# 147-11-70
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\[PAUL VI REÇOIT Georges Hourdin et ses collaborateurs...\]
La page 1 du présent numéro ([^1]) reproduit une partie de la première page de *L'Osservatore romano* en date du 9 juillet 1970 : le début du discours chaleureux adressé le 8 juillet par Paul VI à Georges Hourdin et à ses collaborateurs.
Voici*,* selon *L'Osservatore romano,* le texte intégral du discours du pape à Georges Hourdin :
« Parmi tous les groupes qui se pressent autour de Nous et que Nous voudrions tant accueillir en particulier, il en est plusieurs qui méritent un salut spécial.
Et d'abord, celui des amis de la *Vie catholique,* avec son vaillant Directeur, M. Georges Hourdin.
Chers Fils et chères Filles, Nous sommes très sensibles à la démarche significative qui vous conduit ici, à Rome, pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de votre revue, avec les collaborateurs des autres publications, leurs lecteurs, leurs diffuseurs, leurs invités. Vous avez tenu en effet à manifester cette solidarité largement ouverte, véritablement catholique, qui vous est si chère et où se trouvent intégrés des pauvres, des vieillards, des handicapés, des militants de votre pays et du Tiers-Monde.
Nous connaissons par ailleurs le zèle apostolique que vous déployez pour faire entendre la Bonne Nouvelle au sein des familles, toucher le cœur de nos contemporains, pénétrer de réflexion chrétienne toutes les situations. A chacun vous voulez crier, comme l'Apôtre Pierre : « Elle est pour vous la promesse -- celle du salut, celle de l'Esprit Saint -- ainsi que pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin » (Actes, 2, 39). Vous ne prenez pas votre parti d'une Église coupée du monde. *Gardez, chers amis, ce dynamisme missionnaire, fruit de l'espérance. Mais purifiez-le sans cesse, dans un souci de laisser transparaître l'authenticité de l'Évangile qui transcende tout ordre humain, la vraie vocation de l'Église, l'objectivité des situations, le respect des personnes, l'amour* « *qui édifie *», « *qui ne se réjouit pas de l'injustice, mais qui place sa joie dans la vérité *» (I Cor., X, 23, XII, 6). » ([^2])
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Vous avez voulu mettre vos pas dans le sillage de ceux qui, avant vous, se sont laissé conduire par l'Esprit Saint : saint Paul, saint François, sainte Catherine de Sienne. Nous vous en félicitons : oui, méditez le message de ces témoins, tout leur message, pour pénétrer avec eux jusqu'au cœur de Dieu. Et vous voilà près de la tombe de saint Pierre, à qui le Christ a confié la lourde charge d'être en son nom le Pasteur de tous. Priez pour Nous qui avoue reçu du Seigneur cette responsabilité, qui est aussi une paternité spirituelle élargie à l'échelle du monde. »
Une expression de Paul VI a pu paraître sibylline, au début du discours :
« ...à Rome pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de votre revue, *avec les collaborateurs des autres publications*, leurs lecteurs, leurs diffuseurs... »
Quelles sont ces « autres publications » ?
Eh ! bien, ce sont toutes celles que dirige le cher Georges Hourdin.
Les *ICI* ([^3]), numéro 365-366 du mois d'août, ne manquent pas de le préciser (page 11)
« Mille deux cents lecteurs et diffuseurs de la *Vie catholique* et des autres revues, dont les *ICI,* éditées par la société d'édition que préside M. Georges Hourdin, ont participé dans Saint-Pierre à l'audience générale du pape le mercredi 8 juillet. »
C'est-à-dire sept jours exactement après l'audience (1^er^ juillet) accordée par Paul VI aux chefs terroristes d'Angola, du Mozambique et de Guinée.
\*\*\*
La page 2 ci-dessus du présent numéro reproduit une partie de la page 11 du numéro cité des ICI.
Dans le discours de Paul VI à Georges Hourdin et à ses amis, les deux phrases que nous avons soulignées n'ont pas été prononcées par le pape -- affirme Georges Hourdin -- mais inventées et ajoutées par *L'Osservatore romano :*
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« Paul VI, cependant, n'a pas prononcé ces deux phrases, ainsi que le montre l'écoute de la bande magnétique enregistrée par les soins de Radio-Vatican. »
Relisons les deux phrases ajoutées par *L'Osservatore romane* ([^4]) :
« Gardez, chers amis, ce dynamisme missionnaire, fruit de l'espérance. Mais purifiez-le sans cesse, dans un souci de laisser transparaître l'authenticité de l'Évangile qui transcende tout ordre humain, la vraie vocation de l'Église, l'objectivité des situations, le respect des personnes, l'amour « qui édifie », « qui ne se réjouit pas de l'injustice, mais qui place sa joie dans la vérité » (I Cor., X, 23, XIII, 6). »
On pourrait épiloguer sur le « chers amis » de ces phrases ajoutées, alors que Paul VI, dans le texte réellement prononcé, dit toujours et uniquement : « chers fils ».
On peut d'autre part comprendre le mécontentement de Georges Hourdin : *L'Osservatore romano,* prétendant RAPPORTER CE QUE PAUL VI A DIT, ajoute deux phrases qu'il n'a pas dites !
\*\*\*
Ces deux phrases contestées ne changent pourtant rien à la signification de l'événement.
Avec ou sans ces deux phrases, l'entreprise tendancieuse, partisane et funeste de Georges Hourdin est chaudement félicitée par Paul VI ; approuvée ; recommandée.
\*\*\*
Nous ne voyons pour notre part aucune raison de CACHER à nos lecteurs en quels termes et de quelle manière Paul VI a pris parti pour Georges Hourdin et lui a donné sa caution.
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C'est du même coup la revanche de *Pax,* dont Georges Hourdin fut en France le principal -- et le plus habile -- défenseur ([^5]).
C'est la revanche sur la Note du Saint-Siège (1963) qui, à propos de la pénétration de *Pax* en France, mettait sévèrement en cause les *ICI* que dirige Georges Hourdin ([^6]).
C'est la revanche de cette systématique « non-résistance au communisme » que nous analysions en 1955 dans les deux ouvrages : *Ils ne savent pas ce qu'ils font* et *Ils ne savent pas ce qu'ils disent* ([^7])*.*
La *Vie catholique,* les *ICI*, Georges Hourdin ! Ce parti organisé dans l'Église, ce parti dont nous combattons les idées et les manœuvres depuis quinze ans, voilà qu'il bénéficie maintenant de l'approbation et du soutien publics de Paul VI.
\*\*\*
Ni la foi ni la discipline de l'Église, ne nous imposent de nous rallier à Georges Hourdin, à sa *Vie catholique* et à ses *ICI*.
Les paroles citées de Paul VI ne sont certes pas sans existence : elles nous *renseignent,* et terriblement ; mais elles ne nous *obligent* pas.
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## Saint Louis
Deus qui beatum confessorem tuum Ludovicum mirificasti in terris et gloriosum in coelis fecisti : eumdem quaesumus, Ecclesiae tuae constitue defensorem.
(Messe de S. Louis.)
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### Notre prière au saint roi
par R. Th. Calmel, o.p.
QU'EST-CE QUE CELA PEUT SIGNIFIER de confier au saint de la Croisade la France de la Cinquième République ? Avons-nous conscience au moins de lui présenter une nation à toute extrémité, privée de défense militaire sérieuse, laïcisée jusqu'aux moelles, décérébrée par des propagandes stupides et abjectes, abrutie par la presse et les moyens audio-visuels, décomposée par les infiltrations judéo-maçonniques et communisantes, et, pire que tout le reste, une vieille nation chrétienne trahie au plus profond de son âme par des évêques « postconciliaires », qui ont abdiqué pratiquement leur autorité entre les mains d'une collégialité et de commissions absolument étrangères à la succession apostolique ? Avons-nous conscience que dire à saint Louis : *priez pour la France* c'est lui dire équivalemment : *obtenez un très grand miracle,* sans doute le plus grand miracle que vous ayez obtenu. Car jamais il n'y eut telle pitié au Royaume de France. Pas même après le traité de Troyes conclu par une reine et mère dénaturée ; car dans ce temps de trahison et de honte, dans ce temps lugubre du roi légitime en proie à la folie, du moins la foi chrétienne demeurait intacte ; les idées et les procédés de la Révolution étaient encore à inventer et le savant Cardinal Pierre d'Ailly, au terme de ses observations astrologiques, reportait jusqu'en 1789 la *magna eversio rerum. --* Vous me direz peut-être : passe encore pour la guerre de cent ans, mais estimez-vous la France plus atteinte aujourd'hui que sous la Convention et la Terreur, ou encore, dans un passé tout proche, durant la débâcle de 1940 et les épurations *résistantialistes* de 1945 ?
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-- Sans envisager ici la question sous tous ses angles, en nous tenant à la considération qui domine toutes les autres, celle de l'âme chrétienne de notre patrie, je réponds que même en 1793, même en 1940 ou 45, le péril pour la France de perdre son âme était moindre qu'il n'est devenu, sous le Pape Paul VI, pendant et après le deuxième Concile du Vatican. Car, jusque là, idées et procédés de la Révolution n'avaient pas encore profondément envahi l'Église, -- l'Église catholique en général et cette portion d'Église catholique qui pérégrine en France. La Révolution en tant qu'elle est le grand moyen pour forger une société nouvelle et une religion nouvelle -- une société qui se contredivise à la société antique et à la société chrétienne ; une religion qui est l'inversion de la religion de Notre-Seigneur -- la Révolution, en ce sens précis, était refoulée tant bien que mal aux portes de l'Église, maintenue au dehors ; nous n'étions pas encore entrés dans les ténèbres perfides de *l'apostasie immanente.*
Depuis le Concile nous sommes livrés non seulement à l'invasion camouflée de la doctrine néo-moderniste, mais nous sommes également victimes de la substitution d'une sorte de soviet à l'autorité ecclésiastique légitime. Celle-ci est tenue en laisse par les autorités parallèles, les commissions, les systèmes de recyclages, au point qu'elle contresigne les mesures les plus sacrilèges, celles qui, sans le déclarer ouvertement, substituent une religion des mensonges de l'homme à la religion de la Révélation de Dieu. Est-ce que j'exagère ? Mais que l'on nous explique alors comment, dans l'espace de cinq années à peine, on a pu, sans rencontrer une opposition générale et violente, faire virer de bord tant de prêtres et de fidèles, leur imposer, finalement, à la place de la messe latine et grégorienne plus que millénaire, -- nette et franche, inassimilable par les hérétiques, -- une nouvelle messe vernaculaire, polyvalente, approuvée par les hérétiques, en perpétuelle transformation, qui admet, pour le quart d'heure, quatre canons au choix et supprime pratiquement l'offertoire et les signes d'adoration. Si la Révolution, non seulement avec ses principes mais avec sa manière d'opérer et de détruire, ne s'était pas introduite dans l'Église, comment se ferait-il que les rites les plus extravagants, les plus abominables, dans la distribution de la communion aient été substitués aussi vite et sur une échelle aussi vaste au rite millénaire, si parfaitement adapté à notre foi, de la communion sur les lèvres et à genoux ?
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Et je ne parle pas de la diffusion galopante du *Nouveau Missel des Dimanches,* petit manuel liturgique du néomoderniste modèle ; je ne parle pas non plus de la pratique honteuse et sacrilège des faux en Écriture Sainte dans les « lectionnaires » et les catéchismes. En réalité, pas plus que la Révolution ne trouve d'explication satisfaisante aux yeux de ceux qui négligent l'action occulte des « sociétés de pensée », définitivement analysées par A. Cochin, pas davantage ne s'explique vraiment la subversion dans l'Église, si l'on ne tient compte des procédés de domination mis en œuvre par le modernisme et qui sont de type révolutionnaire. -- On dira : c'est la peur qui a joué ; beaucoup sont paralysés par une sorte de *loi des suspects.* Sans doute ; mais c'est le propre d'un régime révolutionnaire d'imposer efficacement à tout un peuple une *loi des suspects.*
Ce qui reste de chrétien dans l'âme de la France est trahi un peu plus chaque jour par les néo-modernistes qui démoralisent et affolent le clergé, le font vaciller savamment dans sa foi et qui arrachent, avec le dernier cynisme, ce qu'il gardait encore de fierté sacerdotale ([^8]).
Pas de salut de la France en dehors d'un miracle. Mais le premier objet du miracle, non le seul, le voici : que le *clergé de France* ose se reconnaître, soit délivré des illusions et plus encore de la peur, commence à faire volte-face. Que le roi qui entendait si pieusement la messe chaque matin, s'entourait de saints religieux autant que de nobles barons, invitait Thomas d'Aquin à sa table, croyait si profondément à son baptême qu'il prenait volontiers le titre de *Louis de Poissy*, que le saint roi de la Sainte Chapelle obtienne au clergé de France le courage nécessaire pour recommencer à célébrer la Messe latine et romaine de toujours, la Messe franche et sans équivoque. La France est perdue si la Messe se perd et la Messe se perd si le rite polyvalent du Pape d'aujourd'hui n'est pas vite relégué au fond des tiroirs d'où jamais il n'aurait dû sortir. Que le prêtre fasse à Dieu l'hommage auquel il a un droit infini, et qu'il fasse à la patrie charnelle qui l'a élevé l'aumône qu'elle implore à genoux, de la Messe nette et irréprochable de saint Léon, saint Grégoire et saint Pie V.
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Que le prêtre soit résolu à vivre à la hauteur du Saint Sacrifice, qu'il n'accepte plus de se faire de lui-même l'idée absurde, conforme aux vues du néo-modernisme, de n'être autre chose qu'un spécialiste intéressant d'une animation religieuse socialement efficace ; qu'il ait la volonté de traiter le ministère non comme une diversion mais comme une sorte d'effusion de la Messe. Tel est le premier objet de la requête que j'adresse à saint Louis d'un miracle pour le salut de la France.
Pour *mes frères laïcs,* que le roi de la Croisade et de la Captivité chez les Sarrazins veuille leur obtenir d'acquiescer à la grande leçon qu'il donnait à son ami des bons et des mauvais jours, le sire de Joinville : accepter les misères du corps et toute sorte de maux temporels plutôt que d'offenser Dieu et de perdre la vie de l'âme ([^9]). Du jour où un certain nombre de chrétiens dans le peuple de France, un certain nombre de laïcs chrétiens, auront choisi de préférer la lèpre au péché, de ce jour la résistance à *l'apostasie immanente* prendra un essor irrésistible ; l'arme redoutable du néo-modernisme : faire peur, rendre suspect, se trouvera considérablement émoussée ; le chrétien se moquera d'être rejeté, condamné à une espèce de mort sociologique, pourvu qu'il témoigne de Jésus-Christ, par sa foi, ses mœurs, son non-conformisme à la honte et la stupidité du siècle. -- D'autre part on ne dira jamais trop combien une disposition de fierté et de hardiesse donne de facilité et de promptitude pour dépister les arguments spécieux et déjouer les ruses du néo-modernisme, car la *grande sophistique* des docteurs de mensonge tire sa force, plus encore que de l'ignorance des chrétiens, de leur pusillanimité, de leur manque de liberté intérieure.
Dures exigences ? Cependant si *prêtres et laïcs français* veulent se rendre dignes du miracle de salut de la France que nous demandons à saint Louis, je ne vois pas que nous puisions éluder ou même atténuer ces rudes exigences. Si nous tardons toujours à prendre la voie de l'héroïsme chrétien, notre prière aura tout l'air d'une moquerie.
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Comme l'écrivait l'un de nos grands poètes dans une belle paraphrase de psaume :
*Par de stériles vœux pensez-vous m'honorer ?...*
*Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété...*
*Du milieu de mon peuple exterminez les crimes*
*Et vous viendrez alors m'immoler vos victimes.* ([^10])
Plus nous avons envie d'un miracle, plus nous devons être à la hauteur de le recevoir le jour où il sera accordé ; plus nous devons préparer les enfants à en être dignes, si ce sont eux seulement, et point nous, qui sont destinés à en être témoins et bénéficiaires. Car ce qui importe autant que d'être exaucé c'est la qualité de sentiment que Dieu trouvera en nous lorsqu'il lui plaira de nous exaucer. Ce qui compte plus encore que la victoire c'est l'âme avec laquelle nous serons prêts à accueillir la victoire et assurer la paix armée.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Saint Louis et Joinville
par Luce Quenette
#### I
Quand Péguy nous dit que « le livre de Joinville est comme un Évangile du royaume de France » il dit une merveilleuse vérité, dans tous les sens.
Il dit aussi « Matthieu, Marc, Luc ont été pour Jésus... ce que Joinville a été pour saint Louis ».
Pourquoi ne nomme-t-il pas Jean ?
Pour nous, comme appuyé sur l'intuition de Péguy, nous nommons Jean de Joinville le Jean disciple bien-aimé du saint roi.
##### Jean et Jean de Joinville.
« Ce disciple (le disciple que Jésus aimait) se penchant sur le sein de Jésus lui dit : quel est donc celui-ci ? Seigneur Jésus lui dit : c'est celui à qui je présenterai du pain trempé. » (XIII 25-26)
« Alors, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, après avoir aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin. » (XIII 1)
« Quand ils vinrent à Jésus et qu'ils virent qu'il était déjà mort, les soldats ne lui rompirent pas les jambes, mais un des soldats lui ouvrit le côté avec sa lance, et aussitôt il sortit du sang et de l'eau.
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Celui qui l'a vu en rend témoignage et son témoignage est vrai et il sait qu'il dit des choses vraies, afin que vous aussi, vous croyiez. » (J. XIX, 31-36).
Jean, fils de Zébédée et d'une mère pleine d'ambition et d'initiative, Jean très humainement doué pour observer, comprendre et retenir, est le témoin par excellence. C'est sa vocation.
Il voit le fait, la chose, la réalité, avec ses couleurs, son atmosphère, sa présence, l'expression des visages, les âmes transparaissant sur la physionomie.
Depuis le premier instant où il laissa Zébédée dans la barque avec les mercenaires, il se sait appelé, sans doute comme apôtre, mais appelé sûrement, en même temps, comme témoin. L'actuel, c'est-à-dire ce Maître de trente ans, cette Galilée, ce lac, cette pêche, ces travaux de tous les jours, ne l'enferment pas dans le quotidien. Il sait que ce qu'il voit est, pour le monde entier, infiniment important. Par une inspiration de très grand poète, de Fils de Tonnerre, et par une inspiration divine qui trouva la nature toute prête, il sait qu'il voit ce que tous les yeux voudraient voir, qu'il entend ce que toutes les oreilles n'entendront que par lui, il porte sa vocation d'historien inspiré sans gêne et sans contrainte, dans l'action, dans la pêche du lac, dans les marches et les miracles, les fatigues et les jours de la vie, les terreurs de la mort. Il observe, il conserve dans son cœur Ne nous étonnons pas de sa prédilection pour la Mère parfaite. Elle aussi observait, enregistrait, gardait et comprenait dans son cœur.
Jean n'est pas le reporter ou l'historien, en quête de renseignements, qui interroge pour savoir ce qu'il n'a ni vu, ni vécu. Il est oculaire, il voit, il vit ce qu'il est chargé de dire. Il juge et il adore le Saint des Saints, lui qui est loin d'être saint, lui qui a sa part des lâchetés de tous. Son jugement juge sa faiblesse, sa fidélité et l'adorable sainteté du Saint absolu ; il juge dans la complète liberté, il a plaisir à dire entre parenthèses son appréciation personnelle. On ne lui en fait point accroire, le génie qui l'habite est difficile et critique. Voyez l'intense et malicieux récit de la guérison de l'aveugle-né, voyez l'emporte-pièce de ce jugement sans appel sur le camarade traître : « Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce que, ayant la bourse, il volait ce qu'on y mettait. » (XII 6) Et je suppose que Jean faisait les comptes secrètement, et montrait au Maître, qui ne disait rien, les additions fausses du mauvais trésorier.
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Témoin de génie, esprit libre, don d'observation, goût des couleurs et des formes, tout cela en Jean, au service d'une adoration tendre et sagace, bref un art réaliste, c'est-à-dire poétique (et je m'en justifierai) de faire saillir les âmes dans le sensible et, au centre des passions, des haines et des attachements, le Roi, le Dieu fait homme parmi nous.
Je m'en tiens à la nature pour dire que saint Louis reçut de son Maître un témoin analogue en Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne.
C'est jusque là, jusque dans ce détail, que la vie du saint Roi et sa mort imitèrent la vie et la mort du Roi des Rois. C'est un trait précieux, parce que rare, à côté des grands traits d'imitation de Jésus-Christ.
Je m'en tiens à la nature, car nous ne saurions mesurer la grâce qui enflamma le dernier évangéliste et, du témoin, fit le saint évêque d'Éphèse, l'auteur des Épîtres de l'Amour, le fils de Marie, le voyant de l'Apocalypse et surtout l'aigle qui donna pour préface à sa narration vive, charmante et sublime, le prologue miraculeux : *In principio erat Verbum et Verbum erat in Deo et Verbum erat Deus*.
Pauvre Joinville, écrasé par la comparaison ? Assurément ! en un sens définitif et consacré. L'aigle fixe le soleil, l'Esprit Saint l'habite. Ne parlons plus du chroniqueur.
Mais en un sens tout familier, et tout professionnel, le baron français n'a pas trop à rougir. Ce sont bien des historiographes de même race, des doués de même façon.
C'est le charme du vrai sublime d'être aisément pittoresque. C'est le charme des très vieux chroniqueurs qui racontent les faits de leur jeunesse, de reproduire vivement les sentiments, les surprises, les émotions de leur âme spontanée de ce temps-là. L'Évangile du vieillard saint Jean, hors le prologue, venu tout entier du Ciel, sent le récit d'un jeune homme -- et celui de Joinville, retiré en sa terre, à 90 ans, a la même saveur de jeune compagnon du roi Louis IX.
Pourquoi ne parlerai-je pas aussi de la grâce qui soulève leurs deux natures ? A cent degrés au-dessous du quatrième évangile, pourquoi ne voulons-nous pas que le témoin, l'artiste Jehan de Joinville n'ait pas reçu assistance d'en Haut, son cœur n'était-il pas en état de grâce et l'intérêt de l'Église, fort grand en cette inspiration ?
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On me dira : et les autres ? les trois synoptiques, moins grands que Jean, ne vous font pas penser à petit Jean de Joinville. Et oui, et non. Non, d'abord, je marque les différences : ils étaient ou d'âge mûr ou dans d'autres conditions : Matthieu vient de la perception, et quoique merveilleusement vérace, il n'a pas ce je ne sais quoi de jeune compagnon à qui rien n'échappe. Marc écrit pour Pierre. Luc écrit en historien, excellent, bien documenté et le plus merveilleux document lui vient de la Sainte Vierge elle-même, mais enfin, il n'a pas fait campagne avec le Maître jusqu'au pied de la Croix, jusqu'au tombeau ouvert où le plus jeune *cucurrit citius*, plus vite que tous les autres.
Mais disons oui, maintenant, si l'on veut signifier, comme il a été dit, que Joinville a le style d'un évangéliste. C'est plus spécialement l'humeur de Jean, mais c'est le ton de métier des quatre.
Dira-t-on que tout biographe de saint qui vécut avec ce saint peut prendre figure d'évangéliste comme Joinville ? Mon Dieu, quelle erreur ! On peut me contredire, mais pour ma part, je ne connais, non seulement parmi les hagiographes, mais parmi les saints eux-mêmes, que deux êtres humains qui reçurent cette grâce étonnante du ton d'évangéliste, cette fraîcheur commune aux quatre sacrés, ce témoignage sans bavure, ce style indicible de *naïveté avisée*.
Deux seulement ont ce don immortel et d'autant plus authentique qu'ils ne s'en doutaient point ; heureusement, car ils auraient été de beaux plagiaires et de beaux poseurs -- ce dont ils étaient infiniment loin l'un de l'autre.
##### Les deux privilégiés.
Ces deux-là, c'est Joinville et c'est Jeanne d'Arc.
C'est peu de dire que Péguy a bien parlé de Jeanne ; disons qu'il en a bien *prophétisé*. Il a vu aussi que ces deux-là, Joinville et Jeanne, parlaient en Évangile. Sans doute Joinville a écrit un évangile de saint Louis. Et il a fallu un greffier, un notaire greffier, dit Péguy, pour écrire l'évangile de Jeanne. Mais justement, son devoir professionnel à celui-là n'était que d'écrire exactement tout ce qu'elle disait, comme cela lui sortait du cœur et de l'intelligence et de l'inspiration. Or, aucune sainte n'a parlé Évangile comme elle. On peut se rendre compte, puisqu'on a le procès.
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Le poète Robert Brasillach « était hanté par le procès de Jeanne » : aussi il réunit pour la première fois l'ensemble des paroles de Jeanne, ce procès, « cet étrange Évangile », dit-il, lui aussi.
Cela ne fait pas peut-être à Joinville et à Jeanne une gloire transcendante et, pour beaucoup, ce n'est même pas une gloire en plus. Mais pour ceux qui goûtent inlassablement ce langage indicible de simplicité, le style Évangile de ces deux-là est d'un prix inestimable. C'est une saveur, une « sapience » que l'Esprit Saint avait accordée, croyait-on, quatre fois en tout, et qu'il a octroyée, en plus, à Jean de Joinville et Jeanne de Domrémy, et en chacun, comme aux évangélistes, pour un procès : Procès de canonisation du roi, Procès de son martyre à Elle, de son témoignage de feu pour son Roi du Ciel (comme les Évangiles sont le procès temporel éternel, dit encore Péguy, de Notre-Seigneur), saint Jean, Jean de Joinville (pas saint du tout), sainte Jeanne, trois témoignages du même don. Le style, n'est-ce pas, c'est l'ordre de la pensée, ils pensaient, voyaient, parlaient en Évangile, en bonne nouvelle « qui sera une joie pour tout le peuple », à savoir que le royaume de France est au roi du Ciel, à savoir comment le bon roi « se gouverna toute sa vie selon Dieu et selon l'Église, et au profit de son royaume... et la belle fin qu'il fit ».
##### Ce style "Évangile".
Ce n'est pas même à dire que l'évangéliste écrit, littérairement parlant, à la perfection. Loin de là ; ou plutôt, ce n'est pas la question. On a remarqué et étudié les défauts littéraires de nos quatre évangélistes. On peut dire de leur style et de celui de Joinville et de la parole de Jeanne ce que Bossuet dit du langage de saint Paul : « qu'il rejette tous les artifices de la rhétorique ».
Mais ces imperfections, qui ont été analysées, classées, expliquées, critiquées par les commentateurs pieux, admiratifs, croyants, impies ou sceptiques, ne font que manifester la véracité merveilleuse du témoignage.
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Quant à l'enchantement, il fait mieux que s'accommoder de ces défauts, il pousse et fleurit sur eux. Que celui qui peut goûter, comprenne. Si je parle de ce goût qui est dans les trois synoptiques, dans saint Jean au plus fort degré, dans Joinville et dans Jeanne, ce n'est pas pour rabaisser le style de quiconque écrit sagement pour la Foi. Mais les meilleurs théologiens, même saint Thomas, qui est très grand poète, ont souvent un style de théologien ; les docteurs, une éloquence dont se moque parfois la vraie éloquence ; les mystiques transposent le langage des amours humaines dans l'amour divin, ce qui ne va pas toujours sans danger et pour eux et pour le lecteur, sans danger d'indiscrétion ; les biographes des saints, les hagiographes ont pris, la plupart du temps, le style dévot qui risque le bigot, -- les auteurs catholiques de grande envergure, pour y remédier, succombent au style sensualo-sublime.
Ces malheurs peuvent arriver, c'est fréquent, même aux saints pour révéler leurs visions. Il leur arrive d'être précieux, compliqués, sentimentaux, et le parfum divin se volatilise.
Le parfum divin imprègne, pénètre Joinville et Jeanne et s'en échappe sans se perdre.
C'est le « *style prud'homme *» de la bonne époque :
« Quand le roi était en joie, il me disait : Sénéchal, dites-moi les raisons pourquoi *prud'homme vaut mieux que bigot !*
« Alors commençait la discussion entre moi et maître Robert (Sorbon)... » (Sans doute le docte Robert tenait pour bigot qui n'était point une injure et qui veut dire au moins dévot, quelque peu rassis, réservé et savant.)
« Quand nous avions longtemps disputé, il rendait sa sentence et disait ainsi : Maître Robert, je voudrais avoir le nom de prud'homme, pourvu que je le fusse, et tout le reste, je vous le laisserai ; car prud'homme est si grande chose et si bonne chose que rien qu'à nommer, il emplit la bouche. »
Voilà notre affaire, le langage du prud'homme Joinville, le langage de Jeanne, d'honnête et douce, avisée et prudente, et pudique fille de France, c'est si bonne chose qu'à le lire, il emplit la bouche.
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Pour bien montrer que je ne prends pas Joinville pour un très grand esprit, pour une intelligence d'envergure politique, je dirai tout de suite qu'il faut s'entendre quand on l'appelle historien. Témoin, évangéliste du roi, oui. Historien méthodique du règne, non. Et pas seulement parce qu'il y a dans son œuvre des obscurités, des coupures, des redites, des confusions, des digressions, mais parce que je ne crois pas que ce poète avait la tête politique. Ses lumières sont chrétiennes et expérimentales, intuitives donc mais non méthodiques, ni même synthétiques. Louis le dépassait tellement en vue de profondeur et d'ensemble.
On pourrait dire de Joinville ce qu'on a dit d'un autre poète : « qu'il était en politique un observateur et pas du tout un doctrinaire... » que l'histoire pour lui, c'étaient « des spectacles, des spectacles graves » ([^11]) et curieux, et amusants, et imprévus, des événements concrets dont il faut tirer instruction, leçon, expérience... Et en cela, il est bien le chrétien confiant du Moyen Age, car voilà le grand principe, la grande doctrine où il pensait qu'il fallait se référer pour le gouvernement, en quoi il avait grandement raison :
« Un cordelier dit, pour enseigner le roi, qu'il avait lu la Bible et les livres qui parlent des princes mécréants ; et il disait qu'il ne trouvait, ni chez les croyants, ni chez les mécréants, que jamais royaume se perdît ou passât d'une seigneurerie à une autre, *excepté par défaut de justice.* Or que le roi prenne bien garde à faire bon et hâtif droit à son peuple, afin que Notre-Seigneur lui permette de tenir son royaume en paix tout le cours de sa vie. Le roi n'oublia pas cet enseignement. »
La chose est réglée. Seulement, dans l'application, le génie proprement politique du roi, et son héroïsme proprement surnaturel, vit des devoirs où Joinville vit des folies et des imprudences ; le roi vit, si l'on peut dire, des œuvres chrétiennes politiques où le sénéchal vit des superflus de justice qui n'entraient point dans ses jugements à lui, et dont il « s'émerveilla », et qu'il nous rapporte bonnement avec les objections qu'il y fit, ce qui confirme notre idée qu'il était témoin fidèle, point convaincu d'avance, même point historien dans le sens de théoricien, mais chroniqueur loyal à la façon d'un évangéliste.
##### L'Absolu et le Relatif.
Il y a ainsi quelques traits généraux que je crois qu'il faut comprendre en Joinville pour goûter saint Louis, pour que sa mission qui est de nous donner le saint roi s'accomplisse correctement
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Ainsi, il garde présent, par la raison et par la foi :
-- le sentiment de l'absolu,
-- le sentiment du relatif.
Dieu est omniprésent, toujours veillant, toujours attirant et dirigeant les cœurs, et par sa puissance, disposant les événements. Rien n'arrive dans le monde sans son ordre ou sa permission. Avec cette lumière de foi, de vie et de catéchisme, le regard et le jugement sont toujours ordonnés. Un air calme circule dans toute la narration, fût-ce des événements les plus affreux à la sensibilité humaine. C'est vivant, mais toujours mieux que dramatique.
De cet Absolu qui tout gouverne, vient l'ordre de sainteté. Le roi et Joinville ont entendu le : *Soyez parfait comme votre Père Céleste est parfait*. Joinville sait que le roi a consenti absolument -- et que lui, qui voit clair aussi, ne consent que relativement. C'est la base *de son intelligente humilité*. Comme les évangélistes, il précise à toute occasion cette différence entre l'Absolu du roi et le relatif du disciple ; il y met une complaisance *de connaisseur,* et à cette tâche, il a un tel plaisir d'observateur et d'artiste, qu'il se désintéresse gracieusement de la figure qu'il y peut faire.
Qu'importe aux Apôtres qu'on les voie nigauds ou malotrus, disputeurs, vantards ? qu'importe à Pierre que nous sachions son reniement ?
Je ne crois que les témoins qui s'anéantissent. J'entends que le saint roi croisse et que le chroniqueur diminue. Il est vrai que, chevalier chrétien, le chroniqueur n'a jamais manqué à l'honneur. (Nous reviendrons sur la huitième croisade où il ne voulut partir. C'est une autre histoire.) Allons plus avant.
##### Le Poète.
Joinville est poète, et lyrique, et épique.
Alors, dira-t-on, il n'est point digne de confiance, car un poète, c'est sincère, ce n'est pas vérace. Pour le vulgaire : poésie, c'est fiction.
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Et pour le bon sens, dans l'actuel, c'est hermétique. Ce temps ne croit pas les poètes, il croit les savants. Le relativisme révolutionnaire a, par ses traîtres et ses poseurs, martyrisé l'art aussi bien dans la poésie que dans la peinture et la musique. Ils aveuglent où le vrai poète éclaire. On peut écrire là-dessus plusieurs livres. Je simplifie : le poète voit la Beauté. Quelle beauté ? La beauté de Dieu. Il la découvre et il la montre. Où ? *Dans le réel sensible,* vu*,* senti, touché, *comme à fond,* j'oserai dire techniquement.
Le vrai poète est chrétien, inspiré et réaliste. Il est réaliste savamment. Mais sa science en son sujet est toute au service de la beauté. C'est parce que, de ses yeux observateurs, enchantés du sensible, il pénètre l'invisible qui est divin, que le poète est un trouveur, un trouvère, et, pour le vulgaire, un marchand d'illusions.
Car le monde voit la récolte de la chair, le gain, la vaine gloire, la domination, le culte de l'homme, bref, où le monde cueille des fruits de mort, le poète voit et fait voir les fruits de l'esprit et, quand il est chrétien, et qu'il est vraiment doué, la beauté qu'il voit, c'est le fond le plus réel de la réalité. Il lit le beau dans le tangible, le visible, dans l'horrible, dans l'angoissant, dans la douleur, dans la défaite, dans la mort. Réaliste, il lit le merveilleux chrétien, qui est la Grâce, dans les détails les plus techniques *de ce qu'il connaît très bien,* comme fera le grand lyrique chrétien de la mort, François Villon :
*Quand je considère ces têtes,*
*Entassées en ces charniers...*
*La pluie nous a bués et lavés*
*Et le soleil desséchés et noircis...*
*Quant à la chair, que trop avons nourrie,*
*Elle est pièça desséchée et noircie.*
*Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.*
Je crois qu'on saisirait parfaitement en quoi consiste la révélation essentielle du poète chrétien : sa découverte de la beauté dans le réalisme le plus vivant, par la plus simple et musicale expression, si l'on comprenait bien l'hymne parfaite de l'AVE VERUM :
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*Ave Verum Corpus natum de Maria Virgine,*
*Vere passum immolatum in cruce pro homine.*
*Cujus latus perforatum fluxit aqua et sanguine.*
*Esto nobis praegustatum, mortis in examine.*
*O Jesu dulcis. O Jesu pie. O Jesu fili Mariae.*
*Ave, vrai corps né de la Vierge Marie,*
*Qui a vraiment souffert, immolé pour l'homme sur la Croix,*
*Vrai corps dont le côté a été perforé, et d'où a coulé le sang et l'eau.*
*Soyez-nous l'avant goût à l'heure de la mort,*
*O Jesu dulcis, O Jesu pie*
et cette dernière, humaine invocation :
*O Jesu fili Mariae.*
Dans le « Verum corpus » de la nature, de la matière, que ce soit celle de la vie paysanne ou guerrière, dans le vrai corps réel, sensible, mesuré, connu et jusque dans la mort, le poète chrétien (s'il n'est pas chrétien, c'est un aveugle conduisant des aveugles) le poète chrétien montre la beauté et donc la Grâce, présence de Dieu, pour nous plus familière que Sa parfaite beauté, ici-bas à peine dévoilée.
Or le sujet de Joinville, c'est la beauté de la sainteté sur le trône, la sainteté royale d'un roi de France. Le don, la vocation, le métier de poète, nous verrons comme il les a. Quant à son réalisme, il est aussi sobre et perspicace qu'effrayant ; enfin, il est savant en la partie, spécialiste chevalier et voilà pour bien plus que les faits d'armes ; mais c'est aussi le commensal, le disciple bien-aimé, le curieux par excellence, le trop bien placé.
Rien ne manque à l'artiste pour que saint Louis nous soit vivant. S'il manque quelque chose à l'historien et au politique, d'autres suppléront. Il leur aura fourni la matière la plus exacte, la plus tangible, qu'il n'a pas entièrement interprétée -- car des qu'il ne sent pas ou qu'il ne sait pas, il passe outre tout simplement.
##### La liberté.
La gravité de son dessein et de sa vocation de témoin ne lèse en rien la liberté étonnante des propos de Joinville.
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Se savoir appelé à nous donner le plus vivant portrait, ce n'est pas pour le chevalier être contraint, c'est se trouver à l'aise. Et en général, se savoir appelé, libère. Répondre, comme on dit, à une vocation, c'est prendre aise et sûreté. Ce n'est pas le temps de développer cette très profonde réalité humaine et chrétienne, mais on peut dire que c'est celui qui ne se croit appelé par aucune voix d'en Haut, qui est esclave et lié aux seuls appels tyranniques du nombre, de la mode, de la chair.
Cette liberté de vocation est encore fortifiée, chez Joinville, par la liberté de l'artiste. L'art qui travaille un homme trouve sa liberté dans l'expression. Or Joinville est comme un trouvère qui chante l'objet de son admiration : le Seigneur de sa pensée. On sent à le lire que ce qu'il écrit en 1305 s'était comme gravé dans sa mémoire d'artiste en traits imagés, vivants, qu'il n'a eu qu'à transcrire, tant il était doué pour voir et faire voir, et tant il avait besoin de nous en faire part. Il y a, dans son récit, la double allégresse du témoignage et de l'expression bien trouvée.
Mais l'essence de cette liberté inimitable, qui est celle de Jeanne devant ses juges et des quatre évangélistes, elle est ailleurs, elle a sa source dans leur foi en la valeur absolue, transcendante, de la vérité. Ce sont gens que le mensonge ne tente pas. Et nous pourrions dire, pour mieux faire comprendre, qu'ils sont d'un temps, d'une éducation, d'une civilisation et d'un caractère à ne trouver bon goût qu'au vrai.
Pour les évangélistes de ce premier siècle de la sainte Église, est-il besoin de dire que la grâce, la sainteté, l'Esprit qui les possédaient les gardaient en liberté vis-à-vis de toute contrainte du monde.
Pour Jeanne, elle était née, comme Joinville, d'une nature à dire droitement sa pensée, merveilleuse hérédité de sagesse chrétienne paysanne, reçue avec le sang et le baptême, fortifiée par l'archange et les saintes. Et, pour elle, comme pour Joinville, jaillissait à la fois de la race, de la vocation, de la fine intelligence, une saillie, une gaieté, une savoureuse moquerie, un besoin comique de rire de ce qui n'est pas tout droit, tout net, de ce qui rampe et sent le sournois, le vaniteux, le surfait.
Prodige chez Jeanne qui y risquait sa vie, devant des juges iniques, pervertis de mensonge et lui voulaient le feu ; mais effet naturel et tout simple chez le témoin Joinville qui n'avait jamais été contraint à dissimuler sa pensée.
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En effet son roi, son maître ne vivait que la Vérité. Aucune crainte de courtisan. Si Louis était vif, et même irritable, définitivement, en tout, il chérissait le vrai. La référence au Bien l'emportait toujours. Songez : un maître, un roi qu'on pouvait, qu'on devait ne jamais flatter, auprès de qui la libre franchise avait libre accès, accès favorisé, accès joyeux, « franche lippée », et même qui s'amusait, s'ébaudissait de la vérité, aimait les propos sans fard, tout jaillis du cœur, les provoquant, savourant, récompensant et d'où qu'ils vinssent, en faisant bonnement son profit.
Dans ce climat de joviale chevalerie, où les plus confiants, les plus gaîment loyaux étaient les plus aimés, le sénéchal épanouit sa nature aimable, primesautière, véhémente, éloquente. Quelle éducation de liberté que six ans avec un roi de génie et de sainteté qui ne goûte que le vrai ! Comme Jean, trois ans de jeunesse près de la Vérité éternelle, faite Roi de chair tout près de lui.
(Vraiment, c'est Jeanne qui l'emporte, gardant son héroïque franc parler dans une cour de calculateurs et devant un tribunal de pervers !)
Si l'on veut mesurer la différence avec la formation des chroniqueurs des autres rois, des autres maîtres, du maître qui est la majorité, la presse, le conditionnement, et nos gens d'Église, on dira avec Mme de Sévigné qui parlait de Louis XIV : « Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus et qu'il jugeât *combien il est loin de connaître jamais la vérité. *»
Au temps de saint Louis, le roi et ses gens ne se trompaient point sur les âmes, et on ne les trompait guère (si ce n'est par grande trahison). Si Joinville est naïf pour les sources du Nil et le secret des alcarazas, il n'est, pas plus que saint Jean, naïf en psychologie.
##### Connaisseur en héroïsme.
Je veux donner encore un trait, une directive si l'on veut, avant de toucher au texte même de Joinville.
On dit, et c'est juste, et Péguy le dit excellemment, qu'il était un chrétien ordinaire, un bon pécheur chrétien, un simple paroissien de paroisse chrétienne. Je le veux bien, en regard de la sainteté du roi et à cause de cette dernière croisade où il ne voulut point aller.
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Mais, pour les gens que nous sommes, et peut-être pour les gens de tous les siècles, Joinville est un héroïque chevalier. Ce qu'il souffrit en Terre Sainte, par nécessité, honneur, initiative, dévouement, est inimaginable. C'est un fameux connaisseur de douleur et, parmi les milliers de chevaliers et de pauvres fantassins qui moururent là-bas, le Ciel cueillit milliers de martyrs. Si Jean fût mort, comme il le risqua souvent, peut-être Notre-Seigneur l'eût placé tout de suite dans la pourpre armée qui suit l'Agneau immolé. Joinville y pensa, en certaine aventure, où près de perdre la vie, il s'agenouilla résigné en disant : « ainsi mourut sainte Agnès ! » Mais, de par sa vocation, il revint pour écrire son évangile. Et il ne voulut point repartir.
Bien ! S'il était reparti, quittant ce qu'il aimait, son cher Joinville et femme et enfants et ses manants, et ses pauvres vassaux, il fût reparti sans la moindre ambition, ni avantage personnel, au *Calvaire qu'il connaissait trop bien*. Joinville, je vous le dis, serait mort avec son maître, il aurait convenu peut-être de le béatifier et invoquer avec lui, à côté de lui, car sa clairvoyance de cette Passion, je veux dire la Croisade, était si profonde, si réaliste qu'elle atteignait celle du Roi. L'âme lui faillit. Mais retenons-le au moins, non comme saint martyr, mais comme spécialiste connaisseur des souffrances, des angoisses, comme spécialiste connaisseur de la Croix de Chevalerie, comme témoin parfait de la merveilleuse mort du Roi à laquelle il n'a point assisté, mais qu'il était seul capable de nous livrer, parce qu'il était seul à en comprendre à fond l'invraisemblable beauté.
#### II
##### Méditer.
S'il est vrai que le livre de Joinville est l'évangile du royaume de France, *il est bon de le méditer*.
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Personne n'imagine que je lui attribue l'autorité d'un livre révélé, consacré tel, par l'Église. Mais il est sage de dire qu'il est la chronique du Saint Évangile *vécu,* par une application privilégiée, à travers la vie de pauvres hommes, parce que l'un d'entre eux, le Roi, était l'imitateur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et, puisque, par bonheur, le chroniqueur avait don, goût, et vocation d'évangéliste, il restait à Joinville de nous manifester comment Jésus est présent dans saint Louis.
Je voulais donc, logiquement, méditer maintenant le livre de Joinville et montrer ainsi les bons fruits que nous en pouvons tirer aujourd'hui. Et je rêvais de rester longtemps et paisiblement à ces simples méditations, pour faire passer dans les cœurs, selon mon petit moyen, la leçon de cette année sur son déclin. L'an qui vient fait peur. Peut-être nous souviendrons-nous de ce 1970 comme des derniers douze mois où, bien qu'angoissés et meurtris, nous gardions physiquement, dans cet automne si beau, une sécurité relative. On dira peut-être : *Vous vous souvenez, on trouvait encore, par-ci par-là, de bonnes messes, c'était l'année de saint Louis.*
Les loisirs qu'il me faudrait pour « penser ainsi à mon aise »...
« Laissez-moi penser à mon aise,
« Ô Dieu, laissez m'en le loisir ! »
... je ne les ai pas. Le temps échappe. Car nous avons chacun « un petit reste » à sauver de l'hérésie et de la folie ambiante. Et pour sauver ses enfants, aujourd'hui, sauver une école, une maison, il faut tellement travailler.
Je réduis donc mon projet. Je vais, par quelques exemples pris au début du livre, puis de ci de là, montrer comment chacun peut méditer l'écrit de Joinville, cette année surtout, comme un fruit d'Évangile, pour y trouver force (d'abord la force !) par l'espérance, et puis foi, amour, cet amour de Dieu qui fleurit là, dans le style, en finesse, profondeur et pittoresque.
Il convient, si l'on veut profiter ainsi de cette grâce actuelle de 1970, d'avoir sous les yeux le texte de Joinville. ITINÉRAIRES en a publié une excellente traduction, parce qu'elle respecte finement l'ancien français dans ce qui peut en être conservé. Numéros 70, 71, 73, 74, 75, 77, 78, 79, 80.
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Mais, au besoin, on peut trouver, en moins bien et incomplet, un texte scolaire (Ratier).
##### La Croix.
Le prologue à l'œuvre de Joinville est sous le signe de la Croix. Ce Roi dont il va raconter « les saintes paroles, les bons enseignements et les grandes chevaleries » a trouvé toutes choses, et la dernière victoire, dans la Croix.
C'est la vie et la mort d'un martyr. Joinville le sait, il a présent le pauvre saint visage, tourmenté et pourtant calme, sillonné de sueur, tiré de continuelles souffrances, pour l'amour de Jésus-Christ seul.
« Vous trouverez écrite la belle fin qu'il fit. Et, à ce sujet, me semble-t-il, *qu'on ne lui en fit pas assez,* quand on ne le mit pas au nombre des martyrs pour les grandes peines qu'il souffrit au *pèlerinage de la Croix,* et parce que surtout *il imita Notre-Seigneur au fait de la Croix. *»
Voilà donc la solide inspiration, la base sans défaut, l'excellente doctrine du biographe : Louis fut saint, mais saint martyr. Témoin héroïque devant les infidèles. Je suis sûr de mon saint, car il a la marque, je m'y connais, ce fut l'homme de la Croix. Je sais ce que fut pour lui la constante croisade, sa vie est « pèlerinage de la Croix » et, si vous aviez, comme moi, connu ce qu'un croisé peut souffrir, et comment, au-delà de tous, mon saint s'offrit à cette Croix, vous diriez *qu'on ne lui en fait pas assez.* « Car si Dieu mourut en la Croix, ainsi fit-il, car il était croisé (et donc pour ainsi dire crucifié) quand il mourut. »
Ce signe de Croix, il veut le voir encore dans le jour de naissance de Louis qui fut le 25 avril : jour de saint Marc où, dit-il, « on porte des croix en moult lieux, et, en France, des croix noires ». On les porte et plante dans les champs. Pour moi, j'ai connu encore un paysan qui ne donnait pas le premier coup de pioche avant d'avoir dit, avec ses fils, un Pater devant la petite croix bénite de noisetier, plantée au bord du champ.
Eh bien, dit le sénéchal, « ce fut comme une prophétie de la grande foison de gens qui moururent en ces deux croisades, car maints grands deuils en furent en ce monde, et maintes grandes joies en Paradis, pour ceux qui, dans ces deux pèlerinages, moururent vrais croisés ».
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Douceur candide et terrible de cette prophétie campagnarde au berceau du petit prédestiné.
C'est la référence la plus simple, le signe infaillible. Notre-Seigneur dit : la plus grande preuve d'amour c'est de donner sa vie pour ceux qu'on aime... c'est de mettre pour eux son corps « en aventure de mort », traduit solennellement Joinville. Pour marquer le sens absolu de cette vie, le chroniqueur ne craint pas de bousculer déjà le plan annoncé, en proclamant tout de suite ces quatre fois où, rigoureux témoin, il vit et entendit le Roi offrir à Dieu cette vie humaine de si grand prix. Ces quatre fois, le Roi était libre, son conseil lui démontrait même qu'il était plus que dispensé de se jeter dans le péril. Un raisonnement humain qui semblait irréfutable l'assurait de se conserver sauf, pour le bien de ses gens :
Ces quatre fois (et combien d'autres où il fut inspiré de compter pour rien la vie de son corps) le saint Roi opposa à la sagesse humaine, la folie de la Croix.
Avec une grande maîtrise, Joinville présente en raccourci les deux argumentations ; celle du monde prudent qui dit « gardez la vie », celle de la Croix : « risquez-la sans crainte ».
La première fois, c'était au débarquement, devant Damiette. On lui dit : « laissez débarquer votre chevalerie, voyez comment s'engage l'affaire, s'ils sont occis, vous pourrez au moins reprendre la conquête ».
La Croix lui dit : « donnez votre vie, le roi doit être le premier ! »
Et, dit merveilleusement Joinville, dont la phrase suit la promptitude d'âme et de corps du jeune saint Roi : « Il ne voulut en croire personne, mais sauta en la mer, tout armé, l'écu au col, le glaive au poing et fut des premiers à terre. »
La deuxième fois, tel fut le raisonnement humain c'était la terrible retraite sur Damiette, l'armée décimée, épuisée de maladie et de harcèlements. On lui dit : « Vous êtes malade à mourir, montez dans la galère, sauvez-vous parce que vous êtes le Roi, laissez vos gens se retirer comme ils pourront. » Et lui « ne voulut en croire personne, mais il dit qu'il ne laisserait pas son peuple, mais qu'il ferait la même fin ». Or, il était moribond de trois maladies et se pâma plusieurs fois.
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La troisième fois c'est quand tout son conseil et ses frères étaient résolus à revenir en France et que lui décida de rester en Acre, face aux Turcs, pour sauver le pauvre peuple.
La quatrième fois, c'est quand il voulut rester dans la nef dangereusement avariée et y rester avec sa femme et ses enfants, pour rassurer les huit cents passagers qui se seraient perdus en Chypre si le roi avait changé de vaisseau. La hardiesse de ce dernier trait mérite une longue admiration. Mais, en ces quatre circonstances, toute prévision humaine, toute réponse de probabilité et d'ordinateur aurait été grandement opposée à l'idée du Roi, et cependant c'est la Croix qui eut raison. « Je n'y sais pas d'autre raison, dit sagement Joinville, *que l'amour que Dieu portait au Roi.* Car il est écrit : « Si tu crains Dieu, tout ce qui te verra te craindra. »
Et nous en sommes à calculer ce que risque la fidélité à la Messe éternelle, quand, devant nous, ne se dresse encore ni peste, ni fer, ni geôle, ni tortures, ni emprisonnement, ni pâmoison, ni scorbut, ni noyade.
Pourtant, il est toujours vrai que celui qui sert Dieu sans concession au monde, inspire crainte à ses ennemis. L'absolu fait peur ; Quand ferons-nous peur : « L'amour que Dieu portait au Roi, mettait la peur au cœur de nos ennemis. »
\*\*\*
Joinville a voulu faire un plan de grande allure raisonnable, d'abord, en une première partie « les saintes paroles et les bons enseignements » et en une deuxième « ses grands faits de chevalerie ». Mais il s'est vite aperçu que les saintes paroles et les bons enseignements abondent et fleurissent dans les grands faits de chevalerie, dont ils sont inséparables. Alors, après un délicieux mais assez court chapitre où il jette pêle-mêle les paraboles et les anecdotes qui sont du temps de paix, il en vient aux faits d'armes qui marquèrent son enfance, la régence de Blanche, et la jeunesse du Roi jusqu'à sa grande maladie de 1244 et le voyage d'outre-mer.
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##### L'Écossais.
Dans ce chapitre, je cueille, parce qu'il le faut bien, mais tout est source de méditation. J'attrape, si vous voulez, une étonnante déclaration qui peut stupéfier certains fanatismes.
Le roi est très malade (il le fut souvent avant la croisade) ; il dit à son fils aîné : « Beau fils, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume, car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vînt d'Écosse, et gouvernât le peuple bien et loyalement que si manifestement tu le gouvernais mal. »
Vous avez entendu ce testament ? (car il parlait en testateur). Un Écossais d'Écosse, à la place de son sang légitime de « Capétien direct » comme on dit. Vous pensez ce que c'était pour nos chevaliers du treizième qu'un Écossais. Pis que l'Anglais de Grande-Bretagne (et l'Anglais était l'ennemi), un « Calédonien » de ces lointaines montagnes du Nord de l'Ile où Français n'avait mis les pieds ([^12]).
Cette effrayante liberté de l'Absolu, cette indépendance de tout préjugé, ce détachement de la race, dans un temps que nous imaginons féru de titres et du chauvinisme de famille ! *Qu'un Écossais vînt d'Écosse !*
Tomberait en pâmoison quelque héritier du sang de nos rois, fort galant en démocratie, si ressuscitant, son saint ancêtre lui eût dit : « Bel (!) arrière-neveu, j'aimerais mieux qu'un Allemand vînt d'Allemagne... » Bref, « Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi ? »
##### Les Cottes brodées.
Joinville pense, en effet, qu'il écrit pour « morigéner » les rois « afin que vous et votre frère (Louis X le Hutin et Philippe V le long) qui l'ouïrez, vous puissiez prendre bon exemple et mettre les exemples en œuvre, afin que Dieu vous en sache gré ». Voilà comment un vieux sénéchal parle à une lignée de rois : « Je ne vois nul qui puisse en avoir besoin plus que vous. »
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Il en vient à ces cottes brodées dont Philippe le Hardi, roi après Louis X, faisait grande dépense. Rude et fâché, le Croisé lui apprend que « jamais en voyage d'outre-mer, il ne vit cottes brodées, ni aux autres, ni au roi... » Il ne craint pas de lui demander le total de cette sotte dépense. « Et je lui dis qu'il eût mieux employé cet argent à le donner pour l'amour de Dieu, et qu'il eût fait ses atours en bon taffetas garni de ses armoiries, comme son père faisait. »
Cette forte liberté qu'il avait apprise auprès du saint, il en use avec ces gamins de rois, car les deux plus jeunes liront l'algarade faite à Philippe leur grand-père. Et, bien qu'ils ne fussent pas saints du tout, et que, probablement, ils rirent du « bon taffetas », cependant la liberté de ce temps-là était si grande, que le vieux Joinville, sans aucune crainte, inscrivit son admonestation dans ce livre témoin, destiné, il le savait, à devenir officiel.
##### La lèpre et le péché mortel.
Sur cette épreuve que le saint fit passer au disciple, je ne dirai rien, car Péguy en a fait la méditation, il a montré le saint et le pécheur qui connaissait la lèpre, comme nous connaissons le cancer -- et le pécheur Joinville préférant le péché, avec sa loyauté de baron français, « et moi qui oncques ne lui mentis »... Mais je fais deux remarques. Avant de l'interroger sur la lèpre et le péché, le saint, avec grâce, et une malice sur le « subtil sens » de Joinville (qui devait être un fameux discuteur), lui demande *ce que c'est que Dieu*.
Le sénéchal de répondre excellemment par la Transcendance divine Elle-même : « C'est si bonne chose, dit-il (res, réalité), c'est si parfaite réalité, que meilleure ne peut être. »
C'est l'Être, le nécessaire, l'Absolu. Auguste définition que crache notre absurde culte de l'homme.
Mais alors, s'Il est le Parfait absolu, il est évident que le Péché est plus grand mal que la plus laide « mézelerie » (lèpre).
C'est là que Joinville *qui a vu*, *ne veut pas*, tandis que le Roi voit et veut sous le même rapport.
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Je médite aussi cette terrible remarque de saint Louis : « Quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt, il n'est pas si certain qu'il l'ait en telle repentance que Dieu lui ait pardonné. » Ce qui signifie, non pas que l'absolution ne soit pas efficace, mais que la preuve de la vraie contrition, c'est le ferme propos, et la preuve du ferme propos, c'est de ne pas retomber dans ce péché mortel. Avis aux prédicateurs de retraites qui répètent aux jeunes que la vie est une suite de chutes, dont Dieu prend doucement son parti ; que cette retombée au péché grave est « naturelle », on dirait presque « saine », quand il faudrait dire : la contrition ne prend assurance que dans la conversion.
##### La robe de Robert Sorbon.
Ce sage me paraît travaillé de quelques tentations d'envie... Il fait reproche à Joinville d'être mieux vêtu que le Roi. C'était entre eux « picailleries » fréquentes ;
Joinville répond vertement qu'il tient son bel habit de ses nobles parents et puis, terrible, il prend en main le pan de la robe de Sorbon, et le surcot du Roi, comme cela, sans se gêner, et le roi l'entend jeter au théologien : Vos parents étaient des vilains, et vous avez laissé leur habit, pour être vêtu de plus riche laine que le roi. Tenez, tâtez !
Le saint Roi eut pitié de l'embarras et de la confusion du malheureux, il lui servit quelques bonnes paroles de consolation. Mais son exquise droiture fit des reproches à sa charité, et avec une grâce délicieuse, il appela les jeunes gens autour de lui, les fit asseoir dans l'herbe à ses côtés, tout près (la robe de Joinville, dit-il avec un joyeux étonnement, touchait celle du roi), tout près, pour que Sorbon qui s'était retiré n'entendit pas... « Je l'ai défendu à tort, dit-il bonnement, je l'ai vu si ébahi ; mais, ainsi que le sénéchal l'a dit, il faut vous vêtir proprement (selon votre condition), vos femmes vous en aimeront mieux, et vos gens vous en priseront plus... »
La scène est ravissante : tous ces beaux jeunes, bien parés, l'herbe verte, le Roi doux et familier, cette habitude de s'asseoir à la bonne fortune, ici, lui, sur une marche de la chapelle, les jeunes sur le gazon tout à côté de lui, et sans grimace, car la politesse et le respect, leur dit-il, consiste bien plus en obéissance empressée qu'en cérémonie, et à deviser « quolibet », des beaux habits que les dames aiment à voir à leur mari, quelle gentillesse, quelle chrétienne et piquante société !
33:147
« Un jour que la foule le pressait, Il s'assit sur la barque de Pierre... et de là... »
« Faites-les asseoir, dit-Il, car il y avait beaucoup d'herbe en ce lieu... »
« Il se laissa aller, fatigué, sur la margelle du puits de Jacob... » (S. Jean).
##### La Rochelle et Montléry.
Cette histoire vraie est si belle et si riche d'amour catholique qu'elle me fait penser à une de ces grandes paraboles, le Samaritain ou l'Enfant Prodigue, dont un saint Père Capucin me disait que Notre-Seigneur prenait l'idée dans un événement réel arrivé aux jours de sa prédication et dont il faisait la surnaturelle transposition.
Il faut lire d'abord cette merveille en une seule fois, en laissant le cœur jouir et même se tremper d'émotion. C'est pourquoi je donne ici le texte complet. Saint Louis n'y paraît pas. C'est une digression, parce que Joinville fut trop frappé et qu'il sentit qu'un poète ne doit pas laisser échapper telle beauté.
« Il me dit que l'évêque Guillaume de Paris lui avait conté qu'un grand maître en théologie était venu à lui et lui avait dit qu'il voulait lui parler. Et l'évêque lui dit :
« Maître, dites ce que vous voulez. »
« Et comme le maître voulait parler à l'évêque, il commença à pleurer très fort. Et l'évêque lui dit :
« Maître, parlez, ne vous découragez pas ; car nul ne peut tant pécher que Dieu ne puisse plus pardonner. »
« Je vous le dis, sire, dit le maître, je n'en puis mais si je pleure ; car je pense être mécréant pour ce que je ne puis forcer mon cœur à croire au sacrement de l'autel, ainsi que la sainte Église l'enseigne ; et pourtant je sais bien que c'est des tentations de l'ennemi. »
34:147
« Maître, dit l'évêque, dites-moi, quand l'ennemi vous envoie cette tentation, vous plaît-elle ? » Et le maître dit :
« Sire, au contraire, elle m'afflige autant qu'une chose peut m'affliger. »
« Or je vous demande, fit l'évêque, si vous prendriez or ou argent à condition que vous feriez sortir de votre bouche quelque chose qui soit contre le sacrement de l'autel ou contre les autres saints sacrements de l'Église ? »
« Moi, sire, dit le maître, sachez qu'il n'est rien au monde que je prisse à cette condition, j'aimerais mieux qu'on m'arrachât tous les membres du corps. »
« Maintenant je vous dirai autre chose, fit l'évêque. Vous savez que le roi de France guerroie contre le roi d'Angleterre, et vous savez que le château qui est le plus sur la frontière d'entre eux deux c'est La Rochelle en Poitou. Or je veux vous faire une demande : si le roi vous avait donné à garder La Rochelle, qui est sur la frontière, et qu'il m'eût donné à garder le château de Montléry, qui est au cœur de la France et en terre de paix, auquel le roi devrait-il savoir meilleur gré à la fin de la guerre, ou à vous qui auriez gardé La Rochelle sans perdre, ou à moi qui aurais gardé Montléry sans perdre ? »
« En nom Dieu, sire, fit le maître, à moi qui aurais gardé La Rochelle sans perdre ! »
« Maître, dit l'évêque, je vous dis que mon cœur est semblable au château de Montléry ; car je n'ai nulle tentation ni doute sur le sacrement de l'autel ; à cause de quoi je vous dis que pour une fois que Dieu me sait gré de ce que j'y crois fermement et en paix, Dieu vous en sait gré quatre fois, parce que vous lui gardez votre cœur dans la guerre de tribulation, et avez si bonne volonté envers lui que pour aucun bien sur la terre, ni pour mal qu'on fit à votre corps, vous ne l'abandonneriez : donc je vous dis que vous soyez tout aise ; que votre état plaît mieux à Notre-Seigneur en ce cas que ne le fait le mien. »
« Quand le maître ouït cela, il s'agenouilla devant l'évêque et se tint pour apaisé. »
Le maître de théologie voulait parler à l'évêque, et l'évêque lui dit : « Maître, dites ce que vous voulez. » « Mais l'autre ne pouvait, tant il pleurait fort... » Ah ! quand verrons-nous un grand théologien sangloter au point de ne pouvoir parler à un évêque ? Quel cœur de théologien ! Mais quel cœur d'évêque !
35:147
« Et l'évêque lui dit : « Maître, parlez, ne vous découragez pas, car nul ne peut tant pécher que Dieu ne puisse plus pardonner ». Ce bon évêque pense qu'un théologien peut avoir la conscience alourdie de graves péchés ; évêque sans illusion sur les théologiens et cependant plein de miséricorde.
L'aveu du pauvre maître théologien :
« Je vous le dis, sire, dit le maître, je ne puis mais si je pleure, car je pense être mécréant... »
Mon Dieu, qui nous donnera un théologien tremblant d'avoir péché contre la foi ! « Car je pense être mécréant pour ce que je ne puis *forcer mon cœur *» (admirons la propriété de la belle expression que nous traduirions en vilain langage moderne : *contraindre ma sensibilité*) « à croire au sacrement de l'autel, ainsi que la sainte Église l'enseigne... et, pourtant, je sais bien que c'est des tentations de l'ennemi. »
Il faut lentement goûter cette désolation du théologien... sur la tentation majeure, terrible, contre la foi au Saint-Sacrement, *telle que la veut l'Église.* S'il y consentait, il se sait perdu. La Présence réelle ne souffre aucune concession, il est donc au bord de l'abîme, peut-être pour avoir, en théologien, trop scruté le saint mystère... Que n'est-il une pauvre simple « vieillotte. » ! Mais pourtant, il ne part point en « recherche » car « le chrétien n'a pas d'incertitude » (Bossuet). Sa peine est tentation, dit-il, non point : découverte des exigences d'un moi, soudain révélé.
L'évêque, avant que de le consoler, l'interroge en directeur éclairé. Siècle de saint Thomas, traité de l'âme, exacte et rapide analyse des « divers » (essentiellement différents) mouvements du sens et de la volonté :
« Maître, dites-moi, quand l'ennemi vous envoie cette tentation, vous plaît-elle ? »
Appel de clairvoyance, qu'un confesseur peut (pouvait) adresser à tout « enfant de la première Communion » formé à l'examen de conscience. Vous plaît-elle, cette tentation ? l'accueillez-vous avec le désir de donner quelque valeur à la rébellion de votre nature ? (analyse du *consentement*)
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Et le maître théologien, du fond de sa souffrance, comme un enfant troublé et confiant : « Ah Sire, dit-il, au contraire, elle m'afflige autant qu'une chose peut m'affliger ! »
Le Monseigneur, bien assuré cette fois sur les dispositions du pénitent, va plus outre, autant pour le convaincre lui-même que pour s'édifier humblement comme nous le verrons.
En face de l'adorable Eucharistie, il met les biens du monde :
« Je vous demande si vous prendriez or ou argent à condition que vous *feriez sortir de votre bouche* quelque chose qui soit contre le sacrement de l'autel ou contre les autres saints sacrements de l'Église ».
Et le pauvre pénitent (maître théologien) avec la violence aisée d'une foi qui se sait née du Crucifié, fille des martyrs et prêtre à la Croisade, répond spontanément comme Jeanne (« je ne vous dirai rien autre chose, quand même vous me feriez rompre tous les membres du corps »). « Moi, sire, fit le maître, sachez qu'il n'est rien au monde que je prisse à cette condition, j'aimerais mieux qu'on m'arrachât tous les membres du corps. »
Laissez-nous maintenant, Joinville, tandis que le bon évêque regarde avec douceur le bon théologien, laissez-nous, Joinville, pleurer à notre aise. Contre le sacrement, de l'autel et contre les autres saints sacrements de la sainte Église ; évêques et théologiens sont ligués, réunis, en une inextricable alliance de lâches et de diaboliques. Ce sont eux qui menacent les pauvres adorateurs en vérité. Et, aux faibles ministres encore croyants, il paraît qu'il faut un grand courage, une originalité inédite de foi pour refuser de déposer le Saint Corps dans l'insolente main tendue. Aucun n'est menacé d'écartèlement, leurs membres sont bien en place, et l'horrible nouvelle messe, cousue des falsifications de la sainte Écriture, éditée en livre de concierge, et l'innombrable manuel de faux catéchisme constitue une opération permanente d'or et d'argent qui a été évaluée et se révèle plus que rentable... Laissez-nous pleurer, Joinville, et contempler cet évêque occupé à mettre la paix de Jésus dans ce bon cœur de théologien.
37:147
Ayant ainsi pris toutes ses assurances, Monseigneur de Paris, déjà en action de grâces pour la bonne âme qui se montrait si simplement à lui, Monseigneur de Paris se sentit plein de joie et d'inspiration. Ce qui faisait sa joie, c'était l'édification. La vue de ce prud'homme tout désolé qui se jugeait mécréant remplissait l'évêque d'une paisible confusion. Quelle force en cette foi si vivement tentée ! La sienne, égale, tout unie, en la sainte Présence, lui parut moins marquée de la Croix, moins méritante, moins belle ; et, loin de s'irriter de cette comparaison que son bon sens faisait tout seul, il en fut abondamment consolé, et fleurit alors sur ses lèvres la parabole guerrière d'un chef d'Église qui sait que la vie chrétienne est combat, et que la palme est aux violents : « Maintenant, je vous dirais autre chose... Vous savez que le roi de France guerroie contre le roi d'Angleterre... » C'est le gai début de cette petite épopée-parabole, Joinville ne fait dire au récitant que l'utile à la perfection du poème, du poème en deux chants :
C'est La Rochelle en Poitou. La Rochelle, cette tête de pont, protestante dans trois siècles, ce port qui attendra l'Anglais hérétique...
Monseigneur ne sait pas, en effet, à quel point, à travers l'histoire, il est méritant de garder ou de reprendre la Rochelle.
« Montléry :
« qui est au cœur de France et en terre de paix. »
Cet évêque plaît à Joinville, il est de bon cœur avec le Roi, les batailles du Roi sont les siennes, et, certes grand prélat, il est au temporel, fidèle sujet. Le premier chant s'achève sur la double victoire :
A la fin de la guerre à qui le Roi sait gré du gardien de La Rochelle sans perdre, du gardien de Montléry sans perdre ?
Le pauvre homme, comme les braves gens de l'Évangile, répond au saint évêque sans malignité, selon l'évidence. L'évêque chante alors l'admirable deuxième chant qui est sens de la parabole.
Écoutez en vous-mêmes, laissez monter le parfum de la vraie humilité, l'humilité d'un vrai prince de l'Église :
« Je vous dis que mon cœur est semblable au château de Montléry,
« car je n'ai nulle tentation, ni nul doute sur le sacrement de l'autel... »
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S'il se met au-dessous de son pénitent, nous ne l'en admirons que plus. Mais, pour nous, dans notre exil, que Dieu nous donne quelques évêques Montléry, quelques évêques La Rochelle. Un seul ne suffit pas. Paris, Paris, en terre de France est depuis si longtemps citadelle trahie et livrée !
Cette foi souveraine, sans le doute, sans la tentation, c'est bien celle que nous imaginions au cœur des évêques. Hélas !
En sa belle conclusion, Joinville montre Guillaume de Paris unissant l'humilité joyeuse à la ferme autorité :
« *A cause de quoi je vous dis,* que pour une fois que Dieu me sait gré de ce que j'y crois fermement... »
« Dieu sait gré » expression chère à Joinville.
Dieu transcendant et tout puissant, dans sa bonté reçoit « les bienfaits » des cœurs pieux comme faits à Lui-même. Il en sait gré... il ne faudrait pas forcer pour dire « il se montre reconnaissant, il se reconnaît une dette ».
« Pour une fois de gré envers moi de ce que j'y crois fermement et en paix... » Car Dieu est bien content des âmes paisibles, qui ont développé sans heurt, sans « crise » la foi de leur baptême. Doctrinalement, Dieu sait gré à ces solides évêques-là.
« Mais à vous, Dieu en sait gré quatre fois *parce que vous lui gardez votre cœur dans la guerre de tribulation... *» Irai-je plus loin ? Non ! Avec le pénitent, je m'agenouille et je baise l'anneau du saint évêque. Nous nous en tenons tous deux apaisés.
Hélas ! nous irons encore à Rome, sans l'espoir d'une voix temporelle qui nous donne apaisement, mais, dans le Ciel, en cette Toussaint du septième centenaire, nous qui voulons bien mourir pour la Messe intacte, les saints évêques bienheureux, et à leur tête, saint Pie X, nous consoleront par cette parole ineffable :
« Dieu vous sait gré quatre fois, parce que vous lui gardez votre cœur, dans la grande guerre de tribulation. »
##### Le petit chapeau de fer.
Quand Joinville aborde « les grandes chevaleries », chaque page mérite réflexion et prière, parce que toute la sainteté à couleur française y est peinte comme notre prédestination.
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Mais je n'ai pas le loisir. Un jour, nous reparlerons de ces grandes vérités, vivantes dans Joinville :
Damiette ; -- la Captivité ; -- les massacres des blessés ; -- les menaces de torture ; -- la patience inaltérable du roi, épuisé à mort ; -- cette vaillance et cet à propos ; -- cette loyauté chrétienne « même aux musulmans » ; -- et l'assaut de la galère de Joinville ; -- et les ultimes confessions ; -- et cet attrait de tel mécréant pour la religion de Jésus-Christ ; -- et le renégat ; -- les Bédouins ; -- le Vieux de la Montagne ; -- et cette scène de sommet et de départage où le Roi décida sur le conseil de son seul disciple Jean de Joinville de rester en Terre Sainte.
C'est trop beau pour aller vite. En un Évangile, ce sont les détails qui sont grands et principaux, on ne résume pas, on contemple.
Alors je me contenterai, pour montrer au lecteur ce qu'il peut faire lui-même, de goûter un trait minime, qui va au cœur C'est le soir de la plus terrible bataille, 8 février 1250. Il a fallu donner assaut à l'imprenable Mansourah. Le Roi a cependant fait le plan le plus sage et le plus ingénieux. Il a transmis à chaque unité les consignes les plus claires et les plus fermes. Si on lui avait obéi, malgré les grandes peines et difficultés, la victoire était à nous. Mais l'indiscipline, l'insolence et l'orgueil du frère du Roi, Robert d'Artois, fit manquer tout le plan (les deux frères fatals aux deux croisades !) et la journée fut massacre, carnage, valeur, héroïsme, intelligence et calme du roi. Ce calme et cette présence d'esprit tenant du prodige, ce courage formidable sauva ce qui put être sauvé, et finalement resta maître du champ de bataille.
C'était le crépuscule encore brûlant, irrespirable, les chevaux et les hommes noyés, les lances et les écus dérivant sur ce bras du Nil qui avait été l'enjeu de toute l'attaque. Joinville s'était battu comme un lion :
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« il advint que je trouvai une veste rembourrée d'étoupes à un Sarrazin... elle me rendit grand service, car je ne fus blessé de leurs traits *qu'en cinq endroits* et *mon roussin en quinze endroits*, le bon comte de Soissons plaisantait... », et quand les arbalétriers eurent enfin déblayé l'horrible terrain, alors vint le Roi, le Roi invincible qui était apparu ce matin à Joinville comme l'Ange des batailles... « si bel homme sous les armes, dominant toute sa suite de ses épaules, un heaume doré sur le chef, une épée d'Allemagne en main... »
Tel il était ce matin, tel il fut dans la mêlée, claire pour lui seul, « combat à la masse et à l'épée », combat d'homme à homme. De tout ce jour de supplices, le roi ne détourna son visage au cours de la bataille, ni ne s'esquiva des Turcs... réconfortant ses gens : « N'ayez crainte : Notre-Seigneur Jésus est plus fort que tous ces mécréants... »
Enfin, il s'était délivré tout seul à l'épée de six mécréants qui tenaient déjà son cheval.
C'est le soir donc, et il n'est pas encore temps de songer au repos, les corps sont rompus, les âmes désolées, tant de morts, tant d'amis chers perdus, saignants, moribonds. Joinville regarde le Roi de France, martyrisé de fatigue sous la lourde armure brûlante. (Mon Dieu, comment enduraient-ils ?) Il lui vient l'idée d'un soulagement dans cette infinité de maux, il pense à son *petit chapeau de fer.* Pas question de laisser le chef royal découvert, un trait musulman peut siffler, mais Joinville respectueusement fait enlever le cruel heaume doré si pesant : « je lui baillai mon chapeau de fer pour qu'il eût de l'air », et ce fut le seul allègement, tant que nous ne fûmes pas au camp.
J'ai rêvé sur ce chapeau de fer, sur cette rude et méritante délicatesse du disciple qui s'en prive lui-même. Sous ce soleil d'Orient, un chapeau de fer ! Et nous en sommes bien reconnaissants à Joinville, comme nous remercions cette femme, qui parmi des maux infinis, offrit à un Visage le soulagement du voile fin essuyant la sueur, les crachats et le sang de la plus rude grande bataille.
Ainsi va l'imitation du Modèle.
\*\*\*
Mais je le quitte et vous le laisse. Ma conclusion : que celui qui lit Joinville comprenne et continue la méditation, un peu comme je l'ai montré et le montre aux enfants, quand nous étudions saint Louis.
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##### La Messe et le laïque.
Cependant, il est une scène trop prenante pour notre temps, pour notre angoisse de la Sainte Messe, une scène ardente de symbole que je veux donner pour finir. Nous sommes au Carême 1250, après cette grande bataille qui permit au moins de faire retraite au camp. Mais le fleuve est coupé par l'ennemi, le ravitaillement n'arrive plus de Damiette, c'est le scorbut et la famine.
Joinville est affreusement malade. Je le laisse parler :
« A cause des blessures que j'eus le jour de carême-prenant, la maladie de l'armée me prit dans la bouche et aux jambes, et une fièvre double tierce et un rhume de cerveau si grand que le rhume me coulait de la tête par les narines ; et pour lesdites maladies, je me suis mis au lit malade à la mi-carême ; d'où il advint que mon prêtre me chantait la messe devant mon lit en mon pavillon ; et il avait la maladie que j'avais. Or il advint qu'en faisant la consécration il se pâma. Quand je vis qu'il voulait choir, moi qui avais vêtu ma cotte, je sautai de mon lit sans être chaussé, et le pris dans mes bras, et lui dis qu'il fît tout à loisir et tout bellement sa consécration, que je ne le laisserais pas jusques à tant qu'il l'eût toute faite. Il revint à lui, et fit sa consécration et acheva de chanter la messe bien entièrement ; et jamais depuis il ne la chanta. » (il devait bientôt mourir)
Vous avez bien compris... ce que nous devons tous faire, ce que le laïque doit faire pour que tienne bon le prêtre fidèle las, épuisé, peut-être hésitant, et le courageux persécuté qui tient bon mais qui a besoin du bras et du cœur séculiers :
« Quand je vis qu'il voulait choir, je sautai... je le pris dans mes bras, et lui dis qu'il fît tout à loisir et tout bellement sa consécration, dure *je ne le laisserai pas jusques à tant qu'il l'eût toute faite. Il revint à lui,* et fit sa consécration et *acheva de chanter la Messe bien entièrement... *»
Luce Quenette.
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### Un roi peut-il être un saint ?
par Louis Salleron
« *Ubi caritas est, quid est quod possit deesse ?\
Ubi autem non est, quid est quod possit prodesse ? *» *\
S. Augustin.*
A TRAVERS JOINVILLE, à travers Guillaume de Saint Pathus, à travers tout ce qui s'est écrit au XIII^e^ siècle, le personnage de saint Louis éclate à l'esprit. Aucun historien ne s'y est trompé. De Voltaire à Fustel de Coulanges, tous ont reconnu en lui le roi saint, -- pleinement roi, pleinement saint.
C'est un « signe du temps », particulièrement notable, qu'en cette année 1970 où la France entière, dans une suite de manifestations populaires très bien organisées, s'est plu à célébrer le sept centième anniversaire de sa mort, quelques voix discordantes se sont fait entendre, tandis que l'Église hiérarchique se montrait, de son côté, fort discrète.
Les voix discordantes ont accusé saint Louis de « crimes » divers tournant autour de l'idée de guerre. Ce n'est pas sa *politique*, ou sa seule politique qu'on lui reproche : c'est sa *morale.* Il ne respecta, paraît-il, ni la liberté de conscience, ni le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Bref, un tyran et un massacreur. On l'a même, si je ne me trompe, comparé à Hitler.
L'Église hiérarchique a été discrète, pour les mêmes raisons.
43:147
Voilà de quoi exciter la réflexion.
La *première observation* qu'on doit faire, c'est que ce qui est reproché par certains (très peu nombreux, à la vérité) à saint Louis est exactement le contraire de ce qui l'a désigné, dès son vivant, à l'admiration et à la vénération de tous. Ses contemporains ont vu en lui l'incarnation de la justice et de la loyauté -- vertus génératrices de la paix et de la prospérité. Là-dessus, tous sont d'accord, Français et étrangers, hauts barons et petit peuple. Les Musulmans eux-mêmes en furent tellement frappés qu'ils l'appelaient le « Sultan juste » et que quelques-uns d'entre eux songèrent à lui demander d'être, précisément, leur sultan.
Alors, une question se pose : est-ce le jugement des intéressés qui compte, ou celui de quelques intellectuels lui selon leurs normes propres, en décident sept siècles plue tard ? Il est fréquent que la postérité érige en vertu morale ou religieuse une vertu (ou un génie, ou une chance) politique. Le contraire est sans exemple. Celui qui fut haï de son vivant comme un tyran est souvent loué et encensé, par les générations suivantes, promptes à lui reconnaître toutes les vertus pour avoir donné à leur race ou à leur pays quelque motif de fierté. Mais celui qui fut tenu, de son vivant, pour un chef tout à la fois juste, saint, courageux, loyal, pacifique et uniquement soucieux du bien de tous et de chacun, n'est jamais, par la suite, taxé de tyrannie.
On est donc obligé de constater qu'une règle qui ne comportait pas d'exception en comporte désormais.
La *seconde observation* est dans la suite de la première. La notion d'information tend à tout mettre sur le même plan, au détriment du jugement moral ou même du jugement tout court -- du bon sens.
On pose aux enfants la question : qu'est-ce qui pèse le plus d'un kilo de plumes et d'un kilo de plomb ? Jusqu'à un âge qu'à dû déterminer Monsieur Piaget, ils répondent un kilo de plomb. L'erreur part d'une intuition juste ; elle est la démarche de l'innocence, ignorante des ruses de l'histoire et des pièges de la science.
De nos jours, on pose à l'information la question qu'est-ce qui pèse le plus d'un sac de plumes et d'un sac de plomb ? L'information, savante, répond : ils pèsent la même chose. N'ont-ils pas le même volume ?
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Une voix proclame : saint Louis fut un juste. Une autre proclame : saint Louis fut un méchant. Cela, en information, fait deux colonnes : une pour le juste, l'autre pour le méchant. C'est ce qui s'appelle être objectif.
De peur, d'ailleurs, de n'être pas objectif, on forcera plutôt dans le sens estimé rectificateur. Une colonne et demie pour le méchant, une colonne pour le juste.
La *troisième observation* est dans la suite de la seconde. Comme tout jugement est un jugement et non pas une pesée ou une mensuration, comme tout jugement est qualitatif et non pas quantitatif, l'information, telle qu'elle est conçue, suppose un renversement ou une oblitération des valeurs du jugement.
Quand on commence à informer sans vouloir juger, on juge que le jugement n'existe pas, on juge que le qualitatif est de l'ordre du quantitatif. On entre alors dans le mensonge en série.
On commence à chercher un critère quantitatif. Ce sera le nombre des jugements émis. Sur 100 jugements émis, la répartition en 60, 20, 15, 3 et 2 fournira le rapport de vérité.
Mais comme la négation acceptée de l'idée de jugement a été imposée par certains, ceux-ci deviennent juges de tous les jugements à venir. C'est eux qui diront les critères de l'information objective. Celle-ci sera toujours à l'inverse du jugement des meilleurs ou du simple jugement spontané du grand nombre, issu de l'éducation traditionnelle de la conscience intellectuelle et morale.
Il s'agit, en effet, de renverser « l'ordre établi », dans les structures comme dans les valeurs.
D'où l'information universelle que nous connaissons. Premier stade : on torture au Brésil, tout comme en Tchécoslovaquie. Deuxième stade : on torture au Brésil ; silence sur la Tchécoslovaquie.
L'information, c'est, d'une manière générale : les attentats permanents contre la liberté et la dignité de la personne humaine dans le monde libre ; le silence sur l'esclavage communiste.
L'information, c'est : un sac de plumes pèse autant qu'un sac de plomb, ou pèse infiniment plus lourd.
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La *quatrième observation* est le désastre qui résulte pour la conscience catholique de cette inversion des valeurs. Le journal catholique devient journal d'information. Que cette mutation le tire de sa routine conservatrice et de ses opinions toutes faites, je l'admets. Mais cet avantage est peu de chose à côté de la ruine du jugement, et de la notion même de jugement, à laquelle son « objectivité » le conduit. Il retrouve un semblant d'unité spirituelle à travers la contradiction de son unité monolithique antérieure, mais cette unité factice masque une dissolution de l'intelligence. Si, peut-être, ses dirigeants échappent à cette dissolution parce que c'est une politique précise qu'ils poursuivent, ses lecteurs eux ne peuvent y échapper, étant, dans leur immense majorité, sans défense. Le résultat politique proprement dit est sans grande importance. Mais le résultat religieux est catastrophique. Le vrai et le faux n'existent plus. A travers les problèmes du Tiers-Monde, de la torture, de la communion dans la main, de la formation des séminaristes, de la contestation universelle, toutes les opinions se manifestent, dans un tohu-bohu parfait. Les lecteurs devenus « adultes », sont très fiers de pouvoir penser désormais n'importe quoi sur n'importe qui -- réserve faite de l'interdit jeté sur tout ce qu'ils pensaient précédemment. Ainsi des milliers de catholiques, souvent prêtres, religieuses ou familières du chapelet, se retrouvent *unis* dans l'Église pour se *désunir* personnellement et entre eux, en évacuant de leur esprit l'idée de vérité et en substituant la notion d'opinion à celle de jugement. L'information les fait sortir du monde de la « grâce » pour les précipiter dans celui de la « pesanteur ».
« Il en cherra des fruits de mort... »
La *cinquième observation* est dans la suite de la précédente. Au train où vont les choses, on va peut-être voir saint Louis et Jeanne d'Arc devenir les patrons de la France laïque et être officiellement rayés par la Hiérarchie comme patrons de la France catholique.
On s'étonne presque que la presse vendue dans les églises ne fasse pas une enquête-sondage sur le thème : faut-il décanoniser saint Louis et Jeanne d'Arc ?
La *sixième observation* concerne la notion de sainteté.
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Est-elle révisable ? Un saint, régulièrement canonisé, c'est-à-dire après un examen minutieux de sa vie, peut-il n'être plus considéré comme un saint, après quelques siècles ou quelques décennies, parce que les idées sur la sainteté auraient changé ?
C'est bien ce qui est en question aujourd'hui.
Saint Louis est suspect. Jeanne d'Arc est suspecte. Les a-t-on donc canonisés par erreur ?
On n'a pas besoin de chercher bien loin pour trouver les griefs qu'on leur fait : ils se sont battus. L'un a fait des croisades, sans parler de quelques guerres intérieures. L'autre a bouté les Anglais hors de France.
Mais laissons Jeanne d'Arc de côté pour ne parler que de saint Louis, puisque c'est de lui qu'il s'agit.
La morale de l'opinion publique en 1970, c'est que faire la guerre est un péché sans rémission. S'il s'agit de croisade, le péché est triple : guerre, colonialisme et anti-œcuménisme.
Supposons cette morale valable, les questions se posent en foule :
-- peut-on juger de la morale d'un siècle en fonction de celle d'un autre siècle ?
-- la morale est-elle en perpétuel progrès, et celle d'aujourd'hui condamne-t-elle celle d'hier ?
-- la morale de l'opinion publique est-elle la seule morale ? est-elle la vraie morale ? est-elle la morale ?
-- la morale sociale est-elle la morale individuelle ?
-- la morale qui, de nos jours, condamne la guerre n'admet-elle pas certaines formes de guerre, et certaines guerres ?
etc., etc.
En fait, il n'y a pas besoin de gratter beaucoup pour découvrir que la condamnation de la violence qui est inscrite aujourd'hui dans la condamnation de la guerre, n'est que la condamnation de *certaines formes* de violence, *venant d'un côté*. On admet parfaitement d'*autres formes de violence,* ou les mêmes, *venant d'un autre côté*.
Autrement dit, aujourd'hui comme hier, le critère est la guerre *juste*, le *juste usage* de la violence.
C'est la *cause* et ce sont les *moyens* qui jugent la violence, sous toutes ses formes.
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Aujourd'hui la violence est déclarée *juste* quand elle est *révolutionnaire*, c'est-à-dire considérée comme exercée par le *peuple,* c'est-à-dire encore au nom des principes « socialistes » et sous la direction de chefs se réclamant de ces principes. Quand elle est telle, elle peut revêtir toutes les formes : guerre défensive ou offensive, massacres en série, assassinats, colonialisme, impérialisme, révolution. Dans tous les cas, la violence est considérée comme un mode de libération de l'homme, précédemment « exploité » (par le capitalisme, le colonialisme, l'ordre établi, etc.).
La religion en général, le christianisme en particulier et le catholicisme en première instance, étant considérés comme l'incarnation du passé, dont il faut faire table rase, toute action réputée violente qui s'inscrit dans un contexte religieux est réputée injuste, à moins qu'elle n'apparaisse comme une insurrection contre un ordre hiérarchique quelconque.
Il s'agit donc bien d'un jugement de valeur opposé à un autre jugement de valeur.
D'où découle une *septième observation :* si force et violence ne sont justes et légitimes que quand la source en est « démocratique » -- en provenance du « peuple », du nombre, de la biologie collective ; c'est tout l'ordre naturel et chrétien qui est aboli. Il n'y a plus qu'un principe, qui est celui de la révolution permanente. Car n'importe quel Pouvoir, s'il dure, n'est plus révolutionnaire. Un Napoléon, un Staline, peuvent être, dans le temps, assez proches de la révolution pour être considérés comme exerçant légitimement la force et la violence. Mais après vingt, cinquante, cent ans, le nouvel ordre politique institué est l'ordre établi. Il est conservateur, même s'il est réformiste. Sur son droit à punir, à emprisonner, à déporter, à massacrer, à faire la guerre, le jugement de valeur reprend ses couleurs éternelles de jugement intellectuel et moral.
Pourquoi, alors, si l'on ne sacrifie pas aux idoles de la révolution, abandonner ce jugement ? Pourquoi nier la justice ? Pourquoi se refuser à juger selon la raison, selon la vérité, selon les principes du bien et du mal, les *actes politiques ?*
48:147
Saint Louis pratiqua-t-il à un degré héroïque toutes les vertus chrétiennes dans l'exercice de son métier de roi ? C'est toute la question. Qui ose répondre : non ?
Ma *huitième observation* sera la dernière. Elle touche au fond du problème.
Certains diront : « A supposer que saint Louis ait pratiqué à un degré héroïque toutes les vertus chrétiennes dans l'exercice de son métier de roi, il se trompa sur le caractère moral des actes qu'autorisait ou imposait ce métier. Si son intention fut droite, ses actes étaient condamnables. Il doit donc être condamné. Ou bien alors, vous reconnaissez que la morale est purement subjective et qu'il n'y a pas d'ordre moral naturel et chrétien. »
L'objection n'est pas mince, et je ne la sous-estime pas. C'est tout le problème moral qui est ainsi évoqué. Il n'est facile à résoudre, ni en théorie, ni en pratique.
J'ai là-dessus mes idées personnelles, sur lesquelles je peux revenir un jour plus longuement, mais dont je voudrais donner l'orientation à propos de la querelle faite à saint Louis.
Je me bornerai à énumérer quelques propositions, sans les développer :
1\) Il y a un ordre moral naturel.
2\) On peut tenir l'ordre moral naturel comme défini par le décalogue.
3\) L'ordre moral naturel se réalise, dans la société, par des approximations différentes selon les temps et les lieux.
4\) Le progrès moyen qu'on peut socialement observer dans la réalisation de l'ordre naturel est lié pour une bonne part au développement de l'ordre politique et des ressources économiques.
5\) Le christianisme, en apportant la révélation révolutionnaire de l'amour, crée une perturbation dans l'ordre moral, que l'Amour achève mais peut socialement contredire.
6\) La sainteté consiste en une orientation permanente à Dieu, manifestée par l'exercice héroïque des vertus chrétiennes.
7\) Les vertus chrétiennes sont des vertus spécifiques, ajoutées aux vertus naturelles, comme l'Amour l'est à la Loi, et dans le même mode de relation.
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8\) L'erreur pouvant exister dans les actes à faire, la sainteté se caractérise, moralement, par l'esprit de *vérité* et de *loyauté*.
9\) L'esprit de vérité consiste à rechercher le vrai, à la lumière de l'enseignement de l'Église et à celle de la raison.
10\) L'esprit de loyauté consiste à suivre sa conscience, selon la vérité et dans le refus de tous les alibis, préjugés, faux-semblants etc. qui inclinent à biaiser.
11\) Le blé et l'ivraie sont mélangés dans l'homme et dans la société jusqu'à la fin des temps. L'héroïcité des vertus exige l'arrachage perpétuel de l'ivraie *en soi-même,* mais demande une composition avec l'ivraie *dans la société.*
12\) La vraie sainteté se distingue à l'esprit de vérité et de loyauté qui se manifeste dans l'arrachage en soi de l'ivraie, sans prétendre l'extirper intégralement de la société. La fausse sainteté se distingue, à l'inverse, par la volonté d'extirper l'ivraie de la société, sans se soucier autrement de l'arrachage de soi-même.
Ces propositions (dont chacune demanderait d'immenses commentaires, avec exemples et illustrations) font comprendre beaucoup de choses.
Elles font comprendre pourquoi en l'Église, ni le « peuple de Dieu », ni le peuple catholique et français, ni personne ayant le minimum de bon sens et de sentiment de la justice, ne se sont trompés sur la sainteté, manifeste, évidente, de saint Louis.
Elles font comprendre qu'un saint, pour saint qu'il soit, le plus authentiquement, le plus surnaturellement du monde, puisse être critiqué au plan politique ou social. On peut même admettre qu'il s'est trompé, ou qu'il a eu tort. Elles font comprendre que chacun puisse avoir ses saints préférés -- selon son tempérament, selon son métier, sa situation, sa condition.
Elles font comprendre qu'il puisse y avoir des types de sainteté plus goûtés que d'autres, selon les époques et les besoins.
Elles font comprendre le degré de déviation, ou même de perversion, auquel atteint de nos jours la conscience chrétienne. Sous l'influence démocratique et communiste, le saint n'est plus regardé sous l'angle de sa *relation à Dieu* mais sous celui de sa *relation aux hommes.*
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Or si le saint, qui est toujours, en tant qu'homme de Dieu l'homme du prochain, n'est plus reconnu quand il ne se veut pas seulement l'homme du prochain, c'est la sainteté chrétienne elle-même qui disparaît. Saint Louis n'est plus saint. Le saint s'appelle Gandhi, Martin Luther King, Che Guevara ou Mao. Nous prenons l'échelle décroissante ; car au « saint » non chrétien (comme Gandhi) on préférera vite le brigand ou le bandit ; et au pacifiste, le révolutionnaire.
La mentalité catholique est, de nos jours, tellement obnubilée qu'elle ne peut plus imaginer un saint *exerçant une responsabilité sociale ou politique, à moins que ce soit pour faire la révolution.* Le saint n'est plus conçu que comme « l'homme pour les autres », au niveau où l'altruisme ne peut revêtir que les caractères de la fraternité, du copinage et de la lutte contre toutes les formes de la société organisée, le saint n'est plus l'homme de la cité de Dieu, de la Jérusalem céleste, mais l'homme de la cité des hommes, du royaume de la Terre. Il n'est plus l'homme qui attend le jour où Dieu fera toutes choses nouvelles, mais l'homme qui entend faire lui-même toutes choses nouvelles. Il n'est plus l'homme de la conversion (intérieure) mais l'homme de la subversion (extérieure). Il ne peut plus être l'homme de la *justice sociale,* parce qu'exercer la justice sociale c'est faire partie de la hiérarchie et donc incarner le péché. Il ne peut plus être chef d'État, patron, officier, parce que ces activités-là sont celles de l'oppression et du mal.
Saint Louis ? Le catholique moderne rougit qu'on ait pu placer ce roi « sur les autels ».
Raison de plus pour que nous l'honorions -- pour que nous le priions.
Saint Louis, roi de France, priez pour la France ! Mais priez aussi pour nous, pour nous tous, pauvres pécheurs, pauvres chrétiens, pauvres crétins !
Louis Salleron.
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### Une famille en fêtes
par Jacques Perret
LE CENTENAIRE DE LÉNINE aura donné aux gauchistes l'occasion de se disputer la caution du grand homme, aux libéraux l'occasion de leur tendre la main à tous ; les foules n'ont pas accouru. Il se peut que le septième centenaire de la mort de saint Louis en ait remué un peu plus, il avait pour lui de battre son concurrent de six siècles et de se présenter en costume d'époque.
A ma connaissance il n'y a pas eu de gallup sur la notoriété de ces deux personnages. La question posée n'étant pas : qu'en pensez-vous ? mais simplement : qui est-ce ? j'imagine qu'à ce niveau de réputation élémentaire et sans me risquer dans le pourcentage, les réponses donnant Lénine pour un russe et saint Louis pour un roi les eussent mis quasiment à égalité. Mettons que l'hypothèse avantage un peu mon favori, on me passera cette faiblesse. Disons en outre que l'âge moyen des consultés est de plus en plus bas et la jeunesse de plus en plus ignorante ; les inventeurs de l'Histoire majuscule l'auront au moins soulagée de la connaissance de l'histoire. Une fois acquis le sens de la nécessité historique, on n'a plus besoin de leçons. Je dis par exemple que saint Louis, dans tous les cas, faisait honneur à sa parole, qu'il l'eût donnée aux petits chrétiens en terre infidèle ou aux Sarrazins eux-mêmes, on commence par rigoler en me traitant d'antigaulliste aliéné ; ensuite on me fait savoir que les notions d'honneur, de parole donnée et de Sarrazin ne sont plus utilisables en aucun cas, c'est la seule leçon, et superfétatoire, qu'on puisse tirer de leurs anniversaires.
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De l'anniversaire de Wissembourg et Gravelotte je ne ferai pas mention, il appartient à la protohistoire, c'est une affaire de spécialiste. Mais décemment la République ne pouvait abandonner le 4 septembre à une poignée de comitards incontrôlés. Elle est descendue dans la rue avec son train de gardes à cheval, barrières blanches et cars de police. Bah ! disaient les gens, encore un roi nègre qui vient boucler sa fin de mois. Malentendu consternant, mais il y a trop d'anniversaires. Notre vieille nation en remorque une telle quantité que le peuple y passerait jours et nuits en célébrations et méditations s'il lui restait quelqu'idée ou sentiment de la mémoire de ses pères. Le culte de la date historique, rappelons-le, est d'institution républicaine. Le peuple y est toujours reconvié, il se fait généralement excuser par une petite corvée de municipaux ou députés, parfois ornée d'un académicien et coiffée d'un chef de cabinet. Férue de commémorations qu'elle accommode en réclame la république ne semble avoir aucune idée, aucun sens de ce que peut être une véritable fête populaire véritablement unanime. Ou alors elle s'en méfie. Le seul anniversaire qu'elle ait pu célébrer avec toute les apparences d'une fête populaire remonte à 1790, la Fédération, fête organisée par des entrepreneurs aristocrates, célébrée en présence du roi, la partie métaphysique étant assurée par Mgr d'Autun qui ne manquait pas de liturgie.
N'empêche que plus nous allons plus nous fabriquons de dates historiques. En dépit de l'allègement des séries d'ancien régime, un tel bagage devrait nous paralyser ; comment traîner en effet ce pesant mémorial et courir en même temps à nos lendemains légers comme tel est aussi notre devoir de citoyen. En vérité cette chaîne d'anniversaires ne pèse même pas le poids d'un symbole. On descend du grenier un tableau de famille dont n'importe qui peut dire n'importe quoi comme d'une peinture abstraite. Les pouvoirs publics savent bien qu'on peut commémorer tout ce qu'on voudra, autant fêter la première culotte de Dagobert. La nation française, jusqu'à nouvel ordre, est conditionnée de telle sorte qu'il en est peu comme elle, aussi déprise du soin de ses aïeux que du gouvernement de ses enfants.
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Ne sachant pas plus d'où elle vient qu'où elle va, c'est une enfant trouvée, sans baluchon, ni même une croix de sa mère. Moyennant quoi et s'il est vrai que l'avenir appartient aux amnésiques, notre corps électoral fait la jalousie de l'univers. Mettons que ce soit une question d'éclairage ; mais telle est l'impression que nous donne aujourd'hui le cours, des choses. On dit alors : bah ! que nous prenions seulement le quai Branly et qu'on nous y laisse faire, en trois mois la conversion est accomplie. C'est probablement vrai. Il faudrait encore que nous ayons le mérite de ne pas succomber à la tentation du mépris.
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Pour son programme d'émissions commémoratives 1970, la RTL fit appel à tous les échelons de l'intelligenzia maison. Ainsi le jeune Z., sympathique chevelu issu de la contestation, ne se gêna-t-il pas pour jeter sur le papier la première idée qui lui vint à l'esprit : un face à face Lénine-saint Louis. Petit brifing à la base : sur les talents de Lénine en tant que dialoguiste et argumenteur on avait de bons renseignements. Pour saint Louis c'était plus douteux. Et alors ? ces choses-là nous savons les arranger et si le roi se fait emballer ce sera gentiment, car le plus dramatique de nos face-à-face ne peut finir que dos-à-dos et néanmoins bras dessus bras dessous.
Et le projet fut lâché pour courir sa chance par les détours ombragés où se négocient les décisions. Il en revint sabré. On ne sait pas toujours d'où vient le coup, d'un prince ou d'un valet. En l'occurrence le juge fut assez courtois pour trombonner au coin du projet la petite note suivante : « le motif du refus se dégagera du document ci-joint relatif au dialogue d'après saint Louis ». Le jeune Z. prit connaissance de la pièce. Elle était signée Joinville. Bien, se dit-il, un colonel de la résistance qui proteste. Non, c'est un rapport, lisons toujours : « Le roi me conta qu'il y eut un grand colloque de clercs et de juifs... » Bon, encore un micmac de symposium, œcuménisme et compagnie. Non, pas exactement, il s'agit d'un chevalier français ayant obtenu de rencontrer en face-à-face le grand maître des Juifs. Et alors ? Lénine serait juif maintenant ? On m'aurait soupçonné de grenouiller dans le sac de nœuds d'Israël ? Poursuivons :
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« ...Ainsi firent-ils. Et il lui fit cette demande : Maître, fit le chevalier, je vous demande si vous croyez que la Vierge Marie, qui porta Dieu en ses flancs et dans ses bras, ait enfanté vierge et qu'elle soit la mère de Dieu ? Et le Juif répondit que de tout cela ne croyait-il rien. Et le chevalier lui répondit qu'il n'avait fait que fou quand il ne croyait en la Vierge et ne l'aimait. Et vraiment, fit le chevalier, vous la paierez ! Lors il leva sa potence, frappa le Juif près de l'ouïe et le jeta par terre. Et les Juifs prirent la fuite et emportèrent leur maître tout blessé ; et ainsi le colloque en demeura là. Lors l'abbé vint au chevalier et lui dit qu'il avait fait grande folie. Et le chevalier lui dit qu'il avait lui-même fait encore plus grande folie d'assembler un tel colloque ; car, avant que le colloque fût mené à fin, il y avait céans grande foison de bons chrétiens qui s'en fussent partis tous mécréants, parce qu'ils n'eussent pas bien compris le Juif. « Aussi vous dis-je, fit le roi, que nul, s'il n'est très bon clerc, ne doit disputer avec eux ; mais l'homme lai, quand il entend médire de la foi chrétienne, ne doit la défendre sinon de l'épée, dont il doit donner parmi le ventre dedans, tant qu'elle y peut entrer. »
Ayant lu ce morceau de roi, le jeune promoteur éconduit mit les pieds sur son bureau pour le relire soigneusement, consulter le Larousse au mot *lai* et s'abîmer dans la réflexion. Un collègue entra.
-- Alors ? Au panier ton face-à-face ?
Le jeune Z. ne répondit pas tout de suite car cette histoire lui foisonnait dans la tête. L'indignation le disputait au ravissement. Il n'en revenait pas de ces lueurs entrevues au cœur historique des ténèbres. Mille réponses lui venaient à l'esprit et tant bien que mal il en fit ce résumé impulsif :
-- Eh oui ! au panier. Ils s'imaginent comme ça que leurs colloques et face-à-face avec le sang des autres et le wisky au bout, ça peut durer encore longtemps ? Quand je croirai en quelque chose je me souviendrai de l'homme lai.
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Il va de soi que d'autres émissions, d'un style plus culturel, ont été retenues et produites pour l'éducation des téléspectateurs. Dans l'intervalle des pensums sur saint Louis on nous a machiné quelques face-à-face entre champions plus ou moins certifiés de l'idéal marxiste et de l'ordre classique.
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A M. Duclos on devait opposer M. Stolypine. Rendons hommage au responsable du programme qui, peut-être à la légère lui aussi, n'avait pensé qu'à l'équilibre du combat. M. Stolypine est en effet le fils du dernier grand ministre du Tsar, seul homme qui eût vraiment inquiété la révolution, et qui en fut assassiné. Son fils connaît à fond les dessus et dessous de la révolution, et l'ambassade soviétique le sachant bien fit savoir que la participation de M. Stolypine n'était pas souhaitable. On comprend bien que celui-ci fut décommandé, remplacé au pied levé par je ne sais quel contradicteur très pâle et très poli.
Vous avez peut-être observé qu'il en est souvent ainsi dans les face-à-face : à gauche un habile ou un dur, à droite un maladroit, un fondu ou même un baron. Les spectateurs en ont pris l'habitude. Il n'y a même plus de paris. Le match-maker choisit les adversaires en fonction de la fatalité historique, et pas question de la contrarier. Au Vel'd'Hiv' il se ferait siffler mais le public du petit écran est assez bien élevé pour ne pas chercher dans la controverse un esprit de boxe.
Pour le face-à-face opposant le communisme et l'Église, M. Garaudy, respectueusement armé jusqu'aux dents, se disposait à vaincre en douceur et sans fatigue. On lui opposait le cardinal Daniélou qui en tant que modérateur officiel passe pour Torquemada. C'est une stratégie révolutionnaire que tailler au libéral un costume de réac fana. D'entrée il nous apparut que le cardinal ne cherchait qu'à fuir le combat. Il donnait même l'impression de n'avoir aucune raison de se battre, et fort envie de conclure un arrangement. Dans ces conditions bien sûr M. Garaudy n'allait pas se donner les gants d'un triomphateur. Il ne pouvait que gentiment serrer la main d'un adversaire aussi complaisant et rentrer chez lui avec un cardinal dans sa poche. Il n'en tire pas vanité. Il sait bien que la pourpre ne fait pas le héros et se doute un peu qu'en face d'une réciteuse de chapelet la partie eût été plus rude. Pour le spectateur qui prendrait encore un face à face pour finale de championnat, les cardinaux constituent l'équipe première de l'Église et nul doute que le meilleur d'entre eux n'ait été sélectionné pour disputer le match. Toujours est-il que le public aura constaté que décidément les vérités de la religion catholique ne faisaient plus le poids devant les dogmes du matérialisme historique.
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C'est la raison de ces prétendus affrontements. Si les gens de la radio ne sont pas ignorants comme on le dit, c'est peut-être qu'ils font semblant d'ignorer nos hommes forts. Une demi-douzaine de noms me viennent à l'esprit qui eussent au moins donné du fil à retordre à M. Garaudy. En principe même tous ceux qui ont leur catéchisme de papa assez chevillé à l'âme pour ne pas s'en laisser distraire, eussent obtenu au moins le match nul. A dire vrai, il faut une sacrée foi doublée d'une rare humilité pour accepter de paraître aussi têtu qu'arriéré devant dix millions de spectateurs.
Autre face-à-face également pénible, celui qui opposait Yousseff Saadi au colonel Trinquier à propos du film *La bataille d'Alger.* On croyait le sujet brûlant, on a dû le tiédir en coulisses. Rappelons que M. Youssef Saadi, le terroriste chéri, s'est décerné le titre de plus grand tueur de chrétiens de tous les temps. Quel adversaire allait-on désigner pour un champion aussi affirmé. J'admets que, Mgr Duval s'étant excusé, personne ne se soit fait connaître comme le plus grand défenseur de chrétiens de tous les temps. Mais enfin, parmi les modestes défenseurs de l'Algérie française, pas moins chrétienne après tout que la métropole, on aurait aisément trouvé, je crois, un homme assez convaincu, assez courageux et assez pudique pour démontrer au moins l'indécence d'une pareille émission. Était-ce au nom des familles françaises qui pleurent encore leurs enfants égorgés, était-ce pour glorifier la clémence du vaincu, que les barbums de la télé firent en sorte que la rencontre du chef tueur et du représentant du parti français se déroulât comme une causerie amicale ? Peu s'en fallut en effet qu'ils ne tombassent dans les bras l'un de l'autre. La réconciliation des chefs, c'est admis, fait le bonheur des victimes, elle est au moins exemplaire, elle encourage l'attitude objective des suppliciés. Et le chevaleresque en studio, sous les fards et les projecteurs, bonne ambiance pour la mémoire de saint Louis.
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Les très vieux morts passent aisément pour peu dociles et dangereux ; on permettra de s'attendrir sur leur naïveté mais on aura soin de les présenter comme repoussoirs de nos sociétés améliorées.
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Reconnaissons que le septième centenaire de saint Louis, jugé bon pour la manœuvre, n'a pas été escamoté. Il a suscité de nombreux commentaires écrits ou parlés, au moins autant que le premier centenaire de Lénine. Celui-ci, tout gonflé, tout fumant d'une réussite énorme, inspirait de la complaisance mais celui-là, vaincu chétif d'une cause impérialiste et béatement statufié dans sa gloire angélique, celui-là excitait l'esprit de recherche impartiale, on aiguisait la plume, on allait un peu lui éplucher le nimbe. Une presse adulte et libérée ne fait pas de bonne chronique avec des blocs de vertu : On cherche le crapaud dans le diamant, au besoin on l'y met. En l'occurrence pourtant l'image évoquée se défend assez bien pour obliger la contestation à toutes sortes de précautions oratoires avant de lui décocher son trait. Comme pour Jeanne d'Arc beaucoup n'auront pris la plume ou la parole que pour imputer à légende et convention une gloire et une perfection que l'histoire objective se refuserait à lui consentir. On s'y attendait. Le procès de saint Louis est en cours, au moins dans les juridictions marginales, et les accusateurs s'évertuent dans les tribunaux de pression. Le clan des néo-catharres, des snobards albigeois et des renégats à la botte de l'Islam rouge font tant et si bien que c'en est une mode et un conformisme. Tout cela bien sûr sous l'œil du presidium subversif dont le contrôle s'étend de la répartition du haschich à la péremption de la Vierge Marie en passant par la foire aux chienneries sans oublier les séquelles de la superstition monarchique. L'ennemi, lui, n'a pas oublié que jadis au seul mot de roi, le roi tout court, l'univers civilisé entendait le roi de France. Il faut croire qu'il en reste quelque chose et que *Lilia pedibus destrue*, vieux cri des illuminés maçonniques, est toujours une consigne permanente. Tout le symbolisme lilial fait offense et entrave à la libération des hommes, il faut sans cesse le rejeter aux poubelles ou le reclure au musée car il n'en finit pas de refleurir dans les coins.
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Il n'est pas surprenant que le R.P. Riquet ait été choisi pour prédicateur officieux du septième centenaire. On le voit partout. Issu de la résistance et sermonnaire attitré du parti gaulliste, cautionnaire des loges et confesseur de l'œcuménisme en salade, il offrait toutes garanties pour accommoder la mémoire de saint Louis selon l'objectivité régnante.
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Je ne l'ai pas suivi dans ses tournées mais il paraît qu'à Saint-Denis le cœur n'y était pas. L'avocat désigné d'office voulait plaider sans contrarier ses amis procureurs. M. Pompidou lui-même, qui était là, aurait trouvé tout naturel une homélie plus chaleureuse. Je n'oublie pas non plus que le même orateur, au lendemain de la libération, prêchant le carême à Notre-Dame, je crois, a bien voulu accorder à ce prince coupable de deux croisades le bénéfice des circonstances atténuantes. Il est vrai qu'à deux pas de là c'étaient les cours de justice et les sentences du vainqueur ; l'épuration battait son plein et bientôt les révisions déchirantes préludant aux mutations. Dans l'ivresse de leur charabia les prophètes mutomanes allaient réussir à concilier l'éternité de l'Église et sa mutation. C'est le mystère de la mutation conçue du Saint Esprit. Or, bonne mutation implique permutation. La vérité ne rejoint pas l'erreur, elle la relaye, il faut céder la place, et si elle rechigne on la mâtera. Pour ce qui est des croisades nous voyons assez que les procurateurs illuminés s'évertuent à encourager la notion de contre-croisade et que les pistolets de la révolution comme les rasoirs de l'Islam sont aisément bénis quand l'épée de saint Louis fait honte à ses enfants, et que le doux nom de muté fait oublier celui de renégat.
A tout prendre il est permis de préférer à l'éloquence du père Riquet celle de ce rabbin, supposé français de fraîche ou vieille date, qui, dans *Combat,* déversait au nom de sa race un torrent d'invectives sur saint Louis. Que les Français soient invités à la vénération de ce monarque nazi le rend fou de rage. Coup de sang, coup franc, bravo rabbin, ta colère nous ravigote et peut-être ses éclats ont-ils réveillé quelques-uns de nos endormis.
En fin de compte ne suis-je pas trop difficile ? Vaut-il pas mieux en effet nous réjouir déjà que la mémoire de saint Louis n'ait pas été tout simplement ignorée. Bien sûr nous n'allons pas lui faire dire comme ces vedettes avides : racontez n'importe quoi, prônez, décriez, mais parlez de moi. Nous pouvons au moins trouver rassurant qu'un vieil ami septicentenaire soit encore importun à nos ennemis.
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Nos humeurs étant purgées, soyons justes. Honoré par élan du cœur, déformé par malice ou ignorance, le souvenir de saint Louis aura quand même plané sur l'année 1970. Et Sedan et Lénine, le choléra et les Fedaynes, loin de lui faire concurrence et ombrage l'auront mis en lumière, comme une issue de secours. Les initiatives privées s'y sont employées avec ferveur et les pouvoirs publics, en dépit des falsifications d'usage, ont même donné ici et là l'impression d'avoir été vaguement circonvenus par cette lumière difficile à éteindre. Il y a eu par endroit quelque foule. Une voisine, aimable concierge et parisienne en diable, a voulu faire le voyage d'Aigues-Mortes : « Je ne veux pas rater ça », disait-elle, et du coup je la voyais en robe de lin et coiffée d'une aumusse. Elle en est revenue moitié ravie moitié déçue. Ravie du son et lumière, des feux de Bengale et des trompettes, mais un peu choquée par les discours du père Riquet et de M. Michelet où les croisés, la Résistance, les maquisards, Damiette et Evian faisaient ratatouille et perruque tandis que des éléments gyrovagues issus des festivals en déroute faisaient bruyamment savoir qu'ils se foutaient joyeusement de tout ça. « Dommage, disait-elle, M. Chamson n'est pas venu et M. Malraux aurait dû être là, ç'aurait eu quand même une autre classe. » Je me suis permis de lui dire qu'il n'aurait plus manqué que ça.
Continuons d'être juste. En Languedoc, une résurgence politico-culturelle et folklorique de l'hérésie ne pouvait que refuser l'hommage à saint Louis. Reconstitution historique ou persistance vraie, peu importe, les choses étant ce qu'elles sont du côté du pouvoir central, héritier fallacieux de la mission capétienne, voyons cela comme un louable respect des traditions provinciales. D'autre part on me signale qu'en Franche-Comté certaines familles autochtones ont souvenir que, pour leurs aïeux, le 25 août était jour de deuil. Ils n'en voulaient pas à saint Louis, mais c'était la fête nationale du royaume, principal fauteur à leurs yeux des ravages de la guerre de Trente Ans. Abominables souvenirs qui les inclinaient fâcheusement à la nostalgie du saint Empire. Il faut avoir beaucoup d'indulgence pour les pays de marche. Même en Ile de France nous avons toujours su qu'il fallait payer assez cher quelquefois le privilège d'appartenir au royaume et plus cher encore les bienfaits de la démocratie.
Jacques Perret.
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### La France et son roi
par Claude Franchet
Ces pages sont extraites du livre publié en 1962 par Claude Franchet sous le titre : *Saint Louis des Lys de France.*
Ce livre est, avec la « leçon » de Fustel rééditée par Dominique Morin, le meilleur ouvrage moderne sur saint Louis : pour cette raison sans doute, on a pris grand soin que personne n'en parle nulle part au cours de cette « année saint Louis ».
Précisons donc que le livre de Claude Franchet a paru aux « Éditions et imprimeries du Sud-Est » (EISE), 46, rue de la Charité à Lyon.
IL RÉGNAIT sur le royaume le plus frais, le plus beau, le plus vivant de ces temps : une prairie en mai.
La vie était partout ; aux provinces unies par le même dévouement à la couronne tout en gardant leur originalité propre, et comme elles avaient raison ; à Paris bruissant et mouvant, où tous les métiers allaient leur train au rez-de-chaussée des maisons, et un jour ils allaient avoir leur code protecteur, leur *Livre,* écrit par le prévôt des marchands, Étienne Boileau ; où les rues étaient pleines des cris des petits marchands, où les jongleurs faisaient leurs parades et la flûte et le rebec entraînaient des rondes aux carrefours les soirs de fête ; où les jardins débordants d'arbres en envoyaient les branches par-dessus les murs à la grande joie des galopins, parfois aussi du furtif passant.
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Et il y avait des écoliers venus de tous les pays écouter de grands maîtres depuis que Philippe-Auguste avait fondé l'Université de Paris, reconnue ensuite par Louis VIII ; on y avait entendu et entendrait encore Albert le Grand, bientôt on y verrait enseigner en pleine rue, parce que c'était ainsi, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure. Les professeurs étaient sur une chaire, mais les étudiants sur la paille jonchant le pavé ; l'une de ces rues, du côté de la place Maubert, s'appelle encore aujourd'hui rue du Fouarre : c'était le nom de la paille autrefois, et nous disons encore du fourrage pour une sorte de foin séché. Qu'elle était turbulente cette jeunesse, se faisant craindre des taverniers et des bourgeois, et même prête à faire révolution, comme on l'avait vu sous la régence ; mais, pour réclamer sur cette façon de suivre les cours, non, elle n'y songeait pas, c'était la même partout et on conte que le grand et gros et paisible Thomas d'Aquin, étudiant à Cologne, s'était fait surnommer le Bœuf par son air tranquille et lourd sur sa jonchée de paille : son air attentif peut-être aussi.
D'ailleurs, personne n'était bien difficile sur le confort. Les maisons sur les rues étaient étroites et hautes, chaque étage avançant sur l'autre, si bien que dans les ruelles on aurait pu se donner la main, et on n'y voyait guère clair. De riches bourgeois seulement ou des nobles avaient des hôtels plus spacieux ouverts sur de grands clos ; mais, à voir dans de vieilles villes quelques-unes de ces demeures encore, on se dit qu'une famille moyenne de notre temps s'y trouverait mal à l'aise ; et on y manquait de quantité de choses dont on ne pourrait se douter ; pour donner un seul exemple, le roi lui-même, dans son beau lit à cortines de soie, ne connaissait les heures de la nuit que par le nombre de chandelles brûlées pendant la lecture de ses psaumes : il n'avait pas d'horloge ; et, le jour, on s'en tirait par la place du soleil ou d'autres remarques s'il n'y en avait point ; surtout par une vie bien réglée.
Mais on prenait les choses gaillardement et ses aises autrement ; dans les jardins surtout, les chevauchées, les simples promenades. Et si Paris, tout embelli et assaini qu'il ait été par Philippe-Auguste (un jour, à sa fenêtre, il avait dû se boucher le nez, offensé par la puanteur de la boue soulevée aux roues des voitures, et alors avait fait tracer et paver de plus larges voies), s'il ne suffisait encore aux ébats d'un peuple qui aimait l'air et le libre espace, on allait chercher ces biens au dehors.
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Pas nécessairement loin, la campagne étant au contraire toute proche ; et les rives de la Seine étaient charmantes, bordées de prairies et de collines aux pentes boisées où se nichaient de petits villages qui en seront encore au XIX^e^ siècle, Chaillot, Auteuil, d'autres. Mais, au delà, c'étaient les grandes forêts où on ne pouvait s'aventurer sans risque ; la complainte le chantera plus tard :
*Au bois de Boulogne y a des voleurs !*
*Ils se disent l'un l'autre : vois-tu rien veni ?*
*-- J'aperçois un homme à cheval monté.*
*-- Eh bien mon brave homme il te faut mouri...*
Pourtant, les grandes chasses entraînent les seigneurs jusqu'à celles de Fontainebleau et d'Yveline dont une partie, la forêt de Marly, avait été chère à Louis VIII.
Et, si on ne voulait quitter Paris, il y avait ces jongleurs aux carrefours et sur les ponts, les comédiens sur leurs tréteaux, les rencontres autour du vin clairet tant vanté du tavernier ou, plus simplement encore, le bavardage entre voisins sur le pas des portes ; et parfois, le roi passait et s'arrêtait devant tous les bonnets levés.
Le beau monde enfin se donnait des fêtes, écoutait chanter les troubadours, commençait à s'engouer des romans de chevalerie -- la reine Blanche s'en fit lire au moins un. Mais il y avait les récits des Croisades, la première contée par l'évêque Guillaume de Tyr, la quatrième par le maréchal Geoffroy de Villehardouin et le chevalier Robert de Clairi ; nous imaginons volontiers notre jeune saint roi s'y plaisant davantage et soupirant sur Jérusalem déjà perdue.
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Tel ce grand et petit peuple de France menait son train de vie, de travail et de divertissements. Cependant, il y avait bien autre chose pour lui hausser l'esprit et le cœur, comme une grande floraison où il s'émerveillait et prenait sa joie d'âme. Depuis un, deux siècles, s'élevaient partout de nobles abbayes, des basiliques, des cathédrales : Paris avait la sienne, dans la Cité, commencée en 1150, et qui s'achevait si bellement, si purement, sous la direction d'un évêque ami des arts, Maurice de Sully.
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Et il y avait d'autres Notre-Dame, dont celle de Chartres, si chère aujourd'hui encore au cœur de la France et qui, de très loin, semble un songe sur la plaine de Beauce ; celles d'Amiens, de Beauvais et de Reims prenaient façon merveilleuse, haussaient leurs voûtes, attendaient leur monde de statues. Et des Saint-Étienne : à Sens, Bourges, Auxerre. Et d'autres.
Et toutes à tous, comme des maisons de famille où le Père recevait, chacun s'y sentant chez soi. Et comment ne pas l'être et ne pas se trouver en parenté quand on voyait représentés dans la pierre non seulement les trois Personnes de la Sainte Trinité, mais aussi la Vierge et les saints et toutes leurs histoires, comme aussi celles de l'Ancien et du Nouveau Testament : partout où il pouvait en tenir de ces images taillées, aux portails, aux galeries, au haut des piliers, jusque dans les moindres recoins ; et de même celles des admirables verrières en couleurs tant réjouissantes aux yeux. Histoires familières aux esprits de ces temps...
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Mais voilà qu'on était aussi, plus réellement, en pays de connaissance. Tout ce monde des métiers qui vivait là ! On s'y retrouvait, on retrouvait les voisins ; les marchands d'étoffes étalant leurs marchandises, les tisserands tissant, les boulangers enfournant leurs pains ronds, les orfèvres rangeant leurs vases d'or, les mariniers tirant leurs barques, et tous ; jusqu'aux portails, sous les piles des saints, des paysans coupaient le bois, fauchaient le pré, vendangeaient, représentant les saisons. Et on voyait aussi le bœuf de saint Luc, l'ânesse de Balaam et l'âne de la Sainte Famille, le chien de saint Roch et le cerf de saint Hubert ; et à tel chapiteau trois petits lapins aux oreilles confondues, à ceux d'à côté tout bonnement du chou frisé comme au jardin, du cresson comme à la fontaine. On allait, on levait la tête, et c'était ainsi avec soi tout un monde familier, du sacré à l'ordinaire, plaisant -- on ne savait pas bien pourquoi -- à revoir là, que chaque bon homme, chaque bonne femme montrait et faisait entendre à son enfant mené par la main.
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Oui, cela, et tout ce qui serait encore, ce qui se ferait... Tout l'éclat de ce treizième siècle, l'un des plus grands de notre histoire : cette prairie de mai en vérité, ce jardin vivant et délicieux, plein d'ombrage entre ses murs ; avec, au milieu, la plus belle de ses fleurs, le lys de France, le roi Louis neuvième du nom, notre saint Louis.
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Car c'est vrai qu'il était beau, Marie la Picarde en s'exclamant n'aurait pas fait la flatteuse ; et sans doute la beauté n'est pas nécessaire à la sainteté -- souvent bien au contraire -- mais il nous plaît de penser qu'en un temps où la France allait rayonner sur le monde ce rayonnement vint aussi de son roi, plus qu'agréable à voir, imposant ; attachant, prenant suavement le cœur avec un regard, un sourire, un geste d'une grâce noble et touchante.
Tout le monde l'a dit. Il était mince, grand, « dépassant tous les autres de la hauteur des épaules » et, dans le bataille, il fallait le voir « avec son heaume étincelant, sa bonne épée d'Allemagne en main... » comme voler au-dessus des autres chevaliers.
Petit enfant, il avait eu « le visage d'un ange », adolescent et roi, il avait conservé une expression de douceur qui semblait céleste et peut-être l'était ; on vantait « le calme de ses traits et sa sérénité » ; on lui prêtait « des yeux de colombe aux rayons de grâce », ces yeux clairs comme le teint l'était, comme les cheveux étaient blonds ce qui contribuait sans doute à l'air charmant. La ressemblance avec la colombe est le mot d'un poète ; mais même si ces portraits étaient quelque peu embellis, ils devaient profondément répondre à l'image que chacun gardait du saint roi : un siècle après sa mort, sculpteurs et miniaturistes le représentèrent encore sous ces traits aimables avec cet air de suavement sourire. Et nous, le regardant vivre dans l'Histoire, nous ne le voyons pas autrement.
Seulement, il ne faut pas s'y tromper ; ce n'est pas ni sourire figé, ni béat ; et plus d'une fois l'air fut de malice fine, bienveillante toujours, malice tout de même. Ainsi, le récit de Joinville nous le fait deviner, amusé par le dépit ou la naïveté -- s'il en eut -- du bon sénéchal, gardant une belle envie de rire au coin de la bouche, tandis qu'il le con sole d'un mécompte. La grande dispute avec Robert de Sorbon, celui qui donna son nom à la Sorbonne ! Ce grand docteur et prélat dans l'Église était d'origine assez humble mais tenait d'autant plus à montrer son rang en portant surtout des habits de soie très chère.
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Cela agaçait un peu le sire de Joinville ; mais lui-même allait richement vêtu, tant que l'autre un jour s'avisa de le lui reprocher. Alors Joinville, tout franc, tout vif, éclata : « Pour moi, c'est l'habit que me laissèrent mes père et mère. Vous, êtes fils de vilain et avez laissé l'habit de votre père et votre mère et êtes vêtu de plus riche étoffe que le roi ne l'est. » Et, saint Louis étant présent, il tâtait et voulait faire tâter à l'autre l'étoffe des deux habits. Ce n'était ni courtois ni charitable, Robert humilié retirait sa main ; alors le roi prit sa défense... Et, quand il fut parti, voyant Joinville assez boudeur, il le fit asseoir à côté de lui, tout près, presque sur un pan de sa robe : « Il avait l'air si ébahi qu'il me fallait bien venir à son aide... » Et Joinville fut à son tour réconforté, parce qu'il voyait le malicieux sourire de son roi. Mais sans doute Louis se riait un peu des deux.
Il y a beaucoup d'histoires où paraît ce sourire. Une autre fois, le roi recevait à table, avec une nombreuse et noble compagnie, le grand Thomas d'Aquin, qui serait un jour canonisé, l'un des plus grands esprits de tous les temps ; puissant aussi de corps, de haute taille et carrure à l'avenant. Ce bon savant religieux -- il était de l'Ordre des Frères Prêcheurs -- aurait bien mieux aimé rester à son pupitre de travail ; mais on lui avait fait entendre qu'il ne pouvait refuser l'invitation du roi. Au moins, il continuait parmi les conversations des autres à penser à ses affaires ; et, tout d'un coup, le voilà qui abat son énorme poing sur la table en s'écriant : « C'est de quoi confondre les Manichéens ! » qui avaient une doctrine opposée à celle de la sainte Église. Il venait de trouver contre eux un argument décisif. On imagine l'effarement, le silence de la compagnie : tant de laisser-aller à la table du roi ! Lui, cependant, faisait signe à l'un de ses secrétaires et l'envoyait noter la trouvaille de « Frère Thomas, de peur qu'elle ne fût perdue ». Sa finesse, son esprit avaient trouvé le geste à faire ; mais, là encore, de quoi souriait-il le plus, de la distraction du penseur ou des airs des distingués convives ?...
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Si étonnante cette belle âme, qu'elle illumine tout le règne dont les grands faits mêmes semblent n'avoir d'autre raison que de mettre en relief les vertus d'un saint ; et la grande Histoire s'éclaire d'un ensemble de petites où nous n'avons qu'à puiser pour le bien connaître et aimer.
Car on les a en mains, ces histoires ; il a bien fallu les rechercher et les réunir lors du procès de canonisation, c'est-à-dire quand l'Église voulut faire de Louis un saint reconnu par elle, qu'on aurait le droit de prier. Alors, à chacun de ceux qui l'avaient connu et vivaient encore, il fut demandé de rappeler l'un de ses mots, un geste, un fait où avait brillé quelque profonde, pure vertu chrétienne ; mieux, de conter longuement si on le pouvait.
Et ainsi, en mettant à part de nombreux témoignages disséminés, on a trois au moins de ces récits ou plutôt recueils d'observations presque au jour le jour sur le caractère et la vie de notre saint : écrits par des hommes dignes de foi. L'un même est Guillaume de Saint-Pathus, le confesseur de la reine Marguerite, tout fondu d'admiration devant l'époux de sa pénitente.
Un autre, ce sire de Joinville, sénéchal de Champagne, qui devint un véritable ami du roi lors de la septième Croisade ; tout aimant, tout admirant lui aussi, mais tout « nature » dirait-on aujourd'hui, point saint malgré sa foi (il faisait parfois par ses réflexions bien soupirer celui qui l'était), tout franc, bourru à l'occasion, boudeur et... charmant. D'autant plus charmant dans son livre de souvenirs qu'il l'écrivit à plus de quatre-vingts ans, comme un vieil homme à l'esprit malicieux peut nous conter le passé.
Vient ensuite Frère Salimbene, un moine italien qui vécut quelque temps à la Cour et la suivait dans ses déplacements. Il semble que celui-là, par bonheur aussi pour nous, n'ait pas eu assez d'yeux pour tout voir ; il les ouvrait aussi grands qu'il le pouvait, allant même jusqu'à épier aux portes un pieux secret que le roi aurait voulu tenir caché ! Puis, il notait bien vite ce qui l'avait frappé, le plus souvent émerveillé.
On pourrait ajouter enfin le « Ménestrel de Reims », un poète connu sous ce seul nom, plus emphatique, mais dont les renseignements sont bons et donnent une idée juste des sentiments du peuple sur son saint roi ; sans oublier le nombre de ceux qui approchèrent Louis à quelque moment de sa vie, le servaient, l'entendaient, lisaient ses lettres, comme ceux qui l'ont assisté à l'heure de sa mort après avoir eu la touchante vision des derniers jours.
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Et tant il y en eut, de ces témoignages d'un règne et d'une vie sans pareils, que le moment venu de les envoyer à Rome, on s'aperçut qu'ils représentaient, en parchemins, « la charge d'un âne ».
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Joinville était un bon homme et même un bon chrétien ; il admirait beaucoup son saint roi. Mais d'autres, il faut le dire, le comprenaient moins, raillaient sa dévotion et l'appelaient par dérision *Frère Ludovicus,* ce qui était bien sot et très mal en la circonstance. Et on raconte qu'après un jugement prononcé contre elle, une femme prise de colère osa lui dire en brandissant son poing :
« Fi, fi, pour un roi de France ! Mieux vaudrait un autre à ta place ; tu n'es bon qu'à vivre parmi les religieux. Ah ! c'est malheur que tu sois roi et bien étonnant que tu ne sois pas chassé ! »
Les autres voulaient faire taire cette furie et la malmener ; mais les saints ne sont jamais humiliés, parce qu'ils sont humbles d'avance ; et l'humilité, dit le confesseur de la reine, « brillait au cœur de Louis comme une escarboucle dans l'or fin ».
Il répondit à la femme :
« Hé ! ma bonne femme, vous dites bien vrai, je ne suis pas digne d'être roi, et Notre-Seigneur aurait bien dû en mettre un autre à ma place, qui saurait mieux gouverner... »
A ses proches, il s'expliquait :
« Le temps que je passé en mes dévotions, nul ne songerait à me le reprocher si je le passais en chasses et plaisirs. »
Claude Franchet.
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### Notes pour une histoire
par Marie-Françoise Pradelle
#### I. -- Naissance et jeunesse
Une longue controverse s'est élevée au début du XVIII^e^ siècle pour savoir le lieu exact de la naissance de saint Louis. Les uns se rapportaient à trois chartes, deux de Louis XI, l'une de 1468 et l'autre de 1475, et la troisième de Henri IV, de 1601, où ces princes donnent exemption de tailles et impôts pour quelque temps aux habitants de la Neuville-en-Hez dans le Beauvaisis « en considération de ce que saint Louis était né dans ce lieu ».
Il est fort probable que ces rois tenaient ce fait de ouïs-dire et avaient été mal informés.
Si certains chroniqueurs du Moyen Age ne nous parlent pas du lieu de la naissance de saint Louis, d'autres, comme le confesseur de la reine Marguerite, Guillaume de Saint-Pathus, Jean de Saint-Victor, Bernard Guidonis, et les chartes de Philippe IV, de Robert de Clermont -- que les tenants de la Neuville en Hez ignoraient sans doute -- nous précisent très bien que saint Louis naquit à Poissy, le 25 avril 1214.
Il y eut aussi des controverses sur la date de la naissance. Personne n'a jamais contesté que saint Louis naquit le jour de la saint Marc Évangéliste. Lui-même l'a dit à Joinville, qui le répète, dans son Histoire. Mais, pour le millésime, c'est autre chose et les chroniqueurs se sont partagé les dates de 1212 à 1216. Aujourd'hui, les historiens se sont mis d'accord sur la date de 1214, l'année même de la bataille de Bouvines ; et même certains pensent que c'est entre 7 heures et 9 heures du soir.
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Louis IX descendait d'un père qu'on avait surnommé « le lion », et ses deux grands-pères, Philippe-Auguste et Alphonse le Noble, roi de Castille, étaient de vaillants hommes. Il était ainsi le petit-fils du vainqueur de las Navas de Tolosas (16-07-1212), Alphonse VIII de Castille, et il était aussi le petit-fils de Philippe-Auguste, le prochain vainqueur de Bouvines (27-07-1214). Il tenait de ce grand-père son tempérament bouillant qui caractérise les Capétiens et lui-même dira plus tard qu'il a dû lutter pendant toute son existence pour maîtriser son humeur emportée.
Il était en outre, par sa mère, l'arrière-petit-fils d'Aliénor d'Aquitaine et du roi Henri II Plantagenet.
En ce petit enfant coulait du sang capétien, du sang castillan, du sang de la fière Aliénor et du sang de Charlemagne ; sa grand-mère paternelle, Isabelle de Hainaut, descendait de Charles de Lorraine, le dernier des Carolingiens.
Son frère aîné Philippe mourait en 1218. Le petit Louis, alors âgé de quatre ans, devenait l'héritier présomptif de la couronne.
Blanche allait former son âme comme elle avait formé son corps et Joinville nous dit : « Dieu le garda par les bons enseignements de sa mère qui lui enseigna à croire en Dieu et à l'aimer et attira autour de lui toutes gens de Religion. Et elle lui faisait, si enfant qu'il fût, toutes ses heures et les sermons faire et ouïr aux fêtes. »
Et Louis fut habitué chaque jour à « ouïr messe et vespres chantées et les heures canoniales ».
Tout jeune encore, le roi Louis avait le cœur doux et pitoyable aux pauvres et aux malades. Il les aidait, les réconfortait et chaque jour 120 pauvres étaient nourris en en sa maison.
Mais le jeune Louis était aussi Louis de France et le futur héritier du trône et, après être resté jusqu'à cinq ans entre les mains des femmes, il apprit l'art équestre avec un vieil écuyer et devint un excellent cavalier.
Plus tard, un précepteur lui enseigna l'Histoire et surtout l'Histoire sainte, la géographie et la langue latine ainsi que les Saintes Écritures. Guillaume de Saint-Pathus nous dit que Blanche le formait « comme celui qui devait si grand royaume gouverner ».
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A 14 ans, il avait toujours son maître avec lui qui lui enseignait les lettres et le fouettait bien et vigoureusement « Mon bon maître me battait souvent pour m'enseigner la discipline » confesse saint Louis.
Il ne faudrait pas croire que c'était un enfant perdu dans la méditation. Il savait s'amuser et il pratiquait les distractions habituelles aux jeunes chevaliers ; équitation chasse, pêche, échecs, boules. Mais il fuyait assurément le : jeux inconvenants et se gardait des choses déshonnêtes hardies ; il ne chantait pas les chansons du monde, ni ne souffrait que ceux de sa maison les chantassent, nous ra conte Guillaume de Saint-Pathus.
« Enfant, jeune homme, adulte, il sut toujours se faire aimer sans tomber comme les autres princes dans la familiarité. » Il s'adressait à tous en usant de la deuxième personne du pluriel, chose très rare à cette époque. Il savait rire et ses entretiens avec son entourage nous révèlent sa malicieuse gaieté, sa bonne humeur, son sens de l'humour et « toute sa vie il conserva cette gaieté innée, mais il n'en oubliait pas, pour autant, les convenances et savait rappeler à la dignité ses compagnons » (J. Levron).
Et c'est un enfant joyeux, ayant tout juste 12 ans, qui chevauchait au début de novembre 1226 vers l'Auvergne pour y rejoindre son père Louis VIII ; le roi revenait victorieux de sa campagne du Midi ; le cortège du petit Louis précédait celui de sa mère lorsque Guérin surgissant lui faisait rebrousser chemin et annonçait à Blanche la triste nouvelle. Louis VIII était mort à Montpensier le 8 novembre 1226.
Juste avant de mourir, Louis VIII fit ses ultimes recommandations en disant : « Que mon fils Louis soit promptement conduit à Reims pour y être couronné, qu'il reste avec ses frères sous le bail et la tutelle de la reine Blanche. »
Conformément aux dernières volontés du roi et montrant déjà ses qualités de femme de tête, la Reine va fixer ai 29 novembre la date du Sacre, c'est-à-dire trois semaine après la mort du roi. Elle charge tous les Grands du Royaume de convoquer tous les seigneurs laïcs et ecclésiastiques à Reims et sans tarder, elle conduit l'enfant à Soissons où il est armé chevalier. Un souverain ne pouvait pas être couronné s'il n'avait pas procédé à l'adoubement.
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Puis Blanche et Louis poursuivent leur chemin jusqu'aux abords de Reims où le petit Louis fait son entrée solennelle dans la ville du Sacre en montant sur un destrier. Là il fut sacré et couronné par la main de Mgr Jacques Bazoches alors évêque de Soissons, car le siège de Reims était vacant.
Autour de lui, le patriarche de Jérusalem, le fidèle Guérin, le chancelier évêque de Senlis, le légat du Pape, cardinal de Saint-Ange. Et la cérémonie se déroula suivant le rite accoutumé. Après avoir reçu l'onction sainte, Louis IX confia à son oncle l'épée qui lui avait été remise et jamais on n'avait vu une cérémonie aussi émouvante.
Très vite après la cérémonie, Blanche et le petit Louis reprenaient le chemin de Paris. Désormais les Grands du Royaume ne pouvaient plus toucher à l'enfant qui était Roi.
#### II. -- Le bâtisseur
Les anciens historiens parlent d'une chapelle de Notre-Dame de l'Étoile qui aurait existé avant le règne de saint Louis à l'emplacement de la Sainte-Chapelle.
Quoiqu'il en soit, l'acquisition des premières reliques provenant des Lieux Saints que l'Empereur Baudouin II de Constantinople avait vendues à la mercantile Venise en 1239 et que saint Louis lui racheta, convainquit le pieux roi de France d'élever un édifice particulier en l'honneur des Saintes Reliques et d'établir un collège de prêtres chargés de veiller spécialement à la conservation de la Couronne d'Épines.
C'est en 1243 que débutèrent les travaux de construction et l'enquête de la canonisation du roi nous informe qu'il dépensa plus de 40 000 livres tournois pour la bâtir.
Saint Louis reçut, après la Couronne d'Épines, un morceau de la Vraie Croix, puis l'éponge et la lance, instruments de la Passion du Christ.
Il confia à Pierre de Montereau l'édification de cette merveille qui excita l'admiration des contemporains, à croire Jean de Jandun : « Elle se fait admirer par sa très forte structure et l'indestructible solidité des matériaux dont elle est formée.
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Les couleurs très choisies de ses peintures, les dorures précieuses de ses images, la pure transparence des vitraux qui brillent de tous côtés, les riches parements de ses autels, les vertus merveilleuses de ses sanctuaires, les ornements étrangers de ses châsses décorées de joyaux éclatants, donnent à cette maison de prière un tel air de beauté qu'en y entrant, on se croit ravi au ciel et que l'on s'imagine avec raison introduit dans une des plus belles chambres du paradis. »
La consécration solennelle eut lieu le 25 avril 1248, dimanche de Quasimodo, en présence du légat du Saint-Siège, Eudes de Châteauroux et de 13 prélats français. La chapelle haute fut dédiée par le légat en l'honneur de la Ste Couronne et de la Ste Croix, la chapelle basse, par l'archevêque de Bourges, sous le vocable de la Vierge.
Mais en dehors de la Sainte Chapelle, Saint Louis reste un grand bâtisseur. C'est au XIII^e^ siècle que s'élèvent toutes nos magnifiques cathédrales. Leur construction coïncide avec l'épanouissement de la vie urbaine et l'activité commerciale. Et la France vivait dans une tranquillité, un ordre chrétien, une prospérité générale qui profitaient à tous, grands et petits et qui permirent à tous d'élever ces édifices.
Au XIII^e^ siècle, les églises sont agrandies, surélevées, transformées. Leur agrandissement même et leur surélévation devaient entraîner d'importants changements dans leur structure et c'est ainsi que se produit un nouvel ordre d'architecture, l'ordre gothique, qui fit l'originalité du Moyen Age et qui atteignit sous saint Louis son plus haut degré de perfection. En effet, la découverte de la croisée d'ogives résolut le problème de la voûte et de l'éclairage qui avaient tant préoccupé les bâtisseurs romans et bien que cette découverte soit très antérieure au règne de saint Louis, c'est au XIII^e^ siècle seulement que l'on peut parler de véritable style gothique qui se caractérise par la tendance à la verticalité et qui a son apogée dans le gothique rayonnant.
Ainsi Notre-Dame de Paris -- commencée en 1160 -- fut achevée dans ses parties principales sous saint Louis ; Pierre de Montereau qui est l'architecte de la Sainte-Chapelle fut aussi un des architectes de Notre-Dame.
Notre-Dame de Chartres, commencée après l'incendie de 1194, était achevée pour la plus grande partie en 1240 et saint Louis assistait à sa consécration en 1260.
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Notre-Dame de Reims fut commencée en 1212. Les parties supérieures du chœur et les travées de la nef étaient construites en 1240.
La cathédrale d'Amiens fut commencée en 1220 par Robert de Luzarches et la dernière main ne fut mise aux voûtes qu'en 1288.
La cathédrale de Beauvais fut commencée après 1225. On fit de grand travaux à Sens, Soissons, Laon, Évreux, Cambrai, Arras, Metz, Toul, Strasbourg. La cathédrale de Rouen, édifiée au XII^e^ siècle, fut reconstruite après un incendie et on continuait d'y travailler sous saint Louis.
La cathédrale de Bourges sortait de terre en 1220. Celles de Bordeaux, Lyon, Auxerre, Clermont ; les chœurs de Troyes, de Tours, le transept de Senlis : tous ces chefs-d'œuvre, s'ils ne furent pas tous d'inspiration royale, se sont élevés au moment du règne de saint Louis. Et saint Louis, s'il ne fit pas construire de grandes cathédrales, fonda de nombreux monastères. Il a élevé de grandes églises abbatiales : l'Abbaye de Royaumont, l'Abbaye de Maubuisson, l'Abbaye royale de Longchamp, l'Abbaye du Lys, l'Abbaye royale de Saint-Denis (dont l'architecte fut Pierre de Montereau), le cloître du Mont-Saint-Michel et les couvents de Senlis, de Vernon, Rouen, Caen, Macon, Compiègne et Pontoise. Le Monastère Ste-Catherine, dans le IV^e^ arrondissement. La Maison des Frères des Carmes de Paris...
La plupart de ces monuments ont disparu à la Révolution ainsi qu'une vingtaine d'édifices religieux dans Paris même. Saint Louis avait fondé aussi des Maisons-Dieu et, en particulier, l'Hôtel-Dieu de Paris, anéanti par l'incendie de 1772, et les Quinze-Vingt pour les aveugles.
L'activité du Roi s'exerça aussi dans l'architecture civile et militaire. La résidence royale à Paris, le Palais de la Cité, le Louvre, le château de Vincennes, celui de Fontainebleau, celui de St-Germain.
En plus de cette architecture civile, regardons les ruines de Château-Gaillard, le donjon de Coucy, les remparts d'Aigues Mortes, de Carcassonne, de Saintes et de Provins ; les châteaux de Peyrepertuse, Quéribus, Angers. Et Boulogne-sur-mer : l'on voit jusqu'où allait l'art de la fortification au XIII^e^ siècle.
Non seulement l'architecture connut sous le règne de saint Louis un prodigieux essor, mais aussi tous les autres arts, la statuaire, la miniature, l'orfèvrerie, l'art du vitrail...
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#### III. -- La justice royale
Dans ce royaume dont certaines parties avaient été don nées soit à des frères de saint Louis par Louis VIII, soit à des Grands, comme Louis Hurepel, oncle du roi, Philippe Auguste avait installé une administration solide.
La plus grande partie des tâches locales, qu'elles soient politiques, judiciaires, financières, sont accomplies sur place par des baillis. A l'époque de saint Louis, ce sont des Lieu tenants de la Royauté en résidence dans tel ou tel pays Dans le Midi et dans l'Ouest, le bailli est remplacé par le Sénéchal : il possède les mêmes attributions.
Baillis et sénéchaux ont au-dessous d'eux des prévôts ei des vicomtes comme agents d'exécution. Les baillis qui vivent près de Paris y reviennent, mais ceux qui résident loin ne peuvent en faire autant. Ils deviennent alors difficiles à tenir et à surveiller et vont abuser de leur pouvoir. Au moment où il préparait la croisade d'Égypte, saint Louis a donné à des hommes de confiance, presque toujours des religieux, aux Cordeliers en particulier, une mission de réformation. C'est le début des grandes *enquêtes* de saint Louis. Et lorsque le Roi fut revenu de Terre Sainte, elles eurent lieu tous les ans.
En effet, à son retour, les doléances s'amoncelèrent auprès du roi. Les baillis, pendant son absence, avaient abusé de leur pouvoir et le roi résolut de porter remède à la situation. La tâche des enquêteurs, déclaraient les lettres royales de 1247, sera « de recevoir par écrit et examiner les plaintes que l'on peut produire contre nous et nos ancêtres, et les dires relatifs aux injustices et exactions dont nos baillis, prévôts, forestiers, sergents et leurs subordonnés se seraient rendus coupables depuis le commencement de notre règne ». Ces tournées d'enquête avaient pour objet de « faire droit à chacun » et non, comme sous les prédécesseurs et les successeurs de saint Louis, d'enrichir le Trésor. Et les enquêteurs s'en allaient partout contrôler le loyalisme des baillis, vérifier leur gestion et écouter les doléances des bonnes gens.
En outre, ces enquêtes ne lui paraissent pas suffisantes et les *grandes ordonnances de 1254* et de *1256* sont inspirées des enquêtes et destinées à réprimer les abus. Elles tracent les devoirs des baillis et sénéchaux. La plupart des articles visent à interdire la dérogation aux coutumes, les exactions, les nouveautés fiscales, la corruption, à punir les mauvaises mœurs et l'irréligion.
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« Les baillis feront droit à chacun sans exception de personne, aux pauvres comme aux riches, aux étrangers comme aux gens de pays. »
« Ils conserveront les usages et coutumes qui seront bonnes et éprouvées, etc. »
De même, c'est toujours le sens profond de la justice qui lui fait édicter les ordonnances de 1263 et de 12615 sur les monnaies. Fabriquer et faire circuler de la fausse monnaie est un péché et c'est en vertu de ce principe que saint Louis fit frapper des pièces d'or et circuler une monnaie abondante d'or et d'argent.
Les ordonnances eurent pour objet de donner cours forcé à la monnaie royale dans tout le royaume, d'en interdire l'imitation et de fixer la valeur des différentes monnaies.
Si hardie que fut cette réforme, Louis IX alla encore plus loin. Sa piété, sa conception d'une justice qui devait se conformer aux règles de l'Évangile, être égale pour tous et suffire à régler tous les conflits, lui inspirèrent des mesures qui dépassaient la portée d'esprit de ses contemporains.
En 1258 *il abolit le duel judiciaire ;* il ordonna d'employer à la place du duel « les preuves des témoins ou des chartes » et, en cas de faussement de jugement, le recours au Parlement. Enfin, il osa s'attaquer à une coutume bien plus générale, la guerre privée, le droit de vengeance.
En 1258, il défendit de conseil délibéré dans son royaume « toutes les guerres et les incendies et les troubles du travail de la terre ». Le port d'armes fut interdit aux nobles comme aux paysans. Il essaya aussi de déraciner la mode des tournois. Mais saint Louis était un véritable juge et il aimait rendre directement, en personne, justice à ses sujets, lorsqu'une affaire l'intéressait particulièrement ou que ses conseillers n'étaient pas d'accord sur la sentence. Il était respectueux des droits d'autrui, modèle d'équité et rarement accessible à la pitié. Lorsqu'il frappait, aucune prière, aucune influence n'aurait pu l'arrêter. Mineurs ou prêcheurs pouvaient s'agiter, la Comtesse de Poitiers ou la Reine elle-même, en faveur d'une dame qui avait fait tuer son mari. Saint Louis voulait que justice fut faite et en plein jour : « Justice au grand jour est bonne », aimait à dire Simon de Nesle, son conseiller. Et le roi décrétait que la femme serait brûlée au château de Pontoise, en dépit de la reine, etc.
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On le voyait aussi, par raffinement d'équité, défendre la partie adverse, même contre son Conseil et contre ceux qui proposaient les droits du roi. Il plaidait ainsi parfois contre lui-même.
Et Guillaume de Saint-Pathus nous dit « qu'il ne faisait acception de personne en ses jugements ».
Ainsi les efforts continus de saint Louis pour assurer une bonne justice furent vraiment efficaces. Il fut vraiment une « fontaine de justice ». Son Parlement par sa science et sa modération acquit une autorité sans précédent et les appels affluaient. La Cour du roi empêcha les baillis autant qu'elle le put de détruire les justices seigneuriales, mais elle exigea qu'elles remplissent leur, tâche.
Et Goyau nous dit « combien il était souriant dans son exactitude, miséricordieux en sa fermeté et paternel en sa souveraineté ».
Nous le savons par cette merveilleuse page de Joinville : « Le Roi avait sa besogne réglée en telle manière que Mgr de Nesles et le bon Comte de Soissons et nous autres qui étions autour de lui, qui avions ouï nos messes, allions ouïr ces plaids de la porte qu'on appelle maintenant les requêtes. Et quand il revenait de l'église, il nous envoyait quérir et s'asseyait au pied de son lit et nous faisait tous asseoir autour de lui et nous demandant s'il y en avait aucuns à expédier qu'on ne pût expédier sans lui, et nous les lui nommions et il ordonnait de les envoyer quérir et il leur demandait : « Pourquoi ne prenez-vous pas ce que nos gens vous offrent ? » Et ils disaient : « Sire, c'est qu'ils nous offrent peu. » Et il leur disait : « Vous devriez bien prendre ce qu'on voudrait vous offrir » ; et le saint homme s'efforçait ainsi de tout son pouvoir de les mettre en voie droite et raisonnable. Maintes fois, il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes après sa messe et il s'accotait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler, sans empêchement d'huissier ni d'autres gens. Et alors il leur demandait de sa propre bouche : « Y a-t-il quelqu'un qui ait sa partie ? » Et ceux qui avaient leur partie se levaient. Et alors, il disait : « Taisez-vous tous et on vous expédiera l'un après l'autre. » Et alors il appelait Mgr Pierre de Fontaines et Mgr Geoffroi de Villette et disait à l'un d'eux « Expédiez-moi cette partie ».
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« Et quand il voyait quelque chose à amender dans les paroles de ceux qui parlaient pour lui ou dans les paroles de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche ; je vis quelquefois en été que pour expédier ses gens, il venait dans le jardin de Paris, vêtu d'une cotte de camelot, d'un surcot de tirelaine sans manches, un manteau de taffetas noir autour de son cou, très bien peigné et sans coiffe et un chapeau de paon blanc sur la tête et il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui et tout le monde qui avait affaire par devant lui, se tenant autour de lui debout. Et alors il les faisait expédier de la manière que je vous ai dite avant pour le bois de Vincennes. »
#### IV. -- La mort de saint Louis
Depuis son retour d'Orient, saint Louis était hanté par le désir de retourner en Terre Sainte et il ne cessait de penser à la délivrance des Lieux Saints, surtout depuis que Bibars et ses milices égyptiennes y avaient le champ libre. Après le départ des Tartares, Nazareth et Bethléem avaient été prises en 1263 et Césarée en 1265, et Bibars envoyait ses lieutenants contre la province d'Antioche et contre le roi d'Arménie. Le royaume d'Acre se rétrécissait comme une peau de chagrin.
Au début du carême de 1267, le Roi convoqua tous les barons à Paris. Très intrigués, les barons se rendirent à la Sainte-Chapelle où, le 25 mars, jour de l'Annonciation, saint Louis, après avoir ordonné qu'on lui apporte le reliquaire de la Vraie Croix, annonçait son intention de repartir en Croisade. Il prit la croix malgré sa faiblesse ainsi que ses trois fils aînés, Messire Philippe, âgé de 22 ans, Messire Jean et Messire Pierre, de 17 et 18 ans. Ses deux frères l'imitèrent, son neveu et de nombreux seigneurs à l'exception de Joinville.
Durant les trois années qui suivirent, saint Louis prépara la nouvelle Croisade, la huitième du nom ; il appareilla tout, leva les tailles sur son peuple, traita avec Gênes pour avoir des navires...
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Il bailla son royaume à gouverner à l'Abbé de Saint-Denis et au Comte de Nesles. Il maria ses filles, régla les apanages de ses fils, fit son testament.
Enfin en 1270, le 14 mars, il s'en vint à Saint-Denis où l'Abbé lui remit l'oriflamme, passa à Notre-Dame de Paris. Le 16 il prit congé de la Reine Marguerite à Vincennes et partit pour Aigues-Mortes par Melun, Sens, Auxerre, Vézelay, Cluny, Mâcon, Lyon, Vienne et Beaucaire. Le 1^er^ juillet 1270, il s'embarquait pour Tunis.
Des raisons stratégiques avaient poussé Charles d'Anjou à foncer sur Tunis. Saint Louis accepta le projet quand il apprit que l'émir songeait à se convertir. Ils arrivèrent en vue de Tunis le 17 juillet. Les habitants de Tunis furent épouvantés en voyant l'importance de la flotte et s'enfuirent ou se cachèrent. Les Croisés purent facilement débarquer et planter leurs tentes et prirent la tour et le château de Carthage.
Mais alors que les Croisés attendaient l'arrivée de Charles d'Anjou, commencèrent la guerre de harcèlement des Musulmans et les embuscades sarrazines.
Pendant ce temps, la chaleur écrasante, le manque d'eau, la pestilence des cadavres provoquaient dans l'armée des Croisés une effroyable épidémie de dysenterie ; la famille royale va être particulièrement touchée. Le roi fut atteint ainsi que ses deux fils, Philippe et Jean-Tristan. Jean-Tristan allait s'éteindre le 3 août. Isabelle et son époux le roi de Navarre aussi. Quand le roi comprit qu'il n'en réchapperait pas lui-même, il appela son fils Philippe auprès de lui et lut son testament que l'Histoire a pieusement appelé « les Enseignements de saint Louis ».
Il y est dit entre autres :
« A justice tenir et à droit rendre, sois loyal et raide à tes sujets sans tourner à dextre ni à senestre. Mais tout droit au droit, et soutenir la querelle du pauvre jusques à ce que la vérité soit éclaircie. »
« Garde-toi autant qu'il dépend de toi d'avoir guerre contre des Chrétiens. Prends garde qu'il y ait de bons baillis et de bons prévôts en ta terre. Garde les coutumes de ton royaume en l'état et la franchise où tes devanciers les ont gardées. »
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Le samedi 23 août, sur sa demande, saint Louis reçoit l'Extrême-Onction en pleine et saine connaissance. Il récite alors les sept psaumes de la Pénitence. Du lendemain dimanche après-midi au lundi matin, il ne cesse de prier. Il invoque tous les saints du Paradis et prie Dieu ainsi : « Sire Dieu, donne-nous que nous puissions mépriser la prospérité de ce monde, si que nous ne redoutions aucune adversité. »
A 9 heures du matin, le 25 août, il demande à être étendu sur un lit couvert de cendres et murmure : « Beau Sire Dieu, aie merci de ton peuple qui demeure ici en les mains de ses ennemis et qu'il ne soit contraint à renier ton Saint Nom. »
Vers midi, il murmurait ces paroles : « J'entrerai dans ta demeure et j'irai t'adorer dans ton temple. » Ce furent ses dernières paroles. Et vers trois heures de l'après-midi il rendit l'âme « à cette heure même que le Fils de Dieu mourut en la Croix pour le salut du monde » dira Joinville. Il venait à peine d'expirer quand arriva Charles d'Anjou. Il régla les mesures à prendre pour le transport du corps qui quitta la Tunisie le 31 août. La nef qui portait les restes du Roi vers la France s'appelait « Porte-Joie ». Après une violente tempête, le navire put débarquer en Italie et, par Lyon, Mâcon, l'Abbaye de Cluny, Troyes, le cortège remonta vers Paris.
Quand le corps fut arrivé, le nouveau roi Philippe fit célébrer la veille de la Pentecôte 1271 les obsèques solennelles à Notre-Dame de Paris. Après le service, c'est le Roi lui-même qui avec l'aide des Grands du royaume, prit le cercueil sur ses épaules pour le conduire à pied à Saint-Denis. Toute la multitude du peuple de Paris accourut de tous les quartiers pour rendre un dernier hommage au bon Roi Louis. Les religieux de Saint-Denis arrivèrent au devant du cortège, portant un cierge à la main. Mais un incident éclata au moment où l'on atteignit le Monastère. Les portes en étaient fermées et l'Abbé de Saint-Denis refusa de les ouvrir aussi longtemps que l'Archevêque de Sens et l'Évêque de Paris n'auraient retiré leurs habits de chœur pour bien marquer que ces hautes autorités n'avaient aucun droit de juridiction sur le Monastère. Les prélats déposèrent donc leurs ornements et cependant Guillaume de Nangis nous dit : « Le roi attendait devant la porte, son père sur ses épaules, et les barons et les prélats qui en l'église rentrer ne pouvaient... »
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L'incident réglé, un dernier office fut chanté et les ossements du saint Roi furent placés près de ceux de Louis VI et de Philippe-Auguste. On y déposa également le cercueil de Jean-Tristan, ce fils de saint Louis né à Damiette et mort à Tunis à 20 ans.
Et c'est là que vont se multiplier, pendant les vingt-sept ans qui précédèrent sa canonisation, les guérisons et les miracles.
Marie-Françoise Pradelle.
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### Notes sur un caractère
par Catherine Laroza
AUCUNE OSTENTATION en saint Louis. S'il incarnait la majesté royale avec dignité, c'était sans être jamais guindé, sans vanité, et avec quelle simplicité de cœur. Il était vêtu selon son rang, car il pensait devoir ainsi manifester la grandeur de la maison de France. « Il disait que l'on doit se vêtir, raconte Joinville, et aimer son corps de telle manière que les prud'hommes de ce siècle ne puissent pas dire que c'est trop et les jeunes hommes trop peu », et il conseillait à son entourage : « Vous devez bien vous vêtir et nettement, car vos femmes vous en aimeront mieux, votre maison vous en prisera davantage. » -- Plus tard, au retour de la croisade, voulant encore se rapprocher de l'humble condition du Sauveur, il abandonna toute riche parure. Cela déplut à la Reine qui elle, restait coquette. Avec quel amusement le voyons-nous, d'après le récit de Robert de Sorbon, marchander avec sa femme pour arriver à ses fins. Il semble accepter de se parer de vêtements de prix, selon la loi conjugale que « l'homme doit complaire à sa femme », mais en échange lui demande de s'habiller plus modestement : « Vous prendrez mes habits et je prendrai les vôtres. »
Il connut la douceur de l'amitié et la vécut avec une délicatesse extrême, avec une familiarité qui savait être simple et rester digne. Ses attentions étaient charmantes. Nous aimons l'imaginer à Sayette, lors de la croisade, avant l'arrivée de ses amis dont il prépare l'arrivée, tandis que roi, il fortifie la ville, saint, il ensevelit les cadavres chrétiens.
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« Quand nous arrivâmes au camp, dit Joinville, nous trouvâmes qu'il avait lui-même mesuré les places où nous logerions. Il m'avait mis à côté du comte d'Eu, parce qu'il savait que le comte aimait ma compagnie. » Ce qui permit d'ailleurs aux deux amis de faire des farces dignes de collégiens, en tirant des flèches pendant les repas sur les verres et les pots, ou en lâchant une ourse dans un poulailler...
Il est bien doux d'imaginer le roi, si beau, si lumineux, se promenant avec ses amis au Verger Royal, devisant avec simplicité, taquinant les uns et les autres. Mais ses taquineries sont si gentilles, toujours si délicates ! « Lorsque le roi était en joie », il lançait Joinville et Robert de Sorbon dans des dissertations à propos des mots de « prud'homme » ou de « dévot », et s'amusait de leurs discussions -- mais parfois l'animosité des deux protagonistes allait un peu loin, comme en témoigne la délicieuse anecdote de Corbeil.
Quel charme tendre a pour nous, habitués à la rudesse, l'attitude de saint Louis ! Joinville et Robert de Sorbon se reprochaient mutuellement celui-là d'être trop bien habillé, celui-ci d'être vêtu comme un parvenu. Le roi réconforta Robert de Sorbon, puis appela Joinville près de lui « pour se confesser de ce qu'il avait à tort défendu Maître Robert... Mais, fit-il, je le vis si ébahi qu'il avait bien besoin de mon aide ».
S'il fut doux, d'une douceur angélique qui apaisait ceux qui le rencontraient, ce fut vraisemblablement parce qu'il savait que « des bandes dures sortent la mêlée » et qu'il proclamait que « nul homme de cœur dur n'obtint jamais le salut ». Mais ce doux dut conquérir sa douceur, car il était capable de colères.
En témoigne le récit de Joinville du départ d'Hyères, au retour de la croisade : la côte était raide et longue, le roi la descendit à pied. « Il marcha tant à pied que, n'ayant pas son palefroi, il lui fallut monter sur le mien. Quand son cheval fut venu, il courut très irrité sur Ponce, l'écuyer. Quand il l'eut bien malmené... » Joinville mit un moment à calmer sa colère.
Un autre épisode nous le montre sur le bateau avant d'arriver en Acre, malade, Joinville malade aussi à côté de lui. « Il se plaignait à moi du comte d'Anjou qui était dans son vaisseau, mais ne lui tenait nullement compagnie. Un jour, il demanda ce qu'il faisait. On lui dit qu'il jouait aux dés avec Monseigneur Gauthier de Nemours. Il y alla tout chancelant de faiblesse à cause de sa maladie, prit les des et les tables et les jeta dans la mer. Il se courrouça très fort contre son frère de ce qu'il s'était pris si tôt à jouer aux dés. »
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Ces colères inspirent un jour à Joinville un étrange marché. Devant rester à Césarée avec le roi, il refuse ses deniers : « Parce que... vous vous emportez quand on vous demande quelque chose, je veux que vous conveniez avec moi de ne pas vous courroucer si je vous fais une demande, durant toute cette année, et si vous me refusez, je ne me courroucerai pas. » Quand il entendit cela « il se finit à rire bien haut », et accepta. Peu après il eut l'occasion d'honorer la convention : après un arrêt de justice qu'il avait rendu, le sénéchal lui ayant fait une demande peu raisonnable lui fit remarquer que, se courrouçant, il rompait les conventions.
« Dites tout ce que vous voudrez, je ne me courrouce pas, répondit-il en riant. » Toutefois Joinville n'obtint pas gain de cause.
Ah le rire de saint Louis, comme il est clair et bon, ce rire de joie simple, de gaieté, ce rire qui jamais ne fut que fraîcheur, qui ne naquit jamais d'aucune méchanceté, d'aucune moquerie, qui s'il fut taquin le fut avec l'extrême délicatesse que le rieur mettait en tout. Il riait enfant, avec ses frères, en un sens il resta toujours jeune. Mais déjà à 15 ans il savait ne pas rire quand l'heure était au silence. Guillaume de Saint-Pathus raconte, lors de la construction de Royaumont, comment le béni roi portait avec les moines les civières de pierres. Et « ainsi en ce temps, le béni roi faisait porter la civière par ses frères, Mgr Robert, Mgr Alphonse, et Mgr Charles ; et il y avait avec chacun d'eux un des moines dessus dits à porter la civière d'une part. Et parce que ses frères voulaient quelquefois parler et crier et jouer, le béni roi leur disait : « Les moines tiennent à présent silence, et aussi le devons nous tenir. » Il riait plus tard restant en cela jeune et transparent, mais s'en abstenait le vendredi, en souvenir de la Passion. « Et si tant qu'il pouvait, se tenait de rire un tel jour, et s'il commençait parfois sans qu'il y prit garde, bien vite il se délaissait de le faire ». Il riait encore, lors de la croisade, aux plaisanteries de Joinville : Un jour au camp d'Acre, qu'il était « assis en un pavillon, appuyé au pilier sur le sable, sans tapis ni rien d'autre sous lui », Joinville lui dit que des pèlerins allant à Jérusalem voulaient le voir -- « Ils me prient, dit le sénéchal, de leur faire voir le « saint roi », mais je ne désire pas encore baiser vos os. » -- Il eut un rire sonore et me dit d'aller les chercher. »
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Car ce saint est plein de gaîté, plein d'humour, et son humour lui sert à prouver bien des choses, à rétablir bien des situations, Nous éprouvons une grande joie à nous rappeler ses jolis mots, si spirituels, ses attitudes finement ironiques.
N'est-ce pas une bien jolie expression que celle qu'il emploie pour expliquer qu'à son nom Louis de France, il préfère celui de son baptême, Louis de Poissy, car la Royauté éternelle du chrétien est préférable à celle d'ici-bas, qui ressemble « à la Royauté de la fève, qui finit avec le souper ». Ou encore quelle formule ravissante pour expliquer que « c'est une mauvaise chose de prendre le bien d'autrui : le rendre est en effet si dur que simplement en parler écorche la gorge par les « r » qui s'y trouvent et signifient les râteaux du diable tirant en arrière ceux qui veulent s'acquitter. » La joie divine de ce saint est toujours surprenante. Elle va toujours plus loin qu'on ne l'imagine.
Nul mieux que lui ne sut dégager les affaires du royaume de la mainmise de l'Église, autant qu'il le fallait et pas plus qu'il ne le fallait, restant toujours au-dessus de tout soupçon. A l'évêque Gui d'Auxerre qui voudrait, au nom de tous, lui faire commander aux baillis qu'ils contraignent les excommuniés à faire satisfaction à l'Église, et refuse de donner les motifs de sentence, il répond qu'il agirait ainsi « contre Dieu et contre le droit ». En effet : « les évêques de Bretagne ont tenu le comte bien sept ans excommunié, puis il eut l'absolution par la cour de Rome. Si je l'eusse contraint dès la première année c'eût été à tort ». Et quelles malicieuses réponses aux évêques de Reims, de Chartres, puis de Châlons qu'il renvoie en retournant contre chacun d'entre eux leurs propres arguments. C'est aussi avec un sourire taquin qu'il dut faire répondre à Joinville, prétextant une maladie pour ne pas se rendre à sa convocation où il prévoyait un appel à une seconde croisade qu'il voulait absolument sa présence, « car il avait là de bons médecins qui savaient bien guérir la fièvre quarte ».
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Humour qui cache une grande fermeté, gentille ironie qui ne permet pas la réplique mais sauvegarde la dignité de son interlocuteur. Et parfois cette attitude se trouve être d'une grande diplomatie. Aussi dans la réponse qu'il fait à l'émir du Vieux de la Montagne, nous voyons le saint Roi faire échouer l'ambassade de façon amusante. L'émir proposant un marché, aux dépens du Maître de l'hôpital et du Maître du Temple, se voit amené à reproposer son marché devant les intéressés et remis en leurs mains. Quelle admirable alliance d'ironie, de loyauté et d'efficacité.
S'attachant d'abord à agir en chrétien, chacune de ses décisions fut la meilleure aussi dans le plan temporel. De même, s'étant attaché toujours à vivre en chrétien, il fut par surcroît pleinement heureux et gai, de la joie pure et simple des enfants de Dieu.
Catherine Laroza.
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### La Pragmatique Sanction
par François Gousseau
ON LIT sous la plume de Fustel de Coulanges, historien des Institutions françaises, au chapitre de ses « Leçons à l'Impératrice » consacré à saint Louis ([^13]).
« Le Saint-Siège ne pouvait pas oublier que c'était lui, saint Louis, qui avait fait la première Pragmatique Sanction, c'est-à-dire, le premier acte qui établissait les libertés de l'Église gallicane. Il n'y a pas de roi plus gallican que saint Louis. »
De ce texte se dégagent deux éléments bien distincts :
-- l'affirmation d'un fait brut : saint Louis serait l'auteur d'un certain acte royal, appelé « Pragmatique Sanction », limitant les pouvoirs du Saint-Siège sur les personnes et les biens d'Église, en France ;
-- l'énoncé lapidaire d'un jugement synthétique sur le caractère « gallican » de la politique du saint roi.
Quelle attention convient-il de porter sur l'un et l'autre points ? Le premier commande-t-il nécessairement le second ? ou vice-versa, ce dernier se présente-t-il comme un élément simple, ou se décompose-t-il en plusieurs parties non réductibles les unes aux autres ? Autant d'interrogations soulevées par ces lignes du grand historien autour desquelles nous orientons les réflexions qui suivent.
#### I. -- Le contexte politico-religieux.
De tous temps, ou plus exactement depuis l'avènement du christianisme qui a introduit la distinction fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel -- distinction en effet inconnue dans la Cité Antique si bien dépeinte par le même Fustel de Coulanges -- le « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ne s'est jamais réalisé aisément. Pourquoi ? Parce que :
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1° Il est toujours difficile à César, dont le pouvoir est lui-même d'origine divine, de rendre à Dieu ce qui est à Dieu.
2° Il est tentant pour le pouvoir spirituel d'user de ce pouvoir à des fins purement, voire bassement humaines.
Mais, à cette époque de « chrétienté », l'Église est elle-même devenue une puissance temporelle, en partie garante de son indépendance, en partie compensée par les charges d'enseignement et d'œuvres de miséricorde. Et à cette même époque, dans le royaume de France, la souveraineté laïque est incarnée dans une figure non seulement de bon chrétien, mais de saint, chez qui la piété, loin de se substituer à tout, facilite pour tout, dans l'harmonie, le plus fort rendement. Cette situation assez exceptionnelle accuse davantage les heurts, inévitables, entre les deux pouvoirs. Même et surtout s'il ne doit s'agir que de querelles de famille, d'autant plus irritantes que les uns comme les autres ont une conscience plus aiguë de leurs droits et devoirs respectifs, ordonnés, non à un bonheur terrestre, mais au salut des âmes.
La politique religieuse du règne est jalonnée pour Louis IX, au même titre que pour Philippe Auguste et Louis VIII, par la lutte constante contre les blasphémateurs et contre les Juifs, contre les hérétiques (liquidation de la Croisade contre les Albigeois, et instauration de l'Inquisition), contre les païens, (les deux Croisades en Terre Sainte si désirées du saint roi). Il y apporte sa marque propre par une ferveur, plus grande pour son Sauveur.
Mais ces aspects n'épuisent pas toute sa politique religieuse qui ne se déroule pas en champ clos. Il faut compter ici avec le Pape, en France avec les évêques, voire avec les barons... anticléricaux. Aussi bien sur les terrains qui viennent d'être évoqués, comment le pouvoir spirituel n'interviendrait-il pas lui-même ? lls relèvent de son domaine par excellence. Ses interventions n'en sont pas pour autant toutes frappées d'un caractère obligatoirement irréprochable. Une fois, c'est Innocent IV qui en 1246, alors que saint Louis a pris la Croix depuis deux ans, avec l'espoir du concours du pape et de l'empereur, ordonne secrètement d'interrompre la prédication de la croisade entreprise en Allemagne, afin de pouvoir y recruter sans entrave des partisans pour combattre Frédéric II.
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Une autre fois, c'est Clément IV qui par une bulle du 12 août 1268, intervient pour rappeler saint Louis à plus de modération dans le souci qu'il prend de poursuivre le blasphème.
Si nous passons rapidement en revue quelques épisodes caractéristiques de la politique royale à l'égard du Saint-Siège sur une durée de cinquante années (le règne de saint Louis a été le plus long de l'histoire de France, avec celui de Louis XIV), nous observons les faits suivants :
L'exemple le plus proche laissé à Louis IX par son père Louis VIII concerne l'attitude de ce prince devant les derniers épisodes de la Croisade des Albigeois. Il se refuse absolument à être réduit au rôle d'instrument entre les mains de la papauté. Il réclame pour lui et les siens la liberté d'aller et de revenir à leur gré, et le retour du Languedoc à la France. Sur ce dernier point, surtout, il se heurte à l'opposition d'Honorius III qui préférerait maintenir le Comte de Toulouse sous la tutelle du Saint-Siège, plutôt que de l'abandonner aux mains du roi de France.
-- Lorsqu'en 1241 un Concile général est convoqué au Vatican et que les évêques de France, parmi d'autres, sont faits prisonniers par les troupes impériales de Frédéric II, Louis IX, qui s'était bien gardé jusqu'à ce jour de prendre position dans le conflit qui opposait le pape et l'empereur, n'hésite pas à exiger leur libération : « Que votre Grandeur Impériale y réfléchisse, déclare-t-il, le royaume de France n'est pas affaibli au point de se laisser mener à coups d'éperon ».
-- Dans la perspective d'une Croisade en Orient, Louis IX cherche à réconcilier les deux protagonistes, sans y parvenir. Lorsque Innocent IV le sollicite en vue d'une Croisade contre Frédéric, il s'y refuse, mais il accepte de lui accorder protection, quand le pape se réfugie à Lyon, Ville d'Empire, située à deux pas du royaume de France.
-- A la suite d'une maladie qui a failli l'emporter, il déclare qu'il se croise pour la délivrance des Lieux-Saints, en échange de quoi Innocent IV entérine les candidatures du roi de France à deux évêchés et profite d'un rapprochement avec ce dernier pour reprendre la lutte contre les grands féodaux, en faveur des évêques qu'il utilise même à des fins temporelles, notamment à la pacification du Midi de la France.
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-- Mais les curés et les évêques eux-mêmes sont peu enclins à lire en chaire les lettres proclamant le renouvellement de l'excommunication prononcée contre l'empereur, avant même que ne soit réuni à Lyon (1245) un nouveau Concile, où par prudence Louis IX se contente d'envoyer un observateur. Une fois Frédéric II déposé et les princes chrétiens invités à mener la Croisade contre lui avant de la mener contre « l'Infidèle », Louis IX se pose en médiateur et tente un rapprochement entre les deux adversaires. Mais l'Empereur, aigri par l'attitude d'Innocent IV qui, à l'occasion de la succession du Comté de Provence, a favorisé le plan du roi de France à ses dépens, adresse à tous les princes chrétiens une lettre-circulaire d'une extrême violence à l'égard du Saint-Siège. Les barons français, qui se sont déjà réunis à plusieurs reprises pour reprocher à saint Louis de compromettre les intérêts du royaume en ne protestant pas avec assez de vigueur contre les empiètements pontificaux, saisissent cette occasion pour affirmer leur volonté collective de s'attaquer à l'ordre des clercs tout entier.
Devant cette aggravation du conflit, Louis IX, gêné par la position de ses feudataires, doit sortir de sa neutralité et répondre à l'appel du pape implorant son secours. En échange de quoi, il lui délègue une ambassade pour le prier de cesser des pratiques qui soulevaient contre lui l'opposition de tous ses vassaux ; à savoir :
1° la prétention du pape d'user pour ses besoins du temporel de l'Église de France, qui devait rester à la disposition du roi pour la défense du royaume ;
2° la distribution des bénéfices à des étrangers et par là-même la dilapidation des biens du royaume, alors que les églises de France doivent pouvoir aider le roi à accomplir la Croisade.
-- Mais bien des barons font preuve de plus de noblesse pour se croiser derrière saint Louis. Ce dernier recourt alors au pape, qui leur accorde des privilèges d'immunité, puis fait percevoir un « vingtième » extraordinaire... et un « dixième » sur le clergé. Tant et si bien que cette expédition ne coûtera rien au trésor royal, du moins les premières années...
-- Si, sous les pontificats de Urbain IV et Clément IV, ce dernier, ami du roi, la fiscalité romaine reste pesante, si les assemblées du Clergé réuni à Paris ne manquent pas de protester, Louis IX semble s'en accommoder, en raison des préparatifs de la seconde Croisade. La correspondance échangée avec Clément IV, ancien clerc au Parlement de Paris, fait état d'une parfaite confiance mutuelle. Après la mort de ce pape, les cardinaux adressent au roi, quelque temps avant son départ pour Tunis, une longue lettre ayant trait à l'Union des églises grecque et latine, et qui ne tarit pas d'éloges sur son zèle de prince très chrétien. Et la fin du règne reste marquée par cet accord profond du Saint-Siège et de la royauté capétienne.
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Or c'est à cette époque (mars 1269) que se situerait la « Pragmatique Sanction » prescrivant le respect des libertés des églises du royaume, et interdisant la levée des impôts prélevés par la Cour romaine...
#### II. -- Vraie ou fausse « Pragmatique Sanction » ?
Certains même ne se contentent pas de soulever le problème de l'existence d'une « Pragmatique Sanction ». Ils en attribuent deux à Saint Louis. C'est le cas de Dumoulin, légiste du XVI^e^ siècle, né catholique, mais hérétique une grande partie de sa vie, par ailleurs intelligent, érudit, mais de mauvaise foi, n'ayant produit que des œuvres de polémique contre la Papauté.
La première « Pragmatique » se situerait en 1228, soit au début même du règne de Saint Louis. On connaît effectivement, une ordonnance de 1228, émanant de la Reine Blanche de Castille, et dans laquelle les expressions « libertatibus et immunitatibus... quibus utitur Ecclesia Gallicana » auraient pu être interprétées dans le sens d'un tel acte. Que dit le texte ?
1\. Les églises du Languedoc jouiront des privilèges et des immunités de l'Église gallicane.
2\. Ceux que l'évêque aura condamnés pour quelque hérésie que ce soit seront punis sans retardement.
3\. Personne ne pourra donner retraite aux hérétiques.
4\. Les barons et les baillis du roi et tous ses sujets auront soin de purger le pays d'hérétiques.
5\. Les baillis donneront deux marcs pour chaque hérétique à ceux qui les auront arrêtés.
6\. Les routiers seront chassés du Languedoc.
7\. Personne n'aura communication avec les excommuniés, suivant les constitutions canoniques.
8\. Les laïcs restitueront les dîmes qu'ils possèdent.
9\. Les barons, les vassaux et les bonnes villes feront serment qu'ils observeront les présentes...
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Rien dans ce texte, en tout cas, ne nous permet de l'authentifier au titre d'un acte visant à limiter les pouvoirs du Saint-Siège. Bien au contraire. Il semble plutôt que les deux pouvoirs se prêteraient ici un appui mutuel, en un domaine purement spirituel, puisque cette ordonnance est par ailleurs destinée au Languedoc, en vue de la répression de l'hérésie.
Il en est tout différemment du second texte ([^14]) qui se situerait en 1269, à la fin du règne, et qui exprimerait la pensée dernière du saint roi en cette matière. La critique du texte lui-même a été établie, au siècle dernier, par H. Wallon, au tome II, chapitre IV, de son ouvrage : *saint Louis et son temps*, et surtout par Paul Viollet, archiviste aux archives nationales, au tome 31 de la Bibliothèque de l'École des Chartes (année 1870).
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-- Ni sa forme, ni son style ne correspondent à ceux habituellement utilisés dans les actes officiels du temps de saint Louis.
-- Il est pour le moins étonnant qu'il ne soit fait aucune allusion à un point de dissension des plus importants : la régale, ou ce droit qu'a le roi de toucher les revenus d'un siège épiscopal ou abbatial vacant, d'accorder la permission d'élire, d'approuver l'élection, et de recevoir du nouvel élu le serment de fidélité. Car, si Philippe Auguste se montra très débonnaire à ce sujet en beaucoup d'occasions, Blanche de Castille et surtout saint Louis maintinrent leurs droits, en théorie, avec plus de vigueur.
-- On ne trouve aucune citation de ce texte avant le XV^e^ siècle alors même qu'il y eût un intérêt à l'opposer à Rome. Philippe le Bel ne l'allègue pas dans ses querelles avec le Saint-Siège, ni même les auteurs gallicans du XIV^e^ siècle. Il est produit, pour la première fois, sous Louis XI, dans une consultation donnée par l'évêque de Lisieux d'alors, quand ce roi voulut revenir sur le Concordat qu'il avait conclu avec Pie II, et rétablir la Pragmatique Sanction publiée par Charles VII en 1439.
-- Il faut se rappeler aussi que l'année 1269 est précisément une année de vacance pour le Saint-Siège, et qu'on n'a jamais découvert la moindre trace de négociations avec Rome, pour préparer et élaborer ce texte.
Il n'est pas douteux qu'il a été fabriqué de toutes pièces par les conseillers de Charles VII, qui avaient intérêt à s'appuyer sur un précédent (et quel précédent !) : invoquer la politique religieuse de saint Louis pour justifier la leur.
Alors qu'un Voltaire qui n'a pas ménagé ses éloges à saint Louis avait exprimé en ces termes ses doutes sur l'authenticité de la Pragmatique Sanction : « S'il est vrai que cette Pragmatique soit de saint Louis ! », comment un historien aussi scrupuleux, que Fustel de Coulanges a-t-il pu se laisser prendre au piège, lui qui avant toute interprétation possible, posait toujours la question : « Avez-vous un texte ? »
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Cela dit, il convient d'examiner si, même dans le cas certain du « faux », nous devons lui donner entièrement tort sur le fond du problème.
Il est bien des expressions diverses, voire opposées, de ces fameuses « libertés de l'Église gallicane », dont on a joué au moins jusqu'à la Révolution française. S'agit-il pour le Saint-Siège de « libertés » à protéger vis-à-vis du roi, de sa noblesse frondeuse et surtout des fonctionnaires royaux ? (aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles les Parlements deviendront les grands opposants). Et parmi ces « libertés », il faut compter autant les privilèges temporels que les spirituels.
Le contenu du 5^e^ paragraphe de la dite « Pragmatique » écarte ici cette interprétation.
Mais la défense de ces « libertés » peut se comprendre sous d'autres angles, par exemple le droit pour les gens d'Église de se protéger contre les ingérences à quelques, ou à tous les degrés, du pouvoir pontifical... ou encore contre la violence de la noblesse. Le roi lui-même peut aussi les revendiquer à son profit, comme en étant, sur son domaine, le garant et le régulateur.
C'est bien, semble-t-il, ce qu'ont voulu exprimer les auteurs de cette soi-disant « Pragmatique ». Mais c'est là, précisément, que le bât blesse.
D'une part, et contrairement à ce que certains ont voulu laisser entendre, il est vrai qu'au XIII^e^ siècle et ce, malgré les réformes authentiques apportées dans l'Église par les Ordres Mendiants, Franciscains et dominicains, au siècle précédent, la pureté des élections canoniques laisse bien à désirer. Un Urbain IV en gémit lui-même. La simonie, à supposer qu'elle n'existât pas à Rome, existait ailleurs. Le texte condamne ici ce que condamnent plusieurs des Conciles de l'époque : les Conciles de Paris (1212), de Latran (1215), de Béziers (1233-1246). Quant aux levées d'argent effectuées par la Cour de Rome, si pour la Croisade elles ont été imposées à la requête du roi, et perçues par le roi, en d'autres occasions elles ont été renouvelées sans mesure, et Urbain IV lui-même, dont le témoignage n'est pas suspect, prétend que les collations en Cour de Rome ont affligé et grevé les églises de France, et ont été, pour les évêques, l'objet d'un grand scandale et de troubles de conscience !
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« Pontife honnête, mais impuissant, Urbain IV assistait en se lamentant au naufrage de l'antique discipline, et il lui portait lui-même des atteintes nouvelles dans le temps même où il en déplorait la ruine. »
En 1263, le clergé de Reims, se disant accablé par les exactions de la Cour de Rome, le menace ouvertement de rébellion, évoquant la séparation de l'Église grecque, et prétendant en découvrir la cause dans l'avidité romaine. L'Église de Reims se déclare prête à braver les excommunications.
Dans la « fausse » Pragmatique Sanction, tout ne correspond donc pas à une situation fausse. Car sans une apparence de « vraie », elle n'aurait jamais pu s'imposer par exemple à des esprits tels que Bossuet qui ne l'a jamais mise en doute.
Mais, d'autre part, et cet argument est décisif, les propos et les comportements du roi saint Louis à travers la diversité des événements se situent, à ce niveau, aux antipodes d'un juridisme idéal. Seule, pour lui, une position réaliste permet, dans sa plus grande souplesse, de ne pas trahir les principes fondamentaux d'une politique vraiment chrétienne. Il est tant et tant de matières « mixtes » qui relèvent aussi bien du spirituel que du temporel, qu'il ne saurait envisager de solutions toutes faites, in abstracto.
Dans telle circonstance, les conseillers de saint Louis peuvent bien déclarer dans un mémoire au pape, (en 1247), « Le droit du roi est qu'il peut prendre comme siens tous les trésors des églises, et tout leur temporel pour sa nécessité et celle de son royaume », jamais l'empirisme capétien ne songe à l'ériger en théorie pure. On sent poindre ici déjà un « gallicanisme A de mauvais aloi.
Inversement, l'évêque de Paris, Renaud de Corbeil peut bien faire subir au saint roi des mesures de répression ecclésiastique, jeter l'interdit sur la ville, sous prétexte que les « franchises » de l'Église n'ont pas été maintenues intactes. Louis IX ne tarde pas à composer dans le respect des droits de l'Église et de l'État.
#### III. -- Saint Louis et l'indépendance du pouvoir temporel.
Levées d'impôts, querelles entre justices, nomination des évêques et des abbés, tout se présente sous une forme quadripartite entre le clergé, le Saint-Siège, le roi... et les barons, éléments toujours plus ou moins perturbateurs à l'égard du Clergé comme du roi.
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Plus important encore comme joint de friction, parce que touchant à un point de discipline supérieure, la question de l'effet civil des excommunications, maniées si fréquemment à cette époque. Et il n'est pas sans intérêt de saisir sur le vif par trois exemples précis, comment manœuvre un saint Louis pour asseoir son autorité vis-à-vis des gens d'Église, sans empiéter sur les uns et sur les autres.
1\. -- En 1235, les bourgeois de Reims, en rébellion contre le chapitre de l'église métropolitaine, sont excommuniés. Ils persistent dans leur révolte, et l'affaire est portée devant le tribunal du roi. Mais puisque suivant les constitutions canoniques, personne ne doit communiquer avec les excommuniés, les évêques de la province dénient au roi le pouvoir d'enquêter. Et le roi ne saurait prononcer un jugement, fût-il favorable au chapitre, sans empiéter sur les droits de l'Église. Quant aux bourgeois eux-mêmes, ils sont justiciables de l'archevêque de Reims qui ne saurait être cité en la cour du roi, fût-ce pour plaider contre eux.
Les évêques de la province se rendent à Melun auprès du roi qui leur répond qu'il prendra conseil... Trois monitions successives lui sont alors adressées. Après la première, le roi reste impassible. La seconde lui parvient au nom du synode provincial de Compiègne en présence des évêques de Soissons, Laon, Chalons, Noyon, Tournai, Senlis, des délégués des évêques d'Amiens, Arras, et par tous les chapitres de la province. La troisième, quelques jours plus tard, à Vincennes par les abbés de Saint-Denis, de Reims, et d'Essonne. Deux mois après l'interdit est jeté sur toutes les terres royales de la province de Reims.
Peu après, Grégoire IX est saisi à son tour de cette affaire, mais saint Louis rend sa sentence dans le même temps : tout en condamnant les bourgeois révoltés à réparer leurs torts envers l'archevêque, le bien-fondé des excommunications n'est pas retenu indistinctement. Au prévôt de Saint-Omer et à l'abbé de Saint-Denis est confiée la mission de se joindre à l'archevêque de Reims pour réviser avec lui la sentence : seuls les bourgeois justement excommuniés devront faire réparation.
Devant la satisfaction exprimée par la commune de Reims, tout mandat est retiré aux fondés de pouvoir envoyés en cour de Rome. Grégoire IX, de son côté, fait excommunier les bourgeois qui refusaient d' « ester en justice » devant la Cour de Rome.
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En mars 1236, l'abbé de Saint-Denis et le prévôt de Saint-Omer rendent une sentence générale de pacification entre l'archevêque et les bourgeois. Quant au pape, devant la défaillance des plaideurs des deux côtés, il écrit à l'évêque de Senlis et à l'archidiacre de Châlons pour leur enjoindre de lever toutes les excommunications.
2\. -- C'est à la même époque qu'une émeute populaire, ayant éclaté à Beauvais, est écrasée par le roi. D'où riposte de l'évêque qui aux côtés des évêques et chapitres de la province de Reims, à l'exception du chapitre de Laon, jette l'interdit sur les terres du roi.
Le Pape désigne alors comme médiateur entre le roi et l'évêque de Beauvais, le prévôt de Saint-Omer. Mais le roi n'hésite pas à récuser la compétence de ce dernier.
L'interdit est levé quelque temps après, grâce à l'intervention du pape, mais la paix n'est rétablie entre le roi et l'évêque qu'au moins dix ans plus tard, moyennant l'abandon des prétentions épiscopales, et la reconnaissance de la compétence des juges royaux dans la commune de Beauvais.
3\. -- Qui ne se souvient, enfin, de cette page délicieuse de Joinville, qu'on dirait extraite d'une scène d'Évangile.
« De sa sagesse, il s'agit du roi, voilà ce que je vous dirai. On a pu témoigner qu'il n'y avait personne en son conseil d'aussi sage que lui... En effet, lorsqu'on lui parlait de quelque affaire, il ne disait pas : « J'en prendrai conseil », mais quand il voyait le droit tout clair et manifeste, il répondait spontanément. C'est ainsi, comme je l'ai entendu dire, qu'il répondit à une requête de tous les prélats du royaume de France.
L'évêque Gui d'Auxerre parla pour eux tous : « Sire, ces archevêques et ces évêques qui sont ici, m'ont chargé de vous dire que la chrétienté déchoit entre vos mains, et qu'elle décherra plus encore si vous n'y avisez, parce que nul aujourd'hui ne redoute l'excommunication. Nous vous requérons donc sire, de commander à vos baillis et à vos sergents qu'ils contraignent les excommuniés après un an et un jour, à faire satisfaction à l'église. A Le roi, sans prendre conseil, leur répondit qu'il ferait volontiers ce que les évêques demandaient pourvu qu'on lui donnât connaissance de la sentence pour juger si elle était juste ou non. Ils se consultèrent et répondirent au roi qu'ils ne lui donneraient pas connaissance de ce qui était du ressort de la justice d'Église.
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Le roi leur rétorqua qu'il ne leur donnerait pas connaissance de ce qui était de son ressort et qu'il ne commanderait jamais à ses sergents de contraindre les excommuniés à se faire absoudre, que ce fût à tort ou à raison. « Car si je le faisais, j'agirais contre Dieu et contre le droit. Je vous en montrerai un exemple : les évêques de Bretagne ont tenu le comte bien sept ans excommunié, puis il eut absolution par la cour de Rome. Si je l'eusse contraint dès la première année, c'eût été à tort. »
Ces trois exemples nous prouvent assez que saint Louis entend bien sauvegarder l'indépendance et la dignité de son pouvoir en ne se contentant pas d'être réduit à l'état de « bras », coupé du cerveau.
Le roi refuse souvent de sanctionner sans contrôle la sentence des évêques. On mesurera le chemin parcouru par le pouvoir royal, en notant qu'en 1196, ce contrôle était confié à des prêtres ou à des diacres, et qu'en 1260, le roi émet la prétention de faire contrôler par ses propres officiers l'anathème lancé par le juge d'Église. Pendant les règnes de saint Louis et de ses successeurs, se confirme l'habitude prise par les baillis et les sénéchaux royaux de contraindre les évêques à révoquer les sentences qu'ils estiment injustes.
Si la lettre de la « Pragmatique Sanction » est reconnue par tous comme un faux, on conviendra que son esprit, du moins, (mais non l'esprit de système) perce à travers les principaux épisodes qui recouvrent les rapports de l'Église et de l'État sous le règne de saint Louis.
On ne vit pas dans « la paix sucrée ». Les luttes sont âpres parfois, mais chacun cherche à occuper la meilleure place, alors que les frontières ne sont pas trop délimitées, qui séparent le spirituel du temporel, en vue de collaborer à une même gloire, à un même triomphe, celui du Christ.
#### Conclusion.
1° La France n'offre donc rien de comparable aux conflits qui dressent contre les Plantagenets l'Église d'Angleterre conduite par Thomas Beckett, et encore moins aux querelles de la Papauté et de l'Empire, où le roi n'est appelé qu'en arbitre.
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2° Sans épouser la naïveté d'un Tillemont, gallican et janséniste du XVII^e^ siècle, qui a noté, pour toute friction entre saint Louis et la papauté, une prébende disputée à Reims, et la nomination par chacun de leur côté, d'un archidiacre à Sens, il n'en est pas moins vrai que saint Louis, plus que ses prédécesseurs, a su protéger et accroître l'indépendance de son pouvoir face aux envahissements abusifs de la bureaucratie pontificale tout en entretenant de bonnes relations avec Rome, non moins qu'avec les autorités ecclésiastiques du royaume.
3° Mais il refuse de s'associer au courant de récriminations de sa noblesse laïque, en deçà des empiétements de la justice ecclésiastique, de peur que, livré à lui-même, il ne trahisse cet esprit, comme ont cherché à y parvenir, deux siècles plus tard, les faussaires de la « Pragmatique Sanction ».
François Gousseau.
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### Autour de la Bulle "Dei Filius"
par Hervé Pinoteau
VOUS ÊTES ALLÉS à Notre-Dame de Chartres. Plusieurs fois sans doute. Gageons que vous n'y retournerez plus maintenant sans entrer au moins une fois par le portail sud. C'est là une expérience qui doit être tentée quand ses portes sont grandes ouvertes, car alors il est possible d'entrevoir la façade nord du transept et ses vitraux tout en montant les marches. Si vous avez des yeux pour voir et avant tout ceux de l'esprit, alors c'est une initiation.
On a rarement achevé dans l'histoire de l'art de telles compositions. Voyez ! Cinq lancettes ornées de grands personnages couronnés, supportent par l'intermédiaire d'un décor héraldique, la rose de France, dite ainsi pour les fleurs de lis qui y sont mêlées aux personnages... Il s'agit là de la glorification de la Vierge Marie, notre patronne de toujours, ce qui fut officiellement ratifié par Louis XIII le Juste. Lisons Henri Arthur ([^15]) : « Les cinq grandes baies et la rose forment un admirable ensemble ; la grandeur de la composition et la richesse du coloris en font le sommet de l'art du vitrail à Chartres au XIII^e^ siècle... Il faut découvrir ces vitraux, un soir d'été, sous la lumière horizontale du soleil couchant qui en fait resplendir les chaudes couleurs, pour en recevoir comme la révélation d'un monde supra-terrestre ».
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Un sommet... un monde supra-terrestre. Notons ces termes. Mais commençons par le commencement et regardons les cinq lancettes ou baies. « Ces extraordinaires figures doivent être placées parmi les plus belles de tous les temps » dit Marcel Aubert ([^16]). Au centre, sainte Anne porte la petite Marie dans ses bras. A ses côtés, David et Salomon, les grands ancêtres, tiennent harpe et sceptre. Ce dernier roi paraît si jeune qu'on a même cru y voir un portrait idéalisé du roi d'alors, notre saint Louis. Pourquoi pas ? Sur les bords, Melchisédech et Aaron symbolisent la royauté sacrée et le sacerdoce, réunis en un contexte messianique. Quant à la rose, soutenue par les lis de France et les châteaux de Castille, elle porte en son centre la Vierge, assise en majesté, couronnée et portant sceptre, son Fils sur le genou gauche, étant elle-même ainsi trône de la Sagesse. Notre Reine figure environnée de colombes symbolisant les dons du Saint-Esprit, ainsi que d'anges et de douze rois de Juda. Douze petits prophètes bordent cette céleste roue. Vous remarquerez qu'en bas de la composition, sous les pieds de sainte Anne (la cathédrale avait depuis 1204 une relique de la mère de Marie), se voit l'écu de France, d'azur semé de fleurs de lis d'or. En bas, dans l'axe, il fait la jonction entre le ciel et la terre, le monde surnaturel et notre pays. Symbole du roi, il figure le ciel infini rempli de forces fécondes et bénéfiques. Il a été taillé dans le manteau céleste du roi, fait à l'image du manteau du grand prêtre d'Israël, tel qu'on pouvait l'imaginer au Moyen Age d'après la Vulgate. Si Jean Madiran le veut bien, je vous promets que nous irons tous au fond du problème de cette symbolique royale française dans un prochain article ([^17]).
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Il est patent que nous nous trouvons ici devant une grande leçon de choses, un enseignement destiné aux contemporains et, n'ayons pas peur de le dire, à leurs descendants, c'est-à-dire à nous.
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Cette composition prouve que le Christ est l'aboutissement de l'Ancien Testament. Jésus, sa mère, sainte Anne sont les points de convergence d'une longue histoire sainte. Le prêtre et roi de la Nouvelle Alliance avait ses préfigurateurs qui nous sont montrés ici ; ils nous expliquent le mystère de Jésus-Christ-Roi, le sens de sa personne. Tout cela peut être facilement admis, coulant de source.
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Mais ce qui donne une accentuation toute particulière à ces vitraux, c'est la présence du décor héraldique. Les fleurs de lis du roi, les châteaux de Castille, indiquent clairement que le roi est donateur. Dans la rose d'en face, celle placée au sud, les « connaissances », je veux dire les armes de Pierre Mauclerc comte de Bretagne indiquent aussi qu'il est donateur.
Dans le chœur, chaque seigneur donateur est bien reconnaissable par ses armes, la carte d'identité de l'époque.
Donc, les spécialistes de Chartres et de l'Art (avec un grand A), vous disent que l'héraldique, belle science s'il en fut (ce n'est pas moi qui dirais le contraire !), indique que la rose nord fut donnée par saint Louis, du temps de la régence de Blanche de Castille, c'est-à-dire à une époque comprise entre l'avènement de saint Louis (1226) et l'abandon du pouvoir effectif par sa mère (1236).
On peut tout de suite répondre à cela que bien malin sera celui qui dira quand Blanche abandonna tout pouvoir ! On sait qu'elle s'occupa des affaires jusqu'à sa mort, ce qui ne nous avance donc pas beaucoup.
De plus, tous les monuments de saint Louis sont ornés de châteaux et les enfants du roi et de Marguerite de Provence utiliseront ce château d'or sur champ de gueules pour briser leurs armes, orner leurs tombeaux, etc. Une petite réflexion mène même à la quasi certitude que Blanche n'avait pas réellement d'armes, car ce n'était pas la coutume pour les femmes à son époque. Certes, le château de Castille, porté par son père (et donc peut-être par elle selon la coutume qui s'instaura peu à peu au XIII^e^ siècle) figure bien sur le champ circulaire de son contre-sceau, mais il y est encadré de deux fleurs de lis, elles aussi dans le champ. Elles soulignent son autorité sur le royaume mais elles prouvent amplement que l'on ne se trouve pas à proprement parler devant les armes « de gueules au château d'or, ouvert et ajouré d'azur » qui est Castille.
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Ces points de détails peuvent paraître bien vains aux lecteurs d'ITINÉRAIRES peu habitués à une telle lecture, mais ils contribuent à démontrer que les châteaux mêlés si souvent aux lis dans l'art du XIII^e^ siècle ne peuvent affirmer qu'il y a don de saint Louis et de sa mère (pourquoi pas de sa femme Marguerite de Provence, dont les armes n'apparaissent pour ainsi dire nulle part ?). Il y a ou il peut y avoir don de saint Louis tout seul, puisqu'il était du sang de France par son père et de celui de Castille par sa mère. Or, c'était là une façon très discrète pour notre roi d'indiquer qu'il avait des droits à la Castille, ce qui avait été évoqué par des Castillans à sa naissance ([^18]).
Nous voilà bien avancés avec la date de 1226-1236 ou encore celle de « vers 1230 » qu'on attribue à la rose septentrionale de Chartres !
N'est-il pas possible de trouver quelque chose de mieux ? Oui, je le crois. En effet, l'ensemble nous montre que la royauté française est dans le droit fil de la tradition des rois de Juda. Rois de France et rois de Juda sont associés à la même œuvre, la manifestation de la royauté de Jésus de Nazareth. Nous sommes certes là bien loin du christianisme quasi officiel de 1970. En cette *année saint Louis*, qui par une de ces coïncidences incroyables voulues par Dieu, est aussi pour plus d'un milliard d'hommes l'*année Lénine*, le christianisme, ou pour être plus précis, le catholicisme, est celui d'un peuple de molassons qui ne comprend plus rien à la croisade et qui par le biais d'un socialisme « providentiel », se rue dans les bras de ses nouveaux maîtres (inconnus ? on habitue les gens à prendre conscience qu'ils sont manœuvrés par des supérieurs inconnus et que c'est bien ainsi, car ils sont plus intelligents !). Or, en franchissant le porche de Chartres, vous êtes dans un autre univers, celui du combat pour le roi Jésus. Les chevaliers sont ceux de la croisade contre les Albigeois en 1219. Il y a là le prince Louis, futur Louis VIII, père de saint Louis, et ses amis et compagnons. Sur un autre vitrail, saint Denis n'offre pas l'eau bénite au maréchal de France Jean Clément, mais bien le gonfanon rouge de l'abbaye, étendard sacré qui menait les armées du roi à la bataille et dont le fer aigu pouvait tuer !
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Chrétiens musclés et sans complexes, fort éloignés de la morale d'invertis qui coule à pleins bords de nos jours, les sergents de Dieu ont eux aussi écrit les pages les plus brillantes de notre histoire sainte qu'il faudra bien un jour relater aux Français. Leur patron se contemplait d'ailleurs à Chartres : Charlemagne, dont l'histoire légendaire s'inscrit dans un autre vitrail qui est de peu antérieur ([^19]).
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Cette jonction entre la France et Juda est-elle affirmée à cette époque ? Oui, et c'est ainsi qu'il nous faut maintenant parler de Grégoire IX, pape qui régna de 1227 à 1241 et eut de grands ennuis avec celui qui paraissait le premier d'entre les laïcs, Frédéric II empereur des Romains, roi de Jérusalem et de Sicile.
Le 24 mars 1239, le pape excommuniait l'empereur « et inaugurait la guerre à peu près ininterrompue de vingt-neuf ans qui devait consommer la ruine des Hohenstaufen » ([^20]). Le conflit fut brutal, assorti d'arguments frappants ; toute l'Europe servit d'auditoire.
C'est alors que Grégoire IX expédia à saint Louis une bulle que l'on nomme *Dei Filius* ou encore *Dei Filius cujus*.
Cette lettre écrite à Agnagni, le 21 octobre 1239, est en original aux Archives nationales. Le parchemin y est orné d'une bulle de plomb attachée par une classique cordelette de chanvre ([^21]). Pour la première fois le texte intégral en français va être publié. Le voici :
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*Grégoire évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très cher fils dans le Christ, l'illustre roi de France, salut et bénédiction apostolique. Le Fils de Dieu, aux ordres de qui tout l'univers obéit, au bon plaisir de qui servent les rangs de l'armée céleste, constitua, en signe de puissance divine, les divers royaumes selon des distinctions de langues et de races, ordonna les divers régimes des peuples au service des ordres célestes ; parmi ceux-ci, de même que la tribu de Juda est élevée d'entre les autres fils du Patriarche au don d'une bénédiction spéciale, de même le royaume de France est distingué par le Seigneur avant tout autre peuple de la terre par une prérogative d'honneur et de grâce. En effet, de même que la dite tribu, préfigurant le dit royaume, mettait de tous côtés en fuite les armées ennemies, terrifiait et écrasait de tous côtés à l'entour, mettait à ses pieds les ennemis, ainsi le dit royaume, pour l'exaltation de la foi catholique, livrant les combats du Seigneur, et donnant, et en Orient, et en Occident, pour la défense de la liberté ecclésiastique,*
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*l'assaut aux ennemis sous la bannière de tes prédécesseurs d'illustre mémoire, tantôt arracha la Terre Sainte des mains des païens par une disposition divine, tantôt, en ramenant l'empire de Constantinople à l'obéissance de l'Église romaine, grâce au zèle de tes dits prédécesseurs, libéra l'Église elle-même de multiples dangers, ne cessa pas de donner l'assaut de toutes ses forces à la déviation hérétique qui dans l'Albigeois avait presque déraciné la foi chrétienne, jusqu'à ce que celle-ci, pour ainsi dire, complètement réduite, rappela la foi elle-même sur le siège de sa position ancienne. De même que la dite tribu, lit-on, n'a jamais comme les autres dévié du culte du Seigneur, mais est citée pour avoir donné l'assaut en de nombreux combats aux idolâtres et autres infidèles, de même dans ce royaume aussi, qui n'a pu être arraché en aucun cas à la dévotion de Dieu et de l'Église, jamais n'a péri la liberté ecclésiastique, jamais à aucune époque la foi chrétienne n'a perdu la vigueur qui lui est propre ; bien plus, pour les conserver, les rois et les hommes du dit royaume n'hésitèrent point à verser leur propre sang et à s'exposer à de nombreux dangers, à preuve de quoi nous pouvons passer en revue les hauts faits de Charles d'illustre mémoire* ([^22]) *et de beaucoup de rois tes aïeux.*
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*Mais cependant pour ne pas, en faisant une digression à l'infini, rassembler de loin les exemples des anciens, ton père L.* ([^23]) *d'honorable mémoire, pour accroître non son royaume* ([^24])*, mais la foi, choisissant de combattre pour le Seigneur dans les dites parties albigeoises avec une multitude de nobles chevaliers et autres fidèles, ayant laissé son corps sous les sueurs de la milice du Seigneur, rendit son âme au ciel et, donnant à ses successeurs par une sorte de testament tacite le conseil d'accomplir de semblables actions, par une louable course se hâta vers le Royaume que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, avec les dits fidèles que le Seigneur dans une victoire triomphale a appelés à la couronne du martyre. De ces faits, par un raisonnement évident, nous tirons la conséquence que notre Rédempteur,*
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*choisissant le dit royaume béni par le Seigneur comme exécuteur pour ainsi dire spécial de ses volontés divines et se l'attachant autour de la cuisse comme un carquois, en tire très souvent les flèches qu'il a choisies et les lance, pour la défense de la liberté ecclésiastique et de la foi et la contrition des dites personnes et la défense de la justice, dans l'arc de son bras puissant ; c'est pourquoi nos prédécesseurs les pontifes romains, passant en revue, de génération en génération, les actions si dignes de louanges de tes dits aïeux, ont eu continuellement recours à eux en cas de nécessité ; et, croyant qu'il s'agissait non de la cause de ceux qui demandaient* \[*= les papes*\]*, mais plutôt de la cause de Dieu, jamais ils* \[*= les rois de France*\] *ne refusèrent l'aide demandée et, bien plus, ils prêtèrent souvent opportunément à l'Église en cas de conflit un secours qui ne leur était pas demandé. Aussi, sachant que le surgeon conserve l'origine de la vigne proprement dite, qu'une même sève vivifie les rameaux et la racine et ne croyant pas du tout que tu souffres que l'on apprenne que tu es opposé par tes mœurs et inférieur par l'action de tes vertus à tes dits ancêtres -- que tu égales par l'honneur de ta puissance ; bien plus, espérant que la grâce de la bonté qui leur était innée ait passée dans ta personne, nous recourrons à toi, conduit par une grande confiance, pour que, comme nous y sommes tenu, nous puissions montrer à ta sérénité les plaies, de beaucoup trop dures et trop cruelles, qui ont été infligées sur la Croix du Roi de tous les siècles et que le dit empereur F.* ([^25])*,*
108:147
*pour ainsi dire découvrant la cicatrice sur le corps du Christ par de nombreux blasphèmes et autres moyens, renouvelle et ensanglante, lui qui pour livrer le Seigneur à ceux qui le crucifient, ne rougissant pas du tout d'accomplir son rôle de traître sous le voile de l'apostolat, a la présomption, pour comble de traîtrise, de s'immiscer davantage dans les mystères divins -- dont avant la sentence rendue contre lui il avait horreur comme un païen ; pour pouvoir sous le manteau de la piété crucifier de nouveau le Christ dans son Église ; et ainsi attirant avec lui tous ceux qu'il peut dans la voie de la perdition pour se trouver des excuses dans ses péchés, a produit de son arsenal de mensonges des lettres dans lesquelles -- comme leur début dévie complètement de la voie de la vérité, la fin avec le milieu concorde en tout point avec leur fausseté -- rien ne retient la crédulité d'une âme perspicace ; et même, l'artisan de ces mensonges est confondu plus pleinement par l'ingéniosité de son art. C'est pourquoi nous avisant plus prudemment que nous ne devions pas cacher ces blessures sous un silence pernicieux, après l'* \[*= Frédéric*\] *avoir, en présence des vénérables prélats des églises, averti bien souvent au moyen d'écrits apostoliques et d'envoyés solennels au sujet des crimes susdits et de beaucoup d'autres, et dans l'attente depuis bien longtemps qu'il fasse amende honorable, une fois ôté pour nous l'espoir de le voir se corriger, du conseil de nos frères, après ses réponses frivoles, nous jugeons bon de lui notifier les liens de l'excommunication ;*
109:147
*car si on ne doit pas jusqu'à un certain point tolérer qu'il s'empare des biens de l'Église, la patience à son égard, quand il s'agit de la destruction de notre foi ou de quelque chose que ce soit, doit être encore plus radicalement réprouvée. Ainsi poussé par l'exemple du Christ qui, descendant du ciel pour le salut de l'homme, envoya les apôtres à travers tout le monde pour prêcher l'Évangile, c'est à toi particulièrement, toi le fils très cher de l'Église, toi son soutien spécial, toi son refuge unique, que nous envoyons notre vénérable frère, l'évêque de Palestrina* ([^26]), *homme d'une bonté éprouvée et d'une sainteté manifeste, membre important de l'Église de Dieu, après lui avoir confié la charge de légat pour la défense de la foi, -- pour laquelle est tenu de peiner qui est réputé de confession chrétienne, -- et, à l'article d'une telle nécessité, nous appelons par son intermédiaire le secours de ton bras. Bien que combattre pour arracher la Terre Sainte aux mains des païens soit l'assurance de mériter la vie éternelle* ([^27])*, on pense que c'est un mérite beaucoup plus grand, si l'on combat l'impiété de ceux qui exterminent la foi en laquelle consiste le salut de tout le monde et ourdissent la ruine générale de l'Église.*
110:147
*Nous espérons aussi et nous tenons pour certain que tu te préoccuperas, comme champion du Seigneur, d'assister Jésus-Christ qui, pour ton rachat prenant la forme d'un esclave, percé par une lance cruelle, a répandu son propre sang et a voulu subir le supplice de la Croix, lui qui en ces jours est cruellement attaqué de multiples façons en sa personne et en ses membres par le dit Frédéric -- qui prétend qu'il* \[*= le Seigneur*\] *n'est pas du tout né du sein de la Vierge ; et que tu mettras ton application à conserver de toutes tes forces l'honneur du Christ à qui tu ne dois ni peux faire défaut pour aucune raison, et à conserver à l'Église, son épouse, le bon état de la foi et de tous les fidèles. C'est pourquoi, remarquant avec sagesse que cette époque a été réservée par le Créateur éternel pour qu'il révélât aujourd'hui publiquement à la connaissance des siens les intentions de ses amis, que la constance de ta pureté ne soit émue en rien par les préjudices et les mensonges du dit Frédéric qui affirme que le dit évêque, que dis-je, le Christ et l'Église, sont ses ennemis capitaux ; bien plus, en accueillant avec un empressement bienveillant le dit légat, ou plutôt le Christ dont il accomplit la mission et pour la foi duquel il ne fait que travailler, et lui faisant honneur, comme il sied à la grandeur royale, repense fréquemment dans le secret de ton cœur quel titre de gloire et d'honneur croissant a valu à tes dits aïeux l'obéissance à l'Église et excité par l'exemple de tes dits aïeux mets ta diligence à fournir au siège apostolique,*
111:147
*que dis-je à Dieu et à tout le peuple chrétien, ces conseils et aide par lesquels tu mériteras dans le céleste palais d'être couronné d'un diadème éternel de gloire. Donné à Anagni le 12 des calendes de novembre l'an treizième de notre pontificat.*
Le style de la chancellerie pontificale n'est pas d'une grande limpidité, mais il dit quand même bien ce qu'il veut dire. Saint Louis n'agit cependant pas exactement comme le pape l'aurait désiré et il dut s'occuper tout d'abord d'un soulèvement cathare en Languedoc, puis de la guerre que lui fit Hugues de Lusignan qui était aidé d'Henri III roi d'Angleterre.
Quoiqu'il en soit, le thème évoqué n'était pas à strictement parler nouveau.
L'élection du royaume des Francs et le parallèle avec les rois de Juda datait de loin. J'ai abordé ces questions-là après tant d'autres ([^28]) et je ne ferai ici que citer Alcuin dans son *Panégyrique de Charlemagne *: « De la noble descendance d'Israël est sortie, pour le salut du monde, « la fleur des champs et des vallées », le Christ, à qui de nos jours le peuple qu'il a fait sien doit un autre roi David » ([^29]). Les prières du sacre sont d'autres échos de ces idées et, par un juste retour des choses, la bulle Dei Filius se termine par des lignes qui évoquent les paroles de l'archevêque de Reims lorsqu'il couronne le roi.
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Je pense que vous mettrez maintenant facilement en relation *Dei Filius* et vitrail de Chartres. La jonction est immédiate et laisse entendre que l'Œuvre ne peut être antérieure à cette belle bulle, ce qui repousse un peu dans le temps la date admise : « vers 1230 » se transforme ainsi en « vers 1240 ».
Je parle par ailleurs de certains enseignements fournis par les lancettes, relativement à la forme des couronnes royales françaises ([^30]) et je n'irai pas plus loin sur cette voie. Il nous suffit de savoir que les papes n'ont pas perdu de vue les idées de *Dei Filius.* Après la grande tempête connue de tous, Boniface VIII disparut et son second successeur Clément V passa l'éponge sur tout ce qui s'était passé. C'est à cette occasion qu'il écrivit au roi Philippe IV la bulle *Rex glorie* (*sic* pour *gloriae*) ou encore *Rex glorie virtutum,* fort longue et qui porte comme date : Avignon, 27 avril 1311. Le préambule de cet acte est de la même inspiration ([^31]). Le voici :
« *Le Seigneur Jésus-Christ, roi de gloire, à qui est donné par le Père tout pouvoir sur le ciel et la terre,... a constitué dans le monde entier des royaumes divers et a établi des gouvernements particuliers à chaque peuple selon la différence des langues et des races. Parmi eux, on sait qu'un jugement et une élection du ciel avaient élevé le peuple d'Israël à la gloire de donner naissance au Seigneur pour l'accomplissement des mystérieux desseins de la bonté divines. De la même manière, le royaume de France se distingue entre les autres par une vocation particulière, spécial honneur et grâce qui lui est propre : il est, comme Israël, l'élu de Dieu pour l'exécution du plan divin... *»
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Ici, le parallèle est fait entre la France et Israël ce qui peut en un certain sens étonner, puisque l'Israël de la Nouvelle Alliance est la sainte Église de Dieu. Mais nous assistons ici à l'exposé d'une vieille idée qui vient des temps carolingiens, à une époque où le « regnum Francorum » devenu en 800 « imperium Romanorum », mieux, il est vrai, comme ce fut parfois affirmé, « Francorum », constituait cette Église presque à lui tout seul. La lointaine figure de Charlemagne se dresse au-dessus de ce texte. Il est manifeste que pour Clément V, le roi Philippe IV le Bel, tout imparfait qu'il fût, était bien le successeur de Charlemagne, non seulement par le sang mais encore par la continuation de la tradition d'un christianisme dynamique et efficace, appuyé sur un temporel généralement attentif aux nécessités d'un apostolat ordinaire dans la vie de tous les jours et extraordinaire dans la punition de l'hérésie et la délivrance des Lieux saints.
Ce texte qui est un grand signe d'honneur pour nous autres, « fils suppliants des Francs », affirme donc cette mission d'apostolat, d'exécuteurs des volontés de Dieu. Il nous faut le méditer à une époque où l'on assiste dans le monde entier aux résultats de l'inversion de notre mission, à l'établissement triomphal de la Révolution universelle, polymorphe et satanique à laquelle les « Francs perfides » ont amplement collaboré depuis que le roi très chrétien s'est laissé paralyser, tuer et chasser.
Plus près de nous, le grand saint Pie X prononça à Rome le 13 décembre 1908 un discours prophétique que je ne résiste pas à vous donner. On me dira que c'est une répétition des lignes ci-dessus. Mais la répétition est une des bases de la pédagogie traditionnelle. Pour situer ces paroles pontificales il faut savoir qu'elles furent prononcées en italien par saint Pie X, devant un grand nombre de Français qui accompagnaient Stanislas-Xavier Touchet, évêque d'Orléans ([^32]).
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On venait de lire les décrets de béatification des vénérables Jeanne d'Arc, Jean Eudes, François de Capillas, Théophane Vénard et ses compagnons. L'évêque d'Orléans avait parlé et le pape lui répondit en évoquant la vaillante Pucelle d'Orléans, restée toujours pure comme les anges. Je citerai ici le passage d'importance et veuillez me pardonner cette longueur :
« Fière comme un lion dans tous les périls de la bataille, elle est remplie de pitié pour les pauvres et pour les malheureux. Simple comme un enfant dans la paix des champs et dans le tumulte de la guerre, elle demeure toujours recueillie en Dieu et elle est tout amour pour la Vierge et pour la sainte Eucharistie, comme un chérubin, vous l'avez bien dit. Appelée par le Seigneur à défendre sa patrie, elle répond à sa vocation pour une entreprise que tout le monde, et elle tout d'abord, croyait impossible ; mais ce qui est impossible aux hommes est toujours possible avec le secours de Dieu.
Que l'on n'exagère pas par conséquent les difficultés quand il s'agit de pratiquer tout ce que la foi nous impose pour accomplir nos devoirs, pour exercer le fructueux apostolat de l'exemple que le Seigneur attend de chacun de nous : *Unicuique mandavit de proximo suo*. Les difficultés viennent de qui les crée et les exagère, de qui se confie en lui-même et non sur les secours du ciel, de qui cède, lâchement intimidé par les railleries et les dérisions du monde : par où il faut conclure que, de nos jours plus que jamais, la force principale des mauvais c'est la lâcheté et la faiblesse des bons, et tout le nerf du règne de Satan réside dans la mollesse des chrétiens.
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Oh ! s'il m'était permis, comme le faisait en esprit le prophète Zacharie, de demander au divin Rédempteur : « Que sont ces plaies au milieu de vos mains ? *Quid sunt istœ plagæ in medio manuum tuarum ? *» la réponse ne serait pas douteuse : Elles m'ont été infligées dans la maison de ceux qui m'aimaient. *His plagatus sum in domo eorum qui diligebant me *» : par mes amis qui n'ont rien fait pour me défendre et qui, en toute rencontre, se sont rendus complices de mes adversaires. Et à ce reproche qu'encourent les chrétiens pusillanimes et intimidés de tous les pays ne peuvent se dérober un grand nombre de chrétiens de France.
Cette France fut nommée par mon vénéré prédécesseur, comme vous l'avez rappelé, Vénérable Frère, la très noble nation, missionnaire, généreuse, chevaleresque. A sa gloire, j'ajouterai ce qu'écrivait au roi saint Louis le pape Grégoire IX : « Dieu, auquel obéissent les légions célestes, ayant établi, ici-bas, des royaumes différents suivant la diversité des langues et des climats, a conféré à un grand nombre de gouvernements des missions spéciales pour l'accomplissement de ses desseins. Et comme autrefois il préféra la tribu de Juda à celles des autres fils de Jacob, et comme il la gratifia de bénédictions spéciales, ainsi il choisit la France de préférence à toutes les autres nations de la terre pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse. Pour ce motif, continue le Pontife, la France est le royaume de Dieu même, les ennemis de la France sont les ennemis du Christ. Pour ce motif, Dieu aime la France parce qu'il aime l'Église qui traverse les siècles et recrute les légions pour l'éternité. Dieu aime la France, qu'aucun effort n'a jamais pu détacher entièrement de la cause de Dieu. Dieu aime la France, où en aucun temps la foi n'a perdu de sa vigueur, où les rois et les soldats n'ont jamais hésité à affronter les périls et à donner leur sang pour la conservation de la foi et de la liberté religieuse. » Ainsi s'exprime Grégoire IX.
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Aussi, à votre retour, Vénérable Frère, vous direz à vos compatriotes que s'ils aiment la France ils doivent aimer Dieu, aimer la foi, aimer l'Église, qui est pour eux tous une mère très tendre comme elle l'a été de vos pères. Vous direz qu'ils fassent trésor des testaments de saint Rémi, de Charlemagne et de saint Louis -- ces testaments qui se résument dans les mots si souvent répétés par l'héroïne d'Orléans : « Vive le Christ qui est Roi des Francs ! »
A ce titre seulement, la France est grande parmi les nations ; à cette clause, Dieu la protégera et la fera libre et glorieuse ; à cette condition, on pourra lui appliquer ce qui dans les Livres Saints, est dit d'Israël : « Que personne ne s'est rencontré qui insultât ce peuple, sinon quand il s'est éloigné de Dieu : *Et non fuit qui insultaret populo isti, nisi quando recessit a culte Domini Dei sui*. »
Ce n'est donc pas un rêve que vous avez énoncé, Vénérable Frère, mais une réalité ; je n'ai pas seulement l'espérance, j'ai la certitude du plein triomphe. » ([^33])
Ces paroles inspirées ne manquent pas d'envolée et sont bien précieuses à tous ceux qui Français et étrangers (j'en connais beaucoup), espèrent contre vents et marées que notre pays reviendra un jour à Dieu et, par là même, à son « ancienne gloire » comme le disait le même pape dans son allocution au Consistoire, en date du 21 février 1906, au sujet de la séparation de l'Église et de l'État.
Sans tenir compte de rêveries qui font rois de Juda et de France membres d'une même famille ([^34]), il n'en reste pas moins que nos souverains se savaient les continuateurs et les imitateurs des ancêtres du Christ. Les prières du sacre le prouvent bien.
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C'est dans ce contexte qu'est née l'expression *maison de France* pour désigner la race du roi, ou mieux l'ensemble des personnes issues du roi par les mâles et des unions canoniquement valables. En effet, le terme de *maison* pour désigner une famille, apparaît en France au XII^e^ s. dans un contexte tout biblique. Il s'agissait alors de traductions de la Vulgate qui parle de « domus Saul », « domus David », par exemple en 2 Sam. ou 2 Rois, 3, 1, et on peut lire à ce sujet la magnifique prière de David qui évoque l'élection d'Israël comme peuple du Seigneur. Elle se trouve dans le même livre, chapitre 7, versets 18 à 29 : ils seront appliqués au XVII^e^ siècle à la maison royale de France :
*Benedic domui servi tui* (*regis*) *ut sit in perpetuum coram te. Quia tu, Domine Deus, locutus es ; benedictione tua benedicetur domus servi tui in sempiternum* ([^35]).
Cette arrivée dans notre langue du terme de maison ([^36]) ne pouvait qu'entraîner une application contemporaine au lignage du roi, « nouveau David » oint et très chrétien. C'est aussi l'époque où le « rex Francorum » se titre de plus en plus officiellement dans ses actes « rex Franciae » et même, en 1254, avec saint Louis, « roi de France » ([^37]) ce qui n'est que le reflet du langage de tous les jours. C'est encore l'époque où les grands officiers « du roi » ou « du roi de France », ainsi qu'ils se disaient dans leurs actes ou sur leurs sceaux, deviennent « de France ».
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Sous saint Louis on ne parlait plus d'un maréchal du roi, mais bien d'un maréchal de France. La « maison (la famille) du roi » se transforma donc tout naturellement en « maison de France », soulignant ainsi l'intime union qui régnait autrefois entre les Capétiens et la nation, le roi étant la tête du corps mystique de cette nation ([^38]).
Il se peut qu'on découvre d'autres exemples antérieurs du terme de « maison de France », mais je crois quant à moi que le plus ancien exemple (et je ne demande qu'à être contredit sur pièce !) est le cri de joie du pape Boniface VIII dans la bulle de canonisation de saint Louis :
*Gaudeat domus inclyta Franciae !* ([^39])
Race des rois de France, des très chrétiens, des nouveaux David, la maison de France issue de saint Louis, en fut qualifiée d'adjectifs explicitant la sorte de sainteté qui en émane. Officiellement c'est le terme d' « auguste » avec toutes ses résonances romaines, impériales et sacrées qui a prévalu, mais nos auteurs du Moyen Age ont parlé de notre lignée royale avec des accents émus :
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très sainte maison de France, chrétienne maison de France, très noble maison de France... Bossuet déclamait quant à lui : « très chrétienne maison de France » ([^40]). On comprend alors les réflexions d'un Charles Quint déclarant à l'amiral de Coligny qu'il se glorifiait de descendre par Marie de Bourgogne de la maison de France :
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« *Je tiens à beaucoup d'honneur d'être sorti, du côté maternel, du fleuron qui porte et soutient la plus célèbre couronne du monde *» ([^41]). Il est alors évident que «* la primera familia real del universo *» ([^42]) porte en elle un profond mystère, car elle est liée à l'être même de la France, à son destin, aux secrets desseins de Dieu sur l'avenir du monde tout entier.
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Ce mystère est bien mal connu en 1970 ; il n'est même pas soupçonné par la grande masse des Français. Signe des temps ! Je souhaite quant à moi avec ardeur le retour du chef de la maison sur le trône, si (je le souligne) c'est pour restaurer les droits de Dieu ([^43]).
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Et comme cette maison essentiellement « davidique » et « ludovicienne » ([^44]) ne peut avoir qu'une loi successorale dégagée par la coutume, c'est-à-dire par la sagesse politique de nos aïeux, une loi tenant compte de l'ordre naturel (la primogéniture) et de l'ordre divin (le mariage, le baptême), qui ne peut varier selon des caprices des hommes, les abdications et renonciations. Ainsi que s'évertuait à l'expliquer un ministre de Louis XIV à son correspondant britannique : « *Cette loi est regardée comme l'ouvrage de celui qui a établi toutes les monarchies et nous sommes persuadés en France que Dieu seul la peut abolir *» ([^45])*.* Les juristes du pays de saint Louis suivent ainsi en tous points l'avocat de Beaucaire Jean de Terre-Rouge qui dès 1419 explicitait cette loi ratifiée par sainte Jeanne d'Arc, en faveur du futur Charles VII (pauvre roi s'il en fut !), prétendument privé de ses droits un an après par l'abominable traité de Troyes qui était l'œuvre de ses père et mère, de quelques princes du sang et qui fut officiellement accepté par une grande partie des corps constitués de la nation française. J'avoue que pas plus malin que la sainte de la patrie et que tous les juristes de mon pays, je m'en tiens là dans l'attente des décrets divins qui n'infirmeront peut-être pas la loi en vigueur sous Louis XVI et Charles X, notre dernier roi très chrétien sacré, le digne fils de saint Louis et le conquérant d'Alger.
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Avec confiance, je pense comme Henri V :
« *Oui, la France se relèvera, si éclairée par les leçons de l'expérience, lasse de tant d'essais infructueux, elle consent à rentrer dans les voies que la Providence lui a tracées. *» ([^46])
Et je conclus au sujet de la maison royale de France ou de Bourbon, ainsi que Scévole et Louis de Sainte-Marthe, « frères iumeaux, aduocats en Parlement, et historiographes du Roy » l'écrivent en leur *Histoire généalogique de la maison de France :*
« *Les hommes ne pouuant penetrer aux incompréhensibles et profonds secrets de la Diuinité, souuent ont estimé par leur foible iugement, l'Estat François entierement accablé, ou par les armes des Infideles, ou celles d'aucuns Princes Chrestiens, ou bien par le feu et la fureur des guerres civiles, dont on l'a veu plusieurs fois embrasé de toutes parts : ce qui a fait sembler sa ruine, et celle de la Maison Royale estre proche et comme ineuitable. Mais en un instant, et lors que moins on y pensoit, la main toute puissante de Dieu, et l'ordre de sa providence les a retenez et preseruez heureusement, contre tant de rudes secousses : ayant par d'estranges reuolutions et vicissitudes conduit et remis les choses à leur point. Il a mesme donné le pouuoir à nos Monarques de restablir et maintenir en leurs Royaumes aucuns Princes leurs voisins, par la force et souz les heureux auspices de leurs armes *» ([^47]).
Hervé Pinoteau.
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### Le sermon de Monsieur le Curé
*Voici presque un mois que j'aurais dû vous adresser ma participation à la commémoration par Itinéraires du VII^e^ Centenaire de la mort de saint Louis. Je n'en suis pas trop confus puisque ma paresse a été récompensée, dimanche dernier, par l'écoute de l'hommage le plus pur et le plus simple qu'on peut rendre au Saint Roi. C'était le sermon de Monsieur le Curé dans une petite paroisse du Midi de la France. Je ne crois pas utile de citer le nom de cette paroisse ni celui du prêtre. Sachez seulement que c'est une paroisse de campagne et que son curé n'est ni âgé, ni infirme. Je laisse aux lecteurs le soin de méditer quels fruits religieux, moraux, sociaux et nationaux aurait la multiplication de tels sermons qui ne demandent ni érudition, ni littérature, ni art oratoire.*
Jacques Trémolet de Villers.
Mes frères,
En ce XIV^e^ dimanche après la Pentecôte, l'Église nous recommande deux vertus complémentaires, la docilité à l'Esprit de Dieu et l'abandon à la Providence, deux vertus à propos desquelles nous pouvons entendre le Seigneur nous dire « Faites cela et vous vivrez ». La semaine qui s'ouvre sera marquée par le septième centenaire de la mort de saint Louis. Comment le saint Roi entendait-il la docilité à l'esprit de Dieu et la confiance totale en sa Providence, tel sera l'objet de notre méditation. Nous relirons quelques-unes des dernières paroles du roi à son fils, celui qui allait lui succéder, Philippe Le Hardi.
« Beau fils, la première chose que je t'enseigne, c'est de mettre ton cœur à aimer Dieu, car sans cela nul ne peut être sauvé... » Pour combien de parents l'amour de Dieu serait-il la première recommandation à faire à leurs enfants ? Aimer Dieu plus que tout entraîne immédiatement comme conséquence :
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« Garde-toi de ne rien faire qui déplaise à Dieu, à savoir le péché mortel. Au contraire, tu devrais souffrir toutes manières de tourments plutôt que de faire un péché mortel. » La rigide éducation reçue de Blanche de Castille a porté ses fruits bienfaisants, chacun d'entre vous se souvient des paroles de la Reine : « Mon fils, j'aimerais mieux te voir mort que coupable d'un seul péché mortel ». Le confident du Roi, le Sénéchal de Joinville, n'était pas dans les mêmes sentiments puisqu'il déclara un jour préférer commettre trente de ces péchés plutôt que d'être lépreux. Nous inclinerions peut-être à penser comme le sénéchal, mais c'est le Roi que l'Église a mis sur les autels. Néanmoins le même Joinville, avant de s'embarquer pour la septième croisade affirmait sans hésitation : « Il est fou bien hardi celui qui ose se mettre en tel péril avec le bien d'autrui ou le péché mortel. »
Reprenons le testament spirituel de saint Louis : « Si Dieu t'envoie l'adversité, reçois-la en patience et rends grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Pense que tu l'as méritée et qu'il te tournera tout à profit. » Là encore nous sentons la différence entre ce qu'inspire l'amour de Dieu et l'amour de soi. En présence de l'adversité, combien est vive en effet la tentation de se révolter plus ou moins : « Qu'est-ce que j'ai pu faire au Bon Dieu pour qu'il m'arrive une chose pareille ? » Les saints ne se posaient pas de semblables questions. Ils cherchaient plutôt dans leur vie ce qui aurait pu déplaire au Seigneur par action ou omission et ils trouvaient parce que nul n'est parfait et ne peut donc se prétendre quitte envers le Seigneur.
« Confesse-toi souvent ». La recommandation peut nous paraître curieuse si nous savons que le saint Roi ne communiait que six fois par an. La communion fréquente s'est bien développée mais il serait souhaitable que la confession ne soit pas dépréciée et que ceux qui communient veillent attentivement à l'état de grâce « car quiconque mange le pain ou boit le calice du Seigneur indignement mange et boit sa propre condamnation ».
« Prie Dieu de cœur et de bouche spécialement à la messe où se fait la consécration. » Vous avez remarqué de cœur et de bouche, que le cœur y soit d'abord et toujours sinon le Christ nous jugerait comme il jugeait son peuple infidèle : « Ce peuple m'honore des lèvres mais son cœur est loin de moi. » Que le Seigneur nous garde de mériter de semblables reproches.
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« Que nul n'ose devant toi dire parole attirant et poussant au péché ou médire d'autrui par derrière. » Si ce conseil pouvait être plus universellement suivi, la vertu trouverait un terrain plus propice à son épanouissement, et la charité, l'unité, la paix entre les hommes deviendraient plus réelles.
« Si tu retiens quelque chose du bien d'autrui ou de ton fait ou de celui de tes devanciers et que ce soit certain ; rends tout sans attendre. » Nous reconnaissons là un des traits les plus connus de la vie de saint Louis, son amour et sa sollicitude pour la justice tant il est vrai que sans cette vertu fondamentale la charité n'est que verbale, il n'y a pas d'amour véritable de Dieu et du prochain.
De ces recommandations du saint Roi chacun d'entre nous a sans doute pu retenir telle ou telle plus particulièrement indiquée à son état. Qu'il nous obtienne du Seigneur la grâce de la mieux vivre et nous serons plus fidèles à vivre selon l'Esprit de Dieu en nous en remettant à la Providence pour tout ce qui semble dépasser nos forces actuelles. Que la volonté du Seigneur soit faite et non la nôtre, c'est ce que rappelle la dernière phrase du testament spirituel de saint Louis ; la voici, au pluriel cette fois, pour mieux mettre en évidence qu'elle s'adresse aussi à nous tous : « Que Dieu vous donne la grâce de faire sa volonté toujours, de sorte qu'il soit honoré par vous et que vous puissiez après cette mortelle vie, être ensemble avec Lui pour le louer sans fin. » Amen.
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### Le culte de saint Louis
par Pierre Morel
#### Méthode.
« La race royale a produit saint Louis, le plus saint roi qu'on ait eu parmi les chrétiens », s'exclamait Bossuet devant Louis XIV, et les historiens modernes ont ratifié ce jugement. A ce personnage surhumain il peut sembler dérisoire et en quelque mesure blasphématoire d'appliquer la myopie de notre statistique, la minutie de l'analyse. Il n'en est rien.
L'Église appelle *natalis dies* (le jour de la naissance) le jour de la mort d'un saint : il naît à la vie éternelle. Mais il connaît une vie terrestre parallèle à celle-ci, comme, un fleuve se double d'un cours souterrain ; il commence à vivre dans la mémoire des hommes. D'une vie particulière, fluctuante et variable, parfois intense, en d'autres siècles effacée, avec parfois de brusques résurgences dues le plus souvent aux conditions historiques : les Croisades, les guerres de Cent Ans ont donné un nouvel élan au culte des saints militaires, saint Maurice, par exemple, saint Michel et saint Georges. D'autres, après une période de ferveur, tombent peu à peu dans l'oubli : seul un nom au martyrologe, petite flamme dans les ténèbres de l'indifférence, garde un souvenir qui s'éteint.
Quoi qu'il en puisse être du point de vue religieux, cette survie -- le culte d'un saint -- s'intègre de façon étroite au patrimoine culturel d'une civilisation : la vie de « Monsieur Saint Martin » s'amalgame au trésor intellectuel du monde occidental ;
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elle s'implante dans la vie quotidienne des diverses couches sociales : chez les chevaliers qui reconnaissent un des leurs en ce soldat venu de Pannonie et qui protégeait les faibles, chez les clercs qui en lisaient la vie dans le sanctoral, ou au moins les leçons dans le bréviaire, et en faisaient chaque année au *natalis dies* l'objet du prône, et chez le fidèle, même illettré, qui écoutait ce sermon annuel et, tout au long des mois, contemplait, imagée, la vie du saint sur les vitraux historiés ou aux médaillons des peintures murales. Le culte des saints, liturgique et populaire, fait intimement partie de l'histoire des idées.
Plus qu'aucune autre, son étude peut nous faire déceler les courants encore si mal connus de cet océan peu exploré. Plus qu'une autre parce qu'il a laissé des traces au sol, ce qui n'est pas le cas, disons, de la philosophie d'Aristote ou de la théologie de saint Thomas d'Aquin. Ces traces, ce sont essentiellement les édifices du culte, lieux de rassemblement des fidèles, lieux de rayonnement d'une pensée.
L'établissement d'un relevé général par saint des lieux de culte en France doit évidemment commencer par les paroisses : il est terminé pour les 38 271 titulatures ([^48]) qu'elles comportent (ou, quand les titulatures manquaient, le patronage de la paroisse). Le but de cette étude est d'établir, pour chaque culte, d'une part un relevé des titulatures et des patronages, d'autre part un relevé chronologique sinon des fondations, dont les dates le plus souvent nous échappent, du moins des dates d'émergence, d'apparition dans les textes de ces vocables, et éventuellement des autres formes de culte, telles que l'introduction au calendrier liturgique de chaque diocèse, la fondation de chapelles, les patronages de confréries, etc. De la confrontation entre le relevé géographique -- c'est-à-dire la carte -- et le relevé chronologique -- accompagné chaque fois que la chose est possible d'un exposé des circonstances -- doit sortir les conclusions de l'étude.
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#### Géographie du vocable.
Il n'est pas question, bien entendu, de confondre l'importance d'un culte avec le nombre des paroisses qui lui sont consacrées. Les vocables présentent en effet au cours des âges une assez grande fixité ; on n'en change pas sans de sérieuses raisons que le Concile de Trente, au XVI^e^ siècle, codifiera : reconstruction d'une église par exemple. Du point de vue du nombre, se trouvent ainsi privilégiés les saints honorés à l'époque (IV^e^ -- V^e^ s.) où l'usage s'est établi de placer chaque église sous un vocable, ainsi que les saints qui étaient honorés aux siècles où, par suite d'un accroissement de la population, de campagnes intensives de défrichement, d'un recrutement abondant du clergé, de nouvelles paroisses ont été créées. Les XI^e^ et XII^e^ siècles sont une de ces périodes de démographie galopante, au cours de laquelle le réseau paroissial français s'est en grande partie formé.
C'est ainsi que, sous diverses invocations, le culte de la Vierge, qui n'a pas cessé d'être en honneur depuis les origines de l'Église, avec 6219 vocables représentant 19,27 % des paroisses, occupe le premier rang, saint Pierre venant ensuite avec 3387 (10,50 %), suivi de près par saint Martin et de plus loin par saint Jean-Baptiste et saint Étienne (817, soit 2,53 %), dont les reliques découvertes en 414 furent très vite répandues dans toute la Chrétienté, ce qui explique le nombre d'églises cathédrales consacrées au protomartyr.
Au contraire, les saints de canonisation récente sont relativement défavorisés de ce point de vue : on supprime de nos jours plus de paroisses qu'on n'en crée. Le saint Curé d'Ars, saint Jean Bosco ne sont titulaires en France que de 17 églises paroissiales chacun (0,05 ‰), sainte Thérèse d'Avila de 25, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus de 63 (0,2 ‰).
Moins ancienne que les premières, plus que les dernières, la titulature de saint Louis se situe à une place moyenne entre ces séries extrêmes de chiffres : 172, soit 0,53 ‰. On trouvera en annexe la liste de ces paroisses, avec le nombre de leurs habitants d'après, en général, le recensement de 1962.
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Deux cartes, la première localisant les paroisses, la deuxième indiquant la densité -- c'est-à-dire la proportion des vocables de saint Louis par rapport au nombre total des paroisses du département (avant la réforme administrative de 1966) dont nous connaissions le vocable -- orientent la recherche. Nous distinguons en effet quatre régions de densité maximale :
a\) la région parisienne : Seine 22,14 ‰, Seine-et-Oise 14,53 ‰ ;
b\) l'Alsace : Bas-Rhin 20,2 ‰, et la frange orientale de la Lorraine ;
c\) le Sud-Est, partagé en deux groupes : Provence (Var 15,63 ‰) et Languedoc-Roussillon ;
d\) l'Ouest atlantique depuis la Gironde jusqu'à la Loire-Atlantique.
A l'opposé, deux régions d'où le vocable est absent ou à peu près :
a\) dix départements du Centre-Ouest allant de la Corrèze au sud jusqu'à l'Eure-et-Loire au nord sans aucune titulature ;
b\) la Champagne, la Bourgogne, la plus grande partie de la Lorraine et de la Franche-Comté.
#### Chronologie.
##### I. -- Les derniers Capétiens directs (1270-1328).
Saint Louis est un saint parisien, d'où la densité du groupement des vocables en Île-de-France. C'est à Saint-Denis qu'au printemps 1271 Philippe le Hardi fait inhumer les restes de son père. L'enquête de canonisation est presque aussitôt ouverte et la reine Marguerite en sera jusqu'à sa mort (1295) la pieuse et intelligente animatrice. C'est évidemment autour de la cour royale (rédaction des miracles, des mémoires, recherche et enregistrement des témoignages) que l'activité hagiographique est le plus intense, avec des répercussions certaines dans la population.
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Lorsqu'en 1297 la canonisation est un fait accompli, beaucoup de Parisiens alors vivants ont vu le saint roi de leurs yeux, lui ont parlé, plus prédisposés que quiconque à transformer en culte religieux celui qu'ils lui rendent déjà du fond du cœur à titre personnel. Les monastères ont gardé le souvenir de ses libéralités, et le clergé régulier semble, comme il le fit pour de nombreux autres ; avoir joué un rôle important dans la diffusion de ce culte.
Surtout -- piété ou politique -- Philippe le Bel paraît avoir pris une part personnelle considérable dans l'expansion du culte de son aïeul. Dès 1297 ou 1298, il fonde à Poissy un monastère auprès de l'église Notre-Dame où sont conservés les fonts sur lesquels le fils de Louis VIII a été baptisé et où des miracles se produisent ; consacré en 1304, ce monastère reçoit une partie du chef du saint, transféré de Saint-Denis à la Sainte-Chapelle de Paris en 1306. Dès l'exhumation (22 août 1298), des reliques sont très largement distribuées au cours des fêtes alors organisées, et l'on sait combien la diffusion du culte liturgique -- des titulatures -- est liée à celle des reliques, puisque des parcelles de celles-ci sont généralement scellées dans les pierres d'autel. Dès 1298 ou 1299, les dominicains d'Évreux en reçoivent eux aussi.
Bien au-delà de l'Île-de-France, des chapelles sont fondées : une à Joinville en Champagne par Joinville, le fidèle des fidèles, qui nous l'apprend à la fin de ses mémoires ; une (*sacellum*) à Tournay dans la cathédrale, une à Vienne (Autriche) avant 1304.
Pour une des régions citées ci-dessus (Cartographie § d), celle du Bordelais et du Périgord, des raisons historiques et de peuplement nous donnent la clef de l'exceptionnelle densité des vocables. Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, héritier par sa femme du comté de Toulouse, s'était activement occupé de fortifier la frontière qui séparait à l'ouest son fief de celui des Plantagenêt. Il l'avait hérissée de bastides, villes neuves fortifiées dont les bourgeois devaient assurer la défense. A sa mort en 1271, le Languedoc était passé au domaine royal, et cette politique intelligente et prudente avait été continuée, notamment par Philippe le Bel. Dans les années qui suivirent la canonisation, nombre de villes neuves furent ainsi fondées dans ces régions, et comme chacune de ces créations urbaines était accompagnée par la fondation d'une paroisse correspondante, une proportion notable de celles-ci furent placées sous la nouvelle titulature.
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C'est donc à cette époque que cette dernière prend le caractère militaire, réservé de préférence aux positions menacées et menaçantes, presque obsidional, qui sera le sien au moins jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Pour en revenir à la France du Midi, la chose est sûre pour trois de ces villes « Lamontjoie (Lot-et-Garonne), bastide fondée par le sénéchal d'Agenais en 1298, vit son église honorée d'une relique du saint roi. Et surtout, aussitôt après la canonisation, deux bastides nouvelles reçurent le nom du roi et elles le conservent encore : Saint-Louis (Aude) fondé en 1300... et Saint-Louis (Dordogne) fondé en 1308 ([^49]).
##### II. -- Les Valois (1328-1589).
Avec Charles IV (1322-1328), le dernier des trois fils de Philippe le Bel qui tour à tour lui succédèrent, s'éteint la branche des Capétiens directs. Avec Philippe VI (1328-1350), les Valois accèdent au trône où ils resteront jusqu'en 1589. Montrèrent-ils le même zèle à propager le culte de saint Louis dont ils descendaient eux aussi (Philippe VI, petit-fils de Philippe le Hardi, était arrière-petit-fils de saint Louis) ? Il faut cependant noter que deux résidences royales bâties ou agrandies au XVI^e^ siècle, possèdent une paroisse Saint-Louis : Chambord et Fontainebleau ; Vincennes aussi. Mais de quand ces titulatures datent-elles ? Il faut dire que le temps des Valois, occupé par les guerres de Cent Ans, les guerres d'Italie et les guerres de Religion, vit détruire plus d'églises et dépeupler plus de bourgades qu'il ne vit fonder de paroisses.
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Divers symptômes font cependant présumer que le culte est alors demeuré sinon vivace, du moins vivant. Le premier de ces symptômes, c'est que les titulatures antérieures ont subsisté. Jusqu'à présent, je n'ai pas rencontré de cas où le vocable de saint Louis ait été remplacé par un autre. Le deuxième, c'est qu'au contraire, par un phénomène de glissement qui se retrouve pour d'autres vocables, nous voyons, fréquemment, le nom de saint Louis se substituer à celui d'autres saints dont la fête se célébrait soit le même jour, soit un jour voisin. Pour le 25 août, la « victime » fut saint Genès. Deux saints de ce nom sont célébrés ce jour-là : saint Genès de Rome, qui fut comédien, saint Genès d'Arles qui fut greffier de tribunal. Quel que soit celui des deux qui ait été honoré jusque là, la titulature de saint Louis se substitue à la sienne à Saint-Geniez (Basses-Alpes), à Saint-Genis (Hautes-Alpes) et à Saint-Genis-de-Bois (Gironde), saint Genès gardant d'ailleurs le patronage de ces paroisses. En Périgord, à Lavelade, « on y fête saint Louis, mais le titulaire est saint Cassien martyr, honoré le 13 août ([^50]) » ; pour Cumèges, dont le titulaire et patron, est « saint Barthélemy, apôtre, 24 août », de même « on y fête saint Louis ».
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Troisième indice, on voit se développer, au moins dans certaines régions, un culte populaire thaumaturgique. Toujours en Dordogne dans la paroisse de Besse « le village de Vitrolles avait avant la Révolution, une chapelle Saint-Louis, qui était un pèlerinage, où l'on faisait dire la messe pour les malades qui ont des plaies, et on y portait du vin pour le faire bénir. Les pèlerins viennent maintenant à Besse où est le tableau du saint ». La date d'apparition de ces cultes ne m'est pas connue, mais pour le suivant le style même de l'édifice permet de présumer la fin du Moyen Age : dans la paroisse de Castelnau (Dordogne), « au château de Ferrat est une très belle chapelle de saint Louis, petit monument gothique artistement meublé ». C'est une parmi de nombreuses chapelles de châteaux consacrées au saint militaire qu'est assurément saint Louis.
Si aux XIV^e^, et XV^e^ siècles le culte de saint Louis semble avoir subi une éclipse dans la famille royale française, au XVI^e^ siècle des faits nombreux et précis montrent qu'il retrouve de l'importance. En 1504, Louis XII donne aux hospitaliers de Saint-Jean l'épée de saint Louis dont il s'était servi « en Terre sainte et en Égypte contre les Sarrazins ». Témoignage plus durable puisqu'il subsiste, c'est en 1589 qu'est consacrée à Rome l'église Saint-Louis-des Français. Le vocable associant le nom du saint roi à celui de son peuple se retrouve à Saint-Jacques de Compostelle, où existe une chapelle Saint-Louis-des-Français.
##### III. -- Les Bourbons jusqu'à la Révolution (1589-1792).
1589, c'est l'année même de l'assassinat d'Henri III « de l'avènement d'Henri IV, et avec lui de la branche de Bourbons. Les deux siècles qui vont suivre marqueront l'époque de la plus grande diffusion du culte, au delà comme en deçà de nos frontières, en même temps que de l'affirmation de son caractère officiel et royal.
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Peut-être pour manifester leur filiation royale, donc leurs droits à la couronne, les Bourbons au XVI^e^ siècle semblent avoir pratiqué le culte de leur saint aïeul. Un indice certain nous vient du cardinal Charles de Bourbon, lui-même prétendant au trône et qui, sous le nom de Charles X, se fera conférer le titre de roi par la Ligue. C'était le frère puîné d'Antoine de Bourbon, donc l'oncle paternel d'Henri IV. En 1580, il donne aux jésuites de Paris son hôtel de Rochepotaux. Ceux-ci y « bâtirent en 1582 une chapelle... dédiée à saint Louis ([^51]) », qui sera l'origine de notre église Saint-Paul-Saint-Louis. Henri IV ne fait donc que reprendre une tradition familiale.
Plus de trois siècles, dix générations séparent le Béarnais du saint ancêtre auquel il doit le trône. L'évocation du nom de celui-ci était assurément un moyen de rappeler à tous l'auguste filiation ; d'affirmer aux yeux des catholiques, pour ce nouveau converti, une dévotion reconnue et encouragée par l'Église ; sans grande compromission aux yeux des protestants, la dévotion s'associant ici de manière inextricable avec le respect manifesté à la mémoire d'un ancêtre qui, humainement et historiquement, en était digne.
Pour commencer, Henri prénomme Louis le dauphin né en 1601, et le prénom deviendra dès lors dynastique. Quatre souverains successifs le portent, dont les règnes couvrent une période de cent quatre-vingts ans. En outre le Grand Dauphin et le duc de Bourgogne, fils et petit-fils de Louis XIV, grand-père et père de Louis XV, avant lui destinés au trône ; de même le dauphin père de Louis XVI^e^ de même avant Louis XVII son frère aîné mort en 1789, et Louis XVIII au XIX^e^ siècle.
Dès lors, les fondations se multiplient sous la royale titulature.
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En 1607 l'hôpital Saint-Louis de Paris, destiné aux pestiférés, en souvenir du saint pestiféré de Carthage. Dans toute la France, à l'imitation du roi, s'élèvent églises et chapelles. En 1606, Roc-d'Anthéron (Bouches-du-Rhône) est érigé en paroisse sous le patronage de Saint-Louis. En Périgord, où le culte est ancien, existait à Siorac une chapelle de ce nom ; en 1884, elle « est en ruines ; elle porte la date de 1607. On y disait la messe le 25 août ([^52])... » Dans la Nouvelle-France, en 1611, le lac Saint-Louis est ainsi dénommé par Champlain qui le découvrit pour le roi.
Louis XIII ne semble pas avoir utilisé ce culte à des fins politiques : son droit héréditaire, bien affirmé, n'avait pas besoin de cette forme liturgique de confirmation. Nous le voyons toutefois, en 1627, accepter de poser la première pierre de Saint-Louis-des-Jésuites ([^53]), lorsque les religieux, trop à l'étroit dans la chapelle de 1582 dont il a été parlé, la remplacèrent par notre actuel Saint-Paul-Saint-Louis (la titulature de saint Paul ne sera ajoutée qu'en 1802). Richelieu ne paraît pas avoir accordé d'attention spéciale à cette titulature, dans ses grandes créations architecturales en tout cas. La paroisse de Richelieu (aujourd'hui département d'Indre-et-Loire) est sous le vocable de la Vierge ; quant à la chapelle de la Sorbonne, où le nom du saint pénitent de Robert de Sorbon eût été particulièrement indiqué, il semble qu'aujourd'hui encore, non plus qu'au temps de l'abbé Lebeuf ([^54]), elle n'ait reçu de bénédiction ni de dédicace, donc non plus de titulature.
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Peut-être le nom de Saint-Louis continua-t-il alors à affirmer notre prestige à l'extérieur, s'il est vrai que c'est de ce règne que date la dénomination de Saint-Louis du Sénégal, et celle, infiniment plus modeste, du village de Saint-Louis (actuellement en Moselle) près de Phalsbourg, construit en 1629 sur l'emplacement du village ruiné de Botherbach ([^55]).
Continuant la tradition d'Henri IV et de l'hôpital Saint-Louis, anticipant sur celle de Louis XIV, le vocable est appliqué à une institution à la fois charitable et chevaleresque, qui ne durera pas. L'ancien château de Bicêtre ayant été rasé, « Louis XIII le fit rebâtir à neuf pour y recevoir et loger les soldats blessés à la guerre, que nous appelons Invalides. Il y eut à cette occasion, en 1633, un édit portant établissement en ce lieu d'une communauté en forme d'ordre de chevalerie du titre de saint Louis, pour l'entretien des soldats... En 1634... J.F. de Gondi, archevêque de Paris, permit, le 24 août d'y célébrer l'office divin ([^56])... » Cette « commanderie de Saint-Louis » ([^57]), devenue inutile avec la création des Invalides, devint une annexe de l'Hôpital général.
Après ce règne de transition, celui de Louis XIV marque la grande extension des vocables et des appellations. Le développement en est tel, son caractère quasi officiel si manifeste, qu'il semble que ce souvenir lui ait conféré une marque particulière, et qu'à travers la personne du saint ce fût à celle du Roi Très Chrétien que l'hommage fût religieusement rendu. A ce règne, nous assistons à une véritable explosion du vocable, en même temps que, reprenant les usages des grands conquérants de l'Antiquité ([^58]), le Roi-Soleil donne son nom à ses fondations Aux Mont-Louis, aux Sarrelouis ([^59]) correspondent des églises Saint-Louis.
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Cela spécialement dans les provinces conquises, et ce fait explique le pourcentage élevé des titulatures dans nos régions frontières : Flandre (dép. du Nord : 5,84 ‰) Artois (Pas-de-Calais : 5,58 ‰), Roussillon (Pyrénées Orientales : 8 ‰). Alsace (Bas-Rhin : 20,20 ‰, Haut Rhin : 10,99 ‰, Terr. de Belfort : 13,89 ‰) ; on remarquera pourtant au contraire le faible pourcentage de la Franche-Comté (Doubs : 2,12 ‰, Haute-Saône 0).
Ce développement ne se produit pas seulement dans les provinces conquises, mais aussi dans les province ; frontières que l'on fortifie. L'église Saint-Louis de Grenoble est une création de Mgr Le Camus qui occupa ce siège de 1671 à 1707, à l'époque notamment où Vauban en construisait les fortifications.
Les paroisses Saint-Louis sont nombreuses dans les ports, dont les agrandissements coïncident alors avec le renforcement de la marine royale pour les ports de guerre, avec l'accroissement du commerce extérieur, conséquence de la politique économique de Colbert, pour les autres. Les nouveaux quartiers forment de nouvelles paroisses, qui sont souvent des paroisses « ludoviciennes ». Nous en avons à Rochefort, à Brest, à Lorient, à Toulon pour le ports de guerre ; au Grau-du-Roi, à Sète, à Bordeaux pour ceux de commerce.
Ajoutons les fondations dans les pays de récente découverte, et évoquons le nom de la Louisiane, colonisée en 1682 par Cavelier de la Salle. En 1670 Mgr de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec (1670-1685, mort en 1708) choisit saint Louis comme « titulaire et patron conjointement avec la sainte Vierge » de sa nouvelle cathédrale, et il prescrit « que la fête de ce même saint fût gardée et chômée dans la Nouvelle-France comme elle l'est dans l'ancienne ([^60])... »
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A l'intérieur du royaume, le rythme des fondations s'amplifie. Pour Paris, notons deux chapelles d'importance : Saint-Louis de la Salpetrière, construit par Libéral Bruant de 1665 à 1687, d'une austère grandeur, et surtout Saint-Louis des Invalides, œuvre du même Bruant de 1671 à 1677, continuée par Jules Hardouin-Mansart qui la coiffa du dôme le plus grandiose de Paris (terminé en 1709) : le culte de saint Louis prend vraiment ici un caractère triomphal. Pour Paris encore, notons la fondation en 1696 d'un séminaire Saint-Louis, situé près de l'emplacement de l'actuelle gare du Luxembourg.
Pratiquement il semble que, sous ce règne, toutes les fondations religieuses officielles aient été consacrées à saint Louis. A commencer par la chapelle du château de Versailles. Il se peut que la première, qui existait déjà en 1665, n'ait jamais reçu de titulature ; une deuxième la remplace, bénite en 1682 sous le titre de saint Louis, enfin la troisième, celle que nous connaissons, qui perpétua ce titre et fut bénite en 1710. Parmi les fondations de ce temps qui en fut fertile, notons, en 1680, par Mme de Maintenon pour l'éducation des jeunes filles pauvres de la noblesse, celle de l'Institut de Saint-Louis, plus connu sous le nom de maison d'éducation de Saint-Cyr. En 1693, pour récompenser le mérite militaire, le roi crée l'Ordre de Saint-Louis.
Mobilisé pour encourager les soldats, le roi des dernières croisades l'est aussi pour lutter contre les protestants. Deux évêchés sont créés à cette fin : celui de La Rochelle en 1648, celui de Blois en 1697 ; leurs cathédrales sont toutes deux placées sous ce vocable. Et peut-être est-ce à la campagne de conversions dans les Cévennes qu'il faut attribuer l'existence de trois paroisses Saint-Louis dans l'Ardèche.
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C'est probablement à l'évolution démographique française du XVII^e^ au XX^e^ siècle qu'il faut attribuer une particularité de la répartition des paroisses Saint-Louis. Sur 177 paroisses de ce titre, nous en avons en effet 42 -- près du quart -- qui sont des paroisses urbaines, c'est-à-dire qui appartiennent à une agglomération divisée en plusieurs paroisses ; 135 sont des paroisses coïncidant avec une commune, ou même des paroisses de hameaux. Pour attribuer un sens précis à cet état de choses, il faudrait que l'histoire administrative des diocèses eût été plus poussée ; la démographie nous apporte cependant une indication. Au moins depuis le XVII^e^ siècle jusqu'à nos jours, l'accroissement des villes est constant ; il est plus que naturel -- nous l'avons vu pour Grenoble -- que les nouvelles paroisses nécessitées par les nouveaux quartiers soient placées sous la titulature officielle. D'autre part, jusque vers 1850, la population des campagnes croit aussi. D'où création de quelques paroisses, en général peu importantes, mais dont très fréquemment la titulature ira aussi à saint Louis.
Du point de vue qui nous occupe, les règnes de Louis XV et de Louis XVI ne font que prolonger celui de Louis XIV, avec de moins nombreuses fondations sans doute, mais toujours avec le caractère officiel du vocable.
Pour Paris, nous noterons la consécration, en 1726, de Saint-Louis-en-l'Isle ([^61]). En 1744, celle de Saint-Louis-du-Louvre ([^62]). De 1780 à 1782, Brongniart élève le noviciat des Capucins -- notre lycée Condorcet actuel -- dont la chapelle Saint-Louis deviendra en 1802 notre paroisse Saint-Louis d'Antin.
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A Versailles, dans le nouveau quartier du Parc aux Cerfs, une chapelle, annexe de la paroisse Notre-Dame, est érigée en paroisse en 1728 sous la titulature de saint Louis. Reconstruite de 1743 à 1754 par Jacques Hardouin-Mansart, c'est, depuis la création de l'évêché en 1802, la cathédrale de Versailles ([^63]). Ces fondations -- depuis le début du XIII^e^ siècle -- le montrent amplement : le centralisme de l'Ancien Régime ne cesse d'accentuer le caractère parisien (le mot s'étendant à toute l'Île-de-France) du culte ludovicien.
Quelques fondations ont cependant lieu en province, dans les localités de peu d'importance, mais dont certaines en acquerront grâce à l'industrialisation. Méritent à ce point de vue d'être signalées la création de la verrerie de Saint-Louis-lès-Bitche en 1767, devenue cristallerie en 1787 et toujours prospère (Bas-Rhin), et au bord de la Méditerranée en 1737, à la pointe de l'estuaire du Rhône, l'érection d'une tour Saint-Louis, tour du guet assurément destinée à protéger le rivage camarguais aussi bien d'une razzia barbaresque que d'une descente des Anglais. A son pied la ville de Port-Saint-Louis-du-Rhône s'étendra.
En Amérique, le 15 février 1764, le Français Pierre de Laclède et ses compagnons bâtissent leurs huttes au bord du Mississipi. « En l'honneur de Louis XV » (*Grande Encyclopédie*, XXIX, 206), l'agglomération naissante « reçut le nom de Saint-Louis ». C'est aujourd'hui une ville d'un million d'habitants : Saint-Louis du Missouri. En 1768, Bougainville découvre en Mélanésie, à cinq cents milles au nord de Tahiti, un archipel inconnu : il lui donne le nom d'archipel de Louisiane. Ainsi le nom de Louis dans les terres conquises continue-t-il tout naturellement à affirmer la présence française, tout comme le patronage de saint Louis à l'intérieur du royaume marque sur les édifices du culte les liens étroits qui unissent la royauté à l'Église gallicane.
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##### La Révolution. -- Les XIX^e^ et XX^e^ siècles.
Nous arrivons ainsi à la Révolution, période où l'on ne compte évidemment aucune création de paroisse. Le patronage de Saint Louis ne laisse cependant pas de jouer un rôle. Au cours d'un récent débat à la Société française d'Onomastique (mai 1970) M. Michel Le Pesant, éminent spécialiste de l'anthroponymie qu'il a particulièrement étudiée pour le département de l'Eure et spécialement pour la ville d'Évreux, signalait que dans cette région normande où les idées jacobines rencontraient une forte opposition, donner à un nouveau-né le prénom royal de Louis était, pour l' « opposition silencieuse » une manière de manifester son hostilité au régime. On pourrait ainsi, par la statistique chronologique des prénoms, suivre presque jour par jour les mouvements de l'opinion.
La signification politique semble d'ailleurs avoir disparu avec la fin de la période révolutionnaire, et le Consulat et l'Empire ne marquent aucune régression des titulatures de saint Louis. Le plus jeune des frères de Napoléon, qui sera roi de Hollande, se prénommait d'ailleurs Louis -- hommage sans doute rendu par Charles Bonaparte à la protection royale dont il n'avait cessé de bénéficier ; et le fils de celui-ci, qui sera l'empereur Napoléon III, se prénommait Charles-Louis-Napoléon, Louis étant le prénom usité en famille.
Pour la période révolutionnaire, n'oublions pas une fondation dans le Nouveau-Monde : celle, en 1797, de Saint-Louis dans le Nouveau-Brunswick par des colons acadiens chassés de leurs terres. Par cette dénomination, ils manifestaient leur fidélité à leur patrie déchirée et à l'Ancien Régime.
Louis XVIII accédant au trône restaurera l'Ordre de Saint-Louis, qui subsistera à côté de la légion d'honneur. Comme fondation importante, notons en 1820 à Paris celle du lycée Saint-Louis, ancien collège d'Harcourt. A Grenelle -- dans ce qui formera en 1860 le XV, arrondissement de Paris -- la création d'une rue Saint-Louis ([^64]) en l'honneur de Louis XVIII^e^ prolongée par une avenue Saint-Charles en l'honneur de Charles X. Les deux voies seront fusionnées en 1867 sous le nom, qui subsiste, de rue Saint-Charles.
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Louis-Philippe ne manifesta pas moins de respect au souvenir de l'ancêtre commun que ses cousins de la branche aînée, et si ce fut le gouvernement de Charles X qui négocia avec le bey de Tunis l'érection à Carthage d'un monument à saint Louis, c'est à la monarchie de juillet que revint en 1830 l'honneur de signer l'accord et, en 1840, d'élever la chapelle.
Le romantisme, le goût du Moyen Age, de l'architecture gothique, la publication d'ouvrages comme l'Histoire des Croisades de Michaud (1811-1822 ; 2^e^ éd. en 1841) n'ont pu qu'être favorable à ce culte, que le Second Empire ne ralentit aucunement. Si, dans les Bouches-du-Rhône, c'est en 1841 que Port-de-Bouc est érigé en paroisse sous le patronage de Saint-Louis, Plan-d'Orgon le sera en 1853, Miramas en 1867. Et c'est par la volonté expresse de l'Empereur (décret du 27 juillet 1861, § 3) qu'à Vichy, station qu'il fréquentait et qu'il avait contribué à mettre en vogue, une nouvelle paroisse est créée en 1862, sous la titulature de saint Louis.
Depuis la fin du XIX^e^ siècle, il semble y avoir, sinon une régression, du moins un ensommeillement du culte. Parallèlement, on remarque une diminution dans le nombre des prénoms donnés aux nouveau-nés. Peut-être y faut-il voir un affaiblissement du sentiment royaliste, coïncidant vraisemblablement avec la mort du comte de Chambord en 1883 ; ou peut-être le report de la manifestation de ce sentiment sur le prénom Henri. Pour ce qui est du culte liturgique et des titulatures, on doit songer aux nouvelles dévotions qui se sont imposées depuis un siècle. De même que dans les cinq siècles qui précédèrent la Révolution, saint Louis a supplanté saint Genés, saint Barthélemy, saint Julien, c'est-à-dire des saints « démodés », de même a-t-il dû s'effacer devant de nouvelles formes du culte marial :
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La Salette, Lourdes, Fatima ; la définition du dogme de l'Immaculée-Conception ; canonisation de sainte Thérèse de Lisieux, du Curé d'Ars, de saint Jean Bosco, de Bernadette Soubirous ; culte du Sacré-Cœur.
En un siècle où nous avons tant besoin d'exemples élevés, d'exemples d'hommes d'État qui avaient su concilier la politique la plus réaliste avec l'idéal le plus haut, l'avenir nous dira si le septième centenaire de la mort de saint Louis est susceptible de donner une vie nouvelle à un culte qui nous rappelle que la politique est une morale.
Pierre Morel.
#### Annexe
*Les églises paroissiales de France métropolitaine sous la titulature de saint Louis* (*et éventuellement, paroisses sous le patronage de saint Louis*)*.*
() : Ce signe indique une paroisse dans une localité qui en compte plusieurs. Le nombre d'habitants qui suit parfois est celui des habitants de la paroisse.
P et T : Ces lettres placées, soit après l'indication du diocèse ou celle de la paroisse, indiquent qu'il s'agit respectivement du patron de la localité ou du titulaire de l'église paroissiale.
() : Entre crochets sont indiquées les références entre le nom communément donné à la paroisse et celui de la commune.
01 -- Ain (diocèse de Belley).
ABERGEMENT DE VAREY (103 hab.).
POUGNY (378 hah.).
02 -- Aisne (diocèse de Soissons).
HOUSSET (335 h.).
03 -- Allier (diocèse de Moulins)
AUBIGNY.
HAUTERIVE.
VICHY ().
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04 -- Basse-Alpes (diocèse de Digne) T.
SAINT-LOUIS (45 h., hameau de la cne de Fours-Saint-Laurent).
CHASSE (32 h.) hameau de la cne de Villars-Colmars).
SAINT GENIEZ (168 h.) (Saint Louis, titulaire de l'église ; patron de la paroisse : saint Genès, martyr).
05 -- Hautes-Alpes (diocèse de Gap).
FOREST-SAINT-JULIEN (300 h.).
MONT-DAUPHIN (114 h. Village dans un fort construit par Vauban).
SAINT GELAIS (52 h.).
06 -- Alpes Maritimes
CAUSSOLES (35 h.).
LA DOIRE (hameau, probablement de la cne de Thorenc).
07 -- Ardèche (diocèse de Viviers).
LANARCE (452 h.).
LAVAL D'AURELLE (127 h.).
SAINT-LOUIS-LA-SOUCHE (hameau de la cne de La Souche).
08 -- Ardennes (diocèse de Reims).
BIGNICOURT (annexe de la paroisse de Juniville, cne de 103 h.).
09 -- Ariège (diocèse de Pamiers).
MONTGAILLARD (1.265 h.).
MARCUS (869 h.).
RIEUPREGON (60 h., hameau, probablement de la cne de Saint-Barthélémy).
10 -- Aube (diocèse de Troyes).
JULLY-SUR-SARCE (342 h.).
11 -- Aude (diocèse de Carcassonne).
LAPRADE (116 h.).
SAINT LOUIS ET PRAHA (et Parahou).
VALMIGUIÈRE (Valmigère) (37 h.).
12 -- Aveyron (diocèse de Rodez).
PIERREFICHE DU LARZAC (72 h.).
13 -- Bouches du Rhône (diocèses d'Aix et de Marseille).
FERRIERES (7.204 h.) ham. de la cne de Martigues c'est le siège de la cure de Martigues) T (P N.-D. de l'Assomption), date d'érection inconnue.
PLAN d'ORGNON (1.535 h.) érigé en paroisse en 1853. T (P. Saint-Pierre).
PORT SAINT LOUIS Du RHÔNE (6.245 hab.) T et P, érigé en paroisse en 1886.
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MIRAMAS (10.166 hab.) P. (titulaire de l'église : saint François d'Assise), par. érigée en 1867.
PORT DE BOUC (12.641 h.) P. (la titulaire de l'Église est Notre-Dame) érigé en paroisse en 1841.
ROC D'ANTHERON P. (la titulaire est N.-D. de l'Annonciation) (1241 hab.) par. érigée en 1606.
MARSEILLE , par. SAINT LOUIS, ar. du Rove (XV^e^) (19.200 h.).
15 -- Cantal (diocèse de Saint-Flour) T.
FRESSANGE (250 h.) hameau de la cne de Neuve-Église.
LAVEISSIERE (455 h.).
SAINT MARTIAL (130 h.).
17 -- Charente Maritime (diocèse de La Rochelle).
LA ROCHELLE cathédrale (évêché érigé en 1648).
PUILBOREAU (1.342 h.).
SALIGNAC-SUR-CHARENTE (S - de Pons) (562 h.).
ROCHEFORT , port créé en 1666 par Louis XIV et fortifié par Vauban.
LA BROUSSE (592 h.).
BOURCE FRANC (3.073 h.).
18 -- Cher (diocèse de Bourges).
PRECY (423 hab.).
21 -- Côte d'Or (diocèse de Dijon) T et P.
CHAMBAIN (66 h., annexe).
CHANCEAUX (270 hab.).
22 -- Côtes-du-Nord (diocèse de Saint-Brieuc).
TREGENESTRE EN MESLIN (257 h., hameau).
TREFFRIN (228 h.).
24 -- Dordogne (diocèse de Périgueux).
PEYRIGNAC (Cne du cton de Yerrasson et de l'arrt. de Sarlat, 351 h.).
SAINT LOUIS SUR L'ISLE (Cne du cton de Mussidan et de l'arrt. de Périgueux, 191 h.).
25 -- Doubs (diocèse de Besançon).
BESANÇON (16.000 hab.).
27 -- Eure (diocèse d'Évreux).
PONT-AUTHOU (532 hah.) (Authou).
LA SAUSSAYE (773 hab.).
29 -- Finistère (diocèse de Quimper).
BREST (16.000 hab.). C'est Richelieu qui fit creuser le port, Louis XIV qui l'acheva et Vauban qui en établit les fortifications.
147:147
30 -- Gard (diocèse de Nîmes).
LE GRAU-DU-ROI (1681 hab.).
32 -- Gers (diocèse d'Auch).
ARVUIZAN (hameau).
MONFERRAN (Savès) (771 h.).
33 -- Gironde (diocèse de Bordeaux) T.
BORDEAUX
CASTETS-EN-DORTHE (953 h.).
FOURS (241 h.).
ROAILLAN (379 h.).
SAINT-GENIS-DE-BOIS (76 h.).
SAINT-LOUIS-DE-MONTFERRAND (933 h.). Chapelle St-Louis, cne de Braud.
34 -- Hérault (diocèse de Montpellier).
SETE par. St-Louis (7.000 h.), principale paroisse de la ville : le port de Sète a été commencé en 1666 sous Louis XIV.
BEDARIEUX (3.022 h.).
35 -- Ille-et-Vilaine (diocèse de Rennes).
VILDÉ-LA-MARINE (303 hah.) hameau. 38 -- Isère (diocèse de Grenoble).
GRENOBLE (12.000 h.).
LUZINAY (597 h.).
39 -- Jura (diocèse de Saint-Claude).
LES ESSARDS (486 hab.).
MOLAMBOZ (125 h.).
40 -- Landes (diocèse d'Aire et Dax).
UZA (354 hab.).
41 -- Loir et Cher (Diocèse de Blois).
BLOIS (9.667 h.) cathédrale St-Louis (diocèse créé en 1697 à la demande de L. XIV).
CHAMBORD (259 h.).
42 -- Loire (diocèse de Lyon).
SAINT-ÉTIENNE (11.050 h.).
ROANNE (10.192 h.).
44 -- Loire-Atlantique (diocèse de Nantes).
CASSON (690 h.).
PAIMBŒUF (2.567 h.).
45 -- Loiret (diocèse d'Orléans).
BATILLY-EN-PUISAYE (185 h.).
LA COUR-MARIGNY (301 h.).
148:147
46 -- Lot (diocèse de Cahors).
CASTELNAU (70 h., hameau, cne de Bretenoux).
CENEVIERES (145 h.).
COUZON (75 h.).
MONTCABRIER (176 h.).
47 -- Lot-et-Garonne (diocèse d'Angers).
GANDAILLE (115 h., hameau, cne de Dondas).
LAMONTJOIE (497 h.).
49 -- Maine-et-Loire (diocèse d'Angers).
LE TREMBLAY (633 h.). CORON (1.257 h.).
50 -- Manche (diocèse de Coutances).
CARANTILLY (607 h.).
VERNIX (214 h.).
51 -- Marne (diocèses de Reims et de Châlons).
REIMS (4.458 h.).
LA HARAZEE (524 h., hameau de la cne de Vienne-le-Château).
53 -- Mayenne (diocèse de Laval).
BLANDOUET (220 h.).
ORGERES LA ROCHE (182 h.).
56 -- Morbihan (diocèse de Vannes).
LORIENT (7.273 h.). Établissement de la Compagnie des Indes en 1666 et bâtie par elle en 1709, municipalité en 1738.
57 -- Moselle (diocèse de Metz).
HASELBOURG (264 h.).
SAINT-LOUIS-LÈS-BITCHE (739 h.).
SAINT-LOUIS (lès Phalsbourg) (682 h.).
58 -- Nièvre (diocèse de Nevers).
FOURCHAMBAULT .
MONTIGNY-AUX-AMOGNES (319 h.).
59 -- Nord (diocèses de Cambrai et de Lille).
CAMBRAI (1.979 h.).
ARMENTIERES (3.172 h.).
FIVES (7.044 h., hameau, cne de Lille).
LE PLOUICH (5.400 h., ham. de Marcq-en-Batœul).
TOURCOING (3.407 h.).
60 -- Oise (diocèse de Beauvais).
LE CROCQ (148 h.).
HALLOY (351 h.).
LA NEUVILLE-SAINT-PIERRE (87 h.).
149:147
RESSONS-SUR-MATZ (1.029 h.).
BOIS-SAINT-DENIS (2.500 h.), pas commune.
En outre, la Compagnie de Jésus possède à Chantilly une faculté de philosophie dite Maison Saint-Louis.
61 -- Orne (diocèse de Séez).
LE ME(S)NIL-FROGER (142 h., Saints Louis et Martin).
62 -- Pas-de-Calais (diocèse d'Arras).
RAIMBERT-LES-AUCHEL (cne d'Auchel).
ROUVROY (9.653 h.).
GRENAY . PITTEFAUX (57 h.).
HAUT-ARQUES. GENNES-IVERGNY (179 h.).
63 -- Puy-de-Dôme (diocèse de Clermont).
CHANAT-DE-MONTEYRE (356 h.).
LA TOUR D'AUVERGNE (635 h.).
64 -- Pyrénées-Atlantiques (diocèse de Bayonne).
BUROSSE-MANDOUSSE (82 h.).
ESPECHEDE (157 h.).
65 -- Hautes-Pyrénées (diocèse de Tarbes et Lourdes). P.
GEZ-ES-ANGLES (34 h.).
RABASTENS (1.050 h.).
66 -- Pyrénées-Orientales (diocèse de Perpignan).
LE PERTHUS (250 h.).
MONT Louis (1.600 h.). Ville forte bâtie en 1681 par Louis XIV.
67 -- Bas-Rhin (diocèse de Strasbourg) T.
BIRKENWALD (273 h.).
DUTTLENHEIM (1.490 h.).
EBERBACH-SELTZ (327 h.).
FORT-LOUIS (178 h.).
KLINGENTHAL (297 h., hameau).
STRASBOURG (5.000 h.).
STRASBOURG-ROBERTSAU (6.145 h.).
LA VANCELLE (213 h.).
BALDENHEIM (cne de 841 h., annexe de la paroisse de Mutterholz).
68 -- Haut-Rhin (diocèse de Strasbourg) T.
HUNINGUE (4.312 h.).
NEUF-BRISACH (2.358 h.).
SAINT-LOUIS .
SAINTE-MARIE-AUX-MINES (260 h.).
69 -- Rhône (diocèse de Lyon).
LYON Notre-Dame-Saint-Louis...
150:147
CHAMPAGNE (au-Mont-d'Or) (4.300 h.).
FONTAINE (sur Saône)
SAINT-LOUIS (362 h.).
71 -- Saône-et-Loire (diocèse d'Autun).
LUX-SEVREY (1.260 h.).
73 -- Savoie (diocèses de Chambéry, de Tarentaise et de Maurienne).
LA PRAZ (694 h.).
74 -- Haute-Savoie (diocèse d'Annecy).
ANNECY (6.000 h.) (par St-Louis).
75 -- Seine (diocèse de Paris).
PARIS : St-Louis-en-l'Ile (8.500 h.) (XVII^e^ siècle). St-Louis-d'Antin (2.000 h.) (XVIII^e^ siècle).
DRANCY (5.500 h.).
CHOISY-LE-ROI (35.000 h.).
VILLEMONBLE (19.000 h.).
VINCENNES (18.000 h.).
76 -- Seine-Maritime (diocèse de Rouen).
SAINT-PIERRE-LES-ÉLBŒUF
77 -- Seine-et-Marne (diocèse de Meaux).
FONTAINEBLEAU.
SERVON (1.174 h.).
78 -- Seine-et-Oise (diocèse de Versailles).
VERSAILLES SAINT-LOUIS (24.840 h.), cathédrale depuis la création de l'évêché en 1802. L'église primitive du village de Versailles (début du XI^e^ s.) était consacrée à St-Julien de Brioude. En 1684 était construite la nouvelle église Notre-Dame, cependant que St-Julien, passée en 1674 des séculiers à la congrégation de la Mission avait été transférée au nouveau cimetière (1681-1682) la chapelle annexe de N.-D. est construite 1725-1727 dans le nouveau quartier du Parc aux Cerfs, érigée en paroisse par un décret de l'Archev. de Paris du 17 mai 1728 sous la titulature de Saint Louis. La première pierre de l'église actuelle, construite sur les plans (sur le modèle de St-Roch de Paris) de talques Hardouin-Mansart de Sagonne (petit-fils de l'architecte de Louis XIV) a été posée le 12 juin 1743 et elle fut terminée en 1754.
BOISSY-LE-SEC (380 hab.).
GARCHES (13.676 h.).
Poissy (11.000 h.).
PORT-MARLY (3.650 h.).
LE RAINCY (15.267 h.) remplacée par une Église Notre-Dame.
151:147
81 -- Tarn (diocèse d'Albi).
CAMBONES (210 h.).
CARMAUX (3.050 h.).
CASTRES (4.300 h.) St-Jean-Baptiste et Saint-Louis.
LA FRAYSSE (268 h.).
LACABAREDE (607 h.).
CAMBOUS (116 h., ham. de la cne de Castelnau-de-Brassac).
82 -- Tarn-et-Garonne (diocèse de Montauban).
GOLFLECH (555 h.).
83 -- Var (diocèse de Toulon) T. et P.
TOULON T. (P. de la ville : s. Cyprien de Tolède).
HYBRES T (P. Assomption).
HYERES T. (P. Assomption).
LE BRUSC P. (T. de l'église S. Pierre).
CANNET-DU-LUC P. (T. Ss. Michel et Joseph).
85 -- Vendée (diocèse de Luçon).
LA BARRE-DES-MONTS. FAYMOREAU.
LA ROCHE-SUR-YON . LE SABLEAU.
88 -- Vosges (diocèse de Saint-Dié) T.
VECOUX (700 h.).
LA TRONCHE (chap. et ham. de la cne et par Raon l'Étape).
89 -- Yonne (diocèse de Sens).
CHAUMONT. (Ps Martin).
90 -- Ter. de Belfort (diocèse de Besançon).
BELFORT .
152:147
## ÉDITORIAL
### Le pari allemand
par Louis Salleron
LE TRAITÉ GERMANO-RUSSE a tellement surpris l'Occident que celui-ci est demeuré sans voix.
Que dire, en effet ?
Le président de la République française, lui, a exprimé sa satisfaction. De ce traité, dit-il, il n'y a lieu que « de se féliciter ».
On voit mal quelle autre attitude il eût pu afficher.
Les plus surpris, toutefois, ce furent encore les Russes. Une surprise qui se manifesta dans une explosion de joie. Pour eux, quel triomphe ! La carte de l'Europe qu'ils avaient remodelée, ils la voyaient, tout d'un coup, devenir officielle, légale, sanctionnée, ratifiée en bonne et due forme, et non par les Alliés, mais par le pays intéressé, la redoutable Allemagne qui en prenait son parti si allègrement que tout se passait dans l'enthousiasme, parmi les coupes de champagne (de Crimée) qui s'entrechoquaient à la ronde entre les ennemis de la veille devenus les meilleurs amis du monde.
Quel est donc le dessein allemand ?
On l'a écrit partout : ils escomptent un développement de leurs marchés.
Mais n'est-ce pas payer d'un prix démesuré un avantage déjà acquis ? Il y a donc, sans doute, autre chose. Quoi ?
\*\*\*
153:147
Tout d'abord, il est possible que, chez Willy Brandt, le sentiment socialiste ait joué. Il a lutté autrefois contre les nazis et, sans être pour autant devenu communiste, il est peut-être imbu d'un certain pacifisme qui lui fait entrevoir un accord avec les Soviets comme un pas fait vers la paix.
Ce n'est là cependant qu'un fond de décor sentimental. Des raisons plus solides ont dû jouer.
La première est, évidemment, le rôle politique qu'il assigne par son geste à l'Allemagne.
Les frontières qu'il reconnaît, elles étaient inscrites dans les faits. Rien ne pouvait plus les déplacer. L'aspect négatif de leur acceptation apparaît moins que l'aspect positif d'une initiative où se manifeste la liberté d'une grande puissance. Passer du *de facto* au *de jure* sur des limites territoriales pour lesquelles il y avait pratiquement prescription c'était passer aussi du *de facto* au *de jure* dans l'égalité politique avec l'U.R.S.S.
Mais, seconde raison, acquérir l'égalité politique avec l'U.R.S.S., c'est l'acquérir avec tous les autres pays. Elle existait, certes, cette égalité de droit, mais affectée d'un certain coefficient de dépendance morale. Maintenant, c'est l'indépendance absolue. Dès le lendemain de la signature du traité, M. Willy Brandt suggérait une conférence au sommet des puissances occidentales. C'est lui qui prenait l'initiative et devenait l'inviteur. Peut-être allait-il un peu vite en besogne. Cette fois, M. Pompidou déclara qu'il ne voyait pas bien ce qu'on aurait à se dire. Là où il n'y a pas de problèmes, pourquoi perdre son temps à se réunir. On n'en parla plus, mais la logique de la situation était apparue à tout le monde.
\*\*\*
Une troisième raison semble être la principale. Je la crois subconsciente. Mais l'instinct peut jouer autant que le raisonnement dans la diplomatie.
M. Willy Brandt a senti que la puissance nationale n'est plus, en Europe, du moins pour un bon bout de temps, la puissance militaire. L'Allemagne, pas plus que la France ou l'Angleterre, ne peut faire la guerre à l'U.R.S.S. Elle ne peut qu'être impliquée dans une guerre américano-russe. Alors elle a tout intérêt à jouer une politique de pays neutre, celle d'une Suisse multipliée par dix, ou par cent.
154:147
En supprimant, par la reconnaissance de ses frontières, une cause classique de guerre, elle rassure les États satellites de l'U.R.S.S. et redevient leur pôle d'attraction. Son prestige n'est plus handicapé par les spectres nommés militarisme et « revanchisme ». En Tchécoslovaquie, en Roumanie et même en Pologne, on va commencer à rêver d'elle en secret ; et on rêvera d'elle encore davantage si elle construit des usines en U.R.S.S.
Bref l'Allemagne redevient le centre de l'Europe et, en somme, l'incarnation d'une Europe allant de l'Oural à l'Atlantique, au lieu d'être celle, exclusive et ratatinée, du Marché commun. M. Pompidou aurait eu bonne mine de dire qu'il en était fâché, puisque c'est la politique que poursuit obstinément la France depuis 1958.
\*\*\*
Les pays de l'Ouest européen avaient, depuis la guerre, le choix entre deux politiques : leur propre union, symbolisée et amorcée par le Marché commun, ou l'accord avec l'U.R.S.S. en vue de la plus grande Europe.
La première formule, qui fut celle que poursuivit le trio Schuman-Adenauer-Gasperi, avait ses avantages et ses inconvénients. Les avantages étaient : la liquidation des rivalités nationales entre les anciennes grandes puissances européennes, la possibilité de constituer un nouveau cadre politique (dont la formule était à trouver) pour une réalité technico-économique que ne pouvait plus recevoir la dimension de nos petites nations, l'obligation de forger une doctrine philosophico-politique s'opposant au communisme. L'inconvénient, c'était une certaine dépendance, économique, politique et spirituelle, à l'égard de l'Amérique.
De toute manière, c'était la seule formule possible et disponible à la sortie de la guerre.
Elle pouvait évoluer, comme elle a, en fait, évolué. Y avait-il intérêt à la remplacer par la seconde ? Nous ne le pensons pas.
155:147
L'avantage de la suppression de la coupure en deux de l'Europe n'existera que si l'unité réalisée comporte un minimum d'accord au plan spirituel. Cela signifie que, ou bien le communisme soviétique s'imposera à l'Europe de l'Ouest, ou bien l'Europe de l'Ouest imposera sa conception de la liberté à l'Est.
La partie n'est pas jouée, et il est certain que l'arrivée de la Chine sur l'échiquier mondial est de nature à modifier la politique de l'U.R.S.S. en Europe.
L'Allemagne parie sur cette donnée nouvelle. Placée au cœur de l'Europe, libre de tout engagement politique en Afrique, formidablement équipée au point de vue industriel et scientifique, et capable, de surcroît, d'inventer des armes inédites qui lui donneraient les atouts nécessaires en cas de menace de guerre totale, elle se sent l'arbitre de demain.
\*\*\*
La France, elle, est en mauvaise posture. Elle n'a pas su se refaire un marché financier, elle est rongée par le socialisme, elle joue, à l'intérieur comme à l'extérieur, le jeu du communisme soviétique. Sous des dehors brillants, elle est en état de non-résistance à l'événement, qu'elle ne peut en tous cas déterminer en rien.
L'Église, d'autre part, n'est plus un rempart de l'Europe. Intellectuellement, elle s'ouvre au libéralisme protestant, de type anglo-saxon. Socialement, elle ponte sur le socialisme.
La situation n'est donc, au total, pas brillante.
Mais il ne s'agit peut-être que d'un passage difficile, et le pire n'est pas toujours sûr.
Espérons donc.
Louis Salleron.
156:147
## CHRONIQUES
### Hommage à Salazar
par Paul Auphan
LES FIGURES DE PROUE qui, tour à tour, tracent à une nation son sillage ne se comprennent pleinement que quand on les replace dans l'enchaînement de l'histoire.
La renaissance quasi miraculeuse du Portugal sous l'impulsion aussi puissante qu'inespérée de Salazar ne s'expliquerait pas si l'on ne commençait par rappeler que le Portugal est né d'un esprit de reconquête chrétienne poussé jusqu'à la croisade et qu'il a été placé dès son berceau sous la protection particulière de la Vierge Marie.
C'est en effet en 1139 que les chrétiens de là-bas, après avoir longtemps tenu le maquis, avaient fini par chasser les envahisseurs musulmans des rives du Douro. Au soir d'une victoire, le chef militaire qui les commandait avait été acclamé par ses troupes comme roi. Un port remarquable -- le port par excellence, O'Porto -- avait donné son nom au royaume. Le premier geste du nouveau monarque avait été de consacrer à la Vierge Marie sa dynastie et son pays. Plus tard, en 1646, le vœu avait été renouvelé par le fondateur de la dynastie des Bragance. Entre temps le petit Portugal avait poursuivi les musulmans en Afrique jusque dans leur repaire de mer Rouge et donné ainsi le branle à l'expansion coloniale européenne sans laquelle le reste du monde n'aurait pas connu l'Évangile.
157:147
Les historiens rationalistes ont beau ne retenir de ces faits que leur aspect politique ou sociologique, nous savons, nous, que l'écorce des événements est engendrée par la sève qui nourrit les esprits : Dieu seul connaît la source de grâces que la croisade, la découverte des terres à évangéliser et la consécration à la Vierge Marie ont été pour les générations successives de Portugais, forgeant l'âme de la nation.
Mais là où la grâce abonde, on pourrait dire en inversant la phrase fameuse que le Mal aussi surabonde, non certes jusqu'à l'emporter, mais assez pour rappeler aux hommes la fragilité peccamineuse de leur nature.
\*\*\*
Dans la renverse, issue de la Réforme, qui, au XVIII^e^ siècle, avait commencé à saper les institutions d'inspiration chrétienne que les pays européens s'étaient données, un Portugais, le marquis de Pombal, avait joué un des premiers rôles. Franc-maçon et libre penseur notoire, Pombal a été un des pères de l'Europe laïcisée. Après lui, les idées de la Révolution française répandues un peu partout par les armées de Napoléon, l'interruption pendant les guerres de l'Empire des communications maritimes entre la métropole lusitanienne et ses colonies, l'affrontement continuel au XIX^e^ siècle entre traditionalistes et libéraux (c'est-à-dire, au fond, entre catholiques pratiquants et francs-maçons) avaient achevé de dégrader la monarchie portugaise et de morceler moralement la nation.
En 1910, après l'assassinat du roi et du prince héritier par des agents de la maçonnerie, la république avait été proclamée. Dès lors, la chute avait été verticale : en quinze ans, quarante trois ministères différents, huit présidents de la république successifs (dont un assassiné par des hommes de main du carbonarisme), une vingtaine de soulèvements ou de pronunciamientos, le sectarisme antireligieux semant la division partout, le trésor public à sec... Les Portugais étaient désespérés.
C'est à ce tournant de l'histoire que le destin -- plus exactement la Providence ([^65]) -- attendait Salazar.
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Né en 1889 dans une famille terrienne de condition modeste, Antonio d'Oliveira Salazar était à onze ans au séminaire diocésain local. Il y avait achevé sa théologie avec le soin qu'on y mettait autrefois. Sa piété l'avait fait nommer président de la Congrégation de Notre-Dame. Tout paraissait le destiner à une vie ecclésiastique. Il reçut même les ordres mineurs et commença, en prêchant dans sa paroisse, à faire valoir les dons éminents d'expression que Dieu lui avait donnés. Il brûlait du désir de se dévouer à l'Église et à son pays. Étant arrivé par la réflexion à la conclusion que tout redressement national passait par une meilleure formation doctrinale de la jeunesse, il avait pensé qu'il servirait mieux sa patrie comme laïc que comme prêtre et finalement avait opté pour l'enseignement.
Après des études supérieures extrêmement brillantes, il était devenu en 1917 -- l'année de Fatima -- professeur de droit et de sciences économiques à l'Université de Coimbre. Il y vivait, comme on dit là-bas, « en république » (c'est-à-dire faisant bourse et logis communs) avec un autre professeur, qui devait rester son ami, l'abbé Manuel Gonçalves Cerejeira, futur cardinal patriarche de Lisbonne.
Cette préparation spirituelle de qualité avait enraciné au plus profond de lui-même la foi qui toute sa vie, éclairerait de l'intérieur une intelligence unanimement qualifiée d'exceptionnelle. Il s'y ajoutait une puissance de travail également hors du commun et le courage de proclamer tranquillement, avec des mots mesurés, ce qui après réflexion, lui paraissait être la vérité, même si cela ne plaisait pas.
Quelques articles et conférences l'ayant fait connaître, le parti catholique l'avait poussé, en 1921, à se présenter à des élections législatives. Cet isolé de trente deux ans sans clientèle électorale avait été élu. Le jour de la rentrée parlementaire il était venu s'asseoir docilement à son banc de député, avait regardé le spectacle de division, d'impuissance et de haine verbeuse qu'offraient ses collègues et, à l'issue de la première séance, avait donné sa démission. Ce n'est pas de cette manière qu'il se sentait capable de servir son pays.
Enrichi par cette expérience, il avait continué à militer au sein du parti catholique dont il était devenu un des porte-parole les plus écoutés. Divers congrès, dont le premier congrès eucharistique national, lui avaient donné l'occasion de prononcer quelques discours-programmes remarquables où se trouvent déjà dessinées ses idées maîtresses.
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Pour lui la question monarchique, sur laquelle étaient polarisées tant de catholiques, était secondaire. Il y avait assez de problèmes qui divisaient les Portugais pour ne pas aller faire de celui-là un absolu ([^66]). Dans l'état de division du pays, il fallait sérier les questions. L'ordre établi par le régime existant ne devait plus être discuté dans son origine, mais seulement dans son contenu, dans son essence. « Il y a de nombreux cas où sont pratiquement inséparables les intérêts de la nation et ceux du régime » ([^67]). Cela ne voulait pas dire qu'il adhérait au « tumulte sanglant et honteux où avait dégénéré, après sa transplantation au Portugal, le correct, le flegmatique parlementarisme britannique ! » ([^68]). « La notion que les chrétiens ont de la loi et qui exige la légitimité de celui qui commande se trouve dans la finalité de l'ordre, le bien commun ; elle s'oppose directement à la notion qui fonde la loi sur la volonté de la majorité » ([^69]). Je n'ai relevé dans aucun de ses innombrables discours le cri final, rituel chez nous, de « vive la république ».
Ce que Salazar voulait, c'était susciter dans l'élite de ses compatriotes un sursaut personnel de conversion pour arriver à réformer la morale publique et pour édifier, dans le cadre national, une société hiérarchique fondée sur le droit naturel et chrétien et sur la doctrine sociale de l'Église.
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Les lecteurs de cette revue sont aujourd'hui familiers avec cette idée. Le mérite de Salazar est de l'avoir lancée dès les années 1920.
\*\*\*
Pendant que la Providence préparait ainsi l'avenir, le Portugal continuait à se tordre de convulsions. Les budgets étaient régulièrement en déficit. La monnaie perdait jusqu'à trente trois fois la valeur de sa parité-or. La circulation fiduciaire passait de 96 à 6 989 millions d'escudos, la dette publique de 700 millions à 7 milliards d'escudos ([^70]).
Le 28 mai 1926, l'Armée, exaspérée, groupée derrière quelques-uns de ses chefs du moment, prenait le pouvoir sans qu'une goutte de sang fût versée et renvoyait les politiciens dans leurs foyers. Mais, si les militaires savaient à peu près ce qu'ils voulaient, il fallait bien, pour y parvenir, faire appel à des compétences. Dans l'immédiat le ministère-clef était celui des Finances. L'Armée l'offrit à Salazar, dont la modestie n'avait jamais imaginé, même in petto, pareille proposition.
Après quelques jours d'étude de la situation, il posa d'une voie unie ses conclusions qui revenaient à exercer une dictature financière sur les autres ministères de manière à avoir un budget strictement équilibré. Ce fut un tollé... Dans les deux heures Salazar retourna à sa chaire de Coïmbre. D'ailleurs, les militaires continuant à se disputer entre eux, il était impossible de traiter le problème économique avant que le politique ne fut résolu.
La situation empira. La franc-maçonnerie intriguait pour faire dévier ce qu'on appelait déjà la révolution nationale. Des troubles ici et là faisaient des victimes. On parlait à la Société des Nations de mettre le Portugal en tutelle. Finalement un chef énergique de nuance centre-droit l'emporta et le général Carmona fut élu le 25 mars 1928 président de la République. Un mois plus tard il rappelait aux Finances Salazar dont toutes les conditions étaient acceptées.
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Sans bruit ni discours le nouveau ministre se mit au travail. Dès la fin de l'année, pour la première fois depuis le début du siècle, les recettes couvraient les dépenses. Le budget 1928-29 se solda par un excédent de quelques millions. Malgré des dépenses sociales et militaires croissantes, tous les budgets depuis lors ont été en équilibre. La dette publique a été remboursée en cinq ans. L'escudo est devenu une monnaie forte, gagée par une réserve d'or portée à la moitié du montant des billets en circulation. Ce redressement aussi spectaculaire que silencieux fait penser à Colbert ([^71]).
\*\*\*
Pour Salazar, à la différence des technocrates modernes, la finance n'était pas un but ; elle n'était qu'un moyen, celui d'atteindre, une fois la santé économique retrouvée, les buts politiques et sociaux pétris d'esprit chrétien qu'il s'était toujours fixés. Ses interventions dans ce sens, toujours fortement pensées, le font rapidement émerger au-dessus de ses collègues. En février 1930 il est chargé, en plus des Finances, du ministère de l'Intérieur et des Colonies. Le 5 juillet 1932 il est appelé à la présidence du conseil. Chef du gouvernement, il va tenir la barre du Portugal pendant plus d'un tiers de siècle. « Je ne suis ni ne fais rien de plus que les autres, dira-t-il plus tard avec modestie : je suis seulement celui que des circonstances imprévues ont désigné comme le porte-drapeau d'un mouvement d'unité et de renaissance nationales » ([^72]).
\*\*\*
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Quand le professeur Salazar arrive au pouvoir, tout paraît le distinguer de ce que sera, par exemple, en 1940 le maréchal Pétain : le poids international des pays que l'un et l'autre incarnent, l'âge (l'un a 43 ans, l'autre presque le double), la formation (l'un est un intellectuel nourri de doctrine, mais n'ayant jamais rien commandé, l'autre un grand chef militaire, très cultivé, mais qui, en politique, s'appuie surtout sur son bon sens), la réputation (l'un n'est connu que d'une petite élite portugaise, l'autre a un nom qui rayonne dans le monde entier)... Et pourtant quand tous deux, dans des circonstances différentes mais également tragiques, prennent respectivement la charge de leur patrie en perdition, les réactions qu'ils auront pour fonder un redressement national seront très voisines.
Ce n'est pas que l'un ait copié ou inspiré l'autre.
C'est que, quand un gouffre s'ouvre sous les pieds, tout conducteur de peuple, s'il veut grouper les bonnes volontés sur du réel, s'accroche instinctivement, au moins en Europe, aux valeurs morales issues du christianisme qui ont fait notre civilisation. Il y a dans cette convergence comme une preuve de la pérennité salutaire de ce que Salazar lui-même a appelé « les mots d'ordre éternels : Dieu, Vertu, Patrie, Tradition, Autorité, Famille, Travail » ([^73]).
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Toutes les fois que, au temps de l'occupation allemande de la France, un émissaire sûr faisait la navette entre Lisbonne et Vichy, il était chargé confidentiellement d'un message personnel de sympathie et d'explication de sa position par l'un des hommes d'État pour l'autre. En dehors de la voie diplomatique normale, le dernier échange de vues que je connaisse et auquel je songe en écrivant ces lignes s'est fait en novembre 1942 par l'intermédiaire d'un écrivain catholique, François Aubry de la Noë.
La ligne de clivage entre régimes ouverts à la révolution et régimes résistants à la révolution ne se situe pas entre parlementarisme et dictature, entre Gauche et Droite, entre république et monarchie ou entre n'importe quelles autres oppositions d'ordre temporel. Elle passe entre ceux qui professent plus ou moins explicitement que l'homme est une créature relevant d'un Créateur et qu'il doit, de ce fait, respecter, jusqu'au niveau gouvernemental, les lois morales résultant de cette condition et d'autre part, ceux qui posent en principe que l'homme ne relève que de lui-même, que l'autorité ne vient pas de Dieu mais du nombre ou de la domination d'un parti et que la société peut s'organiser sur des absolus totalitaires comme l'État, la classe, la nation, la collectivité ([^74]).
Le régime « salazarien » sera évidemment du premier type.
Le journal « Le Monde » du 28 juillet a intitulé « un dictateur d'ancien régime » l'article nécrologique qu'il a consacré à l'homme d'État portugais. Je laisse à chacun le soin de peser la dose un peu méprisante de commisération qu'il y a dans le mot d'ancien régime, sans doute décoché parce que Salazar n'était pas un « laïcard ». Mais, en ce qui concerne la dictature, dans la mesure où le dictateur est un homme qui a recherché un pouvoir sans frein par ambition personnelle ou passion idéologique, le terme, quoique couramment appliqué aux autres par l'orgueil démocratique, me paraît, pour le moins, mal adapté. Car le premier souci de Salazar nommé en 1932, sans l'avoir cherché, chef du gouvernement est justement de mettre fin à la dictature instaurée par les militaires six ans plus tôt en dotant son pays d'une constitution qu'il entend soumettre démocratiquement à un referendum populaire.
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Le panachage de constitutions dans lequel la France patauge depuis bientôt deux siècles nous permet de mieux mesurer la sagesse de celle qui régit encore le Portugal et dont l'auteur a tenu modestement à faire préciser qu'elle doit être périodiquement révisée.
Elle comporte : à la base, des conseils de commune nommés par les chefs de famille ; à l'étage au-dessus, des conseils municipaux élus conjointement par les conseils de commune et les organes corporatifs locaux ; dans chaque province des juntes élues par les mandataires des municipalités. Au sommet, deux assemblées représentatives l'Assemblée nationale (députés) élus au suffrage universel ([^75]), la Chambre corporative (procureurs) composée des représentants des intérêts économiques et sociaux.
Le président de la République est élu pour sept ans au suffrage universel. En 1959 Salazar, constatant la pernicieuse et vaine agitation provoquée dans le pays par ce mode d'élection, instituera à sa place un collège électoral restreint formé des membres des deux Chambres et des représentants des municipalités, juntes provinciales et conseils de gouvernement des territoires d'outre-mer. Sage correctif à méditer par nous.
Le régime est présidentiel, c'est-à-dire que le gouvernement nommé par le président de la République, n'est responsable que devant lui : il ne peut être renversé par l'assemblée. C'est sans doute ce qui scandalise les profiteurs habituels de crises. Il y a pourtant un important correctif : le chef de l'État ne peut s'opposer à la promulgation d'une loi votée contre le gré du gouvernement si elle réunit les deux tiers des suffrages.
Tel est, schématiquement, le cadre institutionnel que se donne en 1933 le peuple portugais par environ 720 000 « oui » contre 6 000 « non » sur 1200 000 inscrits.
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En même temps un certain nombre de mesures structurent la nation et concourent à son redressement.
Le monde du travail est organisé en corporations de syndicats. L'État, dans tous les domaines, est corporatif. « Mais ce corporatisme, précise Salazar, est un corporatisme d'association, non un corporatisme d'État » ([^76]). Il devait inspirer en partie les corporations maritimes instituées en France par le gouvernement de Vichy ([^77]). Il préfigure d'une certaine manière les accords de longue durée conclus ces dernières années chez nous entre syndicats de salariés et syndicats patronaux.
Comme conséquence du principe de collaboration substitué à celui de lutte de classes, le lock-out et la grève sont interdits : des tribunaux spéciaux avec juges inamovibles sont chargés d'arbitrer les conflits du travail ([^78]). Plus de mille « Maisons du peuple », tenant à la fois de la bourse du travail et du centre culturel, sont créées dans le pays.
Évidemment le Portugal n'a pas la richesse de la France et son équipement social, parti de zéro avec Salazar, il reste encore, malgré un développement continu, loin derrière le nôtre. Est-ce une raison pour en sourire et critiquer Salazar d' « avoir toujours préféré la balance à la croissance » ([^79]) ? Il n'y a pas de croissance sociale sans croissance économique.
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A cet égard, le Portugal est en train d'édifier au Mozambique un barrage comparable, publicité mise à part, au barrage soviétique d'Assouan et les chantiers Lisnave de Lisbonne auront dans quelques mois la plus grande cale sèche du monde occidental, capable de caréner ou de construire des navires d'un million de tonnes : nous n'avons rien de pareil, ce qui devrait nous dispenser, quand nous parlons de ce pays, de faire la moue.
Diverses précautions sont prises pour paralyser les procédés habituels de sape de la révolution. Tant pis si elles vont à l'encontre des « dogmes » démocratiques. « Il s'agit d'un régime de cure et de légitime défense, explique Salazar » ([^80]).
Les partis politiques, sources d'agitation et de désordre, sont interdits sauf l'Union Nationale des citoyens de bonne volonté derrière le gouvernement. Tout Portugais de naissance est éligible, à condition de « ne pas professer des idées contraires aux principes fondamentaux de l'ordre social établi » (c'est-à-dire, au fond, de n'être pas « marxisé »). La presse, instrument de formation des citoyens, est soumise à une censure préalable (avec le risque que cela comporte d'arbitraire ou de consignes mal appliquées, mais, entre deux maux, on a choisi le moindre) : « le journal est l'aliment intellectuel du peuple et doit être contrôlé comme tous les autres aliments » ([^81]). La franc-maçonnerie, qui conspirait dans l'ombre contre le pouvoir, est dissoute et interdite. Sans revenir sur la loi de séparation de l'État et de l'Église, un concordat donne à celle-ci la place qui lui revient normalement dans un pays en grande majorité catholique ([^82]).
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Toutes ces questions de politique intérieure, Salazar a dû longuement y réfléchir quand il était professeur à Coimbre. Intellectuellement, il était armé pour les résoudre. En revanche rien ne l'avait préparé au jeu diplomatique international. Ce qu'il faut ainsi le plus admirer dans son génie, c'est l'aisance et l'habileté avec lesquelles, comme nous allons le voir, il a su naviguer entre les écueils. Il ne suffit pas en ce domaine, d'avoir un « programme », comme disent les politiciens démocrates, puisque les événements qui surgissent sur la scène internationale sont toujours imprévus : les positions doivent être prises sans trahir les principes qu'on incarne, mais avec la prudence qui s'impose, surtout quand on n'est pas le plus fort, dans un monde aux réactions égoïstes et aux doctrines nationales disparates.
Au moment où Salazar prend la barre, la république espagnole vient à peine d'être proclamée. Ce n'est pas un voisinage confortable. La démagogie et le sang y coulent à pleins bords. Le Portugal doit faire face à une conspiration maçonnique qui voudrait l'inclure dans une fédération ibérique, rouge naturellement.
En 1936 éclate, contre ces excès, la contre-révolution espagnole. Salazar, qui ne veut pas exposer inutilement son pays aux coups de la république mitoyenne agonisante, attend prudemment le mois de décembre 1937 avant d'envoyer un agent diplomatique auprès de Franco, amorçant ainsi son virage. Sentant que le drame espagnol n'est qu'un prélude à la guerre civile internationale, il prend en main personnellement le ministère de la défense nationale.
Quand débute la guerre de 1939, il annonce la neutralité du Portugal, mais de manière nuancée, en assurant la Grande Bretagne, l'alliée traditionnelle, de sa sympathie. Il se rapproche de Franco par des entrevues et des traités successifs de manière à maintenir la péninsule ibérique hors de la guerre et à éluder les pressions du Reich. Pendant trois ans il biaise entre la puissance allemande qui tient le continent et la puissance anglo-américaine qui tient la mer, indispensable à la vie de son pays. Lisbonne devient la seule fenêtre permettant à l'Europe de respirer vers le monde libre.
En octobre 1943, jugeant la situation assez mûre, le gouvernement portugais ouvre les Açores au gouvernement britannique pour y installer des bases militaires et navales qui joueront un rôle important dans les liaisons transatlantiques pour le débarquement allié en Europe. Le geste lui épargnera l'ostracisme dont Franco sera victime plus tard de la part des démocraties et qu'il aidera d'ailleurs celui-ci à surmonter.
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Le Portugal n'est admis à l'ONU qu'après plusieurs « veto » de la Russie soviétique, ce dont Salazar se félicite publiquement en déclarant qu'il a ainsi « contribué à dissiper les équivoques dans lesquelles deux nations (la Grande Bretagne et les États-Unis), et beaucoup d'autres avec elles, paraissent engagées ». Il ajoute : « La vie a des surprises qui donnent à réfléchir. Presque toute l'Europe s'est battue et s'est ruinée pour s'opposer au « nouvel ordre » germanique et c'est sur ces ruines encore fumantes qu'on voit se propager le « nouvel ordre » communiste... Or le communisme est incompatible avec la notion de civilisation dont s'enorgueillissent les autres hégémonies. » ([^83])
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Il faudrait récrire l'histoire des vingt-cinq dernières années pour mettre en valeur l'indépendance de pensée et la pertinence avec lesquelles, courageusement, Salazar n'a cessé d'attirer l'attention des grandes puissances occidentales sur le péril mortel que leur politique faisait courir à la civilisation. Il n'avait contre lui qu'une poignée de Portugais, la plupart émigrés, mais dont naturellement les démocraties assuraient la propagande. Je me rappelle avoir assisté, aux belles années de ma vie clandestine, après l'avènement en France du régime gaulliste, aux manifestations populaires, organisées par les communistes, qui se déroulaient rituellement à Paris de la place de la Nation à celle de la République. Brandissant des pancartes, une cinquantaine de Portugais, ou supposés tels, hurlaient à mort contre Salazar. Ils faisaient du bruit comme cinq cents et le lendemain la presse en parlait comme s'ils avaient été mille. C'est ainsi qu'on travaille pour la subversion.
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La plus lourde croix de Salazar a été la manière dont les grandes puissances occidentales, et plus tard le Vatican lui-même, l'ont lâché dans cette espèce de fuite collective devant leurs responsabilités qu'a été, telle qu'elle s'est déroulée, la décolonisation.
Le Portugal se flattait d'avoir intégré ses provinces d'outre-mer. Tous leurs habitants étaient citoyens portugais, électeurs ou éligibles aux mêmes conditions que dans la métropole ; avec le temps, la proportion d'illettrés, plus forte évidemment outre-mer, aurait décru. Aucun racisme : il suffit pour s'en convaincre de voir, issues de métissages médiévaux, les multiples nuances de peau, blanches ou différemment bistrées, des Portugais d'Europe ou d'ailleurs. Ce qui faisait l'unité, c'était l'histoire, la religion, l'appartenance à une communauté lusitanienne civilisée vieille de plusieurs siècles. Mais tout cela ne comptait plus guère aux yeux des nouveaux organisateurs du monde, brandissant contre l'Europe -- et contre l'Europe seule, on l'a bien vu au Biafra -- le droit d'autodétermination ([^84]).
En 1961 le « non violent » Nehru annexait par un coup de force l'Inde portugaise. Il n'y avait pas eu la moindre consultation populaire. Les États-Unis et même l'Angleterre, l'alliée de toujours, faisaient semblant de ne rien voir. Une motion condamnant l'agresseur était empêchée de passer au Conseil de sécurité de l'ONU par le veto de l'URSS, « ce qui prouve, dira ensuite Salazar, l'impuissance de la défense collective contre la Russie soviétique et ses amis ». Il ajouta dans une interview retentissante : « Les Nations Unies sont inutiles, j'ajoute même qu'elles sont nuisibles. En présentant sa plainte le Portugal voulait simplement prouver l'action néfaste de cette institution qui n'est qu'un concentré de démagogie, un marécage de surenchères. C'est un exutoire où une bande de pays nouveau-nés, sans tradition, sans structure, sans âme, délivrent sans cesse leçons et remontrances aux plus anciennes nations de l'Occident... » ([^85])
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Le coup de Goa n'était qu'un hors-d'œuvre. La même année un complot fomenté de toutes pièces à l'étranger essayait de soulever Loanda, la capitale de l'Angola (où les révolutionnaires tentaient de conduire, pour leur servir de poste de commandement, un paquebot dont ils s'étaient emparés en mer) et inaugurait par des dizaines d'attentats simultanés la guerre terroriste en Afrique portugaise (comme les « chefs historiques » du FLN l'avaient fait en Algérie).
Au lieu de jeter le manche après la cognée, le Portugal, aussi courageux et confiant qu'au siècle des découvertes, releva le défi. Salazar reprit à nouveau lui-même le ministère de la défense nationale. Les dépenses militaires furent portées à près de la moitié du budget. La jeunesse s'enrôla pour cette nouvelle croisade, donnant par son sacrifice un but à sa vie. Il ne s'agissait pour les vivants, dit un jour Salazar dans un sanglot, que d'être dignes des morts.
Depuis lors, en dépit des pressions de tous genres exercées sur le Portugal, l'Afrique portugaise a retrouvé progressivement son équilibre. Jointe à l'Afrique du Sud elle constitue un bastion contre-révolutionnaire sur lequel l'Europe sera peut-être bien aise de s'appuyer un jour contre le communisme. Il y a encore, dans les endroits retirés et peu accessibles de la brousse, des zones rebelles où règne le terrorisme ; elles ne sont inquiétantes qu'en Guinée-Bissau, où la Russie soviétique s'efforce par l'intermédiaire des frères Cabral de se ménager un pied-à-terre. Il est pénible d'avoir à constater que beaucoup de ces maquis sont alimentés en armes et en hommes par les États francophones voisins sans que nous usions de notre influence pour l'empêcher. Mais, a dit Salazar, « on doit être optimiste quand on a la certitude de faire durer indéfiniment la résistance » ([^86]).
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Lui, qui n'a jamais quitté de sa vie son bureau de la métropole pour un déplacement à l'étranger, avait promis aux Angolais de se rendre dans les territoires d'outre-mer « le jour où, le dernier terroriste ayant été battu et expulsé, on pourrait y célébrer l'effort héroïque de la défense » ([^87]). En attendant, c'est le président de la République qui y multipliait les voyages. Le 2 février 1968, l'amiral Thomaz, d'accord avec son premier ministre, laissait tomber en Guinée-Bissau ces paroles justement sévères : « Nous ne faisons que nous défendre de toutes nos forces contre la guerre qui nous a été déclarée. Ne pas le faire serait pactiser avec l'abandon général où est tombé le monde occidental, espèce de lâcheté et de suicide qui continue à revêtir pour nous la signification d'une trahison... »
Dans la demi-nuit intellectuelle où, à force de travailler, Salazar sombra en septembre 1968 des suites d'une hémorragie cérébrale, qu'a-t-il pu comprendre, si on lui en a parlé, de l'audience publicitaire accordée au mois de juillet dernier par le pape Paul VI aux révolutionnaires portugais ? Ses yeux sont-ils tombés sur ces photos satisfaites où l'on voit Amilcar Cabral pérorer à côté de son « adjoint militaire » Nino ?... C'est un secret entre son âme et Dieu... La Vierge de Fatima lui a peut-être obtenu la grâce que revienne à sa mémoire, pour supporter le choc, ce que le pape Pie XII avait répondu à un journaliste belge qui l'interrogeait un jour à son sujet : « Je le bénis de tout cœur et je fais les vœux les plus ardents pour qu'il puisse mener à bout son œuvre de restauration nationale, tant matérielle que spirituelle » ([^88]).
A sa mort, le 27 juillet, l'œuvre était assez avancée pour que la transition politique ait pu s'accomplir sans le moindre heurt. Avec Marcel Caetano le régime contre-révolutionnaire, respectueux du droit naturel et chrétien, fondé par Salazar, continue. « Gouverner en orientant la conscience nationale », comme il le disait dans un discours ([^89]), c'est préférer agir pour produire un résultat (par exemple assurer une relève) par le moyen indirect de ce que l'on a longuement semé dans les consciences plutôt que par le jeu sec d'une loi.
Pour conclure cet hommage, les lecteurs de cette revue seront sans doute heureux de lire un bref extrait du récit que Jacques Ploncard d'Assac a écrit de ses funérailles :
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« Cette journée du 30 juillet 1970 fut inoubliable. Elle avait commencé par une messe solennelle au monastère des Jeronimos où, la veille, un défilé ininterrompu d'hommes, de femmes et d'enfants s'était déroulé devant le cercueil ouvert où reposait Salazar.
« Puis, traversant la grande place de l'Empire, le cercueil avait été placé sur un train spécial où avaient pris place le Chef de l'État, le Président du Conseil et trois cents personnes admises à accompagner Salazar dans ce train funèbre. J'y étais et j'ai vu le spectacle le plus extraordinaire qu'on puisse imaginer : tout le long du parcours, pendant les quatre heures de chemin ; de fer qui séparent Lisbonne de Santa Comba Dao, on put voir une foule immense se presser dans les gares, le long des voies, au bord d'un champ, sur une hauteur, et nous défilions entre des femmes à genoux, des hommes tête nue, des enfants étonnés regardant passer ce train funèbre. Et l'on voyait des hommes pleurer à ce spectacle et dans ce train des hommes pleurer en voyant cette douleur, ce plébiscite de la mort. » ([^90]).
J'ai comparé précédemment Salazar à un Colbert qui aurait été portugais. Rorate caeli desuper... : ce qui nous manque, ce qu'appellent les sacrifices, le travail et la prière de tant de nos compatriotes, c'est un Salazar français.
Paul Auphan.
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### L'affaire London
par Roland Gaucher
L'AVEU est un récit qui a inspiré un film. Tous deux racontent les épreuves du communiste Artur London, vice-ministre des Affaires Étrangères en Tchécoslovaquie, jeté en prison à Prague en 1952, condamné à une lourde peine après avoir au cours d'un célèbre procès -- le procès Slansky -- avoué une série de crimes imaginaires : trahison, espionnage, complicité avec les impérialistes américains, etc.
Comment un homme, militant communiste, a-t-il pu en arriver là ? Par quelles méthodes ses bourreaux, agents de Staline, ont-ils réussi à lui extorquer des aveux mensongers et monstrueux ? Voilà ce que le film comme le livre exposent en détails. Ils démontent une mécanique. Ils font jouer un à un, sous nos yeux, les ressorts d'un piège, les éléments d'une fabrique à coupables.
Les deux œuvres, le texte, comme l'image où le couple Montand-Signoret tient le rôle de London et de sa femme, ont connu un succès incontestable. « Enfin, s'est-on exclamé, enfin nous savons comment ces aveux étaient arrachés ! » Victime d'une machination affreuse, Arthur London est devenu l'homme qui fait la lumière. Et comme son témoignage coïncide avec l'occupation dramatique de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, sa femme, étroitement mêlée à cette histoire, et lui-même font aujourd'hui figure de héros. Au reste, en dépit de leurs souffrances, ils s'affirment toujours communistes. Ils disent avec force qu'ils n'ont jamais cessé de l'être, tout comme d'ailleurs le couple Montand-Signoret, dont les douleurs furent à vrai dire profondes mais limitées par une situation cossue due à l'infernal environnement capitaliste. Cette abnégation leur confère une auréole supplémentaire.
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Tout cela mérite d'être examiné d'un peu plus près.
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D'abord, il faut bien le dire, si L'AVEU apprend quelque chose, c'est à ceux qui ne pouvaient pas, ou qui ne voulaient pas aller à l'école. Aux analphabètes d'une certaine gauche. A ses Tartuffes. A ses demeurés. A ses Simplets et à ses niaises. J'exclus de ce troupeau les garçons et les filles qui ont aujourd'hui vingt ans. Ils ne sont pas tenus, assurément, de connaître la vérité et sur les purges staliniennes des années trente, et sur celles d'après-guerre, qui provoquèrent dans les démocraties populaires la liquidation des Kostov, Rajk, Slansky, Clementis, etc. Pour ces jeunes gens, la lecture et le spectacle de L'AVEU sont, certes, largement positifs.
Mais les autres ? Qu'est-ce qu'ils découvrent aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'ils feignent de découvrir ? Qu'est-ce qu'ils sont assez sots, assez bornés pour apercevoir aujourd'hui seulement ? Ils ont eu tout le temps de s'éduquer. Sur la technique des procès soviétiques et sur le mécanisme des aveux, il y avait déjà pas mal à apprendre dans L'AFFAIRE TOULAIEV, de Victor Serge, et dans le célèbre ZÉRO ET L'INFINI, de Koestler, sans parler de documents moins répandus, et plutôt réservés à des spécialistes, parus avant-guerre, comme le LIVRE ROUGE de Sédov (fils de Trotski) ou 16 FUSILLÉS, de Victor Serge, ou AVEUX A MOSCOU de Souvarine. ([^91])
Et surtout, il y eut ce livre capital : L'ACCUSÉ, d'Alexandre Weissberg, publié en France en 1953.
Physicien autrichien d'origine juive, Alexandre Weissberg-Cybulski, après avoir adhéré au Parti communiste en 1927, décida quelques années plus tard d'aller mettre ses connaissances au service de l'Union Soviétique. Il y travailla à partir de 1931 à l'Institut Technique Ukrainien de physique à Kharkov. C'est là qu'il fut arrêté en 1937 -- la Grande Purge étant à son zénith -- jeté en prison, accusé pêle-mêle d'être un espion nazi, un trotskiste hitlérien, un traître japonais, et soumis à la plus infernale pression pour avouer ces crimes.
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Weissberg tint bon. A l'étranger des personnalités scientifiques, apprenant son sort, intervinrent. Il y eut même parmi elles Joliot-Curie, Jean Perrin, et Albert Einstein qui, le 16 mai 1938, s'adressa au « Très honoré Monsieur Staline ».
Le « Très honoré » eut peur sans doute du scandale. Il relâcha l'abominable Weissberg. Il le relâcha... façon de parler. Dans la nuit du 31 décembre 1939 au 1^er^ janvier 1940, il fut en compagnie de 70 « heimatlos » expulsé d'Union Soviétique, franchissant la frontière soviéto-polonaise au pont du Bug.
Les dates ont leur importance. *A cette date-là, de l'autre côté du Bug, il y avait, pour* «* réceptionner *» *Weissberg, la Gestapo.*
Tout l'*essentiel* qui figure dans L'AVEU est déjà dans L'ACCUSÉ, paru chez nous seize ans plus tôt. A cela rien d'étonnant. La technique d'interrogatoire utilisée dans les prisons de Prague a été employée sous le contrôle des Soviétiques. C'était un article d'exportation, vérifié des milliers de fois au pays de Staline. Un des interrogateurs de London se vanta auprès de lui de ses capacités : « C'est moi qui ai fait avouer Radek. » Ces gens-là connaissaient la musique.
*Le fait remarquable, c'est qu'en son temps, contrairement à* L'AVEU, -- L'ACCUSÉ *n'a eu aucun succès*. « Un bide ». Certes le livre de Weissberg n'est pas sorti chez Gallimard avec toute la logistique publicitaire que cette maison mobilise. Certes, L'AVEU est « découpé » comme un roman, se développe sur un rythme romanesque, déployant une technique d'écriture que le lecteur est un peu surpris de découvrir chez London, surtout pour un premier livre. (Les éditeurs, eux, sont sans doute moins étonnés, car ils connaissent leurs Papillon). L'ACCUSÉ, au contraire, avec ses 590 pages, est un livre lourd, massif, qui comporte bien 200 pages de trop. Koestler, dans sa préface, dit avec raison que c'est « un livre désordonné, diffus, démesuré ». C'est bien cela. On n'accède pas très aisément à cette œuvre, qui a la puissance d'une obsession. Mais c'est un témoignage hallucinant. On s'enfonce dans L'ACCUSÉ comme dans un labyrinthe de cauchemar.
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La qualité littéraire, pour expliquer le succès de l'un et l'échec de l'autre, n'est à mon sens absolument pas décisive. Que le livre de London soit sorti dans le violent éclairage du drame tchèque ne suffit pas à expliquer son écho. Quand L'ACCUSÉ parut, dans le deuxième trimestre de 1953, le procès Slansky était encore assez frais dans la mémoire des gens, et Staline venait de mourir. Autant de motifs pour s'intéresser au témoignage d'un homme de gauche qui de surcroît s'était, pendant la guerre, évadé des prisons allemandes et avait rejoint la résistance juive en Pologne.
Non, il y a autre chose. Exactement, je crois, deux choses :
1\. A lire L'ACCUSÉ, il est clair que Weissberg, après le traitement qu'il a subi en U.R.S.S., *a cessé d'être communiste*. London et sa femme proclament au contraire que leur foi reste intacte.
2\. Une très large fraction de l'intelligentsia de gauche, membres du P.C.F. compris, considère qu'elle peut aujourd'hui désavouer la phase stalinienne, l'*accident* stalinien, survenu inexplicablement dans le cours merveilleux du développement socialiste, *sans scandale et sans risques pour elle-même*. C'est pourquoi elle tresse des couronnes à London, au bon communiste London, au-fidèle-London-en-dépit-de-tout. Elle s'y sent autorisée. Du temps (réactionnaire) où il existait encore dans nos lycées ce qu'on appelait une discipline, les bons élèves pensionnaires avaient droit parfois à la permission d'onze heures ou de minuit. La gauche communiste et progressiste a désormais la permission d'être anti-stalinienne. Elle peut se dissiper.
Elle le doit, pour une bonne part, au camarade Krouchtchev, à son fameux discours au XX^e^ Congrès, sur les abus du culte de la personnalité, et sur les atteintes (sic) à la légalité socialiste. En 1953, elle n'avait pas encore cette permission. Elle avait le droit de répéter les sornettes d'un Kanapa quelconque, ou de se taire, ou de balbutier une toute petite objection, dans un style piteux à la Duverger, avec le danger de recevoir, en retour, une potée d'immondices. En 1953 donc Weissberg, bien que « de gauche », bien que juif comme London, *bien que n'ayant, pas, contrairement à celui-ci, consenti d'aveux*, était pour elle un sujet d'effroi. Si on n'était pas du Parti, on n'en parlait pas ; si on était du Parti, on l'insultait.
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Weissberg en fit l'expérience. Cité comme témoin au procès intenté en 1950 par David Rousset aux LETTRES FRANÇAISES, il demanda à déposer en allemand, langue qui en soi, n'a rien de répugnant.
Ce fut l'occasion d'un beau tapage sur les bancs de la défense.
-- Même les Allemands viennent déposer ! s'exclame avec dégoût l'avocat des LETTRES FRANÇAISES.
Et Claude Morgan (alors directeur de cet hebdomadaire) de renchérir :
-- C'est écœurant ce qu'on voit ici... le procès de l'Union Soviétique fait par les Allemands, Monsieur le Président, devant un tribunal français...
On voit le ton, on voit le genre, la dialectique très spéciale, courante en ce temps-là, de la mauvaise foi bolchevik. Il est vrai que ce Weissberg avait toutes les audaces. Par exemple, d'assurer au cours de sa déposition que, selon ses calculs, il devait y avoir dans les camps de concentration soviétiques entre 8 à 10 millions de détenus.
-- Il doit confondre avec son pays (l'Allemagne), ricanait l'avocat des LETTRES FRANÇAISES ([^92]).
Bref, Weissberg était *un anticommuniste, un être abominable, en ce temps-là comme aujourd'hui*. Car il était et reste entendu des beaux esprits des beaux quartiers que l'anti-communisme ne peut être évoqué qu'assorti d'une (au minimum) de ces trois épithètes : « systématique », « primaire », « vulgaire » (ou encore : « le plus systématique », « le plus etc. »). Ce qui suffit à disqualifier quiconque affiche de telles opinions.
Il est vrai que les anticommunistes ont beaucoup de choses à se faire pardonner des beaux esprits. Au début des années 50, ils disaient systématiquement que l'Union Soviétique et ses satellites n'étaient pas des démocraties mais des régimes totalitaires. Ils avaient systématiquement raison. D'une façon très primaire, ils soutenaient que Staline était un tyran. C'était un tyran. Avec une vulgarité consternante, ils affirmaient que les procès spectaculaires n'étaient qu'une longue chaîne de mensonges arrachés à des malheureux par une technique de contrainte, qu'une oligarchie appuyée par les baïonnettes du N.K.V.D. imposait sa loi à la population, que les camps de concentration étaient bourrés de victimes par milliers et qu'on y vivait un peu moins bien qu'au Flore.
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Tout cela et beaucoup d'autres choses a été vérifié depuis, et assimilé à peu près par l'intelligentsia-non-systématique, raffinée et nuancée, qui feint de découvrir aujourd'hui ces crimes, tout en continuant à condamner l'anti-communisme « dépassé ».
Weissberg, sous les crachats ou la risée, avait parlé en 1950 de 8 à 10 millions de détenus soviétiques. Claude Roy, *en 1966* ([^93]) a fini par se convaincre qu'en effet il y a eu là-bas des moments pénibles. Il l'avoue : quand on lui parlait de camps de concentration, il tenait ces rumeurs pour exagérées. Même quand Aragon, le 30 novembre 1956, lui a confié qu'il y aurait eu 18 millions de déportés, dont 3 millions étaient morts, le subtil Claude Roy doutait encore, tenu à la réserve par un scepticisme du meilleur goût. Il lui a fallu aller sur place, interroger les gens, pour voir enfin ce qui crevait les yeux.
Mais il est bien entendu que ce sont les Claude Roy qui constituent l'élite éclairée de ce pays, avec les ralliés de la dernière heure à la Garaudy, mignotés par des escouades d'ecclésiastiques en délire.
Pour cette intelligentsia, l'*opération* London est une aubaine.
Je dis *opération* parce que je pense que L'AVEU (le livre comme le film) fait partie d'une tentative de réhabilitation du communisme, d'un certain communisme. Le crime affreux des anti-communistes, celui qu'on ne leur pardonne pas, c'est qu'ils ont tant révélé les tares et les crimes du régime que la conclusion qui se dégage ne peut être que celle-ci : *ce régime ne vaut rien*. Proposition catastrophique et proprement sacrilège aux yeux de l'intelligentsia.
C'est pourquoi L'AVEU rend un signalé service. Cet homme, London, qui a souffert, qui a été condamné, torturé, broyé par une machine impitoyable, qui a dû longuement lutter pour arracher sa réhabilitation ; sa femme, une Française ; ses enfants qui ont subi le contre-coup de ses épreuves et qui ont participé à sa lutte ténébreuse, voilà une famille modèle. *Car elle reste communiste*. Elle reste fidèle, elle conserve l'espoir. Et-parce-que-malgré-tout-communiste, le couple London est soumis à notre admiration comme exemple de la dignité humaine. L'importance de L'AVEU tient à ce qu'il est avant tout non pas un témoignage, mais *une leçon de morale* communiste.
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Naturellement, le communisme qu'on propose à notre consommation ne peut pas être exactement celui qui avait cours dans les années 50, selon les canons staliniens. C'est un bon communisme, libéral, humain, un communisme à venir mais qui renoue aussi avec ses origines premières, avec les sources pures dont le Géorgien avait dévié, puisqu'il se réclame du patronage de Lénine.
C'est Lénine qu'appelle au secours, dans la dernière image du film, un jeune communiste tchèque traçant sur les murs sa protestation contre les blindés soviétiques. De même, le livre s'achève sur un chant révolutionnaire : le Drapeau Rouge.
Le retour à Lénine donne largement satisfaction à une tendance qui englobe les gauchistes, un grand nombre d'intellectuels de nuance P.S.U., une fraction dite « libérale » du P.C.F. qu'on ne peut encore mobiliser ouvertement et, bien sûr, des ribambelles de bons Pères confits en humanisme athée. Tous ces gens forment un conglomérat hostile dans son ensemble à la direction actuelle de l'U.R.S.S. constituée par Brejnev et Kossyguine. L'objectif de ce rassemblement assez flou n'est assurément pas la chute du régime, ni même l'élargissement des libertés à l'ensemble de la population, mais la création ou la résurrection d'un néo-communisme.
Le Lénine humaniste que ses adeptes opposent au barbare Staline est loin, cependant, d'avoir toutes les vertus qu'ils lui prêtent. Le « bon » Lénine fit exécuter par Dzerjinski et ses tchékistes des dizaines de milliers d'adversaires politiques. Venu au pouvoir, il afficha constamment à son programme la terreur révolutionnaire. Il fit aussi exécuter ou expédier en déportation nombre d'anarchistes, socialistesrévolutionnaires, menchéviks... Il étouffa impitoyablement toutes les libertés, instaura le régime du parti unique et, à l'intérieur même de ce parti, brisa toute opposition.
C'est encore ce cœur sensible qui ordonna l'abominable boucherie au cours de laquelle Nicolas II, l'Impératrice et tous leurs enfants furent abattus. Là-dessus, le témoignage de Trotski en dit long sur la sensibilité de Lénine et de son entourage.
180:147
Absent de Moscou, Trotski interroge à son retour Sverdlov, alors secrétaire général du Parti :
-- Et où est le tsar ?
-- Fini. Il a été fusillé.
-- Et où est la famille ?
-- Et la famille aussi.
-- Tous ?
-- Tous !... Et puis quoi ?
-- Et qui a pris la décision ?
-- Nous en avons décidé ici. *Illich* (Lénine) *pensait que nous ne devions pas laisser aux Blancs un drapeau vivant* ([^94]).
Voilà bien de l'énergie. Quand, à la réunion des Commissaires du Peuple, on vint avertir Lénine que pour-le-tsar-et-la-famille-aussi la question était réglée, il dit seulement :
-- Passons à l'ordre du jour ([^95]).
A la décharge de ce beau spécimen d'humanisme athée qui reste un modèle pour nos Garaudy, on notera qu'il fut exempt d'un seul crime politique : il ne fit jamais abattre les camarades du Parti, en dépit des divergences qu'ils pouvaient avoir avec lui. « Pas de sang versé entre nous » telle fut sa loi. C'est ce pacte non écrit que Staline, à partir des années trente, déchira. Et c'est ce crime, ce seul crime que l'intelligentsia aujourd'hui ne pardonne pas au Géorgien. Il a zigouillé les membres d'une confrérie, lui jusqu'à son règne, étaient assurés contre le risque. Ils voudraient bien se protéger contre le retour de pareils abus, dont ils se sont toujours bien accommodés tant que les « bourgeois » en firent les frais.
Dans le film, où l'action est coupée parfois de discussions politiques entre le metteur en scène, Montand-London, etc., quelqu'un donne, à un moment, cette explication très significative des purges staliniennes : «* Staline,* dit-il, *était un ancien séminariste. Il avait le goût des confessions publiques *». Comprenez que les grands procès et leur kyrielle d'aveux truqués seraient des sous-produits de l'obscurantisme religieux.
181:147
L'origine du mal était donc étrangère à la pure essence du matérialisme communiste. C'était un vestige des temps anciens. Nos gauchistes et -- je suppose -- nos Révérends Pères peuvent enfin respirer devant cette trouvaille : Staline n'était qu'un moine qui n'avait pas réussi à se libérer de sa mentalité médiévale et les procès sont à inscrire au passif de l'orthodoxie.
Est-il besoin de dire que les aveux spectaculaires de Zinoviev, Radek, Rakovski, non plus que ceux de London, ne sortent pas, après quelques détours, du séminaire de Tiflis. Ils sont l'amplification démesurée d'une pratique typiquement bolchevik, toujours en vigueur, même si elle a pris aujourd'hui des formes plus discrètes : l'autocritique. Loin d'avoir une origine religieuse, les procès monstrueux ont été fabriqués, après une série de préparations ([^96]), dans le creuset bolchevik.
\*\*\*
Le néo-communisme libéral, ayant trouvé dans la personne de Lénine un ancêtre respectable, a besoin aussi de héros, de personnages exemplaires. Dans L'AVEU, London et sa femme ne sont pas seulement proposés à notre émotion. Ils forment un couple-modèle. L'un et l'autre incarnent *la dignité communiste*.
Autour de l'affaire London se trouve posée et définie la dialectique des rapports entre la famille et le futur État communiste, tel que nos « libéraux » les conçoivent.
Rappelons d'abord brièvement les biographies des London, membres tous deux de « l'appareil » communiste. London, après avoir pris part, très jeune, à la lutte clandestine du P.C. tchèque, alla compléter sa formation dans les écoles des cadres du Parti à Moscou, puis gagna l'Espagne, pour lutter dans les Brigades Internationales. En dépit de son jeune âge, il appartient à l'état-major d'André Marty avec qui ses rapports ne furent pas, semble-t-il, excellents. Revenu en France en 1939, il se trouve étroitement allié aux dirigeants du P.C.F.
182:147
Par son mariage, en effet avec une jeune femme d'origine espagnole mais naturalisée française, Lise Ricol, London devint le beau-frère de Raymond Guyot, membre du Bureau Politique. Il semble avoir ainsi joué, surtout après la Libération, le rôle d'un conseiller (ou d'un agent de renseignements) pour le compte du Komintern auprès de Jacques Duclos.
Dès le début de la guerre et de l'occupation, London dirigea le M.O.I. (Main-d'œuvre Ouvrière Immigrée) qui regroupait les étrangers adhérant au P.C.F. et qui accomplit les premières opérations armées des communistes. Arrêté, déporté à Mauthausen, il semble que London à son retour en France ait souhaité militer aux côtés des communistes français. Sa femme appartenait à la Commission de Contrôle des Cadres -- poste de confiance auquel n'accèdent que les membres éprouvés de « l'appareil » -- et fut secrétaire nationale d'une importante « organisation de masse » : l'Union Fédérale des Femmes.
De déportation, London était revenu tuberculeux. Il alla en 1948-1949 se soigner dans un sana de Genève avant de regagner la Tchécoslovaquie en compagnie de sa femme et d'y devenir vice-ministre des Affaires Étrangères. Ce séjour en Suisse lui sera longuement reproché au cours de son procès. L'accusation soutiendra qu'il en profita pour nouer des contacts avec « l'espion » Noël Field et avec la C.I.A. ([^97]).
Tandis que London, arrêté, vit en prison une terrible expérience, sa famille à son tour voit rejaillir sur elle les brimades du régime. Lise London occupait un poste à la radio ; elle en est chassée. Elle doit quitter son domicile. Puis elle est réduite à gagner péniblement sa vie dans une usine. Fort heureusement pour elle, et pour ses enfants, le directeur de cette entreprise fait de son mieux pour adoucir son malheur.
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Il y perdra sa place. Très vite, autour de la famille London, c'est le vide et le silence. Elle écrit aux responsables du P.C. tchèque -- ses camarades -- pour demander des explications sur le sort fait à son mari. On ne lui répond pas. Quant aux camarades de la colonie communiste française, à Prague, ils la laissent tomber. Tous.
La femme d'un suspect (London n'est pas encore jugé) est une lépreuse. Telle est la fraternité communiste. Arrive le procès. London avoue. Ce jour-là, Lise London travaille à l'atelier, où des hauts-parleurs ont été installés, comme dans toutes les grandes entreprises. Ce jour-là, soudain, ce 22 novembre 1952, dans le silence attentif de tous, la voix de son époux avouant qu'il est un traître, résonne à son oreille. Et ce même jour, la communiste Lise Ricol, femme London, adresse au Président Gottwald la lettre suivante :
*Prague, le 22 novembre 1952.*
*Au Président Gottwald,*
*Après l'arrestation de mon mari, avec les éléments que je possédais sur sa vie, son activité, je pensais qu'il avait été victime de traîtres cherchant à dissimuler, derrière le* « *cas London *» *leur activité criminelle dans le Parti.*
*Et jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire jusqu'à ce jour où je viens de l'entendre à la radio, j'espérais que s'il avait pu commettre des fautes, elles étaient réparables et que, même s'il devait en répondre devant le Parti et le tribunal, il saurait par la suite les racheter et rentrer de nouveau dans la famille des communistes.*
*Hélas, après la lecture de l'acte d'accusation et l'audition de ses aveux, mes espoirs se sont effondrés : mon mari n'a pas été une victime, mais un traître à son Parti, un traître à son pays. Le coup est dur. Auprès de moi et des miens, tous communistes de longue date, un traître a donc pu vivre à notre insu. Pendant l'occupation, mon père disait :* « *Je suis fier de savoir que mes enfants sont emprisonnés pour leur fidélité à leurs idéaux et au Parti communiste. Par contre, je préférerais les voir morts que de les savoir traîtres *»*. Et maintenant, nous voyons le père de mes trois enfants comparaître devant le tribunal du Peuple comme traître. J'ai le douloureux devoir d'informer mes deux aînés de la réalité. Ils m'ont promis de se conduire toujours comme de véritables communistes.*
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*Bien que je sache que les liens entre père, frère, mari, enfant doivent céder le pas à l'intérêt du Parti et du peuple, ma peine est grande, et c'est humain. Mais comme communiste, je dois me féliciter, dans l'intérêt du peuple tchécoslovaque et de la paix mondiale, que le Centre de conspiration contre l'État ait été découvert et me joindre à tous les honnêtes gens du pays pour réclamer un juste châtiment des traîtres que vous jugez.*
Lise London.
Tel est du moins le texte qui figure dans le livre de London à la page 351. Nous allons revenir dans un instant sur sa signification. Disons tout de suite qu'une version un peu différente en fut publiée dans le *Rude Pravo* du 24 novembre 1952. Dans cette version, Mme London n'affirme pas qu'elle a cessé de croire à l'innocence de son mari à partir du moment où elle a entendu sa voix, mais dès le 20 novembre, *à la lecture de l'acte d'accusation*. De même, la phrase « Bien que je sache que les liens entre père, frère, mari, enfant doivent céder le pas à l'intérêt du Parti » ne figure pas dans le texte publié à l'époque par le journal tchèque.
Cette lettre, rappelons-le, puisque ni L'EXPRESS ni LE NOUVEL OBSERVATEUR ne le font ([^98]), fut lue publiquement et fièrement à la tribune de l'Assemblée Nationale par Raymond Guyot ([^99]), membre du Bureau Politique et beau-frère de Mme London, ceci afin de clore le bec à la réaction. A ceux qui soutenaient que London était victime d'un procès de sorcière, il apportait le témoignage de Mme London désavouant son époux et réclamant contre lui un juste châtiment. Ce n'était évidemment pas un hasard si c'était le beau-frère du condamné qui donnait lecture de ce texte. En somme, la famille London au complet se portait garant de l'ignominie du « traître ».
185:147
En outre, l'intervention de Guyot était justifiée par d'autres mobiles. Guyot, et même Duclos, avaient été mis en cause par les inquisiteurs soviétiques qui interrogeaient London, et soupçonnés eux aussi de faire partie d'une conjuration internationale contre la Révolution. Guyot était tenu de faire un acte et de se dédouaner publiquement. Ce qu'il s'empressa de faire.
Dès le lendemain de sa lettre à Gottwald, Mme London avait entamé une procédure de divorce. Au début de 1054, dans un autre document reproduit dans L'AVEU, elle demandait que son mari ne fût pas autorisé à voir ses enfants.
Tel fut le climat de cette époque.
Il y eut toutefois plus atroce. Le 25 novembre, lendemain du jour où avait paru la lettre de Mme London -- qui avait aussi été retransmise par la radio -- le *Rude Pravo* publiait une autre lettre que presque tout le monde aujourd'hui a oubliée. Le 24 novembre avait été le jour de l'épouse reniant son mari. Le 25 novembre fut le jour du bon fils communiste. Voici ce qu'écrivait Thomas, fils de Ludvik Frejika, un des accusés, non plus au Président Gottwald, mais au Président du tribunal : :
*Cher camarade,*
JE RÉCLAME POUR MON PÈRE LA PEINE LA PLUS SÉVÈRE : LA MORT. *Ce n'est que maintenant que je comprends que cette créature indigne du nom d'être humain, parce que dépourvue de tout sentiment humain et de toute dignité, était mon pire ennemi, mon ennemi le plus sournois. Je promets de me conduire, partout où je travaillerai, comme un communiste obéissant et je sais que la haine que j'éprouve pour tous nos ennemis, pour ceux qui ont voulu détruire notre vie de plus en plus riche et joyeuse, et en particulier la haine que j'éprouve pour mon père, me donnera une force nouvelle dans ma lutte pour l'avenir communiste de notre peuple*. JE VOUS PRIE DE MONTRER CETTE LETTRE A MON PÈRE ET DE ME DONNER ÉVENTUELLEMENT LA POSSIBILITÉ DE LUI DIRE TOUT CELA DE VIVE VOIX.) ([^100])
186:147
Cette lettre ne figure pas dans L'AVEU, où l'attitude du fils de Frejika n'est jamais évoquée. On comprend aisément les raisons de ce silence : Le rapprochement entre les deux textes éclairerait d'une lumière trop crue ces temps ignobles, et rendrait difficilement défendable le comportement de Mme London. Et certes, entre ces deux lettres il y a une certaine différence et de ton et de contenu. Le fils réclame la mort pour Papa. Mme London se contente d'un châtiment imprécis. Le fils témoigne de ses sentiments de haine. Mme London est plus pudique. Bref, la lettre de Frejika Junior représente le plus haut sommet de l'escalade dans l'abomination. Il reste, quand même, ceci : au fond de l'un et l'autre messages on trouve le même rejet des inculpés, la même approbation, au moins apparente, du système et de sa répression.
Le vœu du fils Frejika fut exaucé. Papa fut pendu.
\*\*\*
Ne jugeons pas trop vite. Dans le cas de Lise London comme dans celui de Thomas Frejika, nous ne savons pas avec certitude *ce qui s'est exactement passé*. Nous voyons des signes, des manifestations, mais nous ne sommes pas certains de les déchiffrer correctement. Peut-être a-t-on réussi à persuader Thomas Frejika que la meilleure manière pour lui d'obtenir que son père fût gracié, c'était d'exprimer un dégoût et une condamnation sans réserves. Hypothèse difficilement croyable, mais qui n'est pas absolument impossible.
Et, selon que telle ou telle interprétation est fondée, notre horreur ira d'abord soit à l'auteur de cette lettre affreuse, soit au pouvoir assez infâme pour l'exiger.
Et c'est la même question qui se pose dans le cas de Mme London.
Il est possible qu'on ait convaincu Mme London qu'elle *devait* écrire cette lettre. Que c'était le plus sûr, le seul moyen d'obtenir la vie sauve pour l'inculpé. Version que suggère, semble-t-il, Auguste Lecœur, ancien secrétaire à l'organisation du P.C.F., dans une récente déclaration à l'A.F.P. Il affirme avoir reçu des confidences de Thorez, ignorées, dit-il, des autres membres du Bureau Politique.
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Selon lui, Thorez aurait conseillé à Mme London d'agir de cette sorte afin d'apaiser Staline. On voit à quel prix.
Il est fait allusion, en effet, dans L'AVEU, aux interventions qu'aurait faites Thorez. On est alors d'autant plus surpris de constater que, dans son récit, Artur London laisse à sa femme l'entière initiative de la lettre à Gottwald. En entendant à la radio la voix de son époux reconnaissant sa culpabilité, elle aurait subi un véritable traumatisme. La conviction qu'elle conservait encore de l'innocence du détenu s'effondre d'un seul coup, à cette minute. S'il était innocent, pense-t-elle, il nierait. Le jour même, elle écrit à Gottwald.
Voilà qui nous stupéfie. Elle a partagé la vie de militant de son mari, et pourtant, elle se laisse duper. Les invraisemblances multiples, évidentes, de ce procès truqué, ne lui sautent pas aux yeux, elle ne doute pas. La culpabilité lui semble établie.
Guyot, le beau-frère, y croit. Papa Ricol y croit. Il renie son gendre. Un autre beau-frère, Fredo, y croit aussi. Plus tard, quand le moment sera venu de la réhabilitation, il écrira, le 3 août 1955, à London, cette lettre dont nous détachons ces phrases étonnantes :
*Pour moi communiste, il était beaucoup plus difficile de refuser à croire en ta culpabilité. Tandis que ceux qui n'étaient pas du Parti et qui te connaissaient, Fichez, Souehéres, tant d'autres, se sont toujours refusés à y croire.*
Et le jour-même où Mme London écrivait sa lettre, l'ancien directeur de son entreprise, devenu un simple ouvrier, lui confiait qu'il ne croyait pas à ses aveux. L'imposture de ce procès lui apparaissait dans toute son évidence :
La leçon à tirer de L'AVEU, en somme, c'est que l'appartenance au Parti prédispose à l'erreur judiciaire. Et qu'elle est renforcée par les liens familiaux.
Dans notre société « bourgeoise » nous avons tous connu, d'expérience ou par ouï-dire, des hommes et des femmes, mères, épouses, fils ou pères, de gens réellement coupables de délits ou de crimes, qui, même contre l'évidence, les défendaient. Pour préserver leur honneur ou leur vie, ils déployaient parfois une énergie inlassable ou se montraient prêts à leur trouver une foule d'excuses et de circonstances atténuantes.
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D'autres s'enferment dans le silence. S'ils condamnent leurs proches, c'est dans le secret de leur cœur.
Toutes attitudes qui nous paraissent humaines et naturelles.
Récemment a été traduit en France un roman américain, LE PARRAIN, qui tonnait un vif succès. LE PARRAIN est un des chefs de la Maffia aux États-Unis et le livre raconte son histoire, son ascension, ses démêlés sanglants avec les chefs des autres « Familles », c'est-à-dire des autres bandes. Et c'est en effet le lien familial, si puissant dans les clans siciliens, qui donne à ces bandes leur cohésion.
Je choisis à dessein cet exemple romanesque dans un milieu étroitement imbriqué dans le crime. A un moment, l'auteur prête au fils du « Parrain » les propos suivants :
*Il* (*mon père*) *a toujours été bon époux, bon père, bon ami, bon pour ceux qui n'avaient pas autant de chance que lui. Sa personnalité présente d'autres aspects qui n'ont pas d'importance pour moi en tant que fils*. ([^101])
Il s'agit d'un gangster. Et certes cette morale est critiquable, à coup sûr insuffisante. Pour ma part, je préfère ces sentiments, si sommaires, si injustes qu'ils puissent être, si partiaux dans leur affirmation des droits du sang, à ceux qu'exprime le fils de Frejika au nom d'une société déifiée et en réalité immonde. Le premier peut être amené à commettre des actes odieux : il conserve des sentiments humains. Le second est purement et simplement une ordure ([^102]).
C'est ici que nous devons bien comprendre ce que nous propose L'AVEU : une morale. Après tout, dans son récit, London pouvait sans doute expliquer que sa femme avait été contrainte d'écrire sa lettre, ou qu'elle ne l'avait écrite que par un expédient désespéré dans le désir de lui sauver la vie. *Or ce n'est* *pas du tout ce qu'il raconte. Mme London, tout au long de ce récit, reste un être qui assume librement* *ses actes et ses responsabilités*. Et par là, L'AVEU nous demande de l'accepter comme un modèle de dignité communiste.
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Comme un être non pas pitoyable, mais exemplaire. On pourrait croire qu'ayant abandonné son mari innocent pendant une certaine période, elle est passée par une phase de défaillance. Il n'en est rien. De ce soupçon, elle sort entièrement purifiée. London n'était pas coupable. Elle ne l'est pas de l'avoir cru tel. Si elle a douté de son mari, c'est parce qu'elle ne doutait pas du Parti. Sa foi dans le communisme est restée inébranlable. Et c'est là l'essentiel.
-- *Comment,* s'écrie Mme London, *aurais-je pu imaginer qu'il existe des méthodes permettant de fabriquer un coupable d'un innocent ? Une telle pensée ne pouvait même pas m'effleurer. Pour cela, il eut fallu que je soupçonne le Parti. J'en étais incapable.* ([^103])
En étaient incapables aussi Papa Ricol et les deux gentils beaux-frères !
Et plus loin :
-- *Après t'avoir entendu, j'ai réagi comme je te le prédisais dans mes lettres, comme je l'avais si souvent écrit à la Direction du Parti, quand je me battais pour toi : je ne resterais pas la femme d'un traître, d'un espion. Comme communiste, il ne peut y avoir le choix entre toi coupable et le Parti. Aussi dur que cela puisse être au point de vue humain, je me tiens indéfectiblement auprès du Parti*. ([^104])
Indéfectiblement auprès du Parti... Mme London est une héroïne cornélienne. Elle a pu être abusée, égarée par des méchants affublés du masque communiste. Mais elle n'a commis aucune faute. Elle a toujours établi une « saine » hiérarchie des valeurs : *le Parti d'abord.*
En 1952, la direction bolchevik tchèque, en rendant publiques les lettres d'une femme et d'un fils, exécutait avec éclat un coup de force contre le noyau familial, centre d'une possible résistance au régime. Il fallait montrer à tous que les liens familiaux étaient sauvagement écrasés. Fondamentalement, je ne vois pas ce que L'AVEU change à cette conception. A ce primat du lien avec le Parti sur tous les autres liens.
190:147
En U.R.S.S., quand on a jugé l'écrivain Youri Daniel, qui vient d'être libéré, on a fait également pression sur sa femme pour qu'elle le désavoue. Cette fois, en vain. Madame Daniel, c'est l'anti-Madame London. L'une et l'autre ont obéi à *des morales radicalement différentes.*
La morale sous-jacente de L'AVEU est une vieille connaissance : un pur produit bolchevik. Elle reste en tous points conforme à cette pression forcenée que les bureaucraties de tous les partis communistes continuent d'exercer sur leurs membres, lorsqu'ils exigent d'eux qu'ils répondent à un questionnaire minutieux intitulé « biographie », ou « bio ». Document dans lequel l'intéressé est tenu de répondre à des questions de ce genre :
« Y a-t-il dans votre famille des ennemis du Parti ? « Des policiers ? Les fréquentez-vous, etc.
Cette morale, nous l'avons vu fonctionner à l'intérieur du P.C.F. Quand Marty fut exclu en 1952 comme « policier », la direction incita sa compagne à l'abandonner. Elle obéit et se tint ainsi indéfectiblement aux côtés du Parti. Comme Madame London. Le même chantage fut exercé sur la femme de Tillon. Cette fois en vain.
C'était toujours la fidélité au Parti qui servait de pierre de touche en U.R.S.S. quand on incitait les jeunes Komsomols (Jeunes Communistes) à moucharder leurs parents, et lorsqu'on les citait en exemple pour de tels exploits. Sauf erreur, le régime a élevé une statue à la gloire de l'un d'eux, et, en tout cas, des milliers de malheureux enfants furent pervertis de la sorte.
Depuis que Staline est mort, les choses ont pu s'atténuer, je ne crois pas qu'elles aient fondamentalement changé. Je ne crois pas que L'AVEU soit le signe de cette évolution. Il est seulement le manifeste d'une caste qui a eu à souffrir profondément des excès de Staline et de sa bande, et qui ne veut pas que cela recommence. Pour elle. *Uniquement pour elle.*
191:147
Entre cette morale, telle qu'elle se définit aujourd'hui, et les principes de toute morale chrétienne, il n'y a évidemment aucun compromis, aucune coopération possible. Les coquetteries auxquelles se livrent certains dans leurs dialogues avec les humanistes athées (appellation couarde des marxistes) sont autant d'exhibitions indécentes, autant de trahisons du message du Christ. Et elles sont d'autant plus scandaleuses qu'au même moment, la persécution antireligieuse se poursuit. A ce dialogue qui est sans objet, -- sauf si, au fond du cœur, on est déjà prêt à rejeter les principes dont on se réclame encore -- s'ajoute ainsi une complicité qui renforce une persécution dont on ne parle pas, dont on ne veut surtout pas parler.
Mais c'est un autre sujet, sur lequel, peut-être, il faudra revenir.
Roland Gaucher.
192:147
### Pie IX et les zouaves pontificaux
par Maurice de Charette
#### Le début du Pontificat (1846-1859),
L'Italie était, jusqu'en 1859, une mosaïque d'États : au sud, le Royaume de Naples qui comprenait toute la pointe de la péninsule et la Sicile ; puis les États Pontificaux au centre ; ensuite, a l'ouest, le Grand duché de Toscane, ainsi que les duchés de Parme et de Modène ; enfin, au nord-ouest le Royaume de Piémont, avec la Sardaigne ; au nord-est, les provinces autrichiennes de Lombardie et Vénétie.
Dans ces différents États régnaient à la fois une douceur de vivre bien méditerranéenne et une violente poussée révolutionnaire entretenue de façon quelque peu artificielle par les tenants de l'unité italienne. Les souverains étaient de bons braves gens assez bienveillants, peu soucieux de progrès, ennemis de l'oppression, en quelque sorte des grands propriétaires terriens traditionalistes, à l'exception du Roi de Piémont, Victor-Emmanuel, qui, entouré d'une camarilla sans scrupules, avait décidé de canaliser la révolution à son profit.
En arrière-fond, agissaient des sociétés secrètes animées par la franc-maçonnerie, des idéologues libéraux héritiers des utopies sanglantes de 1789 et enfin, Garibaldi, un aventurier de grand style, secondé par une troupe de forbans, stricto sensu, de rescapés des galères et de bandits de tous poils.
193:147
Commediante, tragediante se succèdent et se mêlent étrangement dans cette histoire. Lorsque le Grand Duc de Toscane, Léopold II, sera chassé de ses États, il partira en carrosse, sans aucune violence, et même avec quelque apparat. Mais, comme il saluait la foule d'un aimable « au revoir », les Toscans répondirent en riant : « Ah non ! Adieu ! »
Dans le même temps, Rossi, le ministre de Pie IX, est poignardé sur les marches du Parlement romain.
L'Italie s'amuse au son du canon ; le carnaval, le théâtre et la danse gardent leurs droits, mais le poignard est manié d'une main sûre. A Rome, on jette les amis de Pie IX dans le Tibre.
Les Princes répondent, ici ou là, par une exécution capitale qui leur répugne mais à laquelle la foule applaudit de bon cœur.
Tout est spectacle. Tout est farce. Tout est drame.
Il semble que ces braves Italiens ne tiennent pas tellement à perdre leurs souverains, mais ils subissent l'attrait de la vieille grandeur romaine que Bonaparte a bien imprudemment réveillée au début du siècle. Ils s'excitent aussi, pour le plaisir, mais conduits sans le savoir par des gens, nobles, bourgeois, ou même prêtres, qui ont l'art de manier les foules et de les utiliser.
\*\*\*
Dans ce contexte étrange, Pie IX règne à Rome depuis qu'en 1846 il a succédé à Grégoire XVI. Jean-Marie Mastai Ferretti est né en 1792 d'une famille de noblesse parmesane, à laquelle un Farnèse a donné le titre de Comte. Ce fut d'abord un enfant fragile sujet à des crises d'épilepsie, mais qui s'en trouvera guéri après que son prédécesseur Pie VII lui eut dit, en lui imposant les mains : « Je crois que vos malheurs sont finis. »
C'est un homme doux, charitable, assez peu préparé à la politique, prédisposé par bonté à comprendre le peuple. Il connaît les vœux des libéraux italianisants sans mesurer le péril des agitations auxquelles on pousse les humbles. Il est d'une sincère piété, et ne manque ni d'énergie, ni de grandeur. Son caractère est joyeux et simple ; il aime l'ironie et la taquinerie, se montre avec tous d'un abord facile, mais demeure blessé par certaines vilenies. Physiquement, il est avenant et bien proportionné, très soigné dans sa toilette, prenant chaque jour son bain et utilisant largement l'eau de cologne.
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Au début de son pontificat, il croira à l'honnêteté des aspirations et tentera de répondre aux demandes qu'on lui présentera pour « le bonheur de son peuple », ce qui fera dire au vieux Metternich : « Nous avions tout prévu sauf un Pape libéral. »
Dans l'espace d'une année, il amnistie les condamnés politiques pour peu qu'ils promettent d'être de bons citoyens, institue un conseil des ministres (juin 1847), donne un statut libéral aux juifs, autorisés à sortir de leurs ghettos, permet aux Romains de former une garde civique (juillet 1847) et leur donne une constitution (mars 1848).
Les libéraux acclament le Pontife pour mieux le lier à leur cause, pour mieux l'entraîner dans leur sillage, jusqu'à un point de non-retour ; mais à ce jeu, qui pour lui est élan de cœur, il use trois secrétaires d'État, quatre ministères, et aboutit le 15 novembre 1848 à l'assassinat de son ministre Rossi, un autoritaire, comme tous les libéraux.
Neuf jours plus tard, le Pape est assiégé par la foule dans son Palais du Quirinal, et ne doit son salut qu'au dévouement du ministre de Bavière, le comte de Spaur, de l'ambassadeur de France, le duc d'Harcourt, et de l'ambassadeur d'Espagne. Ces diplomates préparent, puis réalisent son évasion, avec l'aide du Cardinal Antonelli et du valet de chambre pontifical.
Pour s'échapper de son palais, Pie IX s'est habillé d'une soutane noire, ajoutant un grand cache-nez et des lunettes foncées qui lui dissimulent le visage. Pendant qu'il s'enfuit par une porte dérobée, le duc d'Harcourt est sensé lui lire à haute voix le journal dans sa bibliothèque... Ainsi on gagnera deux précieuses heures.
Le Pape se réfugie à Gaète, en territoire napolitain, ou le Roi Ferdinand II, Prince chrétien, l'accueille somptueusement.
Pendant ce temps, à Rome, la république est proclamée le 9 février 1849 ; mais le 30 juin, la ville est prise par le Maréchal Oudinot, à la tête d'un corps expéditionnaire français envoyé en hâte par la seconde république.
Enfin, le 12 avril 1850, Pie IX rentre dans sa capitale.
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L'homme est toujours bon et pieux, mais le libéral est mort ; toutes illusions perdues, le Pape sait désormais que l'on ne compose pas avec la révolution et qu'il appartient aux Princes de combattre l'erreur plutôt que de traiter avec elle. Lorsque le Prince est en même temps le Vicaire du Christ, ce devoir commun à tous ses pareils se double de l'obligation particulière au Pontife.
Pie IX n'y manquera plus ; il essaiera encore, et sans faiblir, de moderniser ses États par l'installation du chemin de fer et du télégraphe ; il éclairera les villes au gaz, soutiendra l'agriculture par des prêts et des facilités pour la commercialisation des produits ; il améliorera les routes et réorganisera autant que possible l'administration. Enfin, il s'attaquera à une gestion financière vétuste et médiocre.
Mais il gouvernera en père et en chef, appuyé sur le droit que lui confère sa légitimité, sans plus rendre compte qu'à Dieu de l'accomplissement de son devoir.
#### La campagne de 1860.
Cahin-caha, on atteignit ainsi 1859. Le 27 avril de cette année fatale, le Piémont déclare la guerre à l'Autriche, soutenu par les armées de Napoléon III et par une troupe garibaldienne. En trois mois, de Montebello à Magenta, les Autrichiens sont battus sans cesse et signent, le 11 juillet, l'armistice de Villafranca, par lequel ils renoncent à s'immiscer dans les affaires italiennes.
Tout le nord de la Péninsule, de Milan à Mantoue, est rattaché au royaume de Piémont (sauf la Vénétie qui ne le sera qu'en 1866) ; les duchés de Parme, de Modène et de Toscane, dont les Princes ont dû abdiquer, suivent le même sort. Enfin, Victor-Emmanuel, après quelques prudentes tergiversations, annexe également le Nord des États de l'Église qui se sont révoltés, c'est-à-dire l'Émilie avec Bologne, ainsi que les légations (Ferrare, Ravenne, Forli, Rimini, etc.).
Dans le même temps, l'agitation avait gagné les autres États de l'Église ; Pérouse s'était révoltée (mai 1859) et avait dû être reprise, au canon, assez durement, par une armée pontificale ayant à sa tête le général Schmidt.
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Garibaldi, de son côté, ne cachait pas son intention de conquérir Naples en passant au besoin à travers les États Pontificaux, et Napoléon III se montrait de plus en plus favorable à un abandon du pouvoir temporel par le Pape.
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Face à cette précipitation des événements, l'heure de la décision avait sonné pour Pie IX. Le Cardinal secrétaire d'État, Antonelli, poussait à la ruse et aux atermoiements. C'était un homme intelligent mais sans élévation morale. Fils d'un commerçant, il conservait le goût de l'argent, vivait sur un grand pied, accumulant les biens temporels, possédant les plus belles serres de Rome, où poussaient des fleurs rares qu'il aimait offrir aux dames. Il n'était d'ailleurs que diacre, ayant refusé la prêtrise, et élevait chez lui ses deux fils. Au total, il inspirait peu le respect mais fut un serviteur loyal de Pie IX, un peu à la manière d'un Mazarin.
En face de lui se dressait Monseigneur de Mérode, ancien officier français, quoique de nationalité belge ; c'était un prélat grand, maigre, rude et pieux, difficile de caractère et que les zouaves surnommeront Mgr de la fulminante ; très apprécié du Pape dont il était Camérier depuis dix ans, il l'assurait du devoir pour un souverain de défendre ses domaines.
En février 1860, Mérode l'emporta, et fut nommé pro-ministre des armes avec mission de se préparer à la résistance. Quelques jours plus tard, il se rendit en France et, le 3 mars, il offrait le commandement de l'armée pontificale au général de La Moricière, ancien héros de Constantine, et ancien ministre de la guerre sous la seconde république.
-- « Quand un père, répondit La Moricière, appelle son fils pour le défendre, il n'y a qu'une chose à faire, c'est d'y aller. »
Le 2 avril 1860, La Moricière se présentait à l'audience du Saint-Père, s'y faisait confirmer ses pouvoirs, puis se mettait au travail.
L'armée se composait, en dehors des Suisses, de 6 600 indigènes peu sûrs, mal armés, mal logés, mal entraînés. Il n'existait ni artillerie, ni train des équipages, ni ambulances. En un mot, il fallait tout créer, ou plutôt improviser très vite, secouer l'apathie ou la mauvaise volonté des fonctionnaires de Curie, réunir des hommes et des armes, aménager des casernes, entraîner les troupes, restaurer les défenses des villes et des points menacés.
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Héroïquement, La Moricière prit tous les problèmes en mains, tandis qu'il lançait un appel aux volontaires étrangers.
Voici l'organisation qu'il mit sur pied :
Son état-major comprenait le général marquis de Pimodan, le comte de Chevigné, MM. de Lorgeril et de Mortillet, le marquis Lepri di Rota et le comte Dodici, ainsi que les généraux de Courten, Zappi et Kanzler.
L'armée se composait de 14 000 hommes environ :
-- 3 à 4 000 chasseurs romains ;
-- 5 000 Autrichiens répartis en cinq bataillons de bersaglieri ;
-- 3 000 Suisses formant un corps de carabiniers et deux régiments dits étrangers ;
-- 800 Irlandais, réunis en un bataillon dit de Saint-Patrick ;
-- un escadron de guides français commandés par le comte de Bourbon-Chalus ;
-- un bataillon de tirailleurs franco-belge placés sous la férule du Commandant de Becdelièvre et qui sera l'amorce du futur régiment des Zouaves Pontificaux ;
-- la cavalerie, en partie romaine, fut remise entre les mains du Prince Odescalchi et du colonel Zichy, anciens officiers autrichiens ;
-- l'artillerie obéissait au capitaine français Blumensthil ;
-- la défense du port d'Ancône, sur l'Adriatique, était confiée au comte de Quatrebarbes nommé major.
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Pendant que La Moricière se préparait à subir la guerre, les événements avaient continué leur marche. Garibaldi, débarqué en Sicile, s'était emparé d'une partie du royaume de Naples (la place forte de Gaète résistera jusqu'à la fin de 1860) et commençait à inquiéter Victor-Emmanuel qui ne voulait pas lui voir prendre trop d'influence. Dans l'été, le Roi décida donc de passer à travers les États du Pape et de conquérir les Marches pour établir une liaison par terre avec le sud.
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En Toscane et en Romagne, il rassemble des troupes, tandis que Garibaldi, envahissant les États du Pape, occupe le nord des Marches.
Le 28 août, à Chambéry, Napoléon III reçoit les envoyés de son complice piémontais et donne son accord. « Fate, ma fate presto » dit le Bonaparte, dans un soupir de vieille belle.
Victor-Emmanuel, dit le roi galant homme, aurait bien aimé que les Marches se révoltent contre Pie IX, mais, l'affaire ayant échoué, il se décide et adresse à Rome un ultimatum auquel Antonelli rétorquera le 11 septembre : « Je ne dois pas dissimuler que pour répondre avec calme, j'ai dû me faire une violence bien forte. »
La Moriciére, de son côté, répondra au Capitaine Farini, porteur de la sommation : « On aurait pu se dispenser d'envoyer à un vieux général comme moi une sommation qui est un outrage... Il est des heures où un soldat ne doit pas compter ses ennemis. »
Les troupes piémontaises sont commandées par le général Fanti et ses deux adjoints, le général della Rocca en face de l'Ombrie et le général Cialdini en face des Marches.
Le corps expéditionnaire français, qui garantissait le pouvoir temporel, et était commandé par le général de Goyon, reçut l'ordre de ne pas bouger. Ainsi, La Moriciére dut faire face, seul, à l'envahissement des États du Pape par les 33 000 hommes de Fanti et par les Garibaldiens.
N'étant pas stratège, nous dirons seulement que le choc eut lieu à Caltelfidardo le 18 septembre 1860, à proximité de Lorette. Toute cette pauvre armée, montée avec tant de peine par La Moricière, s'effondra sous la mitraille. Dragons romains, bersaglieri autrichiens, chasseurs pontificaux, carabiniers suisses, et même la légion de Saint Patrick prirent la fuite. La cavalerie, composée de notables romains, et l'artillerie en firent autant.
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Seul tint le bataillon franco-belge avec Becdelièvre qui leur avait dit avant le combat : « Messieurs, il faut être propre pour faire une visite. Or tout me donne à penser qu'un certain nombre d'entre vous paraîtront dans les prochaines heures devant Dieu... Je viens de me confesser, allez-y. »
Tiendront aussi les guides de Bourbon-Chalus et quelques isolés tels que les Autrichiens du Major Fuchmann et du colonel de Gudenhoven, ainsi que les Suisses de Wuksmann.
Pimodan est blessé à mort. Le Prince Odescalchi, désespéré par la fuite de sa belle cavalerie, se promène au pas de son cheval, tandis que la bataille bat son plein, avec son grand dolman blanc et son casque à cimier, le monocle vissé à l'œil et disant à ceux qu'il rencontre : « Avez-vous vu mes cavaliers, messieurs ? » On lui crie qu'il va se faire tuer, mais il répète sa question, imperturbable, sauvant ainsi, magnifiquement, son honneur, par delà la honte de sa troupe.
Le 19 novembre, Gudenhoven signe la capitulation de Lorette, et le 9 octobre La Moricière, à son tour, signe à Ancône où il s'est enfermé. Les conditions sont honorables, mais l'armée est anéantie et le Pape a perdu les Marches et l'Ombrie, ne conservant que le Latium, soit un territoire d'environ 150 km de long sur 40 à 50 km de large.
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Du moins, en face d'un ennemi supérieur en nombre et en armement, malgré les défections affreuses d'une majorité de lâches, l'honneur fut sauvé par les chefs, qu'il s'agisse de La Moricière, ou de ses adjoints les généraux de Pimodan, de Courten, Zappi, Kanzfer, Schmidt, du Prince Odescalchi, du Major de Quatrebarbes, de Bourbon-Chalus ou de Becdelièvre.
Mais surtout, le bataillon franco-belge s'était révélé aux yeux de tous. « En face du spectacle hideux de tant de défections », a écrit un auteur, ils ont sauvé l'honneur et le Pape.
Il faut ici s'arrêter un instant pour saluer les victimes qui, sur le plateau des Cascines, se conduisirent comme des soldats de métier, alors qu'ils étaient seulement les enfants dévoués du Saint-Siège. Il faut aussi célébrer le souvenir des vingt héros de la ferme des Crocettes qui résistèrent des heures durant, pour la seule satisfaction de ne pas se rendre.
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Tous les officiers du bataillon ou presque étaient blessés, MM. Guelton, de Parcevaux, de Moncuit, de Guesbriant, de Saint Sernin, Athanase de Charette, etc.
Les franco-belges s'étaient battus en chrétiens, avec un très pur héroïsme.
Alfred de la Barre Nanteuil (21 ans) écrit avant de mourir au combat : « Nos cadavres seront le piédestal du rétablissement du droit. »
Mizael de Pas, tué aussi, avait dit à Veuillot : « Je suis faible, malade, bon à rien, mais on peut toujours mourir. » Edgar de Raffélis (19 ans) compose une prière qui se termine par ces mots : « La mort pour le Christ est la fiancée que j'appelle de tous mes vœux. »
Léopold de Lippe écrit à sa mère : « Je n'ai qu'une ambition, la mort sur le champ de bataille » (il fut tué à bout portant).
Un jeune soldat, blessé au début du combat, s'écrie « Bénie soit la main qui m'étrenne. »
Joseph Guérin, jeune séminariste nantais, met deux mois à mourir de ses blessures et offre sa vie «* pour l'honneur de protester contre l'apostasie générale *» ([^105]).
Les mères valent les fils.
Mme d'Héliand avait écrit à son fils de 18 ans : « Si tu pars ne le fais que pour Dieu, afin d'avoir le mérite de ton sacrifice. » Il fut tué...
Mme de Lanascol, dans l'église de Lorette, cierge en main, chante un Te Deum devant le cadavre de son fils au lendemain de la bataille.
Mme de Charette dira à ses cinq fils, en les revoyant ([^106]) : « Je n'ai jamais prié pour votre retour, mais seulement pour que vous fassiez votre devoir. »
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Cialdini eût beau déclarer que les franco-belges étaient « une bande d'étrangers ivrognes et d'assassins mercenaires », le retentissement de leur héroïsme à Castelfidardo fut immense dans toute l'Europe, et même au delà.
En contrepartie, Napoléon III fut unanimement blâmé d'avoir empêché le corps expéditionnaire de prendre part au combat et notre ambassadeur, le duc de Gramont, écrivit à son ministre : « Je souffre pour l'Empereur et pour moi-même de cette atmosphère de répulsion et de mépris qui monte vers nous. »
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En face de ces laideurs et de ces mesquineries, voici ce que disait l'Église au lendemain de la bataille :
« Nous pouvons à peine contenir nos larmes -- s'exclame Pie IX au Consistoire secret du 28 septembre 1860 -- en voyant combien de valeureux soldats... que leur noble cœur avait fait voler à la défense du pouvoir temporel de l'Église romaine, ont trouvé la mort dans cette injuste et cruelle invasion... Il s'agit d'une monstrueuse violation qui s'est accomplie d'une manière si perverse contre le droit universel des gens, et qui, si elle n'était entièrement comprimée, ne laisserait plus de force et de sécurité à aucun droit légitime. »
Commentant ces paroles, Mgr Gerbet, évêque de Perpignan, écrit le 10 octobre suivant :
« Les troupes de Victor-Emmanuel ont pénétré dans les États de l'Église, avec escalade et effraction, comme des voleurs de nuit...
« La société oscille entre deux principes. Si elle se range d'un côté, la construction de l'ordre pourra recommencer. Si elle se précipite de l'autre, les idées finiront par être encore plus troublées que les événements, et dans ce chaos il périra en Europe bien d'autres choses que la petite armée romaine. »
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Et voici ce que dit Mgr Dupanloup, prononçant l'oraison funèbre des victimes de Castelfidardo, dans la cathédrale d'Orléans, le 9 octobre 1860 « ...Ils étaient là, au poste du dévouement, et ils y moururent... D'un bout de l'Europe à l'autre, on applaudit, on admire ces jeunes guerriers ; les plus indifférents eux-mêmes s'émeuvent, et une bouche étrangère et protestante s'écriait naguère à leur louange, dans une région lointaine : « Ce sont les derniers martyrs de l'honneur européen ! »
Enfin, Mgr Touchet, successeur de Mgr Dupanloup au siège d'Orléans, célébrant Castelfidardo, s'écriait en la cathédrale de Nantes, le 2 décembre 1911 : « Il s'agissait de se battre ou de se rendre, mais se rendre n'était pas dans les habitudes de La Moricière... Ah ! c'est ici qu'il conviendrait non plus de conter, mais de chanter... Ce fut beau ! Ils furent vaincus ; mais ce fut très beau ! »
#### Les Zouaves Pontificaux.
Le Bataillon des franco-belges n'était, en 1860, qu'un élément infime dans l'armée de La Moricière, 8 % environ. Au début de 1861, il prendra le nom de Zouaves Pontificaux, à raison de son uniforme qui ressemble à celui des zouaves français ([^107]) et sera formé en régiment en décembre 1866. Dès l'appel lancé par La Moricière aux volontaires étrangers, on a ouvert un bureau de recrutement auquel sont venus s'inscrire les volontaires français et belges (les Autrichiens, les Suisses et les Irlandais étaient arrivés plus ou moins constitués, avec leurs cadres).
Athanase de Charette, jeune capitaine de 27 ans, démissionnaire de l'armée de Modène en 1859 pour ne pas avoir à s'opposer aux soldats français de Mac-Mahon pendant la campagne du Nord (Montebello et Magenta), s'inscrit aussitôt et est le premier volontaire ([^108]). Les suivants sont Louis d'Aignaux (Manche), Maurice du Bourg (Mayenne), Ferdinand Lapène (Rhône), Bernard Blanc (Rhône) et Numa d'Albiousse (Gard).
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Puis les engagements se multiplient au point que les franco-belges seront près d'un millier à l'heure de Castelfidardo.
Les Belges et les Hollandais sont surtout des paysans catholiques encouragés par le clergé à partir défendre le Pape. Rapidement, on constituera pour eux une aumônerie, avec le R.P. de Gerlache, et un cercle où ils pourront se retrouver en évitant le dépaysement. Seuls quelques notables figurent parmi les engagés, le comte d'Ursel, le marquis de Résimont et le chevalier de Saint-Macq entre autres.
Le recrutement des Français se fait sur d'autres bases. Quelques-uns, qui sont les plus purs, s'engagent, comme à la croisade, pour défendre le successeur de Pierre ; mais la majorité est composée de notables, soucieux à la fois de servir une juste cause et de recevoir une formation militaire sans prêter serment à Napoléon, comme l'eût exigé leur entrée dans l'armée française. Ce sont en général des légitimistes, membres de la noblesse de province, surtout bretonne et vendéenne ([^109]).
Parmi eux, on rencontre deux d'Aquin (de la famille de saint Thomas), un Cacqueray, un Harscouet, un Kersabiec, un Lambilly, un Montcabrier, un Quelen (de la famille de l'archevêque de Paris sous la Restauration), un La Tocnaye (dont on retrouvera un descendant à Petit-Clamart), les trois Villèle, et bien d'autres.
Beaucoup de nom illustres de la Vendée et de la Chouannerie prendront les armes : deux d'Andigné, un d'Autichamp, deux Cadoudal, deux. Cathelineau, un Cambourg, cinq Charette, un Cornulier, un Sapinaud, un La Paumelière et un Ripoche, sans parler de noms moins connus mais qui sont la marque d'une même fidélité.
On verra arriver aussi des représentants des grandes familles, mais les plus nombreux viendront seulement en 1867 ; on peut citer les ducs de Blacas, de Sabran-Pontevès et de Luynes, ainsi que MM. de Bourbon-Busset et de Bourbon-Chalus, de Chateaubriand, de Guesbriant, de Montesquieu, de Pimodan, de Rohan-Chabot, de Solages, de Talhouet, de Villeneuve-Bargemont et de Vogué.
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Au total, de 1860 à 1870, la France donnera au Saint-Siège 3 270 volontaires dont environ 750 membres de la noblesse (107 officiers nobles sur 164), alors que la population française comportait à peine un noble pour 800 habitants.
A côté de ces notables, presque tous légitimistes, on trouve de nombreux paysans catholiques de l'ouest ([^110]) mais les milieux populaires urbains ne semblent pas être représentés. On rencontre aussi des soldats de profession tentés par l'odeur de la poudre, et des catholiques de toutes origines, allant du boutiquier au grand bourgeois. Enfin, parmi ces soldats, on peut relever un Blum, originaire de Seine-et-Oise, et un neveu de Lacordaire, à l'époque même où le fougueux frère prêcheur s'affirmait opposé au pouvoir temporel. Il y eut enfin le nègre Kaman dont les parents avaient été dévorés par des anthropophages, et un autre homme de couleur, Doorésamy qui fut nommé caporal. A l'opposé de la hiérarchie sociale, on verra arriver, en juin 1868, le frère du prétendant carliste. Il fera toutes les corvées, ne jouira d'aucun privilège, sauf d'être appelé « Soldat Monseigneur Don Alfonso de Bourbon ».
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Le recrutement est assuré par les Comités de Saint-Pierre. Ceux-ci avaient été créés lors de la fuite de Pie IX à Gaète, et avaient eu pour objectif primordial de fournir des subsides au Pape, privé des revenus de ses États.
A partir de 1860, ils fonctionneront de nouveau, animés à Bruxelles par MM. de Villermont et de Hemptinne, à Paris par MM. Keller et Descemet. Dans diverses régions françaises se formeront des comités locaux, plus ou moins actifs, plus ou moins reconnus et soutenus par les évêques ; on trouve à Poitiers M. de la Chevasnerie, en Vendée M. de la Bassetière, à Nantes les abbés Gaboriau et Peigné, à Toulouse M. de Montaget, à Saint-Brieuc l'abbé Maupied, MM. Roland et Pascal à Marseille, etc.
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Tous ces braves gens n'ont guère le sens militaire, et conçoivent leur action comme une œuvre qui consiste à envoyer au Pape de bons jeunes gens.
Le Cardinal Bonnechose exige qu'un de ses protégés ne quitte pas Rome pour un casernement extra-urbain, car il va s'y rendre et veut le voir ; un autre recruteur demande une exception pour un enfant de 15 ans « bien constitué d'après le médecin qui l'a vu, et apte au service » ([^111]). Mgr Pie visite les étudiants de la faculté de droit et les encourage à partir à Rome, car « il est bon d'apprendre le droit, mais mieux d'en appliquer les principes ».
En cette époque de service militaire par tirage au sort, les Comités rachètent les jeunes qui ont tiré un mauvais numéro pourvu qu'ils acceptent de signer un engagement pour Rome d'un ou deux ans. Les séminaristes qui le désirent partent aussi avec la bénédiction de leurs supérieurs s'ils n'ont pas reçu les ordres majeurs qui leur interdiraient de combattre.
Dans les milieux fortunés, l'engagement peut se trouver soumis à des contingences plus ou moins curieuses ; l'abbé Maupied écrit de St-Brieuc que le recrutement ne reprendra qu'après la saison de chasse. Parfois aussi on pousse un fils de famille vers Rome pour assurer le salut de son âme et lui faire quitter une dame de petite vertu ou, au mieux, quelque fiancée qui ne plaît pas à la famille. D'autres fois, papa promet de régler les dettes de jeunesse pourvu qu'on aille défendre Pie IX.
Le plus étrange est qu'à travers ces méthodes de recrutement, on réussit à constituer un régiment qui fut réputé le meilleur d'Europe, et qui fut envié au St Père par tous les souverains. Le mérite en revient à l'admirable corps d'officiers en tête desquels il faut citer le Colonel de Becdelièvre, ainsi que Charette, Moncuit, Troussures, Gastebois, Couessin, Résimont, etc.
Bien entendu, tout ne va pas toujours au mieux et les journaux libéraux s'emparent du moindre incident. Au surplus, les éléments italianisants de la Curie montent les difficultés en épingle. Enfin les querelles entre Mérode et Kanzler, qui lui succèdera à la fin de 1865, n'arrangent rien.
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Pour couronner le tout, le Comité belge réclame sans cesse, tandis que le Comité de Paris se montre affreusement tatillon ; malheureusement, il faut le plus souvent leur donner satisfaction car ils assurent la relève et alimentent la caisse.
La question financière est en effet primordiale, le St Père ayant perdu ses provinces riches (Ombrie et Marches) ce qui l'oblige à vivre des subsides des Comités. Or ceux-ci récoltent pour faire la guerre à peu près dix fois ce que coûte la guerre. Ainsi la Curie est à la fois Piémontophile et belliciste, à l'exception de Pie IX et de quelques membres de son entourage qui dominent ces mesquineries.
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En dehors des difficultés multiples dans lesquelles les Comités interviennent à tort et à travers, ils rendent de grands services sur le plan de l'armement. Grâce aux fonds qu'ils collectent il est possible, indépendamment des sommes considérables adressées directement au Saint-Siège, de pourvoir aux besoins du régiment. Chaque opération est, il est vrai, l'occasion de tractations épineuses : le Comité français prétend choisir les fusils, tandis que le Comité belge ne veut les payer que s'ils sont achetés à une firme de Liège.
Avec une patience peu conforme à sa nature, Charette biaise, assemble les contraires, calme les amertumes et fait aboutir ses projets. 1 500 mètres de drap d'uniforme, 4 000 fusils Remington anglais et 200 000 cartouches belges parviendront à Rome en 1867 et 1868. Le Docteur Ozanam contrôlera l'acheminement d'ambulances modernes, tandis que Maurice Le Maignen, fondateur à Paris des cercles ouvriers, organisera à Rome des cercles semblables afin d'éviter aux zouaves français les tentations du cabaret.
Dans le même temps, le Comité Bretagne-Vendée réunit 300 000 francs de l'époque et offre au St Père deux batteries attelées et 50 mulets de bât. Le tout est présenté solennellement au Pape le 19 novembre 1868, avec une Adresse qui rappelle la résistance de ces provinces à la révolution de 1789 : « ...Nos frères et nos fils sont encore armés pour la même cause... ils ont prêts à vous faire un rempart de leurs corps... »
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Pie IX répond noblement, et c'est pour lui l'occasion d'expliquer une nouvelle fois sa position : « Ministre de paix, il semble que je ne doive pas siéger au milieu de ces appareils guerriers... mais je suis aussi le ministre de ce Dieu qui s'appelle le Dieu des armées et qui, de Son bras tout puissant, combat le mal. Vicaire de Jésus-Christ, défenseur de la justice et de la vérité, des droits de chacun dans le monde entier, il est juste que dans tout l'univers on s'unisse pour protéger et défendre mes droits sacrés... Si nous sommes en Dieu, dépositaires de Sa justice, s'Il habite en nous par Sa grâce, c'est alors qu'Il combattra victorieusement dans notre camp : Et si Deus pro nobis, quis contra nos ! »
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Si les volontaires de 1860 furent des saints, des soldats et des héros, ceux des années suivantes ne furent pas tous de la même qualité, en raison des conditions que nous venons d'exposer.
Il y eut un certain lot d'incidents plus ou moins graves, mais toujours limités malgré le relief dont les ennemis du Saint-Siège et des zouaves les ont entourés.
Le Comité belge, très à cheval sur la morale, se plaignit un jour de la dépravation des mœurs à Charette, qui répondit vertement que six officiers belges sur sept avaient eu des aventures, mais qu'au surplus ces messieurs semblaient considérer qu'il n'existait qu'un péché capital...
Maximin Giraud, le voyant de la Salette, s'était engagé en 1865, mais il fallut le renvoyer discrètement en raison de son goût pour les vins italiens.
Un jour de juillet 1866, et ceci fit plus de bruit, Mgr Pie et Mgr de Dreux-Brézé prirent ensemble le bateau, à Marseille, pour Civita Vecchia ; à bord se trouvait Alexandre Dumas, grand ami de Garibaldi, avec une quelconque gueuse, vulgaire et ostentatoire, comme les aimait l'écrivain. Les deux évêques eurent l'horrible surprise de voir sur le corsage de l'égérie un médaillon, entouré de perles, qui représentait un jeune et brillant Zouave de 22 ans. Il s'agissait de M. le Vicomte de Tournon-Simiane qui avait récemment été honoré des grâces de la dame et, au prix de dettes importantes, l'avait traitée fastueusement.
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Une autre fois, des sous-officiers du régiment avaient pris une loge dans un théâtre en compagnie de personnes « bruyantes et voyantes ».
Charette, qui lui-même était assez ardent, se multipliait en conseils, refusait de laisser compromettre le régiment mais en contrepartie tentait de calmer les familles et les autorités. Il rappelait la jeunesse, la belle virilité, le dépaysement de ses soldats et implorait leur pardon.
Des incidents de nature bien différente se produisirent également. Il y eut quelques désertions, des paquetages vendus aux civils, la cave d'un couvent pillée par les Zouaves qui y cantonnaient ([^112]), etc.
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Il faut enfin s'étendre un peu sur une affaire qui fit grand bruit au début de 1867. Un Américain s'était engagé aux Zouaves sous le nom de Watson, alors qu'il s'appelait Surrat et se trouvait impliqué dans l'assassinat de Lincoln (1865). A la demande du ministre des U.S.A., il est arrêté et soumis à la garde du lieutenant Mousty, d'origine belge. Pour le Vatican, il s'agit d'une question épineuse, Surrat étant catholique et sudiste, alors que Lincoln était protestant et nordiste. On recherche donc une combinazione, et un Monsignore de Curie s'entend avec Mousty pour faire évader le prisonnier, afin de ne pas avoir à l'extrader.
Le gouvernement américain proteste et crie à la mauvaise foi, se montrant étonné que le Saint-Siège puisse protéger un assassin. Dans le même temps le colonel de Charette fait arrêter Mousty pour avoir mal gardé son prisonnier et veut le chasser du régiment. Kanzler, puis Antonelli, expliquent en vain que Mousty n'est pas coupable, et a agi sur ordres. Charette rétorque qu'il ne lui est pas possible de mener au feu des soldats indisciplinés ; que de plus Mousty est indigne de son grade, car il n'a pas couvert ses subordonnés et a prétendu s'abriter derrière un ordre de ses chefs directs, qu'il n'avait en réalité pas reçu.
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N'obtenant pas gain de cause, Charette offre sa démission, mais on sait en haut lieu que presque tous les officiers le suivront ; on tergiverse. Charette se cabre et annonce son intention de s'en aller, tandis que Pie IX lui-même insiste pendant une tragique audience de plus d'une heure pour le détourner de ce geste qui marquerait la fin du régiment. C'est en vain que le Pape déploie sa diplomatie tandis que le Colonel répond, sans rien vouloir entendre :
-- M. Mousty ne peut plus faire partie du régiment et je ne lui confierai plus jamais le soin de conduire au feu les soldats de votre Sainteté car il n'en est pas digne... Mais comme il ne m'appartient pas de juger des raisons du gouvernement pontifical, voici ma démission.
Finalement, Pie IX s'incline.
Mais aussitôt ce sont les Belges qui élèvent des cris de persécutés. Le régiment ne comprend que six officiers belges et pas un seul Hollandais, alors que l'effectif de ces deux pays est de 1 342 hommes ; en contrepartie, la France a 36 officiers pour 651 hommes ; pour le Comité de Bruxelles, il s'agit d'une question de prestige, et c'est en vain que Charette tire argument du niveau intellectuel et social des Belgo-Hollandais, seul obstacle à leur promotion au rang d'officiers. Villermont et Hemptinne, président et secrétaire du Comité belge, exigent réparation et réintégration de Mousty. Charette s'obstine.
En fin de compte, Mousty est rendu à la vie civile, mais désigné par les Belges pour accueillir les recrues à Civita Vecchia. Charette, de son côté, maintient l'ordre aux patrouilles zouaves, s'il pénètre à Rome, de s'emparer de sa personne et de lui faire exécuter les arrêts de rigueur auxquels il a été condamné.
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L'honnêteté oblige à dire que les Belges n'étaient pas seuls à se plaindre des promotions dans le régiment ; certains Français se croyaient brimés, spécialement ceux de la minorité non légitimiste, ainsi que quelques jeunes gens des milieux modestes. L'Abbé Peigné, de Nantes, le signale en 1868 et relève une phrase qu'il a entendue : « Si le Roi revenait, ce serait pareil en France. »
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Charette se défend, dans sa réponse, en arguant des qualités militaires que les officiers doivent joindre aux aptitudes intellectuelles et morales.
Dans certains milieux, on l'accuse de soumettre les promotions au Comte de Chambord. Il écrit à un membre de l'entourage : « Vous ne serez pas peu surpris d'apprendre que Monseigneur distribue les grades, au régiment. »
Également, de nombreux jeunes gens de la meilleure noblesse aspirent à recevoir du galon, que chacun croit mériter plus que tout autre ; certains menacent de ne pas renouveler leur engagement s'ils ne sont pas promus officiers, ou ne reçoivent « à tout le moins une décoration » comme l'écrit naïvement le père de l'un d'eux.
Le goût de la réussite n'est d'ailleurs pas propre à ces jeunes gens, puisque l'évêque de Saint-Brieuc s'oppose avec vigueur au recrutement dans son diocèse, par flagornerie à l'égard de Napoléon III mais, en même temps, recommande la quête du denier de Saint Pierre, afin de se faire bien voir à Rome, où il en portera lui-même le produit (début 1866).
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Nous venons de parler des problèmes posés par l'importance numérique des légitimistes parmi les Français du régiment. Cette particularité fut à l'origine de divers accrochages.
Pie IX, lui-même, n'avait guère le sens de certaines fidélités, et comme Italien, et comme Prince non héréditaire. En outre, sa nature ironique le poussait à certaines paroles qui dépassaient sans doute sa pensée profonde. Un jour que Charette revenait de voir le Comte de Chambord, le Pape lui demanda :
-- Comment va le gros Henri ?
Ayant peine à contraindre son mécontentement, Charette rétorqua :
-- Le Roi m'a dit sa joie de voir le Saint-Père comprendre enfin la légitimité, depuis que la sienne propre est discutée.
-- Ben' trovato, répondit Pie IX, un peu roidement. Plus tard, lorsque se posera la question du drapeau blanc, le même pape demandera avec un étonnement non feint : « tout cela pour oune serviette ? »
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De son côté, Mérode n'est pas légitimiste. Comme Belge et fidèle sujet de la dynastie, il ne peut oublier que le fondateur, le roi Léopold 1^er^, a épousé une fille de Louis-Philippe. Il sait aussi le soutien que le roi bourgeois n'a pas ménagé à la jeune Belgique. Enfin, comme beau-frère de Montalembert, Mérode se trouve lié aux libéraux français qui ont servi la monarchie de juillet.
Son caractère aidant, il provoquera des incidents violents. Il lui arrivera par exemple de disposer des gendarmes autour du Jésu pour empêcher les zouaves d'assister au service funèbre pour la Duchesse de Parme, sœur du Comte de Chambord (mars 1864). Il reprochera également à Charette d'avoir pris le deuil à cette occasion.
De son côté, Charette estime que la révolution est un tout. Il lui arrivera souvent de proclamer : « Je ne sais si je suis Royaliste parce que Catholique, ou Catholique parce que Royaliste. »
Soutenu par la majorité française et par la quasi totalité des cadres du régiment, il poursuivra sans conciliations sa politique, fera mettre les troupes en carré pour leur lire les félicitations du Comte de Chambord après Mentana, et ne cèdera sur aucun point.
Un jour, en 1861 ou 1862, M. de Damas, envoyé du Prince français, passera les zouaves en revue aux côtés de Mérode, devant Sainte Marie Majeure. Ce fut du délire dans le bataillon où l'on but à Henri V avec plus de ferveur que de modération.
Ces piques n'étaient d'ailleurs que la marque de grands caractères qui ne s'en estimaient pas moins de se heurter si vivement.
#### La guerre de 1861 à 1867.
Revenons à l'activité militaire des zouaves pontificaux, que nous avons laissés, au lendemain de Castelfidardo, glorieusement décimés, quoique moralement plus forts que jamais.
Sitôt libéré, Becdelièvre est revenu à Rome et a lancé un nouvel appel aux armes qui procure 200 volontaires en un mois. Rapidement, 6 compagnies seront formées.
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De son côté, La Moricière s'est remis à l'ouvrage et reforme les corps étrangers et indigènes, l'artillerie et la cavalerie. Seuls, les cheveu-légers ne seront pas reconstitués, Mérode ayant déclaré à Zichy qu'ils s'étaient montrés trop légers au feu.
En réalité, on ne peut compter que sur les zouaves et sur les dragons étrangers formés en majorité des anciens guides de La Moricière. Les autres troupes ne sont, à l'exception près, que des troupes de garnison.
C'est donc aux zouaves que l'on fait appel dès janvier 1861 pour monter la garde à la limite de l'Ombrie et empêcher les incursions des Piémontais. Le 25 janvier un combat a lieu à Monte Rotondo (près de Correze) et l'ennemi est repoussé.
Le Colonel de Becdelièvre est un merveilleux soldat et un chef d'élite ; c'est à lui qu'on doit la valeur combattive des zouaves (les « zouzous », comme ils s'appellent entre eux). Mais c'est aussi un homme rude et irascible qui ne mâche pas ses mots. Un jour que Mgr de Woelmont, aumônier de service, et fort ami de Mérode, annone la prière, le colonel éclate de fureur :
-- « Mille tonnerres ! Un aumônier qui ne sait pas sa prière, c'est du propre ! Allez à votre place ? » et il fait réciter un pater, un ave, un credo par un sous-officier.
Le pro-ministre, qui n'avait pas non plus bon caractère, se fâcha, exila les zouaves à Anagni et au début mars accepta la démission de Becdelièvre qui emporta le regret et l'affection de ses hommes.
Le colonel Allet, désigné pour le remplacer, était légèrement bedonnant ; excellent homme, courageux, dévoué au Saint-Siège qu'il servait depuis 1832, il descendait d'un officier suisse d'Henri IV, ce qui plaisait aux Français ; mais il n'eut jamais l'adhésion de cœur de ses soldats, bien qu'il sut mériter leur considération ;
Ces circonstances firent d'Athanase de Charette, promu major et commandant en second du régiment, le vrai chef des zouaves, dont il avait su conquérir l'affection, malgré son caractère difficile, par une gaieté endiablée, une grande générosité de cœur, de la fastuosité, un sens inné du commandement, et un goût de la bataille qui en faisait un prodigieux guerrier.
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A Castelfidardo, son cheval avait été tué et lui-même blessé peu après. Mais surtout, une anecdote avait fait son succès : au plus fort de la lutte, ayant reconnu un de ses anciens condisciples de Turin parmi les officiers piémontais, il l'avait attaqué en un splendide combat au sabre, mené dans une si grande perfection académique que la bataille s'était arrêtée, les soldats des deux bords contemplant le spectacle. Quelques instants plus tard il embrochait le Piémontais. Ce fut un beau tollé dans le margouillis impérial et libéral, chacun s'offusquant de ce soldat du Pape qui se battait en duel.
Assisté d'officiers remarquables, tels que d'Albiousse, Lambilly, Troussures, et tant d'autres, et d'un saint aumônier l'Abbé Daniel, Charette sera désormais, sous les ordres d'Allet, l'âme du régiment, au point qu'on dira fréquemment : « les zouaves de Charette ».
Il sera en outre le correspondant, le conseiller et l'animateur des Comités de Paris et de Bruxelles, en même temps que le représentant officieux du Comte de Chambord à Rome ([^113]).
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Au sommet de la hiérarchie, il y eut des changements importants. Le 12 septembre 1865, La Moricière demeurant toujours, en titre, général en chef, est mort en France. Le 15 octobre suivant, Mérode est mis en disgrâce, le Pape ayant cédé aux nombreux ennemis du pro-ministre. Les deux fonctions sont désormais réunies dans la main du général Kanzler, nommé ministre des armes. C'était un Badois, excellent homme, pieux, digne, courageux, prudent mais un peu lourd. Il eut l'estime de tous, mais peut-être que son meilleur atout fut sa femme, la belle et charmante Laura Kanzler, dont Mérode prétendit un jour avec dépit que toute l'armée était amoureuse.
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Tels sont les hommes qui vont conduire la guerre jusqu'à son terme en 1870.
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A partir de 1861, il y aura de longues années de calme relatif, coupées d'incursions garibaldiennes et de luttes sournoises avec les brigands, c'est-à-dire avec des troupes de hors-la-loi, provenant principalement des bagnes napolitains et lâchés par Garibaldi dans le domaine pontifical. Contre eux, il faudra mener une guérilla harassante dans les montagnes du Latium, où ils ont leurs quartiers. Les zouaves se plieront à ce rude métier, les poursuivront jour et nuit, les obligeant parfois à passer la frontière... mais ils reviendront à la première occasion. Travail sans joie, travail de Pénélope, travail sans gloire apparente, mais qui reste à l'honneur des soldats qui l'ont accompli.
Pendant près de sept ans, répartis dans de tristes petites bourgades de la frontière, ou des régions montagneuses, les zouaves résisteront péniblement à la *languitude*, comme dit un jour l'un d'eux. La plupart renouvelleront fidèlement leur engagement annuel, et ceux qui, se décourageant, rentreront en France, sauront tout de même revenir aux jours de danger.
En tête des pauvres joies du soldat viennent les permissions pour Rome. Les Romaines sont jolies et pas toutes farouches ! Alors, il arrive ce qui doit arriver... et il faut ensuite passer à la lessive chez l'aumônier, car tous ces gaillards sont profondément chrétiens.
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En avril-mai 1862, les zouaves sont réunis au camp de Porto d'Anzio. Le Pape qui possède un château à proximité, vient les visiter familièrement à plusieurs reprises, pinçant l'oreille aux plus jeunes comme Bonaparte à ses grognards, Achille Dufaure n'a que 16 ans et Pie IX l'apostrophe ironiquement : « Vieillard, quel âge avez-vous ? »
Un jour, le 2 mai, il vient dans la tente de Charette, s'assoit sur son lit de camp et lui souhaite une bonne fête car c'est la Saint-Athanase. Une autre fois, il partage le repas des soldats avec le Roi et la Reine de Naples, tous ayant exigé la gamelle réglementaire.
A chaque passage dans le camp, il distribue chapelets et médailles, les plus audacieux en réclamant aussi pour leurs familles qui les recevront comme des reliques.
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Est-il possible de mesurer, au bout d'un siècle, et à l'époque de scepticisme qui est la nôtre, l'enthousiasme de ces jeunes gens ? Sait-on assez qu'ils ont aimé leur Pape d'une respectueuse mais véritable affection ? Que chacun d'eux a accepté de mourir pour son pouvoir temporel, mais plus encore pour lui-même ?
Mesure-t-on bien aussi de quelle paternelle tendresse Pie IX a entouré ses soldats ?
Un jour il dira : « Que ne ferai-je pour mes zouaves ? ils ont tant fait pour moi », et Le Chauff de Kerguenec commente : « Nous étions ivres de joie. »
En vérité, ils ont été heureux, les uns par les autres, dans une simplicité d'un autre âge.
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En septembre 1864, l'Italie et la France signent une Convention qui, sans prendre l'avis du Pape, confie à Victor-Emmanuel le soin de défendre le Saint-Siège.
Aux termes de ce papier, le corps expéditionnaire est rappelé en France, mais bientôt, par une de ces volte-face dont il est coutumier, l'Empereur forme à Antibes un corps de 1 400 volontaires qui, sous le nom de Légion Romaine, débarquera à Rome le 22 septembre 1866, commandé par le colonel d'Argy.
L'Impératrice, il est vrai, avait menacé de partir s'installer à Rome, si la France abandonnait le Pape, afin de lui apporter du moins son soutien moral. Le projet ne séduisait guère Pie IX, mais la pauvre femme avait le cœur mieux placé que son mari.
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Pendant cette période les zouaves ont des accrochages sérieux à San Stefano le 8 décembre 1865, ainsi qu'à Monte Lupino le 22 novembre 1866.
Puis c'est, en août 1867, la glorieuse page d'Albano, une page écrite sans armes, sans coups de feu, mais avec un magnifique esprit chrétien par les zouaves du lieutenant de Résimont.
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Comme le détachement traverse la ville par une suffocante chaleur, ils apprennent que le choléra y règne. Les habitants sont barricadés et jettent les morts à même la rue.
Résimont et le sergent de Morin, aidés de leurs hommes, se transforment en fossoyeurs, puis en infirmiers.
Le Cardinal Prince Altéri, apprenant à Rome l'épidémie, rejoint son évêché, se dévoue sans répit et en meurt.
La famille royale de Naples, en villégiature à Albano, ne voulut pas quitter les malheureux et se prodigua. La Reine mère Marie-Thérèse en mourut ainsi que le jeune Comte de Caltagirone, frère de François II. L'enterrement du Prince, organisé par les zouaves, eut lieu à minuit et respecta la défense de s'assembler en raison de la contagion ; mais « huit soldats portaient le cercueil, suivis des lieutenants de Résimont et de Gastebois l'épée nue à la main » (Cerbelaud-Salagnac). La famille royale venait ensuite. De chaque côté de la rue, les soldats faisaient une haie d'honneur, une torche fichée dans le mousqueton.
L'abbé Daniel s'est précipité pour assister ses soldats, tandis que le Grand Vicaire a fui. Chez les officiers du Saint-Père ce fut une émulation, on pourrait presque écrire un engouement, d'aller à Albano ; Charette s'y rend plusieurs fois, Kanzler, Zappi, Allet y vont par deux fois. Tous, aux zouaves, sont volontaires pour Albano.
Ce fut, dans toute l'Europe catholique, un concert de louanges. Les libéraux faisaient plus de bruit que les autres, heureux pour une fois de paraître admirer ces mercenaires dont ils faisaient mine de ne point apprécier les goûts belliqueux.
#### La campagne de 1867.
Au cours de cette année 1867, la perspective de nouveaux combats va faire affluer les volontaires.
Voici la composition du régiment au 8 mars 1867 : 601 Français, 465 Belges, 818 Hollandais, 149 Italiens (presque tous musiciens) ; en outre, 97 hommes se partagent en 15 nationalités diverses. Soit, au total, 2 130 engagés, y compris les 56 officiers et les 200 sous-officiers.
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En octobre 1867, l'effectif atteindra 3 500 hommes grâce à la recrudescence des engagements :
Tout ce mois d'octobre sera occupé en combats contre les garibaldiens encouragés en sous-main et parfois encadrés par les officiers piémontais. Les zouaves se battent sans arrêt le long de la frontière, à Bagnorea au nord, du 3 au 5 octobre ; à Subiaco au sud, le 11 ; à Monte Libretti au centre, le 13 ; puis à Nerola le 18 et à Farnese le 19 ; à Viterbe le 24 et à Monte Rotondo les 26 et 27. C'est un harcèlement continu et l'occasion de faits d'armes multiples qu'on ne peut conter en détail.
A Bagnorea, tandis que les garibaldiens, pourchassés, fuient par les fenêtres du couvent de San Francesco, un zouave, sans doute quelque hobereau de l'ouest, plaisante :
-- « Ils se moquent de nous parce que nous descendons des Croisés... Ils en descendent bien mieux que nous. »
A Farnese, le lieutenant Dufournel a mis ses gants blancs pour s'élancer d'un bâtiment cerné. Il tombe et les valeureux garibaldiens s'acharnent à coups de pied et de crosse. On le relève avec 14 blessures dont 8 fractures provenant de coups, mais il a sa connaissance et dit au Père de Gerlache : « Je suis heureux de voir couler tout mon sang pour la gloire de l'Église. »
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Du 22 au 24 octobre, c'est l'émeute de Rome, avec ses assassinats, ses bombes, ses affrontements. Garibaldi a décidé d'attaquer Pie IX, « le Vampire de l'Italie », en son centre.
La population est plutôt favorable à l'unité, mais son courage ne va pas jusqu'à se battre. Elle compte les coups et se terre.
Le 23, la caserne Serristori, où sont logés les zouaves, saute. L'attentat fait 24 victimes parmi les soldats et indigne les honnêtes gens.
Kanzler procède à quelques exécutions sommaires qui ramènent le calme, provisoirement du moins, car toute cette agitation est la preuve d'une concertation, d'une volonté qui dirige, et l'on peut penser que l'envahissement général du Latium est proche.
De fait, Victor-Emmanuel se réjouit des manœuvres de Garibaldi, et songe à occuper Rome, pour protéger le Pape, comme le lui prescrit la Convention de septembre.
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Le péril est si grand et si bien perçu que le 2^e^ bataillon des zouaves garde la Place Saint-Pierre le 27 octobre et cantonnera dans les escaliers du Vatican, baïonnette au canon, jusqu'au 28.
Enfin, le mardi 29, un nouveau corps expéditionnaire français, commandé par les généraux de Failly et Polhes, débarque à Rome, le Maréchal Niel ayant décidé l'Empereur à ce sursaut d'honneur.
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La bataille décisive eut lieu à Mentana, à quelque trente kilomètres de Rome, le dimanche 3 novembre. C'est un petit village, sur la hauteur, dominé par le château Borghese. A gauche des bois, à droite des vignes en coteaux, montant vers la villa Santucci, le tout est occupé par 10 000 garibaldiens.
On se bat déjà dans les bois sous les ordres de Courten avec trois compagnies de zouaves, lorsque Kanzler lance quatre compagnies à l'assaut des vignes sous les ordres de Charette. On escalade avec peine les pentes rocailleuses au travers des vignes, le tir est précis et meurtrier, mais les soldats du Pape avancent vers la seule grande victoire de leur carrière.
Derrière la bataille, sur la colline à l'ouest Kanzler en perd son calme, de même que le Comte de Caserte, frère du Roi de Naples, qui se tient à ses côtés.
Quel beau spectacle ! les clairons sonnent, les tambours battent, les zouaves crient « Vive le Pape Roi » ; ils chantent ils tirent, ils glissent, ils meurent, mais ils gagnent du terrain.
Charette les devance à cheval avec Lambilly. La bataille est son affaire. Il ne se tient plus de joie et presse son cheval. Aux zouaves qui s'essoufflent et lui crient : « Attendez-nous », il répond :
-- Venez, ou j'y vais seul.
A ce moment six compagnies de 100 zouaves attaquent les pentes Santucci. Ce sont des jeunes soldats, presque des enfants, mais leur courage les élève d'un coup au rang de guerriers. Ils trouvent encore le temps de rire, et c'est là croyons-nous qu'un soldat, apercevant un de ses cousins, lui cria : « Tu imagines la tête de nos créanciers s'ils savaient où nous sommes. »
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Les vignes et la villa furent prises. Garibaldi jugeant alors la partie perdue, s'empressa de s'enfuir en laissant l'ordre à ses lieutenants de continuer la lutte.
Il restait à prendre le village lui-même et Kanzler pressa le mouvement pour en finir avant la nuit, engageant la brigade de Polhes pour soutenir zouaves et carabiniers.
Le lendemain matin, les derniers garibaldiens réfugiés dans le château mirent bas les armes. Chez Garibaldi on compte 1 000 tués et 1 500 prisonniers. Chez les zouaves, 28 morts ; parmi eux on relève un jeune anglais de 16 ans, Watts Russel, et Jacques de Cathelineau, âgé de 20 ans. C'est le trente-troisième Cathelineau mort en combattant la Révolution.
Après la victoire, le triomphe eut lieu le 6 novembre à l'occasion du retour des troupes à Rome. Kanzler et Failly s'avancent, suivis des états-majors français et pontifical mélangés ; ensuite Courten et ses dragons, puis Allet et ses zouaves, et enfin la brigade Polhes.
Les chevaux s'affolent sous les vivats et la pluie de fleurs qui accueillent les vainqueurs. Place Termini le Roi et la Reine de Naples, sur une estrade, saluent ; puis la troupe fait halte et se range devant le palais de Grégoire XIII, Failly la passe en revue ; imité par les sept généraux qui le suivent, il se découvre en arrivant à la hauteur des zouaves.
Enfin, le 8 novembre, Pie IX voulant donner l'absoute à l'office funèbre, ne peut chanter l'oraison et dut retourner à son trône en sanglotant.
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Le résultat moral de la campagne d'octobre et novembre 1867 fut immense. Au Canada, des bureaux d'engagement furent ouverts, qui fourniront au Saint-Siège près de 500 soldats.
Surtout, la victoire de Mentana et la participation des troupes françaises rendent impossible une nouvelle tentative en force. L'ennemi devra se contenter de coups d'épingles.
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En octobre 1868 un avis anonyme, placardé sur les murs du mess des officiers, annonce qu'il va sauter. Dès ce jour, et pendant plusieurs semaines, tous les officiers y prennent leurs repas bien que la nourriture y soit fort mauvaise. Pour l'anniversaire de Mentana, Kanzler et Courten ont la crânerie d'y offrir un grand dîner.
Le 24 novembre 1868 furent exécutés deux des révolutionnaires qui avaient fait sauter la caserne Serristori. Tous deux moururent chrétiennement, demandant au Colonel de Charette, qui commandait les troupes, de les embrasser en signe de pardon. Les familles reçurent le fruit d'une collecte faite à l'intérieur du régiment.
En avril 1869 on fête somptueusement les noces d'or sacerdotales de Pie IX. Illuminations, fêtes, carnaval de fleurs, revues des troupes se succèdent pendant une semaine. Le Roi Victor-Emmanuel crut devoir faire cadeau d'un somptueux calice (sic !), mais le prêtre chargé de le remettre au Pape eut peur d'un incident et le déposa au bureau destiné à recevoir les petits présents anonymes... on s'en gaussa chez les zouaves.
Enfin le 8 décembre 1869 s'ouvre le Concile du Vatican, qui proclamera le 18 juillet suivant le dogme de l'infaillibilité pontificale. Ainsi, au moment où le Pape paraît le plus faible, alors que certains pensent qu'il est le dernier Pontife suprême, en dépit des réticences de certains, en dépit même des imperfections humaines du Pape Mastaï, voilà qu'est affirmée la primauté du Siège de Rome en même temps que la mission propre à Pierre de diriger l'Église et de confirmer ses frères dans la Foi.
#### La prise de Rome.
Le même jour la France déclarait la guerre à l'Allemagne. Le Roi d'Italie, sollicité de se joindre à nous, exigea le retrait de la garnison française cantonnée à Civita Vecchia. Le duc de Gramont s'y montra opposé, déclarant :
-- On ne défend pas son honneur sur le Rhin, en le perdant sur le Tibre.
L'Italie demeura neutre, mais le 5 août le corps expéditionnaire se rembarqua, malgré les promesses.
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Le 4 septembre, l'Empereur avait abdiqué, la France envahie proclamait la république, mais déjà la défaite était moralement consommée.
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Victor Emmanuel propose au Pape d'occuper le Latium pour y *maintenir l'ordre*, mais assemble 70 000 hommes sous les ordres de Cadorna avec mission avouée d'occuper Rome.
L'envahissement par le nord est immédiat. Les 9 000 pontificaux se replient vers Rome, abandonnant Viterbe et Civita Vecchia. A Civita Castellana, Résimont oppose une magnifique résistance, mais doit se rendre.
Enfin, le 20 septembre à 5 heures du matin, la bataille de Rome commence. « Je désire une défense honorable », avait commandé Pie IX avant de se retirer pour prier.
L'attaque est générale au Nord et à l'Est. La brèche est faite dans le mur d'enceinte entre la Porta Pia et la Porta Salara. Allet, Charette, Lambilly, Couessin, Gastebois, Troussures, du Reau, beaucoup des anciens sont au premier rang. C'est bien l'hallali, mais du moins les zouaves savent finir en beauté. Ils luttent comme des lions, pleurent de rage mais chantent l'hymne à Pie IX. 4 000 obus ont été tirés sur la ville, 74 pontificaux sont tués ou blessés, tandis que 1 000 assaillants sont hors de combat.
Enfin à 10 heures, le drapeau blanc paraît au dôme de Saint-Pierre ; personne ne voulant le voir, il faut envoyer des dragons porter l'ordre d'arrêter la lutte. Les officiers exigent des ordres écrits qu'ils reçoivent peu après. C'est fini.
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Les troupes du Pape se replièrent tristement vers la Place Saint-Pierre où elles bivouaquèrent.
Le lendemain matin, 21 septembre 1870, Pie IX parut à une fenêtre dans l'intention de les bénir, mais accueilli par une immense clameur « Vive Pie IX ! Vive le Pape Roi ! », il s'évanouit.
Désormais, il n'y a plus à Rome qu'un vieux Pontife de 80 ans, prisonnier d'un Roi qui se prétend catholique.
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Une fois encore, dans l'histoire des hommes, le droit a été vaincu.
#### Le retour en France.
Le jour même de la capitulation de Rome, le général italien Cadorna avait reçu notre chargé d'affaires, M. Lefebvre de Behaigne, et lui avait annoncé que les zouaves français étaient libres, ajoutant :
-- Je suis heureux, personnellement, de payer ce tribut d'estime à leur courage.
Ils furent transportés à Civita Vecchia, puis embarqués à bord de l'Illysus qui les amena en rade de Toulon le 27 septembre 1870.
Ceux qui revenaient ainsi étaient au nombre de 1200. Il y avait là, outre quelques éléments de la Légion Romaine, tous les zouaves français présents au siège de Rome avec leurs officiers. Malgré leur nombre presque risible dans sa modestie, il s'agissait de militaires particulièrement aguerris et remarquablement disciplinés. Tous étant, au surplus, volontaires et chrétiens, on n'y connaissait point de lâches ni de médiocres. C'était donc les restes d'une des meilleures troupes d'Europe qui débarquaient en France, en une heure grave pour notre pays, avec la volonté de se joindre aux défenseurs de la patrie.
Dès à bord de l'Illysus, Charette, qui est maintenant le plus haut gradé français du régiment, a exprimé à tous son souhait de les garder groupés, afin de maintenir entre eux les liens créés par dix ans de fraternité.
Il faut, aujourd'hui, qu'ils servent la France tous ensemble, afin de demeurer unis pour le cas où le Pape aurait à nouveau besoin d'eux par la suite. Enfin -- mais ce ne fut pas exprimé -- Henri V les trouverait un jour à sa disposition s'il y avait lieu.
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Le gouvernement français, de son côté, n'éprouve aucune répugnance à utiliser cette force légitimiste et catholique, car il redoute surtout une tentative bonapartiste.
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Prévenu donc, par un télégramme envoyé du bateau, des souhaits des anciens zouaves, nul ne fera d'objections, sauf à trouver une formule qui convienne à tous. Ainsi, dès avant le 1^er^ octobre, les zouaves sont amenés à Tarascon, y compris quelques étrangers qui ont suivi leur sort, et désirent ne pas les quitter.
Tandis qu'une première commande de 657 chassepots est signée par le ministre pour leur être envoyés, Charette est convoqué à Tours, où siège le gouvernement.
Le 5 octobre, arrive à Tarascon l'ordre de rallier Tours. Le surlendemain, Charette reçoit un brevet de *Lieutenant-colonel Commandant le corps franc dit Légion des volontaires de l'ouest*, brevet qui lui confère la qualité de belligérant.
Ce nom de « Légion des volontaires de l'ouest » avait été difficile à trouver, et c'est le général Lefort qui, devant le ministre Crémieux, le suggéra, Zouaves pouvant prêter à confusion avec les troupes d'Afrique, et *pontificaux* n'ayant plus sa raison d'être. Crémieux accepta.
Le gouvernement français reconnaissait aux Volontaires de l'Ouest la liberté de discipline intérieure et le maintien de la hiérarchie existante, chaque officier recevant un brevet de son grade et chaque homme un livret militaire. En outre, les magasins étant vides, ils conservaient leur uniforme. Enfin, on leur accordait la liberté de recrutement parmi les valides non appelés, c'est-à-dire les mariés de plus de 25 ans et les célibataires de plus de 50 ans.
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Hélas, tous ces pourparlers qui n'avaient pourtant point traîné, avaient demandé huit jours, et pendant ce temps la vie était morose à Tarascon, le logement infâme et l'approvisionnement insuffisant ; mais, de plus, il fallait supporter les quolibets des Tartarins radicaux du coin. Enfin, et surtout, les trains amenant les troupes qui débarquaient d'Afrique passaient par Tarascon et les nouvelles de la guerre étaient chaque jour plus mauvaises.
Ces conditions n'étaient pas de nature à encourager la patience de soldats comme les zouaves. Aussi, lorsqu'arriva l'ordre de rallier Tours, restait-il à peine trois cents hommes, les autres s'étant engagés dans divers corps.
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Heureusement, parmi ceux qui avaient tenu bon, se trouvaient tous les officiers et sous-officiers ainsi que les meilleurs soldats.
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Ainsi donc, au soir du 7 octobre, la Légion des Volontaires de l'Ouest commence sa vie avec un effectif misérable mais, au cœur, la plus haute fierté qui se puisse imaginer et la noble ambition de se dévouer, au besoin de se sacrifier, pour la Patrie.
Les Comités de Saint-Pierre qui, naguère, recrutaient pour le service du Pape, vont continuer leur métier et recruter pour la France. Les journaux conservateurs passent un avis de Charette : « ...Je viens faire appel aux hommes de cœur de toute la France... J'avertis que je veux former un corps sérieux où régnera la plus grande discipline... Le régiment des zouaves se consacrera à la France comme il s'est dévoué à l'Église. » Et il ajoute : « Le Ministre de la Guerre nous fait l'honneur d'envoyer trois de nos compagnies aux extrêmes avant-postes ».
Heureuse époque, où pareille péroraison fait affluer les volontaires ! Séminaristes de Saint-Brieuc et de Poitiers, paysans de l'ouest, vieillards comme le marquis de Coislin qui a plus de 60 ans et fut à la garde royale sous Charles X, gamins comme le jeune de Salles qui n'a pas 15 ans et Marcel Tybur qui en a juste 14, tous répondent à l'appel et s'engagent avec enthousiasme.
La Rochejaquelein écrit : « Un jeune Montalembert (de 19 ans) me tourmente pour aller s'engager dans vos volontaires. »
On voudrait les citer tous, car chacun fut un héros. Qu'il soit permis, du moins, de résumer leur état d'esprit, en reproduisant la lettre envoyée à Charette par le comte de Bouillé, descendant de Bonchamps :
« *Mon cher ami, nous arrivons trois nous mettre sous tes ordres : Jacques* (*son fils*)*, moi et mon cocher... Au reste, c'est pour être soldat sous ton commandement que je prends le chassepot. Sois bien sûr que nulle part, un colonel n'aura de soldat plus discipliné, et que je ne me permettrai plus de te tutoyer. En attendant, je t'embrasse et suis pour toujours tout à toi. F. de Bouillé*. »
225:147
Les anciens de Rome affluent ; les nouveaux se multiplient. L'atmosphère est à la croisade et les dévouements ne font point défaut.
La vieille France, la vraie, s'honore d'aller au combat, toutes classes sociales mélangées, dans un élan et un coude à coude peut-être jamais vu depuis les guerres de Vendée. D'anciens officiers supérieurs redeviennent simples soldats pour la fierté de s'engager aux Volontaires de l'Ouest, et saluent respectueusement le nègre Kaman, l'ancien de Rome, qui est maintenant sergent au 3^e^ bataillon.
L'évêque de Vannes écrit dans un mandement : « A plus tard les discussions politiques ! Guerre à outrance... Venez en aide aux Volontaires de l'Ouest, cette légion bénie du Ciel. »
Le 14 novembre, d'Albiousse signale 50 engagements par jour. Dans le même temps, M. de Farcy, un des recruteurs, envoie 500 hommes équipés aux frais de son Comité, et s'occupe de procurer des chevaux.
En face de cette affluence, il faut multiplier les commandes d'uniformes, fabriqués dans des draps médiocres, alors que l'hiver approche. Au prix de discussions infinies, on parvient à réunir les fournitures, l'armement, l'approvisionnement, à assurer le logement, etc.
#### Les combats.
Rappelons que la Légion a été fondée le 7 octobre. Désormais, ses éléments seront utilisés à des missions de retardement, ou comme fer de lance pour tenter des percées. A chaque combat auquel elle participera, elle aura le poste le plus exposé car bien vite, en France comme à Rome, les Volontaires de l'Ouest sont devenus une troupe d'élite, grâce au merveilleux officier instructeur qu'était M. de Troussures.
Dès le 10 octobre (soit 21 jours après la prise de Rome !) le Capitaine Le Gonidec est engagé au nord d'Orléans, à Cercotte, pour retarder l'avance ennemie, avec dix officiers et 180 hommes. En route, ils apprennent le maniement des chassepots et, deux heures durant, ils contiendront 1400 cavaliers et soldats bavarois, perdant près de cent hommes et six officiers.
226:147
Les historiens allemands citent presque tous le brave capitaine Le Gonidec. Gambetta, toujours excessif, voulait le faire général, mais Charette n'accepta pour lui que le brevet de commandant.
\*\*\*
Le 22 novembre, à Bellème, près de Nogent-le-Rotrou, le général Jaurès fait appel au commandant de Couessin, avec six compagnies, pour barrer la route aux fuyards et les ramener au combat.
Depuis le matin les Volontaires de l'Ouest sont sur pied et n'ont pas mangé mais, à six heures du soir, ils stoppent les Allemands et permettent à Jaurès de regrouper ses troupes.
\*\*\*
A Brou, le 24 novembre, le général de Sonis, nouveau commandant du XVII^e^ corps d'armée, engage les Volontaires de l'Ouest pour contenir les armées du Grand Duc de Mecklembourg qui attaque vers Tours.
Sonis conduit lui-même l'attaque. Il est « irradié de bonheur » et lance la Légion au cri de « Vive la France ». Parvenus en haut d'un mamelon et exposés à un tir intensif, les Volontaires reçoivent l'ordre de se coucher. Seuls restent debout les officiers et le vieux Coislin. Le Gonidec lui renouvelle l'ordre, de façon impérative mais Coislin rétorque :
-- Lorsqu'un gentilhomme se couche, surtout à mon âge, c'est pour mourir ! ([^114])
La Légion eut ce jour-là trois morts et onze blessés.
\*\*\*
Et voilà venu le moment de raconter Loigny, la journée qui, sans doute à tort, a éclipsé toutes les autres. Il faut s'y arrêter, car tant d'héroïsme y fut déployé que, la France n'eût-elle que cette bataille dans son histoire, nous serions une fière nation.
227:147
Le 1^er^ décembre donc, Sonis et Charette cheminent vers Saint-Peravy-la-Colombe, à trente kilomètres au nord d'Orléans et à dix au sud de Loigny. Le froid est descendu à moins quinze, mais Sonis note simplement : « Nous parlions des choses de Dieu. »
On entend la messe du 1^er^ vendredi du mois, célébrée par le R.P. Doussot, dominicain, aumônier des Volontaires. De nombreux officiers et soldats communient derrière leurs chefs ; enfin le Père Doussot donne une absolution générale avant de confesser ceux qui le désirent.
Nul ne pourrait dire, parmi ceux qui sont là, s'il va se battre pour Dieu ou pour la France, car dans l'esprit de tous, ces deux causes n'en font qu'une.
Dans l'altitude des âmes en cet instant, Sonis se plaint de ne pas avoir un drapeau comportant quelque marque religieuse, et Charette lui présente la bannière du Sacré-Cœur qui lui a été récemment confiée. Sur soie blanche, elle porte d'un côté un Cœur de Jésus, surmonté de flammes avec la mention *Cœur de Jésus sauvez la France *; sur l'autre face *saint Martin, Patron de la France, priez pour nous*.
La bannière a été brodée par les religieuses visitandines de Paray-le-Monial à la demande de Mlle de Musy, puis expédiée à M. Dupont, dit le saint homme de Tours, avec mission de la faire parvenir au général Trochu qui défend Paris ou, à défaut, à un corps de Volontaires de l'Ouest. Paris étant investi, M. Dupont l'a remise à Charette, chez la duchesse de Fitz-James, le 7 octobre au soir, le jour même où Crémieux venait justement d'autoriser le nom de Volontaires de l'Ouest qui sembla correspondre providentiellement au vœu des Visitandines ([^115]).
L'oriflamme avait passé vingt-quatre heures sur le tombeau de saint Martin pour y être, en quelque sorte, béni et sanctifié.
Lorsque Sonis l'eût examiné, il le rendit à Charette en lui commandant de l'arborer à la tête des Volontaires « qui sont dignes de le porter », mais de le montrer seulement lorsque commencera le combat « car alors personne ne ricanera devant une bannière de procession ».
228:147
Voilà les hommes ; voilà le drapeau. Et maintenant, voici le combat. Imaginez la plaine de Beauce en décembre ; pas un boqueteau, pas un repli, uniquement des labours désolés et nus. La température a encore baissé et atteint moins vingt. En haut d'un léger vallonnement, le village de Loigny, précédé d'un tout petit bois d'acacias et de lilas, *le bois Bourgeon*, occupé par les troupes du Grand Duc de Mecklembourg.
Il est quatre heures du soir. Le 51^e^ régiment de la brigade Charvet flanche et se tasse dans la glèbe pour échapper au feu des 1500 mecklembourgeois dissimulés dans le bois.
Sonis, indigné, les traite de lâches tandis que ses spahis les frappent du plat de leurs sabres. Rien n'y fait.
Alors, de toute la vitesse de son cheval, le vieux chef se dirige vers son ultime réserve, les trois cents Volontaires de l'Ouest.
-- Messieurs, j'ai besoin de vous. Déployez votre drapeau et montrons ce que valent des hommes de cœur et des chrétiens.
C'est une extraordinaire image d'Épinal. Sonis, képi à la main, debout sur ses étriers, salue de l'épée, puis se signe pieusement, tandis que s'élève la bannière, encore inconnue de la plupart. Les clairons sonnent au drapeau et le Père Doussot court le long des rangs, crucifix à la main, bénissant les hommes.
Dans l'atmosphère inouïe de cette minute chrétienne, un volontaire breton tombe à genoux et confesse publiquement un vol commis dans son village.
Le Colonel dit à un jeune volontaire un peu ému : « Tu vas voir, mon petit, la jolie danse. »
Plus loin, le commandant de Troussures, qui sera mort dans quelques instants, se jette au cou de Sonis en s'exclamant :
-- Merci, mon général, de nous mener à pareille fête ! Un volontaire notera que *l'air était comme* *embaumé de vaillance.*
Alors, la petite troupe s'ébranle, derrière Sonis, Charette et Troussures. Sans tirer pendant 1500 mètres, sans prendre garde à la mitraille qui jaillit du bois Bourgeon au point d'en faire une ligne rougeoyante dans le jour qui descend, ces chevaliers français avancent jusqu'à cent mètres du bois, puis brutalement, tirent et foncent en avant aux cris de *vive le Sacré Cœur, vive la France et vive Pie IX.*
229:147
Sans y penser les zouaves ont poussé leur cher vieux cri et acclamé leur Pape-Roi, prisonnier dans Rome. C'est vraiment la fête pour eux tous !
Mais déjà Sonis s'écroule et exige qu'on le laisse sur place. En avant !
Verthamon, qui porte la bannière, tombe blessé pour la seconde fois. Traversay tombe en voulant la saisir. Bouillé père se précipite, mais tombe, à son tour, foudroyé. Édouard de Cazenove reçoit une balle qui lui brise le bras, c'est alors que Jacques de Bouillé élève à nouveau le Sacré-Cœur au-dessus des combattants.
A ce moment Troussures est tué déjà, Moncuit et Ferron sont blessés.
Le Clairon Léon Tulasme a le bras fracassé mais ramasse son instrument de la main gauche et sonne la charge, courant avec ce bras brisé qui lui cause une insoutenable douleur.
La bannière flotte toujours, tandis que refluent prussiens, mecklembourgeois et bavarois. Le bois est traversé et dans le village, maison par maison, on déloge l'ennemi.
Le Capitaine de Gastebois est tué, mais a le temps de demander : « Écrivez à ma mère que j'ai communié ce matin. »
Hélas, tant d'héroïsme ne reçoit pas sa récompense, les troupes qui devaient assurer la trouée sur Paris n'étant pas arrivées ; ni le 16^e^ Corps, ni les 10 000 hommes du général Deflandre ne se montreront. Pourtant, par cette charge folle l'armée de la Loire a eu le temps de se replier et de se reprendre. Elle est sauvée.
En commençant la retraite vers le bois, Jacques de Bouillé est tué, et Charette blessé ainsi que l'un de ses frères ; on les dira morts. MM. Wetch, du Bois Chevalier et de La Bégassière sont gravement atteints. Villebois-Mareuil, du Bourg, Maquillé, Traversay, Kersabiec sont tués. Au total 96 morts et 122 blessés sur 300 combattants.
La bannière, passée par plusieurs mains, est enfin sauvée par Le Parmentier, puis emportée par le sergent-major Landeau et cachée sur la poitrine du Père Doussot. Ainsi dira-t-on plus tard :
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« Le drapeau reposa le soir de la bataille sur un cœur de prêtre, après avoir été baigné du sang des martyrs. »
Et la nuit coule sur les blessés. La température est rigoureuse. La neige tombe, recouvrant les hommes dont elle étouffe les plaintes. Sonis réconforte ses voisins et assiste le capitaine de Ferron qui meurt sur son épaule.
Une partie de la nuit, la Vierge le réconfortera de Sa présence, joignant le miracle à l'épopée.
Quelques jours plus tard, le commandant d'Albiousse, qui remplace provisoirement Charette, lancera un magnifique ordre du jour dans lequel on peut lire ces lignes dignes d'un pareil régiment : « ...Nous ne pouvons pas, et nous ne devons pas nous décourager. La guerre que nous subissons est une guerre d'expiation... C'est par un acte de foi que la France sera sauvée, et tant qu'il y aura dans notre pays un crucifix et une épée, nous avons le droit d'espérer. »
\*\*\*
Les Volontaires participèrent encore (10 et 11 janvier 1871), à Yvré-l'Évêque, près d'Auvours, à la défense du Mans, sous les ordres du général Gougeard, un ancien marin, qui fera donner les hommes en leur criant : « En avant, Messieurs, pour Dieu et la Patrie ! Le salut de l'armée l'exige ! »
Ce jour-là, le capitaine Lallemand, lui aussi ancien zouave, subit à bout portant une décharge qui le manque, et fait face, bras croisés, en criant : « Vous êtes des maladroits ! »
Il y eut encore pendant ces derniers combats 33 morts et 37 blessés.
#### La fin de la guerre.
Dans l'angoisse de la défaite, dans la rage de tant d'impéritie, dans la honte de trop de défections, la charge de Loigny a sonné en France comme un réconfort. Cette défaite a eu valeur de victoire et le gouvernement, affolé par la désorganisation générale, multiplia les faveurs aux Volontaires de l'Ouest.
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En janvier, la Légion reçoit successivement l'autorisation de recruter parmi les mobilisables, puis l'ordre de se regrouper à Rennes où on lui adjoint sept bataillons de mobilisés de Bretagne, ainsi que les corps de Lipowski et de Cathelineau. Charette, promu général, commande à 15 000 hommes et reçoit mission d'organiser une éventuelle défense de la Bretagne. Un instant, il songera à refuser l'armistice et à s'enfermer en Bretagne pour continuer la lutte, mais y renoncera rapidement.
Le 10 mars, Thiers veut faire venir la Légion à proximité de Versailles. Il a besoin de troupes sûres autour du gouvernement pour parer aux désordres qui s'annoncent. Il ne lui déplairait pas, au surplus, de compromettre dans une guerre civile ces catholiques et ces légitimistes qui deviendraient peut-être un péril une fois la paix retrouvée... Charette a percé l'intention, et refuse aussi nettement que le permet la discipline.
Le 20 mai la Légion est officiellement consacrée au Sacré-Cœur dans la chapelle du Séminaire de Rennes. Thiers n'avait pas renoncé à enchaîner ces hommes dangereux et voulut incorporer la Légion dans l'armée françaises ; mais il se heurta à un refus.
La dissolution des Volontaires de l'Ouest fut donc prononcée en août 1871, mettant le point final à beaucoup d'héroïsme, à beaucoup de sacrifices que n'avait point couronnés la victoire. Du moins, à Rome comme en France, ces hommes avaient défendu de justes causes et « versé allègrement leur sang » comme le dira un jour Bainville.
Il convenait de répéter leur histoire, un siècle après la prise de Rome, un siècle après Loigny, afin de se souvenir et de transmettre.
Car il y a cent ans, déjà.
Maurice de Charette.
Sources principales.
-- *Les Zouaves Pontificaux*, par G. CERBELAUD-SALAGNAC, éditions France-Empire 1963.
-- *Les Zouaves Pontificaux*, par le Comte Edgar de BARRAL, Librairie du Dauphin, 1932.
-- Archives privées de l'auteur. -- Nombreux articles et brochures.
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### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
#### 11 juin
Je me suis abonné depuis quelques mois à *Carrefour* pour ne pas risquer de manquer la chronique religieuse de Salleron, certainement l'une des meilleures d'aujourd'hui. Et d'abord, parce qu'il n'est pas coiffé par l'épiscopat, comme l'est si visiblement *La France Catholique*. Je ne dis pas assez : parce qu'il est plus libre que tels de nos amis, de pensée très sûre, mais qui, là où ils écrivent, ne peuvent pas dire tout ce qu'ils voudraient, et d'ailleurs, à ceux-là, point de reproche : ce qu'ils disent est beaucoup déjà et ils font œuvre utile. Mais la chronique de Salleron, c'est autre chose ; toujours substantielle autant qu'accessible ; inégalable, surtout, par l'art qu'il a, sans l'ombre de pédantisme, de mettre le doigt sur les erreurs théologiques où les rites nouveaux risquent de conduire, et déjà conduisent en effet certains. Un grand journaliste. Et quelle modération, lui qu'on me dit avoir mauvais caractère ! Trouver le moyen de rester déférent envers l'autorité en lui posant les questions les plus embarrassantes ! Il faudra que je prenne modèle sur lui.
Un vrai chef-d'œuvre, à cet égard, que sa *Lettre ouverte* d'hier *à S. Exc. Mgr René Boudon, évêque de Mende, président de la Commission internationale de traduction des textes liturgiques latins pour les pays de langue française* ([^116]). Question posée au destinataire, en substance :
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« Le texte de saint Paul, Phil., II, 6-11 déclarant que, quoique « en forme de Dieu », c'est-à-dire étant Dieu lui-même, le Christ « ne se prévalut pas d'être l'égal de Dieu », le *Nouveau Missel des dimanches* traduit : « Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu » : d'où résulte manifestement qu'il ne la détenait pas par droit de nature, puisque, s'il l'avait voulue, il lui aurait fallu la « conquérir de force ». Incontestable altération, par conséquent, de la pensée de saint Paul, qui, en cet endroit précis, affirme positivement la divinité du Christ, et non pas altération de peu de conséquence, le résultat en étant de ne plus faire du Christ qu'un homme, quoique si parfait qu'il est « l'image de Dieu ». Or, de ce texte qui ruine le fondement même de notre foi, vous êtes, Monseigneur, deux fois responsable : parce que le Nouveau Missel des dimanches porte votre imprimatur et en tant que président de la Commission internationale de traduction des textes liturgiques latins pour les pays de langue française. Admettons que l'altération vous ait échappé : qu'allez-vous faire, maintenant que la présente lettre l'étale sous vos yeux en même temps que sous ceux du public ? »
Ce que va faire Mgr René Boudon ? Mais la sourde oreille, bien sûr. Je me mets à sa place : il se sera demandé quel est le parti qui lui attirera le moins d'ennuis. Prétendre que le texte incriminé est d'une irréprochable orthodoxie, bien difficile, quoique le papier souffre tout : la démonstration de Salleron est trop péremptoire. Et dangereux aussi, pour exposer à une réplique qui multiplierait les curieux, lesquels pourraient bien ne pas donner tort à la plainte. Mais pas moyen non plus de lui donner raison et de convenir loyalement de la bévue : ce serait jeter le discrédit sur un *Lectionnaire* adopté par tous les évêques de langue française, ayant eu l'approbation de la Commission internationale et de la Congrégation pour le culte divin, et quel tapage alors parmi les collègues (puisque c'est ainsi que s'appellent les membres d'un collège) ! Car l'épiscopat est comme Mussolini : *ha sempre ragione*. Non certes qu'il le pense, nos évêques n'ont pas tant de fatuité, mais il est bienfaisant que les fidèles le croient ; l'idée que leurs pasteurs peuvent se tromper jetterait le trouble dans les âmes. Motus donc : tout bien considéré, c'est le moins périlleux. Dans quelques semaines, personne n'y pensera plus ;
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puis, un peu plus tard, n'importe à quelle occasion, pourvu qu'elle ne rappelle pas l'accusation portée, l'épiscopat en corps professera solennellement qu'il est de foi de croire à la divinité de Jésus-Christ et nul ne pourra plus le soupçonner de la mettre en doute.
Je raisonne dans l'hypothèse où Mgr Boudon reconnaîtrait *in petto* l'erreur commise et, seulement prisonnier de la machine collégiale, ne voudrait pas en convenir. Mais il se pourrait aussi que l'éminent président de la Commission internationale ne voie dans la protestation de Salleron qu'une de ces querelles de grammairien qu'il faut laisser aux amateurs de coupages de cheveux en quatre. Je ne dis pas que cela soit : je n'ai pas l'honneur de connaître Mgr René Boudon ni non plus de lumières sur l'étendue de ses connaissances théologiques et serais téméraire de rien affirmer, Mais il se passe de nos jours tant de choses surprenantes dans l'Église, singulièrement au niveau de l'Église enseignante, qu'il n'y est plus inimaginable qu'un évêque tienne pour équivalent de dire Jésus-Christ Dieu ou l'image de Dieu ; car, après tout, dans les deux cas, cet homme a quelque chose qui l'élève infiniment au-dessus des autres hommes et nous avons à régler notre conduite sur la sienne. La morale n'est pas intéressée dans l'affaire.
On voit même très bien les raisons qui peuvent faire préférer la seconde formule. C'est comme pour le « consubstantiel », comme pour la transsubstantiation : question d'intelligibilité. Car dire que Jésus-Christ est tout ensemble Dieu et homme, il faut bien avouer que cela fait difficulté : les deux notions sont si distantes l'une de l'autre que leur réunion en une même personne ne s'entend pas aisément. Mais qu'on le dise l'image de Dieu, tout le monde comprend tout de suite. C'est donc la bonne formule pastorale, puisqu'elle rend le christianisme plus facilement acceptable à l'intelligence moderne.
Seulement, ce n'est plus le christianisme, religion qui comporte essentiellement des *mystères*, c'est-à-dire des vérités auxquelles nous n'aurions jamais pu atteindre par nos propres forces et dont l'intelligence complète elle-même nous est inaccessible, encore que nous ayons le pouvoir de montrer qu'elles ne contiennent pas d'absurdités et, davantage, qu'au cœur de ces ombres que notre regard ne percera qu'une fois divinisé, déjà brillent les seules clartés qui puissent nous rendre notre nature moins inintelligible ;
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vérités, donc, qu'il est pleinement raisonnable de croire, puisque nous sommes hors d'état de les démontrer, sur la parole de Jésus-Christ.
Mais l'homme moderne, enivré des pouvoirs qu'il s'est découverts, refuse tout ce qui les passe. Point de mystères, point de surnaturel, il faut que tout se puisse expliquer, tout être ramené au niveau de notre intelligence. Ce naturalisme foncier a même fait un progrès des plus remarquables depuis un peu plus d'un demi-siècle, absorbant de plus en plus, sous couleur de compréhension, le fait religieux. Le rationalisme d'avant-hier rejetait purement et simplement le christianisme. Se flattant de plus d'intelligence, celui d'hier ne lui refusait plus que d'être la vérité de notre âge scientifique : il avait été celle d'une humanité moins éclairée et, comme tel, restait digne de vénération. Le rationalisme d'aujourd'hui va plus loin encore dans l'accueil c'est-à-dire dans la colonisation : il professe le christianisme, il s'y déclare docilement soumis ; mais c'est pour rendre le christianisme lui-même rationaliste. Il s'annexe jusqu'à notre foi.
#### 15 juin
Je lis dans *La Contre-Réforme* de mai (p. 11 *b*) que la communion dans la main aurait été arrachée à Paul VI par le cardinal Suenens au terme de deux heures d'entretien. C'est du moins ce que l'abbé de Nantes dit avoir appris à Rome et son informateur précisait qu'il y avait eu revirement de Paul VI : la décision du refus était déjà prise.
Je me méfie... Possible que ce soit ce qui se raconte au Vatican, et même qu'il n'ait pas été sans apparence que les choses se soient passées ainsi. Mais que l'ancienne règle aurait été maintenue sans l'intervention de l'épineux cardinal, je n'en crois rien. Paul VI n'est pas homme à se laisser retourner, il sait fort bien dire non quand il le veut (exemple : le serment antimoderniste supprimé contre l'avis général de la Curie). Je pense plutôt qu'il aura jugé avantageux de *paraître* céder à l'insistance. La communion dans la main heurte les traditionalistes : ils l'accepteraient moins difficilement s'il pouvait les persuader que lui-même n'y inclinait pas et qu'il ne l'autorisait que contraint et forcé.
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Mise en scène alors ? Je n'irais pas jusque là. Simplement, je doute d'un revirement réel de Paul VI.
Ou si l'on préfère :
Je ne conteste pas du tout que *Memoriale Domini* ne relève, Madiran l'a irréfutablement montré ([^117]), de deux inspirations opposées, la partie centrale du document étant contre la communion dans la main, à laquelle sont au contraire favorables l'introduction et la conclusion. Je pense que, si le document présente une incontestable duplicité (je précise pour épargner au P. de Lubac de s'y tromper : caractère de ce qui est double), cette duplicité ne s'explique pas par la succession de deux décisions contraires (car alors la seconde aurait effacé ce que la première avait d'incompatible avec elle) : je l'attribue à une seule et même décision, dont Paul VI a voulu qu'elle eût pour caractère essentiel de pencher simultanément de l'un et de l'autre côté.
Ou si l'on préfère encore (car on ne saurait prendre trop de soin pour être clair en matière aussi délicate et subtile) :
Je ne crois pas que Paul VI ait changé d'avis sur la communion dans la main. Je ne dis pas que l'initiative de l'innovation lui revienne, je n'en sais rien ; je crois seulement qu'aussitôt la question posée, sa volonté positive a été de permettre de recevoir le corps du Christ ainsi et même d'en répandre la pratique, tout en jugeant opportun, pour ne pas paraître trop révolutionnaire, de déclarer plus convenable la manière traditionnelle de communier : il maintiendrait donc, en principe, l'ancienne discipline, mais avec une clause qui permettrait de ne pas l'observer. Il faudrait tout de même s'aviser que les faits sont plus dignes de foi que les paroles et ne pas refuser d'entendre ce qu'ils disent ici très clairement. Rien de plus caractéristique des méthodes de gouvernement de Paul VI que la façon dont il a conduit l'opération.
1\. -- Pour commencer, consultation de tous les évêques de l'Église latine : faut-il, outre la manière traditionnelle, autoriser la communion dans la main ? Consultation entreprise par esprit démocratique, parce que, quoique de tempérament autoritaire et sachant fort bien ce qu'il veut, Paul VI tient à demander l'avis des évêques pour donner à ses décisions l'apparence d'être prises collégialement ?
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Sans doute. Mais la conséquence doit bien aussi être retenue, qui était de faire d'une innovation encore étroitement localisée une question posée à l'Église universelle. La communion dans la main ne faisait problème de quelque urgence qu'en Hollande et peut-être en Belgique (elle ne le faisait en tout cas pas en France). Supposé donc que Paul VI ne l'eût pas voulue, il répondait à un problème local par une solution locale, en évitant soigneusement d'étendre le débat aux pays, de loin les plus nombreux, où la question ne se posait pas, la pratique nouvelle ne s'y étant pas introduite.
C'est un premier signe de sa véritable intention qu'il ait fait juste le contraire.
2\. -- La consultation tourne mal : majorité absolue pour ne rien changer. Exactement : sur 2135 réponses, 567 *placet* (soit 26,5 %), 1253 *non placet* (57,7 %), 315 *placet juxta modum* (14,8 %) et 20 réponses nulles.
Donc, question réglée ? Oui, avec tout autre. Mais Paul VI s'entend à perdre les batailles gagnées, (je me place à notre point de vue, mais au sien c'est naturellement l'inverse). Il est démocrate, mais à la façon du général de Gaulle (je pense au premier referendum de l'Algérie) quand le corps électoral ne répond pas comme il le souhaitait, il respecte sa réponse en la tournant.
Pas de meilleur exemple que *Memoriale Domini :*
a\) le Souverain Pontife « ne pense pas devoir changer la façon traditionnelle de distribuer la sainte communion. »
Mais *in cauda :*
b\) « là où s'est déjà introduit un usage différent » le Saint-Siège « confie aux Conférences épiscopales la charge et le devoir de peser avec soin les circonstances particulières », etc., l'autorisation du Saint-Siège restant nécessaire pour valider leur décision.
3\. -- J'entends bien qu'il est parfaitement normal de promulguer une loi générale et d'y prévoir des cas d'exception. Encore faut-il qu'ils soient précisément motivés ; ou, laissées au bon plaisir de chacun, les exceptions se multiplieront et c'est la règle qui n'existera plus.
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D'où l'obligation, s'il y a une autorité chargée de leur donner son visa, qu'elle s'assure que les motifs invoqués rentrent bien dans les cas prévus. Il n'y en avait, en l'espèce, qu'un seul : « là où s'est déjà introduit un usage différent ».
Or, qu'avons-nous vu se passer pour la France ? Il était de notoriété publique que la pratique de la communion dans la main n'y existait pas, Paul VI ne pouvait l'ignorer.
Si donc, néanmoins, la Conférence épiscopale française demandait l'autorisation, que l'autorité chargée de l'accorder eût le souci d'appliquer la loi et elle ne pouvait faire qu'une réponse : « Mille regrets : la France ne rentre pas dans le cas prévu. »
Il est advenu tout le contraire : la communion dans la main a été autorisée en France. En vertu de *Memoriale Domini ?* Nullement : il aurait fallu qu'elle y existât. Elle y a été introduite en violation de *Memoriale Domini*. Autre signe indubitable de la volonté réelle de Paul VI.
Je ne prétends pas du tout que, par là, Paul VI ait commis ce qui s'appellerait, de la part d'un juge, une forfaiture. La communion dans la main n'a rien de contraire au message de la Révélation, Paul VI a parfaitement le droit de la permettre, même de la prescrire, en quelque lieu que ce soit, s'il l'y juge de l'intérêt de l'Église. Ce qui me gêne est le procédé : je n'arrive pas à trouver satisfaisant pour l'esprit de promulguer un décret et, tout juste huit jours plus tard ([^118]), de l'invoquer pour prendre des dispositions contraires à celles qu'il édicte. C'est se démentir bien vite. Il me semble qu'il eût été, comment dire ? plus net que, sur une si courte durée, les paroles et les actes fussent d'accord.
4\. -- Dernier temps de l'opération, qui confirme l'analyse ci-dessus : l'explication donnée, vraisemblablement sur ordre, par le préfet de la Congrégation pour le culte divin, à savoir le cardinal Gut, de qui les tendances traditionalistes sont connues : les « initiatives prises sans autorisation » se multipliaient, « on ne pouvait plus les arrêter, car cela s'était étendu trop loin » ; alors, « dans sa grande bonté et sa sagesse, le Saint-Père a cédé, souvent contre son gré » ([^119]).
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Contre le gré de Paul VI, la communion dans la main, quand la majorité des évêques y était opposée et que *Memoriale Domini* excluait qu'elle fût introduite en France ? Allons donc ! C'est nous faire plus nigauds que nous ne sommes. Et c'est aussi faire injure à Paul VI, de qui la faiblesse n'est certainement pas le défaut dominant.
Je préfère lui tirer mon chapeau. Magistralement joué.
#### 5 juillet
*L'Homme nouveau* de ce jour publie une conférence des plus remarquables du P. Gagnebet sur *L'infaillibilité du Pape et le consentement de l'Église à Vatican I*. J'y lis que « nous vivons un de ces moments douloureux » où « se réalise pour les fils de l'Église la prophétie du Christ : *Simon, Satan a* *obtenu de vous passer tous au crible comme le froment *». Et quelques lignes plus loin :
Le Christ voyait ces dangers qui nous menacent tous, Pasteurs et fidèles : *J'ai prié pour toi Pierre, afin* *que ta foi ne défaille pas*. Cette prière du Christ vaut pour le Pontife romain qui siège actuellement dans la chaire de Pierre. *Et toi, confirme tes frères.*
Soit trois paroles de Notre-Seigneur, tirées du même endroit de l'Évangile : Luc, 22, 31-34.
La première annonce que l'heure de la grande épreuve est venue.
La seconde assure Pierre que sa foi ne connaîtra pas de défaillance.
La troisième est un ordre.
Pleinement d'accord avec le P. Gagnebet pour penser que la première se vérifie éminemment aujourd'hui et que la *Profession de foi* illustre magnifiquement la seconde.
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Pour la troisième, son transfert dans notre temps n'y brille pas encore du même éclat.
Il est vrai que le P. Gagnebet ne l'a pas transcrite tout entière : *Et tu aliquando conversus confirma fratres tuos*. Deux mots omis. Et cette omission n'est pas la seule. Je viens de me reporter au passage : suit immédiatement, toujours sur les lèvres de Jésus, l'annonce du chant du coq.
#### 6 juillet
Qu'il faut donc de vigilance pour ne pas lire un texte souvent commenté d'un œil prévenu ! Ces paroles du Christ que transcrivait mon feuillet d'hier, le reprenant aujourd'hui, il me semble les comprendre pour la première fois. Et naturellement c'est le sens immédiat qui m'en échappait.
Je ne veux pas dire que l'Église ait tort de faire de la seconde -- « *J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas *» -- le fondement scripturaire de l'infaillibilité pontificale. La déduction est irréprochablement correcte, cette prière du Christ impliquant bien que Pierre restera ferme dans la foi et, de plus, la parole suivante -- « *Et toi, quand tu seras revenu, confirme tes frères *» -- énonçant expressément une conséquence ultérieure, *aliquando conversus*. Seule question dont il y aurait à débattre avec un protestant : si la promesse n'est faite qu'à Simon, fils de Jonas, et doit s'éteindre avec lui ou si « Pierre » ne désigne pas en la personne du premier pape tous ceux qui lui succéderont dans le gouvernement de l'Église... Vatican I a tranché, et sa décision ne s'impose pas seulement à notre foi, la critique elle-même y conduit : le passage de l'appellation de Simon à ce nom nouveau de Pierre que Jésus lui a donné -- *et super hanc petram*... -- est caractéristique.
Il n'empêche que, rapprochée de la première -- « *Simon, Satan a obtenu de vous passer tous au crible comme le froment *» -- c'est d'abord au proche avenir que cette seconde parole s'applique ; à l'épreuve que, dans quelques heures, pour ceux qui maintenant encore croient en lui, sera l'échec apparent de Jésus. Et, dès lors, ne faut-il pas conclure que jusque dans la cour de la maison du grand-prêtre, la foi de Pierre subsistait ? que dans le même instant qu'il paraît ne pas être des familiers de l'accusé, même alors l'intime de son cœur le lui disait aussi fermement qu'à Césarée « le Christ, le fils du Dieu vivant » ?
241:147
Grande leçon pour chacun de nous. La prière de saintes âmes a pu nous obtenir de demeurer fermes dans la foi, ce n'est pas une garantie contre d'autres défaillances. Point de pharisaïsme : nous aussi sommes des pécheurs, devons d'abord prier pour notre propre conversion. Reste que la vérité de notre foi ne dépend pas de ce que nous sommes, et, par suite, quels que nous soyons, c'est assez que nous ayons la certitude de cette vérité pour qu'elle entraîne l'obligation d'en témoigner. Nous ne vivons pas notre foi autant qu'il le faudrait ? nous ne faisons pas tout ce qu'elle nous commande ? Il n'est que trop certain. Mais la bonne manière de lever la contradiction n'est pas de ravaler notre langage au niveau de notre conduite, qui tendrait à tirer de ce que nous sommes la règle de ce que nous devons être ; elle est de faire effort pour régler notre conduite sur ce que nous savons la vérité et, comme tel, devons dire.
#### 14 août
*La Croix* publie l'allocution de Paul VI à l'audience générale d'avant-hier. Sur ce thème, très fidèlement résumé par le titre (tiré d'une des dernières phrases) : *Le renouveau de l'Église : Progresser,* *oui ; démolir, non*. Eh ! qui n'en tombera d'accord ? Il ferait beau voir que l'abbé Coache refuse de progresser ou que le cardinal Suenens émette la prétention de démolir ! Je suis moins sûr que ces deux notoriétés de l'Église d'aujourd'hui mettront les mêmes choses sous ces mots-là.
Allocution caractéristique de Paul VI par sa dénonciation simultanée, et avec la même force, des périls contraires de l'immobilité et du mouvement : progrès, oui, mais fidélité ; fidélité, oui, mais progrès ; point de rupture avec ce qui doit demeurer de ce qui nous a été transmis, étant de l'essence du christianisme ; mais point de refus des nouveautés, et même des changements, avec les abandons qu'ils entraînent, pourvu que l'essentiel soit préservé ; bref, comme on disait en d'autres temps, ni réaction ni révolution ; comprendre, simplement, que, pour mieux se conformer au message du Christ, « la religion a souvent besoin de réformes et toujours de perfectionnements », parce que « c'est seulement dans la vie future qu'elle atteindra sa pleine perfection ».
242:147
Au total, autant de vérités premières qu'en peuvent désirer les amateurs, au nombre desquels je me range, les tenant pour le fondement de beaucoup d'autres. Car il n'y a pas à dire, pas une proposition de cette allocution qui soit à contester, et j'entends bien que cela vaut mieux que de proférer des erreurs. Tout de même, par le temps qui court, c'est l'application qui aurait été instructive. Dommage qu'elle ne soit pas faite avec plus de précision. Et j'ai bien envie de généraliser le regret, tant la culture de l'équivoque sous couleur de garder l'équilibre entre les extrêmes est devenue de nos jours le procédé favori du monde ecclésiastique. Voir la récente déclaration de nos évêques, on se serait cru à Poitiers : « Fils, gardez-vous à droite ! Fils, gardez-vous à gauche ! » Et comme on les comprend ! Pas de meilleur programme qu'ils puissent afficher : pour être, de soi, manifestement judicieux et, pratiquement, n'engager à rien ; procurant à peu de frais les dehors de l'impartialité, sous le couvert de quoi toute liberté d'agir comme on l'entendra.
Je ne dis pas pour cela que cette façon de présenter la bonne voie comme la synthèse d'exigences contraires ne soit, de la part de Paul VI, qu'habileté : elle ne se retrouverait pas si constamment dans tout ce qu'il dit si d'abord elle n'était chez lui trait de nature. Et c'est bien aussi pourquoi son allocution se situe à un niveau intellectuel très supérieur à ce que nos évêques font rédiger par leurs bureaux. Quantité de formules excellentes, comme n'en trouve qu'un homme qui pense et cherche la plus juste expression de sa pensée, dont la démarche devient ainsi clairement lisible. Pour moi, je l'ai déjà dit, j'en vois le principe dans le désir de ne méconnaître aucune valeur authentique, d'où résulte que, quelque position que Paul VI considère, elle évoque en lui la position adverse, et que tout son effort est de dominer leur antinomie en retenant ce que chacune d'elles apporte de positif, non moins qu'en réprouvant les négations que l'une et l'autre ont le tort d'y lier. Et, mon Dieu, philosophiquement, c'est une démarche de l'esprit qui se défend très bien ; même éminemment recommandable, à la condition de n'y pas voir le dernier mot de la sagesse, le principal restant le critère de vérité, que la seule volonté d'accueillir tout ce qu'il y a de bon ne fournit pas.
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Le fâcheux est que, s'il faut louer, sur le plan de la pensée, le désir de ne méconnaître aucune valeur positive, en conclure qu'il y ait à tenir la balance égale entre les deux parties est, sur le plan de l'action, désastreux. Parce qu'il est bien rare que les périls que l'une et l'autre présentent soit en eux-mêmes d'égale gravité et que c'est manquer à la justice de ne pas mesurer la censure à la faute. Et parce qu'il n'est pas moins rare que, dans la situation donnée, ces périls opposés soient également pressants. Paul VI fait ainsi penser à un homme qui, menacé d'être emporté par l'inondation, passerait autant de temps à appeler les pompiers qu'une barque, pour la raison qu'il n'accepte pas plus de périr dans un incendie que noyé. Et encore, dans cette comparaison, les deux périls sont-ils l'un et l'autre mortels, la différence étant que le feu ne menace pas pour l'instant. Mais peut-on dire que les erreurs que Paul VI dénonce avec la même force soient comparables. Évidemment non. Cependant nous en sommes prévenus par cette allocution : si Paul VI juge à propos d'écrire l'analogue de *Pascendi* (et Dieu sait que ce n'est pas la matière qui manque !), son encyclique comportera deux parties d'égale importance, dont la première dira qu'il ne faut pas être moderniste et la seconde qu'il ne faut pas être intégriste. Résultat : chacun tirera le document de son côté, et ce ne sera qu'un coup d'épée dans l'eau.
Je ne dis pas assez : combattre avec une égale vigueur des erreurs opposées d'inégale gravité n'est pas seulement les laisser subsister l'une et l'autre en les renvoyant dos à dos ; c'est, en réalité, donner l'avantage à la plus grave en incitant à penser qu'elle ne l'est pas plus que l'erreur adverse, qu'elle n'est donc que vénielle, et en affaiblissant ses adversaires. De quoi la manière dont jusqu'à présent Paul VI a gouverné l'Église est la plus éclatante illustration pontificat dont l'histoire sera bien obligée de dire que les sept premières années -- quoi qu'il doive en être des suivantes -- furent marquées par un déferlement de l'hérésie et de l'indiscipline d'une ampleur que nul n'aurait imaginée quand le cardinal Montini monta sur le trône de saint Pierre.
Serait-ce donc qu'intimement, secrètement Paul VI souhaite le succès de l'hérésie ? Je l'écrirais si je le pensais mais on aurait tort d'aller jusque là, ce n'est certainement pas le cas.
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Il n'y a pas seulement la *Profession de foi*, il y a nombre de textes de même sens, -- cette allocution elle-même, -- et s'il est très sûr que Paul VI est éminemment l'homme des arrière-pensées, si maintes fois l'événement a montré qu'il pense fort au-delà de ce qu'il dit, là, mettre en doute sa sincérité ne serait pas seulement injurieux, la question n'est pas là : ce serait ne rien comprendre à sa psychologie. Alors pourquoi cette indéniable obstination à n'opposer à l'hérésie que des paroles, en même temps que, par ses actes, à lui ouvrir les voies en changeant tant de choses, qui sans doute ne sont pas essentielles, mais qu'il est périlleux de changer ?
Un explication me vient. Paul VI tient bien certainement à garder intact le dépôt qui lui a été confié, oui, pas l'ombre d'un doute, il ne cesse de l'affirmer et ce serait sottise de ne pas l'en croire ; mais il tient aussi, je ne dis pas plus encore, mais autant, à opérer ce renouvellement de l'Église qu'il juge nécessaire ; et il ne tient pas aux deux choses du même fonds. La garde de l'orthodoxie est son devoir de pontife suprême, comme elle fut le devoir de tous ses prédécesseurs, devoir auquel sa volonté très ferme est de ne pas manquer ; et l'*aggiornamento* de l'Église est, dans sa pensée, l'œuvre propre de son pontificat, la tâche qu'un mystérieux décret de la Providence lui a nominativement assignée, comme à l'homme, quoique très indigne, le plus capable de l'accomplir en raison de son exceptionnelle ouverture d'esprit. Quoi d'étonnant, dès lors, qu'il déploie plus d'énergie à ce renouvellement du visage de l'Église, qui, pense-t-il, lui a été personnellement commis, qu'à simplement préserver dans les âmes le trésor commun de la foi catholique ? Les deux ne sont pas de même importance, la conservation du nécessaire doit primer la poursuite de ce qui n'est, au plus, que désirable ? Sans aucun doute, et Paul VI est le premier à le savoir, à le penser. Mais c'est une loi qui se vérifie dans tous les domaines, du plus humble au plus sublime : toujours nous sommes portés à mettre plus d'activité pour acquérir ce que nous convoitons que pour défendre ce que nous avons. Rien de plus beau que ce qui n'est pas encore et demain sera notre conquête.
De là, je croirais, pour revenir à l'exemple le plus criant, la déconcertante longanimité de Paul VI, que même le doux Jean XXIII n'aurait pas eue, pour les évêques hollandais. Il les sait hérétiques, il le déplore, il leur demande de corriger leur catéchisme pour le mettre d'accord avec le dogme catholique ;
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mais qu'ils refusent, il ne leur en tient pas rigueur et les laisse en fonction. Et il n'y a pas de doute que ces hérétiques ne soient plus chers à son cœur que les fidèles simplement attachés à l'intégrité de la foi. Parce qu'au moins cela bouge en Hollande, et sans doute inconsidérément, chose très regrettable, mais à laquelle il espère bien que son art de persuader finira par porter remède ; et que cela bouge en Hollande (et pas seulement en Hollande, hélas !), preuve qu'il y a des catholiques à comprendre qu'il faut que bien des choses changent, et quand ils ne feraient pas correctement le départ de ce qui doit demeurer, par leur volonté de changement du moins ils sont ses alliés. Tandis que nous nous opposons au grand dessein de son pontificat.
Henri Rambaud.
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### Le cinéma comme il est
par Hugues Kéraly
#### "La maison des Bories" de Jacques Doniol-Valcroze.
Parmi les « tout premiers grands films de la rentrée » (et en attendant les « vrais grands premiers films » de l'automne), on pouvait désespérer de voir paraître à l'écran quelque réalisation qui nous change un peu de l'habituelle pâture des salles parisiennes : le sentimentalisme érotique de «* Candy *», les exhibitions du couple Gainsbourg-Birkin dans «* Cannabis *», ou encore le dernier étalage de chair importé du Japon avec «* Premier amour, version infernale *», voilà tout ce qu'offrait la capitale à ses derniers touristes.
Une œuvre pourtant, celle du réalisateur français Doniol-Valcroze, fait totalement contraste dans cette production. « La maison des Bories », véritable note de fraîcheur miraculeusement préservée de toutes les pesantes grossièretés du genre cinématographique actuel, devra en effet être marquée d'une pierre blanche, et cela pour la seule raison qu'il s'agit d'un film simple et sain, d'une histoire qui pourrait nous arriver, de personnages en qui nous pourrions nous reconnaître sans rougir. Enfin.
Isabelle Bories est la femme d'un géologue de certain renom qui a choisi, pour la tranquillité de ses travaux, d'habiter la maison de ses pères, merveilleuse petite bastide recluse au fond d'une campagne provençale. Ils vivent là avec leurs deux jeunes enfants et un couple de domestiques qui semble profondément attaché à cette demeure, placée sous le signe de l'harmonie.
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Quoique M. Bories (Maurice Garrel dans le film) soit un homme farouchement travailleur, exigeant avec lui-même et avec les siens, sévère en un mot, la discipline qu'il impose à sa petite tribu n'a rien de commun avec cette glaciale hauteur paternelle qui terrifia la jeunesse de Chateaubriand, encore moins avec cette rigueur guindée et cotonneuse qui tant traumatisa Mauriac. Bories est père sans brusquerie, sans hypocrisie ; mais il le reste.
Elle... est une de ces femmes à qui l'on se sent heureux de dire « madame » sans trahir la dignité du mot. Et ce n'est pas rien que Marie Dubois dans un tel rôle ; son charme, son équilibre, son lumineux visage -- à l'image de celui de la haute Provence -- lui confèrent une pureté mais aussi une justesse de ton qui n'échappera qu'aux rustres et aux obsédés.
De toutes façons, ni les premiers ni les seconds ne goûteront ce film où une femme jeune et belle résiste à la tentation de tromper son peu distrayant géologue de mari, surtout dans des circonstances où tout aurait dû (selon le siècle) l'y inciter. Nous avons même vu un jeune ménage se disputer à la sortie du film à ce propos ; le fait vaut d'être noté, car c'est ici le mari qui reprochait à son épouse -- dans des termes pour le moins assez vifs -- de l'avoir entraîné assister à une histoire aussi plate, où triomphait sottement la vertu bourgeoise d'une femme sans caractère ! (Il fallait le gifler, Madame... Il est vrai qu'il n'aurait pas seulement compris pourquoi.)
Maurice Garrel et Marie Dubois n'ont pas besoin d'être présentés ; on connaissait par contre encore assez peu Matthieu Carrière, excellent dans le rôle de Karl-Stephan, l'étudiant allemand invité à passer l'été chez les Bories afin de resserrer sa collaboration avec l'auteur des savants ouvrages que lui-même traduit dans sa langue. Voilà un acteur qui, malgré sa jeunesse et sa beauté, ne se contente pas d'une surface et encore moins d'un « type ». Son jeu personnel, dans ce film psychologique de talent, ne détonne à aucun moment.
Karl-Stephan est comme les enfants aiment qu'on soit avec eux, sérieux et joueur à la fois ; aussi ne tarde-t-il pas à faire la conquête des deux Bories juniors, qui ne demandaient pas mieux que ce petit échappatoire à la sévérité paternelle. Il est aussi comme beaucoup de femmes aimeraient qu'on se conduise avec elles :
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élégant, attentif, prévenant, avec un rien de romantisme dans le maintien et le velouté du regard, Karl-Stephan apporte dans cette maison toute la séduction de ses vingt-cinq ans... Et bien sûr, sans vanité, sans aucune ostentation (ce qui rajoute encore à son charme), il se persuade qu'il est tombé amoureux d'Isabelle, laquelle ne saurait refuser de refaire sa vie avec lui en Allemagne.
Mais Isabelle, quoique très sensible à l'attrait de ce garçon qui apporte une sorte d'écho à son romantisme personnel, ressent comme un appel exclusif et beaucoup plus profond la présence autour d'elle de ses enfants et l'amour authentique qui l'enracine aux côtés de son époux. Entre lui et eux, elle a conscience de réaliser par son propre équilibre l'harmonie et la santé d'une petite communauté finalement très heureuse d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire tout simplement une famille digne de ce nom. Pour la protéger, elle provoquera le départ de Karl-Stephan, auquel on a pu craindre un moment qu'elle ne cédât.
Un critique a dit des personnages de ce film : « ...ils sont d'une extrême pudeur, comme on n'en voit plus, et vivent une vie comme on n'en vit plus » ; un autre parle de « climat à la fois suranné et quasiment irréel ». Et Doniol-Valcroze semble céder lui-même à ce sentiment quand il fait dire au géologue, dans un de ses rares moments d'attendrissements : « ...un vieux bonheur, une vieille maison où vit une vieille famille un peu démodée ». Mais est-il sincère ?
Nous y avons reconnu au contraire une famille comme il y en a sans doute beaucoup ; non pas tant, bien sûr, dans les circonstances propres de l'histoire, mais dans la simplicité et la vérité des sentiments qui nous sont contés. Car si la tentation demeure le lot commun, n'est-il pas vrai aussi que la retenue, la fierté et la force de l'amour peuvent encore tout pour faire triompher la fidélité sur l'inconstance, la vérité d'une vie sur l'illusion d'un moment !
Et tant pis pour ceux qui n'y voient que de la platitude. Ce sont eux qui manquent de profondeur, et de fierté. Libre à eux s'ils le préfèrent, de trouver un meilleur modèle de vie conjugale dans les couples abjects ou misérables auxquels nous a habitués un tout autre cinéma ([^120])...
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Mais cette vulgarité, cette violence, et ce goût morbide -- de l'autodégradation du couple, sont-ils vraiment les leurs, ou viennent-ils au cinéma pour jouir par personnes interposées d'une débauche dont ils n'ont jamais eu pour eux mêmes la moindre idée ? C'est un spectacle terriblement inquiétant en vérité que celui de ces petits ménages apparemment, bien médiocres, et bien désireux sans doute de se tenir à l'écart de tout excès, qui vont régulièrement se retremper dans l'atmosphère du vice et de la perversion. Ce serait bien le pire, qu'ils finissent par se faire honte eux-mêmes de leur propre modération.
Pour les autres «* La maison des Bornes *», tout comme l'année dernière «* Ma nuit chez Maud *», restera certainement un de ces rares films capables de les réconcilier avec le cinéma.
Ils peuvent d'ailleurs en espérer quelques antres pour cette année, puisqu'il paraît que cette perle rare n'est qu'un signe avant-coureur d'une réaction qui se dessine chez certains cinéastes excédés par le goût du jour. Jacques Doniol-Valcroze n'a-t-il pas déclaré à propos de son film, citant Cocteau : « L'avant-garde c'est d'aller à contre-courant de la mode » ?
Mais quelle valeur profonde faut-il alors accorder au retour de certaines formes de pureté, s'il ne représente rien d'autre que le tout dernier cri du cinéma avant-gardiste ?
Restons donc sur nos gardes : on sait ce qu'il en advient des modes.
#### "On achève bien les chevaux" de Sydney Pollack.
1930 : les États-Unis d'Amérique tombent de haut. La plus belle économie du monde s'est totalement effondrée, entraînant dans sa chute tous ceux qui ne vivaient que par elle. On imagine quel profond désarroi, quelle, incompréhension a dû engendrer dans la foule des petites gens une misère sociale aussi subite Et quelle aubaine, pour les exploitants sans scrupules, ce chômage généralisé : le peuple cherche des distractions qui le détournent de penser à ses propres malheurs ; comme il semble prêt à tout pour se les procurer, l'occasion est unique d'organiser dans les meilleures conditions de rentabilité des spectacles d'un genre nouveau, où lui sera donné à voir la misère des autres. Cela le rassure sur son propre sort.
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Ainsi se créent ces odieux « marathons de la danse », véritables cirques de bétail humain, où viennent s'inscrire les plus pitoyables des concurrents, attirés par la prime réservée au seul couple gagnant ; plus souvent encore par l'idée de manger à leur faim tant qu'ils pourront tenir debout. Dans un roman aujourd'hui célèbre aux États-Unis, l'écrivain Horace McCoy raconte ce que fut sur la côte californienne une de ces misérables compétitions, qui dura plus de mille heures... et provoqua la mort de plusieurs participants.
Pourquoi un tel sujet a-t-il tenté Sydney Pollack qui, avec «* On achève bien les chevaux *», réalise un des films les plus violents, les plus durs d'une année où ceux-ci ne manquent pourtant pas ? Pourquoi nous faire assister, deux heures durant, à l'écœurant manège de cet organisateur faussement paterne, jamais à court d'idées pour tirer un parti spectaculaire de l'état d'écrasement physique et moral où il a réduit ceux qu'il ose appeler « ses enfants » ? Pourquoi distiller avec tant d'insistance cette atmosphère d'épuisement et de moiteur, ce cynisme, cette cruauté du public, que traduit avec beaucoup de talent la perfection technique des cadrages, des rythmes et des jeux de scène ? Que Sydney Pollack éprouve du plaisir à se sentir aussi maître de son métier dans une réalisation de cette difficulté, cela est certain, mais ne suffit pas à expliquer l'intention du film. Son choix doit avoir des raisons plus profondes que les scènes finales devraient, à la réflexion, faire remonter à la surface.
L'histoire racontée par McCoy aboutit en effet au suicide de Gloria, la plus désabusée des danseuses de ce marathon. Le personnage est interprété dans le film par Jane Fonda, que son front buté, son regard dur, sa démarche presque somnambulique et cette moue provocante soigneusement réglée par Vadim semblaient bien prédestiner au rôle de la fille déchue, consciente de ne plus entretenir aucune illusion sur la vie. « Tout est truqué d'avance, confie-t-elle à son partenaire Robert vers la fin du film (...). Avant, je rêvais de devenir un jour une grande actrice ; maintenant je sais que -- même si j'y parvenais -- cela reviendrait au même pour moi. »
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Toute lutte est inutile ; de même dans le marathon, celui qui gagne ne pourra bénéficier en fait que d'une infime partie de la prime (le meneur de jeu se réservant de lui présenter au moment de sa « victoire » une gigantesque note de frais, destinée à couvrir les honoraires des infirmières, masseurs, traiteurs et musiciens qu'il a engagés pour la fête). Cette incroyable clause, qui met un comble à l'iniquité de l'entreprise, Gloria la tient du maître de jeu lui-même, auquel elle s'est un moment offerte, ivre de fatigue et de dégoût. Aussi demande-t-elle à Robert (Michael Sarrasin dans le film) de la supprimer. « Charitable », il accepte : on achève bien les chevaux.
Telle est la morale de ce film sans espoir, qui s'inspire d'une époque et de pratiques particulièrement désespérantes pour dresser sous une forme métaphorique (mais sans obscurité) le tableau de l'absurdité, de la méchanceté et de la déchéance fatales de notre condition humaine. Car on sait bien qu'il ne s'agit pas ici d'un simple documentaire. La vie -- toute cette histoire semble nous le crier -- est à l'image du marathon : elle est sans aucune issue, sans gloire ; elle n'a pas de sens. Tout y est combiné d'avance pour nous faire perdre quoiqu'il arrive.
Pourtant, un personnage du film (autrement émouvant à notre avis que Gloria) se présente au marathon plein de confiance et de projets d'avenir. Suzannah Yorks assure avec un rare talent ce rôle de la jeune actrice fraîchement débarquée de Londres et qui, toute désireuse de se faire remarquer par les producteurs d'Hollywood (déjà), se prépare à danser comme personne, sur cette piste où elle est et veut rester la seule femme gracieuse, nouvellement toilettée chaque matin. Elle a mis toute sa personnalité, sa différence, dans ces deux atouts : charme et garde-robe, signes d'un optimisme qu'elle est bien la seule en effet, sous ce chapiteau, à partager.
Mais son manège n'échappe pas au méphistophélique maître de ballet, qui s'arrange pour faire disparaître du vestiaire robes et maquillage, afin d'abolir en même temps la choquante originalité de la demoiselle... Véritable génie démoniaque, il veut la rendre semblable aux autres, lui ôter jusqu'à la dernière illusion d'être quelqu'un qu'on puisse admirer.
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Son rôle est de parfaire le plus méthodiquement possible la totale déshumanisation des concurrents ; de leur misère, il arrive à faire ce magna sans faille, cette présence énorme qui est en fait une absence de tout éclat et de toute vie : celle de la déchéance des âmes qui ont depuis longtemps abdiqué devant l'absurdité du sort, plus encore que des corps continuant à piétiner lamentablement dans un automatisme bestial et soumis.
Sur la gigantesque piste de danse, la vie est un enfer auquel nul ne saurait échapper ; avec ses mauvais génies ricanants qui braquent les projecteurs et multiplient les occasions de chuter ; avec ses mille paires d'yeux scrutant impitoyablement chacune de vos défaillances et supputant vos chances ; avec surtout cette voix diabolique du haut-parleur qui, vantant votre courage ou soulignant votre désespoir, organise en réalité l'énorme *farce* où seront dévoilées devant tous votre solitude et votre nudité.
Il n'y a pas d'autre issue à cette course que la fin inhumaine d'une vie où vous auront été arrachés les derniers lambeaux de votre personnalité : pour ce marin quadragénaire qui déjà ne pensait plus à rien d'autre qu'à tenir le plus longtemps possible, l'essoufflement aura finalement raison de lui ; pour Gloria, consciente dès le départ du jeu dérisoire auquel elle est pourtant venue se livrer dans ce cirque, poussée par on ne sait quelle obscure fatalité, c'est l'aspiration au néant, et une balle dans la tête.
Pour Suzannah enfin, c'est la folie ; car elle a perdu avec ses robes l'illusion de rester belle et intouchée, idéalement autre au milieu de la misère commune. Son esprit, parce qu'elle croyait en la vie, a sombré devant l'inacceptable malveillance d'un acte qui la privait en quelque sorte d'elle-même à ses propres yeux. Gloria au contraire, qui ne croyait en rien, reste lucide et froide jusqu'au bout, parce qu'elle acceptait d'avance que toute signification, tout espoir soient absents de sa vie. Mais ni l'une ni l'autre n'échappe à la destruction, comme si -- face au destin décidant de vous briser -- l'espérance et la lutte n'importaient pas plus que leurs contraires.
Si telle est la signification du film, nous la jugeons absolument révoltante. Il y a certainement une grande tentation de penser que l'univers où nous vivons ressemble par bien des côtés au marathon, et que les menaces de déhumanisation, de déspiritualisation se font de jour en jour plus pressantes dans une société dominée par la haine de tout ce qui élève et le refus de Dieu.
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Mais il y a aussi des hommes pour qui l'existence représente autre chose qu'une mascarade dérisoire et perdue d'avance ; des hommes capables de se mettre en colère contre les séductions de l'absurdisme, et de briser les idoles fascinantes, mortelles, qui osent proclamer leur avilissement.
Il est de plus en plus difficile aujourd'hui de ne pas hurler avec les loups que la vie, l'amour et la mort n'ont plus aucun sens... Mais la nature humaine est ainsi merveilleusement faite que quelques voix suffisent, lorsqu'il s'agit de redonner l'espoir aux hommes en leur propre dignité ; et quand la cause est aussi assurément juste, une seule.
Parce qu'alors, Dieu ne peut manquer de l'inspirer.
Hugues Kéraly.
«* Domicile conjugal *», troisième volet des aventures d'Antoine Doinel, ne décevra peut-être pas ceux qui ont été sensibles à la tendresse un peu malicieuse des «* 400 coups *» et de «* Baisers volés *». Mais la poésie, l'humour habituel déployés par François Truffaut dans la peinture de son héros préféré auront sans doute bien du mal cette fois-ci à masquer la *veulerie* foncière de ce petit Français moyen égoïste et parfaitement amoral. Car Antoine -- ce prétendu instable, mal aimé -- fait lui-même preuve en ménage d'une telle incapacité d'aimer que sa ravissante Christine se voit délaissée dès la première année de vie commune au profit d'excitants dîners à la chinoise chez une langoureuse « mademoiselle Hiroko », voire, plus simplement, de petites virées de... tolérance dans les maisons du même nom.
La vulgarité des goûts et des sentiments de ce garçon sans caractère paraîtra d'autant plus révoltante que Claude Jade, dans le rôle de la jeune épouse, montre une distinction et une gentillesse dignes -- pour n'importe quel autre -- de tous les dévouements. Mais Antoine est un raté, et il le reste ; jusque dans ses infidélités, où il fait sentir sa goujaterie indécrottable en téléphonant de temps à autres à sa femme pour la tenir au courant de ses aventures extra-conjugales, qui ne lui apportent d'ailleurs aucun réel plaisir...
254:147
Sans se départir à aucun moment de la tranquillité d'esprit qui lui est propre, le toujours-pareil-à-lui-même Jean-Pierre Léaud donne au rôle du mari minable une interprétation merveilleusement sereine et monocorde ; on ne lui reprochera sans doute pas d'avoir forcé son talent. Mais une telle suffisance, en un tel personnage, c'est trop pour nous.
H. K.
255:147
### Le Missel de Satan et la visite des Anges
par R..-Th. Caimel, o.p.
CELA SE PASSAIT IL Y A QUELQUES ANNÉES. Messire Satan qui fréquentait volontiers un de ses amis de l'épiscopat vint le trouver la veille d'une grande fête où il devait solennellement célébrer la Messe à la Cathédrale ; il lui tint les propos que voici.
Il y a longtemps, Père Évêque, que vous ne croyez plus en la divinité de Jésus. D'ailleurs, si cela eût été nécessaire, les entretiens en petits cercles privés pendant le dernier Concile auraient été plus que suffisants pour démythiser la foi de votre première communion et pour savoir à quoi vous en tenir relativement aux définitions de Nicée, Éphèse ou Chalcédoine. Vous êtes maintenant en recherche, comme on dit, pour découvrir le bon moyen d'entraîner à votre suite un peuple docile et crédule et qui tient encore dur comme fer à la théorie de la « succession apostolique ». Sans être tout à fait en mesure de répondre pleinement à votre recherche si noblement pastorale, je peux cependant vous proposer un premier élément de solution. Lisez plutôt cette traduction (qui, à vrai dire, m'a coûté un très grand effort) de l'Épître pour la Messe des Rameaux, ou plutôt pour la Messe du Dimanche de la Passion. Lisez, Père Évêque, et prenez note. Bien malin qui trouverait encore dans ce texte, traduit en fonction des urgences pastorales ([^121]) une affirmation de la divinité du Christ.
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Ravi de l'aide précieuse que lui apportait un personnage aussi considérable, le Père Évêque nota immédiatement :
« *Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu. Au contraire, il s'est dépouillé, devenant l'image même du serviteur et se faisant semblable aux hommes. On reconnaissait en lui un homme comme les autres. *» ([^122])
-- Tant que nous en sommes aux traductions, Père Évêque, réfléchissez au parti exceptionnel que nous pouvons tirer du carambolage des textes de l'Évangile. Voici. Nous annonçons « Évangile » sans plus, sans la moindre référence à aucun des quatre auteurs prétendument inspirés ; nous combinons, sous cette marque imprécise, un texte de notre cru, composé grâce à un arrangement vraisemblable de textes divers que nous pouvons au besoin retoucher. Les déplacements, blocages et suppressions de versets conduisent à des résultats surprenants. Par télescopage nous arrivons par exemple à rejeter dans le vague, sans en avoir l'air, l'apparition aux disciples d'Emmaüs que l'on tenait jusqu'ici pour authentique. Il faut, bien sûr, nous attendre à être taxés par quelques chrétiens rétrogrades de faussaires en Écriture Sainte. Qu'importe. Le peuple de Dieu, comme on dit, n'ira pas y voir de si près. Une fois de plus il nous fera crédit, aveuglément. Par ailleurs, entre nous, il y a beau temps, Père Évêque, que je vous ai aidé à doubler le cap du mensonge ; ce n'est pas un faux en Écriture Sainte qui vous fera jamais rougir. Je vous dicte maintenant le début de « l'Évangile » du 3^e^ dimanche de Pâques : « Les disciples qui rentraient d'Emmaüs racontaient aux onze apôtres et à leurs compagnons ce qui s'était passé sur la route, et comment ils avaient reconnu le Seigneur quand il avait rompu le pain, Comme ils parlaient encore, lui-même se trouva au milieu d'eux. Frappés de stupeur et de crainte, ils croyaient voir un esprit. » ([^123])
Satisfait de ce premier coup, Satan ne s'arrêta pas en si bon chemin. Il ajouta sur un ton des plus engageants -- Vous n'en êtes plus, Père Évêque, à admettre la réalité physique de la résurrection de Jésus.
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Zélé propagateur du Catéchisme hollandais, inventé par deux de mes serviteurs éminents, un jésuite et un dominicain ([^124]), vous avez appris sans trop de peine, car vous êtes un disciple bien doué, à interpréter ce que l'on appelle résurrection comme le mythe grandiose du progrès humain dans les voies du développement, de la paix perpétuelle et de l'union entre les diverses confessions religieuses. Pour commencer d'accréditer parmi la foule des chrétiens naïfs qui vous suivent sans penser plus loin cette nouvelle interprétation de Pâques, ne serait-il pas indiqué de dire en substance ceci : on attache une importance exagérée au dimanche de Pâques ; or il n'est qu'un rappel *parmi bien d'autres* de la résurrection du Christ. Si nous le comprenons, nous ne continuerons plus à parler du dimanche de Pâques comme s'il s'agissait d'un dimanche absolument unique. En réalité il y a sept dimanches (au moins) qui doivent s'appeler dimanches de Pâques. -- Insinuez cette idée, Père Évêque, et pour autant vous aurez affaibli l'idée archaïque d'une résurrection historiquement réalisée et donc célébrée par un dimanche à part, plus digne en solennité que tous les autres dimanches. Pour faciliter l'opération et pour faire pénétrer mes théories pascales je vous propose la discrète introduction que j'ai finalement mise au point : « Durant le temps pascal, les dimanches ne s'appellent plus dimanche *après* Pâques, mais deuxième, troisième... dimanches *de* Pâques, pour signifier que ce temps tout entier est une longue célébration de la résurrection du Seigneur. Il s'en suit un décalage constant dans la numérotation : le premier dimanche *après* Pâques devient le deuxième dimanche *de* Pâques. Et ainsi de suite jusqu'au dimanche après l'Ascension qui devient le septième de Pâques. La fête de la Pentecôte, dépouillée de son octave, devient le dernier jour de la célébration pascale. » ([^125])
Visiblement heureux de l'application de son disciple et de ses dispositions de docilité sans limites, Messire Satan poursuivit aussitôt :
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-- Par la grâce de mes initiations, Père Évêque, vous avez appris à quoi vous en tenir sur les *secrètes* du Missel Romain et les *postcommunions*. Tout cela ne vaut rien : les secrètes parce qu'elles parlent avec trop de netteté du renouvellement mystique mais réel du sacrifice de la Croix, qui va s'opérer à partir du pain et du vin ; les postcommunions parce qu'elles demandent trop souvent pour les chrétiens, en vertu de la nourriture céleste qu'ils ont reçue, *de mépriser les biens de la terre pour s'attacher aux biens du* *ciel*. C'est pour avoir conservé ces rites et ces formules que la religion est apparue comme étant l'opium du peuple ; je vous ai expliqué cela bien des fois, Père Évêque. Vous m'avez compris et je vous ai compris. Mais comment arriver à le faire également comprendre à votre troupeau imbécile ? Je vous suggère de lui procurer un Missel où ne figurent plus ces deux genres d'oraisons : les secrètes et les postcommunions. Laissez tomber carrément. -- Il faudrait encore trouver le moyen de dire, sans effaroucher les bonnes âmes, que la religion, loin d'être cette Révélation autoritaire, despotique, venue d'en haut, n'ayant jamais été soumise à la consultation des hommes, se forme en réalité *à partir de la* *masse*, traduisant sous une forme toujours provisoire les aspirations formidables *qui montent du tréfonds* *de l'humanité en devenir *; la vraie religion n'est rien d'autre que l'expression mouvante à l'infini *d'une poussée immanente au cœur du peuple de Dieu*, d'une aspiration sourde et irrépressible située au-delà des rites figés et des définitions immuables, au delà du vrai et du faux, de la grâce et du péché. -- N'oubliez pas non plus, Père Évêque, que vous vous êtes élevé par mes soins assidus jusqu'à saisir enfin que toutes les religions ne sont que les exotérismes grossiers d'un ésotérisme mystérieux, réservé à ces quelques initiés dont vous êtes ; -- les grands initiés qui m'ont *laissé entrer dans leur cœur* ([^126]). Pour en revenir à l'idée véritable de la religion et aux formules de prière qui la traduisent vous pourriez donc, Père Évêque, publier cette note relative aux oraisons qui subsistent encore dans le Missel : « Certaines prières solennelles de la Messe sont réservées au prêtre qui, au nom du Christ, préside l'assemblée : prière d'entrée, prières sur les offrandes, préface et prière eucharistique, oraison après la communion. Jusqu'à présent ces prières étaient prévues une fois pour toutes, variaient peu et ne laissaient aucune liberté au célébrant.
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*Le principe inverse est adopté *: il y a désormais quatre prières consécratoires au choix, les préfaces se multiplient, les oraisons sont renouvelées et leur choix, en semaine, est plus souple. *Le mouvement va dans le sens de la liberté. Et l'enjeu en est considérable. Il ne s'agit plus, dans la religion vivante dont notre monde a besoin, de réciter la formule indiquée, mais d'exprimer de façon limpide ce que ressent, à notre époque, l'âme d'un peuple en prière, nourri par la foi de l'Église. Seule une chrétienté fidèle au Seigneur, présente au monde, cherchant à vivre de l'unique Esprit, trouvera les voies nouvelles de la prière authentique du peuple de Dieu. *» ([^127])
L'entretien se poursuivit bien avant dans la nuit. Satan continua de dicter traductions et introductions. Il insista beaucoup auprès de son élève pour qu'il n'écrive jamais *la Sainte Vierge* pour désigner la Vierge Marie. Il l'initia à la méthode fort délicate de laisser dans l'ombre, mine de rien, les fondements historiques des fêtes du Seigneur ([^128]). Il lui expliqua entre mille autres choses, la bonne manière d'introduire à la fête de l'Ascension sans dire jamais que Jésus *était monté aux cieux et assis à la droite* *du Père.* Comme introduction à la Pentecôte (ou huitième dimanche de Pâques) il eut cette trouvaille : « L'Esprit est aussi la source de lumière qui éclaire et fortifie chaque homme dans la lutte qu'il doit mener pour établir partout la société nouvelle fondée par le Christ sur la justice et sur l'amour. » ([^129])
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Lorsque Satan se retira, le Père Évêque était très fier d'avoir été deviné et abondamment illuminé par cette personnalité supérieure. Ravi au point d'en oublier sa fatigue il n'éprouvait pas le moindre pli à sa conscience d'avoir à célébrer le lendemain une Messe solennelle à la Cathédrale. Depuis assez longtemps du reste il était devenu insensible à la sourde irritation du remords. Il lui restait seulement de nombreux soucis : en particulier son avancement et la découverte de la bonne méthode pour faire virer la religion catholique. Mais ces préoccupations elles-mêmes perdaient beaucoup de leur acuité depuis qu'il se sentait capable de composer un *nouveau Missel* des Dimanches intégralement moderniste. La phraséologie chrétienne serait vaguement maintenue, mais les vocables les plus saints, les plus traditionnels, seraient employés dans un contexte qui les viderait de leur substance surnaturelle, en détruirait habilement la signification. Avec une perfidie savamment calculée pour ne pas jeter l'alarme, on allait donc mettre entre les mains des bons fidèles un *manuel liturgique d'irréligion chrétienne *; on déshabituerait les catholiques de croire en une religion surnaturelle, fondée par le Verbe de Dieu incarné, une religion de la grâce, de la Rédemption, des sacrements efficaces par eux-mêmes, de la vie éternelle ; on insinuerait un peu partout une religion humanitaire du développement et du progrès, destinée à fusionner en son sein toutes les confessions et vouée à des mutations indéfinies au gré de « l'histoire qui est une lente révélation du mystère de Dieu » ([^130]).
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Et puis tout cela était comme rien et moins que rien. Satan s'apercevait une fois de plus que la liste, déjà longue, de ses défaites continuait de s'allonger.
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*Angelis suis mandavit de te* ([^131]). Le Roi des rois avait en effet donné des ordres à ses anges, des ordres divinement énergiques et précis, au sujet des chrétiens méprisés et bafoués par les prélats diaboliques. Depuis lors, et à toutes les heures du jour et de la nuit, par toutes les saisons et tous les temps, des anges infatigables sillonnaient dans toutes les directions le ciel de la France et les cieux de toutes les contrées du monde où était établie la Sainte Église. Ils visitaient un à un ces innombrables fidèles que de mauvais clercs avaient si horriblement trahis ; à la fin ce clergé dénaturé devait convenir de son impuissance : il ne parviendrait jamais à resserrer assez étroitement les mailles pourtant très serrées du vaste filet de l'*apostasie immanente*. Le réseau était toujours trop lâche ; les âmes simples et droites passaient toujours.
Satan savait bien ce qu'il aurait fallu faire : détruire la liberté, supprimer la grâce, anéantir la présence réelle de la divine victime et du souverain prêtre au sacrement de l'autel. Mais son pouvoir n'allait pas jusque là, ne s'étendrait jamais jusqu'à franchir les limites de ses facultés de créature ; personnalité supérieure sans doute et purement spirituelle, il n'en restait pas moins infiniment au-dessous du Verbe de Dieu incarné rédempteur ; rigoureusement maîtrisé par le Roi de gloire, il lui serait toujours impossible d'étirer la chaîne qui le retenait. Inutile de se faire illusion, il aurait toujours le dessous.
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Oh ! il avait bien cru un moment qu'il gagnerait la victoire après avoir monté son attaque sur un front nouveau d'une ampleur inégalée, s'être assuré l'alliance des plus hauts dignitaires ecclésiastiques et la neutralité, jamais très sûre du reste, du Pontife romain. Mais à quoi cela aurait-il pu aboutir avec des âmes qui cherchaient plus que tout à vivre au niveau des vertus théologales ; qui, résolues à une résistance inflexible, se refusaient cependant à conduire la lutte autrement que dans la lumière de l'union à Dieu et comme la conséquence d'une prière ininterrompue, humble et confiante. Car le mot d'ordre des anges n'était autre que la primauté de la contemplation, de la prière *en esprit et en vérité.*
Ils venaient sans relâche trouver mystérieusement les prêtres qui eussent préféré mourir que d'accepter la nouvelle Messe polyvalente, ils leur murmuraient à l'oreille de l'âme : ne vous bloquez pas sur vos difficultés, préparez d'autant mieux la célébration du Saint-Sacrifice, faites-y d'autant mieux participer les fidèles que la Messe romaine franche et sans équivoque est plus sournoisement combattue. -- Le diable avait prétendu embrouiller, vider ou pervertir la signification des fêtes chrétiennes ; là non plus il n'aboutissait pas. Voici que maintenant en effet de simples fidèles apportaient plus de soin que les étudiants en théologie de naguère à scruter le contenu des mystères chrétiens dans leur précision objective et leur profondeur transcendante ; de même, depuis bien des années, les textes du Nouveau Testament n'avaient été lus avec un tel souci de pénétration doctrinale et une telle attention aux modestes contingences historiques : -- Un grand coup avait été frappé contre les religieux : abolition de la psalmodie en latin, introduction gélineautesque de ritournelles de carnaval ; mais là encore le diable en était pour ses frais ; loin de tomber dans l'oubli le psautier de la Vulgate était désormais récité par de simples agriculteurs, des vendeuses de magasin, des garçons et des filles des classes terminales. Décidément pris en charge par des compagnies angéliques spécialisées, le chant d'Église et la liturgie d'Église se mettaient à fleurir là où personne ne serait allé les chercher, pas même le plus astucieux des démons. -- L'enfer avait encore mis en avant le chantage à l'obéissance ; mais les efforts pour donner mauvaise conscience au nom de la docilité au Saint-Père, ne pouvaient mordre sur des âmes simples et droites, affermies dans la foi.
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Comment obéir, demandaient tranquillement ces chrétiens, lorsque la loi n'est pas canoniquement promulguée ou bien lorsqu'elle nous met dans le péril prochain de renier les dogmes et les sacrements ? Aux fidèles tentés d'exaspération les anges recommandaient de prier pour le Successeur de Pierre ; il était requis de l'aimer assez pour refuser de se rendre complice de ses errements. Et de fait c'était bien par amour, pour aider autant que possible le Vicaire du Christ à se reconnaître, que ces catholiques dociles maintenaient l'héritage sans prix des dogmes et du culte. Ils avaient corrigé doucement leur idée naïve mais erronée d'une obéissance inconditionnelle, sans tomber pour cela dans l'anti-papisme. Les démons avaient beau répéter : protestantisme de droite, libre examen, insubordination des traditionalistes, ces paroles ne trouvaient pas d'écho. Dans leur *examen* en effet, dans leur réflexion et leur foi ces fidèles étaient tellement peu *libres*, qu'ils se réglaient non sans doute sur les préférences personnelles du Pape, mais sur son autorité formelle lorsque du moins il lui arrivait de l'exercer et dans une matière où il était indéfectiblement assisté par l'Esprit du Seigneur.
Des braises qu'on n'arriverait pas à éteindre continuaient à couver sous les cendres : les foyers se rallumeraient. Les anges qui facilitaient incroyablement le travail et les rencontres des prêtres et des laïcs irréductibles, ne cessaient pas non plus de les mettre en garde contre tout orgueil et toute présomption : même ces biens de nature religieuse, leur disaient-ils, ces biens rigoureusement indispensables, ne sont pour vous de vrais biens que si vous cherchez dans leur usage l'union à notre commun Seigneur et Maître, le Roi des anges et des hommes. Nous sommes assez forts, vous n'en doutez pas, pour ne pas vous laisser manquer de ces biens, mais nous vous les ménageons en vue de nourrir votre amour et votre prière. -- Que pouvait tout l'Enfer là contre ? Les armes n'étaient pas égales. Satan voulait attirer les témoins du Christ sur son propre terrain, celui d'une résistance ardente sans doute et même héroïque, mais n'ayant pas abandonné les positions apparemment puissantes de l'attachement à soi et même des demi-trahisons en matière de foi et de culte en vue de conserver son poste ;
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or les chrétiens dirigés par les anges avaient résolu, une fois pour toutes, de ne résister que sur leur terrain à eux : prière ininterrompue, dévotion à Notre-Dame, fidélité au dogme et au culte de toujours sans tomber dans les concessions et les arrangements. Satan malgré ses combinaisons, pressions, chantages et violences ne remporterait pas plus de succès que les Sarrazins du X^e^ siècle quand ils se lançaient à l'attaque d'un village chrétien proche de la côte, perché sur une falaise à pic de trois côtés, le quatrième côté étant défendu par une succession de donjons imprenables. Restait la ressource d'entreprendre un siège en règle et d'affamer ainsi les chrétiens. C'était la dernière grande idée du diable lorsqu'il avait essayé de détruire l'Eucharistie en faisant perdre la Messe. Mais il s'était convaincu à ses dépens qu'il n'y avait aucun moyen de suspendre l'accomplissement de la promesse du Christ *portæ inferi non prævalebunt *; la Messe codifiée par saint Pie V résistait à tous les moyens de destruction ; on ne parviendrait pas à la dissoudre dans la cène hérétique.
Durant des années ce fut sous le ciel de France et sous les cieux de tous les pays où combat l'Église militante, un va-et-vient silencieux, puissamment ordonné, incroyablement rapide d'anges et d'archanges en mission. Ils allaient à la rencontre de toute âme qui voulait vivre, échapper à l'asphyxie de *l'apostasie immanente*. Ils suggéraient les solutions pratiques, mais par-dessus tout ils initiaient à une lutte sans la moindre mauvaise conscience, dans la paix et la prière. Sur ce dernier point ils transmettaient des consignes indiscutables. -- Ils préparaient ainsi leurs frères au jour glorieux qui devait enfin se lever : le jour d'une Église à peu près débarrassée des traîtres par la lucidité, la droiture, la force d'un saint Pape ; le jour d'une France redevenant chrétienne, mais encore toute pâle et douloureuse des coups terribles qui avaient précipité sa conversion. Le nouveau chef chrétien d'une France renaissante intervenait auprès des clercs et des prélats prévaricateurs avec une décision et une franchise qu'ils ne goûtaient pas spécialement ; il les obligeait à se démasquer, faisant cesser leurs manœuvres tortueuses, rétablissait un ordre catholique... Le tout-venant du peuple chrétien commençait d'y voir clair et savait à quoi s'en tenir. C'en était pratiquement fini avec la liberté d'action de l'infernale fourberie ecclésiastique. Cela reviendrait peut-être.
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En tout cas les anges continuaient d'accomplir leur office avec une vigueur et une dextérité éblouissantes par obéissance au Christ leur seul Seigneur et par dévotion à la Vierge leur Souveraine très aimée, Marie Immaculée pleine de grâce, Reine de France, Mère de l'Église, *plus redoutable au démon qu'une armée rangée en bataille*.
R.-Th. Calmel, o, p.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. I -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
#### I. § 7. Le philosophe réalise-t-il l'idéal de la sagesse ?
Si on se fiait au sens commun et au langage courant, on répondrait aussitôt par l'affirmative. Il arrive, en effet de s'entendre dire, lorsqu'on félicite quelqu'un de rester digne au sein de l'adversité, probe au milieu de la corruption, imperturbable malgré l'agitation des autres : « Oh ! vous savez, moi je suis philosophe ». Le philosophe se voit ainsi attribuer le calme, la modération, l'énergie, l'honnêteté, que l'on considère comme l'apanage du sage. Cette assimilation, tout à l'honneur du premier, même si les faits hélas ! ne la justifient pas toujours, prouve au moins qu'il existe entre la philosophie et la sagesse des liens étroits. Pas cependant au point qu'on doive les confondre. La sagesse, en réalité, se tient en dehors de la philosophie, comme le but que celle-ci poursuit sans être sûre de l'atteindre, but au sujet duquel on a le droit de se demander si d'autres voies ne nous en rapprocheraient pas davantage. Kant dit à ce propos des choses intéressantes. Il voit dans la sagesse une *Idée*, au sens platonicien du terme, et dans le sage un « prototype », auquel correspond ce qu'il y a en nous de meilleur et de divin. Quant à prétendre reproduire ce prototype dans notre bas monde, c'est une illusion. Les hommes, parce qu'ils sont -- et les philosophes ne font pas exception -- des êtres limités, contingents, imparfaits, n'y parviendront jamais. Le philosophe authentique est certes amoureux de la sagesse ; il y aspire « de toute son âme » ; mais il n'est pas un sage ([^132]).
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Il semble que Kant ait raison. Le sage, avons-nous dit, est *celui qui sait le sens de l'existence humaine*. Le philosophe, habile à poser les questions concernant ce sens s'avère incapable de donner à *toutes* une réponse. Un moment arrive où il doit renoncer à trouver une solution. Si, pour expliquer ce qui est, il recourt à un Dieu transcendant, principe et fin de l'univers, il verra surgir une question ultime ; Dieu, pourquoi existe-il, car ce n'est évidemment pas nous ni le monde qui le faisons exister. Il répondra certes qu'Il existe par soi (*l'aséité divine*), qu'Il est cause de soi (la *causa sui* dont parle Descartes). Mais il s'agit moins d'une réponse que de la répétition d'une question sous une autre forme. -- Le philosophe matérialiste rencontre la même difficulté. Il prétend tout ramener à la matière, mais il ne présente pas de solution valable au problème du pourquoi de la présence de cette matière. -- S'il veut expliquer le mystère divin, le philosophe en est réduit à parler de l'union en Dieu des contradictoires, de l'impossible conciliation entre sa justice inexorable et sa bonté sans limites. Mais, par ce recours à la *coincidentia oppositorum*, n'avoue-t-il point que sa raison bute contre une frontière infranchissable ? A cette frontière, spiritualiste et matérialiste se heurtent également quand il s'agit de trouver une solution au problème du mal. Le philosophe constate -- sa raison et sa dialectique lui servent au moins à cela -- qu'il est obligé de reconnaître son incapacité à expliquer aux hommes comment ils peuvent demeurer contents malgré les maux qui les accablent ; et quand il leur propose la solution des stoïciens : ne s'inquiéter que de ce qui dépend de nous, il a plus ou moins mauvaise conscience. Aussi doit-il, si cela leur plaît, laisser les hommes chercher la sagesse dans d'autres directions. Job admet sans ambages qu'il n'a point trouvé de solution au problème du mal ; néanmoins, par son comportement, il montre, mieux que les stoïciens, le moyen de rester heureux au milieu des pires souffrances.
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La « sagesse » de Job est hors de la philosophie, comme l'est également celle à laquelle parvient finalement Plotin. Celui-ci professe sans doute que la raison constitue le principe universel et que tout est raison ([^133]), donnant ainsi l'impression qu'il confond sagesse et philosophie. Mais si la raison conduit à une sagesse qu'on peut appeler philosophie, le résultat est minime en comparaison de celui produit par la soudaine illumination dont l'âme jouit parfois, illumination qui lui permet de « voir clair sans savoir elle-même comment » ([^134]) ; illumination qui n'est point l'œuvre du raisonnement, mais le surgissement gratuit d'une vie nouvelle et supérieure, surgissement qui s'opère d'une façon subite, comme tout ce qu'il y a de meilleur et de plus important dans l'existence. Qu'on qualifie comme on voudra la sagesse de Job et celle de Plotin, elles prouvent du moins, l'une et l'autre, que la sagesse déborde la philosophie et que le philosophe ne peut s'identifier purement et simplement au sage.
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Il le peut d'autant moins qu'il n'apparaît point de prime abord, comme un homme satisfait. Le philosophe est plutôt « essentiellement mécontent » ([^135]). Il l'est de naissance. La philosophie, en effet, surgit quand l'homme cesse de trouver, dans son union à la communauté à laquelle il appartient, un bonheur qu'il n'éprouvait pas le besoin de justifier. Elle apparaît sur un fond de crise, comme une remise en question des valeurs auxquelles on adhérait spontanément et qui semblent, pour une raison ou pour une autre, ne plus mériter notre confiance. La « conscience heureuse » disparaît, remplacée par son contraire. L'individu en qui s'opère cette métamorphose se sent dorénavant livré à lui-même, isolé de la nature, des autres et de l'Absolu ; en proie à la tension douloureuse entre le fini et l'infini, tension dont il est à la fois le théâtre, l'acteur et la victime. Le philosophe n'est donc plus satisfait par ce qu'il est. Comme tous il cherche le contentement, mais se trouve démuni de la seule satisfaction susceptible de compter à ses yeux : celle dont il pourrait fournir la justification.
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Là, en effet, gît le problème essentiel qui le tourmente : fonder en raison l'état de bonheur, quelle qu'en soit la nature. Le philosophe ne refuse pas *a priori* ce que lui propose Épicure, Job, Plotin ou d'autres encore ; ce qu'il veut c'est pouvoir défendre son choix au tribunal de la raison ; et il n'est vraiment heureux que s'il y parvient. Lorsqu'une forme de contentement ne lui paraît point répondre à ce critère, il prend ses distances, en négateur obstiné. Aussi n'est-il point étonnant que par profession, si on peut ainsi s'exprimer, ceux qui « excellent en philosophie », devraient, au dire du poète Simonide, être malheureux. Aristote trouve la formule excessive ; il est tout prêt cependant à lui accorder une part de vérité ([^136]).
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Ni omniscient, ni heureux, le philosophe ne se croit pas non plus en possession d'une perfection morale que tous pourraient admirer et imiter. Comment se donnerait-il pour modèle ? Il ne propose pas aux autres de devenir philosophes, mais sages. Il admet qu'il constitue une exception et que l'humanité se passe, ma foi, assez facilement de ses services. Avec Aristote, il affirme sans doute que sa discipline est la plus précieuse de toutes, mais aussi la plus inutile ([^137]). Il ne s'en tracasse pas outre mesure, car, apparemment, il se désintéresse du commun des mortels : qu'ils poursuivent leur chemin comme ils l'entendent. Quant à lui, il a choisi sa voie : celle qui conduit à une satisfaction pleinement consciente d'elle-même et totalement justifiée aux yeux de la raison. Peut-il espérer sérieusement atteindre ce résultat ? La réponse à cette question engage toute la philosophie. Avec elle, nous sommes à la croisée des chemins ou, si on préfère une autre métaphore, à l'heure du choix.
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On peut estimer qu'il n'y a qu'un être vraiment sage, c'est-à-dire parfaitement conscient de lui-même et totalement heureux : le Dieu transcendant ([^138]). Lui seul goûte un bonheur sans ombres. Il sait tout. Il se complaît à bon droit dans son infinie perfection, qu'il offre aux hommes en modèle :
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« Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » -- Devenir sages, pour nous, créatures limitées, contingentes, emportées par le devenir, consiste à nous rapprocher peu à peu, sans jamais prétendre la rejoindre, de la sagesse divine, dont nous savons, par la révélation, qu'elle porte un nom. Nous participons à la connaissance que Dieu a de lui-même et du monde. Dans l'effort que nous déployons pour lui ressembler, nous trouvons le bonheur suprême ([^139]). Se rendre, « dans la mesure du possible », semblable à Dieu, déclare Platon en un texte admirable, voilà notre tâche essentielle. « On s'assimile à Lui en devenant juste et saint *dans la clarté de l'esprit*. » Et « c'est à cela que se juge la véritable habileté d'un homme, ou bien sa nullité, son manque absolu de valeur humaine. C'est cela dont la connaissance est sagesse et vertu véritable, dont l'ignorance est bêtise et vice manifeste » ([^140]). Mais, en ce bas monde, nous demeurons nécessairement loin de cet idéal. Avec des variantes, nombreux sont les philosophes de l'antiquité qui disent la même chose ([^141]) : Il n'y a qu'un seul sage : l'Éternel. Nous ne le serons jamais, nous autres, que d'une manière imparfaite et en participant à la sagesse divine.
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Mais, si on ne croit pas en un Dieu transcendant ; si on soutient que l'idée de Dieu n'est qu'une projection de nos désirs, le symbole de ce que nous voudrions être, que va-t-il advenir de la sagesse ? Conservera-t-elle une signification ? Apparaîtra-t-elle encore comme un idéal réalisable quelque part ? Par qui ? Où et comment ?
271:147
Hegel, l'auteur de la *Phénoménologie de l'esprit* professe-t-il l'athéisme ? Kojève le croit. Nous ne discuterons pas ici la valeur des arguments qu'il invoque pour défendre son exégèse. Nous partirons simplement de cette interprétation pour élucider le problème qui nous occupe : Que devient la sagesse dans une philosophie qui élimine Dieu ? Peut-il encore y avoir un sage authentique ? -- On connaît la célèbre réponse de Hegel. Il identifie la sagesse au « savoir absolu », qu'il estime avoir atteint dans son système et, en conséquence, il revendique pour lui-même le titre de sage. Pour comprendre ce que cela signifie, il faudrait exposer en détail toute la pensée de Hegel. Il ne peut en être question pour le moment ([^142]). Notre propos est simplement de dégager les traits du sage, tel que se le représente Hegel.
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L'homme, émergeant de la nature, s'y oppose et la domine. Ce n'est donc pas en s'assimilant de nouveau à elle dans je ne sais quelle fusion inconsciente qu'il deviendra pleinement humain, mais plutôt en comprenant de mieux en mieux ce qui l'en distingue, ce qui le constitue dans sa réalité spécifique. Cette auto-compréhension de l'homme s'accomplit par étape ; et l'histoire consiste essentiellement dans la succession des divers moments du « progrès de la conscience », comme dit Brunschvicg. De ces étapes, nous découvrons la signification lorsqu'elles sont franchies. Hegel pense que l'humanité les a toutes parcourues, qu'il est, par conséquent, possible d'en faire la synthèse et d'atteindre la parfaite conscience de soi à laquelle l'homme raisonnable et libre aspire. Son système décrit les phases du développement de l'esprit, leurs rapports, leur succession et aboutit ainsi à une connaissance définitive de ce qu'est l'homme, à un « savoir absolu » qui ne laisse rien dans l'ombre. Le sage -- entendez Hegel -- jouit d'une vision panoramique du progrès de la conscience depuis son émergence de la nature jusqu'à son achèvement.
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Cet « aspect théorique » n'épuise pas le contenu de la sagesse hégélienne. L'homme, en effet, n'est pas seulement conscience de soi, mais présence au monde, dans lequel il trouve ses conditions d'existence. Il agit sur la nature, veut la transformer pour qu'elle soit mieux à son service. Dans les efforts qu'il déploie en ce sens, il entre en conflit avec les autres et ne peut arriver au bonheur et à la perfection tant que le conflit n'aura pas cessé, tant que n'aura pas surgi un « État universel et homogène », un « État absolu ». A ce moment-là seulement, l'homme, parvenu au terme de l'histoire, atteindra la sagesse, c'est-à-dire la satisfaction et la parfaite connaissance de ce qu'il est. L'échéance est lointaine. Mais le penseur qui a compris la signification de la longue et lente marche de l'humanité, qui en a découvert les différentes phases, se trouve déjà, lui, à la fin des temps. Il a tout dit et acquis une sagesse indépassable : il est le Sage.
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Être un sage dans le plein sens du mot, c'est être plus qu'un philosophe. Celui-ci, en effet, au dire de Hegel, se situe toujours à une étape déterminée de l'évolution. Il voit les choses d'un point de vue limité qui a sa valeur, certes, mais qui doit être dépassé. Son tort est de considérer comme définitive et complète sa manière de comprendre la réalité. Aussi toute philosophie n'exprime-t-elle qu'un moment du progrès de la conscience. Provisoire et relative, elle constitue ce qu'on peut appeler une « idéologie » ([^143]). -- Le sage, entendez par là Hegel, a opéré la synthèse des perspectives particulières. Il a compris que les étapes à travers lesquelles l'esprit prend conscience de lui-même « se complètent mutuellement sans se contredire et forment ainsi un tout fermé en lui-même (un cercle), dont on ne peut rien enlever et auquel on ne peut rien ajouter » ([^144]). Aussi a-t-il atteint le savoir total, absolu, indépassable. Les philosophies, celle de Hegel exceptée, sont des préparations à la sagesse. Leur intégration permet seule de passer de la philosophie à la sagesse.
273:147
Hegel, auteur de cette intégration, cesse d'être un simple philosophe pour devenir un sage. Sa sagesse se situe au-dessus de la philosophie, comme d'ailleurs, au-dessus de la religion ([^145]).
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La prétention de Hegel semble, à première vue, exorbitante. Elle s'explique, sans se justifier pour autant, par l'option fondamentale que semble bien avoir faite l'auteur de la *Phénoménologie de l'esprit *: à la place du Dieu transcendant, il met l'homme. Cette substitution, il ne la conçoit pas à la manière de certains Encyclopédistes. Hegel se garde bien de mépriser la religion. Il estime, au contraire, que le christianisme, « religion absolue », a efficacement aidé l'homme à prendre conscience de soi. En attribuant à Dieu une vie trinitaire ; en faisant de Lui un Être qui se connaît et s'aime lui-même, qui trouve dans cette connaissance et cet amour un bonheur parfait, le christianisme décrit, sous une forme imagée, le dynamisme de l'esprit humain. -- Le danger de ce dogme, d'après Hegel, est de laisser croire qu'il s'agit de quelque chose qui se passe hors de nous, dans une réalité transcendante, alors qu'il n'y est question, au fond, que de la prise de conscience de soi qui s'effectue dans l'homme. Lorsqu'on a compris que la religion ne parle en vérité que de nous ; quand on a, en d'autres termes, fait de la théologie une anthropologie, tout s'éclaire, au dire de Hegel. Nous dépassons désormais la religion pour nous élever, non seulement au plan de la philosophie, mais à celui de la sagesse. L'idéal du sage n'existe plus dans un lointain inaccessible ; il est en nous. Celui qui sait cela peut dorénavant revendiquer le rôle de Dieu, sans risquer de se voir taxé d'outrecuidance.
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Il n'en demeure pas moins que la prétention émise par Hegel est difficile à justifier ; ceux-là même qui se réclament peu ou prou de lui le reconnaissent volontiers. Engels, par exemple, veut bien qu'on parle d'une connaissance et d'un bonheur parfait, mais seulement pour une humanité parvenue au terme de sa course, à supposer qu'elle y parvienne. Qu'un homme déclare posséder le savoir absolu lui paraît inconcevable.
274:147
Nous n'allons pas en discuter pour le moment ; il suffisait, au point où nous en sommes, de laisser entrevoir ce que Hegel entend par sagesse et pourquoi il se qualifie de sage.
#### I. § 8. La philosophie peut et doit demeurer une recherche de la sagesse.
Le caractère hermétique des « spéculations hégéliennes », les difficultés qu'on éprouve à définir la sagesse donnent aux sceptiques, aux néo-positivistes et à certains marxistes, prétexte pour conseiller aux philosophes de renoncer à poursuivre un but aussi imprécis. Qu'ils consacrent plutôt leurs efforts à formuler les règles de la science et à organiser d'une manière cohérente les résultats de la technique. En limitant ainsi leurs ambitions, ils marcheront sur la terre ferme et verront disparaître les contradictions dans lesquelles ils s'empêtraient. -- Le philosophe doit-il suivre ce conseil, sacrifier un amour qu'on lui présente comme impossible et sans espoir ?
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Il ne le pourrait qu'en rompant avec une longue tradition. La philosophie, en effet, s'est toujours occupée de ce qu'est l'homme et de ce qu'il fait. Elle a cherché à comprendre le sens de son existence et de ses activités. De ce sens, nous avons tous le pressentiment. Le philosophe se contente d'exprimer en un langage cohérent ce qui demeurait implicite dans notre comportement, ce que nous visions sans le savoir à travers nos occupations les plus variées. Il constate qu'en toutes ses entreprises, l'homme poursuit un seul et unique but : le bonheur. Aristote l'a souligné avec insistance et personne ne peut sérieusement le contester. Mais si nous poursuivons sans relâche le bonheur, c'est que nous en sommes privés au point de départ et que nous ne parvenons jamais à nous libérer complètement de notre insatisfaction foncière, du déchirement intérieur dont nous souffrons. Le philosophe cherche à s'en guérir pour son compte et propose un remède à ceux qui en veulent. En d'autres termes, il s'efforce de trouver le chemin du contentement et de l'indiquer aux autres. C'est bien ainsi d'ailleurs, que le commun des mortels interprète sa mission, car, dans le langage courant, on appelle philosophe celui qui est satisfait et ne désire point changer. Nietzsche reconnaît de mauvaise grâce qu'il en a toujours été de la sorte ;
275:147
mais il voudrait constituer une exception, offrir aux humains « une philosophie qui ne promet de nous rendre ni plus heureux, ni plus vertueux ; qui, tout au contraire, laisse entendre qu'on périra très probablement à son service ». Il est toutefois obligé d'avouer « qu'une telle philosophie ne s'insinue aisément auprès de personne et qu'il faut être né pour elle » ([^146]). C'est le moins qu'on puisse dire. On serait sans doute en droit d'ajouter, sans faire preuve d'une subtilité excessive, que même une « philosophie tragique », telle que la conçoit Nietzsche, vise encore, à sa manière, le contentement de l'homme, dût ce contentement se payer très cher. Bref, on peut affirmer que tout système philosophique authentique (le positivisme logique n'en est pas un) tend à procurer aux hommes l'apaisement. Les divergences dans les méthodes et les conclusions ne doivent pas masquer l'identité du but poursuivi.
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L'accord sur ce but est plus profond qu'on ne pense. Les philosophes, en effet, font tous dépendre le bonheur d'une condition essentielle. Ils partent du principe que l'homme se distingue de l'animal par son pouvoir de réflexion. Ils en concluent que le bonheur qui lui convient, le seul à sa mesure et digne de lui, doit consister dans un état de satisfaction justifié au tribunal de la raison. B. Russel n'a point tort d'écrire : « Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue » ([^147]). Aussi ne s'agit-il point pour le philosophe de séduire ses auditeurs et ses lecteurs par la magie du verbe, comme se vantait de le faire le sophiste Gorgias, mais bien plutôt d'inciter à la réflexion. Il ne considère pas la recherche de la sagesse comme un privilège qui lui est échu, mais comme une tâche imposée aux hommes, s'ils veulent devenir des êtres conscients, raisonnables et libres. Son ambition est simplement d'aider les autres à remplir cette tâche.
On trouvera peut-être utopique la mission qu'il s'attribue. Les humains, pressés par les nécessités de la vie, sont incapables de participer à la recherche de la sagesse. Généralement, ils adoptent l'interprétation du monde que, franchement ou insidieusement, leur impose la société dont ils font partie. Celle-ci dispose de moyens singulièrement efficaces pour inculquer ses conceptions, sa sagesse ou sa pseudo-sagesse ;
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elle fixe elle-même le sens de l'existence et on l'adopte sans s'en apercevoir. -- Tout ceci est vrai. -- On doit néanmoins avouer que ce n'est point l'idéal et on pourrait rêver d'une humanité dont les membres seraient à même de réfléchir sur la forme du bonheur qui leur convient. Sans doute une élite, disposant de ces loisirs dont les Grecs faisaient si grand cas, joue inévitablement, à cet égard, un rôle primordial. Il n'empêche que les solutions qu'elle croit avoir trouvées au problème de la destinée devraient pouvoir être examinées, en toute lucidité, par chacun. C'est à chacun de se mettre en quête du bonheur et de la perfection, et d'entreprendre cette recherche en ayant l'audace de penser par lui-même. Le philosophe est de cet avis et ne peut, concevoir autrement l'amour de la sagesse.
\*\*\*
Il ne minimise pas, pour autant, l'importance de son rôle. Il estime, au contraire, remplir une fonction très utile, du plus haut intérêt pour tout le monde, et il ne croit pas que le savant pourrait le suppléer. Certes, les services rendus par ce dernier s'avèrent considérables et le philosophe se rappelle que Descartes et Leibniz intégraient les sciences dans la sagesse. Ils avaient raison. Elles procurent, en effet, une connaissance valable de la réalité ; et, toutes choses égales d'ailleurs, l'homme a d'autant plus de chances d'être un sage qu'il comprend mieux le réel. -- En outre, les techniques, filles des sciences, fournissent des moyens d'action efficaces, permettant de dominer la nature en nous et à l'extérieur. Les négliger serait agir comme un malade qui refuserait médecins et remèdes. La sagesse, sans changer radicalement de nature, se présente, de nos jours, dans un contexte qu'on ne trouvait pas chez les anciens ([^148]). Le philosophe en prend conscience et, respectueux comme il l'est de la réalité, il en tient largement compte.
Mais il n'en dénie pas moins au savant le droit de fixer le sens ultime de l'existence humaine. Les sciences et les techniques visent des buts particuliers, qu'elles définissent au préalable. Ces buts, à quoi sont-ils subordonnés ? Quelle est la signification dernière du travail considérable que l'humanité a entrepris pour se rendre maîtresse des choses ? La science ne le dit pas.
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A cet égard, elle est aveugle et ne se comprend pas elle-même. S'il lui arrive de vouloir définir le sens ultime de ce que les hommes pensent et font, elle aboutit à une vision du monde décevante, à cette « idéologie » matérialiste qui anime nos sociétés industrielles contemporaines, capitalistes ou communistes, idéologie qui propose à l'homme comme fin dernière le confort, c'est-à-dire un bonheur frelaté, une perfection qui n'est pas spécifiquement humaine, et dont il ne peut par conséquent se contenter. En procédant ainsi, la science met sens dessus dessous la vieille notion de sagesse que les Grecs nous ont léguée, cette sagesse que le philosophe ne doit pas avoir honte de rechercher.
\*\*\*
La philosophie peut donc demeurer une recherche de la sagesse. En cela consiste sa valeur... et aussi sa difficulté. Que cette recherche ne s'avère point facile, le philosophe est le premier à l'avouer. Mais les obstacles sont faits pour être vaincus. Peut-être celui qui s'adonne à cette discipline aura-t-il d'autant plus de chances de les surmonter qu'il restera constamment en contact avec le réel et ne se croira pas obligé d'inventer de toutes pièces des solutions dont le seul tort serait de faire oublier ce qu'est l'homme. Il nous reste maintenant à explorer le chemin que doit parcourir le philosophe pour se rapprocher du but et d'en examiner les principales étapes.
(*A suivre*.)
Chanoine Raymond Vancourt.
278:147
### La Pentecôte de Marie
LES DIMANCHES APRÈS LA PENTECÔTE sont près de finir et les feuilles de tomber ; nous sommes loin déjà de la Pentecôte elle-même, mais ne dites-vous pas le chapelet ? Et cette dévotion a ceci d'excellent de maintenir autant de fois qu'on le déroule la mémoire de tous les principaux mystères de notre foi. Contemplons donc la Pentecôte de Marie.
\*\*\*
La neuvaine commencée par les Apôtres au lendemain de l'Ascension réunissait les Apôtres, toujours, les disciples qui le pouvaient et les saintes femmes. S. Pierre décida de remplacer Judas. Il dit : « *Il faut donc que parmi les hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu avec nous à partir du baptême de Jean jusqu'au jour où il a été enlevé d'auprès de nous, il y en ait un de ceux-là qui devienne avec nous témoin de sa résurrection. *» (Actes I, 21.) Or ils étaient ce jour-là « *environ cent vingt personnes *». « *Tous ceux-là, d'un même cœur, persévéraient dans la prière avec des femmes et Marie la mère de Jésus, et avec ses frères *». (Actes 1, 14) c'est-à-dire ses cousins germains S. Jacques le mineur, S. Jude et Simon le zélé.
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Marie, on le voit, était distinguée par une mention particulière dans le récit de S. Luc comme elle l'était certainement par les Apôtres, Marie n'avait pu échapper à leurs questions après la Résurrection. Jésus pendant ses dernières heures de liberté, leur avait dit assez qu'il était Dieu, qu'il était UN avec le Père. Il avait fait des reproches à Philippe : « *Depuis si longtemps que je suis avec vous ? Tu n'es pas arrivé à me connaître, Philippe ? Celui qui m'a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ? *» (Jean XIV, 9.) Comment les Apôtres n'auraient-ils pas eu la curiosité nécessaire d'interroger Marie sur ce mystère. Elle n'était plus seulement la mère naturelle d'un très grand prophète : elle apparaissait comme Mère de Dieu incarné, femme unique, personnage providentiel au point de dépasser toutes les héroïnes de l'histoire, d'être comme le contrepoison des faiblesses que la mère du genre humain, Ève elle-même, avait étendues à toute sa descendance.
Marie dut leur avouer la naissance virginale de Jésus et ses circonstances, la haute vertu de Joseph, la venue des mages, et ce que l'enfance même du Christ et sa vie cachée décelaient de promesses. L'histoire du salut grandit aux yeux des Apôtres, ils entrevoyaient mieux les prévenances universelles de l'amour divin, et Matthieu s'empressa d'aller enquêter à Bethléem, comme à Jérusalem. Il y avait trente ans seulement que ces faits étaient advenus. Tous les hommes de quarante à cinquante ans seulement pouvaient avoir souvenance soit des Mages, soit du massacre des innocents, soit du modeste artisan rencontré lors du recensement. Et les bergers n'étaient pas tous partis ou morts. Il n'y eut aucun doute chez les premiers chrétiens sur la naissance virginale de celui dont les paroles et les actes étaient plus qu'humains et Jean se réserva de protéger la vie intime et l'humilité de celle qui lui avait été confiée.
\*\*\*
La fête juive de la Pentecôte approchait ; elle avait lieu cinquante jours après la fête des Azymes (Pâques). Elle rappelle :
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> ......... *la fameuse journée*
*Où sur le Sinaï la loi nous fut donnée.*
Mais elle était aussi la fête de la moisson et ne durait qu'un jour ; il semble que la Pentecôte chrétienne ait fait rejaillir sur la Pentecôte juive l'éclat de sa gloire. Les apôtres qui n'avaient alors pas d'autre liturgie que la juive s'apprêtaient donc à célébrer la Pentecôte juive tout en attendant la venue du Saint Esprit sans en savoir le jour. «* Comme le jour de la Pentecôte était arrivé, ils étaient tous ensemble au même lieu. *» (les cent vingt personnes dénombrées précédemment). « *Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux qui remplit toute la maison où ils étaient assis. Et ils virent apparaître des langues séparées, comme de feu, et il s'en posa une sur chacun d'eux. Et tous fuirent remplis de l'Esprit Saint et ils se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que l'Esprit leur damnait de proférer. *»
Les Apôtres comprirent à ce moment même ce qu'était ce royaume de Dieu qui est au dedans de nous ; ils ne désirèrent plus la restauration du royaume temporel des Juifs, qu'ils réclamaient encore dix jours auparavant, au matin de l'Ascension. Ils comprirent enfin les Béatitudes : Bienheureux les pauvres en esprit... les cours purs... ceux qui sont persécutés à cause de moi.
Et Marie ? Elle savait tout cela dès son enfance, car elle était née pleine de grâce. Elle n'avait jamais désiré la richesse ni la gloire, n'avait jamais eu l'orgueil de la vie ; elle se savait mère du Messie promis et s'étonnait qu'une telle grâce advint à un être d'une telle bassesse qu'elle-même : elle était dans la vérité, la connaissance et l'amour de Dieu la renseignaient sur ce rien qu'est la créature par rapport à son Créateur. Elle avait vécu trente ans dans l'intimité du Verbe incarné qui à côté d'elle sciait, rabotait, chevillait, mais aussi faisait en catimini tous les miracles qu'elle lui demandait, l'arrêt d'un feu, la guérison de la petite voisine... La conversation intime de Jésus et de Marie aux noces de Cana surprise par S. Jean qui l'a rapportée est suggestive à cet égard : « *Ils n'ont plus de vin. -- Femme que vous importe à vous et à moi ? mon heure n'est pas encore venue. -- Faites tout ce qu'il vous dira. *»
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Malgré la réponse évasive, elle se sait exaucée : c'était l'habitude. Au pied de la croix le jour du vendredi saint, Jésus l'avait confiée à S. Jean : «* Voici ton fils. *» Dure réalité ; elle avait besoin de protection, Jésus aimait Jean, sans doute ; mais ce gamin qui le Jeudi saint laissait sa mère demander la première place pour lui dans le Royaume et envisageait (comme les choses se renouvellent au cours du temps) d'évincer Pierre ! Elle aurait tout à lui faire comprendre. Et elle le fit : il devint, parmi les Apôtres, le « Théologien ». Sa mission pouvait lui paraître de rapporter ce qu'elle savait des mystères de la révélation et de la vie de Jésus...
Mais aujourd'hui sous les langues de feu de la Pentecôte ?
Pendant que tous les disciples, chargés d'être les missionnaires de la bonne nouvelle recevaient le don de parler le langage de tous les étrangers présents à Jérusalem, Marie comprit alors quel était dorénavant son rôle dans l'Église de toujours, l'Église universelle.
Débarrassée des suites du péché originel, Marie avait compris, dès son enfance, les prophéties, celles d'Isaïe en particulier : elle savait que le Messie aurait à racheter les iniquités des hommes et le paierait de grandes douleurs. Après l'Annonciation, elle sut qu'elle était liée au destin du Messie. Ce fut pour elle une grande joie qui éclate dans son Magnificat. La présence du Messie, conçu seulement depuis quelques jours et dont elle ne pouvait avoir aucune preuve naturelle, faisait éclater les miracles, la sanctification de S. Jean, l'esprit prophétique d'Élisabeth et les épreuves suivirent, les difficultés de la vie, la persécution d'Hérode, la fuite en Égypte, dans l'état actuel des « personnes déplacées »...
Elle venait de vivre les événements essentiels de la Rédemption. Au pied de la croix, comme son Fils, elle avait consenti à tout ce que son fils souffrait, à tout ce qu'elle souffrait elle-même s'acquérant la gloire immortelle de coopérer au salut du monde. Cette grâce inouïe, son Fils l'avait payée. Sa Mère avait acquis ainsi de devenir le modèle de tous les chrétiens qui peuvent devenir suivant les temps, les lieux et leur situation personnelle, des victimes que le Seigneur associe à son œuvre et assimile à sa vie même.
282:147
Mais Marie aurait pu croire son rôle terminé ou réduit à la formation de S. Jean. Le jour de la Pentecôte elle comprit que son rôle s'étendait à tout l'avenir de l'Église et aux chrétiens de tous les temps. Son Fils avait dit à S. Jean : « Voici ta Mère. » Elle se vit Mère de tous les membres de Jésus-Christ ; elle comprit que sa mission continuait ; elle avait été chargée d'apporter la grâce du Messie au monde ; elle allait avoir à persévérer dans cette tâche et à enfanter les âmes pour les conformer à l'image de son Fils. Ce pourquoi S. Grignion de Montfort s'écrie : « *S. Augustin, se surpassant soi-même, dit que tous les prédestinés pour être conformes à l'image du Fils de Dieu, sont, en ce monde cachés dans le sein de la Très Sainte Vierge, où ils sont gardés, nourris, entretenus et agrandis par cette banne Mère, jusqu'à re qu'elle les enfante à la gloire, après la mort. *» (Vraie dévotion 33) La liturgie dit de même : « *Notre habitation est en toi, sainte mère de Dieu, comme celle de tous les bienheureux. *»
L'Église avait toujours existé depuis Adam ; car Dieu avait toujours voulu sauver tous les hommes et leur versait les lumières suffisantes pour être sauvés suivant l'état de leur conscience. L'essence de la religion est de croire à un salut venant de Dieu (et non pas des hommes). Les justes en tous lieux et en tous temps ont appartenu à l'Église. Plusieurs milliers de siècles se sont passés ainsi. Dieu attendait le temps où il serait possible à ses missionnaires d'atteindre les extrémités de la terre.
Quand le moment fut venu, Il prépara Marie et l'envoya, première missionnaire du Messie, pour être le moyen de sa grande pensée, l'Incarnation du Verbe Éternel. Marie l'est toujours. Elle le comprit à la Pentecôte : elle devra former le Messie dans les âmes, continuer à prier son fils jusqu'à la fin des temps pour qu'il accorde au monde entier les grâces nécessaires et fasse entrer les prédestinés dans la gloire de sa grâce. Tel est le nouveau monde de la Révélation complète, commençant à la mission de Marie. Voici la Maison d'Or où, sous la fécondation de la grâce et l'intercession de Marie, s'échangent les opinions pour la foi, les désirs de bonheur pour l'Espérance, les instincts sociables pour la Charité, les besoins naturels pour les vertus théologales.
\*\*\*
283:147
Comment s'étonner de ce qu'on cherche à cacher le rôle de la Sainte Vierge ? à diminuer le culte dont on l'honore ? Il s'agit d'éloigner l'esprit des chrétiens de leur principal défenseur. Nous lisons dans l'office de la Sainte Vierge au deuxième nocturne cette antienne : « *Réjouissez-vous, Vierge Marie ; seule vous avez détruit les hérésies dans le monde entier. *» Et nous le chantons au trait qui remplace l'alleluia de sa messe après la septuagésime.
Qu'est-ce à dire ? Les hérésies n'ont pas manqué et ne manquent pas en ce moment-même ! Marie les a détruites en droit par sa seule existence, par sa mission et la manière dont il lui fut donné de l'accomplir. Le trait que nous citons continue : « *Tu as cru à l'ange, tu as donné naissance à l'homme Dieu et tu es demeurée vierge. *»
Elle est le seul témoin de ces mystères ; les apôtres ne les ont connus que par elle. A la Pentecôte, eux-mêmes ont compris le rôle de Marie comme nécessaire dans l'Incarnation ; ils ont reconnu l'accord de sa parole avec les instructions de Jésus. En essayant de diminuer la Sainte Vierge, on vise Jésus ; on vise à faire des deux natures un simple mythe et si on n'y vise pas, c'est cependant le résultat qu'on obtient. En fêlant ce Vase Spirituel, tout l'Évangile s'écoulera par la fente car comme le disait le regretté Père de Tonquédec : « *On ne peut penser juste sur la Sainte Vierge sans admettre les vérités de la foi et on ne peut admettre celles-ci sans penser juste sur la Sainte-Vierge. *» Voilà pourquoi elle a détruit par avance et pour toujours toutes les hérésies.
D. Minimus.
284:147
## NOTES CRITIQUES
### Mgr Maury invente des encycliques de Jean XXIII
Sa Grandeur Mgr Maury, archevêque de Reims, invente et allègue des encycliques de Jean XXIII qui n'existent pas.
Il le fait dans un texte trop plein d'inventions de toutes sortes pour que nous ne le reproduisions pas intégralement un commentaire de « la visite au pape des leaders d'Afrique portugaise ».
Cet article du Pèrarch. Jean-Marie a paru dans le bulletin diocésain de Reims, intitulé *Reims-Ardennes*, numéro du 31 juillet 1970.
Mais, en raison de son importance intrinsèque, et de l'importance que l'on tenait à lui donner, il a été reproduit dans *Le journal la croix* du 3 août (page 13) et dans la *Documentation catholique* du 20 septembre (page 830).
Le voici, avec au fur et à mesure nos propres réflexions :
« Le pape a reçu trois des dirigeants des mouvements de libération de l'Afrique portugaise : ceux que depuis dix ans une certaine presse qualifie de « rebelles » ou de « terroristes ». C'est un événement très important pour l'Afrique et pour le monde.
« Le Portugal l'a très mal pris et a rappelé aussitôt, pour information, son ambassadeur auprès du Saint-Siège. Il n'aurait pu mieux faire pour assurer une large publicité à cette affaire. Toute l'Afrique exulte de joie. Il suffit pour s'en convaincre de lire les hebdomadaires catholiques africains. »
C'est une erreur de croire, et une imposture de faire croire, que pour savoir ce que pensent les peuples, il suffit de lire les journaux.
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Mais pourquoi le Pèrarch. Jean-Marie Maury se réfère-t-il aux seuls journaux *catholiques ?* S'il était objectif, il reconnaîtrait que les journaux *communistes* ont encore plus, « exulté de joie » lorsque Paul VI a reçu les terroristes portugais.
« Le langage diplomatique, peu perméable à l'opinion publique, dont se sert le Vatican pour se justifier au regard du Portugal, n'y change rien. »
Autant dire que, pour le Pèrarch. Jean-Marie, le langage diplomatique du Vatican n'est que mensonge.
Il s'y connaît à coup sûr : avant de devenir le Pèrarch. de Reims, Mgr Maury fut pendant neuf ans un agent diplomatique du Saint-Siège...
« Ses services \[du Vatican\] savaient certainement très bien quels personnages ils introduisaient dans une de ces audiences dites spéciales, réservées à de petits groupes, car tout le monde n'y est pas admis. »
C'est aussi notre avis. L'audience pontificale a la portée objective d'un *soutien* aux révolutionnaires communistes des territoires portugais.
« Toutes les grandes puissances coloniales ont permis à leurs anciennes colonies d'accéder à l'indépendance et les y ont aidées. Seul le Portugal s'y refuse... »
Seul le Portugal s'y refuse ?
Toutes les grandes puissances coloniales... ? Quelle contre-vérité !
Ce sont *seulement* les puissances coloniales *occidentales* qui ont abandonné leurs colonies. La Russie soviétique n'a point abandonné les siennes et n'annonce aucunement son intention de le faire prochainement ni plus tard.
Selon le propre témoignage de Lénine en 1916, l'Empire colonial russe était alors le second du monde par sa superficie, le troisième par sa population. Ces colonies, quand donc ont-elles accédé à l'indépendance ? Jamais. Lénine et ses successeurs les ont gardées dans l'Empire des Soviets.
« ...Seul le Portugal s'y refuse et maintient son autorité par la force ».
Quel criminel, ce Portugal : il maintient son autorité par la force.
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S'il maintenait son autorité uniquement par la douceur, comme font si bien Mao, Brejnev, Boumedienne, Nasser et autres, il n'aurait pas d'ennuis avec Mgr Maury ni avec Paul VI.
« Ses armées poursuivent les nationalistes dans la brousse où ils se réfugient. Ceux-ci s'y organisent à leur tour et c'est la guerre depuis bientôt dix ans. »
Telle est en effet la thèse communiste.
« Cela devient pour l'Afrique une provocation et un scandale permanents... »
Que voilà des expressions dangereuses sous la plume du Pèrarch. Jean-Marie : provocation ! scandale permanent !
Le scandale permanent, la provocation permanente résident dans sa personne, dans ses propos, dans sa carrière ecclésiastique, dans son catéchisme, dans sa liturgie, dans la falsification de l'Écriture sainte dont il est co-auteur et coresponsable.
« ...d'autant que c'est une nation officiellement catholique qui méconnaît à ces peuples le droit à leur liberté et à leur promotion. »
Qui « méconnaît à ces peuples » : sic !
Le Pèrarch. Jean-Marie croit sans doute se montrer davantage africain en écrivant « petit-nègre ».
« On souligne la contradiction de cette attitude de violence... »
De *violence ?*
Quelques lignes plus haut, Sa Grandeur disait que le Portugal maintient son autorité par la *force*.
La *force* et la *violence* seraient-elles pour lui une seule et même chose ?
Ou bien écrit-il vraiment n'importe quoi ?
« ...avec les encycliques et les messages que Jean XXIII, entre 1960 et 1962, envoyait à chacun des États africains pour la célébration de leur indépendance. »
Oui décidément, Sa Grandeur écrit n'importe quoi.
287:147
Les *encycliques* que Jean XXIII, entre 1960 et 1962, envoyait à chacun des États africains pour la célébration de leur indépendance ?
Il n'y en a *aucune*.
Durant tout son pontificat (1958-1963), Jean XXIII a publié en tout et pour tout *huit* encycliques : aucune, à aucun moment, n'a été adressée à un État africain pour la célébration de son indépendance.
Pendant les années 1960-1962, indiquées par Sa Grandeur l'érudit archevêque de Reims, Jean XXIII a publié seulement trois encycliques :
-- *Mater et Magistra* sur les questions sociales ;
-- *Æterna Dei sapientia* sur le quinzième centenaire de la mort de saint Léon ;
-- *Pænitentiam agere* sur la préparation d'un concile.
Par quoi l'on voit à quel point Sa Grandeur méprise ses lecteurs.
Non seulement le Pèrarch. Jean-Marie dit n'importe quoi, mais encore il fait dire n'importe quoi à Jean XXIII.
Il lui attribue, avec une audace incroyable, *des encycliques* (au pluriel) dont il n'y a pas *un seul* exemple.
\*\*\*
Redisons que Sa Grandeur Mgr Jean-Marie Maury est co-responsable, au titre de membre de la Conférence épiscopale française, des falsifications de l'Écriture sainte imposées dans les nouveaux catéchismes et la nouvelle liturgie, -- et maintenues contre toutes les réclamations.
Quand on en est à falsifier l'Écriture sainte, attribuer à un pape des encycliques qu'il n'a point faites n'est qu'un détail subsidiaire, ou complémentaire.
\*\*\*
A défaut d'*encycliques* de Jean XXIII, inventées sans scrupule par le propagandiste Jean-Marie, il y a quelques messages. Point tellement nombreux.
Point tellement heureux.
Mgr Maury serait fort gêné d'en citer le texte. Puisqu'il nous y a provoqué, faisons-le à sa place.
288:147
Par exemple, message du 30 juin 1960 au Congo ex-belge. Notons d'abord que Jean XXIII n'a pas adressé son message *à l'État* nouveau, comme le prétend mensongèrement Sa Grandeur, mais aux Congolais : « Chers fils et chères filles de l'État du Congo » ([^149]).
Il leur disait notamment, hélas :
« *Une nouvelle étape commence pour le Congo : sur un pied d'égalité et dans l'honneur, l'estime et la bonne foi réciproques, va s'engager un dialogue fécond entre votre peuple et la nation généreuse que les circonstances d'un passé immédiat ont liée à votre destin. *»
Il était bien imprudent, et plus qu'imprudent, de parler ainsi. Car ce n'était pas un conseil ni un vœu : c'était un pronostic assuré, une affirmation certaine. Jean XXIII avait été trompé et il se trompait. *Quelques heures seulement* après ce message du 30 juin 1960 commençait ce que l'on a nommé à l'époque la *congolisation*, avec son débordement de haines, de massacres, de tortures, de frénésies de toutes sortes.
Souvenir cuisant plutôt que souvenir glorieux !
Mais Mgr Maury n'est pas homme à se laisser arrêter par la vérité.
\*\*\*
Donc, Sa Grandeur disait qu'*on souligne la contradiction de l'attitude du Portugal avec les encycliques et messages que Jean XXIII, entre 1960 et 1962, envoyait à chacun des États africains*.
Comme ces encycliques n'existent pas, on peut « souligner » autant que l'on voudra la pseudo-contradiction avec elles cela ne fait qu'une falsification de plus.
Quant aux « messages » qui ont vanté ce qui allait immédiatement devenir l'atroce *congolisation*, on comprend que le Portugal, instruit par une telle expérience, ne se soit pas précipité dans une telle voie...
\*\*\*
Au moment même où Sa Grandeur publiait de tels propos, on pouvait lire dans *Le Monde* des 2 et 3 août (page 3) des précisions, limitées à l' « Afrique francophone », sur « l'aggravation générale de la situation politique et économique » :
« *Les conditions de vie dans la majorité des populations africaines se dégradent au* *point que les institutions et l'équilibre des États sont menacés. Partout sévissent le* *chômage et la hausse des prix.*
289:147
*Les biens de première nécessité font défaut. Les bidonvilles et les maladies endémiques prolifèrent. A ces maux s'ajoutent, pour le peuple, le spectacle insolent des réceptions somptueuses, de la corruption, des détournements de fonds... Paradoxalement,* DE NOMBREUX AFRICAINS EN VIENNENT A REGRETTER L'ÉPOQUE COLONIALE, *après en avoir dénoncé les excès*... »
(Ce n'est pas Mgr Maury, grand connaisseur de l'Afrique, et si loyal, qui nous ferait une telle révélation.)
« ...*C'est l'impasse sur tous les plans. Depuis l'indépendance, l'appauvrissement des populations laborieuses ne cesse de croître ; d'année en année, le pouvoir d'achat des masses baisse d'une manière alarmante ; le chômage massif est devenu le lot des travailleurs des villes. Les paysans* « *laissés pour compte de l'indépendance* »*, alors qu'ils représentent 90 % de la population, sont souvent condamnés à déserter leurs champs... *»
Voilà les réalités qu'une politique de mensonge a instaurées en Afrique sous le nom de « droit à la liberté et à la promotion ». Une épouvantable régression, dont Mgr Maury a été et veut demeurer activement complice.
Une imposture, dont Mgr Maury partage la responsabilité. Imposture et régression avec lesquelles tous les Maury veulent compromettre l'Église.
Il est d'ailleurs tristement vrai que trop souvent depuis 1960, et surtout depuis 1963, le Vatican et beaucoup d'évêques se sont engagés dans cette immense tromperie.
Ils devraient, et Mgr Maury en tête, commencer par demander pardon aux peuples africains qu'ils ont cruellement trompés ; et qu'ils continuent de tromper.
\*\*\*
Suite de la prose de Mgr Maury :
« A Dakar et à Kinshasa, j'ai reçu plusieurs fois des représentants des nationalistes africains de la Guinée-Bissao et de l'Angola. »
Tiens, tiens ! Voilà qui est intéressant.
Mgr Jean-Marie Maury, qui fut secrétaire particulier du card. Gerlier de 1935 à 1950, -- et nommé évêque, par Pie XII, hélas ! en 1957 -- fut envoyé comme délégué apostolique en Afrique francophone au mois de juillet 1959 ; puis comme internonce à Dakar en février 1962 ; puis comme nonce apostolique au Congo en 1966.
290:147
Il y recevait donc les « nationalistes » des territoires portugais.
Il le faisait en qualité d'agent diplomatique du Saint-Siège. Dont acte.
« Ils plaçaient tout leur espoir dans le pape... »
« Tout leur espoir », tu parles...
« ...afin que fût reconnue et plaidée la légitimité de leur cause. Déjà les évêques d'Afrique ont pris des positions très fermes à ce sujet.
« Les Africains n'ont pas compris le voyage de Paul VI au Portugal, même dans un but uniquement spirituel pour un pèlerinage à Notre-Dame de Fatima. »
Les Africains, quels Africains ? ceux des journaux, peut-être ?
« A Kinshasa, ce jour-là, les étudiants de l'Université catholique Lovanium avaient décidé une manifestation devant la nonciature apostolique. »
...Devant la nonciature apostolique de Mgr Maury. Mais ce n'était pas la peine, puisque Mgr Maury était bien d'accord avec eux. D'où la suite :
« Le chef de l'État l'interdit... »
L'interdit !
Le chef de l'État *interdit une manifestation ?*
De toute évidence, c'est un attentat criminel au *droit à la liberté et à la promotion.*
En d'autres circonstances, un tel attentat serait véhémentement flétri par Mgr Maury.
Mais puisqu'en l'occurrence il s'agissait d'éviter que Mgr Maury fût éventuellement bousculé, cet attentat à la liberté a été un bon attentat.
La nonciature de Mgr Maury a été protégée *par la force*. Dans un tel cas, bien sûr, la force a du bon.
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« ...en déclarant : « On ne manifeste pas contre le Saint-Père, mais je ferai au nonce... »
... au nonce Maury, notre copain...
« ...des représentations sévères. » Ce qui fut fait. Cela donne une idée de l'exaspération de l'Afrique en face des colonies portugaises. »
Cela donne surtout une idée du manque de discernement du nonce Maury...
...Mais on le connaissait ! Et de surcroît, secrétaire de Gerlier !
Le Vatican a eu les services qu'il pouvait attendre du serviteur qu'il s'était choisi.
« Certes, au nom de l'Évangile, Paul VI récuse la violence qui fait couler le sang, la violence des armes, et nous la récusons avec lui, préférant comme Dom Helder Camara la violence pacifique. »
Paul VI avait un moyen de récuser la violence des terroristes : qui était d'abord de ne les point recevoir.
Et Mgr Maury de ne point applaudir à cette audience.
Récuser *en paroles* la violence des terroristes, et en fait les soutenir, c'est une évidente duplicité (au premier sens du Littré).
« Mais le pape a tout de même reçu des opprimés africains... »
*Opprimés*, c'est eux qui le disent. Terroristes, tortionnaires, massacreurs de chrétiens, c'est ce que l'on connaît d'eux.
« ...qui n'ont plus d'autre moyen que la violence armée pour défendre leurs droits. »
Les voilà donc explicitement *justifiés* dans leur emploi de la violence armée que l'on a pourtant feint de *récuser*.
« Pie XII et Jean XXIII, en leur temps, avaient maintenu eux aussi des contacts discrets avec les nationalistes algériens. »
292:147
C'est Mgr Maury qui l'affirme : on ne le croira certes pas sur parole. C'est peut-être aussi vrai que son invention des encycliques de Jean XXIII.
« L'avenir nous dira quels seront les lendemains de cette rencontre. Je serais étonné qu'il n'y en eût point. Mais nous sommes réconfortés, une fois de plus, de savoir que le Vicaire de Jésus-Christ ici-bas sait entendre la plainte de ceux qui souffrent persécution pour la justice. »
Voilà donc quels sont ceux qui souffrent persécution pour la justice : les tortionnaires et terroristes communistes. A eux la huitième Béatitude selon saint Matthieu (V, 10).
Cette huitième Béatitude, les évêques français l'ont supprimée du catéchisme, par une falsification du nouveau texte « obligatoire » de l'Écriture sainte.
Mgr Maury va-t-il maintenant la rétablir dans les catéchismes de son diocèse ?
Ou bien l'a-t-il rétablie *seulement* pour les communistes ? Vous pouvez relire tout le texte du Père Jean-Marie : si vous ne saviez *par ailleurs* qu'il est archevêque de Reims, rien dans son texte ne vous laisserait deviner que l'auteur est un évêque ; ni même un prêtre ; ni même un catholique.
Et pourtant, c'est à cela que l'on reconnaît un prélat post-conciliaire.
J. M.
### Un familier des palais apostoliques
Jean-Jacques Thierry est un écrivain qui se présente modestement comme « familier de Rome et des palais apostoliques ». Il a publié cette année un volume intitulé : *Journal sans titre* (Julliard éditeur) qui est tout simplement le journal intime, ou secret, que Pie XII aurait écrit de 1939 à 1945.
293:147
La présentation du volume assure impavidement :
« Que Pie XII ait laissé des notes secrètes, c'est chose certaine. Nonce à Munich, puis à Berlin, secrétaire d'État, pape enfin, il en parlait. Le Saint Père se vantait que le chiffre en était d'une ingéniosité inouïe. A un ambassadeur, il confiait que la lecture en serait d'autant plus difficile qu'elles étaient rédigées en plusieurs langues. Il semble qu'il ait écrit tous les jours, et qu'il s'agisse de notations quotidiennes plutôt que de mémoires.
« Que sont devenus ces documents ? Nul ne le sait. A Rome, le bruit court qu'on les a dérobés. On les aurait enlevés du Vatican, pendant la maladie du pape, car il n'aurait pas tout emporté à Castelgandolfo. Qui s'en est emparé ? Les versions et les hypothèses les plus diverses circulent à ce sujet. Il ne vaut pas la peine d'en discuter. Ce qui compte, c'est qu'il s'est certainement trouvé quelque obstacle pour détourner ces documents du chemin qu'ils devaient prendre. Ils n'ont pas été mis sous scellés, dans les appartements pontificaux, de manière à être transmis au nouveau pontife avec tous les autres papiers du défunt. Ils avaient donc disparu.
«* Jean-Jacques Thierry n'a pas retrouvé ces papiers, et pourtant qui pourrait assurer que le journal qu'il nous présente ne constitue pas une partie capitale des notes secrètes de Pie XII ? *»
Voilà donc à quel charlatanisme grotesque est livrée la mémoire de Pie XII, sans que personne ni le Saint-Siège prenne sa défense.
Et ça continue :
« Jean-Jacques Thierry s'est si bien imprégné des écrits de Pie XII, de ses discours, de ses lettres, de sa politique enfin que, par une sorte de mimétisme, il s'est trouvé tout naturellement en possession de la plume, de la mentalité, de la personnalité du pape. »
La personnalité, la mentalité et la plume de Pie XII... Ils le croient, Julliard et Jean-Jacques Thierry...
Ce pseudo-journal de Pie XII s'ouvre par une page intolérable, assortie d'une « note historique » qui ne l'est pas moins, la note 6 sur la Sœur Pasqualina : « elle avait vingt-trois ans, Mgr Pacelli quarante et un... Depuis lors il ne s'en sépara plus. »
294:147
Tout l'ouvrage, même quand il fait mine de « défendre » Pie XII, est du même niveau et de la même grossièreté d'esprit et de cœur. Jean-Jacques Thierry fait écrire Pie XII comme un sous-développé intellectuel, et comme un lourdaud.
Le *Figaro littéraire* du 28 septembre tente de « lancer » le bonhomme en le donnant pour « très informé de l'histoire du Vatican » et en publiant de lui une soi-disant étude historique où l'on peut lire :
« Le Saint-Esprit aidant (*sic !*) j'ai pu recueillir (*où donc ?*) quelques informations sérieuses sur les quatre conclaves de 1914, 1922, 1939 et 1958... »
Le prétendu historien n'indique aucune source. Visiblement, il ignore les sources existantes : les notes du cardinal Piffl, publiés notamment dans la *Revue nouvelle* de Bruxelles, en 1963 ([^150]). Et il raconte (c'est nous qui soulignons)
« Pour le conclave de Benoît XV, il n'avait pas fallu moins de *seize* scrutins (...). Enfin l'accord s'étant fait, hors scrutin, sur le nom du cardinal Della Chiesa, celui-ci obtint, dans un dernier tour, la majorité imposante de *cinquante* suffrages sur 57 électeurs. »
« Le conclave de 1922... Après un premier scrutin, où *une douzaine* de voix se portèrent sur le nom du cardinal Mercier... »
La revue ITINÉRAIRES a publié les tableaux complets des votes de ces deux conclaves ([^151]) : le cardinal Della Chiesa a été élu pape au *onzième* scrutin avec *trente-huit* suffrages (et non pas au *seizième* avec *cinquante*). -- Le cardinal Mercier, au conclave de 1922, recueillit *une seule* voix au premier scrutin (et non pas *une douzaine*).
Les conclaves de 1914 et de 1922 sont les seuls pour lesquels Jean-Jacques Thierry donne des chiffres de scrutin. Ce sont aussi les seuls conclaves pour lesquels on puisse les vérifier : ces chiffres sont faux.
Pour le conclave de 1939, il ne dit, en substance, rien. Pour celui de 1958, il assure qu'il y avait vingt-six cardinaux *de droite, dix-huit de gauche, sept du centre :* une telle « précision », purement gratuite, pleinement arbitraire, ne s'appuyant sur aucun critère, aucun témoignage, aucune preuve, relève manifestement du charlatanisme.
295:147
Après Laurentin, après Georges Hourdin, et comme eux, Jean-Jacques Thierry, déjà « familier des palais apostoliques », a bien mérité une audience.
J. M.
### Bibliographie
#### Jean Monnerot : Démarxiser l'Université (Éd. La Table Ronde de Combat)
Les ouvrages de J. Monnerot sont indispensables à l'heure présente pour celui qui veut attaquer les thèses révolutionnaires sans consentir à y faire d'avance figure de vaincu et à accepter finalement une part des conclusions de l'adversaire : ce schéma trop fréquemment admis ne correspond point à une probité intellectuelle, ni même à une courtoisie désuète et déplacée, mais à une certaine lâcheté. Nous l'avons vu lors de mai 68, en ce temps dont on nous a vanté les vertus cachées, et dont tous les apports semblent maintenant justiciables du balai. Monnerot, en plus du contenu intellectuel et critique, nous présente le modèle d'un style ferme et sans défaillance ; pour résumer son travail, on ne peut mieux faire qu'emprunter ses formules sans multiplier les guillemets de citation. La thèse est d'abord établie sur un principe, le devoir de vérité, la valeur de la vérité. Si les penseurs actuels, analystes impitoyables en apparence de toutes les valeurs, n'avaient pas été en réalité des renégats de l'intelligence ils auraient appliqué au marxisme tous les critères d'étude, logiques, sociologiques, économiques et anthropologiques, sans oublier l'analyse des mythes, qu'ils ont pratiqués constamment ailleurs, et le marxisme en eût été vaporisé. Le marxisme est une religion ; ceux que révolterait une prétention des catholiques à enseigner leur foi dans les chaires de l'État, admettent sans discussion la même prétention chez les marxistes. Le marxisme universitaire est un abus de confiance scolaire, un endoctrinement préalable et non consécutif à la révolution, une production en série de crétins artificiels. La psychologie de mai 68 est dominée par la revendication de l'immaturité.
296:147
Marcuse est le veuf de la révolution d'octobre portant son veuvage en sautoir, un vieux monsieur inconsolable qu'en 1917 en Russie le Ciel ne soit pas descendu sur la terre : sa pensée est une horloge arrêtée aux années 1920, recours non dépourvu d'habileté tactique, car les révolutionnaires refusent par là de répondre à toute critique tirée des révolutions réalisées. Monnerot compare mai 68 au nazisme : toute idéologie qu'on fait pénétrer dans la jeunesse bénéficie au moins pour un temps de la force de celle-ci. Le marxisme s'arme d'un mysticisme fruste allié à un scientisme grossier, or les résistances à la « Science » sont faciles à discréditer. Il profite d'une carence de la société : l'État français hostile à l'État ! La neutralité n'est qu'une comédie de pleutres, elle cherche à trouver un point équidistant de la peste bubonique et de l'absence de peste bubonique, un moyen terme proportionnel entre 2 et 2 font 4, et 2 et 2 font 5. Les parents, spectateurs indifférents, se rendent coupables de non-assistance à l'intelligence en danger. Le marxisme à l'école semble avoir été accepté comme abcès de fixation et moindre mal par les dirigeants économiques de la France ; une classe politique tout entière a livré les enfants d'une nation tout entière à une toxi-infection épidémique qui risque d'en faire individuellement des estropiés mentaux, et collectivement des perdants historiques. Le marxisme n'est pourtant qu'une croyance, représentée dans les universités comme si elle était majoritaire dans la nation : ce privilège dont tendent à s'emparer les crétins messianiques du marxisme, c'est l'erreur avec droit de tuer.
Telles sont les formules de Monnerot. J'éprouve bien quelque scepticisme devant certains remèdes immédiats qu'il propose, comme la partition des Facultés des Lettres en « départements » marxistes et non marxistes ; je pense d'ailleurs qu'il n'y voit qu'un pis-aller provisoire ; le vrai remède est dans la diffusion de livres comme le sien. J'ajouterai qu'il n'est pas d'universitaire un peu conscient de ses devoirs professionnels qui ne mesure le danger intellectuel au niveau même des lycées : le marxisme privilégié a sécrété, et chez les élèves d'origine sociale modeste en particulier, une incuriosité essentielle, fruste et abrupte. Le mépris populaire (pas toujours profond ni sincère) pour le « luxe » reçoit une justification marcusienne. Toute curiosité abstraite ou esthétique qui n'est pas en prise directe sur le social et l'économique est considérée comme un luxe assimilable aux vices de la société de consommation. La censure populaire du « luxe » est souvent chargée des scories de la malveillance réflexe et de la jalousie vague : il s'y ajoute maintenant une sorte de canonisation laïque de l'inertie intellectuelle. On rêve d'une passivité sans problèmes, revêtue de l'uniforme à la Mao ou des oripeaux fleuris des « hippies », colorant de motifs 1900 la revendication d'une perpétuelle hébétude, où la drogue fournira mécaniquement un ersatz de poésie. Les deux aspects correspondent à des nuances secondaires d'un péril unique, auquel il convient d'opposer, et en France d'abord, un mouvement de refus absolu.
Jean-Baptiste Morvan.
297:147
#### Roger Joseph : Pour les fidèles de Jules Lemaître
De mon enfance et de mes premières études, j'ai conservé le souvenir frappant du crédit incontesté dont jouissait Jules Lemaître avant guerre même dans les milieux cultivés d'une gauche de type radical ou socialiste. Sans doute la France, toujours multiforme et divisée, trouve-t-elle davantage le sens de la tradition dans le respect du patrimoine intellectuel que dans un accord de type religieux ou politique. Nous devons en un sens admirer nos actuels « gauchistes » qui laissent au « Canard Enchaîné » et à quelques témoins attardés de l'époque antérieure le soin d'attaquer les anciennes cibles, religion, armée, propriété : ils ont compris que la vie de la révolution devait se frayer en abattant les structures proprement intellectuelles, le reste venant par surcroît. Récemment, dans plusieurs de ces librairies du Quartier Latin qui semblent jouir d'une sorte de situation privilégiée et presque d'un pouvoir officieux, j'ai vu une feuille qui exaltait l'univers de la folie comme un élément de dynamisme révolutionnaire. De tels faits sont propres à nous faire regretter des indulgences ou des complaisances qui ne méritent guère le nom de largeur d'esprit si elles doivent aboutir à restreindre l'esprit, à en mutiler ou en hébéter les facultés essentielles. Roger Joseph a été bien inspiré de faire revivre Jules Lemaître, en apportant à cette étude les qualités de ferveur, de vivacité, de sympathie humaine et d'érudition qu'on lui connaît, et qu'il mettait naguère à nous parler de Bainville. « Jules Lemaître est bien nôtre ! » Je sens d'autant mieux la vérité d'ensemble de cette affirmation que je ne suis pas toujours d'accord avec le grand critique dans le détail de ses jugements. Sans exalter Banville ni considérer à proprement parler Barbey comme un maître, je ne les traiterais pas de « clowns » ; Lamartine me paraît par lui insuffisamment apprécié ; et je ne crois pas à l'impassibilité de Leconte de Lisle dont la poésie me semble au contraire remplie d'angoisses et de visions obsessionnelles, cadavres enfouis dans la nature, oiseaux et quadrupèdes carnassiers et charognards plus proches des « Oiseaux » d'Hitchcock que de la description artistique et indifférente.
298:147
Mais tout cela n'est que nuances et détails : le mouvement essentiel, l'impulsion générale de Jules Lemaître est salutaire. Il a compris que le critique avait pour mission d'assumer une personnalité représentative et d'être le messager d'une permanence intellectuelle : la prétendue étroitesse classique de Lemaître et son autorité, au sein de la première moitié du siècle, ont peut-être permis à cette époque de produire des talents multiples et différents. Sa présence défendait le lecteur contre l'impérialisme de vogues ou de modes littéraires qui sont totalitaires par essence, car le talent et le génie même ne sont guère tolérants et ne peuvent l'être, Chaque grand écrivain représente un enthousiasme qui se double forcément de passion et d'excès ; il est avide d'une popularité qui, appuyée massivement par l'opinion, ne laisserait pas de place aux rivaux. Le scepticisme reproché à un Lemaître permettait en fait à l'opinion cultivée de connaître des génies divers, sans ces plébiscites à 95 %, fruits du talent mais aussi des campagnes intimidantes, qui nous ont valu après 1945 le monopole dictatorial de l'existentialisme. Ces toutes-puissances aboutissent à la stérilité : actuellement le volume du papier consacré à un romanesque bestial ou à des snobismes révolutionnaires étouffe ou relègue dans l'ombre plusieurs auteurs dont on se demande s'ils auront pu donner la mesure de leurs possibilités. Remercions Roger Joseph de nous avoir rendu l'image d'un homme qui eut quelques faiblesses bien peu considérables en comparaison de ses souffrances morales de jeunesse, mais qui sut payer de sa personne, monter sur les estrades et parler aux foules. Il donna le meilleur de lui-même à une France qui ressemble toujours, même en ce temps si fier de ses tours de béton, aux maisons de tuffeau de Touraine et d'Orléanais : un peu tristes quand les matins sont gris, faites de pierre blanche fine et tendre. La patine est comme elles, durable à travers les siècles et pourtant fragile. (En souscription chez l'auteur : 1, rue Saint-Étienne, 45-Orléans.)
J.-B. M.
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#### Graham Greene : Voyages avec ma tante (Laffont)
Il fut un temps dans notre après-guerre où Graham Greene apparut comme un romancier de la spiritualité angoissée. La suite de son œuvre nous permet de nous demander si l'aspiration catholique de l'auteur ou de ses personnages n'est pas un moyen de se libérer des cadres d'un puritanisme anglo-saxon et d'aboutir à une vision de l'univers, plus riche de personnages étranges et bariolés, et qui ressemble fort à une ouverture sur le cynisme du roman de tradition picaresque. Le monde aventureux où se trouve entraîné le pacifique banquier Henry Pulling à la suite de sa tante (sa mère en réalité) rappelle le climat voltairien de « Candide ». Sans doute le « Cultivez votre jardin » semble situé à l'inverse de la chronologie voltairienne, puisque c'est au début qu'Henry Pulling vit pour la culture de ses précieux dahlias, et que sa destinée les lui fait quitter : à la fin, le « jardin » qu'il cultivera, c'est celui de la contrebande et d'autres étranges trafics en Amérique du Sud. Mais, après tout, Candide lui aussi avait quitté pareillement la quiétude du château westphalien. Le point de départ de l'intrigue est une profanation : l'urne funéraire contenant les cendres de sa mère supposée sera vidée pour être remplie de marijuana. L'histoire du personnage central rappelle aussi l'article « Certain, Certitude » du « Dictionnaire Philosophique » : « Quel âge a votre ami Christophe ?... Il a vingt-huit ans, j'en suis certain. A peine ai-je entendu la réponse de cet homme si sûr de ce qu'il dit, et de vingt autres qui confirment la même chose, que j'apprends qu'on a antidaté pour des raisons secrètes et par un manège singulier, l'extrait baptistaire de Christophe... » Faut-il voir dans cette donnée de l'intrigue une intention philosophique et penser que Graham Greene propose sous une forme burlesque et grinçante la nécessité d'une épreuve qui obligerait tout homme à rechercher la vérité de sa destinée authentique ? Devons-nous découvrir une conception tragique sous les aventures comiques, sous les personnages saugrenus et cyniques rencontrées par Pulling, et surtout sous celui de la tante, dont la riche expérience du monde vient d'une existence consacrée à la galanterie rémunérée ? C'est le « monde comme il va » de Voltaire, fort différent de la béate « ouverture au monde » vantée par certains qui supposent bonne volonté, charité et générosité universelles là où ceux qui ont le coup d'œil juste n'observent qu'une farandole de trompeurs et de trompés. Le roman est fort divertissant. Quant à la philosophie de l'existence, je crois qu'elle a été surtout un élément moteur de l'invention romanesque. On peut s'interroger sur l'ensemble des romans de Graham Greene et se demander s'il n'en a pas toujours été ainsi. Mais je ne parviens pas à avoir là-dessus une opinion arrêtée : peut-être serait-elle prématurée.
J.-B. M.
300:147
#### Julien Gracq : La Presqu'île (Édit. José Corti)
Le surréalisme depuis cinquante ans cherche son visage d'éternité, et en somme son accession à un classicisme. Mais l'écrivain inspiré par le surréalisme parviendra-t-il à ce but sans échapper à ses premiers types d'expériences intellectuelles ? Cet ensemble de techniques s'est voulu révolutionnaire, et l'on songe à son propos à la vieille devise illuministe : « Solve, coagula. » Mais il en est de même pour toutes les révolutions, elles dissolvent très bien et « coagulent » ensuite avec beaucoup moins de succès, selon des procédés hâtifs et approximatifs que la politique accepte faute de mieux : mais la littérature est plus exigeante. Le surréalisme du type commun s'enlise en 1970 dans un érotisme physiologique ou dans des élaborations décoratives d'un genre assez publicitaire ; dans mon quartier, le marchand de confections disperse des roues de charrette au milieu des manteaux « maxi » et le coiffeur exhibe en sa vitrine un harnais de cheval et un casque de pompier. On ne voit pas les rapports, mais cela frappe. Je vois peu d'écrivains qui, ayant pratiqué cette école, aient échappé à l'enfantillage chronique. Un Julien Gracq pourtant semble atteindre à ce classicisme par la connaissance qu'il a de la valeur éternelle des thèmes. Ainsi, dans les trois nouvelles ici réunies, la première, « La Route » évoque avec une parfaite minutie de détails une route fictive et symbolique qui ressemble à tant de paysages connus que le lecteur croit y découvrir à chaque fois des souvenirs personnels. L'impression est immédiatement et curieusement démentie par la sensation suivante, la certitude de se trouver dans le pays des légendes, dans le « Wonderland ». Parmi les œuvres contemporaines, surréalistes ou non, que l'on peut réunir à cause de cette recherche, les unes partent de la réalité concrète qui exhalera peu à peu des souffles de mystère : ainsi Alain-Fournier ou Bosco. Dans « la Presqu'île » et « Le Roi Cophetua », Gracq se rattache à cette manière. Dans « La Route », comme ce fut le cas dans « Le Rivage des Syrtes » c'est une vision mythique et philosophique qu'un travail précis d'imagination s'efforce de rendre de plus en plus semblable à des réalités connues. Gracq est aussi historien et géographe et fait servir son érudition à ce jeu savant. Cette deuxième méthode offre un intérêt tout particulier pour nous, car elle semble prouver que le surréalisme doit passer par les servitudes de la composition et de la construction, si du moins il veut arriver à une grande œuvre, et ne point se contenter de faire fleurir au long de son itinéraire les surprises gratuites des automatismes subconscients. Peut-être ici la nouvelle centrale « La Presqu'île » unit-elle les deux méthodes : la psychologie inquiète et attentive de l'homme qui attend la femme aimée et retient tous les détails se double d'une monographie exacte où sous les noms supposés on reconnaît le pays à l'ouest de Nantes. On a une nouvelle vision de la Brière, qui serait à comparer avec celles d'A. de Chateaubriand et de Bordonove dans « Les Armes à la main » : psychanalyse du marais, à la manière de Bachelard, mais avec à l'arrière-plan le détail précis et contemporain, la torche de la raffinerie pétrolière. Cette Brière qu'il ne nomme pas, elle rappelle d'autres « déserts » de l'œuvre de Gracq et les Solitudes d'Alain-Fournier. C'est un jeu intellectuel de conquête dans un univers apparemment libre, peut-être artificiellement libéré.
301:147
Cette fiction du « pays perdu » est proche de la création des personnages de femmes mystérieuses, perdues aussitôt que possédées, les cavalières de « La Route », ou l'étrange beauté nocturne du « Roi Cophetua ». Dans le cinéma surréaliste, les belles inconnues disparaissent aussi dans les « fondus » et la brume des songes. Ces personnages répondent à une espérance secrète née des faiblesses du cœur humain : qu'il y ait des êtres qui ne nous imposent ni devoirs ni obligations. Si le surréalisme réserve l'apport positif d'une aspiration au mystère, le moraliste ne peut néanmoins ignorer ce souhait obscur, ce rejet de ce qui dans l'existence d'autrui peut nous sembler pesant et continu. Le difficile est de savoir où doit s'arrêter cette négociation avec l'imagination, « maîtresse d'erreur et de fausseté ». Un dernier trait est intéressant : « Le Roi Cophetua » repose sur un de ces épisodes de la Grande Guerre que j'ai souvent entendu narrer : des intersignes, des phénomènes télépathiques révélant les trépas lointains. Le surréalisme est né de la guerre 14 et il a profité de l'ébranlement intellectuel et psychique qui est résulté. Il n'a cessé de protester violemment contre cette horreur, mais il s'en est nourri. Misère de l'homme... L'auteur du « Rivage des Syrtes » et du « Balcon en forêt » n'a sans doute là-dessus aucune illusion, car il domine le surréalisme ordinaire non seulement par sa vigueur de construction, mais par l'acuité d'une réflexion philosophique qui donne au style une étonnante fermeté, et a l'œuvre une hauteur de ton qui chez d'autres fait trop souvent défaut.
J. B. M.
302:147
## DOCUMENTS
### L'hégémonie soviétique en Europe
*L'aggravation progressive et permanente de la situation politique en Europe, sur laquelle s'étend insensiblement l'hégémonie soviétique, fait l'objet de l'éditorial du présent numéro.*
*Nous y joignons ci-dessous des extraits d'un article paru dans le* BULLETIN DE PARIS *du 4 septembre 1970 :*
Les journaux français se sont étendus longuement sur les égards dont avaient été l'objet MM. Brandt, Scheer et leurs assistants. Ils ont donné les menus, le texte banal des toasts, mais rares sont ceux qui ont publié le texte même du traité signé le 10 août. Il comporte un préambule et cinq articles. Le préambule affirme que les deux parties contractantes sont animées par les mêmes sentiments pacifiques et le même désir d'étendre leurs coopération, « y compris les relations économiques, ainsi que les liens scientifiques, techniques et culturels ». L'article 1 porte que les deux États, pour encourager « la normalisation de la situation en Europe », prennent « pour point de départ à cet égard la situation existant réellement dans l'espace européen ». C'est la reconnaissance implicite du démembrement de l'Allemagne, de la constitution par la force et sans aucun assentiment des populations de la République communiste d'Ulbricht, des annexions russes (Königsberg) et polonaises, enfin du mur de Berlin naguère appelé Mur de la honte.
L'article 2 se référant à la charte des Nations Unies porte que les deux puissances règleront leurs questions litigieuses « exclusivement par des moyens pacifiques et prennent l'engagement de s'abstenir de la menace de la force ou de l'application de la force dans les questions qui intéressent la sécurité en Europe et la sécurité internationale, ainsi que dans leurs relations mutuelles ».
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Cet article est le type même du mensonge diplomatique : sans rappeler, comme nous l'avons déjà fait, la sinistre duperie du pacte Briand-Kellogg (27 août 1928) mettant la guerre hors-la-loi moins de cinq ans avant l'avènement d'Hitler ; il est évident que des deux contractants, l'un, l'Allemagne de Bonn, est parfaitement hors d'état d'attaquer l'URSS ; il est non moins évident que l'URSS ne s'est jamais laissée arrêter par un traité. Mais le membre de phrase sur la sécurité en Europe et la sécurité internationale que l'Allemagne fédérale s'engage à ne pas défendre contre l'URSS ne peut signifier que sa sortie (proche ou non) de l'Alliance atlantique.
L'article 3 est le plus précis. La paix en Europe, disait M. Adenauer, ne peut être sauvegardée que si les Allemands mis de force sous le joug communiste sont libres de manifester leur volonté et leur droit à la liberté. La paix en Europe, concède au rebours M. Brandt, ne peut être sauvegardée « qu'à condition que personne ne touche aux frontières actuelles ». Les parties contractantes « considèrent aujourd'hui et à l'avenir les frontières de tous les États en Europe comme inviolables, telles qu'elles sont tracées le jour de la signature du traité, y compris la ligne Oder-Neisse qui constitue la frontière occidentale de la Pologne et la frontière entre la RFA (République fédérale allemande) et la RDA (République démocratique allemande). » Tout ce que l'article 1 contenait implicitement est ici énuméré sans équivoque. Mais c'est pour l'Allemagne non seulement la reconnaissance d'un état de fait, mais l'abandon de toutes ses positions morales et juridiques, le désintéressement complet à l'égard des populations conquises, à qui toute espérance est désormais interdite et chez qui le choc sera rude. Qu'eussent été les sentiments des Alsaciens annexés par l'Allemagne en 1871 sans la protestation constante d'une portion active souvent majoritaire de l'opinion française, sans même les appels à la justice immanente des politiques les plus résignés ? Il y avait chaque année à Berlin-Ouest une « Journée de la patrie » organisée par les réfugiés de l'Est : M. Brandt a refusé la subvention.
Les commentateurs officiels ont, il est vrai, insinué que « l'inviolabilité des frontières » n'est pas « l'intangibilité » et M. Scheel a même publié un petit communiqué, avant de quitter Moscou, assurant qu'à son avis il n'y avait rien dans ce traité qui proscrivît « l'autodétermination » des populations soviétisées malgré elles. Rien, en effet, sauf une impossibilité totale.
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Quant au distinguo sur l'inviolabilité et l'intangibilité, c'est une plaisanterie de mauvais goût, qui fait penser à « l'indépendance dans l'interdépendance », formule chère à M. Edgar Faure et à M. Pinay, lorsqu'ils préparaient la liquidation de notre protectorat marocain.
L'article 4 porte que cet accord n'efface pas les traités conclus précédemment par les deux parties et l'article 5 prévoit la ratification, mais à une date indéterminée.
L'opinion allemande est, à cet égard, divisée. Une part se réjouit d'entrer dans une ère de paix. Une autre espère de fructueuses affaires avec l'URSS. Une troisième, enfin, fait remarquer que M. Brandt a donné tout ce que les Russes voulaient, à savoir la reconnaissance de ce qu'ils ont fait en Europe centrale et orientale, mais qu'il n'a absolument rien obtenu en échange. L'Allemagne commerçait déjà avec l'URSS, et le chancelier avait fait dire qu'il ne traiterait pas sans rapporter de bonnes nouvelles quant au régime de Berlin-Ouest et le développement de ses communications avec la République fédérale, étroitement réglementées et soumises au surplus au bon vouloir du gouvernement communiste qui tient les issues. Or, celui-ci a certainement reçu des assurances de Moscou, car l'Allemagne de Pankow est le bastion militaire et industriel sur lequel s'appuient tous les États conquis et asservis par l'URSS en Europe de l'Est. La campagne des démocrates chrétiens, et surtout de M. Strauss, s'applique précisément à faire ressortir la duperie du marché où un partenaire cède tout sans rien recevoir.
L'orientation de l'opinion dépendra peut-être de l'ampleur des commandes passées par l'URSS. C'est sur cet aspect du problème qu'ont insisté les journaux français. Cette ampleur est naturellement inconnue. Le plus important marché -- celui du gigantesque pipe-line payable en pétrole -- est bien antérieur au 10 août. Un journal de Budapest approchait peut-être de la vérité en exposant que l'URSS achèterait seulement les articles de consommation courante qui manquent présentement dans beaucoup de ses villes et que le régime s'en trouverait renforcé, mais que son industrie lourde et l'industrie lourde de l'Allemagne de l'Est suffisent à satisfaire ses autres besoins. A moins que l'Allemagne ne prenne à son compte pour vingt ans, à raison d'un prêt annuel à intérêt réduit, de 4 milliards de marks par an, le gros du Plan quinquennal soviétique. Nous verrons.
\*\*\*
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De toutes façons, un acte politique comme ce traité (où les relations économiques ne sont que mentionnées sans précision dans le préambule) doit être jugé politiquement.
Tout d'abord, il est une altération très grave de l'équilibre en Europe, équilibre qui, depuis 1945, c'est-à-dire depuis vingt-cinq ans, a tant bien que mal assuré la paix. A l'écart de ses alliés, désapprouvée assez nettement par les États-Unis et par la Grande-Bretagne qui, naturellement, feignent de se réjouir, mais qui, en juillet, avaient conseillé à M. Brandt moins de hâte, plus de pondération pour laisser aux quatre occupants le temps de régler un nouveau statut berlinois, l'Allemagne a contracté des liens particuliers avec l'URSS. Reconnaissance du statu quo ? Sans doute, mais reconnaissance en vue d'une coopération. L'Allemagne fédérale se trouve ainsi engagée à la fois à l'est et à l'ouest, plus encore à l'ouest qu'à l'est, mais peut-être prise dans un engrenage qui risque de la faire entrer dans la zone d'influence soviétique, éventualité qui inquiète l'opinion britannique et qui devrait alarmer bien davantage l'opinion française.
Car quel sera l'effet aux États-Unis ? Depuis plusieurs mois, nous répétons que les États-Unis, après avoir travaillé de leur mieux à démolir les empires coloniaux européens, s'aperçoivent avec lassitude que ces empires tenaient par le monde le rôle de pacificateurs et qu'ils sont, eux, incapables de leur succéder partout à la fois, en assumant l'emploi de gendarme universel. D'autre part, le président Nixon est assailli de problèmes intérieurs d'une exceptionnelle gravité : problème noir, problème des Universités devenues trop souvent, à l'instigation de certains professeurs, des centres de défaitisme et de démoralisation, problème de la jeunesse pervertie par la Maffia des marchands de drogue, désormais aussi puissants, aussi organisés, aussi riches que les contrebandiers de l'alcool au temps de la prohibition, désordres inflationnistes, etc. Tout cela a déclenché un mouvement général de repli, avec un renouveau d'isolationnisme. Le traité germano-soviétique est un argument de plus en faveur du repli. « Nous sommes en Europe, a dit le sénateur démocrate Fulbright, dans une situation ridicule, puisque nous prétendons y contenir par la force une puissance qui a renoncé à s'en servir et protéger de la même façon un allié qui s'engage à n'avoir que des rapports de coopération avec son agresseur éventuel. » Le retrait des forces américaines commencera l'année prochaine et sera sans doute accéléré en prévision de la prochaine élection présidentielle. Mais à ce moment, en dépit des exhortations britanniques, la défense européenne par les Européens ne sera organisée en rien. Est-elle même désormais compatible avec le traité du 10 août ?
Il y a là ample matière à réflexion.
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## AVIS PRATIQUES
### Le pèlerinage à Rome
Le pèlerinage à Rome sera recommencé en 1971, pour la Pentecôte, à l'appel et à l'invitation du CENTRE CATHOLIQUE EUROPÉEN (adresse : 506 -- Bensberg-Immekeppel, Allemagne occidentale).
Dates : du 29 au 31 mai inclus.
(Il est recommandé aux pèlerins qui le peuvent d'arriver à Rome dès le 28 mai, afin d'y avoir une nuit de repos avant la veillée de prière qui aura lieu, depuis le crépuscule jusqu'à l'aube, du 29 au 30 mai.)
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Le programme, fixé dans ses grandes lignes, pourra éventuellement, d'ici Noël, subir quelques modifications. Les organisations et personnalités représentatives qui voudraient participer au pèlerinage et qui désireraient proposer quelques modifications au programme ci-dessous peuvent le faire en écrivant dès maintenant à Mme Élisabeth Gerstner, au CENTRE CATHOLIQUE EUROPÉEN (adresse ci-dessus).
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Le pèlerinage à Rome comportera :
1*. -- Le pèlerinage des enfants* (ou : « croisade romaine des enfants ») : ouvert aux enfants qui doivent y faire leur première communion, ou leur communion solennelle, ou y être confirmés, et à tous les autres jusqu'à 14 ans. Pendant tout leur séjour à Rome, ils seront pris en charge, spirituellement et matériellement, par une institution religieuse.
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Le samedi 29 mai : journée de retraite dans un couvent de Rome.
Le dimanche de la Pentecôte 30 mai : communions et confirmations, dans l'une des grandes églises de Rome. L'après-midi, en aube blanche, procession des enfants de S. Maria Aracoeli à Saint-Pierre.
Le lundi de la Pentecôte 31 mai, fête de Marie-Reine consécration des enfants à la Sainte-Vierge.
2\. -- *Le pèlerinage des adultes* (ou : « marche des pèlerins »)
Le samedi 29 mai : marche de Ste-Marie-Majeure à Saint-Pierre de Rome.
Du 29 au 30 mai : nuit de prière sur la place Saint-Pierre.
Le 30 mai : messe solennelle de la Pentecôte avec les enfants ; repas avec les enfants. L'après-midi : assistance à la procession des enfants, participation à l'Adoration perpétuelle à S. Girolamo della Carita ; et libre visite, au gré de chacun, des sanctuaires romains.
Le 31 mai : assistance à la consécration des enfants.
Transport\
et logement
Les *pèlerins isolés* qui désirent se rendre à Rome et s'y loger par leurs propres moyens ont naturellement toute liberté de le faire comme ils l'entendent. Le lieu et l'heure des différents exercices du pèlerinage seront connus en temps utile et publiés à l'avance, notamment dans ITINÉRAIRES.
Les *organisations* qui désirent grouper leurs adhérents et sympathisants, et assurer elles-mêmes leur transport et logement, ont naturellement toute liberté de le faire comme elles le souhaitent.
\*\*\*
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Les organisations et les isolés qui n'ont pas l'intention d'assurer eux-mêmes leur transport et leur logement peuvent s'adresser -- de préférence dès maintenant -- au Secrétariat de M. l'abbé Coache (adresse : Montjavoult, Oise) qui de toutes façons frétera plusieurs trains spéciaux et assurera l'hébergement à Rome de tous ceux qui se seront inscrits auprès de lui. Le prix tout compris sera d'environ 240 F. par pèlerin, et beaucoup moins pour les enfants.
Les trains spéciaux, en France, organisés par M. l'abbé Coache, seront probablement au nombre de trois :
-- l'un partant de Paris et passant par Bourg ;
-- le second partant de Paris et passant par Lyon ;
-- le troisième partant de Toulouse et passant par Marseille et Nice.
Pour *annoncer* et pour *expliquer* le pèlerinage à Rome de la Pentecôte, vous pouvez diffuser notre brochure :
-- *Rendez-vous à Rome.*
On peut se procurer cette brochure, en quantités illimitées, auprès des permanences, clubs et bibliothèques des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Nous venons d'autre part d'éditer *un tract* de quatre pages :
-- *Rendez-nous* (rendez-nous l'Écriture, le Catéchisme et la Messe).
Ce tract a été rédigé de manière à pouvoir être distribué en tous lieux et dans toutes les assemblées. On peut se le procurer, en quantités illimitées, auprès des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
A tous nos lecteurs, nous demandons d'assurer une très large diffusion à la brochure *Rendez-vous* et au tract *Rendez-nous.*
============== fin du numéro 147.
[^1]: **\***-- Ne figure pas ici, (ni non plus la page 2) \[2002\]
[^2]: -- (1). C'est nous qui soulignons ces deux phrases. On verra plus loin pourquoi,
[^3]: -- (1). *Informations catholiques internationales.*
[^4]: -- (1). Il s'agit évidemment de *L'Osservatore romano* du neuf juillet, et non du quatre comme les ICI l'ont imprimé par erreur. -- D'une autre manière encore, semble-t-il, *L'Osservatore romano* a essayé de modérer l'enthousiasme emphatique du pape : dans son discours, Paul VI donnait le titre de « revue » à la *Vie catholique*, ce qui est effectivement une curieuse exagération ; alors, pour sa part, l'*Osservatore romano* qualifie la *Vie catholique* non pas de « rivista », mais simplement de « periodico », ce qui est plus conforme à la réalité.
[^5]: -- (1). Voir les textes dans notre brochure de 200 pages : *L'Affaire Pax en France* (supplément à notre numéro 88). \[\\Itin\\Extraits\]
[^6]: -- (2). Texte intégral de la Note du Saint-Siège reproduit dans notre brochure citée à la note précédente. -- Il est curieux de remarquer que Paul VI, comme nous l'avons indiqué plus haut, n'a pas osé -- nommer les *ICI*, mentionnant sans autre précision les « *autres publications *» dirigées par Georges Hourdin.
[^7]: -- (3). Nouvelles Éditions Latines.
[^8]: -- (1). On peut lire le terrible diagnostic de l'abbé Raymond Dulac *sur l'autodémolition du Sacerdoce,* dans le *Courrier de Rome *; en particulier le numéro double 70-71.
[^9]: -- (1). « Je vous prie tant comme je puis que vous mettiez votre cœur, pour l'amour de Dieu et de moi, à aimer mieux que tout mal advienne à votre corps par la lèpre et toute autre maladie, plutôt que le péché mortel dans votre âme. »
[^10]: -- (1). Athalie I, 1. (Voir Psaume 49.)
[^11]: -- (1). Jean Madiran : *Brasillach.*
[^12]: -- (1). Louis XI aura une garde écossaise.
[^13]: -- (1). Le chapitre intitulé : « Saint Louis et la prestige de la Royauté » a été publié par l'Atelier Dominique Morin.
[^14]: -- (1). « Louis par la grâce de Dieu, roi de France. ».
En mémoire perpétuelle de la chose, voulant pourvoir au bon état et à la tranquillité de l'Église de notre royaume, à l'accroissement de la religion et au salut des âmes chrétiennes comme aussi obtenir la grâce et le secours de Dieu tout-puissant (sous l'autorité duquel notre royaume a toujours été placé et nous voulons qu'il le soit encore) par cet édit mûrement délibéré et valable à toujours, nous statuons et ordonnons :
1\) que les prélats des églises de notre royaume, les patrons et les collaborateurs ordinaires des bénéfices jouissent pleinement de leurs droits, et qu'à chacun sa juridiction soit conservée.
2\) *item* que les églises, cathédrales et autres de notre royaume aient intégralement les élections libres et tous leurs effets.
3\) *item* nous voulons et ordonnons que le crime funeste de simonie qui ruine l'Église soit entièrement banni de notre royaume.
4\) *item* que les promotions, collations, provisions et dispositions de prélatures, dignités et autres bénéfices et offices quelconques de ce royaume, se fassent conformément aux prescriptions, ordonnances et règlements du droit commun, des sacrés conciles de l'Église de Dieu, et des anciens décrets des saints pères.
5\) *item* nous défendons que les impôts et les charges lourdes d'argent mis ou à mettre par la cure romaine sur les églises de notre royaume et dont notre royaume est misérablement appauvri, soient levés ou recueillis en aucune sorte, si ce n'est pour cause raisonnable, pieuse et urgente ou par nécessité inévitable et du libre et exprès consentement de nous et de l'Église de notre royaume ;
6\) *item* les libertés, franchises, prérogatives, droits et privilèges accordés par les rois, nos prédécesseurs d'illustre mémoire et depuis par nous-même aux églises, monastères, lieux saints et aux religieux et ecclésiastiques de notre royaume, nous les renouvelons, louons, approuvons et confirmons par les présentes.
Par la teneur desquelles mandons et ordonnons expressément à tous nos justiciers, officiers et sujets ou lieutenants présents et futurs, et à chacun d'eux selon qu'il lui appartiendra d'observer, maintenir et garder inviolablement toutes les choses ci-dessous présentées et chacune d'elles, de ne rien faire ou ; attenter à l'encontre, punissant selon l'exigence des cas ceux qui les transgresseraient ou y contreviendraient, de telle peine que cela serve d'exemple aux autres.
En témoignage de toutes ces prescriptions et de chacune d'elles nous avons muni les présentes lettres de l'apposition de notre sceau Donné à Paris, l'an du Seigneur 1268 ; au mois de mars (1269).
[^15]: -- (1). Henri ARTHUR, Chartres (intérieur), Zodiaque, 1967 (*La carte du ciel*, 5), p. 23. Je cite ce petit livre car il est commode et dans le commerce.
[^16]: -- (2). Marcel AUSERT est cité par H. ARTHUR, *ibidem*, p. 25.
[^17]: -- (3). J'ai abordé ces questions dans *Héraldique capétienne*, Paris, 1954, t. I (*Les cahiers nobles*, 1) ; *Les origines de l'héraldique capétienne*, p. 483-511 du recueil *Comunicaciones y conclusiones del III^e^ Congreso international de genealogia y heraldica*, Madrid, 1955 (texte massacré par un linotypiste étranger, sans possibilité de correction des épreuves) et dans « Quelques réflexions sur l'œuvre de Jean du Tillet et la symbolique royale française », pp. 2-25 des *Archives héraldiques suisses*, Lausanne, 1956, a°LXX ; d'autres articles et ouvrages sont prévus, ayant modifié mon opinion sur quelques problèmes.
[^18]: -- (4). J'ai traité de ces questions « ludoviciennes » dans « L'héraldique de saint Louis et de ses compagnons », Paris, 1966 (*Les cahiers nobles*, 27). Les dessins et une partie des recherches sont de Claude LE GALLO. Il est pour moi le meilleur dessinateur héraldiste français vivant.
[^19]: -- (5). Sur le vitrail de Charlemagne, cf. François GARNIER, *Le vitrail XIII^e^ siècle, l'histoire de Charlemagne,* Paris, éditions du Sénevé, 1969 (*Langages de l'art*, 1), cité ici pour sa facilité à être trouvé dans le commerce. Ce vitrail riche d'enseignement a été en partie étudié par les spécialistes de la Chanson de Roland, comme Mme Rita LEJEUNE et Jacques STIENNON, tout spécialement dans leur magnifique ouvrage, *La légende de Roland dans l'art du moyen âge*, Bruxelles 1965, 2 vol.
[^20]: -- (6). Edouard JORDAN, *L'Allemagne et l'Italie aux XII° et XIII^e^ siècles*, Paris, 1939 (*Histoire du moyen âge*, t. IV, 1^e^ p. de l'*Histoire générale*, dir. Gustave Glotz), p. 250.
[^21]: -- (7). L'original de la bulle *Dei Filius* est aux Archives nationales, sous la cote J352, n° 1 ; autrement dit, il est en tête de la série des bulles honorables. Un archiviste de roi a laissé au dos une inscription indiquant qu'il trouvait cette bulle très belle. On sent l'enthousiasme et on le comprend. Ce document est montré à l'exposition « La France de saint Louis » au Palais de justice de Paris, sous le numéro 139 ; et je salue le geste de M. Jean-Pierre BABELON, conservateur du Musée de l'histoire de France qui a ainsi présenté au public, pour la première fois, un des textes les plus essentiels à la compréhension de l'ancienne France. Le texte latin a été publié plus d'une fois, cf. Auguste POTTHAST, *Regesta pontificum Romanorum*... Berlin, 1874, t. 1, p. 914, n° 10798, qui donne une liste. Je cite Philippe LABBÉ, etc. Jean Dominique MANSI, *Sacrorum conciliorum nova, et amplissima collectio*... Venise, 1779, t. 23, col. 107-109, n° XXXI et surtout Alexandre TEULET, *Layettes du trésor des chartes*, Paris, 1866, t. 2, p. 416-419, n° 2835 ; c'est sur ce dernier texte qu'a été faite la traduction il y a quelques années par M. Pierre JANIN, archiviste paléographe, et elle n'a pour ainsi dire pas été modifiée,
[^22]: -- (8). Il s'agit de Charlemagne, mis à part comme empereur. C'était quand même un aïeul de saint Louis qui en descendait par de nombreux côtés, Hugues Capet étant déjà du sang du « Pater Europae » ; cf. mon étude *Les origines de la maison capétienne*, p. 239-276, dans le *Recueil du IV^e^ Congrès* *international des sciences généalogique et héraldique, Bruxelles,* 1958 (le développement des études historiques est tel que l'on doit tenir compte de nouveaux articles parus depuis et je ne cite le mien qu'à seule fin de fixer quelques idées). Sur Charlemagne, tout Français aimant l'histoire se doit de lire deux ouvrages récents : Robert FOLZ, *Le couronnement impérial de Charlemagne,* Paris, Gallimard, 1964 (Trente journées qui ont fait la *France,* 3) dont le dernier chapitre, « Le roi de France successeur de Charlemagne », porte à la connaissance du public une grande masse de mises au point opérées par l'érudition depuis les dernières décadres, et Georges TESSIF.R, *Charlemagne,* Paris Albin Michel, 1967 (*Le mémorial des siècles, les hommes, VIII° siècle*)*.*
[^23]: -- (9). Il s'agit donc de Louis VIII, assimilé par la suite à un martyr. Il mourut, à Montpensier, étant tombé malade à la croisade de 1226.
[^24]: -- (10). C'est là un point d'importance et qui a eu des résonances il y a peu dans *Le Monde* au sujet de la campagne contre saint Louis qui a eu lieu dans le midi. En effet, Louis VIII était chez lui à Toulouse et même au-delà des Pyrénées, ce que l'on oublie trop souvent. La France d'Hugues Capent et de Louis VIII était le démembrement de l'empire carolingien, sa partie occidentale. C'est-à-dire que le roi régnait (mal, mais ce n'est pas la question) des Flandres à Barcelone et ce n'est qu'au temps de saint Louis que le roi de France abandonna juridiquement ce qui était au-delà des Pyrénées. A une époque comme la nôtre où l'on favorise tous les mouvements révolutionnaires et autonomistes pour dissoudre les nations, et tout particulièrement la nation française, pour recoaguler une Europe de provinces (technocrate et socialiste ?), on doit bien marquer que notre pays était déjà constitué à l'aube des Capétiens, même si le domaine proprement royal était petit jusqu'à Philippe II Auguste.
[^25]: -- (11). Frédéric II empereur des Romains, en théorie le premier laïc de toute la chrétienté. Mais le roi de France a toujours affirmé son égalité avec l'empereur des Romains, titre qui n'existe plus depuis 1806 et qui rendit ainsi, sans aucune discussion possible, Louis XVIII premier souverain de l'univers... mais il était en exil. Il est à noter que les puissances musulmanes ont toujours traité notre roi en empereur.
[^26]: -- (11 bis) Il s'agit du cistercien Jacques de Pecoraria, cardinal évêque de Palestrina (1231/5-1244) qui fut vicaire de Rome.
[^27]: -- (12). Sans disserter sur la croisade en soi, il est bon de savoir qu'il y avait eu en 1229 une croisade faite par Frédéric II ; elle fut non conformiste au possible, l'empereur étant entré à Jérusalem où s'il s'était couronné lui-même, le 18 mars 1229 (sur cette « croisade excommuniée, islamophile et antifranque », cf. René GROUSSET, *Histoire des croisades et du royaume francs de Jérusalem,* t. 3, *La monarchie musulmane et l'anarchie franque,* Paris, Plon, 1936, p. 289 sq.), Une croisade française était en train de se dérouler quand le pape Grégoire IX écrivait à saint Louis. Elle se terminera en désastre le 13 novembre 1239 par la folle chevauchée de Gaza (*ibidem,* pp. 372 sq.).
[^28]: -- (13). Voir à ce sujet *Monarchie et avenir*, Paris, Nouvelles éditions latines, 1960.
[^29]: -- (14). Cité par G. TESSIER, *Charlemagne*, p. 401. Je renvoie encore à cet ouvrage et à celui de Robert FOLZ (Cf. n. 8). Il faut évidemment lire l'ouvrage de Jean de PANGE, *Le roi très chrétien*, Paris Arthème, Fayard, 1949, qui doit cependant être corrigé en divers points. La honte de l'édition française est que l'on n'a jamais pu traduire en français le maître ouvrage de Percy Ernst SCRAMM, *Der König von Frankreich, las Wesen der Monarchie vom 9. zum 16. Jahrhundert*. 2^e^ éd., Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1960. Ajoutons encore pour sa documentation et non pour son esprit laïcisant, Marc BLOCH, *Les rois thaumaturges*, 2^e^ éd., Paris, Armand Colin, 1961, et l'excellent ouvrage d'Ernst H. KANWROWICZ, *Laudes regiae*, *a study in liturgical acclamations and mediaeval ruler worship*, 2^e^ éd., Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1958 (*University of California publications in history*, 33).
[^30]: -- (15). Exposé fait au 10^e^ Congrès international des sciences Généalogique et héraldique qui vient d'avoir lieu à Vienne, Autriche *Les deux couronnes francises* « *de Charlemagne *»*.*
[^31]: -- (16). Le texte de *Rex glorie virtutum* se trouve en particulier dans Bénédictins du Mont-Cassin, *Regestum Glementis papae V...,* Rome, 1887, t. 6 (annus sextus), p. 411-419, n° 7501, la partie d'intérêt pour nous étant p. 411. Divers exemplaires contemporains de ce texte envoyé à plusieurs personnes de la cour de France, se trouvent aux A.N., L 294, n- 34, 35... J908, n° 3, cf. à son sujet Jean de PANGE, *Le roi très chrétien,* p*.* 408 (sur la bulle *Dei Filius*, voir ce que dit cet auteur p. 381). La traduction a été faite par le R.P. dom Édouard GUILLOU, m. b.
[^32]: -- (17). Stanislas-Xavier TOUCHET, évêque d'Orléans (cardinal en 1922, mort en 1926) écrivit *La sainte de la patrie,* Paris, P. Lethielleux, 1921, 2 vol., qui devrait être mis à jour. T. 2, p 397-399, il conte la séance du 13 décembre 1908 qui eut lieu dans la salle du consistoire « remplie de bons Français ». C'est de jour-là que fut lu le décret déclarant certainement miraculeux trois miracles attribués à Jeanne d'Arc. Après la lecture de ce texte, Touchet pris la parole et le pape lui répondit en italien. La béatification proprement dite eut lieu le 18 avril 1909 (p. 400-405). Le discours du pape que je reproduis parut en italien dans les *Acta apostolicae sedis* du 15 janvier 1909, p. 142-145 et sa traduction française dans *Actes de Pie X*, Paris, Bonne Presse, (1936), t. 5, p. 202-206, le passage reproduit ici étant p. 204-205.
[^33]: -- (18). Pie X parle ensuite des autres personnes concernées par la cérémonie.
[^34]: -- (19). L'essentiel de ces fantaisies se trouve dans un petit ouvrage qui n'est pas à la B.N. : comte de PLACE, *Problèmes héraldiques,* Bourges, 1900. Tout n'y est qu'affirmations gratuites.
[^35]: -- (20). Cette partie de la prière (v. 29) est ainsi donnée par Scevole et Louis de SAINCTE-MARTHE, *Histoire généalogique de la maison de France...,* Paris, 1628, t. 1, face p. 1. Les auteurs du XVII^e^ siècle chanteront la gloire de la maison royale, cherchant ses prérogatives et avantages sur les autres familles souveraines. Une synthèse moderne faite par moi se trouve dans l'ouvrage collectif, *Le sang de Louis XIV*, Braga, Livraria Cruz, 1961, 2 vol.
[^36]: -- (21). Pour les XII^e^ et XIII^e^ siècles, les exemples voulus se trouvent dans les ouvrages classiques de Adolf TOBLER, Erhard LOMMATZSCH, *französisches Wörterbuch,* Wiesbaden, 1963, t. 5, col. 894 et Walther von WARTBURG, *Französisches etymologisches Wörterbuch,* Bâle, 1959, t. 6, p. 245 a. En Angleterre, le terme de « house » pour une famille, apparaît dans le même contexte de traductions de la Bible ; cf. *The Oxford English dictionary, vol.* 5, p. 418.
[^37]: -- (22). La bibliographie serait longue à transcrire. Cf. cependant *Le sang de Louis XIV*, t. 1, p. 24, n. 4 ; c'est en décembre 1254 que saint Lois, se dit « Loois, par la grâce de Dieu, rois de France », lorsqu'il confirme à Saint-Denis la renonciation des comte et comtesse de Bretagne à la Navarre (A.N., AE 11, 1783). C'est le premier acte de la chancellerie royale écrit en langue d'oïl, cf. J.-P. BABELON *Archives nationales. Musée de l'histoire de France, II, salle du moyen âge, catalogue*, Paris, 1960, p. 81. Le premier acte de la chancellerie royale où il y a « Franciae rex » (au lieu de « Francorum rex ») serait de Philippe II Auguste en 1181. Mais ce n'est pas certain.
[^38]: -- (23). Thème abordé par Jean de PANGE, *Le roi très chrétien* (cf. supra) et surtout par Ernst H. KANTOROWICZ, *The king's two bodies. A study in mediaeval political theology*, Princeton, Princeton University Press, 1957.
[^39]: -- (24). La bulle de canonisation fut datée d'Orvieto, le 11 août 1297. A son sujet et sur les sermons qui l'accompagnèrent, cf. A. POTTHAST, *Regesta...,* 1875, p. 1965, n° 24560 (sermon *Rex pacificus magnificatus* dans l'église des mineurs d'Orvieto), n° 24561 (bulle de canonisation *Gloria, laus et*, etc.) Le texte est facile à trouver dans le *Recueil des historiens des Gaules et de la France*, t. 23, p. 148 (sermon en la fête de Saint-Laurent), p. 152 (sermon évoqué supra) et p. 154-160 pour la bulle de canonisation, la phrase d'intérêt se trouvant p. 159 F. : «* *Gaudeat itaque domus inclyta Franciae... ». Voir aussi l'excellent (dom Édouard GUILLOU) *Francia coronatur, la chapelle de Versailles et la Sainte-Chapelle*, Paris, Civitec, 1960, p. 122 (n° spécial de la Pentecôte 1960 de *Nouvelles de Chrétienté*). Le texte montre combien saint Louis réunit à la Sainte-Chapelle les thèmes monarchiques de l'Ancien Testament à sa propre histoire sainte, c'est-à-dire pour lui, à l'arrivée des reliques de la Passion. Cf. p. 55 sq. sur les rois de Juda et les rois de France, pp. 68, 100 pour les vitraux de la Sainte-Chapelle. Et 86, 87, 88 où se lisent ces lignes : « *Grâce à saint Louis, ce n'est pas seulement l'empire chrétien de Constantin que la France désormais relaye, Elle est devenue, elle doit rester une seconde Jérusalem, elle doit avoir à cœur d'être le* « *saint royaume *», *la vraie fille aînée de l'église, le vestibule de la Jérusalem des cieux. Elle doit être, avec l'Agneau, de tous les combats de la foi, se donner pour mission de glorifier et d'étendre le règne du Christ, l'unique et véritable Roi *». Je signale au sujet de ce qui est dit sur la sainte couronne, ou couronne de saint Louis, autrefois dans le trésor de Saint-Denis, que j'ai entièrement revu mes idées à son sujet. Il en sera reparlé par ailleurs.
[^40]: -- (25). Jacques BOSSUET, *Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France et de Navarre,* prononcée à Saint-Denis, le 1^er^ septembre 1683, 1^e^ partie. C'est pourtant sous Louis XIV que la maison de France a officiellement trouvé son second nom : « maison de Bourbon ». Ce nouveau nom qui dans l'*Almanach royal* de 1830 est le seul à coiffer tous les princes des royaumes de France, Espagne et Deux-Siciles ainsi que du duché de Lucques, naquit lors du traité de Montmartre, en date du 6 février 1662. Signé à l'abbaye de Montmartre, ce texte établissait que Charles IV duc de Lorraine et de Bar cédait ses États à Louis XIV, en contrepartie de quoi tous les princes de Lorraine, duc en tête, deviendraient comme des princes du sang de France, avec droit de succession en cas d'extinction de « l'auguste maison de Bourbon ». Nous y voilà ! En mettant ce terme là et non « maison de France », Louis XIV avouait qu'il ne tenait pas pour successibles en France ses lointains et modestes cousins Courtenay, issus de Louis VI le Gros et qu'il restreignait la successibilité aux princes issus de saint Louis et par là de Charles de Bourbon, duc de Vendôme, grand père d'Henri IV, c'est-à-dire à la branche royale « de France », aux Orléans, aux Bourbons Condé et Conti. Très fier de lui, Louis XIV se disait qu'il en avait fini avec la Lorraine. Le chancelier Séguier n'approuva pas le traité « faisant connaître à Sa Majesté qu'elle ne pouvoit faire des princes du sang par une déclaration » et il aurait ajouté, parait-il (mais en privé ?), que « les rois ne peuvent faire des princes du sang qu'avec les reines, leurs épouses ». Mais le roi passa outre et fit enregistrer par le parlement de Paris ce traité jugé scandaleux par tous, et ce par un lit de justice en date du 27 suivant... Ce fut quand même un beau tollé. Dès le 11 février, le prince de Courtenay et ses enfants protestaient en écrivant au roi (texte qui fut imprimé) et l'opinion publique se déchaîna. La cour souveraine de Lorraine s'empressa de proclamer un tel acte nul et les circonstances aidant, ce beau traité international, ratifié par le parlement de Paris, devint caduc dès 1663. On dit que le roi fut tout étonné d'avoir vu se lever une telle protestation contre son projet (texte du traité, ratifié à Paris le 7, dans J. du MONT, baron de CARELS-CROON, *Corps universel diplomatique du droit des gens*, Amsterdam, 1728, t. 6, partie 2, pp. 401-402, n° CLV). Quoiqu'il en soit, Montmartre, avec son adjonction de successibles, rejoignit Troyes et son exclusion de successibles dans les oubliettes de l'histoire... ce qui n'empêcha pas Louis XIV de réitérer deux fois, la dernière étant un magistral coup double, puisqu'il promulgua un édit rendant ses bâtards successibles, en cas d'extinction de l'auguste maison de Bourbon » (Marly, juillet 1714, enregistré par le parlement de Paris, toujours lui, le 2 août suivant ; texte par exemple dans JOURDAN, DECRUSY, ISAMBERT, *Recueil général des anciennes lois françaises...,* Paris, s.d., t. 20, pp. 619-623, n° 2244). Louis XV devait heureusement balayer tout cela, rappelant qu'en cas d'extinction de la maison royale c'était à la nation d'en choisir une autre. Il n'en resta pas moins l'habitude de parler de « maison de Bourbon », expression souvent employée dans le bonheur (les pactes de famille entre la France et l'Espagne, l'acte du sénat appelant Louis XVIII au pouvoir en 1814, etc.) comme dans le malheur. Louis XVIII et Henri V exilés se dirent souvent chefs de la maison de Bourbon et c'était pour eux comme un nom de remplacement dans des actes rédigés en des pays dont le pouvoir reconnaissait les usurpations impériales ou celle de Juillet ; il aurait pu y avoir des difficultés à employer le terme de « maison de France » dans ce cas là et il y aurait d'ailleurs mille choses à dire à ce sujet. Pour le trop peu connu traité de 1662, cf. comte d'HAUSSONVILLE, *Histoire de la réunion de la Lorraine à la France,* Paris, 1857, t. 3, p. 149-161..., Gaston ZELLER, *Le traité de Montmartre* (6 février 1662) d'après les documents inédits dans *Mémoires de la Société d'archéologie lorraine et du Musée historique lorrain*, Nancy, t. LXII, 1912, p. 5 sq. ; pour finir : Hubert ELLE, *Réflexions sur* *l'histoire de Lorraine*, Paris, C. Klincksieck, 1961, p. 58-60.
[^41]: -- (26). C'est à Bruxelles que l'amiral de Coligny rencontra Charles Quint qui venait d'abdiquer et le 29 mars 1556 ; cf. *Voyage de monsieur l'admiral vers l'empereur et le roy Philippe, pour la ratification de la trêve* (de Vaucelles), édité par Guillaume RIBIER, *Lettres et mémoires d'estat des rois, princes et ambassadeurs, etc., sous les règnes de François I^er^*, *Henry II et François II*, Paris, 1666, t. 2, p. 636. La date exacte dans : Louis-Prosper GACHARD, *Retraite et mort de Charles Quint au monastère de Yuste, Introduction* (= t. 1), Bruxelles, 1854, p. 116.
[^42]: -- (27). C'est ce que dit l'insigne généalogiste espagnol, Francisco FERNANDEZ de BÉTHENCOURT, dans ses *Obras*, Madrid, 1913, t. 1, p. 374. Il donne la main à Bossuet : « *La maison de France, la plus grande sans comparaison de tout l'univers, et à qui les plus puissantes maisons peuvent bien céder sans envie, puisqu'elles tâchent de tirer leur gloire de cette source *» (*Oraison funèbre de Henriette*-*Anne d'Angleterre duchesse d'Orléans*, prononcée à Saint-Denis, le 21 août 1670).
[^43]: -- (28). Cette restauration des droits de Dieu était le fondement de la pensée d'Henri V. Il ne voulait monter sur le trône que pour cela et il refusa la royauté libérale et tricolore que la majorité royaliste lui offrait. « Dieu premier servi » était aussi la devise d'Henri V dont l'un des conseillers n'était autre que Louis-Édouard Pie, l'évêque de Poitiers, ce qui est tout dire ! (cf. Louis BAUNARD, *Histoire du cardinal Pie*... Paris, 1893, t. 1, p. 313, 606-607, t. 2, pp. 511, 512, 519, 532, 533, 535, 538, 637, 681...). Pie, qui souvent n'y allait pas de main morte, osa dire à Napoléon III, lors d'une audience qui eut lieu le 19 décembre 1855 : « *Tant qu'il restera une goutte de sang de saint Louis quelque part, un Français ne peut refuser d'envoyer, du fond de son cœur, respect, sympathie, amour vers le représentant d'un principe qui a fait la gloire et régi les destinées de la France depuis quatorze siècles, surtout lorsque la personnalité qui le représente est si digne d'admiration *» (*ibidem*, t. 1, p. 554). On sait encore qu'Antoine Blanc de Saint-Bonnet était fort proche d'Henri V (il suffit de lire son livre *La légitimité*, Paris, Tournai, 1873, exprimant non seulement une doctrine mais encore une ardente attente du roi Henri V) et l'on s'explique alors tant d'attitudes de l'exilé qui semblent incompréhensibles aux hommes d'alors et d'à présent. Le roi disait : « *Personne, sous aucun prétexte, n'obtiendra de moi que je consente à devenir le roi légitime de la Révolution *» (manifeste du 25 janvier 1872) et encore : « *Il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître pour que j'y puisse régner en roi *» (lettre à Albert de Mun, 20 novembre 1878). Ceci était dans le droit fil de la tradition exprimée par sainte Jeanne d'Arc. Héritier de cette majorité royaliste libérale, M. (René de LA CROIX) de CASTRIES, vient d'écrire un abominable livre sur Henri V qui est non seulement une incroyable suite de contre-vérités, mais encore une méconnaissance totale des droits de Dieu sur la société. Cette calomnie (hélas, elle n'est pas seule par les temps qui courent !) se nomme *Le grand refus du comte de Chambord.* Mal épanoui sur le plan sexuel, Henri V ne serait qu'un retardataire sur tous les plans et il n'aurait jamais rien compris aux problèmes de son époque ! Signataire de textes odieux de ton et d'intention, très présomptueux (sic et resic, et j'en passe !), le « prétendant » n'était en fin de compte qu'un pauvre sire qui a fait s'écrouler les rêves monarchiques des ancêtres de M. de Castries. Tout le livre serait à revoir plume à la main et il n'en resterait rien. Il est manifeste qu'Henri V refusa une monarchie préparée par ces messieurs libéraux. Il mourut sans dire ouvertement quel était son successeur ; personne n'avait visiblement rien compris aux principes de la monarchie traditionnelle et ce successeur obligatoire, aîné des Bourbons, était encore plus libéral et inconsistant que le petit fils de Louis Philippe ! Henri V dut mourir en remettant toute la cause entre les mains de Dieu, en se disant que Lui seul arrangerait tout le jour voulu.
[^44]: -- (29). « Ludovicienne » pour saint Louis, mais aussi pour Clovis, car Louis n'est qu'un dérivé de Clovis. Il ne peut être développé ici combien les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens sont tous inextricablement mêlés les uns aux autres, si l'on regarde les généalogies selon les dernières données de l'érudition. Il s'agit bien là d'une même race.
[^45]: -- (30). Cette phrase se trouve dans une lettre de Jean-Baptiste COLBERT, marquis de TORCY, ministre et secrétaire d'État au département des affaires étrangères, envoyée le 22 mars 1712 à lord Bolingbroke ; cf. Archives des Affaires étrangères, Angleterre, t. CCXXXVII, f° 117-119.
[^46]: -- (31). Manifeste aux Français, Frontière de France (Suisse), 9 octobre 1870.
[^47]: -- (32). *Histoire...* éd. de1628, t, 1, p. 11.
[^48]: -- (1). Je ne m'étends pas ici sur les termes techniques, notamment ceux de « titulature », « patronage », « vocable », non plus que sur les sources d'information pour ce genre de recherche. Ceux qui désireraient s'y intéresser trouveront ces renseignements dans mon étude sur *Saint Michel dans la titulature et le patronage des lieux de culte et dans la toponymie française,* dans *Millénaire monastique du mont Saint-Michel,* t. III. Paris, Lethielleus, 1970 (à paraître), et tirage à part.
[^49]: -- (2). Saint-Louis-et-Parahou, (Aude) est situé aux confins languedociens non de la Guyenne mais du Roussillon, qui faisait alors partie du royaume d'Aragon. La citation est d'Higounet (Ch.) : Les villes et l'urbanisme, dans Saint Louis, ouvrage collectif publié sous la direction de Régine Pernoud, Paris, Hachette, 1970 (à paraître). Du professeur Higounet on lira sur ces questions : *Bastides et frontières,* dans *Le Moyen-Age,* 1948, n° 1-2, pp. 113-131 et tirage à part.
[^50]: -- (3). Carles (R.P.) : *Titulaires et patrons*, dans *Semaine religieuse du diocèse de Périgueux* et *de* Sarlat, 1882-1884. Cette référence se trouve : 1884, p. 465, les suivantes pp. 499 et 29 et celle du château de Ferrat, 1883, p. 667. Il doit s'agir du « manoir du Fayrac, XV^e^ s. » (P. Joanne, *Dictionnaire... de la France,* t. II p. 750), commune de Castelnau-et-Feyrac. Il existe de l'ouvrage du R.P. Carles un tirage à part à 100 ex. seulement, ce qui explique qu'il soit aujourd'hui introuvable et n'existe pas même à la Bibliothèque Nationale. Mon confrère M. Noël Becquart, directeur des services d'archives du département de la Dordogne, a bien voulu me communiquer l'exemplaire de son service, ce qui m'a permis de le faire photographier ; je le prie d'en agréer ici mes remerciements.
Une tradition ancienne vent que Saint Louis soit venu en Périgord. On la trouve ainsi résumée dans Maubourguet (Jean) : *Le Périgord méridional,* « D'après la tradition, saint Louis serait venu à Cadouin peu avant de partir pour la Terre sainte. Tarde date cette visite de 1269. En 1644 l'évêque de Sarlat Jean de Lingende affirmait la même chose... Tout ce que Gourgues... a pu démontrer, c'est que la chose n'est pas impossible... » Et il ajoute en note : « On montre encore à Cadouin, en face du portail de l'Église, *la Porte de Saint-Louis.* Cela ne saurait évidemment constituer une preuve ». A propos de Saint-Louis-en-l'Isle, le Père Carles tombe dans la même erreur, en écrivant (1884, p. 709) : « Saint Louis en posa lui-même les fondements, en 1269, quand il partait pour la dernière croisade, et il donne comme référence : « P. Dupuy, tome 2, p. 94 ». Il s'agit de Dupuy (Le P. Jean) : *L'estat de l'Église de Périgord depuis le christianisme,* Périgueux, 1629, 2 parties en 1 volume in 4° de 242 pp. (B.N. Rés. Lk 2 13) réimprimé en 1718 en 2 vol. in-12 (B.N. 8° Lk2 1214A) ; ou de la réimpression avec annotations d'Audierne, 1842-1843, 2 t. in 4°, tirée à 100 ex. (B.N. Z Payen 755-756. Les itinéraires de Saint Louis publiés dans les *Historiens des Gaules et de la France*, t. XXI, pp. 408-423 permettent d'exclure la possibilité d'un voyage en Périgord en 1269, l'itinéraire de Paris à Aigues-Mortes étant parfaitement jalonné par Meaux, Fontainebleau, Vézelay, Fleury (Côte d'Or) et la vallée du Rhône. Il ne serait pas impossible en 1242 après Taillebourg où le roi descendit jusqu'à Blaye, ou en 1244 avant son pèlerinage à Rocamadour (2 mai), où nous le trouvons en avril à Pierre-Buffière. Cela expliquerait le culte très particulier qui lui est rendu dans cette province, et notamment l'existence de trois « chemins de saint Louis » attestés à des dates anciennes (Dictionnaire topographique).
[^51]: -- (4). Hillairet (Jacques) : *Dictionnaire des rues de Paris*, II, p. 380.
[^52]: -- (5). R.P. Carles : loc. cit., 1884, p. 709.
[^53]: -- (6). La substitution du culte de saint Louis à celui d'autres saints dont les fêtes ont des dates voisines, ou son association à leur culte n'est pas un phénomène exclusivement méridional, et il se remarque aussi dans la région parisienne. L'abbé Lebeuf, *Histoire... de Paris, II,* 122, note qu'à Villemonble, dans l'église paroissiale, « à côté du grand en tirant vers le nord est l'autel de St. Genès sur lequel on voit un tableau où ce saint est représenté,... et St Louis à côté de lui. La fête de ces deux saints... arrive également le 25 août. Le martyr est le premier patron et s. Louis le second ». Aujourd'hui seul subsiste la titulature de saint Louis. (*Ordo... parisiensis..., pro anno MCMLXV,* p. 278). L'association avec saint Barthélemy (24 août) s'y voit aussi, et dès le XIV^e^ siècle : l'abbé Lebeuf signale en effet dans d'église Saint-Barthélemy de Paris, paroissiale, une chapelle « dotée en 1344 de 24 livres de rente », « que seul le titre de S. Louis pourrait faire croire avoir été du nombre de celles de nomination royale » (I, 176). A noter que certains martyrologes font figurer la Saint-Barthélemy au 25 août.(*Acta Sanctorum, Aug*., t. IV, p. 753 B et C).
[^54]: -- (7). Assez curieusement, d'abbé Lebeuf lui-même ne voyait pas de vocable plus opportun pour cette église que celui de sainte Euphémie « Comme la nouvelle église... ne paraît point avoir encore été dédiée, les reliques de sainte Euphémie..., pourraient servir d'occasion à donner un titre à cette église... » L'ancienne chapelle, démolis pour laisser place à l'ouvre de Lemercier, avait pour titulaires la Vierge ainsi que sainte Ursule et ses compagnes.
[^55]: -- (8). Lepage (II.), *Dictionnaire topographique... de la Meurthe,* p*.* 134.
[^56]: -- (9). Lebeuf, loc. cit., IV, 13, qui observe que, du temps où il écrit (1754-1758) « la chapelle de cet hôtel est sous l'invocation de Saint Jean-Baptiste s.
[^57]: -- (10). Bourneville et Rousselet, art. « Bicêtre », dans *Grande Encyclopédie,* t. VI, p. 684.
[^58]: -- (11). La comparaison s'impose et répond à n'en pas douter ans sentiments du monarque. N'oublions pas cependant que de fou temps tout propriétaire a aimé donner son nom à sa terre, grand ou petite. Témoin les noms en acum de la période gallo-romain (Vitry = Victoriacum = la terre de Victor) et Tees autres suffixequi de nos jours encore rappellent ale nom d'un propriétaire (1 Morinière = la terre de Morin).
[^59]: -- (111). Forteresse construite par Vauban de 1631 à 1685.
[^60]: -- (12). Henri Bordeaux, *Saint Louis*, p. 489 ; actuellement la cathédrale de Québec semble avoir abandonné la titulature de saint Louis et n'être plus que sous celle de l'Immaculée Conception (Gains, *Series episcoparum*, p. 176).
[^61]: -- (13). L'origine est plus ancienne. La voici d'après J. Hillairet, loc. cit., II, 455 et 457. En 1623 les habitants de l'île Notre-Dame construisirent sur l'emplacement de l'église actuelle une petite chapelle Notre-Dame de l'Isle. En 1634, un arrêté royal du 25 avril ordonne de la remplacer par une plus grande qui portera le nom de Saint-Louis, mais ce n'est qu'en 1664 que l'archevêque de Paris en pose la première pierre au nom du roi. « Le Vau la commença mais... de 1702 à 1726 elle fut terminée par Le Duc et Doucet... Elle fut consacrée le 17 juillet 1726 sous le nom de Saint-Louis-en-l'Isle. C'est de 1726 également que date le nom d'île Saint-Louis » (Hillairet, I, 42).
[^62]: -- (14). Sur l'emplacement de la place du Carrousel actuelle. Elle doit son origine à la collégiale Saint-Thomas-du-Louvre. En 1739, le clocher s'écroula, tuant six chanoines. « Les chanoines survivants furent réunis à ceux de la collégiale de Saint-Nicolas-du-Louvre... L'église, reconstruite en 1744,... fut dédiée (le 25 août (Lebeuf, 1, 54) à Saint-Louis-du-Louvre... Démolie en partie en 1811, le reste en 1852. » (Hillairet, I, 278).
[^63]: -- (15). Jacques Levron, Versailles, ville royale.
[^64]: -- (16). A la table des « noms anciens des voies supprimées ou encore existantes » du *Dictionnaire* de Jacques Hillairet (II, 708) ne figurent pas moins de 19 rues, places, passages, etc. qui aient porté à un moment ou à un autre le nom de Saint-Louis, et d'une fontaine. Encore sans tenir compte d'une référence à « rue SaintDenis 142-164 » qui semble erronée (II, 708, col. 2) ; de même celle qui suit, à la rue du Médoc, se rapporte en réalité à la rue Médicis actuelle : c'est le séminaire Saint-Louis et ci-dessus mentionné. A ces 19 noms disparus, il convient d'ajouter les trois qui subsistent : la rue Saint-Louis-en-l'Isle dans le IV^e^ arrondissement, la cour Saint-Louis-en-l'Isle dans le XI^e^ qui doit son nom à une enseigne et le pont Saint-Louis, reliant l'île Saint-Louis à l'île de la Cité (IV^e^ arrondissement).
[^65]: -- (1). Salazar à Christine Garnier in *Vacances avec Salazar *: « Je ne crois pas au. destin. Je crois à la Providence ».
[^66]: -- (1). Tout en manifestant un grand respect pour l'œuvre de la monarchie portugaise et pour la dynastie des Bragance dont il autorisa les descendants à rentrer d'exil, Salazar est toujours resté fidèle à cette pensée en lui apportant de temps à autre quelque précision.
Le 20 octobre 1949, après vingt ans d'exercice du pourvoir, il dira : « Le pays n'a aucun intérêt à avoir une monarchie pour trois mois, ni même pour trois ans... La monarchie, la république ne présentent d'intérêt que quand elles résolvent, en se stabilisant, le problème national d-a régime... ».
Plus tard, le 4 juillet 1957, il déclarera, en remettant la décision au temps : « Il peut venir un moment où la solution monarchique soit la solution nationale ». Mais, pour lui, « la monarchie n'est pas un régime : c'est une institution qui peut faire bénéficier des régimes divers de ses caractéristiques propres » (discours du 1^er^ juillet 1958).
[^67]: -- (2). Discours du 20 novembre 1967.
[^68]: -- (3). Discours du 9 novembre 1946.
[^69]: -- (2). Discours d'avril 1922.
[^70]: -- (1). Chiffres donnés par Salazar lui-même dans son premier recueil de discours traduits en français chez Flammarion en 1941 sous le titre : « Une révolution dans la paix.
[^71]: -- (1). Contrastant avec la corruption antérieure, qu'il s'agissait d'extirper des mœurs publiques, une anecdote témoigne du désintéressement et de la probité scrupuleuse de Salazar. Elle est racontée par Maurice Maeterlinck dans la préface qu'il a donnée au premier tome des discours.
En glissant un jour dans l'escalier du ministère des Finances, Salazar s'était cassé une jambe. La fracture, à cause de complications, avait nécessité un long traitement. Il n'y avait pas d'assurances sociales. Le gouvernement fit savoir à l'intéressé qu'il était naturel que l'État payât. Mais il ne voulut rien entendre et, ses appointements de ministre n'y suffisant pas, il contracta un emprunt privé pour payer la note de la clinique.
[^72]: -- (1). Discours du 31 mai 1958.
[^73]: -- (2). Commentaire du discours du 26 mai 1936 par Oliveira Salazar lui-même in « Une révolution dans la paix » page 263.
Le passage du discours auquel se réfère ce commentaire est le suivant : « Aux âmes déchirées par le doute et le négativisme du siècle, nous avons tenté de restituer le réconfort des grandes certitudes. Nous n'avons pas discuté Dieu..., nous n'avons pas discuté la patrie et son histoire, nous n'avons pas discuté l'autorité et son prestige, nous n'avons pas discuté la famille et la morale, nous n'avons pas discuté le droit au travail ni le devoir de travailler. Si la foi n'est pas un mensonge, elle est une source inépuisable de vie spirituelle, mais si, comme vertu, elle est un don de Dieu, nous ne comprenons pas qu'on l'impose par la force ni qu'il y ait avantage à contrarier son action. »
[^74]: -- (1). « Il faut éloigner de nous la tendance à faire ce qu'on pourrait appeler un État totalitaire... Un État pareil serait essentiellement païen, incompatible de nature avec le génie de notre civilisation chrétienne » (Oliveira Salazar, discours du 26 mai 1934).
[^75]: -- (1). Au Portugal ne sont électeurs que ceux qui savent lire et écrire ou bien, s'ils sont illettrés, qui paient un impôt minime. Cette restriction fait grincer des dents à nos démocrates modernes. Mais est-ce respecter le peuple et servir le bien commun que de lui demander d'opiner sur des questions dont la compréhension exige un minimum de culture et d'information ?
[^76]: -- (1). Discours du 20 octobre 1949. A plusieurs reprises Salazar, tout en rendant hommage à certains aspects de l'œuvre de Mussolini, a tenu à se démarquer du régime fasciste, notamment du corporatisme d'État.
[^77]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 14 de juin 1957 : « Les corporations de la Marine (1941-44) », par l'amiral Auphan.
[^78]: -- (3). Dans un interview recueillie par Serge Groussard (*Le Figaro* du 3 septembre 1958) Salazar dit à peu près ceci : Reconnaître le droit de grève, c'est admettre qu'il y a incompatibilité d'intérêts entre patrons et ouvriers : le plus fort l'emporte, ce qui ne signifie pas que la justice triomphe.
Refuser le droit de grève c'est au contraire affirmer que les intérêts patronaux et les intérêts ouvriers sont en fin de compte concordants, qu'il y a un troisième intérêt à considérer, celui de la société, et qu'un arbitrage doit être accepté de part et d'autre pour concilier ces trois intérêts sous le contrôle de l'État,
C'est exactement la position que prendra Vichy dans la Chartre du travail.
[^79]: -- (4). *Le Monde* du 28 juillet 1970.
[^80]: -- (1). Discours du 7 janvier 1949.
[^81]: -- (2). Interview recueillie par Antonio Ferro en décembre 1932.
[^82]: -- (3). La foi profonde et éclairée de Salazar lui faisait penser que l'Église et l'État doivent être libres, chacun dans son domaine :
« L'État doit s'abstenir de faire de la politique avec l'Église, dans (l'assurance que l'Église s'abstient de faire de la politique avec l'État... La politique corrompt l'Église, soit quand elle la fait, soit quand elle la subit... J'estime dangereux pour l'État de viser à un pouvoir tel qu'il lui permette de violenter le Ciel ; et j'estime également déraisonnable que l'Église, arguant de la supériorité des intérêts spirituels, cherche à élargir son action jusqu'à influencer ce que l'Évangile lui-même a voulu ; réserver à César ». (Discours du 25 mai 1940 sur le Concordat.)
[^83]: -- (1). Discours du 9 novembre 1946.
[^84]: -- (1). « Le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes fonde et légitime l'indépendance de ces peuples quand le degré d'homogénéité, de conscience et de maturité politique leur permet de se gouverner eux-mêmes au bénéfice de la collectivité. Mais il est indûment invoqué lorsque fait défaut la notion, même approximative, de l'intérêt général d'un peuple solidairement lié à un territoire déterminé. Dans cette hypothèse le principe en question conduira au chaos, on bien à la substitution de la souveraineté effective, mais jamais à l'indépendance et à la liberté... » (Discours du 30 mai 1956).
[^85]: -- (1). Interview par Serge Groussard -- *Le Figaro* 23 déc. 1961.
[^86]: -- (1). Discours du 20 novembre 1967.
[^87]: -- (1). Discours du 13 avril 1966.
[^88]: -- (2). *Gazette de Liège* du 9 mars 1948, cité par Ploncard d'Assac dans son « Salazar » page 228.
[^89]: -- (3). Discours du 12 décembre 1950.
[^90]: -- (1). Annexe intitulée « Adieu à Salazar » à la « Lettre Politique » n° XXXIII de Jacques Ploncard d'Assac.
[^91]: -- (1). Toutefois, quand on se fait gloire d'être un intellectuel de gauche, il n'est pas inutile de connaître ces ouvrages dont la lecture est plus instructive que la prose de Duverger.
[^92]: -- (2). Cf. Préface de *l'Accusé*.
[^93]: -- (3). *Le Nouvel Observateur*, 16 novembre 1966.
[^94]: -- (4). Cf. Trotski : *Journal d'Exit.*
[^95]: -- (5). Victor Serge : *L'an I de la Révolution Russe.*
[^96]: -- (6). On ne peut exposer ici ces étapes. Disons seulement que dans les premiers grands procès publics organisés à Moscou du vivant de Lénine, contre les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, on trouve déjà certaines ébauches des procès de la Grande Purge.
[^97]: -- (7). Noël Field, agent soviétique infiltré avant et pendant la guerre dans des organisations humanitaires américaines, a été depuis réhabilité. Il vient de mourir en Hongrie, loin de tout contact avec les Occidentaux. Le cas London lui-même, les raisons véritables de son séjour en Suisse (en France aussi il y a tout de même des sana, et Genève n'est pas un lieu tellement favorable pour guérir d'une maladie pulmonaire), ses contacts avec Field restent enveloppés de mystère. Il est douteux que London ait tout dit à ce sujet dans son livre. Mais nous ne pouvons aborder ici le côté politique et policier de cette affaire.
[^98]: -- (8). Mais Daniel Meyer vient de le faire dans un article publié par *Combat*.
[^99]: -- (9). Cf. *Le Figaro*, 15 décembre 1962.
[^100]: -- (10). Le texte de cette lettre a été publié dans le livre de Paul BARTON : Le Procès de Prague.
[^101]: -- (11). Le PARRAIN, p. 397.
[^102]: -- (12). Dans l'hypothèse où il écrit *spontanément* sa lettre.
[^103]: -- (13). L'AVEU, p. \[sic -- 2002\]
[^104]: -- (14). L'AVEU, p. 350.
[^105]: -- (1). Le corps de ce martyr, honoré comme un saint, fut ramené à Nantes, à travers l'Autriche et l'Allemagne sur ordre du supérieur du séminaire. On attribue plusieurs miracles à Joseph Guérin.
[^106]: -- (2). Trois étaient à Castelfidardo et deux à Gaète.
[^107]: -- (1). Pour présenter cet uniforme à Pie IX, on avait choisi Mouvait, un splendide homme qui portait magnifiquement la courte veste, le gilet et la vaste culotte gris bleu, avec la ceinture rouge.
[^108]: -- (2). Du moins tel est le titre que Imi accordent les historiens, alors que son engagement est du 18 mai, tandis que celui de M. d'Aignaux est du 5 mai... ?
[^109]: -- (1). Le Comte de Chambord a, lui-même, offert ses services au Pape, au besoin comme simple soldat, mais Pie IX a refusé pour des raisons diplomatiques.
[^110]: -- (1). La seule commune de Camphon, près de Nantes, fournira 16 soldats au Pape.
[^111]: -- (1). Il est vrai que le jeune Cathelineau n'avait que 13 ans, « mais savait tenir un fusil à la chasse » disait son père qui l'avait engagé.
[^112]: -- (1). Les bons religieux établirent une facture énorme, très discutée par les coupables qui n'admettaient pas le multiplicateur *préjudice moral.*
[^113]: -- (1). Qu'on veuille bien nous excuser si nous n'avons pas cru devoir retrancher ce portrait de notre récit.
[^114]: -- (1). Il était le dernier du Cambout de Coislin, d'une des plus grandes familles de Bretagne.
[^115]: -- (1). Charette y avait vu le doigt de Dieu, car un vieux prêtre de Vendée quelque peu prophète avait dit à son père en 1828 : « Votre fils se battra sous un drapeau blanc qui n'est pas le drapeau blanc ».
[^116]: -- (1). Lettre intégralement reproduite dans le second supplément au numéro 145 d'*Itinéraires*.
[^117]: -- (1). Jean MADIRAN, Le processus de la communion dans la main, troisième supplément au n° d'*Itinéraires* de juillet-août 1969. -- Ce texte est entièrement reproduit dans le numéro 146 d'*Itinéraires* (numéro spécial de septembre-octobre 1970).
[^118]: -- (1). Instruction *Memoriale Domini*, 29 mai 1969 ; Lettre de la Congrégation pour le Culte divin au président de la Conférence épiscopale française, 6 juin.
[^119]: -- (1). Interview parue dans le *Linzer Kirchenblatt* du 20 juillet 1969 et. reproduite par *La Documentation catholique* du 16 novembre, pp. 1048-1049.
[^120]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 137 : « Visions cinématographiques sur le couple ».
[^121]: -- (1). Voir Roguet, o.p. *Vie Spirituelle*, décembre 1967 pages 594 et 595 : « Est-il nécessaire de respecter tous les détails rédactionnels (dans la traduction de l'Écriture) quand ceux-ci présentent des inconvénients pastoraux ? ».
[^122]: -- (1). *Nouveau Missel des Dimanches* 1969-1970 (édition liturgique collective) p. 111.
[^123]: -- (2). *Nouveau Missel des Dimanches*, p. 232.
[^124]: -- (1). Les Pères Schoonenberg, Jésuite, et Schillebeeckx, Dominicain. Voir *Nova et Vetera* n° 4 de 1969, l'article de Journet : *Sécularisation, Herméneutique, Orthopraxis* pour être fixé sur la nouvelle religion de ces deux prêtres, jamais condamnés par leurs Supérieurs, qui appartiennent à deux grands Ordres apostoliques.
[^125]: -- (2). *Nouveau Missel des Dimanches*, p. 8 et 9.
[^126]: -- (1). Et Satan entra en lui (c'est-à-dire dans le cœur de Judas) Jo XIII, 27.
[^127]: -- (1). *Nouveau Missel des dimanches*, p. 9 et 10.
[^128]: -- (2). Les événements de la vie du Christ, du fait d'avoir été vécus par le Verbe incarné rédempteur, sont évidemment porteurs de grâce. A la différence de la naissance et de la mort de tout homme, la naissance, la vie cachée et publique, la Passion, la mort et la résurrection de Jésus sont des mystères, car ces événements accomplissent notre salut. Ils nous apportent la grâce d'être conformés au Christ, et cela, avant tout, par le Saint Sacrifice de la Messe et par le cycle de l'année liturgique. Les fêtes chrétiennes sont dès lors infiniment plus que des « anniversaires » sans efficacité intrinsèque. Cependant elles sont aussi des anniversaires fondés en des événements tout ce qu'il y a de plus historique. Reléguer dans l'ombre, systématiquement, l'historicité et les circonstances précises des *acta et passa* de la vie du Seigneur, célébrés par la liturgie, c'est abolir la liturgie.
[^129]: -- (3). *Nouveau Missel des Dimanches*, p. 248.
[^130]: -- (1). *Nouveau Missel des Dimanches*, p. 258. -- Au sujet du texte de Phil. II, 6-7 se reporter aux traductions fidèles et aux remarques particulièrement pertinentes de Salleron et Madiran : second Supplément au numéro de juillet-août 1970 d'*Itinéraires*, pages 1 à 12, -- Et voici maintenant l'admirable commentaire du P. Lagrange, o.p. reproduit dans la préface de la Synopse des quatre Évangiles du P. Lavergne, o.p. 2, éd. (chez Gabalda). « Celui qui a pris la forme de d'esclave n'est pas un grand archange créé par Dieu, ni une âme récemment produite, ni un homme caché quelque part en attendant sa manifestation : il était dans la forme de Dieu. Un être céleste en devenant homme s'humiliait par là-même, mais pour le Christ qui étant Dieu est le Maître, c'est prendre la forme de l'esclave, et cet abaissement est tellement inouï que le Christ a dû en quelque sorte se dégarnir, se dénuder, se vider de toute splendeur inséparable de la divinité pour avoir la simple apparence d'un homme... Le Christ était donc en possession de l'égalité avec Dieu et il ne pensait pas que ce fut là usurpation dont il eût à rendre compte ; c'est de son propre mouvement qu'il s'est dépouillé et qu'il a choisi l'humilité. Dieu n'avait pas à récompensez pour ce choix cet être préexistant, car il n'y avait rien à ajouter à la forme de Dieu ; mais cette nature d'esclave qui avait enduré si docilement la croix devait être glorifiée. La même Personne est le sujet de toutes ces vicissitudes. » « Paul n'avait fait qu'adopter le thème fondamental de la prédication des premiers apôtres et il se contentait de redire ce qu'avait proclamé une voix céleste, ce que Jésus lui-même avait affirmé hautement devant le Sanhédrin, et qui avait aussitôt si profondément choqué ses juges qui le condamnèrent à mort pour cela. » (id) (Le Père Lagrange, o.p., *Revue Biblique*, 1936, pages 11 et 12.)
[^131]: -- (1). Psaume 90.
[^132]: -- (1). Kant, *Critique de la raison pure*, p. 414 : « Quant à vouloir réaliser l'idéal dans un exemple, c'est-à-dire dans le -- phénomène, comme, en quelque sorte le sage dans un roman, cela demeure impraticable et semble peu sensé et peu édifiant en soi, parce que las bornes naturelles battant continuellement en brèche la perfection existant dans l'idée, rendent impossible toute illusion au sujet de la réussite d'une telle tentative... ».
[^133]: -- (1). *Ennéades*, 111, 2, 15 : « La raison est le principe et tout est raison ».
[^134]: -- (2). *Ennéades*, VI, 7, 30.
[^135]: -- (3). Kojève, *Introduction à la lecture de Hegel*, p. 280.
[^136]: -- (1). Aristote, *Métaphysique*, A, 2, 982b.
[^137]: -- (2). *Ibidem*.
[^138]: -- (3). Des mystiques, tels Jacob Boehme, semblent admettre qu'il y a, en Dieu, un « fond abyssal », impénétrable à la connaissance divine elle-même ; qu'il y a également place en lui pour le « drame ». Nous reviendrons plus tard sur ces conceptions.
[^139]: -- (1). Il est de mode de qualifier l'attitude religieuse de « conscience malheureuse », mode dont le protestantisme et Hegel portent pour une part la responsabilité. Il faut au moins reconnaître aussi que l'âme religieuse, dans et malgré son malheur, rencontre sans doute le plus grand bonheur qui soit ici-bas.
[^140]: -- (2). Platon, *Théétète*, 176 b-c,
[^141]: -- (3). Kojève, *op. cit.,* p. 285, note 1, estime qu'Aristote, ayant renoncé au Dieu transcendant de Platon, « a immédiatement affirmé la possibilité de réaliser la sagesse sur terre ». Ce n'est pas sûr. Aristote, parlant de la philosophie en tant que sagesse théorétique, science des principes, écrit, en effet : « une telle science, Dieu seul ou du moins Dieu principalement peut la posséder » (Métaphysique, A, 2, 983 a).
[^142]: -- (1). Nous en avons présenté une synthèse dans notre ouvrage *La pensée religieuse* de Hegel, Paris, P.V.F., 1965.
[^143]: -- (1). Le mot « idéologie » reçoit plusieurs sens, Dans un contexte hégélien, il signifierait « toute *théorie partielle* avec laquelle l'homme se solidarise » et à laquelle il prétend donner la valeur « *d'une théorie totale ou objective *». Toute perspective est particulière, peu importe qu'elle soit individuelle ou collective ; « elle engendre nécessairement une idéologie, tant que ma théorie du monde n'est pas la théorie du monde, c'est-à-dire tant qu'elle n'implique pas *toutes les théories possibles en général *» (*Introduction à la lecture de Hegel*, p. 311.)
[^144]: -- (2). *Op. cit.,* p. 317.
[^145]: -- (1). *Op. cit.,* p. 293.
[^146]: -- (1). *La Volonté de puissance*, t. II, p. 234, n° 23.
[^147]: -- (2). B. Russell, *L'aventure de la pensée occidentale*, Paris, Hachette, 1962, *ad finem*.
[^148]: -- (1). Notons que la notion de sagesse a évolué chez les Grecs. Cf. sur ce point R. A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L'Éthique à Nicomaque, t. III, pp. 463-469.
[^149]: -- (1). *Documentation catholique* du 17 juillet 1960.
[^150]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 79 de janvier 1964, pp. 184 et suiv. « Les conclaves de Benoît XV et de Pie XI ».
[^151]: -- (2). Numéro d'ITINÉRAIRES cité à la note précédente.