aux modernistes et modernisants par l'espionnage et la délation, méthode de gouvernement dont, selon cette fois le P. Blanchet, les victimes devaient garder des souvenirs « terrifiants » ([^51]) Pie X s'est comporté en curé de campagne brutal et borné et n'a fait que retarder, qu'aggraver l'inévitable. Nous avons aujourd'hui le fruit de sa politique.
Accusation facile à porter après coup, mais qui ne tient pas compte des obligations du combat. Elle oublie qu'il est de l'essence du modernisme de faire profession de fidélité et de glisser sous les propositions les plus orthodoxes les interprétations les plus subversives ; d'autant plus insidieux. C'est ce que le génie de saint Pie X avait merveilleusement discerné ; avec une clairvoyance à cette date divinatrice, loin d'y voir, comme beaucoup, une déviation de peu d'amplitude, il avait compris qu'en respectant la lettre des dogmes et prétendant n'en poursuivre qu'une plus profonde intelligence, le modernisme s'en prenait à à la racine même de notre foi et la ruinait plus fondamentalement que n'avait fait la Réforme. Il ne suffisait pas dès lors d'en dénoncer les erreurs par des condamnations doctrinales ; le devoir du pasteur voulait encore qu'il préservât effectivement du venin le troupeau commis à sa garde ; qu'il amputât où c'était nécessaire, qu'il empêchât surtout le mal de passer des hommes de pensée à la masse des fidèles en privant les suspects du moyen de le répandre.
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De là ses rigueurs, dont on ne peut dire qu'elles furent sans résultat. Quand Pie X meurt, après onze années de pontificat, il n'a pas fait tout ce qu'il voulait, l'esprit du modernisme subsiste dans une certaine partie du haut clergé, qui saura redresser la tête ; mais, obligé de se cacher, il ne présente plus les mêmes risques de contagion. Dans l'ensemble, la situation est rétablie. Onze ans : c'est plus de temps qu'il n'en eût fallu pour détruire, c'était peu pour reconstruire. Mais aussi Pie X n'avait-il pas balancé pour agir avec une promptitude et une énergie exceptionnelles, de la part de Rome ([^52]), qui pèche plus ordinairement par excès que par défaut de longanimité.
L'inconvénient était que la volonté d'agir vite exposait à ne pas frapper toujours juste. L'avocat de la cause le reconnaissait lui-même au procès de béatification : « Des victimes innocentes, il y en eut », mais, ajouta-t-il, « il ne pouvait pas ne pas y en avoir », et il citait le jugement du cardinal Ruffini : « Au moment de la mêlée, souvent vient à manquer le critère exact de la mesure, mais reste que c'est acte de prudence que de faire une guerre sans quartier. » ([^53])
C'est le langage du bon sens. Il faut accorder à un chef de se tromper quelquefois, ou tout gouvernement deviendrait impossible : il suffit que ses erreurs ne soient ni trop nombreuses ni trop graves. Celles de saint Pie X ne dépassent pas la marge acceptable. Les sanctions capitales ne s'égaraient pas, et, s'il y eut des prêtres que plus de mansuétude aurait retenus de perdre la foi, il y en eut bien davantage à passer au travers des mailles.
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Les rigueurs étaient principalement des interdictions d'enseigner ou de publier, des déplacements, des suspicions : choses assurément fort douloureuses pour un homme de pensée, mais il y a de pires infortunes et l'erreur caractérisée ne semble pas avoir été si fréquente : c'est plutôt la rudesse de certaines mesures qu'il faut regretter ([^54]). Impossible, en tout cas, d'être juste sans considérer l'autre risque, qui était d'exposer les fidèles à l'hérésie ; car eux aussi ont des droits et l'autorité manque à ce qu'elle leur doit en justice quand elle ne les en protège pas. Ce qui donnerait à croire qu'il n'est pas facile de gouverner.
Je pense surtout que la roue tourne et que saint Pie X n'est pas le seul pape qui ait fait des victimes. Vingt ans après *Pascendi,* sous un autre pontife, un nombre bien plus considérable de Français vivaient des jours plus sombres encore, et pour des motifs de bien moindre gravité, qu'il fallait cesser d'invoquer douze ans plus tard. Et je ne dis pas qu'ils n'eussent des torts, mais l'acte d'accusation initial en avait bien aussi, pour donner d'eux une image où loyalement ils ne pouvaient voir autre chose que la volonté bien arrêtée de les supprimer.
Est-il même sûr qu'il y ait de notre temps beaucoup plus de liberté d'allure pour tout le monde ? Je n'y vois que plus d'hypocrisie. J'entends bien que toutes les opinions ont licence de se manifester, mais on ne « dialogue » pas tellement avec nous, ce me semble, on ne fait pas si généreusement écho à ce que nous écrivons. On ne met plus de livres à l'Index, mais on sait fort bien empêcher ceux qui gênerait de paraître, ou, s'ils y parviennent, les recouvrir d'un silence qui les supprime plus efficacement, plus discrètement aussi, qu'une condamnation ; perfectionnement des plus remarquables. Et qui jurerait qu'il n'y aura pas plus tard des prêtres à garder des jours de Paul VI des souvenirs aussi amers, aussi « terrifiants » que d'autres des jours de saint Pie X ?
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Le vieux Faguet admirait chez Calvin qu'il eût compris qu' « après une grande et douloureuse révolution, les hommes sont merveilleusement disposés à accepter le despotisme, à condition que ce soit un despotisme plus dur que l'ancien, et très différent » : très différent, pour qu'il ne soit pas reconnu que c'est le despotisme ; et plus dur, pour mater les résistances qui subsistent ([^55]). J'ai souvent pensé à cette remarque si pénétrante depuis plusieurs mois.
##### *15 janvier.*
J'ai fait un sort au mot de Mgr Weber parce qu'il me paraît une des clefs, pour ne pas dire la clef, du présent pontificat. Avant tout, Paul VI ne veut pas être un second saint Pie X. Il ne l'a pas dit, bien sûr ; ce n'aurait pas été décent ; mais sa première encyclique le faisait entendre en exceptant des récents prédécesseurs qu'elle évoquait le seul d'entre eux qui ait été mis sur les autels : façon discrète d'avertir que le nouveau pontife n'avait pas l'intention de marcher sur ses traces. Et les années qui suivirent ont tenu la promesse. Religieusement, si j'ose dire. Mais il est vrai qu'il eût été plus difficile de tenir la promesse inverse. Pour celle-là, Paul VI n'avait qu'à céder à sa pente.
C'est qu'origines, tempérament, formation, tout oppose les deux hommes. Ils n'ont vraiment en commun que l'inerrance doctrinale, charisme attaché à la fonction. Mais là même, quelle différence dans le style de l'affirmation ! Et, supposé qu'ils eussent vécu en contact aussi fréquent que Pie XII et Mgr Montini, quel emploi l'un et l'autre n'auraient-ils dû faire de leurs vertus pour se supporter ! Ils n'auraient jamais tenu dix années.
Très intelligents tous les deux, certes, mais non pas de la même sorte d'intelligence, du fait d'une irréductible disparité de nature, encore renforcée par les chemins suivis.
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Essentiellement, l'intelligence de saint Pie X est celle d'un homme de gouvernement, qui spontanément pense aux conséquences ; il a grandi dans le ministère (en étudiant beaucoup aussi), il a travaillé directement sur les âmes et sait qu'il n'est pas facile de les conduire vers le bien ; et il connaît merveilleusement les hommes. L'intelligence de Paul VI est celle d'un intellectuel : « En somme, un philosophe », disait à Jean Guitton ([^56]) un esprit que celui-ci qualifia de « difficile » et de « chagrin » (ce n'est pas moi, mais je souscris des deux mains). A relever : n'a jamais fait de ministère paroissial ; sitôt prêtre, études ecclésiastiques supérieures, et très vite la Secrétairerie d'État, en même temps qu'il s'occupe de l'Action catholique auprès des étudiants. Et quant au tour d'esprit, anxieux, indécis ? On l'a beaucoup dit, mais ce qu'il a fait depuis bientôt huit ans, qui n'est pas peau, ne me montre rien de tel : nature bien plutôt volontaire, jusqu'à l'entêtement ; capable de tenir dur comme fer à ses idées en dépit de tous les démentis de l'expérience. A mon sens, le trait dominant est ailleurs : dans le souci, à la fois instinctif et délibéré, de « reconnaître le bien partout où il se trouve » (c'est une de ses grandes règles) ; désireux de rendre justice à l'atome de vérité qui se cache au fond des pires erreurs, ne serait-il que dans le besoin auquel elles prétendent répondre ; conduit par là à la perpétuelle recherche de l'équilibre des contraires, qui fait qu'il n'y a pas un de ses discours qui ne présente le balancement d'attitudes inverses. (Mais évidemment, comme il est bien difficile d'être parfait, l'accent est toujours du même côté.)
Bref, quant au tempérament, le contraste le plus accusé. Naturellement, une fois appelés à la charge suprême, tous les deux auront la ferme résolution d'y travailler au bien de l'Église ; mais, naturellement encore, ils ne le concevront pas de même.
Le but de Pie X sera de tout renouveler dans le Christ, *instaurare omnia in Christo*, mais le renouvellement qu'il vise est intérieur. Il faut sans doute défendre la vieille demeure des menaces de ruine, y procéder aux aménagements opportuns, l'embellir, mais il ne pense pas à en bouleverser l'apparence. Il se sent à l'aise dans ses murs et l'expérience lui a appris qu'il est dangereux de jeter bas ce qui tient.
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C'est d'autre chose qu'il s'agit, c'est d'amener les âmes à plus de foi et de piété. De là qu'il invite à la communion fréquente et prescrive la communion des enfants, innovations d'une portée capitale, mais d'ordre purement spirituel. Permettre la communion dans la main lui paraîtrait ridicule, puisque cela ne change rien à la substance du sacrement et le fait seulement aborder avec moins de respect.
Le dessein de Paul VI est d'une autre nature, et plus ambitieux : le nom qu'il a choisi le dit, il veut être l'Apôtre des Gentils. C'est donc vers le monde qu'il regardera. Et comme, à la place où la Providence l'a placé, il est plus facile d'agir sur l'Église que sur le monde, pour diminuer la distance qui les sépare, c'est l'Église qu'il s'appliquera à rapprocher du monde, plutôt que le monde de l'Église. Non qu'il accepte d'être infidèle à la Révélation, à Dieu ne plaise ! mais puisqu'il faut distinguer entre l'essentiel du message et les formes successives qu'il a revêtues au cours des siècles, rien n'empêche qu'il n'en revête de nos jours urine nouvelle, ou plutôt la formidable mutation de l'humanité que nous vivons présentement rend d'autant plus nécessaire une mutation parallèle de l'Église. Il convient donc ainsi de supprimer (ou de changer) ce qui, dans l'Église, heurte le monde sans être essentiel à l'Église ; mieux, il faut que l'Église épouse les aspirations du monde dans tout ce qu'elles ont de bon, qui ne saurait être contraire à l'Évangile. Et de même en ce qui concerne l'œcuménisme : Paul VI cherchera s'il ne serait pas possible, sans infidélité toujours, de repousser plus loin la clôture du bercail pour que les confessions séparées se retrouvent à l'intérieur sans presque avoir à bouger.
A la différence de Pie X, c'est donc bien un nouveau visage que Paul VI entend donner à l'Église ; toutefois sans atteinte au dépôt dont il a la garde ; un visage tel que le monde puisse s'y reconnaître, l'aimer et finalement rallier le christianisme pour y trouver son accomplissement infiniment au-delà de ce que peut rêver de plus sublime la seule imagination de l'homme.
Dernière différence : tous les deux ont leurs prudences, mais elles ne sont pas de même ordre. Pour Pie X, ce sera de ne pas quitter l'expérience des siècles, et, quoique capable d'action rapide et de décisions hardies, fût-il seul de son avis (exemple : son refus des cultuelles), de toujours prendre attentivement les mesures du possible ;
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pour Paul VI, de n'avancer que pas à pas sur la route de l'universelle Jérusalem qu'il aperçoit à l'horizon, et aussi, -- comme certain personnage historique aujourd'hui disparu de la scène, prenait la précaution de convier les Français à voter, pour qu'ils « se mouillent », -- de se faire démocratiquement forcer la main par les évêques. Mais ce n'est qu'une politesse, il sait parfaitement où ils le conduiront, et c'est bien où il veut aller. « On croit que je suis hésitant, flottant, confiait-il un jour à un journaliste étranger. On se trompe, je sais très bien ce que je veux. Ce que l'on peut dire, c'est que je suis lent. »
(Lent ? Je ferais des réserves sur ce dernier mot. Par rapport à son impatience, peut-être. Mais par rapport à l'allure ordinaire de l'Église, je trouve plutôt que les choses vont diablement vite.)
Ai-je durci le contraste des deux pontifes ? Il ne me semble pas. Tous les deux veulent faire progresser l'Église ; mais Pie X en profondeur et Paul VI en extension. Deux formes d'apostolat : pour la première, il s'agit d'empêcher que ceux qui sont dedans ne sortent et d'en faire de meilleurs chrétiens ; pour la seconde, de faire entrer ceux qui sont dehors en leur montrant qu'il s'en faut de si peu qu'ils soient dedans qu'ils n'ont qu'un pas à faire pour y être tout à fait.
##### *16 janvier.*
Repris (rapidement) *Dialogues avec Paul VI* pour voir s'il s'y trouverait par hasard quelque indice des sentiments de l'abbé Montini pour saint Pie X. Naturellement rien : même à Guitton, Paul VI ne pouvait s'en ouvrir et, quand il l'aurait fait, Guitton n'aurait pu livrer la confidence. Mais quel besoin d'un témoignage ? Tel que se montre aujourd'hui Paul VI, il est inimaginable qu'il ait jamais éprouvé de sympathie pour la manière de Pie X.
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Et le milieu dont il est issu, le moment où il atteint l'âge d'homme parlent dans le même sens. Venu de la démocratie chrétienne ; et sans doute, dix-sept ans en 1914, c'est trop jeune pour avoir souffert personnellement des rigueurs de Pie X, mais Benoît XV renverse aussitôt la tendance et pendant les années de séminaire de Gianbattista Montini, on est en pleine réaction, comme il advient à la chute d'un joug longtemps supporté ; en outre, il débute à la Secrétairerie d'État sous les ordres du cardinal Gasparri, farouche adversaire de la canonisation.
Cela n'implique pas que le jeune prêtre ait donné dans les erreurs du modernisme ; mais il n'y a pas à douter qu'il ne pense qu'il y avait autre chose à faire que ce qu'a fait Pie X. Il y avait à séparer des erreurs du modernisme ce qu'il apportait de précieux, qui était une intelligence plus profonde, sans être entièrement juste, des relations de l'histoire et de la religion. Et il ne fallait pas non plus briser les modernistes et leur imposer silence, ce qui les avait empêché d'ajouter à leurs découvertes.
Le jeune « minutante » ne se doutait pas que la Providence le prendrait au mot et qu'une quarantaine d'années plus tard, il se trouverait dans la même situation que le pontife qu'il critiquait : il occuperait à son tour le trône de saint Pierre et, comme saint Pie X, aurait à maintenir la vérité de la foi catholique contre l'hérésie. On ne dirait plus le modernisme, on dirait le progressisme, mais comme celui-ci et celui-là invoquent pareillement la nécessité d'adapter un enseignement et des structures dépassés aux exigences intellectuelles et sociales d'un monde nouveau, la différence n'est pas considérable : tout juste le changement d'état civil qu'on sollicite après une condamnation, pour ne pas être trop gêné en société.
Extrême différence, en revanche, du côté adverse, différence telle qu'on n'en peut imaginer de plus grande au sein d'une même foi. Pie X et Paul VI maintiennent tous les deux fidèlement la doctrine ; mais Pie X en condamnant l'erreur, Paul VI en proclamant la vérité.
Manières complémentaires ? Sans doute, en soi ; mais dont le rapport n'est pas le même chez les deux pontifes. Pie X, s'il condamne, ne néglige pas pour autant l'enseignement positif des vérités de la foi, il le promeut de toutes ses forces ; tandis que Paul VI fait de son mieux pour que cet enseignement positif ne s'accompagne d'aucun refus, sinon du refus du refus.
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A la vérité, il arrivera que la nature des choses soit plus forte que son désir de ne pas dire non : comment indiquer la bonne manière de pratiquer la régulation des naissances (comme il aurait fallu traduire *De propagatione humanae prolis recte ordinanda*, mais la suppression de l'épithète permettait de prétendre que l'objet de l'encyclique est de permettre cette régulation, sans préciser davantage), oui, comment indiquer cette bonne manière sans dire quelles sont les mauvaises ? Il a bien fallu qu'*Humanæ vitæ* se résignât à promulguer des interdictions. Du moins Paul VI se refuse-t-il à prononcer des condamnations nominatives, et il n'y a pas lieu d'en attendre pour demain, alors que la matière déjà surabonde et qu'il a formellement averti qu'il n'y aurait pas de sa part « de gestes retentissants, d'interventions décisives et énergiques » ; ce sera le Christ qui calmera la tempête ([^57]).
Attitude sans précédent dans l'histoire de l'Église, jalonnée d'anathèmes et de condamnations. Et je ne dis pas qu'il ne puisse y avoir des erreurs certaines sur lesquelles il soit opportun de fermer les yeux : question d'espèce. Mais avoir reçu le pouvoir de lier et de délier et proclamer que la parole qui condamne ne tombera jamais de vos lèvres ! et cela, quand l'hérésie est flagrante et largement répandue ! Il y faut tout de même une explication, car celles que Paul VI paraît donner n'en sont pas.
Parce que le Christ apaisera lui-même la tempête ? -- Bien sûr, quand la bourrasque -- après quels dégâts ? -- sera derrière nous (derrière nos descendants), c'est le Christ qui sera l'auteur de l'apaisement, c'est à lui que devra aller notre action de grâces. Mais Paul VI est trop bon théologien pour avoir voulu dire par là que la confiance en Dieu permet de se croiser les bras, quand elle doit nous porter à la tâche, dans le sentiment que nous y serons aidés. Je ne sais pas ce que, comme homme, il pense de sainte Jeanne d'Arc (précisément canonisée par saint Pie X, comme on se retrouve !), elle pourrait bien présenter à ses yeux le grave défaut d'avoir fait la guerre ; mais comme docteur, il ne peut que l'approuver d'avoir si finement distingué les deux parts de toute action bonne : « Les hommes d'armes combattront et Dieu donnera la victoire. »
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Parce que, quoi qu'il advienne, l'Église aimera, comme Paul VI le déclarait au début de son pontificat ; parce qu'elle doit aimer en toutes circonstances ? -- Autre vérité certaine, et qui, elle non plus, n'explique pas. L'amour n'interdit pas de condamner, de frapper, s'il le faut pour le bien des âmes. Ou le Christ aurait-il manqué de charité en chassant les vendeurs du Temple ? Il se pourrait bien plutôt, j'en ai grand peur, que ce ne fût pas aimer assez que de laisser ses brebis devenir la proie des loups dévorants. Paul VI ne peut avoir cette idée par trop naïve que l'amour ne s'exprime que par des caresses :
Parce qu'il craint un schisme en Hollande ? C'est l'explication des âmes simples, et celle-là, du moins, a pour elle de ne pas être, en principe, de mauvaise théologie : il peut parfaitement être sage de ne pas dénoncer un dissentiment pour être mieux en état de l'apaiser sous le couvert d'une entente momentanément mensongère. Mais, en l'espèce, pareille explication a contre elle les faits. Paul VI n'a pas à craindre un schisme en Hollande, parce que s'il s'agit du mot, il n'appartient qu'à lui de le prononcer et qu'il se l'est interdit ; et que, s'il s'agit de la réalité, elle est.
Alors ? Alors je crois bien que la seule explication qui vaille est à chercher du côté de saint Pie X : Paul VI ne veut pas faire la même chose, dans la pensée que, non certes doctrinalement, mais prudentiellement, saint Pie X s'est trompé et que ses rigueurs ont fait plus de mal que de bien à l'Église : il a empêché, étouffé, quand il fallait endiguer, filtrer. Opinion qu'incontestablement Paul VI a bien le droit d'avoir : il serait absurde, parce que Pie X est sur les autels, de réclamer que, trois quarts de siècle plus tard, devant une situation similaire, mais non pas identique, le pontife responsable soit obligé d'adopter la même ligne de conduite. A lui de décider selon les circonstances.
La vraie question est donc de savoir si, les circonstances présentes étant ce qu'elles sont, Paul VI n'aurait pas obtenu des résultats plus heureux en s'inspirant de saint Pie X au lieu d'en prendre le contre-pied. « L'avenir jugera », me dit un ami. Bien sûr ! Mais en attendant, c'est chose patente que la situation de l'Église s'est inimaginablement aggravée depuis la mort de Jean XXIII, quoiqu'elle ne fût pas brillante alors, et qu'il faut à Paul VI une forte dose d'illusions pour nous raconter qu'avec quelques regrettables désordres sans doute, nous allons vers un état de l'Église plus riche de promesses que jamais.
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Preuve qu'il ne suffit pas d'être très intelligent pour avoir le sens du réel, et c'est en cela que l'humble curé de campagne qu'était Pie X l'emporte de très loin sur Paul VI.
Et je crois bien aussi que Paul VI est victime d'une étrange contradiction. Sa pensée est parfois audacieuse, mais progressiste nullement ; et ses actes ménagent les progressistes et vont le plus souvent dans leur sens. Il les sait coupables d'erreurs dogmatiques graves, il le déplore et, pour que ces erreurs ne se répandent pas, il proclame hautement la vérité ; mais, avec cela, on sent qu'il les aime plus que ceux de ses fils qui, seulement, ne partagent pas ses illusions : parce que les progressistes, en rejetant certains articles de foi, regardent du moins vers l'avenir tandis que nous avons contre nous d'être (pense-t-il) des chrétiens d'un autre temps. Si bien que finalement l'on verra le même homme prononcer sa splendide *Profession de foi,* qui ne contient pas un atome de progressisme, et d'un trait de plume réduire le serment antimoderniste à si peu de chose qu'il en perd toute signification, sans parler de tout ce qui a suivi. Et déjà la *Profession de foi* n'est plus qu'un souvenir, cependant que le reste pèse de jour en jour plus lourd.
La Rochefoucauld avait raison : « L'esprit est toujours la dupe du cœur. »
(*A suivre*.)
Henri Rambaud.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
IL ME SEMBLE qu'il en va du profit personnel, dans les activités requises par la vie sociale, de la même sorte que du plaisir, ce condiment, ce sel des activités naturelles ; c'est une justice immanente où notre faiblesse trouve une aide indispensable au bon usage de ces moyens. Mais elle y rencontre aussi la tentation d'oublier les fins véritables, et de mettre dans l'esclavage du plaisir et de l'argent, et la vie personnelle, et la vie des autres. *Sapiens non quærit nisi utilia,* n'hésitait pas à prononcer l'Aquinate avec le Stagirite : qui veut la vraie fin veut les vrais moyens, disons avec la même simplicité que si le profit pose un problème moral, ce n'est point par lui-même, c'est faute d'un sens moral authentique, pour le voir *à sa place dans la condition humaine,* et de volonté morale pour l'y tenir.
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L'être humain est faiblesse comme il est chair et sensibilité ; ainsi s'explique humainement de dire les femmes le sexe faible, non que les femmes soient seules faibles, mais encore plus faibles que les hommes par une sensibilité plus exigeante, d'où résulte une raison encore moins libre. Quant à parler des « personnes du sexe », ou quant à les dire, absolument, « le sexe », il y avait pour les anciens le fait trop manifeste d'un esclavage de la même raison, quoi qu'il puisse en coûter aux hommes, les femmes usant et abusant d'eux à leur guise esclave d'elle-même. A ce compte, « notre bel aujourd'hui » montre-t-il son intelligence, ou combien de sottise s'y trouve, à dénoncer un hier horriblement masculin, dans la Bible comme ailleurs ?
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Si avoir la raison est une chose, mais autre chose, la facilité de vivre en conséquence, -- voire jusqu'à l'impossibilité de le faire, -- s'agit-il d'une abstraction raisonnable, avec l'égalité des citoyens par droit de la naissance humaine, sans égard aux obstacles, et même celui de la sensibilité féminine ? D'autre part, mettre les responsabilités sociales au même prix de raison exercée que les responsabilités de la vie personnelle, qui donc a discerné l'étrange hypothèse, qui donc l'a vérifiée ? La raison fait la dignité de la vie humaine en la faisant vivante vérité, mais en quelle vérité de la raison elle-même son abstraite vérité, ou sa vérité concrète en un chacun, comme il en est capable et comme il en use ?
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Le catéchisme traditionnel appelle militante la partie de l'Église qui est sur la terre, parce que tous ses membres ont à être les soldats du Christ, et reçoivent à cette fin le sacrement de confirmation ; le nouveau langage des prêtres ne connaît plus de militants à louer ni à recommander sous ce nom à la prière du peuple fidèle, que ceux d'une action sociale organisée, dite par excellence chrétienne ou catholique, mais en effet d'un autre ordre, l'action syndicale entre toutes. Nouveau langage non seulement hérétique, mais destructeur radical de l'Église du Christ, selon que les membres du Christ en tant que tels se trouvent effacés par « ces militants qui sont l'avant-garde de la classe ouvrière », (Aragon, cité par Robert). Nouveau langage de l'Église de Jésus-Christ, quel mensonge ! Il n'y a rien là qui soit langage de l'Église, bien sûr, et c'est nouveau à la manière de la société moderne, avec son libéralisme et son socialisme en guerre, comme toutes les guerres, aux dépens de la piétaille.
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« Lourdes : Y a-t-il encore des miracles ? » Un court article dans le *Figaro* du 20 janvier offre au lecteur une suite assez remarquable, même en ce lieu, pour se contenter à mesure d'une trop facile rectification.
« Le médecin... se borne à enregistrer des guérisons » : à cela près qu'il les déclare *inexplicables* en l'état actuel de la science.
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« Les dix-huit dossiers des guérisons reconnues par l'Église » : reconnues et proclamées *miraculeuses.*
« ...guérisons constatées... 909 dossiers de guérisons... 72 seulement retenus par les médecins et 22 par l'Église... » les deux premiers parlent en effet de guérisons, le troisième de guérissons inexplicables pour les médecins, le quatrième de guérisons expliquées aux yeux de l'Église par des miracles.
« Les différentes « explications » données par ceux qui récusent ces guérisons et ce n'est pas le chapitre le moins intéressant » : ce qui est récusé par ceux qui donnent ces « explications », c'est l'inexplicabilité scientifique et le miracle ; le livre en cause leur consacre une seule page (46-47), sans rien du tout d'une quelconque nouveauté en matière de « foi qui guérit » et de « forces inconnues ».
« Enfin, il décrit les dix-huit cas de guérisons estimées miraculeuses par l'autorité ecclésiastique » : estimées et déclarées aux fidèles comme « devant être attribuées à une intervention spéciale de la Mère de Dieu ». Quant à cet « enfin », dont l'humour échapperait, veuillez comprendre qu'il s'agit de 180 pages sur les 248 du livre accommodé à la sauce *Figaro.*
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Par définition, « prise de conscience » il y a lorsque l'opinion publique se déclare « dans le sens de l'histoire » ; le contraire arrive-t-il, nous avons été « traumatisés par l'événement ».
« Il n'y a personne au monde pour juger le pape », c'est certainement faux, a priori, entendu de façon à exclure le recours personnel, en chacun des membres de l'Église, à la raison critique et à la conscience, puisque, sans ce recours, pas de véritable obéissance humaine ou chrétienne, mais une soumission servile. Toute autorité en ce monde implique un homme qui l'exerce et des hommes pour lui obéir, et c'est-à-dire, de part et d'autre, des limites humaines. « Le pape a parlé », dites-vous ; mais peut-être a-t-il dit : *je ne parle pas en pape ?*
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Or est-il plusieurs manières, pour l'homme qui est le pape, d'écarter le pape en parlant, -- et d'abord soit la manière explicite de Benoît XIV qui veut traiter en docteur particulier de la canonisation des saints, soit la manière implicite de Paul VI s'adressant à toutes les bonnes volontés (onusiennes) à titre « d'expert en humanité » (?). Il devrait aller sans dire que cette manière implicite est aussi plus dangereuse pour l'obéissance chrétienne, et que l'obéissance chrétienne s'en trouve, aujourd'hui, mise à une épreuve où il faut se crever les yeux, pour coller à la parole de Paul VI jetant l'Église au monde moderne, tout comme nos pères ont collé à la parole des papes jetant l'anathème à la modernité, c'est-à-dire à *la mise en principes de ce qui constitue le monde ennemi de l'Évangile.* Que cette entreprise révolutionnaire et mutationniste aboutisse à des actes peut-être entachés d'hérésie, incapables à mesure de l'autorité du pape, c'est là une question de fait ; rien n'autorise personne à déclarer contraire à la foi, ni même à la raison théologique ou à la prudence, le fait de poser pareille question ; bien plutôt, une telle accusation s'éloigne-t-elle, et de la foi définie, et de la raison compétente, et de la justice. D'un point de vue purement logique, on demandera par quel incroyable miracle un pape « homme moderne » ne serait point, à mesure, un homme qui n'est pas avec le Christ, mais alors, qui est contre lui, -- un homme qui n'amasse pas avec le Christ, mais alors, qui dissipe ? Autre question logique : si maintenir les raisons de son jugement est suspect d'orgueil, n'importe d'y voir raisons et jugement de l'Église traditionnelle, -- une opinion opposée peut-elle se maintenir avec le seul appui de ce soupçon, et ne pas se convaincre d'orgueil, à faire paroles du pape de tous propos de Paul VI ?
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Savoir pour savoir, enseigner satisfait de faire savoir, on peut y souscrire abstraitement ; dans la réalité de la vie, non et mille fois non ; savoir sans être prêt à recevoir, apprendre, mais non pas de façon à être formé à mesure : voilà de quelle moderne catastrophe il s'agit mais inaperçue parce que, précisément, *on ne sait plus rien que l'on puisse voir, n'ayant rien, appris qui apprenne à regarder,* ce qui s'appelle regarder, chacun de ses yeux à lui, modulo suo. *L'école,* qui formait hier ses élèves à bien parler, bien écrire, bien compter, bref, à bien penser, l'école véritable est nécessaire comme jamais, en butte à son *contraire : l'information ;* or *l'enseignement* passe à l'ennemi !
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-- Mme Maria Callas se déclare contre le suicide pour l'amour du monde et s'en explique de la manière suivante : un monde se trouve aussi en chacun de nous, et pour ce monde-là, il faut vivre... Certes, madame, oui, mais le monde où nous sommes avec toute chose au monde prend forme et couleur du microcosme qui est nous, et une contre-éducation insensée fait de celui-ci un miroir déformant qui rend celui-là d'une insoutenable laideur. Parlons en termes plus directs ; *pour la première fois dans l'histoire du monde, l'éducation de la jeunesse la jette dans le vide* (cela, au nom du doute méthodique dont Descartes disait : « La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues auparavant en sa créance, n'est pas un exemple que chacun doive suivre ; et le monde n'est quasi composé que de deux sortes d'esprits auxquels il ne convient aucunement. ») Et que la jeunesse meure d'une prétendue et invraisemblable lucidité n'est pas le plus affreux, mais qu'elle cherche à y vivre sans espérance, en « majorité silencieuse » que l'on jette en défi à l'avenir, -- cet autre vide, à pareil compte.
« La liberté des jeunes de refuser la foi », cette objection devenue irréfutable à l'enseignement chrétien, c'est l'abus de liberté d'un péché, selon le Docteur commun de l'Église, (IIa IIae, 10, 3), et d'un péché grave entre tous quant à ce propre du péché de nous séparer de Dieu. Pardon, rétorque l'esprit moderne, il y a liberté comme il y a liberté, mais parler de ses abus ne se peut que par dénomination extrinsèque ; et à mesure, l'abus de l'un, qui le condamne, est le bon usage qui honore l'autre. Mais derechef, pardon, faut-il rétorquer, votre liberté se contente donc d'une spontanéité en tant que spontanéité, alors que la logique de saint Thomas exige la spontanéité de la raison, *obligée intrinsèquement au bon usage de soi, --* le lui contestez-vous ? Comme se veut libre la liberté moderne, *habemus confitentem reum !*
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Contre la prétention scientiste de faire commencer la raison avec la science, il y avait et il y a le langage avant la science, et qu'elle ne puisse, sans lui, se concevoir non plus que se dire ; *que nul n'entre ici s'il n'est géomètre,* admirez tout votre soûl la règle de Platon, mais ne fermez pas les yeux à une autre condition, comme elle va sans dire : *que nul ne vienne ici qu'il ne sache parler.* Nous avons aujourd'hui une contre-épreuve de l'aberration scientiste : le langage que la science ne nous a pas donné, pour cause, la science y déferle comme une invasion barbare, comme les Huns à travers l'empire de Rome.
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La subversion de l'Église donnée pour information religieuse au *Figaro* semble compter de plus en plus que ses lecteurs ne sauraient y voir que du feu ; ils peuvent, au contraire, mieux voir de jour en jour le dessein subversif, moyennant comparaisons. Par exemple, de quelle manière le *Figaro* du 21 janvier fait éclater à la une la bombe hollandaise des prêtres mariés, -- qu'il justifie en page 10, -- et de quelle autre manière s'escamote et se caricature, en page 13, le 2 février, le maintien par le pape « des traditions du Sacré-Collège » (sic), « face au vote récent de l'épiscopat hollandais »,... qui n'a pas pris part au vote ! -- pour un nouvel éclat à la une, le lendemain, de la déception hollandaise, longuement exposée et plaidée en page 10, par la rubrique d'une spécialité que l'on peut dire, du coup, celle d'un petit pape en gros sandwich. Le *Figaro* du 4 février accorde enfin la une au maintien du célibat par Paul VI ; la page 8, comparée à la précédente page 10, illustre les belles manières de cette manière inimitable de ne pas « se conformer au siècle », (citation de l'épître aux Romains, et non de l'Évangile, comme le croit ou le dit, Dieu seul peut savoir, la première page du même jour).
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L'inégalité des races humaines manque de toute base scientifique ; par exemple, le quotient d'intelligence est très mauvais si l'on questionne un indigène du centre de l'Afrique de la même manière qu'un habitant de la région parisienne, mais ce n'est pas moins vrai si l'on soumet un Parisien aux questions de la vie africaine formulées par les Africains. (*Fr. Cult.,* 9 h., 29/1).
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Mais voyons, les questions posées de part et d'autre sont-elles différentes, et rien de plus, ou ne s'y trouve-t-il pas un décalage de niveau *quant à la vie humaine proprement dite ?* Car, s'agit-il de chasse, on dit que les bandes de loups y sont très astucieuses... D'autre part, quant à la même vie, qu'est-ce que l'intelligence séparée de la sensibilité comme aussi de la volonté personnelle ?
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Le christianisme traditionnel horrifie la conscience moderne par le décalage entre la foi et la vie : ce « christianisme sociologique de fidèles infidèles », (pourquoi pas un calembour, au nom de l'humour ?). Aucun exercice des Droits de l'Homme, aucun abus, aucunes conséquences de l'exercice ni des abus ne mettent jamais en cause, dans la même conscience moderne, le principe de ces Droits, le principe de la Liberté.
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Depuis toujours, les hommes étaient divisés par l'existence, mais largement unis par l'être, ainsi que le constate le début célèbre et incompris du Discours de la méthode, et comme l'a reconnu à son tour Henri Bergson dans ce qu'il appelle « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine ». Mais nous sommes à l'heure moderne, à la prétention moderne d'unir les hommes dans l'existence, tous les hommes dans toute l'existence, -- et en voilà pour jamais, enfin ! -- par leur union et communion dans le respect de l'être abstrait du seul être humain, au lieu du bon sens de jadis, de l'être concret en tous les êtres. Ici éclate l'humanité profonde, chez Maurras, de sa réaction de nationalisme antilibéral. Et il en va de même de la réaction intégriste, aujourd'hui, dans l'Église honteuse du Syllabus : réaction chrétienne, certes, comme est française la réaction nationaliste ; mais aussi, et d'abord, réaction de la vie humaine attaquée à la racine par l'idéologie de l'Homme. Quant à l'Évangile, une des catastrophes manifestes values à notre temps par cette idéologie est de rendre impossible l'amour des ennemis, car ils ne peuvent plus être que les ennemis du genre humain, pour l'amitié du genre humain où pourrit la semence divine.
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« Qui n'est pas contre nous est avec nous », (Marc, 9/40), voilà pour l'existence et pour la politique, mais voici pour l'être, auquel s'adresse l'Évangile : « Qui n'est pas avec Moi est contre Moi, et qui n'amasse pas avec Moi dissipe. » (Matthieu, 12/30.) Même l'existence apostolique a nécessairement sa politique, même cette politique-là fait deux avec l'Évangile ; qui me parle de dualisme et d'extrinsécisme, Dieu le guérisse ! « Politique réaliste » serait un pléonasme, et un autre pléonasme, « politique d'abord », si la politique, privée de son essence, n'avait cessé d'être l'art d'exister.
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« Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » est la question de la créature faite pour la vérité, parce qu'elle ne voit pas Dieu. Dieu seul existe simplement, toute existence créée va de son être à son action, ou tombe dans le vide à son propre néant. La pierre et la bête agissent comme elles sont, du seul poids de leur être parmi les êtres, l'animal raisonnable doit se connaître lui-même et gouverner son action à ses fins, -- ou sinon, se voir absurdement tomber dans rien. Il le doit dès là qu'il le voit et le peut, c'est la raison même : cette existence à hauteur de l'être, cette image de l'Existence identique à l'Être que nous nommons Dieu. Si donc l'existence humaine a son art d'exister, qui est la politique, et si la politique au sens strict est l'art exigé par une existence sociale indispensable à l'existence humaine personnelle ; alors, la politique en tant qu'art d'exister comporte en outre un savoir empirique des conditions et des règles de l'existence sociale, mais impossible qu'un art d'exister soit humain, abstraction faite des fins de l'être humain, entre lesquelles, au plus haut, les fins religieuses, -- l'abstraction fût-elle méthodique et provisoire ; impossible qu'une politique satisfasse la foi ni la raison en soumettant aux exigences de l'une et de l'autre le seul exercice d'un art qu'elle aurait défini abstraction faite des fins morales et religieuses : Nationaliste ou œcuméniste, le *compromis politique* a le vice radical d'impliquer l'existence pour l'existence d'un être fait pour Dieu, jeté au néant comme il s'arrête à soi, -- que dire, possédé de l'existence terrestre ! « Politique d'abord » est de bon sens comme le bon sens distingue de l'être l'existence, mais il faut voir tout le même bon sens de l'Évangile :
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« Cherchez d'abord le Royaume de Dieu », et de saint Augustin à la suite du Sauveur : « Populi prius docendi » ; alors ? Alors il y a ceci, que l'Évangile, et pas davantage le Père de l'Église, ne suppose nulle part des hommes à qui suffirait la foi sans la politique, et qu'il l'exclut formellement de toute la force des deux sentences inséparables : « Qui n'est pas contre nous est avec nous. Qui n'est pas avec Moi est contre Moi. » Tandis que le compromis politique cherche à mettre d'accord pour leur existence sociale des hommes incapables, étant modernes, d'aucune foi commune, -- voilà pourquoi le recours à ce compromis, -- mais ruineux à mesure, sauf à ne pas trop y croire, à la manière de Maurras vivant témoin de son âme lorsqu'il chante « l'éternelle vérité de l'histoire... On n'a vécu, on n'a triomphé de la coalition des forces brutales que par le consentement à mourir. On n'a rien gagné que par la décision de préférer quelque chose à la vie... Je crois fermement qu'il existe une France et une jeune France animée, éclairée de telles vérités. Elles seules nous remettront en marche, du bon côté. » *Elles seules...* Voilà le compromis politique à bien petite place !
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Non la religion, mais la foi... Non l'Église, mais l'Évangile... Non la morale, mais l'amour... Non une doctrine, mais la Personne de Jésus ressuscité... Non le permanent, mais le mouvement... Non le latin mort, mais les langues de la vie actuelle... Non la monarchie papale, mais la collégialité à tous les niveaux... Non le Sacrifice de la messe, mais la liturgie de la parole et du pain partagé... Non le prêtre voué au célibat (sans autre épouse que Celle de Jésus-Christ, l'Époux de l'Église) mais libre de se marier à l'égal des autres hommes... Etc.
Je résume : non le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, mais un dieu en mutation moderne avec le monde, qui est Dieu visible et en évolution ; non à tout ce qui est de tradition dans l'Église romaine, puisque tradition et mutation, c'est oui et non, -- à quoi, sinon au délire de la liberté volontariste, qui semble séduire même les élus à se vouloir comme des dieux, depuis que la science venge Galileo Galilei et fait des signes dans le ciel ? Pourquoi, demande le bon sens, « non ceci, mais cela », plutôt que : « non seulement ceci, mais cela aussi, peut-être » ? Tenons-nous aux faits, ils crient la réponse : *delenda est Roma !*
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145:144
*La raison n'est pas la raison sans faire sa place à la foi ;* la science moderne s'y refuse contradictoirement, quant à sa méthode, -- « Ce que je ne sais pas (de science), je l'ignore », -- et cette méthode n'a aucun moyen de se connaître rationnelle sans se prendre pour la raison même, qu'elle peut être en effet dans ses limites, et ne peut pas être au-delà de ses limites. Ainsi, aussitôt, la prétention de Galilée ou de Descartes, contre quoi Pascal a aussitôt protesté, en vain ; et ainsi la véritable difficulté moderne de la foi : la méthode mathématico-expérimentale étant prise pour la raison qu'elle n'est point, il s'en faut de beaucoup, et en particulier de ce qui est seul à même de faire sa place à la foi, -- l'intolérable *métaphysique,* dont le seul nom est pour l'Hercule scientifique une tunique de Nessus.
Mais non, monsieur Fourastié, vouloir estimer les apports de la science à la vie qui est pleinement celle des hommes, cela ne vous convainc pas de « culot », (*France-Inter,* 19 février), mais oui bien de parler, comme d'évidence pour tous, de ce postulat scientiste inhumain que dire l'homme « rationnel, ou cérébral », c'est le dire « scientifique ou scientifié », *en dehors de quoi* il y a notre vie « sentimentale et artistique ». Vous avez la bonté d'y tenir, merci, cher Maître, mais on voudrait savoir de vous quelle méthode expérimentale nous vaut ce découpage de nous en raison et non-raison, et Dieu au-dessous du cerveau.
M. Fourastié peut répondre qu'il s'agit en effet d'un postulat, qui se suffit quant à la méthode, et qu'un postulat échappe comme tel à la qualification d'inhumain. Je traduis : la raison scientifique est la plus belle fille du monde et ne peut donner que ce qu'elle a. Je distingue : l'impuissance à donner ce que l'on n'a point, c'est certain, et certainement heureux ; Galileo Galilei a donné au monde cérébral sa plus belle fille, qu'en sait-elle ? Ce sont là les tenants du *scientisme.* Pour ses aboutissants de *fanatisme scientiste,* veuillez vous reporter au livre de M. François de Closets, « En danger de progrès », ou ne serait-ce qu'à la page 29, ou ne serait-ce, au beau milieu de cette page, entre autres à foison, qu'à ces lignes *sur l'homme :*
146:144
« il est devenu un sujet d'observation parmi d'autres. Il avait une destinée à accomplir. Il n'est plus qu'un phénomène à découvrir. » Il avait... Il n'est plus que... à découvrir... Staline et Hitler ont bricolé, voici le combat pour le monde scientifique, et M. Pierre Boulle ne peut pas rêver, (*Quia absurdum*)*,* que les Guides scientistes éprouveront le besoin de l'âme de pardonner à leurs Juifs, aux milliards d'humains qui ne veulent pas, (sous couleur d'une « logique » selon qui : « Succédant aux civilisations qui proposaient des réponses pour masquer les questions, le monde moderne valorise systématiquement l'interrogation », et il faut entendre : la seule interrogation expérimentale), aux milliards d'humains qui ne veulent pas être *zéro là où les prend la science,* pour les faire croître à 100 %, par hypothèse mathématique, (« En danger de progrès », page 42), n'importe de quel accroissement pour la vie de l'homme : « Seul, nu, isolé dans un univers indifférent, il peut commencer son évolution... La vérité scientifique est autojustifiée. » Il paraît que les Italiens visités par le Führer du nazisme se tordaient de rire, en criant : « Charlot, Charlot ! » Je propose plus discrètement à M. François de Closets de noter, au bas de sa page 29, cette phrase de notre Jacques Perret, nôtre, dis-je, pour l'amour des hommes : « L'immense avantage des barbares anciens c'est qu'ils détruisaient tout sans rien construire ni fabriquer. » (« La compagnie des eaux », page 329.)
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Un « christianisme sociologique », et non personnel, n'est-ce pas l'autre face de ce fait tout moderne : un matérialisme et un athéisme eux-mêmes sociologiques, et non plus personnels comme ils l'étaient au temps de Pascal ?
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« ...Et sa condamnation par toutes les doctrines philosophiques et morales connues... » C'est de la guerre qu'il s'agit ; or, faisons court, ni la Bible, soit l'Ancien Testament ou le Nouveau, ni Aristote, ni Thomas d'Aquin, ne portent pareille condamnation.
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« ...Mais si la résistance avait enlevé la petite-fille d'un général S.S... » Non seulement il est arrivé que la résistance enlève un enfant français afin de pouvoir exécuter sa mère, mais on s'est parfois « débarrassé » du petit otage, et tel tribunal de chez nous a mis ça au compte des « tristes nécessités de la guerre ». Aussi bien, Paris n'a-t-il pas emprisonné la vieille maman de Robert Brasillach pour faire sortir celui-ci de sa cachette dans Paris ?
Pourquoi réunir ces deux énormes contre-vérités ? Demandez-le au *Figaro,* en main sa première page du 25 février. Quant au fond, il me semble assez clair que tous les moyens ayant été bons aux communistes, puis aux nazis, puis à la guerre aux nazis et à leurs collaborateurs, ou présumés tels, (au profit de la cause, ou de ses serviteurs, ou soi-disant tels), la conscience universelle en est restée pourrie, et tous les moyens désormais sont bons au bon peuple, pourvu qu'il puisse dire : « On se défend... »
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Il faut une conscience nébuleuse ou fausse pour l'illusion de prendre la responsabilité d'*obéir,* lorsque l'autorité en cause ne prend pas la responsabilité de *commander,* en mettant hors de doute *le fait même que l'ordre en cause est un acte de cette autorité.*
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« Ces hippies qui ne peuvent subsister sans travailler que grâce au travail des autres. » (M. Pompidou en Amérique, *Figaro,* 2 mars). Les hommes qui travaillent peuvent-ils subsister eux-mêmes autrement que grâce au travail des autres ? Se dispenser de tout travail, et non du seul travail professionnel, est une honte par soi, telle est la vérité, -- non pas du tout que chacun puisse vivre de son propre travail ; on gagne sa vie avec les autres, toujours et par nécessité multiforme ; il n'y a aucun reproche à en faire aux musiciens ni aux poètes, ni à quiconque aide les autres à vivre en quelque manière que ce soit, -- sans excepter la manière des prêtres...
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Le respect des opinions est-il une opinion respectable ? Tout respect est respectable en tant que respect, sous réserve qu'il s'agisse en effet de l'admiration comme elle élève notre regard ; mais est-ce le cas si l'on parle de respecter les opinions ? Point du tout, cela m'est interdit par le respect de moi-même et de la vérité, puisque ce nom de l'opinion emporte, aussi bien, que l'adhésion à la vérité, le oui d'un esprit, vaille que vaille, et il l'avoue, à ce qui peut être une erreur, (teste Roberto). Donc, *l'attitude prise par l'esprit* l'autorise d'elle-même à *donner le même nom à la vérité et à l'erreur...* Respecter ça, quelle honte ! Quelle perversion de l'esprit comme il se veut moderne ! Prenons un exemple. Il est ordinaire de traduire la transcendance de Dieu par la réduction de la vérité divine, prétendue par notre langage, à quoi ? précisément, au zéro de l'opinion humaine en ce point ; et d'alléguer la doctrine de saint Thomas sur notre impuissance à dire ce que Dieu est. On dérape sur cette expression technique : CE QUE DIEU EST, passe encore ; mais quelle étude de la Somme de théologie, (puisque l'on s'en réclame), peut laisser sans aucun soupçon de ce genre ? Ne faudrait-il pas crever de confusion à la rencontre rapide de l'article intitulé : *utrum propositiones affirmativæ possint formari de Deo,* (Ia 13, 12) ? Je ne sais si un autre article de la Somme est plus à même de faire éclater à l'esprit sa moderne décomposition, qu'il s'agisse de pure logique ou de théologie ; la déraison mortelle à toute pensée, de faire tout un, avec l'être, de son signe pensant le verbe mental ; la sottise, aussi ridicule qu'il le serait de lire les articles d'un dictionnaire sans distinguer les mots définis des choses définies, du moment que la chose est la vérité du mot. « La vérité, c'est ce qui est », l'impayable niaiserie, qui peut le dire sans voir que ce mot de vérité emporte relation de l'être à la pensée ! Niaiserie dévastatrice, encore un coup, puisqu'elle identifie *ce qui est par son être* à ce qui est *pensé en tant que pensé, --* au moins par équivoque, l'équivoque où triomphe la « prise de conscience »...
Paul Bouscaren.
149:144
### Le cinéma comme il est
par Hugues Kéraly
#### "L'enfant sauvage" de Truffaut
Depuis le succès mérité de son premier long métrage « *Les quatre cent coups *» (1959, onze fois primé) ; François Truffaut n'a pas souvent éprouvé le besoin de changer de sujet : l'enfance et son mystère restent toujours au centre de ses préoccupations artistiques. Le thème de la jeunesse difficile, qui semble le passionner, lui a souvent inspiré d'excellents passages, à défaut de films excellents ; car si Truffaut nous apparaît comme un authentique et rigoureux poète (certainement un des moins détestables du cinéma à la mode), il n'est pas pour autant un poète impeccable, et il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la morale très particulière de « *Jules et Jim *», beaucoup à reprendre pour faire de « Baisers volés » un film indiscutablement réussi.
Mais il reste que Truffaut est un moindre mal, dans l'immoralisme croissant de l'actuelle production cinématographique. Peu soucieux de fournir une pâture supplémentaire aux partisans du spectacle à fleur de peau, dans des sujets où pourtant les interprétations superficielles et les solutions faciles ne manquent pas, Truffaut a eu ce mérite rare de savoir prendre son temps ; et c'est pourquoi on trouve une certaine vérité dans toutes ses peintures psychologiques de la jeunesse.
Le meilleur de son œuvre, Truffaut le doit avant tout à la lenteur de son approche : lui-même doué d'une grande pudeur de sentiment, il croit en effet à la respectabilité de ce dont il parle. Sa rigueur, sa force, sa patience d'artiste, pourraient s'il le voulait nous faire comprendre beaucoup de choses, et inciter à admirer ce qui est admirable...
150:144
Car Truffaut est ce cinéaste qui sait arrêter sa caméra ; jamais pressé et dominateur, jamais obsédé par l'idée de mettre à nu les choses et les gens, il lui arrive de penser plusieurs années à son film avant de se décider à le tourner.
Tel a été le cas de son dernier film, « *L'Enfant sauvage *». Truffaut, abandonnant son thème habituel de la jeunesse d'après-guerre, y retrace l'histoire véridique d'un enfant de douze anis qui fut découvert en 1797 par des paysans, dans une forêt où il vivait comme une véritable petite bête, farouche et nu. Capturé puis envoyé à Paris, il fut pris en charge par le Gouvernement républicain, lequel le fit examiner à l'Hospice des sourds-muets du célèbre psychiatre Pinel. Celui-ci fut catégorique : « Victor de l'Aveyron » était atteint d'idiotie pathologique et, partant, absolument incurable ; sans doute, comme tant d'autres, avait-il été abandonné très jeune par des parents effrayés d'avoir donné le jour à un infirme-né.
Mais le diagnostic de Pinel ne parvient pas à convaincre un jeune médecin de l'Hospice, Jean-Marie Itard, qui ne voit dans la sauvagerie de Victor que le résultat d'une longue absence d'environnement affectif, d'éducation, et qui décide de le ramener à la civilisation, c'est-à-dire à l'humanité. Là où les paysans de l'Aveyron et les badauds parisiens ne voyaient qu'une petite bête étonnante et furieuse, que l'on enferme dans une cage avant de la montrer aux enfants, le jeune médecin idéaliste, d'instinct, mais contre toutes les apparences, postule l'homme, et veut le rendre à son humanité. Il obtient du Gouvernement que l'enfant lui soit intégralement confié et fait allouer une pension à Madame Guérin, veuve charitable qui a accepté d'en prendre soin avec lui.
L'éducation de Victor est tout le sujet de ce film difficile, où la nature semble jeter un véritable défi à la pédagogie, pourtant la plus patiente et la plus rigoureuse qui soit. Non pas de cette pédagogie brutale et facile qui s'élabore dans les bureaux d'un ministère ou dansle cabinet d'un psychiatre en dehors de toute expérience vécue, mais de cette belle pédagogie *expérimentale* où la science de maître s'affine sans cesse au contact de l'élève, et où l'attachement à l'enfant prime l'attachement à l'idée elle-même. C'est la principale erreur de la pédagogie dite « moderne » d'avoir oublié que l'enfant est infiniment sensible à ce qu'il perçoit concrètement et affectivement chez le maître, à savoir que celui-ci lui est présent, qu'il le surveille, qu'il *attend* quelque chose de lui, et que toutes les libertés et les innovations pédagogiques introduites au détriment de cette présence magistrale ne peuvent que le dérouter et disperser son attention ; étant trop abstraites pour lui, elles sont presque toujours inefficaces. Truffaut, qui ne fut pourtant pas lui-même un élève exemplaire, l'a parfaitement compris.
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Pour le docteur Itard, les méthodes les plus modernes et les plus scientifiques ([^58]) n'ont de réelle valeur pédagogique qu'au service d'une présence scrupuleuse du maître à l'élève ; d'une observation méthodique par laquelle l' « esprit de finesse » s'accoutume à discerner chez lui les moindres lueurs (qui, dans le cas de Victor, sont plutôt rares), et à jouer sur plusieurs tableaux à la fois : les sens, mais aussi la sensibilité, l'amour-propre, le jeu... Résistant à la tentation (pourtant très forte ici) du dressage, Itard mobilise les ressources de son intelligence pour éduquer cet être vierge de toute civilisation, de toute culture : immense et magnifique entreprise que le film de Truffaut nous fait suivre dans les moindres détails sans pourtant nous lasser un seul instant.
C'est aussi un grand mérite de ce film d'avoir montré que la pédagogie suppose qu'on sache perdre beaucoup de temps : temps d'autant plus difficile à donner qu'il ne m'appartient pas, que je ne puis le ralentir ni l'accélérer à mon gré, parce qu'il ne dépend pas entièrement de moi que l'élève accède plus vite ou plus lentement à ce que je voudrais lui faire partager ; malgré tout mon désir, je ne peux guère lui éviter les écueils et les peines que j'ai moi-même rencontrés.
L'arbre ne produira pas de fruits avant son temps.
Le docteur Itard, incarné dans le film avec une grande sobriété et modestie par Truffaut lui-même, a de tout cela une conscience aiguë : son dévouement, sa patience, sa fermeté sans violence sont admirables, et dignes d'être données en exemple à bien des éducateurs et des parents d'aujourd'hui.
Pourtant, l'éducation de Victor ne peut être considérée comme une parfaite réussite, puisque l'enfant restera toute sa vie un demi-sauvage à peine capable d'exprimer quelques désirs élémentaires, et davantage attiré par les bois que par les humains... Ce demi-échec du docteur Itard n'a qu'une explication : Itard est un homme de son époque, un homme seul, orgueilleux dans sa rigueur et son dévouement mêmes. Il a fait confiance à l'humanité de son élève, à ses possibilités d'acculturation ; il s'est battu pour son intelligence et pour elle seule. Car c'était effectivement un devoir de justice que de tout faire pour rendre Victor à sa dignité de personne humaine, créée pour s'épanouir dans la société des hommes.
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Mais à Victor, mystérieusement, toute vie intellectuelle normale est refusée ; et la justice des hommes n'est pas dans ces cas-là d'un secours suffisant : il y faut la charité, et l'idée d'une communauté de nature plus essentielle que la simple solidarité sociale ou que toutes les idéologies humanitaristes qu'on voudra.
Itard ne pouvait pas (ou ne voulait pas ?) voir en son élève autre chose qu'un citoyen de son pays, victime d'un sort malheureux, et à qui il importait avant tout de rendre l'égalité des moyens de culture, c'est-à-dire la liberté ; aussi toute dimension spirituelle est-elle absente de sa pédagogie. La grâce, pourtant, ne pouvait être refusée à Victor, quand l'assistance des hommes s'avérait impuissante.
Mais cette absence cruelle de toute spiritualité, chez Itard, Truffaut lui-même ne semble pas l'avoir sentie. En tout cas il ne nous le fait pas sentir dans son film.
#### "John and Mary" de Peter Yates
Curieux Peter Yates... Après « Bullit » (un des plus grands succès hollywoodiens de l'année), le voilà qui entreprend de porter à l'écran un roman de Mervyn Jones, dont il tire une sorte de comédie retraçant les mœurs sentimentales de deux jeunes new-yorkais : John et Mary -- lesquels arborent une vie amoureuse suffisamment chargée pour fournir la matière d'un feuilleton périodique de plusieurs années dans une quelconque revue féminine à grand tirage !
Les plus vieilles ficelles de la presse du cœur, ses clichés les plus usés semblent s'être donnés rendez-vous dans ce film pour exclure toute idée d'intrigue : l'ancienne liaison de John avec un brillant mannequin, mais bien encombrant pour ce garçon méticuleux et ordonné ; sa solide « expérience » amoureuse d'homme un pieu blasé, qui prend tout de même le temps d'entretenir sa « forme » par de nombreuses passades... La rupture de Mary avec le beau député qui ne pouvait guère lui offrir qu'un statut de maîtresse et l'ennui d'une chambre d'hôtel entre deux avions... La rencontre avec John, un soir comme les autres, dans un pub ; la nuit passée ensemble à s'étreindre sans aucune arrière-pensée, puisqu'on se quittera bien vite le lendemain matin, au plus tard après le réconfortant « breakfast »... Le réveil enfin des amants d'une nuit, après lequel -- pourquoi pas ? -- on consentira tout de même à bavarder un peu ensemble, à inventer quelque prétexte pour s'attarder, curieux malgré tout d'en apprendre un peu plus long sur celui ou celle qu'on ne reverra sans doute jamais plus...
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Mais voici l'extraordinaire, dans cette histoire qui malheureusement ne l'est pas : en se parlant, on se regarde, on se découvre, en se livre, on se surprend à devenir sincère, on va jusqu'à s'attacher. Tant et si bien qu'à la fin du film, John, si profondément égoïste pourtant, si américainement « confortable », rangé, John se retrouve courant comme un fou (mais en taxi) à travers toute la ville pour découvrir une « avenue bordée d'arbres » (car c'est tout ce qu'il sait de l'endroit où loge la fille, qu'il regrette tant maintenant d'avoir laissé s'échapper). Pauvre John ! Seulement, New York n'est pas Landerneau, et la patience des chauffeurs de taxi a ses limites. Ramené chez lui, John découvre que Mary était restée cachée dans sa cuisine... mijotant quelque plat pour se faire pardonner ! La nuit tombe sur Riverside Drive... Baisers... Graine Amour... Fin (New York -- 1970).
Nous surprendrons peut-être en avouant maintenant que « John and Mary », malgré toute la banalité du sujet, n'est pas un film véritablement ennuyeux.
Peter Yates -- on le savait -- n'a rien d'un imbécile ni d'un maladroit ; aussi certains passages de son film sont-ils dignes de figurer parmi les plus fins de l'année. La fadeur même du sujet semble avoir été recherchée par lui pour permettre à un certain humour, piquant et caustique, de se développer : dès les premières images, on sent qu'il n'a pas voulu prendre trop au sérieux son histoire, ni ses personnages.
Cela se traduit dans le film par un découpage et un montage extrêmement adroits, où le bavardage des dieux jeunes gens constitue le véritable sujet du film, les événements antérieurs de leur vie sentimentale n'étant évoqués que sous forme de rétrospectives savamment enchaînées dans la conversation.
A la platitude que n'eût pas manqué d'entraîner un récit trop linéaire, Peter Yates substitue un ton beaucoup plus libre, enjoué, dans l'intention évidente de nous rendre sensibles à un certain *conditionnement,* qui préside à tout ce qui se dit et se fait entre ses deux héros : victimes de leurs habitudes et de leurs passés, John et Mary sont incapables de la moindre sincérité réciproque. La scène du petit déjeuner est très révélatrice à cet égard, Peter Yates superposant au dialogue réel un dialogue intérieur où chacun s'amuse à rétablir la vérité de ce qu'il dit en même temps que de ce que dit l'autre ; l'effet humoristique des voix « off » nous révèle ici tout ce dont le cinéma est capable quand il se mêle d'utiliser intelligemment ses techniques.
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Le film, cependant, ne se borne pas à dresser le bilan négatif des mœurs de John et Mary. Sous l'intention humoristique apparaît nettement l'intention morale (très droite à première vue) de nous montrer deux jeunes gens cherchant à se libérer d'un passé déjà trop pesant pour eux, et qui prennent conscience d'une certaine inconsistance, d'un certain vide de leur vie actuelle. Peter Yates n'évoque en effet les difficultés de John et Mary que pour rendre plus méritoire à nos yeux leur tentative de retour à une authentique pureté des sentiments (ou du moins à ce qu'ils croient être une authentique pureté des sentiments) ; mais celle-ci leur est rendue sans cesse plus inaccessible par leurs multiples conditionnements sociaux-affectifs. John et Mary, néanmoins, nous apparaissent sympathiques jusque dans leurs erreurs, leurs reculs, et l'on se surprend souvent dans le film à souhaiter qu'ils réalisent enfin leur couple dans un véritable amour.
Mais l'on peut aussi bien imaginer que cette rencontre d'un jour n'aura été dans leur vie qu'une bouffée de fraîcheur, dont ils garderont simplement une certaine nostalgie. Car ce que John, à la fin du film, propose à Mary n'est pas bien différent en fin de compte de ce qu'il a un jour proposé à Ruth (le mannequin jeté à la porte parce qu'il dérangeait trop l'ordre de sa splendide garçonnière) : un essai ; qui peut réussir ; mais qui peut aussi bien se solder par un claquement de porte au bout de trois mois, ou de trois jours. Détail qui change tout, quand on veut bien y réfléchir.
Si Peter Yates s'était contenté de dresser un constat, son film se justifiait fort bien et l'on pouvait se féliciter que tant d'art et de finesse satirique fussent plaidés pour une fois au service d'une lucide interprétation des faits. Mais, qu'il l'ait voulu ou non, son film n'est pas un simple tableau de mœurs. Il est aussi, par la sympathie même que suscitent les personnages, un encouragement à redécouvrir dans l'union libre la possibilité d'une sincère réalisation sentimentale. Celle n'est pas dit explicitement dans le film, mais il est plus que certain qu'un public déjà suffisamment préparé par ailleurs à cette idée ne peut manquer d'y trouver une confirmation ; confirmation d'autant plus forte que Mia Farrow et Dustin Hoffman, déjà révélés très favorablement au public par « *Le Lauréat *» et « *Rosemary's Baby *», donnent vraiment dans ce film toute la mesure de leur charme et de leur séduction.
Pourtant -- dira-t-on --, dans le cas de John et de Mary, cette union n'est-elle pas finalement un moindre mal ? Oui, on serait tenté de le penser, si leur décision de s'unir s'accompagnait du moins d'une volonté de changement, ce qui n'est pas ; le mot volonté qualifie en effet une attitude mentale qui est aux antipodes de leurs deux caractères. En décidant de s'unir, John et Mary cèdent simplement à l'intuition de l'instant ; ils ne choisissent rien d'autre que leur désir mutuel de « tenter le coup » ; ils ne sont donc pas beaucoup plus libres que s'ils avaient suivi leur idée initiale de se séparer dès le matin.
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Avant tout, ils fuient le risque : risque d'avoir à regretter un engagement trop définitif ; mais risque aussi d'avoir à rester sur leur faim s'ils se séparent trop rapidement, et donc choix de la solution qui n'engage à rien, c'est-à-dire refus du choix, refus des mots qui comptent et des actes qui coûtent. Car comment choisir celui ou celle que l'an ne connaît pas, que l'on ne s'est pas donné les moyens de connaître, faute d'y avoir vu autre chose que l'instrument d'un plaisir ? On ne choisit pas les *choses,* on les utilise, tout de suite ; efficaces, on les garde ; lassantes, on les jette... C'est tout.
Hugues Kéraly.
NOTULE
Dans le domaine du cinéma plus encore qu'ailleurs, vouloir parler de tout serait se condamner à ne comprendre rien en profondeur. Aussi avons-nous souvent dû limiter nos critiques à quelques films particulièrement révélateurs à notre avis de l'état actuel de la production cinématographique. Mais -- est-il besoin de le préciser -- bien d'autres réalisations importantes mériteraient aussi quelques mots de mise en garde.
Parmi celles qui tiennent encore l'écran, citons au moins les deux films de l'année entièrement consacrés au problème de la drogue : «* More *» et «* Les Chemins de Katmandou *», dont on a énormément parlé, tous deux ayant semble-t-il frisé l'interdiction totale (et il est vrai que l'actualité du moment aurait amplement suffi à justifier ces interdictions, si du moins on avait eu le courage de les prononcer). Dans le second, Cayatte nous raconte une histoire de boy-scout qui ne convaincra personne ; son héros en effet ne résiste aux tentations de Katmandou que parce que la drogue ne semble exercer sur lui aucun effet aphrodisiaque. Quant aux véritables hippies du film, ils sont suffisamment irréels, beaux, éthérés, pour qu'on n'y croie pas un seul instant quand on en a soi-même rencontrés.
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L'autre film par contre nous semble beaucoup plus dangereux ; l'auteur s'y livre cette fois-ci à une peinture racinienne (voire baudelairienne par moments) des ravages de la drogue sur un jeune couple isolé dans un coin de l'île d'Ibiza. On a prétendu (et les autorités ayant accordé le visa de censure ont utilisé cet argument) que le réalisme puissant du film dégoûterait le plus grand nombre d'essayer... Mais qu'un homme sain, malgré la violente beauté de certaines images, éprouve nécessairement un mouvement de répulsion devant l'atroce dégradation, autant physique que morale, où s'enlisent peu à peu et jusqu'à la mort les héros du film, c'est ce qui était évident, c'est ce qui m'avait pas besoin d'être démontré ; car de toutes façons, la drogue n'a jamais constitué pour l'homme normalement équilibré un danger sérieux. Il restait donc à prouver que le film n'était pas non plus nocif pour les autres, qui sont légion.
Or ce détail pourtant capital ne semble pas avoir retenu l'attention de la Commission de Censure, qui s'est contentée d'interdire le film aux moins de dix-huit ans ; preuve que nos jeunes de plus de dix-huit ans ne sont plus protégés (et encore faut-il supposer pour cela que ladite interdiction aux moins de dix-huit ans soit d'une quelconque efficacité pratique, les contrôles étant plus que rares en ce domaine). Preuve aussi que la force efficiente ne doit plus être cherchée aujourd'hui dans les rouages administratifs d'une société qui, après avoir tout fait pour réduire au désespoir et au bouleversement moral une part importante de sa propre jeunesse, laisse les partisans du suicide en beauté lui vanter les séductions de l'opium et de la mort lente.
Mais cela aussi, était-il besoin de le démontrer ?
H. K.
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### Le précédent d'Hosius
par Édith Delamare
LE 18 SEPTEMBRE 324, Constantin, ayant vaincu l'Empereur d'Orient Licinius, fait son entrée à Nicomédie. Cette victoire rétablit l'unité de l'Empire.
L'un des éléments de cette unité est la religion. Aurélien (270-275) avait pensé l'obtenir en fondant tous les cultes dans celui du soleil. Constantin veut la réaliser au bénéfice du christianisme. La première condition est que le christianisme soit lui-même uni. Or, l'Édit de Galère avait à peine mis fin en 311 à la persécution de Dioclétien que les chrétiens se battaient dans les églises d'Afrique. Et en s'installant dans le palais de Licinius, Constantin apprend que les chrétiens d'Orient sont divisés sur la divinité du Christ. Si le Christ n'est pas Dieu, le christianisme s'écroule et le projet de l'Empereur avec lui.
Constantin dépêche à Alexandrie, foyer de l'agitation, son conseiller ecclésiastique, un évêque espagnol, Hosius de Cordoue. Hosius emporte deux lettres de l'Empereur : une destinée à l'évêque d'Alexandrie, Alexandre, l'autre à l'inventeur de la nouvelle doctrine, Arius. Les lettres disaient ceci : « Cessez, mes très-chers, cette querelle de mots sur un point de détail et rendez-moi le repos de mes nuits. »
Hosius tomba à Alexandrie dans un synode d'évêques égyptiens. Il écouta, ne dit rien et regagna précipitamment Nicomédie. Deux jours plus tard, Alexandre d'Alexandrie débarquait sur ses talons : les Orientaux avaient compris l'importance de ce « barbare ». L'évêque Eusèbe de Césarée en avertit tout l'Épiscopat d'Orient :
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« Celui que Constantin a choisi pour porter ses lettres à Alexandrie et pour travailler à y rétablir la paix, est une personne très sainte qui est auprès de lui, dont il connaît la sagesse et la vertu éprouvée et qui a autrefois signalé sa piété par la confession publique de la foi. En un mot, c'est le grand Hosius, évêque de Cordoue en Espagne, qui a une réputation extraordinaire de prudence et qui n'a pas moins de zèle pour la vérité. »
« La confession publique de la foi » est une allusion à la fermeté d'Hosius durant la persécution de Dioclétien. En 306, Hosius avait pris part au concile d'Elvire qui avait remis de l'ordre dans l'Église d'Espagne et c'était de là que datait sa réputation de sagesse et de prudence. Notons en passant que le concile d'Elvire avait rappelé l'obligation de la continence « pour les ministres de l'autel ». Ce rappel d'une obligation en 306 rattache aux Apôtres eux-mêmes cette obligation, ainsi que l'a établi M. l'abbé Henri Deen. (*Le célibat des prêtres dans les premiers siècles de l'Église*, Éditions du Cèdre, Paris, 1969).
La teneur des entretiens de Nicomédie entre Hosius et Alexandre nous est connue par l'historien arien Philostorge, lequel ne décolère pas. En effet, Arius avait compris, lui aussi, l'importance du conseiller ecclésiastique de Constantin. Mais au lieu de prendre le bateau comme Alexandre, il était venu par voie de terre en consultant sur son chemin tous ses amis et le résultat fut qu'il arriva à Nicomédie une semaine après Alexandre, quand celui-ci avait déjà capté la confiance d'Hosius. C'est Philostorge qui le dit : « Alexandre s'étant rendu à Nicomédie pour rencontrer Hosius de Cordoue et les évêques qui étaient avec lui, ils préparèrent avec Hosius la reconnaissance du consubstantiel en un synode et la condamnation d'Arius. » (Philostorge 1-7, dans l'édition Budez). La mention « des évêques qui étaient avec Hosius » nous fait entrevoir comme à la lueur d'un éclair, un petit groupe de conseillers ecclésiastiques autour de Constantin.
Depuis les heureux résultats obtenus en Espagne par le concile d'Elvire, Hosius était partisan de réunir un synode pour régler les cas épineux. Quand Constantin lui avait confié le règlement de l'affaire donatiste en Afrique, Hosius avait réuni deux conciles : l'un à Arles, l'autre à Rome, présidé par le Pape Miltiade. L'Église de Rome convoquait volontiers des synodes et il est probable que les évêques qui entouraient Constantin étaient des évêques italiens.
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De leur côté, les évêques d'Orient étaient accoutumés aux réunions synodales. Seulement, l'idée de soumettre la terrible querelle qui ravageait son Église à un synode d'évêques « barbares », ne serait certainement pas venue à Alexandre d'Alexandrie. Il s'y rallie cependant et Constantin après lui. L'Empereur désigne la ville de Nicée comme lieu de cette réunion parce qu'elle est proche de Nicomédie, d'accès facile par mer et de climat tempéré. Puis, il met gratuitement les services de la poste impériale à la disposition des évêques « de toute la terre habitée ». Constantin voiturait les évêques comme Galère les emprisonnait : pour avoir la paix.
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Le 20 mai 325, cent dix-huit évêques prirent place dans la grande salle du palais impérial de Nicée. C'était la première réunion de l'Église universelle et le spectacle qu'ils se donnèrent à eux-mêmes emplit les évêques d'étonnement. « De toutes les églises qui remplissaient l'Europe entière, de la Libye et de l'Asie, s'assembla la fleur des ministres de Dieu », écrit Eusèbe énumérant les peuples représentés parmi lesquels il détache la Perse, cette redoutable ennemie de Rome : « L'Évêque de Perse fut présent au Synode. La Scythie avait aussi son évêque. Le Pont, la Galatie, la Pamphylie, la Cappadoce, l'Asie, la Phrygie avaient envoyé leur élite. Les Thraces et les Macédoniens, les Achéens et les Épirotes et parmi ceux-ci les plus distants étaient venus. D'Espagne même, un Évêque illustre entre tous vint siéger avec les autres. L'Évêque de la Ville Impériale fut retenu par son grand âge mais il était représenté par des prêtres de son Église. » Le Pape Silvestre était en effet représenté par deux légats, Vite et Vincent. Nous retrouverons Vite dans quinze ans. Quant à la Gaule, elle avait envoyé Nicasius de Die (Drôme), au Synode, mais ni le pays ni le personnage ne méritent une mention dans l'énumération d'Eusèbe de Césarée. Nous connaissons l'existence et la qualité de Nicasius par la liste des trois cent seize noms qui furent apposés au bas du Credo de Nicée. Eusèbe nous apprend par contre que Spiridion de Chypre était berger quand il avait été élevé à l'épiscopat et qu'il conservait ce modeste emploi en paissant le troupeau du Seigneur.
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Le narrateur insiste surtout sur la présence des témoins du Christ : Paul de Néocésarée qui avait eu les deux mains brûlées au fer rouge, Amphion d'Épiphanie dont l'œil droit avait été arraché, les Égyptiens Paphnuce et Potamon dont la jambe gauche avait été coupée. Eusèbe résume avec une fierté émue le sentiment général : « Maintenant, quand le glaive brille sur nos têtes, c'est pour nous saluer. »
L'Empereur fut annoncé et tous les évêques se levèrent. Il était précédé de quelques officiers de sa garde, choisis -- attention délicate -- parmi les chrétiens. Enfin, Constantin entra, vêtu de la pourpre constellée de gemmes et couronné d'or, « semblable à un ange de Dieu », écrit Eusèbe. Si le fils de Constance-Chlore n'avait pas toutes les vertus de son père, il était grand, blond, et beau, naturellement majestueux et infiniment séduisant quand il le voulait. Or, il voulait la paix religieuse à tout prix. Il venait de faire construire deux basiliques à Constantine, une pour les catholiques, une pour les donatistes et était prêt à faire construire de même deux basiliques à Alexandrie, une pour les catholiques, une pour les ariens. Il commença donc sa campagne de charme en bouleversant l'étiquette : il invita les évêques à s'asseoir et s'assit après eux sur le siège d'or qui lui était destiné.
Hosius de Cordoue, qui présidait le Concile ainsi que nous l'apprend saint Athanase, vint alors devant l'Empereur et le remercia en quelques mots d'avoir permis cette réunion. Constantin répondit : « Les divisions intestines de l'Église de Dieu me paraissent plus graves et plus dangereuses pour l'État que les guerres et les autres conflits. J'éprouve certainement une grande joie à vous voir réunis dans cette enceinte, mais pour que mes vœux soient comblés, il faut que vos cœurs soient unis. Ainsi, mes très-chers, employez-vous à faire régner parmi vous cette paix dont votre consécration à Dieu vous fait un devoir. » L'Empereur s'était exprimé en latin, on traduisit sa réponse en grec et les débats commencèrent par l'audition d'Arius.
Quand l'hérésiarque en vint à l'exposé de sa doctrine : « Il fut un temps où le Fils de Dieu n'était pas. Il a été tiré du néant, c'est une créature, un être soumis au changement, etc. », on vit Paul de Néocésarée porter ses moignons à ses oreilles comme pour se les boucher. Un murmure de protestation et d'horreur courut les rangs des évêques et les partisans d'Arius comprirent qu'il avait perdu la partie.
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La sentence d'excommunication qu'Alexandre d'Alexandrie avait portée contre lui fut en effet ratifiée et Constantin, par l'un de ces gestes qui lui font pardonner tant de choses, vint baiser les poignets mutilés de Paul de Néocésarée.
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La condamnation d'Arius était acquise, mais Hosius, « le chef et le conducteur de tous les conciles », comme l'appelle Athanase, voulait plus et mieux. Il voulait élaborer une profession de foi qui serait un rempart éternel contre l'hérésie. Ce fut alors qu'il proposa le mot « consubstantiel » qu'il avait déjà soumis à Alexandre d'Alexandrie comme définissant la divinité du Fils de Dieu.
On croit généralement que ce mot fut le résultat d'interminables débats philosophiques entre Pères du Concile de Nicée, Il n'en est rien : Hosius l'apportait de Rome où il était d'usage courant depuis Tertullien et saint Justin. En 261, le Pape Denys l'avait imposé précisément à l'Église d'Alexandrie où la divinité du Christ était déjà discutée. Le débat ne porta pas sur la recherche du mot adéquat : il porta sur son adoption. Car bien entendu, les ariens n'en voulaient à aucun prix.
L'orgueil et la suffisance d'Arius l'ayant fait mettre hors de combat au premier round, ses partisans prirent le relais. Ils avaient à leur tête un personnage redoutable qui s'était fait frauduleusement porter de l'insignifiant siège de Béryte à celui de la ville impériale de Nicomédie au temps de Licinius. Eusèbe de Nicomédie commença par objecter qu'il fallait pieusement s'en tenir au Symbole des Apôtres en usage dans l'Église primitive. Alexandre rétorqua que les nouveautés ne faisaient pas si peur aux eusébiens. Eusèbe répliqua qu'il n'accepterait jamais un mot qui ne figurait pas dans l'Écriture. « Comme s'ils se souciaient de l'Écriture ! » s'exclame saint Athanase. « Est-ce que l'impiété arienne figure dans l'Écriture ? Le Concile ne fut pas dupe de la duplicité des ariens qui s'accommodaient de termes scripturaires, quitte à leur donner un autre sens que nous. Le Concile écrivit « homoousios » (consubstantiel en grec), sachant très bien que ce mot n'est pas dans l'Écriture mais sachant aussi bien que les termes scripturaires qui s'entendent du Fils n'ont pas un sens différent.
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Le Concile, au surplus, n'inventa pas le terme homoousios : les Pères s'en étaient servis, à savoir des Évêques, tant de la grande Rome que de notre ville d'Alexandrie. » (Saint Athanase, « Epistula ad Afros ».)
Saint Athanase qui avait alors une trentaine d'années assistait au Concile en qualité de diacre et de secrétaire d'Alexandre d'Alexandrie. Le jeune Égyptien n'a pas les yeux dans la poche : comme un Père propose cette formule :
« Le Logos (Verbe) est de Dieu », il voit les eusébiens échanger des signes d'intelligence et se rallier à cette proposition. Il alerte Hosius qui interpelle Eusèbe : « Qu'est-ce que cela signifie, au juste, pour vous ? » -- « Cela signifie que tout est de Dieu comme le dit saint Paul aux Corinthiens », rétorque l'autre avec insolence. « Alors, écrit Athanase, Hosius exposa la foi contenue dans cette expression : « Le Fils est de la substance de Dieu. » (Athanase, « Histoire de l'Arianisme ».) Les eusébiens la rejettent et proposent cette formule : « Le Fils est de même nature que le Père ». Cette fois, c'est la majorité des Pères qui la rejettent. Eusèbe de Nicomédie propose alors : « Le Fils est semblable au Père. » La seconde formule est rejetée comme la première, toutes deux considérées comme inférieures à la définition claire et nette proposée par Hosius et les deux légats du Pape Silvestre : « Le Fils est consubstantiel au Père. »
A ce moment, un argument de poids fut jeté dans la balance en faveur du consubstantiel : Constantin qui avait jusqu'alors suivi les débats « avec une grande patience et beaucoup d'attention » (Eusèbe de Césarée), intervint. Il dit que ce mot lui plaisait, qu'il lui paraissait le plus clair et le plus approprié, que ce mot était défendu par un évêque connu pour sa science et sa prudence et par les deux représentants de l'Évêque de Rome et qu'enfin, à son avis, on avait suffisamment mis la « Summa Divinitas » en alambic. « Scruter la Divinité, conclut-il, ne convient pas aux mortels. » Constantin s'exprime comme l'Imitation : « Si tu ne peux comprendre et pénétrer ce qui est au-dessous de toi, comment vas-tu comprendre ce qui est au-dessus ? La science des œuvres merveilleuses de Dieu n'existe pas. » (Imitation, 4-18.)
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En rapportant ces propos, Eusèbe ajoute un détail qui en dit long sur la fraternelle atmosphère qui régnait au premier concile œcuménique : l'Empereur arriva un jour avec un sac plein de lettres qu'il jeta au feu devant les évêques. « Voilà ce que je fais de vos lettres de dénonciations, dit-il. Le Christ ne vous a-t-il pas ordonné de pardonner si vous voulez obtenir votre pardon ? »
L'opinion de l'Empereur rallia les hésitants et ceux qui n'avaient rien compris aux débats mais qui votèrent comme tout le monde. C'est ainsi que fut adopté le Symbole de Nicée par 316 voix contre deux. L'expression « Lumière née de la Lumière » est empruntée à saint Justin comparant les trois Personnes de la Trinité à des flambeaux qui s'embrasent au contact les uns des autres, sans perde leur intensité. (Saint Justin, Dialogues, LXI-2.) Saint Justin avait puisé cette comparaison dans le Prologue de saint Jean : « Et la Lumière luit dans les ténèbres... » Un banquet offert par Constantin clôture le Concile. En échange de ses présents, les Pères lui remettent le Symbole de Nicée signé des trois cents seize noms en tête desquels figure celui d'Hosius de Cordoue. Quant aux deux récalcitrants, Théonas de Marmarique et Secundus de Ptolémaïs, ils sont exilés sur-le-champ.
Le concile de Nicée a duré un mois : du 20 mai au 19 juin 325. Saint Athanase résumera ainsi ses travaux : « La Parole du Seigneur dite par le Synode œcuménique de Nicée demeure à jamais. Elle a dressé pour tous les temps une colonne contre toutes les hérésies. » (Epistula ad Afros.)
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Le concile terminé, chacun rentra chez soi et ce fut alors que les difficultés commencèrent. Soustraits au regard de Constantin, quelques Pères commencèrent à regretter de s'être ralliés à la majorité et le Concile était à peine terminé que la controverse se ralluma. Trois évêques déclarèrent publiquement qu'ils retiraient leur signature Eusèbe de Nicomédie, Maris de Chalcédoine et Théognis de Nicée. Eh oui ! L'Évêque de Nicée...
Constantin n'était pas disposé à voir remettre en question un accord auquel il avait souscrit. Arius était déjà exilé en Pannonie (Hongrie), Eusèbe et Théognis prirent le chemin de la Gaule et leurs Églises eurent ordre de pour voir immédiatement à leur remplacement. (Septembre 325.)
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Mais l'agitation ne cessa pas pour autant. Une polémique violente opposa Eustache d'Antioche, partisan du « Consubstantiel » à Eusèbe de Césarée qui lui préférait décidément le « de même nature que le Père ». Eustache lui écrivit carrément ce qu'il pensait d'une formule qui ne voulait strictement rien dire car « deux hommes, deux chevaux et deux poireaux sont aussi de même nature ». (Louis Salleron.) Il l'accusa d' « empoisonner son peuple avec des formules qui ne sont jamais expressément hérétiques ». « Hérétique, toi-même », répliqua Eusèbe, accusant Eustache de sabellianisme. (Les sabelliens niaient la distinction des personnes dans la Trinité.) « Toutes ces controverses, gémit l'historien Socrate, ressemblent à des combats dans la nuit. »
Alexandre d'Alexandrie meurt trois ans plus tard, le 18 avril 328. Le 7 juin, Athanase, à peine âgé de trente-deux ans, est élu pour lui succéder. A ce moment, Eusèbe et Théognis débarquent de Gaule et chassent leurs remplaçants. Que s'est-il passé ? Ceci : Constantin a cédé aux prières de sa mère et de sa sœur Constantia dont Eusèbe était le chapelain et il a gracié les exilés. Pour comprendre la suite de cette histoire, il faut savoir que la famille de Constantin a beaucoup à lui pardonner. Constantia était la veuve de l'ex-Empereur d'Orient Licinius que Constantin a fait exécuter ainsi que leur fils, Licinianus, un enfant de douze ans. Rendre son aumônier à Constantia était une bien petite compensation. Ce que Constantin ignore ou dédaigne, c'est qu'Eusèbe de Nicomédie est le chef d'une maffia épiscopale qu'Alexandre d'Alexandrie appelait « la bande » et Athanase « les eusébiens » et que le résultat de son retour ne se fait pas attendre.
Il n'est pas question d'attaquer le « consubstantiel » de front, mais d'éliminer un à un ses partisans. La première victime est Eustache d'Antioche. En 330, un synode d'eusébiens dépose Eustache pour concubinage, sabellianisme et lèse-majesté : il avait traité l'Augusta Hélène, mère de Constantin, de « fille d'auberge » ce qui équivalait à la traiter de fille publique. (Opinion que saint Ambroise partagera.) Eustache est exilé en Thrace. Il sera mort depuis longtemps quand la femme qui l'avait fait condamner pour concubinage se rétractera. Le siège d'Antioche est aussitôt attribué par une élection bien organisée, à un eusébien, Euphrone, ami personnel d'Eusèbe.
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Vient ensuite le tour d'Eutrope d'Andrinople qu'Athanase qualifie « d'homme bon et accompli en tout ». Eutrope, inquiet des entreprises de Nicomédie, recommande à ses collègues « de tenir bon et de ne pas obtempérer aux discours impies d'Eusèbe ». Eutrope est déposé et exilé en 331 à la requête de Basilina, belle-sœur de Constantin, mère du futur Empereur Julien et parente d'Eusèbe de Nicomédie. Dans son « Histoire des Ariens », saint Athanase écrit qu'après Eustache et Eutrope « plusieurs évêques qui haïssaient l'hérésie » furent déposés et exilés de même. Il cite les évêques de Sirmium, de Gaza, de Tripoli, etc. Tous furent remplacés par des membres de la maffia. Il est nécessaire ici de se reporter soixante ans en arrière.
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En 260, l'Empereur Valérien et l'Évêque d'Antioche Demetrius avaient été emmenés en captivité par les Perses. Antioche était tombée au pouvoir de la Reine de Palmyre, Zénobie, laquelle était juive et qui tenait pour un Dieu en Une Personne, comme Anne et Caïphe. Elle nomma au siège d'Antioche un receveur des finances enrichi dans la collecte des impôts, Paul de Samosate. Paul professait l'ébionisme, doctrine judaïsante importée de Palestine par un certain Ébion. Ébion la tenait de Cérinthe, un gnostique, disciple de Simon le Magicien. L'ébionisme ou adoptianisme, réduisait le Christ au rang d'un homme adopté par Dieu. Cette doctrine avait été apportée à Rome en 235 par Théodote et Artémas que l'écrivain chrétien Hippolyte avait violemment combattus.
Paul de Samosate fut excommunié et déposé par trois conciles mais Zénobie ne l'en maintint pas moins sur le siège d'Antioche. A la tête de la célèbre École de la ville, Paul plaça un certain Lucien qui perfectionna l'adoptianisme. Lucien enseignait que seul Dieu le Père est Dieu et que le Verbe est la première des créatures : l'arianisme n'est pas né à Alexandrie mais dans les cercles judaïsants d'Antioche. Lucien comptait parmi ses élèves tous les futurs chefs de l'arianisme à commencer par Arius lui-même et ses condisciples : Eusèbe, futur évêque de Nicodémie, Maris, futur évêque de Chalcédoine, Théognis, futur évêque de Nicée, etc.
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Avant d'être exécuté sous Dioclétien, Lucien avait, lui aussi, été excommunié par plusieurs évêques. Ce qui est inexplicable, c'est que les élèves d'un excommunié, placé à la tête de l'École d'Antioche par un évêque déposé, aient obtenu ensuite les principaux sièges d'Orient. Une organisation mystérieuse préparait-elle déjà les élections épiscopales sous Licinius ? Ce qui est sûr et que souligne Héfélé dans son Histoire des Conciles, c'est qu'en 318, quand Alexandre d'Alexandrie s'émut de l'enseignement dispensé par Arius dans sa paroisse de Baucalis, il usa d'une prudence et d'une longanimité qui prouvent la puissance de l'adversaire. Alexandre savait qu'Arius n'était pas seul. En 320, quand les progrès de l'arianisme lui firent abandonner les ménagements, il écrivit une lettre circulaire à ses collègues pour les mettre en garde contre les agissements de « la bande ». Cette lettre précieuse qui prouve l'origine judaïsante de l'arianisme nous a été conservée par Théodoret qui recopie dans son Histoire ecclésiastique l'exemplaire adressé à Alexandre de Byzance. Voici ce que lui écrivait Alexandre d'Alexandrie :
« Vous, vous êtes instruits par Dieu. Mais vous n'ignorez pas que cet enseignement qui vient de se dresser contre la foi de l'Église, c'est la doctrine d'Ébion et d'Artémas, c'est la théologie perverse de Paul de Samosate qui, à Antioche, a été chassé de l'Église par une sentence conciliaire des évêques venus de partout. Son successeur, Lucien, est resté excommunié longtemps sous trois évêques. De l'impiété de ces hérétiques, ces hommes ont absorbé la lie. J'ai nommé Arius, Achillas et TOUTE LA BANDE de leur compagnons de malice. »
L'existence de « la bande », de ce que Mgr Batiffol appelle « l'oligarchie épiscopale » qui régentait l'Église en Asie, explique l'empressement d'Alexandre d'Alexandrie à saisir la proposition d'Hosius au sujet de la réunion d'un concile de l'Église universelle. Alexandre savait qu'un concile dominé par « la bande » ne condamnerait jamais Arius.
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En 331, Eusèbe de Nicomédie adresse une lettre à Athanase d'Alexandrie pour lui demander de réintégrer les prêtres excommuniés avec Arius à Nicée, dans le clergé d'Alexandrie. Athanase répond :
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« Je ne recevrai pas les ennemis de la vérité, anathématisés par le Concile œcuménique. » Au reçu de cette réponse, ce n'est pas Eusèbe qui prend la plume, c'est Constantin. L'Empereur écrit à l'évêque d'Alexandrie : « Tu connais ma volonté. La porte doit être ouverte à tous ceux qui veulent rentrer dans l'Église. Si j'apprends que tu leur interdis ta porte, tu seras déposé et éloigné. » Indépendamment du ton comminatoire de cette lettre, il apparaît que dans l'esprit de Constantin, c'est désormais Eusèbe l'ange de paix et Athanase le fauteur de troubles. Avec l'intrépidité qui caractérise sa sainteté, le jeune évêque d'Alexandrie ose répondre à l'Empereur : « Il ne saurait y avoir nulle communion entre l'Église catholique et une hérésie qui combat le Christ. »
Constantin n'insiste pas mais Eusèbe réunit un concile. Athanase est accusé « d'avoir été nommé évêque trop jeune », d'avoir brisé un calice au cours d'une tournée pastorale, d'avoir mis un impôt sur la toile de lin et d'avoir donné de l'or à un individu nommé Philoumenos, impliqué dans un complot contre l'Empereur. Cette dernière accusation ne pardonne pas : Athanase est interné à Nicomédie durant le temps de l'instruction. Par bonheur, il compte parmi ses amis le Préfet du Prétoire, Ablavius. Le temps de prouver son innocence et Athanase rentre à Alexandrie le jour de Pâques 332.
Il faut trouver autre chose, En attendant, Eusèbe réunit un concile qui dépose un nicéen d'importance, Marcel d'Ancyre. Marcel prend la route de l'exil en novembre 333. Au début de 334, nouvelle réunion de concile. (Le concile apparaît comme une arme sûre.) Cette fois, Athanase est accusé de meurtre. Il a fait assassiner un évêque, Arsène d'Hypsélé, après lui avoir fait trancher la main. La main d'Arséne, extraite d'un coffret, est exhibée en plein prétoire, devant Ablavius consterné. Constantin charge l'un de ses frères le Censeur Delmatius, d'instruire l'affaire au criminel. Une dizaine d'évêques confirment l'accusation. Ablavius remue ciel et terre et sa police finit par découvrir Arsène bien vivant et muni de ses deux mains, en retraite chez les moines de la Thébaïde. Athanase en est à nouveau quitte pour la peur.
Eusèbe eut alors une idée. L'Empire s'apprêtait à fêter les « Tricennalia », les trente années de règne de Constantin. Il fallait réunir un concile qui mettrait fin aux dernières discordes. L'Impératrice Hélène venait de retrouver la vraie Croix et la dédicace de la basilique du Saint Sépulcre à Jérusalem devait rassembler une Église unie.
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Une Église unie !... ce rêve poursuivi par Constantin depuis vingt-cinq ans ! Il convoqua un concile à Tyr où Arius lui-même fut invité. En juillet 335, toute « la bande » débarqua à Tyr. Arius arriva du Danube, flanqué de deux nouveaux venus : Valens de Mursa et Ursace de Singidunum. Rien ne fut négligé : le représentant de Constantin, le comte Flavius Dionysius, était un ennemi personnel du Préfet Ablavius et quand Athanase se présenta, des émeutes éclatèrent dans la ville. L'évêque parvint à s'enfuir, mais son fidèle secrétaire, Macaire, fut saisi, chargé de chaînes et jeté en prison pour sédition.
Quelques jours plus tard, Constantin visitait ses chantiers de Constantinople quand un homme se dressa devant son cheval : c'était l'évêque d'Alexandrie réclamant justice.
L'Empereur, fort ennuyé, accepta de le confronter avec ses accusateurs et il convoqua « la bande » à Constantinople. Eusèbe de Nicomédie se garda d'amener les quatre-vingt Pères de Tyr et se contenta de prendre avec lui le subtil Eusèbe de Césarée et les deux jeunes disciples d'Arius, Valens et Ursace. Quand ils accusèrent Athanase d'empêcher le transport du blé égyptien à Constantinople, l'Empereur n'en voulut pas entendre davantage. Affamer sa chère capitale ! Athanase fut exilé dans le fin fond de la Gaule, à Trêves, sans même avoir été entendu.
Pendant ce temps, les Pères de Tyr ne perdaient pas le leur. Ils déposaient Athanase et réintégraient Arius dans le clergé d'Alexandrie. Mais le préfet de la ville, inquiet, prévint l'Empereur que le retour de l'hérésiarque risquait de déclencher des émeutes. Constantin demanda alors à l'évêque de Constantinople, Alexandre, d'accepter Arius dans son clergé. Alexandre était nicéen : il fit preuve d'un mâle courage en reculant le plus possible la cérémonie. Comme Eusèbe le menaçait de déposition, il finit par la fixer au 7 juillet (336). Le 6, Arius fut trouvé mort dans les latrines.
Constantin mourut l'année suivante, le jour de la Pentecôte, 22 mai 337. Il fut baptisé sur son lit de mort par Eusèbe de Nicomédie. Quelques jours plus tard, une émeute éclata dans Constantinople qui massacra les frères de Constantin et le Préfet Ablavius avec eux. La descendance légitime de Constance-Chlore étant ainsi supprimée, les trois fils de Constantin se partagèrent l'Empire.
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L'instigateur des massacres, Constance, garda l'Orient et les deux autres, Constantin II et Constant, se disputèrent l'Occident. Comme ils étaient jeunes et sans expérience, ils promulguèrent un édit d'amnistie dans un désir d'apaisement et tous les évêques exilés rentrèrent chez eux. Le résultat ne se fit pas attendre : on se battit bientôt à Andrinople, à Tripoli, à Gaza, à Ancyre, etc.
La clémence des Augustes avait pris Eusèbe au dépourvu. Il venait de se faire transférer du siège de Nicomédie à celui de Constantinople, au mépris de toutes les lois ecclésiastiques du temps qui liaient pour la vie un évêque à une Église. (Alexandre d'Alexandrie le traitait déjà d' « adultère » parce qu'il s'était fait transférer de Béryte à Nicomédie). Il avait remplacé Athanase à Alexandrie par un prêtre ami d'Arius, Pistos, excommunié à Nicée. Un autre excommunié de Nicée, Secundus de Ptolémaïs avait sacré Pistos et l'ordre régnait ainsi à Alexandrie. Athanase, retour de Trêves, y débarqua le 23 novembre 337. Mais il en repartit aussitôt, préférant s'effacer devant Pistos plutôt que de voir les chrétiens se battre dans son église.
Réfugié chez les moines de la Thébaïde, il envoya une lettre encyclique à tous les évêques d'Asie, protestant contre la violence qui lui était faite et les menaçant du même sort s'ils ne réagissaient pas. Sa lettre débute par l'histoire du lévite d'Éphraïm qui coupa en morceaux sa femme outragée et envoya ces débris funèbres aux douze tribus d'Israël pour les appeler à la vengeance. Ainsi, son Église d'Alexandrie a-t-elle été violée et il la montre, pantelante, à ses collègues :
« Voilà la tragédie que les eusébiens ont montée. Voilà ce qu'ils tramaient depuis longtemps. Voilà ce qu'ils ont entrepris d'exécuter, grâce aux calomnies qu'ils ont multipliées auprès du Prince. Et cela ne leur suffit pas, car ils veulent ma mort. Ils terrorisent mes amis. Mais ce n'est pas une raison pour que vous trembliez devant leur iniquité, au contraire. Si, pendant que vous siégez dans votre église et que vous présidez sans reproche à votre peuple, il vous arrivait tout à coup, par ordre, un successeur, est-ce que vous le supporteriez ? Est-ce que vous ne vous indigneriez pas ? Est-ce que vous ne crieriez pas vengeance ? Eh bien ! Voici le moment venu de vous soulever de peur que, par votre silence, ce mal ne s'étende avant peu à toutes les églises et que nos chaires de doctrine ne deviennent un objet de trafic et d'achat. » (Saint Athanase, Épître-encyclique VI.)
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Les évêques d'Asie qui n'appartenaient pas à la maffia gardèrent un silence prudent : il y a, dans tout homme en place, un Ponce-Pilate qui sommeille. Quant aux autres, ils agirent. Pistos, un peu trop voyant, fut remplacé à Alexandrie par un fastueux lettré, Georges de Cappadoce. La sentence du concile de Tyr qui avait déposé Athanase, n'avait jamais été rapportée. Eusèbe envoya les pièces du procès à l'Empereur Constance et au Pape Jules I^er^. Il régentait depuis dix ans l'Église en Asie sans plus se soucier de l'Évêque de Rome que d'un druide, mais pour la circonstance, il se rappela son existence.
Athanase, en effet, avait envoyé au Pape une lettre synodale des évêques nicéens d'Égypte, réfutant la sentence de Tyr point par point. Deux copies de ce dossier furent envoyés aux Empereurs d'Occident, Constantin II et Constant. Et il attendit chez ses amis les moines, le résultat de sa démarche. La convocation du Pape l'y joignit et il se rendit à Rome avec empressement.
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Le concile de Rome se réunit en octobre 340 dans l'église du prêtre Vite qui avait été légat à Nicée. Athanase n'était pas seul en cause : tous les évêques déposés par la maffia, dont l'illustre Marcel d'Ancyre, avaient envoyé leur dossier. Quant aux « eusébiens », comprenant dans quel guêpier ils s'étaient fourrés, après avoir mis les premiers le Pape au courant, ils lui écrivirent qu'ils ne se rendraient pas à sa convocation, protestant contre sa prétention de juger une affaire orientale, tranchée par un concile d'Orient. Leur lettre se terminait sur une menace de rompre tout rapport de communion avec lui s'il rétablissait Athanase sur le siège d'Alexandrie. (Le schisme grec a des racines profondes.)
Jules I^er^ ne se laissa pas émouvoir. Il répondit à Eusèbe de Constantinople : « Ignorez-vous que l'usage est qu'on Nous écrive d'abord et qu'ainsi, la justice soit rendue d'ici ? » Tous les dossiers furent soigneusement examinés et tous les évêques rétablis sur leurs sièges. Mais la sentence était plus facile à rendre qu'à exécuter : Athanase resta à Rome avec les quelques moines égyptiens qui l'avaient accompagné et avec eux se répandit en Occident le goût de la vie monastique.
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Cependant, l'inquiétude régnait dans le camp eusébien. En avril 340, la guerre avait éclaté entre les deux Empereurs d'Occident, Constantin II et Constant. Constantin II avait été battu et tué près d'Aquilée et Constant demeurait le seul maître de tout l'Occident. L'Empereur Constant, né en 320, avait tout juste vingt ans. Des trois fils de Constantin, il était le seul baptisé. Athanase loue sa piété, sa générosité envers les églises. Mais quant aux affaires ecclésiastiques, il ne voulait pas s'en mêler. Attitude qui lui vaut l'approbation de l'ancien conseiller de Constantin, Hosius de Cordoue. Hosius en prévient Athanase : « L'Empereur Constant a scrupule à ne pas se mêler des jugements ecclésiastiques. » Mais à Constantinople, on sait seulement que le nouvel Empereur d'Occident est nicéen. En octobre 341, les eusébiens se réunissent en concile à Antioche. Vingt ans auparavant, Eusèbe avait misé sur le mauvais cheval en misant contre l'Empereur d'Occident Constantin pour l'Empereur d'Orient Licinius : il ne s'agit pas de récidiver, tandis que les deux frères s'observent de part et d'autre de la Méditerranée. Le concile d'Antioche condamne solennellement Arius, ce qui ne tire guère à conséquence puisqu'Arius est mort depuis cinq ans. Les évêques réunis à Antioche se désolidarisent de l'hérésiarque pour une bonne raison :
« Comment, étant évêques, pourrions-nous nous mettre à la suite d'un prêtre ? Nous n'avons pas d'autre foi que celle qui a été transmise dès le commencement. » Et ils rédigent sur cette déclaration préliminaire, « un nouveau symbole, mieux adapté aux temps nouveaux. » Cette nouveauté adaptée aux nouveaux temps est respectueusement envoyée à Trêves à l'Empereur Constant qui la fait suivre à Rome au Pape.
Jules I^er^ saisit cette occasion de renouer avec l'Orient. Il demanda aux deux Empereurs la permission de réunir un concile en Thrace, à Sardique, ville-frontière entre les deux Empires. Les deux Empereurs acceptèrent. Le concile s'ouvrit à l'automne de 343. Cent soixante évêques étaient présents : quatre-vingts Orientaux et quatre-vingts Occidentaux groupés sous la houlette du « chef et du conducteur de tous les conciles », Hosius de Cordoue.
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Dès leur arrivée, les Orientaux posèrent une condition : les évêques déposés par eux ne siégeraient pas au concile : ils n'étaient pas les évêques légitimes. Cette exigence souleva immédiatement l'opposition des Occidentaux : le concile de Rome avait rétabli sur leurs sièges les évêques en question. Est-ce que la sentence du Pape était tenue pour nulle et non avenue par les évêques d'Orient ? Hosius s'entremit. Il échafauda un compromis, allant jusqu'à s'engager à emmener Athanase avec lui en Espagne, même si le concile lui rendait son siège d'Alexandrie. Concession inutile : les Orientaux quittent subrepticement Sardique de nuit non sans prendre le temps de rédiger une lettre encyclique condamnant Jules de Rome, Hosius de Cordoue, Maximin de Trêves et quelques autres, « parce que c'est à eux que Marcel, Athanase et les autres scélérats doivent d'avoir été admis à la communion ». Et avec cela, ils se posent en apôtres de la paix et de l'unité de l'Église, de sa doctrine et de sa tradition. Ce chef-d'œuvre d'hypocrisie ecclésiastique nous a été conservé dans la traduction latine de saint Hilaire de Poitiers.
« Nous demandons continuellement dans nos prières, frères bien-aimés, que la Sainte Église Catholique qui appartient au Seigneur, soit à l'abri de toutes les discussions, de tous les schismes et conserve l'unité de l'esprit ainsi que le lien de la charité dans l'orthodoxie de la foi. Nous demandons aussi que la règle de l'Église, la sainte tradition de nos pères, leurs décisions, restent fermes et inébranlables et que de nouvelles sectes ou de perverses traditions ne viennent pas jeter le trouble parmi nous, surtout en ce qui concerne la déposition et l'institution des évêques. »
Les Occidentaux siégèrent donc seuls et réintégrèrent pour la seconde fois et toujours sur le papier, Athanase, Marcel d'Ancyre et leurs collègues sur leurs sièges épiscopaux. Puis, à la demande d'Hosius, ils s'occupèrent de rédiger une nouvelle formule de foi. Le vieil évêque de Cordoue avait été frappé par l'argument des Orientaux selon lequel le Symbole de Nicée faisait usage de formules dépassées et qu'à des temps nouveaux, il fallait adapter la formulation de la foi. Mais les Occidentaux n'étaient pas des dialecticiens et le latin ne se prêtait pas comme le grec aux subtilités. Quand on en vint à tenter de dire en latin que ce n'est pas Dieu qui a souffert et qui a ressuscité, mais l'homme né de la Vierge Marie, Athanase se leva et déclara :
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« Il ne manque rien au Symbole de Nicée. Il est inutile et dangereux d'encourager ceux qui ne cessent de faire des recherches sur la foi. » Les évêques d'Occident se rallièrent à ce sage avis et le symbole d'Hosius ne fut pas promulgué.
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Dans son « Apologie contre les Ariens », Athanase, faisant parler les eusébiens, leur prête ce raisonnement : « Nous avons tout fait. Nous avons exilé l'Évêque des Romains. Nous avons exilé avant lui des évêques et des évêques. Nous avons mis la terreur partout. Mais cela n'est rien, tant qu'Hosius reste. Il mène les conciles et quand il écrit, partout on l'écoute. C'est lui qui, à Nicée, a été l'auteur du Symbole. C'est lui qui a déclaré hérétiques les ariens. C'est à lui qu'il faut s'en prendre, sans regarder son grand âge, car notre hérésie n'a pas appris à respecter les cheveux blancs des vieillards ».
La date de naissance d'Hosius n'est pas connue, mais nous avons un point de repère : en 306, il a pris part au concile d'Elvire en tant qu'évêque de Cordoue Il avait donc au moins quarante ans. En 343, à Sardique, il a près de quatre-vingts ans. Il en a quatre-vingt-dix quand les conseillers ecclésiastiques de l'Empereur Constance, Valens de Mursa et Ursace de Singidunum lui suggèrent de convoquer un concile qui reprendrait l'œuvre interrompue à Sardique, c'est-à-dire la confection d'une nouvelle présentation de la foi. A cette date, Constance est seul maître de l'Empire, Constant ayant été assassiné à Elne, dans les Pyrénées, en janvier 350. Le Pape Jules I^er^ était mort le 12 avril 352 et l'un de ses diacres, Libère, lui avait succédé. C'était un homme de caractère faible et hésitant autour duquel les intrigues se nouèrent aussitôt.
Pour mener à bien le projet présenté par Hosius à Sardique, il fallait mettre Athanase hors de combat. (Né en 296, il a cinquante-six ans en 352.) C'est-à-dire qu'il devait avoir la majorité du concile contre lui. Constance, qui séjourne à ce moment à Arles, fait signer aux évêques de Gaule la condamnation de l'évêque d'Alexandrie. Les évêques de Gaule étaient si ignorants que le plus cultivé d'entre eux, saint Hilaire de Poitiers, dit qu'il apprit à cette occasion l'existence du concile de Nicée. (Saint Hilaire, Fragments historiques, V-I). Un seul refusa sa signature : Paulin de Trêves. On sait que saint Athanase avait été exilé à Trêves. Paulin fut déposé et exilé aussitôt.
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Cette mesure eut un grand retentissement. Le Pape Libère alla jusqu'à envoyer une lettre de protestation à l'Empereur, dans laquelle s'expriment surtout ses craintes personnelles : « Je ne souhaite rien tant que de conserver toujours immaculée la foi qui m'est venue par la succession de tant et de si grands évêques dont plusieurs ont été des martyrs. » (Cette « Épître à Constance » est reproduite par saint Hilaire.) Le Pape avait gardé Hosius près de lui « et pour relever les âmes, il se contentait de lui confier la douleur que lui causaient les trahisons dont il était le témoin ».
Il fallait séparer Libère d'Hosius. Constance le convoqua à Milan et soumit la condamnation d'Athanase à sa signature. Libère refusa. Il fut exilé à Bérée, en Thrace et l'un de ses archidiacres, Félix, fut nommé à sa place, au grand étonnement des Romains qui ne savaient pas qu'il pouvait y avoir deux Papes. Les païens en firent des gorges chaudes : « Il y a deux partis dans le cirque : chacun pourra avoir un évêque à sa tête. » Toutefois, au grand dépit de l'Empereur, les chrétiens boudèrent les offices de Félix.
Aux nouvelles de Milan, Hosius avait regagné Cordoue. Un messager de Constance l'y rejoignit : il devait signer la condamnation d'Athanase, sinon... Hosius répondit par cette lettre que saint Athanase reproduit en grec dans son Histoire de l'arianisme et que Tillemont retraduit dans son latin original :
« J'ai confessé Jésus-Christ dans la persécution que Maximien votre aïeul, excita contre l'Église. Si vous voulez la renouveler, vous me trouverez disposé à tout souffrir plutôt que de trahir la vérité et de répandre le sang de l'innocent en consentant à sa condamnation. Je ne suis ébranlé, ni par vos lettres, ni par vos menaces : il est inutile de les continuer. Il vous sera plus avantageux de renoncer aux sentiments d'Arius, de ne pas écouter les Orientaux, de ne pas croire ni Ursace, ni Valens. Ils ont moins en vue d'attaquer Athanase que d'établir leur hérésie. On n'a jamais vu dans les États de l'Empereur Constant votre frère, les violences qu'on exerce aujourd'hui.
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Quel évêque Constant a-t-il banni ? A quels jugements ecclésiastiques a-t-il voulu présider lui-même ? Ses officiers ont-ils jamais contraint à signer la condamnation de quelqu'un ? Ne nous engagez pas davantage, je vous en conjure.
« Souvenez-vous que vous êtes un homme mortel. Craignez le jour du Jugement. Disposez-vous à y paraître pur et irrépréhensible. Ne vous ingérez pas dans les affaires ecclésiastiques. Ne nous prescrivez rien là-dessus. Apprenez plutôt de nous ce que vous devez croire. Dieu vous a donné le gouvernement de l'Empire et non celui de l'Église. Quiconque ose attenter à votre autorité, s'oppose à l'ordre de Dieu. Prenez garde de même de vous rendre coupable d'un grand crime en usurpant l'autorité de l'Église. Il nous est ordonné de rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Il ne nous est pas permis de nous attribuer l'autorité impériale. Vous n'avez de même aucun pouvoir dans le ministère des choses saintes.
« Voilà ce que j'ai cru devoir vous écrire, dans le désir que j'ai de votre salut. C'est toute la réponse que j'ai à faire à vos lettres. Je ne communiquerai point avec les Ariens. Au contraire, j'anathématise leur hérésie. Je ne souscrirai point à la condamnation d'Athanase dont nous avons reconnu l'innocence avec l'Église de Rome et tout un Concile.
« Pensez à vous, je vous en conjure. Ne vous laissez pas aller aux volontés de ces hommes perdus d'honneur et de religion. Ils emploient votre autorité pour accabler celui qu'ils haïssent. Ils veulent vous rendre l'instrument et le ministre de leurs desseins criminels. Ils cherchent à introduire l'hérésie dans l'Église par votre moyen. Cessez donc, Prince, cessez et m'en croyez. C'est le langage que je dois vous tenir. Vous ne devez pas le mépriser. »
Tillemont, le grand historien de l'Église du XVII^e^ siècle, s'émeut, à une telle lecture. Il s'écrie : « Il n'y a rien de si grand, rien de si sage, rien de si généreux, en un mot, rien de si épiscopal ! »
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La persécution se déchaîne, de Trêves à Alexandrie. Constance n'est pas pour rien le petit-fils de Maximien. (Par sa mère, Fausta, fille de Maximien et épouse de Constantin.) Le sang coule à nouveau, toutes classes sociales confondues. Saint Hilaire décrit les longues colonnes de prisonniers enchaînés se dirigeant vers l'enfer des mines. Saint Martin de Tours est flagellé et laissé pour mort, saint Hilaire de Poitiers est exilé en Phrygie. Les évêques sont tous ariens ou réduits au silence. La consigne est en effet : silence sur le Symbole de Nicée. On ne l'attaque pas, mais on ne le récite plus. Saint Athanase est à nouveau réfugié chez les moines de la Thébaïde où il manque vingt fois d'être pris. Il remonte un jour le Nil en barque quand il est interpellé par une patrouille : « Ohé, l'ami, as-tu vu Athanase, il filait devant nous ? » -- « Oui, je l'ai vu : ramez ferme vous le rattraperez. » Et la patrouille de ramer vers le Soudan tandis que le fugitif accoste dans les roseaux. Il a maintenant près de soixante ans, il a passé sa vie en exil, de défaites en défaites, dans les trahisons, les défections et les luttes et il n'a rien perdu de sa gaieté. Parlant des eunuques ariens de l'entourage de Constance, il dit à ses amis les moines : « Comment voulez-vous que ces gens-là comprennent quelque chose à la génération du Fils de Dieu ? »
Le fait est que la théologie arienne n'a pas gagné en vigueur ce qu'elle a perdu en précision. Saint Épiphane nous a conservé dans ses « Hérésies » un traité du prédicateur à la mode dans les années 350, un nommé Aèce, théologien de l'évêque Léonce d'Antioche qui l'avait mis à la tête de l'École de la ville. Ce traité, thème habituel de la prédication, débute ainsi :
« S'il est possible au Dieu inengendré de faire que l'engendré devienne inengendré, les deux substances étant inengendrées, elles ne diffèrent pas l'une de l'autre au point de vue de l'indépendance. Pourquoi, alors, dirait-on que l'une est changée et que l'autre la change, alors qu'on ne veut pas que Dieu produise le Verbe du néant ?
La théologie avait fait du chemin, à Antioche, depuis Paul de Samosate. Aèce était le précepteur d'un jeune prince, rescapé des massacres de 337, d'abord confié à son parent, Eusèbe de Nicomédie, puis à Georges de Cappadoce et enfin à Léonce d'Antioche. Évoquant ses souvenirs, l'orphelin devenu l'Empereur Julien, dira : Les chrétiens sont pires entre eux que les bêtes fauves. »
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Ces subtilités grecques sont difficilement exportables vers l'Occident où la foi des Latins réclame des formules claires et précises. Un concile d'évêques occidentaux se réunit en 357 à Sirmium, sur le Danube, sous la présidence de Valens de Mursa. (« On ne voyait plus que des évêques dans les voitures de la poste impériale », note Ammien Marcellin qui consigne cette question malicieuse de Julien : « Comment trouvent-ils le temps de prier ? »)
A Sirmium, l'arianisme est coulé dans le bronze des formules latines :
« Aucun doute là-dessus : en honneur, en dignité, en gloire, en majesté, en nom même, le Père est plus grand que le Fils. Nul n'ignore que la foi catholique enseigne qu'il y a deux Personnes, du Père et du Fils, que le Père est plus grand, le Fils plus petit et soumis. » (« *Nulla ambiguitas est majorem esse Patrem : nulli potest dubium esse Patrem honore, dignitate, claritate, majestate et ipso nomine Patris, majorem esse Filio. Et hoc catholicum esse nemo ignorat, duas Personas esse Patris et Filii, majorem Patrem, Filium subjectum. *»)
Il n'y a pas à dire : ces choses-là en latin ont une autre allure qu'en vernaculaire. La formule de Sirmium est rendue obligatoire, assortie de l'interdiction de troubler les âmes avec « les termes de substance et de consubstantiel qui ont l'inconvénient de troubler les âmes et de n'être pas dans l'Écriture ».
Il restait à trouver un parrain à une si belle définition qui risquait de ne pas contenter tout le monde, même traduite en grec. On la soumit au Pape Libère qui s'ennuyait fort dans son exil de Bérée, loin de ses secrétaires, de ses sénateurs et de ses matrones qui l'entouraient de respect et de ses belles églises de Rome « où il aimait à prononcer devant le peuple des sermons touchants ». Libère crut s'en tirer par une astuce : il accepta enfin de signer la condamnation d'Athanase et écrivit aussitôt aux évêques orientaux qu'il était à nouveau « en communion » avec eux. Mais quant à la formule, tout ce qu'il accepta de signer, ce fut une définition élaborée en 351, également à Sirmium, mais qui était équivoque et pouvait être acceptée par les catholiques comme par les ariens, suivant qu'on la regardait du côté pile ou du côté face. En remettant ce papier aux envoyés de Valens de Mursa, il les pria d'organiser une pétition parmi les évêques d'Italie pour obtenir sa grâce de l'Empereur, le climat de Bérée ne convenant vraiment pas à sa santé délicate. Puis, il les congédia en pleurant et en exprimant l'espoir que sa soumission épargnerait de plus grand maux à l'Église.
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Tout ce qu'il obtint fut d'être transféré de Bérée à Sirmium, mais Valens et l'Épiscopat arien proclamèrent partout, tant en Orient qu'en Occident, qu'Athanase était condamné par le Pape. La condamnation d'Athanase équivalait à la condamnation du Credo de Nicée. Il restait à le remplacer par la Déclaration de Sirmium, car on ne détruit vraiment que ce qu'on remplace. Et là, le problème demeurait entier : par qui la faire cautionner ?
Un seul personnage avait, dans l'Église universelle, un prestige égal à celui du Pontife Romain : « le chef et le conducteur de tous les conciles », Hosius de Cordoue. Pour que le triomphe des ennemis du Christ fût complet, il leur fallait la signature qui ouvrait la liste des 316 noms à Nicée.
On fit venir le vieillard, alors centenaire, à Sirmium. Socrate, Sozomène et saint Athanase rapportent que Valens de Mursa, Ursace de Singidunum, Germinius de Sirmium et un Espagnol, Potamius de Lisbonne, employèrent « *tous les moyens *» pour arracher cette signature. Dans son « Apologie contre les Ariens », saint Athanase dit qu'on usa *de fraude, de vexations et même de violences matérielles contre le vieillard.* Enfin, Hosius signa. « Il semble, écrit Mgr Héfélé dans son *Histoire des Conciles*, qu'Hosius n'était plus dans la pleine possession de son intelligence. » Mgr Duchesne est de cet avis : « Il est évident que l'on abusa de sa vieillesse et de l'affaiblissement de ses facultés et que sa responsabilité personnelle n'est guère engagée dans cette triste histoire. » (*Histoire ancienne de l'Église,* t. 2, p. 284.)
Cependant, quand on voulut lui faire signer la condamnation d'Athanase, il refusa. « Sa pauvre tête s'embrouillait sans doute dans les questions de théologie, écrit Mgr Duchesne, mais Athanase restait pour lui une personne concrète, un ami, un compagnon de lutte. Il y tenait. On ne le lui fit pas lâcher. »
La défection d'Hosius jeta la consternation parmi les nicéens. Dans son exil de Phrygie, saint Hilaire s'emporte en imprécations contre « la folie d'Hosius », « l'impiété d'Hosius ». Un évêque gaulois, Fœbade d'Agen, résume leurs craintes, maintenant qu'humainement, tout est perdu :
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« Je me doute bien, maintenant que tout est exposé au grand jour de l'opinion publique, qu'on va se servir du nom d'Hosius, ce très ancien évêque, d'une foi toujours si ferme, comme d'un bélier contre nous, pour briser l'audace de notre opposition. » (Fœbade d'Agen, « Contre les Ariens », 14-28.)
Tillemont conclut tristement : « Il faudrait démentir trop d'autorités pour douter que ce grand Hosius, qui avait défendu si longtemps et avec tant de vigueur la foi catholique, ne l'ait enfin condamnée par une signature qui, quelque forcée qu'elle fût, ne laissait pas d'être criminelle. » Mais Athanase, la principale victime de cette machination, écrit simplement avec sa charité toute divine : « Hosius a eu une heure de faiblesse. »
Édith Delamare.
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### Éléments pour une philosophie du réel
(*suite*)
par le Chanoine Raymond Vancourt
CHAPITRE I
#### La philosophie peut-elle être une recherche de la sagesse ?
« *La philosophie a cessé d'être un amour de\
la sagesse pour être une sagesse de l'amour *»*.\
*Heidegger.
CELUI QUI CHERCHE à définir la philosophie n'a pas à en construire le concept *a priori*. Il existe, dans l'histoire de la pensée humaine, des œuvres reconnues comme philosophiques et des hommes au comportement desquels on attribue le même qualificatif. L'examen de ces œuvres et des attitudes de leurs auteurs permet d'entrevoir ce qu'est la philosophie. Le vocable, à lui seul, contient déjà une précieuse indication ; il signifie : amour de la sagesse. Les penseurs de la Grèce s'offrent à nos regards comme des hommes en quête de la sagesse, pour eux-mêmes et pour ceux qui désirent l'apprendre à leur École. Ils ne la possèdent point en commençant ; ils ne sont pas toujours sûrs de l'acquérir au terme de leurs efforts ; l'essentiel est pour eux de se mettre à sa poursuite. Cette recherche amoureuse de la sagesse semble bien avoir donné naissance à la philosophie et présidé à son développement.
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De nos jours cependant, certains paraissent se défier de la sagesse, qu'ils estiment avoir occupé « trop longtemps un trône qui ne lui appartient pas » ([^59]), et ils croient devoir nous mettre en garde contre les sages. Pourquoi ces réticences, alors que de l'avis des philosophes -- d'accord avec les textes sacrés -- l'acquisition de la sagesse devrait être le but principal de nos efforts ? Pourquoi cette hésitation à employer un terme jadis si en honneur et dont on se demande maintenant s'il signifie encore quelque chose ? La philosophie comme recherche de la sagesse serait-elle condamnée à mourir ?
#### I. § 1. Une sagesse contestée.
Le malentendu provient peut-être de ce qu'on ne précise point suffisamment le contenu du concept de sagesse ; il faut donc, au préalable, examiner ce que veut dire ce mot. Pour le faire d'une manière méthodique, il est bon de se demander d'abord ce qu'on entend dans le langage courant par sagesse : *Qu'est-ce qu'un sage pour le commun des mortels ?*
\*\*\*
L'homme, fait de chair et d'esprit, travaillé par des besoins et de multiples désirs, n'est point facile à contenter. Toujours porté à contester ce que lui offrent la nature et la société, il veut sans cesse autre chose, plus et mieux ; il le veut avec d'autant plus d'âpreté qu'il sait ses jours comptés et qu'il a le douloureux sentiment que ses jouissances n'auront qu'un temps. Il peut chercher le bonheur en entrant dans la ronde infernale des désirs constamment renaissants. Ce chemin ne conduit nulle part, sinon au désespoir. Le sage en a conscience ; aussi emprunte-t-il une autre voie, qui va le mener au contentement. Le sage, en effet, apparaît comme un homme satisfait, autant qu'on peut l'être ici-bas.
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Quel est donc son secret ? Quelle est la route dans laquelle il s'est engagé ? -- Celle de la modération. -- Il se garde bien de vouloir ce qui dépasse ses possibilités ; il évite les excès qui se paient toujours d'une manière ou d'une autre, il accepte sans se révolter l'inévitable ; il ne se croit pas obligé de porter sur ses frêles épaules le destin de l'humanité entière et ne s'estime nullement responsable de tout devant tous. Bref, le sage est un homme satisfait, « raisonnable », un peu terre-à-terre et égoïste, qui se complaît volontiers dans une honnête médiocrité et s'interdit de rien prendre au tragique :
Le contentement auquel il parvient est le fruit de ce qu'on pourrait appeler la vertu de prudence, qui fait agir avec réflexion, choisir les moyens adaptés aux buts poursuivis ; qui pousse à acquérir des « savoir-faire » sans lesquels aucune entreprise humaine n'a chance de réussir ([^60]) ; qui apprend à tenir compte de la complexité, parfois effarante, des problèmes, à peser soigneusement en toutes choses le pour et le contre ([^61]). Prudent, le sage se voit qualifié par son entourage d' « homme d'expérience », qui s'est laissé former par la vie, par les enseignements qu'elle apporte, les multiples décisions qu'elle exige et dont il a pu mesurer les conséquences.
Homme d'expérience, le sage est celui que l'on consulte volontiers, lorsqu'on craint de faire un faux-pas, de prendre des initiatives intempestives. Nous avons confiance dans son jugement. Non seulement il joue le rôle de modérateur et de frein ; mais il apparaît aussi comme un modèle, un type d'homme, auquel nous voudrions, peut-être pas toujours sincèrement, ressembler. Son comportement constitue cette « sagesse empirique » qui se dégage, semble-t-il, des Essais de Montaigne et que celui-ci s'est efforcé, tant bien que mal, de traduire dans son existence.
\*\*\*
L'image du sage, homme d'expérience, prudent et ami du juste milieu, content de soi, image peu attrayante pour nos contemporains, était insupportable à Nietzsche.
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Celui-ci voyait dans cette sagesse l'apanage « d'un type d'homme dégénéré » ([^62]), n'ayant point la vitalité suffisante pour prendre des risques et se compromettre. Il préférait la conduite de ces êtres « qui sont des destinées et qui, se portant eux-mêmes, portent des destinées » ; de ces individus qui constituent « la race des portefaix héroïques », qui ont abandonné tout souci de leur tranquillité, de leur paix, de leur bonheur, parce que, remplis d'une force débordante, ils cherchent seulement « à se dépenser » ([^63]). Foin d'une sagesse dont se délectent les mal-venus et les impuissants ? -- A la suite de Nietzsche, L. Chestov voit dans l'attitude du sage, « un comportement de bénisseur », où affleurent le mensonge et la pusillanimité ; tout, « dans cette image de piété antique », l'irrite et l'écœure : le goût hypocrite de la respectabilité, une timidité exagérée, la complaisance douteuse pour la médiocrité, la prétention d'avoir atteint une maturité qui, hélas, annonce déjà la décadence ([^64]).
Cette dépréciation de la « sagesse empirique » trouve assez d'écho chez nos contemporains. Ils croient, eux aussi, découvrir en celle-ci un ensemble de sentiments équivoques : besoin de sécurité, crainte maladive du risque et du danger, désir du bonheur conçu comme un repos pour personnes fatiguées, tartufferie dans la défense de certaines valeurs, volonté mal dissimulée de couper les ailes à une jeunesse ardente et aventureuse, de lui enlever son dynamisme créateur. Autant de traits de caractère qui ne rendent pas le sage sympathique. Si encore sa prudence servait aux autres ! Pascal dit bien que l'homme « tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs » ; ce n'est que partiellement vrai. Chacun doit apprendre par soi-même à vivre. L'histoire, par ailleurs, prouve que les sages n'ont jamais su empêcher les catastrophes dont l'humanité a souffert.
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Bref, refusant plus ou moins de reconnaître ce qu'elle doit aux sages, heurtée par l'air satisfait et supérieur qu'elle croit percevoir en eux, la génération montante est tentée de se détourner des « hommes d'expérience », d'écouter l'appel du héros, de suivre celui qui les convie non à une vie « raisonnable », mais intense, quels que soient les risques qu'elle comporte.
#### I. § 2. Sagesse et contentement.
Nous n'avons pas l'intention de prononcer un plaidoyer en faveur de la « sagesse empirique » ([^65]), encore que les arguments ne manqueraient pas pour la défense. Notre propos est différent. Fidèle à la méthode que nous avons choisie, nous sommes, dans les pages précédentes, partis de l'expérience commune, de ce que dans le langage ordinaire on entend par sagesse, avec l'intention de réfléchir sur ces données, d'en dégager le contenu, d'analyser une réalité dont nous avons déjà pu soupçonner la complexité.
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Nietzsche et Chestov reprochaient au sage ses allures d'homme satisfait, content de soi. Mais sous cette apparence se cache peut-être un aspect essentiel de la sagesse ; les philosophes sont, en tout cas, assez portés à le croire. Les stoïciens, par exemple, ne définissaient-ils point le sage comme l'homme heureux, qui, malgré les adversités, ne se trouble pas et s'interdit de chercher à modifier l'ordre universel ? Spinoza enseigne quelque chose d'analogue ; l'âme du sage, d'après lui, conserve toujours la paix intérieure, ce bien souverain, infiniment désirable et qui mérite tous nos efforts. On pourrait multiplier les exemples. Les philosophes sont généralement d'accord pour attribuer au sage un bonheur imperdable.
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Leur quasi-unanimité se comprend fort bien. Qu'est-ce en effet, que l'homme cherche sinon le bonheur, la satisfaction, le contentement, la « réconciliation de soi avec soi » et avec le reste de l'univers, peu importe la terminologie par laquelle on désigne cette aspiration fondamentale. Le sage n'est point celui qui, dans la vie, ne connaît ni déboires, ni adversités ; à ce compte, il n'en existerait aucun et le Christ lui-même ne mériterait pas ce vocable. On peut être sage au milieu des malheurs et des souffrances, à condition qu'à travers l'épreuve on conserve une paix inaltérable. Par contre, personne ne qualifie de sage quelqu'un que les difficultés de l'existence ont aigri, rendu amer, mécontent de tout et de tous. Ainsi, la sagesse revêt d'abord l'aspect de la satisfaction et du bonheur ; de ce point de vue, elle semble facile à définir, aisément compréhensible et point trop inaccessible.
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Toutefois ne nous y trompons pas. Dès qu'on veut préciser en quoi consiste le contentement et le bonheur, les choses cessent d'aller de soi et d'être claires. Certes, tout le monde sait, en gros, ce que ces termes signifient ; mais quand on se met à examiner de près l'état de l'homme satisfait, on se trouve aussitôt devant un problème de première importance. Le bonheur, en effet, peut exister sous deux formes, être un bonheur conscient ou inconscient. A première vue, il semble paradoxal qu'un homme soit heureux sans avoir conscience de l'être, sans jouir de son bonheur. La contradiction se résout aisément, si on distingue la conscience spontanée et la conscience réfléchie. Personne ne niera qu'il se rencontre des gens heureux, satisfaits, et qui cependant ne s'appesantissent point sur la nature de leur bonheur et sur ses conditions. Et on n'avancerait pas une opinion insoutenable en affirmant que le bonheur est d'autant plus vrai et profond qu'on n'éprouve aucun besoin de le disséquer, d'en examiner les causes, de le mettre en question. Manifestement, Hilda, l'héroïne d'un roman de Victor Serge, aspire à un bonheur de ce genre, lorsqu'elle s'écrie : « Les problèmes, l'intelligence, vous n'en serez donc jamais las ? Vous ne devinerez jamais que l'on voudrait vivre comme une plante offerte au soleil, à la pluie, à la nuit, les yeux ouverts, sans interrogation... » ([^66]).
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Elle avait compris qu'on est d'autant plus heureux qu'on sait moins qu'on l'est. Elle se rappelait probablement que les hommes, sous des formes diverses, ont essayé de se rapprocher d'un bonheur dont la conscience serait absente ; que les penseurs hindous sont allés jusqu'à faire consister l'idéal de l'existence heureuse et satisfaite dans la suppression de toute conscience, imités en cela par certains mystiques qui rêvaient d'une union à Dieu où l'homme serait totalement dissous dans l'Infini. Sans que nous ayons besoin de nous élever jusqu'à ces sommets, on pourrait peut-être découvrir, dans le passé, des situations où les hommes ont été heureux sans le savoir. Ce fut sans doute le cas de ces sociétés primitives où se réalisait un conformisme intégral, où l'individu trouvait dans son insertion au groupe la satisfaction de ses désirs, la réponse à des questions qu'il ne formulait qu'implicitement. Hegel croit qu'il en a été ainsi au premier stade du développement des cités grecques. L'individu se confondait avec la communauté, réalité supérieure, immortelle, digne de tous les sacrifices ; il n'opposait point sa vie et son bonheur à la vie et au bien de la patrie. Il était satisfait, car il n'y avait point en lui de conflit entre sa finitude et son besoin d'absolu ; plongeant dans un milieu qui le dépassait de toutes manières, il ne souffrait pas de ses propres limites ni de la caducité de son existence ; il ne connaissait pas de déchirement intérieur, la société dans laquelle il vivait comblant ses aspirations. C'était le moment de la conscience heureuse. Uni à son groupe, l'homme l'était également au cosmos, à la vie universelle ; il ignorait l'isolement, la solitude ; la nature, loin d'être pour lui une chose, constituait un monde spirituel avec lequel il se trouvait en communion intime ([^67]). Ne nous demandons pas si le tableau brossé par Hegel est tout à fait ressemblant ; nous l'avons évoqué uniquement pour faire comprendre que l'idée d'un bonheur sur lequel on ne réfléchit pas n'a rien de paradoxal. -- D'ailleurs, les sociétés industrielles contemporaines ne tentent-elles point, sournoisement, de nous habituer à un contentement de ce genre ? A un bonheur où l'individu serait comme « abruti » par les facilités matérielles qu'on lui assurerait, bonheur « à la chinoise », comme dit Nietzsche dans *Le Gai Savoir* ([^68]) ?
187:144
-- Et Lorsque certains de nos contemporains s'adonnent à la drogue ou au délire érotique, ne cherchent-ils point une forme de satisfaction où la conscience de soi ne joue plus qu'un rôle minime ? Bref, le bonheur « inconscient » n'est pas une fiction ([^69]) et son existence oblige à poser la question cruciale : faut-il le considérer comme le bonheur authentiquement humain ?
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Pour répondre à cette question, il faut rappeler ce qu'est l'homme. Il fait, sans nul doute, partie de la nature ; celle-ci ne se trouve pas seulement à l'extérieur, mais en lui-même, car il appartient, par son corps, au monde des réalités physico-chimiques et biologiques. En outre, sa vie psychique se déroule, dans une large mesure, sous une forme inconsciente, alimentée par des tendances qui déterminent le comportement d'une façon mystérieuse, dont nous soupçonnons à peine la complexité. -- Mais l'homme est aussi conscience de soi ; il prend ses distances par rapport à tout ce qui est « naturel » ; il en émerge, il le « nie », comme disent les phénoménologues après Hegel ; il s'en dégage progressivement, pour accéder à une conscience de soi toujours plus lucide, à une autonomie toujours plus grande. La vraie vie de l'homme, son existence spécifiquement humaine, se situent à ce niveau, c'est-à-dire au plan où l'homme devient vraiment esprit. Nietzsche dirait sans doute que c'est une grossière erreur de perspective, que nous surestimons « follement » le conscient, que nous le considérons à tort pour « la plus haute forme de l'être », que nous nous trompons en croyant « que tout progrès est un progrès vers la conscience » ([^70]). Mais Nietzsche exagère et les formules qu'il emploie dépassent sans doute sa propre pensée ; elles sont en tout cas contredites par son attitude : qui, en effet, plus que lui a poussé la réflexion sur soi au maximum de tension ?
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188:144
Mais si l'homme se distingue des êtres « naturels » par la conscience de soi, le bonheur spécifiquement humain ne peut plus désormais s'identifier à un contentement inconscient. A l'héroïne de Victor Serge, il faudra répondre que l'homme est dorénavant incapable de se rendre heureux à la manière de la plante ou de l'animal. Il peut évidemment le tenter, décider de s'abandonner à la nature ; il méconnaît alors ce qu'il y a en lui de particulier et son effort a toutes chances d'être vain. Il ne retrouvera jamais l'harmonie primitive qui existait avant son émergence de la nature, au moment où il commençait à prendre conscience de lui-même, harmonie dont on peut dire qu'elle constituait comme une « sagesse primitive » ([^71]), mais une sagesse qui ne peut plus être la nôtre, des l'instant que la conscience de soi nous fait sentir ses exigences incoercibles, qui deviendront de plus en plus puissantes.
Bref, s'il demeure vrai que la sagesse implique la satisfaction, le contentement, le bonheur, il ne peut plus s'agir dorénavant que d'un contentement conscient de soi, capable par conséquent de se justifier, de résister aux épreuves passagères, de se maintenir malgré les moments de « malheur ». Dans la notion de sagesse s'introduit un nouvel élément, qui doit maintenant retenir notre attention.
#### I. § 3. Sagesse et savoir.
Comment l'homme, être conscient, voué, qu'il le veuille ou non, à l'activité de penser, pourrait-il être heureux, satisfait, content, s'il ne s'était fait, au préalable, une idée sur l'origine et la fin des choses, sur ce qu'il est lui-même, sur la place qu'il occupe dans l'univers, sur le sens de son existence et de ses activités ? La sagesse implique nécessairement qu'on ait donné à ces questions une réponse, quelle qu'elle soit et quelle que soit la source où on la puise. Elle suppose, par conséquent, un certain savoir concernant ces problèmes essentiels.
189:144
Sur ce point, les philosophes sont unanimes ; on ne voit pas d'ailleurs comment il pourrait en être autrement : quelqu'un oserait-il prétendre être sage, en se désintéressant totalement de sa destinée ? Aussi, quand les philosophes définissent la sagesse, ils la présentent volontiers comme un savoir. Les exemples abondent ; on n'a que l'embarras du choix. Lorsqu'Aristote parle de la « sagesse théorétique », qu'il distingue de la « sagesse prudentielle », celle que nous avons nommée sagesse empirique, il définit la première comme la science des réalités éternelles ([^72]). Cicéron traduit la même idée dans une formule claire à souhait ; la sagesse est, pour lui, *humanarum divinarumque rerum scientia* ([^73]). Descartes y voit « la parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts » ([^74]). Leibniz lui fait écho et précise : « La sagesse est une parfaite connaissance des principes de toutes les sciences et de l'art de les appliquer. J'appelle principes toutes les vérités fondamentales qui suffisent pour en tirer les conclusions en cas de besoin, après quelque exercice et avec quelque peu d'application. En un mot ce qui sert à conduire l'esprit, à régler les mœurs, à subsister honnêtement, et partout, même si on était au milieu des barbares, à conserver la santé, à se perfectionner en toute sorte de choses dont on peut avoir besoin, à pourvoir enfin aux commodités de la vie » ([^75]). Inutile de multiplier les citations : ce serait répéter indéfiniment le même thème : Il n'y a de sagesse que chez l'homme qui connaît les « racines des choses », comme disent les Grecs, et qui croit avoir trouvé un sens à l'univers et à sa propre existence. Il ne s'agit évidemment pas d'exiger du sage qu'il ait exploré tous les secrets de ce monde ; cette tâche incombe aux sciences, à celles que l'humanité a déjà inventées et à d'autres qu'elle créera peut-être dans l'avenir ([^76]). On demande seulement au sage d'être fixé sur les « principes », les « fondements », le sens de ce qui existe.
190:144
Cette condition fait partie intégrante de la sagesse : le sage est celui *qui sait.*
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Cette remarque demeure vraie même lorsque, dans sa quête du savoir, il aboutit à des conclusions négatives. Pyrrhon le sceptique passe à bon droit pour un sage. Il l'est d'abord parce qu'il parvient au contentement, à la paix de l'âme, à « l'ataraxie », fondée sur la conviction que, puisque toutes les choses se valent, il est inutile de s'attacher à l'une plutôt qu'à l'autre et de s'inquiéter à leur sujet. Mais il l'est aussi parce qu'il y a chez lui, implicitement, une certitude sur le sens de l'existence et de l'agir humains. Certes, il affirme l'impossibilité de le connaître. Mais ne nous y trompons point. Le non-savoir auquel il aboutit confère quand même un sens à la vie et donne le moyen de mener une existence raisonnable ; d'accéder à un bonheur qui ne consiste pas dans un pur et simple abandon à la nature, à l'instinct, à l'animalité. La sagesse implique donc bien, chez Pyrrhon, la découverte d'un sens, un savoir par conséquent, même si celui-ci revêt les apparences du non-savoir. En d'autres termes, il s'avère impossible d'éliminer tout sens de l'existence. Lorsqu'on dit qu'elle est un non-sens, une absurdité ; ou quand par souci de logique, on va jusqu'à s'abstenir de proférer une telle affirmation, cette attitude, si elle est énoncée et traduite dans le langage, confère aussitôt, qu'on le veuille ou non, un sens à la vie. Le sage est toujours *celui qui sait,* même quand son savoir s'exprime sur un mode négatif.
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Il n'est, par conséquent, point seulement un homme heureux, satisfait, mais un homme qui a conscience des raisons de son contentement, et qui peut, dès lors, affronter les difficultés et les épreuves sans perdre son bonheur et sa paix. Dans la sagesse, intervient ainsi, comme élément constitutif, une activité de connaissance par laquelle l'homme répond d'une manière cohérente aux questions qu'il se pose concernant son existence dans le monde. Cette connaissance n'est point celle de l'*homo faber,* de l'homme inventeur de techniques, fabricateur d'outils, qui s'attache à résoudre, au fur et à mesure qu'ils se présentent les problèmes pratiques d'où dépend sa vie quotidienne. Elle est celle de l'*homo sapiens,* placé en face de l'énigme du sens ultime de toutes choses. A vrai dire, les individus n'ont point nécessairement à découvrir ce sens par eux-mêmes. Nous avons constaté que, dans les sociétés primitives, l'homme, dissous dans le groupe, pouvait jouir d'un bonheur inconscient sans être tenté d'en chercher la justification. Il en éprouvait d'autant moins le besoin que l'explication du cosmos et de notre situation dans l'univers lui était fournie par sa communauté. Dans ce cas, les deux éléments de la sagesse : contentement et savoir, que nous avons jusqu'ici dégagés, étaient présents sans que l'individu, immergé dans le groupe, ait réfléchi à leur sujet, sans qu'il en ait pris explicitement conscience. -- Mais, lorsque cette situation disparaît -- elle peut cesser pour de nombreuses raisons -- l'individu doit conquérir par lui-même les composantes de la sagesse, et il n'y réussit qu'en se servant de son intelligence, non point d'une manière utilitaire, comme l'*homo faber,* mais dans un but plus élevé ; il va se mettre à réfléchir, à contempler la réalité mystérieuse dont il doit maintenant dégager le sens par ses propres moyens. Que cette attitude, à la fois de contemplation et de réflexion constitue la voie d'accès à une sagesse, non plus inconsciente, spontanée, « naturelle », mais proprement humaine, les philosophes le reconnaissent généralement. Rousseau écrit sans doute dans le *Discours sur l'inégalité :* « J'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature et que l'homme qui médite est un animal dépravé. » Mais on n'est pas obligé d'être d'accord avec lui et on peut estimer que la réflexion constitue, pour l'homme, le moyen de se dégager du « naturel », de développer ce qu'il y a en lui de spécifiquement humain, de parvenir à une sagesse consciente d'elle-même et seule digne de nous.
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Cette « sagesse théorétique », pour parler comme Aristote, permet d'appréhender les principes et la signification dernière des choses ; elle est à la fois contemplation et réflexion, intuition et raisonnement. L'objet qu'elle atteint est présenté par les philosophes de différentes manières. Pour Aristote, c'est « Dieu », l'Acte pur, la Pensée qui se pense elle-même ; pour les stoïciens la Raison cosmique omniprésente ; pour Spinoza, la Substance éternelle unique, sous-jacente aux réalités caduques de ce monde, d'où émanent une infinité d'attributs, dont nous ne connaissons que la pensée et l'étendue, etc., etc. -- Le savoir du sage est généralement décrit comme se trouvant à notre portée, susceptible d'être acquis par le déploiement normal de notre dynamisme intellectuel. Certains, cependant, semblent le considérer au moins partiellement, comme un don divin, un état auquel nous ne pouvons accéder par nous-mêmes. Cléanthe, par exemple, voit, dans le sentiment qu'il éprouve de la présence divine dans le monde, une faveur, une grâce qui lui est accordée ([^77]). Et Platon déclare que si, par la dialectique, le « discours », le raisonnement, nous pouvons nous rapprocher de l'Absolu, situé au-delà de toute connaissance, il arrive un moment où il faut nous arrêter, attendre l'illumination qui vient d'En Haut, et qui produit en notre âme, à de rares et brefs moments, un sentiment de présence et comme un contact savoureux avec la Réalité suprême ([^78]).
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Mais que la « sagesse théorétique » soit intégralement notre œuvre ou que nous la devions en partie à une lumière supérieure, elle n'en demeure pas moins, dans les deux cas, génératrice du bonheur. Le « savoir » du sage lui apporte une satisfaction ferme, durable, consciente de son fondement. Le stoïcien Cléanthe le proclame à sa manière : Celui qui voit, qui touche l'Absolu « est plus riche que les riches, plus savant que les savants, car il n'est point pour l'homme ni pour les dieux de plus haut privilège que de chanter toujours comme il se doit, la Loi universelle ».
193:144
Dans un langage plus prosaïque... et moins panthéiste, nous dirions simplement que le savoir du sage constitue son bonheur, que son bonheur réside en ce savoir. Les Grecs ont particulièrement souligné l'identité foncière, à l'intérieur de la sagesse, du savoir et de la satisfaction. Aristote répète, avec insistance, que le bonheur spécifiquement humain, le « bonheur parfait », non celui de l'homo *faber* tourné vers la recherche du confort et l'assouvissement des désirs « charnels », mais celui de l'homo *sapiens ;* que ce bonheur, dis-je, consiste dans la contemplation du divin, c'est-à-dire dans la mise en œuvre de l'activité qui, dans l'homme, est « la plus divine », la plus haute, celle qui engendre la joie la plus complète, activité qui « se suffit à elle-même » et n'est point seulement un instrument pour réaliser des fins techniques. En se servant de formules différentes, beaucoup de philosophes, Spinoza par exemple, disent la même chose ; ils affirment qu'au sein de la sagesse, le savoir et le bonheur sont indissociables.
(*à suivre*)
Chanoine Raymond Vancourt.
194:144
### Les mystères de l'Incarnation
QUEL ÉTONNEMENT lorsqu'on s'avise que Jésus dit avec nous NOTRE PÈRE ! Il nous traite en frères ; Il nous associe au lien transcendental qui l'unit à son Père. Quel Père et quel Frère ! Notre confusion est grande quand nous nous apercevons de ce que à quoi nous sommes invités.
Car Jésus est Fils *pareillement et autrement ;* car il est homme aussi réellement que nous, mais en même temps Personne divine, Créateur et consubstantiel aux autres Personnes de la Très Sainte Trinité. *O beata Trinitas *! qui renferme de tels mystères !
Or Jésus est venu pour nous sauver, et, nous sauvant, il nous invite à entrer dans cette profonde et mystérieuse paternité divine, dans cette Trinité Sainte où il est créateur de tout ce qui a été fait et de sa propre humanité. Quel abîme entre notre nature et la sienne. Car homme comme nous, il est en même temps « au-dessus de tout nom ». Qui se risquerait à dire que nous comprenons ? Comment entrevoir quelque lumière sinon par l'Amour ?
195:144
Le Verbe Éternel vivait dans une âme d'homme et malgré le néant que nous sommes au regard d'un tel Homme, il a voulu nous rendre capables de dire NOTRE PÈRE comme Lui-même le disait « ainsi que des enfants bien aimés » participant par Lui à sa Vie Divine !
N'en êtes-vous pas remués ? C'est pourtant ce qui faisait dire à S. Paul (Eph. 3, 15) : « *C'est pourquoi je fléchis les genoux devant le Père de N. S. Jésus-Christ de qui toute famille tire son nom dans les cieux et sur la terre. *»
Ainsi la Trinité est une famille ! Nous sommes invités à faire un même corps avec Jésus qui est la tête et entrer par Lui dans la famille divine. Quelle leçon pour les familles de la terre ! Quelle diabolique erreur de vouloir séparer les générations, comme on le fait même dans l'Église, alors qu'elles tirent leur constitution de la Paternité divine. Et le Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils devient lui-même père dans le sein de la Sainte Vierge pour unir la créature au Créateur et ouvrir une âme d'homme au Verbe Éternel. Or c'est ce qu'Il répète à la Pentecôte en illuminant l'âme des apôtres pour leur donner l'intelligence des voies tracées par le Fils de Dieu.
Et ces merveilles surabondantes ont leur épanouissement dans l'âme d'un homme, Jésus. Elle est pénétrée intimement par Dieu, elle a joui aussitôt de la vision béatifique dans un élan d'amour et de bonheur parfait. Et cela dès que Marie eût dit : *Fiat voluntas tua.* Ce petit germe doué d'immenses finalités, qui transmutait le sang de la Vierge afin de s'en faire des nerfs, des os, des yeux pour pleurer un jour sur Jérusalem, des oreilles pour entendre TOLLE, CRUCIFIGE EUM, jouissait en même temps du parfait bonheur du ciel. Son union au Verbe, faisait une « Maison d'or » du sein de la Vierge Marie où il subissait l'étonnant abaissement de tout petit animal privé d'autonomie et complètement ignorant des mystères naturels s'accomplissant en lui.
Or, dans cette prison, Jésus savait ce qu'il faisait, et il était l'auteur de ces mystères naturels dont nous ne comprendrons jamais rien complètement, sinon que ces mystères vivants dominent complètement les mystères physiques dont ils usent.
196:144
Et Jésus dans cet état pouvait rendre gloire à Dieu et remercier son Père de lui donner à accomplir cette tâche de sauver le monde en créant sa propre vie mortelle. Il n'est pas étonnant que Marie portant un si précieux fardeau courut aussitôt dans la montagne donner à Élisabeth, mère du Précurseur, d'être la première à annoncer la présence du Sauveur.
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Jésus vint au monde comme nous, d'une mère dont il fallut le séparer. En apparence il en tenait tout -- et plus que nous, car sa Mère était vierge. -- En réalité, sa Mère tenait tout de Lui. Il était homme, mais en plus Il possédait par nature ce dont nous ne jouirons qu'à la fin des temps, et encore par grâce.
Comme nous il eut faim, il eut soif, il cria tout petit pour se faire comprendre, et en même temps il inspirait à sa Mère de comprendre qu'à écouter les cris, courir au plus pressé, laver les langes, servir, elle avait le privilège de participer d'une manière en quelque sorte prophétique à ce sacerdoce royal promis suivant leurs possibilités et leur place à tous les chrétiens. Car tout chrétien est appelé à désirer, ou à faire naître, à élever le Christ dans l'âme de ses enfants ou de ses frères.
Mais ce Tout Petit -- que pensait-il des bergers qui vinrent dans la grotte au matin de Noël s'assurer que l'Ange avait dit vrai ? Il se réjouissait de leur foi, mais connaissait leurs faiblesses, leurs péchés, et leur avenir aussi. Et tout le long de sa vie, dès sa plus tendre enfance, il souffrit de la connaissance du péché et de ses effets. Il ne faut pas croire que les petits garçons de Nazareth furent tendres pour lui. « Cet âge est sans pitié » a dit le poète. Qui ne connaît les malices dont sont capables les enfants des hommes ? leur cruauté envers les animaux et entre eux ? Jésus était silencieux et réservé, toujours en présence de Dieu... par nature peut-on dire. Il souffrait d'être entouré de pécheurs, de lire les mauvais sentiments des enfants entre eux ou à son égard. Son saint homme de père adoptif, auquel il inspirait Ses vertus -- mais oui, déjà, car l'enfant Jésus avait en Lui la grandeur de la Sainte Trinité -- son saint homme de père était tendrement aimé car « *il était juste *» et jeune mari d'une jeune femme qu'il avait à nourrir et protéger -- c'était son sacerdoce royal -- il plaçait tous ses désirs en Dieu.
197:144
Mais Marie était la consolation du petit bébé comme de l'homme fait car elle était sans péché. Avec elle, il menait la vie même du ciel qui nous est promise à nous aussi. Il ne la quittait pas volontiers ; il n'avait envie de courir les rues que lorsqu'un miracle secret l'amenait à secourir quelque voisin, bien incapable de soupçonner ce qu'il devait à ce bambin.
Et sa Mère comme toutes les mères lui chantait des chansons : nous en avons des noms dans des titres de psaumes qui se chantaient sur « *l'air des lys *», sur « *Colombe muette des pays lointains *», ou « *Biche de l'Aurore *». Elle lui apprenait les Proverbes : « Écoute, mon fils, l'instruction de ton père, ne rejette pas l'enseignement de ta mère, car c'est une couronne de grâce pour ta tête, et une parure pour ton cou » :
*La sagesse ne crie-t-elle pas,*
*L'intelligence n'élève-t-elle pas la voix ?*
......
*Dieu m'a possédée au commencement de ses voies*
*avant ses œuvres les plus anciennes*
*J'ai été fondée dès l'éternité...*
Elle lui chantait des choses très anciennes, comme les paroles d'Agur fils de Jakè (Prov. XXX)
*Qui monte au ciel et qui en descend ?*
*Qui a recueilli le vent dans ses mains ?*
*Qui a lié les eaux dans son vêtement ?*
*Qui a consolidé les extrémités de la terre ?*
*Quel est son nom et le nom de son Fils ?*
*Le sais-tu ?*
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198:144
Pour Jésus, Marie était le refuge sur la terre ; il l'aidait comme font les enfants, il lui apportait des copeaux de l'atelier pour allumer son feu, il balayait, et, au demeurant, en tout « *il lui était soumis *». Mais comment nous imaginer vraiment le comportement d'une personne sans péché ? C'est en dehors et au-dessus de notre expérience. Nous sommes trop facilement contents de nous et manquons d'humilité. Or Jésus était soumis et personne ne fut jamais plus humble, plus réellement humble. Comment une âme d'homme telle que la nôtre ne serait-elle pas comme écrasée d'être unie substantiellement au Verbe Éternel ? L'humilité de Jésus est comme effrayante pour nous par sa profondeur et son incessante domination de l'âme... Et cependant il nous appelle à l'imiter car il nous appelle à la connaissance de Dieu et de sa présence intime à toute créature dont il soutient l'être. Et, dit S. Paul, « *Il nous a en effet arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour *».
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Mais, en Jésus, cet amour sur la terre fut toujours souffrant ; l'agonie du jardin des Oliviers fut pour Jésus un sommet de la souffrance continue que lui causait nuit et jour le péché du monde au milieu duquel il vivait. Or Jésus ne se contentait pas d'en souffrir, Il le prenait sur Lui. David lui faisait dire : « *Tu n'as pas demandé d'holocauste ni de sacrifice pour le péché ; alors j'ai dit : Voici, je viens. *» Sa Mère aussi souffrait du péché, lorsqu'il la touchait personnellement ou lorsqu'elle le voyait en action devant elle. Mais elle était si candide qu'elle ne le voyait même pas, quand notre malice peut à bon droit le soupçonner. Cette sainteté de Marie était la consolation de Jésus. S. Luc dit dans le récit de l'Agonie : « *Alors lui apparut du ciel un Ange qui le fortifiait. *» Il est probable qu'un disciple au moins put le voir. Que pouvait cet Ange ? Rien sur l'âme du Christ ; pas plus que le démon. Ni en bien, ni en mal. Mais il pouvait chanter sa gloire et la réussite de son œuvre dans l'être privilégié que Dieu avait lié à son existence.
199:144
Car la Vierge Marie était rachetée par le sacrifice que son Fils avait préparé d'avance dans le sein de la divine Trinité. Elle était sans tache, elle était sainte, elle vivait sur la terre comme un modèle unique et pur à imiter par tous les hommes, épouse du Saint-Esprit, témoin de la réussite parfaite de la Rédemption. L'Ange chanta donc : «* Tota pulchra es Maria... *» Et Jésus fut fortifié. Mais n'était-ce pas aussi un cadeau qu'il avait voulu offrir à l'armée céleste qui contemplait dans l'émerveillement ces instants suprêmes de l'histoire du monde ? Car Jésus en ces moments tragiques où son âme d'homme se déclarait triste jusqu'à la mort, jouissait de la vision béatifique. Ainsi se trouvaient associés la plus grande douleur et le bonheur parfait.
Ce modèle incomparable nous fait comprendre pourquoi et comment la souffrance se soutient par l'Amour et l'Amour par la souffrance, pourquoi une grande sainte pouvait s'écrier : « *Ou souffrir ou mourir *»*.* Le Verbe éternel est impassible mais Jésus n'est pas sans la Croix. Et l'homme de foi trouve dans la Croix la gloire et l'amour de Jésus. La Croix est donc douce à qui a trouvé Jésus. C'est le secret de la vie des saints. Ici encore nous avons un modèle parfait, cette fois dans une simple créature, la Vierge Marie dont « *un glaive a transpercé le cœur *» et qui en ce moment même, comme toujours, nous appelle à la prière et à la pénitence et célèbre la joie trouvée dans l'imitation de son Fils.
D. Minimus.
200:144
## Situation de la revue "Itinéraires"
### Lettre à Jean Madiran
par Michel Demange
MON CHER MADIRAN,
Tout *lecteur* d'ITINÉRAIRES *en vient un jour ou l'autre à se trouver dans l'obligation de poser un choix.*
ITINÉRAIRES *n'est pas de ces revues qui* « *se lisent et se regardent *» *pour passer ensuite au rang des papiers classés. Et cela pour la bonne raison que vous avez toujours su épingler l'actualité doctrinale de telle manière que chacun se trouve directement concerné. Au-delà des spéculations philosophiques, vous posez le cas de conscience, le vôtre, le nôtre, celui des prêtres et celui de l'Église. Un lecteur superficiel ne saurait vous suivre longtemps ; ou bien il sera condamné, s'il entre dans votre sillage, à s'interroger lui-même : peut-il, doit-il vous suivre ? Si non il sera bien obligé, en conscience, de justifier son refus et l'obligation formelle, en face de soi-même, d'une prise de position.* ITINÉRAIRES *ne convient pas aux amateurs de dissertation philosophique qui prétendraient juger de haut,* « *en toute indépendance *»*.*
*Plus nous avançons, en ces temps d'anarchie et de dégradation doctrinales, plus les problèmes deviennent précis et nous serrent jusque dans nos positions de repli. C'est là que le partage en vient à se faire, inéluctable, entre vos lecteurs fidèles eux-mêmes.*
201:144
*L'énergie, la vigueur avec lesquelles vous avez posé le problème du Nouveau Catéchisme, l'insistance inlassable avec laquelle vous avez maintenu l'urgence de ce problème au premier rang de l'actualité -- faisant échec à la manœuvre classique du fait accompli qui engendre l'habitude -- ont abouti à des solutions pratiques auxquelles vous avez su imposer le* «* non licet *» *d'une action parallèle entreprise ou dirigée par les prêtres, premier jalon d'une mise en garde contre une grave tentation qui pouvait nous conduire, à leur suite, à sortir du sein de l'Église Apostolique. En cela, vous vous êtes trouvé sur la même longueur d'ondes que le plus apparemment* « *rebelle *» *d'entr'eux, l'Abbé de Nantes.*
ITINÉRAIRES *n° 137 aborde de front l'actualité nouvelle la Nouvelle Messe. Dès lors, depuis ce mois de novembre 1969, le partage s'accentue entre nous. Le coup de grâce suspendu au-dessus de nos têtes depuis le Concile nous est asséné avec une brutalité sans égale dans le dernier refuge où nous pouvions encore puiser la force et la grâce. L'essence même et le sens du Saint-Sacrifice, point névralgique de notre foi et de notre unité entre Catholiques, circonscrivent aujourd'hui les frontières du dernier carré, posant les limites d'une dernière ligne de partage.*
*Quand je dis* « *le dernier carré *»*, je ne prétends pas, certes, que les habitués et les amis d'*ITINÉRAIRES *soient les seuls et les derniers devant l'Éternel à témoigner de l'orthodoxie catholique ! Vous seriez le premier à vous insurger contre une telle prétention, j'en suis sûr.*
202:144
*Je constate seulement que dans le cadre de nos amis, le carré se rétrécit comme ailleurs, parce que les positions qui se définissent en regard de la Messe constituent l'épreuve ultime au-delà de laquelle plus rien ne saurait tester notre fidélité. Or, il faut bien le dire, des surprises douloureuses nous attendaient dans cette dernière épreuve. Certains ont cru devoir la tenir pour secondaire ; et dès lors on en vient à toucher du doigt le fond du calice de notre épreuve contemporaine :* « *le chantage à l'obéissance *»*, forme raffinée de la manœuvre subversive d'autodestruction de l'Église.*
*C'est là, mon cher Madiran, que vous avez pris, que vous avez su prendre un risque : la prise de position en regard de l'obéissance par le refus du chantage ; l'analyse du devoir d'obéissance en fonction :*
*-- de ce qui est en jeu : l'immutabilité de la Foi et du Dogme à travers leur expression liturgique ; le sens de la prière officielle de l'Église, opposant ce qu'elle a de divinement inspiré aux traquenards voilés et corrompus d'un faux œcuménisme ;*
*-- du cadre de l'obéissance telle qu'un Catholique ne saurait jamais s'y soustraire ni la discuter : le Pape sous-ordonné au Christ directement comme ministre et comme vicaire, tête de l'Église* ([^79]) *non opposable à la véritable tête qui est le Christ, lequel a déposé en lui les pleins pouvoirs de gouvernement et d'enseignement. D'où la pérennité inaliénable dans la transmission apostolique de la* FONCTION PAPALE ;
-- *des conditions dans lesquelles le Pape exerce sa fonction : soit comme personne privée, sujette à l'erreur, soit comme souverain Pontife, chef de l'Église engageant son autorité de vicaire de Jésus-Christ assisté de l'Esprit Saint ; d'où l'indispensable distinction entre les* « *actes du Pape *» *et les* « *actes pontificaux *»*, l'infaillibilité sur le second plan n'écartant pas pour autant l'impeccabilité sur le premier* ([^80])*, le visage de Simon faussant souvent celui de Pierre et justifiant l'opposition -- au moins apparente -- entre Paul et Pierre.*
203:144
*Vous avez osé pousser cette étude extrêmement loin, envisageant les cas extrêmes de défaillance possible du Pape* ([^81]) *sous le couvert d'autorités théologiques indiscutables, notamment celle d'une personnalité ecclésiastique moderne* « *très généralement tenue, surtout en ce qui concerne la théologie de l'Église, pour la plus connue et la plus sûre* «* auctoritas *» *parmi les auteurs vivants *» *et qui, au surplus, est réputée pour la prudence de ses affirmations dans tous les domaines où le doute est permis.*
*En cela, votre unique souci a toujours été d'éclairer, jamais de troubler ; de justifier les positions traditionnelles faussement battues en brèche* « *au nom du Concile *»*, de replacer dans son juste contexte le vrai devoir d'obéissance ; d'aller jusqu'à soulever le cas de conscience, de le poser clairement sans laisser votre lecteur désemparé devant des situations insolubles* ([^82])*.*
*Enfin vous avez eu le courage -- sachant parfaitement que certains de vos lecteurs, et même de vos amis, paralysés par un conformisme irraisonné ou mal raisonné ne vous suivraient pas -- d'admirer la force d'âme d'un lutteur de la première heure dont la lucidité n'a jamais été prise en défaut : l'Abbé de Nantes, dont, au surplus, aucune Autorité Hiérarchique française ou romaine n'a jamais pu contester la science théologique ni la parfaite conformité à la Doctrine. Vous avez fait vôtre sa devise :* « *On ne répond pas au schisme par le schisme *» ([^83])*. Dans ce cadre, vous ne vous êtes pas proposé d'exalter son courage au profit d'un affrontement insolent avec l'Église officielle, mais de fièrement souligner sa ferme décision de ne pas s'en séparer.*
*C'est là qu'aujourd'hui, les lecteurs d'*ITINÉRAIRES *sont amenés, à votre suite, à s'interroger et à définir clairement leur position : adopter la loi de facilité et du moindre effort dans le sillage et sous le couvert irresponsable d'une Église dont la Hiérarchie et la tête glissent sur la pente du Monde et de la subversion ;*
204:144
*ou bien faire l'effort -- sans vouloir juger les intentions et les responsabilités personnelles du Pape qui sont affaire de conscience entre lui et Dieu -- de discerner ce qui, dans ses actes, relève de la personne privée ou du souverain Pontife et, à partir de là, savoir se compromettre résolument dans la défense de ce qui nous a été transmis à titre immuable à partir de la Révélation, de la Tradition, de l'Évangile et du Magistère permanent de l'Église.*
*C'est ce que vous avez toujours fait.*
*L'affaire du nouveau catéchisme nous a fait aborder une phase aiguë d'un conflit dont vous avez su maintenir à bout de bras l'actualité contre la conspiration du silence. -- L'affaire de la Nouvelle Messe nous introduit au cœur même d'une action dont l'enjeu est rien de moins que la sauvegarde ou la perte définitive de notre* FOI CATHOLIQUE. *Trop de gens n'y voient qu'une question négligeable de rite ou de forme liturgique, alors qu'il y va bel et bien du dogme et du caractère valable ou non de notre Messe.*
*Longtemps l'Abbé de Nantes s'est battu seul. Vous l'avez rejoint courageusement. Vous entrez aujourd'hui, avec lui* ([^84]) *et le* « *Courrier de Rome *»*, dans la lice des* « *hommes seuls *» (*peut-être d'ailleurs pas pour longtemps*)*. Qu'importe les défaillances de ceux qui ne vous suivront pas ou qui vous ont déjà lâché ! Vous avez autour de vous des amis fidèles pour qui la huitième Béatitude* (*qui ne figure plus au nouveau catéchisme*) *sera toujours le signe qui marque au front ceux qui se battent pour défendre la* FOI *et la* VÉRITÉ.
*En cette heure d'épreuve, il faut que vous le sachiez. Comme il faut aussi que vous sachiez combien ils resteraient désemparés et* « *seuls *» *sans des exemples comme le vôtre.*
Michel Demange.
205:144
### Réponse à Michel Demange
par Jean Madiran
VOUS AVEZ SOUHAITÉ, mon cher ami, et je vous en remercie, que votre lettre soit publiée. Voilà qui est fait. Vous n'avez trouvé aucune autre publication qu'ITINÉRAIRES pour la publier. C'est souvent notre fonction ; depuis le premier jour, très consciemment, la revue ITINÉRAIRES existe pour cela : publier ce qui, sans elle, ne pourrait pas l'être.
Mais cela contredit un peu, ou au moins complète beaucoup, la vue d'ailleurs si bienveillante que vous portez sur ITINÉRAIRES.
Permettez-moi d'y insister.
**I. -- **Naturellement, chaque lecteur est libre de prendre dans ITINÉRAIRES ce qui lui convient, d'y remarquer ce qui lui paraît le plus remarquable, et d'aimer ou de détester la revue pour ce qu'il y trouve.
Mais je voudrais faire observer, une fois de plus, qu'il n'est pas exact de *confondre* la revue ITINÉRAIRES avec ma personne ; ou d'y voir principalement le moyen d'expression de « mes » positions.
206:144
Il a toujours existé, il existera toujours, il existe présentement des publications dont la raison d'être est de permettre à un écrivain de faire connaître sa pensée : il en est alors le rédacteur principal ou même, plus souvent, le rédacteur unique. Tel est le cas de la *Lettre politique* de Paul Dehème ; de la *Contre-Reforme* de l'abbé de Nantes ; du *Combat de la foi* de l'abbé Coache ; de *Forts dans la foi* du P. Barbara ; du *Courrier de Rome,* publié sans doute par un groupe de laïcs, mais manifestement rédigé par un seul écrivain, et quel écrivain ! C'est par une incompréhension majeure que parfois des lecteurs souhaitent les voir fusionner tous ensemble ; c'est par une méconnaissance des conditions vitales de l'écriture et de la pensée chez certains penseurs et certains écrivains qui ont besoin d'être *seuls,* qui sont incapables de « faire équipe », non point par une infirmité qui devrait leur être reprochée, mais parce que leur nature est ainsi faite, et que le chant que Dieu leur a donné de faire entendre est un chant solitaire.
Ils ont d'illustres répondants. Imaginez-vous un Bloy, un Péguy, un Bernanos tenant sagement sa place dans une « équipe », cette place fût-elle la première ? Ce qu'ils avaient à dire réclamait cette forme extrême et singulière de liberté qui consiste à n'avoir pas de collaborateurs. A ces caractères, il est vain d'opposer qu'il eût été plus « pratique », plus « efficace » de joindre organiquement leur effort à celui de tous ceux qui « pensent comme eux sur l'essentiel ». Ils y auraient perdu les ailes de leur génie propre et ce qui fait le prix de leur œuvre personnelle.
Une solitude de cette sorte est, mystérieusement, nécessaire à la respiration de l'âme chez une certaine catégorie de penseurs et d'écrivains. Si nous ne comprenons pas bien ce mystère, nous devons du moins le constater, et le respecter.
La solitude est aussi une épreuve, et un autre mystère, chez ceux qui, comme Charles de Foucauld, avaient une vocation sociale, mais qui n'a porté ses fruits qu'après leur mort, et qui sont demeurés toute leur vie dans un isolement qui leur était une souffrance.
La revue ITINÉRAIRES est tout autre chose, et même absolument le contraire.
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Il y aurait un aveuglement énorme à ne pas l'apercevoir. Aveuglement dont le côté anecdotique n'aurait aucune importance, s'il ne comportait la plus affreuse ingratitude à l'égard de ce que Dieu nous a donné. Dieu à coup sûr, car nos forces et nos travaux n'y auraient pas suffi, il s'en faut.
**II. -- **La revue ITINÉRAIRES est la *conjonction,* tantôt occasionnelle et tantôt prolongée, des écrivains catholiques (voire de quelques autres) qui s'opposent à la subversion moderne. Elle est le *lieu géométrique* de leurs réflexions et de leurs travaux. Elle l'a toujours été : en intention dès sa fondation, en fait dès le début.
En 1956, quatre écrivains m'avaient promis leur collaboration régulière : Henri CHARLIER, Louis SALLERON, Marcel CLÉMENT, Henri POURRAT. Quatre autres, dont je ne nommerai ici que trois ([^85]), m'avaient promis une collaboration plus ou moins occasionnelle : l'amiral AUPHAN, Henri MASSIS, Marcel DE CORTE.
Ce petit nombre initial était numériquement fort modeste ; mais il avait un caractère intrinsèque : celui de la conjonction dont je parle. Dès l'origine nous étions d'une diversité extrême de tempérament, d'âge, de formation, d'expérience : Henri CHARLIER, Louis SALLERON, Marcel CLÉMENT, Henri POURRAT, l'amiral AUPHAN, Marcel DE CORTE, Henri MASSIS, cela ne peut faire ni un « groupuscule » ni une « chapelle » ; cela *compose ;* cela constitue les fondations de tout autre chose qu'un « isolement ». Par la suite la revue ITINÉRAIRES est devenue tout naturellement, au fil des années, ce qu'elle était déjà en puissance, par nature, au premier jour : le rendez-vous commun, et unique, le commun moyen d'expression, en langue française, de la pensée anti-moderne (comme disaient Péguy et le premier Maritain), ou anti-moderniste (comme on dit plus couramment).
208:144
On l'aperçoit aussi bien si l'on déchiffre la stèle où s'inscrivent les noms de nos morts, ceux de la rédaction : Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, l'abbé V.-A. BERTO et Henri MASSIS. Venus de çà et de là, de droite et de gauche, témoins d'une même diversité et d'une même conjonction.
Conjonction dont nous avions eu le désir, le projet, la ferme intention, mais dont nous ne revendiquons certes pas le mérite, tant il est manifeste qu'elle a été extraordinaire et bien au-delà de nos seules forces.
Seulement, nous méconnaîtrions le don de Dieu, nous le mépriserions, si nous avions l'inadvertance de ne pas apercevoir cette extraordinaire conjonction, ou si par manque de discernement nous ne comprenions pas que là se trouve un caractère essentiel de l'histoire et de la fonction d'ITINÉRAIRES.
\*\*\*
Considérez maintenant, mon cher ami, le nom, le nombre, la qualité de ceux qui, aujourd'hui, apportent à ITINÉRAIRES leur collaboration, et je ne cite ici que ceux dont la collaboration est la plus fréquente, ou la plus engagée dans la vie même de la revue, dans sa vie intellectuelle et morale : Gustave THIBON, Joseph THÉROL, Louis SALLERON, Michel de SAINT PIERRE, Henri RAMBAUD, Luce QUENETTE, Jean-Baptiste MORVAN, Thomas MOLNAR, Georges LAFFLY, Hugues KÉRALY, Marie-Claire GOUSSEAU, Roland GAUCHER, Claude FRANCHET, Jean-Marc DUFOUR, Jacques DINFREVILLE, Édith DELAMARE, Marcel DE CORTE, Alexis CURVERS, Henri CHARLIER, André CHARLIER, Paul BOUSCAREN, l'amiral AUPHAN ; et le P. CALMEL, et l'abbé Raymond DULAC, et le P. GUÉRARD DES LAURIERS, et le chanoine VANCOURT... Et ceux qui s'absentent, et ceux qui reviennent... La « table des auteurs » de la revue ITINÉRAIRES comporte plus d'une centaine de noms.
209:144
Vous ne les voyez pas tous figurer dans chaque numéro, d'abord parce que cela est matériellement impossible ; ensuite -- et le lecteur ne s'en avise pas suffisamment -- parce que certains articles que vous parcourez en une demi-heure, l'auteur y a mis parfois des mois de labeur, de recherches, de méditation silencieuse. Je sais, mon cher ami, que vous n'êtes point vous-même de cette catégorie de lecteurs distraits qui survolent avec désinvolture le fruit de tant de veilles, de tant de prière, de tant d'expérience : de tant de travail. Tels et tels auteurs dont la rumeur imbécile (ou méchante) s'en va racontant : « On ne les voit plus dans ITINÉRAIRES ; ils sont partis », -- sont à l'ouvrage, au contraire, complétant leur étude, recommençant leurs vérifications ou remettant sur le métier un texte dont ils ne sont pas encore satisfaits : et l'œuvre achevée fera finalement quatre pages que des lecteurs légers trouveront courtes, ou trente pages que des lecteurs paresseux trouveront longues... Quel gaspillage, en un sens, de donner à tant de spectateurs superficiels tant d'œuvres admirables, que l'auteur a écrites souvent, si l'on peut dire, avec le sang de son pâme. La rude parole de l'Évangile, je me demande parfois si, analogiquement, elle ne s'applique point ici *:* «* Nolite dare... neque mittatis margaritas vestras... *» (Mt., VII, 6).
Quoi qu'il en soit, tous ces auteurs que vous voyez rassemblés dans les numéros successifs d'ITINÉRAIRES, ils entrent tous dans l'une des trois catégories suivantes :
1. *--* Sans ITINÉRAIRES, ils ne pourraient s'exprimer *nulle part.*
2. -- Ils peuvent plus ou moins occasionnellement s'exprimer ailleurs, mais ce qu'ils disent dans ITINÉRAIRES, c'est seulement dans ITINÉRAIRES qu'ils ont la possibilité de le dire.
Ces deux cas sont, de très loin, les plus fréquents. Il y en a encore un autre :
3. *--* Par une exception personnelle tenant à des circonstances particulières, ils peuvent s'exprimer ailleurs, autant ou presque autant qu'ils le veulent, mais ils tiennent à nous apporter leur témoignage, et à s'exprimer dans ITINÉRAIRES, qui est *le seul lieu* où ils peuvent se manifester, dans leur libre diversité, *côte à côte et tous ensemble.*
210:144
La revue ITINÉRAIRES a voulu être cela ; par la grâce de Dieu, elle l'est en effet, et année après année, elle l'est davantage. Il n'existe à cela, en langue française, aucun équivalent, ni aucun analogue, même lointain.
\*\*\*
Mais vous me parliez de « ma » position concernant le nouveau catéchisme, la nouvelle messe, l'abbé de Nantes ; et j'ai déclaré vouloir vous *répondre.* La réponse semble ne pas venir, ou être esquivée. Ne craignez rien : elle sera précise. Elle n'est cependant intelligible qu'à sa place dans la réalité de ce qui constitue l'action intellectuelle et morale de la revue ITINÉRAIRES : dans la réalité de son combat spirituel. Il me faut encore, au préalable, vous rappeler une autre considération absolument essentielle. Donc indispensable. Et qui est en outre, d'aventure, la moins bien comprise, ou la plus facilement oubliée. Je devrai donc développer encore quelques explications.
**III. -- **La revue ITINÉRAIRES, je viens de le dire, est la *conjonction* vivante, est le *lieu géométrique* des écrivains, penseurs, philosophes, théologiens de langue française ayant en commun une certaine orientation catholique.
Quelle orientation ?
L'opinion des journaux, la rumeur du monde la nomment « de droite », ou « traditionaliste », ou avec une intention injurieuse : « intégriste ».
211:144
Je l'ai qualifiée différemment : je vous ai dit qu'elle « s'oppose à la subversion moderne » : qu'elle est « antimoderne », au sens où Péguy l'entendait ; ou encore, « antimoderniste », au sens très consistant et très clair de l'expression.
Mais ces qualifications demeurent partiellement extérieures.
Essentiellement, l'œuvre de la revue ITINÉRAIRES est une entreprise de *réforme intellectuelle et morale* dont le projet n'est pas de notre fabrication : c'est un patrimoine dont nous sommes les héritiers ; un patrimoine que nous avons à conserver et à transmettre, à faire connaître et à cultiver ; et d'abord, chaque jour, à mettre en œuvre, chacun commençant par soi.
-- Mais ce patrimoine intellectuel et moral, c'est celui-là même de notre civilisation ?
-- Bien entendu.
-- Votre œuvre est donc de *conservation,* voire de *transmission *; pourquoi parlez-vous de *réforme ?*
*-- *Il s'agit bien du patrimoine intellectuel et moral de notre civilisation : dans l'état, cependant, de carence, de vacance, de jachère, de méconnaissance, de mépris où il se trouve à la suite des épouvantables régressions spirituelles qui ont dévasté le monde moderne. Cet état consciemment perçu, toutes conséquences doivent en être tirées, c'est-à-dire la *réforme intellectuelle et morale,* c'est-à-dire le *combat spirituel.*
La réforme, non du patrimoine, mais de l'esprit contemporain. Le combat, sans lequel cette tradition, étouffée, est au point de périr.
Le chapitre IX de notre DÉCLARATION FONDAMENTALE l'annonce et l'explique. Si vous voulez vous y reporter, relisez aussi, du même regard, le chapitre VIII, les chapitres X et XI, et le chapitre XV.
Par parenthèse, je m'étonne que tant de gens puissent parler de la revue ITINÉRAIRES, et croient être en mesure de la comprendre, de la situer, de la classer, de la juger, en ignorant complètement sa DÉCLARATION FONDAMENTALE, qui dit tout notre dessein ; et qui explique nos attitudes, nos positions, les constantes et le détail de notre action.
212:144
« *C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations *», disait Pie XII, qui lui aussi, bien sûr, était considéré comme un « conservateur ». Ce monde moderne qui refuse la grâce et saccage jusqu'à l'ordre naturel, sera entièrement refait selon la parole et l'inspiration de Pie XII, ou bien sera entièrement détruit de ses propres mains. Car l'*autodestruction,* avant d'entrer dans l'Église, était déjà la caractéristique essentielle du monde moderne.
Tout un monde à refaire, aujourd'hui pour le guérir, ou demain, sur ses ruines, pour lui succéder. Tout un monde c'est beaucoup. Dans ce monde entièrement à refaire, notre chantier propre est celui de la réforme intellectuelle et morale.
La *réforme intellectuelle et morale* a été le mot d'ordre, souvent instinctif, des vraies élites de la pensée française tout au long de la III^e^ République, de 1875 au désastre de 1940. Sans cesse recherchée par un réflexe vital du *pays réel,* comme disait Maurras ; jamais réalisée, c'est pourquoi notre patrie, et l'intelligence européenne tout entière, n'ont cessé de descendre la même pente, jusqu'à la décomposition actuelle. Cette *réforme* nécessaire est l'œuvre entreprise, notamment, par Péguy : c'est lui qui l'a le plus profondément pensée, même quand il l'exprimait d'une manière qui risque de nous rester inintelligible parce qu'il se battait avec des concepts inadéquats. Nous nous réclamons non point du *paraître* que l'on a fabriqué autour de Péguy, mais de *l'être* réel de sa pensée, dont Henri Charlier est parmi nous le témoin, l'héritier, le continuateur : par lui, une tradition vivante, et non pas seulement livresque, se prolonge et tend à progresser. Nos lecteurs les plus attentifs l'auront remarqué, la pensée d'Henri Charlier a dans ITINÉRAIRES une place et une fonction *privilégiées,* pour la raison qui vient d'être dite. La COLLECTION ITINÉRAIRES, la collection de librairie, a pour premier volume l'ouvrage d'Henri Charlier : *Culture, École, Métier.* La DÉCLARATION FONDAMENTALE de la revue, qui est de ma rédaction, n'est pas seulement marquée par la pensée d'Henri Charlier : elle en reproduit, plus d'une fois, encore que sans guillemets, l'expression littérale ; ou celle de son *alter ego,* D. Minimus.
213:144
Ce privilège d'Henri Charlier dans l'inspiration et dans l'action de la revue ITINÉRAIRES n'offusque, n'offense, ne paralyse personne ; *au contraire :* ce sont précisément nos positions les plus générales, les plus essentielles, les plus constantes, les plus fermes sur la *réforme intellectuelle et morale* qui permettent à tous nos autres collaborateurs de venir s'articuler librement à notre œuvre, d'y trouver et d'y prendre une place occasionnelle ou une place régulière, discrète ou de premier plan.
Mais enfin, la DÉCLARATION FONDAMENTALE, vous l'avez tous à portée de la main. Bien sûr, il ne faut pas la lire du bout des doigts ; et il est utile de la relire de temps en temps. Les *principes,* au sens de règle comme au sens d'origine, vous les avez dans la DÉCLARATION FONDAMENTALE ; vous les avez dans *Culture, École, Métier :* ce sont eux qui ont rendu possible et qui animent ce *lieu géométrique,* cette conjonction extraordinaire qu'est la revue ITINÉRAIRES.
Mon rang personnel y est le dernier en dignité. Je n'y ai rien inventé. Ceux qui considèrent la revue ITINÉRAIRES comme *la revue de Madiran,* comme exprimant *les positions de Madiran,* et autres choses de ce genre, n'aperçoivent donc pas que cette revue leur apporte la tradition vivante, activement cultivée, d'un patrimoine intellectuel et moral dont je ne suis, après tous les autres, qu'un écho, un témoin et un serviteur. Il fallait à cette revue un fondateur, il lui faut un directeur : je l'ai été, je le suis, sans l'avoir désiré, parce que je n'ai trouvé personne d'autre pour cette fonction : fonction indispensable, mais fonction mineure au regard de ce que les plus grands esprits de notre temps vous y apportent chaque mois. J'en fais la mise en pages et j'établis, parce qu'il le faut bien, les priorités et les tours de rôle dans les parutions.
S'il ne s'agissait que de moi, il me suffirait bien de publier une « lettre » ou un « bulletin », comme Paul Dehème ou comme l'abbé de Nantes ; ou comme le *Courrier de Rome.* Ce serait beaucoup moins compliqué.
\*\*\*
214:144
Quant à ceux qui murmurent, avec délectation ou avec désolation, que me voilà *isolé*, ils rêvent debout. Qu'ils recensent les noms inscrits à nos sommaires, et qu'ils me disent en quel autre lieu, dans quelle autre publication donc, on serait selon eux *moins* isolé.
A moins que la compagnie qu'ils apprécient ne soit celle de l'adversaire ou celle du pancalier ? celle des puissants de l'heure et celle des grandeurs d'établissement ? celle du Père Marty ou celle du cardinal Daniélou ?
Mais vous, mon cher ami, et maintenant j'en viens plus directement aux observations chaleureuses, fraternelles, inexactes pourtant, de votre lettre, comment faites-vous donc pour me croire entré dans la catégorie des « hommes seuls » ? Encore une fois, je n'y ai aucun mérite, mais encore une fois, c'est un fait qu'il faut bien constater, et dont je dois rendre grâce : à la tête de n'importe quelle publication « anti-moderne », je n'aperçois personne qui soit, autant que moi, entouré (et surplombé !) d'aussi grands esprits, et aussi nombreux.
Une humeur un instant chagrine vous aura suggéré l'image du « dernier carré ». Pour ITINÉRAIRES, c'est tout le contraire qui se passe, constamment, depuis quinze ans. Nous avons été le « premier carré » : il s'est sans cesse agrandi. De nouveaux collaborateurs, et du premier rang, nous apportent continuellement leur renfort. Notre éminent ami Gustave Thibon, qui avait bien envoyé à ITINÉRAIRES cinq articles en dix ans, a décidé dans le moment présent de nous donner la collaboration régulière que vous voyez. Et le chanoine Vancourt. Et l'abbé Raymond Dulac. Et notre cher Henri Rambaud qui lui aussi s'active, et d'épisodique devient à peu près régulier, s'imposant cette discipline par amitié pour notre œuvre autant que par sentiment de l'urgence. Et puis voici Antoine Barrois. Et revoici Jacques Perret. Et tous les autres. Peu de « départs » depuis quinze ans ; eux-mêmes provisoires le plus souvent. Sauf celui de nos morts, mais toujours présents, et actifs dans la communion des saints.
215:144
-- Cependant personne ne semble le remarquer, direz-vous : tout le monde imagine et raconte le contraire, on vous croit seul.
-- Oui, mon cher ami, telle est bien la rumeur, dans l'opinion fabriquée, dans le domaine du *paraître,* et pour ceux qui *ne lisent pas.* Mais pour ceux qui ne lisent pas nous ne pouvons évidemment rien ; pas même les empêcher de parler sans savoir. La rumeur imaginaire sera-t-elle plus forte que *ce que vous voyez de vos yeux ?* La rumeur artificieuse sera-t-elle assez forte pour dissimuler la réalité à ceux qui pourraient la voir, à ceux qui pourraient nous lire, et à qui l'on fait croire que la revue ITINÉRAIRES serait une sorte de « lettre confidentielle » où Madiran, « homme seul », s'exprimerait en franc-tireur isolé ?
Je sais combien d'efforts sont dépensés pour cacher, de cette manière, la réalité, et pour décourager une partie du public d'aller y voir lui-même. Combien d'efforts pour qu'il ignore quelle extraordinaire conjonction intellectuelle, ayant dans l'histoire peu de précédents, et aucun équivalent en notre temps, se réalise et se développe par le moyen de la revue ITINÉRAIRES.
Je vous parle ici de *ce qui est,* je vous parle de *l'être,* et non du *paraître.* Et je continue.
\*\*\*
Notre DÉCLARATION FONDAMENTALE définissait un *combat spirituel :* celui qui, en notre temps, est nécessaire pour retrouver d'abord dans sa vie intérieure, puis de proche en proche, l'ordre naturel et surnaturel. Mais au moment précis où elle était publiée, décembre 1958, s'ouvrait une période nouvelle dans l'histoire de l'Église. Cette nouvelle période ne change rien à la nature, elle ne change rien à la finalité de la *réforme* et du *combat* qu'appelle la barbarie moderne : elle en modifie les conditions et le terrain.
216:144
Jusqu'à la fin de l'année 1958, les faiblesses dans l'Église, même quand elles étaient graves, même quand elles étaient étendues, demeuraient occasionnelles et surtout locales. C'est cela qui s'est mis à changer au moment même où était publiée notre DÉCLARATION FONDAMENTALE, et sans, bien sûr, que nous l'ayons immédiatement su à l'époque ; ni que personne, en décembre 1958, ait pu encore le pressentir.
Notre œuvre s'appuie sur la doctrine et la prière de l'Église. Mais tandis que, jusqu'à la fin de 1958, cette prière et cette doctrine étaient paisiblement vécues dans l'Église (non sans déficits profonds, mais cela est quasiment de tous les temps), à partir de l'année 1959, ce n'est plus localement, ce n'est plus épisodiquement, c'est du haut en bas de l'univers catholique que la doctrine et la prière catholiques allaient progressivement être mises en cause, mises en doute, dans la gigantesque *autodémolition* subie et d'ailleurs avouée par l'Autorité hiérarchique elle-même.
Cette *autodémolition,* nous le savons par la foi, n'aura qu'un temps ; mais elle se poursuit présentement ; et la reconstruction, qui sera longue, n'est pas commencée.
Bien avant que le terme *autodémolition* ait été officiellement prononcé, la revue ITINÉRAIRES, *à sa place,* et dans la ligne de son *combat spirituel,* a élevé mois après mois, contre l'erreur et contre l'injustice grandissantes, son témoignage.
Ce témoignage, qui est devenu plus précis et plus vigoureux à mesure que la décomposition s'avançait, n'était pas l'essentiel de notre œuvre : il en était la conséquence indispensable.
Il y a là plus qu'une nuance.
Nous n'avons pas fondé en 1956 une entreprise définie par (et limitée à) la polémique verbale contre la subversion dans l'Église.
Quand cette subversion, après 1958, a pris peu à peu sa forme généralisée, nous étions déjà au travail ; d'autres aussi. Nous avons eu alors à réagir, face à la subversion, de la place que nous occupions, par les moyens, déjà rassemblés, qui étaient normalement les nôtres.
217:144
Notre moyen ordinaire, par la publication d'ITINÉRAIRES, est *le service de nos lecteurs, sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral.* Dans la considération de ce bien commun nous trouvons à tout moment le critère, la règle de ce que nous publions et de ce que nous ne publions pas.
Cette règle nous interdisait de lancer avec éclat des prédictions trop faciles, dont le seul intérêt eût été de nous faire à bon compte la réputation flatteuse de prophètes courageux, mais sans aucune utilité morale ou intellectuelle pour personne, comme sans influence réelle sur le cours des choses. Mais notre activité demeurait guidée par des prévisions qui n'étaient pas fausses. Un seul exemple : en septembre-octobre 1967, nous avons publié une première fois le *Catéchisme de S. Pie X.* Ce n'était ni sans raison, ni sans vue d'avenir, que nous faisions une publication aussi lourde matériellement, plusieurs mois avant la parution du *Fonds obligatoire* du nouveau catéchisme et un an avant son entrée en vigueur...
En matière de catéchisme, il n'y a pas « nos » positions, encore moins « mes » positions. Toutes les explications que nous avons données sont *relatives* à un *objet* qui n'est pas de nous, qui ne dépend pas de notre choix : car il n'y avait aucun choix, il n'y en a aucun. Il existe un seul catéchisme catholique. Nous n'avons pas « choisi » le *Catéchisme de S. Pie X,* nous n'avons pas « choisi » le *Catéchisme du Concile de Trente :* nous les avons reçus. Au moment où ils sont, pour un temps, abandonnés et contredits, nous avons accompli à leur endroit un *acte d'obéissance à l'Église :* qui, dans notre état de vie et selon nos moyens, a pris la forme principale d'une publication les remettant à la disposition de nos lecteurs. Bien entendu, ce n'est pas chaque détail de leur texte littéral qui est obligatoire, c'est leur doctrine.
De même pour la messe, qui fait partie du catéchisme catholique.
218:144
Ce qui présentement y est atténué ou mis entre parenthèses, c'est la réalité du Saint Sacrifice et la nature de la Présence réelle. Nous n'avons à ce sujet aucune doctrine qui nous soit propre. Nous disons avec toute l'Église de tous les temps, d'hier et de demain, que le Saint Sacrifice de la messe EST SUBSTANTIELLEMENT LE MÊME, quoique de manière non sanglante, QUE LE SACRIFICE DE LA CROIX. Nous disons qu'après la Consécration, le pain EST le Corps, le vin EST le Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, EN CE SENS PRÉCISÉ qu'il NE RESTE RIEN DU PAIN ET DU VIN, SAUF LEURS APPARENCES. Nous l'avons déjà dit et nous le répétons : ces affirmations de la foi sont tout à fait mystérieuses, mais elles sont *simples,* et notamment, elles sont simples à *énoncer.* Si on ne les énonce plus, dans la simplicité sans équivoque du catéchisme romain, si l'on écarte, esquive, atténue, évite ou supprime ces affirmations simples et nécessaires, -- si on les *remplace* par des énoncés équivoques sur « le sacrifice (non précisé) du Nouveau Testament » et sur une « présence réelle » non définie, -- c'est qu'alors on n'y croit plus ; ou qu'on ne sait plus jusqu'à quel point y croire ; et qu'on ne voit plus la nécessité de les enseigner. Nous y croyons et nous les affirmons, et au besoin nous les enseignons au moins par mode de témoignage, avec toute l'Église triomphante, toute l'Église souffrante, toute l'Église militante : nous n'avons pas, ce faisant et en cette compagnie, le sentiment d'être « isolés » au niveau de *l'être* des réalités naturelles et surnaturelles, même si quelques malveillants réussissent, au niveau des apparences du *paraître,* à vous faire croire que je suis un « homme seul ».
Vous aurez dès lors pressenti quelles réponses je puis, à leur place dans cet ensemble, vous faire maintenant au sujet de l'abbé de Nantes, que vous nommez, et de Jean Ousset, que vous ne nommez pas.
\*\*\*
**V. -- **Faisant ce que je fais, je ne vois pas en quoi ni comment j'aurais eu à *rejoindre* l'abbé de Nantes. Vous vous le représentez comme un homme qui « longtemps s'est battu seul » mais il continue. Et qu'il se batte seul ne signifie pas qu'il soit seul à se battre.
219:144
Non, l'abbé Georges de Nantes n'était pas le seul qui travaillait et qui combattait : lui-même vous détournerait, je pense, d'une vue aussi sommaire. Je suppose qu'il n'aimerait pas davantage entendre dire que « sa lucidité n'a jamais été prise en défaut » : proposition qui, dans son universalité absolue, est fort exagérée, et qui n'est vraie ni pour lui, ni pour vous, ni pour moi ; ni pour Pie XII, ni pour Péguy, ni pour Maurras ; ni même pour saint Louis. Et pas plus demain qu'hier, l'abbé de Nantes ne saurait tout faire à lui tout seul. Je ne vois pas qu'il demande que je le *rejoigne :* il serait fort embarrassé si je lui apportais d'un seul coup, à supposer qu'ils m'y suivent, une centaine, ou même une cinquantaine, ou seulement une vingtaine de collaborateurs réguliers ou occasionnels d'ITINÉRAIRES, où les mettrait-il ? -- A quelques détails près, qui sont de style plus que de fond (ou qui alors sont des thèses qu'il ne soutient plus maintenant, comme celle de l'*hérésie formelle* du Pontife régnant) je ne vois pas que l'abbé de Nantes ait jamais été seul au monde à défendre les doctrines qu'il défend. Sa solitude, qui durera sans doute autant que lui-même, est celle de son génie propre et du genre littéraire qui est le sien : elle n'a jamais signifié qu'il aurait manqué d'audience ou d'amis. Même parmi les écrivains : mais son humeur, ou son propos, n'est nullement de les faire collaborer à la rédaction de sa *Contre-Réforme.* J'ai tâché pour ma part de lui rendre publiquement justice, ce qui ne me demandait, je vous l'assure, à la place où je suis, aucun courage exceptionnel ni particulier ; mais un travail de discernement et d'analyse d'autant plus grand que son accent personnel est plus éloigné du mien. Cette occurrence nous a de surcroît permis de nous connaître mieux, lui et moi, et elle a fait naître entre nous une amitié qui survivra, je l'espère, à notre présente divergence concernant la messe : divergence que je ne voudrais pas risquer d'accuser sans mesure en l'explorant explicitement.
220:144
Mais enfin l'abbé de Nantes, s'il n'a aucun collaborateur, a beaucoup de lecteurs : il est peut-être celui de nous tous qui en a numériquement le plus. Il est *seul* par son tempérament littéraire, par le style dramatique et dominateur de son écriture, comme Bloy si vous voulez. A la différence de Bloy, il n'est, lui non plus, aucunement « isolé ».
**VI. -- **Jean Ousset est l'un de mes plus anciens amis, et l'un des plus chers. En plusieurs circonstances, il a été pour moi comme un frère aîné. Je ne vais pas écrire l'histoire de nos voies parallèles. Il a fait *La Cité catholique* sans moi. J'ai fondé ITINÉRAIRES sans lui. Il est assez connu que, du mois de mars 1960 jusqu'à l'automne 1969, j'ai apporté à son œuvre un soutien public, total, sans réserve. Il est assez visible qu'entre son fondamental *Pour qu'Il règne* et notre DÉCLARATION FONDAMENTALE, il y a convergence, complémentarité. Je ne crois pas du tout qu'il tienne la messe pour « secondaire », ni qu'il n'aperçoive dans son actuelle subversion « qu'une question négligeable de rite ou de forme liturgique ». Mais (si je comprends bien) du point de vue qui est le sien aujourd'hui, c'est-à-dire du point de vue de l'Office international et de son action civique d'ensemble, il considère :
1° le catéchisme comme un domaine réservé, dont il s'abstient de parler « officiellement », c'est le cas de le dire, en qualité de chef de l'Office ; seul un organisme spécialisé, et fonctionnant en quelque sorte à l'écart, le S.I.D.E.F., est habilité à s'en occuper discrètement ;
2° l'affaire de la messe comme une « querelle » catastrophique ; et de fait, la promulgation du nouvel ORDO MISSÆ a porté des fruits universels de division et de décomposition qui deviennent de plus en plus manifestes ; en face de quoi, il se retranche dans une abstention résolue.
221:144
Du point de vue qui est le mien, celui du *combat spirituel* défini par notre DÉCLARATION FONDAMENTALE, il m'apparaît au contraire que le catéchisme et la messe concernent tous nos lecteurs sans exception ; en tous cas, leur bien commun intellectuel et moral.
Je ne puis pas apporter un soutien à une *abstention *: c'est en ce sens, et en ce sens seulement, que mon soutien public et total à l'œuvre de Jean Ousset se trouve, par la force des choses, provisoirement suspendu.
Ma préoccupation principale, aujourd'hui, et si vous voulez « ma » position, -- mais elle ne s'entend que dans la ligne de notre DÉCLARATION FONDAMENTALE, et qu'à sa place dans le combat spirituel de la revue ITINÉRAIRES, -- met un accent prioritaire sur deux urgences conjointes :
1. -- revenir à l'étude du CATÉCHISME ROMAIN, indispensable retranchement de l'esprit contre l'apostasie immanente : acte nécessaire d'obéissance à l'Église en tant que telle ;
2. -- susciter, encourager, développer le soutien moral et matériel aux prêtres qui, selon leur droit et par obéissance à l'Église, maintiennent vivant le MISSEL ROMAIN.
Ni Jean Ousset ni l'abbé de Nantes ne partagent pleinement ma conviction que ces deux urgences sont absolument et universellement prioritaires.
Leurs motifs, ils vous les expliqueront mieux que je ne saurais faire.
**VII. -- **Je ne voudrais pas vous donner l'impression que j'attache peu d'importance au témoignage chaleureux que votre lettre a voulu m'apporter publiquement. J'ai couru aux inexactitudes qu'elle pouvait suggérer au lecteur, et aux fausses raisons de découragement que ces inexactitudes seraient capables de nourrir.
222:144
Les ombres chinoises que l'on met en scène sur le théâtre du monde ont bien une sorte de réalité, aujourd'hui fort grave, et même dramatique, et même criminelle : mais c'est par nature une réalité qui passe. Dans le tumulte actuel de la société civile et de la société ecclésiastique, nous paraissons isolés : mais l'une et l'autre sont en pleine décomposition, et c'est à l'écart de cette décomposition que nous situe un isolement nécessaire, limité au domaine du paraître mondain.
En vérité nous ne sommes pas isolés, ni en danger de l'être : quand nous professons la foi catholique, quand nous enseignons le catéchisme romain, quand nous défendons la messe de toujours, nous sommes accompagnés et soutenus par tous les saints du paradis, et nous sommes formidablement retranchés, autant qu'il est possible à notre infirmité, dans l'éternel. Le danger serait que nos amis viennent à broncher devant cet isolement apparent, et se démobilisent, se débandent, renoncent. Danger non point tant pour nous, qui n'avons aucun désir immodéré de faire nombre : danger pour eux, qui passeraient alors à côté de ce qu'ils ont à faire maintenant. Ce temps que nous vivons nous est donné, comme tous les temps, pour notre sanctification ; pour notre salut et non pour notre perte. A la condition de ne point nous y conformer, *nolite conformari huic saeculo*, dit saint Paul, mais d'y ÊTRE CE QUE NOUS SOMMES, avec simplicité, avec résolution, sans nous préoccuper et surtout sans nous chagriner de ce que le monde, dans son théâtre d'ombres, peut en penser.
Je vais en terminant vous conter un apologue, tiré d'une histoire vraie. Un lecteur m'écrit, avec beaucoup de gentillesse, pour me mettre en garde contre les articles *trop engagés politiquement* que publie la revue ITINÉRAIRES : ils peuvent faire du tort, me dit-il, à l'essentiel, qui est religieux. Vous vous demandez sans doute où sont donc ces articles « trop engagés politiquement ». Eh bien voici. Il a discerné, dans un texte, un relent presque imperceptible d'inclination « monarchiste ». Il m'assure aussitôt qu'il n'en est nullement gêné, étant monarchiste lui-même, mais qu'il pense aux autres lecteurs, aux républicains, qui vont en être offusqués. Charitable pensée : mais cela ne se produit jamais. Ce sont toujours des monarchistes, jamais des républicains, qui viennent me dire de faire attention à ne pas laisser des monarchistes exprimer leurs préférences monarchiques, parce que cela pourrait faire « du tort » à la revue.
223:144
Nos « traditionalistes », immergés dans la société hostile que nous fabrique le monde moderne, ont de ces timidités et de ces craintes absolument vaines, sans motif, sans raison, mais qui exercent sur leur psychologie un empire paralysant. Péguy déjà notait les ravages provoqués par la crainte de « ne pas paraître à gauche ». Cette vaine crainte est bien connue dans le domaine politique. Elle existe aussi dans le domaine intellectuel et moral ; spirituel ; religieux. Combien de sages conseillers pour m'assurer pareillement que nous n'aurions pas dû écrire ceci ou cela, qu'ils approuvent entièrement, mais qui à coup sûr va nous nuire auprès d'autres lecteurs, qu'ils imaginent ; et qui n'existent nulle part ; ou qui, si d'aventure et par exception ils existent, sont des lièvres dont nous n'avons rien à faire, sinon *pan ! pan !*
La pire des tactiques, dans l'ordre intellectuel et moral, est de taire ce que l'on pense et de voiler ce que l'on est. Je vous ai donc dit rondement comment je vois les choses, et comment la revue ITINÉRAIRES se situe au milieu d'elles. Il vaut mieux, quand il est inévitable, un désaccord dans la clarté, qu'un accord dans la confusion : le premier permet de cheminer vers l'unité, le second la rend illusoire.
Il y aura toujours en cette vie des « lignes de partage » il faut seulement qu'elles soient tracées selon la réalité de ce que l'on est, de ce que l'on fait. J'ai donc tâché d'expliquer, non point à vous qui le savez, mais aux lecteurs de votre lettre, ce qu'est et ce que fait la revue ITINÉRAIRES.
Jean Madiran.
224:144
## IN MEMORIAM
Remarque
Il n'est pas possible de saluer la mémoire d'Henri Massis et celle de l'amiral de Penfentenyo en faisant comme si leurs obsèques, le 20 et le 21 avril, avaient été normales.
Le scandale a été public ; répété ; imposé.
Le 20 avril, à la chapelle de l'Hôpital St-Joseph, le prêtre qui prononçait l'homélie mentionna explicitement qu'Henri Massis avait une « préférence pour la liturgie traditionnelle ».
Il n'y avait donc aucun malentendu, aucune distraction. Ayant ainsi donné acte à la dépouille mortelle de sa « préférence », on la bafoua solennellement par une messe vernac, sans même le canon romain, fût-ce retouché, fût-ce en français.
Le lendemain, à la chapelle des Invalides, les funérailles de l'amiral de Penfentenyo ont été célébrées moitié en latin et moitié en vernac, entièrement selon le rite nouveau. Celui-ci apparemment couvert par la parole de l'amiral : « Pas question de quitter la barque de Pierre, la noyade serait assurée ». Parole dont on fait présentement un abus violent, confinant à l'imposture, car l'amiral de Penfentenyo était absolument fidèle au Missel romain et ne confondait pas le rite nouveau avec la barque de Pierre.
Le dernier acte public de l'amiral de Penfentenyo avait été sa Lettre à ses enfants, datée de février 1970, où il qualifiait le rite nouveau : « Omission, équivoque, incohérence, faux, abus de confiance. Doutes, brume épaisse, ténèbres, tempêtes voilà les fruits. » Il en concluait : « Le fait de rester fidèle à la tradition plus que millénaire ne peut donc certainement pas constituer une désobéissance au successeur de Pierre Il se réclamait, à bon droit, de la permission donnée par le Saint-Siège de célébrer la messe en latin, selon le Missel romain de S. Pie V, jusqu'au 28 novembre 1971.
225:144
Indépendamment de toutes autres considérations, Henri Massis et l'amiral de Penfentenyo avaient LE DROIT, en avril 1970, d'être enterrés selon le rite catholique de S. Pie V. Ils en avaient LA VOLONTÉ FORMELLE. Cette volonté connue, ce droit incontestable ont été bafoués par un clergé avide de vengeance, possédé par la haine des vivants et des morts, et qui assouvit ses rancunes jusque sur les cercueils.
Le petit nombre de ces ecclésiastiques de coup de main, de coup d'État, de mauvais coup, malandrins du spirituel, assoiffés de domination illimitée, dignes héritiers des « cruels sectaires » d'il y a quarante ans, ou parfois les mêmes, -- leur petit nombre est universellement renforcé par la lâcheté innombrable de ceux qui subissent leurs ukases avec un servile empressement. Cela fait deux catégories de misérables, distinctes en théorie, mais marchant finalement du même pas.
La persécution aujourd'hui est religieuse. Les persécuteurs sont des prêtres, possédés par une rage impuissante devant la fidélité chrétienne.
Leur dernier recours est de susciter dans les rangs de cette fidélité, par manœuvre, déduction, surprise ou menace, des complicités, des désertions, des trahisons. Ils y arrivent parfois.
\*\*\*
Qu'on ne dise pas qu'il y a « des ordres ». Nous savons parfaitement qu'il y en a, et quels ils sont. Illégaux, illégitimes, totalitaires, indignes de l'obéissance et ne pouvant même pas être un objet ou une occasion de désobéissance : ils ne relèvent que du mépris, et du fouet. Et déshonorent l'archevêché de Paris, qui pourtant n'avait pas besoin d'un tel surcroît.
J. M.
226:144
### L'amiral de Penfentenyo
Né à Brest le 14 août 1879, le vice amiral d'escadre Hervé Alphonse Marie de Penfentenyo de Kervéréguin est mort à Versailles le 18 avril 1970.
« *L'amiral de Penfentenyo,* m'écrivait l'abbé Berto ([^86]), *est à ce jour le chef de nom de la première famille de Bretagne ; je n'excepte pas les R..., qui se sont fortement* « *débretonnisés *» *et plusieurs fois passablement encanaillés. Les Penfentenyo sont nôtres absolument : ils sont nos nobles, et le Breton qui se croit le plus républicain reste leur chouan ; il est impossible ici de prononcer leur nom sans saisir sur les visages une expression de gravité et de respect. Huit générations consécutives, en ligne directe, d'officiers du Grand Corps ; six siècles de services sans une tâche, saines une mésalliance, sans un scandale, sans une célébrité mondaine, sans un sac d'écus. *»
Le père de l'amiral Hervé de Penfentenyo était lui-même amiral ; sa mère était la fille de l'amiral de Gueydon, gouverneur de la Martinique puis de l'Algérie.
Élève des Jésuites ; entré à 18 ans à l'École Navale ; après diverses campagnes et divers commandements, promu contre-amiral en 1931 ; commande la marine au Maroc ; en 1939, vice-amiral d'escadre et préfet maritime de Lorient.
Le 21 juin 1940, il reçoit du chef d'état-major de la Marine l'ordre de défendre la ville à outrance : simultanément le ministre de l'Intérieur annonce que les villes de plus de 20 000 habitants sont déclarées villes ouvertes. L'amiral porte alors la défense à quelques kilomètres en avant de la ville. Combat pour l'honneur, les moyens militaires ayant été évacués ou détruits les jours précédents. Les Allemands lui rendent les honneurs.
Captivité au camp des officiers généraux de Koenigstein. Libéré en 1941, l'amiral rentre à Nantes. Il se rend fréquemment à Vichy en qualité de Conseiller familial du maréchal Pétain. Redoutant son influence, les Allemands le déportent à Torgau en 1943 ; il y reste quinze mois au secret, avant d'être renvoyé au camp de Koenigstein.
L'amiral de Penfentenyo a eu quatorze enfants, dont une fille religieuse et trois fils morts pour la France comme officiers de chasseurs à pied, d'aviation et de marine. A l'heure de sa mort, il avait quatre-vingt-dix-neuf petits enfants et quarante-neuf arrière-petits-enfants.
227:144
En 1941, à son retour de captivité, il avait publié le *Manuel du Père de famille*.
En 1956, il assiste avec enthousiasme au VII^e^ Congrès de La Cité catholique à Orléans.
Mais plus tard, en 1967, il fonde lui-même le R.O.C. (Rénovation de l'ordre chrétien) ; et en 1968 il lance son communiqué célèbre sur le nouveau catéchisme :
*Toute la doctrine chrétienne se ramène à quatre points principaux :*
I*. -- Le Credo.*
II*. -- Le Pater.*
III*. -- Le Décalogue.*
IV*. -- Les sept sacrements.*
*L'explication de ces quatre points constitue en tout temps et en tout lieu le* « *fonds obligatoire *» *de tout catéchisme catholique.*
*Tel est le contenu impératif du Catéchisme du Concile de Trente, qui est le seul catéchisme romain, les Conciles suivants, pas plus Vatican II que Vatican I, n'ayant ordonné la rédaction d'un nouveau catéchisme.*
*Nous prenons aide du fait que l'explication de ces quatre points est désormais absente du nouveau* « *fonds obligatoire *» *du catéchisme, français.*
*En conséquence, nous appelons l'ensemble des fidèles à* « *exiger *» *des autorités religieuses le rétablissement de ces quatre points à tous les niveaux du catéchisme et de l'enseignement catholique.*
*Nous invitons les parents et tuteurs, premiers responsables, à prendre toutes mesures pour que l'enseignement de ces quatre points soit assuré aux enfants dont ils ont la responsabilité, et à notifier lieur décision aux éducateurs.*
\*\*\*
On a dit et même un peu trop dit de lui, oralement et par écrit, au moment de sa mort, qu'il avait « un principe fondamental et absolu », celui-ci : « Pas questions de quitter la barque de Pierre, la noyade serait assurée ». On s'est servi de Cette citation pour des insinuations qui mutilent ou contredisent sa pensée.
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Cette phrase figure dans sa Lettre à ses enfants, comme énonçant l'un des deux principes, ou « phares », dont il se réclamait. Voici le texte exact :
« *...Deux phares me semblent cependant devoir nous aider :*
1\. -- *Pas question de quitter la barque de Pierre ; la noyade serait assurée.*
2\. -- *Notre devoir primordial de parents, celui qui surpasse tous les autres, est de protéger, de sauver les âmes des chers petits que Dieu nous a confiés.*
*Ces deux phares, ces deux principes, sont-ils incompatibles ? Certainement, non. *»
Dans la suite de la même lettre, il faisait état, « chez le Souverain Pontife », d' « une sorte de dualité de personnages qui paraissent ne pas être toujours en pleine harmonie ».
Il désignait l'un et l'autre par les termes distincts de « Paul VI » et de : « le Pape ». Distinction littéralement peu adéquate ; ou inadéquatement exprimée : « je ne suis pas théologien », disait-il : mais distinction en substance juste, nécessaire, obligatoire, que l'Église a toujours faite et toujours enseignée. Distinction entre ce qui vient du Pape en qualité d'ACTE DE SON MAGISTÈRE (ordinaire ou extraordinaire), et ce qui vient du Pape en qualité de THÉOLOGIEN PRIVÉ (ou de personne privée). Cette distinction a été exposée en notre temps notamment par le P. Dom Paul Nau ([^87]) et par le cardinal Journet ([^88]). C'est très exactement cette distinction-là que 1'amiral de Penfentenyo, avec une foi admirablement droite mais dans un vocabulaire un peu tâtonnant, rappelait à ses enfants dans une lettre publique ([^89]) : « *Dans les lignes qui suivent, j'emploierai pour désigner le Souverain Pontife tantôt les mots :* « *Paul VI *», *tantôt* « *le Pape *» *; faîtes-y donc bien attention. *» Soyons attentifs nous-mêmes, en relisant la lettre de l'amiral, à entendre cette distinction dans sa vérité doctrinale.
Voici, dans son texte intégral, la dernière lettre publique de l'amiral de Penfentenyo :
\*\*\*
*Février 1970. Mes chers enfants. Au cœur de la terrible tempête, que subit l'Église, en pleines Ténèbres, je vous invite à rechercher avec moi un peu de clarté et à essayer de faire le point.*
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*Je dis bien* « TÉNÈBRES » *puisque personne ne semble y voir clair.*
*Deux phares me semblent cependant pouvoir nous aider :*
1\. *Pas question de quitter la barque de Pierre ; la noyade serait assurée.*
2\. *Notre devoir primordial de parents, celui qui surpasse tous les autres, est de protéger, de sauver les âmes des chers petits que Dieu nous a confiés.*
*Ces deux phares, ces deux principes sont-ils incompatibles ? Certainement, non.*
*Je ne suis pas théologien, vous non plus, mais pour nous aider dans une tâche rude et difficile, Dieu nous a donné la grâce de pouvoir observer les* « FAITS » *et son* FILS *nous a appris, Lui-même, qu'on devait juger l'arbre à ses* « FRUITS ». *Observons donc les* « FAITS ».
**1. -- ***Trois savants docteurs : un Belge, un Américain, un Français, sans s'être concertés, parviennent à la même conclusion : tous trois perçoivent chez le Souverain : Pontife une sorte de dualité de personnages qui paraissent ne pas être toujours en pleine harmonie.*
*Cela n'a que la valeur d'une opinion privée mais cependant si cette conclusion s'avérait exacte, bien des choses en seraient éclairées.*
*C'est pourquoi dans les lignes qui suivent, j'emploierai pour désigner le Souverain Pontife, tantôt les mots* « *Paul VI *»*, tantôt le* « *Pape *»* ; faites-y donc bien attention.*
*Voyons maintenant ce que disent nos plus solides théologiens :*
**2. -- ***L'un nous écrit :*
« *A la Cène, le Christ n'a pas conféré à ses apôtres le pouvoir de se réunir pour prendre un repas en commun, mais il leur a donné l'ordre de réactualiser à travers le temps et l'espace son acte rédempteur sous la forme non sanglante qu'il a choisie et instituée à la Cène. *»
*C'est cela la messe.*
**3. -- ***Un autre, animé par un profond sentiment d'obéissance, décèle pourtant dans quelques passages* *de* «* Missale Romanum *» *une certaine* ÉQUIVOQUE.
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**4. -- ***Un troisième, inspiré lui aussi par le même sentiment d'obéissance, paraît dans ses écrits attribuer* *la même importance au document officiel signé par* « *Paul VI *», *et aux paroles prononcées par* *le* « *Pape *», *au cours d'une audience générale.*
*Or le document officiel et les paroles ne donnent pas le même* « *son de cloche *» *et laissent une certaine* *impression d'*INCOHÉRENCE.
**5. -- ***Un autre, encore, dénonce le* FAUX *constitué par la traduction française de la conclusion de la Constitution apostolique* «* Missale Romanum *» du 3 avril 1969 (publiée par la salle de presse du Saint-Siège).
*Cette fausse traduction tente de nous faire croire que Paul VI a voulu donner force de loi à son nouvel* «* Ordo Missae *», *ce qui est absolument faux.*
*On peut, des lors, se demander si le fait de tolérer cette fausse traduction et le fait de la laisser diffuser ne constitue pas un* ABUS DE CONFIANCE ?
**6. -- ***Nous constatons ainsi que nos plus éminents, nos plus saints théologiens ne parviennent pas à se mettre pleinement d'accord pour interpréter clairement la Constitution* «* Missale Romanum *».
*Chez eux, comme chez la plupart des fidèles, règne le plus grand* TROUBLE. *La* BRUME *s'ajoute aux Ténèbres.*
**7. **-- *Dernière observation : dans l'ancien Ordo de la Messe, il était proclamé à trois reprises, au moins, que la Vierge Marie était* « *toujours Vierge *»*.*
*A la messe, actuellement radiodiffusée, il n'en est plus question une seule fais !*
*Cette* OMISSION, *répétée, ne peut pas être involontaire... elle est donc redoutable !*
*Que ne peut-on craindre, en effet, de la vengeance du* « *Fils *»* ?*
*En, bref, voici les* FAITS : OMISSION, ÉQUIVOQUE, INCOHÉRENCE, FAUX, ABUS DE CONFIANCE.
DOUTE, BRUME ÉPAISSE, TÉNÈBRES, TEMPÊTE : *voilà les* FRUITS.
*Il paraît bien difficile d'y reconnaître le Sceau du Saint Esprit ; en revanche, on pourrait facilement le trouver dans la décision prise par le pape, pour retarder de deux ans la mise en application obligatoire du nouvel* «* Ordo Missae *».
231:144
*Peut-être a-t-il voulu, en plein cœur de cette tempête, s'accorder, nous accorder un temps de répit, de réflexion et voir dans quel sens se porteront les suffrages catholiques ?*
*-- Fidélité à l'ancien Ordo Missae*
*ou*
*-- Engouement pour le nouveau ?*
*Le fait de rester fidèle à la tradition plus que millénaire ne peut donc certainement pas constituer une désobéissance au successeur de Pierre.*
*Hélas ! en nous imposant immédiatement le nouvel* «* Ordo Missae *», *l'épiscopat français :*
*-- nous prive de ce moment de répit, de réflexion ;*
*-- fausse le jeu de cet espèce de référendum ;*
*-- semble se séparer du pape ;*
*-- et commettre ainsi un* ABUS D'AUTORITÉ.
*Finalement, en face de notre impérieux devoir de défendre nos chers petits, et usant de la permission du pape, le pauvre pécheur ignorant que je suis se cramponne désespérément aux enseignements reçus de mes ancêtres, en attendant que la* BRUME *se dissipe et que la* TEMPÊTE *s'apaise.*
*Cela ne peut manquer d'arriver :*
*Amiral de Penfentenyo.*
232:144
### Henri Massis
Henri Massis est mort le 16 avril 1970, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.
Il nous avait en 1956, à la fondation d'ITINÉRAIRES, apporté sa collaboration et son appui. Il était l'un des huit. Il rédigea son ouvrage : *De l'homme à Dieu* tout exprès pour être le second volume de la COLLECTION ITINÉRAIRES (le premier étant *Culture, École, Métier* d'Henri Charlier). Les forces venant à lui manquer, il ne nous donnait plus d'articles, mais il tenait à ce que son nom figurât toujours parmi ceux des collaborateurs de la revue ITINÉRAIRES. Il voulait, même quand la santé lui fit défaut, être présent à cette transmission continuée d'un héritage intellectuel et moral. Comme il l'avait fait toute sa vie. « Ceux qui eurent vingt ans avant 1914, disait-il, n'ont rien à transmettre qu'ils n'aient d'abord reçu : nous sommes des héritiers. » ([^90])
Il nous a été donné de pouvoir rendre à Henri Massis, quand il était encore physiquement au milieu de nous, l'hommage d'estime, de reconnaissance et d'affection que nous lui devions : ce fut notre numéro 49, pour lequel il nous avait ouvert es archives. « Du Pape », il y écrivait lui-même, c'était en janvier 1961 :
« Puissant et magnifique comme le vicaire du Roi des Rois, seul et haï comme Jésus sur sa croix, à la fois infaillible parce qu'il est le dépositaire des promesses ineffables, et parfois coupable des plus grandes fautes, et jusqu'à des crimes, parce qu'il n'est que le premier des pécheurs qui forment la Maison terrestre de Dieu, mortel mais défiant les âges dans sa fonction qui, elle, ne passe pas, le Souverain Pontife incarne au plus haut point la contradiction nécessaire qui est celle de tout chrétien en ce monde. »
#### Chronologie biographique
\[se reporter au numéro 49\]
271:144
Elle s'arrêtait en 1960. Nous y ajoutons seulement le dernier alinéa.
-- 1970
18 AVRIL :
Article de Pierre-Henri Simon dans Le Monde : « Parmi ses adversaires, bien peu refusaient l'estime à cet écrivain qui avait mené son combat pendant un demi-siècle... L'Académie française l'accueillit en 19601 ; et je crois bien que ce fut sa dernière joie. J'ai assez vécu pour avoir connu, dans les années 20, le directeur de la Revue Universelle... J'ai retrouvé, quarante ans plus tard, quai de Conti, un vieillard pauvre, modeste, affable, accablé de misères physiques et de chagrins domestiques ; et supportant ses épreuves avec un courage à la fois stoïque et chrétien, et une dignité qui appelaient vers lui la sympathie et l'admiration. »
272:144
### Gonzague de Reynold
Gonzague de Reynold, qui vient de mourir à Fribourg, âgé de quatre-vingt-dix ans, était le Président de l'UNA VOCE Suisse, qu'il avait fondée il y avait cinq ans et dont il n'avait jamais cessé de s'occuper activement ; grâce à ses efforts, elle s'était répandue dans tout le pays et l'on avait vu naître une section très vigoureuse dans la Suisse allemande. A chacune des réunions de cette société, Reynold tenait à prendre la parole ; chaque fois il rappelait avec autant de vigueur que de précision le besoin d'une renaissance catholique et d'une résistance active aux forces de destruction.
\*\*\*
Né d'une ancienne famille de noblesse fribourgeoise, qui dut le plus clair de son illustration à son service dans les régiments suisses de l'Armée française, Reynold possédait une double culture française et germanique, qui lui permettait de couvrir un champ intellectuel très vaste. Tour à tour il enseigna à l'Université de Berne puis à celle de Fribourg. Il représenta la Suisse au Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations, il écrivit de nombreux ouvrages historiques, des poèmes, des pièces de théâtre, mais son œuvre la plus considérable fut la série de 10 volumes qu'il publia en France chez Plon sur « La Formation de l'Europe ». Il l'avait couronnée par un livre admirable : « Le Toit Chrétien », dans lequel il montrait le rôle essentiel que joua le Christianisme pour cimenter, régler et établir la civilisation européenne aussi bien que sa vie politique.
\*\*\*
Dans cette ville de Fribourg, centre de l'activité catholique en Suisse, Reynold occupait la place de maître et de guide intellectuel. De toute l'Europe affluaient vers lui, dans son manoir de Cressier, des visiteurs qui désiraient le consulter :
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il se tenait ainsi au courant de tous les événements et de toutes les tendances de la chrétienté. Sa prudence naturelle ne l'empêchait pas de combattre avec vigueur pour le maintien des traditions catholiques, pour le latin, pour le respect de la liturgie ancienne et surtout de l'eucharistie. Sous son impulsion, les membres de l'Institut Fribourgeois envoyèrent aux évêques français une lettre ouverte où ils leur montraient les faiblesses, les inconséquences et les erreurs contenues dans leurs traductions françaises de la messe. Ils ne reçurent jamais de réponse. Lui-même préparait depuis plus d'un an une « Lettre aux évêques Susses », que la mort ne lui permit pas de terminer et qui devait être une protestation contre la faiblesse dont ces évêques usaient à l'égard des novateurs aveugles et des destructeurs systématiques du culte catholique.
Nous perdons en lui un chef, un guide, un ami, que nous ne saurions trop honorer, trop regretter.
Bernard Faÿ.
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## DOCUMENTS
### Les agendas-missels et autres choses semblables
*De Louis Salleron, dans* «* Carrefour *» *du 15 avril*
Un journal catholique fait de la publicité, sur une colonne entière, pour le « nouveau missel des dimanches ». Il nous donne même la photographie de la couverture de cet ouvrage recommandé. De jolies fleurettes stylisées, très printanières, invitent à l'acheter.
Texte de la publicité : « *600.000 exemplaires ont été tirés et ne suffiront probablement pas à satisfaire la demande. -- Format livre de poche, au prix modique de 7 F, le nouveau missel présente l'originalité de ne pouvoir servir qu'un an, comme un agenda. La liturgie évoluant volontiers et utilisant chaque année de nouveaux textes sacrés, la tradition du missel offert pour la vie, à l'époque de la première communion, est désormais périmée. Celle du missel agenda s'établit. *»
Sous ce texte, en plus petits caractères, et entre parenthèses, on lit : « (Express n° 969). » Nous ne savons pas si c'est une référence à l'hebdomadaire de ce nom ou un code typographique dont le sens nous échappe. En tout cas, c'est comme un sceau de qualité pour la présentation de ce « nouveau missel ».
De fait, tout y est.
Il s'agit d'abord d'un « nouveau » missel. Ce qui n'est pas « nouveau » dans l'Église risque fort, de nos jours, d'être suspect. Vous pouvez donc acheter de confiance. C'est nouveau, donc c'est bon.
Quelle est l'originalité de ce nouveau missel ? C'est celle de « NE POUVOIR SERVIR QU'UN AN » !
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Merveille des merveilles ! Aux temps jadis, l'enfant recevait, à sa première communion, un missel qui pouvait lui servir « pour la vie ». C'était la « tradition ». Puisque c'était la tradition, c'était une mauvaise chose. Traditionnellement, l'Église était pour la tradition. La nouvelle Église est pour la nouveauté. Il faut être logique. Instruit par le « nouveau » catéchisme, l'enfant pourra suivre la « nouvelle » ordonnance de la messe avec un « nouveau » missel, dont « l'originalité » sera de « ne pouvoir servir qu'un an », et en. France, bien entendu, puisqu'à l'étranger son missel en français ne lui servira de rien.
Bref, c'est un « agenda », un « missel agenda », ou un « agenda missel ». Faut-il en conclure, avec le texte publicitaire, que la « tradition » du missel agenda « s'établit » ? Ce nous paraît être une offense à la nouveauté. Disons plutôt que nous avons, cette année, un agenda missel. On trouvera autre chose l'an prochain -- la liturgie évoluant « volontiers » (!!).
« Dix maisons d'édition » se sont unies pour prendre en charge la « fabrication » et la « distribution » de ce chef-d'œuvre, qui en est aujourd'hui (lisons-nous au bas de la page) à son 580^e^ mille.
Cela fait beaucoup d'usagers. Cela fait un nombre encore infiniment plus considérable de non-usagers.
Dans trois ans, dans deux ans, combien de fidèles auront le courage d'acheter la nouveauté de l'époque, qui aura l'originalité de « ne pouvoir servir qu'un an » -- à moins qu'à ce moment l'originalité ne soit de servir que six mois, ou huit jours, ou une seule fois, comme les serviettes en papier et les assiettes en carton ?
Qu'y a-t-il dans cet agenda ? Nous n'en savons rien. Puisqu'il sera bientôt périmé, nous préférons garder nos 7 francs en attendant la prochaine nouveauté.
Nous avons en revanche un « missel pour les fidèles » que nous a donné un ami. 64 pages. Gros caractères, commode à lire. Et des illustrations. Nous sommes informés qu'elles sont là, non seulement pour « renouveler la présentation » du livre, « mais surtout apporter le climat de recueillement que le texte seul ne peut donner » (sic). Avec mon ami, nous nous sommes efforcés de déchiffrer la signification de la première de ces illustrations (répétée plusieurs fois). Il tient pour un mouton. Je crois que c'est une huche à pain, ou une table de bureau. En tout cas, il faut reconnaître qu'elle favorise, sinon le « recueillement », du moins la « réflexion ». On peut, en effet, passer toute la messe à se demander ce qu'elle veut dire.
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Les auteurs de ce missel nous avertissent loyalement qu'il est, en lui-même, insuffisant. « Il devra être complété par une Bible et un missel plus volumineux, où l'on pourra retrouver chez soi les textes que l'on aura écoutés à l'église. »
Très pratique, comme on voit.
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*Lex orandi, lex credendi.* A liturgie évolutive, foi évolutive.
« Il est urgent de réaliser un catéchisme œcuménique de la foi, un catéchisme à éditions successives, annuelles même, pour que tous les chrétiens sachent ce qu'ils croient ensemble et connaissent les points sur lesquels l'accord se fait et comment le dialogue doctrinal se poursuit entre les diverses confessions... »
Telle est la proposition faite, il y a une quinzaine de jours, par le R.P. Sesboué s.j., à la « session œcuménique » de Bièvres.
Il faut, selon le R.P., « *savoir mourir à son identité confessionnelle *», pour retrouver l'unité des chrétiens. Autrement dit : savoir mourir à son identité catholique pour redevenir « chrétien ».
Fort bien, mais à quel prix ?
M. Pierre Gallay, prêtre assomptionniste qui, dans « la Croix » du 4 avril, rend compte de la session œcuménique, confesse qu'il y a des « sacrifices impossibles », par exemple : la « fidélité à la foi » et les « exigences évangéliques ». On ne saurait mieux dire. Mais c'est justement où gît la difficulté, depuis toujours. Et le catéchisme (traditionnel) était précisément le résumé des vérités à croire et des devoirs à pratiquer. Parler d'un « catéchisme *œcuménique* de la FOI » et d'un catéchisme « *à éditions successives *» est contradictoire dans les termes. Il peut s'agir, tout au plus, d'un bilan des accords et des désaccords entre catholiques et chrétiens non catholiques.
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Il faut, dit M. Pierre Gallay, « renoncer, de part et d'autre, à justifier la rupture qui a été un péché des deux côtés ». Disons plutôt qu'il faut éviter de donner de mauvaises justifications de la rupture, ou de prétendre que, dans l'*attitude* des deux partenaires, l'un était tout blanc et l'autre tout noir. Mais ces confessions faites sur un passé lointain, les problèmes de foi demeurent.
Il peut y avoir un Credo commun à un certain niveau, la divergence apparaît au delà ! Le problème naît à ce moment.
Tous ceux qui ne sont pas athées peuvent se mettre d'accord sur la formule : « Je crois en Dieu. » Ensuite, on est juif, musulman, protestant, catholique.
Chez les chrétiens, il s'agit de savoir ce qui est de foi et ce qui ne l'est pas.
Il y a des *confessions de péché* à faire. C'est d'autant plus facile que c'est l'histoire que l'on confesse. Il y a des *incompréhensions* à dissiper. C'est déjà moins facile, mais ce n'est pas impossible. Il y a des *équivoques* à éclairer. C'est encore moins facile, mais ce n'est pas non plus absolument impossible. Enfin, il y a des *oppositions* qui apparaissent irréductibles. Il ne faut pas chercher à les noyer dans le confusionnisme, car elles resurgiraient plus violentes, plus venimeuses et plus mortelles qu'auparavant.
Dans un second article sur la session œcuménique de Bièvres (« La Croix », 5-6 avril), M. Pierre Gallay croit pouvoir observer que l'Église catholique est à prédominance « *christologique *», avec une insistance marquée pour « l'aspect visible, les rites, les sacrements », alors que les Églises protestantes sont à prédominance « *pneumatologique *», avec une insistance plus forte sur « l'aspect invisible de l'Église, la liberté de l'esprit, la relativisation de l'institution ». A ses yeux, la tension qui en résulte signifie moins opposition que complémentarité. Une réflexion là-dessus apporterait « un éclairage nouveau sur la question controversée de la validité des ministères dans les Églises protestantes, sur la possibilité d'une présence eucharistique dans le culte protestant ». Développant cette idée, il conclut : « On devine l'intérêt de ces points de vue qui permettraient d'intégrer dans le cadre d'une Église chrétienne enfin Une diverses formes de ministères moins opposés que complémentaires dans leur double dimension christologique et pneumatologique. »
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Se lancer dans cette voie, c'est s'aventurer dans un cul-de-sac. Car les accords auxquels on pourrait éventuellement aboutir (sur des questions comme celle des « ministères » dans l'Église) se révéleraient vite superficiels et précaires, faute de l'accord premier sur la foi professée.
Il y a le symbole des apôtres, il y a le symbole de Nicée. C'est de ces grandes professions de foi, antérieures aux schismes, qu'il faut partir, pour savoir si elles subsistent ou non dans les esprits. Or quand on lit la littérature sur l'œcuménisme, on s'aperçoit vite que les réunifications auxquelles on aspire procèdent habituellement du rejet implicite des grands dogmes traditionnels.
On dit « Incarnation », « Résurrection », « Eucharistie », mais on n'y croit pas, ou on n'y croit que d'une manière vague. Le réalisme ontologique fait place à un mélange de symbolisme et de fidéisme. Dans ces conditions, l'œcuménisme est vain, ou il n'est qu'une pseudo-religion nouvelle, aussi étrangère au protestantisme et à l'orthodoxie que, naturellement, au catholicisme.
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### Une lettre posthume de Miguel Angel Quevedo
Au cours de l'année 1969, Miguel Angel Quevedo se donnait la mort dans son appartement de Caracas. Il avait été l'un des plus puissants directeurs de journaux d'Amérique Latine : son hebdomadaire -- *Bohemia* -- édité à la Havane, tirait à un million d'exemplaires. Fondé par le père de Miguel Angel Quevedo en 1908, *Bohemia* avait peu d'égaux dans le continent latino-américain. Son indépendance vis-à-vis des gouvernements en place à La Havane était telle que, sous Batista, il put à peu près ouvertement, soutenir les guérilleros de la Sierra Maestra et Fidel Castro.
\*\*\*
Après l'arrivée de Fidel au pouvoir, Miguel Angel Quevedo mit *Bohemia* au service du nouveau régime. Ni les incartades de « Che » Guevara, ni l'élimination du Président Urrutia par Castro, ni même le procès du commandant Hubert Matos n'avaient refroidi son zèle. Miguel Angel Quevedo était de ces Cubains qui ne voulaient pas croire que le régime castriste évoluait inexorablement vers le communisme et la dictature.
Il finit par se séparer de Castro en juillet 1960 et, après avoir fait distribuer dans les rues de La Havane un tract proclamant que « la révolution était trahie », il demanda asile à l'ambassade du Vénézuéla, puis s'exila. « *Le départ de Quevedo,* proclama publiquement Fidel Castro, *frappe durement la révolution*. »
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Réfugié à Caracas, Quevedo fonda un *Bohemia* *Libre*, tandis que sous le titre inchangé de *Bohemia*, le gouvernement cubain publiait un journal de propagande communiste. Il ne fit point de bonnes affaires, s'embrouilla dans d'atroces complications financières et finit par devoir vendre *Bohemia* *Libre*.
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Après sa mort, on trouva à Caracas une lettre qui n'était que la paraphrase des vers de Victor Hugo :
*On ne peut pas vivre sans pain ;*
*On ne peut non plus vivre sans patrie.*
Une seconde lettre existait, adressée à Ernesto Montaner, qui fut son collaborateur et dirige aujourd'hui à Miami *El Tiempo*. Lettre belle, amère, la voici.
Jean-Marc Dufour.
« Cette lettre vous parviendra probablement après la nouvelle de ma mort. Maintenant, la radio vous a déjà informé que j'avais, finalement ! commis le suicide parce que je n'avais personne pour m'empêcher de le faire comme Agustin Alles et vous-même le 21 janvier 1965. Vous souvenez-vous ? Ce jour-là, vous êtes venu dans mon bureau pour me donner un de vos articles. Nous avons bavardé un moment, mais vous avez remarqué que je n'étais pas à la conversation. Vous avez aussi remarqué que j'étais angoissé, triste, très triste, et profondément las est vous me l'avez dit. Je pensais à ma sœur Rosita que j'adore, et mes yeux étaient pleins de larmes. Je voulus parler mais ne pus prononcer un mot. Vous êtes allé me chercher un verre d'eau et, après une gorgée, je fus capable de dire quelque chose. Quelque chose que je n'aurais pas dû vous dire.
Je vous confiai que, lorsque vous êtes rentré dans mon bureau, j'étais sur le point de me tuer. Je vous dis même que ma seule préoccupation était Rosita. Je ne voulais pas qu'elle me voie étendu sur le sol dans une grande mare de sang. Je ne voulais pas lui laisser cette dernière image de moi, et, par suite, j'avais décidé de me tuer sur le divan afin qu'elle puisse croire que je dormais. Voilà ce que je vous ai dit aussi.
La peine et l'étonnement étaient peints sur votre visage. Je me souviens aussi que vous vous êtes levé, dirigé vers mon bureau, et que vous avez enlevé les balles de mon revolver. Après vous être rassis, vous m'avez dit : « Vous êtes fou, Miguel. », puis vous m'avez parlé de Dieu, de la mort éternelle de mon âme, de la brièveté de la vie, de la solitude de Rosita. Vous m'avez parlé de beaucoup de choses. Mais quand vous avez vu que je restais décidé, vous m'avez menacé d'appeler Rosita et tous les employés de *Bohemia*. Je vous ai supplié de ne pas le faire. Je voyais que vous vous sentiez responsable de mon sort, et je vous jurai, sur la vie de Rosita, que je ne ferais pas cela.
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Vous aviez quitté mon bureau, convaincu que, au moins pour le moment, vos paroles m'avaient dissuadé. En sortant, vous avez rencontré Agustin Alles et lui avez tout dit. Puis vous êtes tous deux allés trouver le Dr Esteban Valdés Gastillo, qui me téléphona depuis chez lui. Un grand médecin, exceptionnel. Il voulait me voir d'urgence, mais nous ne nous sommes jamais vus. Nous avons seulement parlé longuement au téléphone. Il m'appelait, ou c'était moi qui le faisais. Il avait l'habitude de me parler tous les jours. Mais je n'ai jamais parlé de nouveau avec vous.
Pardonnez-moi, mais j'ai pensé que vous aviez eu tort de révéler ce que je vous avais confié, en ami, dans un moment de faiblesse. Nous n'avons jamais eu de nouvelles l'un de l'autre jusqu'à aujourd'hui, où ma décision sera devenue réalité, parce que ni vous, ni Agustin Alles, ni Valdés Castillo, ni personne n'est ici pour m'arrêter. Ainsi, vous êtes en train de lire la lettre d'un vieil ami mort ; Valdés Castillo avait raison de dire que l'idée du suicide parcourt dans l'esprit d'un être des cercles de plus en plus petits, jusqu'à devenir un point. J'en suis à ce point.
Quand je serai mort, je sais que les accusations s'accumuleront sur ma tombe. Qu'ils voudront me présenter comme le seul à blâmer des malheurs de Cuba. J'admets mes erreurs et ne fuis pas mes responsabilités. Mais je ne suis pas « le seul à blâmer ». Nous partageons tous la responsabilité. Nous sommes tous à blâmer. Les journalistes qui encombraient ma table d'articles subversifs, attaquant les gens en uniforme à la manière haineuse de ceux qui sont « toujours dans l'opposition », pour satisfaire leur soif de popularité et la morbidité stérile et brutale de la foule dont ils recherchaient les acclamations. Ils n'ont jamais abandonné cette attitude, quelque soit le Président, quel que soit le bien qu'il faisait pour Cuba. Il devait être attaqué et détruit. Les mêmes gens qui l'avaient élu réclamaient sa tête sur la place publique. Le peuple est aussi à blâmer. Le peuple, qui demandait Guiteras, Chivas et acclamait Pardo, Lladu. Le peuple qui achetait *Bohemia* parce que c'était leur porte-parole. Le peuple qui vint avec Fidel Castro de l'Oriente au Camp de Columbia. Fidel n'est que le résultat d'une explosion de démagogie et de stupidité. Nous avons tous aidé à le créer : tous, ceux qui étaient pleins de ressentiment, les démagogues, ces gens stupides et pervers, tous nous sommes à blâmer pour son arrivée au pouvoir. Surtout les journalistes qui, quand il était en prison, réclamaient sa grâce, oubliant ses antécédents, sa participation au coup de force de Colombie, le meurtre de Manolo Castro, et son comportement de gangster à l'Université de La Havane.
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Le Congrès aussi est à blâmer, pour avoir voté l'amnistie. Et les commentateurs de radio et de télévision, pour avoir fiait son éloge. Et la foule, pour l'avoir acclamé au Congrès de la République.
*Bohemia* n'était que l'écho de la rue. Une rue qui applaudissait *Bohemia* quand le mensonge de 20.000 morts fut publié. C'était un mensonge d'Enriquito de La Osa, qui savait que *Bohemia* était l'écho de la rue, mais aussi que la rue avalait tout ce que *Bohemia* publiait.
Les millionnaires dont l'argent coulait à flot, pour aider Fidel à renverser le régime, sont aussi à blâmer. Et les militaires déloyaux qui vendirent ce régime ; et ceux qui se préoccupaient plus de contrebande et de pillage que des opérations militaires dans la Sierra Maestria.
Et les prêtres en soutane rouge, nui envoyaient dans la Sierra les jeunes gens servir Castro et ses guérillas, sont aussi à blâmer. Et le clergé, qui demandait au Gouvernement de capituler, tout au long de cinq pastorales, appuyant ainsi officiellement la révolution communiste.
Les États-Unis d'Amérique du Nord, qui bloquèrent les armes dont les forces de Cuba avaient besoin, pour combattre la guérilla, sont aussi à blâmer. Et le Département d'État nord-américain, qui soutint la conspiration communiste dans son effort pour s'emparer de Cuba.
La presse nord-américaine, dans sa plus grande part, est aussi à blâmer, surtout le *New York Times*, qui présenta Fidel comme un héros de contes de fiées.
Le gouvernement et l'opposition, pour leur attitude stérile pendant le « Dialogue Civique », qui les empêcha de parvenir à un accord honnête, pacifique et patriotique, sont aussi à blâmer. Et ceux envoyés par Fidel Castro pour saboter ce Dialogue.
Les politiciens abstentionnistes sont encore à blâmer, parce qu'ils ont repoussé toutes les solutions électorales possibles. Et les journaux, comme *Bohemia*, qui ont servi le jeu de ces politiciens en refusant de publier tout ce qui se rapportait aux élections.
Nous sommes tous à blâmer. Tous. Pour nos actions et pour nos omissions. Les vieux et les jeunes. Les riches et les pauvres. Les blancs et les noirs. Les gens honnêtes et les voleurs. Les justes et les pécheurs. Les plus « rigides » et « honnêtes » furent les pires. C'est la leçon incroyable et amère que nous avons dû apprendre.
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Je meurs écœuré de tout. Je meurs seul, en paria, frappé d'ostracisme. Je meurs trahi et abandonné par les amis qu'en des jours très difficiles j'assistai moralement et financièrement. Des amis comme Romulo Betencourt, Figueres, Munos Marin, géants de cette « Gauche Démocratique » qui est plus « à gauche » que « démocratique ». Eux tous, inhumains et froids, m'abandonnèrent à mon sort. *Quand ils surent que* *j'étais anticommuniste*, ils devinrent « anti-quevedistes ». Ils sont censés être les bâtisseurs du Tiers-Monde. Le monde de Mao Tse Toung.
Puisse ma mort être féconde, que tous ceux qui restent après moi méditent et apprennent la leçon ; que les journaux et les journalistes ne soient pas, une fois de plus, l'écho de masses sans mœurs et sans but. Que la presse devienne non l'écho de la rue, mais son guide ; que les millionnaires ne gaspillent pas une nouvelle fois leur argent pour un ingrat ; que les recettes de la publicité ne prêtera pas leur puissance à des publications tendancieuses, capables de détruire l'intégrité physique et morale d'une nation ; que le peuple se souvienne et repousse ces prophètes d'abomination dont les paroles ont de si amères inconséquences.
Nous étions un pays aveuglé par la haine. Nous sommes tous victimes de cet aveuglement. Nos fautes pesaient plus que nos vertus. Nous avions oublié la parole de Nuñez de Arce : « Quand une nation oublie ses vertus, ses faiblesses deviennent son tyran ».
Adieu. Ceci est mon dernier adieu. Dites à mes compatriotes que je leur pardonne, croisant mes bras sur ma poitrine, pour qu'eux-mêmes me pardonnent toutes mes fautes. »
============== fin du numéro 144.
[^1]: -- (1). Voir à ce sujet, dans le présent numéro : *Situation de la revue ITINÉRAIRES : réponse à Michel Demange,* par Jean MADIRAN.
[^2]: -- (1). J'emploie le mot *mystique*, comme la liturgie le fait souvent dans les secrètes ou les postcommunions, au sens de sacramentel, pour désigner ces réalités du Salut qui sont *accomplies ou présentes* en vertu de l'institution divine, *du fait d'être signifiées *; elles sont réelles mais sous un voile. *Efficiunt quod significant*...
[^3]: -- (1). Voir l'épître de la messe de la Fête-Dieu.
[^4]: -- (1). La mémoire de la Passion nous est rappelée (efficacement), la grâce se répand à flot dans nos âmes et nous recevons le gage de notre gloire à venir (Antienne des II^e^ Vêpres du Saint-Sacrement au Magn.).
[^5]: -- (1). Ayant aimé les siens qui étaient en ce monde il les aima jusqu'à la fin. (Jo. XV, 1.)
[^6]: -- (1). Voir les Canons du *Concile de Trente* sur la Messe ; notamment Canon 3, n° 950 dans Denzinger (édit. de 1955).
[^7]: -- (2). Pour éviter par exemple une profanation.
[^8]: -- (1). Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. (Jo. VI, 57.)
[^9]: -- (1). VILLON, *Ballade pour prier Notre-Dame*.
[^10]: -- (1). A titre de curiosité, voici quelques textes. *Une déclaration de Socrate* d'abord. Dès 399 avant Jésus-Christ, Socrate plaidant pour Alcibiade, déclarait : « Notre jeunesse aime le luxe ; elle a de mauvaises manières, méconnaît l'autorité et n'a aucun respect de l'âge. Les enfants aujourd'hui sont des tyrans. Ils ne se lèvent plus quand une personne âgée entre dans une pièce ; ils tiennent tête à leurs maîtres, bavardent en compagnie d'autres jeunes. Ils mangent bruyamment Ils tyrannisent leurs professeurs. »
Voici maintenant une constatation d'un doyen de Faculté de médecine, sous Louis-Philippe, le doyen Orfila : « Le nombre des étudiants qui fréquentaient l'École était prodigieux ; plusieurs d'entre eux, mal élevés, paresseux, turbulents, ne demandaient pas mieux que de faire cause commune avec les mauvais élèves de droit et de pharmacie qui surabondaient aussi, et avec les mutins étrangers à nos écoles, qui étaient toujours prêts à les exciter. La perturbation amenée par la révolution de 1830 dans ces jeunes cervelles était à son comble. Les uns étaient indécemment vêtus, un bonnet rouge sur la tête et les pieds dans des sabots ; d'autres, ornés de longues barbes, poussaient l'impudence jusqu'à fumer dans les amphithéâtres où se donnaient les leçons. Il y en avait qui passaient tout leur temps dans les estaminets, accompagnés souvent de femmes de mauvaise vie... Un bon nombre de ces mauvais élèves étaient affiliés à des sociétés secrètes et pouvaient facilement faire arriver dans nos amphithéâtres des centaines d'ouvriers ou d'autres gens de ces sociétés pour y troubler l'ordre. » Orfila ajoute que si le professeur avait l'oreille des élèves à cause de ses opinions libérales, on le saluait au chant de la Marseillaise, tandis que s'il passait pour favorable au pouvoir, on criait : « A bas le mouchard, le guizotin. » (Cf. le *Nord Médical*, 1969, n° 9).
Taine de son côté écrivait : « A vingt ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même temps que son orgueil. En premier lieu, quelle que soit la société dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison pure, car ce n'est pas un législateur philosophe qui l'a construite d'après un principe simple, ce sont des générations successives qui l'ont arrangée d'après leurs besoins multiples et changeants. Elle n'est pas l'œuvre de la logique, mais de l'histoire, et le raisonneur débutant lève les épaules à l'aspect de cette vieille bâtisse, dont l'assise est arbitraire, l'architecture incohérente et les raccommodages apparents... La plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur chemin à faire, sont plus ou moins Jacobins au sortir du collège. »
[^11]: -- (1). MARCUSE, *Éros et civilisation*, p. 15.
[^12]: -- (1). MARCUSE, *loc. cit*. -- On sait que, sur ce point, Marcuse critique Freud. Il estime qu'on en est arrivé a un stade de développement tel que la société pourrait subsister sans la contrainte sociale. C'est en ce sens qu'il est devenu le prophète de l'anarchisme.
[^13]: -- (1). Dans ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969 : *Une question de conscience : vérité et* *mensonge dans l'Église.*
[^14]: -- (1). Que pensait un mystique aussi dépouillé que saint Jean de la Croix de la semi-théocratie de Philippe II, des tribunaux de l'Inquisition, des étranges méthodes d'apostolat employées en Amérique, etc. ? Et, en fait, accordait-il seulement la moindre attention à ces problèmes ? Son unique souci était d'aller à Dieu et d'y amener les âmes dont il avait la charge. On répondra que, vu la lenteur et la rareté des communications au XVI^e^ siècle, il ne protestait pas contre ces abus pour l'excellente raison qu'il n'en était pas informé. Mais qu'un Las Casas, par exemple, qui se trouvait en Amérique, a vigoureusement réagi contre les sévices exercés sur les Indiens. Fort bien : chacun suivait jusqu'au bout sa vocation propre et s'occupait de ce qui le concernait directement. Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit. Nous assistons, grâce aux progrès de l'information, à une dilatation invraisemblable de la conscience morale : on nous répète sans fin que nous sommes concernés (pardon pour ce solécisme à la mode) par tous les malheurs et toutes les injustices de l'univers. Et de « concerné par » à « responsable de », il n'y a qu'un pas qu'on ne se fait pas faute de franchir. Je verrais volontiers un progrès dans ce brusque passage de la conscience à la dimension planétaire, s'il ne s'accompagnait pas presque partout de l'oubli des responsabilités immédiates et personnelles. Tout se passe comme si la délicatesse de la conscience morale augmentait en fonction de l'éloignement et de l'incapacité d'intervenir utilement : hyperesthésie aux extrémités, insensibilité au centre. Un exempte entre mille. Je connais un curé de campagne dont l'esprit et la langue grésillent sans cesse à propos du Vietnam, de la guérilla en Amérique latine, du problème noir aux U.S.A., etc., et qui néglige les devoirs élémentaires de sa fonction : catéchisme, confessions, visites aux malades... Absorbé à ce point par les problèmes de la planète, comment n'oublierait-il pas son village et son clocher ?
[^15]: -- (1). Vol. 32, n° 2. -- Avril 1956, pp. 181-189.
[^16]: -- (2). Souligné par nous.
[^17]: -- (3). ZIEMAN, *o. c.,* pp. 94-95.
[^18]: -- (4). BONNIN, *o. c.,* p. 102.
[^19]: -- (5). Dans le cas de Kuhlmann, il faut signaler qu'il n'occupait son poste que depuis août 1917.
[^20]: -- (6). D'autant plus que la grève des banques à Petrograd, consécutive à leur coup de force, leur causait quelques soucis financiers.
[^21]: -- (7). Sur ce point, cf. ZEMAN, *o. c.,* p. 72. Dans une note Zeman indique que ce même 9 novembre, mais avant d'avoir reçu le message de Bergen, Parvus expédia deux télégrammes par le canal de l'ambassade de Vienne. Dans le premier, il demandait à un de ses agents à Copenhague d'aller aussitôt à Stockholm et de lui faire savoir à quel moment il devrait y arriver. Dans le second, il demandait au député social-démocrate Muller, alors en Suisse, de le rencontrer à Munich. La victoire bolchevik mettait en effervescence tout le brain-trust occulte des Allemands.
[^22]: -- (8). ZEMAN, *o. c.,* p. 54.
[^23]: -- (9). ZEMAN, *o. c.,* p. 24.
[^24]: -- (10). ZEMAN, *o. c.,* p. 74.
[^25]: -- (11). Il est possible que les deux millions réclamés le 8 novembre par Lucius, aient été transmis à Voroski, alors à Stockholm, et avec qui Riezler était en contact.
[^26]: -- (12). ZEMAN, *o. c.,* p. 62.
[^27]: -- (13). bolchevik.
[^28]: -- (14). menchevik.
[^29]: -- (15). En français dans le texte.
[^30]: -- (16). ZEMAN, *o. c.,* pp. 54-55-56.
[^31]: -- (17). ZEMAN, *o. c.,* pp. 52 et 53.
[^32]: -- (18). ZEMAN, *o. c.,* p. 85.
[^33]: -- (19). P. 327. Voici d'autre part le texte du passage du P.V. du 7 octobre concernant Karl Moor : « Ayant entendu la communication sur la proposition d'argent, on a approuvé la motion suivante : ayant entendu la communication du camarade Alexandrov (Semachko) concernant la proposition faite par le socialiste suisse K. Moor de mettre à la disposition du Comité Central une certaine somme d'argent, étant donné qu'il est impossible de contrôler la véritable source des moyens proposés et d'établir avec certitude si ces moyens proviennent vraiment de ce même fonds qui nous a été signalé par la proposition comme étant la source où puise G.V. Plekhanov, étant donné qu'il est également impossible de contrôler le véritable but de la proposition de Moor, le Comité Central a décidé de refuser sa proposition et de déclarer tous les pourparlers ultérieurs à ce sujet inadmissibles. » (p. 121).
[^34]: -- (20). Souligné par nous.
[^35]: -- (21). Ruth FISCHER, *Stalin and German Communism*, Londres, 1945, pp. 206 et 207.
[^36]: -- (22). *O. c.,* p. 107.
[^37]: -- (23). Un des principaux animateurs avec Dan et Abramovitch du *Courrier Socialiste*, organe des menchevicks émigrés. Nikolaïevski, qui fut un des meilleurs analystes de la situation en U.R.S.S., est mort il y a quelques années.
[^38]: -- (24). Cf. Contribution à l'Histoire du Komintern. *Les* premières années de l'Internationale Communiste. D'après le récit du « camarade Thomas » recueilli, introduit et annoté par Boris Nikolaïevski.
[^39]: -- (25). Au reste nous ne pouvons tout citer, en particulier à propos du rôle de Parvus, ni évoquer ici les sommes versées par les Allemands à Rakovsky, grand ami de Trotski, pour sa propagande pacifiste en Roumanie.
[^40]: -- (26). P. 206.
[^41]: -- (27). Selon Schapiro à la veille du Coup d'État bolchevik la Garde Rouge comptait environ 20 000 hommes, *o. c.,* p. 205.
[^42]: -- (28). *O. c.,* pp. 207-208. Fischer dans son livre sur Lénine et David Shub dans le sien inclinent dans le même sens. Parmi les personnages contemporains de Lénine le socialiste Bernstein et l'homme d'État tchécoslovaque Masaryk, fort informés des dessous de cette guerre, ont formellement accusé les bolcheviks d'avoir été financés par les Allemands.
[^43]: -- (29). Dans la période qui précéda la prise du pouvoir, il est probable que les Allemands jouèrent avec les bolcheviks une carte parmi d'autres (séparatistes, pacifistes, anarchistes...) Les archives allemandes de l'époque reflètent après l'échec des journées de juillet une certaine baisse de confiance dans les chances des bolcheviks. Il est possible que les fonds aient été alors coupés, ou bien que la désorganisation momentanée des « contacts » apportée par la répression gouvernementale, ait entraîné des interruptions. C'est dans cette période, rappelons-le, que se situe la démarche de Karl Moor.
[^44]: -- (30). Ce fut aussi en partie le cas de Parvus. Après la victoire bolchevik, les archives allemandes font apparaître que Parvus a commencé à se détacher de ses bailleurs de fonds gouvernementaux pour se rapprocher des sociaux-démocrates et sans doute provoquer en Allemagne la chute du Kaiser.
[^45]: -- (31). Cf. Procès du Bloc des Droitiers et des Trotskistes antisoviétiques. Compte rendu sténographique, Moscou, 1938, pp. 320 a 323.
[^46]: -- (32). Juin 1920.
[^47]: -- (33). Les exploits des deux compères sont également rapportés dans un ouvrage d'un témoin, Serge DE CHESSIN : *Au Pays de la démence rouge*, pp. 235 et 235.
[^48]: -- (34). *Contribution à l'Histoire du Komintern*, *o. c.,* p. 13.
[^49]: -- (1). Au point, je l'apprends à l'instant, que Mgr Combes se proposait de mettre l'ouvrage au programme de ses étudiants de l'Université du Latran comme exemple de méthode rigoureuse.
[^50]: -- (2). *Op. cit.,* p. 7.
[^51]: -- (1). Ibid.
[^52]: -- (1). En février 1903 encore, Léon XIII répugnait à une condamnation de Loisy. Pie X est élu le 4 août, et, dès le 7, le cardinal Richard et le cardinal Perraud sortent de leur première audience avec le sentiment qu'ils obtiendront cette condamnation. De fait, le 4 octobre, la première encyclique du nouveau pape dénonce « les manœuvres fallacieuses d'une certaine science nouvelle » et le 17 décembre il approuve la mise à l'Index de *L'Évangile et l'Église* et d'*Autour d'un petit* livre (voir Émile POULAT, *Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste,* Casterman, 1962, pp. 244-248).
[^53]: -- (2). *Intégrisme et catholicisme intégral,* p. 47, n. 69.
[^54]: -- (1). L'un des cas les plus douloureux est celui du P. Semeria, « le plus grand instrument de la conservation de la foi dans la bourgeoisie génoise », écrivait récemment le cardinal Siri : d'ordre supérieur, brutalement envoyé de Gênes à Bruxelles en 1912. A tort ou à raison, Pie X voulait mettre fin à son influence qu'il jugeait favorable au modernisme. C'est à lui (à d'autres aussi sans doute) qu'a été dit le mot fameux : « Vous élargissez les portes pour faire entrer ceux qui sont dehors et vous faites sortir ceux qui sont dedans. » (*Intégrisme...,* pp. 249-253.)
[^55]: -- (1). *XVI^e^ siècle,* p. 131.
[^56]: -- (1). *Dialogues avec Paul VI,* p. 100.
[^57]: -- (1). Discours au Séminaire Lombard, 7 décembre 1968 (*Doc. cath.,* 5 janv. 1969, p. 12.)
[^58]: -- (1). Spécialiste de la rééducation physiologique de l'oreille, le docteur Itard fut en son temps l'auteur de nombreuses recherches sur la pédagogie audio-visuelle. La célèbre méthode Montessori repose en grande partie sur ses travaux.
[^59]: -- (1). L. CHESTOV, *Le pouvoir des clefs,* trad. B. de Schloezer, Paris, Schiffrin, 1928, p. 313.
[^60]: -- (1). Le « sophos », chez les Grecs, c'est aussi l'homme habile dans son métier.
[^61]: -- (2). Cf. à ce sujet l'intéressant ouvrage de Pierre AUBENQUE, *La prudence chez Aristote,* P.U.F., Paris, 1963.
[^62]: -- (1). NIETZSCHE, *La Volonté de puissance,* t. I, n° 64, p. 52.
[^63]: -- (2). *Op. cit.,* t. II, n° 30, p. 235 ; n° 35, p. 236.
[^64]: -- (3). CHESTOV, *op. cit.,* p. 314. -- L'auteur ajoute : « Ou peut vénérer les sages et en avoir pitié. Pouchkine vénérait et aimait le métropolite Philarète et lui dédia des vers admirables ; mais il n'est pas besoin d'une grande perspicacité pour deviner que Pouchkine n'aurait, pour rien au monde, consenti à devenir un sage à chevelure argentée, objet favori, vénération et même d'adorations Et les dieux préservèrent leur favori, en lui dépêchant en temps voulu F. Dantès, qui, avec le plus grand calme, comme s'il avait conscience de la plus haute mission dont il était chargé, accomplit le rôle de bourreau du destin. Et Lermontov et Nietzsche furent épargnés eux aussi. » su empêcher les catastrophes dont l'humanité a souffert.
[^65]: -- (1). De cette sagesse que Plotin appelle la sagesse « du brave homme chez qui le bien se mélange au mal » (Ennéades, 1, 4, 16).
[^66]: -- (1). *Les derniers temps*, Paris, Grasset, 1951, p. 380.
[^67]: -- (1). Cf. sur ce point, J. HYPPOLITE *Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel*, Paris, Rivière, 1948, p. 29. -- Jean WARL, *Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel*, Paris, Rieder, 1929, pp. 13-21. -- FESTUGIÉRE, *Le Grec et la nature*, dans *L'enfant d'Agrigente*, Paris, Plon, 1929.
[^68]: -- (1). *Le Gai Savoir*, liv. I, et 24.
[^69]: -- (2). Dès le début de son intéressante discussion sur le bonheur, Plotin se pose explicitement la question, allant jusqu'à se demander si on peut parler de bonheur pour les plantes et les animaux. (Ennéades, I, 4, 1-3.)
[^70]: -- (3). *La volonté de puissance*, I, n° 87.
[^71]: -- (1). De cette « sagesse primitive » et de ce bonheur naturel, il est question chez Hegel dans les *Leçons sur la philosophie de la religion*, II^e^ partie, *La religion déterminée*, I, *La religion de la nature*, I, pp. 29 ss. -- Et c'est à elle aussi que fait allusion Nietzsche lorsqu'il fait dire à Zarathoustra : « II y a plus de sagesse dans ton corps que dans ta plus orgueilleuse raison ». -- Aristote parlait aussi de « sagesse animale » (Éthique à Nicomaque, liv. VI, ch. VII). Plotin de même (Ennéades, 1, 4, 2-3.)
[^72]: -- (1). *Métaphysique* E, 1026 a, 13-23.
[^73]: -- (2). Cicéron, *De finibus,* II*,* 12 et 37. *De officiis,* II, 2 et 5.
[^74]: -- (3). Descartes, *Principes*, Préface.
[^75]: -- (4). De la sagesse, dans Erdmann, Leibniz, *Opera philosophica,* 1840, p. 673.
[^76]: -- (5). Lorsque Hegel nous parle à propos de la sagesse de « savoir absolu », total, « encyclopédique », il ne veut point dire que le sage doit s'être assimilé, dans le détail, tous les résultats des sciences ; il suffit qu'il en comprenne « le sens ». Aussi la critique d'Engels, reprochant à Hegel de soutenir qu'un individu puisse être capable d'accéder à une connaissance des choses, que seule, l'humanité, dans la totalité de son développement, atteindra peut-être à la fin des temps, cette critique porte a faux. Le sage *doit tout savoir, oui, mais par* « *le haut *», si on peut ainsi s'exprimer. N'est-ce point ce que voulait dire Aristote lorsqu'il écrivait que le philosophe doit posséder « la totalité du savoir... sans avoir la science de chaque objet en particulier », et lorsqu'il ajoutait : « ...La connaissance de toutes choses appartient nécessairement à celui qui possède la science de l'univers ; » (*Métaphysique,* A, 2).
[^77]: -- (1). Cléanthe, *Hymne à Zeus,* vers 36 : « Puissions-nous, pour cette faveur dont tu nous auras honorés, te rendre honneur à notre tour » (Trad. et commentaire de l'hymne dans Festugère, *La révélation d'Hermès Trismégiste,* t. II, *Le Dieu cosmique,* Paris, Gabalda, 1949, p. 310 ss.).
[^78]: -- (2). Platon, *VII*^e^ *Lettre. -- *Plotin développera encore davantage cet aspect de la « sagesse théorétique ». Cf. *IV^e^ Ennéade,* III, 24.
[^79]: -- (1). ITINÉRAIRES, n° 137, p. 5.
[^80]: -- (2). ITINÉRAIRES, n° 137, p. 7.
[^81]: -- (1). ITINÉRAIRES, n° 137, p. 8 à 17.
[^82]: -- (2). ITINÉRAIRES, n° 139, p. 42.
[^83]: -- (3). ITINÉRAIRES n° 137, p. 30.
[^84]: -- (1). Cette lettre a été écrite au mois de mars 1970 : c'est-à-dire, je tiens à le préciser, avant les nouveaux développements que l'abbé de Nantes a donnés (en avril) aux explications de l'attitude qu'il préconise en face des messes nouvelles. (Note de Michel Demange.)
[^85]: -- (1). J'ai raconté tout cela plus en détail en tête du numéro 100 d'ITINÉRAIRES (février 1966).
[^86]: **\***-- cf. 7:132
[^87]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 138 de décembre 1969, pp. 189-190.
[^88]: -- (2). Voir ITINÉRAIRES, numéro 137 de novembre 1969, pp. 6 et suivi.
[^89]: -- (3). Parue notamment dans *Carrefour* du 18 mars 1970.
[^90]: -- (1). Henri Massis, ITINÉRAIRES, numéro 49, page 177.