# 148-12-70 1:148 #### Rendez-nous l'Écriture, le Catéchisme et la Messe Depuis octobre 1958, mort de Pie XII, l'apos­tasie moderne, n'étant plus suffisamment contre­carrée dans l'Église, y a peu à peu conquis droit de cité. Depuis octobre 1962, ouverture du Concile, une avalanche de solennelles ambiguïtés a méthodi­quement désorienté la foi et l'espérance des fidèles. Depuis l'année 1969, on ne peut plus douter que nous sommes en présence d'un système délibéré d'autodémolition de l'Église. On découvre désormais, dans les documents de l'Église présentés comme officiels, des anoma­lies graves, des omissions inexplicables, et jusqu'à des altérations de l'Écriture sainte imposées com­me « obligatoires » dans le nouveau catéchisme et dans la nouvelle liturgie. Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence. 2:148 Il est avéré que les nouveaux catéchismes ne sont pas sûrs, que les nouveaux missels ne sont pas sûrs, que les nouvelles mœurs et les nouveaux rites ecclésiastiques ne sont pas sûrs. Cela cons­titue une catastrophe universelle. Et pour le mo­ment l'autorité dans l'Église coexiste tranquille­ment avec cette catastrophe sans y apporter au­cun remède. Il est avéré que les enfants sont non plus édu­qués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désor­mais, dans la société ecclésiastique. Les innova­tions qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du Concile et de Paul VI font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sau­vages, chaque jour mieux préparés à demain s'entre-tuer aveuglément. Bien sûr, nous gardons l'Écriture sainte, et le catéchisme romain, et la messe catholique. Nous les gardons dans les éditions antérieures à l' « évolution » dite « conciliaire », parce que nous savons que dans ces éditions-là, il n'y a pas lieu d'en vérifier d'abord chaque page et chaque ligne. Mais il est clair que l'ensemble du peuple chré­tien et du clergé catholique n'auront pas le cou­rage ou le discernement de les garder s'ils n'y sont pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela. C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons en­tendre une réclamation ininterrompue : 3:148 -- Rendez-nous le texte authentique de l'Écriture. -- Rendez-nous le catéchisme romain. -- Rendez-nous la messe catholique. Nous vous réclamons notre pain quotidien et vous ne cessez de nous jeter des pierres. Mais ces pierres mêmes crient jusqu'au ciel contre vous. Jean Madiran. 5:148 #### "Un véritable symbole" : Suenens chez les francs-maçons De la *Libre Belgique* du 25 septembre 1970, page 6 : « Une conférence du cardinal Suenens à l'association B'nai B'rith. « Mercredi soir à Bruxelles, dans la salle de musique de chambre du Palais des Beaux-Arts, le cardinal Suenens a tenu une conférence sur le thème « Église-Monde » dans le cadre des activités culturelles de la section bruxelloise du B'nai B'rith. « Cette association s'efforce de grouper et d'unir les Israélites de toutes opinions, d'éveiller et de développer leurs aspirations morales et intellectuelles, d'inculquer les principes les plus purs de la philanthropie et de l'honneur, de soutenir les sciences et les arts, de venir en aide aux nécessiteux et aux malades et de se porter au secours des victimes des persécutions. » (...) « Le grand rabbin Dreyfus présente le cardinal Suenens comme l'homme du progrès, de la liberté et de l'humanisme (...). Il conclut : « Votre présence parmi nous est un véritable symbole. » Selon *Le Soir* de Bruxelles (11 octobre), Mgr Carter, évêque de Sault-Sainte-Marie au Canada et ancien président de la Conférence épiscopale canadienne, a écrit un message à la gloire de Suenens où l'on peut lire : « *Suenens est le Newman de notre temps *». 6:148 Ci-contre : *reproduction de "L'Osservatore romano"\ numéro du 18 octobre 1970\ page 5* ([^1]) « Nous publions une traduction, établie par nos soins, dit « L'Osservatore roma­no », de quelques passages d'un enseigne­ment du cardinal Suenens à l'occasion de la Pentecôte de cette année. » Ce n'est pas une « information » don­née à titre documentaire : un quotidien ne donne pas en octobre une information sur ce qui a été rendu public à la Pente­côte. C'est bel et bien comme article du journal qu'est publié le texte de Suenens. ...Croira qui le voudra que Suenens s'impose par ruse ou par violence, dans « L'Osservatore romano », sous le nez et contre le gré de Paul VI... 8:148 ## ÉDITORIAL ### Sans mauvaise conscience par R. Th. Calmel, o. p. *Sommaire*. -- 1. Le trouble de conscience de certains chrétiens au sujet de leurs frères jugés désobéissants ; le principe d'apaisement de ce trouble. -- 2. Un exemple de législation révolutionnaire. -- 3. Cette législation ne sera pas abolie par le nouveau Missel. -- 4. Cette légis­lation nous laisse en dehors des catégories de l'obéissance et de la désobéissance. -- 5. Nous sommes toujours dans la communion du Pape comme tel. -- 6. Nous allons à Rome en pèlerinage pour lui et pour l'Église. -- 7. *Adves­perascit*. #### I Certains chrétiens excellents s'inquiètent pour l'âme des prêtres, réguliers ou séculiers, qui ont refusé les litur­gies postconciliaires. Sont-ils dans l'obéissance, se deman­dent-ils ? Ne sont-ils pas en rébellion contre le Concile et contre le Pape ? Ne vont-ils pas succomber à un fol esprit d'indépendance ? Cette inquiétude qui procède pour une certaine part de la charité surnaturelle n'est certes pas méprisable, même si elle n'est pas fondée. Cette inquiétude est particulièrement grave, mais elle est dominée par une question beaucoup plus grave et trouve son apaisement dans la réponse à cette question, qui est la suivante : devons-nous convenir que Vatican II se contredivise aux vingt conciles qui l'ont précédé ? En outre, devons-nous convenir que la manière de gouverner inaugurée par Paul VI se contredivise à la manière de ses 263 prédé­cesseurs ? 9:148 Or, du point de vue de l'autorité, chose capitale dans un concile, nous voyons clair comme le jour que le 21^e^ œcu­ménique diffère essentiellement des autres. Oui ou non, en effet, a-t-il prétendu définir et condamner ? Oui ou non, pour arrêter net l'accusation portée contre ses décrets d'être souvent mous et tendancieux, *c'est-à-dire en tendance vers l'hérésie*, a-t-il eu recours à des anathématismes ? Oui ou non, a-t-il été caractérisé par son promoteur et défenseur, le Pape Paul VI en personne, comme une opération « séduc­tion » ? Dans l'Église des apôtres et des martyrs, on se demande ce que vient faire une opération « séduction » et quel en pourrait être le degré d'autorité ? ([^2]) Comme le dit parfois un de mes amis : « Au titre de Concile jouis­sant de l'autorité particulière aux Conciles, le second Concile du Vatican n'a pas eu lieu. » Or ce Concile d'un style tout à fait nouveau, étranger à toute notre histoire, le Saint-Père entend nous l'imposer par une façon de gouverner d'un style également nouveau, étranger à la papauté pendant vingt siècles. Les choses en effet se passent comme s'il faisait l'impossible pour ne plus exercer, purement et simplement, son pouvoir souve­rain de *lier *; comme s'il voulait *nous faire prendre le pli*, -- le pli du Concile -- par une pression sociologique dif­fuse, c'est-à-dire autre chose que des actes canoniques, réguliers, francs, assortis de peines *canoniques*. Je n'ignore pas, évidemment, qu'à trois reprises il a lié les fidèles (et lui-même) par un document dans lequel il s'engageait au nom de Jésus-Christ et comme son Vicaire sur la terre *Mysterium Fidei, Sacerdotalis coelibatus, Humanæ Vitæ*. Mais ensuite ? Et pour la défense même de ces documents quelle mesure canonique s'est-il décidé à prendre ? Quel théologien hérétique, fût-il moderniste jusqu'aux moelles, a été prié de descendre de sa chaire ? Quel prélat ayant voté non à *Humanæ Vitæ*, quel président des églises natio­nales usurpatrices, a été canoniquement repris et mis dans l'obligation de faire une rétractation publique pour un scandale aussi dégoûtant ? 10:148 Et je ne dis rien des catéchismes batavo-français rédigés pour corrompre la foi des tout-petits. -- Cela est nouveau dans l'histoire de l'Église, comme il est nouveau que la Révolution, doctrine et pro­cédés, ait franchi les murs d'enceinte de la *Cité bien-aimée *; ce mur d'enceinte où le Pape et les évêques sont établis comme veilleurs, non pas au titre d'un pouvoir « démo­cratique », noyé et perdu dans la majorité d'une assemblée, mais bien au titre d'un pouvoir personnel, qui leur est conféré pour défendre la Tradition, non pour la dissoudre. #### II A partir de Vatican II, par le moyen de ce Concile et par l'obstination du Pape à nous l'imposer, c'est une législa­tion révolutionnaire qui a pénétré dans l'Église. Beaucoup plus étouffante que l'abus de pouvoir classique, une telle législation est ainsi conçue et appliquée qu'elle détruit ce qu'elle affirme organiser ou défendre. Prenez par exemple les récentes directives sur la distribution de la communion ; vous y notez sept ou huit variantes, au moins, et toutes officielles : communion distribuée soit par le prêtre, soit par un civil, soit par une demoiselle de préférence court vêtue ; ensuite hosties consacrées présentées soit dans une cor­beille, soit dans un ciboire ; cela fait déjà cinq possibilités *ad libitum*. Ajoutez-y : communion reçue soit dans la main, soit sur les lèvres ; soit à genoux, soit debout : cela fait quatre variantes de plus. Mais ce n'est pas fini : vous avez encore le droit soit de vous servir vous-même dans le ci­boire ou la corbeille, soit même de faire passer l'hostie au voisin, comme cela s'est pratiqué à Genève à la Messe célébrée par sa sainteté le Pape Paul VI. Je parlais de sept ou huit variantes. En voilà onze et je dois en passer ; et les églises nationales à qui ce rite est abandonné sans condi­tion se chargeront d'inventer d'autres *ad libitum* pastoraux. Eh ! bien, ces façons de distribuer ou de prendre la com­munion sont acceptées par l'autorité compétente sans pro­testation ni blâme ; elles sont pratiquement officielles. Et si au lieu de la seule communion nous considérons la Messe dans son ensemble et dans chacune de ses parties la remarque sera exactement la même ; un fourmillement de variantes, à commencer par les quatre canons ; 11:148 ou plutôt cinq : le Canon romain se subdivisant désormais en canon qui comprend la liste des apôtres, des martyrs et des vierges et en canon débarrassé de cette liste. Le Pape actuel aura gratifié l'Église (si l'on peut dire) d'une Messe à tiroirs. Voilà ce qui s'appelle détruire la Messe dans le décret même qui prétend l'organiser ; démolir au moment même ou l'on prétend édifier. Voilà un bon exemple de légis­lation révolutionnaire. Or il s'agit du Saint Sacrifice de la Messe. Il est difficile de se moquer plus méchamment du mystère eucharistique, des prêtres et des fidèles. Et vous voudriez que nous soyons liés en conscience par des décrets si radicalement hypocrites, car ils légalisent le processus de protestantisation dans le même texte où ils prétendent promouvoir une pastorale catholique. Vous voudriez que le Pape, parce qu'il est le Pape et qu'il se réclame d'un Concile pastoral, ait le pouvoir de rendre bonne une légis­lation qui est mauvaise ; mauvaise en elle-même, non par ceux qui l'appliquent ; mauvaise avec l'effroyable hypocrisie du processus révolutionnaire. Il n'est au pouvoir d'aucun Pape de rendre bon ce qui est mauvais. Nul prêtre donc, nul chrétien n'est lié en conscience par une pareille légis­lation ecclésiastique. \*\*\* J'entends le cri de réticence, presque de frayeur, de plus d'un confrère traditionnel : mais cette législation vient du Pape. Ne pas le suivre : Que me suggérez-vous ? Ai-je le droit ? Où est-ce que je vais m'engager ? Je n'ai pas été formé comme cela. -- Ah ! monsieur l'abbé, nous avons été formés à ne concevoir le sacrilège eucharistique que sous une forme strictement personnelle ou, dans des cas raris­simes, sous la forme d'un embryon d'organisation démo­niaque montée par la judéo-maçonnerie. Nos maîtres ne nous ont pas formés, ne pouvaient pas nous former à prévoir que le sacrilège, matériel et formel, l'un et l'autre, serait un jour favorisé par la législation ecclésiastique même. Mais quoi, puisque nous sommes obligés de nous rendre à cette évidence : les innovations officielles lancées par le législateur officiel conduisant *de soi* au sacrilège, est-ce que nous n'aurons pas la simplicité d'appliquer dans ce cas, invraisemblable mais réel, le principe indiscutable qui nous fut enseigné : 12:148 ne jamais coopérer au sacrilège d'une manière formelle, le sachant et le voulant ? Ces inno­vations auxquelles personne ne songeait il y a dix ans, ne contraignent sans doute pas au sacrilège *toties quoties*, mais elles y conduisent par elles-mêmes en vertu de leur orien­tation. Que faut-il de plus pour les refuser ? Est-ce que nous allons nous entortiller la conscience dans les méandres ténébreux d'une casuistique cauteleuse ? Allons-nous répri­mer le premier sursaut de notre cœur de prêtre ? Étouffe­rons-nous, serait-ce pour faire plaisir au Pape d'un jour, le cri indigné de notre honneur sacerdotal et la crainte révérencielle des jugements éternels de Dieu ? Mais de tels ordres, c'est-à-dire intrinsèquement révolutionnaires, quel que soit l'auteur, n'obligent qu'à une seule chose : ne pas en tenir compte. Au reste nous sommes sûrs de nos senti­ments et de notre attitude intérieure à l'égard du Vicaire du Christ : notre volonté d'obéir, pour n'être pas incondi­tionnelle, n'en est pas moins profonde. #### III Volonté d'obéir à l'Église, et donc au Seigneur, en obéis­sant à la hiérarchie ecclésiastique ; méfiance de soi ; vigi­lance pour ne pas nous donner l'alibi de la soumission à l'Église lorsque simplement nous cédons à l'impatience d'échapper aux ordres, cependant légitimes, de telle auto­rité concrète qui nous déplaît : autant d'attitudes inté­rieures bonnes et recommandées. Les traités de spiritua­lité en sont pleins. Nous en avons éprouvé le bien-fondé et l'excellence. Mais enfin les traités spirituels ne nous en­seignent à peu près rien, j'entends *par mode d'exposé direct*, sur les formes révolutionnaires de l'exercice de l'autorité ni, par suite, sur la pratique de l'obéissance dans cette situation sans précédent. Silence des classiques parce que cette sinistre matière n'avait pas été offerte à leur considé­ration. Ils relevaient les signes d'une autorité usurpée, des­potique ou perverse, ils enseignaient les règles d'une con­duite honnête dans cette conjoncture moralement très périlleuse, mais ils ne savaient pas en quoi consiste exac­tement ni comment se manifeste l'exercice révolutionnaire de l'autorité. 13:148 De même les Anciens avaient analysé à la perfection la démocratie selon Aristote, son fort et son faible, mais ils avaient encore le bonheur d'ignorer la dé­mocratie rousseauiste et sa fille légitime la démocratie populaire. D'aucuns me reprochent ici d'attacher trop d'impor­tance aux travaux d'Augustin Cochin ; l'Église d'après eux n'est pas une société où la législation révolutionnaire puisse sévir. Dominer, c'est impossible ; mais sévir ? Il suffit de regarder pour se rendre compte ([^3]). Et sévir au moins pour quelques temps. Comment imaginer, par exemple, que les ordonnances relatives au Saint-Sacrifice vont devenir régu­lières, favoriser la foi et la piété, à partir du jour où l'on a fait cadeau du nouveau Missel au Souverain Pontife ; tout au moins à partir de la fameuse date : 28 novembre 1971 ? Comment croire que, à partir de ce jour l° les tra­ductions seront fidèles et correctes, 2° les versions en lan­gues vernaculaires fixes et invariables, 3° les canons, quoique toujours criés à pleine gorge, bénéficieront désor­mais d'une vocifération recueillante, 4° la formule consécratoire sera de nouveau prononcée comme une affirmation sacramentelle, solennelle, sacerdotale au lieu d'être dite comme une proposition quelconque dans une lecture, dans un « récit » ordinaires, 5° le dialogue eschatologique, ou plutôt adventiste et futuriste, engagé entre l'assemblée et le prêtre, juste après la consécration, favorisera au maxi­mum la foi catholique dans la présence substantielle *hic et nunc* et manifestera avec une évidence aveuglante la cou­pure irréductible, au plan ministériel, entre le prêtre et l'assemblée, 6° les nouveaux rites de la communion porte­ront à un degré d'intensité extraordinaire les sentiments de foi, de ferveur, de simple respect, 7° ces rites ne feront plus aucun tort aux rites adorants qui se pratiquaient depuis plus d'un millénaire, 8° les églises nationales et collégialistes seront possédées d'un tel désir d'obéissance à l'Église romaine que, au premier froncement de sourcil du cardinal Gut, les moindres infractions à une loi poly­morphe et multivalente seront réprimées avec la dernière énergie, 9° la collégialité nationale interdira immédiate­ment aux prêtres qui profanent la Messe de continuer à la célébrer ? 14:148 En un mot pensez-vous qu'une législation bourrée de variantes *ad libitum*, fabriquée tout exprès pour être en perpétuel devenir, va cesser de se transformer à dater du jour ou le nouveau Missel a été solennellement offert au Pape Paul VI ([^4]) ou même à dater du 28 novembre 1971 ? Pensez-vous qu'un système législatif forgé spécialement pour hâter le processus de décomposition liturgique, et en outre abandonné à des évêques dont l'autorité est dissoute dans la collégialité, pensez-vous que ce système sera encore capable de sauvegarder la dignité de la Messe et sa vali­dité ? Vous pouvez alors penser et dire que le cancer ne ronge pas les organes. Et ce n'est pas parce qu'il prendrait fantaisie à un Pape de le soutenir que cela serait vrai et qu'il faudrait laisser faire. #### IV Comment faire comprendre, au sujet de la Messe, que soit dans l'acceptation, soit dans le refus, nous sommes en dehors des catégories *ordinaires* de la désobéissance ou de l'obéissance ? Je sais bien que l'on pose souvent en termes de rébellion ou de docilité cette question douloureuse, déchirante pour le cœur des meilleurs prêtres et des fidèles les plus pieux. On se trompe. Un exemple pourra nous éclai­rer. Prenez tel Révérend Père, arrivé de Rome en droite ligne, qui tire gloire de sa romanité et accuse de désobéis­sance à Rome les prêtres réguliers et séculiers fidèles à la Messe codifiée par saint Pie V. Supposez que le Curé de telle paroisse où se pratique le rite de la communion avec des hosties très épaisses, distribuées dans des corbeilles à pain par des demoiselles court vêtues (c'est le moins qu'on puisse dire), supposez que notre Curé par un beau dimanche des vacances d'été demande au Révérend Père romain d'assurer son remplacement. 15:148 Supposez que celui-ci accepte. Le Curé le priera sans doute de se conformer au rite nou­veau en usage dans la paroisse. -- Je regrette, mais je ne peux pas vous suivre jusque là, fera observer le religieux. -- Comment, pourra répliquer le Curé, mais depuis le nouvel *Ordo*... -- Mais, répondra l'autre, le nouvel Ordo n'exige pas... -- Fort bien, rétorquera le Curé, le nouvel Ordo ou du moins l'Instruction *Memoriale Domini* ([^5]) n'in­terdit pas non plus la pratique que j'ai adoptée et qui, étant donné mon public, est éminemment pastorale. Vous nous avez quand même assez répété de Rome que, depuis Vatican II, vous vouliez faire pastoral. Alors ? Le dialogue risque de se poursuivre avec toutes sortes d'arguments divers et variés. Ce dont vous pouvez être sûr, c'est que le Révérend Père *romain* discutant avec le Curé *pastoral* n'aura pas recours aux arguments tirés du devoir d'obéir. Une loi polymorphe ou multiforme ou pluridimen­sionnelle, employez le mot que vous voudrez, n'est pas une loi qui oblige. Une loi par exemple qui vous laisse libre de donner ou de faire donner la communion de huit ou dix manières différentes ne vous oblige pratiquement à rien de défini. On s'en remet à l'appréciation pastorale qui est par nature variable, mouvante, inévitablement subjective. -- Eh ! bien, la nouvelle législation introduite par Paul VI traite la Messe tout entière comme elle traite la commu­nion. Pour les attitudes, les oraisons, les lectures, une mul­titude de variantes laissées au jugement pastoral d'un chacun. Dans ces conditions comment avoir encore la naïveté de mettre en avant l'obéissance à Rome ? Où est l'ordre précis, net et clair ? Tout ce que l'on pourrait nous dire décemment, en se plaçant dans la perspective de Vatican II et du Pape actuel, c'est de faire notre choix pastoral selon ce qui nous appa­raît le meilleur. Nous adresser cette exhortation ce n'est pas nous lier en conscience par une loi. -- Et ce qui nous paraît le meilleur c'est la législation de la Messe antérieure à Paul VI. 16:148 S'ils étaient logiques, les parangons de l'obéissance à Rome devraient déclarer tout de go : pour être dans l'obéissance à Rome, vous avez en tout et pour tout deux conditions à remplir : d'abord ne plus célébrer comme on l'a fait pendant quinze siècles : langues, prières, formules, y compris la formule consécratoire ; deuxièmement suivre la ligne des directives fluctuantes, tracée par nos évêques collégialisés avec la bénédiction de Rome, et prendre ce qui vous plaira parmi les variantes incroyables dont les rites nouveaux se trouvent assortis, ajoutant encore au besoin des modifications de notre cru, si toutefois elles s'inspirent de la pastorale du moment. \*\*\* En somme « obéir à Rome » en matière liturgique c'est *faire n'importe quoi à la condition que ce soit* *autre chose que ce qui s'est fait pendant quinze siècles sur l'ordre même de Rome*. -- Vous raillez, me dit-on ; il faut au moins sauver la dignité et la validité. -- Mais c'est vous qui vous raillez. Que parlez-vous d'assurer la dignité de la Messe alors que vous autorisez les pratiques les plus irrévérencieuses et les plus stupides ? Quant à la validité vous faites exactement ce qu'il faut pour qu'elle ne résiste pas, en im­posant vos formulaires polyvalents, tendancieux, équi­voques et les faux en Écriture Sainte. Je persiste à soutenir que, malgré vos appels à la dignité ou vos soucis de validité, obéir à Rome c'est ne pas faire ce qui s'est fait pendant quinze siècles mais, à la place, faire n'importe quoi. -- Savez-vous qu'avec de tels propos vous mettez en cause l'autorité du Saint-Père ? -- Je m'excuse. Dans ceux de ses actes qui laissent s'établir une législation révolution­naire c'est le Pape qui annule lui-même son autorité. \*\*\* La question que les fidèles avides de la Messe de tou­jours commencent à se poser au sujet des prêtres tradi­tionnels, pieux, zélés, mais par trop craintifs, se résume en ces termes : sont-ils capables de célébrer la Messe de toujours sans avoir besoin d'un papier romain ou épisco­pal dans leur poche ? Est-ce qu'il leur suffit de l'aide matérielle des laïques et, à la limite, d'une défense phy­sique vigoureuse ? 17:148 Je ne prêche pas l'anarchie. Je tiens beaucoup à obéir à l'Église et à *tous* les Papes, y compris le Pape actuel dans la mesure où il est en continuité avec tous les Papes et non en rupture avec eux. Mais je tiens à obéir dans la situation qui nous est faite maintenant. Je ne dis pas que la vertu d'obéissance n'a plus à s'exercer lorsque la situation est devenue révolutionnaire. Tirer argument d'une semblable conjoncture n'est pas une invention commode pour n'obéir qu'à soi-même. Je ne m'exempte pas de l'obéissance, mais je ne veux pas non plus m'entraver dans une conception fausse et même absurde de la vertu d'obéissance. Je n'obéis pas à un processus de démolition, mais aux lois toujours valables qui furent portées régulièrement. Je ne me mets pas en dehors de l'obligation d'obéir commune à tout chré­tien ; à tout homme droit. Mais je dis que cette obligation n'existe pas à l'égard du système monté par la Révolution, quelle que soit l'autorité officielle qui la patronne. Je reporte l'obligation d'obéir sur les ordres réguliers qui, en vigueur pendant plus de dix siècles, ont été invariablement maintenus depuis la codification du Concile de Trente, ordres sages et saints, que je continue d'observer. #### V Ce qui effraie certains prêtres, et des meilleurs, c'est d'être réduits à s'avouer : donc pour la Messe, et d'ailleurs pour la liturgie en général, et pour bien d'autres choses, je dois marcher sans tenir compte du Pape actuel ! S'ils pouvaient admettre au moins qu'ils marchent avec les 263 Papes qui ont précédé Paul VI, et même avec Paul VI dans la mesure ou il ne brise pas avec vingt siècles de papauté. Situation violente certes que de ne pouvoir faire état d'un accord manifeste, éclatant à tous les yeux, avec le Pape d'aujourd'hui sur un point aussi grave que la Messe. 18:148 Situation déchirante de refuser un *Ordo Missae* qui brise avec la Tradition des Papes, si vous voulez rester en com­munion avec la papauté et même avec le Paul VI de *Mysterium Fidei*. Mais nous n'avons pas le choix. Ou bien ne supportant pas ce déchirement nous nous laissons glisser dans la Révolution. Ou bien nous restons dans la communion de l'Église en ne faisant point cas d'une Révolution soutenue par le Pape. C'est nouveau et terrible. Cela va-t-il durer ? Cela va durer jusqu'à ce que, par un grand miracle et par la fidélité de beaucoup de prêtres et de laïcs et au terme de durs châtiments, le Seigneur ait brisé la Révolution dans l'Église. #### VI Qu'il se commette depuis deux ou trois ans beaucoup plus de sacrilèges, par une conséquence *pratiquement inéluctable* des nouveaux rites de communion, comment ne pas en faire remonter la responsabilité jusqu'au chef suprême qui a autorisé ces rites et qui les autorise tou­jours ? Comment éviter de dire que, objectivement, cette responsabilité est de l'ordre du péché mortel, si du moins les mots ont encore un sens ? Que, à la faveur du nouvel *Ordo* polyvalent et équivoque il se célèbre un nombre toujours croissant de messes invalides qui trompent hon­teusement les fidèles, qui insultent le Seigneur Jésus-Christ dans le don suprême de son Cœur divin, comment éviter d'en tenir pour responsable le suprême Pontife ? En effet, avec une prétention sans exemple dans toute l'histoire, il a fait travailler à la composition du Missel -- livre catholique du Saint-Sacrifice -- cinq messieurs protestants, pour qui le Sacrifice de la Messe est une douce plaisanterie papiste. Comment ne point penser qu'il met son âme en grand péril, le Pape qui ne recule pas devant ces innovations énormes, hors de la norme catholique ? -- Non que cette pensée m'obsède ou me décourage. Mais elle me visite souvent. Elle s'impose à ma prière. Elle m'oblige, elle nous oblige à prier beaucoup plus pour le Pape. Une telle pensée est au principe du pèlerinage à Rome, des grands pèlerinages ou des moins grands qui vont se multi­plier et s'égrener au tombeau des Saints Apôtres. 19:148 #### VII Les évêques, les prêtres en grand nombre ont fait des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, Que le Seigneur nous donne de croire encore plus fortement qu'il est le Verbe de Dieu incarné, afin que nous soyons assurés en toute paix de sa propre victoire et de la défaite de l'apostasie. Ce temps viendra pour sûr. Mais jusqu'où faudra-t-il nous enfoncer avant que le Seigneur n'inter­vienne par un miracle ? Les évêques ne gouvernent plus que par la collégialité, et par là même ils sont esclaves des tireurs de ficelles modernistes. Quand sera brisée la collégialité ? -- La Sainte Messe est gravement menacée depuis l'introduction par le Pape lui-même d'un rite polyvalent, équivoque et qui sent le protestantisme. Et ce n'est pas le grand nombre qui a gardé le rite millénaire. Quand le Pape reviendra-t-il de ses égarements ? -- Le système des *unités pastorales de base* qui va détruire les paroisses et augmenter le désarroi et la famine spirituelle des chrétiens, ce système anti-parois­sial va s'imposer comme s'est imposé le système anti­épiscopal et le système anti-eucharistique. Et tous ces systèmes se sont imposés sournoisement, avec une hypo­crisie satanique. Quand donc le Seigneur brisera-t-il ces systèmes ? Partout la peur, chez ceux qui manquent de défenses naturelles et de garanties juridiques comme chez ceux qui en sont pourvus. La peur d'être tournés en ridicule, d'être gênés dans l'action apostolique, d'être voués à l'insécurité matérielle. Partout la peur de la *relégation sociologique*. Trop rares sont ceux qui, à cause du Seigneur et de son nom, se moquent de l'isolement d'aujourd'hui et de l'incer­titude de demain. -- Chez une foule de moines et de religieuses un aveuglement si tenace, une couche d'opti­misme d'une telle épaisseur qu'ils ont confondu la divine illumination du Saint-Esprit avec les rayons sinistres du *Soleil de Satan *; 20:148 à leur idée, les pratiques rituelles qui multiplient les sacrilèges ramèneraient à la ferveur de la primitive Église ; la réinterprétation moderniste des Écritures et des Conciles serait le moyen providentiel de convertir les hérétiques et les athées. En beaucoup de bonnes âmes, une espèce d'idolâtrie à l'égard de la personne privée du Pape, une notion fausse de l'obéissance qui, sous prétexte que l'autorité a parlé, n'hésite pas à renier les lumières primordiales levées dans notre cœur ; alors les promulgations douteuses et a-typiques sont considérées à l'égal des définitions de foi, et les préférences les plus inac­ceptables de la personne privée de Paul VI passent pour des décisions jouissant d'une assistance infaillible. Quand donc, Seigneur, votre vicaire sur la terre cessera-t-il d'abuser des bonnes âmes qui ne sont pas en état de faire les dis­cernements indispensables ? Comment persuader les chré­tiens de ne pas s'estimer liés en conscience lorsqu'ils ne le sont pas ?... Que le Seigneur nous accorde dans l'épaisseur de la nuit de demeurer fidèles à sa lumière, de continuer la résistance, d'assurer la transmission de la foi et des sacrements de la foi. *Et des pauvres honneurs des maisons paternelles.* *Mane nobiscum, Domine, quoniam advesperascit* (Luc, XXIV, 29) : Restez avec nous, Seigneur, parce que la nuit tombe ; restez avec nous en illuminant par la foi nos esprits et nos cœurs. R.-Th. Calmel, o. p. 21:148 ## CHRONIQUES 22:148 ### De César à Brigitte par Gustave Thibon #### I. -- Glose sur deux slogans de l'aggiornamento « Secouer la poussière impériale... L'Église servante et pauvre ». Ces mots dont tous les néo-chrétiens se rincent la bouche et se parfument l'haleine me laissent incura­blement sceptique, le plus sûr moyen de désamorcer un slogan étant de méditer son contenu. Serrons de près ces deux formules. La première parle, non d'empire, mais de poussière impériale. On reconnaît donc que l'Église n'a conservé du pouvoir temporel que les signes extérieurs -- et des signes qui tombent effectivement en poussière dans la mesure où ils ne sont plus vivifiés du dedans par la réalité de ce pouvoir : un manteau de pourpre fané et rongé de mites sur les épaules d'un Empereur détrôné. Ce qu'on lui demande de secouer, ce n'est donc pas le pouvoir lui-même, mais l'apparence, l'appareil et l'apparat du pouvoir. Je n'y vois aucun inconvénient ; je pense même qu'il est souhaitable de voir disparaître certains usages surannés mais je ne crois pas que cela mène très loin. Briser un sceptre qui, depuis longtemps, n'est plus qu'un hochet ne constitue pas une réforme assez créatrice pour rendre à l'Église son visage d'Épouse du Christ et de Mère des âmes... 23:148 Et quant à l'Église « servante et pauvre », la grande question est de savoir jusqu'à quel point elle peut se rapprocher de cet idéal sans compromettre son existence et son rayonnement en tant qu'institution temporelle et sociale. Servir sans commander, transmettre le message de pauvreté évangélique sans une certaine richesse dans les moyens de transmission, c'est possible pour un individu isolé ou un petit groupe, non pour une société aussi vaste et aussi structurée que l'Église. Celle-ci, pour conserver son autorité et son prestige et pour ne pas être mise en échec par des propagandes étrangères ou hostiles, a besoin de participer, d'une manière ou d'une autre, à la puissance temporelle. Cette puissance, elle la trouvait jadis dans le pouvoir politique des papes et des évêques et dans ses alliances avec le bras séculier. Mais tout a changé aujour­d'hui. La grande force qui régit le monde, ce n'est plus le glaive (dont l'emploi devient aussi dangereux pour le vainqueur que pour le vaincu), mais l'opinion, dirigée et entretenue par la propagande sous toutes ses formes, depuis l'école jusqu'à ces moyens universels de diffusion que sont la presse, la radio, le cinéma, la télévision, etc. Pascal affirmait que la force et l'opinion sont les deux reines du monde (il disait aussi : la force et la grimace) ; or la force aujourd'hui est passée presque tout entière du côté de la grimace, elle est devenue un argument de la propagande ; César ne frappe plus, il fait les gros yeux ; il vante le tranchant et la pesanteur d'un glaive qu'il n'abat jamais (qu'on se réfère aux discours des maîtres de l'Amérique et de la Russie ou de la Chine...) ; cette « force de frappe » capable d'anéantir l'ensemble des corps n'a plus d'autre usage que de frapper les esprits. Dans cet univers de l'opinion, la vedette a détrôné le César dans ce sens que le César lui-même, s'il veut conserver et augmenter son pouvoir, doit se transformer en vedette, c'est-à-dire discourir, voyager, apparaître sur l'écran, etc. La puis­sance armée et même la sagesse politique sont de peu aux yeux des foules si elles ne s'allient pas à l'exhibitionnisme. Et là où elles font défaut, un emploi judicieux de la poudre aux yeux voile efficacement leur absence. Le succès d'un Nasser ou d'un Fidel Castro ne fournissent-ils pas des exemples éclatants de ce recul de la force devant la gri­mace ? 24:148 Cela dit, la vraie pauvreté consisterait aujourd'hui pour l'Église à renoncer à ces leviers qui soulèvent l'opinion. Est-ce possible et est-ce souhaitable ? En fait, la publicité du catholicisme n'avait jamais été aussi bien orchestrée. Le pape, par exemple, n'a plus rien d'un César d'autrefois, mais il reste (bien malgré lui, je n'en doute pas dans certaines circonstances) une extraordinaire vedette. Il ne peut pas dire un mot ni faire un geste sans que convergent vers lui tous les projecteurs de la Renommée. Or, nous l'avons vu, ce sont les vedettes qui ont recueilli l'héritage des Césars. Et c'est de cette nouvelle puissance qu'il faut redouter les impuretés et les abus : plus que le reliquat des erreurs passées, c'est le danger lié aux erreurs présentes qui doit retenir notre attention. La poussière impériale est inoffensive en raison même de son anachronisme : cendre d'un passé éteint, elle apparaît tout au plus un peu ridicule par la disproportion entre ce qu'elle est et ce qu'elle évoque et ne peut scandaliser que des sots ou des attardés (pour s'indigner, il faut prendre au sérieux !) ; disons qu'elle ressemble aux cicatrices ou au mauvais teint qui succèdent à des maladies disparues. Mais la poussière qui s'élève du champ de foire contemporain et des voitures où vocifèrent les haut-parleurs possède un autre degré de virulence. Et c'est celle-ci qu'il faut secouer jour après jour, car elle n'est pas un dépôt inerte du passé, mais un apport toujours renouvelé du présent. Pour un organisme social, même d'inspiration divine, le service et la pauvreté à l'état pur constituent un idéal asymptotique. L'Église ne peut subsister temporellement qu'en ajoutant à l'or pur de l'amour surnaturel un alliage d'éléments et de mobiles empruntés au gros animal de Platon. Elle a besoin, pour *servir* Dieu, de *se servir* de la richesse et de la puissance, de Mammon et de César. Son culte, ses missions, ses œuvres éducatives et charitables, la nécessité d'assurer à ses prêtres un minimum de sécurité économique, etc., exigent la collaboration de Mammon. Son autorité, son prestige, la discipline (avec les sanctions qui s'y attachent) qu'elle impose à ses représentants et à ses membres impliquent l'existence de pressions sociales (exté­rieures et intérieures) qui sont du domaine de César ([^6]). Cet alliage est un puissant facteur de stabilité et de conti­nuité temporelles : 25:148 c'est l'écorce caduque qui protège la sève éternelle. Ces solidarités entre la nature et la grâce, le moindre mal et le bien suprême sont inhérentes à la condition humaine : l'*homo animalis* de saint Paul relève du « gros animal » de Platon, comme l'*homo spiritualis* appartient à la communion des saints. S'en étonner ou s'en indigner, ce serait exiger que la conduite de l'ensemble des chrétiens soit uniquement inspirée par la pure fidélité à l'Évangile, perfection qui n'est dévolue qu'aux saints. Il faut seulement veiller à maintenir la hiérarchie des valeurs afin que l'écorce ne dévore pas la sève et que les services qu'on demande à Mammon et à César ne tournent pas au service de Mammon et de César, et surtout se défier du terrible prestige qu'exercent, à chaque mutation de l'his­toire, les nouveaux visages et les nouveaux masques de Mammon et de César. Ce compromis avec le pouvoir et la richesse se présentait jadis sous la forme de l'exercice ou de la délégation de l'autorité politique et de la possession de vastes domaines par les communautés monastiques. Aujourd'hui, il s'oriente plutôt vers la possession et l'emploi de la puissance financière et surtout vers l'accès aux moyens de diffusion qui permettent une action massive et rapide sur les foules. C'est là qu'est l'avenir, mais c'est là aussi qu'est le danger : danger de l'alliance avec Démos dont chaque représentant est individuellement pauvre et faible, mais qui représente, en tant que masse, une puissance aussi redoutable et aussi mal orientée que celle des tyrans d'au­trefois ; danger d'avilissement de l'apostolat par la pro­pagande et du verbe par le bruit ; danger, en un mot, de voir se dégrader la spiritualité la plus pure et la plus secrète en images passe-partout et en réflexes conditionnés. 26:148 La meilleure façon, pour un chrétien, d'être « moderne », présent à son siècle et vraiment « à la page », c'est de veiller à ce que l'emploi des moyens propres à son temps (et, encore une fois, ces moyens sont nécessaires, mais le nécessaire n'est pas le bien, affirmait déjà Platon) trahissent le moins possible la fin éternelle poursuivie ([^7]). Combat toujours renaissant et toujours incertain, dialectique de l'humain et du divin... J'ajouterai qu'il est plaisant de voir tant de chrétiens, qui se disent modernes et tournés vers l'avenir, s'acharner exclusivement sur les idoles desséchées et vermoulues du passé et s'incliner sans réserve devant les idoles gonflées de mauvaise sève du siècle présent. L'avertissement de Chesterton reste étrangement actuel : « On parle souvent de l'audace de ces révoltés qui s'attaquent à telle tyrannie caduque ou à telle superstition surannée. En réalité, il ne faut aucun courage pour s'attaquer à des choses caduques et surannées. L'homme vraiment courageux est celui qui défie des tyrannies jeunes comme l'aurore, des superstitions fraîches comme des arbres en fleur. » -- Hélas ! ce que nous attaquons dans les anciennes idoles, c'est moins l'er­reur et le mal que la sénilité, l'absence de sève ; et ce que nous adorons dans les idoles présentes, ce n'est pas le peu de vrai et de bien qu'elles peuvent contenir, mais la sève qui les gonfle, le sang nouveau qui les colore. Le sang ou les mauvaises humeurs -- peu importe. Les furoncles aussi bourgeonnent, et l'acné juvénile ne mérite pas plus de respect que les dermatoses des vieillards. 27:148 Conclusion : cet aggiornamento dont on nous rebat les oreilles doit consister, non seulement à éliminer les sé­quelles du passé pour mieux s'adapter au présent, mais à lutter contre les maladies et les déviations du présent lui-même afin de l'adapter -- autant que le permet l'amère loi du mélange et du compromis qui règnent ici-bas -- aux exigences éternelles de l'Évangile. S'il se limite à la première de ces tâches, il risque de faire peser sur l'avenir (car la figure de ce monde passe de plus en plus vite) une hypo­thèque encore plus lourde que celle dont les erreurs et les survivances du passé grèvent aujourd'hui notre héritage. #### II. -- "Politique" chrétienne Jésus s'est déclaré étranger au monde : « Je ne suis pas du monde... Je ne donne pas comme le monde donne »... Conséquence pratique : fuir le monde afin de ne pas être contaminé par l'esprit du monde. Aux temps de la primitive Église, un abîme infranchis­sable séparait la Cité de Dieu de la Cité des hommes : les chrétiens, « balayures du monde », attendaient la Parousie dans le détachement du temporel : *conversatio nostra in coelis est*. Peu à peu, à mesure que s'estompait l'imminence de la Parousie et que le christianisme s'insérait dans les structures sociales, cet appel à se retirer du monde a fait place à la volonté de reconstruire le monde en fonction de l'Évangile, à faire du Christ (indirectement et par délé­gation) le roi de la cité temporelle : *instaurare omnia in Christo*. Besogne ambiguë où les dangers de prostituer Dieu au monde balancent lourdement les chances de régé­nérer le monde par Dieu. Ici, deux formes de « politique chrétienne » sont possibles. La première -- qui, à quelques -- exceptions près, a existé jusqu'à nos jours, c'est-à-dire aussi longtemps que les chrétiens ont cru au péché originel dont la Parabole de l'ivraie et du bon grain montre que les effets se feront sentir jusqu'à la fin du monde dans la vie des individus comme dans celle des communautés -- consiste à accepter, voire à baptiser l'ordre établi, 28:148 avec son inévitable alliage d'imperfections et d'injustices, en travaillant patiemment et sans trop d'illusions à l'améliorer de l'intérieur, mais sans le mettre en question, sauf dans quelques cas extrêmes de tyrannie éclatante et invétérée : c'est dans ce sens que saint Paul proclamait que « toute autorité vient de Dieu » et que l'Église a sacralisé les institutions temporelles. C'est, en gros, le christianisme conservateur qui voit le bien social sous l'aspect de la stabilité et de la continuité qui sont l'imitation dans le temps de l'immuabilité divine -- ce qui entraîne une défiance parfois excessive à l'égard de la nouveauté et du changement, avec le danger permanent d'immobilisme et d'asservissement aux puissances oppres­sives. La seconde est le fruit normal de la nouvelle mentalité chrétienne qui remplace la philosophie de l'être par celle du devenir, qui fait descendre l'absolu de l'éternel pour le projeter dans le futur et qui conçoit la Parousie, non comme l'irruption d'un Dieu qui met fin au temps (*et tempus non erit*), mais comme la réalisation de Dieu dans et par le temps. Aussi consiste-t-elle à baptiser, non l'ordre établi dont les imperfections la révoltent, mais la fièvre révolutionnaire dont elle attend l'éclosion de la Cité idéale ([^8]). Jamais le mot de Chesterton : « les erreurs du monde moderne sont des vérités chrétiennes devenues folles » ne s'était vérifié avec tant d'ampleur et de précision. L'attente de la Parousie reste aussi vive chez ces nou­veaux chrétiens que parmi les contemporains de saint Paul, avec cette différence qu'elle est orientée vers le triomphe de la révolution et non vers la fin du monde. 29:148 Mais n'oublions pas que la Parousie est une opération en deux temps dont le premier est la destruction universelle (*Dies irae... solvet saeclum in favilla*...) et la seconde le renouvellement de toutes choses : *ecce nova faciam omnia*. Pour les chrétiens d'autrefois, la première phase devait avoir lieu dans le temps et la seconde se situer dans l'éternité. Pour les chrétiens progressistes, la seconde pro­longera la première dans le temps : aussi bien, sûrs du renouveau, ne craignent-ils rien de la destruction : ils l'appellent plutôt avec une joyeuse impatience. C'est sans doute dans ce sens qu'un évêque nous disait récemment que c'était le Christ qui était à l'œuvre dans la révolte des étudiants. Pourquoi pas ? Le mythe du progrès a hérité de la vieille foi en la toute puissance et en la toute bonté de Dieu... De ces deux formes de politique chrétienne, la première est sans aucun doute celle qui présente le moindre danger. Car, quelles que soient ses concessions au temporel, elle n'altère pas la substance de l'éternel. De l'autorité déléguée par Dieu, du Prince, « image de Dieu » qui trahit sa mission divine, on peut toujours en appeler à Dieu lui-même. Mais si l'on croit que l'histoire accomplit infail­liblement les desseins de Dieu, quels recours nous reste-t-il contre l'erreur et le mal qui la souillent ? Il ne s'agit plus de compromis, mais de confusion entre le temporel et l'éternel. Le respect de l'ordre établi, tel qu'on l'enseignait jus­qu'ici, se limitait à la soumission à un pouvoir reconnu comme un moindre mal ; il ne concernait au reste que le for extérieur (je vous salue comme duc et je vous méprise comme homme, disait Pascal), la liberté intérieure, la part de Dieu restaient intactes ; tandis que la foi au progrès (précisément parce qu'il s'agit d'une foi et non d'une concession) dissout notre âme et sa liberté dans le courant trouble de l'histoire. Mais que reste-t-il de la devise : *instaurare omnia in Christo ?* Il faut travailler dans ce sens, mais en pleine conscience de l'ambiguïté de cet effort, car aucun royaume temporel, même édifié au nom du Christ, n'échappe aux influences ténébreuses du « Prince de ce monde ». La bonne politique consiste à tisser un réseau de mœurs et de lois qui non seulement amortissent les effets du mal, mais permettent dans certains cas d'en tirer un bien de telle sorte que, suivant la vieille formule, « le diable porte pierre ». 30:148 La parabole de l'ivraie et du bon grain est grosse d'iné­puisables enseignements. La séparation définitive du bien et du mal n'aura lieu qu'à la fin des temps. L'illusion révolu­tionnaire est de s'imaginer qu'en retournant le sol avant la moisson, ce qui revient à détruire simultanément l'ivraie et le bon grain, celui-ci, la révolution accomplie, repoussera seul sur le terrain bouleversé. Alors que c'est l'ivraie, plante plus vivace et surtout plus adaptée au terrain humain, qui profitera de la subversion. Gustave Thibon. 31:148 ### Une idole : le travail par Louis Salleron UNE BONNE PART des maux dont souffre notre société pro­vient du fait que le Travail a été érigé en idole. S'il est vrai que la paresse est la mère de tous les vices, il est faux que le travail soit le père de toutes les vertus et qu'il n'engendre que le bien. Depuis longtemps on a noté l'ambivalence du travail. En lui-même, il est une *peine* -- le châtiment du péché originel. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Il n'est une *joie* qu'en tant qu'il est créateur. Encore, en ce cas, est-il une peine accompagnée ou suivie d'une plus haute joie. On pourrait définir le travail : une dépense d'énergie orien­tée à une fin. La fin, obtenue ou simplement poursuivie, est la lumière de joie dans laquelle baigne la souffrance de l'éner­gie dépensée. Le travail, en tout état de cause, est une activité subordonnée. C'est la fin qui prime. Il y a désordre quand le travail est tellement majoré dans l'esprit qu'il en devient pratiquement fin, ou bien quand les fins qu'on lui assigne sont si basses que c'est lui qui paraît le plus noble parce qu'il est lié à la personne du travailleur. Le désordre actuel est patent. \*\*\* Dans l'antiquité, le travail était méprisé. Identifié à l'activité manuelle destinée à la production des biens nécessaires à la vie, il était servile de nature, par rapport aux activités nobles de la guerre, de la politique et de la philosophie. 32:148 Le christianisme le « racheta », en même temps que tout l'homme. Mais il lui conserva son caractère de moyen par rapport à une fin. Entre l'action et la contemplation, l'action demeurait seconde. Marie avait choisi la meilleure part, quoique Marthe fût la bienvenue de préparer le dîner. On peut dire, en gros, que jusqu'à la Renaissance le travail occupe, dans l'esprit, la place exacte qu'il doit tenir. Il est loué, honoré, recommandé mais demeure subalterne. Sa « promotion », au XV^e^ siècle, est liée aux grandes décou­vertes scientifiques et géographiques, et au protestantisme. Depuis lors, il prendra de plus en plus d'importance dans les esprits et dans les faits. Le capitalisme d'abord, le commu­nisme ensuite en feront une divinité. Entre le capitalisme et le communisme, ces frères ennemis, il y a en effet un point commun : le culte du travail. La raison est la base de l'Économie, et l'Économie est tout. Rappelons-nous la phrase célèbre qui ouvre la «* Richesse des nations *» d'Adam Smith : « Le travail annuel de chaque nation est le fonds primitif qui la fournit de tous les objets nécessaires et utiles à la vie et qui consistent toujours soit dans le produit immédiat du travail, soit dans ce qu'on achète avec ce produit aux autres nations. » Autrement dit : le travail est la source unique de la richesse. C'est un dogme au XIX^e^ siècle. \*\*\* En face du travail, il y a : -- au plan *philosophique*, la contemplation ; -- au plan *juridique*, la propriété ; -- au plan *économique*, le capital. Le « travaillisme » exacerbé du XX^e^ siècle a tendu, et tend de plus en plus à faire dévorer par le travail ses contraires complémentaires. Au plan *philosophique*, la contemplation le cède de plus en plus à l'action. Marx nous avait informé qu'il ne s'agissait plus de théoriser la nature mais de la transformer. On peut dire qu'il a été entendu. L'Église était le grand rempart contre cet « activisme travailliste ». Mais elle a plus ou moins craqué à Vatican II et appelle maintenant au travail et à l'action plus qu'à la prière et à la contemplation. 33:148 Ad plan *juridique*, la propriété a reculé et continue de recu­ler continuellement. Le droit au travail et le droit du travail tendent à supplanter partout le droit de propriété. Il n'y a que dans les ex-colonies que, par un curieux paradoxe (facilement explicable), le droit de propriété est sacré. Quand les occiden­taux découvrent du pétrole dans les territoires arabes, ce pétrole appartient aux indigènes, quoiqu'ils ne soient pour rien dans son exploitation. L'Église a défendu énergiquement la propriété, jusqu'à *Mater et Magistra*. Elle tend maintenant à l'abandonner plus ou moins. Au plan *économique*, le capital a, dans les faits, une impor­tance toujours croissante. Mais comme il n'a de signification sociale que par la catégorie juridique de la propriété, cette signification recule avec la propriété. Il en résulte une trans­formation substantielle de l'Économie qui passe du régime général de la *capitalisation* à celui de la *répartition*. \*\*\* La déification du travail pousse à l'organisation générale d'une société dont toutes les références sont toujours le travail. L'homme doit être « travailleur » pour être accepté dans la société et y trouver sa place. Il en résulte une telle minimisation de la rente (revenu de la propriété) et du profit (revenu du capital) que le salariat tend à devenir la condition universelle. Elle est, par définition, universelle dans le communisme ; mais elle recouvre de 70 à 90 % de la population active dans les pays dits capitalistes. \*\*\* Pour développer son empire, le travail fait fondre la mon­naie dans une *inflation* permanente. La stabilité monétaire correspond, en effet, à la stabilité de la propriété. Pas de propriété, pas de monnaie. C'est le crédit qui nourrit le travail dans un appel continu au dépassement de la pro­duction. \*\*\* 34:148 Qui ne travaille pas n'a pas le droit de manger, disait saint Paul. Il le disait pour les paresseux. La civilisation du travail le dit pour tout le monde. D'où les « nouveaux pauvres » -- tous ceux qui ne sont pas en état de travailler. D'où le drame grandissant des vieux. D'où la nécessité d'une Sécurité sociale, toujours plus nécessaire, toujours plus dérisoire. D'où aussi, au plan religieux, le drame des ordres contem­platifs. Pour avoir le droit de manger, les carmélites devront travailler, d'un travail salarié et syndiqué. D'où la course au communisme de fait, aboutissement logique du dieu-travail. \*\*\* Les jeunes s'affolent de ce travail obligatoire, coupé de loi­sir obligatoire organisé par le travail hôtelier, touristique, étatique. Ils cherchent la contemplation. Ils la trouvent dans la drogue, dans l'érotisme, dans la révolte. \*\*\* Marie a choisi la mauvaise part. La socialisation, cette « grâce », nous mène à Léviathan, dieu du travail. Louis Salleron. 35:148 ### Notes sur le "peuple élu" par Jean de Bronac QUELLES QUE SOIENT les positions que les chrétiens adoptent face au problème historique posé aujourd'hui par la survivance du « peuple » juif et la constitution de l'État d'Israël, ils partent le plus souvent de données insuffi­samment définies. Un premier point qu'il convient de préciser est celui des natures respectives du « peuple élu » de l'A.T. et du « peuple élu » du N.T. Comparons Israël avant la venue du Christ (c'est-à-dire en laissant de côté tous les problèmes posés par son rejet) avec l'Église. Nous devons convenir que ces deux « peuples élus » sont analogues, mais substantiellement différents. En effet Israël est dans son essence un peuple, au sens natu­rel du mot, et sa mission, pour capitale qu'elle soit, est un accident. Tandis que l'Église est essentiellement une société sur­naturelle, qui accidentellement a reçu et reçoit des incarnations temporelles. Ce temporel, nécessaire, est pourtant de l'ordre de l'accident. A tel point que l'idée d'une Église rejetée de Dieu est proprement impensable ; si cela survenait, l'Église cesserait d'exister, même si certaines des formes temporelles où elle s'in­carne subsistaient après le rejet. Au lieu que le rejet d'un « peuple élu » qui est d'abord un peuple au sens naturel du mot le prive de sa mission, non de son existence. Israël cessant d'être élu demeure un peuple ; l'Église dans le même cas cesserait en même temps d'être un peuple, et même d'être, tout court. \*\*\* 36:148 Il n'en reste pas moins qu'il y a analogie entre ces deux « peuples élus ». L'Église, société surnaturelle par essence, ne peut être décrite par l'esprit humain qu'au moyen d'analogies empruntées à des sociétés naturelles. Ces images ne sont pas de pures métaphores, c'est-à-dire des façons de parler mais, analogiques, elles ont avec la réalité qu'elles décrivent un rapport substantiel. Quand Ronsard compare l'épanouissement d'une rose et celui d'une jeune femme, il rapproche deux incar­nations de la jeunesse, l'une du règne végétal, l'autre du règne humain. De même quand il rapproche l'hiver et la mort, ou quand le Christ rapproche le prédicateur et le semeur. Ce rapport substantiel entre les termes n'existe pas quand Victor Hugo compare le croissant de lune à une faucille d'or, ou un cap à un berger : pures figures de style. Mais quand nous détaillons les analogies entre deux réalités naturelles, nous savons facilement où il faut nous arrêter. La rose et la jeune femme ne se nourrissent pas des mêmes ali­ments ; l'une pense, l'autre non, etc. Il est bien plus délicat de manier l'analogie entre deux sociétés rapprochées par la communauté d'un élément surnaturel, ici l'élection divine, qui est constitutif pour l'une, accidentel pour l'autre. Il n'y a pas d'expérience sensible pour sonner la cloche de l'absurde, si l'on va trop loin. Il faut donc à celui qui développe l'analogie non seulement du bon sens et de l'ingéniosité, mais aussi ce flair surnaturel que donne la foi. Ce flair surnaturel, les Pères de l'Église, à la suite de saint Paul, l'ont possédé à un degré merveilleux ; en revanche l'in­vasion rationaliste, qui a tendance à récuser la connaissance par analogie, l'a à peu près complètement étouffé chez nos con­temporains. Ceux-ci ont tendance à ne voir dans l'histoire d'Israël qu'une succession d'images d'Épinal, préparées par Dieu pour l'illustration populaire des vérités théologiques. Elle est bien autre chose, et, pour être très différent de l'Église, Israël n'en est pas moins authentiquement, comme elle, un « peuple élu ». Si les Pères, et la Liturgie après eux, appellent l'Église le « véritable Israël de Dieu », s'il convient de ne pas tirer de cette expression la conclusion faussement logique que le peuple que nous nommons Israël ne serait pas aussi le « véritable Israël de Dieu ». Cela signifie seulement que l'Église est un « peuple élu » d'une essence supérieure, puisque surnaturelle et constitutive, à celle d'Israël, pour qui seule l'élection est sur­naturelle, tandis que le caractère de peuple est naturel. \*\*\* 37:148 De même on ne peut pas dire en toute rigueur que l'Église « prend la place » d'Israël. Elle a pris sa place dans l'élection divine, mais le peuple qu'elle constitue, étant d'une nature dif­férente du peuple constitué par Israël, ne peut pas le remplacer. D'autre part, la nature des choses empêche ici-bas une société surnaturelle de subsister sans un appui naturel, un support charnel. Groupant des hommes, c'est-à-dire des êtres sociaux, l'Église a pris nécessairement appui sur des familles et sur des peuples, constitués en nations et en États. Cela n'a pas empêché l'Église d'avoir, dès l'origine, conscience de sa nature spirituelle et de son indépendance foncière à l'égard de toutes les formes temporelles, même si cette conscience a été à certaines époques très affaiblie, notamment chez des « hommes d'Église » plus préoccupés de temporel que de spirituel. Ces peuples, les « Nations », qui ont servi de berceau et d'appui temporel à l'Église, ont, par le fait même, participé dans une certaine mesure à son élection. On doit donc dire que, dans un certain sens, ils sont des « peuples élus », eux aussi. Mais il est certain que, les concernant, l'expression a un sens différent de celui qu'elle a lorsqu'on l'applique soit à l'Église soit à Israël. La différence, quand il s'agit de l'Église, est évidente. Mais par rapport à Israël, il convient de formuler rapprochements et différences. Ces peuples -- en gros les successeurs de l'Empire romain, qui constituèrent la Chrétienté -- ne sont pas l'objet direct de l'élection divine, comme le fut Israël, et ne se sont pas constitués et développés autour de cette élection au même point qu'Israël. On ne doit pourtant pas aller jusqu'à dire que cette participation à l'œuvre de l'Église n'a été dans leur his­toire qu'un élément secondaire. Il faut sur ce point accepter les termes du « testament de saint Remy », repris par saint Pie X, qui marque l'importance capitale que revêt dans leur histoire la fidélité au service de l'Église. 38:148 Les remarques précédentes conduisent à envisager trois éléments analogiques et deux analogies : d'une part celle entre Israël, peuple charnel objet d'une élection directe de Dieu, et l'Église, peuple spirituel, objet d'une élection du même genre ; d'autre part celle entre Israël, peuple charnel objet d'une élec­tion directe de Dieu, et les « Nations », peuples charnels objets d'une élection indirecte, comme supports et soutiens temporels de la société spirituelle constituée par l'Église. C'est ce que les Pères, sans avoir la connaissance de la Chré­tienté future, mais avec celle de l'Empire constantinien qui contenait celle-ci en germe, ont admirablement compris. Ils ont été ainsi amenés à développer leur vision grandiose du plan divin, avec l'Église, seule société spirituelle, entre Israël, peuple charnel dont elle est issue, et les Nations, peuples char­nels dans lesquels elle trouve la base indispensable de son action dans le temps. Ils ont su découvrir dans l'A.T. les analogies providentiel­lement disposées pour faire comprendre le régime nouveau : l'Église, société purement spirituelle soutenue temporellement par les Nations, étant figurée par la tribu de Lévi, dépourvue de territoire et entretenue matériellement par les autres tribus, image des Nations. Grégoire IX, à l'âge d'or de la Chrétienté, restait dans la droite ligne de la tradition patristique en donnant à la France de saint Louis le rôle de la tribu royale de Juda dans l'Israël antique. Tout naturellement il utilisait l'analogie entre Israël, peuple charnel chargé directement d'une mission, et les peuples charnels chrétiens, chargés, eux aussi, d'une mission, mais indirectement, par l'intermédiaire de l'Église. Ainsi, en suivant les Pères, nous considérons qu'Israël a deux successeurs à sa qualité de « peuple de Dieu » : l'Église, peuple spirituel, les Nations, peuples charnels. \*\*\* Les remarques précédentes font comprendre clairement la transformation subie par la mission d'Israël à la suite de la pre­mière venue du Christ. La mission spirituelle, surélevée, est détachée des promesses temporelles faites à la descendance d'Abraham et confiée à l'Église qui, sortie des Juifs (« Salus ex Judaeis »), prend un caractère rigoureusement international et universel. Cette surélévation et cette attribution à l'Église de la mission spirituelle d'Israël continue celle-ci sans rupture cette continuité est manifestée par le fait que les fondateurs de l'Église sont tous Juifs. Dans ce sens, l'Église est le « véri­table Israël de Dieu », qui, dans une croissance soudaine, a pris des dimensions en rapport avec le nouveau stade de sa mission. 39:148 Au contraire les Nations se substituent à Israël, en tant que peuples charnels supports de la mission spirituelle, par suite d'une rupture brutale : la dispersion du peuple charnel, rejeté, au moins à titre provisoire, pour n'avoir pas su reconnaître l'heure où il a été visité. Bref, permanence et continuité dans le spirituel, qui de soi est impérissable, bouleversement dans le charnel, qui, de soi, est temporel, donc temporaire. \*\*\* Aussi bien devons-nous penser, avec cet exemple éclatant sous nos yeux, nous, les membres des Nations, que le fait d'avoir été le support charnel de l'Église ne nous donne nulle assu­rance que cette mission ne sera pas révoquée définitivement ou temporairement. Nous pouvons même être certains qu'un jour viendra (s'il n'est pas déjà venu) où elle le sera. C'est le lieu de rappeler une distinction fondamentale que les Pères avaient à l'esprit quand ils faisaient le parallèle entre Israël et un pécheur. Ils savaient parfaitement que le châtiment du pécheur est éternel -- tandis que celui de la nation pécheresse est temporel. Ils n'auraient jamais songé à envoyer individuellement les Juifs en Enfer, pour le seul motif qu'ils étaient Juifs. Mais ils sa­vaient que, pour ce seul motif, ils étaient l'objet d'une malé­diction temporelle, si vertueux que chacun puisse être et si désireux de connaître et de servir la vérité. Il est en effet capital -- et on ne le fait pas suffisamment, nous en avons eu il y a quelques années un exemple specta­culaire -- de faire la distinction entre le péché personnel avec sa sanction éternelle et le péché national avec sa sanction historique. Faute de cette distinction, on a tendance soit à considérer le péché national comme une faute morale, suscep­tible de sanctions éternelles ; soit, par réaction contre l'odieux de l'excès précédent, à nier l'existence du péché national. 40:148 Une définition satisfaisante du péché national n'est certes pas facile à donner. On peut pourtant en déterminer certains éléments constitutifs : il s'agit d'un acte injurieux à Dieu, commis de façon délibérée par les chefs et les représentants officiels d'une nation, avec la complicité au moins passive de la masse de la population. Cette complicité existe même si dans le fond de son cœur la masse désapprouve l'action de ses chefs et qu'elle est plus ou moins hors d'état de l'empêcher ; même si une minorité courageuse et impuissante manifeste sa protestation. L'exécution du Christ (à un titre évidemment éminent), la conduite de Philippe le Bel à l'égard de la Papauté, le bûcher de Jeanne d'Arc, le culte de la Déesse Raison ont été des péchés nationaux. L'Anglais qui, près du bûcher de Rouen, déclarait, dit-on : « Nous sommes perdus, car nous avons brillé une sainte ! » avait un sens exact de ce péché national et de sa sanction temporelle. On a épilogué indéfiniment sur la « responsabilité » que les Juifs porteraient ou non de la Crucifixion. La solution est pour­tant bien simple, si l'on consent à faire la distinction entre le péché historique, collectif, et le péché moral, nécessairement personnel, -- et entre leurs sanctions respectives, temporelles ou éternelle (compte tenu évidemment pour cette dernière de l'intervention du Rédempteur). Il est certain que, sur le plan moral et personnel, tous les pécheurs, Juifs ou non, c'est-à-dire tous les hommes à l'excep­tion de la Vierge Marie, sont responsables au même titre, sinon au même degré, de la Crucifixion. Mais il serait abusif d'en conclure, comme on l'a fait, que la communauté juive ne porte pas le poids d'un châtiment temporel, en vertu d'une responsa­bilité historique (responsabilité partagée du reste avec les Romains, représentés par Pilate, mais dans des proportions inégales, d'après le témoignage du Christ lui-même). C'est un abus exactement parallèle à celui des persécuteurs chrétiens des Juifs, quand, et dans la mesure où, ils considé­raient ceux-ci comme moralement pécheurs du seul fait qu'ils étaient Juifs. Il convient d'éviter un excès comme l'autre. De même pour les prophéties annonçant l'avenir de la com­munauté juive. Le fait que les persécutions contre elle aient été prédites n'entraîne et n'a jamais entraîné aucun droit pour les persécuteurs à agir comme ils l'ont fait. Les peuples chré­tiens avaient et ont encore, autant qu'à n'importe quelle période de l'histoire, et sans doute encore davantage, le devoir de se prémunir contre les germes de perversion que la communauté juive cherche à leur inoculer, mais c'est tout, et dans la me­sure où ils passent de la défensive à la persécution, ils sont coupables et de plus font le jeu même de la corruption contre laquelle ils prétendent se défendre. 41:148 D'un autre côté ce n'est pas parce qu'Israël accomplit ou accomplirait les prophéties de rassemblement que les chrétiens ont ou auraient le moindre devoir de faciliter cette restaura­tion temporelle. Le chrétien n'a, ni en vue de châtier Israël dispersé, ni en vue d'aider à sa restauration temporelle, aucun devoir religieux résultant des prophéties qui annoncent la dispersion et la restauration temporelle. Ce devoir peut résulter d'autres considérations, mais pas de celle-là ; nous ne sommes pas sur le plan de la morale, mais sur celui de l'histoire. \*\*\* On aurait tort de déduire de ce qui précède que pour un chrétien le destin temporel du peuple juif soit une considéra­tion secondaire. La gloire de Dieu se manifeste aux hommes de façon éclatante par sa domination de l'histoire, par l'orga­nisation de celle-ci au salut spirituel et à la régénération de l'humanité. Aussi les Pères de l'Église faisaient-ils une œuvre très glorieuse pour Dieu et très utile aux hommes en se pen­chant sur le mystère de l'histoire et en essayant d'en découvrir les profondeurs. Un des traits qu'ils ont dégagés avec le plus de force, ils l'ont tiré du parallèle entre Israël et les Nations, qu'ils ont déve­loppé avec une si légitime admiration. Mais ils n'ont pas oublié que dans le plan divin, les parallélismes se résolvent en complé­mentarités. Celles-ci sont diverses suivant les époques, les « âges ». Israël rejeté, ils l'ont bien marqué, était précieux pour les Nations à convertir comme un témoignage de la puis­sance et de la véracité divines, témoignage qu'il rendait par sa révolte même et par ses blasphèmes. Mais appuyés sur saint Paul et sur d'innombrables textes de l'Écriture, ils n'ont eu garde d'oublier que, même temporelle­ment, Dieu n'a tout enfermé sous le péché que pour tout sou­mettre à la miséricorde. Ils savaient que l'heure viendrait de l'apostasie des Nations (qui n'a jamais signifié l'apostasie per­sonnelle de tous les chrétiens) et de la conversion d'Israël sous l'effet de la « prédication d'Élie ». 42:148 Sans doute ignoraient-ils autant que nous quelle forme prendra cette prédication d'Élie et ils ont pu s'en faire des figurations que nous avons le droit de discuter. Mais la substance du fait, ils la tenaient pour indis­cutable et il serait parfaitement présomptueux de notre part de récuser leur témoignage sur ce point. Ils saluaient avec une espérance enthousiaste le moment où, à la fin de l'ère présente, du « temps des Nations », on verrait, comme le dit saint Paul dans l'Épître aux Romains, l'olivier greffé et l'olivier sauvage unis pour produire des fruits de grâce et de bénédiction. Ceci n'entamait en rien leur conception de la mission spiri­tuelle de l'Église, de son rôle irremplaçable de dispensatrice du salut. Ni la notion que l'Église succédait à Israël comme principe du salut spirituel de l'humanité. Mais ils savaient qu'un jour, en tant que communauté historique, Israël servirait Jésus-Christ, comme l'Empire constantinien le faisait, plus ou moins bien, de leur temps, comme la France et l'Espagne par exemple l'ont fait plus ou moins bien à des époques ultérieures, et que ce serait très glorieux pour Dieu et très utile aux hommes. \*\*\* Une autre considération, que les Pères n'ont pas développée précisément à propos d'Israël mais dont ils ont admirablement indiqué le principe à propos des hérétiques, c'est celle de la nécessité des révoltés et de l'utilité de leur révolte à l'accom­plissement du plan divin. « Oportet haereses esse ». L'hérésie a en définitive comme résultat de confirmer et d'éclairer la foi des chrétiens fidèles. L'action du judaïsme révolté contre le vrai Messie et son vrai Roi sert de même de marchepied au trône royal de celui-ci et contribue finalement dans le plan divin au salut de l'humanité. Saint Paul le déclare ouvertement. Mais il importe de voir comment. Le judaïsme post-christique est foncièrement anti-christique. « Hunc nolumus regnare super nos » : c'est le cri que tous les fidèles, même inconscients, du judaïsme ne cesseront de répéter, jusqu'au jour où ils proclameront : « Hosanna filio David ! » C'est-à-dire que jusque là ils contrarieront de toutes leurs forces ceux qui veulent que le Christ règne jusqu'aux extrémités de la terre ; par la ruse, la corruption et, à l'occasion, le combat direct, ils empêcheront les chrétiens, autant qu'ils le pourront, d'être vraiment chrétiens et d'étendre le rayonne­ment chrétien. 43:148 D'où de la part des chrétiens un devoir certain et grave de se tenir en garde contre les entreprises du judaïsme. Il y a de très grands risques à rappeler indiscrètement notre commune origine en Abraham, car depuis la venue du Christ seuls sont spirituellement fils d'Abraham ceux qui acceptent « sa descen­dance ». Les autres ne sont rattachés à Abraham qu'à titre naturel et charnel : saint Paul est suffisamment éloquent à ce sujet. Il y a donc une très grave équivoque à la base dans les entreprises de rapprochement spirituel entre des hommes qui sont fils d'Abraham à des titres différents. De plus il faut souligner qu'autant Israël avant le Christ était un peuple privilégié spirituellement, autant il va loin dans la révolte ; c'est-à-dire qu'il creuse dans la pâte humaine des vides profonds qu'à l'heure de Dieu la foi viendra remplir, et qu'elle ne pourrait pas remplir s'il ne les avait pas creusés. « Méfiez-vous du levain des scribes et des pharisiens », mais c'est ce levain qui est à l'œuvre dans la pâte humaine et la prépare au Royaume de Dieu. Il est aisé à notre époque d'apporter des précisions que les Pères ne pouvaient évidemment énoncer. Partout, même si elle finit généralement par se retourner contre eux, les Juifs ont été et sont les initiateurs privilégiés, si l'on peut dire, de « la Révolution ». Ils sont à la source de tous les mouvements les plus profonds de perversion de la pensée, de la morale et de la société chrétiennes. Ils ont été présents, comme agents actifs, dans les circonstances décisives de cette perversion. Il suffit de rappeler, entre mille, les noms d'Anacharsis Klotz, de Marx, de Benjamin Crémieux, de Trotski, de Kuhn et de Loeb, et de se souvenir des événements de mai 1968 à Paris. Il y a des formes de perversion dont la nature humaine réussit à s'accommoder à peu près. Mais le caractère spécifique de la subversion judaïque est de porter si profondément que l'homme qui la subit, individuellement ou socialement, est poussé au suicide moral ou au désespoir. C'est-à-dire que cette subversion exaspère, dans le petit nombre de ceux qui s'acharnent à survivre, le besoin du Rédempteur. Pour tout résumer en deux mots, l'action judaïque dans le monde est si profondément antichristique qu'elle est antéchris­tique. Ce n'est probablement pas ce qu'entendent ceux qui la qualifient de « potentiellement chrétienne ». Il n'en reste pas moins qu'on aurait tort de négliger ce point de vue. 44:148 Ce n'est pas à dire qu'il faille collaborer à l'œuvre judaïque sous prétexte que d'une certaine manière, par un choc en retour, elle prépare le Règne de Dieu. Ce que font bien sottement les chrétiens qui, de façon ou d'autre, facilitent les progrès du communisme ou servent les projets de super-gouvernement mondial. C'est une œuvre proprement divine de tirer le bien du mal et il est interdit à l'homme de faire le mal, même s'il doit un jour permettre un bien autrement impossible, ou jugé tel. Du reste la résistance, personnelle et sociale, des chrétiens à l'action du levain judaïque est encore plus essentielle à l'avène­ment du Royaume de Dieu. Les ennemis du Christ sont le mar­chepied de son trône, mais ses serviteurs sont l'armée de son triomphe. Si dans leurs rapports avec les Juifs les chrétiens se rappelaient toujours la mise en garde évangélique contre le levain des scribes et des pharisiens, ils serviraient plus effica­cement le triomphe du Christ qu'en célébrant « le ferment révo­lutionnaire de l'Évangile » et en mettant la « Déclaration des Droits de l'Homme a au rang des écrits inspirés. \*\*\* En arrêtant ces quelques réflexions sur le rappel évangé­lique à la prudence, nous aurions un scrupule, si nous ne nous étions efforcés, en les formulant, d'accepter avec une égale simplicité tous les enseignements de l'Écriture et des Pères sur la mission future d'Israël après sa conversion nationale et sur le triomphe du Christ-Roi ; celui-ci, comme le prince orien­tal dont nous parle la parabole, est allé à Rome recevoir les insignes de sa dignité royale, mais il reviendra dans son pays pour se faire reconnaître par les siens, qui l'ont rejeté : le Christ, Roi des Nations et Roi des Juifs. Jean de Bronac. 45:148 ### La crise intellectuelle du catholicisme français par Marcel De Corte Je ne connais pas de spectacle plus drôle que celui d'un philosophe catholique inféodé à la pensée dite moderne et à son subjectivisme foncier, qui se met à réfléchir sur la crise dont la religion qu'il professe est le siège. M. Jean Lacroix, chroniqueur philosophique du « Monde » et dont on m'assure qu'il a exercé et exerce encore une grande influence sur le jeune clergé français, me l'offre bénévolement dans un livre dont j'emprunte le titre pour cet article. Je m'attendais, de la part d'un philosophe formé à l'école de Blondel et à ce tour constant d'escamotage qui consiste à trans­poser l'examen de conscience du chrétien au plan de l'introver­sion où la conscience du penseur tire d'elle-même les idées qu'elle impose au monde et qui déterminent son action, je m'attendais naïvement à plus de lucidité. Quoi ! me disais-je à la lecture de ce titre, un Jean Lacroix avoue que le catholicisme français est en crise ! « Nous vivons la crise de l'idée de vérité », profère-t-il au Centre d'Études de Saint-Louis-de-France à Rome auquel il adresse le diagnostic que nous avons sous es yeux. Je n'en croyais pas mes yeux ! Ainsi donc, plus d'évolution inéluctable vers le Point Oméga, plus de simple phase de croissance avec ses excès somme toute bénéfiques, plus de Royaume de Dieu -- et de clercs impatients de se mettre à la place de Dieu -- sur la Terre ! Nous voici en face de la réalité : la machine ronde, comme dit Chesterton, a perdu la boule. 46:148 Je me trompais. Il est du reste sans exemple qu'un philo­sophe moderne reconnaisse qu'il s'est fourvoyé, lui, et, avec lui, toute sa philosophie. Je devais donc m'y attendre. La phi­losophie moderne est une maladie, une maladie qui fait corps avec le sujet pensant et dont il ne pourrait se guérir sans s'anéantir en quelque sorte lui-même. Il faudrait qu'il renonce à cette illusoire primauté du sujet qui est au cœur de sa pensée, et qui non seulement le flatte, mais allèche ses auditeurs, fait de lui un « maître » (ah ! cher maître !) et l'autorise à régenter l'humanité en proposant à celle-ci une autonomie radicale dont le résultat le plus clair est de la faire passer sous sa coupe. On ne ruse pas avec la philosophie moderne et avec son principe : le Moi, la pensée individuelle libérée de son allégeance à la réalité. Il faut renoncer à ce point de départ ou en subir les conséquences jusqu'au bout. Je ne m'attarderai pas sur la manière sophistique adoptée par M. Jean Lacroix pour établir son diagnostic. Elle consiste simplement à montrer -- ou à tenter de montrer -- que la pen­sée catholique française s'est figée depuis le XVII^e^ siècle dans une réaction commandée par la peur de la Réforme, de la science, de la technique, et enfin de l'inévitable « amour », non point majusculaire cependant. « Une telle attitude aboutissait à pri­vilégier les contraintes et les institutions, à se défier de la conscience dénoncée à la fois comme individualiste, protestante et libre-penseuse. » Grâce à Laberthonnière, Blondel, Mounier, « la crise actuelle n'est toutefois pas grave et trouve en France même les possibilités de se surmonter ». Vatican II a mis fin à l'inconfortable situation du catholicisme français. « Mais il faut bien constater qu'il a été plus pastoral que dogmatique » et qu'il n'a pas donné au catholicisme français du XX^e^ siècle la philosophie que celui-ci exige. La réaction intégriste provoque ainsi une réaction progressiste en sens contraire, marquée d'une défiance excessive à l'égard de la philosophie en général, de la religion, du christianisme en tant que religion, qui va parfois « jusqu'à une mise en accusation directe de l'intelli­gence ». S'y joignent « une certaine tendance à l'immanen­tisme », un refus de la contemplation, de l'oraison et de la prière, un évangélisme réduit à l'amour des pauvres, un recours à des sciences humaines mal assimilées telles que la sociologie, la biologie, la médecine. Bref, la crise de vérité dont souffre le catholicisme français contemporain s'explique par « une réaction d'agressivité contre une époque d'hyper-autoritarisme, d'hyper-dogmatisme et d'hyper-intellectualisme ». 47:148 N'allons pas plus avant. Nous sommes en face de « l'hyper­essence » de la pensée dite libérale pour laquelle la vérité se définit comme un milieu entre deux extrêmes opposés, comme une moyenne, flottante au gré des humeurs et des circons­tances, entre deux erreurs complémentaires, comme un « peut-être bien que oui, peut-être bien que non » entre le « oui » et le « non », autrement dit comme douteuse, hypothétique, et contestable. La crise de vérité pour la pensée dénommée libé­rale et, plus exactement, vagabonde, errante et versatile, est endémique, constitutive de l'esprit humain : il n'existe aucune vérité définitive, on ne peut définir aucune vérité. A peine le balancier a-t-il abordé le milieu de sa course, qu'il le dépasse et s'éloigne de la vérité. Celle-ci est mouvante. On le devine : le sujet pensant qui a rompu ses amarres avec la réalité est bal­lotté à tous vents et, pareil au bouchon sur la crête de la vague, son point de vue varie sans cesse. Le subjectivisme condamne ses adeptes au relativisme. Le philosophe moderne aura beau vouloir réduire ce relativisme et la crise de la vérité qui en résulte en recourant à des idées innées, à des formes a priori de la sensibilité, à des catégories de l'entendement, et à mille autres subterfuges, il ne trouvera d'autre fond pour ancrer la vérité spéculative dont il a besoin, ne fût-ce que pour se main­tenir dans l'existence, que celui du désir. En dehors de l'intel­ligence qui se conforme aux injonctions de la réalité, il n'est que l'appétit sous toutes ses formes, les plus hautes comme les plus basses. La morale se substitue ainsi à la métaphysique et, pareille désormais à la vertu, la vérité se conçoit comme un milieu. Une idée sera vraie non point lorsqu'elle correspondra au réel, mais lorsqu'elle s'écartera de tout excès. Pas d'exagé­ration ! Trop s'attacher à la vérité, c'est du dogmatisme. Trop s'en détacher, c'est du scepticisme. Où donc alors trouver la juste mesure ? Mais précisément là où elle siège : dans le libéral lui-même ! Le libéral, semblable à l'homme vertueux, est la mesure de toutes choses. C'est lui qui en détermine la vérité. Son esprit critique est l'étalon de toutes les valeurs. Il les jauge, les trie, les admet ou les refuse, souverainement, en fonction de son moi. Et comme le moi est haïssable et qu'il faut une puissante vitalité pour proclamer *quia nominor leo*, il le camoufiera irrationnellement en raison « transcendantale » pour en dissimuler l'impérialisme totalitaire. 48:148 Dieu étant seul la mesure de toutes choses, la philosophie moderne est l'essai, sans cesse avorté et sans cesse repris par l'homme, de se métamorphoser en dieu. « Je tiens la conscience humaine pour la plus haute divinité », cette affirmation du jeune Marx en est la quintessence. La pensée catholique, pour autant qu'elle s'abandonne aux faciles prestiges de la philosophie moderne et qu'elle aspire à se placer sous son pavillon victorieux de manière à participer à ses triomphes, suit servilement le même cours et dé­bouche dans la même apothéose de l'homme. Le petit examen de conscience auquel se livre M. Jean Lacroix en est un nou­veau témoignage entre mille. Ne faut-il pas voir selon lui dans toutes les formes du progressisme et dans « l'interpellation » -- les Chambres sont désormais dans la rue ! -- que nous adressent les jeunes, « un effort pour détruire les barrières et découvrir l'universel dans l'homme, l'universellement humain » ? Bien sûr ! La moindre éructation, le moindre sursaut des en­trailles, le moindre phantasme ne peuvent être tenus que pour « universellement humains » dans et par un sujet que la philo­sophie moderne, l'introspection, le narcissisme ont détaché de l'être et qui désormais est astreint à se nourrir de lui-même et de ses propres déchets psychologiques ! C'est sans doute cette croissance de « l'humain » -- dans le « pananthropisme » d'une telle philosophie -- qui incite M. Jean Lacroix à faire sienne une déclaration d'un théologien de Vatican II : « Les frontières entre l'Église et l'Humanité tendent à s'effacer, non seulement en direction de l'Église, mais aussi en direction in­verse vers l'humanité et le monde. Cette osmose de l'Église et du monde ne connaîtra pas sur terre de point final. » Bien sûr encore ! Les gens d'Église, imbibés comme éponges de philo­sophie moderne (celle qu'ils respirent dans l'air du temps, car la plupart ne la connaissent que de dixième main, surtout s'ils sont évêques !) se considèrent comme le point d'aboutissement de l'Histoire et du subjectivisme individuel et collectif qu'elle charrie. Il suffit de faire descendre d'un cran l'échelon qui sépare le surnaturel du « naturel » -- ou de ce qu'on peut en­core appeler en ce cas « naturel ». La divinité se dilue dans l'humanité et les spécialistes du divin ainsi devenus spécialistes de l'humain ou, selon un mot fameux, « experts en humanité », vont convoyer la caravane humaine vers la Terre Promise. Si l'Église y perd son caractère sacré, elle y récupère l'emprise sur les hommes qu'elle avait perdue. 49:148 Grâces soient rendues à cette philosophie moderne qui la soustrait du ghetto où elle s'est enfermée depuis les âges apostoliques ! En l'adoptant, elle communique aux hommes la bonne conscience de la radicale « hominisation » de toutes choses à laquelle ils se livrent depuis qu'ils sont libérés des vieux tabous. Tout ce qui est hu­main est divin. Toutes les exigences humaines sont des exi­gences divines où l'Esprit est à l'œuvre. « Le progressisme, *jusque dans ses déviations* -- nous assure M. Jean Lacroix -- est une sorte de pressentiment *de la valeur terrestre et tempo­relle du salut. *» Sans doute ce progressisme s'encombre-t-il encore de nom­breuses maladresses et de refus. Mais notre philosophe lui accorde visiblement toute sa sympathie, à la suite du reste de l'Église officielle. Ce qui lui manque, comme à l'Église d'aujour­d'hui elle-même, c'est une philosophie. « L'Église n'a pas encore la théorie de sa *praxis *; sa pratique est en avance sur la théorie. C'est un phénomène normal et la réflexion suit l'événement. Mais elle ne doit pas trop tarder. Un redressement théologique et surtout philosophique est urgent. » M. Jean Lacroix est persuadé que la philosophie de Maurice Blondel est capable de restituer à la pensée et à la foi chrétiennes leur santé compromise. Disons-le tout à trac : c'est vouloir guérir le mal en l'inten­sifiant. Dans la mesure où il est possible de déceler la philo­sophie sous-jacente aux laborieuses et confuses élucubrations de Vatican II et aux diverses formes du progressisme qui ont déteint sur elles, on s'aperçoit qu'il s'agit, de ce qu'on pourrait appeler « le blondélisme du pauvre ». Que le Concile se soit orienté volontairement vers « la pastorale » après avoir repoussé les schémas qu'on lui proposait et qu'il considéra comme « trop scolastiques » est déjà le net indice du primat de l'action dont le blondélisme, héritier sur ce point de toute la philosophie moderne, est imprégné. L'action, écrivait Blondel est « ce qui nous est donné antérieurement à tout préjugé spéculatif ». C'est un « mélange de virtualités obscures, de tendances conscientes, d'anticipations implicites », c'est « le pressentiment confus de tout ce qui, en nous, produit, éclaire et aimante le mouvement de la vie ». N'est-ce pas le dessein de rencontrer les aspirations, les requêtes, les exigences de la conscience contemporaine qui caractérise la pastorale proposée par le Concile ? Le progressisme ne va-t-il pas jusqu'à prétendre que ces revendications sont l'expression même de l'Esprit qui travaille l'humanité ? 50:148 Dès qu'on récuse la primauté du spéculatif, il faut bien se rabattre sur la pratique. Faute de soumettre l'intel­ligence à l'être, on retrouvera l'être dans les aspirations de la volonté. Qu'on le veuille ou non, la réalité spéculativement méconnue ressurgira de l'immanence de l'esprit à lui-même et de sa puissance créatrice. « La notion d'immanence, pro­clamait Blondel, c'est l'idée que rien ne peut entrer en l'hom­me *qui ne sorte de lui et ne corresponde en quelque façon à un besoin d'expansion *». Que de textes conciliaires, que de vociférations progressistes, les premiers prudents, les autres insolents, présupposent cette immanence ! « Le catholicisme est ce qui correspond à tous vos désirs », telle est la trame de la nouvelle pastorale que l'Autorité ecclésiastique, désarmée par les rebuffades qu'elle inflige aux défenseurs de la précellence du spéculatif, ne peut plus désormais gouverner. Il n'est pas jusqu'à la revalorisation du sexe et de ses démangeaisons à la mode dans l'Église contemporaine, qui ne ressortisse à ce blon­délisme miteux et dégénéré. Ajoutons qu'à un niveau beaucoup plus élevé une primauté beaucoup plus perverse du pratique sur le dogmatique s'est introduite dans le culte amorphe que nous subissons et dans lequel l'action liturgique, subtilement ou grossièrement soumise à la « parole » du « président de l'as­semblée », oriente la croyance de manière à ce qu'elle épouse « le besoin d'expansion » de l'officiant. *Lex orandi, lex cre­dendi *: « Tu es mon berger », bêle-t-on en mon église parois­siale à l'adresse du prêtre qui domine l'assemblée, vers qui tous les regards convergent et qui, vêtu à la mode d'un pasteur protestant, a cru bon de masquer par une énorme tenture le tabernacle et l'ancien autel qui risqueraient d'éveiller de vieux souvenirs. La stratégie déployée par l'esprit postconciliaire qui sévit dans l'Église est d'une banalité déconcertante. Elle est un décalque des propagandes politiques, greffé sur l'immanentisme propre à un blondélisme besogneux, lui-même passé à l'état de réflexe « intellectuel ». Il s'agit de trouver dans n'importe quelle aspiration de l'homme, surtout si elle est « sociale », un appel vers le surnaturel. Il ne faut pas avoir fait de longues études pour déceler en cette tentative qui ne peut déboucher que sur la révolution ainsi que l'expérience le fait trop bien voir, tout l'esprit de la philosophie moderne. La philosophie n'est plus que le soudage par la raison de ses richesses propres. Blondel n'hésite pas un seul instant à faire sienne cette position kantienne : 51:148 « Pure de tout alliage, la philosophie consiste, non plus dans l'application hétéronome de la raison à une matière ou à un objet, qu'il soit donné par les sens ou par la révélation, mais dans l'application autonome de la raison à elle-même. » Il convient d'intensifier ce narcissisme : « Le mouvement de la pensée libre et du rationalisme exclusif, en devenant total, apparaît incomplet ». Son existence même « implique le pro­blème du surnaturel..., cri de la nature, appel de la conscience morale, requête de la pensée... » Amener l'individu par une prise de conscience totale de soi à découvrir « le postulat fon­damental » de toutes ses exigences, le rapport essentiel de sa nature avec quelque chose qui la dépasse et que la foi chré­tienne lui révèle, voilà tout le blondélisme et son essai de syn­thèse de la philosophie moderne et de l'Évangile. Voilà aussi la source, polluée par d'autres immanentismes de qualité plus basse, sinon plus sordide, des courants qui emportent l'Église postconciliaire vers son inéluctable destin. On pourrait allonger indéfiniment l'analyse de cette méthode de guérison qui consiste dans l'amplification de la maladie dont souffre le catholicisme contemporain. Il va de soi, en effet, que son immanentisme se double d'un rejet de tout « extrinsécisme », pour reprendre à nouveau ici un des thèmes de la pensée blondélienne. Comme le remarquait avec profondeur le R.P. Joseph de Tonquédec dans un vieux livre daté de 1913 qu'il consacrait à la doctrine de Blondel, « puisque tout tient au moi, une révélation extérieure est inacceptable, si elle n'est précédée par le besoin, l'exigence intérieure, et confirmée par la pratique ; de même, l'autorité dans le domaine religieux comme dans tous les autres, ne saurait s'imposer d'en haut sans être voulue ou acceptée d'en bas, sans être aidée par la collaboration active de ceux qu'elle régit. D'après M. Blondel, il semble qu'il n'y ait pas, pour l'homme en général et pour le chrétien en particulier, de démarche légitime qui consiste purement et simplement à se soumettre. » Et de citer alors un passage de Blondel, extraordinairement actuel par l'esprit contestataire qu'il manifeste, -- où le philosophe consi­dère comme un abus intolérable d'exiger des catholiques « une soumission plénière qui ferait d'eux, au cœur de chaque nation, les instruments plastiques et héroïques d'un pouvoir qui résume tous les pouvoirs et qui réclame le dévouement le plus absolu jusqu'à la mort et au-delà ». On ne parle évidemment plus de « l'extrinsécisme » blondélien. C'est d' « aliénation » qu'il s'agit désormais. 52:148 Mais les deux expressions sont le revers d'une seule et même attitude immanentiste propre à la philosophie moderne, que Marx a poussée jusqu'à l'athéisme et que Blondel a tenté de baptiser. Qu'on ne s'étonne pas alors si les clercs des deux « religions » se rencontrent si souvent : ils y sont forcés par le principe qui commande leur pensée respective. Puisque l'homme selon Blondel n'atteint la vérité que par l'action et non par mode d'*adaequatio rei et intellectus*, il est clair que les dogmes ne peuvent être vérifiés que par l'expérien­ce. Voilà pourquoi le fidèle ne pourra jamais tenir pour éternels les énoncés dogmatiques de la foi. « Il faut demeurer prêt perpétuellement à détruire nos constructions chimériques et ruineuses... et ne jamais s'attacher à la vérité comme d'autres à leurs idoles », nous dit-il. Dans une perspective immanentiste régie par le refus de tout extrinsécisme, il ne peut en être autrement : le propre de l'expérience intérieure et de la conscience est d'être strictement individuelle ; elle ne peut en certains cas se satisfaire de propositions dogmatiques qui con­viendraient à d'autres, moins exigeantes ; il faut dès lors dis­tinguer entre « le symbole fini » : et « l'intention qui porte au-delà du symbole ». L'Église « pourra donc considérer comme figures ce que d'autres temps ont pris à la lettre ». Comment ne pas voir en ces textes, et en tant d'autres devenus, encore une fois, l'anonyme pâture de tant de clercs, l'origine de fallacieux sophismes qui distinguent entre le dogme et sa formulation, et de l'Évangile démystifié que l'époque postconciliaire nous débite par tranches et morceaux dans les nouveaux catéchismes et dans les nouvelles traductions de l'Écriture ? Comment ne pas y voir également l'origine de cette confusion de toutes les religions où sombre peu à peu l'œcuménisme contemporain ? Lorsque la foi est soustraite à son objet et que le salut est livré à l'arbitraire de l'expérience, on est sur la voie qui y mène. A cet immanentisme blondélien, M. Jean Lacroix reste fidèle : L'homme n'assimile ce qui lui vient du dehors qu'à la condition d'être *presque* capable de le produire, nous assure-t-il sentencieusement. C'est la philosophie qu'il propose à l'Église désaxée par le même immanentisme. On ne peut être meilleur médecin ni prescrire meilleur médicament. Gageons que l'Église adoptera cette merveilleuse thérapeutique ! Trop tard pour parier, me dit-on. C'est déjà fait. N'ayez plus aucune illusion. Marcel De Corte. 53:148 ### Autour de la nouvelle société par Jean-Baptiste Morvan SI L'ON ME DEMANDE plus tard quel souvenir marque pour moi cette année 1970 où l'on commença à discuter de la « nouvelle société », je dirai peut-être que cette année-là les jonquilles durèrent plus longtemps. Et l'on mettra au compte du radotage et de la sénilité cette résurgence saugrenue du passé. A moins que les grandes espérances n'aient crevé comme bulles de savon et que l'on n'éprouve point l'envie d'in­terroger ma bavarde vieillesse sur un millésime enseveli dans l'oubli. Il me restera la consolation de relire le poème de Wordsworth « I wandered lonely as a cloud... » et d'évoquer pour moi seul les jonquilles d'autrefois qui eussent pourtant mérité de devenir le symbole du printemps français. Mais la « nouvelle société » sera peut-être effectivement née en 1970, à partir de rêves et de méditations encore mal définies maintenant, à partir de prières sans objet précis, de person­nalités encore inconscientes de leur rôle qu'elles auront assumé sans l'avoir souhaité ; alors l'image des jonquilles fera mieux comprendre ce temps. Elles apparurent discrètement, confiden­tiellement à la fin de février ; elles commençaient à s'ouvrir quand un retour des vents froids les contraignit à attendre. Il en est souvent ainsi de tout ce que nous espérons. De longs délais s'imposent soudain à des printemps anticipés. Jonquilles, contemporaines d'un interrègne de l'année, de ces moments d'hésitation somnolente... La neige revint aussi sur les collines bretonnes au début d'avril. « En avril ne te découvre pas d'un fil... » En bien d'autres domaines moins matériels il ne con­vient pas non plus de se dépouiller trop tôt. 54:148 On nous dit : « Le temps va changer »... C'est un des propos les plus fréquents parmi les clichés de langage que peut inspirer la lente et pacifique monotonie des jours. Et bien sûr, le temps change. Aux alentours de Pâques, entre deux froids, entre le temps du loup et le temps du hérisson, quand après les jon­quilles les premières primevères percent sous les feuilles sèches des talus en forêt de Coëtquen, nous réadaptons nos vies. Nous organisons, en maugréant toujours un peu, une nouvelle pers­pective de nous-mêmes et de la France. Mais si quelque ordi­nateur poétique, quelque organisme sondeur de l'opinion enregistrait et dénombrait les paroles des bonnes gens, je gage qu'une large majorité concernerait encore la pluie et le beau temps, plutôt que le plan abstrait de la « nouvelle société ». « Le temps va changer » : on le dit avec plaisir, sentencieuse­ment, comme l'ont dit les pères ; et comme eux on a la satis­faction de n'avoir pas manqué à une formule rituelle. Ce langage n'est-il pas celui de la fameuse « majorité silencieuse » dont on a parlé presque autant que de la « nouvelle société » ? On sollicite l'approbation de la majorité silencieuse pour soutenir la nouvelle société. « Par consensus », dit Maurras, « il faut entendre l'adhésion de fait, tantôt bruyante comme l'acclamation qui suivait le sacre des rois, tantôt simple mur­mure approbatif dont Homère fait suivre la parole des chefs : *épeuthumèsan Akhaioï *». Nos sondeurs et nos ordinateurs ne s'intéressent pas à ce murmure lent et continu où l'on perçoit l'éternel « le temps va changer », prononcé par le jardinier du faubourg aussi bien que par le ministre. Quel secret impor­tant confiait le puissant Mécène à son ami le poète Horace ? «* Matutina parum cautos jam frigora mordent. *» Et l'on ne saurait y voir quelque allusion politique, prophétique ou me­naçante. La météorologie familière est peut-être conservatrice, traditionaliste en tout cas et riche de proverbes poétiques, pourvue aussi d'une certaine capacité d'indifférence défensive. Il est regrettable sans doute qu'elle ne tienne pas tout à fait autant de place qu'autrefois dans les structures mentales de la majorité silencieuse. Par un transfert moins justifié, c'est aux événements de sa destinée collective qu'elle applique les modes de pensée relatifs au vent, à la grêle et à la sécheresse ; avais elle ne peut pas en faire une observation aussi directe et aussi continue. La résignation, la ténacité, un scepticisme légi­time devant les initiatives humaines, sont des éléments qui gardent leur prix, mais dans une société qui ne veut plus des rythmes rustiques de la vie cette attitude peut présenter des lacunes, des décalages et des retards. Il y a sans doute une certaine sagesse à mettre la « nouvelle société » sous la sau­vegarde de la « majorité silencieuse ». Il nous reste, à nous autres, le devoir de nous soucier du contenu et de la qualité de son silence. 55:148 Je crois pour ma part que les Morts et les Anges font partie d'une majorité silencieuse vraiment en possession de sa pléni­tude. Aucun sondage d'opinion n'a interrogé nos Anges Gar­diens : chacun sait qu'un ordinateur ne peut proférer que les mots dont on l'a nourri ; et de ce point de vue, ces machines sont victimes d'une fâcheuse sous-alimentation. Les Anges, il est vrai, parlent dans ce silence où Pythagore croyait entendre la musique des sphères célestes. Pythagore est au temps des mathématiques modernes, probablement dépassé ; mais l'actuel et illustre Lévi-Strauss a imprudemment rouvert, avec la notion de « structure », des passages secrets où d'autres pourront partir pour une fructueuse chasse aux trésors oubliés. On peut éprouver une sensation de vertige et de répulsion quand des structuralistes comme Foucault démolissent la notion même de l'Homme ; mais nous pouvons nous demander aussi dans quelle mesure le chrétien peut considérer sans méfiance un humanisme autonome, des rêves de « belles vies » se suffisant à elles-mêmes, l'Homme-Fanfaron, l'Homme-Cavalier-Seul, en marche vers une divinisation où Dieu même serait superflu. Nous aimons trop les vieux villages, les arbres et les étoiles pour nous satisfaire de l'homme indépendant dans ses satis­factions et dans ses bavardages. Il est bien vrai que de géné­ration en génération, bien des choses parlent à travers l'homme. Dire « les prophètes ont parlé », ce n'est que formuler une phrase sans écho profond ; mais si l'on dit « Dieu a parlé par les prophètes », alors on sent un vent de printemps passer sur la vie. Il serait piquant que les structuralistes athées nous rendent le sens de l'humilité, à nous trop fiers de nos langages, de nos « mythologies » ; mais l'épisode de l'ânesse de Balaam reste plein d'enseignement. Les réalités ne changent guère. Que l'on dise avec le Caligula de Camus « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux », ou plus familièrement « La vie, c'est pas de la tarte aux fraises », le contenu philosophique est le même et, malgré les hippies, la drogue et les pontifes de la pédagogie progressiste, il restera très probablement valable dans la nouvelle société. 56:148 Une société a d'ailleurs toujours plus de chances de caractériser son langage par l'expression intemporel­le de ses amertumes, de ses nostalgies et de ses espérances que par les ingénieuses trouvailles de ses slogans politiques et publicitaires. Une société, c'est une possibilité de relations vraiment humaines ; je n'imagine guère de ferveur cordiale dans un prélude de conversation tel que « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » A défaut du « Grâces à Dieu » dont on se salue en Autriche, on retrouve toujours une densité de sym­pathie sous-jacente dans l'apostrophe préliminaire : « Eh ! Eh ! on dirait que le temps va changer. » Les conformismes rituels sont de deux sortes ; d'abord ceux qu'on impose temporairement, et qui disparaissent sans dom­mage et sans trace : on se déshabitue vite de dire « Heil Hitler ! » ou d'employer le calendrier républicain dont les mois portaient pourtant des noms joliment poétiques. Montaigne réclamait le respect des coutumes « établies », mais seulement de celles-là : un conformisme rituel assez pénétré d'humanité pour être comme les pendules de naguère dont les heures égre­nées résonnaient différemment au gré de nos soucis et de nos humeurs. Nous ne doutons point que certaines institutions qu'on peut supposer propres à la nouvelle société, qualifiées par exemple de « colloques » ou de « séminaires » aient des chances de durée : on y mettra toutes sortes de pensées et de plaisirs nés de la sociabilité, et comme pour bien des insti­tutions analogues de l'époque antérieure, la sauce fera passer le poisson. Leur utilité s'impose peut-être dans la mesure où les professions se sentent frustrées de l'absence des anciens banquets et fêtes de corporations, avec la messe annuelle et l'effigie du Saint patron sur les armoiries et la bannière. Ces conformismes-là, le secret de leur durée doit résider dans les occasions offertes de mieux nous conformer à notre profonde vérité. Quels que soient les changements matériels, nous sommes toujours des jardiniers tailleurs de haies plantées bien avant nous ; tout au plus pouvons-nous les tailler différemment. Une idée soudaine m'a rendu perplexe : On parle de nouvelle société ; quelle était donc l'ancienne ? Toutes réflexions faites, je pense que c'est 1930. Quarante ans passés, une génération depuis les derniers chiffres de cette décennie... Mais nous avons bien l'impression que nous sommes déjà le 1930 de quelqu'un. Il est probable aussi, car il faut bien parler et que l'on ne peut se contenter de graffiti sur les murs, que la société de 1970 sera celle qui racontera 1930 comme 1930 racontait son avant-guerre. 57:148 Le temps va changer, sans doute, car dans la période qui vient de finir on s'est surtout efforcé de parler des malheurs des années quarante, au moins officiellement. Des réactions se dessinent, souvent injustes et brutales parfois, dans les propos de la jeunesse : « Hitler ? connais pas ! » Peut-être une société traumatisée pour un temps, n'avait pas trouvé son véritable langage narratif : car ce n'est pas la vie des pères que l'on raconte le plus volontiers, mais celle des grands-pères. La stupidité abrupte et stérile de tant de propos sur la « mort du père » n'est-elle pas le point extrême, le signe que le temps va changer ? Une formule de Gabriel Marcel me revient souvent à l'esprit : « la transparence de soi-même à soi-même et de soi-même à l'autre ». Le drame de l'incompréhension mutuelle des générations peut provenir d'une perspective naïve et sim­pliste. La compréhension (jamais parfaite) des générations ne semble pas être directe, mais un détour doit s'accomplir et passer par la vision du temps de l'aïeul. Les pères y trouvent quelques sujets de discrète humilité, les enfants un domaine d'amour sans obligations trop marquées de rudesse. Ainsi peut-ont sortir de l'impasse d'un dualisme à courte vue, cauchemar temporaire d'une société affectée d'une mutilation historique. Rien n'est donné d'emblée en ce monde, et la chaîne des géné­rations n'est pas le collier de cristal de transparences ininter­rompues. C'est pourquoi il m'a semblé que je placerais volontiers sous le patronage de Sainte Anne les projets et les songes par lesquels nous pouvons préluder à une nouvelle société. Il y a plusieurs années déjà que je ne suis retourné à la basilique d'Auray, bien que mon dernier passage me semble dater d'hier ; en attendant que j'aie l'occasion ou le loisir d'y revenir, je me plais à me représenter sous l'aspect d'un cierge allumé l'offrande à l'Éternel de la société qui doit naître. Nous manquons de candeur, de transparence, et, non moins, de lumière ; nous avons demandé la paix, avec ardeur, il y a vingt ans ; nous l'avons, et non seulement nous avons peu remercié le Ciel, mais encore nous avons péché par manque d'imagination et de création, au point que cette paix-même apparaît à beaucoup comme une impasse, une nasse à poissons où nous serions allés niaisement nous enfermer. Cette paix des vingt dernières années a manqué de consécration ; plus encore elle a servi d'abri à une étrange entreprise de désacralisation. 58:148 Or ce qui n'est pas consacré manque de vertu pour accueillir autant que pour éclairer. Accueillir les lendemains ne consiste pas à les subir avec résignation ou dans une passion délirante et paradoxale de l'humiliation, mais à leur ouvrir une hospitalité ; nous n'avons pas trop de tout ce que nous avons vécu pour apprendre à le faire. Nous voudrions donner à ces lendemains l'amour comme provision de route ; nous ne croyons pas que l'amour dont nous témoignerons nous emplira l'âme de cette joie que certains ingénus imaginent comme un fracas de jazz. Nous savons que nous aurons parfois à aimer le siècle avec mélancolie, avec tristesse -- et surtout nous mesurons ce qu'il faut de silence dans cet amour qui, lentement, avec les années, chemine. Je n'ai point demandé pour moi, à la dernière Pentecôte, tout un parterre fleuri de langues de feu ; seulement une lumière qui ressemblât à ce reflet de vitrail égaré sur deux pendeloques de cristal, ornant les candélabres appliqués aux deux colonnes latérales encadrant un petit autel de côté, dans l'église parois­siale : une lueur fugitive, indirecte, modeste et recueillie, com­me celle qui demeura une minute sur ces cristaux vieillis et enfumés. Si nous devons veiller sur la nouvelle société, imitons ces veilleurs du deuxième, du troisième rang qui imitent eux-mêmes le Seigneur qui veille sur tous ceux qui parfois croi­raient volontiers être seuls à veiller. Sainte Geneviève veillait sur Paris : elle avait longtemps gardé les moutons à Nanterre, et certainement elle les garde encore, au besoin malgré eux, en tout cas malgré les loups et malgré les Panurges. Nous l'invoquons aussi ; mais demandons l'intercession de l'aïeule humaine du Sauveur. Nous repenserons à nos aïeules à nous, que nous revoyons vers 1930 près de leur panier à ouvrage chargé de ces fils et de ces laines dont les noms nous amusaient, et qui rythmaient les jours du mouvement de leurs aiguilles à tricoter ; elles qui aussi, le long des allées de gravier du jardin, rendaient visite à la jonquille et à la primevère avec les mêmes démarches et les mêmes attitudes que nous reprenons sans y penser. 59:148 Quand nous aurons gratté tout le superflu, l'inutile et l'inepte (et une bonne partie s'écaillera sans doute d'elle-même), lente­ment apparaîtra la nouvelle société. Notre durée à nous sera déjà fort avancée ; les minutes passent, les secondes la gri­gnotent avec un bruit, de souris. Nous penserons peut-être à tort, et dans l'illusion de l'âge, que la vie quotidienne sous ses soleils et ses pluies n'est pas tellement différente après tout de 1930. En fait nous aurons continué le tissu, gardé le jardin, veillé sur la maison. Il ne restera plus qu'à attendre le moment où sur les landes d'Auray, un vent s'élèvera, qui nous fera dire : « Le temps va changer. » Jean-Baptiste Morvan. 60:148 ### Petits dialogues d'aujourd'hui par Georges Laffly I A. -- N'est-ce pas, vous admirez comme moi les mutations de notre temps, vous participez à sa révolte, à son rejet des tabous du passé. Et ce Dieu à enfer, et l'humanisme occidental, et les patries, que de choses nous avons balayées. B. -- Je n'approuve pas. A. -- Vous prétendez peut-être avoir raison contre toute votre époque ? B. -- Je ne suis pas de votre avis, voilà tout. Vous êtes du côté de la dérision, avec ceux qui ricanent et qui réduisent, avec tous ceux qui nient l'homme vrai et l'ordre du monde. A. -- Quel ordre ? Quel homme ? Je vous plains, vraiment. Vous n'aimez pas votre temps. B. -- Je ne vous aime pas, en effet. A. -- Mais nous sommes ce qu'il y a de vivant aujourd'hui. Qui est contre nous est brisé d'avance, et imbécile au surplus. B. -- Vous avez l'habileté de le faire croire, je dois le recon­naître. 61:148 II A. -- Vos discours m'en apprennent sur vous bien plus que vous ne croyez. Nous avons des méthodes très sûres pour analy­ser tout ce que vous dites sans même le savoir, les préjugés et les complexes que vous trahissez à chaque phrase, tous les dessous que vous ne voudriez pas montrer et que nous lisons en vous aussi clairement qu'on lit son chemin sur une carte. Nous avons des analyses marxistes, et psychanalytiques, et thé­matiques, et structurelles que l'on peut d'ailleurs combiner, qui vous révèlent... B. -- Et aussi de longs et pédants discours qui disent peu de choses. III A. -- Il n'y a pas, à l'origine, d'inégalités de talents entre les hommes. N'importe quel enfant pourrait être Einstein. Ce sont les barrières sociales qui s'y opposent, et l'infirmité de notre pédagogie. B. -- Cependant, on a évalué très scientifiquement des dif­férences d'intelligence, et même entre enfants d'une même famille. A. -- Sottise. Préjugé. Vous croyez vos critères éternels, peut-être. Les qualités qui font d'après vous « le bon sujet » peuvent devenir inutiles, ou funestes, dans un autre état de la Société. B. -- Vous avez raison. Je vois très bien une société où le souci de raisonner, de distinguer le vrai, la résistance aux pro­pagandes et à la publicité, serait un crime. IV A. -- L'homme n'est pas encore. Il commence. Nous l'entre­voyons à peine. L'homme est à naître. B. -- Nous avons pourtant derrière nous quelques modèles de saints et de héros, et aussi quelques types de monstres. A. -- Je vous parle de l'homme. Vos saints, vos criminels ? C'est un vocabulaire que je ne comprends pas. 62:148 Pour moi, pour la Science, il y a tout juste là des infirmes, victimes de toutes les aliénations, et qui ne s'en doutaient même pas. L'humanité est faite de plus de vivants que de morts. Aux yeux de l'avenir, vos modèles apparaîtront, à la rigueur, comme le chaînon entre le singe et l'homme libéré. B. -- Mais le Fils de Dieu s'est fait chair et... A. -- Le Christ ? Certainement, il fut un agent de libération. V A. -- Nous possédons la clé de la vie. Nous changerons les animaux, nous en créerons selon nos besoins, et de même pour l'homme. Nous fabriquerons des génies en série. B. -- Ou des bourreaux. Ou bien vous vous tromperez, et vous mettrez en circulation quelques microbes inédits, ou des monstres. Enfin, vos créatures, ce ne sera plus l'homme. A. -- Toujours vos préjugés. L'homme n'est qu'un moyen. Et si une autre espèce, ou même une machine, réussit mieux que lui, il n'y aura qu'à s'incliner. B. -- Vous allez à la catastrophe. A. -- Accident fort improbable. B. -- Il est écrit par chacun de vos pas. VI A. -- Ce qu'il nous faudrait, c'est une vraie révolution, qui élimine enfin le passé, qui fasse surgir un homme neuf. B. -- C'était le rêve de la Révolution française. A. -- Peuh, des bourgeois. B. -- Je vois : vous préférez la Révolution de 1917. A. -- Ne me parlez pas de ces Russes. Eux révolutionnaires, eux communistes ! Laissez-moi rire. 63:148 B. -- Alors, qu'attendez-vous ? A. -- Alors, bien sûr, la Chine, et Cuba. Il se construit là un monde... B. -- Un monde que vous ne connaissez pas. Les révolu­tions que l'on connaît bien, vous m'accordez vous-même qu'elles sont horribles et ratées. Mais la prochaine fois, dites-vous, ah, la prochaine fois ! Jusqu'à la mort de Staline vous me disiez : Ah, l'U.R.S.S. ! comme vous dites aujourd'hui : Ah, Mao ! comme votre grand-père disait : Ah, 93 ! VII A. -- Dans notre pays, la démocratie règne. Elle est res­pectée de tous. Il y a deux grands partis : les rouges et les verts. Chacun vote, c'est-à-dire choisit le parti et le programme de son choix. Celui qui a le plus grand nombre pour lui, gou­verne. B. -- Système admirable. A quel parti vous rattachez-vous ? A. -- Je suis rouge. Et d'ailleurs, il n'y a que les criminels et les fous pour être verts. B. -- Mais si je choisissais les verts ? A. -- Personne ne peut vous l'interdire. Mais ne voyez-vous pas comme il est incongru, et malsain, d'être vert. Ne faut-il pas pour cela avoir de mauvais instincts et être un ennemi du peuple ? Car j'appelle verts ceux qui sont contre le progrès, contre la paix, contre le bonheur. Les partisans de l'oppres­sion, des prisons, de l'esclavage, de la torture. Tels sont les verts. Il est scandaleux d'être vert. Aucun jeune homme doué et sérieux ne consentirait à être avec eux. D'ailleurs, la démo­cratie est une idée des rouges. Quiconque est démocrate est rouge. B. -- Mais alors, les verts ? A. -- Hélas, ils l'ont emporté souvent, au cours de notre histoire. Le peuple est aveugle et se trompe. Je pense, avec tous les grands hommes des rouges qu'il est temps d'en finir, qu'il faudrait exterminer les verts. 64:148 VIII A. -- Ce journal est entièrement libre, et vous êtes ici chez vous. Vous pouvez vous y moquer tant que vous voudrez de Dieu, de votre père et de votre patrie, enfin de toutes les vieil­leries imaginables. Êtes-vous content ? B. -- Je pourrai dire ce que je veux ? A. -- Je me tue à vous le faire comprendre. Évidemment, pas de mauvais goût. Nous avons des contrats publicitaires avec un certain nombre de maisons qu'il serait enfantin de critiquer. Et nos lecteurs sont des hommes de progrès, qui ont foi dans l'avenir. Il ne s'agit pas de heurter ce beau sentiment. Mais qui serait assez fou pour en avoir envie ? IX (dialogue dans une paroisse de Montmartre) LE CURÉ. -- Chère madame, ces petits enfants viennent de milieux peu chrétiens, il faut éviter de les bousculer, de les traumatiser. Nous sommes en pays de mission. Soyons discrets et pleins de tact. LA DAME CATÉCHISTE. -- Mais enfin, monsieur le curé, ils viennent pour apprendre la religion. LE CURÉ. -- Sans doute, mais encore une fois du tact. Vous éviterez de leur parler de Dieu. X A. -- L'homme est une aventure. C'est une force qui va. B. -- Qui va où ? A. -- Qui monte. Qui va vers le Progrès. La matière s'anime, l'animal se dresse, tend vers l'envol, vers l'esprit. La terre est une graine qui germe. 65:148 B. -- Mais, cette aventure, elle existe pour qui ? Qu'est-ce que cette ascension qui sacrifie des milliards d'êtres, qui les méprise en ne voyant en eux qu'un moyen, un moment ? A. -- Qu'importe un individu, et même une espèce ? Seul compte ce mouvement, toujours plus loin, toujours plus haut. B. -- Vous préférez au monde de la Création, où chaque être a sa place et son rôle, où tout, de l'escargot à l'étoile, chante Dieu, un monde de fantasmagories, où sans cesse de nouvelles formes supplantent les anciennes, et pour aboutir à quoi ? A. -- A connaître. B. -- A quelques mathématiciens, à quelques formules de mathématiciens. XI A. -- Enfin, nous en avons fini avec l'Université médiévale, avec l'idée naïve qu'il fallait apprendre, alors qu'il faut cri­tiquer. B. -- C'est affreux. Ces pauvres enfants n'apprendront plus rien. A. -- Tant mieux. Ils seront plus propres à accepter les nou­veautés. L'oubli, le vide de la mémoire, c'est la purification nécessaire avant d'épouser l'avenir. XII M. -- Quel Dieu remerciez-vous ? LE MILITANT. -- Aucun, bien sûr. Dieu n'existe pas. Nous savons, aujourd'hui, que l'humanité ne doit ses victoires qu'à elle-même. L'homme n'a plus peur d'être seul. M. -- Vraiment, il n'y a nul Être à qui vous adressiez vos prières pour l'adorer. 66:148 LE MILITANT. -- Non, vous dis-je. Je sais comme il faut haïr les ennemis du Progrès, et je les hais. Mais adorer me semble vain. XIII M. -- Monsieur l'abbé, parlez-nous de la possession. L'ABBÉ. -- C'est d'elle que vient tout le mal, hélas, l'égoïsme féroce des possédants. M. -- Je ne parlais pas des possédants, monsieur l'abbé, mais des possédés, et des démons qui s'en jouent. XIV A. -- Pourquoi veut-on réformer l'orthographe ? LE MILITANT. -- Pour qu'on ne puisse plus lire les livres anciens, et qu'ils deviennent lettre morte, cessent de véhiculer une pensée vieillie, hostile au monde que nous construisons. Pour établir un cordon sanitaire. Georges Laffly. 67:148 ### Pourquoi je fus à Versailles par Jean-Louis Tixier-Vignancour J'APPRIS, par un dimanche d'automne, qui resplen­dissait encore du souffle de l'été, qu'une vente pu­blique d'objets du culte allait être réalisée à l'Hôtel des Ventes de Versailles, impasse des Chevau-Légers. C'était, disait-on, une congrégation qui procédait, d'une part pour assister ses missions et, d'autre part, en raison de la proscription par la liturgie nouvelle des objets anciens. Le « Journal du Dimanche » publiait une déclaration de Monseigneur de Versailles -- peu importe désormais les noms. -- Il affirmait, tout à la fois, que saint Charles Bor­romée avait agi de même à Milan et que les Canons de l'Église interdisaient un tell acte de disposition. Contradic­tion insoluble pour le diocésain qui était simplement in­vité à « s'abstenir d'acheter ». Le langage flasque, incertain, vipérin mais par-dessus tout d'une indigence de pensée et de vocabulaire habituels à la Hiérarchie d'aujourd'hui est justement percé à jour par « Itinéraires ». C'est dans cette optique que se plaçait Monseigneur de Versailles qui conseillait, en somme, de laisser aux marchands la faculté d'enchérir alors qu'il s'agis­sait de le leur interdire. Saint Charles. Borromée avait fait fondre des vases sacrés pour faire face à une épidémie. A Versailles, il s'agissait de transformer des chasubles en couverture de pianos ou de tables et les calices en verres de coquetels. Le prélat pusillanime n'était pas de la race des Croisés, sinon il ne serait pas devenu évêque. 68:148 Je fus donc à Versailles, vêtu de manière aussi rurale que sportive car l'on ne sait jamais. Le « peuple de Dieu », comme disent les nouveaux calvi­nistes, était, lui, présent et nombreux non pour s'abstenir d'enchérir peureusement mais pour qu'il n'y ait point d'en­chères. Ce peuple était habité d'une dignité et d'un calme ne pouvant dissimuler une parfaite résolution. Quelques chan­deliers furent adjugés dans un grondement prémonitoire. Et voici, clama l'aboyeur de la vente, un magnifique ostensoir incrusté de pierreries... le pauvre homme n'eut point le temps d'indiquer le chiffre de la mise à prix de l'objet qui, avait servi au Salut du Saint-Sacrement. Celui-ci lui fut en­levé des mains. Je le reçus en étant prié de transmettre. Je le fis aussitôt et l'ostensoir disparut dans les profondeurs d'une foi extraordinaire. De sainte colère aussi. La vente fut suspendue trois quarts d'heure. Après, le Commissaire-priseur fit connaître, avec beaucoup de tact, qu'elle était renvoyée « sine die ». Voici que cet insuppor­table latin se rappelait au souvenir de la lâcheté contem­poraine. Il convient cependant d'affirmer qu'il faut avoir vu cette vente. Les chasubles vénérables, offertes par des fidèles disparus, étendues sur les murs comme pour une lessive. Des crucifix entassés les uns sur les autres. Des objets, sacrés disposés tels les lots dans les baraques de la Foire du Trône. Prodigieux abus de confiance à l'égard des dona­teurs et des consécrateurs. On en arrive à penser que les Inventaires, qui indi­gnèrent nos pères, présentaient une utilité que leurs prota­gonistes n'avaient pas prévue : La braderie générale des objets du Culte par ceux-là même qui ont pour mission de l'assurer. Prendraient-ils le prétexte de dépouiller les églises, dans un but de pauvreté, autant que Calvin et davantage que Luther ? Que dirait alors le saint Curé d'Ars pour qui rien n'était trop beau pour le Culte alors que son ascétisme personnel n'est plus atteint aujourd'hui par quiconque ? Peut-on souligner que les meubles magnifiques de l'ar­chevêché de Paris, donnés, en même temps que l'immeuble en 1905 par une illustre famille, viennent d'être vendus pour des prix dérisoires ? A un prix fort supérieur, ils ont été remplacés par du « fonctionnel » aussi hideux qu'il se peut. 69:148 Le bon Cardinal de Paris, qui eût été, dans des temps normaux un excellent curé-doyen de l'Aveyron, a dit, à la Télévision, au mois de mai 1968, « Dieu n'est pas conser­vateur ». Il s'agissait là d'une parole incroyable ayant pour but évident de rassurer les jeunes chrétiens qui suivaient Geismar et Cohn-Bendit. Si j'avais dit, dans le même temps, « Dieu n'est pas Marxiste », qu'aurait-on pensé de cet apho­risme ridicule ? Dieu, je le crois, n'est ni marxiste ni conservateur parce qu'étant Dieu, il dépasse nos polémiques et nos contesta­tions. Si Dieu peut être éventuellement conservateur, c'est en vertu de sa parole « C'est sur cette pierre que je bâtirai mon Église ». Quiconque s'attache, comme la Hiérarchie d'aujourd'hui, à entamer, à émietter ou à corroder cette pierre, par la braderie des objets du Culte, par une carica­ture infantile des splendeurs liturgiques, par l'indigence d'une pensée de démagogie vaine, n'est pas conservateur. C'est vrai. Mais, en ne conservant pas ce que Dieu lui a dominé mission de garder, la Hiérarchie est inutilement infidèle à cette mission. Inutilement tant qu'un certain nombre de catholiques fidèles en dépit des sarcasmes de tant de leurs pasteurs considéreront que l'époque de la tristesse est aussi celle de l'espoir. Pour eux le temps des ténèbres est aussi celui, de la lumière puisque c'est bien à l'Église et à aucune autre com­munauté humaine que l'éternité a été promise. Jean-Louis Tixier-Vignancour. 70:148 ### Note historique *Saint Charles Borromée\ vendeur d'objets sacrés* par Édith Delamare FIN SEPTEMBRE, la presse portait à la connaissance de l'évêque de Versailles la vente aux enchères publiques d'objets du culte. L'émotion des fidèles amenait Mgr Simonneaux à se renseigner, puis à publier un communiqué le 26 septembre, veille de cette vente. « Renseignements pris, déclarait l'Évêque de Versailles, il s'avère que l'essentiel de ces ventes provient de communautés religieuses extérieures à Versailles, qui souhaitent pouvoir venir en aide à leurs Missions d'Afrique et d'Asie. Ceci doit nous faire réfléchir. Saint Charles Borromée a vendu lui-même les vases sacrés des églises de Milan dans une période difficile. Du simple fait des réformes liturgiques, des objets traditionnels du culte deviennent inutilisés et inutilisables. Va-t-on les garder tous et toujours ? Cela aussi serait peut-être scandaleux, eu égard aux exigences de la mission et au drame de la misère du monde. » Le précédent ici invoqué de saint Charles Borromée, faisait effectivement réfléchir. Saint Charles Borromée (1538-1584) fut le grand artisan de la reprise du Concile de Trente et surtout de son application. Il assura le succès de la Contre-Réforme dans son diocèse de Milan en restaurant la discipline dans le clergé et en imposant le Catéchisme du Concile de Trente que saint Pie V venait de promulguer (1566). 71:148 Qu'un évêque ose invoquer saint Charles Borromée en 1970, cela ne frise peut-être pas la provocation, mais c'est sûrement trop poli pour être honnête. \*\*\* Saint Charles Borromée était le neveu de Pie IV qui le créa cardinal à vingt-deux ans. C'était un jeune homme gâté par la vie. Mais c'était saint Charles Borromée. Quand Pie IV le nomma à Milan en 1564, il se défit de ses collections de statues, de médailles et des plus beaux de ses ornements sacrés en faveur de l'église Sainte-Marie-Majeure d'une part et des œuvres des Sœurs de Sainte Marthe et de Sainte Praxède d'autre part. Parmi ces œuvres figuraient notamment un asile de fous. Le détail de ces dons, « d'une valeur de plusieurs milliers d'écus d'or », est conservé à Rome, aux archives des Barnabites qui possèdent également plusieurs lettres de saint Charles. Mais ce n'est pas à ces dons que se réfère Mgr Simonneaux puisqu'il précise qu'il s'agit de la vente des « vases sacrés des églises de Milan, dans une période difficile ». Cette « période difficile » est celle de la peste qui décima Milan durant les années 1576-1577. Voici ce qu'en dit le Cha­noine Charles Sylvain dans son « Histoire de saint Charles Borromée » (Lille, 1884), tome 2, page 140 : « Les ornements d'or ou d'argent qui décorent sa chapelle domestique ou qui tiennent à sa dignité, il les envoie à la Monnaie. » A la Monnaie, c'est-à-dire à la fonte. Ici, deux remarques s'imposent : 1° Saint Charles Borromée ne dépouilla ni la cathédrale, ni « les églises de Milan », de leur parure sacrée. Il se défit de ses objets personnels. 2° Ces objets, il ne les vendit pas tels quels : il les envoya à la fonte. Tout risque de les voir tomber entre des mains sacrilèges ou seulement profanes, était donc écarté. La fonte entraînait probablement une énorme perte, quant à la valeur de ces objets. Ce fut néanmoins ainsi que saint Charles Borromée vint en aide à « la misère du monde ». Il n'est d'ailleurs pas le seul évêque à avoir envoyé à la fonte des objets sacrés, en cas de nécessité, pestes, famines, guerres et notamment les Guerres de Religion. \*\*\* 72:148 Mais invoquer le nom de saint Charles Borromée pour au­toriser la vente d'objets sacrés tels quels, est une escroquerie spirituelle. Trafiquer des choses saintes porte un nom que Mgr Simonneaux devrait se rappeler : c'est la simonie. Édith Delamare. 73:148 ### Notes interprétatives par Jean Madiran DANS SON ARTICLE *Pourquoi je fus à Versailles*, Tixier-Vignancour a fait une rapide allusion à la lettre de Mgr Louis Simonneaux. La presse d'information n'en a reproduit que de brefs extraits. Nous pouvons en donner le texte intégral : Salleron l'a publié dans *Carrefour* du 7 octobre, le voici : *Plusieurs personnes se sont émues de l'annonce publicitaire parue dans le dernier numéro des* « *Nouvelles de Versailles *» *d'une vente par commissaire-priseur d'un lot de vases sacrés et objets de culte, prévue pour le dimanche 27 septembre.* *D'aucuns m'ont écrit ou téléphoné leur émotion, leur indignation, leur protestation. Un tel m'a même reproché mon autorisation et ma complicité. Ce serait le signe qu'on brade tout dans l'Église.* *La réalité est que moi-même j'ai reçu cette information par le journal et que j'ai été aussi surpris et scandalisé que tout un chacun.* *J'ai eu un long dialogue avec. Me Martin, officier ministériel. Pour des raisons de délais, l'annulation de la vente n'est pas possible. Je le regrette infiniment.* *Renseignements pris, il s'avère que l'essentiel de ces ventes provient de communautés religieuses, extérieures à Versailles, qui souhaitent pouvoir venir en aide à leurs Missions d'Afrique et d'Asie. Ceci doit nous faire réfléchir.* *Saint Charles Borromée a vendu lui-même les vases sacrés des églises de Milan dans une période difficile.* 74:148 *Du simple fait des réformes liturgiques, des objets traditionnels du culte deviennent inutilisés et inutili­sables. Va-t-on les garder tous et toujours ? Cela aussi serait peut-être scandaleux, eu égard aux exigences de la mission et au drame de la misère du monde.* *J'y suis sensible et cependant je ne fais pas miens ces arguments. La fin ne justifie pas les moyens. Or, la vente d'objets consacrés n'est pas permise et le Canon 1296 spécifie qu'ils ne doivent pas être affectés à des usages profanes. S'ils ne peuvent être détruits ou con­vertis, une vente publique ne peut que les exposer à la profanation, ce qui est inadmissible.* *Je le redirai moi-même au clergé et aux communautés religieuses, qu'ils soient du diocèse ou d'ailleurs.* *Je déconseille aux catholiques de faire l'acquisition de ces objets sacrés pour leur usage personnel. Je l'admettrais pour éviter une profanation.* *Je demande toutefois qu'on ne fasse pas de cette affaire un scandale plus grave que l'abandon de la Foi ou que telle forme d'injustice fréquente dans notre monde contemporain.* Salleron en disait simplement : « De quoi contenter tout le monde ». Il ajoutait : « Il est bien certain que la vente aux enchères publiques est moins grave que l'abandon de la foi. Malheureusement, c'en est un signe ». #### I. -- L'exemple de Versailles L'affaire de Versailles a été un événement et elle a été un exemple. Souhaitons que cet exemple soit remarqué, soit mé­dité, et qu'il soit suivi. C'est-à-dire que partout où le clergé voudra mettre en vente des calices et des ostensoirs, les fidèles se réunissent non pas pour les racheter, mais pour empêcher la vente. Il n'y a aucune raison d'imposer au peuple fidèle de payer deux fois les mêmes objets : une première fois pour les mettre à la disposition du clergé en vue du culte, une seconde fois pour éviter leur profanation. 75:148 Il faut reconnaître que Mgr l'évêque de Versailles n'avait pas positivement incité les catholiques à organiser le rachat : « *Je déconseille aux catholiques de faire l'acquisition de ces objets sacrés pour leur usage personnel. Je l'admettrais pour éviter une profanation. *» *Je l'admettrais* au conditionnel, c'est une tolérance, ce n'est pas une invitation. Mais Mgr l'évêque de Versailles faisait confidence, dans sa lettre, qu'il avait désiré, sans pouvoir l'obtenir, l'annulation de la vente. On lui avait répondu que ce n'était pas possible, et il s'était incliné devant cette prétendue impossibilité. Les catholiques de Versailles ont parfaitement su, par d'au­tres moyens, rendre l'annulation possible... Voilà un excellent exemple d'action locale, dans un cas précis, pour un but concrètement déterminé et limité. #### II. -- L'exemple de saint Charles Borromée Dans sa lettre, Mgr Louis Simonneaux avait fort désagréable­ment mis en cause saint Charles Borromée : « Saint Charles Borromée a vendu lui-même les vases sacrés des églises de Milan dans une période difficile... » C'est une contre-vérité : saint Charles Borromée n'a pas, précisément, fait cela. Tixier-Vignancour, dans l'article qu'on a lu plus haut, a rétabli la vérité au passage, sans s'y arrêter : « Saint Charles Borromée avait fait fondre des vases sacrés... » Ce n'est pas du tout la même chose, de vendre des vases sacrés, ou de les envoyer à la fonte. Mgr l'évêque post-conciliaire de Versailles ne voit et ne fait, entre les deux, aucune différence. 76:148 Tixier-Vignancour, au contraire, est un homme de chrétien­té. Sa mémoire ne le trompe pas ; et à défaut de mémoire, son instinct suffirait. Un saint ne vend pas aux marchands des vases sacrés. En cas de nécessité, il les fait fondre, c'est-à-dire qu'il les détruit, et qu'il vend la matière dite précieuse dont ils étaient fabriqués ou ornés. C'est là le point décisif, auquel un homme de chrétienté comme Tixier-Vignancour pense sponta­nément et d'abord, et auquel un Simonneaux ne pense plus du tout, soit parce qu'il n'a pas été élevé, soit parce qu'il a été efficacement recyclé. Vous me connaissez : j'ai quand même fait opérer une véri­fication. Cela ne fait jamais de mal. Cette vérification, je l'ai demandée à notre historienne Édith Delamare : vous avez lu sa « Note historique ». Cela était sûr d'avance, mais cela va encore mieux en le disant références à l'appui : saint Charles Borromée n'a nullement vendu ses vases sacrés à de riches amateurs désireux d'en faire des pots de fleurs, des verres à boire ou des accessoires de cotillon. Si ces lignes tombent un jour sous ses yeux, Mgr Simonneaux, qui avait été « aussi scandalisé que tout un chacun », à ce qu'il dit, leur devra de n'être plus, du moins, scandalisé par l'attitude qu'il imputait témérairement à saint Charles Borro­mée. #### III. -- Le mauvais exemple de Lourdes L'Assemblée plénière de l'épiscopat (Lourdes, octobre 1970) a « fait parler » des laïcs pour s'instruire de la manière dont se posent concrètement les problèmes concernant les rapports de la foi et de la politique. Tous les laïcs entendus sur ce sujet ont parlé un langage « de gauche » ou même « gauchiste », ouvertement ou implicitement marxiste. Les badauds s'étonnent d'une telle unanimité catholique dans le mauvais exemple donné à la population. Ils trouvent que le hasard a bien mal fait les choses. Mais ce n'est pas le hasard. Les évêques donnent la parole à ceux qu'ils veulent entendre : ils ne veulent entendre, en politique, que lutte de classe, action contre l'impérialisme, prise de conscience des masses, et cetera, c'est-à-dire terminologie et analyse marxistes. Ils ont pris très fermement parti. Le « Conseil permanent » qui les dirige « collégialement » s'est prononcé en faveur de la révolution dans sa « Déclaration » du 20 juin 1968 (citée et commentée dans *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pages 273-304). 77:148 L'As­semblée plénière s'est prononcée, implicitement mais nettement, dans le même sens marxiste par ses « Orientations doctrinales » de novembre 1968. L'intelligentsia officielle du catholicisme français a été maintenue depuis un quart de siècle dans une étroite dépendance à l'égard de l'intelligence de gauche : elle en a donc suivi la décomposition, elle est même conditionnée maintenant à la devancer. Voici ce qu'écrivait la *Chronique sociale* en 1956, et point pour le déplorer, mais pour l'approuver sans complexe ([^9]) : « *L'Action catholique a multiplié le nombre des* « *catholiques de gauche *». *Elle secrète des* « *catholiques de gauche *», *uniquement* (*...*)*. Même dans les milieux bourgeois, l'Action catholique fabrique inévitablement des* « *catholiques de gauche *». *Elle ne fait jamais évoluer de gauche à droite, mais toujours de droite à gauche... *» Donc cela se disait, cela se passait bien « avant le Concile », et sous Pie XII. Du moins Pie XII n'avait-il jamais beaucoup aimé les orga­nisations de cette Action catholique inventée par l'épiscopat français ; il leur avait même porté, jusque dans un texte officiel, cette terrible nasarde : « *Puissions-Nous voir bientôt,* des rangs de vos splendides organisations, se lever un grand nombre de personnes fermes sur les principes, exactement informées de la doctrine de l'Église, adonnées à faire pénétrer dans le domaine social, économique et juridique, le véritable esprit chrétien, à assurer par leur action civique et politique la sauvegarde des intérêts reli­gieux. » ([^10]) Vos « splendides organisations » n'ont pas d'hommes fermes sur les principes, exactement informés de la doctrine de l'Église (etc.). *Puissions-Nous voir bientôt* de tels hommes se lever des rangs de vos organisations : nous ne l'avons pas encore vu, nous ne le voyons pas... Pie XII ne déclara jamais qu'il l'avait vu enfin. Plus tard, dans ses discours au premier et au second congrès mondial de l'apostolat des laïcs ([^11]), il prit implici­tement (mais clairement) position contre ce que l'on appelait la conception française de l'Action catholique. 78:148 Rien n'y fit. Le catholicisme français installé était insurgé en permanence con­tre Pie XII, qu'il ne comprenait pas. En ces matières et en beaucoup d'autres, l'épiscopat français et sa clique désiraient le contraire de Pie XII : ils ont été comblés à partir d'octobre 1958, et plus encore d'octobre 1962, et surtout à partir de juin 1963. Il ne reste quasiment rien, aujourd'hui, des grands espoirs mis dans l'Action catholique au temps de Pie XI : elle s'est vidée comme les séminaires, comme les noviciats de la Com­pagnie de Jésus, comme tout le reste. Elle n'est plus qu'une petite coterie d'apparatchiks sectaires, doublée par endroits, mais de plus en plus rares, d'un maigre troupeau de dupes. Plus que jamais liée à « la gauche », solidaire de sa désintégration mentale. L'Assemblée de Lourdes n'a aperçu en tout cela aucun motif de faire machine arrière ou de changer de route ; au contraire, l'épiscopat accélère l'ouverture ; il marxise encore et toujours davantage ; il y embauche la théologie. \*\*\* Il nous faudra donc découvrir et construire « une théologie du politique » : elle est « encore dans l'enfance » ([^12]), elle n'existe pas encore. Nos journaux le disent et nos évêques le croient. S'ils disaient la vérité, ils diraient au contraire : -- *La* « *théologie du politique *» *n'est évidemment plus à inventer. Elle a existé à toutes les époques de la vie de l'Église, elle s'est développée d'âge en âge, elle constitue un fleuve im­mense : de saint Augustin à Pie XII, en passant* (*pour ne citer que quelques noms*) *par saint Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor, Jean de Salisbury, Othon de Freising, saint Tho­mas d'Aquin, Roger Bacon, Gilles de Rome, Dante Alighieri, Nicolas de Cuse, François Vittoria, Thomas Campanella, Bossuet, Blanc de Saint-Bonnet, Taparelli d'Azeglio. Le fleuve devient estuaire avec ce que l'on appelle la* « *doctrine sociale de l'Église *»*, c'est-à-dire la série monumentale des documents pontificaux qui, de Léon XIII à Pie XII, explicitent et appliquent au monde moderne la théologie politique résumée dans le* « *Syl­labus *»*. On peut récuser, contredire ou rejeter ce monument de pensée. On ne peut prétendre que cette théologie soit* « *en­core dans l'enfance *» *et comme n'existant pas.* S'ils disaient la vérité, nos évêques préciseraient ici : -- *Mais justement, nous avons résolu de rompre avec cette tradition et avec cette pensée.* 79:148 Ils ne diraient pas que cette tradition est vide ou infantile. Ils diraient qu'ils n'en veulent plus. Mais par mensonge, et pour n'avoir pas à déclarer qu'ils la rejettent, ils font mine de ne pas même la voir. Ils n'ont donc pas besoin de dire qu'ils rejettent quoi que ce soit, ils évitent les inconvénients d'une telle décla­ration, ils se contentent de réputer que ce dont ils ne veulent plus est l'équivalent de rien. Avant eux-mêmes, il n'a pas existé dans l'Église de « théologie du politique », ils sont au commen­cement, ils partent à zéro, avec pour tout bagage Marx et les sciences anthropologiques modernes. Ils n'ont pas entrepris de critiquer la tradition catholique en théologie politique, mais de nier son existence : de lui dénier toute existence au plan de la pensée. Nous avons analysé ailleurs cette attitude mentale ([^13]). Mais cette soi-disant découverte de l'état infantile où l'on répute que se trouve la théologie politique n'est pas une nou­veauté de l'Assemblée d'octobre 1970, ni une invention du congrès théologique tenu à Bruxelles ([^14]) en septembre 1970. Voici deux ans déjà, l'Assemblée épiscopale de novembre 1968 avait déclaré que *la théologie des réalités terrestres est encore rudimentaire* ([^15]). Nous avions dit alors ce que nous pensons d'un épiscopat qui, en plein XX^e^ siècle, proclame « encore rudimentaire » la théologie catholique des réalités terrestres, c'est-à-dire la théologie morale catholique ([^16]). L'hypothèse de l'ignorance n'est pas à exclure. Mais ce n'est pas alors simple ignorance en matière d'érudition histori­que ; c'est ignorance de la vie de la pensée et de la vie de l'Église. Imaginer qu'il ait fallu attendre l'après-Concile pour commencer à penser théologiquement les réalités terrestres et la politique, c'est se représenter comme des sauvages, au mo­ment où on l'est soi-même devenu, tous les docteurs de la tra­dition catholique. Ou si l'on soupçonne vaguement qu'il a peut-être existé des théologiens avant le Concile, on les suppose périmés par le changement du monde. On confond la vérité de la théologie, qui est immuable, avec la mouvance perpétuelle de la matière temporelle à laquelle elle s'applique. « *Il est cer­tain que les données théologiques du problème de l'Église et de son autorité sur le* *temporel sont invariables et de tous les temps.* 80:148 *Ce qui change, c'est le temporel auquel s'applique, elle-même immuable, la vérité de la théologie. *» ([^17]) La « théologie des réalités terrestres », si véritablement : 1. -- elle concerne les RÉALITÉS TERRESTRES, et si 2. -- elle est réellement une THÉOLOGIE, ne peut pas être autre chose qu'une spéculation sur les rapports de la nature et de la grâce, et il faut beaucoup d'outrecuidance et de sottise pour s'en aller racontant qu'une telle spéculation est « encore rudimentaire » dans la tradition catholique. Quant à la « théologie du politique », elle en dé­pend directement. La célèbre remarque historique de Gilson, concernant les penseurs du Moyen Age -- « *chez un penseur du Moyen Age, l'État est à l'Église comme la philosophie est à la théologie et comme la nature est à la grâce *» ([^18]) -- vaut en droit pour tout penseur, du moins dans la mesure où sa pensée est cohérente : car elle est une remarque, en réalité, non point sur un état historique et transitoire de la pensée humaine, mais sur la nature des choses. Elle signifie qu'il existe un rap­port qui est le même analogiquement entre la nature et la grâce, entre la raison et la foi. -- et entre la politique et la religion : d'ailleurs « *la distinction du temporel et du spirituel *» (ou de la religion et de la politique) n'est rien d'autre que « *celle de la nature et de la grâce envisagée sous un de ses aspects particuliers *» ([^19]). -- Les docteurs catholiques de tous les temps, de saint Augustin à Pie XII, ont une vue des rapports de la nature et de la grâce, et en conséquence et application de cette vue, ils ont une vue des rapports du spirituel et du temporel, de l'Église et de l'État, de la religion et de la poli­tique. Depuis « l'évolution conciliaire » ([^20]), nos nouveaux doc­teurs et nos nouveaux évêques ne savent plus rien ni de la *nature* ni de la *grâce*... (quand ils croient en savoir quelque chose, c'est pour nous dire, quant à la grâce, que la « socialisation » en est une ; et quant à la nature, qu'elle n'est évidemment plus aujourd'hui ce qu'elle était autrefois...) ... mais ils s'intéressent beaucoup aux « réalités terrestres » et à la « politique » telles qu'elles apparaissent dans les « analyses » marxistes, hypo-marxistes et pseudo-marxistes dont ils sont infatigablement friands. A partir de quoi ils ont une conception des rapports de la politique et de la religion (ils l'appellent « présence au monde », « exigence fondamen­tale de notre foi », ou utilisent d'autres expressions de circons­tance empruntées notamment à la terminologie nouvelle intro­duite par Paul VI dans ses allocutions familières). 81:148 Cette con­ception des rapports de la religion et de la politique *commande* leur conception implicite des rapports de la grâce et de la nature, ou même, selon les cas, elle en *tient lieu*. Car si mépri­sant que l'on soit de la « nature » et si ignorant que l'on puisse être de la « grâce », on a, quand on est docteur catholique, au moins inconsciemment une conception des rapports de la grâce et de la nature : cette conception est marxiste chez les docteurs de l' « évolution conciliaire », non qu'il existe chez Marx une théorie sur cette question, mais leur *conception mar­xiste des rapports de la politique et de la religion* entraîne dans leur âme une conception *analogue* des rapports de la nature et de la grâce, -- une conception implicite en fonction de la­quelle ils régentent leurs diocèses, démantèlent leurs séminaires et multiplient les bureaux de leur collégialité. Interrogés sur la nature et sur la grâce, il leur arrivera peut-être de répondre par la vérité du catéchisme s'ils s'en souviennent (comme il arrive à Paul VI d'énoncer une « Profession de foi » catho­lique), mais *vitalement*, ils pensent et agissent chaque jour *en fonction* de leurs idées politiques et non pas du catéchisme (qu'ils n'enseignent d'ailleurs plus, l'ayant remplacé par un autre). De saint Augustin à Pie XII, les docteurs catholiques ont une politique chrétienne *en conséquence de leur théologie* de la nature et de la grâce. En sens contraire, les docteurs issus de l' « évolution conciliaire » ont une religion œcuménico-marxiste *en conséquence de leurs opinions temporelles*. \*\*\* De leurs *opinions temporelles*, je dis bien : qu'elles soient « politiques » ou qu'elles soient « scientifiques ». (En effet, qu'elles soient l'un ou l'autre -- ou les deux à la fois -- elles ne sont qu'opinions ; temporelles ; provisoires ; par nature, constamment changeantes.) Le journaliste le mieux informé, depuis quinze ans, de l'état d'esprit réel, des intentions réelles et des actes réels de l'épis­copat français ([^21]) nous en avertit à propos de la dernière As­semblée de Lourdes : « *L'épiscopat commence à prendre conscience de la montée des sciences humaines. Les perspectives ainsi ouvertes bousculent les vieux schémas de pensée, en particulier sur la question du célibat ecclésiastique. *» ([^22]) 82:148 Cette même sottise avait été professée à Bruxelles et pro­clamée par le P. Congar : *nous ne pouvons plus parler de la sexualité dans les catégories d'avant les études médicales, psy­chologiques et anthropologiques modernes *» ([^23]). Ces malheureux, je veux dire Congar, les évêques français et tutti quanti, croient se trouver dans une situation nouvelle. Et pourtant, cela fait vingt siècles que PAREILLEMENT l'on somme les catholiques, au nom de la raison, d'abandonner la doctrine de l'Église. Et cela fait quatre siècles environ que cette som­mation rationaliste est faite plus précisément au nom de la science : au nom d'opinions et de théories scientifiques qui seront rejetées au siècle suivant, ou quelques années plus tard... Gilson l'écrivait dans ITINÉRAIRES en 1967 : « ...*Plus les disciplines scientifiques se font exigeantes et rigoureuses en fait de preuves, plus aussi elles doivent avoir scrupule à mettre sur le même pied tout ce qu'elles enseignent : le fait observé, l'hypothèse contrôlée par l'expérience, et la théorie qui, soustraite à tout contrôle expérimental proprement dit, sera remplacée demain par une autre, bien qu'on prétende l'imposer aujourd'hui comme un dogme.* « *Une visite au cimetière des doctrines scientifiques inconciliables avec la Révélation nous ferait passer devant bien des tombes.* « *Dans notre seule vie, au nom de combien de doctrines abandonnées depuis par leurs auteurs mêmes nous a-t-on som­més de renoncer à l'enseignement de l'Église ? *» ([^24]) #### IV. -- De quelques illusions et préjugés Ces questions, et d'autres voisines ou connexes (comme la falsification officielle de l'Écriture sainte, l'effort de désinté­gration progressive de la messe et des sacrements, le sabotage du catéchisme) ont leur nature propre : elles n'ont absolument aucun rapport avec les questions de *représentativité* réelle ou supposée. 83:148 On nous dit que les évêques nous écouteraient si nous leur montrions notre force, notre nombre, notre union, -- notre « représentativité ». Je n'en crois rien. Ce n'est tout de même point parce que les évêques nous imaginent peu représentatifs, ou désunis, ou peu nombreux, ou sans force, qu'ils ont falsifié l'Écriture sainte dans les nouvelles versions obligatoires du catéchisme et de la liturgie. Ces falsifications, personne au demeurant ne les leur de­mandait, ni majorité ni minorité, ni droite ni gauche, ni repré­sentatifs ni isolés : elles sont venues par un autre processus, et ils s'y tiennent attachés par d'autres liens. Ce n'est pas non plus parce que les évêques nous supposent socialement négligeables qu'ils croient que la théologie morale catholique est « encore rudimentaire 2 » et « dans l'enfance ». Et cetera. Les vrais problèmes du catholicisme ne sont plus du tout au niveau de la petite guerre et des grandes manœuvres pour se faire « reconnaître » comme « interlocuteurs valables » par les bureaucrates de la collégialité. Nous avons connu un temps où, au moins en apparence, il en était autrement. Par exemple en 1956, quand nous fondions la revue ITINÉRAIRES : les évêques n'avaient touché encore ni à l'Écriture sainte, ni à la messe, ni au catéchisme. Leur malveil­lance systématique à l'égard de tout ce qui était réputé « de droite » portait sur des « options libres » et en limitait arbi­trairement la liberté. On pouvait donc envisager un programme revendicatif leur disant en substance : -- Ce que vous reconnaissez aux catholiques de gauche, reconnaissez-le aussi aux catholiques de droite. Ce que vous accordez. (par exemple) à *Témoignage chrétien*, à savoir no­tamment : la vente dans les églises, accordez-le aussi, et non pas en théorie mais réellement, à *L'Homme nouveau*. On pouvait alors se dire que le préjugé systématiquement hostile des évêques français à l'encontre des catholiques répu­tés « de droite » tenait à des méconnaissances et des malen­tendus que l'on dissiperait en se faisant connaître, en entrant dans le dialogue. J'ai ainsi beaucoup « dialogué », à cette épo­que, avec Mgr Guerry, qui était le secrétaire de l' « Assemblée des cardinaux et archevêques », laquelle tenait de facto, et par anticipation, le rôle aujourd'hui imparti au « Conseil perma­nent » de l'épiscopat. Je n'en ai pas gardé un mauvais souvenir dans l'ordre des relations personnelles. Mais cela ne menait à rien. 84:148 Déjà les catholiques dits « de droite » étaient traités com­me négligeables, et déjà la démonstration de leur « représenta­tivité » n'y changeait rien. Elle n'y changeait rien parce qu'elle n'apprenait rien à personne. Nul n'ignorait en effet que la gauche était extrêmement minoritaire, que la droite était lar­gement majoritaire dans le catholicisme français. On ne crai­gnait même pas de l'avouer. Le Père Avril, dominicain alors à la mode, et en pointe à gauche, reconnaissait volontiers dans *Témoignage chrétien*, publiquement, par écrit et sans fard, qu'*il n'est pas douteux que la plupart des catholiques se classent politiquement à droite* et que les catholiques de gauche sont *une minorité parmi les catholiques français* ([^25]). L'historien Adrien Dansette, thuriféraire militant de la « gauche chré­tienne », ne cachait point que les catholiques de gauche, grâce à leurs moyens d'action, disposent d'une influence considérable dans l'Église de France, « *disproportionnée à leur importance numérique *» ([^26]). C'est en sachant parfaitement tout cela que les éléments dirigeants de l'épiscopat favorisaient chaque jour davantage, dans leur presse, dans leur Action catholique, dans toutes leurs organisations, la prépotence absolue d'une petite troupe d'intellectuels et de militants de gauche. Et s'ils faisaient mine de nier, déjà à ce moment, la « représentativité » des catholiques de droite, ce n'était point par ignorance de leur nombre majoritaire : leur négation se situait à un autre point de vue. Ils pensaient déjà que les catholiques de droite, si nom­breux, si majoritaires qu'ils puissent être dans le catholicisme français, étaient « condamnés par le sens de l'histoire », c'était l'affaire de quelques années, ou d'une ou deux générations. Que voulez-vous répondre à quelque chose qui est un pur pronostic, absurde à force d'être gratuit -- ou plutôt qui est une croyance superstitieuse ? Les évêques de France estiment que ce qu'ils considèrent comme « la droite » est en voie de disparition, ils l'estiment par un sentiment aussi fort et de même nature que celui qui fait que certaines personnes, pour rien au monde, ne passeraient sous une échelle ou n'accepteraient d'être treize à table. Cela ne se raisonne pas. Cela n'est sensible ni aux arguments ni aux faits. Voilà bien quinze ans au moins qu'en ces matières les dirigeants de l'épiscopat français sont hors d'atteinte de tout ce que l'on peut leur *montrer* ou leur *dé­montrer*. Ils l'étaient déjà, nous en avons fait l'expérience et l'épreuve, sous Pie XII, malgré Pie XII, contre Pie XII. Après la mort de Pie XII, ils se sont sentis confirmés d'en haut dans leurs préjugés superstitieux. N'allez pas dire que ce ne sont plus aujourd'hui les mêmes évêques : ce sont les mêmes ! car ils n'ont pas cessé de se recruter et de se succéder les uns aux autres par une cooptation de fait. 85:148 A l'époque, nous avions encore en commun avec eux, et avec les catholiques de gauche, la même Écriture sainte, le même catéchisme, la même messe. Nos lecteurs les plus anciens se souviennent sans doute de nos initiatives et de nos efforts, du­rant les premiers temps de la revue ITINÉRAIRES, pour ren­contrer non point autour d'une table, mais *à une même messe*, les catholiques qui étaient nos adversaires « politiques ». Notre proposition était de prier ensemble, de participer ensemble au saint sacrifice. On sait qu'elle a toujours été rejetée. On sait aussi qu'elle n'a pas été soutenue par les évêques, ni reprise à leur compte : cela, ils n'en voulaient pas. Dès cette époque, sous Pie XII, et en escomptant sa mort prochaine, les évêques et les catholiques de gauche voulaient l'écrasement des catho­liques de droite : leur écrasement, point c'est tout. Ils ne se voulaient pas de la même religion que nous. Pour­tant ils l'étaient encore, au moins en apparence, et juridiquement, en 1955. Ils l'étaient encore, oui, mais déjà en voie de ne plus l'être. Le désaccord « politique » entre catholiques de gauche et catholiques de droite était implicitement un désaccord beau­coup plus profond : moral, métaphysique et religieux. Ils étaient déjà, au moins par méconnaissance, en rupture active et vécue avec la doctrine sociale de l'Église. Comme un demi-siècle plus tôt les sillonnistes, ils étaient occupés à « convoyer le socialisme, l'œil fixé sur une chimère » ; ils opéraient une « falsification des notions sociales fondamentales », sur la base d'une « fausse idée de la dignité humaine ». Saint Pie X avait remarqué : «* Il y a deux hommes dans le sillonniste : l'indi­vidu, qui est catholique ; l'homme d'action, qui est neutre *». ([^27]) -- De même, on peut voir aujourd'hui «* l'individu *» prononcer une « Profession de foi » catholique, mais «* l'homme d'action *» demeurer pratiquement neutre devant la diffusion du Caté­chisme hollandais dans l'Église universelle ; et devant bien d'autres choses semblables. -- Nos évêques, ou du moins un certain nombre d'entre eux, demeurent *individuellement* ca­tholiques, on veut bien le présumer : leur *action* sociale et religieuse ne l'est plus. S'il en est ainsi, je le répète, ce n'est point, ce n'est nulle­ment parce que les catholiques de droite auraient omis de suffisamment paraître à leurs yeux unis, forts et nombreux. Il s'y ajoute aujourd'hui que l'épiscopat de France, avant de reconnaître pour « valable », voire catholiquement « représen­tatif », un éventuel « interlocuteur », pose forcément une con­dition préalable qui n'existait ni en 1955 ni en 1962 : l'ac­ceptation de l'ORDRE NOUVEAU du catéchisme et de la liturgie (avec implicitement, mais ipso facto, l'acceptation des versions falsifiées de l'Écriture qui y sont imposées comme « obliga­toires »). 86:148 Le « dialogue » avec l'épiscopat, les catholiques de droite, les intégristes, les traditionalistes, les conservateurs, les réac­tionnaires, nommez-les comme vous voudrez, n'y sont pas conviés. Et s'ils n'y sont pas conviés ce n'est point par mégarde. Ce n'est pas l'effet d'une omission qui serait une étourderie. Ce n'est pas non plus la conséquence d'une méprise quant à leur importance qualitative ou quantitative. C'est parce qu'on veut les liquider, quels que soient leur nombre et leur force. On les a donc volontairement, définitivement exclus du « dialogue », -- et l'on est bien décidé à ne les y faire éven­tuellement entrer qu'un par un, par manière de piège, par un obscur couloir plein de trappes et de poignards. -- Mais enfin, supposé qu'au contraire le « dialogue » nous soit offert ou consenti par l'actuelle bureaucratie épiscopale, il est manifeste que *présentement* un tel dialogue ne pourrait conduire qu'à l'impasse ou à la capitulation (et c'est pourquoi je m'abstiens d'y inciter ceux qui me font confiance : s'ils me font confiance, ce n'est certes point pour que je les expose témérairement aux tentations de la capitulation ou à celles du désespoir dans l'impasse). En effet : les évêques de France ont falsifié l'Écri­ture sainte : nous ne pouvons ni accepter ces falsifications, ni fermer les yeux sur elles ; eux, ils ne veulent pas les corriger. Dès le premier instant, la conversation serait bloquée, il n'y aurait aucune issue. (Aucune issue, *pour le moment*, qui soit raisonnable ; qui soit honorable ; qui soit possible.) Quant à parler (hypothèse) d'autre chose, avec des falsifi­cateurs de l'Écriture qui persistent dans leurs falsifications, -- parler avec eux d'autre chose comme si de rien n'était, -- il est trop évident d'avance que nous ne nous prêterons pas à une telle comédie ; que nous ne conseillerons à personne d'être complice d'une telle imposture. \*\*\* Je sais bien que l'expérience des uns sert rarement aux autres. C'est pourquoi, sans doute, d'autres recommencent indéfiniment l'expérience déjà faite depuis quinze ans par nous-même et par plusieurs autres. Ils peuvent penser, il est vrai, qu'ils y mettront plus d'habileté que nous, ou qu'ils y sont destinés par une grâce particulière de la Providence : hypothèse contre laquelle je n'ai rien à énoncer. Mais enfin il y a, comme on aime à dire aujourd'hui, « le dossier » : on peut regretter qu'il ne soit pas davantage étudié ; qu'il soit si peu connu par plusieurs qui en discourent à la légère. 87:148 Le dossier de la déviation d'ensemble de l'épiscopat fran­çais, pour s'en tenir à quelques points-clés que nous avons nous-même analysés, comporte principalement : **1. -- **L'Assemblée plénière de 1966, celle qui a franchi le *point de non-retour* doctrinal : a\) elle a approuvé le nouveau « Fonds obligatoire » du nouveau catéchisme (et depuis lors n'en a jamais démordu) ce nouveau catéchisme ne contient plus les connaissances nécessaires au salut et il impose, par voie d'autorité adminis­trative, des versions falsifiées de l'Écriture sainte ([^28]) ; b\) elle a approuvé la réponse de l'épiscopat français à « la circulaire du cardinal Ottaviani » : réponse dont la rédaction finale porte la date du 17 décembre 1966, et qui rejette les notions de NATURE et de PERSONNE telles qu'elles « étaient au V^e^ siècle ou dans le thomisme » ([^29]). Pourtant, cette Assemblée du franchissement du point de non-retour n'avait pas d'existence légale : elle se tenait en *octobre* 1966, et ses statuts, à ce moment, étaient encore dépour­vus de la nécessaire approbation du Saint-Siège, qui ne fut don­née que le mois suivant, le 21 *novembre* ([^30]). Mais l'épiscopat français n'en a pas moins persévéré dans la voie qu'il avait choisie depuis longtemps et qu'il a déclarée en octobre 1966. **2. -- **La « Déclaration » du 20 juin 1968, adhésion de l'épisco­pat français à la Révolution ([^31]). **3. -- **La « Note pastorale » du 8 novembre 1968, annulant implicitement la loi naturelle ([^32]). (Mais cette annulation n'est qu'une conséquence nécessaire de la négation, deux ans plus tôt, de la permanence des notions de « personne » et de « na­ture ».) 88:148 **4. -- **Les « Orientations doctrinales » de la même Assemblée plénière (novembre 1968), qui renversent la théologie catholique et se tournent vers le socialisme marxiste ([^33]). **5. -- **Le « Rapport doctrinal » de Mgr Paillet à cette même Assemblée plénière de novembre 1968, approuvé et publié par l'Assemblée : témoignage définitif de l'état mental de la Conférence épiscopale française ([^34]). **6. -- **La « Déclaration » du 11 juin 1970, manifestation parti­culièrement intempérante et significative de la prétendue « évolution conciliaire » ([^35]). On peut évidemment hausser les épaules, feindre que rien n'a d'importance, et que l'épiscopat, dans ses documents les plus officiels, parle pour ne rien dire : mais une telle hypo­thèse, en réalité, n'arrange rien. On peut aussi imaginer que les Notes, Déclarations et Communiqués de l'épiscopat sont rédigés par les experts et les bureaux, et que les évêques, ou la plupart d'entre eux, les signent les yeux fermés, sans les avoir lus, et désapprouvent secrètement leur contenu quand par hasard ils en sont informés après coup. Cette hypothèse est aussi gratuite que la précédente et n'est pas plus brillante. Assurément, il peut arriver, une fois ou l'autre, qu'il y ait sur­prise, que des évêques soient placés devant le fait accompli d'une Déclaration collective sur laquelle ils n'ont pas été consultés : mais il faudrait supposer que cela se produit habi­tuellement, et qu'ils l'acceptent en permanence, ce qui serait aussi grave, ou plus grave, qu'une complicité positive et active. Il est plus normal de prendre les textes épiscopaux comme ils sont, et d'en tenir les évêques pour responsables, compte tenu aussi du fait que ces textes se succèdent en se confirmant et se renforçant toujours dans le même sens, avec une continuité et une cohérence frappantes. Jusqu'aux environs de 1965-1966 (ou plus précisément jusqu'à l'Assemblée plénière d'octobre 1966) l'épiscopat agissait en secret, il soutenait plus ou moins indirec­tement la prépotence des modernistes et des socialistes, il ne s'engageait pas lui-même, sous sa signature, dans le socialisme et dans le modernisme. A partir de 1966, il s'est mis à dévoiler ses pensées réelles, ses intentions véritables ([^36]). 89:148 L'année 1966 est pour l'Église de France ce que sera l'année 1969 pour l'Église universelle : l'année où les masques tombent, et où les hiérarques commencent à laisser voir leur âme. Qu'est-ce que ça peut leur faire que la majorité ou même (hypothèse) l'una­nimité des catholiques soit avec nous et non avec eux ? Ils le savent ; ils l'entendent bien ainsi ; ils détestent les fidèles qui « fréquentent les églises », ils n'en tiennent aucun compte, et si ces fidèles ne sont pas contents, ils n'ont qu'à s'en aller ailleurs. Les évêques ne demandent que cela, à qui le P. Chenu a appris à penser : « *La connivence de l'opinion et la complicité de ceux qui sont sortis dans la rue ont plus de poids pour nous que les craintes gênées de ceux qui fréquentent nos temples et nos églises. *» ([^37]) Mgr Marty, bon disciple, y fait écho à l'Assemblée d'octobre 1970 : « *Nous sommes bien souvent paralysés par les chré­tiens de l'intérieur qui confisquent l'Église à leur compte... *» ([^38]) Les pratiquants, les fidèles ne sont que des « chrétiens de l'intérieur ». Plus ils voudront se faire entendre, plus on leur répondra, sans les écouter, qu'ils « confisquent l'Église à leur compte ». Les évêques se veulent *missionnaires*, tournés vers les *chrétiens de l'extérieur*, ce qui pour eux signifie qu'ils doivent participer à la *construction du socialisme* en train d'édifier le *monde de demain.* La plus grande et sans doute la seule charité que l'on puisse leur faire, dans l'état mental où ils sont, est de ne consentir et de ne céder en rien à leurs chimères, à leurs falsifications, à leurs absurdités. Une telle fermeté ne sera évidemment pas comprise du premier coup : ni par eux, ni par les spectateurs. Mais elle est le seul moyen d'insinuer à la longue dans leur conscience, s'il plaît à Dieu, le soupçon que ce qu'ils font est extrêmement grave, et abominable. 90:148 Inversement, si nous allions à eux en fermant les yeux sur leurs crimes et en les passant sous silence, nous aiderions à l'anesthésie de leur conscience, car ainsi nous leur montre­rions et prouverions faussement que ce qu'ils font n'est pas tellement affreux, ni tellement grave. Parler avec des criminels comme s'ils ne l'étaient pas, c'est contribuer à les enfoncer dans leur crime. \*\*\* Plusieurs de nos amis entretiennent, à ce qu'il semble, d'autres illusions encore : -- *N'étalez pas vos divisions, disent-ils, cela réjouirait nos adversaires et ferait leur jeu.* Certes, j'en suis d'accord, il faut éviter d'*étaler ses divisions* (et même en général d'*étaler* quoi que ce soit), mais la raison que l'on en donne n'est pas la bonne. Elle manifeste, cette fausse raison, une incompréhension ou une méconnaissance à peu près complète de ce qui se passe présentement dans l'Église et dans le monde. Nos adversaires ne se réjouissent aucunement de nos divisions éventuelles ; ils ne s'en jugent point favorisés ; et surtout ils s'en moquent : car leur tactique est de ne jamais prendre en considération notre *être* réel, notre *pensée* exprimée, notre *situation* véritable, mais au contraire de les fabriquer arbitrairement dans leur propagande. Il est assez connu, par exemple, que l'action de M. l'abbé Louis Coache ne se confond pas avec celle de M. l'abbé Georges de Nantes mais la bureaucratie collégiale prend bien soin de les mettre ensemble, comme si elle n'apercevait aucune différence entre eux ([^39]) ; on ne la voit point du tout se réjouir ou chercher à tirer profit de leurs oppositions ; on la voit au contraire s'effor­cer de ne les point apercevoir, veiller à ne pas les mentionner. C'est une attitude constante ; une attitude du monde en général ; portée à sa perfection par la propagande et la tactique communistes ; adoptée par la direction de l'épiscopat français. Vraiment, ceux de nos amis qui pensent en substance que la démonstration de notre unité et de notre représentativité numérique *frapperait de terreur* l'adversaire et *emplirait d'admi­ration* l'épiscopat, -- sont tout à fait « en dehors du coup ». Ce n'est point ainsi, point du tout, que les choses se passent. Voici la réalité : 1° Que les catholiques de droite soient unis ou divisés, cela préoccupe si peu les communistes, les modernistes, les mon­dains et les évêques (les évêques actuels en France, post-conci­liaires, évolués et réformés) qu'ils ne prennent même pas la peine de s'en informer. Ils ne sont jamais ni réjouis ni peinés par la réalité de notre union ou de notre division, ils n'ima­ginent aucunement qu'ils pourraient tirer profit de l'une ou être embarrassés de l'autre. 91:148 2° Quoi qu'il en soit d'une réalité qui ne les intéresse pas et qu'ils ignorent, communistes, modernistes, mondains et évêques réformés *racontent* et *réputent* que les catholiques de droite, les intégristes, les traditionalistes, les conservateurs, les réactionnaires (etc.) sont tous étroitement unis, toujours visi­blement ou secrètement complices d'un même complot. Ils estiment, évêques réformés, mondains, modernistes et commu­nistes, que leur intérêt est de le *faire croire*. Ils le font croire, le réputent et le racontent, que cela soit conforme ou non à la réalité du moment. 3° Ce n'est nullement parce que Brasillach et Maurras étaient « divisés » entre eux en 1945 que la révolution a con­damné l'un à mort et l'autre à la détention perpétuelle. Ce n'est nullement en tirant argument, parti ou profit de leurs divisions que la révolution les a condamnés. C'est au contraire en fei­gnant de croire et en faisant croire qu'ils étaient d'accord... Il y a, je le sais bien, dans cette procédure ordinaire des mécanismes révolutionnaires modernes, quelque chose de si essentiellement contre nature, que l'on se trompe toujours quand on croit pouvoir les deviner ou les présumer d'après le train habituel du monde et sans tenir compte de leur propre spéci­ficité. Il serait naturel que communistes, modernistes, mondains et évêques réformés se penchent sur nos divisions avec délec­tation et en tirent profit dans leur dessein de nous liquider mais non, ils ne le font pas, parce que ce n'est pas ainsi qu'ils veulent y parvenir ; et parce que la liquidation (au moins sociologique) de nos personnes n'est pas leur but : elle est un moyen pour autre chose. Il ne suffit donc pas de nous liquider (nous n'avons pas tellement d'importance, et à leurs yeux réellement aucune), il faut nous liquider de la manière qui convient à l'accomplissement du dessein subversif en vue duquel notre liquidation n'est qu'une étape ou qu'un instrument. ...Mais si c'est trop compliqué pour vous, -- pour vous qui tenez à toute force au « dialogue » avec l'épiscopat actuel, -- je vous en prie, ne vous fatiguez pas davantage à mes propos. Je m'arrête. C'est ça, vous écouterez la prochaine fois. Il sera bien temps. 92:148 #### V. -- Doutes et questions autour d'un Credo Rassembler les catholiques autour du « Credo de Paul VI » présenté comme le critère nécessaire et suffisant -- indispen­sable et unique -- je pense profondément que c'est faire fausse route. Voici mes raisons. *Première raison*. -- La doctrine du Credo n'est que l'*une des trois* connaissances nécessaires au salut ; elle n'est que *l'un des quatre* points obligatoires de tout catéchisme catho­lique. Il faut y joindre, comme on le sait, ou comme on devrait le savoir : secondement, la doctrine du Pater ; troisièmement, la doctrine des Commandements ; quatrièmement, la doctrine des Sacrements. Réduire la doctrine catholique à la doctrine du Credo (qui est nécessaire, mais non suffisante) c'est l'appauvrir et même la mutiler. *Seconde raison*. -- Le « Credo de Paul VI », ou « Profession de foi », n'est qu'une expression, et non obligatoire, du Credo catholique. Il fait écho au Symbole des Apôtres ([^40]) et au Symbole de Nicée ([^41]), mais il n'a pas leur autorité et *il ne les remplace pas*. Notre foi n'est pas accrochée à son exposé le plus récent et le plus libre, mais plutôt à son exposé le plus ancien, le plus constant, le plus obligatoire. \*\*\* Autrement dit, quand on nous propose « le Credo de Paul VI » comme critère suffisant et unique, nous répondons : -- pas seulement *celui de Paul VI ;* -- et pas seulement *le Credo.* 93:148 Nous préférons, comme source doctrinale, critère d'ortho­doxie et signe de ralliement, invoquer et proposer *le catéchisme romain*. Le catéchisme romain tout entier. \*\*\* Mais ce n'est pas tout. A ces deux premières raisons, très générales et même, croyons-nous, parfaitement universelles, c'est-à-dire valables, en substance, pour tous les temps et tous les lieux, viennent s'en ajouter d'autres, plus circonstancielles, mais non pas futiles, que voici. *Troisième raison*. -- Contrairement à ce que l'on affirme à la légère, sans preuves ni références, ce n'est point le Credo de Paul VI que la subversion dans l'Église conteste, attaque ou récuse. La subversion réclame, certes, une « nouvelle formulation » du Credo : mais elle ne s'est nullement insurgée contre la formulation de Paul VI. Cette formulation, tous les épiscopats et tous les théologiens, à notre connaissance, l'ont acceptée : ils n'y ont pas fait l'opposition qu'ils ont faite par exemple à l'encyclique *Humanæ vitæ*. Si l'on nous demandait le motif de cette différence d'attitude, nous répondrions qu'il peut être seulement présumé, supposé ou deviné, mais non pas prouvé. L'encyclique *Humanæ vitæ* affir­mait et la loi naturelle et l'autorité du magistère pour l'ensei­gner : cette vérité nécessaire au salut (mais qui n'est point énoncée explicitement par le Credo) est la plus contestée, en théorie et en pratique, par la subversion. En revanche, la sub­version ne conteste point que le Credo de Paul VI énonce *ce qui est la foi de l'Église jusqu'à* *présent*. Cette foi dont la subversion veut changer la « formulation », et par là le contenu -- si la subversion veut la *changer*, c'est bien parce qu'elle reconnaît qu'elle est (formulée jusqu'ici) telle que Paul VI l'a formulée. A tort ou à raison, la subversion n'a pas estimé que le Credo de Paul VI engageait l'avenir : elle a estimé qu'il énonçait le passé et le présent. Pour engager explicitement l'avenir, pour lier sans équivoque les consciences, le Credo de Paul VI aurait dû contenir quelque chose comme : «* En habemus illud mysterium fidei atque eueharisticarum divitiarum, cui assentiamur sine ulla exceptione opportet. *» C'est-à-dire : « Voilà le mystère de la foi et des trésors eucharistiques auxquels *il faut* donner un assentiment sans aucune réserve. » 94:148 Or cela n'a pas été simplement *omis*. Cela a été *retranché* du Credo de Paul VI. La première version en latin de ce Credo, celle de *L'Osser­vatore romano*, contenait effectivement la phrase que nous venons de citer. La seconde version en latin, celle des *Acta*, ne comporte plus cette phrase, -- qui déjà ne figurait pas dans les traduc­tions vernaculaires. Pourquoi ce retrait ? Nous avons posé la question en décembre 1968, il y a deux ans déjà ([^42]). Évidemment sans obtenir aucune réponse. Mais nous supposons que ce retrait est l'un des facteurs qui expliquent pourquoi la subversion ne s'estime ni gênée ni contrecarrée par le « Credo de Paul VI ». Et de fait, l'énoncé de ce Credo par Paul VI en juin 1968 n'a arrêté la progression d'aucune des équivoques qui nourris­sent l'autodestruction croissante de l'Église. Paul VI lui-même, après le 30 juin 1968, n'a progressivement, plus parlé de sa « Profession de foi », il l'a laissé tomber dans l'oubli : alors qu'il ne manque pas, selon d'ailleurs la coutume du magistère pontifical, de rappeler, mentionner, citer fréquem­ment ceux de ses documents auxquels il tient le plus, comme par exemple son encyclique *Pop.* \*\*\* *Quatrième raison*. -- Si l'on tient à exhumer la « Profession de foi » de Paul VI, on peut, bien sûr, le faire licitement, même si l'auteur semble être le premier à n'y plus penser. Toutefois, il conviendrait alors de le faire avec sérieux, et de nous dire à *quel* texte de ce document on se réfère, car il en existe *plusieurs*, et *différents*. En passant sous silence ce point préala­ble, les militants du « Credo de Paul VI » semblent ignorer eux-mêmes le document dont ils se réclament et *ne pas être au courant* des particularités qui l'enveloppent de rudes obscurités. Non seulement il y a 1° entre le texte latin que Paul VI, selon *L'Osservatore romano* du 1^er^ juillet 1968, a prononcé le 30 juin ([^43]), et d'autre part les traductions, des différences notables qui, pour devenir habituelles dans les documents du Saint-Siège, n'en font pas moins problème ; mais encore 2° et surtout, il y a deux textes latins successifs, le second, plus officiel en théorie, comportant des modifications, corrections et retranchements qui demeurent à ce jour inexpliqués. Nous avons étudié ces difficultés sans pouvoir les résoudre ([^44]). 95:148 Peut-être, plus heureux que nous, ceux qui nous proposent maintenant le « Credo de Paul VI » comme signe de ralliement et critère unique, ont-ils résolu pour eux-mêmes les difficultés dont nous parlons. Qu'ils veuillent bien alors nous faire con­naître leurs solutions, à savoir : *quelle* est, et pour quelles *raisons*, quand ils parlent du « Credo de Paul VI », la version de ce document qu'ils tiennent pour la bonne... ? \*\*\* *Cinquième raison*. -- En droit, nous l'avons dit, le Credo de Paul VI ne remplace pas le Symbole des Apôtres ni le Symbole de Nicée : *mais pratiquement il est substitué à eux* par ceux qui ne parlent plus que de lui comme exposé de l'objet matériel de la foi. Quelle conséquence, s'ils sont substantiellement iden­tiques ? Celle-ci : les catholiques habitués à se référer au Symbole des Apôtres et au Symbole de Nicée ne changeront jamais de référence ; mais les catholiques *habitués désormais à se référer seulement* au Credo de Paul VI seront par là-même *déshabitués* de se référer au Symbole des Apôtres et au Symbole de Nicée : ils seront plus facilement amenés à *passer du Credo de Paul VI au Credo de Suenens,* quand Suenens aura succédé à Paul VI. Pour ce changement d'habitude et de référence, qui substitue un Credo à un autre, il faut, *la première fois*, que la substitution se fasse entre deux Credo manifestement identiques. Ce qu'apporte un premier changement de cette sorte, ce n'est pas un changement dans les articles de la foi, c'est un *détachement* à l'égard de leur source traditionnelle, et c'est un apprentissage de la *licéité du changement* en matière de Credo. Les modernistes, bien entendu, n'ont pas besoin d'un tel apprentissage ni d'une telle étape intermédiaire. Ils en sont déjà au Catéchisme hollandais et à son succédané, le nouveau catéchisme français. Mais les fidèles, eux, impossible d'imaginer qu'ils puissent d'un seul coup passer jamais du Symbole de Nicée au Credo de Suenens. C'est eux qui sont visés. C'est à eux que l'on présente le Credo de Paul VI. C'est pour eux qu'il sera une étape. Puisque le Credo de Paul VI est substantiellement identique au Symbole de Nicée, qu'ils oublient donc celui-ci, qu'ils ne gardent que celui-là. *Qu'ils changent une première fois de référence fonda­mentale*. Quand leur viendra le Credo de Suenens, ce second changement ne sera pas sans précédent. 96:148 Naturellement, Suenens ne sera jamais pape (antipape tout au plus), ce qui rend plus difficile, moins probable, ce second changement, ce passage du Credo de Paul VI au Credo de Suenens. Mais l'hypothèse suffit à montrer en quoi consiste le danger. Le « *Credo de Paul VI *» en tant que réaffirmation du Symbole des Apôtres et du Symbole de Nicée, et donc placé à leur suite, en leur compagnie, et reçu en référence à eux : *oui*. Mais tout seul : *non*. \*\*\* On n'est pas *obligé de dire* au peuple chrétien quelles dif­ficultés enveloppent le « Credo de Paul VI » : mais si on ne les dit pas, qu'alors on n'en parle point du tout. Car il n'est jamais permis de mentir, fût-ce par omission. Et c'est bien mentir, au moins par omission, que de présenter (aux ignorants) le « Credo de Paul VI » comme un texte de référence et un signe de ralliement entièrement assuré, clair et suffisant. Considérations voisines et au demeurant analogues : on ne contestera point « l'existence d'une société secrète dans l'Église contre l'Église » ([^45]) ; on ne conteste pas non plus qu'elle soit « évidemment à l'œuvre dès avant le concile, pendant le concile et depuis le concile ». Et j'entends bien qu'elle règne surtout par son implantation dans « les bureaux » : ou, plus exactement, dans toute la hiérarchie des comités et « groupes restreints », constitués en forme de « sociétés de pensée » selon Cochin, dont on constate la prolifération cancéreuse à tous les niveaux de l'Église, de l'ex-paroisse jusqu'à l'ex-Cour de Rome. Mais je ne puis en conclure, comme on le fait trop souvent, qu'il faut donc, contre tout cela, *défendre le pape et les évêques :* car je ne crois pas à un combat religieux qui, au lieu d'être fondé sur la vérité, s'appuierait sur un tel mensonge, estimé commode, opportun et officieux. Si l'on veut dire que l'on entend *défendre la succession apostolique et la primauté du siège romain*, alors bien sûr j'en suis, comme tout catholique conscient et conséquent : mais à condition d'apercevoir, *ou au moins de ne pas* *nier*, qu'il faut aujourd'hui les défendre aussi, voire surtout, contre les abus de pouvoir de leurs actuels déten­teurs. 97:148 Si le pouvoir légitime du pape et le pouvoir légitime des évêques, tels qu'ils relèvent de la constitution intangible de l'Église, sont dangereusement estompés ou paralysés, c'est principalement par la fausse collégialité qu'ont installée eux-mêmes le pape et les évêques. Et je comprends fort bien que l'on puisse éventuellement estimer ne pas devoir ou ne pas pouvoir dire publiquement *toute* la vérité sur les erreurs et les abus des actuels détenteurs de la succession apostolique : mais alors qu'on se taise effectivement, qu'on soit vraiment silencieux et muet là-dessus, qu'on n'aille pas *dire le contraire de la vérité* au sujet du pape et des évêques. On peut, soit à tort soit à raison selon les cas, invoquer l'exemple pieux du manteau sur Noé mais ce manteau n'a jamais consisté à s'en aller raconter que Noé était un modèle de tempérance, ou que c'étaient seulement ses « bureaux » qui avaient abusé du fruit de la vigne. Ce qui se passe aujourd'hui dans l'Église a été provoqué non pas uniquement ni d'abord par « les bureaux », mais principalement et premièrement par le pape et les évêques. Et secondement, ce pape et ces évêques n'ont encore rien fait pour interrompre, interdire ou redresser ce qui doit l'être. On peut si l'on veut fermer les yeux sur cette responsabilité directe et capitale ; on peut à tort ou à raison choisir de la taire. Mais on ne peut pas, sans imposture, la nier, ou l'imputer uniquement à d'autres, à des « bureaux » ou à des subalternes. Il n'est aucune circonstance où *défendre la succession apos­tolique et la primauté du siège romain*, telles qu'elles sont définies infailliblement par l'Église, puisse être un programme équivoque. Il est au contraire, dans les circonstances présentes, fort équivoque d'appeler les catholiques à *défendre le pape et les évêques *: car ce pape et ces évêques sont ceux, entre autres et d'abord, de la falsification de l'Écriture sainte dans l'ORDRE NOUVEAU du catéchisme et de la liturgie. Dans l'hypo­thèse qui est la plus bienveillante (et qui, pour cette raison, est la mienne) où ni le pape, ni aucun évêque n'aurait personnel­lement mis la main à la falsification de la parole de Dieu, il n'en reste pas moins qu'ils ont la fonction, la charge, le devoir d'arrêter ces falsifications et que, même après avoir été prévenus de leur existence, ils ne le font pas du tout. C'est *en leur nom*, c'est *de par leur autorité *; c'est *avec leur signature* que les versions falsifiées de l'Écriture nous sont *imposées comme obligatoires*. Celles du nouveau catéchisme sont imposées par l'épiscopat français et tolérées par le Saint-Siège. Celles de la liturgie de la Parole sont approuvées, au non du pape, par la congrégation romaine du culte divin. Tous les responsables, en tout cas les plus haut placés, ont été personnellement avisés, au moins par moi-même, de l'existence des falsifications. Ils n'ont, jusqu'ici, opéré aucun redressement, aucune rectification. Ce n'est point là une considération secondaire ou annexe. 98:148 Pour nous, c'est la considération la plus importante. En quoi nous nous trompons peut-être ? Mais, tout bien pesé, notre conviction est entière et elle est absolue. On voudra bien ne pas s'étonner que nous déterminions nos attitudes et notre action d'après notre conviction longuement méditée, éprouvée, raisonnée, vérifiée et clairement énoncée avec ses motifs, -- plutôt que d'après telles ou telles initiatives chan­geantes qui apparaissent un peu trop rapidement conçues et un peu trop approximativement motivées. #### VI. -- Conclusions Voici maintenant la conclusion pratique de toutes les con­sidérations qui viennent d'être exposées. Nous ne demandons pas, nous ne demandons plus à *être entendus* par la hiérarchie ecclésiastique, si « être entendu » signifie obtenir la faveur d'exposer des opinions, des aspira­tions, des préférences, en faisant valoir l'importance, le poids, le nombre de tous ceux qui ont les mêmes sentiments. Bien entendu, une réclamation de cette sorte n'est pas illicite, elle n'a rien d'immoral, nous n' « attaquons » ni ne « condamnons » ceux qui s'y emploient. Mais nous ne nous y employons point avec eux. Parce que nous sommes occupés ailleurs. A faire entendre, par d'autres moyens, une autre réclamation. Celle-ci n'exprime pas une préférence ou une opinion. *Elle ne se fonde pas sur le nombre de ceux qui la formulent.* Sa force et sa valeur résident entièrement en elle-même. I. -- Parce que les versions obligatoires de l'Écriture sainte, dans le nouveau catéchisme et dans la nouvelle liturgie, comportent des falsifications épouvantables, *nous réclamons de la hiérarchie ecclésiastique qu'elle nous rende le texte authentique de l'Écriture*. II\. -- Parce que les nouveaux catéchismes ne contiennent plus les trois connaissances nécessaires au salut, *nous récla­mons de la hiérarchie ecclésiastique qu'elle nous rende le catéchisme romain*. 99:148 III\. -- Parce que la sainte messe, en l'espace de quel­ques années, a été désintégrée au point d'être célébrée selon des rites de plus en plus différents les uns des autres, et parce qu'elle continue sans cesse d'évoluer sous nos yeux dans tous les sens, *nous réclamons de la hiérarchie ecclé­siastique qu'elle nous rende la messe catholique*. Telles sont, et dans l'ordre, nos trois réclamations (qui évidemment n'en font qu'une). Elles ne peuvent être objet ni de dialogue, ni de négociation, ni de compromis. Elles seront forcément et intégralement satisfaites, à l'heure que Dieu tonnait, par l'autorité légitime. Dans l'intervalle, les hiérarques qui y ferment leurs oreilles et leur cœur sont en train de se damner pour l'éternité : la plus grande, la seule charité qu'on puisse leur faire présentement est de les en avertir. Jean Madiran. 100:148 ### Chronique de la révolution en Amérique latine par Jean-Marc Dufour Le 24 octobre 1970, par la volonté des élus démocrates chrétiens du Chili, Salvador Allende est devenu le premier marxiste-léniniste, élu président d'un pays de cette planète. Durant les cinquante jours qui ont séparé le premier tour des élections chiliennes et le vote du Congrès -- sénateurs et députés rassemblés -- toutes les conséquences d'une telle décision ont été examinées aussi bien par la presse inter­nationale que par la presse chilienne. Il n'y aura donc aucun alibi possible, aucune surprise invocable : lorsque la démocra­tie chrétienne a livré le Chili au marxisme, elle l'a fait parce qu'elle le voulait et sachant parfaitement ce qu'elle faisait. #### Les candidats et les forces en présence. Il n'est pas de mon propos de refaire un historique de la cam­pagne électorale chilienne. Je noterai simplement que le nombre des candidats s'est progressivement réduit à trois, notamment par le retrait de la candidature du poète communiste Pablo Neruda, sorte d'Aragon chilien, tout aussi adonné que son homologue français à la louange de feu Staline en son temps et inconditionnel partisan de la politique moscovite -- quels que soient les méandres de son cours. Ce retrait demeure extrê­mement instructif. Il se fit au profit du candidat socialiste au­jourd'hui élu, Salvador Allende, et fut l'occasion de difficultés de stratégie idéologique pour les communistes chiliens. 101:148 Le grand problème auquel les différents partis communistes d'Amérique du Sud cherchent à trouver une solution est d'har­moniser les appels à la révolution armée -- qui proviennent sporadiquement de La Havane -- et les consignes plus léni­fiantes constamment diffusées par Moscou. Le point culminant des divergences entre castrisme et communisme moscovite fut atteint au moment de l'équipée de « Che » Guevara en Bolivie. Le parti communiste bolivien, sur ordre de Moscou, organisa alors l'isolement de « Che » Guevara et de ses guérilleros, condamnant ainsi la tentative cubaine. Le parti commu­niste chilien s'aligna sur cette position, mettant ses journaux à la disposition des chefs communistes boliviens pour qu'ils puissent présenter leur point de vue, tandis que les respon­sables soutenaient, dans les organes de presse soviétiques, des points de vue en complet accord avec les vues du Kremlin. Au même moment, les socialistes chiliens, et particulière­ment Allende, prenaient une position opposée : farouches par­tisans de la « ligne cubaine » et favorables à l'organisation de la lutte armée pour parvenir au pouvoir, ils se plaçaient plus « à gauche » que le parti communiste traditionnel. Tandis que celui-ci affirmait qu'il était possible aux marxistes de conquérir le pouvoir par les élections, les socialistes se montraient d'ac­cord avec ceux qui affirmaient que les structures mêmes des États sud-américains s'opposaient à une telle entreprise et qu'il fallait avoir recours à la violence. Les communistes chiliens se trouvèrent donc dans une in­vraisemblable position : ou maintenir leur candidat et suppor­ter la responsabilité d'une défaite électorale de la « gauche » ; ou céder la voie à Allende, et remporter une victoire straté­gique, démontrant la possibilité d'atteindre le pouvoir par voie légale, mais renforcer en même temps le camp castriste. Or ce dernier met au premier rang la lutte armée, en ayant assuré la victoire d'un ami personnel de Fidel Castro. C'est pourtant à cette seconde solution qu'ils se rallièrent. Communistes et socialistes formèrent donc, comme il y a six ans, l'ossature des troupes de Salvador Allende, mais, cette fois-ci, un certain nombre de groupes vinrent s'adjoindre aux deux partis marxistes. Il y eut le M.I.R. -- Mouvement de la gauche révolutionnaire -- et ses commandos terroristes ; il y eut aussi une fraction de la démocratie chrétienne : le MAPU ([^46]), qui, après avoir fait scission, se rangea dans la coalition de gauche ; les radicaux ; et des groupes « indépendants ». 102:148 Toute cette poussière de partis n'a, en définitive, pas grande importance. Ce qui compte, c'est la personnalité de Salvador Allende, et le programme commun accepté par les divers composants de l'*Unité populaire*, nom de la coalition qui sou­tenait sa candidature. Présenter Salvador Allende, « l'homme le mieux habillé du Chili » comme un marxiste de bonne compagnie, c'est une plaisanterie. Fondateur du parti socialiste chilien, ancien mi­nistre de la Santé dans le gouvernement de Front Populaire de Pedro Aguirre Cerda, ce marxiste sans défaillance n'agit comme conciliateur que lorsqu'il s'agit d'éviter la dislocation de ses propres troupes. Certainement habile, prêt à accepter toutes les formules qu'il se réserve de retourner à sa convenance, il a joué avec les démocrates chrétiens au cours des cinquante jours d'attente qui se sont écoulés entre les deux scrutins comme un vieux chat avec une pelote de laine. Que trouvait-on en face de la coalition marxiste ? Jorge Alessandri et Radomiro Tomic, l'un conservateur, l'autre démo­crate chrétien. Jorge Alessandri, ancien président de la république, fils d'Arturo Alessandri, lui aussi président de la république, homme d'affaires, auréolé de la présomption de sagesse qui s'attache aux vieillards -- il a soixante-dix ans -- et qui n'est parfois que le signe d'une très grande incertitude, partait favori dans ces élections. Il le resta jusqu'à la dernière minute. Le 2 sep­tembre, soit quarante-huit heures avant le scrutin, l'Institut Gallup donnait les prévisions suivantes : Alessandri : plus de 41 pour cent, Tomic : 29 pour cent, et Allende 28. C'est dire la surprise et expliquer en partie la panique de bien des Chi­liens lorsque furent connus les résultats du 4 septembre. D'au­tant que les éléments de gauche se présentaient comme un groupe parfaitement organisé, groupés en « comités » -- litté­ralement en *soviets* puisque soviet en russe signifie comité -- tandis que la droite ne songea à s'organiser vraiment qu'une fois sa défaite acquise. Le troisième candidat, -- Radomiro Tomic ; démocrate chrétien, représentait un mélange assez désagréable de reli­gion, d'affairisme, et de démagogie. Ancien ambassadeur à Washington il fut accusé de s'être fait bien plus l'avocat de compagnies étrangères que de son pays et, plus récemment, on affirmait qu'il s'était intéressé de très près à l'achat d'autobus espagnols « Pegaso », achat que suivit avec attention l'ambas­sadeur d'Espagne au Chili, et dont il ne manqua pas d'être reconnaissant au gouvernement démocrate chrétien de M. Frei. 103:148 Le gros atout de M. Tomic, c'était évidemment qu'il repré­sentait le parti au pouvoir. A bien y réfléchir on s'aperçoit qu'il s'agissait là d'une carte biseautée, et que les tricheries continuelles du gouvernement démocrate chrétien n'ont servi en définitive qu'à permettre aux marxistes de s'implanter un peu mieux dans tout le pays. Le noyautage qui s'est effectué sous le gouvernement démo­crate chrétien dépasse tout ce que l'on peut imaginer et l'on se demande s'il faut parler de criminelle incurie ou de complicité. Des deux sans doute. Toutes les universités, à l'exception de celle de Valparaiso, sont entre les mains des communistes. Les conséquences sont de tous ordres : elles vont depuis le contrôle des bourses d'études offertes par des organisations internationales occi­dentales ([^47]) jusqu'aux démissions, sous menaces, des profes­seurs démocrates chrétiens nommés après la victoire de Frei en 1964. Les milieux intellectuels et artistiques sont, eux aussi, un bouillon de culture marxiste, le gouvernement finançant, au nom de la liberté d'expression, des programmes qui n'étaient que des appels à la révolution. Au sein de l'Église catholique les mouvements « contestataires » dont le plus important semble être «* Iglesia Joven *» ont carrément viré au rouge brique. La Hiérarchie locale ne s'en est visiblement pas inquiétée, et, à la veille des élections, elle s'abstint pour la première fois de rap­peler que les catholiques ne devraient pas voter pour des candidats marxistes. Surtout, le gouvernement a laissé s'organiser les « Comités de l'Unité Populaire » véritables embryons de soviets qui, en principe créés pour soutenir la candidature de Salvador Allende, ne se sont pas dissous entre les élections et restent aujourd'hui « en état d'alerte »... 104:148 En politique étrangère le gouvernement démocrate chrétien donna les signes de la plus évidente démagogie. Voulant « désar­mer » l'opposition il s'engagea dans une politique de soutien diplomatique et surtout économique à Fidel Castro, voulant prouver ainsi sa « bonne volonté » et espérant désarmer l'oppo­sition de gauche intra -- et extra -- démocrate chrétienne. Il aboutit à l'éclatement de son parti et à la création du Mapu, comme à la victoire d'Allende. S'il était bon de se rapprocher de Cuba, que peut-on opposer à ceux qui veulent instaurer un régime à la cubaine ? #### Du scrutin du 4 septembre à l'élection du 24 octobre Le 4 septembre, Salvador Allende obtint le plus grand nombre de suffrages. Ce ne fut pas, contrairement à ce qu'écri­virent des journalistes plus sensibles au spectacle de la rue qu'à la réalité des choses, « un triomphe ». Ce fut même une mau­vaise élection. En 1964, sur deux millions 500 mille suffrages exprimés, Sal­vador Allende, qui représentait uniquement les partis commu­niste et socialiste, obtenait un million de voix (exactement 982122) ; cette fois-ci, ayant reçu l'appui de l'aile gauche démo­crate chrétienne (MAPU), du parti radical, il eût dû obtenir un nombre bien plus important de suffrages, d'autant que, le nom­bre des suffrages exprimés était passé de 2 500 000 à 2 950 000 environ. Il obtint seulement 1 075 616 voix, soit 92 490 de plus. *Ainsi, par le jeu de la Constitution chilienne et grâce à l'obstination des élus démocrates chrétiens, Salvador Allende battu en 1964 avec 38,7 pour cent des suffrages exprimés, sera élu en 1970 avec seulement 36,3 pour cent des mêmes suffrages*. Le véritable vainqueur, Jorge Alessandri, qui aura réuni 1 036 278 voix sur son nom alors que le précédent candidat modéré n'en avait obtenu que 125 112, sera écarté d'emblée par une déclaration du P.D.C. affirmant qu'en aucun cas il n'était question de voter pour lui lors de la réunion du Congrès. La Constitution chilienne prévoit en effet, dans son article 64, que lorsqu'aucun des candidats n'obtient la majorité abso­lue au scrutin populaire, les deux Chambres réunies en Congrès élisent en session publique le nouveau Président de la Répu­blique, en choisissant entre les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix, et cela dans un délai de cinquante jours. 105:148 Les deux candidats ayant obtenu le plus de voix étaient Allende et Alessandri. D'entrée de jeu, les démocrates chrétiens déclaraient qu'il n'était en aucun cas question de voter pour Alessandri, vidant du même coup la Constitution de sa subs­tance, et assurant l'élection d'Allende : celui-ci étant certain de l'emporter que le P.D.C. vote pour lui ou qu'il s'abstienne. Il faut bien souligner que *ce fut là une décision des élus démo­crates chrétiens*, car « la base », les gens des villages et des quartiers, n'étaient pas d'accord, et *les délégations se multi­pliaient pour demander de ne pas élire Allende*, car les menaces des Soviets allendistes avaient commencé à pleuvoir et la crainte à naître. Alors, comme ni Prague, ni Budapest, ni rien n'apprend rien à ces gens-là, les démocrates chrétiens imaginèrent de demander des « garanties » au camarade Allende, garanties qui devaient être inscrites dans la Constitution et qui résume­raient l'idéal « pluraliste » du P.D.C. On assista pendant quelques semaines à un effroyable et fascinant jeu de dupes ; un jeu où les dupes sont heureuses d'être dupes, pourvu qu'on leur permette de sortir dignement de l'estrade. «* Tout ce que vous voulez, mais pas de gifles ! *» Jamais l'immortelle prière que Bernanos place dans la bouche des démocrates chrétiens ne fut mieux « en situation ». Rassu­rons-nous, ils auront aussi les gifles. De sa patte droite, Allende négociait. Des garanties ? Mais oui ! Inscrites dans la Constitution ? Pourquoi pas ? Les délais légaux sont trop longs pour que cela puisse se faire du 4 sep­tembre au 24 octobre ? On trouvera des accommodements. Et les « conditions » démocrates chrétiennes sont avalées : liberté de presse et d'information, système d'éducation pluraliste et démocratique, droits de l'enseignement privé, liberté syndi­cale, force publique uniquement formée de l'armée et de la police. Tout cela est accepté, mais on ne peut s'empêcher de penser au mot -- innocent lorsqu'il fut prononcé -- de Laniel à la Conférence des Bahamas : « La France n'a pas d'avis ; elle se rattrapera à la traduction. » M. Allende, lui, a un avis et il se réserve de le faire connaître à la traduction, nous le verrons plus loin. 106:148 La patte gauche, elle, menace. Dès le 13 septembre, la Confé­dération des travailleurs du Chili, la C.G.T. chilienne annonce une grève générale pour le cas où Allende ne serait pas élu. « Ce sera la riposte décisive des travailleurs face à n'importe quelle tentative séditieuse qui prétendrait s'emparer du triomphe propre et légitime du peuple qui a élu déjà pour président du Chili le Docteur Salvador Allende. » Ce dernier crie au complot. Il a les noms de ceux qui veulent le tuer. Il ne les livre pas mais dispose des enveloppes cachetées contenant ses révélations « pour le cas où... ». (Ce n'est pas lui qui sera abattu mais le général Schneider, chef des forces armées, et le complot ressemble plus à de la provoca­tion qu'à autre chose.) Le 14 septembre Allende lui-même passe aux menaces : « L'Union Populaire paralysera le pays si le résultat du scru­tin présidentiel au Congrès ne confirme pas le triomphe obtenu dans les urnes. » « S'ils prétendent -- les démocrates chrétiens -- provoquer une situation que nous écartons, qu'ils sachent que le pays s'arrêtera, que, comme première démonstration de notre force, il n'y aura plus d'entreprise, d'usine, d'atelier, d'hôpital ou de ferme qui travaillera. Qu'ils sachent que les ouvriers occuperont les usines et que les paysans occuperont les terres. Qu'ils sachent que les employés resteront dans les bureaux attendant la voix et le mandat de l'Union Populaire. Qu'ils sachent par­faitement que nous avons le sens de la responsabilité, mais que nous ferons cependant usage des forces qui représentent un peuple discipliné et organisé. » Et puis, entre deux coups de patte, Salvador Allende parle de l'avenir et explique en conférence de presse comment il comprend les libertés que ce bon M. Frei et ses amis entendent inscrire dans la Constitution. Liberté de presse ? Comment donc. « Allende souligne que ce qui est important c'est que la presse privée, quelle que soit son orientation idéologique, ne remplace pas son devoir fonda­mental, qui est d'informer véridiquement, par la défense d'in­térêts économiques et financiers, qui ne sont pas toujours ceux du pays, et même dans quelques cas -- chose plus grave -- par la défense d'intérêts étrangers. » Liberté d'enseignement ? Pour sûr. « Les collèges particu­liers subsisteront mais seront seulement orientés par l'action de l'exécutif. » Que demandez-vous d'autre, bonnes gens ? L'exé­cutif c'est le Ministère de l'intérieur ; quoi de mieux adapté à l'orientation des collèges privés ? 107:148 Les livres d'études ? Les mêmes, les mêmes vous dis-je ! En­fin : « Allende assure aussi que la plus grande partie des livres d'études qu'utilisent actuellement les étudiants ne seront ni éli­minés ni altérés. » Que voulez-vous de mieux ? Allende assure que ni l'alphabet, ni la géométrie, ni l'algèbre, ne seront marxi­sés : alors ? Notez que cette Conférence de presse s'est tenue le 19 sep­tembre et que, un mois et cinq jours plus tard, les démocrates chrétiens voteront allégrement pour le même monsieur Allende. #### Les conséquences internationales. Le Chili n'est pas une île. Aucune des mesures prophylac­tiques qui ont pu être mises en œuvre dans le cas de Cuba ne peut s'appliquer à un pays qui possède plus de 4 000 kilomètres de frontières terrestres avec l'Argentine, la Bolivie et le Pérou. C'est là ce qui saute aux yeux dès que l'on regarde une carte d'Amérique latine. Mais avant d'examiner les conséquences géographiques de l'élection d'Allende, il faut en envisager les répercussions sur le plan des institutions pan-américaines. L'Union Populaire, dans son programme qui est la charte du nouveau gouvernement chilien, déclare : « Nous dénoncerons l'O.A.S. (Organisation of American States) comme un instru­ment et une agence de l'impérialisme nord-américain, et nous allons lutter contre toute forme de panaméricanisme implicite au sein de cette organisation. » Depuis lors, une déclaration a permis à Salvador Allende de préciser qu'il se servira de l'O.A.S. comme d'une tribune pour dénoncer « l'impérialisme ». Continuons. Le même programme expose : « Nous dénoncerons tous les accords qui limitent notre souveraineté, les pactes d'aide mutuelle, et les pactes que le Chili a signés avec les États-Unis. » Comme le fait remarquer un éditorialiste du *Tiempo* de Bogota : « Parmi de tels instruments diplomatiques, on trouve le traité Interaméricain d'Assistance réciproque de Rio de Janeiro qui établit une solidarité des pays d'Amérique latine en cas d'agression continentale ou extra-continentale. » 108:148 Tout ce qui précède était plus ou moins attendu, et il est inimaginable qu'un programme « de gauche », en Amérique latine, ne comporte pas ces lieux communs du petit progres­siste. Mais il y a plus inquiétant. Le gouvernement d'Union Populaire s'est en effet engagé à promouvoir « un fort sentiment latino-américain et anti-impérialiste *au moyen d'une politique internationale s'adressant aux peuples avant les chancelleries *». Le *Mercurio* de Santiago du Chili fait alors remarquer : « On annonce ainsi sans ambages qu'au lieu de traiter avec les pays étrangers, nous nous entendrons directement avec les peuples, manière d'intervenir dans les affaires intérieures des autres pays ; type d'intervention qui a toujours été répudié dans notre continent. Intervention qui a attiré à Cuba la quarantaine dont il a souffert et qui pourrait nous valoir une sanction similaire, avec des conséquences bien plus graves. » Ainsi définies les hostilités du gouvernement Allende, reste à voir ses amitiés. Elles sont limitées, mais certaines : Fidel Castro tient une place de choix dans le cœur de Salvador Allende et de ses partisans. Dès que fut assurée son avance au scrutin du 4 septembre, le télégramme partit vers La Havane : «* Cuba no esta sola ! *» « Cuba n'est plus seule ! ». Cela va beaucoup plus loin qu'un banal message de solidarité. Si Cuba n'est plus seule, c'est que jusque là elle l'était. C'est l'alignement d'Allende sur les mots d'ordre et les thèses cubaines de la période qui suivit la condamnation des gens de la « micro­fraction » pro soviétique. S'il restait un doute sur ce point, la séance de clôture du Parti Socialiste Chilien, à laquelle prirent la parole le sénateur communiste Volodia Teitelboim, et les socialistes Aniceto Rodriguez et Salvador Allende, ne le laisse pas subsister. « Durant la partie artistique qui précéda les discours, écrit *Prensa Latina*, on écouta des chansons et des poèmes dédiés à Che Guevara (...) Le dirigeant socialiste Aniceto Rodriguez dit qu'il envoyait un message chaleureux au Commandant Fidel Castro, et que la cérémonie devait servir d'hommage au souve­nir du capitaine des capitaines de la Révolution Continentale, le Commandant Che Guevara. » Dans de telles conditions, la situation géographique du Chili prend une importance extraordinaire : les trois mille kilomètres de frontière avec l'Argentine sont, en effet, pratiquement inver­rouillables aux infiltrations d'agents et de commandos castris­tes ; ceux-ci trouveront au Chili une base opérationnelle pour la « révolution continentale » dont les stratèges de La Havane rêvent depuis plus de dix ans. 109:148 Avec le Pérou, les choses seront encore plus simples -- tant, du moins, que régnera à Lima la Junte militaire qui y sévit actuellement. Quant à la Bolivie le général J.-J. Torres sera trop heureux de donner à la « gauche » bolivienne quelques satisfactions pour empêcher le passage des « missionnaires » de la révolution. La seule complication vient de la nature même du terrain : on ne se promène pas dans la Cordillère des Andes comme dans la Sierra Maestra, et les frontières continentales du Brésil sont protégées par une forêt tropicale. #### Les conséquences au Chili même. Au Chili, les « réformes à la sauce marxiste » vont entrer en application. Elles sont déjà dans la rue, si elles ne sont pas encore dans les lois : les Comités de défense de L'Union Popu­laire sont déjà au travail. A peine arrivé au Chili, Uriel Ospina, envoyé spécial du *Tiempo* de Bogota note « qu'on palpe presque la sensation d'un sentiment de culpabilité » qui domine même les partisans d'Allende comme si « poussés dans un chemin sans retour par des pressions extérieures, ils se rendaient compte que, dans leur folle course il y a quelque chose d'anor­mal, quelque chose qui, au fond, n'est pas chilien ». Et le même journaliste ajoute : « On a ici la sensation, non que quelque chose va changer, mais que quelque chose va se perdre. » La nationalisation des mines de cuivre n'est certainement pas ce qui, pour l'instant, est le plus important bien que les conséquences puissent en être catastrophiques à plus longue échéance. Mais cette mesure, promise depuis des années par tous les candidats de gauche a perdu son effet de choc. Tout le monde savait qu'il en serait ainsi. Plus sérieuses seraient les mesures suivantes du plan de l'Union Populaire : nationalisation des banques, du commerce d'import-export, ce qui entraîne la mainmise de l'État sur toutes les activités économiques du pays. Déjà, sentant venir les difficultés accrues par la panique financière qu'a causée sa victoire, Salvador Allende se dresse en accusateur contre son prédécesseur. Les votes démocrates chré­tiens n'étaient pas encore tombés dans l'urne qu'il dressait un bilan catastrophique de la gestion financière du gouvernement Frei : 110:148 Déficit budgétaire de 1200 millions d'escudos ; inflation de 35 % au cours de l'année 1970 ; dette extérieure de 2 400 millions de dollars ; 200 000 chômeurs, etc. Même sur le plan du ravitaillement, Allende prévoit des difficultés, et comme il connaît les recettes marxistes pour gouverner, déjà il dénonce des coupables : latifundistes exportant du bétail chilien, com­pagnies nord-américaines qui n'ont pas payé les dividendes qu'elles doivent à l'État. On voit apparaître le troupeau des cou­pables qui seront livrés aux tribunaux du peuple, tribunaux élus, que prévoit le programme de l'Union Populaire, et celui des responsables étrangers, mais capitalistes, qui serviront d'orne­ment aux futurs discours de Salvador Allende. Discours qui seront pieusement reproduits par une presse enfin domestiquée. Car le premier travail du gouvernement Allende va être de mettre la presse au pas. Toujours dans le même programme de l'Union Populaire le rôle des journaux est clairement défini : « Ils auront un caractère éducatif, qui laissera de côté leur caractère d'organe d'information, en accord avec le principe selon lequel la presse doit coopérer à la formation de la nouvelle société et du nouvel homme au Chili. » C'est là une opération qui a déjà débuté. Le 8 septembre Allende a reçu les membres du Collège des Journalistes chi­liens « dont les membres vinrent lui apporter leur appui ». Les autorités du Collège lui exprimèrent leur désir de voir les jour­nalistes « assumer en liaison avec les autres travailleurs des entreprises de presse la priorité et la direction des divers moyens de communication de masse ». Allende ayant exprimé son accord, les délégués du Collège des journalistes affirmèrent dans un communiqué que : « L'information ample, véridique au service des majorités nationales, qui permette de satisfaire les exigences du peuple n'est possible que dans le cadre de la propriété sociale de la presse, de la radio, de la télévision et du cinéma, et s'il est mis fin aux restrictions qu'imposent les groupes financiers qui contrôlent actuellement la presse du Chili. »  Cet appétit de bâillon qui s'est emparé de nos confrères chiliens est moins extraordinaire pour qui sait que la qualité de journaliste est reconnue au Chili par un Centre National de Formation de Journalistes contrôlé par les communistes, et que, bien évidemment, l'appartenance au parti, ou la réputation de sympathisant facilite l'embauche. 111:148 La suite de cette démarche est facile à prévoir. Les journaux gérés par les journalistes vont se trouver devant un déficit catastrophique par suite de la disparition de la publicité, con­séquence de la disparition des entreprises privées. Il devront demander d'être gérés par l'État. Ce que celui-ci acceptera. Quant à ce qui restera de la presse privée, soumise aux mêmes difficultés économiques mais n'ayant pas la ressource de deman­der la prise en charge de ses dépenses par l'État, elle dispa­raîtra tout uniment. On y aidera d'ailleurs par la menace et la peur. Là encore c'est déjà commencé. Le ministre de l'écono­mie du gouvernement Frei s'est attiré les foudres des partis de gauche pour avoir dit à la radio que l'élection d'Allende avait été suivie d'une panique financière. Ce qui est exact. Par crainte des commandos communistes ou assimilés, la presse libérale s'est autocensurée et personne n'a parlé de panique, de crise, ni même de finances. « Parler aujourd'hui au Chili de panique économique est un crime de lèse-patrie qui figure au catalogue des grandes sanc­tions communistes », écrit Uriel Ospina dans *El Tiempo*. Une telle évolution ne doit étonner personne. Seuls ceux qui en lisant ne comprennent pas ce qu'ils lisent pourront être surpris. Depuis longtemps le camarade Gustavino, député com­muniste, avait annoncé le sort réservé à la presse libre, si lui et ses alliés prenaient le pouvoir : « Nous ferons qu'elle s'éteigne peu à peu comme une bougie qui commence à manquer d'oxygène. » C'est là ce qui se passe. L'oxygène vient de manquer. *Fiat Nox !* #### Au Mexique : la mort de Lazaro Cardenas. Disons-le tout de suite : avec Lazaro Cardenas disparaît un assez vilain bonhomme. Il serait trop long de revenir sur ses premières années politiques et sur son ascension vers le pouvoir à l'ombre de Plutarco Elias Calles. 112:148 Devenu président de la République en 1934, son premier soin fut de faire cueillir son protecteur par quatre gendarmes et de l'envoyer réfléchir de l'autre côté de la frontière. J'ai sous les yeux une affiche de 1935 représentant Lazaro Cardenas en bleu de chauffe. Il tient dans la main droite un marteau et dans la main gauche une faucille. La légende : « Forgeant une nouvelle vie. » Cette image retrace mieux l'action de Lazaro Cardenas que le plus long des discours. Ayant expulsé Calles, il chercha un appui contre les intrigues des partisans de l'ancien chef de l'État. Il le trouva en Lombardo Toledano ; de cette alliance naquit l'étonnante fortune de ce dernier. Lombardo Toledano devint un temps le chef incontesté de tous les syndicats sud-américains pour le compte de Moscou. Sous la présidence de Lazaro Cardenas, la lutte anti­religieuse commencée sous le règne de Calles prit un autre tour mais ne cessa pas. La liste des spoliations, assassinats, attentats commis de sang froid contre des catholiques parce que catho­liques, occuperait des pages et des pages de cette revue. Toujours sous sa présidence, Léon Trotski fut assassiné dans la banlieue de Mexico. Cela permit à Lazaro Cardenas de s'élever contre cet assassinat, mais ne l'empêcha pas de recevoir et d'accepter par la suite le Prix Staline de la Paix. Les notices publiées à l'occasion de sa mort en font un précurseur de Fidel Castro (Cf. *Le Monde* par ex.) et dépeignent la nationalisation des pétroles mexicains comme une opération destinée à contrecarrer « l'impérialisme américain ». C'est là une vue qui tient plus de la propagande que de l'histoire. Ce furent en définitive des Anglais qui payèrent les frais de cette nationalisation, et on peut y voir le dernier acte d'une longue querelle entre La City et Wall Street. Les compagnies améri­caines protestèrent, bien sûr, mais le gouvernement de F. D. Roosevelt appuya Lazaro Cardenas. « Mon gouvernement, écrira Cardenas à l'ambassadeur des États-Unis Daniels, considère que l'attitude adoptée par le gouvernement des États-Unis d'Amérique, dans l'affaire de l'expropriation des pétroles, confirme une fois de plus la souve­raineté des peuples de ce continent, que l'homme d'État du plus puissant pays d'Amérique, S. E. le président Roosevelt, a sou­tenue avec tant d'enthousiasme. » 113:148 La nationalisation datait du 13 mars 1938 ; cette lettre, du 31 mars de la même année. Vers la fin de sa vie Lazaro Cardenas manifesta une sym­pathie active pour la révolution cubaine. On le vit à la tête de manifestations castristes. Il fonda un mouvement politique qu'il se refusa toujours à transformer en parti, fidèle malgré tout au pacte non-écrit de ce que l'on appelle au Mexique « la famille révolutionnaire », et qui veut qu'un ancien président de la république ne cause jamais d'ennuis à un de ses successeurs. #### Ce qui se passe en Colombie. Voici une nouvelle extraite du *Tiempo* de Bogota en date du 7 octobre 1970. Nous donnons la traduction complète de l'ar­ticle : A la Javieriana, semaine culturelle révolutionnaire. -- *Dans un effort pour faire de l'universitaire un authentique porte-parole des besoins des secteurs étudiant et populaire, l'Uni­versité Javieriana grâce au* « *Bienestar Estudiantil *» *est en train de réaliser une semaine culturelle orientée vers l'infor­mation des étudiants sur la révolution et les mouvements contestataires.* *Ciné Popular Colombien, en plus de la projection de nom­breux documentaires révolutionnaires comme :* « *Assaut *»*,* « *La Manche du 28 février *»*,* « *Les étudiants me plaisent *»*,* « *Colombie 70 *»*,* « *Carvalho *» *et* « *Camilo *»*, a collaboré à la projection d'un film illustrant les révoltes étudiantes de la cité de Mexico et de la répression policière sur la Place des Trois Cultures, et d'un autre court métrage sur les journées de mai 68 à Paris. En plus des films, le programme universitaire comprend des représentations théâtrales, des débats et des tables rondes. Le programme d'aujourd'hui comprend les courts métrages* « *Camilo *»*,* « *Los Andes *» (*sur les indiens arhuacos*) *et* « *En fonction du théâtre *» *à partir de 11 h. 30. Le groupe de théâtre Ethos de l'Université Javieriana présentera à 7 heures du soir :* « *Un paillasse qui meurt le 31 février *»*.* (*...*) *Finalement, vendredi, jour de clôture de la semaine culturelle, sera représenté* « *L'histoire du Zoo *»* ; et un festival de chansons contestataires aura lieu à la cafeteria centrale. *» 114:148 Pendant que les étudiants de l'Université Pontificale Ja­vieriana (c'est là son titre exact qui ne sert plus que dans les annonces publicitaires) cultivaient la révolution, l'armée colom­bienne engageait une campagne contre les guérilleros. Faudra-t-il beaucoup s'étonner et crier au scandale si, après avoir enterré quelques-uns de leurs camarades, les soldats colom­biens envoient un beau jour quelques grenades en direction de ladite université ? #### Le coup d'État bolivien. Faut-il dire *le* ou *les* coups d'État boliviens ? Ce pays qui possédait déjà le record des pronunciamientos (un gouvernement n'y dure en moyenne que huit mois) vient d'en battre un nou­veau. Il a eu six chefs de l'État en 48 heures, y compris, il faut bien le dire, un chef d'État tricéphale : triumvirat comprenant un général des forces terrestres, un général d'aviation et un contre-amiral. Cette composition ne prêterait nullement à sourire si la Bolivie n'était un pays sans accès à la mer, par suite, sans marine. Le schéma des événements peut se présenter ainsi : le détenteur à titre précaire du pouvoir, général Ovando Candia, représentait le type parfait du velléitaire dont on ne peut savoir s'il gouverne à droite avec des idées de gauche ou à gauche avec des idées de droite. Après avoir nationalisé les biens de la Gulf Oil Company et affirmé qu'il ne l'indemniserait pas, il renvoyait son ministre des mines, principal artisan de cette nationalisation, et envisageait de verser cent millions de dollars d'indemnité ; après avoir levé le poing au défilé des mineurs, il réprimait les tentatives de guérillas et expulsait quelques curés progressistes. Tout cela n'était guère sérieux. Un coup d'État eut donc lieu, et le général Ovando Candia, après avoir affirmé qu'il lutterait contre les rebelles, céda le pouvoir au général Miranda. Le général Miranda ne resta au pouvoir que quelques heures ; devant l'hostilité de certains chefs de corps, il remit le pouvoir au fameux triumvirat dont nous avons parlé plus haut. 115:148 Ce triumvirat disparut avec la même vitesse que le général Miranda. Un nouveau compétiteur était apparu : le général Jose Juan Torrès, (J.J. Torrès ce qui donne en espagnol Jota Jota Torres). Le général « Jota Jota » se présentait comme un homme de gauche. Il gagna ainsi la sympathie des étudiants et des mineurs ; son mouvement prit en quelques heures de l'ampleur et le général aviateur préféra siéger dans son gouvernement que de rester dans le triumvirat. Ce fut pour les deux autres le coup de grâce. Le marin retourna... à quoi ? On se le demande ; quant au général de l'armée de terre, il disparut dans une ambassade étrangère. L'aviateur fit mitrailler le palais présidentiel et le général « Jota Jota » vint faire un discours au balcon. Ce fut pathétique à souhait : « Mon peuple, mes forces armées, s'écria-t-il, je jure de remplir votre mandat en me mettant à votre service exclusif et total. » Le peuple applaudit. Les étudiants applaudirent. On oublia que le général « Jota Jota » avait pris une part active -- comme tous les autres généraux boliviens -- à la lutte contre Che Guevara, et on s'embarqua pour la république socialiste et militaire bolivienne. Cela ne dura pas plus longtemps qu'un triumvirat. Le lendemain, un régiment se déclara fortement opposé au mar­xisme et au castrisme. Les autres chefs de corps, consultés par le ministre de la guerre, étaient dans les mêmes sentiments. Le général J. J. Torrès entreprit alors un virage sur la droite et l'armée de libération bolivienne (E.L.B.) fit publier dans la presse cubaine une déclaration stigmatisant ce nouveau gou­vernement de « gorilles ». En attendant le nouveau coup d'État, on en est là. Date : 3 novembre 1970. Jean-Marc Dufour. 116:148 ### François Mauriac *Journal des temps difficiles* par Henri Rambaud #### 1^er^ septembre Mort de Mauriac. Le plus grand talent littéraire d'au­jourd'hui, oui, je n'hésite pas. Par la qualité, et par l'étendue aussi de son œuvre, cette seconde considération n'étant pas négligeable ; car c'est par là que Montherlant, plus grande nature, écrivain de plus de race et capable d'aller aussi loin dans la peinture du mal, sachant mieux que Satan est « le grand pourrisseur » (voir *Aux Fontaines du désir*), doit néanmoins lui céder. Tandis que Mauriac est resté sur la brèche jusqu'au bout, et, ce qui est bien davantage, sans vieillissement, si j'en juge par le peu que j'ai vu de ses derniers écrits. Et quel art de mener de front œuvre et carrière, comme choses d'égale importance, celle-ci conduite jusqu'au sommet des honneurs ! Une vie comblée comme pas une, je ne dis pas heureuse, cela on ne sait jamais et, si triomphale que Mauriac se soit appli­qué et ait réussi à faire la sienne, elle a certainement eu ses croix, comme toutes les vies. La trace en est même assez visible dans ses ouvrages. Je me demande le rang que la postérité lui assignera. Qu'elle le voie dominer notre époque de vaches maigres, aucun doute. Mais son œuvre, où la situera-t-elle parmi les œuvres éternelles ? Elle y aura sa place, c'est sûr. Moins haute, j'en ai peur, qu'il ne paraît à la plupart des regards d'aujourd'hui ; et je croirais que lui-même en avait le sentiment, dont je le loue­rais. 117:148 Ce n'était pas uniquement fausse modestie s'il parlait du nom qu'il laisserait d'un air détaché, Certes, il savait son œuvre plus solide qu'il n'affectait de le penser, il ne doutait pas qu'elle ne fût promise à la durée, et il avait raison ; mais je ne jurerais pas que ce ne lui fût secrète épine de savoir aussi que quelque grande que fût son œuvre, sa gloire était plus grande encore et que l'avenir la rabattrait à la mesure de ses mérites : il s'était trop âpre­ment voulu de ceux qui, selon l'Évangile, *receperunt mer­cedem suam*, pour que sa mémoire n'eût pas à rembour­ser. « Je lancerai mes romans comme le chocolat Potin », aimait à dire sa vingtième année : le mot est dans la version de *Commencements d'une vie* publiée par *Le Figaro litté­raire* et, s'il a disparu du volume, c'est qu'il y a des confi­dences qu'il vaut mieux ne pas laisser courir. Je le vois, pour moi, comme le plus illustre, à juste titre, des épigones de la grande, très grande génération, -- la plus éclatante à ce jour dont aient été gratifiées les lettres françaises, car ni la première ni la seconde du XVIII^e^ siècle, ni le romantisme ne présentent autant de natures géniales venues au monde en si peu d'années, -- génération de Barrès (1862), de Claudel (1868), de Maurras (1868), de Proust (1871), de Valéry (1871), -- de Gide aussi (1869), quoiqu'il me soit arrivé d'appeler celui-ci « le plus petit des grands », mais c'est beaucoup déjà d'être du nombre, et Mauriac n'en était pas. Il serait injuste de l'appeler inversement « le plus grand des petits », mais les noms que je viens d'écrire parlent assez haut : Mauriac n'était de la taille d'aucun de ceux-là. Valeur indiscutable cependant, par ce qu'une intelli­gente économie de ses dons a tiré du remâchage obstiné de son drame intérieur. Et j'entends bien que Gide n'a fait que cela toute sa vie, mais l'art de Gide était d'une bien autre diversité, plus appliqué, plus inventeur ; disant tou­jours la même chose, quel génie n'en est là ? il se répétait moins ; et l'esprit aussi avait plus d'amplitude, plus de rigueur. Tous deux aimaient la vérité, mais la passion la voilait moins souvent à Gide qu'à Mauriac, je parle du regard intérieur ; car il reste à la charge de Gide, point à celle de Mauriac, moins retors étant moins subtil, que ne consentant pas à se montrer tel que sa conscience lui disait être et ne voulant pas avoir à s'accuser de mensonge, s'il n'écrivait presque rien de contraire au vrai encore dé­ployait-il tant d'adresse à recouvrir des prestiges d'une feinte transparence sa véritable pensée qu'il induisait par là le lecteur à l'absoudre, quand lui-même se savait cou­pable : trompant ainsi délibérément. 118:148 Et l'homme aussi a moins bien vieilli que Mauriac. Mais on poursuivrait sans fin le parallèle : dans l'ordre de l'esthétique, sur presque tous les points, l'avantage est à Gide. Il n'empêche que le moraliste, chez Mauriac, était dans ses limites d'une clairvoyance aiguë. Il n'était pas de nature généreuse, c'était la marque en lui du péché d'origine, et cet esprit de possession lui a longtemps fermé (jusqu'à *La Pharisienne,* il me semble) l'intelligence du véritable amour, qui est don de soi. Mais comme il connaissait bien ses fai­blesses ! Dans son atroce vision de l'humanité, que de pro­fondes percées ! Jusqu'à celle-ci, que le péril, pour lui, était de perdre la foi en l'homme comme d'autres perdent la foi en Dieu. C'est là qu'était la faille, en effet : dans sa terrible pente au mépris, ce n'est pas assez dire, à la méchanceté. Ses victimes en ont su quelque chose. Pas d'écrivain plus habile à discerner chez l'homme qu'il vou­lait abattre, -- parfois, mais pas toujours, un rival ou qui aurait pu le devenir, -- l'angoisse secrète et à choisir l'en­droit pour y pousser, férocement, la pointe qui ferait mal. Il y trouvait double jouissance, à la douceur de faire souf­frir, le grand signe à ses yeux, de la domination d'un être sur un autre, se joignant le sentiment qu'il ne faisait (littérairement) rien de mieux. Et il est bien vrai qu'à ce jeu l'homme de lettres qu'il était jusqu'au bout des ongles gagnait à tous coups. Ses polémiques pouvaient être in­justes, elles n'en avaient que plus d'éclat. Un seul exemple : son article sur le *Bacchus* de Cocteau, d'une verve enivrée de l'aubaine qu'était pour une nature comme la sienne, de venger l'Église insultée et, du même mouvement, joignant au devoir le plaisir, glisser à l'oreille d'un ami (et de son public) : « Comme s'il n'éclatait pas à tous les yeux que, malin comme un singe, ta torture est de savoir que tu n'as pas de génie ! » Mauriac s'en donnait à cœur-joie sur le thème, et lui eût-on fait remarquer le lendemain qu'il avait été cruel : « Mais voyons, cher ami ! je n'ai fait que lui dire ses quatre vérités. Il faut savoir supporter cela. Et je lui ai donné (ou « lui donnerai », les dates m'échappent) ma voix à l'Académie. » 119:148 Et pourtant, -- oui, pourtant, car tout de même cette dureté de cœur gêne, -- Mauriac ne mentait pas en disant aimer plus que tout Jésus-Christ. Il filait bien un peu la cantilène, sourde inquiétude de tout artiste catholique, mais il faut le dire parce que c'est vrai, le ténor ne jouait pas un rôle, le chant s'élançait des profondeurs d'une âme qui, bien au-delà de la simple sincérité, éprouvait avec une force extrême que le centre du christianisme n'est pas sa morale, mais la personne de Jésus-Christ ; et c'est vérité encore qu'à cette personne humaine et divine, il voulait, comme Pascal, « soumettre tout son être ». Il n'en était pas là ? Sans doute. Ni moi. Ni personne. Il n'y a que la Vierge qui l'ait fait, et elle n'en revendiquait pas le mé­rite : *quia fecit mihi...* Du moins, car cela aussi doit être dit, cette intime volonté de Mauriac ne manquait pas d'actes pour l'authen­tiquer. Il a fait tout ce qu'il a pu pour sauver Brasillach, et il y avait du mérite, Brasillach l'ayant traité durement. Et tant s'en faut que ç'ait été son seul appel à la clémence. Il y en eut même de plus heureux. Je ne sais si l'on a déjà conté celui-ci, qui lui fait grand honneur. Jouhaud devait être exécuté le lendemain. Suppli­cations de toutes parts de la famille, et notamment coup de téléphone à Massis, qui se trouvait alors chez Armand Lardanchet (je tiens le récit de Mme Lardanchet). Massis ne pouvait que se récuser, une démarche de lui n'avait aucune chance d'aboutir : il ne voyait que Mauriac qui, peut-être, aurait assez d'influence, il allait se rendre immé­diatement chez lui. Sans perdre une minute, Lardanchet l'y conduit. Il attendait dans sa voiture le résultat de l'en­tretien quand les deux hommes redescendent. Mauriac avait demandé d'être reçu d'extrême urgence, il l'avait obtenu malgré l'heure tardive. La voiture repart pour l'Élysée quand Mauriac en ressortit, la grâce était acquise. #### 2 septembre Pensé tout ce jour au portrait que je dessinais hier de Mauriac. Bien sûr, je n'avais pas de sympathie pour l'homme et je ne conteste pas qu'il n'y paraisse, mais je ne peux le peindre que comme je l'ai vu. 120:148 Au demeurant, je ne doute pas qu'il n'eût, non pas comme tout le monde, mais mieux que personne, ses gentillesses. Il était de nature féline et, dès qu'il le voulait, devait exceller dans l'art d'être câlin. Dommage que ce ne soit pas le Mauriac que j'ai connu. Ou plutôt, non, point de regret : je m'y serais laissé prendre. Je conviens aussi que je n'étais pas de ses familiers ; pas du tout. De rares rencontres seulement, qui se compte­raient, je crois, sur les doigts de la main ; peu significatives pour la plupart. N'empêche, j'avais depuis longues années de quoi le bien connaître. Il y avait ses livres, lus avec grande attention à l'âge où l'on croit nécessaire de se tenir au courant, et d'ailleurs c'est chose bonne à cet âge ; il y avait ce que me contaient ses amis. Et il y eut, plus tard, des silences fort éclairants. Ce n'est pas le peu que j'ai recueilli de ses lèvres qui pèse. J'ai pourtant gardé mémoire d'un propos d'un certain intérêt pour l'histoire de sa vie intérieure. *Destins* (1931) venait de paraître. « Vraiment, me demanda-t-il, trouvez-vous le livre si pervers ? » Je voyais bien la réponse sou­haitée, mais en ce temps-là j'étais toute candeur, et puis je n'ai jamais aimé dire le contraire de ma pensée. « Mon Dieu, oui, assez », répondis-je donc. Alors lui : « Vous avez raison, j'étais en pleine révolte. » C'est le même jour qu'il me dit qu'il lui avait été pro­posé d'écrire une vie de Pascal. Et moi, sottement, car j'aurais dû me souvenir de sa *Vie de Jean Racine* (1928), si neuve et si pénétrante, un chef-d'œuvre ; mais je pen­sais à l'érudition qu'une solide biographie requiert : « Et vous avez refusé ? » La réponse partit d'un trait : « Mon cher, c'est une affaire de cent mille francs. » (Les écono­mistes calculeront l'équivalence.) Je ne dis pas que le propos soit en lui-même choquant : des l'instant qu'écrire est une industrie, il faut bien prêter attention à ces choses, et je ne me scandalise pas non plus qu'un écrivain se vende cher, s'il le peut, pourvu qu'à l'exemple de ces dames de qui c'est l'honneur d'avoir un amant de cœur, il sache aussi se donner pour rien : dernière et très précieuse survi­vance d'amateurisme dans des activités qui répondent mieux à leur essence en n'étant pas exercées pour de l'argent, qui tendra nécessairement à la dégrader ; mais il faut bien vivre. 121:148 Le principal n'en reste pas moins la qua­lité de la marchandise, et là point de reproche à Mauriac : il ne bâclait pas, comme aussi je crois très volontiers qu'il était capable, dans les occasions, d'écrire gracieuse­ment sans verser pour cela dans la négligence. L'intérêt de la réplique est dans sa spontanéité. Elle peint l'homme, qu'on ne comprendrait qu'à demi si l'on oubliait qu'il l'était d'affaires autant que de lettres. Nos relations commencèrent à se gâter secrètement avec l'article que j'écrivis dans *La Revue universelle* sur sa *Vie de Jésus* (1939). Je ne lui plaignais pas la louange ; mais aux fleurs dont je le couvrais, se joignait le regret qu'il n'eût pas fait briller autant qu'il eût convenu la divinité du Christ, et j'en fournissais un signe péremptoire : le livre sautait à pieds joints la page de saint Jean où la Seconde Personne s'adresse le plus intimement à la Pre­mière : pas un mot de la « prière sacerdotale ». J'ai lieu de croire que Mauriac fût piqué qu'un cadet sans autres titres que son œuvre future, comme il l'écrivit de Camus du temps de son obscurité, se permît de le censurer. Je n'eus de lui, tardivement encore et, de plus, à la prière de Massis, qu'une carte de visite, me remerciant du jugement « si indulgent », porté sur l'ouvrage. Mais la critique fut retenue : une « nouvelle édition augmentée » comblait bientôt la lacune, sans qu'à vrai dire le béquet témoignât d'autre chose que de bonne volonté. Mauriac ne se doutait pas que, cette même année, sa pensée occupait la mienne comme elle ne fit jamais par la suite... De même que *Souffrances du chrétien* avait été écrit pour la collection de *Suppléments* dirigée par André Billy comme *Supplément au* « *Traité de la concupiscence *»*,* j'écrivais à mon tour un *Supplément à* « *Souffrances du chrétien *»*.* De Bossuet à Mauriac, de Mauriac à moi-même ; cette espèce de généalogie décroissante m'amusait. Peu m'importait que l'ouvrage comptât dix années. La promptitude peut être requise pour l'action, en art c'est d'exceller qu'il s'agit, c'est l'excellence qui fait durer, et pour moi le chef-d'œuvre était toujours là : ne me heur­tant, ne me hérissant pas moins qu'il n'avait fait dans la *Nouvelle Revue Française* d'octobre 1928. Je ne dis pas assez : ma révolte était plus violente encore, plus réfléchie aussi, surgie enfin de l'intime de mon être. 122:148 Car ma pre­mière lecture ne m'avait pas donné l'idée d'une réponse. La pensée ne m'en vint que lorsque Mauriac reprit l'opuscule en édition courante, augmenté de *Bonheur* et d'*Encore le bonheur* (1931). J'eus à écrire du recueil. Je n'étais pas à mi-chemin de mon travail que je devais me rendre à l'évi­dence : ce que j'avais à dire sur le sujet ne tiendrait jamais dans l'espace d'un article, la détestable théologie de ce poi­gnant gémissement appelait une réplique d'égale dimen­sion, et, pourquoi pas ? de même forme. Pourtant cette fois encore, j'ajournai : j'avais peu de loisirs et, quoique l'ouvrage fût nettement conçu (mais que c'est peu !), ne me sentais pas assez impérieusement pressé de passer à l'exécution. Je devais apprendre entre temps que la publication de la *Nouvelle Revue Française* n'avait pas ému moins que moi les plus intimes amis de Mauriac, quoique autrement *Souffrances du chrétien* me cabrait par son indistincte réprobation de la chair, dite « le mal » jusque dans son usage légitime, c'était l'homme qui les inquiétait : reli­gieusement, où en était-il, pour avoir porté pareille plainte contre le christianisme ? La confidence me fut faite par Charles Du Bos, en janvier 1934, dans le train qui nous ramenait de Davos, où l'un et l'autre nous étions rendus pour entourer d'affection et de prières la fin pieuse de Marcelle Sauvageot. Comme j'exposais à Charlie ce que j'avais en tête, il me conta que Maritain et lui, angoissés de surprendre dans la voix de Mauriac des résonnantes si peu chrétiennes, lui avaient demandé un entretien. Date prise pour déjeuner tous les trois, et là, Maritain sans plus de détours : « François, êtes-vous encore chrétien ? » Mauriac était resté un instant silencieux, puis gravement : « Oui, je crois pouvoir dire toujours que je tiens à Jésus-Christ plus qu'à tout. » Mari­tain et Du Bos l'invitèrent alors à se mettre entre les mains de l'abbé X..., tenu par tous deux pour un maître en ma­tière de direction : jugement dont, pour ma part, j'ai des raisons d'être moins assuré, mais cela, c'est une autre histoire, qui n'a rien à voir avec Mauriac, non plus d'ail­leurs qu'avec moi-même. 123:148 Le commentaire que Du Bos joignit à son récit mérite bien aussi d'être rapporté : « Songez qu'il s'agissait d'un homme engagé dans la grande crise de sa vie. » Je com­prends mieux aujourd'hui que je ne fis sur l'instant de quelles profondeurs d'une âme *non ignora malorum* lui venait cet accent d'humaine compassion : dix ans plus tôt, lui-même, quoique moins gravement, avait traversé des moments plus ou moins similaires. Je le dis à son éloge : sa noblesse (et pas seulement la sienne, son Journal est là pour l'attester) leur avait donné la seule conclusion qui fût digne. Cependant, j'attendis encore : je ne me mis sérieuse­ment à mon livre que quatre ans après ce voyage de Davos et, quand il parut, en 1945, *Supplément à* « *Souffrances du chrétien *» n'était plus le titre que de la première partie : l'éditeur n'en avait pas voulu sur la couverture, et, comme de fait, cette partie était la seule à dialoguer avec Mauriac, je ne lui donne pas tort. Je suis moins content de n'avoir trouvé pour l'ensemble que *La Voie sacrée* ([^48])*,* qui aujour­d'hui ne me paraît pas exempt de quelque emphase. Tiré à 3500, l'ouvrage fut épuisé en peu de mois sans grande publicité et normalement aurait dû être réimprimé. Mais je n'ai jamais eu de chance avec mes éditeurs effectifs ou éventuels : celui-ci l'était devenu du fait de la guerre, et, au fond, me dit un jour Massis, qui avait travaillé pour lui, l'édition ne l'intéressait pas. Ou peut-être n'aimait-il pas ce que j'avais fait ? Je me le suis souvent demandé. Tou­jours est-il qu'il n'y eut pas de second tirage. Je le regrette doublement : je me suis relu il y a deux ans et ne trouve pas que cette *Voie sacrée* fasse si piètre figure en face de *Souffrances du chrétien.* A la vérité, je n'y dépendais de Mauriac qu'en apparence, quoiqu'il n'ait pas manqué de simples pour me féliciter de mon livre « sur Mauriac ». Les gens ne savent pas lire : Mauriac ne m'était qu'un prétexte. Je le comblais d'égards (j'en mettrais moins aujourd'hui), je discutais très sérieusement ses thèses, mais mon affaire était d'exposer mon idée de l'amour, à savoir qu'un amour partagé n'est pas un amour, mais deux amours, celui de l'homme et celui de la femme, et que ces deux amours n'ont pas le même caractère, que la relation qui les unit est essentiellement irréversible : 124:148 relation dont je voyais le sublime modèle non seulement dans les noces du Christ et de l'Église, celle-ci soumise, celui-là pour elle donnant sa vie, mais plus lointainement dans la mysté­rieuse dépendance (*genitum, non factum*) de la Seconde Personne à l'égard de la Première, jointe à une égalité poussée jusqu'à la consubstantialité (*consubstantialem Patri*). Oui, je sais, la dépendance de la femme n'est pas dans les idées du jour. Ce n'est que la doctrine de *l'Épître aux Éphésiens.* J'avais espéré que Mauriac accepterait le débat. Ce m'eût été de grand secours. Il n'eût garde, se souvenant sans doute de ce que Barrès avait fait pour ses *Mains jointes* et crai­gnant que, proportions réduites de part et d'autre, la consé­quence ne fût la même. En réponse à l'envoi du volume, accompagné d'une lettre où je lui demandais de ne pas s'offenser de la controverse et de me garder son amitié, je ne reçus qu'un billet d'une dizaine de lignes, pour me dire « combien il avait été touché, mais plus encore étonné, par mes scrupules » et, d'une phrase, juger saine ma réac­tion « devant son pessimisme, sa défiance de la chair ». « La vérité, ajoutait-il, c'est que pour chaque être humain, et même pour chaque chrétien, il ne s'agit pas du même problème » ; et, tout aussitôt, me redisait « toute sa gra­titude et toute son amitié »... A ne rien celer, Claudel ne me fut pas plus serviable. Je l'entends encore me dire, au souvenir des conférences que, devant lui, j'avais faites à Gand sur son œuvre : « Je vous ai tant d'obligations ! » Mais alors je ne lui deman­dais rien. Quand je vins à Brangues le prier d'être assez aimable pour donner sur cette *Voie sacrée* un article que les *Nouvelles Littéraires* offraient de lui payer le prix qu'il fixerait (il est vrai que l'ami qui m'accompagnait et à qui j'eus le tort de laisser la parole omit ce détail), il refusa. D'ailleurs par indifférence, simplement. Et Dieu sait les magnificences qu'il eût tirées du thème ! Je ne demandai rien à Valéry : ce n'était pas son rayon. Mais lui eussé-je adressé même requête, je l'ai assez connu pour savoir que cet homme délicieux et bon l'eût agréée. Pourquoi me suis-je laissé aller à conter ces mesqui­neries ? Parce que je voudrais que ce *Journal* fût aussi vrai que possible, et puis j'arrive à l'âge où il sied d'écrire ses *Mémoires* et d'y montrer sans les farder grands et petits. Mettons que ce soit une page de ceux que Mauriac ne nous a pas donnés. 125:148 #### 3 septembre Je n'ai pas encore conté le plus beau, qui acheva de m'éclairer, je ne dis pas sur les sentiments que Mauriac me portait, lesquels, je pense, ne tenaient pas plus de place dans son cœur que dans le mien, mais sur son comporte­ment à l'égard de plus grand que lui et que moi. C'était peu après la mort de Gide et l'essai qu'elle me fit écrire était sur le point de paraître : longue introduction au récit, par François Derais (je lui laisse son pseudo­nyme), *alias* le « Victor » du *Journal,* du séjour que Gide avait fait à Tunis chez ses parents, les deux textes étant réunis sous ce titre : *L'Envers du Journal de Gide.* Le sujet était délicat, j'avais jugé la publication du document nécessaire : Gide faisait sonner trop haut son horreur du mensonge pour qu'on laissât passer l'occasion de le prendre en flagrant délit de ce qui ne se pouvait appeler que men­songe par omission. Ma préface faisait la moitié du volume. Je n'y montrais pas seulement qu'en dépit de sa prétention de tout dire. Gide, comme tout le monde, cachait. J'y soutenais que son principal péché n'était pas ces faiblesses de la chair dont il faisait étalage, mais son intraitable orgueil. Il avouait bien ses fautes (pas toutes), mais sans humilité ni repentir, sans confession de sa culpabilité, et, par ce refus de recon­naître leur laideur, pourtant présente à sa conscience, man­quait gravement à la sincérité dont il se targuait. Juge­ment que devait encore aggraver la seconde édition de l'ouvrage, augmentée d'une postface, où, poussant plus loin l'analyse de cet auteur difficile entre tous, je voyais en lui le type du pharisien, quoique paradoxalement, par l'aveu même de ses fautes fait tout juste pour bien montrer qu'il n'était pas « comme le reste des hommes », qui ne commettent pas moins de turpitudes, mais les dissimulent. 126:148 J'y peignais ainsi Gide comme un hypocrite, en ce que, se sachant coupable, il se baillait pour le parangon de l'hon­nête homme ; mais, ajoutais-je, cette hypocrisie avait cette originalité qu'il voulait qu'elle fût percée par quelques-uns et que finalement, son œuvre de mieux en mieux lue, avec le temps, la postérité sût qu'il avait conscience d'être un hypocrite : parce que la clairvoyance est une supériorité. Cependant, quelque sévère que fût ce jugement, mon essai n'était pas d'un ennemi. Je n'y voulais que dire la vérité, toute la vérité, sans plus d'hostilité que de ménage­ment... Et certes, que cette vérité ne fût pas belle, il va de soi, et cela ressortait assez nettement de l'image que je donnais de Gide. Je tenais ses responsabilités pour tout autres que légères, et le disais ; mais je ne pensais pas que mon rôle fût de requérir, il était de montrer, et davantage, j'entendais que la réprobation elle-même qui s'imposait s'inspirât de cette *caritas non ficta* qu'un chrétien doit même aux criminels. C'est aussi que j'avais mes raisons pour que celui-ci me fût particulièrement cher. Je n'y puis rien, mais c'est ainsi : plus qu'aucun autre écrivain, Gide aura formé ma jeunesse. Elle ne l'a pourtant jamais pris pour directeur de conscience, ni seulement pour maître à penser ; au contraire, s'il m'a enseigné, c'est en m'obligeant perpétuel­lement à me demander jusqu'où il avait raison, où il com­mençait d'avoir tort. Mais la contestation prolongée peut tisser entre les esprits des liens aussi profonds que l'assen­timent : sans avoir fait que l'entrevoir (je ne voulais pas le connaître pour rester libre d'en écrire comme je l'en­tendrais), j'avais trop vécu avec son œuvre, je lui devais trop pour qu'il m'apparût autrement que comme un frère qui a mal tourné et ma croyance à la réalité de l'enfer éternel ne pouvait considérer qu'avec une horreur pleine de compassion qu'un homme de qui je me sentais si proche eût eu conscience aussi claire d'être la dispute du Christ et du Diable, si bien connu qu'il tenait entre ses mains de servir l'un ou l'autre, et finalement -- mais quel téméraire prétendra savoir ce qui s'est passé plus loin que nos regards ne peuvent atteindre ? -- fait le mauvais choix. 127:148 Tel était donc l'esprit dans lequel j'avais écrit la part qui me revenait dans *L'Envers du Journal*. Je souhaitais naturellement qu'il fût parlé de l'ouvrage et rien n'était plus désirable qu'un article de Mauriac. Je pensai ne pou­voir mieux l'obtenir qu'en passant par le P. Maydieu, que j'aimais bien et qui m'aimait bien, quoique nos positions fussent fort éloignées : il m'avait un jour reproché de trop peu me soucier de faire parler de moi, c'était l'occasion de le mettre à contribution, je ne dis pas à l'épreuve : je savais qu'il comprendrait le besoin où j'étais et voudrait m'aider. Je tombai on ne peut mieux. Le dernier numéro paru de *La Vie intellectuelle* contenait sur le *Thésée* de Gide un article de Bernard Guyon ([^49]) qui avait valu au P. Maydieu une lettre indignée de Mauriac. Je m'en rappelle assez bien les premières phrases (car le P. Maydieu me la montra, je l'ai vue de mes yeux). A peu de chose près : « Mon cher Père, je reçois le numéro de *La Vie intellectuelle* et suis frappé de stupeur. Ne savez-vous pas qui est Gide ? N'est-ce donc rien que de corrompre des enfants ? Que faisons-nous des enseignements de l'Évangile ? Mon Père, croyons-nous ou faisons-nous semblant ? Je me le demande parfois avec des larmes. » Suivaient une quinzaine de lignes dont je n'ai pas gardé de souvenir aussi précis, mais seulement le senti­ment qu'elles étaient fort éloquentes... La réponse du P. Maydieu n'était pas encore partie. Je me la rappelle moins bien (car il me la fit lire aussi) tout ce que j'en puis dire est qu'elle développait assez lon­guement les raisons qu'il avait eues de publier l'article et proposait à Mauriac de faire paraître leurs deux lettres dans un prochain numéro. Il ajouterait un post-scriptum pour présenter ma requête en disant à Mauriac l'intérêt qu'il y avait à me venir en aide, et je ne doute pas qu'il ne l'ait fait. Il ne me donna aucune assurance, mais avait bon espoir : « Avec Mauriac, on ne sait jamais. Mais tout ce qui touche à Gide le passionne. » 128:148 Quelques jours plus tard, j'interrogeai le P. Maydieu : qu'avait dit Mauriac de sa proposition ? « Il m'a demandé sa lettre pour y enlever ce qu'il y dit de Gide », me répon­dit-il. De fait, il en parut un fragment dans un numéro suivant de La *Vie intellectuelle :* pas un mot ne pouvait faire soupçonner l'occasion des lignes transcrites ([^50]). Je rapporte ce « petit fait vrai » parce qu'il n'est pas de ces instantanés qui nous surprennent dans nos minutes d'infidélité à nous-mêmes et, quoique irrécusablement au­thentiques, donnent de nous une fausse image : cette plainte que ne fût pas dénoncée l'immoralité de Gide et, tout aussitôt, lui en offre-t-on l'occasion, de se défiler, rien de plus caractéristique de l'intime division de Mauriac. Il y avait le chrétien qui jugeait l'influence de Gide pernicieuse et souhaitait avec raison qu'on la combattît. Et il y avait l'homme de lettres qui brûlait de prendre rang parmi ses pairs, sentant qu'il n'en était pas tout à fait, et celui-là ne se fût coupé de Gide pour un empire : il l'invitait à Malagar, se gardait de l'attaquer, protestait à l'occasion contre les attaques dont il était l'objet (il n'appuya jamais celles de Massis). Mais le vrai est qu'il le ravissait qu'on attaquât Gide, il fallait seulement ne pas le lui demander besogne de police qu'il laissait à de moindres seigneurs. Car il ne faudrait pas penser que ce fût l'amitié qui le retînt : Gide lui en imposait, il l'admirait infiniment, il n'avait pas d'affection vraie pour lui. « Il le haussait », m'a souvent dit un de leurs amis communs. C'est parler un peu sommairement, je crois ; mais, à côté d'un attrait pas­sionné, il y avait de cela. Mauriac avait trop de talent pour qu'il ne lui fût pas douloureux de constater que Gide en avait plus que lui (comme ce n'est pas le sous-lieutenant, c'est le général qui est jaloux du maréchal de France) et il n'avait pas assez de générosité pour surmonter cette souf­france. 129:148 La suite de l'histoire confirme cette psychologie. Quand j'envoyai les épreuves de *L'Envers du Journal* à Mauriac, il y répondit par un billet si visiblement écrit pour me blesser que, pour une fois, sa méchanceté en fut pour ses frais : elle m'amusa. Il était d'accord sur le fond, m'y disait-il, mais n'aimait pas le ton de mon essai. « Que de protestations d'amitié ! Que d'excuses ! C'est l'honneur de Gide qu'on lui doit la vérité totale et il n'est pas besoin de prendre des gants avec sa mémoire. Je vois d'ici son sourire en vous lisant et de quel ton il aurait dit : *Ah ! ces catholiques !* » En revanche, le texte de Victor l'avait en­chanté : « Tout de même, Gide l'a conquis, ce pauvre enfant ». Je jugeai qu'il allait un peu fort. Quoi ! me reprocher de prendre des gants avec la mémoire de Gide, d'avoir biaisé avec « la vérité totale », quand je n'avais eu d'autre souci que de la dire sans timidité quoique avec affection, et que ces sévérités passaient de cent coudées tout ce que Mauriac en avait écrit ! et ce reproche, me le faire si peu de temps après que lui-même avait refusé de le qualifier de pervertisseur ! Cela s'expliquait pourtant : question de préséances. Mesurant mon amitié pour Gide à l'aune de la sienne, Mauriac n'y voyait que précautions, conduite à lui permise, point à moi : je n'avais droit que de l'envoyer au bûcher sans autre forme de procès. Et je crois bien aussi que plus encore que d'avoir pris des gants avec Gide, il m'en voulait de n'en pas avoir pris pour dire qu'avec lui il s'agissait d'adolescents, d'enfants et d'avoir transcrit le *Quisquis scandalizaverit unum ex his pusillis*, auquel sa lettre au P. Maydieu faisait bien allusion, mais précisément il n'acceptait pas de mettre l'allusion sous les yeux du public. Ma franchise lui faisait honte de ses propres complaisances ([^51]) et il en faisait pénitence sur mon dos. 130:148 Il convenait de lui répondre de même encre. Quelques jours plus tard, il reçut une lettre où, parmi beaucoup d'amabilités, il put lire ceci : J'entrevois bien le ton que vous auriez souhaité me voir prendre, et je ne doute pas un instant qu'il ne fût parfait sous votre plume ; mais je ne vois pas avec moins d'évi­dence qu'il n'y avait que celui que j'ai pris pour exprimer mes sentiments. Je ne puis affecter pour Gide une hostilité que je n'éprouve pas et l'amitié que je déclare lui garder n'est pas feinte. Je n'aurais ainsi pas moins offensé la vérité en omettant des égards qui vous semblent excessifs que s'ils m'eussent conduit à taire des sévérités qui s'im­posent en effet ; mais il ne me semble pas qu'ils aient eu cette conséquence, ni d'ailleurs à vous-même, puisque vous êtes d'accord sur le fond. 131:148 Allez, quel qu'eût été le livre, Gide eût dit : « Ah ! ces catholiques ! » Soucieux d'équité comme il est, vous l'en­tendez crier à l'hypocrisie, et vous avez certainement raison : il n'y eût pas manqué ; mais plus violent, c'est de ma pugnacité qu'il eût gémi, et, je crois, à meilleur droit. Il fallait prendre le parti de ne point lui plaire, -- car certes rien ne lui eût été plus insupportable que de voir mettre en doute sa sincérité, -- et de déplaire de même à beaucoup d'autres, -- ou ne point écrire ce livre. Et puis, que voulez-vous, je ne puis me pencher sur les péchés d'un homme, quels que soient ces péchés, sans penser aux miens. Je me sentirais autrement coupable de quelque pharisaïsme. (Est-ce à *vous* qu'il faut écrire cela ? et que ce soit *moi* qui vous l'écrive ? Ce qui donne­rait à penser que nos deux positions sont peut-être moins éloignées qu'il n'a pu le paraître autrefois.) Je ne reçus pas de réponse et n'en attendais pas. C'est cela même que j'avais voulu : cette fois du moins, les choses étaient nettes. #### 4 septembre Achevé hier *La fin de la nuit,* le seul ouvrage de Mauriac qu'ici, à la campagne, mes petits-enfants eussent dans leur bibliothèque. J'avais besoin de reprendre la mesure du romancier, qui était bien loin de moi. Et, j'y songe, ceci même est terriblement significatif. Jusqu'à une certaine date, j'ai lu tous ses romans quand ils paraissaient, j'en ai relu certains, et il n'y en a pas un dont je sois en état de dire même sommairement le thème, sauf *Thérèse Desquey­roux* et ceux dont le titre est un programme, comme *Le baiser au lépreux* ou *Genitrix.* Si*,* encore *Coups de couteau,* le premier des *Trois récits.* Mais *Le nœud de vipères,* qui m'avait fait si forte impression, m'échappe : je ne me souviens que d'une dispute de famille au chevet d'un abo­minable vieillard qui médite de déshériter ses neveux et finalement (je crois) se convertit plus ou moins. 132:148 De *La fin de la nuit*, aucun souvenir, sinon que c'était la suite de *Thérèse Desqueyroux.* Lu comme une nouveauté. C'est à la fois plus fort et moins fort que je ne pensais. Pas un grand livre, non. Mais il y a des parties excellentes. Le bon, le très bon est le métier. Il explique que Mauriac ait séduit, justifie son succès. Art tout à fait supérieur de faire la scène, de trouver les paroles et les attitudes signi­ficatives et de les ordonner selon la plus intelligente pro­gression. De même grande maîtrise (tout le monde l'a dit, mais c'est la vérité) pour poser le décor, créer une atmos­phère. Admirables aussi, certains monologues intérieurs que l'on sent nourris d'expérience, alimentés de tout le fiel thésaurisé par l'auteur au long des années qu'il a déjà vécues. Quantité de remarques des plus pénétrantes, parti­culièrement sur le divorce intime de l'homme et de la femme que le mariage contraint à vivre côte à côte, mais qui ne s'intéressent pas aux mêmes choses, n'ont pas la même patrie intérieure où s'évader de la vie commune, avec le soulagement de se trouver enfin dans un monde à soi et la tristesse de n'y pouvoir retrouver l'autre, qui n'a pas le même et n'aura jamais l'accès de celui qui nous enchante. L'une des plus constantes pensées de Mauriac : que l'amour n'atteint jamais son objet, mais seulement un fantôme créé par notre imagination et dont ne sera pas longue à prendre la place la plus rugueuse de toutes les réalités. Je pense à la poignante réplique des *Mal-aimés* (je cite de mémoire) : « Mais vous avez pourtant des moments où vous êtes unis... -- Si tu savais comme on est peu l'un à l'autre dans ces moments-là ! » ou encore je me souviens du mot d'un ami : « Le drame du mariage, c'est que l'on épouse une jeune fille et que l'on se trouve marié avec une femme. » Mais la formule n'est pas assez amère pour être de Mauriac. Il faudra que je relise *Coups de couteau,* qui m'a laissé le souvenir d'être, sur ce thème, un chef-d'œuvre. 133:148 Reste à savoir s'il en est toujours ainsi ; si la décou­verte de la réalité de l'autre désunit nécessairement. Il est clair qu'elle ne laisse pas l'amour tel qu'il était à l'origine, mais ce peut être comme un enfant grandit : pour aboutir à une union plus profonde, où cette fois l'illusion n'aura plus tant de part ; telle que l'on ne peut alors que s'age­nouiller devant l'évidence que de ces deux-là, qui naguère se croyaient à distance d'étoiles, jour après jour soucis communs, peines partagées, pardons aussi, par des che­mins qu'ils n'auraient jamais imaginés, ont fait un seul et même être où cependant chacun reste soi. La vision de Mauriac est certainement des plus aiguës, peut invoquer l'expérience de couples innombrables ; elle n'est pas d'une vérité universelle, elle ne va pas au fond des choses. Le point faible, ce sont les personnages. Je les vois aussi longtemps qu'ils restent sur la scène, ils n'ont pas cette épaisseur de réalité qui leur donnerait d'exister par eux-mêmes et d'être encore là quand le romancier ne les montre plus. Et j'ai bien peur que ce soit aux yeux de Mauriac le premier que cette sorte d'existence leur manque. Impos­sible d'imaginer sur ses lèvres l'équivalent du cri de Balzac dans son agonie : « Je vous en supplie, qu'on aille chercher Bianchon, il n'y a que lui qui puisse me sauver. » De là des lacunes, des inconséquences. Ne rien nous dire, ou si peu que rien, des quinze années que Thérèse a vécues depuis son non-lieu ! Nous sommes bien avertis qu'elle a eu des aventures, des rencontres d'une nuit ; mais la fiche réglementaire dûment remplie, le romancier l'ou­blie : aucune trace par la suite d'une si longue expérience de ce gente de vie. La scène de l'aveu à sa fille, si magis­tralement conduite qu'elle soit, ne me satisfait pas non plus : pareille confidence n'est imaginable que dans un irré­pressible besoin de rencontrer un regard de pitié qui s'adresse à l'être que l'on se sait, non à la figure, et ce n'est pas le cas. Grande peine aussi à admettre que Thérèse travaille au mariage de sa fille avec Georges quand son expérience lui crie ce qu'il sera. Bref, si le roman est une création dont, à l'image du *fiat lux, et facta est lux*, la parole est le moyen, le verbe créateur n'a pas ici la puissance qu'il faudrait pour donner l'existence à ce qu'il profère. La glaise est de qualité, mo­delée par un artiste : manque le miracle. La statue n'est pas sortie de l'atelier du sculpteur pour se promener dans la rue. 134:148 Un moment du moins me reste inoubliable : le récit que Thérèse arrache à Georges du « crime » qu'il a commis au collège en rejetant de sa vie le camarade très pur et très pieux qui s'était attaché à lui. Pages d'une si criante vérité que le morceau fait dissonance par la brusquerie avec laquelle on passe de l'imaginé au vécu. Je jurerais que Mauriac y confesse un remords de sa jeunesse. Deux in­dices : « Je ne lui pardonnais pas d'empiéter sur ma « vie à la maison » qui était, à mes yeux, sacrée » : c'est déjà le « mystère Frontenac ». Et cette échappée, qui va si loin : « J'étais un enfant très sensible, ce qui me donnait une réputation de bon cœur, mais avec un fond de séche­resse. » ([^52]) Heureux de cette reprise de contact. Il y a tant d'années que j'avais mis Mauriac de côté, dans le sentiment que j'avais pressé le citron et qu'il ne m'apporterait plus rien qui m'enrichisse. Mais je le trouve encore plus loin de moi que je ne pensais. Évidemment, nous n'étions pas fait pour nous entendre. Je me demande quand j'ai commencé à ne plus m'in­téresser à lui. En tout cas, le détachement était si bien consommé à la date des *Mémoires intérieurs* (1959) que je n'ai pas lu les livres qui ont suivi. Je me rappelle mes sentiments devant l'ouvrage ; oui, au pluriel, car j'en éprouvai deux. Le premier était l'ad­miration, même l'émerveillement : Mauriac n'avait rien donné de meilleur, j'étais ébloui qu'il eût gardé assez de jeunesse pour renouveler sa manière à soixante-dix ans passés et de sa prose un peu maigre, haletante, heurtée, -- d'ailleurs par cela même si séduisante, -- tirer ce chant d'une aisance et d'une ampleur qui me ravissait. Et quelle diversité dans cette promenade à travers lectures et rêve­ries, terminée par l'examen de conscience du vieil écrivain croulant sous les honneurs ! Mieux qu'un chef-d'œuvre : un grand livre, ou bien près. Mais cela, c'était ce que j'au­rais écrit de ces *Mémoires* si j'en avais eu l'occasion, et sous ce jugement du critique se glissait un contrepoint beaucoup moins chaleureux. Cette voix plus belle que jamais, j'y percevais une satisfaction de soi qui touchait à l'infatuation et m'ôtait l'envie de tendre l'oreille. Le vieillard avait-il passé ce stade ? Je ne sais pas. Je l'espère. Je n'ai plus ensuite suivi Mauriac d'assez près pour me faire une idée bien précise de ses dernières années. 135:148 Décidément, il va falloir que je reprenne l'enquête et la poursuive de ce côté, maintenant que bien des motifs d'irritation ont disparu. Ah oui ! le curieux homme ! Beau­coup de déplaisant en lui, pas l'ombre d'un doute. Mais, en même temps, cet attachement si profond à Jésus-Christ, comme à l'Unique qui pût le sauver. C'est bien aussi ce qui fit que, dans la bataille religieuse d'aujourd'hui, Mauriac était foncièrement du bon côté. Dieu sait pourtant si l'on aurait pu craindre que ne se rangeât du mauvais l'auteur de l'insupportable *Pierre d'achoppement* et le détracteur de saint Pie X (« celui-là, je ne suis pas de sa paroisse »), pour ne rien dire de nombre de ses amitiés d'esprit ! Mais non. Sa formation doc­trinale était rudimentaire, Mauriac n'en a pas moins fait le bon choix, et pour le bon motif : il voyait clairement que les novateurs mettaient en péril la croyance à la divinité de Jésus-Christ, et il n'entendait pas qu'on lui enlevât son Seigneur et qu'il ne sût où le trouver. Et, bien sûr, dom­mage qu'il ne se soit pas engagé plus résolument. De quel poids n'auraient été dans notre combat son nom ([^53]) et son talent ! Mais il n'avait pas les connaissances et la fermeté de penser nécessaires et il n'était pas concevable qu'étant ce qu'il était, il pût les acquérir. Savoir surtout s'il atteignit à cette humble et confiante sérénité, dans l'attende de la lumière, qui rend si émou­vante la vieillesse d'un Bloy, d'un Massis ? Tous ces rudes combattants dont le séjour temporel ne semble avoir été prolongé que pour leur permettre d'éprouver dès cette terre qu'au-delà des batailles dont ils avaient reçu mission, règne une paix qui les surpasse devant l'horizon qui blanchit, d'entrevoir que bientôt les combats eux-mêmes ne seront plus que des rencontres qu'il fallait douloureuses pour for­cer les adversaires à plus intimement se connaître et leur ouvrir l'âme à plus de joie. Henri Rambaud. 136:148 ### Journal logique *avril-septembre 1970* par Paul Bouscaren Il faut la méconnaissance moderne de la morale, pour faire grief à la démocratie d'en être la confusion avec la politique ; celle-ci est un art d'exister que la morale de saint Thomas ne manque pas de mettre à sa place et d'exiger à sa place, -- choses impossibles au droit primaire de l'humain abstrait, en deçà de l'existence, qui fait aux modernes leur illusoire morale, au rebours de la doctrine thomiste : que la morale, plutôt que de principes, est d'application des principes, et veut une indispen­sable et cardinale vertu de la prudence, de la raison tenant compte de tout pour que le bien soit bien fait : « Bene enim vivere consistit in bene operari ». (Ia IIae 57, 5). \*\*\* En 1925, le Père Gaston Rabeau accordait à ma ferveur maurrassienne que la pensée de Maurras, reprise en sous-œuvre par des philosophes chrétiens, pourrait être excellente, « disons, vers le milieu du siècle » ; mais aujourd'hui, où est réalisée la prophétie d'Auguste Comte, où il n'y a de langage que posi­tif, et d'action que scientifique, ne faut-il pas craindre une interprétation scientiste de l'empirisme organisateur, au lieu d'une intégration à la manière de saint Thomas baptisant l'em­pirisme d'Aristote ? Dieu merci, les pierres d'attente ne man­quent pas chez Maurras pour contrebattre ce qui serait sa ruine scientiste. Lumière sur cela du Traité de la prudence, (IIa, IIae, 47-58), où 47,4, *Resp*. et ad 2 tombent à pic sur la question d'un art politique analogue à l'art médical. \*\*\* 137:148 L'existence (dans le monde du temps) n'est pas l'être (au­quel accède l'absolu de l'intelligence et qu'affirme l'absolu de la conscience morale), mais le voir est métaphysique : ou la vérité métaphysique de la distinction, -- ou l'erreur métaphy­sique de s'arrêter à l'existence ignorant l'être, de quelque igno­rance qu'il s'agisse, et en quelque domaine de l'existence qu'elle sévisse (par exemple, celui de la politique). \*\*\* L'obligation indubitable d'être un homme en tous les états, -- de Français, de chrétien, de soldat, (questions délirantes sur le moral du soldat, à *France-Culture* de 9 h., le 18 avril), de professeur, etc., -- cette obligation peut-elle sans sophisme avoir des exigences concrètes en chaque état sans égard aux exigences concrètes du même état pour être ouvert concrète­ment à la vie des hommes, qui a besoin de ses états, et faute de quoi l'obligation d'être un homme n'est qu'une abstraction ? Cette obligation fondamentale en butte à ce sophisme fonda­mental, c'est la fausse conscience de l'homme moderne, d'où vient la fausse politique démocratique. Mais le remède est pire que le mal, si l'on réagit en coupant de l'obligation humaine les exigences de l'état national, ou de tout autre état. \*\*\* Faire comme si le mal n'était pas possible ; ou comme si l'on pouvait le rendre impossible ; n'est-ce pas l'art de sculpter ses rêves dans l'eau, appelé politique démocratique ? \*\*\* Appliquez à tout pouvoir la distinction faite par saint Tho­mas touchant le pouvoir sacerdotal (IIIa, 74, 2, ad 2) : l'effet propre du pouvoir est une chose, et autre chose la fin de cet effet ; vouloir la fin est d'obligation *morale,* non de nécessité *politique,* pour que le pouvoir obtienne son effet propre. L'or­dre de l'être est à partir des fins ; la fin dernière absolument la première, c'est l'ordre moral. L'existence a un autre ordre : autre par la nécessité au lieu de l'obligation ; et cela parce que l'ordre, ici, vient des matières ; autre ordre, encore, du fait que les matières, en tant que matières, ne sont jamais belles de la beauté des fins ; l'art qui répond à cet ordre de l'exis­tence, avec sa beauté au terme, c'est la politique. \*\*\* 138:148 C'est parce qu'il a le poids du passé que notre présent à nous, les hommes, tombe vers l'avenir ; nous n'avons d'élan vers demain que poussés par hier. \*\*\* Une idéologie de l'inégalité ne tourne pas le dos à l'exis­tence, comme le fait l'idéologie égalitaire, mais il n'est pas moins arbitraire de réduire l'existence à l'inégalité. Le milieu social, nécessaire à la vie humaine, la met à la portée de tous, voilà le grand fait, dont la formation d'une élite n'est qu'un aspect ; penser à la formation des langues et à la part qu'y prennent les élites ; ainsi de tout. \*\*\* Ou bien *l'autorité* appartient à titre personnel au père en tant que père, à la mère en tant que mère, selon que le bien du foyer les concerne également l'un et l'autre ; mais *l'exercice* de l'autorité requiert pour chacun le consentement du conjoint. Ou bien l'autorité appartient à l'accord des parents, et, faute de cet accord, au juge. Dans un cas et dans l'autre, il est d'une fausseté manifeste de parler comme si la mère accédait à l'autorité que le père exerçait sous le nom de puissance pater­nelle ; cette autorité disparaît de la famille sans y être rem­placée par une autre comparable, voilà le fait. Quel fait, sinon, toujours, celui de la décomposition démocratique ? Le foyer concerne-t-il également le père et la mère, il faut donc leur droit égal à toute décision requise par le bien du foyer ; tant pis si le bien du foyer souffre à mourir *d'un droit à l'autorité qui fait disparaître l'autorité ;* n'est-ce pas le cas de toute démocratie ? \*\*\* « Prions pour les militants athées, afin que Dieu leur fasse comprendre que l'espérance du ciel ne détourne pas les chrétiens de travailler au progrès social. » (Messe de l'Ascen­sion.) Est-ce donc que les militants athées, eux, travaillent au progrès social, et que les chrétiens doivent le proclamer dans leurs assemblées ? Pauvre monsieur le curé, si telle est votre opinion, vous fait-elle un droit d'ignorer l'autre opinion toute contraire, -- et l'Église en a jugé ainsi et son jugement de­meure, -- que les militants athées travaillent à démolir la vie sociale, et par leur athéisme, et par leur socialisme ? \*\*\* 139:148 « Hitler, connais pas... » Presque tous ceux qu'indigne cet aveu devraient le prendre à leur compte, à ce que je vois con­tinuellement : ils « connaissent » Hitler comme un monstre tombé sur nous à la manière d'Attila sur les Gallo-Romains, et Hitler n'a rien pu, en réalité inoubliable, que par la monstrueuse bêtise, et hypocrisie envers les peuples, des gouvernants fran­çais et anglais, sourds démocratiques aux cris mille fois répétés des nationalistes de chez nous. Connaître Hitler, c'est recon­naître la stupidité, la veulerie, le je ne sais quoi d'incroyable inhumanité de l'homme démocratique, -- et retrouver cela au profit de l'entreprise communiste. \*\*\* Il existe une mesure précise de la capacité mensongère des déclarations officielles ou officieuses à la radio : la *réalité* des emprunts garantis par l'État, réalité quant au capital et réalité quant aux intérêts. -- comparée à *ce qui est dit* sur l'un et l'autre de ces deux points, d'une part ; et d'autre part, à la réalité du placement par actions quant à ces mêmes points. \*\*\* L'illusion démocratique tire argument du fait que les mêmes principes menteurs ne trouvent pas chez tous les peuples le même « mépris enthousiaste de l'expérience » appelé en France cartésianisme. \*\*\* Unir les hommes est un but excellent ; constater qu'ils ne sont pas d'accord pour croire en Dieu et moins encore en Jésus-Christ, le fait est là ; conclure que le désaccord religieux ne doit pas empêcher la concorde humaine, et que travailler à celle-ci doit être le sens premier de l'Évangile... Première question : les hommes s'accordent-ils, en fait, pour croire en l'homme et aux conditions de l'union des hommes, ou sont-ils aussi peu d'accord, en fait, sur l'homme que sur Dieu, voire en désaccord sur l'homme lors même qu'ils ne le sont pas sur Dieu ? Deuxième question : s'unir sur Dieu et sur Jésus-Christ ne peut-il pas être *une condition sine qua non* de l'union des hommes, -- n'est-il pas sophistique d'en écarter l'hypothèse ? Troisième question : mettre l'Évangile à unir les hommes en pareille sorte ne devrait-il pas sentir son canular ? Dieu est un mot sur lequel, soit, les hommes ne s'accordent point ; supposé qu'ils s'accordent sur le nom de l'homme, s'agit-il par là-même d'un accord sur la vie des hommes, et sinon, ne faut-il pas crier au canular de notre union impossible en Dieu, accessible au verbiage ? \*\*\* 140:148 A Paul VI qui se réclame, vendredi, de la primauté du pape, « successeur de Pierre, par la volonté du Christ », le cardinal Suenens oppose, dimanche, que « dans notre Église post-conci­liaire, de même que dans la société laïque contemporaine, le débat libre et franc des idées est normal et sain » (*Figaro,* 18 mai). Qui a des oreilles entende ! L'autorité de *l'homme* établi par Dieu décide-t-elle, oui ou non, de l'application d'un *principe* moderne à un cas concret ? Cette première question en appelle une autre ; pareille application ne fait-elle pas pro­blème, et, de ce que le principe est universel, suit-il que tout le monde est toujours capable de résoudre ce problème, et va le résoudre ? En termes concrets : « toute discussion sur la question du célibat des prêtres... problème qui est aujourd'hui ouvertement débattu dans tous les milieux », (Ibid.), s'agit-il, *en fait,* d'un « débat libre et franc », au jugement de quiconque écoute les radios et lit le *Figaro* avec deux sous d'attention, -- et n'était-ce pas là, *en droit,* demander beaucoup trop à l'incompétence générale en pareille matière ? Est-il « normal et sain » de faire comme si « un débat des idées » ne pouvait pas être, au lieu de « libre et franc », incapable de liberté par ignorance, et fort pauvre de franchise par mille raisons, et, à mesure, interdit par l'homme qui, d'autorité divine, a charge de la communauté ? Si le cardinal Suenens, comme il dérai­sonne à ce point, (c'était déjà son nez au milieu de sa figure en 1964, au Concile), est tout à fait au goût moderne et figa­resque, redisons-le : qui a des oreilles entende ! \*\*\* Les mêmes hommes nous parlent, tantôt de « la foi qui di­vise », tantôt des catholiques en dialogue avec les seuls com­munistes « parce que ceux-ci et ceux-là ont la foi », (*France-Inter* 9 h., 24 mai) ; la vérité, c'est que ceux-ci et ceux-là ont *la même foi* pour s'entendre, la même foi où je vois bien la mentalité marxiste, mais fort peu l'Évangile et la tradition catholique. \*\*\* Madame Françoise Parturier constate que la société moderne échappe à tout pouvoir directif des femmes, elle donne alors pour une évidence que ce pouvoir est resté aux mains des hommes, (*Figaro,* 29 mai) ; *de quels hommes,* chère madame ? 141:148 Vous croirez à la démocratie féminine quand vous l'exercerez, d'une part, et aussi, je suppose, pour le bien public réel, et non seulement de principe ; bravo, mais connaissez-vous beaucoup de messieurs qui ne soient de vos femmes en ce point ? (Quant à l'admiration que vous dites bien finie, vous en avez témoigné à plusieurs reprises pour un *homme au pouvoir,* précisément, et tant pis pour le bien public, en fait...). L'homme moderne est abstrait, perdu pour lui-même, perdu plus encore pour la femme, voilà une radicale injustice radicalement méconnue, -- par la même raison qu'un homme invisible serait aveugle, mais Wells ne s'en avisait point... \*\*\* Pas de morale sans politique, puisque la conduite ne peut être morale sans la prudence qui tient compte de tout, bon ou mauvais, pour prendre les meilleurs moyens des fins obli­gatoires ; au contraire, la politique est concevable sans la mo­rale, -- mais alors, comme un art d'exister pour exister qui, à mesure, contredit à l'obligation morale d'exister pour le bien de la fin dernière. Morale et politique, l'une et l'autre disent raison ; mais la première, la raison obligeant l'existence, la seconde, la raison au service de l'existence, -- et celle-ci ne peut être absolument « première servie ». \*\*\* Qu'est-ce que le sens du péché, sinon l'arbre de la liberté humaine jugé à ses fruits de désobéissance à Dieu ? Qu'est-ce que le monde moderne, sinon l'optimisme de la liberté en tant que liberté : abstraite de la condition humaine, d'une part, et, d'autre part, coupée de Dieu, et de toute loi véritable, par le rêve d'auto-création volontariste ? Non seulement l'Église « ouverte au monde », et c'est-à-dire livrée à l'idée fixe de la folie moderne, devait y perdre le sens du péché, mais c'est dans un monde privé par là-même de son unique recours contre le mirage libertaire ; plus personne pour l'obliger à entendre que l'état précaire de l'humaine liberté ne présage rien de bon à une confiance idiote. \*\*\* Une parole de l'Évangile suffit à mettre à plat l'énorme baudruche du messianisme humanitaire, il suffit de rabattre celle-ci sur cette pointe de fer : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter, non la paix, mais le glaive. » (Matth., 10/34.) \*\*\* 142:148 Croire en l'homme est révolutionnaire, non par *la foi et l'amour* donnés à tout être humain en tant que tel, mais par une *confiance due à Dieu seul,* contraire à la charité pour les autres et pour soi-même, contraire à l'enseignement et à l'exemple de Jésus-Christ ; le monde moderne est révolution­naire, non parce qu'il croit en l'homme, encore moins par l'amour, s'il en a, mais parce que la foi moderne est aveugle à mesure, imbécile jusqu'à ne pas distinguer de la foi en l'homme et l'amour de l'homme une confiance faite pareillement aux hommes. \*\*\* « Theologia est de omnibus, non in communi, ut metaphysica, sed secundum proprias rationes. » (Tab. aur., Theologia, 39) : non l'être commun, analysé en tant qu'être, mais l'être propre reçu pour définir, par exemple, l'homme. L'idéologie moderne de l'homme suit donc à la pensée théologique, et non à la méta­physique ; mais la théologie, celle de saint Thomas entre toutes, déclare la métaphysique dont elle use, tandis que l'idéologie en fait sans le savoir, et ne peut pas le reconnaître, -- qu'il s'agisse de l'humanitarisme ou du scientisme ; c'est ainsi qu'il faut inculper l'un et l'autre de « métaphysique » au sens péjo­ratif de la confusion des objets formels de l'être commun et de l'être propre. Le même grief atteindrait inévitablement l'em­pirisme organisateur de Maurras, pris pour la science politique sans en avoir dégagé pour ce qu'ils sont les principes métaphy­siques ; la nation française et non la nation en soi, fort bien, mais à la lumière de « l'Homme, et non de l'homme qui s'ap­pelle Callias » ; et quelle est donc cette lumière ? Métaphysique, de quelle sorte, ou formelle, ou jacobine ? \*\*\* « Prudentia..., inter cardinales virtutes continetur et nume­ratur ; ars vero non pertinet ad moralem, quae circa agibilia versatur, cum ars sit recta ratio factibilium... » (IIa IIae, Prolog.). La liberté est la souveraineté personnelle de l'être sur l'existence ; souveraineté d'obligation à soi-même de l'être qui est raison, donc, morale et prudence ; mais souveraineté sur l'existence dans l'existence, dont les nécessités propres exigent de la souveraineté de l'être cet art de l'exercer qui est la politique. 143:148 Il y a un quiproquo moderne, à faire de la souverai­neté de l'être la fantastique liberté volontariste ; et un autre quiproquo moderne, à vouloir souveraine *absolument* la politi­que selon quelle est souveraine *entre les arts d'exister.* \*\*\* Pourquoi mettre en discussion s'il faut changer les hommes d'abord ou les institutions d'abord, puisque les deux se tiennent de telle sorte que tout progrès sera impossible sans un minimum concordant de civisme des uns et de raison politique des autres, et qu'il faut travailler et réussir ici et là, ou ne rien faire ? \*\*\* Le mensonge du progressisme n'est pas du tout par un excès de réalisme humain, soit dans le Christ ou les chrétiens ; c'est par l'idéologie humanitariste moderne, par l'idéal de l'homme à la place de la Vérité qui est Dieu. Une distinction de la Somme de théologie illumine ce point (IIIa, 24, 2, vid. 2 et ad 2) ; parler de l'homme en tant qu'homme n'est pas univoque, puisqu'il peut s'agir de ce qui lui convient à titre de cause, ou de ce qu'il lui convient de recevoir, (rire, d'une part, et, d'autre part, être en grâce avec Dieu). L'homme en tant qu'homme est citoyen sur la terre et citoyen du ciel, proclame l'idéologie moderne ; il faut répondre : *oui et non, c'est selon ;* oui, l'un et l'autre citoyen supposent l'homme ; non pas au sens idéolo­gique où le citoyen naît de la liberté de l'homme, -- et tant s'en faut, que *la liberté ne se trouve qu'en société, pour la terre, et qu'en la grâce de Dieu, pour le ciel.* \*\*\* Entre mille débats toujours repris, mais à quoi bon ? faute d'attention (rendue possible, comme une terre est cultivée), à ce que l'on entend et à ce que l'on dit, -- nous avons le juge­ment du nationalisme par le patriotisme. Celui-ci est un amour, on n'a aucune peine à l'aimer pour ce qu'il est, fort bien ; le nationalisme est une action de défense et de sauvegarde, une guerre autant que de besoin : autre histoire, alors, avec tout ce qui s'ensuit, pour les hommes tels qu'ils sont, d'avoir à se défendre et à se battre. « Le nationalisme rend les nations amères, superbes et insupportables » (Paul Valéry) ; vaut-il pas mieux cela que de voir les nations disparaître, -- et singulière­ment la nation française, -- faute de se défendre ? Et le patriotisme est-il donc un amour incapable de comprendre ces choses ? 144:148 A une époque où l'amour « chrétien » prête les mains à la guerre subversive universelle, et canonise des prêtres morts au maquis ? \*\*\* Les paysans voient assez bien que la vie a des conditions, et veut son temps ; cela s'appelle une tendance à l'immobilisme, par traduction-trahison moderne de la tendance de l'être à persévérer dans l'être. \*\*\* Depuis toujours, l'éducation faisait vivre la jeunesse de ce que les anciens recevaient pour la vérité ; l'éducation moderne, au rebours, prétend être ce qu'elle doit par ce qu'elle appelle la liberté de chacun de chercher sa vérité ; cela suppose chacun né adulte, et adulte parfait, d'où suit l'inutilité de l'éducation, -- cette vérité du mensonge de l'éducation moderne. De là aussi qu'il n'y faille plus ni sacré, ni tabou, pour indispensables que soient l'un et l'autre à la vie humaine. L'égalitarisme est en guerre contre le paternalisme, non pour abus chez celui-ci de son principe d'inégalité, mais pour son principe d'inégalité ; or c'est le principe d'égalité, dans l'existence comme dans l'être, qui est mortellement faux, -- et stupide, selon que *le fils n'est semblable au père que moyennant le père,* en tous les ordres de l'existence où il faut quelque paternité. L'éducation qui ne fait pas *consentir à vivre en fils* n'est qu'un mensonge à la jeunesse, et sa réelle perversion. \*\*\* Ôtez l'équivoque, la confusion, le sophisme, toutes ces formes de l'inintelligence, que reste-t-il du monde pour être moderne, et pour que s'ouvrir au monde moderne soit autre chose, de la part de quiconque et surtout de l'Église, que bêtise, bêtise, bêtise ? Voyez l'individualisme, qu'on l'exalte ou le vilipende ; s'agit-il en effet de la primauté des êtres humains selon que chacun peut vivre sa vie incommunicable ? C'est l'inverse, puisque, croit-on, tout doit être gouverné selon qu'il y a égalité universelle de n'importe qui avec n'importe qui, par l'être abstrait de l'homme libre. Mais cette inversion originelle échap­pe si bien, que l'on se récrie sur un aboutissement totalitaire de l'individualisme, déjà signifié, pourtant, par le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Ou bien l'on se récrie encore plus devant « la mort de l'homme », *après* « la mort du père » et « la mort de Dieu », et c'est, sans le moindre doute, l'homme abstrait qui n'a supporté ni père ni Dieu, mais qui, d'abord et formellement, réduit à zéro l'homme concret, l'homme dans l'existence ; mais voilà, il a fallu « les sciences humaines » pour s'apercevoir que l'Homme, ça ne se rencontre nulle part,... comme Joseph de Maistre l'a tout de suite objecté à la Révo­lution. \*\*\* 145:148 Que veut dire : « avoir le droit », et : « respecter le droit d'autrui », lorsque l'on refuse d'entendre parler de permis et de défendu par la morale ? \*\*\* Aux yeux d'Aristote et de saint Thomas (IIIa, 85, 3), les citoyens sont libres *les uns à l'égard des autres*, aucun d'eux n'ayant autorité intermédiaire sur d'autres citoyens *quant à leur rapport au pouvoir* *souverain de l'État*, rapport immédiat selon qu'il s'agit de citoyens ; libres mutuellement sous le même prince, les citoyens se trouvent, par là-même et à mesure, tous égaux. Pour confondre cette doctrine avec l'idéologie démo­cratique de l'égale liberté *souveraine* des citoyens en tant qu'hommes, ne faut-il pas des yeux étrangement thomistes, et modernes... il va sans dire ? \*\*\* Quoi qu'on dise à peu près unanimement, la gauche et la droite se distinguent et s'opposent sans mystère, et de façon toujours indispensable, tout de même que les deux mots de *révolution* et de *conservation*, -- par la sympathie donnée, ou non, au premier aux dépens de l'autre, comme si la vie sociale devait être « préparante du futur », à l'instar de toute vie, par la révolte contre le passé, par la démolition violente du présent, comme la forme propre de cette vie, et c'est-à-dire par la seule continuité de la destruction d'elle-même, dans sa réalité, par elle-même, en idée. *En idée à la moderne*. Pour saint Thomas, les êtres en eux-mêmes ne sont pas de même sorte qu'ils sont dans notre pensée, et cela n'est pas nécessaire, pourvu que l'abstraction de nos idées ne nous échappe jamais, ni la stupidité que ce serait de ne pas les tenir toujours ouvertes à un réel qui les déborde comme il est réel et comme elles sont abstraites. Aux yeux des modernes, les choses ne nous sont accessibles et nous ne pou­vons en parler que selon notre connaissance, et, s'il faut criti­quer et vérifier nos idées, les choses ne peuvent être pour nous, ni plus, ni moins, que nos idées des choses. Bref, la pensée thomiste est ouverte à la création, la pensée moderne fermée au monde. 146:148 Le christianisme ouvert au monde en se faisant moderne devient en réalité un ensemblisme axiomatique, où Dieu et l'homme n'ont qu'à mourir, on le proclame naïvement, on ne sait pas que la pensée moderne fait le vide pour être vide elle-même, et, seulement ainsi, la pensée. « Toute la noblesse de la pensée humaine va-t-elle sombrer dans l'océan des chiffres ? » (Paul Montel en 1958, cité par André George, *Figaro* du 24 juillet.) Il est bien de voir la catastrophe, il serait mieux d'en avouer la nature philosophique. \*\*\* Trois images viennent de se rejoindre sous mes yeux, je les dédie au centenaire de la République. Première image, Weygand au procès de Pétain, Weygand indigné par l'accusation d'avoir mis à profit la défaite de la France pour y prendre le pouvoir, (« Weygand, mon père », page 417) ; autant valait de crier à ses ennemis, et à leur chef le premier : moi, un *républicain* de votre espèce ! Deuxième image, le dessin à la une du *Figaro,* le 4 septem­bre ; la petite Marianne assourdie par un tam-tam électoral, c'est déjà bien, dans le genre éprouvé de clouer au pilori les conséquences inévitables des sacro-saints principes démocrati­ques ; mais il y a mieux, et d'une actualité sublime, avec le flûtiste discret qui n'est pas un autre que l'homme au pouvoir dont me parlent si discrètement, en effet, jour après jour, et d'heure en heure, le *Figaro* lui-même et la radio. Troisième image, certaine déclaration mille fois reprise, par mille personnalités, à mille points de vue : « Il n'est pas pos­sible que l'anti-communisme soit l'alpha et l'oméga de... ». L'étonnant n'est pas de ne jamais voir établir l'impossibilité en cause, mais de ne jamais entendre professer : *tout au rebours,* le refus de l'anti-communisme est le critère de toute valeur moderne, libéralisme, progressisme, œcuménisme, et enfin chris­tianisme, aussi bien que démocratisme. Pour cette raison jamais dite, impossible de faire la guerre (au communisme) à la façon de Clemenceau qui répondait à tout : « Je fais la guerre », et n'a jamais pu se laver de ce patriotisme anti­républicain. La république, en France, c'est la République seule ; *tout* est bien qui la conserve, et le pouvoir à qui le prendra *selon ce droit divinement humain,* au lieu et place du droit divin. De sorte que l'ignominie sera dite la grandeur de la France, et ce, en litanie radiophonique ininterrompue. Telle est la république, telle est la démocratie, tel est ce fanatisme inconnu du passé : totalement incapable de reconnaître dans un fanatisme adverse le frère ennemi auquel on n'arrête pas de crier, par les faits « Tu es mon frère ! » Paul Bouscaren. 147:148 ### Le cours des choses par Jacques Perret DE GAULLE. Celui-là, chaque fois que je prends la plume je le tire de l'encrier. Aujourd'hui encore il n'aura eu de cesse que son nom ne soit écrit, avec un petit mot de circonstance. Et j'ai beau m'arranger pour que ce soit à propos de bottes, et le servir à souhait, je le retrouve chaque fois, tracassin fidèle. Je vais donc m'en débarrasser tout de suite. *Mémoires d'espoir.* D'abord, cela ne veut rien dire, mais quand même, qu'est-ce à dire ? Une romance à fredonner en tirant l'aiguille à la veillée des chaumières ? Le brin de muguet racoleur, pour le doux émoi d'un électorat féminin qui commence à vieillir ? Le chevrotant Machiavel en soirée d'adieu au concert Mayol ? Qui a conseillé ce titre pour accordéon ? Un coup de Malraux, une astuce de Plon ? Peu importe ; à bien regarder en effet, le pavillon en papier de soie hissé à la corne de ce galion est la couverture très loyale d'une cargaison rigoureusement conforme au con­naissement publié au départ dans *Le Fil de l'épée,* à savoir toutes les variétés du mensonge depuis l'omission vulgaire jusqu'à l'imposture de luxe, en balles, en grumes, en lingots, arrimage soigné, papiers en règle du bureau Veritas et acquit en forme du Lloyd Fatalitas. A l'ouverture des cales tout ce chargement apparut un peu gonflé de suffisance, mais reluisait de candeur si naïve que les meilleurs amis du capitaine, invités par *Le Figaro* à inspecter la marchandise, en ont eu littéralement le souffle coupé. L'un d'eux pourtant a trouvé la force de murmurer qu'en pareil cas : seul le silence est grand. 147:148 Pour ma part, ayant mis le nez dans ce tome-là, je ne saurais mieux traduire mon sentiment qu'en faisant miennes les impressions que mon talentueux confrère Edgar Allan Poe, sujet américain il est vrai, a consignées dans un article intitulé *Quatre bêtes en une.* J'en ai retenu ceci entre autres : « Il nous faut bien constater la merveilleuse abon­dance d'ordures dans tous les ruisseaux ; et n'était la toute puissance de l'encens idolâtre, à coup sûr nous trou­verions ici une intolérable puanteur. » \*\*\* Dynamisme. Comme beaucoup de choses la dynamite est la meilleure et la pire. Elle ouvre des passages qui ne sont pas forcément destinés à la circulation des seuls imbéciles et voyous. Au sens caractériel du mot le dyna­misme est un don de la nature très apprécié chez les play-boys du secteur public ou privé. Il existe même une théo­logie dynamique dont nous n'avons pas fini de connaître les fruits car le dynamisme, suffisant à soi-même, ne se laisse pas arrêter par un souci de récolte. Le cas présenté aujourd'hui est une variété du genre économie politique. L'interlocuteur à qui j'ai eu affaire est donc un homme dynamique, en pleine expansion. Il pète le kérosène, fonce dans la prospective, vitesse Mach 2, bang ! Le sourire colgate jaillissant dans la purée de pois fait mûrir les pommes d'or et les carottes juteuses à l'ombre de nos pieds en éventail, vous voyez ce que je veux dire. Un peu essoufflé il va, m'annonce-t-il, résumer le programme dans une formule empruntée à M. J.J. Servan Schreiber. Je courbe le dos et j'entends ceci : -- La France sera la Californie de l'Europe ! Bang ! Wrough ! En selle ! De l'Oural au Rhin tous les pionniers à leurs chariots, c'est Jiji qui rameute ! Que tous les Sioux de la Champagne et les Algonquins du Poitou se le tiennent pour dit : c'est le grand western qui démarre vers les paradis sauvages de la Gaule inexplorée. Mais d'où nous vient ce recruteur ? De Mars ou de l'Ena, ou simple­ment de Hollywood en passant par Franckfort pour nous faire du cinéma ? 149:148 Il y eut un temps où nous disions entre nous : la France aura son Far-West au Sahara. Mise à part l'imagerie amé­ricaine, l'idée était plutôt moins bête : deux millions de kilomètres carrés, torrides et secs, et d'immenses trésors cachés dedans, c'est plus qu'il n'en faut disions-nous pour décrasser les enfants du laboureur soit 20 000 bitniques, autant de hippies et cent mille sociologues des deux sexes qui là-bas vont redécouvrir en moins de deux quelques lois naturelles, vérités premières et fins dernières dont ils feront boussole ; et le soir, ivres de fatigue et recrus de happenings ils chanteront aux guitares l'épopée du Sahara fertile et les vertus d'un royaume franc dont l'Histoire ne voulait pas. Non, ce n'était pas plus bête que rêver de Californie en Lozère, trop tard peut-être et plus difficile sans doute, enfin n'en parlons plus. En ce temps-là déjà le dynamisme à la J.J. S.S. n'allait pas se gaspiller en bravades, on parlait à coup sûr, on finançait l'inéluctable. En plus nous vivions alors sous un prince en qui se conjuguaient la superbe d'un paon et la prudence d'un serpent. Maître des flots et des vents, pilote en postures d'intrépide, il s'abandonnait au fil des courants et des marées délicieusement irrésistibles. C'est qu'il savait, de source augurale, à quels brigands doctrinaires le monde appartiendrait demain, il ne voulait rien entreprendre qui ne pût leur complaire, il rêvait de mériter leur protection, il nous faisait tout petits, tout soumis déjà, impatients de connaître à notre tour le con­fort et l'insouciance des populations colonisées. La certaine France, la France de demain, c'était bien cela : le cul-de-sac de l'Orient. L'homme dynamique étant, comme son nom l'indique, la vivante réclame des industries Nobel, nous le verrons à la fois promoteur explosif des arts et lettres et pétard accélérateur de tout progrès. Dans *Le Monde* ou dans *Le Figaro*, interview d'un urbaniste : attention, c'est une cor­poration où les tempéraments dynamiques ont le plus de chance de pouvoir s'exprimer en trois dimensions et en dur, avec l'impunité due aux artistes. Mais leurs ouvrages ne se laissent pas ignorer ou écarter aussi facilement qu'un ta­bleau. Une fois que c'est fait il nous faut attendre, à défaut de bombe, la ruine spontanée. Reconnaissons d'ailleurs que l'urbanisme promotionnel est lié à l'accélération du pro­cessus ruinique. 150:148 Particulièrement touché par la contagion culturelle, l'architecte urbaniste (ils le sont tous à présent), a réussi une des prises de conscience les plus spectaculaires du siècle. Il assume désormais une mission d'artiste espacial, bâtisseur de systèmes philosophiques entièrement concrets où volumes et plans traduiront dans le ciel de la Tanzanie ou de l'Ile de France les visions personnelles du créateur relativement au dialogue ontologique de la verticale et de l'horizontale au service de l'humanisme habitationnel. Dans le cas où la dynamique urbaine ne lui en laisserait pas le souffle il y aura toujours un exégète à façon pour expliciter et justifier ses bétonneries. Malheureusement les devis sont très lourds, les pourboires se multiplient, les bureaux sont timides et l'épargne chipote. C'est alors que le génie créateur, opprimé, éclate en déclarations fracas­santes. Et nous voilà tout rougissant et tremblant à l'idée qu'une fois de plus nous aurions méconnu les précurseurs. A l'appui de ses propos l'urbaniste en question va prendre, lui aussi, caution d'un penseur distingué. Non pas un politique cette fois mais un écrivain. La référence d'un auteur consacré est toujours plus flatteuse et recherchée que celle d'un politicien éphémère. Voyons voir de quel Démocrite ou Phalempin on va se réclamer : -- Comme disait Camus : un peuple créateur c'est le contraire d'un peuple civilisé. Bang ! Je m'y attendais : la grosse ânerie en figure de rhétorique. On le sait bien que les civilisations fatiguées en appellent aux jouvences de la barbarie. On connaît aussi la vieille rengaine sur la folie des sages et la sagesse des fous, on en prend on en laisse, mais les zozos s'en régalent. Ainsi Camus, inventeur de postulats révolutionnaires aussi vieux que le monde, nous a-t-il fignolé celui-là, paradoxe plombé à estourbir de joie les fifis du grand soir. Mais l'urbaniste est un malin ; s'il va pêcher l'aphorisme à charge creuse dans la corbeille d'un résistant philosophe, ce n'est pas uniquement pour se le mettre en pivoine à boutonnière et ravir à sa cause les dandies de la garde rouge. Il y a bel et bien découvert le sésame à débloquer les crédits. Toutes les opérations du système urbanique lui seront désormais non seulement permises mais signi­fiées par ordre de mission signé Camus, un nom qui fait encore effet au Conseil Municipal. 151:148 Une fois lu ce document, tout urbaniste un peu déductif et dynamique en tirera son mode d'emploi : si donc un peuple créateur est le contraire d'un peuple civilisé c'est qu'un peuple civilisé est d'abord destructeur. Vu que moi, urbaniste, j'appartiens bon gré mal gré à un peuple civilisé, je ne peux moins faire que détruire et tout détruire, dans l'enthousiasme ou l'abnégation peu importe. Arrivé au bout de ma tâche la civilisation disparaît, la place est nette et le barbare créateur qui s'impatiente en moi ouvre enfin ses chantiers. L'épopée immobilière devant s'accom­plir dans l'ivresse d'une amnésie absolue je ne connaîtrai ni bonne ville ni hameaux, ni Artois ni Berry dans l'hexa­gone arasé. Je ménagerai bien sûr ce qu'il faudra de kilo­mètres carrés parfaitement nivelés sous un ciel purgé de ses alouettes, pour la culture des céréales dopées que rien ne pourra distraire de leur fonction sociale, ni haies ni clocher, ni valons ni mulôts. Mes confrères du Zap ainsi contentés, tout le reste est à nous et de Zip en Zup, la nation va renaître, adulte, urbaine, apatride, bétonnée sur dix siècles de jardinage infertile. Quand tout va bien, en effet, c'est une entreprise générale qui se charge de démolir et de bâtir, factures conjointes. Soyons honnêtes : mis à part le cas de Dieu, il n'est pas toujours facile de créer sans démolir un peu. Mais il reste bien entendu qu'on ne mettra jamais en balance la chose créée avec la chose détruite, car toute création est néces­sairement plus heureuse, comme la nouveauté est toujours meilleure. Naguère en disant : tout va bien, nous consta­tions un état de choses essentiellement instable, une éclaircie dans le ciel incertain ; mais nous savons aujour­d'hui que tout ce qui va ne peut qu'aller bien, il suffit alors de dire : ça va, et nous n'avons pas besoin de prophète pour nous annoncer que le monde va, en effet, crever dans sa perfection. \*\*\* Un homme de l'art, qui pouvait être aussi bien un hom­me de goût, m'a doucement reproché de parler du cinéma érotique sans y avoir mis les pieds. Pardon, au moins une fois je les y ai mis, le jour où me furent présentés quelques échantillons d'un film à passer la semaine prochaine. On y voyait un M. Gainsbourg cherchant à dérober un baiser à une jeune fille dont j'ai oublié le nom. Ce documentaire sur les préliminaires amoureux d'un couple de sangsues fait honneur à nos laboratoires d'histoire naturelle. 152:148 Par discrétion néanmoins, ce film étant visiblement destiné à un public de sangsues, je me suis contenté de ces quel­ques images. -- Vous êtes non seulement de parti pris, me dit l'homme de l'art, mais vous confondez le bon goût qui est un préjugé de caste avec l'art qui est partout sans distinction de haut et de bas. Je vous conseille, pour com­mencer, d'aller voir *Love.* C'est un film charmant, vous verrez, pas vicieux pour un sou, plein de poésie, de fraî­cheur et de sincérité, ça va même assez loin... J'y fus. Ça va loin en effet, un peu plus loin que Rous­seau. Un sottisier naturiste à décourager l'intelligentsia des boucs. C'est d'une bêtise exemplaire, plus bête que la Suède. Un gentleman saisi d'un besoin pressant de purification découvre les ivresses du retour à la nature et, pour plus de sincérité, il effectue le trajet à quatre pattes, ou tout comme. Les auteurs avaient probablement dessein de gagner du fric en exaltant le potentiel érotique des masses occidentales, sans démériter pour autant de sa mission culturelle. Ou alors un scénario destiné aux Marx Brothers aura été vic­time d'un malentendu. Il y avait des moments où, en toute logique, un public français tel que hier encore nous l'avons connu, sagement défoulé sous le contrôle de ses complexes, familiers, eût fait retentir la salle d'un si grand chahut de quolibets et rigolades que, surpris de ne rien entendre, consterné par le silence des spectateurs hébétés, j'ai fichu le camp sur la pointe des pieds. La mutation du peuple français me paraît donc en bonne voie sinon achevée. Une fois muté à cœur et à moelle, qu'en fera-t-on ? En revanche on célébrait alors la projection du grand film d'amour et de vertu que tout le monde attendait, pour s'en réjouir ou s'en moquer, En dépit d'un concert de louan­ges un peu suspect j'allai voir cette *Maison des Bories* dans laquelle, admirable conjoncture, une princesse de Clèves, disait-on, faisait du même coup défi aux chienneries et honneur au cinéma. C'est un navet très joliment photo­graphié, aussi creux que prétentieux, assez ridicule au total. Et en plus, parce que la chair, même vertueuse, est quand même la chair, on a pris soin de nous la montrer dans un numéro de concupiscence laborieusement domptée. L'auteur n'a peut-être pas vu que la séquence héroïque était obscène et Dieu merci gondolante. 153:148 C'est pour dire que nous n'avons pas de chance. Ques­tion morale ou politique les beaux succès se font rares chez nous. Les champions de notre cause y vont de bon cœur sans doute, et trop bourrés de bonnes intentions pour avoir, en plus, l'art et la manière. En l'occurrence la médiocrité ferait même penser à quelque chose d'habile et de tactique. Serait-ce là le travail d'une barbouze du cinéma parachutée dans le braintrust de la morale, que l'Oscar du genre lui serait dû. \*\*\* Au marché aux puces d'Angers on a pu voir un bro­canteur forain exposer tout un vestiaire ecclésiastique, avec un lot de vases sacrés et ornements liturgiques, chose banale, mais aussi une collection de pierres d'autel empilées, ce qui est moins fréquent. -- Hélas, disait le marchand, tout leur débarras nous est tombé dessus en trop peu de temps, et le marché est saturé. Ne croyez pas qu'ils nous en fassent cadeau mais le client, lui, voudrait bien nous le payer au tarif receleur. Je ne peux quand même pas leur vendre une chasuble carrée au prix d'un maillot de corps, non ? Alors c'est fini, je vais mettre tout ça en resserre, je stocke et j'attends que la demande se fasse raisonnable. Ne nous énervons pas, ça reviendra, c'est fatal. Il semblait envisager le temps plus ou moins proche où les chineurs paroissiaux s'en iraient en commissions de récupération faire la tournée des brocanteurs pour le compte des curés redevenus, eux aussi, raisonnables. Et les bons commerçants, me dis-je, sont bons prophètes. Quelques siècles de liturgie catholique romaine laissent un héritage matériel qu'on ne saurait disperser en huit jours et en douce ; il faut tempérer le zèle bien sûr, mais la dissipation du fonds spirituel est sans doute plus pressante et comme tout se tient, la sagesse recommande alors d'écarter assez rapidement les ciboires de l'inventaire et les calices im­prégnés, quand la vérité eucharistique est remise en question. 154:148 Étalés sur les marchés aux puces ou emballés pour les triomphalistes arriérés du Zipangu, toutes ces collections à l'encan ne font plus qu'un petit scandale anecdotique ; faux scandale au demeurant si l'opération est annoncée comme le témoignage massif et édifiant d'une pauvreté évangélique. La braderie versaillaise en a tout de même un peu rajouté. La pompe des enchères publiques en faisant comme une opération effectuée au nom des lois républicaines, il y avait du combisme dans l'air, la molle intervention d'un évêque n'arrangeait rien et l'incorrigible maffia des cagots de la réaction était là. A bien regarder le scandale de tout cela est moins dans la profanation que dans la manière frauduleuse d'en précipiter le négoce. Il est bien vrai que les dépouilles en question ne sont pas faites pour être vendues directement aux mondains, elles sont faites avant tout pour être jouées aux dés entre soldats innocents. \*\*\* Un jeune ami, Jean-Jacques Dupont, retour d'un repor­tage lointain, a trouvé la mort dans un accident d'auto. Ce garçon avait donné le meilleur de sa jeunesse à l'Algérie française, un an d'activité clandestine et quatre ans de prison pour s'endurcir dans le privilège d'être né catho­lique et français. Une messe de *requiem* a été célébrée à son intention à Saint-Eustache. Sa famille et lui-même avaient de nombreux amis, la nef était pleine. Comme il convenait à sa mémoire la messe fut célébrée dans le rite romain traditionnel dont nous sentons bien qu'il reste au monde le plus humble et magnifique auxiliaire de la foi. Le prêtre officiant n'a pas craint d'évoquer le souvenir du disparu et la mort du chrétien, de telle sorte que l'assis­tance ne pût douter qu'elle fût bien là pour honorer la religion de ses pères. Soit que le clergé du lieu n'y eût pris garde, soit qu'il y fût consentant, ou secrètement favorable, tout s'est très bien passé. On se demande alors pourquoi des militants aussi notables que feu l'amiral de Penfen­tenyo ont été réduits à l'enterrement in tenebris vernaculis, quand la mort d'un modeste enfant de l'Église et de la patrie a pu s'accompagner des secours et honneurs de la liturgie traditionnelles sans que tonnât l'évêché. Peut-être suffirait-il de ne pas s'inquiéter d'autorisations superféta­toires et de mettre un clergé souvent pusillanime devant le fait accompli d'une liturgie non abrogée parce que pro­prement impeccable. Dans le caprice et l'anarchie c'est une chance à tenter. 155:148 Il est vrai qu'en revanche et peu après, à Sainte-Rosalie, paroisse du jeune défunt, une sorte d'office qui ne s'appelle plus *requiem* était célébré, si on peut dire, à son intention paraît-il. En effet, touchante conjoncture, le vicaire fit savoir que l'assistance était invitée ce jour à prier pour l'âme du président Nasser et l'unité du monde arabe. Je ne doute pas qu'en ce moment précis l'une et l'autre n'en aient eu un réel besoin. Je ne doute pas non plus qu'aux yeux de l'annonceur le dit repos et la dite unité ne fussent conce­vables que dans le sein de notre sainte Église. Pas douteux non plus que Jean-Jacques Dupont, définitivement rassuré sur la vertu de ses combats et l'issue de tout cela n'ait échan­gé là-haut sourire et clin d'œil avec l'ange porteur de ce vœu. Les parents et l'épouse, du fond de leur chagrin, ont pris la chose en dérision, ils ont essuyé l'injure comme le coup de pied d'un âne trop bâté pour faire mal. Ils ont même compati à l'épreuve d'un prêtre catholique amoureux de l'Islam et contraint, ne serait-ce qu'en murmure, d'associer au salut d'un sultan sublime l'importune mémoire d'un Dupont par trop Dupont. Il faut sans doute se réjouir que l'administration des paires de claques soit suspendue chez nous, faute de bras ou de foi, je n'en sais rien, disons que la charité nous retient, fût-elle un peu mêlée de lâcheté. Les autres n'hé­sitent pas à se faire lâchement goujats au nom de la charité éperdue et de l'amour fou qui les font bénir l'erreur et chanter gloria pour la victoire en marche des assassins historiques. A ce moment-là, qu'il nous soit au moins per­mis de rêver sans remords à Godefroy de Bouillon et Simon de Montfort. Je m'en confesserai d'ailleurs à saint Bernard. A l'heure où l'olibrius du XIII^e^ arrondissement, tourné vers la Mecque, encensait à l'étourdie l'ombre de Nasser, il n'était plus déjà qu'un valet de l'impérialisme. Il se croyait en droit de souffler un peu dans le confort d'une mutation achevée alors qu'ici et là, dans les paroisses de pointe, ses confrères plus vigilants faisaient prier pour les feyadins et jetaient l'anathème sur les princes nazis de l'Arabie mal­heureuse. Quand on se veut dans le vent, il y a intérêt à mouiller son doigt d'heure en heure, lire les journaux, écouter la radio. 156:148 C'est la discipline librement consentie des pelotons de tête, elle est harassante, on n'en voit pas le bout, ils ignorent que la piste est ronde, toujours à gauche mais droit devant, c'est l'ivresse de la révolution perma­nente, le vertige des mutations répétées. Il faudra pourtant qu'il y en ait une dernière. Et alors, à bout de souffle et hagards ils se retrouveront dans les bras de saint Thomas qui les attendait au tournant. Jacques Perret. 157:148 ### Éléments pour une philosophie du réel par le Chanoine Raymond Vancourt CHAPITRE II #### Le philosophe part du réel « Le contenu de la philosophie est la réalité même, et la conscience immédiate de ce contenu, nous l'appelons expérience. » (Hegel, *Encyclopédie,* n° 6.) La sagesse que recherche le philo­sophe implique, nous l'avons constaté au chapitre précédent, connaissance du sens de l'existence, bonheur et perfection de l'être humain. Pour l'atteindre, dans la mesure du possible, le chemin est long, parsemé d'obstacles. Aussi importe-t-il que le philosophe ait, au préalable, une idée de l'itinéraire à suivre. Sinon, il risquerait de s'engager en des impasses ou de se four­voyer sur des voies détournées qui retarderaient sa marche. Peut-être, d'ailleurs, son cheminement prendra-t-il la forme d'un circuit, qui le ramènera au point de départ, enrichi des acquisitions faites aux différentes étapes de la course. Au début, il ne le sait pas et il ne s'en rend compte qu'au terme du périple. Il devine, par contre, aussitôt, qu'il ne doit pas se tromper de route en commençant. Une erreur initiale entraînerait de fâcheuses conséquences pour le reste du parcours. Il lui est donc indispensable d'avoir une vue précise du terrain sur lequel son enquête va démarrer. 158:148 #### II. § 1. Les réalités d'où part le philosophe. Comme tout itinéraire, la démarche philosophique suppose, en effet, un point de départ déterminé. A entendre certains, ce ne serait pas nécessaire. Plus exactement, il n'en existerait pas auquel on puisse se référer de façon sûre et exclusive ; chaque point de départ choisi se révélant plus ou moins arbitraire et renvoyant à autre chose dont il a besoin pour se justifier. -- Pour atténuer la portée de l'objection, il suffit d'introduire quelques distinctions et de ne pas confondre les points de vue logique, ontologique et psychologique. Les grands philosophes ont opposé, d'une manière ou d'une autre, les réalités de notre monde, superficielles, évanescentes, imparfaites, à une réalité vraie, authentique, éternelle, fonde­ment de l'univers et que, pour simplifier, nous appellerons l'Absolu. Du point de vue ontologique, celui-ci est premier, car de lui dépendent l'homme et la nature. -- Mais, sur le plan de la connaissance, dans l'ordre logique, la réalité vraie se dévoile à nous, dans la mesure où elle se dévoile, à partir des êtres de ce monde, lorsqu'on s'efforce d'en découvrir le principe, d'en dégager le fondement. -- Cette distinction, classique, entre l'ordre de la connaissance et celui de l'existence, n'épuise cependant pas le problème. Logiquement, le philosophe n'abou­tit à l'Absolu qu'au terme de ses raisonnements ; mais, du point de vue psychologique, la situation est plus complexe. On peut se demander, en effet, si, en commençant, le philosophe n'a pas déjà sa conviction faite sur l'Absolu, dont, théoriquement, il ne devrait affirmer l'existence qu'au terme de sa recherche. Nietzsche croit que « les philosophes savent d'avance ce qu'ils ont à démontrer » et « veulent a priori une certaine vérité de telle ou telle nature » ([^54]). Nietzsche n'a peut-être pas tout à fait tort. \*\*\* 159:148 Mais peut-on conclure de cette situation que les philosophes « manquent de probité intellectuelle » ; que, sachant au préa­lable à quoi ils vont aboutir, leurs raisonnements sont néces­sairement viciés à la base ? Cette conséquence ne s'impose pas. Certes, les grands philosophes -- Nietzsche ne fait pas excep­tion -- sont guidés par une intuition de ce qu'est, à leurs yeux, la réalité vraie ; leur travail consiste à expliciter et justifier cette intuition. Pourquoi ce travail ne pourrait-il s'effectuer en conformité avec les lois de la logique ? -- Et si on part, comme c'est le cas pour le philosophe chrétien, de l'Absolu tel que la Bible le révèle, pourquoi serait-il impossible de se livrer, à son sujet, à un effort d'élucidation rationnelle correctement menée ? -- Même si, par conséquent, les philosophes savent, en débutant, où ils vont parvenir, leur entreprise n'est pas discré­ditée pour autant, et cela ne prouve pas encore qu'elle soit inutile et sans valeur. \*\*\* On voit désormais ce que signifie la question : de quelles réalités part le philosophe ? Qu'au préalable, il acquiesce ou non à une conception de l'Absolu, peu importe. Il s'agit de préciser comment il doit débuter pour établir sur le plan rationnel, le bien-fondé de cette idée. La réponse ne peut faire de doute. Le philosophe part nécessairement des réalités de l'univers ; ou, si on préfère, de la présence de l'homme dans le monde, présence qu'il envisage en toutes ses dimensions. Il s'intéresse à la nature, mais plus encore à l'existence humaine, individuelle et collective, morale, religieuse, esthétique, scientifique, tech­nique, économique, politique, historique. Il réfléchit sur ce qu'est l'homme, ce qu'il dit, ce qu'il fait ; sur ce à quoi il aspire à travers la déconcertante multiplicité de ses désirs et de ses entreprises. Il ne prétend pas se substituer aux savants, ni empiéter sur leur domaine, mais seulement essayer de com­prendre l'existence -- y compris celle du savant ; et la lutte mystérieuse que l'humanité, mélange détonant d'animalité et de rationalité, mène contre la nature depuis des millénaires. Une question, qui ne le quittera plus désormais, surgit immédiate­ment devant ses yeux : les réalités de l'univers, au sein des­quelles l'homme occupe une place de choix, constituent-elles la seule, la vraie, l'authentique réalité ; ou ne sont-elles que le produit et le pâle reflet d'une réalité supérieure invisible ? \*\*\* 160:148 Que l'univers où nous vivons forme le point de départ obligé de l'itinéraire philosophique, les Grecs en avaient conscience. Platon, dans ses dialogues, ne débute point par la contempla­tion du Bien, situé « au-delà de la connaissance et de l'être » ; il observe d'abord, à l'intérieur de la caverne, le jeu d'ombres que constitue l'existence humaine. Il part du monde sensible, le seul dont nous ayons l'expérience. Aristote, les épicuriens, les stoïciens, les néo-platoniciens font de même. Et les scep­tiques se trouvent, à cet égard, en accord avec les « dogma­tistes ». Pyrrhon, pas plus que ces derniers, ne met en doute la réalité qui s'offre à ses regards ; le donné sur lequel il réflé­chit s'identifie à celui de ses adversaires. Descartes paraît d'un autre avis. Ne prétend-il pas innover en philosophie, partir de la conscience, de la pensée pure, restreindre le donné initial au *Cogito ?* -- Regardons-y de près. -- Le *Cogito*, qu'il dégage au terme de son doute métho­dique, s'il est pour lui le principe sur lequel le reste repose et qui lui permet de prouver l'existence de Dieu et de la matière, ne constitue pas ce sur quoi sa réflexion s'est d'abord exercée. Pour que, dans la première *Méditation*, il puisse mettre en doute l'existence des corps, d'autrui, etc... il faut bien que ces réa­lités lui soient présentes. Il prend, par conséquent, son point de départ dans le monde où nous vivons. Si ce monde ne s'était imposé à lui, de quoi douterait-il ? Bien plus, Descartes en dépend tellement qu'il ne parvient pas à l'éliminer complète­ment du *Cogito*. A moins de tourner à vide ou de se nourrir d'elle-même, la pensée humaine (c'est d'elle qu'il s'agit dans le *Cogito*) n'est toujours qu'une pensée portant sur des réalités offertes à Descartes comme à tout homme, et dont, aussi bien que les autres philosophes, il était nécessairement parti. La réalité, qui constitue ainsi la plate-forme de lancement, doit être acceptée intégralement. Kant donne parfois l'impres­sion de la restreindre indûment, de n'en examiner que deux secteurs : la science, telle qu'elle se présentait à lui sous la forme de la physique newtonienne et l'obligation morale définie comme un *factum rationis*. Mais ici encore dépassons les appa­rences. Certes, Kant s'intéresse particulièrement aux réalités scientifiques et morales ; toutefois, les autres aspects de l'expé­rience humaine le préoccupent également. La religion, l'art, le droit, la politique et l'histoire retiennent son attention, comme ils retenaient, sous des formes et à des degrés divers, celle des penseurs grecs. 161:148 Bref, de même que tous les philosophes visent un but unique : se rapprocher de la sagesse ; de même ils s'accordent pour situer leur base de départ dans l'existence de l'homme au sein de l'univers. #### II. § 2. A l'écoute du réel. Des réalités de ce monde il faut, par conséquent, que le philosophe ait une connaissance suffisante. Va-t-il l'emprunter aux sciences de la nature et de l'esprit, seules capables, semble-t-il, de procurer des renseignements valables ? -- Ce serait demander l'impossible. -- Platon et Aristote pouvaient se tenir au courant des mathématiques, de l'astronomie et de la biologie de leur temps. De nos jours, un génie ne parviendrait pas à posséder un savoir encyclopédique. En outre, si cette condi­tion s'avérait indispensable, les philosophies anciennes, appuyées sur une base scientifique restreinte et peu solide, seraient disqualifiées. Enfin, si le philosophe acceptait de mar­cher à la remorque des sciences et se contentait d'en résumer, au fur et à mesure, les résultats, il signerait son arrêt de mort. Mais, dira-t-on, puisqu'il prétend partir des réalités de ce monde, il faut bien qu'il en acquière la connaissance. D'où lui viendra-t-elle, sinon des sciences ? -- Elle lui viendra de l'expé­rience quotidienne, du sens commun, de l'examen de ce que les hommes pensent, disent et font dans la vie courante. Le philo­sophe ne néglige certes pas les enseignements de la science ; il en tient compte, sans les considérer néanmoins comme seule source d'information. L'homme, à ses yeux, est plus qu'un créa­teur de sciences et de techniques : un être qui naît et meurt, jouit et souffre, aspire à un bonheur qui sans cesse lui échappe, se débat au milieu d'un monde à bien des égards hostile. L'acti­vité scientifique représente un aspect seulement de l'existence. Le philosophe s'y intéresse, tâche d'en saisir la signification, mais se refuse à réduire la réalité humaine. Cette réalité en sa totalité, voilà ce qu'il veut connaître ; et il obtient, à son sujet, en interrogeant l'homme dans la vie quotidienne, des indica­tions irremplaçables. Ces indications, il lui faut les recueillir, les analyser, les classer, en mesurer la portée. Il a des chances, en procédant ainsi, d'obtenir une image pas trop inexacte de la réalité. \*\*\* 162:148 Et il répondra à une des requêtes les plus pressantes de notre époque. Las des constructions idéologiques, même si elles se réclament de la science ([^55]) ; persuadés qu'elles masquent le réel au lieu de le révéler, nos contemporains aspirent à un contact plus immédiat et plus authentiques avec les choses. Bergson et Husserl en ont eu conscience. Aussi conseillent-ils aux philosophes un bain de réalité, un retour « aux choses elles-mêmes » (*Zu der Sache selbst*) ; ils leur demandent de replonger dans l'expérience vécue et de la décrire telle qu'elle s'offre à eux. Les échecs qu'a connus la philosophie, les divi­sions qui la déchirent, proviennent, à les entendre, d'une mécon­naissance de cette consigne. Le philosophe devrait, dorénavant, l'observer fidèlement ; et après avoir rétabli le contact avec le réel, transcrire le plus exactement possible ce que celui-ci va révéler. -- Ce serait son premier travail. \*\*\* Les règles auxquelles il lui faut se soumettre pour s'acquitter de cette tâche avec succès se devinent aisément. Le philosophe doit d'abord se libérer des idées préconçues qui cacheraient la réalité, ne point la regarder à travers les lunettes des idéo­logies, adopter à son égard une attitude d'accueil, même lors­qu'elle le désoriente et dérange sa façon habituelle de penser. Ces recommandations vont de soi. Il ne faut cependant pas les comprendre de travers ni les interpréter d'une manière rigide. Pour examiner avec objectivité les réalités humaines, le philosophe a, en effet, besoin de qualités presque inconci­liables : d'une certaine froideur, qui permet de les regarder du dehors, comme des choses, selon la formule durkheimienne ; et en même temps de sympathie, de compréhension, sans les­quelles d'importants secteurs de la réalité ne livreraient point leurs secrets. Bref, voir le réel « en chair et en os », comme dit Husserl et le laisser parler, n'est sans doute point toujours facile. \*\*\* 163:148 Il y a au moins une condition que le philosophe devrait pouvoir remplir aisément. Obligé d'accueillir le réel en sa tota­lité, le philosophe s'interdira d'en négliger *a priori* certains aspects. S'il en laissait un seul de côté, fût-ce inconsciemment, ce serait sans doute en vertu d'un préjugé lui faisant admettre, avant tout examen, que cet aspect est sans valeur. Lorsqu'il veut, par exemple, décrire l'activité de connaissance déployée par l'homme, il n'a pas le droit de se désintéresser de la connais­sance vulgaire pour ne s'occuper que des sciences. Celles-ci, incontestablement, sont plus élaborées, leurs concepts et leur langage mieux définis. La connaissance courante n'en est pas moins, elle aussi, une connaissance authentique, qu'on ne peut sans inconvénient passer sous silence et qui, d'ailleurs, permet de mieux comprendre les caractéristiques du savoir scienti­fique. Dans sa description du réel, le philosophe évitera donc toute discrimination arbitraire ; il ne jettera l'interdit sur aucun secteur. Et, à l'intérieur de chacun d'eux, il se gardera soigneusement de ne considérer qu'un aspect des choses. Il manquerait grave­ment à cette règle en réduisant, par exemple, le comportement humain à des attitudes purement subjectives, oubliant ainsi que nos activités n'ont de sens que par les objets qu'elles visent. Les phénoménologues ont, avec raison, insisté sur ce point. Ayant redécouvert, grâce à Brentano, l'importance de l'intention­nalité dans la vie de la conscience, Husserl rappelle que la description des réalités humaines doit être bi-latérale. Aimer, c'est aimer quelqu'un ou quelque chose. La volition, la per­ception, l'imagination, etc., nous mettent en rapport avec un objet sur lequel elles se dirigent. Et quand l'âme religieuse se livre à la prière et à l'adoration, elle s'adresse à Quelqu'un qui la dépasse infiniment. En chacun de ces cas, le compor­tement ne se comprend que si on tient compte de la réalité en présence de laquelle il nous place. Le philosophe décrira par conséquent, simultanément, l'état de conscience et l'objet qu'il vise. Cette règle d'or, que Husserl exprime parfois en termes rébarbatifs ([^56]), ne fait somme toute que traduire une constata­tion banale : une activité ne révèle sa signification qu'à partir de la réalité sur laquelle elle s'exerce. \*\*\* 164:148 On peut désormais soupçonner que la description du réel à laquelle le philosophe va s'adonner exige de sa part beau­coup de clairvoyance. Il lui faut pénétrer dans les détails, ne point négliger les nuances. Nietzsche s'élève à bon droit contre « l'observation superficielle » des choses, qui durcit les con­trastes, néglige les transitions délicates. Une description valable, nous dit-il, implique de subtiles analyses, seules capables de faire apparaître les différences qualitatives les plus ténues et la « fluidité » des êtres ([^57]). Elle demande plus d'esprit de finesse que de géométrie. \*\*\* N'allons pas en conclure toutefois que le philosophe est astreint à se confondre avec le réel en je ne sais quelle intui­tion indicible, ni qu'il doit communier avec les réalités indivi­duelles, se contenter de les vivre, d'en jouir ou d'en souffrir. Certes, quand il se met à décrire le réel, il part inévitablement des êtres particuliers, concrets, singuliers, car la réalité ne se présente jamais que sous cette forme. Mais le philosophe n'oublie pas un avertissement donné depuis longtemps : *omne individuum est ineffabile*. Prétendre en épuiser le contenu, en étaler toutes les richesses dépasse les forces de l'intelligence humaine, de quelque façon qu'on s'y prenne. Aussi n'est-ce point, à vrai dire, l'individu comme tel qui l'intéresse. Il veut comprendre ce que sont les choses et commu­niquer aux autres le résultat de ses recherches. Or il sait fort bien que le langage dont il devra se servir est truffé de termes généraux, par lesquels l'homme a traduit, tant bien que mal, les similitudes qu'il croyait percevoir entre les êtres. L'huma­nité a classé les choses comme elle a pu ; elle a créé des concepts applicables à une multitude d'individus et les a exprimés par des noms désignant ce qu'il est convenu d'appeler les « essen­ces ». Pour en arriver là, les hommes, si on en croit Husserl, ont spontanément pratiqué la « réduction éidétique », dont le fondateur de la phénoménologie s'est efforcé de démonter le mécanisme ([^58]). Ne lui reprochons pas trop le caractère abstrait de ses explications. 165:148 Après tout, les philosophes ont peut-être rempli leur mission, quand ils ont fait prendre conscience de ce que les hommes pensent et font naturellement ; et leurs inter­prétations ne sont pas dénuées d'intérêt, même si elles pa­raissent exagérément subtiles ([^59]). \*\*\* Mais du fait que le philosophe est astreint à utiliser des concepts et un langage inventés depuis longtemps, et à couler dans ce moule préfabriqué le résultat de ses observations, il se trouve dans une situation dont il doit mesurer d'entrée de jeu les conséquences. Le philosophe se propose de parler de la réalité. On en a parlé avant lui et en des termes qui, depuis son enfance, ont contribué à former sa propre vision du monde. Doit-il, pour retrouver le réel en son authenticité, rayer d'un trait de plume ce que l'humanité en a dit, l'oublier, reprendre en sous-œuvre le travail instinctif des générations antérieures ? Il semble bien que non. Mais cette réponse est lourde d'impli­cations, et le philosophe doit en avoir conscience dès le début de sa course. 166:148 #### II. § 3. Description du réel et analyse linguistique. Nous venons d'insinuer que le philosophe ne peut se com­porter comme un personnage au-dessus ou en dehors de l'histoire, ni s'arroger le droit de méconnaître ce qui s'est accompli avant lui. Même s'il voulait adopter cette attitude, il n'y réussirait pas. Il lui est, en effet, impossible de se passer du langage. A moins de se métamorphoser en artiste ou en mystique et de renoncer ainsi à sa vocation, le philosophe parle de la réalité en un discours qu'il essaie de rendre cohé­rent. De ce discours, il n'a pas à créer les instruments ; les mots et les règles de la syntaxe se trouvent déjà là, à sa dispo­sition. Si, au cours de sa démarche, il s'estime en droit de les critiquer, cette critique elle-même, il la formule à l'aide du lan­gage incriminé. Et à supposer qu'à la fin de son itinéraire il doive s'incliner devant une réalité inexprimable, récalci­trante aux concepts et aux mots, une réalité avec laquelle on peut communier seulement par le silence ; pour arriver à cette conclusion, il lui faudra quand même avoir, au préalable, passé sous les fourches caudines du langage, à l'impérialisme duquel il est impossible d'échapper. \*\*\* Comment nous apparaît, à première vue, ce langage, si étroi­tement lié à notre pensée ([^60]) ? -- C'est un moyen créé spontanément par la collectivité en vue de permettre aux hom­mes d'entrer en relation. Le langage sert à établir ou à traduire de nombreux rapports existentiels. Par son entremise, l'homme menace, attire, soudoie, trompe, convainc, suggestionne, etc. son prochain. S'il servait uniquement à cela, ainsi que les sophistes semblent l'admettre, il ne serait peut-être qu'une forme perfectionnée du langage animal ; les animaux eux-mêmes communiquent entre eux en utilisant des procédés d'intimi­dation et de séduction. 167:148 Mais le langage humain fait davantage. Il renvoie au réel, à un au-delà de la parole. A un réel sur lequel nous voulons agir et par rapport auquel nous devons pouvoir prendre nos distances pour mieux diriger notre action. Nietzsche fait naître le langage de nos besoins et dans un contexte pragmatique ; il a en partie raison ([^61]). Mais en partie seulement ([^62]). (*A suivre*.) Chanoine Raymond Vancourt. 168:148 ### Laissez les enfants venir à moi VOILÀ CE QU'A DIT Notre-Seigneur Jésus-Christ, Verbe éternel incarné, Rédempteur et Sauveur. Or nous savons qu'on fait venir les religieuses qui peuvent avoir à l'enseigner ou même l'enseignent de longue date, pour leur apprendre la catéchèse nouvelle manière et les former à cette méthode dernier cri du pro­grès. Or elle consiste à cacher les vérités essentielles de la religion et même les adultérer sous prétexte de les rappro­cher des esprits modernes. On a même dit à ces religieuses : « Ne leur parlez pas tout de suite de Jésus-Christ, il faut les préparer. » C'est le contraire de ce qu'a dit Notre-Seigneur. On s'autorise pour cela d'une méthode naturelle que le bon sens, naturel, lui aussi, adopterait aussitôt si on n'était habitué à la vie surnaturelle, aux merveilles de la grâce, à sa gratuité et aux fantaisies extravagantes et glorieuses du Saint-Esprit. Comment de jeunes religieuses qui parfois viennent de prendre l'habit, avec le désir de se donner, ne seraient-elles pas impressionnées par cette méthode si parfaitement raisonnable avec laquelle elles ont appris b-a-ba, ou deux et un trois ? 169:148 On le chantait de mon temps, tous ensemble devant le tableau : do, do, ré-do. Et, bien entendu, ce haut enseignement ecclésiastique ne coûte pas rien à ces religieuses. Il faut les réunir, les déplacer ; enfin elles en sont pour quelque chose comme de dix à quinze mille francs par personne... Pour apprendre le contraire de ce qu'a dit Notre-Sei­gneur : « *Laissez les enfants venir à moi. *» Car, bien entendu, il faut apprendre *un et un*, *deux,* avant d'extraire des racines carrées ; il faut même appren­dre à parler avant de répéter et de comprendre : *un et un, deux ;* c'est la loi de nature, mais notre religion n'est pas seulement naturelle ; elle repose sur des faits historiques ménagés par la Providence pour faire éclater le surnaturel, montrer qu'il y a un royaume de la grâce qui couronne la nature, et où la foi fait entrer. Or Dieu a ménagé les moyens d'y pénétrer ; le sacre­ment de baptême nous ouvre les portes de la foi. Un enfant baptisé en a reçu le germe et il est apte à recevoir l'ensei­gnement complet des grands mystères de la Religion. Comme il le peut, bien sûr. Mais n'est-ce pas notre sort à tous ? Qui donc, essayant de pénétrer le mystère de la Très Sainte Trinité ne sera bientôt arrêté ? Car c'est vouloir vider la mer. Les meilleurs, s'appuyant sur la parole des Livres Saints où il est dit que Dieu créa l'homme à son image, ont cherché dans notre âme et ses diverses puis­sances une image de la Trinité. Faible image qui accuse notre faiblesse. Elle fait pourtant constater que le mystère de la Création est analogue au mystère de son Auteur, mais sur un autre plan ; la Création qui comprend l'homme, sa conscience, son esprit, décèle un Esprit qui la fait ce qu'elle est, un lien qui unifie le tout en même temps qu'une diver­sité où tout s'emboîte mystérieusement. De même son Auteur est trine et un, mystérieusement et Il a donné sa propre marque à son œuvre dans le monde et dans l'âme humaine. Est-il nécessaire d'avoir ces pensées ? Nullement : la foi suffit et l'amour de Dieu, dont il faut autant que pos­sible garder la présence. Un enfant le peut avec la grâce dont nos pédagogues ecclésiastiques semblent ignorer l'existence, comme ils paraissent ignorer les effets du baptême. 170:148 Or, dans l'introduction à ses *Lettres à une Mère sur la* foi que le très regretté Dominique Morin a publiées pour l'*Année de la Foi* réclamée par Paul VI, le père Emmanuel écrivait : « Il est un point essentiel sur lequel, le plus souvent on n'a porté qu'une attention superficielle. On ne s'est pas demandé avant tout *qui* l'on avait à enseigner. La chose cependant en valait la peine. Car généralement si ce n'est universellement, les sujets que l'on a à ensei­gner sont des sujets baptisés. Des sujets baptisés ? Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire qu'un enfant baptisé ayant reçu de Dieu à son baptême des grâces qui ont puissamment modifié les conditions de son intelligence, il faut, de ce fait, tenir le plus grand compte quand on veut parler à cette intelligence ainsi modifiée. Nous nous expliquons et nous disons que Dieu ayant par le baptême versé dans l'âme de l'enfant l'*habitude* de la foi, il s'en suit infailliblement que cette âme a une incli­nation très puissante pour les vérités de la foi, et un besoin très pressant de les recevoir pour les assimiler, et passer, dans la foi, de l'*habitude* à l'*acte.* Nous avons dit un besoin très pressant. On peut le cons­tater facilement. Quand une mère chrétienne parle *chrétien­nement* du bon Dieu à son enfant, lui livre les vérités de la foi, lui enseigne Jésus, elle entendra infailliblement son cher enfant lui dire : Encore, maman ! » Fin de citation. Il est très vrai que l'enfant élevé en chrétien dans sa famille est avide de la vérité. Il se nourrit avec joie de l'Histoire Sainte, qui est l'histoire du salut de l'humanité, histoire mise à l'écart par un clergé nourri d'une fausse science et qui, à force de compter les cailloux du sentier, n'a pas vu la forêt qu'il traversait. Une difficulté naturelle apparaît néanmoins aujour­d'hui dans l'enseignement du catéchisme, mais que la foi domine. Beaucoup d'enfants baptisés n'ont pas été élevés chrétiennement. Une mère peut-être a tenu à ce que ses enfants aillent au catéchisme pour mille raisons diverses ou parce qu'il reste en elle quelque braise rougissant sous la cendre. 171:148 Mais les enfants au retour de la leçon peuvent entendre de la part du père ou des grands frères des propos très irrévérencieux, si ce n'est blasphématoires : « C'est-y pas malheureux d'apprendre des c... pareilles à nos ga­mins ! » Je m'excuse, mais il faut savoir qu'il en est ainsi très souvent : ce qui paraîtrait excuser les précautions et la timidité des enseignants pour parler des mystères. Cepen­dant, là encore, ils font erreur, car la foi est *un don gratuit ;* le maître ne sait jamais d'avance qui a reçu la grâce de la foi. Oui, même à travers une éducation toute matérielle ayant laissé flétrir la semence du baptême, Dieu peut don­ner un désir obscur de Lui-même ; cette grâce attend la vérité de celui qui doit la donner. Si donc, par crainte d'exposer les enfants aux moque­ries des impies, ou parce qu'il les croit trop stupides, l'enseignant minimise, estompe ou voile les mystères, il n'obtient évidemment pas davantage de ceux qui n'ont pas reçu les grâces nécessaires pour croire, mais encore il trahit la grâce de Dieu elle-même qui a préparé tel ou tel de ces petits à recevoir la vérité. Ici encore, le père Emmanuel a enseigné comme il faut faire. Dans son opuscule sur le *naturalisme* il écrit : « Là même où l'on enseigne le catéchisme il est fort possible et malheureusement fort ordinaire de ne pas en­seigner la foi. Comment cela, nous dira-t-on ? Voici. On peut enseigner matériellement les vérités de la foi, par exemple qu'il y a un Dieu, *trois* personnes en Dieu, *deux* natures en Jésus-Christ, *sept* sacrements dans l'Église, en s'adressant ou à la mémoire, ou à l'intelligence, ou à la foi de l'enfant. S'adresser à la mémoire, c'est la méthode de presque toutes les écoles du temps présent : avec elle on obtient une récitation correcte de la leçon ; mais ce n'est pas là la foi. S'adresser à l'intelligence, c'est plus rare ; car alors il faut travailler pour faire savoir à l'élève non le mot, mais la chose, non l'expression, mais la vérité. Par là on fait faire des actes d'intelligence, mais ce n'est pas là la foi. Enfin on peut, disons mieux, on doit s'adresser à la foi de l'élève. Pour cela il faut faire soi-même l'acte de foi, afin de provoquer un acte semblable chez l'élève. *J'ai cru,* dit le psalmiste, *et c'est pourquoi j'ai parlé.* Il faut ensei­gner à l'enfant le *verbum fidei* de saint Paul, ou comme nous disons en français, *la foi parlée.* 172:148 Alors l'enfant en­tend la parole et la retient, c'est l'office de la mémoire ; il comprend la valeur de l'expression, c'est l'office de l'intel­ligence ; puis de toute son âme, il adhère à la vérité, c'est là la foi. Et nous disons que cette manière d'enseigner, qui est la seule vraie, la seule efficace, est extrêmement rare, même dans les écoles dites chrétiennes ; c'est pour cela que nos écoles ne font pas des chrétiens, et qu'il y a parmi nous une si grande ignorance. » Le père Emmanuel écrivait ces lignes il y a quatre-vingts ans, car il voyait le naturalisme envahir non seule­ment l'enseignement donné au peuple, mais l'enseignement ecclésiastique lui-même. Nous en voyons les suites. On peut dire que l'enseignement donné au peuple était même plus fidèle que l'enseignement ecclésiastique. Le père continue, parlant à ceux qui enseignent : « Qu'elle parle cette bouche humaine, qu'elle enseigne, qu'elle exhorte, son rôle est grand et beau ; mais Dieu s'est réservé dans notre éducation chrétienne un rôle plus grand et plus beau encore, celui de nous parler au cœur, celui d'élever nos intelligences jusqu'à la participation de la raison divine, jusqu'à cette région sublime qui se nomme la foi. ...... Mais que dit-on de tous côtés ? Que la sainteté disparaît, que la foi diminue et que l'ignorance est effrayante à peu près partout. C'est notre faute ! ...... La cause d'un malheur si grand est tout entière dans le vice d'éducation que nous signalons. On les a faits *sachants*, on ne les a pas faits *croyants*. » Le malheur des temps nous enseigne qu'il faut de toute évidence créer des écoles de catéchistes, (comme le font les missionnaires) capables d'enseigner la foi *parlée,* la foi de toujours et non la foi moderniste, et conjointement créer des foyers de prière comme l'a fait en Italie le *padre Pio*. Les âmes (elles ne sont même pas baptisées parfois) sentent qu'il leur manque une certaine lumière ; elles ont besoin de Dieu, mais elles l'ignorent et ne savent où se tourner. 173:148 Il faut leur offrir les moyens les plus simples de s'en approcher ; la prière est ce moyen. Cela se fait entre voisins, chez l'un ou l'une et l'autre, pour s'unir à Dieu par l'intercession de la plus humble des créatures qui fut jamais, la Vierge Marie. Bien loin d'être un obstacle, l'in­tervention d'une créature si simple et qui fut l'intermé­diaire de l'Incarnation est parfaitement ordonnée à intro­duire dans le surnaturel. C'est une ressource, une expé­rience pour ceux qui sont inquiets du mal qui les entoure et de celui qu'ils sentent en eux, pour ceux à qui la grâce propose le problème du BIEN ; les femmes sont très expo­sées à la vanité mais sont bien moins orgueilleuses que les hommes ; elles entrent plus facilement dans cette expé­rience concrète. Et cela est nécessaire pour que les mères prennent un souci et un soin constant de la formation chrétienne de leurs enfants. La prière en famille entretiendra ensuite la complaisance divine. Car lorsqu'on envoie les enfants au catéchisme, il est trop tard pour commencer leur éduca­tion chrétienne ; ils ont déjà une formation rationaliste contre laquelle se heurte l'enseignant. Dieu veuille donc que la foi de celui-ci soit intègre et agissante ; il faut l'y former. Ainsi nos générations pourront entrer « dans l'éternel et universel royaume, royaume de vérité et de vie, royaume de sanctification et de grâce ; royaume de justice, d'amour et de paix ». La porte en est étroite et presqu'invisible, tant elle est simple, et elle s'ouvre toute seule, sans loquet ni serrure sur toutes ces gloires. Que faut-il donc pour ne pas la manquer ? L'Écriture nous le dit (*Proverbes* IX) : *La Sagesse a bâti sa maison* *elle a taillé ses sept colonnes* *Elle a immolé ses victimes, mêlé son vin* *et dressé sa table* *Elle envoie ses servantes, elle appelle* *au sommet des hauteurs de la ville :* « *Que celui qui est simple entre ici ! *» 174:148 N'est-ce pas le cas des enfants de qui Notre-Seigneur a dit : « *Le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent.* » C'est donc à vous, femmes chrétiennes, victimes immo­lées des cloîtres ou des maisons familiales, de donner à nos enfants le « *lait spirituel sans mélange* » qui leur apprendra combien le Seigneur est doux. D. Minimus. 175:148 ## CORRESPONDANCE ### Sur la falsification de Philipp. II, 6 En protestant contre la falsification de l'Épître aux Philip­piens, nous remarquions : « Si la falsification est évidente, ses causes ne sont ni simples ni grossières. » ([^63]) Cela serait confirmé, s'il en était besoin, par la lettre que nous adresse M. l'abbé Jean Laisney, curé de Saint-Jean Baptiste de la Salle à Paris. Il souhaite que nous la fassions connaître à nos lecteurs. La voici intégralement. *Monsieur*, *Ayant lu, dans* ITINÉRAIRES*, votre inquiétude et celle de M. Salleron quant à la traduction d'un texte du Nouveau Testament, je pense vous rendre service en vous rassurant, ainsi que vos lecteurs* (*si vous voulez bien leur en faire part*) *par les précisions suivantes :* 1° *Il est bien évident que si la traduction d'un texte a pu être interprétée comme une négation de la divinité de Jésus, il suffit de se reporter à n'importe quel autre dans les lectionnaires pour se convaincre que les auteurs ne mettent pas en doute le moins du monde le fait de cette divinité.* 2° *La réforme liturgique prévoit fort justement que les textes seront toujours commentés par une homélie dont l'objet est de prémunir les fidèles contre des fausses interprétations. Et dans la petite édition du Nouveau Missel des Dimanches, qu'un grand nombre ont entre les mains, quelques lignes d'introduction on fournissent déjà les éléments.* 176:148 *C'est d'ailleurs le cas pour le texte que vous signalez, au Dimanche des Rameaux, qui rappelle* *expressément l'Incarnation.* 3° *Quant à ce texte, votre erreur est venue d'une confusion. Le mot* « *image *»*, dans la Bible, est chargé d'une signification beaucoup plus forte que dans le langage courant. C'est ce que l'on appelle un mot-clé. Or le terme grec* MORPHÈ *ne se trouve que 3 fois dans le Nouveau Testament : deux fois dans ce passage des Philippiens, et il est rendu par* « *forma *» *dans la Vulgate, et une autre en Marc 16, 12, et le latin a traduit* « *effigies *»*. Alors préférer, pour rendre ce terme rare et difficile, le mot* « *image *» *au mot* « *forme *»*, ce n'est pas, pour un bibliste, édulcorer l'expression, mais la renforcer. Image de Dieu dit beaucoup plus que forme de Dieu, ainsi que vous pourrez vous en rendre compte, en vous reportant, entre bien d'autres, à des textes tels que Col. 1, 15 ou Rom. 8, 29. Ce dernier passage est accompagné, dans la Bible de Jérusalem, d'une note excellente portant, précisément, sur ce terme Image. Le choix fait d'une expression, certes technique, mais tellement riche, amenait les auteurs à rendre par* « *con­quérir *» *la non moins forte expression que le latin a traduit* « *rapinam *»*.* 4° *Ceci dit, je conviens que ni vous ni M. Salleron ne pouviez le savoir sans être informés, et je conçois que d'autres puissent commettre la même erreur. J'y vois une justification de l'homélie qui se devra de dissiper tout malentendu. De ce point de vue, votre remarque rappellera utilement aux prédi­cateurs leur devoir de bien éclairer les mots. Souvent, en effet, nous risquons d'oublier que tout le monde n'a pas fait d'exégèse et que des points pour nous simples et clairs ne le sont pas forcément pour d'autres.* *Espérant avoir ainsi bien dissipé votre inquiétude, il me reste à vous remercier d'avoir attiré notre attention sur cette difficulté.* *Je me dois cependant d'ajouter, et vous le comprendrez certainement, qu'en toute franchise j'en ai regretté le ton.* *Et je vous assure de mes prières pour vous et pour l'action que vous croyez devoir mener.* Jean Laisney, curé de\ S. Jean Baptiste de la Salle, Paris. 177:148 Cette lettre est parfaitement courtoise et même aimable. Elle nous désole d'autant plus. Car il nous faut bien avouer qu'elle est à nos yeux une manifestation caractéristique de l'aveuglement intellectuel que nous déplorons dans une grande partie du clergé. Disons d'abord, point par point et selon ses propres numéros : 1° Les convictions des « auteurs » de la traduction n'im­portent ici à aucun degré. Il ne s'agit pas de les faire compa­raître devant un tribunal chargé de juger leur conscience. Il s'agit de leur texte tel qu'il est objectivement. D'autant plus qu'ils n'existent pas en tant qu' « auteurs ». Il est interdit de publier ou d'alléguer leurs noms ([^64]). Leur travail n'a été que d'ordre technique, ou plus exactement instru­mental : en ce sens qu'ils n'y assument aucune responsabilité. -- Les auteurs responsables sont la commission épiscopale et la Congrégation romaine du culte divin qui ont approuvé, assumé, imposé ce Lectionnaire. D'autre part, que la divinité de Notre-Seigneur ne soit pas niée partout ne saurait justifier ni excuser qu'elle ait été ôtée d'un passage de l'Écriture qui l'affirmait. 2° Les textes sacrés, nous dit-on, doivent être commentés par une homélie : bon, mais ce n'est tout de même pas une raison pour les altérer ni pour les rendre plus obscurs. Quant aux « lignes d'introduction » invoquées par notre correspondant, elles n'imposent pas de rétablir dans l'homélie la divinité de Notre-Seigneur ôtée du texte sacré ([^65]). 3° Notre « erreur » est affirmée, elle n'est pas démontrée par notre correspondant, ni même montrée. Quant à notre « confusion », elle aurait confondu quoi avec quoi ? cela n'est pas indiqué. M. l'abbé Jean Laisney argumente qu'image est un « mot-clé », « technique », et que pour un « bibliste » (!?), *image de Dieu* dit beaucoup plus que *forme de Dieu.* 178:148 Mais : a\) forme est aussi un mot-clé, un mot technique, et il est dommage que les « biblistes » en aient perdu l'intelligence ; quant à la plupart des fidèles, ils ne comprendront exactement ni le sens biblique du terme « image », ni le sens technique du terme « forme » ; b\) de toutes façons, cependant, la question n'était nullement de choisir entre *forme* et *image :* les traductions françaises antérieures, et notamment la précédente traduction officielle, ne disaient pas : « forme de Dieu » ; elles disaient clairement que Jésus est *de condition divine,* ou *de nature divine,* ou *qu'il est Dieu.* Cette manière de comprendre et de traduire était traditionnelle et constante depuis les Pères de l'Église. La supprimer brusquement est un attentat. Nous reviendrons tout à l'heure sur ce point. 4° La traduction que nous disons falsificatrice est bonne en réalité, assure notre correspondant : mais il concède que pour apercevoir qu'elle est bonne, et pour la comprendre comme elle doit être comprise, toute la science de Salleron, même addition­née à toute la science de Madiran, ne suffit certainement point. Alors, c'est une traduction à l'usage de qui ? \*\*\* Après ces remarques au fil de la lecture, reprenons la question au fond. Oui bien sûr, le Christ Jésus peut être dit *image du Père* ou *image de Dieu :* l'expression est dans saint Paul ; elle est abondamment employée et développée par les Pères de l'Église, surtout grecs. Néanmoins la nouvelle traduction est falsificatrice : parce qu'elle est la *substitution* d'un terme qui est entendu à contre­sens à un terme qui était parfaitement bien compris. Il faut en effet prendre en considération ce qui est *supprimé* et par quoi cela est remplacé. Le terme grec MORPHI ne se trouve peut-être « que trois fois dans le Nouveau Testament » : cela ne suffit point à en faire un « terme rare et difficile ». C'était un terme très usité à l'époque ; les Pères grecs, qui avaient une connaissance vivante de la langue, et des divers sens du mot, ont tous compris que MORPHI, en ce passage, désignait certainement la *condition* ou la *nature* divine. (Les Pères latins, à la seule exception d'un seul texte de saint Ambroise, ont la même interprétation.) Tous les commentaires, toutes les traductions, à toutes les époques, depuis les Pères de l'Église jusqu'en 1969, ont vu dans ce texte de l'Épître aux Philippiens l'affirmation que le Christ Jésus *est Dieu.* 179:148 C'est cette affirmation qui, pour la première fois, brusque­ment, sans explication, par voie d'autorité administrative, a été supprimée en 1969-1970. Supprimée et *remplacée* par l'expression : « image de Dieu ». Aujourd'hui : c'est-à-dire à une époque où, pour *tout le monde,* dire que Jésus est « image de Dieu » cela veut dire *qu'il n'est pas* Dieu. \*\*\* ... Pour tout le monde sauf, je veux bien l'admettre par hypothèse, pour une demi-douzaine de « biblistes ». Mais on ne nous a nullement prévenus que les nouvelles traductions de la « liturgie de la parole » seraient désormais présentées de manière obscure, ésotérique, inintelligible à tous ceux qui n'auraient pas une science nettement supérieure à celle de Salleron et de Madiran. On nous a dit au contraire que le but de la « réforme litur­gique » était de se rendre intelligible à tous (donc même à Salleron et même à Madiran ; et même à plus ignorant encore, s'il s'en trouve). Dans ce contexte, et quoi qu'il en soit des intentions, la nouvelle traduction obligatoire de Philipp. II, 6 a la valeur et la portée objectives d'une falsification. \*\*\* Comme elle n'est pas la première ; comme elle s'accompagne, dans le nouveau lectionnaire et dans le nouveau missel, d'autres manipulations et altérations ([^66]) ; comme elle fait suite aux falsifications de l'Écriture introduites dans le nouveau caté­chisme, et jamais rectifiées *malgré trente-quatre mois de protes­tations publiques ininterrompues...* (car cela fait trente-quatre mois maintenant que nous élevons nos réclamations continuelles contre la falsification imposée de l'Écriture) 180:148 ... pour ces motifs donc, -- et sans méconnaître que les falsificateurs épiscopaux sont éventuellement « sincères », mais aveugles, -- nous nous tournons vers la hiérarchie de l'Église en lui disant : -- *Rendez-nous le texte authentique de l'Écriture sainte.* C'est notre réclamation numéro un. Notre bon droit y est manifeste et total. J. M. 181:148 ## NOTES CRITIQUES ### La grande rupture du P. Congar (III) *Ces notes font suite à celles qui ont paru, sous le même titre, dans notre numéro 140 et dans notre numéro 141.* Voici encore quelques textes du P. Congar. Ils sont au centre de la crise du catholicisme. Nous y joignons un com­mentaire cursif et non exhaustif. Le dominicain François Biot l'assure ([^67]) *Yves Congar, au cours de son intervention au congrès des théologiens de Bruxelles, a cité cette phrase de René Pascal écrite il y a un peu plus de deux ans :* « On peut se demander si le temps des réformes n'approche pas de sa fin et si, bon gré mal gré, le temps de la re-création ne va pas commencer ». *Et le père Congar a précisé :* « Il faut désormais plus qu'un aggiornamento ». Simultanément, le P. Congar se donne pour l'homme de la Tradition (dans *La Croix* du 2 octobre) : 182:148 J'ai 66 ans, j'ai formé le fond de mes convictions, de mes idées, non seulement dans une Église au repos, sûre d'elle-même, mais dans une vie religieuse de style monastique et dans une tradition thomiste très ferme. Je souffre de beaucoup de choses qui, aujourd'hui, me paraissent être une perte de vitalité profonde. Je serais, par tempérament et formation, plutôt con­servateur. Je suis, par conviction et par toutes les fibres vivantes de mon âme, un homme de la Tradition (sur laquelle j'ai écrit trois livres). Mais la Tradition est tout autre chose que conservatisme et fixisme. Elle est la présence d'un principe à tous les moments de son histoire, c'est-à-dire dans l'à-venir, dans l'inconnu du non-encore advenu. La vérité, bibliquement, ne se prend pas seulement en arrière, du donné, mais aussi en avant, de ce qu'on est appelé à être ou à devenir dans la perspective du royaume de Dieu. C'est pourquoi il faut, dans la fidélité au donné transmis une fois pour toutes au peuple de Dieu pour qu'il en vive, s'ouvrir aux apports et aux requêtes du temps... Cette manière de se présenter comme conservateur par tempérament et homme de la Tradition par conviction comporte une ambiguïté dont on peut se demander si elle est calculée. Elle a l'air, elle prend l'air d'affirmer beaucoup, et quand on y regarde de près on s'aperçoit qu'elle *affirme* beaucoup moins -- et qu'elle ne veut quasiment rien dire. Examinons. Le P. Congar assure qu'il a formé ses convic­tions *dans* une Église au repos, *dans* une vie religieuse de style monastique et *dans* une tradition thomiste très ferme. Mais qu'est-ce à dire ? Le *dans* n'exclut pas le *contre ;* ce *dans-là* ne dit pas : *selon.* On forme ses convictions « selon » une tradition thomiste très ferme. Ou bien on les forme simplement « dans » : mais alors Voltaire peut en ce sens rappeler qu'il est un ancien élève des Jésuites. Tous les révolutionnaires de 1789 et de 1793 ont formé leurs convictions *dans* une France d'ancien régime. Tous les bolcheviks d'octobre 1917 ont formé les leurs « dans » la Russie des tsars ou « dans » l'Europe capitaliste : comme le héraut de « la révolution d'octobre dans l'Église » avait formé les siennes, forcément, « dans » l'Église d'avant la révolution conciliaire. Comme quoi ces déclaration : du P. Congar, malgré leur accent de grande sincérité (et l'on ne met aucunement en cause cette sincérité subjective), ont la portée objective de poudre aux yeux. Elles ne signifient rien Elles n'empêchent d'ailleurs pas le même Congar d'écrire cavalièrement dans la *France catholique* du 9 octobre : 183:148 *Saint Thomas reste une valeur théologique inestimable, mais on va célébrer bientôt le septième centenaire de sa mort. Nous sommes entrés dans une suite de mutations profondes, etc.* Cette balançoire de la « mutation » ou des « mutations » dans lesquelles nous sommes entrés -- aujourd'hui ? pour la première fois ? -- a pu être conçue *dans* la tradition thomiste : mais non pas *selon* elle. N'importe quelle pensée *de* tradition thomiste sait d'abord que le monde, par nature, change tout le temps, qu'il a toujours été et qu'il sera toujours en mutation, que cela n'est pas un fait nouveau, réservé à l'époque du P. Congar ; ni un fait qui avait échappé à l'attention jusqu'à la venue du P. Congar. Ensuite n'importe quelle pensée, *de* tradi­tion thomiste sait que le septième centenaire de la mort de saint Thomas n'a rien à voir avec la *vérité* intemporelle, uni­verselle, permanente de sa doctrine. Et encore que l'universalité, que la permanence de la vérité est autre chose que l'inconsis­tante et vague « valeur théologique inestimable » (!?) dont parle le P. Congar. Il parlait aussi, tout à l'heure, de *l'Église au repos* où il a formé le fond de ses idées. S'il a 66 ans en 1970, il avait 22 ans en 1926 : Église au repos, celle de 1926 et des années suivantes ? quand se déchaînait *la plus grande répression religieuse que l'Église ait menée depuis plusieurs siècles :* des dizaines de milliers de catholiques, et leurs prêtres, pendant treize années privés des sacrements, traités en pécheurs pu­blics ? Il est singulier que la mémoire du P. Congar évoque comme une « Église au repos » cette Église déchirée par la lutte sans merci contre les catholiques et les prêtres d'Action française. Là encore, son propos est poudre aux yeux. Et là encore, sa sincérité subjective n'est pas en cause. C'est spontanément, c'est sans machiavélisme (à ce qu'il me semble) qu'il a oublié -- ou qu'il ne prend pas en considération. D'ail­leurs le persécuté, à ses yeux, c'est d'abord lui-même : le persé­cuté de Pie XII (le mini-persécuté, par quelques sanctions fort légères, qui sont restées très loin de la privation des sacre­ments). Il ne se souvient plus que d'autres l'ont été, juste avant lui, incomparablement plus que lui, et non une demi-douzaine, mais en masses... Il ne se souvient plus ou bien, instinctivement et sans autrement y penser, il estime que c'était bien fait pour eux, et que c'est tellement naturel -- dans ce cas-là -- que ça ne compte pas : *une Église au repos...* \*\*\* 184:148 « Homme de la Tradition », le P. Congar proclame que celle-ci est tout autre chose *que conservatisme et fixisme.* Elle est donc : progressisme et évolutionnisme ? Sinon, pourquoi omettre de proclamer aussi : la Tradition est *tout autre chose qu'évolutionnisme et* *progressisme ?* Le P. Congar nous a accusés d'être « *contre le mouvement quel qu'il soit *» ([^68]), et il n'a jamais rétracté ou corrigé cette exagération. Il est pourtant impossible à un être humain, quels que soient son « fixisme » et son « conservatisme », d'aller jusqu'à être « contre le mouvement quel qu'il soit ». Si nous étions « contre le mouvement quel qu'il soit », nous ne ferions pas ITINÉRAIRES, qui est le résultat d'un mouvement, notamment de pensée, et qui suscite quelles vagues... Contre le mouvement quel qu'il soit : cette exagération radicale n'est pas seulement ni surtout une exagération. Elle est le signe d'une manière de penser, aux yeux de laquelle les réformes (par exemple celles de Pie XII) sont tenues pour un pur immobilisme. A cet esprit qui avoue aujourd'hui qu'un simple *aggiornamento*, ce n'est pas assez pour lui, et qui d'ailleurs appelait hier une révolution d'octobre dans l'Église, ce qui reste en deçà paraît du fixisme. Réciproquement, l'idée qu'il se fait de la Tradition, -- spécialement quand il dit qu'elle est « *présence d'un principe dans l'inconnu du non encore advenu *» -- nous paraît du charabia mais un charabia destructeur. Quand il ajoute que, « biblique­ment », la vérité *ne se prend pas seulement en arrière, du* *donné*, sa fidélité (sincère) à ce *donné* de la Révélation, *trans­mis une fois pour toutes,* nous paraît bien embrouillée, bien impuissante, et finalement bien débordée par les « apports et requêtes du temps ». Lesquels obtiennent ainsi non seulement de se faire entendre à leur niveau temporel, ce qui est normal, mais en outre d'interférer dans la Tradition, ce qui est absurde. \*\*\* Du congrès de Bruxelles ([^69]), le P. Congar a retenu « quel­ques grandes orientations », et dans *La Croix* du 2 octobre il en expose quatre, dont deux nous paraissent simplement frivoles. Voyons les deux autres. La première : 185:148 *Nous ne pouvons nous contenter de continuer un discours élaboré dans un monde culturel qui a été façonné par l'Église mais qui n'est plus celui de nos contempo­rains : par exemple, parler de la sexualité dans les catégories d'avant les études médicales, psychologiques et anthropologiques modernes. Il faut théologiser dans la situation culturelle présente des hommes.* Voilà donc un autre aspect de la *grande rupture* opérée par le P. Congar. Un aspect très différent. Nous l'avions vu, dans nos précédents articles, rejeter l' « ecclésiologie » des conciles et des papes, depuis le V^e^ siècle jusqu'au milieu du XX^e^ inclusi­vement. Nous l'avions vu mépriser *les papes qui ont accroché leur wagon à la locomotive* de *Vatican I*, c'est-à-dire tous les papes jusqu'en 1958 et peut-être même jusqu'en 1963. Ici, la perspective change. On ne considère plus l'ecclésiologie élabo­rée et imposée par Rome, mais la culture (profane) du monde d'hier et du monde contemporain : on y trouve motif de rompre avec ce qu'était jusqu'ici le « discours » théologique. \*\*\* Motif bizarre et surtout faible. Il suppose implicitement que le monde culturel change aujourd'hui *pour la première fois,* -- comme fait le monde tout court : « Nous sommes entrés dans une suite de mutation profondes. » Personne avant le P. Congar n'y était entré. Jusqu'à l'anthropologie moderne, pendant plus de quinze siècles immobiles, on a « parlé de la sexualité » de la même manière et avec les mêmes catégories. L'encyclique de Pie XI *Casti connubii* et même l'encyclique de Paul VI *Humanæ vitæ* en parlent comme saint Augustin. Dans tous les domaines religieux et moraux, avant la révolution maintenant sexuelle du P. Congar, c'est-à-dire depuis les Pères de l'Église jusqu'aux environs de 1958, l'Église théologienne avait CONTINUÉ LE MÊME DISCOURS. C'est aujourd'hui la pre­mière fois dans l'histoire du christianisme qu'est survenu, dans le monde et dans la culture mondaine, un changement tel que le même DISCOURS théologique ne devrait plus être CONTINUÉ. De saint Augustin à Garrigou-Lagrange, à Pie XII, à Journet, à Gilson, c'est bien en effet un même discours que l'on voit se développer, s'attarder, se reprendre, s'approfondir. A chaque siècle le monde et sa culture avaient changé de visage : et c'est pourtant par une reprise, une rumination, une explicita­tion du même discours et des mêmes catégories que la théolo­gie catholique a rempli, à chaque époque, sa fonction d'actua­lité et d'éternité. C'est la première fois qu'on vient lui dire qu'elle ne peut plus continuer le même discours, que nous sommes devenus trop grands, trop savants, trop malins pour nous en contenter. 186:148 Non, ce n'est pas la première fois. C'est un vieux refrain. C'est la première fois qu'il fait mine de venir *de* l'Église. Mais ce fut à chaque époque la chanson des hérétiques, -- c'est-à-dire la chanson que la théologie catholique a écartée chaque fois. A chaque époque, qui en son temps fut *moderne* et *contem­poraine* tout autant que la nôtre, et ivre de l'orgueil de soi, l'éternelle auto-suffisance du rationalisme (philosophique, ou érudit, ou scientifique) est venu dire à l'Église : -- *Nous ne pouvons plus, en notre siècle, nous contenter de...* Nous ne pou­vons plus nous contenter de la religion de nos grands-mères et de la théologie du passé. Si vous voulez assurer l'avenir du christianisme dans le monde qui vient, dans les temps nou­veaux où nous entrons, il faut l'adapter au progrès de nos connaissances modernes. Mais nous revenons ainsi, à la suite du P. Congar, en un territoire connu : celui de la religion de Saint-Avold, ou héré­sie du XX^e^ siècle. Ce n'est pas la première fois que l'on fait entendre cette chanson, mais *ce serait la première fois* que l'Église théologienne accepterait de danser sur cet air plus longtemps que l'espace d'une tentation ou d'un vertige. Ce serait la première fois que cette chanson deviendrait catho­lique, se ferait admettre comme telle : jamais encore elle n'y est parvenue. (Et je prophétise, prophétie bien facile : jamais elle n'y parviendra.) Mais quelle tristesse de voir le P. Congar, qui baisse, rejoindre ainsi Mgr Schmitt. La différence entre eux est donc seulement de science matérielle, d'érudition au poids, elle n'est pas de jugement, lequel apparaît devenu fina­lement aussi court chez l'un que chez l'autre. Nous voilà en effet ramenés à la proposition I de l'hérésie du XX^e^ siècle : *La transformation du monde* (*ou mutation de civilisation*) *enseigne et impose un changement dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ* ([^70])*.* \*\*\* Autre « orientation de Bruxelles » retenue par le P. Congar : *Le Congrès a donné une expression puissante, appuyée tant sur un sentiment largement partagé que sur des interventions précises et sur la pensée très structurée de J.-B. Metz, à la découverte que font présentement chrétiens et théologiens de la dimension politique de leur vie et de leurs responsabilités.* 187:148 *Il ne s'agit pas seulement de rejoindre ce qui intéresse l'homme d'aujourd'hui et de demain* ([^71]) -- *les réactions de la salle et des journalistes ont prouvé que c'était effectif ! -- il s'agit de reconnaître une vérité et d'honorer une obligation. Le fait est que rien de ce qui existe publiquement, donc ni l'Église ni le discours théologique, n'est politiquement neutre ou innocent* ([^72])*. L'obligation, qui découle de l'Évangile et du service du salut, est celle de s'engager pour l'homme, pour sa libération, pour le développement, la justice, la fraternité et la paix, contre le racisme, l'oppression des faibles, les discriminations sociales, la violence oppressive des pouvoirs inhumains. Le Congrès a plusieurs fois affirmé avec ferveur sa solidarité avec ceux qui luttent et souffrent pour la justice.* Là, tout de même, on se demandera si le P. Congar ne se moque pas du public en nous présentant ces belles choses comme *une découverte que font présentement* les chrétiens et les théologiens. Le programme ainsi évoqué est un vieux pro­gramme : c'est en substance celui qu'expose (et condamne) le *Syllabus* de 1864. La grande rupture du P. Congar est ici avec le *Syllabus :* mais peut-on rompre le *Syllabus* et être encore catholique ? \*\*\* Le P. Congar a cité J.-B. Metz, prêtre et théologien alle­mand dont on nous rapporte ([^73]) une formule sur laquelle on peut en effet s'appuyer : « *...L'Église comme institution... s'est coupée de l'histoire moderne de la liberté, et n'a plus fait preuve de cette forme d'assimilation créatrice et critique qui caractérisait les époques antérieures de son histoire. *» 188:148 J. B. Metz est en cela plus précis que le P. Congar, et plus exact. Il voit la réalité telle qu'elle est : 1° Avant l'époque moderne (la nôtre, disons depuis 1789), le monde et sa culture ont changé beaucoup et souvent. L'Église a chaque fois « fait preuve d'assimilation créatrice et critique ». 2° La « mutation » actuelle n'est nullement la première que connaissent le monde et sa culture. 3° Mais, *cette fois-ci,* l'Église, placée devant les changements de la culture et du monde, n'opère plus une « assimilation créatrice » (et critique). Elle opère au contraire une critique sans assimilation. 4° Ce que l'Église n'a pas « assimilé » cette fois, ce dont elle s'est *coupée,* c'est *l'histoire moderne de la liberté.* Voilà qui est bien vu. Mais ni Congar ni J. B. Metz ne pa­raissent en apercevoir la raison : cette liberté-là est une fausse liberté, son histoire est une histoire de mort, qui trompe les individus et les peuples. Ils semblent écarter un tel jugement de valeur : en écarter l'existence, en ignorer jusqu'à la possibi­lité ; ils semblent présupposer que toutes les cultures se valent, ou du moins, que leur éventuelle différence de valeur provient seulement de leur degré d'actualité ou d'anachronisme. (Quelle *chronolâtrie,* dirait Maritain : implicite, et même probablement inconsciente, puisque ce terme de « chronolâtrie » les fait hurler ; mais combien réelle.) Du moment qu'une « culture » et ses « catégories » sont devenues inactuelles, ont été « dé­passées » par la marche du temps, la théologie doit s'en sépa­rer et inventer un autre discours, fabriqué selon les catégories, les normes et le langage de la nouvelle culture, *quelle qu'elle soit :* sans même examiner comme une question possible la question de savoir si cette nouvelle culture n'est pas de men­songe et de mort. Mais justement l'Église ne peut assimiler tout et n'importe quoi. Elle ne *subit* pas les inventions humaines, elle les *juge.* Elle n'a assimilé, fût-ce de manière « créatrice » et « cri­tique », ni l'anthropophagie, ni la polygamie, ni l'homo­sexualité. Elle ne peut *pas davantage* assimiler le LIBÉRALISME ni le SOCIALISME, qui à eux deux font en somme tout le monde mo­derne, -- toute « l'histoire moderne de la liberté ». La « doctrine sociale de l'Église », dont les principes tiennent dans le *Syllabus,* et qui a été considérablement explicitée par la suite (en une douzaine d'encycliques de Léon XIII ; et une douzaine d'encycliques de ses successeurs, de saint Pie X à Pie XI ; et enfin une vingtaine de volumes de Pie XII), -- la doctrine sociale de l'Église, depuis un siècle, expose et explique et démontre les raisons de l'opposition insurmontable entre le monde actuel et l'Église. 189:148 Où va le monde moderne, l'Église ne veut pas, ne peut pas, ne doit pas aller. -- Mais le monde moderne n'écoute pas l'Église ? il se moque de son *Syllabus ?* il poursuit son chemin ? -- Cela le regarde. Il est en marche non pas vers le progrès ni vers la libération, mais vers la mort. Il reste appelé à se convertir et à se réconcilier avec l'Église : mais non pas l'Église à se convertir au monde moderne et à se réconcilier avec lui. La *rupture* du P. Congar est donc ici avec l'ensemble de la doctrine sociale de l'Église, dont Pie XII disait que « *nul ne peut s'en écarter sans danger pour la foi et l'ordre moral *» ([^74])*.* Bien sûr, la doctrine sociale de l'Église apparaît comme une grande pensée inutile, puisqu'inemployée. Le monde moderne s'organise autrement, selon d'autres normes et d'autres inspi­rations, il ne se soucie pas plus de la doctrine sociale de l'Église que si elle n'existait pas. Qu'est-ce qu'une doctrine sociale dont aucune société ne tient compte ? Car aucune société n'en tient compte, sauf, en marge du modernisme, l'Espagne et le Portugal (qui en ont retiré des fruits de stabilité et de paix que l'on pourrait leur envier). Doctrine sans emploi. Doctrine méconnue ou rejetée précisément là où elle aurait à trouver son champ d'application : dans le politique, dans le social, dans l'écono­mique. Mais doctrine qui garde son utilité *mentale :* bafouée, elle demeure vraie, et sa vérité défend l'esprit contre les *dangers* pour la foi qui sont inhérents à son mépris. La doctrine sociale de l'Église sert au moins à ceci : elle empêche de perdre la tête au milieu des mythes modernes. Elle empêche d'être dupe de *l'histoire moderne de la liberté,* elle empêche de tomber en aveugle, comme le monde moderne, de libéralisme en socialisme, elle empêche de croire aux « découvertes » du P. Congar et du congrès de Bruxelles concernant l' « engagement pour l'homme » et la « solidarité avec ceux qui luttent et souffrent pour la jus­tice ». Cette *solidarité* et cet *engagement* sont truqués, ils sont piégés, ils sont, depuis un quart de siècle, continuellement agen­cés de manière à servir le communisme, lequel, chaque fois, fait reculer davantage la justice, et fait chaque fois empirer le sort de l'homme. Vingt-cinq ans d'expériences aux résultats cons­tants n'ont éclairé ni le P. Chenu ni le P. Congar, ni d'ailleurs Paul VI qui à cet égard ne se cache nullement d'aller, autant qu'il le peut, dans leur sens. A leur différence, nous n'estimons pas avoir le droit et au demeurant nous n'avons aucunement le désir de rompre avec le *Syllabus.* Aujourd'hui moins que jamais : car aujourd'hui plus visiblement qu'hier, le monde moderne, par sa décomposition morale, vérifie le *Syllabus* qui l'avait annoncée. 190:148 « Dans la situation culturelle présente des hommes », ce qui a le plus d'actualité, le plus d'opportunité, le plus d'impact vrai, c'est le *Syllabus.* \*\*\* Ayant noté tout cela, relisons ce que le P. Congar écrivait dans la *France catholique* du 9 octobre : *Pourquoi ai-je participé au Congrès de Concilium à Bruxelles ? Parce que je suis catholique et que j'essaie de servir dans la fonction théologique telle qu'elle est exercée aujourd'hui de façon vivante.* *Cela n'implique évidemment pas que je partage toutes les idées des participants soit du Congrès, soit de la revue* Concilium*. Mais je n'accepterais quelque solidarité ni avec l'un ni avec l'autre si je pensais qu'ils œuvrent en dehors de l'orthodoxie catholique.* *Je comprends parfaitement qu'on apprécie différem­ment tel auteur, telle thèse, telle attitude. Mais je demande qu'on se fasse mutuellement la confiance, à l'intérieur de l'Église, d'admettre que l'autre est un frère, qu'il veut être fidèle, qu'il suit sérieusement sa conscience et que nous pouvons œuvrer ensemble !* On n'épuisera pas l'affreuse richesse d'un tel texte par les remarques suivantes : 1° *Concilium* n'est pas « en dehors de l'orthodoxie catho­lique » : mais personne d'autre non plus (sauf peut-être les intégristes !) puisque le P. Congar exerce sa fonction théolo­gique, aujourd'hui, de façon vivante, sans jamais critiquer ni même apercevoir aucune hérésie. C'est donc qu'à ses yeux, pour le moment, il n'y en a nulle part. 2° Le P. Congar déclare en théorie qu'il ne partage pas toutes les idées énoncées au congrès de Bruxelles : mais en fait il n'en a critiqué aucune. Il a omis de dire *en quoi* il se sépare éven­tuellement des autres congressistes. C'est donc que ces diver­gences sont tout à fait secondaires et sans importance. 3° Nous admettons du fond du cœur que le P. Congar *est un frère ;* nous admettons par hypothèse qu'il *suit sérieusement* sa conscience. Mais depuis quand cela est-il un critère d'ortho­doxie ? voire le seul critère ? 191:148 Que chacun « suive sérieusement sa conscience », cela se présume ; mais nous n'en savons rien ; Dieu le sait. La pensée exprimée du P. Congar, nous la voyons installée carrément *en dehors* de la réalité naturelle et de la réalité, surnaturelle ; et donc « en dehors de l'orthodoxie » ; et grave­ment responsable de l'influence funeste qu'elle exerce depuis des années, spécialement en matière d' « ecclésiologie », sur les bureaux de l'épiscopat français et sur la personne privée du pontife actuellement régnant. 4° Que signifie *œuvrer ensemble* quand on a des convic­tions et des volontés contraires ? La seule œuvre commune qui soit possible consisterait en la discussion contradictoire et complète des points contestés. J. M. ### Notules Jérusalem... *A deux reprises, avec une solennité qui n'a échappé à per­sonne, le cardinal Suenens a récemment préconisé l'idée de réunir à Jérusalem le prochain concile œcuménique, celui qui doit opérer enfin la fusion de toutes les religions de la terre par élimination du seul article de foi qui y fait obstacle, à savoir le dogme de la divinité du Christ.* *Ce programme publiquement déclaré constitue sans doute le grand dessein du futur pontificat auquel le cardinal se croit visiblement destiné. C'est en même temps le meilleur argument électoral qu'il puisse avancer en faveur de sa candidature à la tiare. Il s'est assuré par là le suffrage massif des partis héré­tiques, infidèles, idolâtres, irréligieux, matérialistes, lucifériens et révolutionnaires, et des puissants alliés que ces ennemis de l'Église comptent dans l'Église même, tous réconciliés pour la circonstance dans l'impiété qui leur est commune à l'égard du Christ.* *On se demande si le cardinal Suenens veut être l'exécuteur ou ne sera que l'instrument de la réalisation des prophéties qui toutes, depuis l'Apocalypse, jusqu'à l'Anglais Benson et au Russe Soloviev, ont annoncé avec une précision, une cons­tance et une concordance extraordinaires que le suprême combat se livrerait à Jérusalem, que là aurait lieu le dernier acte de l'histoire, l'avènement de l'Antéchrist et la catastrophe universelle, préludant au retour du Christ qui alors apparaîtra du côté de l'Orient, précédé du signe de la Croix, assis en gloire sur les nuées du ciel comme il l'est à la droite du Père, pour juger ce monde qui l'aura renié et y restaurer son règne qui n'a pas de fin.* Alexis Curvers. 192:148 Établissements *Un peu partout en Belgique, avec la bénédiction des pou­voirs ecclésiastiques et civils, on inaugure mosquées, écoles et* « *centres culturels *» *coraniques, à l'usage des musulmans, travailleurs et autres, qui se fixent de plus en plus nombreux dans le pays avec leurs familles. Et c'est très bien ainsi, la plupart de ces pauvres gens étant plus fidèles à leur religion et à leurs traditions que ne le sont généralement les chrétiens.* *Une bonne nouvelle n'allant jamais seule, on apprend par le correspondant du* Monde (*25 septembre 1970*) *que* « *le grand séminaire d'Alger, le dernier établissement de ce genre fonction­nant en Algérie, vient de fermer ses portes *»*. Je dis que c'est une bonne nouvelle, compte tenu de ce qui s'enseignerait et se pratiquerait aujourd'hui dans ce séminaire comme dans tant d'autres, pour peu qu'il fût resté ouvert. Le pire cependant reste à craindre, car* « *les prêtres algériens seront désormais formés à l'étranger *»*.* A. C. Le faux se porte bien\ dans "La Croix" et ailleurs Selon *La Croix* du 14 octobre, page 7, Pie XI aurait affirmé dans *Quadragesimo anno :* « *Nous rejetons le communisme comme système social parce qu'il s'oppose à la doctrine chrétienne. *» 193:148 Donner, entre guillemets, cette phrase comme un extrait de *Quadragesimo anno,* c'est commettre un faux. Ce faux est attribué par *La Croix* à l' « acte d'accusation » du procès des Dominicains qui s'est ouvert au Brésil le 1^er^ octobre. Or il saute aux yeux -- aux yeux de quiconque a une connaissance minime de la doctrine sociale de l'Église -- que cette phrase ne figure pas dans *Quadragesimo anno* et n'est pas de Pie XI. Elle est (à un terme près) de Pie XII, dans son Message de Noël 1955 : « Nous rejetons le communisme comme système social, en vertu de la doctrine chrétienne... » Il est remarquable qu'il n'y ait apparemment plus personne à *La Croix* qui soit capable, au premier coup d'œil et sans recherche spéciale, de discerner un faux aussi manifeste. \*\*\* Non pour la première fois. Toujours à propos du Brésil, qui lui fait perdre la tête (mais point à elle seule : l'exemple lui vient de haut), *La Croix* avait attribué au cardinal Sales, archevêque de Bahia, le faux suivant : Le cardinal a qualifié le Parlement d' « instrument valable et très important de la volonté populaire » et cité les paroles de Pie XII sur la démocratie « *postulat na­turel imposé par la raison même *». Ce faux ([^75]) était beaucoup plus grave : car il n'était pas seu­lement une erreur d'attribution. Les paroles faussement attri­buées à Pie XII, aucun pape ne les a prononcées, aucun pape ne pourrait les prononcer, elles sont contraires à la doctrine catholique. Publiquement convaincue en cela d'usage de faux, *La Croix* n'a, à notre connaissance, rien répondu, rien expliqué, rien rectifié. Elle n'a pas recherché si le cardinal Sales avait bien prononcé les paroles rapportées ; 194:148 elle n'a ni confirmé ni dé­menti ; elle laisse croire à ses lecteurs que telles seraient bien la pensée de Pie XII et la doctrine de l'Église. Le nouveau faux est moins grave : la phrase faussement attribuée à Pie XI est néanmoins, elle, doctrinalement correcte, et coïncide presque exactement avec une phrase réellement prononcée par Pie XII. Si *La Croix* n'a pas rectifié le faux le plus grave, il est fort douteux qu'elle rectifie le faux le moins grave. \*\*\* Ainsi, le faux se porte bien cette année. Il se porte bien à *La Croix* comme ailleurs. Ce n'est pas en vain que l'on nous a placés sous le régime du *faux en Écriture* dans l'ORDRE NOUVEAU du catéchisme et de la messe. Qui peut le plus peut le moins. Si l'on peut impuné­ment altérer la parole de Dieu, il s'ensuit que l'on peut a for­tiori altérer la parole du pape. Et toutes les autres, bien sûr ; et dire et écrire désormais n'importe quoi, sans règle ni mesure, sans obligation ni sanction. Dans l'ordre intellectuel et à l'intérieur de l'Église, c'est ainsi le règne des sauvages. J. M. ============== fin du numéro 148. [^1]: **\***-- Cette page n'est pas reproduite ici. \[2002\]. [^2]:  -- (1). Discours du 8 juillet 1970. -- Voir *Courrier de Rome* du 25 juillet 1970. [^3]:  -- (1). La notion de société est essentielle à l'Église, société surna­turelle. La corruption révolutionnaire de la « société » ecclésias­tique, de l'organisme « social », touche immédiatement et hypocri­tement les pouvoirs d'ordre et de juridiction ; cette corruption révo­lutionnaire est donc un mal des plus graves pour l'Église. Le Cardinal Journet ne semble pas l'avoir aperçu et c'est une des limites de ses travaux pourtant si remarquables. [^4]:  -- (1). Depuis ce jour, nouvelles mesures au sujet de la communion sous les deux espèces. Rien ne me dit qu'il n'y aura pas encore des changements avant même la parution de cet article. [^5]:  -- (1). Voir Madiran : *Le processus de la communion dans la main :* 3^e^ supplément à *Itinéraires* de juillet-août 1969 ; reproduit dans le numéro 146, pages 135 et suiv. [^6]:  -- (1). Qui oserait nier, par exemple, que beaucoup de prêtres, plus ont moins tentés de renoncer à leur vocation, ont été particulièrement retenus sur cette pente par la crainte du désaveu que l'opinion publique infligeait aux défroqués (désaveu qui se traduisait au-dedans par la mauvaise conscience, et au dehors par la difficulté de se reclasser ailleurs) ? Aujourd'hui le conformisme social et la docilité à l'opinion commencent à jouer en sens inverse : dans tel pays, qui fut jusqu'à ces dernières années, un bastion du catholicisme traditionnel, on assiste à une véritable épidémie die réductions à l'état laïque et de mariages de prêtres -- et cela sans conviction profonde, sans déchi­rement intérieur, mais tout simplement parce que le vent a tourné et que les consciences se sont adaptées comme des voiles à sa nou­velle direction... Encore quelques pas dans cette voie, et le célibat ecclésiastique apparaît-ta comme un défi aux conventions... [^7]:  -- (1). Encore une fois, le compromis avec le monde et les forces qui mènent le monde est inévitable, mais il faudrait ne jamais cesser d'en avoir douloureusement conscience. Le malheur, c'est qu'on est toujours tenté de s'imaginer qu'on revient à la vérité quand on passe d'une erreur à l'autre. La coquette n'ajoute rien à la beauté intrinsèque de son corps en rejetant un vêtement démodé pour obéir au dernier mot d'ordre des couturiers ; la mini-jupe révèle au contraire plus d'imperfections que la robe de cérémonie ! De même, je ne vois aucun progrès, aucune purification dans le fait d'être aux yeux des foules le rival de Brigitte Bardot plutôt que celui de César... [^8]:  -- (1). Exemple. En 1832, l'insurrection polonaise contre la Russie fut condamnée, au nom de l'ordre établi, par le Pape Grégoire XVI. Aujourd'hui, le pape Paul VI reçoit et bénit les agitateurs angolais, en rébellion contre l'autorité portugaise. Les temps ont changé, affir­me fièrement une feuille catholique. Oui et non : changement d'op­tique et non de niveau. Dans ses relations avec le temporel, l'Église d'alors mettait l'accent sur les bienfaits limités et relatifs de l'ordre établi ; l'Église d'aujourd'hui se laisse prendre aux chimériques promesses de la révolution -- avec, sans doute, cette conviction sous-jacente que la subversion actuelle représentera demain la puissance et l'ordre établi... [^9]:  -- (1). Numéro du 30 décembre 1956, article de l'abbé Louis Micolon, professeur. aux Facultés catholiques de Lyon, page 695. [^10]:  -- (2). Lettre de Pie XII (en français) aux cardinaux, archevêques et évêques de France, le 6 janvier 1945 : dans les *Actes de S.S. Pie XII*, Bonne Presse éd., tome VII, page 10. [^11]:  -- (3). Discours du 14 octobre 1951 et du 5 octobre 1957. [^12]:  -- (1). H. Fesquet dans *Le Monde* du 27 octobre 1970. [^13]:  -- (1). Voir notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle*, « Préambule philosophique », spécialement pages 43-56. [^14]:  -- (2). Voir dans les « Notes critiques » du présent numéro la déclaration du P. Congar sur « la découverte que font présentement (sic !!!) chrétiens et théologiens de la dimension politique de leur vie et de leurs responsabilités ». [^15]:  -- (3). Document publié par l'Assemblée plénière de l'épiscopat fran­çais de novembre 1968 sous le titre : « Orientations doctrinales » «* Les évêques de France souhaitent vivement que les théologiens s'attachent à promouvoir la théologie, encore rudimentaire, des réalités terrestres, etc. *». [^16]:  -- (4). Voir : *Situation de l'épiscopat*, dans ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969, pages 33-36. [^17]:  -- (1). Gilson, *Les métamorphoses de la Cité de Dieu*, Vrin 1952, p. 79 (en note). [^18]:  -- (2). *La philosophie au moyen âge*, seconde édition, Payot 1952, p. 254. [^19]:  -- (3). Gilson, *Les métamorphoses*..., p. 277 (en note). [^20]:  -- (4). «* Évolution conciliaire *» : expression trompeuse employée par l'épiscopat français dans sa « Déclaration » du 11 juin 1970 : voir ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145, pages 23-26 et 32-34. [^21]:  -- (1). Le mieux informé : nous en avons donné un exemple grave et décisif dans ITINÉRAIRES, numéro 121 de mars 1968, pages 65 à 71 ; reproduit dans notre brochure : *Le nouveau catéchisme*, pages 1 à 7. [^22]:  -- (1). H. Fesquet dans *Le Monde* du 28 octobre 1970. [^23]:  -- (2). Texte cité dans les « Notes critiques » du présent numéro. [^24]:  -- (3). Étienne Gilson, ITINÉRAIRES, numéro 118 de décembre 1967, page 91. [^25]:  -- (1). *Témoignage chrétien* du 18 novembre 4955. [^26]:  -- (2). Dansette, *Destin du catholicisme français*, Flammarion 1957, page 135. [^27]:  -- (1). Lettre à l'épiscopat français, 25 août 1910. [^28]:  -- (1). Voir là-dessus (entre autres) notre brochure : *Le nouveau catéchisme.* [^29]:  -- (2). Commentaire détaillé dans *L'hérésie du XX^e^* siècle, Nouvelles Éditions Latines 1968, pp. 33 à 74. [^30]:  -- (3). Vair sur ce point la *Documentation catholique* du 2 avril 1967, col. 625. [^31]:  -- (4). Commentaire détaillé dans *L'hérésie du XX^e^ siècle*, pp. 271 à 304. [^32]:  -- (5). Commentée dans ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969, pages 18 à 83 : «* Situation de l'épiscopat *». [^33]:  -- (1). Commentées au même endroit, spécialement pp. 33 à 38 et 71 à 74. [^34]:  -- (2). Commentée dans ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, pages 152 à 174 : «* Chroniques des grandes litanies *». [^35]:  -- (3). Commentée dans ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145, pp. 21 à 34. [^36]:  -- (1). Voir : «* La tension a changé *», dans : «* Situation de l'épis­copat *», ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969, pp. 63 et suiv. [^37]:  -- (2). *La Croix* du 14 juin 1968. -- Si le texte joint les « temples » aux « églises », c'est parce qu'il était une déclaration « œcumé­nique » signée par des catholiques (comme le P. Chenu) et par des protestants. [^38]:  -- (3). *La Croix* du 29 octobre 1970. [^39]:  -- (1). Voir par exemple *La Croix* du 25 juin 1970, citée dans ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145, page 30, note 1. [^40]:  -- (1). C'est-à-dire le Credo de notre prière quotidienne. [^41]:  -- (2). C'est-à-dire le Credo de la messe. [^42]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 128 de décembre 1968, page 261. [^43]:  -- (2). Nous disons bien : « Selon *L'Osservatore romano.* [^44]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro cité (128), pp. 257 à 269. [^45]:  -- (1). Georges Bidault dans *Carrefour* du 24 décembre 1969 ; cité par Salleron dans la *France catholique* da 30 octobre 1970. -- Sur cette question, on peut se reporter, dans notre ouvrage : *L'intégrisme, histoire d'une histoire* (Nouvelles Éditions Latines 1964), au chapitre « La société secrète des modernistes », pp. 247 et suiv. [^46]:  -- (1). Mouvement d'action populaire unie. [^47]:  -- (2). Ces détournements moraux de fonds sont une pratique cou­rante de la gauche. Le collège Hispano-Américain de Madrid, cons­truit avec les fonds fournis par l'épiscopat allemand se transforma ainsi en centre de propagande progressiste et dut être fermé. Les mêmes fonds allemands servirent au développement du syndicalisme chrétien latino américain (CLASC) qui, aujourd'hui, soutient Allende. [^48]:  -- (1). Lyon, Lardanchet. [^49]:  -- (1). De retour à Lyon, j'ai relu cet article : *Le Testament* d'*André Gide :* « *Thésée *» *;* paru dans *La Vie intellectuelle* de juin 1951, pp. 51-67. C'est une synthèse des plus remarquables de la « sagesse » finale de Gide, présentée en toute objectivité, sans plus d'apologie que de critique. Il est donc vrai qu'il aurait pu s'y trouver plus de réserves morales. On comprend cependant que l'auteur ne les ait pas jugées à leur place dans une étude qui ne voulait être qu'un exposé et, d'autre part, dire que Gide représente « la paix de l'humanisme athée » (p. 58), sous la plume d'un écrivain catholique écrivant dans une revue catholique, implique assez clairement que la sagesse de Gide ne peut satisfaire un chrétien. [^50]:  -- (1). Numéro d'août-septembre 1951, p. 148, à la suite de lettres reçues à propos de l'article du P. Maydieu : « Les chrétiens n'ont-ils rien à dire ? » Paru dans le numéro d'octobre 1950. Des phrases trans­crites de mémoire ci-dessus, la dernière seule figure dans le fragment cité, mais sous une forme un peu différente : « Est-ce que nous croyons ? Mon cher Père, je me le demande parfois dans les larmes. Croyons-nous ? ou faisons-nous semblant ? » Je ne saurais dire s'il y a eu correction ou si ma mémoire ne me rappelle pas exactement le texte que j'ai eu sous les yeux. Mais la différence est minime. [^51]:  -- (1). Un seul exemple. De l'article donné par Mauriac au numéro d'hommage de la *Nouvelle Revue Française* (novembre 1951, p. 107) et recueilli dans les *Mémoires intérieurs*, p. 191, après avoir cité le témoignage de Julien Green qu'il « n'a jamais vu Gide depuis 1945 qu'il n'essayât d'une façon ou de l'autre de porter atteinte à sa foi » « Dans la perspective catholique, il n'est rien là qui doive nous faire désespérer du salut de notre ami dont les raisons ne furent jamais basses et relevaient souvent d'un souci moral sur les points les plus troubles et où l'on s'y fût le moins attendu. C'est ainsi que certains aveux de son dernier *Journal* ne sont là que pour témoigner qu'il a commis les mêmes actes qui déshonorent les autres hommes et qu'il a eu le privilège de n'en être pas atteint : il réclame sa part d'opprobre. » Je ne reproche pas à Mauriac d'espérer le salut de Gide ; je l'espère comme lui. C'est son argumentation qui me surprend en ce qu'elle tend à le blanchir. Je crois plus juste, psychologiquement et théologiquement, de le croire gravement coupable et d'espérer dans la réversibilité des mérites (totalement oubliée par Mauriac dans son article) : tant de saintes âmes qui prièrent et souffrirent pour lui (et par lui).  Pour parler comme Mauriac, je suppose Gide en Purgatoire et je vois d'ici son sourire en lisant pareil texte et de quel ton il dirait « Ah ! ce Mauriac ! il donnera toujours dans le panneau ! S'imaginer que mes raisons n'étaient jamais basses ! et ne pas avoir compris que ce n'était pas ma part d'opprobre que je réclamais, mais la gloire avoir osé avouer ce que les autres hommes n'avouent pas ! » Mauriac aurait bien dû rouvrir *Les Faux-monnayeurs* au chapitre intitulé : *L'auteur juge ses personnages* (titre qui ne figure que dans l'édition séparée) et d'y méditer comment l'auteur juge Édouard, ouvertement son double : « Ce qui ne me plaît pas chez Édouard, ce sont les raisons qu'il se donne. Pourquoi cherche-t-il à se per­suader, à présent, qu'il conspire au bien de Boris ? Mentir aux autres, passe encore ; mais à soi-même ! Le torrent qui noie un enfant prétend-il lui porter à boire ? » (Pléiade, *Romans*, p. 1109). [^52]:  -- (1). Éd. du Livre de poche, p. 149. [^53]:  -- (1). Il a du moins donné son nom à la pétition pour le « con­substantiel ». [^54]:  -- (1). Nietzsche, *La volonté de puissance*, I, chap. 1, *La psychologie des philosophes*, n° 50, 58, etc. [^55]:  -- (1). Nous examinerons de près la nature des idéologies. Notons seulement, pour l'instant, que le positivisme scientiste rend mécon­naissable la réalité en la réduisant à un cadre mathématique. Il est, par là même, infidèle à l'idéal de la science qui nous recommande de rejoindre les faits sans les déformer. [^56]:  -- (1). Il distingue la « description noétique » et la « description noématique ». [^57]:  -- (1). Nietzsche, *Le voyageur et son ombre,* dans *Humain, trop hu­main*, II^e^ Partie, II, pp. 266-267. [^58]:  -- (2). Sur la « réduction éidétique », préconisée par Husserl, cf., par exemple, les *Méditations cartésiennes*, n° 34 ss. [^59]:  -- (2). En insistant sur les règles qui doivent présider à la description du réel, Husserl a rendu service. Il aurait même, de la sorte, à en croire certains, créé une discipline philosophique nouvelle, à laquelle nous devrions d'importantes analyses, par exemple en matière religieuse, analyses qui n'auraient guère été possibles par des pro­cédés d'investigation plus grossiers. -- Cette appréciation, peut-être excessive, contient une part de vérité. -- On ne doit cependant pas oublier que plusieurs phénoménologues, et non des moindres, tout en acceptant la méthode de description que nous venons d'évoquer, refusent la *théorie* que Husserl en. propose, et tout particulièrement le « réduction phénoménologique transcendantale », c'est-à-dire la mise entre parenthèses de l'existence des choses. C'est le cas de Scheler, Heidegger, N. Hartmann, Pfander, Geiger, etc. -- Scheler, en particulier, se soucie fort peu de bâtir une *théorie* de la description. Il se contente de montrer, par son exemple, comment il faut décrire. La description doit sans doute utiliser la *réduction éidétique,* puis­qu'elle cherche à nous faire saisir l'essence commune à une pluralité d'individus. Elle n'a, par contre, que faire de la *réduction phénomé­nologique transcendantale*, laquelle d'ailleurs, chez Husserl, demeure tributaire de l'idéalisme. Nous aurons à revenir sur cette question dans la suite, [^60]:  -- (1). Platon a merveilleusement souligné l'imbrication de la pensée et du langage. Si nous exprimons par la parole ce que nous conce­vons, nous serions en peine de le concevoir sans la parole : « Pensée et discours sont la même chose, sauf que c'est le dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même que nous avons appelé de ce nom de pensée » (*Sophiste,* 263 a.). [^61]:  -- (1). *La Volonté de puissance,* 1, n° 101, 103, p. 67. [^62]:  -- (2). Lévi-Strauss est d'avis que même chez les primitifs, les concepts naissent d'un besoin de connaître, au moins autant que des nécessités de l'action. *La pensée sauvage,* Paris, Plon, 1962, p. 15. [^63]:  -- (1). ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145, page 19. [^64]:  -- (1). *Cf.* la décision de la Congrégation du culte, dans la *Documen­tation catholique* du 19 juillet 1970, page 656. [^65]:  -- (2). Voici ces « lignes d'introduction » (Nouveau Missel des dimanches, p. 111) : « *Ce chant à la gloire du Christ évoque les étapes de son œuvre de salut, qui atteint la création tout entière depuis le dépouillement de l'incarnation et l'anéantissement de la mort, jusqu'à la lumière de la résurrection. On y discerne maintes réminiscences d'un* « *chant du Serviteur *», *où s'ébauche déjà le paradoxe de l'Évangile :* « *Quiconque s'élève sera abaissé, et quicon­que s'abaisse sera élevé *». -- On ne peut vraiment pas dire que cette « introduction », parce que le mot « incarnation » y figure, suffise à corriger l'altération du texte sacré. -- Remarquons au passage que ces « quelques lignes d'introduction » (450 signes environ) sont presque aussi longues que le texte à introduire (650 signes environ) ! [^66]:  -- (1). Voir par exemple l' « évangile » (qui n'est d'aucun évangéliste, mais qui est arbitrairement composé en forme de digest) du « troi­sième dimanche de Pâques », page 232 du *Nouveau Missel des di*­*manches *: manipulation falsificatrice dénoncée par le P. Calmel dans ITINÉRAIRES, numéro 147 de novembre, page 256. [^67]:  -- (1). Dans *Témoignage chrétien* du 1^er^ octobre, page 22. -- Le congrès des théologiens de Bruxelles est celui qui s'est tenu en septembre 1970, organisé par *Concilium*, présidé et animé par Sue­nens et Schillebeeckx. Ce dernier l'avait annoncé et convoqué comme le congrès de l'apostasie immanente : voir sur ce point ITINÉRAIRES, numéro 145 de juillet-août 1970, pages 7374. -- Le meilleur, à notre connaissance, compte rendu critique de ce congrès est celui que l'abbé Georges de Nantes a publié dans *La Contre-Réforme,* numéro 37 d'octobre 1970, pages 5 et suiv. -- Le P. Congar s'étant porté garant que le congrès de Bruxelles ne fut pas « en dehors de l'orthodoxie ». *L'Homme nouveau* du 18 octobre commente : « *On se demande si le P. Congar a bien écouté *». En réalité, c'est la pensée elle-même du P. Congar qui, du moins par plusieurs de ses propositions et de ses orientations, est selon nous « en dehors ». [^68]:  -- (1). *I.C.I.* du 15 septembre 1965. [^69]:  -- (2). Sur ce congrès de Bruxelles, voir la première note du présent article. [^70]:  -- (1). Voir *L'hérésie du XX^e^ siècle,* tome 1, Nouvelles Éditions Latines 1968, ages 98 et suiv. pour l'exposé et la critique de cette propo­sition ; pp. 220-224 pour la formulation des cinq propositions sui­vantes ; pp. 227 sq. pour la septième proposition. -- Nous voyons le P. Congar chaque saison davantage, ou plus clairement, en voie d'alignement sur ces sept propositions. [^71]:  -- (1). Note d'ITINÉRAIRES.: Nous admirons toujours beaucoup ceux qui sont si assurés de tellement connaître l'homme de demain. -- Le charlatanisme de telles affirmations est aussi manifeste qu'il est sans doute, inconscient. [^72]:  -- (2). Note d'ITINÉRAIRES. -- Thèse marxiste-léniniste bien connue, dont l'usage unique, mais important, est de « justifier » les procès politiques dans les pays communistes. Félicitations au P. Congar. [^73]:  -- (3). Dans les *I.C.I.*, numéro du 1^er^ octobre, dernière page de couverture. [^74]:  -- (1). Allocution du 29 avril 1945. [^75]:  -- (1). Relevé dans notre numéro 145 de juillet-août, pp. 232-234.