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### L'échelle mobile
par Louis Salleron
LE 11 JANVIER DERNIER, parlant au Conseil Général de la Loire, M. Antoine Pinay a dénoncé le risque grandissant d'inflation :
« L'échelle mobile, déclarait-il, est un mécanisme inflationniste contre lequel aucune monnaie ne peut résister. L'indexation des salaires sur les prix est un mécanisme auquel rien ne résiste. »
L'occasion de ces propos était un récent accord des syndicats avec la direction de la S.N.C.F., accord compliqué qui présentait effectivement tous les caractères de l'échelle mobile.
Mais qu'est l'échelle mobile ? En matière de salaires, c'est une indexation sur le coût de la vie. (Il y a d'autres modalités d'indexation, mais aujourd'hui c'est celle-là qui définit l'échelle mobile). Si à un coût de la vie de 100 correspond un salaire de 100, le passage à l'indice 105 du coût de la vie entraîne automatiquement le salaire à 105, indépendamment des autres variations dont il peut être affecté.
L'échelle mobile des salaires est-elle une catastrophe ?
Elle est d'abord un *signe* -- le signe que l'inflation est devenue un état permanent, dont il faut, en conséquence, partir comme de la situation de base pour toute discussion sur le reste.
En fait, l'échelle mobile existe depuis longtemps. Si les salaires sont perpétuellement rehaussés, c'est en fonction de deux ou trois éléments : l'accroissement de la production, l'accroissement de la productivité (qui est un *rapport* entre le travail et la masse de produits qu'il engendre) et le coût de la vie. En isolant le coût de la vie pour le considérer comme un facteur de modification automatique du taux des salaires, on ne change pas grand-chose à la réalité. Depuis 1952, d'ailleurs, le S.M.I.G., devenu S.M.I.C., est indexé sur le coût de la vie.
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L'accord de la S.N.C.F. va-t-il faire tache d'huile ? C'est-à-dire va-t-il entraîner l'indexation de *tous* les salaires sur le coût de la vie ? C'est ce qu'on craint généralement, et c'est ce que craint M. Pinay.
Pour notre part, nous serions plutôt tenté de le souhaiter. Nous sommes, en effet, dans une situation hypocrite.
La loi générale, c'est l'interdiction de toute forme d'indexation et d'échelle mobile. La valeur nominale de la monnaie est réputée valeur réelle dans tous les contrats. Comme une telle prescription aboutit à la ruine des créanciers, ils s'efforcent d'y échapper. Depuis plus d'un demi-siècle que le franc ne cesse de se dévaloriser, c'est une lutte perpétuelle de l'État contre les victimes de l'inflation pour empêcher que la loi ne soit tournée.
En beaucoup de cas, c'est l'État qui a dû céder, par des lois particulières dérogeant à la loi générale ou par la reconnaissance de procédés divers permettant de la tenir en échec.
On ne trouverait plus de prêteurs de capitaux ni de fournisseurs de travail s'ils devaient toujours être payés en monnaie de singe.
Quand en 1925 M. Caillaux lança son emprunt célèbre, les souscripteurs affluèrent parce qu'ils recevaient la promesse d'une garantie de change. On les rembourserait en francs, mais sur la base du cours du dollar ou de la livre.
Les emprunts de M. Pinay -- eh ! oui -- connurent le même succès après la seconde guerre parce qu'ils étaient indexés sur le « napoléon ».
D'autres emprunts, publics ou privés (Caisse nationale de l'énergie, G.I.S., etc.), connaissent des formes diverses d'indexation.
Les taux « en nature » sont traditionnels dans l'agriculture etc.
Il n'en reste pas moins que la masse énorme des rentes, obligations et dépôts, sans parler des billets de banque eux-mêmes, subissent, jour après jour, l'énorme pénalisation de la dépréciation monétaire continue.
Pour les salaires, le phénomène est un peu différent mais revient au même. Par des révisions perpétuelles, une échelle mobile de fait est depuis longtemps instituée. Mais elle profite, surtout aux salariés des secteurs puissants de l'industrie. Les autres obéissent à la loi de l'offre et de la demande. Ce qui les favorise en certains cas et les défavorise plus souvent.
D'une manière générale, ce sont les plus faibles qui trinquent ; et ces faibles sont de plus en plus nombreux, chez les épargnants, chez les travailleurs, chez ceux qui ne peuvent pas ou plus travailler.
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La généralisation de l'échelle mobile peut donc avoir un effet homéopathique. Sans aucun doute elle ne ferait qu'aggraver et accélérer le processus inflationniste. Mais il s'agit de savoir si, ce faisant, elle est maléfique ou bénéfique. Car ce qui peut apparaître comme une politique du pire, serait peut-être simplement une politique de la révélation du pire. Or les Français semblent inconscients du pire qui les endort et leur ménage un réveil brutal.
Il n'y a, en effet, qu'un problème : l'inflation -- l'inflation dévoreuse des patrimoines privés, tueuse des faibles et génératrice d'un étatisme monstrueux où toutes nos libertés fondent les unes après les autres.
Dans sa conférence de presse du 21 janvier, M. Pompidou a dénoncé, à son tour, le fléau. Pour l'enrayer et pour donner concrètement aux salariés ce qu'ils croient en recevoir, il a préconisé le développement de l'intéressement et de l'actionnariat ouvrier. Nous sommes pleinement d'accord sur cette formule que nous proposons depuis vingt-cinq ans. Encore faut-il qu'elle profite à tous et non pas seulement, une fois de plus, aux seuls protégés des féodalités financières.
La solution finale demeure la même : une monnaie stable, condition sine qua non de la justice et de la liberté. Une telle monnaie ne dépend pas que de nous, mais nous pouvons en préparer l'avènement par une politique financière assurant la stabilité des prix.
L'échelle mobile retarderait-elle ou précipiterait-elle cette politique ? On peut en discuter. Ce qui est sûr, c'est que la perpétuation d'une hausse annuelle de 5 ou 6 p. 100 du prix de la vie est impossible. Là-dessus, de M. Pinay à M. Pompidou, tout le monde est d'accord. Le problème est d'en sortir.
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### Allez hardiment
par Luce Quenette
ON M'A RACONTÉ un attentat que je vous dédie, pères chrétiens, au nom d'un père qui n'eut pas de courage. S'il me lit, qu'il offre son horrible peine pour les autres pères.
Dans cette famille, innocente, distinguée, on avait l'habitude de confier chaque tout jeune, vers ses six ans, à une Communauté autrefois fervente, et spécialisée dans la préparation de la Première Communion. J'ai bien remarqué que les curés progressistes qui avaient âprement critiqué, il y a quelques années cet affreux usage bourgeois, n'en parlaient plus. J'en avais déduit que la fameuse Communauté était recyclée...
Parents, réfléchissez, renseignez-vous ! Ceux qu'on laisse tranquilles, voyons, c'est qu'ils ont marché ! Cessez donc de croire édifiant, sans rigoureux examen, ce qui l'était dans votre jeunesse, il y a dix ans, il y a cinq ans, l'année dernière, le mois dernier.
... La pieuse Maman abandonne son petit garçon aux. mains des religieuses, comme sa Maman à elle l'avait amenée dans sa petite enfance, en ces mêmes murs parfumés de sainteté. Le « grand jour » arrive. Le Papa, ému, voit installer l'enfant chéri tout de blanc habillé. Et tandis qu'il prie, parfaitement. tranquille, une religieuse souriante se glissé vers lui, et à l'oreille, sans gène ni hésitation :
« Monsieur, dit la misérable, ne vous étonnez pas, vous verrez votre petit X communier, dans la main... *C'est lui qui a choisi ! *»
Je laisse parler le malheureux père :
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« L'indignation me saisit, avec une violence extrême. Comment, à six ans, choisi ! cet envoûtement ignoble me fit horreur... mon Dieu, un jour si beau ! ainsi souillé ! Mais la femme avait l'air si sûre d'elle, la cérémonie commençait, je ne l'ai pas pulvérisée, je n'ai rien dit, j'étais fixe, muet, hébété, écrasé par l'habileté diabolique. *Je me sentais seul,* comment dire à sa mère ? que faire ? Le prêtre était là, et lui aussi, le pauvre petit, jouet inconscient d'une impiété si bien armée. J'ai souffert, c'est tout. Sa PREMIÈRE Communion ! »
Hélas, sont-ils nombreux, ceux qui osent lui faire honte, qui auraient bousculé l'effrontée, *pris l'enfant et la mère,* pour fuir et protéger la chrétienne famille de cet attentat au Corps de Jésus-Christ, à la personne de l'enfant, à sa conscience aveuglée, à sa vanité flattée, à son ignorance, à son innocence exploitées ?
Mais gardez-les donc ! Préparez-les vous-même, soyez intelligents et forts. Vous avez la grâce. Pourquoi livrez-vous toujours avec une aveugle confiance ce qui vous appartient ?
#### **La retraite piégée.**
Ces familles toutes pieuses ont mené leurs enfants à cette retraite de Communion Solennelle du pensionnat, comme si c'était obligatoire et sanctifiant. Et puis, les rapports des enfants, le soir, taquinent d'inquiétude les bons Parents, ils décident une démarche de sécurité. On va exiger du Directeur et Cie que « nos enfants ne communient pas dans la main ». Ils en ont tous horreur, ils ne l'ont jamais fait. La députation est très bien reçue. Mais voyons, c'est libre, quelle idée ? Bien entendu que « *leur liberté sera respectée *» ! Voilà nos parents rassurés. On s'était inquiété à tort. Des amis nerveux nous avaient dit que les retraites de Communion Solennelle servaient à recruter des fanatiques pour répandre l'infâme usage. Bah ! on exagère toujours.
Cérémonie ! Annonce préalable : « Messieurs, Mesdames, vous ne vous étonnerez pas de voir vos enfants recevoir respectueusement l'Hostie dans la main. *Ils ont voté, la majorité s'est prononcée. *»
Faut-il analyser le désastre de ce guet-apens diabolique ? Ces enfants, arrachés à leurs Parents, grossièrement prêchés, (« envoûtés » ? oh non ! terme consacré pour les religieuses de 24 ans !) dialectiqués en groupe, soumis au facile lavage de cerveau : « que c'est bien plus ceci, bien plus cela... de toucher le *pain consacré* (on ne dit pas Notre-Seigneur Jésus-Christ)
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comme des mendiants qui viennent demander leur nourriture et non comme des bébés qui reçoivent la becquée, etc., etc., etc. » au mépris même de cette faible Instruction *Memoriale Domini,* qui pour les trois quarts expose sérieusement les évidents avantages de la manière traditionnelle et jette à la fin une piteuse permission à ceux « qui ont déjà désobéi » ; donc au mépris même de ce texte faible, mais encore... religieux, on a excité des têtes de onze ans ; et puis, fait jouer la flatterie immonde du vote : « C'est vous qui déciderez, car c'est vous la source du droit religieux, c'est en vous que réside la décision sur le corps du Seigneur. » Et la majorité donc, orgueilleuse de sa précoce lâcheté et de son exaltation, écrasant, *pour la réception du plus saint des sacrements,* la résistance timide des meilleurs dont la foi et la conscience vivaient encore. Enfin, l'*impressionnante* déclaration à un *peuple* de Parents qui sent confusément l'atrocité du procédé, mais que les mots liberté, vote, majorité, trouvent quand même sensibilisés.
On les emmène à la maison, ces nouveaux citoyens conscients de l'Église nouvelle, et voilà, dans la famille hier unie, un père et une mère de l'ancienne religion où l'Église enseigne et impose ce qu'il faut faire, et des enfants de la nouvelle, qui se croient les promoteurs, les auteurs d'un libre choix supérieur. Le fossé est creusé, rien ne le comblera. Les Parents n'ont pas osé réagir, parce que les notions religieuses sont confuses en eux, et qu'il leur reste, au moment décisif, seulement un vague respect humain de la cérémonie, un vague jugement faussé sur la notion d'obéissance, mêlé à une vague morale démocratique qu'ils renieraient chez eux, à leur aise, mais qui, ici, à l'église, les ligote et les paralyse.
Une fallait pas laisser vos enfants aller à ce huis clos invérifiable. Il fallait les protéger *avant,* enquêter, s'y connaître, et ne pas entrer dans l'engrenage, car l'ennemi est résolu, gracieux, sûr de soi, bien installé dans la place avec sa méthode mise au point, sa dialectique de groupe qui demain servira à la pornographie scolaire sur les mêmes cœurs et les mêmes corps. On vient de me rapporter le fait certain d'une « explication » de l'homosexualité en classe de quatrième...
#### **Parents exaucez-nous.**
Comprenez donc que toucher à la Messe, que FORCER (car c'est forcer) en pleine apostasie à toucher, manier le Dieu présent dans l'Hostie, c'est précipiter les âmes dans l'Enfer de l'incrédulité, du blasphème et de l'impureté*.*
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Préservez sauvagement les enfants.
Car les enfants sont aussi dispos à la grâce et à la sainteté qu'en tout autre temps, et l'élite qui se lève ne demande qu'à boire la grâce. C'est surtout ce besoin de sainteté, d'absolu dans la jeunesse que je voudrais expliquer, mais quand j'en ai la résolution et le plan, déferlent et montent autour de moi ces faits effroyables, ces scandales où se révèlent en même temps la ruse nouvelle (et si basse, si facile à déjouer) de l'ennemi, et l'ignorance, la faiblesse, la surprise « des bons ».
Alors je laisse là ma méditation sur la puissance de la grâce et je me jette dans la supplication réitérée : instruisez-vous, Parents, voyez clair, ne vous laissez pas arracher votre pouvoir, vos trésors...
#### **Les deux aveuglements.**
Demandez, bien entendu, à la Sainte Vierge de vous envoyer le passage d'un saint prêtre, éclairé et fidèle mais d'abord, selon l'ordre de votre baptême, faites ce qui est en votre pouvoir. A cette résolution obligatoire, les deux grands obstacles, je, le redis, c'est : 1° l'infiltration dans les éducateurs des théories freudiennes, je veux dire ([^1]) de la pensée barbare du chantre extravagant de la Révolution, Jean-Jacques dans son Émile ; et 2° la fausse conception de l'obéissance : « Nous ne pouvons pas ne pas dénoncer la terrible responsabilité de ceux qui énervent la résistance des chrétiens sous le fallacieux prétexte de l'obéissance, alors que les hiérarques qui, par leurs nouveautés, troublent la foi, n'ont droit, sur ces points, à aucune obéissance. Dans la circonstance où l'Église de Jésus-Christ est jetée, le REFUS est la forme surhumaine de l'obéissance. » (*Courrier de Rome*, R. Dulac.)
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#### **Les tyranneaux supplémentaires.**
Et encore, en parlant des hiérarques, on veut dire les évêques, « ces évêques ou du moins un certain nombre d'entre eux, qui demeurent individuellement catholiques, on veut bien le présumer, mais dont l'action sociale et religieuse n'est plus catholique ».
Bon ! cela est clair.
Mais l'obéissance des pauvres laïcs, leur soumission se ploie à des tyrannies bien inférieures, et qui ne se soucient pas d'invoquer celle des évêques. La moindre nonne insolente, le moindre vicaire col roulé, la catéchiste recyclée, ce curé qui déclare avant la messe : « aujourd'hui, j'interdis tout geste de respect avant la communion » (et hop ! une dame qui ployait genou le tient raide), voilà les innombrables tyranneaux que nous acceptons. Et la maîtresse de classe communiste qu'il ne faut pas fâcher « pour l'examen de passage ».
Et pour tant d'autres encore, la tyrannie de la commodité ! Cette dame, intégriste (!) que j'ai rencontrée dans le train et qui tremblait, non parce que sa fille est l'unique fille au milieu de vingt garçons, dans une classe mixtée par elle seule, mais parce que sa belle-mère, pieuse, éclairée, *pourrait l'apprendre.* « J'aurais une scène », me confie-t-elle. Vous devinez ce que je lui ai répondu : « Madame, vous satisfaites au monde, vous livrez votre enfant ; ce n'est pas la perte de son âme qui vous fait peur, mais l'embarras d'une critique salutaire ! » -- « Que voulez-vous, j'ai bien honte, me dit-elle, mais c'est si commode, c'est si près de chez nous. »
C'est miracle, je vous le dis, si l'enfant dégage son âme de ces mille pièges mortels.
#### **Les parents résolus.**
Aussi, quelle force d'espérance m'apportent ces parents Sacrifient les sots avantages mondains, se rient des corrupteurs, enseignent le catéchisme, trouvent la vraie Messe, ou protègent leurs enfants de la messe troublante, inspirent leurs amis, expliquent, encouragent, et jour par jour, trouvent la paix dans leur foi, dans la soumission à leur foi, en attendant que, du sommet de l'Église, vienne ce jugement, cette condamnation qui prouvera aux Parents qu'ils n'ont jamais été seuls dans leur tenace et obscur combat.
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Ainsi nous donnent courage ces parents de la Péraudière et, hier encore, cette mère d'un nouvel élève qui nous a déclaré : « Savez-vous qu'au début, j'ai été inquiète pour René, à cause de votre méthode, c'est si différent de ce qui se pratique partout. Et puis, après une épreuve que j'ai dû traverser, tout d'un coup, j'ai compris ce que vous disiez des infiltrations antichrétiennes dans notre manière de les élever, j'ai prié, j'ai vu que l'enfant recevait exactement ce qu'il lui fallait parce que, dans la religion, sont les vrais principes d'éducation. »
#### **Le scandale édifiant.**
-- J'ai vu apparaître et grandir, sans que j'y prenne garde, un autre mode d'intimidation, je vous cite les cas. Vous reconnaîtrez si vous êtes, vous, *des impressionnés de la fausse édification.*
Je cite mes documents, écrits ou parlés.
1\) « Je vous écris de Lourdes : désordre, bruit, messes insolites, prêtres bavards, pas une Messe traditionnelle, des célébrations écœurantes, je n'en puis plus. Mais ce matin, soudain, à la grotte, un prêtre (en civil) mais si sérieux, et une messe (nouvelle comme les autres) mais si recueillie, la communion dans la main, mais si respectueusement, j'en ai pleuré, j'étais toute réconfortée ! »
2\) « Quand j'ai entendu ce prêtre parler de la Sainte Vierge, j'ai tout oublié : qu'il avait bousillé l'église et les catéchismes, et ces affreux chants français, j'étais apaisée.
3\) « Tout dépend de la manière. Voyez : la Messe traditionnelle expédiée (nous avons eu, autrefois, un vieux curé qui mettait à peine vingt minutes 1) ça ne portait pas à la piété. Je vais chez les religieuses de l'hôpital, l'aumônier dit la nouvelle messe, c'est très intéressant, il nous fait des lectures que je ne connaissais pas... On ne peut nier que ce soit un progrès. Je ne sais que répondre à ma voisine qui en est enthousiasmée.
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4\) « J'ai été à l'enterrement d'un petit enfant, le prêtre était très ému, je ne sais ce qu'il a dit comme messe, mais c'était plutôt joyeux, il a fait chanter des Noëls et allumer le cierge pascal, tout ce qu'il a dit faisait pleurer, c'était si touchant ! »
5\) « Si vous aviez vu comme moi communier ces religieuses. Elles s'avançaient une à une, si recueillies, recevaient avec tant de respect l'hostie dans la main, puis buvaient au calice si pieusement. Vraiment, nous, en communiant ordinairement (sur les lèvres) pour une fois, nous nous sentions *non initiés ! *»
Je pourrais multiplier les exemples.
Et ils viennent toujours de personnes très attachées à la tradition, qui maudissent les nouveautés, sont toutes combatives « quand ça se passe mal » avec corbeilles, guitares, yeux roulants, femmes à l'autel ; mais troublées, gênées, intimidées, quand les apparences sont dignes et toutes les nouveautés qu'elles détestent, mises dans un contexte de convenance qui fait impression.
Ne nions pas qu'un prêtre, des religieuses recueillies ont plus sûrement la foi que les ignobles fantaisistes qui scandalisent tout honnête catholique. Foi aveuglée, messe valide, je le veux bien.
D'ailleurs la charité nous ordonne de supposer, selon les apparences, la foi et la bonne foi. Mais la conscience éclairée sait que de telles pensées charitables n'entrent pour rien dans l'appréciation du danger essentiel.
La dignité, le spectaculaire, voire la beauté possible d'une cérémonie peut, par soi, plaire, consoler, intéresser un protestant. Le protestant vient, en effet, à une prédication, à un culte instructif plus on moins intéressant. Le catholique *assiste* au Saint Sacrifice de la Messe à cause de son absolue vertu propre. C'est l'essentiel de son adoration. Si l'essentiel est altéré, tout l'honneur du monde ne le répare pas. C'est le Mysterium fidei, le mystère d'une valeur transcendante.
Dans le *Bref examen* du Nouvel Ordo, il n'est question ni de guitares, ni de danses, ni de batterie, mais de polyvalence et d'ambiguïtés introduites dans la célébration du *Saint Sacrifice.*
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Le processus de la Communion dans la main nous fait horreur *en soi,* non à cause directement du laisser aller et des autres sacrilèges dont il est l'occasion certaine. La Communion des religieuses sous les deux espèces est une liberté abominable en soi, même si chacune baisse chastement les yeux. Et en général, la messe arrangée au goût plus ou moins délicat de chaque aumônier ou communauté, est justement ce qui constitue l'effrayant glissement, l'effrayante installation dans l'hérésie.
Cette messe selon S. Pie V, trop vite dite (exemple 3), c'est *une Messe* éternelle où le prêtre parfait offre au Père la Victime sans tache et le pauvre célébrant y ajoute un péché de négligence que Dieu pèsera, mais pour moi, fidèle, cette Messe (hélas, trop vite dite) est d'un prix infini.
Le catholique n'est pas consolé à Lourdes (exemple 1) parce que, à la Grotte, est enregistré dignement, tranquillement, comme légitime, ce qui blesse sa foi et altère sa piété rationnelle, consciente. Le touchant, l'émouvant n'est pas élément constitutif du culte raisonnable.
La sépulture du petit enfant (exemple 4) a été réglée par la Mater Ecclesia, depuis un millénaire, et non livrée à la fantaisie sentimentale d'un impresario. Ce qu'un délicat invente gentiment, un grossier le modifiera grossièrement ; seule la loi de la Tradition intangible arrête le caprice, règle l'expression rigoureuse des dogmes touchant les fins dernières.
Je le répète : le chrétien ne va pas à la Messe comme il va au cinéma ou à une conférence, avec le souci ou l'inquiétude d'une relative moralité, d'une édification possible ; mais avec la volonté ferme de trouver dans l'église le rite exact institué par Jésus-Christ et réglé par la Tradition. Le plus beau chant de la plus belle voix ne remplace pas le Credo, et les lectures les plus « intéressantes » ne réparent pas la moindre falsification de l'Écriture.
Je vais plus loin : le soin minutieux, spectaculaire, et que peut-être elles croient méritoire, de certaines religieuses à farder des privautés aussi inventives que la communion quotidienne au calice, est bien plus nuisible aux enfants et aux faibles que le laisser aller paroissial, fruit évident des nouveautés.
Ma correspondante a très bien saisi : Ces religieuses font figure d'*initiées* distinguées, elles qui désobéissent effrontément, front modestement baissé. Et le simple paroissien qui suit la manière ordinaire, commune et traditionnelle, soumet son sens propre, sa personne et son jugement à l'Église de toujours, en vrai catholique.
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#### **O Sapienta.**
La conclusion s'impose :
Noli timere, pusillus grex.
Ne craignez pas, petit troupeau,
allez hardiment, ne soyez émus ni du scandale, ni de la fausse édification, plus dangereuse encore. Protégez la faiblesse des enfants par la fière vigueur de votre foi.
Mais, de grâce, *instruisez-vous*. Plus vous serez instruits, moins vous serez troublés, troublés d'être seuls (en apparence) pour les arracher au Mal. Votre nuit est une nuit peuplée d'anges. L'étoile de la foi y précise votre chemin : la Messe -- le Catéchisme -- la Sainte Écriture.
Ces trois biens sans mesure et cependant aux contours exacts, bien connus ([^2]), et qu'il ne faut confondre avec aucun rêve, aucune émotion, aucune illusion humaine. Ces trois biens de la Révélation, appréciés de la raison, vous les demandez à l'Église, vous les réclamez dans la prière, et vous les conservez autant qu'il est en vous par un zèle de poursuite et d'étude, pour vos âmes, certes, mais comme le salut même de vos enfants.
C'est l'Église hiérarchique qui sauvera l'Église, pas nous. En attendant, marchant dans la nuit avec l'étoile, et le précieux fardeau de nos enfants, nous faisons ce qui est en nous ([^3]).
A l'aurore, l'Église nous trouvera fidèles. Prenons notre parti : il n'est pas de place confortable, touchante ou émouvante, pour nous dans ce monde en révolte.
Luce Quenette.
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### Mais c'est l' « américanisme » !
par Marcel De Corte
QUE LA GRANDE HÉRÉSIE CONTEMPORAINE soit la résurgence de vieilles hérésies grossièrement fardées et mises au goût du jour par un *aggiornamento* intempestif et sot, telle est l'évidence qui s'imposera aux historiens du troisième millénaire -- s'il en reste ! -- lorsqu'ils traiteront du prétendu renouveau de l'Église catholique dans la seconde moitié du XX^e^ siècle.
Mais pour le voir, il faudra qu'ils observent certaines conditions.
Se débarrasser d'abord de la superstition de l'infaillibilité de Vatican II et du salut qu'il aurait apporté à l'Église mourante. « Ce concile fut par rapport au passé un miracle, écrivait impavidement le chanoine Aubert en 1965 dans les *Informations Catholiques Internationales :* Face à l'avenir, il est un balbutiement. » On a beau être théologien moderne et par suite prophète diplômé, on n'en a pas moins des œillères. Un voile pudique a beau être jeté sur l'histoire de Vatican II, on sait déjà que, dès ses premières séances, le Concile fut conditionné par un gang de cardinaux et d'évêques animés d'une volonté de puissance que l'indulgence de Jean XXIII le Débonnaire favorisa de toutes ses faiblesses. Il faut lire à cet égard *The Rhine flows into the Tiber* du R.P. Wiltgen, probe observateur des événements, et *L'Église de Judas* de l'historien Bernard Faÿ.
Nos pères n'éprouvaient point un respect bourgeois et couard à l'endroit des grandes assemblées ecclésiastiques. Leur foi robuste n'était pas atteinte par les intrigues et machinations que leur intelligence y décelait. J'ouvre mon Boileau par exemple et je lis chez ce bon et ferme chrétien deux vers qui devraient chanter dans la mémoire de tout vrai catholique d'aujourd'hui :
*Et dans plus d'un aveugle et ténébreux concile*
*Le mensonge parut vainqueur de l'Évangile.*
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Se débarrasser ensuite des prestiges du changement. « L'Église est enfin sortie de son immobilisme ! » Nous a-t-on assez assommé à coups de « mutations » ! En réalité, pour peu qu'on les soumette aux seuls critères du vrai, du beau et du bien, qu'aucune authentique inspiration de l'Esprit ne peut abolir, on s'aperçoit que toutes les innovations récemment introduites dans l'Église ont un seul et immuable caractère : la *vulgarité.* Je défie quiconque de me montrer un seul texte de la nouvelle Messe qui sonne plus véridique, plus harmonieux, plus parfait, que l'antique Messe romaine. Je défie quiconque de me montrer une seule page des nouveaux catéchismes qui soulève dans l'esprit d'un enfant intelligent moins de difficultés que l'austère catéchisme de saint Pie X ou celui du Concile de Trente. On pourrait allonger indéfiniment la liste des exemples. Un des signes le plus éclatant et le plus méconnu de l'imbécillité de tous les novateurs ecclésiastiques est de méconnaître qu'à partir d'un certain moment de maturation rien ne peut changer dans un organisme vivant, tel l'Église, sinon en pire. Prisonniers du cadre étroit de la connaissance animale et sensible où ils se placent, ces prétendus révolutionnaires tournent perpétuellement en rond : la gamme des couleurs et des sons n'est pas indéfinie et le neuf n'est jamais en l'occurrence que du déjà vu ou du déjà entendu recrépi. C'est pourquoi toutes les nouveautés liturgiques nous apparaissent, en dépit et à cause même de leur flux, terriblement monotones. J'ai perçu, l'autre jour à Liège, au début d'une messe d'où je me suis enfui, quelques mesures triviales de trompettes tapageuses et de crissantes guitares : c'était la même musique dont on peut ouïr, le soir, le lassant radotage, dans les rues mal famées de la ville. Le curé du lieu croyait sûrement épater ses paroissiens ! Il ne faisait que poursuivre l'abrutissant laminage auquel les âmes sont soumises à longueur de jour et de nuit dans la vie moderne.
Mais allez expliquer cela à des cerveaux progressistes figés en leur chronolâtrie ! Ils veulent s'approcher -- disent-ils -- du peuple et ils ne s'aperçoivent même pas qu'il n'y a plus de peuple. Ce que l'admirable sens commun a conservé et transmis de vrai, ils n'en ont plus la moindre expérience. Leurs années de séminaire se passent à commenter Marx, les philosophes et les théologiens modernes. Elles les coupent de toute réalité. Elles énucléent chez les meilleurs le bon sens dont ils sont d'aventure pourvus. Ne vivant plus dans l'éternel, ils ne savent plus que l'éternel est toujours jeune et toujours jaillissant. Jamais on ne leur apprend qu'on accède au nouveau, à la nouveauté de l'arbre toujours vivant et toujours identique à lui-même à chaque floraison printanière, par la seule intelligence coextensive -- en puissance, bien sûr -- à l'inépuisable réalité de ce qui ne change pas. Jamais ils n'entendent de leurs maîtres que le nouveau comme tel, toujours limité au sensible et à l'invariable mouvement de la matière, n'est que la répétition d'un passé mort :
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il n'est que de voir les modes contemporaines, en proie à l'obsession de l'inédit, et qui reproduisent, jusqu'au décalque et au plagiat, des modes exotiques ou vétustes. Si le christianisme comporte du divin immuable et de l'humain changeant, leur a-t-on jamais dit qu'au delà d'un certain point doré de perfection toute œuvre humaine s'altère, s'enlaidit et se décompose ? Qu'y avait-il à changer dans une liturgie et des institutions parvenues à l'état parfait du chef-d'œuvre ? *Rien*. Mais pour l'âme turbulente, inquiète, plongée dans les remous de la sensibilité, *tout*. L'éternel l'ennuie.
Il lui faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Elle accouche d'une vieillerie.
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Je ruminais ces pensées en lisant une page harponnée au hasard d'une fouille dans ma bibliothèque : « Il fermente présentement dans l'Église de France quelque chose qui n'est peut-être pas une hérésie caractérisée, mais qui pourrait en être le germe. C'est un mélange d'esprit rationaliste, naturaliste, critique, plus ou moins protestant. Cet esprit s'insinue principalement dans des groupes de jeunes, mais influencés par de plus anciens. Dans ces milieux, on est kantien ou néokantien et subjectiviste ; on confond l'ordre naturel et l'ordre surnaturel ; on ouvre la porte du salut même à ceux qui n'ont pas la foi ; on supprime les flammes de l'enfer ; on admet des principes de critique d'où l'on devrait logiquement conclure à la négation de l'authenticité et de la valeur historique des Livres Saints ; on attribue au récit des grands faits primitifs de la création, de la chute, du déluge, etc. un caractère plutôt mythique ou symbolique. Dans un autre ordre d'idées, on traite avec une faveur non dissimulée ces théories larges, beaucoup trop larges, beaucoup trop humaines et trop naturelles dont l'ensemble a reçu le nom de... (Je laisse ici mes lecteurs dans l'attente). En même temps, on affecte de dédaigner la théologie traditionnelle et scolastique... C'est une véritable école. Elle a ses chefs connus, prêtres et laïques. Elle a ses organes quasi attitrés... Elle cherche à se faire des adeptes dans le jeune clergé et elle est parvenue à s'en faire dans les séminaires... Voilà un fait, voilà un courant d'idées très réel. Et c'est avec grande raison qu'on nous parle de la *crise de la foi. *»
Voici un autre texte, voisin du premier : « De toutes les appellations propres à désigner l'erreur du moment : *cet esprit de nouveauté* s'étendant au domaine *des croyances, des mœurs et des lois*, il nous a paru qu'il n'en était pas de mieux appropriée à la situation, de plus juste et de plus expressive, que celle de *nouveau catholicisme*. C'est en effet *le catholicisme tout entier* qui est, sur tous les points *ensemble,* non pas attaqué, mais *transformé, modifié, adapté aux idées modernes par ceux qui* *prétendent le défendre.*
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C'est sous cette forme de *nouveau catholicisme* que d'erreur, d'abord vaincue par le concile du Vatican, semble vraiment sur le point de prendre une terrible revanche. Le *vieux catholicisme,* ce premier essai de rébellion, localisé dès l'origine, expirant aujourd'hui, devait nécessairement avorter. Il n'était pas selon l'esprit du siècle, il n'allait point dans le sens du courant intellectuel contemporain. *Ce qui séduit à présent, c'est l'avenir et non le passé, c'est la nouveauté et non l'antiquité*. Ce n'est pas pour retourner en arrière que l'on rompra avec le catholicisme, c'est pour aller en avant. *Le vieux catholicisme* ne pouvait réussir au XIX^e^ siècle ; un *nouveau* catholicisme, au contraire, *répond beaucoup mieux aux tendances et, comme on dit, aux* « *aspirations *» *de ce temps.* Et puis, le *vieux catholicisme* se séparait ouvertement de Rome, à l'heure même où le prestige de la majesté pontificale exerçait sur les peuples un mystérieux attrait. Le « *nouveau catholicisme *», au contraire, a pour premier article de son programme de *faire servir, s'il est, possible, à la diffusion de ses doctrines, l'influence morale du Pontificat romain*. Par un ensemble de *manœuvres habiles,* aidés par *la presse* et par *toutes les ressources que les inventions modernes mettent au service du commerce et de l'industrie,* les coryphées du *nouveau catholicisme* ont réussi *à créer des réputations, à provoquer des mouvements d'opinion, à édifier des fortunes,* dont l'ensemble tend à accréditer cette opinion que *seuls les novateurs ont la confiance du Pape* et sont les fidèles interprètes de sa pensée. La trame est si bien ourdie, *l'opinion publique est si bien travaillée* que, malgré les paroles authentiques du Saint-Père qui sont la contradiction constante et absolue de leurs paroles..., le préjugé subsiste dans un grand nombre d'esprits, et des catholiques sincères, d'excellents prêtres mal renseignés s'engagent par scrupule d'obéissance au Pape dans les erreurs que le Pape réprouve. »
Le premier texte est de l'abbé Petit, supérieur du séminaire de Blois, et daté de 1901. Le second est de l'abbé Charles Maignen et se lit dans son ouvrage intitulé *Nouveau catholicisme et nouveau clergé,* paru en 1902. Ils sont relatifs à ces théories humaines, trop humaines, antérieures au modernisme condamné de saint Pie X, et qu'on appelait à l'époque l'*américanisme*. Cette hérésie, née aux États-Unis à la fin du XIX^e^ siècle pendant les pontificats de Pie IX et de Léon XIII, se propagea en Amérique et en France sous l'impulsion du P. Hecker, son promoteur, de Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul (Minnesota), du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, ses protecteurs et ses propagandistes, et de l'abbé Félix Klein, professeur à l'Institut catholique de Paris, son colporteur en Europe. Mille bouches la happèrent avec avidité.
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Les néo-catholiques et les progressistes contemporains ignorent tout de l'américanisme. Ils ne sont du reste pas les seuls : à ma connaissance, le nom même d'*américanisme* n'a pas été prononcé ni écrit une seule fois au cours de Vatican II ni dans les innombrables discours et publications que la mentalité postconciliaire à diffusés à travers le monde. La nouveauté d'aujourd'hui n'est cependant que la friperie d'hier et la religion nouvelle qui se répand actuellement par tous les canaux officiels de l'Église catholique n'est autre que l'hérésie américaniste condamnée, voici près d'un siècle, ans la lettre *Testem benevolentiae* adressée par Léon XIII au Cardinal Gibbons (DENZ. 3 340-46 et A.S.S., 1898-1899, p. 471).
S'y trouvent proscrites les idées suivantes qui sont maintenant accréditées et considérées par la plupart des têtes épiscopales comme le préambule du progrès dont l'Église ne cessera plus, désormais qu'elle est rénovée, de parcourir les étapes jusqu'à la fin des temps : pauvres cerveaux séniles qui rabâchent les propos d'un âge révolu ! L'an 1899 : imagine-t-on une époque plus périmée, plus archaïque que celle-là !
Voici donc les thèmes de pensée que les clercs les plus haut perchés de l'époque, en mal d'*accommodatio ad sensum modernum*, agitaient sur la place publique comme des bateleurs, et que le Pape interdit. Les clercs contemporains n'ont fait que les reprendre servilement. Ils n'ont pas même inventé la phraséologie dont ils se servent : imitateurs et conformistes de naissance, ils l'ont empruntée quasiment mot pour mot.
1\) « Pour ramener plus facilement (*facilius *: ne prenons plus aucune peine, ne visitons plus les pauvres, clamons leurs droits, on se fatigue moins la gorge que les jambes !) à la vérité les dissidents, l'Église doit s'adapter davantage à l'humanité désormais parvenue à l'âge adulte (*ad adulti saeculi humanitatem*). Se relâchant de son ancienne rigueur, elle se montrera indulgente à l'égard des aspirations et des exigences des peuples modernes (*recens investis populorum placitis ac rationibus indulgere*). »
2\) « Il est opportun, pour gagner les cœurs des égarés, de passer sous silence (*praetermittantur*) certaines affirmations doctrinales (*quaedam doctrinae capita*) de moindre importance, ou de les amollir de manière à ne plus leur conférer le sens traditionnel auquel l'Église s'est toujours tenue ».
3\) « Il faut introduire une certaine liberté dans l'Église, afin que la puissance et la vigilance de l'autorité se trouvant en quelque façon amoindries, chaque fidèle ait la faculté de développer plus librement les ressources de son initiative et de son activité. C'est là une transformation qui s'impose, à *l'exemple des libertés modernes* qui constituent presque exclusivement le droit fondamental de la société laïque. »
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4\) « Tout magistère extérieur est : superflu, sinon inutile, pour ceux qui s'appliquent à tendre à la perfection chrétienne. L'Esprit Saint répand aujourd'hui dans des âmes des dons plus étendus et plus abondants (*ampliora atque uberiora charismata*) que jadis. Il les meut et il les éclaire, sans intermédiaire (*medio nemine*) par une sorte de secret instinct (*arcano quodam instinctu*). »
5\) « Les vertus naturelles (on dirait aujourd'hui : les vertus sociales, la socialisation, le socialisme) sont mieux appropriées aux mœurs et aux exigences de notre temps (*praesentis aetatis moribus ac necessitatibus*), parce qu'elles développent surtout l'activité et l'énergie (on dirait aujourd'hui : l'action catholique, la *praxis*, la pastorale). »
6\) « Les vertus chrétiennes se divisent en deux classes : les unes dites *passives*, les autres *actives*. Les premières convenaient mieux aux siècles passés, tandis que les secondes sont mieux adaptées au temps présent (*praesenti magis congruere*). La vie religieuse n'est que peu ou point utile à l'Église. (Vidons les couvents ! Sécularisons le prêtre !) »
7\) « Il faut *abandonner les procédés et la méthode* dont les *catholiques ont usé* pour ramener les dissidents, afin de lui substituer une autre à l'avenir. (Œcuménisme !) »
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Il n'est pas un seul de ces projets qui ne soit aujourd'hui mis en œuvre depuis le récent Concile. Leur ensemble caractérise exactement la mentalité conciliaire et post-conciliaire. Il était donc bon prophète cet Henry D. Sedwick jr., adepte de l'américanisme, lorsqu'il prédisait que « l'Église du XX^e^ siècle s'emparera peut-être des idées du Père Hecker comme de solides matériaux qu'elle emploiera à façonner des doctrines saines pour aider les hommes à mieux vivre ([^4]) », à cette différence près que l'Église du XX^e^ siècle s'en est servie comme d'un *bulldozer* pour détruire ses propres structures et ses propres traditions !
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Nouvelle Église, qui rompt délibérément avec le passé et se tourne, conquérante, à l'imitation des idéologies politiques à vocation universelle, vers l'avenir et les lendemains qui chantent, ; nouveau clergé qui n'hésite pas un instant à effacer le caractère surnaturel que lui imprime le sacrement de l'Ordre pour se séculariser de plus en plus, telle est la situation actuelle dont l'américanisme est la préformation.
Dans sa préface à la traduction française de la *Vie du Pr. Hecker*, l'abbé Félix Klein, professeur à l'Institut Catholique de Paris, alors déjà gangrené, déclarait que le nouveau docteur des temps modernes dont il chante le los, a montré d'une manière irréfutable, « les harmonies profondes qui rattachent le nouvel état de l'esprit humain *au véritable christianisme* et aux plus intimes rapports de l'âme avec Dieu ». Dès 1893, Mgr Ireland, prononçait au Parlement des Religions du monde entier, réuni à Chicago, un discours intitulé : *Les harmonies de la religion catholique avec l'état actuel de la vie moderne*. Un peu plus tard, Mgr Keane, recteur de l'Université catholique de Washington, proclamait que l'américanisme est l'exemple de « la synthèse du progrès et du catholicisme le plus pur ». Un certain Romanus se demandait dans la *Contemporary Review* en 1898 ce qui pourrait « aider l'Église, *dans sa nouvelle phase,* à accroître l'intensité et l'expansion de sa vie divine dans les âmes », et il répondait, bien avant Teilhard : « par la doctrine de l'évolution qui, considérée dans une esprit théiste, aplanit et écarte toutes les difficultés en montrant comment des erreurs partielles et inévitables ont servi providentiellement au bien-être spirituel de l'humanité ». Il faut selon lui que l'Église se mette à l'écoute du monde et que d'*Ecclesia docens* elle devienne une *Ecclesia discens* convaincue que « le progrès des sciences amène nécessairement avec lui des changements de croyance ». Il faut qu'elle entre dans ce grand mouvement qui s'amorce et « qui mettra d'accord la foi la plus ardente avec tout ce qu'il y a de bon et de vrai dans les éléments qui lui sont aujourd'hui opposés ». Si le communisme avait existé, ce précurseur du Père Chenu l'aurait indubitablement baptisé.
A la « mutation » du monde doit correspondre une « mutation » de l'Église. « Les temps sont solennels », s'écrie Mgr Ireland dans son discours sur *L'Église et le Siècle* prononcé dans la Cathédrale de Baltimore le 18 octobre 1893 à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la consécration épiscopale du Cardinal Gibbons : « A aucune époque de l'histoire on n'a vu des changements aussi profonds et aussi importants. Il s'opère dans la sphère de l'activité humaine une révolution complète. » Décidément nos évêques d'aujourd'hui sont atteints de psittacisme ! Ils nous serinent une ritournelle vieille de trois quarts de siècle ! « Du nouveau ! tel est le mot d'ordre de l'humanité et renouveler toutes choses est sa ferme résolution... Aujourd'hui la routine de l'ancien est chose mortelle ;
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aujourd'hui les moyens ordinaires -- entendons, bien sûr : la sanctification personnelle, la prière, la contemplation ! -- sentent la décrépitude de la vieillesse ; la crise demande du nouveau, de l'extraordinaire ; et c'est à cette condition que l'Église enregistrera la plus grande de ses victoires dans le plus grand des siècles historiques. » Suenens le dit-il mieux ?
Tel est l'esprit du « véritable christianisme », du « catholicisme le plus pur » qui droit soulever l'Église « en sa nouvelle phase ». Un journaliste, adepte de l'américanisme, et dont les chroniques religieuses d'Henri Fesquet dans *Le Monde* ne sont que la resucée, le décrivait en ces termes : « l'américanisme de Mgr Keane, d'accord avec le cardinal Gibbons et Mgr Ireland, représente l'esprit du christianisme intégral. Conquérir les âmes du dehors à l'Évangile et consolider la maison du dedans ; approprier à l'Église les ressources et les courants de la démocratie ; montrer dans le catholicisme ses vertus populaires ; ses forces coopérantes nationales, intellectuelles et économiques ; faire du catholique le citoyen le plus loyal, l'homme du progrès à l'aide de la foi et du Christ ; par la science, l'éducation, l'apostolat, faction démocratique, élargir toutes les avenues qui conduisent à Dieu, tel apparaît cet idéal. »
Le P. Congar qui dénonce inlassablement « le *ghetto* » de l'Église traditionnelle n'est pas le moins du monde original. Il psalmodie une antienne octogénaire : celle que le P. Hecker chantait, voici un siècle : « La théorie du P. Hecker est que l'Église est « *fermée *» et que, pour faire entrer les dissidents dans son enceinte, il ne suffit pas de les amener à elle : il faut abaisser les barrières, élargir les portes, «* abolir la douane *», comme il disait, en un mot, supprimer tout ce qui gène la marche de « *ceux qui n'ont gardé que leur raison pour guide *», bref, les catholiques du modèle hollandais.
« La France, pays de mission », la formule n'est pas neuve, non plus que les mesures adaptées à cette fin. Le P. Hecker préconisait, dans les conseils qu'il daignait donner à Léon XIII, l'emploi des « seuls moyens humains et politiques » pour redonner à l'Église son éclat : « *Mettre toute l'Église sur le pied des pays de mission et faire de la Propagande le bras droit de l'Église. *» La Propagande, avec majuscule, est disparue, comme on sait, avec la Congrégation ainsi nommée ; elle a fait place à la propagande avec minuscule, au battage publicitaire, à l'exhibitionnisme le plus histrionesque, au « christianisme de choc ». Le Synode ? Ce « sénat de l'Église », comme on vient encore de l'appeler ? Le P. Hecker recommandait au Pape de « choisir ses cardinaux parmi toutes les nations afin d'en faire un *sénat* qui représente la chrétienté tout entière ». L'œcuménisme ? Nous en avons parlé en évoquant le « Parlement des religions » réuni à Chicago, auquel les américanistes du haut et du bas clergé accordèrent un appui massif.
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L'Église s'immergeant et se diluant dans le monde au point de ne plus apparaître comme Église ? Le projet date et nos progressistes sont des rétrogrades ! Un certain Lechartier déclarait dans les *Annales de Philosophie chrétienne* de mars 1901, que « la sociologie et le christianisme tendent à ne faire qu'un », formule que reprendra inévitablement un de ces jours, ce pilleur d'épaves qu'est le chanoine Houtart, fils de baron et godelureau du Cardinal-primat de Belgique. « Ou bien le christianisme demeurera attaché à la lettre du dogme, ajoute-t-il, et accepté par une minorité immobile et de plus en plus restreinte, il succombera ; ou bien le christianisme renoncera à la lettre et, devenu spirituel, opérera l'union des âmes et apparaîtra comme la fin et le couronnement de toute la science de l'homme. » Le P. Dumont, jésuite et professeur de théologie, n'invente rien lorsqu'il consacre tous ses efforts à la construction de ce rond-carré qu'il appelle « la théologie anthropocentrique ». Le même Lechartier conclut l'exposé de ses divagations d'une manière aussi péremptoire que Teilhard en assurant que « la religion chrétienne empruntant à cette science (de l'évolution des idées et de la société) sa certitude positive, se trouvera démontrée, en même temps et par là même qu'elle demeurera révélée ». Le mépris du principe d'identité et l'idolâtrie de la fusion des contraires au sein du catholicisme ne sont pas récents.
Le cardinal Suenens a un modèle qu'il décalque avec complaisance lorsqu'il se pose publiquement en réformateur du pouvoir pontifical et qu'il se porte candidat à la succession de Paul, VI, (par l'intermédiaire de journalistes à sa dévotion qu'il a pompeusement élevés en retour à la dignité de « théologiens de l'actualité »). Remplacez par le nom de notre J.J. S.S. belge celui du cardinal Gibbons dont le *Journal de Roubaix* du 7 février 1898 parlait comme du premier pape américain possible : « L'heure sonnera peut-être où la réorganisation du pouvoir central de l'Église s'imposera et sollicitera l'attention universelle. Ce sera le moment décisif où le système de Sixte Quint se transformera, laissant place à de nouveaux organismes... Évêque apostolique, démocrate, incarnation d'un type ecclésiastique sur lequel les meilleurs Européens fixent leurs regards, porteur d'une nouvelle civilisation, prophète, en quelque sorte, de cette transformation que les événements tendent a introduire dans les vieux cadres du continent européen, l'archevêque de Baltimore serait plus qu'un cardinal éminent, il serait un symbole. » L'archevêque de Malines-Bruxelles et ses thuriféraires ne sont que des copistes.
En ce temps-là, cependant, les épiscopats réagissaient encore. Les évêques anglais composèrent une sorte de *Syllabus* des erreurs de l'américanisme, dont l'actualité est saisissante :
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« On prétend que, dans le passé, l'Épiscopat ou l'*Ecclesia docens* n'était pas en état de définir avec exactitude des vérités doctrinales, parce que des découvertes récentes n'étaient pas connues, mais sont de simples efforts pour atteindre la vérité (voyez le traitement infligé aux « Évangiles de l'Enfance » par les fanatiques du *midrash,* et à la Résurrection du Christ par les sociologues de la formation de l'opinion, etc.) ; que l'enseignement de l'Église devrait être limité aux articles ou définitions de la Foi catholique (on a diminué le poids trop lourd de ce programme en élaborant un *mini-credo,* sinon même en supprimant purement et simplement le Symbole de Nicée en certaines paroisses qui en ont reçu l'ordre, au titre d'essai, pour tâter la réaction des fidèles) ; de mettre de côté ses censures, de critiquer son culte, d'amoindrir son autorité et particulièrement celle des congrégations romaines (qui ne sévissent plus, sauf contre les *defensores fidei*) ; de mettre en suspicion son habileté à résoudre les objections intellectuelles et scientifiques (on a faibli devant les insanités de la biologie chardinesque et le cardinal Suenens en bon cabotin a proposé au Concile de réhabiliter Galilée) ; de rabaisser son caractère, autant que possible, au niveau d'une institution humaine (pour les Chenu et consorts, l'Église n'est plus qu'un instrument qui sert à la transformation du monde et à sa socialisation, laquelle « est une grâce », comme on sait) ; que la constitution et l'enseignement de l'Église devraient être mis en harmonie avec ce qu'on appelle la pensée moderne et le progrès du monde (c'est toute la Constitution de l'Église telle que l'ont élaborée le Concile et son arrière-faix) ; que les laïques devraient avoir, de droit, une large part au gouvernement de l'Église (reportons-nous au récent Congrès des Laïques tenu à Rome, aux Conseils épiscopaux et presbytéraux mis en place un peu partout et qui substituent « la machine à voter », à l'autorité) ; que l'intérêt croissant du peuple dans les affaires ecclésiastiques fait qu'il est bon et à propos d'en appeler de l'autorité ecclésiastique à l'opinion publique (voyez l'énorme venette que la plupart des évêques éprouvèrent au Concile devant la meute des journalistes ignares) ; que les catholiques sont libres de lire et d'étudier tout ce qu'ils veulent, quel que soit le danger pour la foi et les mœurs (l'*Index* n'est plus et, pour citer un exemple entre mille, un professeur de religion dans mon diocèse commente *Playboy* à ses élèves : n'oublions pas que le prix catholique international du cinéma a été décerné à une ordure) ; qu'ils peuvent garder le nom de catholiques et recevoir les Sacrements tout en ne croyant pas à une ou plusieurs vérités de la Foi (le nombre de prêtres qui ne croient plus ni à Dieu ni à diable est impressionnant : tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils disent en témoigne) et que, en ces matières, ils ne sont soumis à aucune autorité ecclésiastique (nous pourrions citer ici les titres de dix bulletins paroissiaux ou épiscopaux qui nous sont arrivés des quatre coins du monde et qui fourmillent d'erreurs graves, jamais sanctionnées et donc toujours avalisées -- ou avalées -- par l'évêque du lieu, pourtant gardien de la foi) ».
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Au début du siècle, l'évêque d'Annecy ne barguigne pas avec l'américanisme qui se diffuse dans son diocèse. Il entend y mettre fin : « Comment et par quelle gradation le clergé s'est-il laissé entamer, comme à son insu, par une erreur qui mine sa vie intellectuelle et morale ? La notion du péché, de l'enfer, de la chute originelle, de l'action du démon, de la Rédemption et du Rédempteur, du sacerdoce, tout a été emporté, non par le fait d'erreurs ouvertement formulées, mais par prétérition. On se disait : Je ne nie aucune vérité révélée, mais je ne suis point obligé de tout dire ; je puis adopter des formes qui soient plus en harmonie avec les sentiments, les besoins, le tempérament de la génération présente (une fois de plus, le niais *aggiornamento* dont meurt l'Église actuelle ne date pas d'hier !). La conséquence de cette méthode, *c'est une forme nouvelle du catholicisme*. Oui, nouvelle forme, car *le péché n'est plus péché* et *il n'y a plus lieu à la pénitence* (l'abbé Oraison n'est qu'un vieux beau !). Nouvelle forme, car les dispositions intimes des chrétiens sont renversées ; c'est une volte-face ; l'humilité laisse le champ libre à la fierté (on est adulte, n'est-ce pas ?). Nouvelle forme, car l'autorité ne vient plus d'en haut ni d'en bas ; car, à la communication des pouvoirs divins, succède une convention de gouvernés à gouvernants, une délégation que les inférieurs donnent aux supérieurs. »
Comment un tel mal a-t-il pu se produire ? se demande l'évêque. « Ce n'est pas par un coup de force, c'est par *infiltration *». On croirait lire ici la conférence de Mgr Marcel Lefebvre, archevêque titulaire de Synnada, sur *L'Église devant la crise morale contemporaine *: « Le Concile, dès les premiers jours *a été investi par les forces progressistes*... Comment expliquer que les forces subversives aient pu arriver à pénétrer partout, et en particulier dans nos séminaires ? Hélas ! On y faisait déjà circuler des feuilles clandestines, on ne voulait plus y apprendre la doctrine de saint Thomas, les professeurs commençaient à y faire des cours personnels incontrôlables. La plupart des évêques étaient incapables de savoir ce qui s'enseignait dans leurs séminaires. Lentement, mais sûrement, cette œuvre de destruction a commencé déjà du temps du vénéré Pape Pie XII ». Bien avant, Monseigneur ! Bien avant ! Dès le pontificat de Léon XIII et, comme je le montrerai un jour, antérieurement. On comprend alors comment « le coup de force » a succédé à « l'infiltration » en plein Concile : la plupart des Pères étaient imprégnés du microbe progressiste et s'ils en étaient indemnes, ils l'ont gagné, au contact des autres et ont ainsi contracté une phtisie galopante !
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C'est pourquoi l'abbé Maignen pouvait écrire, il y a soixante-dix ans, ce diagnostic extraordinaire du clergé *actuel*, déjà préformé dans celui de son temps : « La caractéristique du *nouveau clergé*, c'est en effet *l'alliance de l'Église et du siècle* qu'il synthétise en sa personne ; c'est aussi la *prédominance du verbe sur l'idée*, de la bruyante sonorité des formules contrastant avec le vide et la monotonie des pensées. Ce qui caractérise le *nouveau clergé*, c'est *l'ignorance de ce qu'un prêtre doit savoir et la prétention de connaître ce qu'un prêtre peut et quelquefois doit ignorer *; le *nouveau clergé* veut se montrer supérieur aux laïques, non point dans sa sphère ou son atmosphère, *mais dans la leur*, ce qui n'est pas précisément conforme aux traditions de l'Église, ni même aux règles du bon sens formulées par le poète : « Soyez plutôt maçon si c'est votre talent. » Malgré son enthousiasme pour la science, le *nouveau clergé* est moins pressé *d'apprendre que d'enseigner*. On dirait qu'il se contente de « respirer » en suivant le courant du siècle qui passe. Personne ne peut plus le contester, il y a aujourd'hui dans tous les discours, dans tous les ordres religieux, dans toutes les congrégations, un certain nombre, un trop grand nombre de jeunes prêtres dont les idées, les allures, l'esprit rendent les évêques et les supérieurs plus soucieux qu'on pense... Il n'est personne, à moins de vivre en dehors du monde religieux, qui n'ait entendu exprimer, par les ecclésiastiques les plus éminents, des sentiments de crainte, d'étonnement, presque de scandale, *en présence des audaces et des illusions de nos jeunes clercs*... De « jeunes » prédicateurs... transforment la chaire *en tribune aux harangues où le nom de Jésus-Christ n'est même plus prononcé*. »
Aujourd'hui, l'étonnement et le scandale ne ravagent plus que l'âme des simples fidèles, il est vrai. Les plus éminentes personnalités ecclésiastiques tolèrent et favorisent les pires élucubrations de leurs subordonnés. Elles en ont peur ou bien encore elles les devancent pour se maintenir à leur tête. Dans le meilleur cas, elles estiment qu'il ne s'agit crue d'une fièvre passagère. Paul VI gémit, mais refuse d'exercer son autorité : il proclame que Dieu seul sauvera l'Église. Un évêque s'effondre en pleurs lorsqu'on lui apprend qu'un professeur de son grand séminaire enseigne que la sainte Vierge a conçu Notre-Seigneur de son époux Joseph et qu'ils eurent ensemble de nombreux enfants, mais il ne consent pas à déplacer le malfaiteur, malgré les objurgations de ses conseillers. Les assassins de la foi multiplient leurs forfaits depuis un siècle et les hold-up opérés sur le trésor de nos croyances traditionnelles restent impunis.
Comment en serait-il autrement ? Le Fabuliste l'a dit : « Une maille rongée emporta tout l'ouvrage. » Ce sont les Pères conciliaires eux-mêmes qui ont donné, avec toute la prudente étourderie requise, l'exemple de la contestation de l'orthodoxie et de l'autorité. Ils ont voulu une Église « humaine ». Ils se sont voulus « experts en humanité ». Comme *Gaudium et Spes* le proclame, « l'Église reconnaît que *tout* sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet ».
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Et puisque l'homme de la seconde moitié du vingtième siècle est l'*homo democraticus* qui ne reconnaît aucune supériorité, aucune transcendance, ils ont dû, tacitement ou explicitement, accorder à leurs clercs la faculté de parler, de se comporter, d'agir comme si le prêtre était « un homme comme un autre », pourvu de toutes les prérogatives que les mœurs contemporaines accordent à l'homme individuel ou collectif, libre de tout, radicalement autonome. On récolte ce qu'on a semé.
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Au mois d'août 1896 se tint à Reims ce que l'abbé Maignen appelle d'une manière très optimiste, « le premier et sans doute le dernier Congrès ecclésiastique ». Un certain abbé Dabry y pérora : « Ne pourrait-il pas y avoir -- pour que le bas clergé rentre en possession de ses droits -- le pèlerinage des prêtres *qui iraient se faire baptiser hommes,* qui iraient secouer les chaînes d'un système odieux où le vicaire ne pense que par le curé, le curé par l'évêque et l'évêque par le gouvernement. Chez nous, la hiérarchie tue l'individu... Ne nous regardons pas comme un instrument passif entre les mains de ceux qui commandent, mais comme une force intelligente et agissante... Pourquoi les prêtres ne pourraient-ils pas examiner ensemble, à la lumière de leur expérience, l'enseignement donné dans les grands séminaires ? Cela est révolutionnaire, peut-être ? L'Autel, construit dans le style du XVII^e^ siècle, est destiné à aller rejoindre le Trône. L'édifice tout entier est à rajeunir et à mettre en harmonie avec les goûts et les besoins des générations qui viennent. » Ne se trouve-t-on pas ici à l'Assemblée des Prêtres contestataires, à Coire, à Rome ou à Amsterdam ?
L'abbé Charbonnel, qui allait bientôt défroquer, écrivait, lui aussi : « Avec Hecker et Ireland, avec les grands catholiques américains, les jeunes prêtres de France trouvent qu'en voilà assez de la discipline extérieure, de la rigoureuse ordonnance hiérarchique, de l'asservissement autoritaire où meurt la conscience individuelle... et qu'il s'agit désormais pour chaque chrétien de reconnaître sa personnalité, sa liberté, sa vie intérieure. Et c'est là le fond de ce qu'on a appelé l'Américanisme. » « La critique a fait son œuvre contre le vieux système catholique de domination, de direction, et nous dirions bien, continue-t-il sans lassitude, d'administration spirituelle tout extérieure. Ce qu'il y a au fond de l'américanisme, c'est une sorte de néoprotestantisme. » Ou encore : « Protester et agir contre les excès de pouvoir, d'administration, d'autoritarisme enfin d'une Église qui ne serait plus qu'une institution extérieure, et libérer la nature, l'individualité, la conscience, la force intérieure de l'âme humaine qui deviendrait par la même plus religieuse », telle est la caractéristique essentielle, selon le même ex-abbé Charbonnel, du mouvement américaniste. « Qu'est-ce que l'américanisme ? » se demande le *New-York Freeman's Journal* du 3 décembre 1898 : « *Un compromis avec les protestants.* »
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Ce diagnostic, d'une extraordinaire précision, s'applique exactement au catholicisme issu de Vatican II. Son ralliement massif au subjectivisme immanent, à la philosophie explicite, ou latente de l'âge moderne, s'est fait quasiment à la sauvette, sous l'impulsion de quelques prélats ambitieux, persuadés que cette conversion est la seule issue qui puisse s'offrir à leur volonté de puissance démesurée : là où il n'est plus que des aspirations amorphes, il faut des *informateurs* qui les pétrissent, les modèlent et y impriment le sceau de leur totalitarisme. Ces clercs affamés de pouvoir subodorent immédiatement que l'anarchie des consciences individuelles livrées à leur propre pente est *l'occasion unique* pour eux d'instaurer leur empire. Refusant l'âpre voie montante de la sainteté dont le magnétisme leur eût rallié les cœurs les plus rebelles, ils préfèrent cultiver les énergies religieuses de l'âme, qui, une fois imprégnées de subjectivisme et soustraites à la finalité objective que l'Église catholique leur a toujours, jusqu'à ces derniers temps, immuablement proposée, envahissent et submergent l'intelligence et la volonté de l'homme, détruisent ses facultés les plus éminentes et font de lui un être aveugle, déraciné par en haut, par en bas, victime des meneurs qui sauront, en flattant son vice, le conduire où ils le voudront. L'anarchie subjectiviste aboutit à la destruction de la personne humaine et cette dépersonnalisation, masquée d'apothéose, réduit l'homme à l'état de bête du troupeau à laquelle il faut un « pasteur ».
Lorsqu'on suit la courbe qui dégringole de l'américanisme au progressisme contemporain, on est frappé de la répétition des procédés employés pour en accentuer la vitesse de chute.
C'est d'abord la continuité du principe subjectiviste adopté à l'origine. « Tout, dans le P. Hecker, souligne avec raison Charles Maignen, est impulsion, spontanéité, tout est *subjectif,* suivant l'expression chère à la philosophie de Kant ; *il ne distingue pas la réalité d'avec l'objet de ses rêves, ou plutôt ses rêves sont pour lui la seule vraie réalité. *» « Le subjectivisme religieux que nous avons dénoncé comme l'un des périls les plus subtils des théories du P. Hecker, avait déjà pénétré chez nous en 1895, note-t-il encore. C'est, à l'heure actuelle, en 1899, l'un des plus grands dangers qui menacent l'Église, car le jeune clergé en est atteint et, malheureusement, l'enseignement de certains grands séminaires de France n'est pas fait, loin de là, pour prémunir la génération sacerdotale qui s'élève contre la contagion d'un venin si pernicieux. » De science qui conforme son enquête à la définition objective de la vérité comme correspondance de l'esprit à la réalité révélée, la théologie devient, dès cette époque, selon la formule que lui conférera le blondélisme, « une adéquation toujours renaissante de ce que nous connaissons de nous-mêmes et ce que nous sommes », exaltation pure et simple de la subjectivité la plus radicale dont nous subissons maintenant les ultimes conséquences.
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Comme le remarque l'abbé J. Fontaine dans son livre : *Les infiltrations kantiennes et protestantes dans le clergé français*, paru en 1902, il s'agit là d'une tentative de supprimer toute influence aristotélienne et thomiste dans le catholicisme et de combler le vide creusé en celui-ci par une forme quelconque du subjectivisme. Comparons à cet égard les deux congrès de théologiens, l'un de la nouvelle vague, l'autre d'inspiration traditionnelle qui se sont tenus simultanément l'un à Bruxelles, l'autre à Rome. En dépit de l'approbation apparemment chaleureuse du Pape au second, il apparaît que le thomisme subit dans l'Église officielle, dans presque toutes les universités et dans les séminaires qu'elle patronne, une éclipse analogue à celle qui le relégua au fond de quelques couvents au XVII^e^ siècle. Hegel, Marx, Heidegger et Freud ont remplacé Descartes. La « philosophie » catholique ou plutôt ce qui en reste s'efforce de briller aux yeux du monde en leur empruntant leur éclat publicitaire.
Le P. Hecker s'abandonne au subjectivisme d'une manière qui préfigure celle des Chenu, Congar, Schillebeeckx, et *tutti quanti *: à la notion de *vérité*, il substitue celle d'*efficacité*, autrement dit : au *dogme* il substitue la *pastorale*. Toute sa tactique consiste à n'admettre de la vérité révélée totale que les bribes et morceaux que l'homme dit moderne est disposé à recevoir et en orchestrer la pauvre musique selon les procédés mis en œuvre par les techniques de la propagande de l'époque. « Heureux les maîtres de l'opinion ! » s'exclame avec une niaise concupiscence l'abbé Klein dans sa préface de la *Vie du P. Hecker* qu'il vient de traduire. « Qui n'a pas un jour ambitionné ce magique pouvoir ? », ajoute-t-il avec la même naïveté sommaire. L'abbé Maignen nous montre dans le livre qu'il a consacré à l'américanisme ce conditionnement de l'opinion publique par une presse qui déploie « des efforts inouïs » pour empêcher la parole du Pape d'éclairer les intelligences. Son analyse colle au temps présent d'une manière insigne. On croirait à le lire qu'il vise l'abbé Laurentin : « Il semble que la théologie soit devenue, pour certains publicistes ecclésiastiques, plutôt un genre littéraire que la science reine et maîtresse des autres sciences. Suivant la maxime américaine, c'est le résultat qu'ils considèrent avant tout dans les doctrines. Le plus mince télégramme d'un « correspondant romain », toujours « spécial » et toujours « bien informé » a pour eux plus de poids que tous les *in folios* réunis de la bibliothèque vaticane. » Répétons-le infatigablement : pour ces clercs obsédés par la volonté de puissance et par la passion d'entraîner les masses à leur suite, la notion de *vérité*, avec tout ce qu'elle comporte d'indépendance à l'égard de l'esprit auquel s'impose sa lumière, de solidité, d'immutabilité, d'inépuisable teneur, est complètement disparue.
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La vérité les subjugue, les lie, les transcende, les empêche de succomber au vertige du pouvoir ? Ils la dévaluent aussitôt en recourant au procédé que les américanistes avaient déjà découvert et que la ténébreuse pédagogie des nouveaux catéchismes a aussitôt adoptée : en évacuer toute la substance surnaturelle en la traduisant dans un langage dogmatiquement défini comme « le seul que l'homme moderne puisse comprendre ».
Dans l'article de la *Contemporary Review* que nous avons déjà cité et qui s'inspire des doctrines américanistes, Romanus écrit : « On ne peut supposer qu'un homme des temps apostoliques se servît du langage des temps actuels dans son enseignement sur la nature du Christ ou même qu'il ait compris la doctrine de la Trinité comme elle est exprimée dans le *Credo* de saint Athanase. Les hommes des premiers siècles auraient-ils pu parler de la transsubstantiation ou même en avoir l'idée ? Est-il croyable que la dévotion à Notre-Dame ait eu sa place dans la religion de saint Paul ? » Il faut donc en déduire avec André Hallays dans son article du *Journal des Débats* du 28 septembre 1895 ce que nos clercs contemporains clament à cor et à cri comme un axiome de l'action : « Le milieu intellectuel subit une transformation profonde. Le langage théologique devient de moins en moins intelligible, au grand détriment du sentiment religieux lui-même. Les prêtres qui sont à l'avant-garde du clergé français croient que, sur certains points, les temps sont venus pour l'Église de parler un langage mieux approprié aux âmes d'aujourd'hui. »
Imbéciles ! rugirait Bernanos, comment pouvez-vous ignorer que toute la pédagogie de l'Église consiste précisément à parler aux hommes un langage qui permet aux vérités surnaturelles de toucher leurs facultés spécifiquement humaines : l'intelligence et la volonté. Une expérience millénaire a prouvé qu'il convient à tous les temps et à tous les lieux. Si l'Église renonce à leur parler son langage à elle, *ils ne l'apprendront jamais* et, contrainte d'adopter alors le leur, il arrivera que ce dernier, de plus en plus privé des vérités surnaturelles et des mots qui les véhiculent, rejettera toute la Révélation de ses propres cadres sémantiques. C'est ce que nous constatons aujourd'hui : le langage contemporain expulse Dieu, donc Dieu est mort ; il chasse Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, donc Jésus-Christ n'est qu'un personnage mythique construit par les premières communautés chrétiennes pour affirmer leur cohésion ; du christianisme et de l'Évangile lui-même formulé en un langage culturellement « dépassé », il ne reste donc plus que le message révolutionnaire : liberté, égalité, fraternité, le seul que l'homme moderne puisse comprendre.
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Le phénomène d'érosion de la vérité dans le catholicisme et singulièrement dans l'esprit des clercs a été longtemps masqué par la puissante façade institutionnelle de l'Église. L'Église comme institution a toujours fait corps avec la foi dont elle a la garde. Aussi le moyen le plus sûr et le plus infaillible de transformer la foi est de transformer l'Église. Aussi longtemps que l'Église institutionnelle maintient une discipline extérieure, prohibe certaines conduites intellectuelles et morales, condamne les déviations de doctrine, l'hypocrisie peut couver : elle reste un hommage que l'apparence rend à la réalité en la mimant. L'Église peut attendre des temps meilleurs où la *bonne foi*, dans la plénitude de son sens, renaîtra. C'est ce qui s'est passé au cours des siècles et la Réforme elle-même n'a pu que consolider l'institution ecclésiale prise comme gardienne de la vérité. Vatican I, malgré la rupture entre l'Église et la « société » nouvelle issue de la Révolution, l'avait raffermie encore par le dogme de l'infaillibilité pontificale dont la conséquence la moins remarquée et la plus remarquable est que, si la vérité vient à disparaître du cœur des hommes, du clergé, de la Hiérarchie elle-même, elle subsiste toujours au sommet de la pyramide effondrée : les lignes de force qui émanent de ce point indivisible peuvent alors reconstituer l'édifice. L'âme de l'Église se trouve ainsi préservée en sa cime. Même si le chef vient à défaillir, estimaient les meilleurs théologiens selon la constante tradition de l'Église, l'Institution qui a reçu les promesses de l'éternité se régénérerait à partir d'infimes fragments où la vérité se trouverait encore sauvegardée. *In captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi*, nous dit saint Paul. La soumission de l'intelligence personnelle à la vérité objective de la Révélation s'accomplit dans le cadre d'une Institution qui la maintient indéfectiblement, en sa substance immuable, quelle que soit l'infidélité de ceux qui en ont la charge. L'histoire de l'arianisme nous montre les prodigieuses ressources de l'Église à cet égard, même si elle est démantelée de fond en comble.
Il s'en suit que changer l'Institution c'est du coup changer la foi. Or pour changer l'Institution gardienne de la foi, il suffit de proclamer le primat de la conscience individuelle et de sa liberté sur l'organisme dont elles ne font partie qu'à la condition de s'y soumettre. Si l'on se soustrait à cet état de dépendance, on est automatiquement expulsé de l'Institution elle-même. Aussi bien la séparation d'un membre, de nombreux membres même, si elle a pu la blesser, n'a jamais altéré l'Institution. Pareille à un organisme amputé, elle se rétablissait en son état originel.
Qu'en est-il maintenant si le membre qui s'est séparé de l'Institution prétend rester dans l'Institution elle-même et si les responsables de l'Institution en tolèrent, sinon en favorisent, la présence ? Là encore le P. Hecker a été un novateur :
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En fondant l'ordre des Paulistes en 1858, le P. Hecker introduisait dans l'Église un noyau de cellules qui, sans être proprement cancéreuses à l'origine, allaient à la longue, par frottement l'un contre l'autre des principes contradictoires qui présidèrent à leur naissance, se dégrader en cellules malsaines, se propager dans tout l'organisme, prétendre le régenter et y colporter d'un extrême à l'autre, horizontalement et verticalement, les germes d'un mal incurable. « Concilier les aspirations protestantes qui, selon ses propres paroles, tendaient à « traiter Dieu avec aussi peu de secours extérieur que possible », et la doctrine catholique sur la visibilité de l'Église et la nécessité de l'autorité et des sacrements, ce sera, nous dit l'abbé Maignen, le but principal de ses efforts. » Ce converti du protestantisme avait pleinement conscience d'innover : « Plusieurs demandent pourquoi la nouvelle institution des Paulistes » -- pour qui les vœux de religion n'ont plus rien d'obligatoire et dont le comportement est aussi proche que possible de celui des laïques -- « *diffère si radicalement* des anciennes, qui étaient certainement l'œuvre de Dieu », écrit-il. « C'est parce qu'actuellement *la vie de l'homme, dans l'ordre séculier et naturel, marche irrésistiblement, vers la liberté et l'indépendance personnelles* et parce que c'est là *un changement radical.* L'Éternel-Absolu crée sans cesse de nouvelles formes pour s'exprimer lui-même », ajoute-t-il en un style préteilhardien. « Un Pauliste, renchérit-il, doit s'appuyer sur l'individualité, c'est-à-dire *faire de la liberté individuelle son élément essentiel dans tout ce qui regarde la vie ou le bien de la communauté et de ses membres. *» Si ce principe fondamental du subjectivisme vient à s'étendre à la communauté catholique tout entière, nous sommes mis strictement devant la situation actuelle où les membres de l'Église, excipant de « la dignité de la personne humaine », des « droits de l'homme » et du « libre examen » inclus dans le primat de la conscience individuelle, « autodémolissent » l'Église.
Le prétexte invoqué par le P. Hecker était le même que les sophismes répandus par les mentalités postconciliaires il s'agit *à tout prix* de rejoindre les prétendues aspirations de l'homme moderne et de montrer que le catholicisme, à la condition de le rénover, les rencontre et les comble. « Rien n'altérait en lui, écrit son biographe Klein, sa confiance en ses théories sur les progrès de la civilisation par la religion. » « Comment, se demandait-il, donner à la parole de vie une forme nouvelle pour captiver un peuple neuf ? Comment adapter l'enseignement religieux aux besoins spéciaux du temps, sans s'écarter de la vérité ?... Sa conclusion était invariablement la même : proclamer sur les toits qu'un homme ne peut satisfaire ses propres aspirations qu'en se faisant catholique, prêcher dans les carrefours que, seule, la religion catholique élève l'homme au-delà de ses forces naturelles, même les plus hautes, jusqu'à une union intime, consciente et perpétuelle avec la divinité. »
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« Une pareille méthode, poursuit l'abbé Klein, ne faisait rien de moins que de *devancer de quarante ans* la grande clarté psychologique dans laquelle les plus perspicaces des philosophes reconnaissent aujourd'hui que la question religieuse est posée dans l'âme humaine *en vertu d'un fait immanent* et que la réponse à cette question intime se rencontre dans le fait extérieur de la révélation : *celle-ci, pour démontrer qu'elle émane de Dieu, n'ayant qu'à s'ajuster avec exactitude aux besoins directement sentis de l'âme,* de même que la nourriture faite pour l'homme se reconnaît à ce qu'elle s'adapte parfaitement aux besoins de l'alimentation humaine. »
L'alcool, la drogue, les stupéfiants, la sexualité débridée, « l'homophilie » ne s'adaptent-ils pas parfaitement aux besoins de l'homme ? L'homme ne va-t-il pas façonner l'Évangile à sa guise pour l'adapter à ses aspirations et ainsi les justifier sans appel ? « Toutes les aspirations du génie moderne, répliquait d'avance le P. Hecker, en fait de science, de mouvement social, de politique, de spiritisme (*sic*), de religion (autant de forces dont on abuse maintenant contre la bonne cause) se transformeront en moyens de défense et d'universel triomphe pour l'Église. » N'est-ce point là l'utopie que convoie l'*aggiornamento ?*
« L'apostasie immanente » dont meurt l'Église contemporaine est la conséquence directe de l'immanentisme propre à la doctrine américaniste. Si la conscience individuelle occupe la première place dans l'Église, il est clair qu'elle ne peut se maintenir dans l'Église qu'en proclamant qu'elle est le siège d'un « charisme » : l'Esprit Saint l'anime ! La mettre au ban de l'Église ou simplement la déclarer suspecte serait proscrire l'Esprit Lui-même ! Il n'est pas de clerc progressiste aujourd'hui, de bas en haut de la Hiérarchie, qui ne proclame, dans toutes les réunions publiques et par tous les *mass-media,* qu'il est inspiré de l'Esprit ! L'Église est submergée par un déluge de charismes dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont invérifiables et qu'ils reposent sur de simples déclarations verbales. Ce qui crève les yeux dans l'Église, ce n'est pas le souffle de l'Esprit, ce sont les ruines amoncelées par un cyclone conciliaire sans précédent. Le P. Hecker une fois de plus se montre le précurseur de ces moines gyrovagues et de ces mitres tournoyantes que nous ne connaissons que trop bien et qui, pareilles à des girouettes, obéissent aux remous de la tempête, tout en se prétendant des boussoles ! Le subjectivisme le plus pernicieux, l'immanentisme le plus suspect, l'exaltation la plus virulente du Moi peuvent toujours se placer sous le couvert d'une illumination supérieure. C'est même là leur seul accréditif. Le P. Hecker n'a pas manqué d'y recourir avec une sorte, d'impudeur que ses imitateurs contemporains ont laissée au niveau du *striptease* spirituel :
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« La raison pour laquelle j'ai toujours pris tant d'intérêt à la doctrine de l'action directe du Saint-Esprit en l'âme, est une raison d'expérience personnelle ; vraiment je n'ai jamais eu moi-même d'autre directeur », écrit-il. C'est de l'action immanente de l'Esprit en quelques hommes prédestinés, sinon en chaque fidèle soucieux de réconcilier l'Église et le monde, que naîtra « le nouveau printemps de l'Église ».
La promesse date de la troisième Tentation du Christ et elle est sans cesse réitérée. Le P. Hecker l'a formulée bien avant les derviches de la mentalité postconciliaire : « L'action croissante du Saint-Esprit, jointe à une coopération vigoureuse de la part de chaque fidèle, élèvera la personnalité humaine à une intensité de force et de grandeur qui marquera une ère nouvelle dans l'Église et dans la société, une ère que l'imagination aura peine à concevoir, à moins de recourir au langage prophétique. » Ou encore, entre cent autres citations possibles : « L'individualité d'un homme ne saurait être trop puissante, et sa liberté trop grande, quand il est guidé par l'Esprit de Dieu. »
On le voit : de telles extravagances, communes depuis Vatican II, et qui contrastent singulièrement avec le sentiment du rien qu'éprouvent d'eux-mêmes tous les vrais mystiques en proie au travail véritable de l'Esprit, lancent un appel irrésistible à tous les exaltés, les surexcités, les profiteurs aussi de ce délire. Leurs exactions contagieuses étaient naguère encore contenues ou refoulées par la solide armature institutionnelle de l'Église. Les digues sont désormais rompues. Les charismes déferlent. Il n'est plus une seule autorité qui rappelle les divagateurs à l'ordre, en leur citant ces déclarations de prudence, de bon sens et d'équilibre *par en haut* du plus grand des mystiques catholiques, saint Jean de la Croix, à propos des *alumbrados* de son temps : « C'est une chose surprenante que ce qui se passe de nos jours. Quand une âme a pour moins de quatre deniers de considération des choses divines, et qu'elle entend en elle-même le son de quelque parole intérieure, dans un moment de recueillement, elle tient aussitôt cela pour quelque chose de sacré et de divin, et sans en douter le moins du monde, Dieu, dit-elle, m'a dit -- Dieu m'a répondu. *Or, cela n'est pas vrai ; et c'est elle-même qui se parle et se répond à elle-même par l'effet même de son désir. *»
Le P. Hecker a pressenti au fil de ses songes toutes les vaniteuses « théologies des réalités terrestres », qui abondent aujourd'hui et qui sont la sublimation grossière des aspirations les plus basses de l'âme humaine, du sexe à la passion du pouvoir. Pour peu qu'on soit attentif à son « message », on s'aperçoit qu'il a même entrevu l'introduction dans la liturgie des musiques les plus profanes. Écoutons-le :
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« Le 6 septembre 1843 au soir, j'allais voir le *Domino Noir* d'Auber à l'Opéra français. Cela me plut moins que d'autres musiques déjà entendues, bien que certaines parties soient très belles et les hymnes des religieuses d'un effet charmant. Il m'est venu à l'idée que, si l'Église ne va pas au devant des vrais besoins de l'humanité pour les satisfaire par tous les moyens religieux en son pouvoir, elle doit s'en prendre à elle-même de ce que les hommes recherchent les divertissements profanes... (Si vous ne chantez pas le *yé-yé* dans les églises, les hommes iront l'entendre ailleurs. Si vous ne prenez pas la tête de la révolution sud-américaine, ce sera le communisme qui le fera). L'Église pourvoit au salut de l'âme par des moyens spirituels, tels que la prière, la pénitence, l'Eucharistie et les autres sacrements. *Il lui faut maintenant pourvoir au salut et à la transfiguration du corps par des sacrements terrestres. *» On est allé assez loin dans cette voie depuis 1843 !
Ce ne sont que les premiers remous du gigantesque *maelström* qui emporte et disloque l'Église catholique contemporaine, mais on ne peut s'empêcher de voir dans le Congrès de Reims que tinrent au début du siècle les prêtres français entichés d'américanisme et dont nous avons parlé plus haut, les prodromes d'un mouvement qui tente de transformer les Églises nationales en Églises presbytériennes et qui ne cesse de s'amplifier. Lorsque Mgr Ireland prononce l'éloge funèbre du chef de l'insurrection cubaine, Calixto Garcia, franc-maçon avéré, connu par les cruautés et les déprédations auxquelles il s'est livré dans l'île, n'ouvre-t-il pas la porte à tous les Helder Camara et aux Camillo Torrès qui se précipiteront plus tard dans la lutte « pour traduire les exigences de l'Évangile dans la vie politique et sociale » ? Son homélie en l'église Saint-Patrick à Washington en l'honneur du défunt, telle qu'elle est rapportée par *The Catholic Columbian* du 24 février 1898, ne met-elle pas les Églises nationales au service de la révolution et du principe protestant *cujus regio ejus religio* qui semble adopté par les missionnaires à rebours que nous avons aujourd'hui ? « Tracez vous-même votre avenir civil et religieux. Les plis du drapeau américain couvrent la liberté religieuse la plus absolue, et le fait que ce drapeau a flotté sur Cuba est une garantie que cette île sera libre dans sa religion. »
Nous ne sommes pas loin ici de la confusion de l'Église et du monde ou de la pastorale et de la politique ni de la sécularisation intégrale de l'Évangile avec tout le nihilisme, les ruines, l'apologie des pires méfaits qui l'accompagne nécessairement lorsque la Parole de Dieu dégringole de son niveau spirituel pour exploser dans le temporel. La voie est ouverte. Il suffit de la poursuivre jusqu'au bout. L'abbé Maignen les prévoyait, ces conséquences inéluctables de l'américanisme : « L'Ancien Régime a connu l'union de l'Église avec l'État, de la science avec la foi. La société transitoire du XIX^e^ siècle a pratiqué la séparation, la juxtaposition du spirituel et du temporel ;
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*la société du XX^e^ siècle veut la fusion de l'église dans l'État, la sécularisation de la théologie, de l'exégèse,* de tout ce qui fut mais ne doit plus être science sacrée. » La prédiction ne s'accomplit-elle pas sous nos yeux ?
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Avec son habituelle franchise, l'abbé Maignen, débride l'abcès de la « sécularisation » anticipée de l'Église : « Au fond de toutes ces déclarations en faveur de la réconciliation de l'Église et du siècle, d'une adaptation du catholicisme à la société moderne, de la formation du nouveau clergé plus mêlé à la vie du peuple, etc. au fond de toutes ces formules vagues et sonores, il y a chez certains meneurs une pensée de derrière la tête, une idée que l'on n'ose pas encore formuler, une réforme dont on ne parle jamais publiquement, mais à laquelle on pense toujours : la suppression du célibat ecclésiastique. »
L'impudeur s'étale aujourd'hui avec effronterie. Voyez Nancy !
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Rien de nouveau sous le soleil. La crise américaniste est, en tous ses symptômes, avant-courrière de la crise actuelle qui l'a portée à son point culminant.
Aussi devons-nous rendre justice à l'abbé Charles Maignen, son analyste lucide, trop oublié, intentionnellement sans doute. Si les générations qui viennent traversent, sans perdre la mémoire, ce siècle où « Tourbillon est Roi », elles mettront en honneur la pénétration extraordinaire de la page que voici et dont nous rappelons la date : 1902. « Qu'il y ait un danger pour la foi et pour la discipline de l'Église dans *ce besoin insatiable de nouveauté* qui emporte beaucoup de catholiques et une partie du clergé, il devient de jour en jour plus difficile de le contester. Mais nous croyons apercevoir *un danger encore plus grand dans la façon dont les novateurs prétendent faire prévaloir leurs doctrines.* Cette *tactique,* en effet, est merveilleusement adaptée à la situation présente et à ce qu'on pourrait appeler *la mentalité catholique depuis le Concile du Vatican.* Non seulement les modernes novateurs *ne prétendent pas rompre avec Rome* ni s'insurger ouvertement contre l'autorité du pontife romain, mais ils ont hautement avoué *le dessein d'accaparer, en quelque sorte, l'influence de cette autorité menée et de la faire servir à l'avènement de leur parti...* Dans le domaine de la théorie, il ne s'agit plus, pour les novateurs, de nier un dogme, mais de *donner, selon l'occasion, à tous les dogmes un sens nouveau.*
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Dans le domaine des faits, il n'est pas question de résister au Pape, mais de *faire croire à l'opinion publique que les meneurs du parti sont les seuls interprètes de la pensée du Pape.* Pour parvenir à leurs fins, les novateurs disposent de deux moyens puissants : l'un qui est de tous les temps : *l'intrigue, par laquelle ils s'efforcent de pousser leurs partisans dans l'Église* et dans l'État, l'autre, très moderne et très redoutable : *la presse, qu'ils savent manœuvrer habilement... Renouveler insensiblement le personnel de la vieille Église* en y introduisant des « jeunes » pleins d'initiatives et de vues hardies ; infuser au catholicisme un *esprit nouveau* en le débarrassant des *superfétations* dont *la routine et le conservatisme* l'ont chargé, tel est le programme... Si sa mise en œuvre continue, *le monde s'étonnera bientôt de découvrir, sous les formes extérieures de l'antique Église romaine, un catholicisme nouveau qui ne différerait guère du protestantisme... Les sectes au pouvoir trouveront-elles dans le clergé les complicités nécessaires à l'accomplissement de leurs desseins ?*... Si, durant quelques années, le mouvement novateur... continuait à *s'étendre impunément,* personne parmi ceux qui voient le danger n'oserait affirmer que *la constitution d'Églises nationales,* en France, aux États-Unis et ailleurs, ne deviendrait pas un péril imminent. »
Avec une sagacité non pareille, l'abbé Emmanuel Barbier décelait dans son *Histoire du Catholicisme libéral et du Catholicisme social* ([^5]) les conséquences de l'américanisme. Son diagnostic, écrit en 1924, vaut pour 1970.
« On se tromperait en n'accordant aujourd'hui à cet acte de Léon XIII (la lettre *Testem benevolentiæ* du 22 janvier 1899 sur l'américanisme) qu'un intérêt rétrospectif. S'il a frappé l'américanisme, il ne l'a pas extirpé ; ses maximes et son esprit sont demeurés le fond des erreurs religieuses et sociales dont l'encyclique *Pascendi* et la lettre de Pie X sur le *Sillon,* elles-mêmes, ont plutôt arrêté l'expression déclarée et publique qu'elles ne les ont déracinées en beaucoup d'esprits.
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Religion d'indifférence dogmatique, l'américanisme a favorisé une anarchie doctrinale qui a été s'aggravant pendant plusieurs années encore ; religion de liberté individuelle, il se retrouve, durant la période qui suit, dans les manifestations qui portent atteinte à l'autorité dans l'Église et affaiblissent l'amour pour elle ; religion de l'évolution en tout ordre, il est au fond de toutes les variétés du modernisme et entretient son poison dans les esprits ; religion de vie intérieure, à la mode protestante, il inspire le dédain pour les dévotions en honneur dans l'Église et pour les cérémonies du culte ; religion des temps nouveaux et de la démocratie, il soutient les audacieuses prétentions des réformateurs de la discipline ecclésiastique ; religion du bien-être, il devient celle des abbés démocrates et des nouveaux apôtres laïques qui apportent au peuple un évangile terrestre ; religion de tolérance mutuelle et d'accord moral, il demeure la pensée dirigeante d'efforts persévérants pour faire adopter le système de l'interconfessionnalisme dans les œuvres sociales, au prix du silence sur les affirmations catholiques d'une part, et de l'autre, sur les opinions fausses et scandaleuses avec lesquelles il ne saurait avoir de compromission. La suite de cette histoire n'offrira que trop fréquemment l'occasion de constater combien sont profondes et vivaces les racines jetées alors librement par ces erreurs dans le sol de la France catholique. »
C'est au Fabuliste de tirer la morale de l'histoire : « Une maille rompue emporta tout l'ouvrage. » On a toujours les conséquences. Celles de l'inflation du temporel et de la dévaluation corrélative du spirituel sont les pires de toutes. « Ôtez le surnaturel, disait Chesterton, il ne reste plus que ce qui n'est plus naturel. » Nous y sommes : un *ersatz* des vertus théologales est offert à un *ersatz* d'homme et la caricature de la grâce abolit la nature. Tout est apparence. C'est le Règne du Mensonge et l'apothéose de son Prince.
Marcel De Corte,\
professeur à l'Université de Liège.
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### Une hiérarchie-thermomètre
par Roland Gaucher
MONSEIGNEUR MARTY est plutôt un thermomètre qu'un thermostat. Cette comparaison calorifique qui peut surprendre, voire choquer, me vient pourtant tout droit de Mgr Etchegaray s'appuyant lui-même sur l'autorité granitique du pasteur noir Martin Luther King. Nommé évêque de Marseille, Mgr Etchegaray dans une première homélie, le 17 janvier, a tenu à faire état de ces propos du pasteur communisant :
« Trop de chrétiens sont des thermomètres qui indiquent ou enregistrent la température du milieu où ils vivent, alors qu'ils devraient être des thermostats qui transforment et règlent la température de leur milieu. »
« Chacun de nous -- a conclu Mgr Etchegaray -- peut mériter ou redouter ce reproche. » ([^6])
Ce reproche, je crains fort que Mgr Marty ne l'ait mérité à l'occasion d'une affaire qui a fait quelque bruit.
Après le verdict de Leningrad qui condamnait à mort deux juifs soviétiques, graciés par la suite, une série de manifestations se déroulèrent dans le monde entier : meetings, pétitions, protestations, démarches à Moscou de divers gouvernements étrangers dont le nôtre, désaveu du procès dans L'HUMA elle-même.
C'était Noël. La température, si elle n'atteignit pas, en France du moins, le degré enregistré pour le verdict de Burgos, monta néanmoins très vite. Il fallut tout de même attendre le 31 décembre pour lire dans LE MONDE la lettre suivante adressée par le cardinal Marty au grand rabbin de France Kaplan :
*Cher Monsieur le Rabbin,*
*J'apprends comme vous avec une immense tristesse le jugement du tribunal de Leningrad.*
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*Je tiens à vous dire combien je participe à la profonde émotion que provoque dans le monde cette décision. Au jour de la Nativité du Christ, l'attitude antisémitique des responsables d'un des plus grands pays du monde prend une dimension dramatique.*
*Je vous exprime mes sentiments d'amitié, priant. Dieu de donner aux hommes le courage de la justice et de l'amour.*
Le thermomètre venait de fonctionner.
Il n'y a rien à redire au contenu de cette lettre. Des esprits pointilleux pourraient certes juger que le verdict de Leningrad n'atteignait pas des hommes en raison de leurs opinions ou de leurs activités religieuses, mais bien pour sanctionner leur tentative clandestine de rallier un État étranger : Israël. Mais Outre que l'exercice de la religion juive en U.R.S.S. est exposé aux mêmes brimades et persécutions que les autres cultes -- ce qui peut être un motif d'émigrer -- le droit de voyager à l'étranger ou même de changer de nationalité est un droit fondamental. Il n'est pas respecté en U.R.S.S. La lettre de Mgr Marty à l'égard du grand Rabbin Kaplan semble donc absolument justifiée.
Ce geste, en faveur de quelques Juifs placés dans une situation dramatique, nous nous étonnons seulement que le cardinal ne l'ait pas fait *d'abord pour les siens :* c'est-à-dire pour les catholiques brimés ou persécutés en Union Soviétique et dans les démocraties populaires. Or, sur ce chapitre, qui devrait lui être cher entre tous, Mgr Marty, hélas ! est, semble-t-il, resté muet.
Je me reporte au bref compte rendu de l'homélie prononcée par Mgr Marty, à Notre-Dame, au cours de la messe de minuit :
« *Je crains les démons de la force -- s'est écrié le cardinal -- ils ressurgissent. Combien aujourd'hui encore n'ont pas leur place dans la maison des hommes ! Je veux en nommer quelques uns. Les sinistrés du Pérou et du Pakistan, les peuples broyés par les guerres, écrasés par l'injustice, les inculpés de Russie. Nos frères d'Espagne, que nous respectons, et ceux de Pologne. Leurs cris de colère, d'espoir arrivent jusqu'ici. *» ([^7])
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Il est discutable de faire figurer dans une même énumération les sinistrés du Pakistan, victimes d'un cataclysme, et des détenus politiques, victimes des hommes. Passons ! Il est surtout surprenant que cette énumération comporte une effroyable lacune : les seuls en effet que le cardinal de Paris ne cite pas, en cette nuit de la Nativité, ce sont les catholiques d'Ukraine, leur évêque Mgr Velitchkovsky et leurs prêtres emprisonnés, dont j'ai raconté ici le drame ([^8]) ; ce sont les catholiques de Slovaquie et de Hongrie, victimes récentes d'une nouvelle vague de persécutions ; c'est l'ensemble du peuple chrétien (orthodoxes ou sectes religieuses) objet d'une persécution permanente, et systématique.
Il est impossible que Mgr Marty ignore le sort de ses frères. Il n'en parle jamais. C'est qu'il n'y a pas de manifestations ni de pétitions en leur faveur. L'habituelle tribu des intellectuels de service est muette. Comme M. Dumayet M. Desgraupes, ne donnent pas le feu vert, que le thermomètre est au degré zéro de l'émotion pseudo-populaire, Mgr Marty ne bronche pas. Que voulez-vous, il n'est pas un thermostat.
\*\*\*
Cette indifférence, cette somnolence, au moins apparente, n'est pas sans répercussions sur le sort des hommes qui luttent pour leur foi à l'Est. Elle les enfonce un peu plus dans la nuit de la persécution. Aucune colonne de secours ne vient à leur aide.
Voyez les Juifs, au contraire. Dans le monde entier, au moment, du procès de Leningrad, ils ont sonné le tocsin. Ils se sont battus avec acharnement pour sauver leurs frères. Le résultat est là : les deux condamnés à mort ont été graciés.
Rien n'empêche les chrétiens de suivre cet exemple. Encore une fois, l'initiative ne viendra pas de la Hiérarchie. Il n'est pas interdit aux fidèles de secouer celle-ci, et de lui rappeler ses responsabilités. N'importe qui d'entre nous peut écrire une lettre à son évêque et lui demander : « Quel acte public avez-vous fait en faveur de nos frères de l'Est persécutés ? Et si vous n'avez rien fait, pourquoi ? »
\*\*\*
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Les événements presque simultanés d'Espagne et de Pologne ont provoqué à l'intention des accusés de Burgos, à l'intention du peuple polonais livré à la répression, deux manifestations. La première fut l'objet d'une assez large publicité, la seconde est restée presque inconnue. Il est intéressant de voir comment dans chaque cas l'Épiscopat a réagi.
Un groupe spontané de jeunes catholiques a pris l'initiative de faire dire pour les Polonais voués aux fusillades une messe, suivie d'une veillée de prières, à la chapelle de la Médaille Miraculeuse, rue du Bac. Cent cinquante fidèles, dont certains membres de la mission polonaise, participèrent à cette cérémonie.
Les organisateurs souhaitaient qu'un représentant officiel de l'Épiscopat fût présent. Leur démarche en ce sens éveilla d'abord rue Barbet de Jouy une certaine méfiance. Ces gens qui n'appartenaient ni à l'A.C.O., ni à la J.O.C., ni à l'A.C.U., ni à VIE NOUVELLE étaient vraiment de drôles de paroissiens.
Pour prier pour la Pologne, faut-il être syndiqué ? Mais soit ! On peut admettre que la Hiérarchie se montre prudente, qu'elle ne s'associe pas, dans la personne d'un représentant officiel, à une cérémonie dont elle ne sait exactement comment elle se déroulera. Le chanoine Meuillet, représentant Mgr Marty, s'inquiétait fort, paraît-il, de savoir si cette veillée n'allait pas prendre une allure politique. Il n'y eut aucune manifestation, tout se déroula dans une atmosphère de recueillement. On m'assure que le chanoine Meuillet le reconnut, et que même il aurait daigné prononcer quelques paroles -- *puisqu'on ne parlait pas politique --* si les organisateurs le lui avaient demandé.
Ils ne lui demandèrent rien. Soupçonneusement reçus rue Barbet de Jouy, ils se méfiaient à leur tour du chanoine, se demandant s'il n'allait pas profiter de la circonstance pour faire l'éloge de PAX. Méfiance réciproque qui éclaire les rapports pitoyables entre une partie des fidèles et la Hiérarchie.
Là-dessus, je ne saurais mieux faire que d'inciter le circonspect chanoine Meuillet à lire l'article d'André Vimeux paru dans TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN du 24 décembre et intitulé « Une veillée de prières opportune ».
La « veillée » avait été organisée le 16 décembre à l'intention des accusés de Burgos, à l'église Saint-Germain-des-Prés. Je ne sais si l'on pria. A lire Vimeux, il apparaît qu'on parla beaucoup, mais il n'a peut-être retenu que cela. On entendit successivement des étudiants, un représentant de VIE NOUVELLE, un membre de l'A.C.G.H., etc. Une militante espagnole non chrétienne dénonça « la prostitution de l'Église pour un régime fasciste ». Le représentant de l'A.C.O. s'éleva avec âpreté contre « le scandale de notre société française qui se tait... » (Non ? sans blague !) et attaqua l'Église qui « agit encore par la diplomatie, cette langue que le peuple ne comprend pas. »
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On voit le ton. S'il n'est pas politique, qu'est-ce qu'il est ? Représentant Mgr Marty il y avait là Mgr Pézeril, flanqué de Mgr Ménager. Nos deux prélats avalèrent sans broncher tout ce prêchi-prêcha démagogique. Mgr Pézeril prit la parole pour assurer que « ce qui nous réunit ici, c'est la défense de l'homme qui passe d'abord par Dieu ».
Apparemment, il y a des mots que l'on peut prononcer, et des positions que l'on peut prendre à Saint-Germain-des-Prés mais non rue du Bac, pour les Basques mais non pour les Polonais, sans offusquer les évêques, mais non les chanoines.
Au fait, qu'en pense le chanoine Meuillet ? Je crains fort que si le chanoine en pense quelque chose, il le garde pour lui.
\*\*\*
Si l'on essaie de comprendre l'attitude de nos évêques, on est bien obligé de constater que le souci de l'opinion publique guide *en partie* leur comportement. Les *mass media* et les diverses courroies de transmission fabriquent et diffusent de l'émotion, à des doses différentes... ou n'en fabriquent pas du tout : passionnément pour l'Espagne, beaucoup pour les Juifs, un peu pour les Polonais, pas du tout pour les chrétiens de l'Est, qui reçoivent vraiment le dernier pétale de cette marguerite effeuillée.
L'Église de France s'est laissé dériver au fil de ces courants. Elle a une peur panique de déplaire. Elle appelle cela « s'ouvrir au monde » : elle est béante à la mode. Mais sa passivité, vraiment énorme, devant les persécutions de l'Est, a tout de même d'autres causes. La principale tient à de discrètes tentatives de négociations engagées avec certains représentants de l'Église Orthodoxe, et plus particulièrement avec le métropolite de Leningrad, Mgr Nicodème.
A l'Épiscopat, Mgr Pézeril est un de ceux qui ont noué des conversations en ce sens, auxquelles il est possible que Mgr Etchegaray ait été mêlé à son tour. C'est lui en effet qui, du côté français, a été chargé de préparer une réunion paneuropéenne des évêques (cathodiques) de l'Est et de l'Ouest qui se tiendra, après bien des difficultés, à Rome au mois de mars. Pour faire aboutir pareil projet, il est évidemment indispensable de négocier avec les autorités des démocraties populaires et d'Union Soviétique. Il n'est pas inutile non plus d'avoir des contacts avec les représentants des autres cultes, Nicodème en tête.
Ce dernier semble tout particulièrement choyé par le R.P. Wenger, de LA CROIX, qui ne lui ménage pas les commentaires laudatifs. L'ayant rencontré au cours d'un récent voyage en Union Soviétique, il lui a trouvé « une voix et une foi admirables ». Il y a quelques mois, il a rendu compte dans les colonnes de LA CROIX avec une vive estime de la thèse de 750 pages dactylographiées que Nicodème vient de consacrer à la vie et à l'œuvre de Jean XXIII.
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On ne sait trop comment le père Wenger a pu faire son jugement sur cette œuvre dense. Nous croyons en effet qu'à l'époque où le père Wenger a écrit son article, le seul document disponible en France sur la thèse de Nicodème était un résumé paru dans la REVUE DU PATRIARCAT DE MOSCOU. Si le père Wenger a eu accès à l'œuvre elle-même, il aura peut-être la bonté de nous le faire savoir, à défaut de nous révéler par quelles voies. S'il n'en a pas eu la possibilité, nous jugerons que son admiration est, tout de même, légère et hâtive, voire suspecte.
Suspecte comme Nicodème lui-même, qui passe, dans certains milieux émigrés pour être plus souvent en communication avec le Ministre de l'Intérieur soviétique qu'avec le Très-Haut.
Il n'y a pas lieu d'être rassuré sur son compte, parce que Nicodème, dans sa thèse, approuve hautement les efforts accomplis par Jean XXIII, dans le sens de ce qu'il appelle la coexistence pacifique. Il faut savoir en effet que le nom de Jean XXIII et les intentions qu'on lui a prêtées ont été largement utilisés dans les démocraties populaires pour affaiblir la résistance des catholiques de l'Est. L'argument, simpliste, mais servi par de gros moyens de propagande, consiste à montrer que puisque Jean XXIII a reçu le gendre de Krouchtchev, Adjoubéi, et s'est prononcé pour la défense de la Paix, tous les catholiques doivent accepter de coopérer avec les autorités. En Pologne, par exemple, des cercles Jean XXIII ont été créés spécialement dans le dessein de dissocier le bloc des catholiques. En vain d'ailleurs. Kominek, qui passe en général en Pologne pour plus libéral que Wyszynski, refusa énergiquement de patronner ces cercles.
Le R.P. Wenger n'a pas l'air de savoir ces choses. Si les voyages forment la jeunesse, les voyages à l'Est n'éduquent pas les Révérends Pères de LA CROIX. Le père Wenger ne semble pas davantage avoir prêté attention à la crise qui a éclaté à la *Conférence des Chrétiens pour la Paix*, dont le siège était fixé à Prague.
L'objet de cette conférence, qui groupait à la fois des représentants chrétiens de l'Est et de l'Ouest, était assurément de servir la politique de coexistence pacifique de Moscou. Cependant, le vent de liberté qui soufflait en Tchécoslovaquie, ébranla quelque peu les dirigeants de cette organisation. Ce fut le cas, en particulier, pour le professeur tchèque Hrodmaka, président de la C.C.P. qui approuva publiquement la politique de Dubcek.
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Pour les soviétiques, il était indispensable de reprendre en mains cette organisation comme le reste. Ils acculèrent à la démission le secrétaire général Ondra (novembre 1969) et le président Hrodmaka qui mourut peu après (décembre 1969). Il en résulta une crise sérieuse entre représentants de l'Est et de l'Ouest. Il apparut vite que les premiers étaient résolus à appliquer strictement la ligne politique tracée par leurs gouvernements. Il ne restait plus aux seconds qu'à protester et à regagner leurs pays respectifs.
Sur quoi Nicodème fut désigné comme président, et le Polonais Makovski, membre du Parlement de Varsovie, secrétaire général par intérim.
D'Angleterre, les chrétiens progressistes firent une ultime tentative : ils proposèrent une rencontre entre les délégations des pays de l'Ouest et de l'Est.
Nicodème et Makovski refusèrent catégoriquement. Et, au cours de l'été dernier, ils adressèrent aux différents membres du secrétariat international dans les pays occidentaux une lettre par laquelle il les invitaient à adopter purement et simplement les résolutions prises à Prague. Sinon, pas de visa pour la prochaine réunion de travail qui devait se dérouler à Budapest du 27 septembre au 1^er^ octobre.
Dans un journal comme LA CROIX, où l'on interviewe longuement Georges Marchais, on doit apprécier vivement l'esprit de cette démocratie rénovée.
Le pasteur Casalis apprécia moins. Il était vice-président de la C.C.P. Le pasteur Casalis est bien connu dans les milieux progressistes. C'est un vieux « compagnon de route », un briscard éprouvé. A son actif, je ne sais combien de meetings, pétitions, protestations, manifestes co-signés avec les camarades communistes et la ribambelle sartrienne ou debeauvoiresque. Mais trop c'est trop. Il n'alla pas à Budapest.
Là-dessus le vice-président Casalis reçut le télégramme suivant : « Je vous informe que le Comité de Travail a décidé de vous libérer de votre charge de vice-président de la C.C.P. » Signé : Métropolite Nicodème, président du Comité de continuation.
Cet incident de parcours n'a en rien diminué l'admiration que le R.P. Wenger voue au Métropolite. Je crains qu'elle ne soit incomplète. Aux mérites qu'il découvre à Nicodème : une belle voix, une belle foi, une belle thèse, il conviendrait d'ajouter cette qualité supplémentaire : quand il n'est pas de service à l'Église, le métropolite assure admirablement la police des réunions.
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Mais, cela tombe sous le sens : on ne peut à la fois rechercher la coopération avec ce type d'homme, et défendre en même temps les chrétiens de l'Est persécutés. Il faut choisir. Le choix du père Wenger est évident, et je ne pense pas qu'il soit excessif d'ajouter : scandaleux.
Roland Gaucher.
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### La culture comme acte révolutionnaire
par Marie-Claire Gousseau
« L'insondable équivoque culturelle » voile-t-elle de ses brumes les traits qui cherchent à s'affermir d'une révolution qui se voudrait désormais culturelle ?
L'explosion de 1968 a pris, semble-t-il, assez de recul dans le temps pour qu'il soit permis de saisir les contours essentiels de la physionomie que se modèle la révolution depuis ces dernières années : manière de dieu Janus, d'idole à double visage, aux masques identiques mais aux regards opposés, clair symbole de cette contradiction interne, condition même de son existence simultanément dieu de la guerre et de la paix.
Ce double visage de la révolution se dégage avec peine des torrents verbaux ou écrits déversés pour le peindre. Mais plus que de le discerner avec certitude et précision, il importe de reconnaître en cette image aux traits flous ou torturés, la révolution qui dure et non une révolution en train de mourir ou de se survivre provisoirement.
Un voile culturel paraît obscurcir la vue de la révolution, au sens objectif et subjectif, à la manière de ce « voile technique » dénoncé par Herbert Marcuse : voile qui estompe les contours du monde capitaliste aussi bien que ceux du monde socialiste et nuit ainsi à la juste vision des buts et des étapes de la lutte révolutionnaire ?
L'Ouest comme l'Est peuvent-ils renoncer au primat de cette technique qui a supplanté peu à peu la notion de travail, comme valeur première, communément admise ? Le pragmatisme libéral anglo-saxon ou l'humanisme marxiste du travail rendent désormais même culte à l'infinie perfectibilité de la machine. Seuls les moyens mis à leur disposition les différencient.
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La Chine de Mao n'a pas hésité à déchirer le voile technique ou plus exactement n'a pas accepté de le laisser tomber devant ses yeux, en succombant à la tentation d'ordonner le socialisme au développement industriel. Ainsi la révolution culturelle chinoise marqua ce véritable « bond en avant » dans l'ordre idéologique qui fit oublier le lamentable échec technologique de l'expérience des « communes ».
Si la révolution culturelle chinoise n'avait, elle, rien à sacrifier, il n'en va pas de même dans les pays développés, ce qui rend le maoïsme intégral difficilement exportable hors du Tiers-Monde et explique les interprétations diverses que connaît la notion de révolution culturelle en Occident. S'agit-il d'opérer une mutation profonde ou de se fixer une nouvelle stratégie seulement ?
#### Révolution culturelle : mutation ou stratégie ?
Roger Palm (*la Revue nouvelle,* Bruxelles, déc. 1969) pose clairement le problème : « S'agit-il donc de mieux répartir les biens intellectuels, d'améliorer l'accès au savoir et de faire bénéficier le plus grand nombre des avantages que la société réserve à ses élites ? En vérité, la révolution culturelle, qui prend le relais des idéaux démocratiques est fondamentalement beaucoup plus subversive que ne voudraient les réformistes (...). Il ne s'agit pas de démocratiser le système actuel, c'est-à-dire de conquérir pour les masses les valeurs suprêmes de la société mais bien de les abolir. »
Attitude à rapprocher de celle d'Henri Lefèvre (*le Marxisme,* P.U.F., Que Sais-je ?) : « Le marxisme n'apporte pas un humanisme sentimental et pleurard. Marx ne est pas penché sur le prolétariat parce qu'il est opprimé, pour se lamenter sur son oppression (...). Le marxisme ne s'intéresse pas au prolétariat en tant qu'il est faible (ce qui est le cas des gens « charitables », de certains utopistes, des paternalistes sincères ou non) mais en tant qu'il est une force. »
La véritable révolution culturelle dépasse donc de loin le stade du réformisme, soucieux d'obtenir la seule répartition équitable des biens culturels. Cependant, il semble que cet aspect nouveau, que ce moderne « relais des idéaux démocratiques » échappe encore à la compréhension des révolutionnaires de style traditionnel.
Roland Leroy (P.C.F.) ne déclarait-il pas devant « l'Université nouvelle » le 13 octobre 1968 (*France Nouvelle* -- 16 oct. 1968) : « La culture est impuissante par elle-même à opérer la destruction des rapports de production capitalistes. »
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Attitude qui a inspiré à Hélène Chatelain (*Nouvel Observateur,* 5 mai 1969) la constatation suivante. « La culture, considérée comme une arme à forger, comme un patrimoine clos qu'il s'agirait de transmettre et auquel il faudrait, dans le meilleur des cas, accéder, ne rentre dans aucune structure mentale de la gauche traditionnelle. » En d'autres termes la gauche traditionnelle demeure tout au plus réformiste, sur le plan culturel.
J. M. Martin du Theil (*Économie et humanisme,* n° 188, juillet-août 1969) se plaint, dans la même ligne de réflexion, de ce que la création artistique, conçue par les animateurs de la décentralisation théâtrale (maisons de la culture et centre dramatique nationaux), subisse depuis mai 1968, les assauts provenant de deux côtés d'apparence antagoniste : « les ultras de la V^e^ République » d'un côté, le P.C.F. et la C.G.T. de l'autre, s'accordent en effet pour porter contre elle la même accusation de « gauchisme ».
La solution proposée par le chroniqueur d'*Économie et humanisme,* reste cependant dans une ligne sagement réformiste plus que révolutionnaire.
« La solution (aux difficultés de la création artistique en question) pourrait résider dans la mise en place d'un secteur culturel national qui aurait la même autonomie et la même liberté de création et de recherche que l'Université. »
Soit l'extension de la loi d'orientation de l'enseignement supérieur, dite loi Edgar Faure à un secteur culturel parallèle au secteur universitaire.
Lorsqu'on sait comment le P.C.F. a pris en mains les nouveaux rouages universitaires, créés par la loi Faure, il est permis de supposer qu'il ne négligerait pas non plus ceux qui se développeraient ainsi.
Il convient de se souvenir cependant qu'après avoir encouragé ses membres et amis à entrer dans les Conseils d'administration des Maisons de la Culture le P.C.F. leur avait demandé ensuite de s'en dégager. La raison alléguée ? Le refus de collaborer à une entreprise du pouvoir capitaliste.
Comment ne pas avoir prévu ce fait avant de tenter l'expérience ? Le motif invoqué ne constitue donc qu'un prétexte pour retirer les pions de l'échiquier culturel.
La véritable cause de ce changement d'attitude à l'égard de ce secteur culturel ne serait-elle pas plutôt dans la crainte, de la part du P.C.F. que « le voile culturel » ne brouille les saines visions révolutionnaires de ses adeptes, en les engageant à fourbir de nouvelles armes et à s'adapter à un nouveau langage, que « l'appareil » du Parti n'est pas en mesure de contrôler. Celui-ci semble défendre solidement ses prérogatives et vouloir conserver à tout prix l'initiative révolutionnaire, au risque de se limiter à un réformisme culturel qui se contente de proclamer le droit de tous à la culture.
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C'est encore Roland Leroy (*op. cit*.) qui rappelle les « culturels » à une modeste estimation de leur rôle, qui doit se limiter à « faire œuvre de culture dans leur domaine et gagner à leurs activités un public aussi large que possible. Ils sont compétents pour cela alors qu'ils ne peuvent pas l'être tous pour des fonctions de leaders politiques ».
Commentant cette déclaration qui relève du même esprit que la formule si souvent répétée de Jean Vilar : « C'est la Révolution qui fera le théâtre et non le théâtre qui fera la Révolution », Émile Copferman avait énergiquement réagi dans la revue *Partisans* (avril-mai 1969) :
« Cette position passe par le rôle déterminant que la classe ouvrière, sous la direction du P.C.F. en alliance avec les « forces démocratiques » joue dans la lutte « pour *une démocratie avancée* ouvrant la voie vers le socialisme ». Sa condamnation du politique au théâtre n'est en fait que la réaffirmation du rôle premier que joue le P.C.F. dans la détermination de quelque ligne que ce soit en direction de la classe ouvrière (...). Lénine et Lounatcharski (théoricien de l'art prolétarien en U.R.S.S.) servent ainsi le front P.C.F. Barrault, Béjart, Planchon, Comédie Française, Panizza ([^9]) contre les gauchistes nihilistes ; le front *Béjart Barrault Planchon Comédie Française Panizza* n'est en effet que la transcription de *l'union nécessaire de tous les artistes pour une démocratie avancée ouvrant la voie vers le socialisme*. »
A la suite du 2^e^ colloque de la Société française de Sociologie tenu à Paris les 21-23 mars 1969, sur le thème « Crises et conflits dans la société française », le rapport véhément d'Annie Kriegel sur l'action du P.C.F., avait inspiré ce commentaire à la revue *L'homme et la société* (n° 13, 3^e^ trimestre 1969), revue dans la mouvance du professeur Henri Lefebvre, dont l'authenticité du marxisme peut difficilement être mise en cause : « On ne peut nier, certes, la puissance d'impact du Parti communiste sur les masses ouvrières et sa capacité de diriger le mouvement selon les objectifs particuliers (...). Mais on ne voit plus très bien les rapports qui persisteraient entre la stratégie électoraliste du P.C. et la stratégie révolutionnaire du bolchevisme de 1917. Ou bien l'art stratégique *du* P.C. serait d'être clandestinement révolutionnaire et alors il ne ferait aucun doute que l'opinion publique se laissât prendre à un camouflage si réussi, qu'il parvienne à se faire reconnaître comme « porteur d'un ordre et donc de la légalité potentielle » et soit le grand bénéficiaire de la crise (...). Et si telle est sa stratégie, il ferait bien d'en avertir au moins ceux pour qui la révolution est un objectif à atteindre. »
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En d'autres termes les succès électoraux du P.C.F. en divers domaines (élections générales, syndicales, universitaires) ne portent pas tous les intellectuels marxistes à l'optimisme. Ils redoutent en effet que d'une part le jeu de l'ordre lui-même et d'autre part le maintien de la prééminence de l' « appareil », qui contraint le Parti à se satisfaire des voies traditionnelles et à adopter « des apparences bon enfant » ne condamnent celui-ci à perdre sur sa gauche ce qu'il gagne sur sa droite : d'où le risque de revoir s'épanouir les gauchismes, actuellement défaillants ou celui d'enliser les véritables voies révolutionnaires dans les marécages du réformisme.
Cette ambiguïté provisoire, comme toutes les attitudes marxistes, s'explique aussi probablement par les circonstances immédiates engageant le P.C.F. à s'occuper en priorité des jeunes prolétaires de style traditionnel qui ont bien failli lui échapper en mai 68.
#### La révolution, acte culturel suprême
La concision brutale de cette formule : Révolution, acte culturel suprême impose de recourir à son contexte pour en bien saisir la signification dans le flot d'idées que cherche à canaliser la Révolution culturelle occidentale.
Si l'on en croit d'ailleurs Gilbert Mury, militant des groupes marxistes léninistes pro-chinois (*le Monde,* 29 janvier 1970), ces groupes qui veulent « faire souffler le vent de la pensée de Mao-Tsé-Toung ne disposent pas eux-mêmes encore d'une théorie élaborée pour mener la lutte dans les pays développés ».
La révolution culturelle est donc, pour le moment, en Occident, en situation de recherche. En ce sens le compte rendu des travaux du comité d'action écrivains-étudiants, publié par les *Lettres nouvelles* (juin-juillet 1969) offre un intérêt tout à fait particulier.
Ce comité naquit parmi beaucoup d'autres au sein de la kermesse héroïco-folklorique de la Sorbonne 1968, mais il présente l'originalité d'avoir duré très au-delà de la période enfiévrée, puisque ce long document concerne presque une année de travaux. L'étonnante description de la vie du comité, qui comprend parmi ses membres les plus actifs la romancière, écrivain de théâtre, Marguerite Duras situe remarquablement le cadre dans lequel s'est élaboré cette recherche révolutionnaire nouvelle. Les termes soulignés le sont dans le texte :
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« Le Comité est invivable. Ainsi se construit-il... Rien ne nous lie que le refus... Souvent on ne fait rien... C'est dans les temps morts que le comité *existe* de façon la plus incontestable -- pourquoi ferait-on obligatoirement quelque chose ? (...). On peut rêver d'un amour sans objet (...). Nous avons résisté aux dernières barricades, aux élections, à l'été, à la dispersion des étudiants, à leur retour, à la fermeture des facultés, à leur réouverture, aux disputes violentes, aux pires insultes (...). Nous sommes éternels. Nous sommes la préhistoire de l'avenir. Nous sommes cet effort. Nous n'avons jamais eu d'existence aliénante (...).
« La volonté de chacun d'être interchangeable, cette promotion de la dépersonne pourrait bien être le choix le plus révolutionnaire (...). L'action révolutionnaire, action par excellence, exige peut-être plus qu'une autre l'oubli parfait de ce qui en est l'origine et en vit l'existence. »
Il s'agit donc d'une volonté de recherche révolutionnaire absolue, formulée par une action et non par une pensée abstraite, destinée à donner aux intellectuels un rôle intégralement révolutionnaire, en lui-même et non celui d'inspirateur de l'extérieur ou de combattant quelconque, écrivain de profession comme d'autres révolutionnaires exercent le métier de tourneurs-fraiseurs ou d'instituteurs.
A lire ce récit minutieux de la vie du comité d'action il vient aussitôt à l'esprit que les membres du comité y sont entrés comme d'autres entrent en religion, pour la requête d'un absolu dans lequel se perd la personnalité, afin de revivre de cet absolu même. L'homme privé de Dieu, qui cherche cependant à échapper à tout manichéisme et à reconstruire l'unité du monde et de la personne se voit donc condamné à réfléchir sa propre image dans le miroir de l'action, érigée en absolu.
Issue fatale à laquelle tous les efforts les plus violents comme les plus subtils ne peuvent empêcher de le renvoyer implacablement.
Il s'agit aussi d'une recherche sur des voies originales et qui ne sait pas elle-même quels rivages nouveaux elle atteindra. Ce sentiment de vivre à la veille d'une révolution aux visages encore inconnus transparaît, ça et là, dans les écrits et les attitudes des contemporains.
Avec la franchise directe qui le caractérise, le Comité d'action des Écrivains-étudiants n'y va pas par quatre chemins et exprime tout haut ce qu'il sait être pensé en secret par beaucoup d'autres.
Le texte explicite donc nettement le rôle propre des intellectuels révolutionnaires ayant recouvré « leur vocation à la totalité et la misérable richesse du concret » :
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« Le culturel absorbe tout, ne laisse rien à l'extérieur de lui, n'a pas de dehors. »
Le culturel joue donc bien mieux encore que ne l'imaginait André Malraux le rôle de la religion ou de la vie éternelle puisqu'il ne se borne pas à faire échapper l'homme aux machines de rêves mais informe tous les aspects de la pensée et de la vie, n'en abandonnant aucun à l'extérieur.
« Les pensées les plus subversives, tout le travail de destruction des valeurs (y compris de toutes les valeurs culturelles) entrepris par ceux que Rimbaud nomme les « horribles travailleurs », la Révolution même deviennent son bien. »
Le culturel absorbe donc bien tout y compris la Révolution elle-même.
La révolution même ? La révolution même du moins jusqu'à ce que vienne à s'accomplir le moment révolutionnaire parfait. »
Les socialismes, les communismes utopiques ont vécu ou vivent encore, car ils ne sont pas tous morts, dans l'attente de la société idéale. Verrait-on désormais un révolutionnaire utopique entretenir l'espérance du moment révolutionnaire parfait ?
Qu'est-ce que le moment révolutionnaire parfait ?
« La révolution est l'acte culturel suprême. Cette proposition elle-même en attendant ce moment paraît perdue dans les brumes d'une réalité très lointaine, qui existe certainement mais à une distance et dans une durée inconcevables pour le moment et sans cesse éloignées par le dur contact avec la réalité. En fait, on le sait bien, tout ce dont le culturel parvient à s'augmenter ainsi est aussitôt réduit à la sous-réalité du monde qui est le sien : au monde des Limbes. Pour autant qu'il parvient à la ramener à lui, la révolution elle-même est aux Limbes. »
Le culturel attend donc son sauveur, celui qui va lui donner son sens et ce « sauveur-sens » passe lui-même, rapidement, mais doit passer durant le court instant du moment révolutionnaire suprême par ce monde des Limbes. Abstraite descente aux enfers d'un sauveur qui a nom « révolution » et donne son sens au culturel qui absorbe toute l'activité et la pensée humaine.
Cette étrange vision ne paraît pas appartenir en propre aux milieux révolutionnaires par nature ou par vocation. Elle se répand à travers un vocabulaire différent dans les milieux catholiques, fortement influencés par les vues d'un théologien protestant allemand, mort à Chicago en 1965 ou il vivait depuis l'avènement de l'hitlérisme : Paul Tillich. Il avait eu les mêmes maîtres que deux autres théologiens allemands dont l'influence sur les catholiques se révèle tout aussi considérable : Karl Barth et Bultmann.
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Paul Tillich fonde sa « Théologie de la culture » (traduction-éd. Planète, diffusion Denoël 1968) sur « la présence cachée du Christ-Universel en tout ce qui est et que l'homme fait être, c'est-à-dire la culture ».
« La religion » n'est pas un secteur particulier du réel mais l'effort pour interroger sans réticence *sur le sens dernier de tout ce qui* est (...).
« La religion est la substance de la culture, la culture est la forme de la religion. »
Dieu sera ce qui donne son «* sens *» à la culture. Paul Tillich refuse la réalité d'un Dieu personnel qui n'est qu'un symbole indispensable à toute religion vivante dont les attributs ne sont que « des qualités de notre propre expérience ».
Le Dieu de Tillich, Dieu-le-Sens, joue donc un rôle identique à la révolution qui donne son sens au culturel.
« La révolution est elle-même aux limbes, cela signifie que le monde de la culture (le savoir, les œuvres) est en situation d'attente, attend qu'*autre chose* vienne lui donner son sens. Quelque chose d'extérieur à lui. »
La révolution exerce donc une sorte de transcendance par rapport au monde de la culture. La révolution ou Dieu-le-Sens jouent ainsi à l'ombre de ce nouveau révolutionnarisme utopique un rôle quelque peu voisin de ce Christ, premier, révolutionnaire selon Proud'hon, à l'égard du socialisme utopique du siècle dernier. Une différence sensible doit cependant être notée. Le Christ de Proud'hon était encore une personne, un personnage historique. La révolution aux Limbes ou Dieu-le-Sens ne sont plus que des concepts ou même seulement des images sorties de cerveaux d'intellectuels désincarnés.
« Qui veut faire l'ange fait la bête » disait Pascal. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir ces mêmes intellectuels tomber simultanément dans l'amoralisme le plus abject, qu'étale à loisir la production littéraire, théâtrale et cinématographique de ces derniers mois.
Contrairement à ce qu'une première lecture de la formule « la révolution est l'acte culturel suprême » pourrait laisser supposer : « ...le monde de la culture... attend qu'*autre chose* vienne lui donner son sens... qu'il en vienne à nier sa séparation, à s'affirmer suffisant, se prenant pour le tout, il ne fait alors qu'assurer sans partage le « règne animal de l'esprit » que décrivit Hegel, et qui déjà s'ébauche en toute société d'intellectuels. Il faut ici, quitte à faire peur, totalement renverser le cours des choses culturelles. (...)
« La révolution est l'acte culturel suprême » signifie qu'il n'y a pas d'acte culturel *révolutionnaire*. Cela n'existe pas. L'acte révolutionnaire vient *du dehors* donner aux actes culturels leur sens. » (*op. cit*.)
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La culture n'a donc pas le droit de s'identifier à la révolution qui par un ou des actes révolutionnaires donnera à cette culture sa valeur révolutionnaire.
##### La révolution est derrière nous.
« Reconnaissons-le, Marx, Lénine, Bakounine, poursuit le texte élaboré par le C.A. Écrivains-Étudiants, se sont rapprochés et ils se sont éloignés. »
Les événements avaient en effet rapproché les révolutionnaires de mai de leurs modèles mais du même coup ceux-ci ont mesuré « sur le vif » tout ce qui les séparait, en passant de considérations intellectuelles et de comparaisons verbales à une action révolutionnaire directe et violente.
Ainsi s'explique cette conclusion :
« Il y « un vide absolu derrière nous et devant nous et nous devons penser et agir sans assistance, sans autre soutien que la radicalité de ce vide. Encore une fois tout « changé. Même l'internationalisme est autre. Ne nous laissons pas mystifier. » « Remettons tout en cause y compris nos propres certitudes et nos espérances verbales. *La révolution est derrière nous :* objet de consommation et parfois de jouissance. Mais ce qui est devant nous et qui sera terrible, n'a pas encore de nom. » Cette dernière réflexion ne peut que rappeler celle d'André Malraux, interrogé un jour de juin 1968 et qui voyait venir lui semblait-il « un nouveau nihilisme qui ne ressemblerait pas à celui que nous avons connu, qui se cherche encore et qui n'a pas de nom ».
Toutes ces attitudes procèdent, semble-t-il, d'une commune interrogation sur les visages nouveaux de la révolution. Depuis Marx, la Révolution vivait en effet du mythe de la lutte des classes et du caractère révolutionnaire par nature et par situation de la classe ouvrière et de l'identification de celle-ci avec le prolétariat.
Or, remarque le C.A. Écrivains-Étudiants (après beaucoup d'autres d'ailleurs) « le concept de prolétariat a plus d'étendue que celui de classe ouvrière (...). La classe ouvrière au sens strict ne peut être tenue pour la classe révolutionnaire par excellence parce que la prolétarisation « gagné des couches de plus en plus vastes de la société (...) tout ouvriérisme est dépassé (...). Une partie de la classe ouvrière est intégrée à la bourgeoisie, en même temps que d'autres masses sociales traditionnellement plus proches de l'intégration se reconnaissent comme prolétariat ».
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En des termes voisins Roger Garaudy (*Le grand tournant du socialisme,* col. Idées, N.R.F. Gallimard 1969) note « les éléments objectifs de convergence » qui se multiplient sous l'effet de la transformation de la société industrielle en société technique et fait appel à la notion de « bloc historique », empruntée à l'italien Gramsci, qui la créa aux alentours des années 20 :
« La classe ouvrière et les intellectuels ne peuvent avoir les mêmes rapports d'alliance que, dans le passé, la classe ouvrière et les classes moyennes. Ils ne constituèrent pas non plus une seule et même classe. Mais ils constituent un « bloc historique » nouveau dont la cohérence s'accuse toujours davantage et se renforcera de plus en plus dans l'avenir. »
Cependant, au-delà de cette observation « scientifique », l'attitude de Roger Garaudy devant l'avenir du socialisme (le théoricien communiste utilise ce terme plus que celui de révolution), diffère profondément de celle des Écrivains-Étudiants. Si pour ces derniers le visage encore inconnu de la Révolution les fait en imagination frémir d'horreur, le philosophe entrevoit, dépassant les atrocités engendrées par le stalinisme, les conditions du grand tournant « vers un socialisme à visage humain », entrevu lors du printemps de Prague.
Une certaine forme de révolution est donc pour lui aussi « derrière nous ».
##### Faut-il soumettre la révolution à un nouvel examen ?
Faut-il soumettre la révolution à un nouvel examen ? Herbert Marcuse se posait la question au cours d'un article publié sous le titre « réexamen du concept de révolution » dans la revue *Diogène* (n° 64, oct. déc. 1968).
Il constate en effet que l'opposition la plus violente s'exprimant dans les pays capitalistes ne vient plus du prolétariat assimilé à la classe ouvrière mais qu'elle se concentre aux deux pôles de la société : « la population des ghettos » (Noirs d'Amérique, peuples du Tiers-Monde) et « l'élite intellectuelle d'origine bourgeoise » et tout particulièrement les étudiants. Quoique divisés eux-mêmes par de nombreux conflits ces groupes sociaux se distinguent par « un même caractère de refus total et de rébellion » qui se manifeste par « la méfiance à l'égard de toute idéologie, y compris le socialisme maquillé en idéologie » et « le rejet de tout processus pseudo-démocratique » tendant à assurer la survie de quelques structures ou institutions encore plus ou moins capitalistes que ce soit : d'où les campagnes, en faveur de toutes les formes d'autodétermination et d'autogestion.
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« Cependant, remarque Marcuse, la volonté de rébellion contre toute forme « d'exploitation » qui anime ces groupes ne suffit pas pour les transformer en cette « base humaine du processus social de production », ce qui est pour Marx une condition *sine qua non*, pour qu'elle devienne l'agent historique de la révolution. Ils ne constituent pas la majorité de la population. Ils se heurtent encore à l'hostilité (et à la rancune) des travailleurs organisés qui eux demeurent encore la base humaine de la production capitaliste (...) et par suite encore et toujours le seul agent en puissance d'une révolution possible. »
On comprend ainsi comment, pour échapper à ce dilemme entre la révolution théoriquement possible à partir de la seule base des travailleurs formant la majorité de la population et la révolution pratiquement et actuellement davantage possible par l'intermédiaire des travailleurs intellectuels, certains en ont conclu à la nécessité d'augmenter le nombre de ces travailleurs intellectuels, afin de constituer une nouvelle base humaine révolutionnaire.
La « révolution cybernétique », en généralisant l'automation, diminue considérablement le nombre des travailleurs manuels et tend tout naturellement à accroître celui des techniciens, donc à faire monter le niveau culturel nécessaire.
Les nécessités de la technique rejoignent ainsi les revendications égalitaires de « la culture pour tous ». L'attitude révolutionnaire consiste alors non pas à exiger la satisfaction de ces revendications (voir plus haut le réformisme culturel) mais à favoriser la naissance du nouveau « bloc historique » de la nouvelle classe exploitée et majoritaire, qui jouera dans la société issue de la révolution cybernétique le rôle imparti par Marx au prolétariat industriel lors de la révolution mécanique qu'il analysa.
Ainsi, moins qu'à prendre un pouvoir dont il semble qu'ils ne veuillent pas, ou qu'à se laisser abuser par l'apparence de structures démocratiques avancées *ouvrant la voie au socialisme*, les universitaires du P.C.F. ne se seraient-ils pas assigné comme objectif immédiat en se faisant élire aux assemblées créées par la Loi Faure de veiller à fabriquer le plus grand nombre possible de ces travailleurs intellectuels, à mentalité de prolétaires exploités, qui formeront la nouvelle base humaine de la révolution possible dans la société future.
Intention qui implique la nécessité d'ouvrir à tous les portes de l'université donc de dévaloriser l'enseignement secondaire et de distribuer le plus largement possible les diplômes qui permettent d'accéder à la qualité de travailleurs intellectuels, grâce à la suppression des examens.
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##### Pour un modèle humain socialiste de la civilisation technicienne.
Sur un plan beaucoup plus vaste, mais dans la même, optique, Roger Garaudy pense à son tour déchirer le voile technique et le voile culturel qui obscurcissent en beaucoup d'esprits la vision des objectifs immédiats de la révolution.
« Le socialisme seul peut offrir une alternative : créer le modèle humain d'une civilisation technicienne. » (*op. cit*.) Cependant à partir de cette profession de foi trois voies s'ouvrent devant le révolutionnaire.
La première conduit à la pure et simple transposition des conditions historiques de la révolution, prévues par Marx, du prolétariat industriel au nouveau « bloc historique » : création d'une conscience de classe par l'organisation et l'éducation de cette classe, collectivisation des moyens de production et contrôle par les producteurs immédiats -- stade avancé de la société afin que les contradictions du capitalisme apparaissent flagrantes -- crise économique qui affaiblisse l'appareil de l'État, -- dictature du prolétariat constitué de la majorité des travailleurs.
Cependant il ne paraît pas que cette perspective satisfasse les révolutionnaires de la classe ouvrière, ni l'appareil du Parti, fort peu enclins à se laisser noyer par la vague montante des nouveaux « exploités », paysans, techniciens ou intellectuels et qui persistent à se réserver la mission révolutionnaire, reçue de Marx et de Lénine.
Roger Garaudy l'apprit à ses dépens lors du XIX^e^ congrès du P.C.F. à Nanterre en février 1970, quitte à ce que le Parti adopte, au moment voulu et futur, la part des thèses garaudystes qui lui conviendrait alors.
Dès maintenant, Herbert Marcuse tout comme Roger Garaudy ne croient plus à l'inéluctable processus de la révolution, rappelé plus haut.
Marcuse n'hésite pas à écrire (*op. cit*.) « *le concept marxiste de révolution,* en tant que mouvement soutenu par la majorité des masses exploitées, culminant dans une « prise du pouvoir » et l'instauration d'une dictature du prolétariat (...) ce concept est lui-même « *dépassé *» par *l'évolution historique*, il appartient à une phase périmée de la productivité capitaliste, y compris la productivité des forces de destruction, la terrifiante concentration des moyens d'anéantissement et d'endoctrinement entre les mains des détenteurs de la puissance ».
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Devant cette analyse Marcuse choisit *une seconde voie* pour la révolution : celle du *Tiers-Monde* et d'un concept de révolution plus adapté aux conditions créées par l'évolution de la société capitaliste.
En effet « le prolétariat révolutionnaire reste ou devient un facteur de changement là où il est encore la base humaine du processus social de production, c'est-à-dire dans les régions du Tiers-Monde à prédominance agricole où il fournit le soutien populaire des Fronts de Libération nationale. » Ce sont, en ce cas, les paysans qui tiennent le rôle de classe exploitée et donc révolutionnaire : Mao-Tsé-Toung « toujours joué cette carte là en Chine et engage les pays du Tiers-Monde dans cette voie. Cette stratégie permet d'abréger le processus prévu par Marx, car il devient ainsi inutile d'attendre « ce degré avancé de la société industrielle, nécessaire pour faire apparaître les contradictions du capitalisme ».
Le Tiers-Monde ne constitue pas « des régions et des forces extérieures au système capitaliste, elles sont une partie essentielle de son espace d'exploitation mondiale ». En d'autres termes l'affrontement entre le prolétariat révolutionnaire et le capitalisme se produit essentiellement au niveau du Tiers-Monde : « Les mouvements de libération nationale sont donc l'expression *des contradictions internes* du système capitaliste ».
Ce fait va exiger, pense Marcuse, « une désintégration diffuse, apparemment « spontanée » du système » qui rapproche quelque peu cette révolution de celle qu'a toujours prônée le trotskisme et depuis lors ses diverses variantes (voir les Maos dits Spontex).
Marcuse fait par ailleurs une remarque qui semble essentielle en affirmant qu'il faut renoncer à attendre la crise économique et l'appauvrissement de l'État pour songer à déclencher le processus révolutionnaire. Le néo-capitalisme international s'accommode en effet très bien de vivre dans des États pauvres ; les vieux pays n'échappent pas plus à cette situation que les ex-États coloniaux dits en voie de développement. Il faut donc réviser ce point de vue et concevoir une révolution -- crise du système capitaliste « par suite d'un excès d'abondance et de prospérité », et non plus due au paupérisme généralisé.
Il s'agit donc de revoir là aussi les conditions historiques du processus révolutionnaire et d'établir une nouvelle stratégie, adaptée à la société de consommation vivant d'abondance et de prospérité.
C'est à découvrir cette *troisième voie* que Roger Garaudy semble bien consacrer tous ses efforts et y puiser un optimisme qui paraît avoir quelque peu abandonné Herbert Marcuse lorsqu'il conclut ainsi l'article cité :
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« L'assujettissement de l'homme à ses instruments de travail, à l'appareil totalitaire écrasant de la production et de la destruction atteint aujourd'hui un point où cet appareil constitue une force qui échappe à tout contrôle ; réifié, *verdinglicht,* sous le voile trompeur de la technique, embusqué derrière l'intérêt national, mobilisé à son profit, ce pouvoir semble se mouvoir de lui-même et entraîner toute la population endoctrinée et intégrée avec lui. Il peut porter le coup fatal avant que les forces contraires n'aient le pouvoir de l'en empêcher : explosion de la contradiction interne qui réduirait à de bien vaines spéculations, abstraites un réexamen critique du concept de révolution ! La conscience d'une telle possibilité devrait renforcer et cristalliser l'opposition sous toutes ses formes. C'est le seul espoir qui nous reste. »
Explosion, c'est-à-dire disparition d'une quelconque possibilité de contradiction interne, donc de révolution par suite d'un écrasement de l'homme et de la société par les forces aveugles et anonymes d'une technique aux mains d'un petit nombre. Le spectre du « grand frère » héros du roman « 1984 » (G. Orwell livre de poche) hante donc toujours les esprits.
Roger Garaudy ne paraît pas effleuré moindrement par la crainte de ce redoutable fantôme et entend confier au socialisme la mission de domestiquer le monstre.
« Nous atteignons un seuil : les nouveaux pouvoirs que l'homme « conquis sur lui-même et sur son milieu peuvent transformer sa nature aussi profondément que le fit, il y « des dizaines de millénaires, la découverte de l'outil.
« Ce séisme technologique n'en est qu'à ses débuts (...) Serons-nous capable de maîtriser les progrès de la technique ou devrons-nous les subir dans l'anarchie ?
« Notre optimisme a un fondement historique objectif.
« Paraphrasant une formule célèbre, je dirai volontiers « qu'un peu de technique éloigne de l'homme et que beaucoup de technique peut nous y ramener ».
« La technique du dernier tiers du XX^e^ siècle, celle de la cybernation peut créer les conditions, d'une explosion de la subjectivité humaine à partir du moment où il apparaît qu'(...) à partir d'un certain seuil technique de tous les investissements, l'investissement humain est le plus rentable. » (R. Garaudy *op. cit*.).
##### L'éducation, moderne nœud gordien.
Si la mécanique a écrasé l'homme en le pliant sous le joug de la machine, la cybernétique va lui permettre de dominer cette machine à son tour.
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Le problème essentiel qui se pose au monde, né de la révolution technique, est celui de la formation intellectuelle qui doit viser à fabriquer des hommes capables non pas « de rivaliser avec l'ordinateur mais de le manier pour lui poser des problèmes et lui assigner des fins. La vertu majeure à cultiver n'est pas la logique mais l'imagination (...) ».
« L'esthétique, au sens profond de réflexion sur l'acte créateur de l'homme et sur ses conditions devient ainsi un moment essentiel de la formation de l'homme comme pédagogie de l'invention. » (Roger Garaudy *op. cit*.).
Il est aisé de reconnaître ici ces « humanités esthétiques » éducatrices de la sensibilité et de l'imagination ([^10]) qui voudraient désormais se substituer aux « humanités » traditionnelles éducatrices de l'intelligence et de la mémoire.
« Car le problème n'est pas, comme il l'a été pendant des millénaires, de former un certain type d'homme adapté aux exigences d'un ordre social stable, mais de préparer l'homme à se former lui-même, tout au long de sa vie, à se recréer lui-même dans un monde en incessante et rapide métamorphose (...) Cela implique un changement des *moyens* de l'éducation comme de ses fins ([^11]). » (R. Garaudy *op. cit*.).
L'on constate, une fois encore, combien les problèmes d'éducation, d'enseignement et par voie de conséquence l'Université se trouvent au centre des préoccupations de tous ceux qui prétendent peser sur l'avenir de la nouvelle société.
C'est ainsi que le rêve de Jaurès deviendrait une réalité quand « chacun se sentira un collaborateur efficace de la civilisation universelle » !
Quel rôle jouera donc le socialisme dans cette grandiose mutation ?
« Il appartient au socialisme, libérant l'homme des aliénations inhérentes à tous les régimes de classe, de satisfaire aux besoins nouveaux créés par la nouvelle révolution scientifique et technique, et d'abord à ce besoin majeur qui se forge à travers elle un chemin : le besoin spécifiquement humain d'être un créateur (...) un créateur à tous les niveaux de son existence sociale : celui de l'économie, celui de la politique, celui de la culture. » (R. Garaudy *op. cit*.)
Développer la créativité humaine, lutter contre la passivité, formules répétées à satiété : elles ne peuvent que rencontrer unanime et favorable accueil s'il s'agit seulement de s'en tenir à quelques proclamations électorales ou réflexions de gens qui se veulent bien informés de la question.
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Changer les moyens de l'éducation comme ses fins implique cependant un projet de beaucoup plus vaste envergure et qui mérite un examen plus approfondi.
Un quelconque observateur ne peut manquer de remarquer combien les développements sur ce sujet et le vocabulaire employé se rencontrent identiques sous les plumes et dans les discours des plus farouches antagonistes par ailleurs.
Qui oserait se refuser à signer cette déclaration ? « Le problème est (...) de former des générations d'hommes adaptés aux nouveaux modes de pensée, d'actions, de sensibilité qu'implique l'actuelle mutation, celle de la cybernation de tous les aspects de la vie. » (R. Garaudy *op. cit*.)
Si l'on y ajoute la générale profession de foi égalitariste que traduit le slogan de la démocratisation de l'enseignement et celui de l'enseignement école de la démocratie (plus ou moins « avancée », il est vrai, suivant les interlocuteurs) l'on possède à peu près tout l'arsenal des novateurs de l'éducation.
Il ne sert à rien de se heurter ensuite aux dures réalités des troubles universitaires ou de « l'impossible » rénovation pédagogique si l'on ne consent pas au préalable à abandonner les chimères responsables de la situation à laquelle on désire échapper.
Par les mêmes moyens et en poursuivant les mêmes fins en matière d'éducation les uns espèrent offrir à l'actuelle société (libérale, néo-capitaliste, technocratique, etc.) une chance de survie, les autres en attendent l'avènement du nouveau socialisme.
Pour échapper à cette alternative il faudra bien se résoudre à trancher l'inextricable nœud gordien d'un coup d'épée aussi sûr que celui d'Alexandre jadis et à le renouer aussitôt solidement. Il faut redéfinir et réaliser les moyens aussi clairement que les fins, dans les plus brefs délais.
Si la révolution qui cherche les traits de son visage de demain s'oriente vers deux aspects apparemment contradictoires quand elle se mesure avec la « culture », elle retrouve une curieuse identité de vues avec elle-même et ses pseudo-adversaires quand elle se penche sur cette question de l'éducation.
##### Où apprend-on le métier de Dieu ?
Acculée à la nécessité de ne pas se laisser embrumer par le voile de la technique, la révolution marxiste se voit contrainte à étudier de près les justifications de ses intentions à l'égard de la société technicienne.
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C'est toujours Roger Garaudy, homme du dialogue universel, qui reprend les considérations des sociologues sur les rapports nouveaux du travail et du loisir et leur apporte une argumentation tirée de Marx lui-même.
Lorsque *les Réflexions pour 1985* -- travaux pour le V^e^ plan jettent une vue prospective sur la société de l'automation, elles décrivent sans étayer moindrement leurs observations par un raisonnement idéologique :
« A très long terme loisir et travail (...) tendront à ne former qu'un seul type d'activité ordonné à l'épanouissement de la personnalité humaine. » ([^12])
Envisageant la même perspective Roger Garaudy la pose en termes marxistes :
« Un problème inédit sera posé lorsque non seulement le temps de loisir sera plus long que le temps de travail mais lorsque, le travail mettant en œuvre l'activité créatrice de l'homme, le loisir n'aura plus pour fin d'en compenser l'épuisement mais d'en nourrir la création et d'en définir les fins, comme il arrive aujourd'hui pour le chercheur ou l'artiste pour qui la coupure s'efface entre le travail et le loisir. »
Compenser l'épuisement du travail, c'est en effet en ce sens que Marx parlait d' « abolir » le travail, en tant qu'activité « animale » privée de tout caractère humain -- puisque le travailleur ne peut déterminer lui-même les fins de son propre travail -- et conçue comme une « nécessité naturelle » extérieure, commandée par les exigences de sa subsistance externe (cf. K. Marx, *Fondements de la critique de l'Économie politique,* t. I, éd. Anthropos).
Aliénation qui exige donc du loisir qu'il joue une fonction de compensation. Que deviendra le loisir lorsque cette situation aura disparu en même temps que cette forme de travail gagne-pain, liée au monde de la pénurie ?
Il se produira, dit Roger Garaudy, « une grande inversion ». Il avoue rejoindre en ce domaine la question posée par Jean Rostand : « A l'image de quoi l'homme voudra-t-il se ré-créer ? Où apprend-on le métier de Dieu ! »
Car cette inversion dépasse de beaucoup le simple problème de la nature de l'activité humaine. Il apparaît en effet qu'accompagnant cette grande inversion se produiront un certain nombre de « mutations » fondamentales.
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« Que deviendra le loisir lorsque la morale ne sera plus comme dans le monde de la pénurie et de l'abnégation, observance de règles, mais création de règles, lorsque l'esthétique prendra la relève de l'éthique ? »
L'on retrouve en cette interrogation l'idée très généralement répandue, commune à tant d'écoles de pensée psycho-sociologiques comme au marxisme des pays occidentaux, que la morale et l'éthique constituent des notions liées au degré de développement économique des sociétés. La satisfaction des besoins entraînerait la disparition des tabous, dont la nécessité de partager les biens de consommation et de culture dans la société de pénurie en question explique l'existence historique.
Roger Garaudy va cependant encore plus avant : « La grande inversion qui se situe d'abord au niveau du travail est fondamentalement une inversion des rapports du sujet et de l'objet » reprenant ainsi ce que Marx décrivait dans le Capital.
Marx estime en effet que cette inversion des rapports du sujet et de l'objet, c'est-à-dire en ce qui concerne le travail, l'inversion des rapports de l'homme et de la machine, confère « au sujet, à l'homme, sa primauté et sa maîtrise, dépassant l'antinomie entre la direction et l'exécution, entre le travail intellectuel et le travail physique, instaurant ainsi en l'homme, contre les dualismes maléfiques du passé, son intégrité et sa plénitude ».
Du même coup s'efface l'opposition demeurant jusqu'ici entre la révolution culturelle et le réformisme culturel qui donne priorité à la révolution opérée par les leaders politiques. Si loisir et travail, travail intellectuel et travail manuel se fondent ainsi en une seule activité, les actuelles difficultés décrites au début de cet exposé disparaîtront en même temps que la distinction entre le domaine dit culturel et celui dit plus directement politique.
Habileté ou subtilité d'intellectuel, dira-t-on, qui peut nier néanmoins qu'elle ne puisse conduire, un jour, à une nouvelle unité d'action, au-delà des actuelles et apparentes contestations ?
\*\*\*
La coexistence d'aspects divers de la révolution ne peut faire illusion. Il se révèle par ailleurs tout aussi imprudent d'en prophétiser l'avenir. Il suffit de se reporter à ce qu'en écrivait Marx lui-même (*Le 18 brumaire de Louis Bonaparte,* éd. Sociales)
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« Les révolutions prolétariennes se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives (...), reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière. »
Ce qui ne peut signifier pour autant que les voies et traverses de la révolution se découvrent aisément selon quelque schème d'action simplificateur. A l'issue de l'analyse d'un film pro-chinois, d'expression française, *Le peuple et ses fusils,* Paul-Louis Thirard, dans la revue de cinéma *Positif,* n° 114, mars 1970, conclut à son tour à l'incertitude des traits de la révolution en Occident :
« Le mouvement révolutionnaire en Occident européen est quelque chose d'encore extrêmement flou, et s'adresser à ses militants demande à la fois clarté et prudence. Il n'y « pas de « recette », il n'y « pas de doctrine en « isme » qui résolve tous les problèmes ; pas plus aujourd'hui le maoïsme qu'hier le stalinisme ou le trotskisme. »
La révolution derrière nous porte quantité de noms en « isme ».
La révolution « devant nous » n'a pas encore de nom. Il importe à tout prix de la reconnaître, quelque visage qu'elle se compose.
Marie-Claire Gousseau.
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### Le besoin de durer
par Georges Laffly
LE PLAISIR QU'ON ÉPROUVE aux films sur l'ouest américain se résume peut-être dans cette image : un cavalier dominant une vallée inconnue, et devant lui, un espace illimité, vierge. Partout où les hommes étouffent, entassés les uns par-dessus les autres, et comptent en mètres carrés, cette image frappe au cœur. Les « westerns » racontent la conquête d'un monde nouveau par la civilisation, mais leur prestige le plus sûr est de nous montrer ce monde avant la civilisation, avant l'homme, intact comme s'il venait de sortir des mains du Créateur. Nous avons tous la nostalgie d'un espace qui offrirait son abondance inépuisable à notre liberté et à notre désir de fonder ; l'image de la prairie concentre en elle ce besoin obscur.
Une image complémentaire est également forte en nous, traduisant un besoin laissé lui aussi insatisfait par la civilisation industrielle. C'est celle d'une demeure depuis longtemps habitée. Les murs y portent l'empreinte de plusieurs générations d'hommes, les meubles, les ustensiles y sont pleins de souvenirs et constituent, comme diraient les radiesthésistes, autant d'objets témoins d'un passé qui agrandit le présent. Une demeure qui évoque d'autres habitants, et d'autres vies, mais non pas étrangères à celles qui leur ont succédé. La maison paternelle. *Et les humbles honneurs des maisons paternelles.* Le contraire de la machine à habiter, expression horrible dans sa justesse.
Comme l'image de la prairie traduisait les besoins d'espace, celle de la demeure naît du besoin de durer. Besoin présent, et pressant, même s'il n'est ressenti qu'obscurément, et qu'on ne peut confondre avec un épanchement sentimental. Mais notre société ne peut le satisfaire, car il est ennemi de son mécanisme propre. Cette durée, cette permanence, il faut les placer à leur rang qui est humble. Elles relèvent d'une sagesse terrestre. Et pourtant, on y peut trouver le reflet faible et trouble d'un élan vers l'éternité.
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Un homme connaît normalement deux générations derrière lui -- ses parents et ses grands-parents -- quelquefois trois. Il peut espérer aussi connaître deux générations après lui. Même si les destins divers contrarient cette espérance, elle est la règle. Dans la durée de cent à cent vingt ans qu'un homme peut ainsi embrasser, de ce que lui a dit son grand-père à ce qu'il peut entendre du monde où vit son petit-fils, il a besoin qu'un certain nombre de points restent fixes. Même quand la machinerie se transforme vite, comme en ce moment, cette permanence peut être assurée. Que la jeunesse de mon grand-père ait connu les premières automobiles et la mienne les premières fusées, cela importe peu si, pour d'autres aspects de la vie, pour des actes qui comptent un peu plus que la manière de se déplacer ou de communiquer, il n'y a pas de changement. Si les règles et les croyances qui engagent une vie restent immuables.
Cependant, cette continuité de l'essentiel n'est pas tout. Nous sommes assez faibles et grossiers pour avoir besoin qu'elle soit illustrée et vivifiée par la mémoire, par des objets qui nous viennent de mains chères, par un paysage que les yeux des nôtres ont connu. Ne méprisons pas ces supports des choses invisibles ; il est bien sot de moquer la foi qui a besoin de reliques comme la fidélité qui a besoin d'images.
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La vie humaine prospère mieux dans un air où circulent, comme un réseau impalpable et nourricier, des exemples, des croyances, des usages, des proverbes, antiques et toujours neufs pour les générations successives. Nous avons besoin qu'il y ait de ces *lieux communs* qui permettent la rencontre avec le passé et en font sentir l'épaisse présence au milieu de nous. La langue constitue les premières mailles de ce réseau, avec ses mots familiers chargés de sens, et les dictons, et les comptines, et les contes. Malbrouk et la claire fontaine, La Fontaine et ces poèmes de Hugo qu'on ânonne depuis bientôt cent ans et qui semblent faire partie, eux aussi, de ces choses qu'on sait depuis toujours, cette ronde où les fées et les saintes donnent la main à Bayard et à Roland, et qui enferme chaque enfant dans son cercle magique, tout cela composa longtemps une légende française -- qui se dégrade d'ailleurs rapidement. Tant qu'elle vécut, elle paraissait immuable tout en variant sans cesse -- mais sans que ses couleurs changent à l'œil nu.
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D'un tel réseau, il faut dire qu'il était différent selon les provinces et les familles, chacune perpétuant de vieilles singularités, des cicatrices de l'histoire, en reconnaissant son être propre à des rites, des clins d'œil inexplicables du dehors. Mais revenons aux autres éléments qui rendaient sensible la permanence : la foi, l'invariable foi catholique, dans les milieux où elle était vivante, constituait comme l'oxygène de cette atmosphère spirituelle. Une autre part, enfin, tenait à la terre natale quand, dans un monde surtout rural, des hommes naissaient et mouraient dans un même paysage. Les nouveautés étaient rares, les leçons des pères efficaces. Des dogmes religieux à la manière de découper les viandes, tout était réglé, et les changements semblaient exclus. (Il y en avait et constamment, mais par le mouvement normal de la vie, non par principe.) Alors, la communication entre le passé et le présent était abondante et constante, et chaque instant s'enrichissait de ceux qui l'avaient précédé.
Mais, dira-t-on, pourquoi évoquer les fruits -- même heureux -- d'un monde stable puisqu'il a disparu, et que la plupart des éléments qui en assuraient la pérennité sont eux-mêmes évanouis ou méconnaissables ? C'est que, si l'on voit bien ce qui a été perdu, on ne sait toujours pas comment le remplacer. On a cru se passer de ces bienfaits : l'homme est si malléable. Mais les besoins insatisfaits resurgissent, quelquefois déguisés, avec la force d'un élan longtemps comprimé.
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Nous sommes dans le tourbillon ; le réseau d'habitudes et de croyances qui valait par sa durée -- et n'existait que par elle -- est constamment déchiré, fumée que dispersent des vents violents. Dans une vie d'homme, il est recommandé de s'attendre à changer deux ou trois fois de costume, de métier, de morale, sous peine d'être rejeté par un siècle pris dans une danse de Saint-Guy de métamorphoses. Jusqu'aux préjugés qui varient aussi souvent que les modèles des grands couturiers. J'entends par préjugé : ce qu'il convient de dire, et de penser, pour être *reçu,* à un moment donné, par la société. Certains semblent assez constants, mais il en est de passagers, qui relèvent du conformisme de la mode, le plus impérieux parce que le plus éphémère : il rattrape en vigueur ce qu'il perd en étendue.
Dans une société obsédée par la mobilité, il convient de parler de la mode. Ce phénomène antique prend une toute nouvelle importance ([^13]). Elle avait toujours régné sur les vêtements, les arts mineurs, les relations sociales.
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Mais son domaine était rétréci à la part oisive et brillante de la société la Cour, la bourgeoisie de la capitale. Hors de ce centre au mouvement rapide, elle agissait en s'élargissant et s'affaiblissant jusqu'à la périphérie de la société, où son mouvement était presque insensible. Cette description ne vaut plus. La puissance de la mode est étendue aujourd'hui, instantanément, à l'ensemble de la société : les moyens de communication de masse y pourvoient. Et cette puissance est multipliée par l'absence de lois, de dogmes, de règles générales. Précisément, l'exigence de rupture avec le passé que représente la mobilité, fait que la seule loi, le seul dogme qui reste, c'est la mode. Elle régit aujourd'hui les idées et les mœurs, et jusqu'à celles qui semblaient si anciennement établies qu'on les eût crues à jamais inébranlables. Mais cette ancienneté même « fait leur perte. On reviendra sur ce point. Ce qui est sûr c'est que le réseau protecteur, nourricier, *l'enveloppe de la durée,* n'arrive pas à se reconstituer, détruite à peine est-elle formée.
L'exigence du neuf, la loi de rupture avec ce qui fut, font que la mode crée des frontières à l'intérieur du peuple des vivants, selon les différentes classes d'âge : définissant un territoire qui comprend des souvenirs d'engouements et de combats, de jeux et de refrains, communs à un certain nombre, elle en exclut tous ceux qu'habitent d'autres souvenirs ou d'autres refrains. A. Paraz parlait de « cette patrie, d'être contemporains ». Il est certain que la communion dans ce genre, « été transférée de l'espace au temps : *l'horizon 2000* remplace *la ligne bleue des Vosges.* On aime justement dans la mode qu'elle permette ce geste d'exclusion, qu'elle ferme des portes, invente des clubs privés. Elle substitue à un monde qui vivait d'une mémoire commune des mémoires fragmentaires, étrangères les unes aux autres.
Adolescent, j'ai été très surpris qu'un professeur, qui venait de nous réciter *le Cimetière marin,* ajoute : « Dans ma jeunesse, nous connaissions tous ce poème par cœur. Je ne crois pas que ce soit le cas maintenant. Valéry « vieilli. Aujourd'hui, c'est plutôt Michaux. » C'était en 48. Et cinq ans après, c'était plutôt Char. Ainsi, même pour les poètes, il y « des époques. Il serait curieux de relever les auteurs les plus cités dans la presse pédante. A un moment, c'était Kafka et Rimbaud. Aujourd'hui, ce serait, il me semble, Breton et Nietzsche (sous toutes réserves). La littérature est elle aussi découpée en tranches. (Je parle de la majorité, qui vit *dans* la mode).
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On en revient toujours à ce point : au milieu d'une unité et d'une continuité, on « une mosaïque de moments. Les exemples sont trop nombreux. La langue, monument majestueux, était, pour une oreille d'homme, immuable. On la presse d'évoluer, on la force. Les nouveautés les plus incongrues sont magnifiées, si elles viennent d'une langue étrangère, ou d'un jargon d'école, de caserne, de trottoir. Rien qui se démode aussi vite, mais cette part périssable donne sa couleur -- une couleur qui ne *tient* pas -- à une bonne part de nos journaux et de nos livres. La langue écrite, qui s'opposait à la coulée anarchique du parlé, est contaminée par lui et à son tour, sous ses formes les plus basses (presse quotidienne, publicité) l'empoisonne. Le langage est ainsi soumis, non plus, comme il le fut toujours à une modification insensible mais à de grandes invasions qui le dénaturent et l'appauvrissent. Car ce sont les mots les plus vieux qui sont les plus riches, et pleins de ressource, les mots neufs sont pressés en une saison et jetés ensuite. (Règle qui vaut pour d'autres réalités que les mots).
On ne nous cache pas d'ailleurs que le français du XVII^e^ et du XVIII^e^ siècles est une langue morte, dont l'étude doit remplacer celle du latin. Avec un peu d'application, il en sera bientôt de notre langage comme de celui des tribus les plus déshéritées, qui évolue si vite que le grand-père « du mal à comprendre son petit-fils.
On peut s'étonner de voir tant d'écrivains s'emballer pour cette débâcle. Ils ont plus que d'autres, croirait-on, intérêt à la stabilité du langage. Il y « là un mystère, qui s'explique peut-être quand on pense que tout ce qui rend difficile d'accès le français d'hier, les débarrasse de concurrents non négligeables. Paradoxe (au moins à première vue) : l'époque qui planifie l'avenir et ne jure que par les siècles futurs est également celle où aucun poète ne parle d'aborder « aux époques lointaines ».
L'art aussi est éphémère. Trouvé dans un numéro spécial d'une revue qui s'appelle *2000* cette phrase : « La création artistique se détache non seulement des divisions classiques (entre peinture et musique, par exemple)... elle le fait aussi de la notion de durée. » Le *buste* ne survit plus à la *cité.* D'ailleurs il n'y a plus de cité, et pratiquement plus de buste. Le langage instantané s'appauvrit, ne porte plus son chant propre. De même l'Église, quand elle propose des « recherches » et quête « une nouvelle expression » au lieu d'affirmer ses vérités, n'aboutit qu'à favoriser l'indifférence, ou suscite des trouvailles tantôt saugrenues, tantôt démoniaques. Et la rupture avec le passé, comme la perte du milieu humain local, avec son paysage, son type d'hommes, ses coutumes, entraîne la solitude, développe l'angoisse et une sorte nouvelle de barbarie : la férocité de l'individu perdu dans une foule semblable à lui, mais qu'il ne reconnaît pas.
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Dépouillé de l'atmosphère protectrice où il pouvait croître, où il pouvait croire au monde puisqu'elle lui donnait au moins l'illusion de la permanence -- d'une solidité plus grande que la sienne -- l'homme d'aujourd'hui se sent *nu.* Tout l'effort de la connaissance vise d'ailleurs à cela, à déchirer la fragile et nécessaire enveloppe en montrant qu'elle est le produit des hasards. Pour une part, le petit livre de Camus qui eut tant de succès, où il pensait montrer que la condition de l'homme est absurde, n'est-il pas né du dépaysement d'un méditerranéen transplanté dans une ville énorme, où il n'avait plus de points de repère ? Son succès, en tout cas, fut obtenu sur une génération brutalement coupée de ses antécédents.
On a beau jeu de répéter que le « fait humain » est avant tout culturel, que l'homme est très tôt « socialisé ». (Un enfant élevé en compagnie d'animaux, s'il peut survivre, aura perdu toute chance d'apprendre un langage et de s'intégrer à une société). En français : la nature est une première habitude. Pascal le savait. N'est-il pas dangereux alors, et cruel, de détruire cette première habitude, de remplacer le riche tissu qui tenait chaud par des haillons improvisés, qui dépendent de forces immenses mais éphémères, d'expériences ou de modes imposées par les marchands ou les policiers (selon les États) ? Surtout, n'est-il pas aventuré de changer sans cesse les éléments qui composent cette « habitude » ? Sa durée, la lenteur de ses variations étaient les conditions essentielles de ses bienfaits. Sans durée, elle n'existe plus. Nous mesurons mal le nombre de croyance, de rites -- de préjugés, mais oui -- qu'il faut pour qu'une civilisation existe. Réduire cela à rien, c'est détruire un équilibre très délicat.
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La mobilité est peut-être moins une règle qu'un effet. Le vrai moteur de notre société, ce n'est pas elle, c'est le progrès. Nul chaos dans nos changements rapides, mais une direction, toujours la même.
Cela peut se soutenir d'autant mieux que la mode en fait de mœurs, ou dans les arts, n'innove pas tellement, mais répète (avec un peu plus de bruit) des audaces qui ont bien un demi-siècle. Il y a bien là une cohérence, un sens : achever la rupture avec le passé, les barrières et les contraintes qu'il représente, retrouver ou modeler enfin un homme sans entraves. Dans un monde qui croit au progrès, la transformation est incessante et obligatoire, le *durable,* le *permanent,* impossibles. Ce qui a duré, parle fait même qu'il a duré, loin d'en tirer avantage, est dévalorisé. Le prestige va au neuf, à l'inédit, et ce neuf est sans cesse déclassé, puisque le modèle le plus récent est « dépassé » par le projet encore à l'étude.
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Ce qui est, est compris comme limite à dépasser, record à battre. Nous vivons la tête dans l'avenir, toujours déséquilibrés, trébuchant entre ce qui est et ce qui sera. La prospective ronge le présent, le réduit à un passage malheureux mais nécessaire vers les merveilles de demain. Sur cette attitude bizarre, deux remarques.
On pourrait croire qu'une préoccupation aussi forte des temps futurs rétablit une juste perspective du temps. Il n'en est rien. Si le présent paraît infirme, c'est par rapport à l'avenir. Il reste, malgré cela, le moment de dépassement du passé, et à ce titre mérite considération. Il s'agit d'abord de faire mieux, plus qu'hier, à tout prix. On consommera tout ce qui est disponible. On hypothèquera toutes les richesses, sans hésitation. On parle sans cesse de *long terme,* mais c'est une réalité qui s'est effacée des esprits. Ce monde qui vit de prévisions n'a pas suffisamment de raison pour prévoir justement. Et même il n'en a pas les moyens. Comme la science fait des bonds qu'on ne peut connaître d'avance, c'est demain seulement que nous saurons ce qu'il serait nécessaire de savoir aujourd'hui pour être vraiment prévoyants. Qui nous dit que dans vingt ans, dans cinquante, des matières premières que nous utilisons sans compter ne trouveront pas un emploi bien plus important que celui auquel nous les destinons ? On maudira alors ceux qui ne les ont pas épargnées avec avarice. Mais comment deviner ? Il ne nous reste qu'à affirmer que la science nous tirera certainement des difficultés qu'elle a fait naître. Acte de foi. En attendant on pille un capital terrestre qui n'est pas inépuisable. On pollue l'air, on souille les eaux, on détruit les forêts, on laisse éroder le sol. Ce gaspillage sans contrôle et sans remords prouve bien que nous n'avons aucun souci réel de l'avenir.
Ce que nous pratiquons à l'égard de la nature, nous le pratiquons également à l'égard du monde moral, et pour la même raison : incapacité de voir l'importance de ce qui est consommé, et insouciance à l'égard du renouvellement de ces biens. La société industrielle a eu besoin pour s'édifier, a toujours besoin pour fonctionner, de vertus nombreuses et capitales : amour du travail, discipline, sens de l'épargne, solidarité, prévoyance, etc. Or, ces vertus qu'elle consomme, elle ne se soucie pas de les entretenir et de les renouveler (de même que les pionniers qui ont détruit les forêts américaines au siècle dernier ne pensaient pas à replanter, et ont laissé anéantir des sols précieux). Le mépris de vertus comme le dévouement, l'esprit de sacrifice, l'humilité (dont M. Fourastié dit qu'elles ne sont plus nécessaires dans un monde d'abondance), le défaut d'éducation, le renoncement aux exemples de sainteté et d'héroïsme, qui sont négligés, ou même tournés en dérision, auront des effets terribles dans un univers moral rendu très fragile par les transformations qu'il subit. On peut déjà sentir le résultat de ce mépris du passé, et de l'évanescence du réseau protecteur.
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Deuxième remarque : le présent amoindri, rongé par l'ombre que projette sur lui un impossible avenir n'a plus assez de surface pour qu'un homme y établisse sa vie. Quand le rythme de changement du monde est plus rapide que celui du renouvellement des générations, rien ne peut être fondé. Des tribus qui obéissent à des lois différentes cohabitent dans un même lieu et, jusque dans une même famille, on peut voir, juxtaposés, ces étrangers, ces ennemis.
Il faut en revenir à l'image première de la maison. Elle n'a aucun sens dans cet engrenage de métamorphose. On bâtit plus que jamais. Mais les architectes le proclament : ce qu'il faut ce sont des maisons viagères, qu'on abattra dans vingt ans. L'un d'eux disait récemment : « Comme en Amérique, un homme doit pouvoir se payer deux ou trois maisons dans sa vie. » C'est un objet, un ustensile, un peu plus long à user qu'une auto, mais guère. Les goûts changent, dit-on. D'autres matériaux s'imposeront, et donc de nouvelles formes. Il y aura de nouveaux besoins. Comment penser à faire vivre dans nos tanières l'incomparable humain du XXI^e^ siècle ? D'ailleurs nous nous doutons bien que ce que l'on édifie aujourd'hui sera ruiné, déglingué, lépreux, avant qu'une génération ait poussé.
Ce qui était l'image de la durée, et d'un lien vainqueur du temps, est frappé de caducité. L'ambition de voir vivre nos arrière-neveux dans les mêmes pierres que nos grands-parents est une ambition suspecte. Elle trahit le souci de sauvegarder une continuité des biens et des souvenirs par delà la mort. Ce qui paraît insupportable, c'est que l'individu, isolé, fragile, éphémère, cherche appui dans ces images d'une victoire sur son isolement, sa fragilité. Là, le besoin de durée apparaît comme un besoin d'éternité ; c'est son reflet qu'on cherche dans la transmission de biens périssables eux aussi, mais un peu moins que notre chair. Arrêter, retenir un peu de temps, c'est le sens de la maison. Une société qui croit au progrès se sent trahie.
Des chrétiens sourcilleux objecteraient peut-être, de leur côté, que ce secours contre l'angoisse est païen. Mais être païen dans ce sens, c'est simplement reconnaître que nous sommes corps aussi bien qu'âme. Et la solution moderne qui est de refuser l'éternité, et de se jeter dans le flux des changements, n'est-elle pas plus haïssablement païenne ?
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Une autre force contrarie également les besoins de durer, c'est l'exigence d'égalité, si forte aujourd'hui. Rien qui soulève plus de colère que « les inégalités au départ », car elles sont difficilement réductibles, et l'écart qu'elles créent dès les premières années ne peut paraît-il être comblé. Bien des grands hommes prouvent pourtant le contraire.
Ces inégalités tiennent à la richesse, mais aussi au milieu social, à l'éducation, au niveau moral (en voilà une dont on ne parle jamais), elles dépendent donc de la transmission de biens matériels ou immatériels qui diffèrent selon les familles. Quoi de plus insupportable que l'héritage pour une conscience moderne ? Il n'est pas juste, il empêche le libre jeu du mérite, seul convenable dans notre société. Notre ambition à peine cachée est de ramener chaque génération sur une invisible, idéale, ligne de départ, en annulant tous les éléments qui gênent l'équation. On s'astreint à diminuer la part de la famille dans l'éducation, on veut abaisser l'âge où les enfants vont à l'école (on souhaite que ce soit deux ans), entrant dans le grand moule commun.
L'héritage, vaste sujet, tient à notre propos par ce biais. Il est d'abord physiologique : tous les hommes sont héritiers. On tient de ses parents une corpulence, la couleur des yeux, certains traits de tempérament aussi bien qu'un nom. Voilà une base solide pour la réalité des lignées familiales. Il est très justifié d'en considérer les membres divers comme les reflets plus ou moins exacts, les images plus ou moins fidèles d'un modèle invisible, jamais incarné. Hypothèse ? Mais commode, nécessaire, pour expliquer les variables existants, proches et différents.
On préfère aujourd'hui feindre de regarder chaque individu à part, comme s'il était entièrement neuf, tombé du ciel -- quitte à conformer aussitôt cet être peu consistant au modèle de masse, seul admis par le fonctionnement de la société.
Des biologistes ont soutenu que le soma (notre corps) n'était que le support interchangeable, éphémère d'un germen (semence) immortel, passant d'un corps à l'autre, d'un individu à son fils, comme on change de vêtements. Image surprenante, mais plus proche de la vérité que nos imaginations individualistes. Sinon comme un simple support, chacun de nous doit être pris non pour un être isolé, mais un essai, une tentative où s'exprime, cherche à s'exprimer quelque génie familial. Chacun est bien irremplaçable mais n'a de sens que replacé dans une longue chaîne. Il y a des familles de tailleurs, de marins, de musiciens. Au nom de la « mobilité » dans la vie professionnelle, c'est une réalité que l'on réprouve, ou que l'on masque, mais difficile à nier.
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Tout ce qui peut rappeler cet héritage, où l'éducation renforce la nature, est important et utile, éclaire la juste perspective du temps, aide chacun à mieux se situer. Sans doute, mettre l'accent sur ce point, éclairer notre présent par les antécédents ne contribue pas à réduire les « inégalités de départ ». Mais aussi, c'est tricher que de considérer celles-ci, dans tous les cas, comme un scandale.
L'héritage matériel, les richesses reçues du fait d'un lien de parenté, cela compte moins. Il peut être réduit -- n'est-ce pas ainsi très souvent ? -- à quelques talismans, quelques objets témoins (encore une fois), outils, bijoux, papiers et portraits qui sont les garants, les signes visibles, d'une réalité plus durable que notre chair, dont l'idée vivante nous rappelle notre vraie nature, fait allusion à notre vocation à l'éternité.
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Cette présence du passé, reconnue en nous, accuse nos différences. C'est en cela qu'elle est haie. Mais une autre forme fondamentale du besoin de durer est haïe encore plus, c'est le serment.
Lien nécessaire de toutes les sociétés, le serment a en effet quelque chose de scandaleux. Il peut engager une vie d'homme. Plus, par lui, un homme peut engager ses descendants, reconnaître un droit, s'engager au paiement d'un tribut pour des siècles. Pari sur l'avenir qui refuse de tenir compte des accidents, des changements ans les faits ou les humeurs, de l'oubli. Certes, la violation du serment est fréquente (que de traités déchirés) mais longtemps on ne mit pas en doute sa possibilité. C'est fait, depuis deux siècles.
Tout engagement indissoluble est jugé irrecevable et offensant par le code nouveau qui s'élabore. Déjà, les vrais républicains s'emportaient contre l'engagement religieux, qui aliène la liberté d'un homme. Et le mariage indissoluble ne leur paraissant pas plus admissible, on instaura le divorce. Au moins étaient-ce des ennemis du christianisme qui protestaient contre ses lois. Aujourd'hui, c'est parmi les prêtres eux-mêmes qu'on voit affirmer ce refus. Progrès de la décomposition.
Pourquoi cette horreur du serment ? C'est que l'homme, qui n'est plus vu que comme individu, est de plus, à l'intérieur de ce champ étroit, effrité, atomisé (de même que l'unité de la personne est atomisée par d'autres analyses). L'individu change, dit-on, selon l'âge, l'état physique, selon l'heure et le caprice. Cette variabilité rend impossible qu'il s'engage pour une longue durée.
Cela signifie, à la lettre, que d'un moment à l'autre, on n'a plus affaire, au même homme, que la personne n'est qu'une fiction, et c'est bien ce qui est généralement admis. Impossible donc de s'engager même pour dix minutes, car qui sait ce qui se passera en nous d'ici-là ?
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Or un homme est un faisceau de serments -- souvent implicites -- et se déferait sans eux. Donner sa parole est un acte qui renforce, enrichit les déterminations qui constituent un être. Un serment sépare ainsi un homme des autres : les vœux religieux créent une différence absolue entre celui qui les a prononcés et tous ceux qui ne sont pas engagés par eux. Le mariage a, dans son ordre, ce caractère irrévocable. Ces particularités sont odieuses au monde moderne parce qu'elles se présentent comme ineffaçables, qu'elles ne permettent pas de revenir en arrière, de se baigner à nouveau dans l'indéterminé, dans la confusion du troupeau, dans la seule égalité possible : celle de rien.
Le monde inquiétant où l'on peut reprendre la parole donnée, où tout peut toujours changer, ce monde du chaos et de l'oubli, est moins libérateur qu'angoissant. Là où on le voit poindre, naît la nostalgie de l'ordre et de la durée.
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De diverses manières, le temps est aujourd'hui émietté. Certains s'en félicitent, car c'est une libération de jougs qui étaient souvent pesants, et célèbrent cette disponibilité nouvelle, qui fait que nous ne sommes plus héritiers, ni responsables. A chaque instant son choix. A chaque moment sa fraîcheur, sa spontanéité. L'hébétude heureuse des singes dans la forêt est à l'image de ce rêve.
Rêve idiot, et impossible -- plus exactement, possible fragmentairement. Pour que quelques-uns puissent vivre ainsi, il faut que d'autres maintiennent un monde plus cohérent, une perspective plus exacte du temps. C'est parce que la rupture avec le passé, intellectuellement et spirituellement, n'est pas complète, que la société qui veut cette rupture peut vivre. C'est parce qu'une antique habitude fait que bon nombre d'hommes vivent encore dans un temps complet -- tiennent compte du passé et de l'avenir -- que d'autres peuvent jouer et se réduire au seul instant présent.
Mais combien de temps ce double jeu pourra-t-il se poursuivre ? Toutes les forces de persuasion de notre société, et Dieu sait qu'elles sont grandes, son esprit critique, ses tendances propres, réduisent peu à peu le contingent de ceux qui agissent selon l'ancien mode, et multiplient les esprits amnésiques et destructeurs. L'équilibre encore maintenu ne peut durer.
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Cependant le besoin de vivre selon la durée, de se rattacher à un passé et de fonder pour l'avenir, le besoin de règles immémoriales -- qui sont reçues comme telles, ce qui ne les fait pas nécessairement très anciennes -- ce besoin est si fort qu'il reparaîtra certainement. Il explosera et s'incarnera peut-être sous une forme excessive, fausse, affreuse. Qui sait si l'on ne rêvera pas d'un monde où rien ne bougerait, où tout se répéterait sans fin, oui, qui sait si la termitière ne nous apparaîtra pas comme un hâvre. Sans doute est-elle à l'opposé du véritable souci de la durée : elle n'en est que la parodie. La permanence n'a rien à voir avec la répétition automatique, mais c'est peut-être ainsi que le monde technique cherchera à satisfaire un besoin qu'il n'aura pu faire disparaître -- et les hommes seront peut-être assez hébétés, assez détruits, pour s'y laisser prendre.
Georges Laffly.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
Un lecteur m'écrit à propos d'un article publié dans le numéro consacré à saint Louis et intitulé *Une famille en fêtes.* Il me fait amicalement reproche d'un « défaut ». Je le prends lui-même en défaut de signature, un monogramme illisible n'en tient pas lieu. Je suppose que l'expéditeur s'estime reconnaissable à l'écriture car il me tutoie comme un camarade de régiment et fidèle correspondant. Si cela est je suis inquiet de ma mémoire, qu'il veuille bien m'excuser. Voici le défaut qu'il me signale :
*C'est que de nombreux jugements, souvent condensés en un adjectif* (*ou équivalent*) *ne sont saisissables que par un initié au 2^e^ ou 3^e^ degré ; je veux dire par quelqu'un de renseigné sur ta mythologie intérieure, fort étrangère à la mythologie* (*ou échelle des valeurs*) *courante. Il est sous-entendu, par ton texte, que tout ce qui a un soupçon de gauchisme, de socialisme, libéralisme, laïcisme, radicalisme etc... est imbuvable, fait bloc à rejeter en bloc. En revanche, en revanche quoi ? Faut-il se référer à Maurras, au comte de Paris, au barrésisme etc. ; et là encore, à la gauche ou à la droite de la formation X où il semble que tu t'es logé ?*
Cette question posée par un lecteur d'*Itinéraires* pourrait aussi bien en intéresser quelques autres ; je la trancherai ici par le biais d'une préface au Chevalier Des Touches, écrite en 1963 pour le Livre de Poche et refusée sans appel. J'y étais allé de bon cœur, sous l'aiguillon des événements ; à bien regarder le refus n'est pas très surprenant et je n'en tiens pas rancune. J'y trouve aujourd'hui l'économie d'une réponse au plus familier des inconnus qui, sans me donner son adresse, me pose honnêtement la simple question : où loges-tu ? Mettons que, le jour de cette préface, le cours des choses m'offrait un logement à la très noble enseigne de Barbey d'Aurévilly.
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Sortie des cauchemars de la Révolution au prix exorbitant de l'épopée impériale, la nation française accueillit la Restauration comme une divine surprise, qu'on le veuille ou non. Les fines bouches y trouvèrent au moins l'agrément d'injurier le tyran qui en octroyait la liberté, cependant qu'un joyeux zéphyr s'ébrouait dans le grincement des girouettes. Les innocents festoyaient la péripétie et les inquiets changeaient d'habit à la lueur des lampions. Grande et allègre effervescence dans le royaume replâtré. Partout les gens s'occupaient à ranger leurs placards, tirer leur épingle, se refaire la cerise, passer à la douane, repeupler l'écurie, flatter le laboureur, jouer au diabolo, se congratuler à la sortie des requiem, faire des enfants, comploter en plein vent, taquiner la lyre, enfin causer, causer de tout, s'épancher, cancaner, épiloguer, tant et si bien qu'à tailler la bavette on y retrouvait de l'esprit. Ce fut l'un des grands moments de la conversation française. Pour ceux qui avaient plus ou moins trempé ou milité dans ces drames civils et tribulations guerrières l'heure était venue de se raconter entre amis les belles heures chaudes, les petites sueurs froides et les grands coups ratés, en exaltant la mémoire des morts, les pieds sur les chenets. Comme toujours il semblait que l'addition des pires épreuves payassent honnêtement le seul plaisir d'en parler enfin, les pieds sur les chenets.
Mis à part les satisfactions sentimentales et doctrinaires, fort mélangées sans doute, que m'eût apporté le retour des Bourbons, je me persuade sans peine en effet que l'époque fut délicieuse à vivre, excitante et récréative. On y dansait sur un volcan bien sûr, on n'a jamais dansé ailleurs que je sache, mais y trouver le temps d'une mazurka entre deux éruptions, c'est une aubaine à saisir. A vrai dire, pour ce qui est des événements éruptifs, turbulences, flammes et cendres, vociférations populaires, bruits de bottes, ruines, charniers et cachots, festivals des faquins, chienlits carillonnées, mutations en catastrophe, virages sur les chapeaux de roues et autres séquences historiques, nous n'avons pas grand-chose à envier aux trisaïeux, mais les répits se font attendre et toujours inconfortables. S'il nous arrive de raconter nos coups avant l'heure c'est qu'il faut honorer la paire de chenets avant qu'elle ne tombe en brocante avec ses histoires de pieds. Au moins l'enfant qui nous écoute en gardera-t-il image, et Dieu sait le genre de douceur qu'il en éprouvera, l'heure venue de convoquer ses morts et de ranimer leurs voix. Grandes personnes qui racontez vos histoires au coin du feu s'il en reste, n'envoyez pas au dodo l'enfant silencieux qui vous écoute, il fait son miel pour ses vieux jours. Dernier relais il sera peut-être dernier témoin, celui qui, de justesse, fera passer votre mémoire à l'immortalité familiale ou littéraire, mais vous n'y tenez peut-être pas.
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A Valogne, un soir d'hiver et Louis XVIII étant roi, un enfant est là, justement, qui resquille en douce un bout de veillée. Ça vaut la peine car cette nuit au coin du feu les grandes personnes sont en verve, aimables fantômes à l'instant ravigotés par le fantôme du chevalier Des Touches. Sans avoir l'air d'y attacher importance l'auteur nous dit seulement qu'il y a là, dans l'ombre, un gamin tranquille ; mais il aimerait tout de même nous faire comprendre que c'est l'enfant Barbey qui est assis là, faisant déjà son petit bagage d'historiographe. Je le crois tout à fait. Il m'excusera pourtant si, relisant l'autre soir *le Chevalier Des Touches* et n'étant plus en condition de me substituer aux héros fumants de mes lectures, j'ai prié le bambin de me céder son âge avec son tabouret. Il s'y attendait d'ailleurs. Ma démarche honorait toutes les histoires de chouans lues et relues sous la lampe rallumée en fraude ; sans doute n'auront-elles cessé, à mon insu plus ou moins, de fortifier la raison de mes partis pris.
Ceux qui, de naissance, ont le cœur bleu ou le cœur chouan sont difficiles à soigner. Ils vont jusqu'à chérir leur affection cardiaque, les uns la prenant pour vertu infuse et les autres la cultivant comme grâce du Ciel. Ce n'est pas d'hier en effet que nous autres, enfants demeurés de Clotilde et Clovis, portons en sous-vêtement la peau de bique frappée de l'écusson d'argent au cœur croiseté de gueules. Confortable cilice, imperméable aux agents atmosphériques. Il commence à dégager une forte odeur de fidélité qui tient à distance le nez délicat des marchands de nouveautés. Si l'adversaire est dialecticien il nous suffira de montrer l'insigne, en précisant bien qu'il s'agit effectivement du trône et de l'autel, pour le décourager complètement de s'attaquer au trésor des contradictions internes enfouies sous un tel massif de folklore crétacé. Moyennant quoi nous abrégeons le face-à-face dans le calme et la dignité. Les économies ainsi faites sur les dialogues de sourds se révélant d'un placement difficile, on pourra toujours en dilapider la cagnotte en se cassant la tirelire.
Nous ne sommes pas absolument hostiles ou répugnant à l'exposé discursif de nos principes ni à la démonstration raisonnée de leur excellence intrinsèque, mais c'est plutôt le travail des légistes ; ce devrait être encore plus l'affaire des théologiens, mais beaucoup trop sont aujourd'hui déserteurs sinon passés à l'ennemi où ils connaîtront bientôt le genre de caresses réservées aux renégats. Il ne s'agit donc pas ici d'un conte philosophique mais d'un roman de plaies et bosses au service du roi. Le chevalier Des Touches n'avait pas besoin d'emporter Maurras ou Blanc de Saint-Bonnet ni même saint Thomas dans ses fontes pour fortifier sa cause.
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De leur côté les bleus, devenus opulents promoteurs de la démocratie mondiale édénique et obligatoire, convaincus maintenant de leur triomphe inéluctable, pourront se donner les gants de la tolérance à l'égard des théoriciens de la monarchie et même leur consentir imprudemment une espèce d'utilité culturelle. Ils admettront plus difficilement la postérité des chouans, si maigre soit-elle, quand il arrive à celle-ci de quitter la naphtaline historique pour s'égailler dans les bois et prêter la main à des bagarres où ils n'ont semble-t-il, que faire. C'est un fait que le trône a disparu depuis Charles X et que l'autel s'est transporté chez l'ennemi en attendant les puces de Bicêtre. Mais les objets perdus ne sont oubliés ni abolis pour autant et il appartient aux hurluberlus de cœur et de foi de les chercher sans cesse, fût-ce dans le cirage. N'oublions pas qu'il s'agit d'objets plus ou moins sacrés, la notion même de sacré étant elle aussi en voie de perdition, curieusement tripotée par les mains de l'adversaire. Grand amateur de maîtres-mots d'où qu'ils viennent, ils n'hésitera même pas à se coiffer d'une espèce de droit divin synthétique. Comme si, le ciel étant vidé, il pouvait y avoir ici-bas quoi que ce fût de sacré.
Des historiens objectifs comme ils le sont tous ont cru démystifier la Vendée militaire et la chouannerie en leur découvrant des raisons bassement temporelles comme le refus de la conscription. Belle trouvaille que l'impureté des nobles causes. Et belle trouvaille en l'occurrence car il nous plaît justement que les Ventre-à-choux et Marche-à-terre eussent choisi de mourir chez eux pour le Roi, non d'aller se faire tuer pour une Europe jacobine, sacrilège et intégrée. En revanche il est bien vrai que nos pieux et terribles péquenots, avec leurs messieurs à plumes blanches, n'ont pas guerroyé sous la seule et constante inspiration du Saint-Esprit. L'image de la Vierge les stimulait aussi, et la relique de saint Gildas dans la crosse de pistolet, tout le réseau de soutien des créatures célestes et les faux redressées défilant sous l'eau bénite. A ces privilèges ineffables s'ajoutaient bien sûr l'ordinaire des aubaines et bénéfices de guerre telles que la fraternité d'armes et ses merveilles insoupçonnées, le braconnage à gogo, l'amour des chefs qu'on se donne, la soûlerie des carnages prêtés ou rendus, les croix de saint Louis, l'enterrement des copains et les fortunes de pot, enfin tout ce qu'il est coutume de souffrir ou festoyer quand on joue avec la mort et surtout dans la nuit. Nous n'allons pas revenir sur la fatalité de ces mélanges et l'imbroglio des fins et moyens. En ce genre d'affaires on peut être enclin à refuser le meilleur à cause du pire, ou inversement, ils n'en ont pas moins partie liée sur le terrain. Disons que dans les deux camps la violence est sensiblement égale. Aux yeux d'un moraliste impressionnable ni la foi ni l'idéal ne font plus raison de ces jeux cruels, c'est une mêlée d'instincts qui ne connaît même plus ses prétextes. Erreur. Je ne crois guère aux combats sans âmes ou sans idée.
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Nous voulons la raison de nos violences, que ce soit le Sacré-Cœur ou quelque chimère cornue, et pas question de les renvoyer dos à dos dans le même sac. Une fois pris notre parti, je reconnais que l'histoire des bleus et des blancs nous donne un tableau exemplaire et si captivant hélas des grandeurs et misères de la guerre civile et religieuse que nous ne pouvons nous empêcher, l'occasion venue, de replanter le décor et convoquer les ombres. Sioux des marais et des bocages, tantôt maudits et moqués mais durs à plumer, difficiles à parquer, toujours prêts à détourner les sentiers de la guerre sur les chemins creux où nous pensons retrouver la fortune des anciens dans le pas de leurs sabots.
Nous ne nous emballons pas, les chouans de ma génération, nés sous Fallières, classes 20 et suivantes, bien que mal dénombrés, ne forment pas un contingent très épais. Ils auront eu au moins quelques occasions de manœuvrer en terrain varié pour s'y émouvoir à la petite aventure des noms de guerre, buissons piégés, affûts, planques et autres exercices de style. Colonne par un allant à l'embuscade, la section franche de 39-40 était autorisée à se faire des idées. Culs-terreux pour la plupart et même bas-bretons, le mousqueton de Grégoire à la main et l'oreille tendue où frétillait le bruissement des gibiers anciens. Les vicaires M.R.P., bien sûr, les avaient momentanément détournés de leurs motivations historiques mais sans réussir à leur ôter la passion du braconnage ni même le goût des rendez-vous secrets au cri de la chouette ; c'est toujours ça de sauvé. Plus tard quelques-uns se sont retrouvés au maquis, société affreusement mélangée ; mais pour ce qui est des signes extérieurs, moyens d'existence, oripeaux, attaques de diligence, coups fourrés, belle étoile, vin de pays et colonnes infernales nous étions encore mieux servis et, conjoncture émoustillante, c'est Pitt qui nous balançait des armes pour taquiner les soldats de Brunswick, mais le petit jeu s'arrêtait là. Pour le reste on pataugeait dans la salade véreuse. On sentait les petits Marat s'agiter sur nos derrières, une odeur de carmagnole transpirait aux carrefours et, en plus, nous devinions qu'en face, chez les miliciens compatriotes, il y avait aussi des chouans qui s'essayaient à la manœuvre, ce qui ne laissait pas de nous troubler ; à se demander si les princes n'allaient pas se pointer dans leur camp, ou plutôt s'y laisser attendre, conformément à l'usage. Et pourtant, amateurs de miracles, nous guettions l'image d'un prince botté sautant pour nous du ciel sous un nylon d'azur aux fleurs de lys sans nombre et tout de suite impatient de toucher les écrouelleux sans-culottes qui grenouillaient dans les parages. Même sans lendemain, ç'eût été là une rentrée en gloire, avouez-le, et nous tenions je crois quelque part en France le poète qu'il fallait pour chanter l'affaire, en ode.
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Vint l'Algérie française qui nous goba en fanfare. Le guet-apens était pavoisé, on avait mis le paquet, nous nagions dans le bon motif, la République était sarrazine, pour un peu Robespierre virait la jaquette et Hoche désertait. Sans trop nous soucier des colonels socialistes nos pareils avaient ici beau jeu de se flatter le béret d'une cocarde blanche épinglée par Charles X. Et l'affaire a tourné de telle sorte que nous dûmes nous retrouver au cœur du pré-carré, complotant ou chouannant comme pour de vrai, en peau de bique et pour peau de balle, sans renâcler aux coups fourrés dont il fallait encore s'entendre dire que c'était pour la République. A la longue ces coups-là pourraient devenir agaçants. On marche au canon, qui pour Montjoie, qui pour Valmy, qui pour Cézigue, toutes les bannières en sac de nœuds, et si le Diable y fait son beurre, eux, les francs-chouans de rescousse et travaillant à l'œil, se reconnaissent toujours à la sortie, la tête au carré si ça se trouve, mais dedans la marotte est fraîche ; ils sont encore bons pour la prochaine et bons à rebattre. C'est agaçant aussi pour les autres. En l'occurrence et soit dit pour mémoire, le prince n'eut même pas le regret de se laisser attendre chez nous, ayant fait savoir qu'il prenait quartier en face, où déjà le gros du clergé nous tirait au lance-foudres. Toutes choses nous invitant à croire qu'il n'est plus que faux princes et faux évêques. Dans ces conditions, bien sûr, la reconquête du plus beau royaume et du Ciel qui est dessus est une entreprise devenant difficile. On peut même croire que c'est cuit. Nous n'allons pas nous dispenser pour autant d'assurer le service de garde et la nuit serait-elle sans fin que nous ne cesserons d'inquiéter les dormeurs en soufflant dans nos mains le cri de la chouette et nous signant par-dessus.
Telle est la consigne des nostalgiques de bon aloi. Autrement dit nostalgiques éclairés, butés, sans effet sensible sur le cours des choses mais tant va-t-il ce cours des choses qu'il commencerait à recruter pour nous. Proche ou lointain l'avenir doit se méfier des nostalgiques, c'est un parti qui monte. La nostalgie peut vous saisir chez le brocanteur et vous conduire aux anges en passant par les institutions. On s'entiche d'un cheval de bois pour la salle de séjour et Dieu sait les leçons qu'il va vous faire, tant et si bien qu'un beau matin il vous enlève au pimpant galop jusqu'au mouchoir de Charette, au buisson de Cadoudal ou même à la prison du chevalier Des Touches dans laquelle rassurez-vous, on ne moisit pas. Vous allez voir comme il fut tiré de son cachot d'État par un petit commando sorti des chemins creux. Sur ce thème-là vous devinez au moins que plusieurs d'entre nous auront pu ces temps-ci, gamberger fortement. Et, vous admettrez j'espère qu'il y a de quoi se fortifier la nostalgie au souvenir d'un temps où nous eussions pu, à douze copains armés de bâtons, délivrer nos héros captifs.
Jacques Perret.
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### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
#### 2 novembre 1970.
Combien ce Jour des Morts aura différé pour moi de celui de l'an dernier ! Certes, je n'ai pas atteint l'âge que j'ai sans avoir vu s'éloigner de mon regard bien des visages aimés ; mais c'était mon père et ma mère, c'était des aînés, des maîtres, des compagnons plus âgés, il était dans l'ordre qu'ils partissent avant moi ; ou des cadets qui, si chers qu'ils me fussent, ne me touchaient pas d'aussi près. Tandis que la tombe sur laquelle hier mon fils et moi sommes allés prier ! La première fois, et Dieu veuille que ce soit la seule, que la mort me frappe dans ma descendance.
Je revis ce 16 septembre. Nous n'avions aucune inquiétude, nous attendions tranquillement à la campagne que mon troisième fils nous téléphonât fille ou garçon et, au lieu que le père nous fasse part de l'heureux événement, c'est son aîné qui nous appelle, nous disant l'hémorragie, les transfusions vaines, les massages cardiaques ; et deux heures plus tard, un second coup de téléphone... Nous sommes partis aussitôt, et le soir de notre arrivée, la nouvelle-née succombait à son tour. Le même cercueil a réuni celle que mon fils m'avait donnée pour fille et l'enfant qu'elle venait de mettre au monde, puis, les doubles funérailles célébrées, il a bien fallu que la vie reprenne : le soir même rappelé par mon travail, je repartais pour Lyon. Une attention de la Providence, que je n'aie pas eu à faire le voyage seul avec mon chagrin : dans le même train, l'ami que j'aime comme un frère et qui le matin n'avait pu être avec nous.
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Il y a maintenant six semaines de cela, et quand j'ai repris ce journal, je n'y ai rien dit de notre deuil, j'ai poursuivi comme avant : l'arrachement avait été trop brutal. Tant il est vrai que ce ne sont pas toujours nos plus intimes et constantes pensées que nous mettons dans nos écrits, mais seulement, très souvent, les plus faciles à écrire. Et ce n'est jamais chose facile d'amener au jour, avec vérité, ce que l'on sent en soi de plus profond.
#### 3 novembre.
Visite à G. B., qui a perdu sa femme presque en même temps que nous étions doublement frappés. Il est protestant, mais sa femme était catholique, et, dans sa peine, il s'est réjoui que le service funèbre eût lieu dans la même église où ils s'étaient mariés. « Cela fermait bien le cycle de notre vie commune. »
Mais quand il n'y a pas eu de cycle du tout ? Je pense à cette petite-fille que je n'ai pas vue (l'infirmière ne l'a pas permis) : *Quare mors immatura vagatur ?* ou, si je me tourne vers sa mère, ce qui se présente à ma mémoire d'impénitent humaniste, c'est alors le regard si triste de Virgile sur les jeunes corps portés au bûcher sous les yeux de leurs parents ([^14]). Passe encore au soir d'une féconde existence, nous savons bien que le terme est inévitable et l'œuvre elle-même exige que nous n'ayons pour l'accomplir qu'une durée limitée : pas de tableau sans cadre qui le circonscrive. Mais ces destinées inachevées ! que la vie puisse nous être donnée sans qu'y soit jointe la possibilité d'en faire la moindre chose ! qu'à peine à la lumière du jour, tels soient effacés comme ces esquisses mal venues qu'un artiste jette dans sa corbeille ! Faut-il donc penser que Dieu aussi manque parfois son ouvrage ?
Ah ! si nous avions plus de foi ! Car enfin, je suis chrétien, et ma foi m'assure que cette petite-fille de mon sang si tôt retranchée du monde, juste le temps d'y recevoir le baptême et, déjà, d'y souffrir, en sait plus aujourd'hui sur son Auteur qu'aucun des vivants qui gémissent de s'y cogner les uns contre les autres, même qu'aucun philosophe. Cette petite Anaïs n'a fait que passer sur la scène, y vagir docilement son bout de rôle, et, pour ce peu, déjà, de toutes les puissances de son âme rachetée par les mérites de Jésus-Christ, elle voit Dieu face à face, elle vit de sa vie ! Elle est dès à présent du nombre de ces saints qui ne se lassent pas d'étendre sur nos fautes le manteau de leur intercession.
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Au fond, toute la question est de savoir si nous sommes nés pour cette vie ou pour une autre. Rien de plus révoltant, de plus absurde que la souffrance de ces innocents si tout se termine à la mort et que le meilleur emploi de nos forces soit de « construire la terre », comme s'exprimait ce pauvre Teilhard ([^15]) ; car ceux-là, le bon billet de leur raconter qu'ils sont les ouvriers de lendemains radieux ! Oui, à la façon dont instruisent les ratés que toute entreprise comporte : les victimes ne sont plus là pour toucher le bénéfice. Et quant à leur prêcher l'amour du prochain, peine perdue : excellent précepte pour des adultes, ces petits ne sont pas en état de le pratiquer. Voilà où l'on aboutit avec le primat du psychologique : la religion de l'humanité ne s'adresse qu'aux grandes personnes. Au contraire, que notre véritable patrie ne soit pas d'ici, que nous ne soyons en ce monde que pour l'y préparer, et, davantage, que ce lieu de notre demeure ne soit pas l'œuvre de nos mains, mais un don gracieux, le scandale disparaît : n'aurions-nous pour lot qu'une existence terrestre chétive, -- il y en aura toujours et toutes sont plus ou moins manquées, -- nous ne sommes pas perdants, du moment que son lendemain nous comblera personnellement au-delà de toute espérance, pourvu que nous ne le refusions pas.
#### 4 novembre.
Je reviens sur ce que j'écrivais hier. Certes, je le croyais et le crois toujours vrai ; mais j'avais un tel sentiment, en l'écrivant, de réciter une leçon !
Bien sûr, l'argumentation est victorieuse au regard de l'esprit : il suffit qu'il n'y ait pas de proportion entre ce qui nous manque aujourd'hui et ce que nous aurons demain.
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Mais que cette lumière qui sort des tombeaux peut donc être une lointaine étoile ! On voit distinctement son rayon, on n'en est pas réchauffé. Que me fait un raisonnement quand c'est d'une présence que j'ai besoin ? Ma souffrance me demeure.
Cependant, je ne dois pas être injuste. Et d'abord parce que ce genre d'épreuves, la mort, la maladie, est pour tout le monde, chrétiens ou pas : il n'est donc pas le fait du christianisme. Et s'il est certain que le christianisme ne met pas à l'abri de la souffrance, il lui ôte bien quelque chose. Et pas seulement par l'assurance de retrouver à la fin de notre exil les êtres que nous y avons aimés et qui l'ont quitté avant nous ; mais en empêchant cette souffrance d'être infinie : parce que, quoi que ce soit qui me manque, et Dieu sait s'il peut être juste que je le tienne pour mon trésor, je n'ai pas le droit de faire de ce trésor mon tout, qui serait commettre le péché d'idolâtrie. Ma fin dernière est ailleurs, et celle-là ne me manquera pas, je m'en rapproche à chaque pas que je fais, pourvu que je le veuille. Il peut seulement arriver que je ne voie pas qu'elle me comblera.
Car c'est là que gît la difficulté. Nous sentons immédiatement le prix de ce qui nous est ôté ; mais le prix infiniment plus grand de ce qui nous sera rendu ne nous est pas aussi directement perceptible, nous ne pouvons que le croire. Il nous faut être fidèle dans la nuit.
Pour moi du moins, dans cette peine où je suis, j'admire avec quelle sûreté Dieu choisit nos croix. Plus ou moins pareilles à première vue, mais, à mieux regarder, toujours sur mesure. Même doublement : à la fois calculées pour nous blesser au plus vif de notre être sensible, alors que souvent celles d'autrui seraient légères à nos épaules, mais aussi pour qu'avec son secours nous trouvions dans la nature qu'il nous a donnée la force de les porter. Et jusque dans les plus cruelles on aperçoit des égards, comme entre combattants qui s'estiment. Il ne nous ménage pas les coups, il veut que même de ce qui nous déchire nous sentions que sa bonté n'est pas absente.
Je revois la mère de cette dernière petite-fille. Quel amour de la vie chez cette jeune femme, avec son mélange d'ardeur et de nonchalance, comme dans le sentiment qu'elle ne jouirait pas longtemps de ce monde ! Je l'aimais beaucoup : elle plaisait par son seul abord, semblait née pour la joie, la facilité ; puis, quand il lui avait fallu découvrir que les choses ne sont pas si simples, -- cinq enfants et maintes traverses, -- s'était bravement mise à la besogne sans perdre sa gentillesse.
La mort a mis le sceau sur son visage, plus tôt que nous ne pensions, et que de fois, depuis ce départ, ne me suis-je demandé si pour elle cette touche ultime n'avait pas été grâce encore ? C'est une si grande chose de paraître devant Dieu suivie de si près d'une blancheur baptismale ! d'une âme sans péché et qui vous doit la vie !
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Quel meilleur recours qu'un présent comme celui-là pour les fautes que nous avons commises, nous à qui le temps a été laissé et qui n'en avons pas toujours fait bon usage ? Oui, je sais, nous ne pouvons ajouter à la grandeur de Dieu. Mais s'il nous a faits semblables à lui jusques à ce point que cette volonté dont il nous a doués soit en même temps assez de nous pour détenir le pouvoir de s'opposer à la sienne -- s'il nous a faits, nous aussi, d'une certaine manière, cause première, -- ne s'ensuit-il pas nécessairement de là que nous ayons inversement le pouvoir de contribuer à sa gloire en acceptant le bien qu'il nous destine ? Comme si Celui de qui nous tenons tout avait voulu pousser la libéralité jusqu'à comprendre parmi ses dons qu'en retour notre pauvreté elle-même puisse lui donner.
Et parfois aussi je me suis pris à penser que cette chère belle-fille avait eu le genre de mort qu'elle aurait choisi, puisqu'il en faut toujours un. Elle n'était pas de ces natures, comme je suis, qui souhaitent de mettre un temps de réflexion entre la vie et la suite de la vie, elle était toute dans l'instant : elle devait désirer que la chose se fît promptement. Et ce fut l'affaire de quelques heures. Mort douce, sans maladie, sans angoisse, sans souffrances physiques, autant qu'on en puisse juger, comme un enfant s'endort dans les bras de son père et se réveillerait dans le pays dont nul n'est revenu ; mort qui m'a fait songer au mot qu'une amie me contait avoir été la dernière parole de sa mère : « Tu verras, c'est très facile. »
Non, je ne dirai pas que ces deux mortes n'ont pas achevé leur tâche. Leur tâche était achevée, puisque Dieu les en a relevées. Et s'il n'est que trop certain qu'il reste beaucoup à faire, -- il est de l'essence de nos ouvrages d'être interrompus, -- c'est d'une autre manière, plus puissante et plus pure, qu'elles vont maintenant y parer. Nous ne sommes pas coupés de leur communion, leur présence nous demeure : il nous faut seulement les chercher auprès de la source de tout bien.
#### 6 novembre.
Je tâche dans ce journal de mettre le plus d'ordre possible dans mes pensées et cela m'amène à écarter des choses qui mériteraient d'être écrites : ainsi de ce que furent les funérailles de ma belle-fille et de ma petite-fille.
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Véritablement exemplaires messe dite de saint Pie V, toute en latin, à l'exception des lectures et de l'insertion de la prière universelle, à laquelle il était répondu par *Kyrie eleison *; de plus, autel dans le bon sens et prévenu qu'il y aurait sans doute un assez grand nombre de communions à genoux, le curé avait rétabli les tables : si bien qu'il n'y eut pas une seule hostie reçue dans la main ; ç'aurait été vouloir faire scandale.
Je ne sais trop comment ce que beaucoup se sont vu refuser put être obtenu. Assurément par une attention de la Providence, mais encore ? Je crois surtout que le curé était un homme de cœur et qu'il eut souci d'adoucir notre peine autant qu'il était en lui. Et peut-être aussi, c'est une supposition que je fais, nous n'en avons pas reçu confidence, qu'il n'était pas lui-même fâché que lui fût ainsi donnée l'occasion de célébrer selon le rite où s'affirme et resplendit au cœur du mémorial le mystère du sacrifice, au lieu de s'y cacher précautionneusement. Il y a plus de prêtres qu'on ne croit que la « réforme liturgique » (comme on dit) n'enchante pas et qui ne s'y plient qu'à contre-cœur.
Une chance tout de même, d'avoir rencontré un homme de cette délicatesse et de ce courage. Je le remercie du fond de l'âme, mais je pense aux innombrables cas où la volonté formelle du défunt n'obtint pas la même satisfaction, et, là, je suis bien obligé de conclure que le pluralisme dont on nous rebat les oreilles n'est qu'un affreux mensonge et la considération que nos évêques prétendent avoir pour ce que souhaitent leurs ouailles pure hypocrisie. Pluralisme à sens unique. Toutes les complaisances, toutes les faiblesses pour les novateurs, l'étalage seulement de quelques larmes quand leurs fantaisies vont trop loin ; et pour nous autres, qui, pour d'assez graves raisons (car ce n'est pas seulement par coutume), restons attachés à l'ancienne liturgie, toutes les rigueurs d'un règlement qui n'est même pas juridiquement solide. Nos pasteurs se disent à l'écoute du monde, mais ce n'est vrai que d'une certaine manière : ce qu'ils écoutent, c'est l'idée qu'ils se font du monde de demain ; nullement les requêtes réelles des fidèles d'aujourd'hui ; de celles-là, ils n'entendent que celles qui leur agréent et sans vergogne étouffent les autres. Mensonge essentiel de toute démocratie : un gouvernement doit assurément tenir compte de l'opinion ; mais s'il prétend se fonder sur elle, il sera conduit à la fabriquer. Il y a des instruments pour cela. Notre époque les a même perfectionnés.
Pourtant, s'il est une circonstance qui veut que l'on ait égard au désir des familles, c'est bien celle-là. Mais point. Toutes les facilités pour les « messes de petits groupes », sauf quand ce groupe se réunit autour d'un cercueil. Cela arrivé trop souvent. Le mécontentement serait trop manifeste.
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Je croirai à la charité de nos pasteurs quand cet amour du prochain auquel ils réduisent le christianisme leur aura fait comprendre qu'ils prouveraient qu'ils l'ont ailleurs que sur les lèvres en inclinant leurs préférences devant celles des familles qu'un deuil vient de plonger dans la peine.
Henri Rambaud.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
On parle, on agit et l'on crée selon son être, on aime n'importe quel être, -- au risque de s'y perdre par la nature même de l'amour, si l'on n'est pas bien enraciné dans sa propre nature ; mais aujourd'hui, où est l'éducation qui enracine les personnes dans leur être ?
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Si l'athéisme consistait à être sans Dieu, il faudrait dire athée la vie des bêtes, il faudrait dire athée la méthode expérimentale, qui restent en deçà de pareille qualification religieuse, et, par conséquent la font ridicule. (« Défense à Dieu d'entrer dans nos laboratoires », on peut l'entendre de façon irréprochable, à l'encontre d'un abus fidéistique ou théologistique, ou clérical.) *L'athéisme consiste à vouloir sans Dieu ce que Dieu a fait pour être avec Dieu ;* vouloir sans Dieu, dis-je, aussitôt que l'on sépare de Dieu ce que son être unit à Dieu. Par exemple, l'homme en tant qu'homme ; je dis athée presque tout ce que j'ai ouï de l'aggiornamento d'ouverture au monde, et c'est-à-dire de l'humanité divine sans Dieu, ou la seule divinité de Dieu qui soit accessible à l'humanité. Je dis athée... Mais il me faut d'abord citer saint Thomas d'Aquin : « Opportunitas autem sacrificium offerendi non solum attenditur per comparationem ad fideles Christi quibus oportet sacramenta ministrari, sed principaliter per comparationem ad Deum, cui in consecratione hujus sacramenti sacrificium offertur. » (IIIa, 82, 10.) Quoi de plus étranger à l'actuelle liturgie communautaire ? Alors, je dis athée cette liturgie nouvelle de la messe. Et je dis athée l'amour que l'on y prêche ; l'amour fraternel des hommes inséparable de l'amour filial de Dieu, leur Père à tous, il suffit du bon sens pour en croire l'Évangile ;
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vouloir l'amour de Dieu identique à l'amour des hommes en tant qu'amour des hommes, et c'est-à-dire celui-ci donnant celui-là au lieu d'être donné par lui comme la rivière par la source, -- je ne reproche pas telle ou telle erreur humaine ou divine, je crie au paralogisme énorme qui donne ça pour la doctrine de Jésus-Christ sur l'amour de Dieu. Je dis athée la paix du monde, comme l'on n'arrête pas de nous en chanter le cantique, alors que Dieu seul est bon, et qu'avec Dieu seul aucun homme n'a aucune guerre à mener ; alors que la paix avec Dieu est à prix de guerre avec le monde, où que se trouve le monde, et il se trouve partout et chez tous. Paradoxes ? Tout est paradoxe aux modernes, qui ne répond pas à leur confiance moderne, et tout me serait un monstre d'y répondre, comme elle déraisonne.
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S'il y a ou non légitimité de l'autorité, puis de son exercice, comment ne serait-ce pas également vrai de l'obéissance et des actes d'obéissance ?
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Les jeunes sont l'avenir et les autres le passé, le présent est le conflit des générations ; et la bêtise moderne est venue au point, elle, de ne pas se voir rendre vrai ce qu'elle croit, en supprimant la continuité humaine, c'est-à-dire l'humanité concrète.
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Aimez-vous les ordinateurs ? On les attable à tout, ils nous digèrent tout, -- excepté l'information qui est la nôtre et non la leur, qu'on ne leur propose jamais de comparer statistiquement à la réalité vérifiée, comme notre information la falsifie.
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Tous les hommes sans exception, et nécessairement, sont fils, petits-fils, arrière-petits-fils, etc. ; beaucoup d'hommes ne sont pas pères, et moins encore grands-pères, etc. Voilà réellement la condition humaine quant au passé et à l'avenir.
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Jusqu'à la révolution moderne, les hommes ont pu vivre, et atteindre la beauté de vivre, avec de pauvres connaissances de « la nature éperdument vaste et profonde », (O. Hamelin), grâce à la pensée théologique et à la pensée métaphysique, la pensée plus grande que l'univers par l'accès à l'Invisible et par les lois de l'Être. La révolution moderne arrête la pensée à reconstruire en elle le devenir de toutes choses sur la terre et dans le ciel ; pour un tel travail, des machines sont d'un tel secours qu'on a parlé de leur intelligence et de leur logique, et prédit leur révolte contre l'homme, -- baste ; mais voici le problème de l'information, d'une information aussi écrasante pour l'humanité moderne que l'eût été la nature elle-même pour l'ancienne humanité, supposée réduite à son savoir positif ; eh bien, n'était-ce pas inévitable ? Et quant aux mesures à prendre pour mettre les hommes à même de digérer le devenir universel, plutôt que d'apprendre à philosopher, à ouvrir les yeux à la lumière de l'Être, et plutôt que de s'unir à Dieu, -- si le monde moderne en est là comme il le dit, mieux vaudrait que ce monde-là ne fût pas né ! Déjà citoyen par abstraction, voici l'homme moderne jeté dès l'enfance aux visions de la drogue pour tous contre la vie quotidienne de chacun : la drogue du monde en images.
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La gauche sera d'accord avec la droite aussitôt qu'elle voudra la justice comme la droite veut l'ordre, de *la réelle volonté qui veut les conditions réelles de ce que réellement elle veut *; car la politique de droite est de sens commun tout ordinaire, et la prétendue politique de gauche ne veut d'autres moyens de ses fins que ses fins mêmes. Cela fait dire aussi à des chrétiens croyant parler chrétien : « Il suffit d'aimer », -- à quoi il me suffit d'ajouter ce qui est dit par l'Écriture ; il suffit d'aimer, oui, comme Jésus-Christ nous a aimés, obéissant à son Père, pour notre salut, jusqu'à la mort sur la croix ; oui, obéissant nous-mêmes au commandement d'aimer de notre Sauveur, et à tous ses commandements de le suivre, ne pouvant rien faire qu'avec lui ; voie excellente entre toutes de la charité, au témoignage de saint Paul, voie où l'on chemine au pas de toutes les vertus ; lien de la perfection, dit aussi l'Apôtre ; il suffit d'aimer, il suffit d'être les membres du Christ et les temples de l'Esprit Saint, il suffit d'être les justes et les saints requis par le nom de chrétiens, il suffit d'être la bonne terre où porte fruit la semence divine ; il suffit d'aimer, certes, mais que veut dire de dire de la sorte le mystère de Jésus en agonie jusqu'à la fin du monde ?
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93:151
Faut-il comprendre que l'on parle aujourd'hui de « l'évangile et la révolution » comme hier de « la nature et la grâce », et que, sous l'éclairage différent des mentalités conservatrice et progressiste, c'est toujours -- Dieu et les hommes ? D'intention des chrétiens progressistes, il se peut ; mais la nature et la grâce, c'était la création et la rédemption après le péché : *bonté de Dieu et miséricorde de Dieu, on ne sortait pas de la théologie ;* mais évangile et révolution, de quoi s'agit-il, sinon des hommes en guerre contre les hommes pour le salut temporel des hommes, pour la paix entre les hommes, et si telle est la révolution, quel rapport, à l'évangile de la paix avec -- Dieu par le don de Dieu, en cette politique où les pionniers et les maîtres sont des ennemis déclarés de l'évangile ?
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Qu'est-ce que le communisme, ou collectivisme, sinon la propriété de tous avec droit égal pour chacun de participer à l'administration des biens de la communauté ? Qu'est-ce que « le communisme des premiers chrétiens et celui des ordres religieux du catholicisme », sinon l'énorme calomnie d'une pauvreté de vœu et de consécration, *qui renonce à tout droit personnel de propriété*, aussi bien d'administration que de possession, aussi loin que possible de prétendre à une égalité universelle de pareil droit ? Zéro de propriété privée chez le citoyen communiste et chez le trappiste, mais par le zéro volontaire du droit de propriété chez celui-ci, nullement chez celui-là.
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L'Évangile requiert les hommes, qui en ont tous besoin étant les hommes qu'ils sont, de recevoir chacun le salut de Dieu, au prix de toute chose au monde et de soi-même ; les principes modernes de la démocratie et du progressisme, résumés dans la devise : « liberté, égalité, fraternité », *ne sont pas autres* *qu'ils ne devraient être pour une communauté de saints*, d'hommes qui naissent et demeurent sans autre besoin que celui du don de soi-même à la communauté. Cet énoncé peut suffire, semble-t-il ; en fait, démocratie et progressisme sont aussi la révolution inséparable de leurs principes, et c'est-à-dire que ceux-ci mentent, de leur propre aveu, comme ils veulent la société des hommes : parfaitement humaine et bonne à tuer indéfiniment.
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94:151
L'humour est-il autre chose qu'une forme neutre pour un fond violent ? Et c'est-à-dire une sorte de degré zéro de l'ironie, puisque l'ironie est une manière de s'exprimer, alors que l'humour est un refus de s'exprimer soi-même en exprimant ce qui, de soi, veut une expression personnelle. Mais de la sorte, on parlerait de l'humour divin dans la Bible par un quiproquo de la transcendance confondue avec notre affectivité renoncée : quiproquo bien de ce temps, puisque l'affectivité nous plonge dans le monde comme il nous baigne et nous pénètre, et que la pensée moderne a la prétention idéaliste de créer le monde à partir de ses postulats, c'est-à-dire de son propre *fiat lux*.
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« *Il n'est pas exclu* que M. X... conserve ses présentes fonctions » ; ... « *Il n'est pas exclu de croire que* vivre comme on pense est une maxime raisonnable... » On voit mal en quoi ce germanisme -- car c'en est un -- est préférable aux tours traditionnels : « Il se peut que... », « Il n'est pas interdit de penser que... » etc. » (Robert Le Bidois, *Les mots trompeurs*, page 159). Germanisme, soit, mais en effet mentalité idéaliste et confusionnisme ; car « il se peut » concerne le réel, et « il n'est pas interdit de penser » parle de la pensée, explicitement ; mais avec « il n'est pas exclu », de quelle exclusion s'agit-il, qui se soucie de distinguer entre l'opinion et le savoir, dans ce qu'il appelle, aussi bien, sa « prise de conscience » ?
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Savoir est possible abstraitement et peut suffire à la conduite de la vie ; voir ne se peut sans que la sensibilité soit atteinte, saisie, entraînée, frappée de la foudre, -- qui ne le sait ? Alors, pourquoi parler et agir, aujourd'hui, comme ignorant et aveugle en la matière ?
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Tartuffe est démocratisé, il est partout ; mais ce n'est plus le personnage d'un imposteur, c'est l'imposture comme l'universel concret de la modernité ; ce n'est pas un journaliste, c'est l'information, comme j'entends chaque jour la radio, comme le *Figaro* est chaque jour sous mes yeux ; ce n'est pas un nouveau prêtre, c'est le progressisme, comme il ouvre l'Église au monde, au monde selon Moscou ; ce n'est pas hypocrite, c'est l'hypocrisie que l'on voit, des yeux de François Mauriac, appartenir au passé avec la jeunesse de François Mauriac.
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95:151
*Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu *: je demande si l'intégrisme a besoin de vouloir autre chose pour s'attirer la haine des modernes, comme la mentalité démocratique les a faits incapables, en tout, d'une responsabilité qui ne soit pas abstraite et universelle, c'est-à-dire au degré zéro de l'existence.
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« Nous sommes tous des assassins », oui, si nous prétendons un droit d'être des hommes qui font mourir des hommes ; nullement, si nous obéissons à notre devoir de membres du corps social, d'en retrancher des hommes qui ne veulent pas en être des membres, et, à mesure, s'interdisent la vie humaine ; que veut dire de prendre ce devoir-ci pour ce droit-là, sinon qu'il n'y a plus de sens social réel, -- celui d'Aristote faisant observer qu'il n'est pas d'un homme de n'avoir pas à vivre en citoyen, mais d'une brute ou d'un dieu ?
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La vie est femme, dit-on ; il me semble plutôt que la femme, beaucoup plus que l'homme, est vie, selon que l'homme a besoin, beaucoup plus qu'elle, et de ses raisons de vivre, et d'en raisonner sa vie. De ce point de vue, l'entreprise actuelle d'arracher l'Église à son « horrible masculinité traditionnelle » est bel et bien une lamentable féminisation, et le magistère « à l'écoute de la vie », fier comme Ulysse attaché au mât, se démène frénétiquement pour rejoindre les sirènes.
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Jésus-Christ n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, telle est aussi la vérité de son Église ; servir les hommes, ainsi soit-il ; mais parler du service des hommes, et de l'évêque « chef du service des hommes », cent fois non à cette équivoque et ce mensonge ! Jésus voulait servir, non pas s'astreindre, ni prétendre, à tout service ; non seulement sa vie publique est assez nette en ce point, mais il est arrivé plusieurs fois qu'il se récuse, et en particulier pour deux questions de justice : dans le cas du tribut à César, et dans celui de l'héritage à partager. L'Église au service des hommes, que les hommes répondent : à bas le cléricalisme !
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96:151
Respecter, n'est-ce pas avoir égard à une personne en tant que personne, ou à l'appartenance personnelle d'une chose ? Mais ni la chose ne laisse d'être une chose, ni la personne, respectueuse d'elle-même, ne s'interdit toujours assez de faire obstacle comme une chose à la vie des autres personnes ; respecter en chaque personne son droit de penser, que signifie donc d'y vouloir « le respect de la pensée d'autrui » ? C'est oublier l'Évangile : « Vous en jugerez par leurs fruits » ; mais s'agit-il en réalité d'autre chose que d'une liberté qui ne veut aucun juge ? Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir « le respect de la pensée d'autrui » mettre la plupart des gens à la merci de toutes sortes de fabricants d'opinions, commerciales, politiques, religieuses, -- que le véritable respect du droit de penser de chaque personne forcerait à compter avec lui, soucieux des réelles conditions de pareil droit.
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Peut-il y avoir accès au christianisme par voie scientifique ? Oui, selon que le christianisme est le don de Dieu aux hommes, et si la voie scientifique est une voie humaine ; est-ce le cas de la science galiléenne en tant que telle, je le nie. Mais un chemin de Damas est possible là comme partout à la grâce, sans que le chemin de Damas y soit pour rien. Autre question à bien distinguer : peut-il y avoir une voie scientifique d'accès au christianisme ? C'est l'hypothèse apologétique, l'a-t-on vérifiée ? Ce n'est qu'un quiproquo moderniste, à vouloir une vérité galiléenne du christianisme, -- une vérité sur mesures expérimentales de l'Évangile ! Pour guérir de pareille illusion, peut-être ne serait-il pas inutile de méditer l'article de la Somme intitulé : *Utrum Christus doctrinam suam debuerit scripto tradere*, (IIIa, 42, 4), et c'est-à-dire les raisons de penser qu'il convenait au Christ de ne pas mettre son enseignement par écrit.
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J'appelle morale l'art de vivre selon son être, j'appelle politique l'art d'exister dans le monde ; l'être oblige par ses fins de nature et de grâce, l'existence exige ses conditions corporelles, d'une part, et, d'autre part, sociales. Je distingue donc, en regard de la morale de droit naturel et de la morale de vocation chrétienne, la première politique de tout art d'exister en tant que propre à l'animal raisonnable, (au lieu de l'instinct des bêtes) ; la deuxième politique comme l'art d'exister en société ; la troisième politique, enfin, selon qu'il faut un art d'exister en citoyen de son pays, non par principes universels, mais pour l'existence même de ce pays. Lors donc que l'on parle de l'Église comme institution politique, (*Figaro*, 3 novembre), je lève tout de suite l'équivoque : oui, par besoin de l'art d'exister en ce monde aux deux premiers sens ; mais non pas au troisième sens, où l'Église fait deux avec ses membres ainsi que le Christ lui-même.
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La charité envers un malade est médicale, ça ne veut pas dire qu'elle fait un médecin de quiconque est charitable ; pour parler comme l'on parle de la charité politique, ferait-elle de chacun le saint Louis qu'il y faut ?
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« Le nationalisme rend les nations amères, superbes et insupportables. » J'avais rencontré dans le *Figaro* cette citation de Paul Valéry ; mais j'en rencontre une autre dans le Robert, (*Histoire*, citation 24) : « L'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré... Il fait rêver, il enivre les peuples,... et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. » *Mea maxima culpa *: je ne me défie pas assez du *Figaro !*
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« ...Ordine perfectionis et dignitatis... dilectio Dei est prior dilectione proximi... Ordine generationis seu dispositionis... dilectio proximi praecidit dilectionem Dei, quantum ad actum. » (Ia IIae, 68, 8) ; serait-ce à dire, comme aujourd'hui, que l'on aime en tous les hommes des frères avant d'aimer en Dieu notre Père ? Je n'en crois rien du tout que par exception ou par illusion ; on aime d'abord les siens avec soi-même, cela, oui ; mais aimer en tous les hommes les siens, il y faut d'abord l'amour de Dieu, -- et pas un amour pour rire !
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Il y avait un ordre naturel dans le monde métaphysique des Anciens, tous les êtres d'un tel monde relevant d'une Fin commune qui commandait, à chacun selon sa nature propre, (mécanique, instinctive, libre), les rapports dont la résultante était le monde, -- le monde en ordre nécessaire des mécanismes et des instincts, le monde en ordre mêlé de désordre de la liberté. « Ordo qui est partium universi ad invicem est per ordinem qui est totius universi ad Deum. » (De potentia, 7, 9). Le cosmos de la science moderne résulte de l'enchaînement des phénomènes, d'antécédent à conséquent, à l'exclusion formelle de toute causalité finale, et à l'exclusion de fait de toute causalité ontologique ;
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dès lors, peut-on parler d'un ordre cosmique autrement que les mathématiciens d'un ensemble bien ordonné, par exemple l'ensemble des nombres entiers ? Et n'est-ce pas un quiproquo, de rapprocher de l'ordre naturel des Anciens un pareil ordre scientifique ? *Rationis est ordinare*, mettre en ordre est le propre de la raison ; jugez de là *les deux raisons* des Anciens et des modernes.
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Deux manières de nier : la négation formelle, l'affirmation verbale ; ce libre-penseur de radio, le 8 novembre, ne veut d'autre limite à sa libre-pensée que l'affirmation de l'homme, -- rien d'autre absolument, et pas du tout, en particulier, que la foi religieuse puisse condamner l'athéisme sans attentat, ipso facto, contre l'homme qui la condamne elle-même. Je demande *qui est* la foi religieuse ou l'Église en cause, sinon des hommes entre les hommes ; et si l'homme se trouve, de la sorte, en butte à l'homme, et, bel et bien nié, par l'homme, ce que vaut « l'affirmation de l'homme », sinon en première analyse, et sous réserve des conditions d'existence de l'être ainsi nommé, -- la société, par exemple, et pourquoi pas, peut-être, la foi en Dieu ? Je suis certain qu'affirmer l'homme sans Dieu est la pire manière de nier l'homme, *dès qu'il s'agit de vivre*, et non pas seulement de parler en libre-penseur, en toute liberté de parler pour ne rien dire. Les saints « dans le Christ Jésus » qu'étaient à leurs propres yeux les premiers chrétiens avaient dans l'Église leurs « surveillants » (épiscopes), et les « auxiliaires » de ceux-ci (diacres) ; nous sommes ici (Philippiens, 1/1-2), aux antipodes du verbalisme moderne : les saints, oui, mais sur la terre et non au ciel.
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Dieu veuille que l'auteur de l'article : « On ne sait pas à qui », (Messages du S.C. de novembre), puisse encore être honteux de n'avoir pas su à qui faisait écho sa troisième colonne.
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Comme il faut juger de la physiologie par le corps en bonne santé, il y a une santé morale de l'homme vertueux, santé indispensable à la détermination du bien selon la prudence, et c'est-à-dire, tout bien pesé à son juste poids moral ; cette manière de voir d'Aristote, en ouvrant les yeux, fut aussi celle de l'Église jusqu'à nos jours, -- jusqu'à la mort de Pie XII. Mais l'ouverture au monde moderne exigeait l'abandon de toute doctrine de santé morale, de par le principe d'une liberté créatrice de l'homme même en chacun de ses choix :
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sans maître et sans obéissance, ou réduite à zéro de leur fait ; si l'on préfère, il n'y a de santé morale pour l'homme moderne qu'à « faire le Dieu en jugeant : ceci est bien, ceci est mal », mais chacun le Dieu de lui seul, -- et, pour sauver le monde, les urnes de la démocratie départageant les dieux par les nombres de fous.
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La nouvelle prédication vilipende un christianisme « qui n'a pas de mains de peur de les salir » ; c'est peut-être condamner un peu vite puisque le Seigneur nous enjoint : « Si ta main droite est pour toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi... », (Matthieu, 5/30). Fuir le péché, ce n'est pas fuir devant la vie mais devant la mort ; et n'avoir pas de mains dès qu'on les refuse à une action politique, voilà une drôle de lecture de l'Évangile, une drôle de figure pour Jésus-Christ ; que s'il s'agit de telle action politique, révolutionnaire, et au profit probable du communisme, voilà-t-il pas encore plus drôle ?
Toute vie est, (merveilleusement), un monde à bâtir dans le monde, qui ne serait pas le monde sans le travail de vivre sa vie de tout ce qui vit. Chez les hommes, ce travail est œuvre de raison personnelle, véritable création artistique par chacun du microcosme dont parlaient les Anciens, où le macrocosme se retrouve tout entier élevé jusqu'à Dieu. Mais lorsque les nouveaux prêtres nous parlent de la création « inachevée », il s'agit de « transformer le monde » grâce à la science physique, et la société des hommes grâce à la révolution marxiste ; et de vouloir pour la fin du monde « une réussite du monde, et non pas une catastrophe apocalyptique ». Et c'est-à-dire que la vérité de notre naissance humaine et de notre renaissance chrétienne, qui commence par être ignorée, se voit ensuite jetée au mensonge d'un monde vainqueur de la mort, au lieu d'être destiné lui-même à mourir, selon les Écritures. Toutes nos vies aboutissent à la catastrophe de la mort, pourquoi donc une fin catastrophique du monde heurterait-elle la foi chrétienne comme un échec de la création, si ce n'est parce que le modernisme exige une création du monde pour le monde lui-même, et non pour Dieu ? Mais le monde meurt en saint Matthieu (24) tout de même sorte que l'homme dans l'Ecclésiaste (12).
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« Pour moi, Dieu me garde de me glorifier, si ce n'est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde. » (Galates, 6/14).
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Commentaire du Père de Grandmaison, (Jésus-Christ, II ; page 607) : « Le monde, entendez celui qui ne connaît pas Jésus, est pour l'apôtre un objet d'horreur et de pitié, un de ces malheureux qui agonisent sur une croix, cloué, exsangue, livré aux chiens, à la soif et aux vautours. Et lui, Paul, à ce monde il paraît tel... » Que reste-t-il de la foi de saint Paul dans l'Église de l'ouverture au monde ? Plutôt, que fait voir cette ouverture, sinon l'incapacité d'une telle foi chez les hommes modernes que sont nos prêtres ?
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« Le roi est mort, vive le roi ! » La vie de l'ancienne France tenait vigoureusement à soi-même et à ses conditions, comme elles sont humaines. « Aujourd'hui, la capitale de la France est à Colombey-les-deux-églises », au témoignage de la radio nationale en ce 12 novembre 1970 ; le malheur veut que pareil mensonge nous dise notre moderne vérité.
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Instruire communique la science ; éduquer fait agir de manière à se munir des bonnes habitudes faute de quoi aucun progrès personnel n'est qu'un mot ; mais qu'est-ce que la culture, pour prétendre à une « action culturelle » distincte, à l'encontre du Littré, de l'instruction et de l'éducation ? Texte et citations du Robert parlent d'une résultante de celles-ci, plus personnelle, « qualité de l'esprit, du jugement, du sentiment, -- une certaine aisance que l'homme acquiert dans l'exercice de son esprit ». Pour Anatole France, « ce mot d'humanités, qui veut dire élégance, s'applique bien à la culture classique » ; mais s'agit-il en effet d'autre chose que d'élégance de l'esprit, lorsque l'on parle absolument de culture ? La question revient alors : que peut être une « action culturelle », sinon, dans le langage d'esbroufe devenu indispensable, instruire et éduquer des adultes en mal de l'être,... « en voie de développement » ?
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Dieu s'est fait homme, c'est très gentil de sa part, et il fallait bien deux mille ans d'adoration par les hommes de leur Frère qui est Dieu ; mais enfin, le monde a fait sa révolution moderne, et un homme seul entre tous à être Dieu, cela jure par trop avec l'égalité démocratique ; la foi ne peut plus être la vie des hommes en Dieu par le Don de Dieu, il s'agit désormais de « Dieu vivant en l'homme », ce libre-service ouvert à tout être humain.
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« Selon que vous serez puissant ou misérable -- les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » La cour, c'est-à-dire l'entourage du prince, (Littré) ; aujourd'hui, l'information, c'est-à-dire la démocratie comme elle fait l'opinion publique pour en être faite, -- cherchez le prince du mensonge. Faut-il une image du jour, voici : « *L'essentiel* est que nous *possédons* maintenant la *certitude* que, *dans l'univers*, le général de Gaulle était respecté *de tous* et qu'en France, à part *quelques médiocres*, une *rare union* s'est faite pour honorer sa mémoire. Cette lettre résume *parfaitement* les sentiments de l'*immense majorité* des lecteurs. » (*Figaro*, 19 novembre, en première page ; sans rien souligner, mais la signature en plus.)
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La langue tourne au charabia, en même temps que la science est prise pour la raison même ; ceci pouvait-il aller sans cela, s'agit-il d'une maladie et d'une autre maladie ? La logique moderne et ses paradoxes antinomiques donnent la réponse assez nettement, je crois, -- la réponse qui fait rire chez Molière : « Il me semble que... le cœur est du côté gauche et le foie du côté droit. -- Oui, cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d'une méthode toute nouvelle. »
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Qui regarde au sens du mot *régime*, on va de la tautologie au mensonge éclatant lorsque l'on oppose, à des « régimes d'autorité », un « régime de liberté », (seul digne de l'homme et seul moderne) ; la réalité n'est pas en reste avec la fiction, jour après jour hurle la véritable maxime d'un monde fils du Menteur : *Rien n'est faux que le vrai, le vrai seul est sans droit.*
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Les chiens seraient-ils aussi dévoués s'ils étaient moins gloutons ?
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Le même évangile, mais prêché d'une manière nouvelle plus adaptée à ce que demandent les jeunes d'aujourd'hui, comme nous voyons d'ailleurs les mathématiques modernes qu'on leur enseigne dérouter leurs parents, et il s'agit de la même vérité mathématique : ainsi parla le prêtre, ce dimanche 22 novembre, à propos du Christ-Roi. La réalité, c'est que les mathématiques modernes s'étendent bien au-delà de la théorie des ensembles ; que dire celle-ci enseignée aux enfants relève de l'histoire de fous ; que cette théorie elle-même a des prétentions logiques ruineuses ; et que l'initiation scolaire correspondante massacre les innocents par une perversion de l'esprit discernable à la moindre attention. Mais qui fait attention à ses « prises de conscience » ? La nouvelle pastorale à l'instar de la nouvelle formation mathématique : oui, hélas !
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« Tous les enfants savent maintenant ce que c'est qu'un ensemble », affirme ce radioteur, (*France-Inter*, 13 h., 2 décembre) ; sait-il ou non ce que cela veut dire, la première page d'un manuel de Sixième le fait voir aux yeux ouverts ; il s'agit de mettre dans le même sac (mathématique) : le contenu d'une trousse ; le détail de ce que représente une figure à côté du texte ; les membres de la famille Dumoulin selon la liste de leurs prénoms ; tous les points d'un plan situés à quatre centimètres d'un certain point de ce plan. J'ai parlé d'un même sac (mathématique), s'entend : par une même abstraction de l'existence laissée entièrement inaperçue de la prétendue initiation ensembliste ; de sorte que, « dans ce sac ridicule où s'enveloppe » toute chose, on ne connaît plus rien pour ce qu'il est, ce qui s'appelle être ce que l'on est, comme peut être chacun des êtres selon son être, au-delà de la pensée.
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De la pensée moderne comme elle se veut scientifique, Gaston Bachelard nous a dit, et M. Raymond Aron qui le cite l'approuve entièrement, (*Figaro*, 3 décembre) : « Le monde où l'on pense n'est pas le monde où l'on vit. » Dédié à ces prêtres du Christ pour qui l'Évangile doit être repensé en moderne, donc, cesser d'être du monde où vivent les hommes.
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103:151
« A la séance publique annuelle de l'Académie des sciences morales et politiques... le président Henri Gouhier... se demande : qu'est-ce que la nature, sinon la connaissance que nous en avons ? » (*Figaro*, 8 décembre). La Somme de théologie trouve bon, elle, de se demander, tout au rebours : « Quia in superioribus consideravimus qualiter Deus sit, secundum seipsum : restat considerandum qualiter sit in conditione nostra, id est, quomodo cognoscatur a creaturis. » (Ia, 12). Justifions cette naïveté du bon sens ; pourquoi ce que nous connaissons devrait-il s'identifier pour nous à la connaissance que nous en avons, *si notre connaissance prend aussi connaissance d'elle-même*, d'abord selon la dualité de son être intentionnel, et ensuite quant aux conditions et aux limites qui sont les siennes propres dans sa relation à son objet, laquelle n'est pas relation de son objet à elle-même ? Ce bon sens antique obtient-il quelque curiosité, sans doute autorisera-t-elle le conseil de lire, et de relire, au début de la Somme, l'article 4 de cette question 12, -- en bonne purge des humeurs modernes.
« Prise de conscience » : par exemple, « une certaine idée de la France » au lieu et place de la France, et alors, Pétain et Weygand, des traîtres par ambition de médiocres ; et médiocre quiconque a vu de leurs yeux l'homme de son idée. « Il n'était donc pas exclu » que décembre 1970 refile à notre place de l'Étoile l'idée en quoi s'est défaite une France enfin égale à sa République.
Paul Bouscaren.
104:151
### Apologie pour l'Église de toujours
par R.-Th. Calmel, o.p.
#### Prologue
Égarés par la grande chimère de vouloir découvrir les moyens infaillibles et faciles de réaliser une bonne fois l'unité religieuse du genre humain, des prélats, des prélats occupant les charges les plus importantes, travaillent à inventer une église sans frontières dans laquelle tous les hommes, préalablement dispensés de renoncer au monde et à Satan, ne tarderaient pas à se retrouver, libres et fraternels. Dogmes, rites, hiérarchie, ascèse même si l'on y tient, tout subsisterait de la première Église, mais tout serait démuni des protections requises, voulues par le Seigneur et précisées par la Tradition ; par là même tout serait vidé de la sève catholique, disons de la grâce et de la sainteté. Les adeptes des confessions les plus hétéroclites, et même ceux qui refusent toutes les confessions, entreraient alors de plain-pied ; mais ils entreraient de plain-pied dans une Église en trompe-l'œil. Telle est la tentative présente du Maître prestigieux des mensonges et des illusions. Voilà le grand œuvre, d'inspiration maçonnique, auquel il fait travailler ses suppôts, prêtres sans la foi promus théologiens éminents, évêques inconscients ou félons, sinon apostats déguisés, portés rapidement au comble des honneurs, investis des plus hautes prélatures. Ils consument leur vie et perdent leur âme à édifier une église *postconciliaire, sous le soleil de Satan*.
105:151
Les dogmes, décidément frappés de relativisme par la nouvelle *pastorale* qui ne condamne aucune hérésie, ne proposent plus un objet précis et surnaturel ; dès lors il n'est pas besoin pour les recevoir, à supposer que le mot garde encore dans ce cas une signification, d'incliner l'intelligence ni de purifier le cœur. Les sacrements sont mis à la portée de ceux qui ne croient pas ; presque plus rien n'empêche de s'en approcher, les incroyants et les indignes, tellement les nouveaux *rites ecclésiastiques* sont devenus étrangers, par leur instabilité et leur fluidité au *signe sacramentel efficace de lui-même*, divinement fixé par le Sauveur une fois pour toutes *et jusqu'à ce qu'il revienne*. -- Pour la hiérarchie, elle se dissout insensiblement dans *le peuple de Dieu* dont elle tend à devenir une émanation démocratique, élue au suffrage universel pour une fonction provisoire. Grâce à ces innovations sans précédent on se félicite d'avoir abattu les barrières qui retenaient hors de l'Église celui qui hier encore, dans la période antéconciliaire toute proche, rejetait les dogmes, repoussait les sacrements, ne s'abaissait pas devant la hiérarchie. Sans doute, tels qu'on les entendait avant le Concile, dogmes, sacrements, gouvernement, exigence de conversion intérieure donnaient à l'Église l'aspect d'une ville fortifiée -- *Jerusalem quæ ædificatur ut civitas* ([^16]) avec portes bien gardées et remparts inexpugnables. Nul n'était admis à franchir le seuil divin qui ne se fût converti. Désormais cependant les choses changent sous nos yeux ; croyances, rites, vie intérieure sont soumis à un traitement de liquéfaction universelle si violent et si perfectionné qu'ils ne permettent plus de distinguer entre catholiques et non-catholiques. Puisque le oui et le non, le défini et le définitif sont tenus pour *dépassés*, on se demande ce qui empêcherait les religions non-chrétiennes elles-mêmes de faire partie de la nouvelle église *universelle*, continuellement mise à jour par les interprétations œcuméniques.
On se le demande, si du moins l'on accepte le point de vue que se laissèrent imposer tant et tant de Pères circonvenus par Vatican II : forger un système inconnu auparavant et un appareil encore inédit en vue de gagner le monde à l'Église sans être exposé à l'échec ni souffrir persécution, et en commençant par relativiser le surnaturel. Mais cela ne signifie rien. Car d'une part Jésus a dit : *Le disciple n'est pas au-dessus du Maître ; s'ils m'ont persécuté ils vous persécuteront ; s'ils ont gardé ma parole ils garderont la vôtre* ([^17]).
106:151
D'autre part le surnaturel n'est pas volatilisable ou modifiable ; il est ferme et précis ; il présente un visage déterminé ; il a une configuration achevée et définitive ; depuis l'Incarnation du Verbe, depuis la croix rédemptrice et l'envoi de l'Esprit Saint, le seul surnaturel qui existe est chrétien et catholique. Il n'a de réalité que *in Christo Jesu, et Virgine Maria et Ecclesia Christi*. C'est pourquoi si l'on préserve en son âme le point de vue de l'Évangile de Jésus-Christ et des vingt premiers Conciles, on voit fort bien ce qui refoule dans le néant la chimère de l'unité œcuménique : c'est l'obligation de fléchir le genou devant le Fils de l'homme, auteur et dispensateur souverain du Salut, mais uniquement dans la seule Église qu'il ait établie.
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Trop de dignitaires ecclésiastiques se sont abandonnés à la perversion moderniste de l'intelligence ; ils en sont venus à ne plus trouver monstrueuse l'habitude d'affirmer dans un même discours des propositions incompatibles, parce qu'ils estiment l'intelligence incapable du vrai. Ils supposent plutôt qu'il existe quelque part, on ne sait où, une sorte de noumène religieux insaisissable à propos duquel l'esprit fabrique des systèmes ingénieux, indéfiniment variables au gré de l'évolution de notre espèce, mais toujours impuissants à atteindre ce qui est. Une chose compte : que ces systèmes, idéologies, théologies soient mis au service de l'essor de l'humanité ; on les appréciera sur leur potentiel stimulateur d'une ascension grandiose vers la liberté et le progrès. Celui qui consent à une pareille déformation spirituelle se défend de condamner hérétiques ou hérésies et ne s'estime lié par aucun dogme. Il contemple avec détachement et bienveillance les thèses les plus opposées, s'appliquant à faire valoir en chacune les éléments qui préparent un avenir meilleur et qui se rattachent de près ou de loin à un soi-disant esprit évangélique -- l'Évangile étant interprété comme un ferment d'avenir idéal, mais non pas reçu comme une règle définitive, fidèlement gardé par une Tradition divinement assistée. -- Lorsque des prélats à l'esprit aussi dénaturé occupent les premiers postes dans l'Église, c'est pour tous les fidèles une détresse sans nom.
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*Si ces temps n'étaient pas abrégés nulle âme ne serait sauvée, mais, ces temps seront abrégés à cause* *des élus* ([^18]).
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Poussés par des motifs apparemment sublimes à convoiter de toutes leurs forces et dès leurs premiers pas dans la cléricature les postes les plus élevés de l'Église, de jeunes prêtres ont offert au démon une proie trop facile. Le démon les a pris en charge pour les faire arriver, mais il leur a fait payer le prix fort. Autrefois, dans les temps de la chrétienté médiévale ou classique, qui voulait se pousser pour devenir cardinal ou davantage encore, il fallait, bien souvent, qu'il devînt le complice, au moins par son silence, des péchés et prévarications des princes chrétiens. Aujourd'hui les princes chrétiens n'existent plus ; en tout cas ils sont dépossédés. Le pouvoir a passé aux sociétés occultes, maçonniques ou communistes. Voilà pour une grande part les maîtres horribles des temps modernes. Aujourd'hui donc le prêtre qui nourrirait l'ambition de se pousser dans l'Église aux postes supérieurs, c'est avec ces princes qu'il lui faudrait compter. C'est de ceux-là qu'il devrait se faire le complice. Le pourrait-il s'il ne consentait à s'enfoncer, par degrés peut-être mais véritablement, dans une radicale perversion de l'esprit ? Car s'il refusait de se laisser gagner peu à peu par les ténèbres spirituelles, il resterait incapable, malgré tous ses efforts, de devenir un allié utile pour les forces occultes ; tant bien que mal il s'opposerait, il resterait un adversaire. Or il faut qu'il soit un auxiliaire ; ce n'est pas pour autre chose que le César moderne l'a hissé aux postes de commande.
Il arrive qu'un homme ou une femme, ivres de passion, acceptent d'ouvrir, avec une détermination effrayante, la porte sacrée de leur liberté au démon de la luxure. Le démon devient leur maître, il est comme investi du pouvoir de les précipiter dans le gouffre, il a des chances de paralyser quasi-totalement la volonté de ses victimes. Or le démon de l'orgueil est plus redoutable que celui des convoitises charnelles. Quelle ne sera donc pas la force de son emprise sur le prêtre qui avide du pouvoir *in spiritualibus* s'est confié, serait-ce indirectement, pour être plus assuré de l'obtenir, à ces formidables organisations occultes de notre temps sur lesquelles le démon règne en maître.
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Dans quelle déformation de l'esprit le démon ne va-t-il pas faire glisser ce prêtre ambitieux ? S'il ne parvient pas à se ressaisir à temps, sa raison sera comme invinciblement faussée par le Prince de ce monde.
*Sur l'oreiller du mal c'est. Satan Trismégiste*
*Qui bercera bientôt son esprit enchanté*
*Et le métal sans prix de toute loyauté*
*Sera vaporisé par ce savant chimiste.*
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La détresse de l'Église serait-elle cent fois plus déchirante, cent fois plus cruelle, c'est le Seigneur qui en est à jamais le Maître et le Roi. C'est à lui *que toute puissance a été donnée, c'est devant lui que fléchit tout genou au ciel, sur la terre et dans les enfers,* y compris dans cette sorte d'enfer, pour le moment indolore, qui est la secte moderniste. Elle ne peut étendre sa nocivité au-delà des étroites frontières que le Seigneur lui assigne et le Seigneur ne lui concède un certain pouvoir d'obscurcir, de fausser et de scandaliser en mille manières, que pour le bien des élus et pour augmenter la splendeur de grâce de son Église. Nous n'avons donc pas à craindre, mais à persévérer avec confiance dans l'Église de toujours.
#### I. -- Deux aspects inséparables du mystère de l'Église
L'Église est indivisiblement d'une part *médiatrice du salut* par sa prédication, ses sacrements, sa hiérarchie et d'autre part *résidence sacrée où Dieu habite*, à la fois par la charité qui brûle toujours dans son cœur et par la présence eucharistique du Seigneur Jésus qui nourrit cette charité. La fonction médiatrice ne s'exerce que durant le pèlerinage *dans la vallée de larmes *; en revanche c'est pour le temps des combats de l'exil comme pour le repos ineffable de la patrie éternelle que l'Église est le tabernacle de Dieu.
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Car elle est embrasée du même amour sur la terre et dans le Paradis ; simplement dans le ciel l'amour procède de la vision, alors que sur la terre il prend sa source dans la foi et les sacrements de la foi.
Une réflexion théologique, même rapide, sur le mystère de l'Église s'attache d'abord à montrer quelles conditions nécessaires doivent être remplies pour que l'Église soit dispensatrice de la Rédemption du Seigneur ; en dehors de quelles conditions, la fonction médiatrice ne parviendrait pas à s'exercer, du fait que la grâce ne serait pas donnée avec certitude, la vérité annoncée sans variations, le culte célébré dans une liturgie loyale et agréée du Père céleste. Par ailleurs si la fonction de médiation venait à s'interrompre l'Église cesserait aussi d'être *la demeure de Dieu parmi les hommes*. Comment en effet le Seigneur résiderait-il encore sous les espèces eucharistiques alors que ne seraient plus assurées les humbles lois inamovibles de la célébration sacramentelle par quoi cette présence devient effective ? Et comment ces humbles lois pourraient-elles rester inamovibles et préserver la validité, si les rites n'étaient plus soumis à une réglementation précise et universelle, si on les livrait à l'arbitraire du célébrant et aux fantaisies de l'assemblée, tant pour les formulaires que pour les attitudes ? Or si la présence eucharistique venait à cesser comment serait alors nourrie et entretenue la charité théologale ? ([^19]) Et si la divine charité n'était pas soutenue et alimentée comment subsisterait-elle ? Mais du jour où elle viendrait à s'éteindre l'Église ne mériterait plus son titre de suprême noblesse : *le tabernacle de Dieu parmi les hommes* ([^20]).
Elle n'existerait plus.
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Ainsi donc la dignité de l'Église qui est double -- dispensatrice de grâces, demeure de Dieu, -- est maintenue vivante et elle resplendit parce que certaines conditions sont respectées. Nous essaierons de l'expliquer dans le détail.
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Chemin faisant nous ne manquerons pas de pourfendre les sophismes modernistes, de manifester leur absurdité et leur malfaisance. Car il est absurde, comme le font les modernistes, d'oser parler encore de l'Église alors qu'on lui retire les indispensables moyens qui lui permettent de vivre. Depuis *Lumen Gentium* et *Gaudium et Spes* les modernistes nous parlent plus que jamais de l'Église, ils nous ressassent ce mot dans leur *Concilium* et leur *Catéchisme hollandais*, leur *Fonds obligatoire catéchétique* et leurs assemblées collégiales, mais en même temps ces impies d'une espèce nouvelle, en qui l'apostat est doublé d'un traître ([^21]), s'arrangent invariablement pour relativiser les définitions de la foi, désagréger les rites, inventer je ne sais quelle transposition naturaliste de sa charité surnaturelle. Comme si l'Église pouvait garder la foi, la répandre dans le monde, nourrir ses enfants des vérités du salut et cependant faire fi, alors qu'elle doit redire *les paroles qui ne passeront pas*, des termes formels et des définitions irréformables protégées par des anathématismes. Comme si d'autre part l'Église pouvait être vivifiée par la grâce et nous la communiquer, et néanmoins se prêter tranquillement à la désagrégation de ses propres *rites*, alors qu'elle les a fixés elle-même pour protéger et solenniser les *signes* sacramentels qui confèrent la grâce. Comme si enfin l'Église pouvait encore tenir debout, rester inébranlable, au titre de société surnaturelle et hiérarchique de la grâce du Christ, alors qu'elle laisserait renverser de fond en comble, sous les attaques sournoises de la *collégialité* démocratique, le gouvernement personnel dont le Seigneur l'a pourvue et la primauté de Pierre qu'il lui a donnée comme fondement.
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Les attaques modernistes, multiples et concertées, en vue de faire sauter ce que certains appellent *l'appareil juridique* de l'Église ne nous surprennent pas outre mesure, *car le disciple n'est pas au-dessus du maître*, ni l'Épouse plus grande que l'Époux. Mais ces attaques ne nous épouvantent pas, parce que nous avons l'assurance que l'Église les repoussera victorieusement. L'Église n'est pas une institution de ce monde ; *elle descend du ciel, d'auprès de Dieu ; elle est le tabernacle de Dieu parmi les hommes*.
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Elle échappe donc par son origine comme par sa nature à la condition commune de toutes les institutions de ce monde, pour belles et nobles qu'elles soient subir un jour ou l'autre la défaite et parfois une défaite irrémédiable. Pas plus qu'on ne saurait dire du Christ en croix qu'il est vaincu, puisque sa puissance et son amour transforment son supplice très cruel en un sacrifice d'un mérite infini, -- pleinement agréé du Père, totalement efficace pour nous racheter du péché, -- pas davantage on ne saurait dire que l'Église, persécutée au dehors et même trahie au dedans, subit une défaite et court à sa ruine, puisque au contraire ses pouvoirs et sa sainteté demeurent toujours assez forts et assez actifs pour que surabonde la charité au milieu de l'iniquité. L'Église est victorieuse parce qu'elle est l'Épouse du Christ victorieux. L'Église est invincible, mais avec des enfants sujets à la défaite et souvent vaincus ; toutefois tant qu'ils demeurent dans son sein, ils ne sont pas vaincus sans retour. Quand ils sont vaincus c'est parce qu'ils se séparent d'elle. Ils ne la privent pas pour cela de la force qui lui est à jamais départie pour les retenir et les sanctifier. Avant comme après leur défection, elle reste la dispensatrice infaillible du Salut et le temple saint de Dieu. Ceux qui l'abandonnent se perdent mais elle n'est jamais perdue. Parce que la propriété de remporter la victoire est une prérogative inamissible du Seigneur Jésus-Christ ([^22]), c'est aussi une prérogative nécessaire de son Épouse. *Vicit leo de tribu Juda* ([^23]).
(*A suivre*.)
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Comment l'Angleterre devint anglicane
par Édith Delamare
Le 23 mai 1533, un tribunal ecclésiastique présidé par l'Archevêque de Cantorbéry, Thomas Cranmer, déclara nul le mariage du roi Henry VIII avec Catherine d'Aragon. Ils étaient mariés depuis dix-huit ans et elle lui avait donné six enfants. Le Pape Clément VII refusait d'annuler cette union et c'est pourquoi Henry VIII avait recours aux bons offices de l'Épiscopat anglais. Il était pressé, sa maîtresse, Anne Boleyn, étant enceinte. (La future reine Élisabeth naîtra le 7 septembre.) Clément VII attendra un an avant d'excommunier Henry VIII, lui laissant le temps de se séparer d'Anne. Mais le roi s'est proclamé Chef de l'Église d'Angleterre, entraînant son pays avec lui dans le schisme.
Sitôt la rupture avec Rome, l'élite de la Réforme accourt à Londres. L'attaque porte aussitôt sur le point essentiel : la Messe. L'expérience de Luther en Allemagne montre que la suppression brutale de la Messe « scandalise les âmes faibles ». Les luthériens commencent donc par solliciter le Chef de l'Église d'Angleterre de supprimer les messes privées. Mais ce n'est pas pour rien qu'Henry a naguère reçu de Léon X le titre de « Défenseur de la foi », pour sa réfutation des thèses de Luther. Le cœur d'Henry VIII est catholique. Pour lui, il n'y a pas de différence entre les Messes publiques et les Messes privées, les Messes « cum » et les Messes « sine » populo. La Messe est la Messe. Il répond aux envoyés de Luther : « Si les Messes privées doivent être abolies, pourquoi pas les Messes publiques ? » Et la suite de cette lettre d'août 1538, montre qu'il a parfaitement compris où les luthériens voulaient en venir. « La Messe, écrit-il, est un véritable sacrifice et le nier, c'est nier la réalité du Corps et du Sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. » Henry s'exprime comme un Docteur de l'Église.
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Mais on ne se sépare pas impunément de Rome au siècle de la Réforme. Henry doit se battre sur dix points à la fois. De novembre 1537 à novembre 1538, il refuse successivement d'abolir la confession personnelle au bénéfice de la confession communautaire. Il refuse d'autoriser la communion sous les deux espèces. (Elle n'avait rien de contraire à la foi mais Jean Huss et Luther prétendaient qu'elle était de nécessité pour le salut. Henry VIII rappelle que Notre-Seigneur est entièrement présent, jusque dans chaque parcelle d'hostie.) Il refuse d'abolir le culte des saints. (Tout ce qu'il permet, c'est la suppression de l'Office de saint Thomas Becket, cet évêque qui avait tenu tête au roi d'Angleterre.) Il refuse d'abolir le célibat ecclésiastique. Un Édit du 19 novembre 1537 prescrit aux évêques de rechercher « les prêtres qui ont osé se marier, contrairement à l'usage de Notre Église d'Angleterre et à Notre volonté. » L'archevêque de Cantorbéry, Cranmer, qui est secrètement marié à la nièce d'un théologien luthérien allemand, Osiander, doit cacher sa femme dans une caisse qui le suit dans ses déplacements. Les concubinaires sont privés de leurs bénéfices et emprisonnés. D'Allemagne, Osiander fait intervenir l'illustre Mélanchton lui-même. Celui-ci dépêche à Londres des théologiens chargés de démontrer au roi d'Angleterre que « le célibat est contraire à l'Écriture et aux usages de la primitive Église ». Et qu' « il oblige en outre les prêtres à recourir aux filles publiques ». Henry ne les reçoit même pas et leur fait répondre par son secrétaire : « Le célibat n'est contraire ni à l'Écriture, ni aux usages de la primitive Église. Tandis que le mariage des clercs est défendu par les décrets de plusieurs conciles. Le Roi s'appuie sur les témoignages des Pères dont il a fait, sur ce sujet, des extraits de sa propre main. » (Lettre d'août 1538).
Henri VIII mourra le 28 janvier 1547 en recommandant d'élever son fils dans la religion catholique.
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Schismatique mais non hérétique, l'Angleterre aurait dû revenir tout naturellement dans le giron de Rome. Ses rois s'étaient souvent brouillés avec le Pape, Henry VIII n'était pas une exception. Pourtant, ce sera le contraire qui se produira et l'Angleterre schismatique basculera dans l'hérésie. Nous en avons donné la raison : on ne se sépare pas impunément de Rome au siècle de la Réforme.
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Le nouveau chef de l'Église d'Angleterre est un enfant de dix ans, Édouard VI, né du mariage d'Henry avec Jane Seymour. Cet enfant n'a pas de responsabilité dans ce qui va suivre. Celui qui s'empare frauduleusement du pouvoir au mépris du testament d'Henry VIII est son oncle maternel, Édouard Seymour, comte de Hertford, duc de Somerset. Né en 1505, c'est un homme de guerre qui s'est distingué contre la France et l'Écosse. Il a ravagé l'Écosse à plusieurs reprises et puissamment fortifié Boulogne, Guines et Calais.
Holbein nous a laissé de lord Seymour un portrait bien singulier. Cet homme de guerre qui va s'enrichir fabuleusement des dépouilles des couvents est un beau sujet d'étude pour les physiognomonistes. La moitié droite du visage apparaît voilée de mélancolie, noyée dans la barbe. Dans la moitié gauche, l'œil noir et scrutateur apparente son possesseur aux terribles hommes de ce terrible seizième siècle. C'est avec une implacable douceur que le duc de Somerset va imposer la Réforme.
Ses premières mesures sont libérales. Il rend la liberté de discussion au Parlement, il abolit la « loi sur la trahison » qui avait envoyé John Fisher et Thomas More à l'échafaud. Il abolit le pilori et la torture, mesure unique dans les annales de son siècle et du suivant et que son successeur s'empressera de rétablir. Le bourreau de l'Écosse est un homme courtois et doux, tolérant et bon. Jamais il ne vengera une injure personnelle et quand il se verra obligé d'envoyer un évêque en prison, il lui dépêchera son médecin. Quand il posera la tête sur le billot, le 22 janvier 1552, il dira : « J'ai quelque chose à dire au sujet de la religion. Je l'ai toujours favorisée pour la gloire de Dieu quand j'ai été au pouvoir. Je ne me repens de rien. Je me réjouis au contraire de ce que j'ai fait. Seigneur Jésus, sauvez-moi ! » Ce seront ses dernières paroles.
Depuis quand était-il acquis à la Réforme ? La date est impossible à fixer car la prudence était de rigueur sous Henry VIII, lequel envoyait les catholiques à l'échafaud et les hérétiques au bûcher. Toutefois, en 1540, lors du mariage d'Henry avec Anne de Clèves, les protestants fondèrent de grands espoirs sur cette union et lord Seymour écrivit au Roi qu'il n'avait « pas éprouvé de joie si forte depuis la naissance du Prince Édouard ». En 1545, lady Seymour est soupçonnée d'avoir caché des Réformés.
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Enfin, en janvier 1547, quand il s'empare du pouvoir, la joie des Protestants éclate. L'un d'eux, Richard Hills, écrit : « Le duc de Somerset est bien disposé pour la pieuse doctrine, il a en abomination les folles inventions des papistes, il n'a jamais été très favorable aux prêtres et c'est un grand ennemi de l'évêque de Rome. »
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« Quietness » : tranquillité. Ce mot revient comme un leitmotiv dans les Ordonnances du Protecteur relatives à la religion. C'est sans agitation, sans bruit et sans troubles que l'Angleterre catholique va glisser dans la Réforme, si doucement et si tranquillement qu'elle ne s'en apercevra même pas.
Le 6 février 1548, une première Ordonnance est publiée, touchant aux choses religieuses. C'est pour dire que rien ne doit changer. « Personne, de quelque rang et dignité qu'il soit, n'a le droit de changer quelque chose aux rites approuvés par le feu Roi Henry. » Les fidèles sont mis en garde contre « ceux qui innovent, altèrent ou rejettent de leur propre autorité certains rites ou cérémonies de l'Église et qui en inventent d'autres de leur fantaisie ». Ainsi, ceux qui s'inquiétaient depuis la mort d'Henry VIII, sont rassurés.
Un mois plus tard, le 8 mars 1548, deuxième Ordonnance. L'usage de l'anglais pour les prières de la Messe est autorisé pour une meilleure participation du peuple. (La meilleure participation du peuple était le motif invoqué par Luther pour la traduction des prières de la Messe en allemand.) L'Ordonnance règle en même temps quelques détails accessoires : la suppression des rameaux, de l'eau bénite, du pain bénit, des voiles violets durant la Semaine Sainte, est autorisée. Il est en outre recommandé au curés de faire lecture en anglais, chaque dimanche, d'un chapitre de l'Ancien Testament.
Cinq jours plus tard, le 13 mars, nouvelle Ordonnance. Elle ne concerne pas la religion mais l'ordre public. Elle met en garde contre ceux qu'anime le désir de réformes trop rapides et qui troublent de ce fait la tranquillité (quietness) publique. Elle rappelle que les innovations et les changements sont interdits et qu'il est interdit de blasphémer l'Eucharistie. Également interdites les processions, même dans les églises et les cimetières, « pour éviter les querelles de préséances et les rixes ».
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Par contre, la communion sous les deux espèces est autorisée « pour ceux qui en manifestent le désir ». Les curés et les vicaires sont en outre invités à se procurer avant Pâques (1^er^ avril 1548), un livret intitulé « Order of Communion », lequel contient les prières pour la Communion en anglais.
Deux mois plus tard, le 12 mai 1548, l'abbaye de Westminster chante une Messe entièrement en anglais d'où l'Offertoire a disparu. A l'issue de la cérémonie, les évêques présents se concertent. Mais ils sont rassurés dès le lendemain : un Édit du Conseil Privé en date du 13 mai 1548, rappelle que « tous changements et innovations sont interdits ».
A part les « innovations et changements », rien n'est interdit, tout est autorisé. Le 3 septembre, la nouvelle Messe sans Offertoire est imposée aux collèges et aux universités. Personne ne protesta ; collèges et universités avaient été préalablement dotés de recteurs et de professeurs acquis à la nouveauté. D'ailleurs, la Messe en anglais agréait aux fidèles.
Quelques jours plus tard, nouvelle Ordonnance relative à l'ordre et à la tranquillité publics. Les curés sont autorisés à remplacer les images et les statues qui portent les ignorants à la superstition : « Pour éviter parmi le peuple la contention et les disputes que peut occasionner la distinction entre ce qui est abus et ce qui ne l'est pas. » La distinction est difficile à faire mais de nombreux curés saisissent cette occasion de débarrasser leurs églises de trésors d'art. Le résultat ne se fait pas attendre : on se bat dans tous les endroits où les fidèles entendent conserver les images de la Vierge et des saints. Si bien qu'une Ordonnance de février 1549 prescrit en vue de la tranquillité publique, de supprimer des églises toutes les images et toutes les statues « dans l'intérêt du respect dû aux lieux du culte ».
Pendant ce temps, une loi traînait au Parlement depuis novembre 1547, relative au célibat ecclésiastique. La règle du célibat ecclésiastique était fermement maintenue. Le « bill » qui était soumis à la discussion des Communes demandait seulement « que les laïcs et les gens mariés puissent devenir prêtres ». Au bout de treize mois de débats, la loi fut finalement votée par les Communes et arriva le 24 décembre 1548 devant la Chambre des Lords, laquelle en remit la discussion à plus tard. Elle sera votée en 1549, comme à regret et désapprouvant ce qu'elle autorisait : « Il serait mieux, pour le bon renom et l'estime des prêtres ou des autres ministres du culte, de vivre chastes et séparés de la compagnie des femmes et des liens du mariage, afin de mieux se dévouer au ministère de l'Évangile. Aussi est-il souhaitable qu'ils se vouent à la chasteté perpétuelle... »
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Les évêques qui examinèrent l' « Order of Communion » que les prêtres devaient se procurer pour Pâques, n'y trouvèrent rien d'hérétique. C'était un livret de dix pages contenant les prières de la Communion en anglais. Certains regrettèrent toutefois qu'à la netteté des formules latines soient substituées des ambiguïtés vernaculaires de ce genre : « Notre Sauveur, pour nous donner son corps et son sang spirituellement... » Ce « spirituellement » mettait en cause la foi des auteurs de l' « Order » en la Présence réelle. Traitant de la communion sous les deux espèces, le livret parlait d' « administrer le pain », d' « administrer le vin », formule étrange qui pouvait avoir un sens protestant. Miles Coverdale envoya un exemplaire de l' « Order » à Calvin en lui signalant « ces premiers fruits de la vraie piété ». Le livret affirmait en outre que le Confiteor récité à haute voix par le prêtre avec toute l'assemblée, pouvait remplacer la confession personnelle, laquelle était toujours en vigueur. Les auteurs de l'opuscule faisaient appel à la charité de mise entre chrétiens : « Ceux qui se contenteront de la confession générale ne s'offenseront point que les autres pratiquent la confession auriculaire et secrète. Et ceux qui croient nécessaire pour le repos de leur conscience, d'avouer leurs péchés au prêtre, ne se scandaliseront pas des personnes qui trouvent suffisante une humble confession à Dieu et la confession générale à l'Église. » C'était insinuer que le Sacrement de Pénitence était inutile, faire coexister la vérité et l'erreur, admettre dans la même église la pratique catholique et le rite protestant. Coexistence que le Concile de Trente condamnera dans ses sessions du 11 octobre et du 25 novembre 1551.
Des évêques ne s'y trompèrent pas. Ceux qu'on appelait « les Henriciens » parce qu'ils avaient admis la séparation d'avec Rome mais tenaient pour tout le reste à la doctrine catholique, virent dans l' « Order of Communion », une tentative pour muter la Messe en repas, le Sacrifice en « Cène », « altering or turning the Mass into a Communion », disaient-ils.
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Il y avait pourtant des Henriciens parmi les évêques réunis par Cranmer pour confectionner l' « Order of Communion ». Sept évêques et six théologiens avaient été réunis à cet effet sous sa présidence au château de Windsor. L'Ordonnance du 13 mars 1548, qui prescrit aux prêtres de se procurer le livret pour Pâques, dit qu'il a été rédigé par des prélats « connus pour leur science, leur piété et leur prudence, lesquels ont longuement conféré et délibéré entre eux ». A défaut de Rome, le chef des Henriciens, Gardiner, Évêque de Winchester, légitime leur résistance en s'appuyant sur un argument juridique. Le Roi, dit Gardiner, est PERSONNELLEMENT le Chef de l'Église. Durant sa minorité, son autorité spirituelle ne saurait donc être exercée, ainsi, aucun changement ne peut être fait, tant que le Roi ne sera pas en âge de lui donner son assentiment. Une loi d'Henry VIII publiée en 1536 donnait à Édouard VI le droit d'annuler tout ce qui aurait été fait durant sa minorité. C'est sur cette loi que s'appuient les Henriciens et Charles Quint estime que c'est une position juridique défendable. Dans les instructions en date du 2 septembre 1549, il écrit à son ambassadeur à Londres van der Delft : « Vous essaierez de les persuader le plus dextrement que vous pourrez, qu'ils remettent les choses de la religion sinon du tout comme la nôtre ancienne, du moins en l'état où le feu Roi l'a laissée, afin de ne pouvoir être inculpés après d'y avoir fait changement pendant la minorité du Roi à présent. » Mais à ce moment, la Nouvelle Messe aura été votée par le Parlement et le Protecteur Somerset répondra à van der Delft qu'il n'est pas en son pouvoir de revenir sur une loi votée par le Parlement : « Vous demandez-là une chose dangereuse pour le Royaume. » C'est pourtant sur cette loi de 1536 que tentera de s'appuyer l'infortunée Princesse Marie, (future Reine Marie Tudor, fille d'Henry VIII et de Catherine d'Aragon) quand on voudra lui imposer la Nouvelle Messe. C'est de cette loi que se prévaut le Roi de France Henri II pour refuser de signer un traité avec l'Angleterre. (En réalité, Henri II ne songe qu'à reprendre Calais qu'il reprendra en effet en 1558. En Angleterre, la perte de Calais portera un coup fatal à la contre-Réforme catholique entreprise par Marie Tudor. Il faut croire que cette tentative de restauration catholique venait trop tard : moins de dix ans avaient suffi pour effacer la foi catholique de l'esprit du clergé et du peuple anglais.)
En 1548, l'état de l'Angleterre, tant au point de vue extérieur qu'intérieur n'était guère brillant. Les évêques henriciens souscrivirent à l' « Order of Communion » pour maintenir la paix et l'union autour du petit Roi. Puisqu'aussi bien, l' « Order » ne contenait rien d'hérétique.
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Mais sur le plan pratique, que valent les arguments juridiques en temps de révolution ? Pour Somerset et Cranmer, l'Order n'est qu'un début. Sitôt sa parution en mars 1548, Cranmer envoie un questionnaire à vingt-sept évêques. Que pensaient-ils de la Messe ? « Qu'entendez-vous par Messe d'après l'institution de Jésus-Christ ? Est-ce un sacrifice ou une communion ? Faut-il supprimer la Messe offerte pour les vivants et les morts et distincte de la communion ? » Dix-sept évêques sur vingt-sept répondirent. Les Henriciens donnèrent des réponses catholiques, les autres adoptèrent carrément la doctrine de Luther. « On ne peut, répondirent notamment Ridley de Rochester et Holbeach de Lincoln, parler « d'oblation et de sacrifice » de Jésus-Christ à la Messe. Ce sont des mots impropres, car la Messe est seulement un mémorial, une représentation du sacrifice de la croix. Celui seul qui communie, participe aux fruits de la Messe. » Conclusion : « Il faut donc conserver la communion et supprimer la Messe offerte pour les vivants et pour les morts. » C'est-à-dire supprimer la Messe catholique. Voilà où l'on en était, un an après là mort d'Henry VIII.
L'Évêque d'Ely, Goodrich, consacré par Cranmer après le schisme, répondit au questionnaire qu' « en matière de doctrine il s'en remettait à la décision de l'autorité ». Cette prudence toute pastorale lui vaudra de conserver son siège sous Marie Tudor.
Pendant ce temps, théologiens et prédicateurs ne perdaient pas le leur. Pour prêcher, il fallait avoir une licence du gouvernement. Ceci explique qu'à dater de 1548, le peuple anglais n'est plus instruit des vérités de la foi catholique. Un Latimer prêchait à Saint-Paul : « Voici quinze cents ans que le démon travaille à détruire l'efficacité de la mort unique du Sauveur en parlant de nous sauver par un sacrifice quotidien. » Un Hooper tonnait contre les Messes privées, « néfastes et diaboliques ». Un Hancock déployait son éloquence en présence des chanceliers de l'Évêque de Salisbury : « Notre Sauveur a dit dans l'Évangile : « Je vais à mon Père. » Lors donc que vous vous agenouillez devant l'hostie, que vous lui rendez des honneurs comme à Dieu, vous en faites une idole et vous commettez un horrible crime d'idolâtrie. » Un prédicateur s'en prend à « un vil gâteau », un autre à « un Dieu fait de fine farine ». Le peuple commence à se demander s'il convient d'être plus catholique que les prêtres. On discute de l'Eucharistie à la table familiale, dans les assemblées paroissiales, les cabarets et les marchés, les femmes n'étant pas les moins passionnées. (En France, le calvinisme se répandra par les femmes.)
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Un contemporain, Sanders, écrit : « Déjà, par toutes les boutiques et les hôtelleries, par les cabarets et les places publiques, on ne faisait que discuter de la foi. Il n'y avait ni vieille babillarde, ni vieillard radoteur, ni sophiste plein de paroles qui n'enseignassent la Sainte Écriture avant de l'avoir apprise. »
Dans la série des mesures libérales prises par le duc de Somerset, figurait la liberté de l'imprimé. (Ordonnance de 1547.) L'Angleterre fut inondée de pamphlets contre « la Messe papiste », la Présence réelle, tournée en dérision dans des chansons où l'hostie était appelée « Round robin » et « Jack-in-the-box ». (Littéralement : « Jeannot-dans-la-boîte », « Diable noir ».)
Le 29 juin 1548, un évêque osa prêcher devant le Roi sur la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. C'était Stephen Gardiner, Évêque de Winchester. Son sermon eut un grand retentissement et les polémiques redoublèrent. Il était souvent arrivé à Gardiner de tenir tête à Henry VIII, c'est dire qu'il ne craignait rien ni personne. Il avait soixante-quatre ans en 1548, dont seize années d'épiscopat. Ambassadeur auprès de Charles Quint, il était rompu aux affaires de ce monde, diplomate habile et juriste savant. Son portrait, conservé à Trinity College à Cambridge, donne une impression d'assurance tranquille, d'intelligence et de malice.
Cet évêque qui perdra son siège, ses emplois et dignités, ses bénéfices et sa liberté (il sera emprisonné à plusieurs reprises qui totaliseront de longues années à la Tour de Londres) n'était ni lâche, ni ignorant. C'était lui qui avait négocié l'affaire d'Henry VIII auprès de Clément VII, non sans habileté, puisque les choses avaient traîné sept ans (1527-1534). (Sans la grossesse d'Anne Boleyn, Gardiner aurait peut-être fini des jours paisibles à Rome.) Comment un tel homme se rallia-t-il au schisme ? Non par intérêt, puisqu'il perdra tout pour le Christ quinze ans plus tard. Mais par conviction : sur un seul point, Gardiner suivait Luther : la primauté du Pape. « Le Chef de l'Église, disait Luther, ce n'est pas le Pape, c'est le Christ. » Gardiner était de cet avis. Les atermoiements de Clément VII dus au fait que Catherine d'Aragon, première femme d'Henry VIII, était la tante de Charles Quint et que le Pape ne voulait se brouiller ni avec l'Empereur, ni avec le Roi d'Angleterre, n'avaient pas peu contribué à le persuader que Luther avait raison.
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Notons que l'actuel Archevêque de Paris est, sur ce point, d'accord avec Gardiner et avec Luther. « Laissez-moi vous rappeler, déclara Mgr Marty à LA CROIX du 27 juin 1969, que dans l'Église, la tête, c'est le Christ. Ni les évêques, ni le premier d'entre eux ne sont la tête. » (En latin : caput, chef.)
Gardiner aurait-il accepté le schisme, s'il avait connu la définition dogmatique de Vatican I en 1870 ? Question oiseuse : revenons en 1548. A cette date, l'Évêque de Winchester pressent qu'il n'y a qu'un seul recours, qu'un seul rempart contre l'hérésie, quand les arguments constitutionnels britanniques n'y peuvent rien. Dans son fameux sermon sur la Présence réelle, prononcé en la fête de saint Pierre devant Édouard VI, il dit : « En certains cas, le Roi pourrait envoyer à Rome quelqu'ambassadeur. Et si l'Évêque de Rome était capable, par sa sagesse, sa vertu et sa science, d'établir l'unité dans l'Église d'Angleterre, le Roi pourrait fort bien lui demander aide et conseil. Et cela ne donnerait en rien quelque supériorité sur le Roi à l'Évêque de Rome... » C'est moins net que l'admirable partie de son homélie sur l'Eucharistie, mais c'est la première fois depuis l'arrestation de saint Thomas More que mention est faite d'un rapprochement avec Rome à la Cour d'Angleterre. (En 1548, le Pape était Paul III. C'est lui qui convoquera le Concile de Trente.)
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Deux mois après le sermon du 29 juin, Cranmer convoque quelques évêques au début de septembre, chez lui, à Chertsey-Abbey. Le but de cette réunion est l'examen des controverses qui troublent les esprits. En réalité, il s'agit d'opérer la « mutation » de la Messe à la Cène. Cranmer pense depuis longtemps -- il le dira lui-même -- « qu'il fallait supprimer la Messe des églises chrétiennes comme une idolâtrie manifeste ».
Mais il se garde de faire cet aveu aux évêques réunis chez lui en septembre 1548. Il y a parmi eux les Henriciens qui ont déjà participé à la rédaction de l' « Order of Communion » six mois plus tôt. Il s'agit de ne pas les alarmer et surtout de ne pas alarmer le clergé : quietness. Toutefois, les évêques qui avaient été convoqués pour un débat (l'examen des controverses), ont la surprise d'avoir à examiner, non les sujets des controverses, mais un « Ordinaire de la Messe » surgi tout armé de la cuisse de Jupiter, c'est-à-dire du tiroir de Cranmer. Cet « Ordinaire de la Messe » intitulé « Prayer-book », à part quelques modifications ultérieures, est toujours en usage. Le désir de ne pas effrayer les prêtres en 1548 explique les ambiguïtés qui caractérisent encore de nos jours la liturgie anglicane.
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Ce livret est l'œuvre de la vie de Cranmer. Il y travaillait déjà secrètement sous Henry VIII. Il a compulsé pour ce faire, la liturgie grecque et la liturgie luthérienne avec l'aide de son oncle par alliance, le théologien luthérien Osiander. Quand le « Prayer-book » sera soumis à la discussion de la Chambre des Lords en 1549, les évêques henriciens diront qu'ils ne s'attendaient nullement à avoir à examiner un nouvel Ordinaire de la Messe quand Cranmer les avait convoqués en septembre 1548 à Chertsey-Abbey. L'un d'eux, Thirlby, Évêque de Westminster, reprochera publiquement à Cranmer d'avoir supprimé le mot « oblation » de l'édition à l'usage des prêtres et des fidèles, alors que ce mot figurait dans le manuscrit soumis à l'examen des évêques. Et Cranmer ne répondra rien. Il faut dire que les Henriciens étaient privés de leur chef : dès le lendemain de son Homélie sur l'Eucharistie, le 30 juin 1548, Gardiner avait été emprisonné à la Tour de Londres où il restera six ans, le temps d'implanter la nouvelle liturgie définitivement. L'acte du Conseil privé qui lui signifiait son arrestation lui reprochait d' « avoir parlé avec arrogance et par désobéissance, en présence de Sa Majesté et de Leurs Grâces les Conseillers, de certaines questions, contrairement à l'ordre exprès qui lui en avait été donné de la part du Roi » ! Un autre Henricien redoutable, Bonner, Évêque de Londres, l'y rejoignit pour un motif analogue. L'opposition était ainsi décapitée. Envoyant la nouvelle de cette arrestation à Charles Quint, l'ambassadeur van der Delft lui en donne le véritable motif : « L'ÉVÊQUE DE WINCHESTER DEMEURE FERME DANS L'ANCIENNE RELIGION. » Le même jour (7 juillet 1548), van der Delft écrit au Prince Philippe (futur Philippe II) : « L'Évêque de Winchester a parlé devant le Roi en défendant la Messe et les images, en condamnant le mariage des prêtres et le lendemain il a été arrêté. »
La « désobéissance » de Gardiner au sujet de « certaines questions » visait l'interdiction d'évoquer des questions doctrinales ou liturgiques, tant que les autorités compétentes n'auraient pas tranché en arrêtant les innovations et les expériences et en ramenant la foi et le culte à l'unité. C'était pour cela que Cranmer avait convoqué des évêques à Chertsey-Abbey.
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Le préambule du Prayer-book commence par dépouiller la Messe de son nom : « La Cène et Sainte Communion, communément appelée Messe...
La première partie de la Messe, de l'Introït à l'Offertoire, subit peu de changements. Luther approuvait le Kyrie, le Gloria et le Credo ainsi que la Préface, le Sanctus et l'Agnus Dei parce qu'ils exprimaient, disait-il, « la louange et l'action de grâces et non la pensée du sacrifice ». Le Prayer-book supprime seulement les prières au bas de l'autel et par conséquent le Confiteor placé depuis le X^e^ siècle mais que Luther considérait comme une préparation au Sacrifice.
Le Graduel et le Trait sont également supprimés, ainsi que le cérémonial qui précède la lecture de l'Évangile. A l'Offertoire, commence la Messe proprement dite. Là, autrefois, les catéchumènes devaient sortir. Là, en Pologne, les luthériens qui sont obligés d'assister à la Messe quittent la chapelle royale sitôt le Credo. (Notons ici l'attachement des Anglicans au Credo. En 1687, les évêques s'opposèrent victorieusement à une modification de traduction concernant le « consubstantiel », faisant valoir que ce mot affirmait la divinité du Christ depuis le Concile de Nicée. Position qui leur valut une lettre chaleureuse d'approbation de l'Assemblée du Clergé de France. Bel exemple d'œcuménisme véritable, donné au plus fort des remous provoqués par la Révocation de l'Édit de Nantes.)
Par les prières de l'Offertoire, le prêtre offre à Dieu le Père, le pain et le vin, matières du sacrifice de son Fils. (La notion de sacrifice est aussi ancienne que le rite lui-même, ainsi que l'atteste saint Justin, décapité en 165.) Le Prayer-book supprime l'Offertoire : le célébrant place le pain et le vin sur l'autel, sans plus de cérémonie.
Ici, les Henriciens protestèrent. Ils tiennent à l'Offertoire ou tout au moins au maintien du mot « offere » dans la nouvelle Messe. Le mot « Offere » désignait la Messe, dans les textes les plus anciens, en attendant que le mot « Messe » soit inventé. Ils citent à l'appui saint Cyprien et saint Augustin, ils déclarent que la suppression de l'Offertoire met en cause la fonction du prêtre et la notion de ministère dans l'Église catholique et jusqu'à la croyance en la communion des saints. Bref, ils se démènent si bien que Cranmer fait une concession. C'est-à-dire qu'il propose cette formule ambiguë : « Daignez accepter nos aumônes et nos dons. » La phrase pouvait aussi bien se rapporter au pain et au vin présents sur l'autel qu'au total de la quête.
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De fait, la Secrète qui suivait immédiatement fut supprimée et remplacée par un verset de l'Écriture sur les fruits de l'aumône. Les versets de l'Écriture sur l'aumône ne manquent pas : les prêtres eurent vingt et un versets au choix.
La Préface et le Sanctus étant maintenus grâce à Luther, le Prayer-book en arrive au Canon, que Luther appelait « un amas d'ordures ». Cranmer n'ose pas le supprimer : les Henriciens n'y auraient jamais consenti. Peu de temps auparavant, le 12 mai 1547, il avait personnellement fait une expérience fâcheuse. Chantant une Messe en anglais pour le repos de l'âme d'Henry VIII, il en avait complètement supprimé le Canon. Ce dont, rapporte le Conseiller Wriothesley dans sa « Chronicle », « le peuple fut grandement étonné ». Comme l'habitude s'était établie de prononcer les paroles de la Consécration à haute voix, le peuple fut tout de même surpris de ne pas les entendre ; et de s'en aller murmurant qu'on changeait la religion. Quietness, quietness. Cranmer commence par rendre obligatoire la prononciation à voix haute des paroles du Canon : cela les dépouille de leur caractère sacré et mystérieux. L'usage de prononcer, par respect, les paroles du Canon à voix basse s'est établi sous le Pape Innocent I^er^ (401-417).
La prière « Te igitur » prie Dieu par Jésus-Christ « d'avoir pour agréables et de bénir ces dons, ces présents, ces sacrifices saints et sans tache ». Le Prayer-book remplace les mots « dons, présents et sacrifices » par celui de « prières » : « Nous vous supplions de recevoir avec miséricorde nos prières. » Ainsi est gommée l'idée d'offrande et d'oblation.
Bien entendu, la prière pour le Pape est supprimée, mais on prie abondamment pour le Roi, les membres du Conseil, les évêques et les ministres du culte. Prier pour les puissances établies est tout à fait dans la ligne de Luther.
Le « Quam oblationem », dernière prière avant la Consécration, mure toutes les issues à l'hérésie en faisant de la Messe un véritable sacrifice : « Cette oblation, ô Dieu, nous vous en prions, daignez la rendre pleinement bénie, approuvée, ratifiée, spirituelle et agréable afin qu'elle devienne pour nous le Corps et le Sang de votre Fils bien-aimé, Notre-Seigneur Jésus-Christ... » Ici, le Prayer-book réfute la doctrine même du Canon pour affirmer celle de Luther selon laquelle le Sacrifice de la Croix a été unique et ne saurait se renouveler, la Messe n'en étant que le mémorial. Voici ce qu'est devenu le « Quam oblationem » dans le Prayer-book :
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« Ô Dieu, Père céleste qui, dans votre tendre miséricorde, avez donné votre Fils unique Jésus-Christ pour souffrir la mort sur la croix afin de nous racheter, qui avez fait là, par cette oblation unique et une seule fois offerte, une oblation, une satisfaction et un sacrifice complets, parfaits et suffisants pour les péchés du monde entier, qui avez institué un mémorial perpétuel de sa précieuse mort et nous commandez, dans votre saint Évangile de le célébrer, écoutez-nous... »
La prière « Unde et memores » qui suit immédiatement la Consécration, précise formellement le Sacrifice qui vient de s'accomplir : « Nous offrons à votre suprême majesté, de vos dons et de vos bienfaits, l'Hostie pure, l'Hostie sainte, l'Hostie sans tache, le Pain saint de la vie éternelle et le calice du perpétuel salut. » Le Prayer-book accentue l'idée que la Consécration est un mémorial : « C'est pourquoi, Seigneur, conformément à l'institution de votre très cher Fils, notre Sauveur Jésus-Christ, nous, vos humbles serviteurs, nous célébrons et faisons ici devant votre divine majesté, avec ces saints présents, la mémoire que votre Fils a voulu que nous fassions. » Le tour est joué : la Messe en Angleterre n'est plus un sacrifice : c'est un mémorial.
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Nous avons suivi l'admirable livre de Gustave Constant, « La Réforme en Angleterre » (Paris, Alsatia, 1939), pour sa traduction du Prayer-book et l'essentiel de ses commentaires. Gustave Constant donne un dernier et frappant exemple de l'astuce diabolique avec laquelle le changement d'un seul mot fait d'une prière catholique, une prière protestante. Le « Supplices te rogamus » demande à Dieu de commander à son Ange de porter en sa divine présence « les choses » présentes sur l'autel, c'est-à-dire le Pain et le Vin. Le Prayer-book remplace « les choses » par une précision qui substitue au Corps et au Sang du Christ, les hommages de l'homme : « Commandez que nos PRIÈRES ET SUPPLICATIONS soient portées par le ministère de vos saints Anges en votre saint tabernacle en présence de votre divine majesté. » Presque tous les mots sont conservés : comment le peuple s'apercevrait-il que ses pauvres prières ont remplacé la divine Victime ? Peu de gens savent lire, au seizième siècle. Il est d'ailleurs permis de se demander si l'alphabétisation sert à quelque chose en ce domaine. Il suffit aux fidèles de savoir qu'une traduction a été approuvée par les évêques.
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Le peuple n'est pas plus catholique que les évêques et il est contre nature -- contre la nature divine de l'Église -- que les agneaux renâclent sur chaque brin d'herbe, que les pasteurs amènent leur troupeau sur les pâturages empoisonnés.
Discuté par les quelques évêques réunis chez Cranmer, le Prayer-book ne fut pas soumis à la Convocation, c'est-à-dire à l'Assemblée du Clergé. Les historiens de la Réforme en Angleterre ne manquent pas de souligner cette anomalie. Fronde, cité par Gustave Constant, écrit dans son histoire du règne d'Édouard VI : « De tous les étranges caractères du changement religieux, le plus étrange peut-être, fut qu'on ne demanda même pas pour la forme, l'opinion officielle de la Convocation. Désormais, le Parlement discuta la foi de l'Angleterre et les laïcs statuèrent sur la doctrine que le clergé eut ordre d'enseigner. » Le chanoine anglican Dixon renchérit : « Les Convocations du Clergé n'ont rien à voir avec le premier Acte d'uniformité en religion... Les laïcs furent les auteurs de ces graves mesures. Les laïcs firent le premier Livre de la Prière publique avec la sanction pénale qui y est jointe et depuis lors, une sanction pénale accompagna avec une triste constance, toute révision du « Prayer-book ». C'est à peine si, dans l'œuvre qui fut imposée au Royaume, le clergé eut originellement quelque part. »
« Les laïcs », c'est-à-dire les parlementaires qui votèrent le Nouvel Ordinaire de la Messe le 10 janvier 1549 en le rendant obligatoire pour la Pentecôte suivante (9 juin 1549). Le prêtre qui conserverait l'ancienne Messe serait privé, à la première infraction, du revenu de ses bénéfices pendant un an, ou de six mois de prison. A la deuxième infraction, il serait révoqué de ses fonctions ecclésiastiques et à la troisième, il serait puni de la prison perpétuelle. Les tribunaux royaux et municipaux furent chargés de l'exécution de la loi. Les tribunaux épiscopaux furent également requis et les censures ecclésiastiques dont on avait tant ri quand Clément VII avait excommunié Henry VIII, furent remises en vigueur.
Voilà pour le clergé. Mais les évêques ?
Nous avons dit que leur chef, Gardiner, était en prison. Libéré, six ans plus tard, il estimera que le maintien de la prière pour les vivants et pour les morts « implique la notion de sacrifice propitiatoire ». Bonner, l'Évêque de Londres, se fâchera tout rouge et obtiendra qu'à la rubrique de la Communion, les mots « pain » et « vin » soient remplacés par « Corps » et « Sang ». Cranmer fera cette concession et Bonner s'estimera content.
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Les Henriciens de la commission de Chertsey-Abbey soutiendront que le maintien du Canon était dû à leur intervention et ce sera probablement vrai. (Calvin considérera le maintien du Canon comme une concession « puérile et absurde ».) Ils obtinrent de garder le latin pour quelques chants. Nous sommes au siècle de la Renaissance et le latin est à la mode : Cranmer céda sur ce point. Son Prayer-book est d'ailleurs l'un des monuments de la langue anglaise du seizième siècle. Il estimait que « la Parole de Dieu devait pouvoir être traduite en anglais, l'anglais étant le plus propre à instruire les fidèles et à les exciter à la piété. » Des Henriciens réunis chez lui en septembre 1548, un seul vota contre le Prayer-book, un seul refusera de le signer. Retenons le nom de ce héros Day, Évêque de Chichester. (Day : Jour.)
Au cours du débat qui vint devant le Parlement le 14 décembre 1548, l'Évêque de Westminster, Thirbly, dira qu'il a signé sur la promesse d'une révision ultérieure. (Le Prayer-book subira en effet des révisions qui le feront passer du luthéranisme au calvinisme.) D'autres Henriciens, Tunstall, Heath, Bonner, dirent qu'ils ne donnaient pas leur assentiment à la doctrine de Cranmer mais qu'ils avaient souscrit à une sorte de compromis « pour conserver l'unité intérieure du Royaume ». Ils se réservaient la possibilité de reprendre la discussion de certaines parties du Prayer-book plus tard, quand l'occasion favorable se présenterait. Thirbly se plaindra de voir porter au Parlement des questions sur lesquelles les évêques n'avaient pu s'entendre.
Un public élégant se pressait en effet dans les galeries de la Chambre des Lords. Le Protecteur Somerset ouvrit la séance en invoquant « la consultation des évêques pour l'unité » : « Comme cela semble très nécessaire au but proposé, que les évêques veuillent bien discuter si le pain reste ou non dans le sacrement après la consécration. » Le débat dura quatre jours, du 14 au 18 décembre 1548. Treize évêques votèrent pour la Nouvelle Messe et dix contre. Voyser, Évêque d'Exeter, arriva après le vote, Wakeman de Gloucester était malade et l'Évêque de Landaff qui avait pris la parole contre Cranmer, rentra chez lui avant la fin du débat.
L'acte du Parlement qui impose le Prayer-book en abolissant toutes les liturgies locales porte la date du 21 janvier 1549. Il débute ainsi :
« Composé avec l'aide du Saint-Esprit et l'accord unanime de pieux et savants prélats... »
Édith Delamare.
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### La forêt de Carême
par Jean-Baptiste Morvan
«* ...Factus sum sicut nycticorax in domicilio. *»\
Psaume 101.
EN CETTE FORÊT nous passons tous les ans, à une époque où l'on n'a même plus l'idée du printemps. Les jours y sont des arbres droits et dépouillés, paysage dédié à la quête de la justice intérieure et peut-être à un salutaire ennui. La liturgie nous rappelle dans ses lectures du Mercredi des Quatre-Temps la marche douloureuse d'Élie. « Il marcha dans le désert un jour de chemin, et il alla s'asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit : C'en est assez maintenant, Seigneur ! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères. » Les cieux déploient leurs drapeaux gris et leurs drapeaux violets. Tout au plus un signe fugitif vient égayer la terre : un vol de vanneaux huppés sur un labour à Plesder. Puis revient ce silence parfait qui s'impose non seulement à l'ouïe, mais à la vue même. Nous sommes au temps où nous nous croyons le plus aisément serviteurs inutiles. Le Carême est une étrange bénédiction, il nous permet de retrouver ce que la poésie s'égare parfois à rechercher en exaltations vaines : le profit à tirer de la tristesse du monde, qui n'est pas ce que le monde offre de moins important. La pensée gagne à se charger du bois mort de l'année, de tout ce bois sec dispersé sous les branches nues. Nos réflexes vifs, nos sensations spontanées doivent subir l'épreuve de ce fardeau. La plainte du « pauvre bûcheron tout couvert de ramée » rejoint celle d'Élie. Mais le fils malheureux d'une vieille chrétienté sait bien, comme le prophète, que l'appel à la mort n'est que dérisoire, et qu'en attendant l'heure, une seule chose importe, qui est de recharger le fardeau, de cheminer encore. Et l'âme est seule « comme l'oiseau de nuit en son refuge ».
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La vie restera, chouette au plumage de feuilles mortes, couleur de terre, couleur de forêt, frissonnant sous ses plumes, sous son vêtement de jours tous pareils et tous terriens. Elle attend sous un capuchon de méditation, sous l'humble apparence de la chouette seule au milieu de la forêt de Carême, comme une petite bonne femme orante, à l'orée des futaies.
\*\*\*
Mais consacrés au bois mort et au bois dépouillé. Nous avons, dans nos démarches de naguère, prodigué les discours enflés et les sueurs vaines. Il me semble que mes pas ont usé les rues, que mes regards ont usé les murs, les vitrines et les portes. Si je venais m'en plaindre avec les accents d'un lyrisme gratuit, peut-être serait-on charmé de ma chanson ; mais si j'unis mes lassitudes aux chants antiques du Carême, je sais bien que les gens tourneront la tête avec ennui. Qui dira pourtant que le monde est gai ? Personne ne l'a jamais dit. Qui prétendra que le monde est facile ? Chacun se plaint de sa difficulté. Mais personne n'aime à penser au-delà. Nous nous plaisons naturellement à geindre, mais nous n'aimons pas découvrir les dons ménagés par la sublime avarice de Dieu. Nos rêves vont de la devanture illuminée regorgeant de victuailles à la catastrophe sans nom qui nous érigerait en héros solitaires ; ce qui nous gêne et provoque nos dédains, c'est la galette et la gourde d'eau que le prophète trouve à son réveil, sous le genêt. Telle est pourtant la nourriture de la destinée.
Le désert était encore sans doute insuffisamment dénudé, les arbres trop nombreux. La campagne cet hiver s'est dépouillée davantage, sous le joyeux effort destructeur des tronçonneuses. Les arbres des talus sont maintenant en morceaux empilés. Il faudra parcourir les prochains étés avec moins d'ombrages. A la chouette privée du tronc creux qui lui servait d'abri, il restera sans doute quelque pan de ruine d'une ferme abandonnée. Et le long des chemins reviendra la poussée invincible, sournoise, des genêts -- à travers le désert.
L'image des troncs massacrés rappelle aussi l'image de la cendre. Le héros de notre siècle et de la société de consommation, c'est peut-être Panurge, qui mangeait son blé en herbe et coupait son bois pour vendre les cendres. Les voici, les cendres, dans les couleurs des nuées du ciel ; et sur la terre, neiges inattendues quand mars arrive, grêles crépitantes. La boue des printemps est une cendre aussi. Le siècle, lui, travaille à ses gadoues. On les épand sur les champs, et elles attirent les vols de mouettes, leur enthousiasme inlassable et criard.
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Je ne me sens point le cœur assez généreux ou l'esprit assez fertile pour faire jaillir le cantique de ces cendres-là. Pour le poème, il faut la simplicité des cendres de Dieu. Les chants d'Ézéchiel montent comme des tourbillons de cendre, ou comme les plaintes de la mer sous le vent d'Ouest.
« La voix du Dieu vivant a rallumé ta cendre. » J'isole ce vers de Racine comme une devise impérative. Après avoir longuement déploré nos intentions et nos efforts peu payés d'efficacité, nous nous penchons sur nous-mêmes. Les tentateurs nous proposent leurs sciences stériles, la psychanalyse nous révèle la ténacité secrète de nos égoïsmes passionnés ; des sophistes nous feront consentir à la vanité de nos langages, railleront le peu de place qu'y tiennent réellement nos personnalités surestimées. Mais nous, chrétiens, ne le savions nous pas depuis toujours ? On nous proposera aussi de nous « recycler ». Mais un mot ne sera jamais prononcé, celui de pénitence. Les pessimistes matérialistes ont dit tout ce qu'il fallait pour nous humilier, mais ils préfèrent nous voir choisir le néant plutôt que l'humilité. D'autres vantent le trouble de l'esprit et les séductions de la peur mais non la folie de la Croix ou l'altière et prestigieuse crainte de Dieu. En considérant toutes ces danses frénétiques, j'aime mieux le naïf décret du roi de Ninive après la prédication de Jonas, associant à sa pénitence le peuple et les animaux eux-mêmes. Faire retrouver à toutes les créatures la perspective de la pénitence, c'est vouloir les réintégrer dans la forme essentielle de leur nature, dans la servitude inhérente à leur destinée. Et j'en sais plus d'un qui rira du roi de Ninive et qui à un autre moment souhaiterait volontiers quelque temps de pénitence hygiénique pour un chien trop gâté et gavé de chocolat.
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Les chemins du désert biblique ne nous sont pas si étrangers. Le roi de Ninive assis sur son sac de cendre bénéficia d'une réalisation humaine et d'un bonheur que ne connut point Polycrate, tyran de Samos, dont Hérodote nous a conté l'histoire. Il jeta sa bague à la mer, nous dit le vieil auteur, parce qu'il craignait la jalousie de ses dieux et voulait connaître le chagrin. Connaître le chagrin : n'est-ce point là un, obscur et profond désir de l'homme ? Faire une part, disciplinée et acceptée, à la tristesse des gênes, trouver dans l'incomplétude un élément de plénitude... Mais ce n'est pas tout de jeter sa bague : la mer rendit la sienne à Polycrate qui la retrouva dans le ventre d'un gros poisson ; et les dieux tirèrent de lui vengeance, parce qu'il avait été trop puissant et trop heureux. Si l'histoire est vraie, on y pourrait voir une preuve que les païens ne furent point laissés absolument sans lumière ;
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la compensation négative de Polycrate ne recelait-elle pas, au sein d'une superstition brute, une lueur de bonne volonté ? Mais aujourd'hui les enfants du siècle agissent comme des Polycrate, comme s'ils n'avaient connu ni le Christ, ni même Jonas. De faux prophètes invitent sans trêve à jeter les bagues, mais ils se taisent sur le chapitre de la conjonction du cœur, et sur les liturgies intérieures nécessaires à la réadaptation de l'homme, fils et serviteur de Dieu. Si nous avions à résumer les invocations du Carême, nous dirions à Dieu : « Seigneur, si une nouvelle société est appelée à naître, faites qu'elle ne manque jamais, dans l'ordre de Votre Vérité, de son bois mort, de sa cendre et de son désert. »
Jean-Baptiste Morvan.
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### Éléments pour une philosophie du réel
par le Chanoine R. Vancourt
CHAPITRE III
#### Les motivations du philosophe
L'animal ne s'inquiète ni de l'origine ni de la fin des choses ni de leurs anomalies. Dieu non plus. Les hommes seuls posent ces problèmes. Encore ne le font-ils pas tous. Le croyant comme tel, le savant au laboratoire, l'artiste dans le feu de la création ne réfléchissent pas aux questions fondamentales. Et la plupart des humains, absorbés par les soucis quotidiens, obligés de parer au plus pressé, n'ont guère le loisir de s'en occuper. S'ils se prétendent philosophes, ils veulent dire par là qu'ils se considèrent comme des êtres en paix avec eux-mêmes, ne dramatisant rien, faciles à satisfaire et ne courant pas après l'impossible. Devant les philosophes de métier ils éprouvent, sinon une antipathie analogue à celle dont Socrate fut la victime, du moins un sentiment de curiosité, comme s'ils se trouvaient en face d'une « plante rare » ([^24]), dont ils sont d'ailleurs contraints d'admirer la vivacité. Depuis Thalès, en effet, il y a toujours eu des hommes pour souligner les contradictions du réel et s'efforcer de les résoudre par des voies rationnelles.
133:151
A quels mobiles obéissaient-ils ? Nous savons qu'ils désiraient comprendre pourquoi nous existons, espérant se rapprocher ainsi du bonheur et de la perfection. Nous savons également qu'amoureux de la sagesse, les philosophes pressentaient qu'ils n'en feraient pas la conquête en se détournant de la réalité. Mais peut-être n'avaient-ils pas clairement conscience de ce qui les poussait. Peut-être cachaient-ils le fond de leurs pensées et dissimulaient-ils les intentions qui les conduisaient à choisir la voie dans laquelle ils s'engageaient. Aussi convient-il de scruter leur psychologie, d'autant que nous pouvons espérer, au terme de cet examen, voir se préciser le statut de la philosophie.
#### III. § 1. La complexité du comportement humain.
Il n'est jamais facile de discerner les mobiles d'un comportement humain. Cela tient au caractère ambigu de notre nature. L'homme, animal raisonnable, constitue une totalité organique et psychique, dont les manifestations présentent des côtés conscients et inconscients, individuels et collectifs, imbriqués les uns dans les autres et interdépendants. On a groupé ces manifestations sous trois chefs : connaissance, action, sensibilité ; ou, si on préfère, raison, volonté et cœur, véritable « trinité » intérieure à l'homme, dirait Feuerbach. Cette distinction, fil d'Ariane indispensable pour nous guider dans le labyrinthe de la nature humaine, aidera peut-être à tirer au clair l'attitude du philosophe. Encore faut-il, pour qu'elle rende ce service, que nous sachions, au moins dans les grandes lignes, ce que sont effectivement la connaissance, l'action et la sensibilité ([^25]).
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Connaître, c'est regarder des yeux, du corps ou de l'esprit, les réalités ([^26]) qui s'offrent à nous et en dégager les structures. La connaissance implique non seulement une distinction entre le réel et la pensée, mais un certain primat du premier sur la seconde. Elle offre ceci de particulier qu'elle laisse le réel en l'état où elle le trouve. Dans la connaissance, nous ne modifions pas la chose ; c'est elle plutôt qui imprime sa forme en nous. La connaissance ne produit pas la réalité, ne la change pas, ne lui confère même pas, à vrai dire, une valeur nouvelle ; elle se borne à la voir, à la contempler, autant que contempler consiste à s'assimiler à un objet sans lui faire subir de transformation. Sur ce point, les philosophes sont d'accord ([^27]).
Il faudrait toutefois se garder de conclure que, dans la connaissance, l'homme est seulement réceptif, voire passif. La connaissance implique le déploiement d'une activité dont le produit demeure à l'intérieur du sujet. Les réalités matérielles au milieu desquelles nous vivons, influent, certes, sur nos sens, s'imposent à nous dans la sensation, laquelle constitue un moment d'une importance capitale, car elle est le pont qui nous relie au réel, pont dont l'existence nous interdit de considérer la connaissance comme une création de l'objet par l'homme. La sensation toutefois est seulement un premier moment, la chiquenaude initiale. Le sujet se détache ensuite, pour ainsi dire, de l'impression subie ; il en extrait « l'essentiel », qu'il exprime en des concepts et des mots s'appliquant à un nombre indéfini d'objets semblables. Sans l'idée générale et le langage qui la traduit, nous serions incapables de porter un jugement sur les choses qui nous entourent. Si je dis : cette table est ronde, belle, commode, je fais intervenir les concepts de rondeur, de beauté, de commodité, dont j'use en bien d'autres cas.
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La connaissance s'opère ainsi par le truchement de l'universel ; elle apparaît comme le fruit d'une collaboration entre l'impression reçue et le concept, collaboration à laquelle Kant fait allusion, lorsqu'il déclare que la sensation, à elle seule, serait aveugle, et que le concept, sans la sensation, demeurerait vide.
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L'activité cognitive n'est donc point stérile ; elle engendre quelque chose, non certes l'objet réel, mais son concept, sa représentation, son image, peu importe le terme employé. Il s'agit d'un produit, d'une « construction », qui, bien qu'étant la réplique de l'objet, se situe néanmoins à l'intérieur du sujet, fait partie de sa sphère, endosse son statut ; d'un produit qui nous enrichit de la richesse de l'univers ([^28]). Cette distinction entre l'objet réel et sa représentation constitue un aspect essentiel du phénomène de la connaissance, que le philosophe est obligé d'admettre. Il en déduit que la connaissance peut se définir comme un effort déployé en vue de rendre conforme à l'objet réel la représentation que nous en avons ; effort qui s'exprime finalement dans le jugement, au moment où nous affirmons que *ce que nous pensons de la chose se trouve en accord avec ce qu'elle est*. Cet accord peut ne pas exister et l'erreur consiste dans une distorsion entre l'*objet réel* et l'*objet connu* ([^29]).
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Cet aspect de la connaissance engendre un problème qui n'a rien d'artificiel, car il surgit des faits eux-mêmes. S'il n'existe, en ce bas monde, que des réalités individuelles, et si, d'autre part, nous les connaissons à l'aide de concepts, qui en retiennent seulement « l'essentiel », ce que chaque réalité a de commun avec d'autres de même espèce, un hiatus infranchissable ne va-t-il pas se creuser entre le réel et la pensée, l'objet et sa représentation ?
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Comment la connaissance pourra-t-elle jamais être vraie, si elle ne parle qu'en termes généraux de choses singulières, sacrifiant ainsi ce qui les particularise ? -- Problème crucial, impossible sans doute à résoudre complètement. -- Les philosophes cherchent la solution dans une double direction. Les uns, à l'exemple de Platon, ont tendance à faire du concept, de l'universel, la réalité authentique, le reste ne méritant pas ce qualificatif ; ils identifient, en fin de compte, le réel et la pensée ([^30]). -- D'autres, à la suite d'Aristote, accordent à ce que le Stagirite appelle la « substance première », c'est-à-dire la réalité individuelle, la primauté sur le concept. Ils se refusent à réduire l'homme que je suis à l'idée d'homme et soulignent fortement la dualité inhérente au phénomène de la connaissance : *autre chose l'objet réel, autre chose le concept que j'en ai*. A les confondre, on perd de vue la fraîcheur, la vie, la complexité et aussi l'opacité de ce qui existe ([^31]). Nous n'avons pas, pour l'instant, à examiner de près la question, ni à trancher le débat ([^32]), notre but immédiat étant seulement de relever, avec leurs implications, les aspects fondamentaux de la connaissance : celle-ci s'est présentée d'emblée à nos yeux comme une reconstruction mentale de la réalité, qui laisse intacte la réalité elle-même.
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Le produit de cette opération offre, quant à lui, la particularité d'être communicable, transmissible aux autres hommes. Il semble même ne pas avoir d'autre destination. La connaissance s'achève, nous le savons, dans le jugement, c'est-à-dire quand nous affirmons ou nions qu'un attribut convient effectivement au sujet. Porterions-nous des jugements si nous vivions solitaires ? On peut en douter. Quand je dis : ce mur n'est pas blanc, je me place mentalement devant un interlocuteur tenté de le croire tel.
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C'est indiscutable pour le jugement négatif, mais aussi pour le jugement affirmatif. Pourquoi déclarer que ce mur est blanc, sinon parce que je crains qu'on pourrait le trouver gris ou noir ? La connaissance paraît de la sorte inséparable de la communication avec autrui, auquel nous voulons faire accepter notre point de vue ou que nous désirons mettre en garde contre des erreurs qui lui seraient préjudiciables. Le mettre en garde en lui proposant la vérité, laquelle n'est donc point considérée comme un bien qu'on possède en égoïste, mais plutôt comme une propriété dont tout le monde peut jouir.
La transmission du savoir, c'est-à-dire de l'idée que je me fais de la réalité, est rendue possible grâce au langage, dont la présence et le rôle éclairent le caractère communautaire de la connaissance. Ce n'est point moi qui ai créé le langage ; je le reçois du groupe auquel j'appartiens. Il m'est absolument impossible d'échapper à son emprise et la langue dont je me sers influe sur la façon dont je me représente le réel ; les concepts qui constituent l'armature de mon savoir m'étant parvenus grâce à son entremise.
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De cette situation, ne devrait-on pas conclure que la connaissance est moins l'œuvre de l'individu que le résultat d'un processus impersonnel, dont nous serions seulement l'éphémère théâtre ? Ici non plus il ne s'agit pas d'un problème artificiel qu'on poserait parce qu'on saurait à l'avance qu'on le résoudra, par exemple, en faveur de la spiritualité de l'âme ([^33]), mais d'un problème réel, qui surgit du phénomène de la connaissance décrit avec le plus grand souci d'objectivité. Ce problème, dont Aristote a montré comment il naissait ([^34]), et qui continue de hanter les philosophes, peut se formuler ainsi Quel est le principe, la source d'où émane en nous la connaissance ? -- Kant répond en évoquant le « Sujet transcendental », Fichte le « Je pur », Husserl le « Moi transcendental tapi au fond de notre réalité empirique ». Hegel parle de Raison impersonnelle. -- Pourquoi ces auteurs ne consentent-ils pas à dire tout simplement que la connaissance procède de l'individu, de l'animal raisonnable que je suis, et qu'elle constitue une de ses activités ?
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-- Parce que, précisément, comme nous l'avons souligné, la connaissance déborde à l'infini les étroites limites à l'intérieur desquelles se situe mon existence. On se voit ainsi contraint de la rattacher à un principe qui dépasse notre réalité empirique. -- Mais quel est, pour l'idéalisme allemand, le statut de ce principe ? S'agit-il simplement d'une condition logique, comme l'adjectif « transcendantal » le laisse entendre ? Ou, au contraire, d'une cause véritable, au sens ontologique du terme ? Et quels sont les rapports du « Je pur » avec la conscience que j'ai de moi-même ? Autant de problème que les idéalistes résolvent malaisément ([^35]).
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Aussi n'est-il pas étonnant qu'on ait critiqué leur interprétation de la connaissance. Feuerbach a ouvert le feu, en niant résolument que la connaissance ait pour origine un Sujet transcendental, un Esprit absolu, une Raison impersonnelle « sans être, ni couleur, ni sang ». Il y voit, au contraire, le produit de l'activité d'un individu charnel, sexué, nouant des relations affectives avec l'univers et avec les autres hommes ([^36]). -- Marx, Kierkegaard, Nietzsche, dans des contextes différents, formulent des reproches analogues. Kierkegaard, en particulier, soucieux de sauver l'individu, qui lui paraît menacé par l'idéalisme, s'élève avec véhémence contre la prétention de faire de la connaissance l'œuvre d'un sujet abstrait et de transformer ainsi l'esprit humain en quelque chose d'indéterminé, « qu'aucun homme existant n'a jamais été et ne peut être » ([^37]). Il faut affirmer bien haut que l'individu et lui seul connaît : « Que l'esprit connaissant soit un esprit existant et que chaque homme, en tant que tel, existe en soi, je ne puis trop souvent le répéter, car le fait que ceci a été fantastiquement perdu de vue est la cause d'une grande confusion » ([^38]).
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Toutefois l'existant que Kierkegaard place à la source de l'activité de connaissance perd un peu ses attaches avec notre réalité charnelle et historique ; il apparaît plutôt comme un être spirituel, dont l'essence serait d'avoir à choisir sa destinée « avec la passion de l'infini ». Marx, Nietzsche, et plus près de nous des penseurs comme G. Marcel et Merleau-Ponty, insistent davantage sur le côté biologique du sujet connaissant. Ils ont raison. En ce bas monde, la seule réalité humaine dont nous ayons l'expérience, c'est l'homme concret, corps et âme, qui exerce son activité cognitive à partir des conditions charnelles auxquelles il est soumis.
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Le structuralisme le concède. Il nie seulement que cette réalité soit la source dernière d'où émane la connaissance. Il constate, comme nous, que celle-ci déborde l'individu, qu'elle s'exerce et se traduit au sein d'un ensemble culturel complexe, structuré, composé de nombreux éléments imbriqués les uns dans les autres. Et comme il ne se satisfait point du « Sujet transcendental » kantien, ni de la Raison impersonnelle de Hegel trop « métaphysique » à ses yeux, le structuralisme se borne à faire dériver notre savoir de cet ensemble que nous venons d'évoquer. Notre connaissance prendrait ainsi sa source dans un « système anonyme et impersonnel », dans « une pensée froide, édifiée à l'écart de tout sujet, individuel ou collectif » ; et les structuralistes vont jusqu'à nier « la possibilité même d'un sujet capable de connaître d'une manière autonome » ([^39]). Ce faisant, ils prétendent expliquer ce qu'il y a d'universel dans la connaissance, sans dépasser l'expérience, sans recourir à je ne sais quel sujet ontologique plus ou moins camouflé.
Et cependant, à moins de voir dans l'homme un néant, et de le réduire à un simple point où s'entrecroisent de multiples relations, n'est-on pas obligé d'admettre que chaque individu exerce, pour son compte, l'activité de connaissance, ce qui prouverait que le principe de cette connaissance se trouve en lui d'une manière ou d'une autre ? De quelle façon ? Ce principe s'identifie-t-il à celui qui donne naissance à nos autres activités ?
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Aristote posait déjà la question ([^40]). -- Nous n'avons pas à y répondre ici, les considérations que nous venons d'émettre n'ayant d'autre but que de faire ressortir les traits saillants de l'activité cognitive déployée par l'homme. Résumons-les. Au point de départ de cette activité, il y a, comme dit Fichte, une « détermination du sujet par l'objet ». Le sujet n'en fait pas moins preuve d'activité. Il « construit », à l'intérieur de lui-même et sous des influences multiples, une image du réel, qu'il communique aux autres par le langage ; et cette image ainsi extériorisée, devient à son tour partie intégrante de l'ensemble culturel dans lequel nous vivons.
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Bien que la connaissance soit une activité, voire une activité créatrice, ce n'est cependant pas à elle qu'on pense lorsqu'on emploie le mot action. Ce terme, en effet, désigne les opérations par lesquelles l'homme, au lieu de subir la forme de l'objet, imprime la sienne sur la réalité qu'il façonne. Le menuisier, en fabriquant une table, donne au bois dont il se sert un aspect nouveau. L'artiste fait de même avec les couleurs, les mots, les sons, le marbre, etc. Le politicien cherche à transformer une société donnée, ou, le cas échéant, à maintenir, contre les facteurs de destruction, la forme que ses prédécesseurs lui avaient imposée. Et chacun de nous, quand il essaie d'acquérir des habitudes, de se bonifier au moral ou au physique, vise, comme disent les sportifs, l'acquisition d'une forme meilleure. L'action se définit comme la production d'une œuvre, à partir d'une matière préexistante. L'œuvre, par une sorte de choc en retour, transforme l'agent lui-même, qui se manifeste et se réalise par son entremise. On ne peut se prétendre menuisier si on n'a jamais fabriqué de meubles ; écrivain, si on n'a rien écrit ;
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et les autres ne nous considèrent comme saints que si nous portons des « fruits de sainteté ». Que vaudraient, en effet, des aptitudes, des virtualités qui ne s'actualiseraient jamais ? C'est dire l'importance de l'action dans l'existence humaine : elle seule laisse entrevoir ce que nous sommes en réalité.
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L'action prend des formes aussi multiples que les besoins auxquels elle doit faire face. Il est des besoins terre-à-terre, urgents, sans cesse renaissants : se nourrir, se vêtir, procréer, se protéger contre la nature. Ils viennent de ce que l'homme a un corps, auquel beaucoup de choses sont nécessaires, de ce qu'il appartient à ne espèce vivante qui se perpétue par la reproduction sexuée. Doué d'intelligence, l'homme est capable, non seulement d'utiliser comme l'animal les moyens de subsistance offerts par le milieu où il évolue, mais d'en créer de nouveaux, et d'inventer dans ce but des instruments de plus en plus perfectionnés : des outils, des machines. Les besoins auxquels nous venons de faire allusion exigent d'être satisfaits en priorité ; c'est sans doute pourquoi nous accordons tant d'importance aux activités qui s'y rapportent. Leur ensemble constitue la vie économique, c'est-à-dire la production, l'échange et la consommation des biens matériels. Il suffit de réfléchir à la place qu'elle occupe dans l'existence de la plupart des individus et dans la société, pour comprendre l'importance de son rôle et l'attention qu'elle mérite.
Toutefois, l'homme ne se réduit pas à l'*homo œconomicus*. Il crée, non seulement des techniques et des « marchandises », mais des religions, des philosophies, des morales, des institutions juridiques, des organisations familiales, sociales, politiques. Nous avons vu qu'il crée aussi les concepts et le langage. Les produits de toutes ces activités se conditionnent réciproquement, entretiennent des relations complexes ; et leur ensemble constitue le milieu culturel dans lequel nous baignons. Ils ne sont pas seulement le résultat d'initiatives individuelles, mais surgissent aussi grâce à ce milieu qu'ils contribuent par ailleurs à transformer. La société facilite notre action par les connaissances que le langage met à notre disposition, elle nous propose des buts et nous offre les moyens pour les atteindre.
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Faut-il conclure que les activités de l'homme procèdent d'une source anonyme, d'un dynamisme impersonnel qui le meut comme malgré lui ? -- Que nous « sommes agis » et n'agissons pas véritablement ?
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Que notre être ressemble à une vaste machinerie, à un théâtre sans auteur ni acteur ? Nietzsche et les structuralistes seraient sans doute enclins à l'affirmer. Le problème ressemble à celui que nous avions rencontré à propos de la connaissance : sommes-nous, oui ou non, la cause de ce qui se passe en nous ? -- En ce qui concerne nos activités, il faut se rappeler qu'agir consiste à modifier le réel, à lui imposer une forme nouvelle. Cela suppose qu'il ne satisfait plus, que nous le désirons et l'imaginons autre. De même que, dans la connaissance, on se détache de l'impression subie pour la penser à l'aide du concept ; de même, en agissant, nous prenons du recul par rapport au donné, le refusons et échappons ainsi à son emprise, que ce donné soit le matériau de l'artisan, nos tendances, notre tempérament, notre hérédité, une situation sociale ou politique. L'homme ne se contente pas de prendre ses distances mentalement vis-à-vis du donné, de lui échapper par la pensée, il s'efforce de le dominer réellement en le transformant d'après une idée préconçue. L'animal, mû par des forces contre lesquelles il ne peut rien, rivé aux impressions du moment, n'agit pas, à proprement parler. Il n'y a d'action véritable que libre. Sans doute, la liberté se trouve-t-elle conditionnée par l'organisme, le milieu, etc., et ne s'affranchit jamais complètement de ces conditionnements. Même l'effort qu'on déploie pour les surmonter en dépend encore à certains égards ; il est fonction de ce que nous sommes, et aussi de l'époque où nous vivons, laquelle, par exemple, nous persuade de l'importance de notre libération, la fait miroiter à nos yeux et nous propose des moyens pour la réaliser. Notre action ne sera donc jamais totalement autonome, car nous demeurons immergés dans la nature et la collectivité. En travaillant le donné, tout comme en exerçant notre activité de connaissance, nous dégageons cependant peu à peu de la gangue qui l'enveloppe notre être raisonnable et libre, tâche jamais achevée et qui, pour paradoxal que cela paraisse, s'accomplit avec l'aide de ces mêmes forces qu'il s'agit de surmonter. De cette libération progressive, comment ne serions-nous pas la source, le principe ? S'effectuerait-elle sans que nous y soyons pour quelque chose ? Cela paraît impensable ([^41]).
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Mais si la source de notre activité est en nous, de quelle façon se la représenter ? à la suite de Hegel, on caractérise volontiers, de nos jours, l'action humaine par la « négativité ». Veut-on simplement souligner ainsi ce qu'a d'original l'activité de homme capable de refuser le donné et de le modifier ; alors il n'y a rien à objecter : après tout, quand nous disons *oui* à quelque chose ou à quelqu'un, ce *oui* n'a de valeur que parce que le *non* était possible. Mais si, en parlant de « négativité », on prétend définir la source de nos activités, nous avons le droit de nous montrer réticents. De quoi s'agit-il, en effet, quand on parle de négativité ? Kojève répond que, prise en elle-même, elle « est néant pur ; elle n'est pas, elle n'existe pas, elle n'apparaît pas » ([^42]). Pour qu'elle puisse jouer son rôle, ajoute-t-il, il faut qu'il y ait quelque chose à nier, c'est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, le donné que nous voulons transformer. Mais cela suffit-il, pour rendre intelligible la négativité ? Ne faut-il pas aussi un pouvoir de nier, réel et positif ? Ou bien serait-ce le donné qui se nie lui-même ([^43]) ? C'est peu compréhensible ([^44]). L'action humaine, en ce qu'elle a de spécifique, dans le refus du donné qu'elle implique, procède de nous. Elle suppose donc une virtualité qui s'actualise quand nous agissons ; une puissance qui, par ses manifestations, prouve qu'elle dépasse le donné ; ne source, qui sans doute n'élimine jamais complètement les impuretés qu'elle charrie, mais n'en demeure pas moins en nous. Elle est nôtre, la même peut-être que celle d'où sort la connaissance. C'est nous qui agissons et connaissons et non je ne sais quelle force anonyme, dont nous serions simplement les jouets. Une interprétation de la réalité humaine qui l'oublie ne respecte pas la réel.
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Nous connaissons seulement une chose à la fois ; de même nous agissons toujours en vue d'un but particulier, sous la pression d'un besoin déterminé, et nos activités, pour être efficaces, doivent viser des fins précises et limitées. Me rendre compte que je sais peu de choses, suppose que j'ai l'idée d'un savoir embrassant la totalité de ce qui existe et auquel j'aspire plus ou moins consciemment. De même, en m'apparaissant bornés, les buts que je poursuis laissent percer à l'arrière-plan un but unique sur lequel ils se détachent, objet d'un souci fondamental et permanent sous-jacent à mes soucis quotidiens. Ce but, on l'appelle le bonheur, ce bonheur vers lequel tous les hommes tendent ([^45]), en vertu « d'une nécessité naturelle », fondée sur leur essence même. Les opinions varient quand il s'agit de préciser le contenu du bonheur. On s'entend toutefois à reconnaître que le bonheur, du point de vue formel, s'identifie à la satisfaction totale, au contentement intégral et permanent ([^46]).
Si l'homme, en agissant, vise le bonheur, l'expérience prouve qu'il ne l'atteint pas toujours. Ce qu'il produit pour s'en rapprocher se retourne parfois contre lui et devient source de malheur. Toutes nos créations sont susceptibles d'être utilisées de travers, non seulement les techniques, mais les institutions politiques, économiques, sociales, religieuses, sans oublier les connaissance théoriques : la science et la philosophie. L'homme est alors submergé par ses propres œuvres ; il ne les domine plus ; ce qui devait le libérer renforce ses liens ; il en arrive à oublier, en fin de compte, à quoi toutes ses activités étaient destinées : le rendre de plus en plus libre pour l'aider à se rapprocher du bonheur.
(*A suivre*.)
Chanoine Raymond Vancourt.
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### Le jugement téméraire
LA NOËL dernière n'est pas très loin ; on peut encore se souvenir de toutes les pensées qui nous sont advenues en ce saint temps, et il en est une, entre autres, que nous soumettons à nos lecteurs. Elle a trait à l'hôtelier de Bethléem ; il n'a jamais eu bonne presse, et nous avouons qu'à nous-mêmes, il nous est arrivé (ailleurs qu'ici) de lui donner une attitude peu avantageuse.
Il a contre lui le texte de s. Luc interprété sans charité préalable : « *car il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie *». Ce « *pour eux *» fait penser qu'il y en avait pour d'autres plus riches apparemment, ou qui, tout simplement, avaient retenu leur place à temps avant que l'hôtellerie fût pleine.
Bethléem n'était qu'un gros village, l'hôtellerie ne devait pas être bien grande. Le jour de la convocation pour le dénombrement avait été fixé par l'autorité romaine : aucun moyen pour Joseph d'échapper à ce recensement qui comportait la vérification des pièces fournies, l'enregistrement des témoignages et même leur traduction par un interprète. Il est probable que, même commencé très tôt, ce recensement dura plus longtemps que prévu.
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L'Évangile nous dit : « *Joseph monta donc aussi de la Galilée, de la ville de Nazareth vers la Judée, vers la ville de David qui se nomme Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la famille de David, pour s'inscrire, avec son épouse qui était enceinte.* »
De la maison et de la famille... nous ne comprenons pas très bien quelle distinction s. Luc entend faire. Est-ce maison (*oïkos* en grec) qui restreint le sens ou qui l'élargit ? ou au contraire : famille (*patria* en grec) ? Minimus l'ignore. Certains pensent que le grec *patria* pourrait vouloir dire que s. Joseph était né à Bethléem même.
Cela n'explique point que s. Joseph ait fait faire ce voyage à la Sainte Vierge qui, bien que descendante de David aussi, n'y était point obligée. Les femmes comptaient moins qu'aujourd'hui en ce temps-là ; mais voyez comment Dieu se chargeait de les venger : la seule créature humaine qui fut jamais exempte du péché originel était cette jeune femme qui remontait à pas comptés la grande rue de Bethléem.
De Nazareth à Bethléem il y a trois jours de chemin, mais de Jérusalem à Bethléem il n'y a guère que dix kilomètres à plat, car les deux villes sont à la même altitude. Or la tradition rapporte que la Sainte Vierge possédait une maison à Jérusalem. Les deux jeunes époux pouvaient penser, en partant de bonne heure, se faire inscrire à Bethléem et rentrer à Jérusalem avant la nuit d'hiver. Il n'en fut rien à cause de l'affluence inattendue et de la lenteur du travail. Et quand nos jeunes gens s'avisèrent qu'ils ne pourraient rentrer à Jérusalem le soir même et qu'il leur faudrait passer la nuit dans le village, il n'y avait plus de place, même pour eux, dans l'hôtellerie.
Ce voyage de Marie accompagnant Joseph est un mystère, car il paraît très imprudent à la sagesse humaine ; mais s. Joseph avait peut-être trouvé du travail à Jérusalem, Hérode était un grand bâtisseur. En fait, Dieu préparait l'accomplissement de la prophétie de s. Malachie :
« *Et toi, Bethléem, terre de Juda,*
*Tu n'es pas la moindre parmi les princes de Juda*
*Car de toi sortira le chef*
*Qui doit paître mon peuple d'Israël. *»
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L'oracle de s. Malachie répondait à la promesse faite à Moise : (Deut. 18-18) « *Yaweh me dit : ce* *qu'ils ont dit est bien, je leur susciterai du milieu de leurs frères un prophète tel que toi. Je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je leur commanderai. *» S. Jean (I, 45) raconte que s. Philippe rencontrant Nathanaël lui dit : « *Nous avons trouvé celui dont Moise écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes ; c'est Jésus fils de Joseph de Nazareth. *» A quoi Nathanaël, en bon voisin de campagne répond (encore un jugement téméraire) : « *Peut-il sortir de Nazareth quelque chose de bon ? *»
Et notre hôtelier ? Il répondit à Joseph : « Plus de place voyez. Il y a des gens dans le couloir qui font garder leur place, il y en a sur la terrasse, il y en a dans l'écurie. » Et puis jetant les yeux sur la jeune mère, il ajouta : « Et tout le monde a des parents ou des hôtes. C'est plein partout ! Oh ces Romains ! Mais, vous ne pouvez pas passer la nuit dehors ! Écoutez... Suivez la route, à tel endroit... j'ai une grotte, l'entrée est bouchée avec des fagots d'épine, là, vous serez tranquilles et même j'ai dû y mettre mon bœuf pour laisser de la place aux clients dans l'écurie ; au fond, je ne serais pas fâché qu'il y ait quelqu'un là-haut parce que si les voleurs se doutaient que j'y ai mis mon bœuf, ils pourraient bien lui rendre visite. Ah ! ces Romains, ils ne savent pas quoi inventer pour nous créer des ennuis. Allez, vous serez au chaud. Votre âne aura de la compagnie avec mon bœuf. Isaïe l'a dit : « *Le bœuf connaît son possesseur et l'âne la crèche de son maître. *» Il y a bien une crèche (pour les agneaux, dans la saison) mais elle est à moi. Enfin vous vous arrangerez avec Isaïe. Béni soit-il. »
Joseph se dépêcha d'aller acheter de l'huile, une lampe ; il prit de l'eau à la citerne de Bethléem dont le souvenir faisait soupirer de désir David fuyant dans le désert, et tout ce qui pouvait leur manquer ; et puis il partit pour la grotte avec Marie.
Ce moment de l'année était la fête de Hanuca ou de la Dédicace qui célébrait la restauration de l'autel sous Judas Macchabée. Elle tomba en désuétude après la ruine du Temple. Mais au temps où nous sommes c'était une fête joyeuse, tout le monde illuminait suivant un rite, et le soir de Noël de cette année-là, toute la Palestine était comme un champ d'étoiles. Marie alluma à l'entrée de la grotte trois lampions suivant l'usage ([^47]).
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Marie, comme on le faisait dans toutes les maisons d'Israël le soir de cette fête, récita avec Joseph les psaumes du grand Hallel (Vulgate : Ps. 112 à 117).
*Alleluia ! Louez Dieu, vous ses serviteurs*
*Louez le nom de Dieu,*
*Que le nom de Dieu soit béni*
*Maintenant et à jamais,*
et où se trouvent les célèbres paroles que nous répétons à Pâques :
*La pierre rejetée par ceux qui bâtissaient*
*est devenue la pierre de l'angle.*
*C'est l'œuvre de Dieu,*
*C'est une merveille pour nos yeux.*
*Voici le jour que Dieu a fait* (Haec est Dies !)
Non, il n'y avait point de hasard dans la présence de Marie en ce lieu, à cette date, pour la naissance de Jésus !
Puis les deux époux se couchèrent en prononçant, comme tous les Juifs, la bénédiction : « Bénis sois-tu, Éternel notre Dieu, roi de l'univers, qui verse le sommeil sur mes yeux et l'assoupissement sur mes paupières. »
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Dans la nuit, l'enfant naquit et jeta son premier cri. Marie le reçut, lui donna les soins nécessaires et l'enveloppa de langes ; il prit le sein et fut couché dans la crèche. Et après avoir béni Dieu pour cette heureuse naissance, Marie songea aux paroles de l'ange : « *Et son règne n'aura point de fin. *» Ce petit est le « *Fils du Très Haut. *» Ne mourrait-il point ? En sera-t-il de lui comme d'Hénoch ? « *Et on ne le vit plus, car Dieu l'avait pris *»... Enlevé ? comme Élie sur un char de feu ? Rien n'est impossible à Dieu...
Après quelques heures de repos, Joseph se leva, disant la bénédiction : « *Béni sois-tu, Éternel notre Dieu roi de l'Univers, qui ouvre les yeux des aveugles. *» Puis au petit matin, il sortit devant la grotte pour allumer du feu et faire chauffer un peu d'eau.
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C'est alors que trois bergers descendant de la montagne, après avoir transmis leur garde aux autres bergers, s'arrêtèrent étonnés devant Joseph, lui disant : «* La paix soit avec toi *». -- « *Paix à vous *», répondit l'homme juste. « Mais c'est la grotte de l'aubergiste ! Tout est-il bien pour vous ? -- Tout est bien. » Et Joseph expliqua la cause de leur présence, et il bénit l'aubergiste, car, dit-il, « cette nuit nous est né un fils ». Les bergers tressautèrent à cette parole et tout émus racontèrent à Joseph leur frayeur en voyant subitement l'Ange entouré de lumière qui venait leur annoncer une grande joie destinée à tout le peuple, la naissance du Sauveur d'Israël, « *Et voici ce qui vous servira de signe, a-t-il dit : vous trouverez un petit enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche.* » Joseph en fut joyeux, mais ne s'étonnait plus ; il répondit : « Il est là, vous allez le voir. » Il entra prévenir Marie, pour qu'elle s'écartât au fond de la grotte, car Lévitique (XII, 1 à 5) défendait d'approcher la mère d'un garçon pendant les sept jours suivant la naissance.
Les bergers virent dans la paille et le foin l'enfant prédestiné. Ils murmurèrent : «* Barouk Adonaï ! Béni soit l'Éternel notre Dieu, combien est grande l'abondance de sa miséricorde ! *» (Ps. 30), et se retirèrent pour ne pas réveiller l'enfant ni gêner sa mère. Mais, là-haut, la gloire du Seigneur les avait enveloppés de sa lumière, et l'Ange leur avait dit : Je vous annonce une grande joie destinée à tout le peuple. Sitôt qu'ils furent hors de la grotte, leur joie éclata, et puisqu'elle était destinée à tout le peuple, à tout le peuple ils racontèrent le chant des anges :
*Gloire à Dieu dans les hauteurs*
*Paix et bienveillance aux hommes sur la terre*
« *Et ils firent connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant ; et tous ceux qui les entendirent s'étonnèrent de ce qui avait été dit par les bergers. *» Les uns crurent, les autres, comme trente-trois ans plus tard, au matin de la Pentecôte, dirent : « Ils ont bien fêté la Hanuca cette nuit. »
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Nous avons essayé de réparer, à la source, le jugement téméraire qui gâte la réputation de l'hôtelier de Bethléem par une hypothèse vraisemblable. Mettons que c'est un conte de Noël. Mais ce que nos exégètes appellent science et dont ils aiment à se parer, n'est autre chose qu'un tissu de suppositions comme les nôtres.
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Il y a deux ans j'ai trouvé dans une revue ecclésiastique la recension du livre d'un nommé Jean Daniélou sur les *Évangiles de l'Enfance*. Est-ce le même que ce journaliste assez malchanceux qui a été nommé cardinal ? Quoi qu'il en soit, ce Jean Daniélou est de ces savants d'une fausse science qui font des trous dans l'Évangile par où s'en écoule la substance pour ne laisser qu'un vase vide. Pour lui, le *Gloria* est un hymne de la liturgie chrétienne primitive qui est passé dans l'Évangile entouré d'une affabulation populaire. Or il n'y a aucune trace de cette liturgie primitive ; les premiers chrétiens suivaient la liturgie juive du Temple. L'Annonciation serait une invention de saint Luc d'après l'annonciation à la mère de Samson ou à Gédéon. C'est un genre littéraire ; comme si Dieu ne pouvait avoir un genre divin de tâter la raideur des cous ! Ces élagages auraient pour but de rendre la foi accessible à nos contemporains, que la télévision a rendus très savants et très difficiles. Mais ils ne font que détruire ainsi l'idée même de foi et celle de sa nécessité.
Enfin, je vois là-dedans beaucoup de ces jugements téméraires qui ont nui à la réputation de l'hôtelier de Bethléem saint Luc, les Apôtres auraient menti et la Sainte Vierge aurait menti ou se serait prêtée au mensonge ? Mettons que c'est aussi un conte de Noël... mais il sent le soufre.
D. Minimus.
P. S. -- A la page 171 du numéro de décembre un lamentable lapsus calami nous a fait dire dans une citation du père Emmanuel : deux personnes en Jésus-Christ au lieu de deux natures. Nos lecteurs, scandalisés peut-être n'en n'ont pas été influencés, heureusement.
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## NOTES CRITIQUES
### Sur Garabandal et San Damiano
J'ai été très surpris, au début de janvier, en ouvrant « la Documentation catholique » (n° 1577, du 3 janvier 1971), de constater que cinq pages entières -- dix colonnes -- étaient consacrées à Garabandal et à San Damiano.
Comme ces questions m'intéressent, j'ai lu ces pages attentivement.
Disons tout de suite, pour ceux qu'elles n'intéressent pas, qu'elles n'apportent rien de nouveau.
En elles-mêmes cependant, elle constituent un fait intéressant qui me suggère quelques réflexions.
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Trois documents nous sont présentés :
1\) Une « lettre de l'évêque de Santander aux évêques du monde entier » ;
2\) Une « notification de l'évêque de Piacenza » ;
3\) Une « déclaration du cardinal Journet ». [^48]
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1\) Le premier document est précédé du « chapeau » suivant :
« *Ce communiqué de Mgr José Cirarda Lachiondo, intitulé* « *Communiqué de l'évêque de Santander* (*Espagne*) *à ses frères dans l'Épiscopat sur les apparitions supposées de la Très Sainte Vierge, à San Sebastian de Garabandal *», *a été envoyé pour les soins de la Secrétairerie d'État à toutes les nonciatures, qui l'ont fait parvenir aux évêques de l'Église tout entière. Son but est de mettre un point final aux discussions qui se sont élevées au sujet des apparitions supposées de Garabandal* (*D.C.* 1970*, n° *1564) *et d'alerter les évêques sur l'interdiction des manifestations de piété dont ces apparitions sont l'origine. *»
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Le « communiqué » (c'est-à-dire la lettre de l'évêque de Santander) ne porte pas de date. Une note de « la Documentation catholique » nous informe qu'il est traduit du *Buletin oficial Obispado de Santander* (n° 7, de juin 1970).
Sur le fond, nous l'avons dit, ce communiqué ne nous apporte rien de nouveau. Il rappelle que les évêques successifs de Santander ont estimé que le caractère surnaturel des « apparitions supposées » n'apparaît pas, le dernier évêque (le prédécesseur de l'évêque actuel) jugeant même que « tous les faits qui se sont produits dans ladite localité \[Garabandal\] ont une explication naturelle ». Quant à la S. Congrégation pour la défense de la foi (l'ancien Saint-Office), elle n'a pas estimé devoir se saisir de l'affaire. « Notre Congrégation, écrit le cardinal Seper à l'évêque de Santander le 10 mars 1969, s'est contentée de louer la prudence et la sollicitude pastorale dont votre Curie à fait preuve, sans jamais porter de jugement engageant le Saint-Siège. »
Pourquoi donc l'évêque de Santander fait-il envoyer son communiqué aux évêques du monde entier par la Secrétairerie d'État ? Parce qu'il reçoit des lettres du monde entier pour savoir ce qui en est des « faits » dont Garabandal a été le cadre, et que ces lettres proviennent non seulement de laïcs mais de « nombreux évêques » dont tel ou tel lui écrivent pour s'annoncer à Santander « à la tête d'un pèlerinage de leur diocèse pour visiter Garabandal »).
2\) Le deuxième document est précédé du « chapeau » suivant :
« *A propos des prétendus messages et apparitions de la Sainte Vierge à San Damiano, dans le diocèse de Piacenza* (*suffragant de Milan*)*, Mgr Enrico Manfredini, nouvel évêque de Piacenza, a publié la notification ci-après : *»
(Rappelons que « Piacenza » est la ville connue en France sous le nom de « Plaisance ».)
La « notification » est datée du 1^er^ novembre 1970.
Elle non plus ne contient, dans le fond, rien de nouveau. Le ton en est dur. « *Ce qu'on appelle,* dit le paragraphe principal, « *Les faits de San Damiano *», *c'est-à-dire les prétendus messages, les soi-disant visions et les présumés prodiges, n'ont rien de surnaturel ; les preuves alléguées n'ont aucune valeur probante ; il existe, par contre, beaucoup de preuves indubitablement contraires. *»
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La raison de cette notification, c'est que depuis qu'il a été nommé évêque de Piacenza, en 1969, Mgr Enrico Manfredini s'est trouvé confronté aux « faits de San Damiano, qui ont acquis une grande notoriété ». Une « vaste propagande » mène à San Damiano « de nombreuses personnes provenant en partie de diocèses d'Italie, mais en majeure partie de l'étranger ».
3\) Le troisième document est une déclaration du cardinal Journet relative à San Damiano.
Cette déclaration a paru dans « La Suisse », p. 30, le 28 octobre 1970.
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Les réflexions que me suggèrent ces documents sont nombreuses. Je n'en retiendrai que quelques-unes.
I. -- Tout d'abord, il appert que les « faits » de Garabandal et de San Damiano continuent d'intéresser de nombreuses personnes.
On pouvait penser que, soit par l'usure du temps, soit à cause des « mises en garde » de la Hiérarchie, le courant d'intérêt -- piété ou curiosité -- suscité par les « faits » de ces, deux villages irait en déclinant. Je pensais, quant à moi, qu'il en était effectivement ainsi, du moins pour Garabandal.
Le « communiqué » de l'évêque de Garabandal et la « notification » de l'évêque de Santander semblent indiquer le contraire.
II\. -- On est obligé de constater que les prises de position des deux évêques sont de peu d'effet sur les fidèles.
Pourquoi ?
Est-ce à cause de la vague de désobéissance qui traverse l'Église ? Très certainement. Mais pourquoi cette désobéissance elle-même ?
Les raisons en sont évidentes.
La révolte générale contre l'autorité de l'Église est le fait des « progressistes ». Leur licence n'entraîne pratiquement aucune sanction. Elle n'est même pas condamnée verbalement. Alors les « fidèles », catalogués ou non « intégristes », ne sont guère portés à écouter les évêques quand ceux-ci leur réservent, en exclusivité, l'usage de leur autorité.
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Ils y sont d'autant moins portés que, dans les deux cas considérés, il est reconnu que les « messages » et communications diverses transmis par les « voyantes » non seulement ne contiennent rien contre le dogme et la morale mais en sont un rappel incessant.
Les fidèles, ne recevant plus par les voies normales de la Hiérarchie la « parole » dont ils ont soif vont la chercher là où ils pensent pouvoir la recueillir.
Ont-ils tort ? Ont-ils raison ? Je ne juge, ni ne conseille ; j'explique.
III\. -- Les « interdictions » prononcées par les deux évêques visent clercs et laïcs. A chacun de les apprécier, selon sa conscience « éclairée ». Mais nous pensons que l'évêque de Plaisance va loin quand il avertit les personnes, « prêtes et laïcs », qui « soutiennent » les « faits » de San Damiano (par la propagande, l'organisation de voyages, etc.) que, « s'ils persistent dans cette attitude », il se verra « dans l'obligation de leur interdire nominativement dans ce diocèse l'accès à l'église et aux sacrements, et de les frapper de suspense *a divinis* s'ils sont prêtres », se réservant d'ailleurs, « pour tous », « d'en informer leurs Ordinaires ».
Des mesures de ce genre, pour fondées qu'elles puissent être en termes de Droit, risquent de ne pas se révéler conformes à la prudence, tant elles sont différentes de celles qui se pratiquent actuellement dans l'Église.
IV\. -- Le peu d'empressement avec lequel certains fidèles accueillent les « communiqués », « notifications », « interdictions » des évêques de Garabandal et de San Damiano s'explique par le désordre qui règne actuellement dans l'Église. Mais il s'explique aussi par le fait que la prise de position des évêques paraît en grande partie dictée par des considérations a priori.
Les deux cas sont, d'ailleurs, très différents. Je n'entends pas les examiner. Je constate simplement que les « faits » qui attirent les foules sont dits avoir « une explication naturelle » (Garabandal) ou n'avoir « rien de surnaturel » (San Damiano) par affirmation pure et simple. Sans doute, les évêques ont autorité pour le dire ; mais quelque rapport annexe justifiant leur position serait tout de même le bienvenu. Le fait que la Congrégation pour la défense de la foi n'entende qu'avaliser la régularité des décisions prises (par l'évêque de Garabandal) sans engager son propre jugement contribue au trouble des esprits. On a trop l'impression que les évêques veulent simplement étouffer une vague de « mysticisme » qu'ils estiment dangereuse, sans trop se préoccuper de la véritable nature des « faits ».
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Depuis plus d'un siècle, les apparitions de la Sainte Vierge et les « faits » de nature extra-ordinaire se multiplient dans l'Église. Ces faits sont très divers et il y a certainement de tout parmi eux. Mais les noms de la rue du Bac, Lourdes, la Salette, Fatima, Pontmain et bien d'autres attestent de la valeur de beaucoup d'entre eux. Globalement, ils constituent indubitablement, un « signe des temps ». Dans la mesure où ils continuent, sont-ils tous devenus « naturels » ? Le « surnaturel » en est-il exclu ?
Jamais on n'a autant parlé des « signes des temps ». Jamais on n'a autant parlé des « charismes » et du « prophétisme ». Mais sous ces mots on ne veut plus admettre que les élucubrations des contestataires, répercutées par les *mass-media *; et on considère comme hallucinations ou supercheries tous les « faits » qui ont pour centres des enfants, des paysannes ou les plus exemplaires des religieux et des religieuses. On n'a qu'à voir comment a été traité toute sa vie le Padre Pio pour juger du crédit qu'on peut attribuer à ceux qui tranchent aujourd'hui de ces « faits » avec l'autorité du Droit ou de l'Opinion.
V. -- Il faudrait savoir exactement ce qu'on entend par les mots « naturel » et « surnaturel ». Les « faits », inscrits dans la nature, sont toujours, par quelque côté, « naturels ». Leur caractère « surnaturel » est toujours très difficile à établir, car il n'y a pas de critère naturel d'un fait de caractère surnaturel. Ce n'est que l'autorité de l'Église qui, finalement, en décide, sans d'ailleurs imposer sa décision.
Mais le surnaturel est partout dans la vie chrétienne. Le problème est de savoir s'il y a cause surnaturelle directe et immédiate dans un fait extraordinaire. C'est un point délicat à trancher.
On le voit bien dans la question du miracle.
Il peut y avoir miracle, par exemple, dans une guérison qui, pourrait se produire naturellement. Mais on ne parlera normalement de miracle que si la guérison ne s'explique pas naturellement.
Il n'y a pas une limite au-delà de laquelle le naturel devient surnaturel. Qu'un fait qu'on ne peut expliquer naturellement soit considéré comme surnaturel n'est admissible que par d'autres caractères que son caractère simplement inexplicable au point de vue rationnel.
C'est bien pourquoi l'Église ne fait pas entrer dans l'obligation de foi le caractère surnaturel de « faits » dont elle sanctionne pourtant le caractère surnaturel par une approbation manifeste. Mais c'est aussi pourquoi on est porté à accueillir avec réticence certaines désapprobations catégoriques quand le dogme et la morale sont respectés dans des « faits » extraordinaires ; dont les sujets ne portent qu'à la piété. Le cas du Padre Pio est, à cet, égard, exemplaire.
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VI\. -- Outre le « naturel » et le « surnaturel », il y a le « diabolique », dont on ne parle plus guère. Le « diabolique » peut se mêler au surnaturel comme au naturel.
VII\. -- Dieu « a besoin des hommes ». Dans l'Évangile il est dit que Jésus, de retour dans sa petite patrie, ne pouvait y faire de miracles (Marc) on ne pouvait en faire que peu (Matthieu), « à cause de leur incrédulité ». Nul n'est prophète en son pays.
Le miracle fait croire celui qui, loyalement, est disponible à la foi, celui qui, dénué de préjugé (de pré-jugement), est porté à donner une signification à des faits qui, dans un contexte donné, lui apparaissent effectivement chargés de signification. Pour les autres, le miracle n'existe pas. C'est un fait bizarre, ou bien c'est une illusion. A la fin, le fait lui-même peut être nié.
On peut se demander si des « faits » extra-ordinaires, accueillis par certains dans une perspective surnaturelle, ne peuvent être « étouffés » par le refus des puissants. Est-il certain que tout « fait » d'origine surnaturelle soit destiné à percer le mur de l'indifférence ou de l'hostilité ? Faut-il voir dans cette victoire le critère du caractère surnaturel ? Ce n'est qu'à la fin des temps que tout sera révélé.
Aujourd'hui, on a l'impression que le surnaturel est tellement nié ou tellement « théorisé » chez les nouveaux docteurs de l'Église qu'il veut s'offrir de manière accessible aux âmes qui y aspirent simplement, comme s'il y avait certaines lois de l'équilibre surnaturel analogues à celles de l'équilibre naturel. D'où ces « apparitions » et ces « messages ». Alors on n'a pas de peine à imaginer tout ce que cette confusion peut charrier d'équivoque. Mais aussi on peut penser que le surnaturel sait se frayer sa voie dans les secteurs de pureté, de fidélité et d'humilité où il est accueilli. Dans l'impossibilité ou la difficulté où l'on est de se faire un jugement personnel sur les cas qui se proposent à notre attention, on ne se sent pas enclin à suivre ceux qui en traitent avec une passion dont l'agressivité est plus sensible que la dialectique.
##### La déclaration du Cardinal Journet.
Le troisième document, nous l'avons dit, est une « déclaration du cardinal Journet ».
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Comme c'est, de beaucoup, le plus court des trois publiés par « la Documentation catholique », le mieux est de le reproduire intégralement.
Le voici donc.
*Au sujet de San Damiano, on ne peut parler de véritable mystique. La vraie mystique chrétienne, en effet, est une forme supérieure de la vie religieuse, une vie religieuse normale mais rare, et qui exerce un rayonnement incomparable sur une époque. Comme l'écrivait Bergson à propos des grands mystiques chrétiens :* « *Ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s'est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaire. *» *Et encore :* « *Qu'un génie mystique surgisse, il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l'âme par lui transfigurée. *» *Bergson compare donc les mystiques aux grands génies. Comme eux ils ouvrent une voie et le monde suit.*
*On parle de pèlerinage à San Damiano. Dans tous pèlerinages, il y a, parallèlement, une profonde foi chrétienne et un élément sociologique. Mais il faut que la foi résorbe, absorbe, domine l'élément sociologique* (*c'est le cas à Lourdes par exemple*)*. Il arrive cependant que le* « *sociologique *» *prenne une valeur plus grande que la foi, et dans ce cas le pèlerinage n'a plus de valeur chrétienne. Le* « *point *» *d'un vrai pèlerinage est un endroit où l'on trouve une marque chrétienne authentique. Dans ce cas, le centre, le cœur du pèlerinage devient authentifiable par l'Église. Dans le cas de San Damiano, il s'agit donc de conversations avec la Vierge. L'Église a cherché à découvrir, dans ces dialogues, la marque authentique d'une intervention surnaturelle. Elle n'en a point trouvé. Dès lors, elle a pu affirmer que ce pèlerinage, que -- et je tiens à le souligner, -- je ne considère pas comme une supercherie, ne repose pas sur quelque intervention surnaturelle, mais plutôt sur la crédulité d'un monde angoissé.*
*Il faut là parler un peu des pèlerins. Dans une période de désarroi, d'angoisse, d'incertitude comme celle que nous vivons actuellement, il est normal que l'homme ressente parfois le besoin de savoir dans quels termes il est avec l'absolu, avec Dieu. L'homme cherche à connaître le jour de sa fin ; il veut savoir quel masque prendra sa mort. Et les messages de Mamma Rosa prétendent apporter à tous, individuellement ou généralement, une réponse à cette angoissante question. Mais ces gens sont dans l'erreur, car Dieu a voulu que nous ignorions la date et la forme de notre mort, afin que nous nous tenions prêts chaque jour. Cependant, dans le cœur de ces pèlerins, tout n'est pas négatif. On y trouve quelque chose de positif. Ils ne recherchent pas le remède à leur angoisse dans la facilité* (*la drogue par exemple*)*, mais dans la prière. En cela, leur foi, leur désir de vie chrétienne, peuvent être admirables.*
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*Quant à Mamma Rosa, je pense qu'elle est véritablement sincère. C'est une femme très sensible et qui éprouve un insurmontable besoin de parler, elle possède sans doute un exceptionnel don oratoire, mais elle est l'objet d'une illusion. Ce qu'elle croit être la voix de la Vierge n'est qu'une voix intérieure, celle de sa subconsience par exemple. J'ajouterai encore que ces messages n'ont rien d'extraordinaire ; ils restent toujours dans la banalité.*
*Le succès des pèlerinages à San Damiano repose donc, avant tout, sur une illusion -- celle dont est victime Mamma Rosa -- et sur la crédulité d'un certain nombre de chrétiens que le monde actuel désarçonne. Je ne condamne ni l'une ni les autres. Je suis, en revanche, beaucoup moins indulgent à l'égard des organisateurs et propagandistes de ces pèlerinages -- et notamment des ecclésiastiques dont le rôle est d'éclairer et non de suivre. Ils n'agissent pas dans un esprit chrétien d'obéissance à l'Église.*
(*La Suisse*, 28 octobre 1970, p. 30.)
La première réflexion que suggère cette « déclaration », c'est sa publication même.
Il est symptomatique que « la Documentation catholique » juge utile de renforcer la « notification » de l'évêque de Plaisance par la « déclaration » du cardinal Journet. Celui-ci est considéré comme un théologien très savant et « conservateur ». Comme les « pèlerins » de San Damiano sont censés être eux-mêmes « conservateurs », on leur sert un témoignage qui peut avoir plus de poids à leurs yeux que la prise de position de l'évêque.
Ceci dit, on observe que la déclaration du cardinal se compose de deux parties. La première, tout entière contenue dans le premier paragraphe, concerne la mystique. La seconde se rapporte aux « faits » de San Damiano.
Parlons d'abord de cette seconde partie.
On ne peut que savoir gré au cardinal Journet de parler en termes bienveillants des personnes. Il discerne sans peine la sincérité, tant de « Mamma Rosa » que des « pèlerins ».
Mais cette sincérité a pour point de départ une *illusion*. Mamma Rosa croit entendre la voix de la Vierge, alors qu'elle n'entend qu'une voix intérieure.
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C'est fort possible. Je dirais même que c'est l'idée qui vient tout naturellement à l'esprit quand on prend une vue générale des « faits » en question.
Seulement, peut-on se prononcer à partir d'une seule vue générale des faits ?
On eût aimé que le cardinal Journet nous dise qu'il a étudié d'un peu près la question -- à moins qu'il estime qu'une vue générale suffit parce qu'il s'agit de quelque chose de parfaitement clair. Il aurait alors dû nous le dire.
Ne connaissant moi-même la question que d'une manière superficielle, j'aurais été heureux de connaître le jugement du cardinal Journet, car sa science théologique, sa prudence et toutes les qualités qu'on lui attribue généralement sont de nature à donner un grand poids à ce jugement. Or j'éprouve invinciblement le sentiment qu'il donne une allure de *jugement* à une simple *impression*.
Je ne récuse pas l'impression, que je serais tenté de partager, mais je ne peux la recevoir comme un jugement.
Le cardinal Journet écrit : « L'homme cherche à connaître le jour de sa fin ; il veut savoir quel masque prendra la mort. Et les messages de Mamma Rosa prétendent apporter à tous, individuellement ou généralement, une réponse à cette angoissante question. » J'ai été étonné en lisant ces lignes. J'ai lu deux ou trois douzaines de ces « messages ». Je reconnais que c'est peu, car ils sont très nombreux. Mais je ne me souviens pas d'avoir lu quoi que ce soit de ce genre. S'agit-il de messages « individuels », ou d'un certain caractère eschatologique qui affecte l'ensemble de ces communications ? Nous restons dans l'ignorance.
Bref je trouve la déclaration du cardinal peu satisfaisante pour l'esprit. Mais peut-être suis-je influencé par le premier paragraphe, qui m'a stupéfié.
Certes, il n'est pas facile, sur un terrain pareil, de s'en prendre au cardinal Journet, qui est savantissime. Néanmoins je dirai bonnement les choses comme je les vois, quitte à simplifier excessivement.
Il me semble qu'on peut définir, ou plutôt considérer la mystique de trois manières.
1\) On peut considérer la mystique comme l'expérience la plus profonde de Dieu -- du vrai Dieu. Elle se confond alors avec la sainteté. Telle vie sainte, telle vie mystique.
2\) On peut considérer la mystique comme l'expérience de Dieu -- du vrai Dieu -- éprouvée de telle manière qu'elle se manifeste extérieurement par des signes sensibles. Quand on parle de personnes comme de « mystiques », c'est à cette catégorie de chrétiens qu'on pense.
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En ce second sens -- le plus fréquent -- un saint peut n'être pas un mystique. (Saint Louis n'est pas un mystique.) Et un mystique peut être ou n'être pas un saint. Les plus grands mystiques sont ordinairement des saints. Par exemple, les deux saintes Thérèse, saint Jean de la Croix. Ils n'attribuent qu'une importance très secondaire aux états et aux phénomènes qui font d'eux des mystiques. Ils les tiennent même pour zéro par rapport à la Foi, à l'Espérance et à la Charité. Les phénomènes mystiques sont sans rapport nécessaire avec l'intensité de la vie chrétienne. C'est pourquoi certaines personnes peuvent se signaler par une abondance de phénomènes mystiques qui n'en font pas pour autant des saints.
3\) On peut enfin considérer la mystique comme l'expérience du «* divin *» -- du mystère -- sans que nous soyons en mesure de préciser, avant examen, la nature de ce supra-rationnel, ou extra-rationnel. Dans cette troisième catégorie on classera tous les mystiques non-chrétiens, voire toutes les personnes qui ont des dons extraordinaires. Sans entrer dans des détails qui nous mèneraient loin, on peut dire (peut-être) que certains mystiques, non-chrétiens d'appartenance externe, sont, en réalité, des mystiques chrétiens (de la seconde catégorie) par une communication directe du Christ, comme on peut dire aussi que des mystiques chrétiens (de la seconde catégorie) sont les sujets d'états mystiques équivoques au point de vue de leur source, sans qu'ils cessent pour autant d'être chrétiens.
Si l'on admet ces distinctions, sommaires, je le reconnais, les propos du cardinal Journet étonnent pour deux raisons.
D'une part, il relie la mystique à l'efficacité visible. La *vraie* mystique se traduit, selon lui, par « un rayonnement incomparable sur une époque ». Voilà qui paraît difficilement acceptable. Les effets de la vraie mystique sont certainement toujours très grands, mais ils peuvent être invisibles ou visibles plus tard. Ceux qui, parmi les mystiques, exercent « un rayonnement incomparable sur une époque » sont de *vrais* mystiques et de *grands saints*. Ils peuvent être de *grands* mystiques, comme sainte Thérèse d'Avila ou saint Jean de la Croix. Ils peuvent n'être que de *vrais* mystiques sans être de *grands* mystiques, comme tant de *saints* -- un saint Vincent de Paul, par exemple.
D'autre part, la référence à Bergson me paraît mal venue. Car s'il est vrai que Bergson a fort bien saisi le caractère de vie intense qui caractérise les vrais et grands mystiques chrétiens, il ne voit leur mystique que sous l'aspect de la vie. La mystique est pour lui un phénomène d'*élan vital*. C'est une réduction du surnaturel au naturel, dans une conception moniste qui fait bon marché de la grâce et de la transcendance.
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Aussi bien, quand Bergson écrit, à propos des grands mystiques chrétiens : « de leur vitalité accrue s'est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaire », ces propos peuvent s'appliquer à une Thérèse d'Avila ou à une Jeanne d'Arc, qu'ils nomment d'ailleurs, mais non pas (en ce qui concerne la « réalisation ») à une Thérèse de l'Enfant-Jésus, dont le rayonnement incomparable sur son époque ne peut être en rien rattaché à une vitalité physique quelconque s'exprimant dans l'ordre de l'action.
Je pense que le cardinal Journet a écrit ce paragraphe pour en écraser la pauvre Mamma Rosa. Mais nul ne songe, à ma connaissance, à faire d'elle une *grande* mystique. Le seul problème est de savoir si elle est une *vraie* mystique, fût-ce du rang le plus humble, ou si elle est simplement sujette à une illusion qui associerait à son caractère de bonne chrétienne -- qu'elle est, à ma connaissance -- des traits de mysticisme naturel (de la troisième catégorie). C'est sur quoi nous demeurons mal éclairés.
Je n'ai pas de quoi personnellement faire la lumière, mais je ne saurais dire que je sois favorablement impressionné par le développement des forces -- Hiérarchie et mass media -- mises en jeu pour écrabouiller quatre petites montagnardes et une vieille paysanne que leur innocence chrétienne jette en pâture à une orthodoxie théologique et juridique présumée qu'on aimerait mieux voir se manifester sur des terrains où l'attend en vain le peuple de Dieu.
Louis Salleron.
### Le théâtre de l'anti
Le théâtre contemporain semble cultiver actuellement deux genres contraires et pourtant fort proches, par lesquels il entend donner toute la mesure de son originalité. Le premier consiste à supprimer ou à dépassionnaliser l'action au profit d'interminables discours pseudo-philosophiques sur l'absurdité de notre condition humaine ; le second à faire disparaître le texte sous le vacarme d'une mise en scène agressive et puissamment mouvementée.
Mais tous deux se rejoignent dans une même thématique, qui trahit invariablement une certaine désespérance, un certain dégoût de vivre... L'anti-théâtre révolutionnaire qui est le leur traduit l'anti-civilisation dont ils se veulent les témoins horrifiés, parfois même les précurseurs. Car l'horreur n'exclut pas la séduction.
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Et c'est bien le plus grand crime à notre avis de ce théâtre d'avant-garde, d'avoir su exprimer avec parfois une extraordinaire puissance la déroute d'une civilisation sans Dieu, sans pour autant proposer d'autre remède à notre mal qu'une fuite en avant toujours accélérée.
#### "La Mère" de Vitkiewicz
Stanislaw Ignacy Vitkiewicz, considéré aujourd'hui par ses contemporains comme « le plus grand phénomène artistique polonais de la première moitié du vingtième siècle » (Adolf Rudnicki), est connu en France d'un petit cercle d'initiés, qui admirent en lui l'auteur d'une métaphysique extraordinairement difficile à pénétrer. A la fois peintre, critique d'art, romancier, dramaturge et philosophe, il fut sa vie durant « tourmenté par le sentiment de sa propre unité et de celle de chaque individu » (Stanislas Kocik -- *Le Monde*, 2.6.70).
A cette angoisse personnelle du philosophe existentialiste s'ajoute l'épouvante du contemporain de la révolution russe de 1917, et de l'apparition des systèmes totalitaires, socialistes et fascistes, où s'annonçaient déjà l'écrasement de la personne et la disparition de toute culture. En septembre 1939, à la déclaration de la deuxième guerre mondiale, qui symbolisait à ses yeux l'avènement irréversible et définitif d'une civilisation sans art, sans religion et surtout sans philosophie, Vitkewicz sortit dans la rue et se tira une balle dans la tête.
Quelques-unes de ses pièces ont été traduites en français : « *Les Cordonniers *», « *La Métaphysique d'un veau à deux têtes *», « *La poule d'eau *», auxquelles il faut ajouter « *La Mère, Pièce répugnante en deux actes et un épilogoïdal *» -- que la Compagnie Renaud-Barrault présente actuellement au théâtre Récamier, dans une mise en scène de Claude Régy (adaptation de Marguerite Duras, traduit chez Gallimard dans la Collection « Théâtre du monde entier »).
Il faudrait vraiment tout ignorer du théâtre contemporain pour ne pas voir à quel point l'œuvre dramatique de Vitkiewicz préfigure pour le fond et la forme la thématique très particulière à laquelle Sartre, Beckett ou Ionesco semblent avoir aujourd'hui largement ouvert la voie. Sous cet angle surtout, l'analyse du théâtre de Vitkiewicz nous paraît riche d'enseignements.
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Ainsi que l'a remarqué le critique polonais Jan Blonski, les personnages de Vitkiewicz existent toujours sur deux plans à la fois : celui de l'action proprement dite, et celui du commentaire par lequel l'action dramatique se trouve systématiquement, volontairement *dédramatisée*. Il semble que ce soit en effet une constante du théâtre avant-gardiste de se refuser à prendre au sérieux la règle pourtant fondamentale de tout art dramatique, c'est-à-dire de ne pas considérer l'intrigue et le développement de l'action jusqu'à son dénouement comme un moyen d'expression suffisant par lui-même à traduire l'intention dramatique... Les personnages, leurs psychologies, les situations qui les unissent ou les opposent au sein du drame ne subsistent dans ce théâtre que comme la convention -- dérisoire mais pourtant nécessaire -- à laquelle l'auteur accepte de se plier pour intéresser le public à ses idées -- ou plutôt à son discours, puisqu'il s'agit ici de pensées « philosophiques » davantage que de spectacle ou de littérature. Quel que soit son degré d'atrocité, l'action dramatique n'est pas seulement secondaire, indifférente ; elle est aussi volontairement invraisemblable, comme pour mieux souligner que l'essentiel ne réside pas dans l'émotion qu'elle pourrait éventuellement soulever chez le spectateur, mais dans le commentaire que les acteurs ne cessent de formuler sur leurs propres personnages. Ainsi, dans «* La Mère *», les protagonistes ne résistent-ils pas un seul instant à l'envie de se psychanalyser : de la domestique à la fille de joie, tous parlent le langage hyper-intellectuel du philosophe polonais en pleine introspection, traduisant son amertume devant l'existence, illustrant, par leur jeu de marionnettes bizarrement entremêlées, sa propre incompréhension et sa seule angoisse.
Le théâtre moderne souffre avant tout d'être un théâtre d'idées, et de n'être que cela, ce qui explique sans doute sa nullité dramatique, son manque total de chaleur et même de passion humaines, et en fin de compte son insuccès relatif ; mais c'est aussi un théâtre de philosophes, et de philosophes convaincus de l'absurdité de la condition humains, ce qui explique sa désespérance, son ricanement insatiable et grinçant, son masochisme exubérant. Ce sentiment d'extrême jouissance dans le dégoût de soi et de sa propre vie, Madeleine Renaud -- dans le rôle de la Mère -- le traduit puissamment lorsqu'elle s'écrie (Acte 1, scène 2) :
« Quel supplice de sentir toutes ces choses qui grouillent à l'intérieur et qui sortent malgré vous, toutes ces choses devant lesquelles se tétanise de terreur notre stupide, notre soi-disant conscience, notre masque minable à ce bal masqué, à ce bal bestial qu'est la vie sociale ! (...) Et à dire vrai, quelque part au fond de moi, quelque chose en moi se délecte de cette vie dépourvue de toute signification -- de ce sacrifice sans fin dans cette médiocrité sans fond que j'aime sans mesure... »
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Mais le personnage vraiment central de la pièce n'est pas tant la Mère que le fils, Léon, sorte d'artiste raté qui prétend détenir le secret capable de sauver l'individu menacé dans son intégrité psychique par l'avènement des sociétés communautaires et uniformisées, et qu'un commando d'ouvriers viendra étrangler à la fin du dernier acte « au nom de la Démocratie Sucrée ». A travers lui, c'est Vitkiewicz qui exprime sa propre terreur devant « l'insupportable cochonnerie » d'une vie sans âme et sans philosophie :
*Léon :* « Mon idée est simple comme le jour. Le fait est que l'humanité dégringole de plus en plus vite. L'art est moribond -- on peut très bien s'en passer, dîtes-vous ? que la terre lui soit légère ! -- la religion est morte, la philosophie s'est bouffée elle-même, l'individu est égorgé sur l'autel de la société. Constatations banales. Mais comment inverser le processus apparemment irréversible de l'absorption de l'homme dans le groupe, où tout ce qui est grand, où tout ce qui est lié à l'Infini, au Mystère de l'Être, périclite !? »
*Sophia :* « C'est irréversible. »
*Léon :* « Non, non. Certes pas par la résurrection de la race des surhommes -- c'est une blague de cet impuissant mental de Nietzsche -- ni par des rêveries sur la félicité générale pour tous, où tous les gens auraient tout le temps pour tout, oui, mais ils n'en auraient que faire puisqu'ils ne seraient plus des gens, mais des bestioles mécanisées, ni par un rajeunissement artificiel de la religion à l'aide de mythes nouveaux. Sornettes, tout ça, des trucs pour se boucher les yeux, pour refuser la réalité du fait que nous sommes en train de périr (...). Je sais par quoi commencer. En premier lieu, ne pas jouer les autruches, mais, regarder la vérité bien en face, et par le moyen de cet intellect tant dénigré, vaincre la nécessité historique qui s'abat sur nous l'uniformité, la mécanisation, *le marécage sordide de la perfection sociale*. Sous prétexte que l'intellect s'est révélé comme le syndrome de la décadence, sommes-nous condamnés à l'antiintellectualisme, à l'imbécillité préfabriquée et aux galipettes d'un Bergson ? Cent fois non. Au contraire, il faut être lucide jusqu'au bout, et rendre les autres lucides, tâche diablement ingrate : donner aux masses la conscience que le développement libre et naturel des choses mène à la catastrophe (...). Il suffit de retourner l'instinct grégaire contre lui-même. Nous avons un enseignement organisé, exploitons-le et, du sein même de cette termitière où nous sommes, des perspectives insoupçonnées surgiront. L'individu est mort. *Il se peut que je sois le dernier,* l'unique à partir duquel s'opérera le revirement, une prise de conscience collective vertigineuse. Grâce à quoi la force centrifuge de l'Individu l'emportera enfin sur sa force centripète. Et alors, nous verrons ! Pas question évidemment d'instaurer une de ces démocraties sucrées au goût de l'intelligentsia, et qui soit le mensonge incarné ! (...). Il nous faut d'abord dématérialiser le socialisme, entreprise irréalisable et pourtant nécessaire... »
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Le socialisme, monstrueux attentat ourdi par Léviathan contre la vie psychique de l'individu, et qui incarne aux yeux de Vitkiewicz le retour définitif de l'homme à l'animalité, ne risquait pas -- on s'en doute -- de se laisser tranquillement « dématérialiser » par ce petit intellectuel maladif en mal de mysticisme, et en tous cas en plein délire verbal... D'où l'exécution sommaire du dernier acte, qui préfigure assez bien les persécutions dont l'intelligentsia fait aujourd'hui l'objet dans tous les pays communistes. D'où aussi l'immense *déroute* de tout le deuxième acte, dans lequel beuveries, drogues, perversions sexuelles, séances d'hystérie collective, espionnage, assassinats et prostitutions prennent brusquement la place des grands discours idéalistes, comme pour mieux tromper le désespoir des derniers véritables survivants de l'espèce humaine, condamnés à disparaître par la nécessité « historique » de l'humanité en marche vers sa propre destruction...
« Il paraît que la cocaïne détruit la mémoire, l'intelligence, et d'une façon générale réduit ses victimes à un sac de tripes sans âme », constate tranquillement Léon au cours d'une de ces séances hallucinatoires. « Et qu'est-ce que j'en ai à f... ? (...). Maintenant, s'écrit-il aussi (quelques minutes après la mort de sa mère, dont il est le premier responsable), remettons-nous à boire et à renifler ce stupéfiant sublime qui nous permet d'échapper aux drames, ou de les remettre à plus tard. »
Pièce « répugnante », on le voit, mais pas aussi guignolesque pourtant que semble le penser Claude Régy, qui cherche constamment, par les attitudes qu'il impose à ses personnages, à provoquer chez le spectateur un dégoût physique face à cette dégradation hystérique et grotesque, sombrant plus souvent qu'il n'était nécessaire dans le comique de farce. Ce qui ressort pour nous assez clairement de la lecture du texte même de Vitkiewicz, c'est au contraire l'atroce sentiment d'une *lucidité* froide, douloureuse, face aux victoires successives du monstre Léviathan qui réduit à néant -- dans l'anonymat étatique des Démocraties Sucrées -- toute personnalité et toute liberté créatrice de l'individu. Mais peut-être était-il nécessaire, pour faire passer la rampe à un pareil spectacle, de dissimuler sous cet énorme rire de mascarade la vision extraordinairement pessimiste d'un avenir dont la menace ne semble pas près encore de s'éloigner de nous ?
Toujours est-il que « *La Mère *» annonce bien à nos yeux un courant cher au théâtre contemporain : celui du « sens » de l'Histoire, et de la prise de conscience tragique (par le héros du drame) de l'effondrement d'une civilisation, en même temps que son caractère inéluctable. Pour cette raison, le théâtre d'avant-garde peut à juste titre se prévaloir du nom de politique, ou plutôt de révolutionnaire ; puisqu'il sert en fin de compte l'idée marxiste du matérialisme dialectique -- quand bien même, comme c'est le cas dans la pièce -- il cherche à en exprimer l'atroce inhumanité...
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En fin de compte, Léon est certainement un personnage éminemment conservateur, voire même assez réactionnaire, relativement aux autres personnages du drame ; aux yeux de n'importe quel communiste, ses angoisses et ses aspirations décadentes appartiennent au monde pourri de la bourgeoisie européenne du début du siècle, et sa philosophie n'est que le reflet du système social qui lui permet de vivre oisivement, en artiste privilégié, en paria du peuple. Mais peu importe, puisque Léon est condamné d'avance à la disparition, et avec lui tout son monde, et qu'il le sait, et qu'il en accepte finalement la fatalité en pleine connaissance de cause.
Léon est pour nous le type même du bourgeois auquel les spécialistes de la propagande et de la caricature marxistes aiment à se référer lorsqu'il s'agit de prophétiser le renversement des valeurs occidentales traditionnelles. Et il joue sans l'ombre d'une hésitation le rôle qui lui est ainsi imparti, dans une sorte de fuite en avant toujours accélérée...
Mais aucune nécessité historique ne pouvait contraindre Léon à la désespérance et au suicide, s'il n'avait porté en lui le germe de son propre pourrissement. Car -- pour reprendre le mot de Jean Madiran, dont on peut dire qu'il s'applique particulièrement bien aux personnages de Vitkiewicz -- le communisme n'est pas l'âge d'or de l'humanité : *il est la vieillesse du monde* ; il pousse sur le terreau de notre faiblesse et de notre pourrissement.
#### "Jeux de Massacre" d'Eugène Ionesco.
On s'est beaucoup extasié, voici quelques mois, sur la merveilleuse réussite de la mise en scène réalisée au théâtre Montparnasse pour la dernière pièce de Ionesco, et de l'inoubliable décor mis en place à cette occasion. Assez curieusement, les critiques s'abstenaient presque tous de donner leur avis sur le texte même de la pièce... Silence charitable de leur part ? Point du tout : l'énorme chahut de cette fresque criarde sur la mort les avait empêchés -- tout comme les autres spectateurs -- de percevoir du dialogue autre chose que des bribes éparses, dont le son désarticulé suffisait sans doute à leur enchantement. Le *mépris du texte* est d'ailleurs un snobisme à la mode, que cultivent sans aucun scrupule les metteurs en scène les plus réputés.
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Par bonheur, comme la coutume tend à s'en répandre aujourd'hui, les organisateurs du spectacle avaient eu l'astucieuse idée de mettre à la disposition du public -- pour un prix modique -- le texte massacré par l'orgueilleuse exubérance du metteur en scène ([^49]). Cela nous permit de découvrir quelques répliques dignes du plus grand Ionesco, perdues il est vrai dans une succession de petits dialogues alignés sans génie les uns à côté des autres, et comme indifférents les uns aux autres.
« *Jeux de massacre *», qui nous conte les réactions des habitants d'une ville assiégée par une maladie inconnue, est la seconde pièce que Ionesco ait consacrée entièrement au problème de la mort. Mais l'on a bien du mal à y retrouver cette puissance dramatique de l'instant qui animait dans « *Le Roi se meurt *» les scènes les plus décisives... A peine certains passages, où le petit peuple donne libre cours à son imagination, rappellent-ils parfois « *La Cantatrice Chauve *», et sa critique féroce des lieux communs. Pour le reste, on constate chez Ionesco cette même volonté de *dédramatisation* du tragique, qui se traduit ici par la juxtaposition linéaire de petits dialogues sans liens entre eux, la disparition de toute intrigue et même de toute évolution intérieure des personnages. Peut-être Ionesco a-t-il voulu évoquer ainsi la condition de l'homme devant la mort, à savoir son incapacité à échapper au moment suprême à cette horizontalité du temps, à cette platitude du sentiment qui constituent la trame de sa médiocre vie quotidienne ? Toujours est-il qu'il ne réussit pas à vaincre l'indifférence dont le spectateur se sent lui-même rempli à l'égard de ces « Jeux de massacre » : ses morts ne sont guère convaincants ; ils tombent comme des mouches, aussi vides de sens qu'ils ont vécu, futilement attachés, aux préjugés dont ils nourrissaient leur existence. La vie ne leur aura rien appris, et la mort elle-même ne parviendra pas à le leur révéler.
Citons quelques-uns des passages les plus féroces de cette sinistre parade, dans lesquels tour à tour administrateurs, agitateurs politiques, écrivains, bourgeois et médecins manifestent par l'indécrottable sottise de leurs propos leur incapacité devant la mort de grandir fût-ce d'un centimètre. L'homme empêtré dans ses raisons et ses justifications sociales n'est pas prêt, semble nous dire Ionesco, à se mesurer au mystère de sa propre mort ; et sans doute ne le sera-t-il jamais, tant qu'il s'obstinera à vouloir l'intégrer dans son cadre, parmi les autres illusions de son siècle ou de sa fonction :
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-- *Le fonctionnaire *: « Citoyens de la ville, je vous ai réunis une dernière fois sur cette place pour vous dire ce qui nous arrive et que ce qui nous arrive est incompréhensible. Nous sommes accablés par une mortalité sans causes connues ! »
-- *L'orateur *: « Chers concitoyens, sous le prétexte d'une maladie qui sévit parmi nous, et tous les prétextes sont bons pour nos dirigeants ; sous le prétexte de nous préserver contre le mal, on nous immobilise, on nous empêche d'agir, on nous paralyse, on nous possède, on nous détruit (...) Cette mort est politique (...) Révoltons-nous. Je ne promets pas la disparition du mal mais je promets que sa signification en sera différente. »
-- *L'homme de lettres *: « Vous avez raison. Ce que nous avons à dire, il faut le dire tout de suite. Ainsi, on peut se faire une place dans l'histoire de l'expression. Nous n'avons qu'un seul mot à dire. Il sera enterré avec des millions d'autres mots, mais auparavant, il se sera fait entendre. Si on ne se dépêche pas, le mot n'est plus compréhensible, il perd sa signification, il est dépassé. »
-- *Le bourgeois *: « Si j'ai pu échapper jusqu'à présent, j'échapperai bien par la suite. Je ne suis pas un égoïste, quand on ne m'en demande pas trop. Je porte volontiers secours, en temps normal. Dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons, on a le droit et le devoir d'être prudent et méfiant. On a le droit et le devoir d'être, provisoirement, égoïste dans les moments graves.
-- *Le premier docteur *: « Notre science est impuissante. »
-- *Le deuxième docteur *: « Dire que la science est impuissante cela mène au mysticisme, condamné par la loi. Ou bien à l'agnosticisme, ce qui est réprouvé par le corps médical, par les chimistes, les physiciens, les biologistes, ainsi que par l'administration et les comités de l'hygiène. »
-- *Le troisième docteur *: « Si on suivait les préceptes de la médecine, consciencieusement, de bout en bout, personne ne mourrait.
-- *Le quatrième docteur *: « Théoriquement, ne meurent que les personnes qui relâchent leur vigilance et meurent sans le savoir, sans qu'elles s'en aperçoivent ; ou bien meurent ceux qui le veulent bien, ou alors les condamnés à mort ou les soldats tués à la guerre. »
-- *Le cinquième docteur *: « Si l'on meurt c'est qu'on veut bien céder aux forces du mal. La mort, c'est la réaction. Cela ne doit pas troubler les forces du progrès. »
La mort, intrusion « réactionnaire » des forces du mal dans la Société, proclament les savants ; conséquence de l'avarice et de la méchanceté des riches, grondent les quartiers populaires ; accident logiquement prévisible, essentiellement dû au manque d'hygiène et de prudence, rétorquent les bourgeois des beaux quartiers... Mais pas un n'accepte de regarder sa peur en face, pour s'avouer les raisons de sa réelle solitude devant l'imprévisibilité de la catastrophe.
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Sauf peut-être le « vieux » de l'avant-dernière scène ; il est pourtant un homme comme les autres, sans doute même un peu plus médiocre que les autres : il reconnaît lui-même « avoir tout le temps attendu de vivre ». Et voilà que devant la mort de celle qui répondait chaque jour à sa désillusion : « si tu te laissais faire, je t'emporterais dans ma joie, tu serais porté (...), car chaque jour est pour moi le premier jour », voilà qu'il va enfin comprendre ; voilà que cette mort n'aura pas été totalement inutile, puisqu'il s'écrie, dans une scène qui tendrait presque à racheter tout le reste du spectacle :
-- *Le vieux :* « Ne m'abandonne pas. N'abandonne pas. Il ne faut pas. Je t'ai, je te garde. Comment n'ai-je pas compris ? »
-- *La vieille :* « On se comprend... »
-- *Le vieux :* « Il est trop tard. La nuit va nous engloutir. La joie était là. Je n'ai pas su. Viens, ma fille, viens je t'emmène. Et tu me portes dans ta nuit. »
-- *La vieille :* « Il y aura quelques instants. »
Hugues Kéraly.
### Bibliographie
#### Régine Pernoud : Jeanne devant les Cauchons (Éd. du Seuil)
*Hou là là ! Qu'est-ce qu'ils prennent, ces cauchons-là ! Et quelle volée de bois vert se voit administrer M. Henri Guillemin, à propos de son dernier produit intitulé* « Jeanne, dite Jeanne d'Arc »*. Pour qu'une femme aussi bien élevée, discrète et pacifique que Régine Pernoud passe à l'attaque avec une telle impétuosité, qu'a-t-il donc bien pu faire, ce pauvre Môssieu Guillemin ? Ce qu'il a fait ? Tout simplement une* « *cauchonnerie *»*.*
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*Chartiste, archiviste, historienne, auteur de vingt ouvrages attentivement et exactement documentés, d'une impartialité parfaite, et qui, de plus, connaît mieux que personne l'histoire de Jeanne d'Arc, Régine Pernoud se donne d'abord les gants d'apprendre -- ah ! l'admirable leçon ! -- à M. Guillemin et à ses pareils ce que sont la science et la méthode historiques. Avant de les enfiler, ces gants, elle a exécuté une fois encore les faux historiens qui ressassent les mêmes sottises depuis longtemps réfutées, et dont l'un, M. Gérard Pesne pour ne pas le nommer, est allé jusqu'à prendre pour une* « *dame *» *le très masculin Béroalde de Verville. Elle a repris ces sottises une par une ou presque, et en a barbouillé le nez de ces messieurs. Puis la voici face à face avec Môssieu Guillemin.*
*Il faudrait tout citer. Qui lira ce livre de Régine Pernoud se régalera, je le lui prédis sans crainte de me tromper. Toul en osant affirmer que* « *l'historien n'a pas le droit de faire croire, quand ce n'est pas vrai, qu'il sait les choses avec une parfaite précision *»*, notre Guillemin tripatouille les documents, déforme les événements, etc., etc., et se moque si bien de la précision que Régine Pernoud lance contre lui cette condamnation définitive :* « *Ce n'est plus hypothèse, légende ou fable c'est l'anti-Histoire. *»
*Des preuves ? Il y en a plus qu'il n'en faut. Voici la plus amusante, la plus immédiatement accablante aussi pour M. Guillemin : le jour du sacre de Charles VII à Reims, où donc le professeur Henri Guillemin envoie-t-il Gilles de Rais chercher la Sainte Ampoule qui se trouve à Reims même, dans l'église Saint-Rémi, à 1200 ou 1500 mètres de la cathédrale des sacres ? Hou là là, encore une fois ! Il l'envoie au triple galop -- dame ! la cérémonie va commencer -- il l'envoie -- on vous le donne en mille -- il l'envoie, jusqu'à Saint-Denis près Paris. Pour un triple galop, ça fait une sacrée trotte. Et cela suffit à classer M. Guillemin, qui pourtant en rajoute et en accumule de plus énormes, tant et si bien que la discrète et pacifique Régine Pernoud se laisse aller à écrire :* « *Il ne s'agit plus d'erreur, mais d'imposture lorsque l'auteur* (*M. Guillemin*) *nous parle de l'enquête faite en 1431 sur l'ordre de Cauchon dans le village natal de Jeanne.*
*En annexe à ce livre vengeur, Régine Pernoud publie une lettre de deux autres historiennes et archivistes, Yvonne Lanhers, catholique, et Édith Thomas, marxiste, tout aussi indignées d'une pareille insulte à l'histoire et à Jeanne d'Arc. Leur lettre est adressée à un critique qui a fait l'éloge du volume de M. Guillemin dans* Témoignage Chrétien (*comme par hasard !*) « *Nous ne répondrons pas, écrivent-elles, au livre de M. Guillemin qui n'en vaut pas la peine, mais à votre article. Et voici les erreurs historiques que nous y relevons. *»
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*Suivent six paragraphes qui achèveraient, s'il en était besoin, de prouver qu'il vaut mieux, du moins quand il s'agit de biographie et d'histoire -- puisqu'il fait beaucoup là-dedans -- se méfier de M. Guillemin qui, je cite encore,* « *n'a jamais compris, et pour cause, ce qu'est l'honnêteté intellectuelle *»*.*
*Pour cause ! Quelle cause ? Cela n'est pas dit. Mais ça suffît.*
J. Thérol.
#### Jacques Vier : Gide (Desclée de Brouwer, Les écrivains devant Dieu)
M. Jacques Vier aura réussi à m'intéresser à Gide, ce qui représente une sorte d'exploit si l'on tient compte chez moi d'une allergie essentielle qui tend à se muer en rage fébrile, quand les problèmes gidiens touchent à la religion.
L'auteur des « Faux-Monnayeurs » m'a toujours paru lui-même, si j'ose dire, d'une fausseté parfaite. Il n'est pas jusqu'à ses portraits de maturité et de vieillesse (auxquels il avouait porter un assez vif intérêt) qui ne prennent, à mes yeux, un air de masque, masque de carton pour carnaval, bien plutôt que masque mortuaire et image d'éternité ; la simplicité ou la désinvolture affectées du vêtement me suggèrent une mise en scène, un déguisement.
On trouvera dans ce petit livre toutes les qualités habituelles aux ouvrages de M. Vier, une étonnante densité de références et d'appréciations diverses d'écrivains contemporains de Gide, et ce style frappant, spirituel et ingénieux qui m'aura été d'un grand secours sans doute dans le labyrinthe gidien, tortueux, étouffant, avec des relents de moisissure. L'exposé dépasse la question proprement religieuse ; et à propos de Gide, comment pourrait-il en être autrement ? D'où l'intérêt du chapitre V, « La bonne littérature », qui s'appuie au départ sur la fameuse controverse entre Gide et Claudel : « C'est avec les bons sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. » -- « Le mal ne compose pas ». Avec plus de sagacité que Claudel, M. Vier remarque : « Le mal et même le pire ne sont pas forcément ennemis de l'équilibre » ; constatation propre à alerter bien des gens très enclins à se rassurer sur les risques d'immoralité quand une œuvre est lisible (ce qui, de fait, devient rare de nos jours) et attirante par les problèmes qu'elle inscrit dans une construction harmonieusement élaborée.
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Mais ce style de Gide, tant de fois célébré, que vaut-il ? M. Vier dit bien qu'il « devrait porter et ne porte pas les traces de filiations plus que suspectes et l'harmonie de sa prose n'en demeure pas moins inaltérable. On sait la légende accréditée par le jeu de Paganini. André Gide aurait-il joué son âme contre son style ? » Mais il note aussi chez Gide « ce génie de la parodie qui, reconnaissons-le malgré Claudel, parvient à faire tenir debout une poétique ». Une poétique, peut-être, mais non une poésie au sens le plus fort et le plus général. Génie et parodie sont-ils compatibles ? La parodie est une servitude cyniquement portée, dont la seule justification peut résider dans une intention passagère de satire, non dans une tendance continuelle à la dérision. Je trouve pour ma part dans le style fameux je ne sais quoi de plaqué, de momifié ; dans bien des phrases, le ton tourne au fausset. Gide s'est voulu, s'est cru classique, et il a écrit sur le classicisme une page abondamment citée qui me paraît marquée d'un contresens impressionnant : n'appréciant que les modes d'expression, ne voyant dans l'héritage du XVII^e^ siècle qu'un classicisme laïcisé, privé de sa base chrétienne, il y admire une pudeur, un art de la litote dont nous apercevons trop bien les avantages que lui-même pouvait tirer dans ses confessions d'abord réticentes et difficiles.
Quant au problème religieux, il me semble assez bien résumé par un paragraphe de « Si le grain ne meurt... ». Après le tableau de genre, le repas, la lecture et la prière dans la ferme huguenote où il est accueilli comme étant « le petit-fils de M. Tancrède », et avant la scène voltairienne des religionnaires en chapeaux, précisée ensuite par la scène de farce des vieilles dames sourdes jacassant dans le temple, on trouve une curieuse transition. Gide cherche à justifier ses enthousiasmes juvéniles aussi bien que son ironie présente : les huguenots étaient les héritiers d'une révolte, d'une « contestation », et à ce titre il sympathise encore avec eux ; mais leur révolte même leur a imposé un raidissement de l'âme, un conformisme, en somme. Ils voulaient être le sel de la terre ; ils n'offrent plus que des tableaux « savoureux » et ils sont devenus des « mégathériums ». Pour Gide, le sel de la terre, ce n'est point la spiritualité chrétienne ravivant sa fidélité, mais l'apport d'un changement : non le sel, mais une fermentation. Il existe entre Gide et la tradition révolutionnaire authentique (jusqu'à mai 68) une secrète mais réelle communauté d'intention. Ce n'est point par un caprice passager que Gide adhéra au communisme : peut-être fut-il déçu de le trouver figé, et moins vraiment révolutionnaire que lui-même. Il aura en tout cas préparé psychologiquement la voie aux équivoques stratégiques de la dialectique marxiste, conformément à ce jugement de Du Bos, cité par M. Vier :
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« ...le glissement que Gide fait subir aux données, et qui, entre ses doigts, avec la plus spécieuse, la plus désespérante subtilité, se mue en leurs contraires. » Avec, un style moins prudent et moins traditionnel en ses apparences, il eût plus vite donné l'éveil. Je ne crois pas que l'anarchisme académique du vieil inverti sardonique puisse jamais être un antidote contre les inévitables fixations policières du marxisme-léninisme.
Gide, fabricateur sournois et patient, aura tenu boutique de « courroies de transmission ».
Jean-Baptiste Morvan.
#### André Zeller Les hommes de la Commune (Librairie académique Perrin)
La fin de la belle carrière du général André Zeller est connue, tout au moins de ceux qui s'intéressent à la chose publique : il a pris part à l'affaire du 21 avril 1961, en compagnie de Challe, Jouhaud et Salan. Condamné par le tribunal militaire, il est resté cinq ans prisonnier à Tulle.
*Les hommes de la Commune* est un ouvrage écrit dans une geôle. Ce fait explique le choix d'un tel sujet. André Zeller parle en connaissance de cause. Sans aller jusqu'à dire qu'il a le complexe du prisonnier, on conçoit qu'il est enclin, à Tulle, à s'intéresser à la genèse de la Commune, aux raisons qui, cette fois-là encore, ont dressé des Français contre le pouvoir, de même qu'à la répression de la triste machine des tribunaux d'exception. André Zeller appartient à cette confraternité des captifs qui rapproche tons ceux qui ont combattu l'autorité de l'État, éprouvé ses rigueurs. Arès sa condamnation par les tribunaux de Vichy, le général de Lattre est devenu, lui aussi, membre de la corporation des « tôlards ». Il s'est penché avec sympathie sur le sort de ses voisins de cellule, dont quelques-uns étaient des condamnés de droit commun.
De ces malheureuses circonstances, l'ouvrage du général André Zeller a bénéficié. Il s'y révèle un excellent historien. La composition du livre, l'impartialité de l'auteur, le soin avec lequel il a étudié des sources multiples, ne méritent que des éloges. A cet officier d'état-major consciencieux et probe, le temps n'a pas manqué pour polir son ouvrage. Nous avons là affaire à un chef qui fut au sommet de la hiérarchie militaire, eut juger des hommes et des choses, à un patriote soucieux des véritables intérêts du pays.
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Cet ouvrage sérieux est agréable à lire, à cause d'un ton qui demeure toujours mesuré et du rappel opportun de l'actualité. Comme moraliste, André Zeller est de la lignée d'un Vauvenargues. L'adversité ne l'a point rendu amer.
Ceci dit, nous ne sommes pas toujours d'accord avec l'auteur. Si nous pensons comme lui que l'histoire n'est ni un jury de prix de vertu ni une fille de la fatalité, nos jugements sur les hommes ne coïncident pas tous. Nous le trouvons sévère pour M. Thiers, ainsi que pour l'équipe provinciale et bourgeoise de l'Assemblée de Versailles. Contrairement à l'opinion d'André Zeller, nous pensons que Thiers eut raison d'abandonner Paris aux insurgés. L'affaire de Montmartre le prouve, au début de la rébellion, les troupes dont disposait le pouvoir n'étaient pas sûres. Il fallait laisser le temps au gouvernement de renforcer l'armée de Versailles avec les prisonniers revenant d'Allemagne. Par ailleurs, nous ne partageons pas l'admiration d'André Zeller pour Gambetta. La prolongation de la guerre, après la chute de Napoléon III, fut certes honorable ; elle eut l'avantage de « mettre dans le coup » l'ensemble du peuple français, de réveiller son patriotisme. Mais elle aboutit à rendre le traité de paix plus rigoureux. Nous ne croyons guère à la vertu des levées de défenseurs improvisés, de franc-tireurs et partisans, qui dans une guerre, ne jouent qu'un rôle d'appoint aux armées régulières. Enfin, le sujet choisi par André Zeller a de douloureuses résonances. La France n'a jamais profité de la désunion des Français, des barricades et du désordre.
Ces divergences avec l'auteur sont subjectives et secondaires. Nous avons trop de déférence et d'admiration à son égard pour y attacher de l'importance. Nous souhaitons qu'il continue à écrire, qu'il consacre son prochain ouvrage à l'affaire d'Algérie. La lecture des « Hommes de la Commune » nous donne beaucoup à espérer d'un historien de cette qualité. Puisse-t-il nous expliquer les causes de l'échec d'un mouvement qui eut des chances de réussite, dont nous déplorons chaque jour davantage l'insuccès.
Jacques Dinfreville.
#### Jean Freustié : Isabelle ou l'arrière-saison (Table ronde)
Ce roman, que le jury du Prix Renaudot pour 1970 honore de sa faveur, applique au thème de d'inceste la méthode sophistique que l'on développe à propos du meurtre dans le problème moral du « Mandarin » : Appuiera-t-on sur le déclic magique pour tuer impunément le Chinois à héritage, dans une parfaite et rassurante clandestinité ?
175:151
Horreur !... mais supposons le mandarin très vieux, très malade et même en proie à d'horribles souffrances. Malgré tout, on ne donnera pas le coup de grâce au pauvre Chinois pour faire fortune. Transposons : un père amoureux de sa fille et la contemplant avec convoitise dans le plus simple appareil d'une beauté qu'on vient d'arracher à Saint-Tropez ? Inacceptable, révoltant, répugnant... Mais il ne l'a jamais vue depuis sa prime enfance ; il n'est d'ailleurs pas sûr de sa paternité ; la belle enfant, consentante et même provocante, a déjà eu des aventures, et des plus fâcheuses. La suprême délicatesse consiste à pousser le problème jusqu'à l'extrême limite, jusqu'au moment où la ficelle va casser et le lecteur réagir (on l'espère du moins). Mais on s'arrêtera là. La narration et le personnage avancent les pattes et soudain les retirent : on songe à Tartuffe, mais sans l'étoffe moelleuse de l'habit d'Elmire. L'habileté consiste à charger la donnée primitive d'un certain nombre de données accessoires qui pourraient être des circonstances atténuantes, et qui sont en tout cas des auxiliaires d'une tentation, suggérée à l' « hypocrite lecteur » en même temps qu'au personnage. Au moment critique, Isabelle n'est-elle pas malade et n'a-t-elle pas besoin d'une présence aimante et du réconfort naturel de gestes caressants ? Ce suprême artifice de tartufferie littéraire devrait donner la nausée à ceux dont l'estomac solide et le cœur bien accroché ont résisté jusque là. Je m'étonne naïvement de la résistance professionnelle, au moins apparente, dont firent preuve certains confrères en critique. Mais je ne serai sans doute jamais un vrai critique littéraire et n'y tiens guère... Ce livre pue ; et le plus répugnant, c'est cette façon de soulagement non dépourvu de quelque regret inavouable. Le style est en accord avec le sujet : gauche, pénible, tantôt cynique et tantôt cafard. Le roman comporte une deuxième partie, touffue, quelque peu postiche, où l'on boit du whisky dans cet univers gratuit, dans ce demi-monde de la littérature et des arts, sorte de bureau de placement où maint romancier va chercher des personnages suffisamment disponibles : un milieu qui nous fera regretter celui des « cocottes » du style 1900. Le personnage est un romancier et l'action (si l'on peut dire) se termine par la rédaction d'un roman. Il faudra bien en finir avec le héros-homme de lettres dont Dutourd disait qu'il était responsable de l'ennui dégagé par le roman contemporain ; il souhaitait que le héros fût plutôt explorateur, collectionneur de bagues de cigares ou plombier : je pense qu'il avait raison, voilà au moins des activités qui occupent les mains.
Jean-Baptiste Morvan.
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#### Camille Bourniquel : Sélinonte ou la chambre impériale (Éd. du Seuil)
Parmi les prix littéraires de 1970, le « Médicis » a couronné l'un des romans les plus intéressants. Je reprocherai un peu à l'auteur de tomber parfois dans une abstraction assez opaque, avec des phrases de ce style :
« *Une telle hypothèque ne pourrait que ruiner cette tentative de restitution d'un être si mal concilié avec tout ce qui peut être dit le concernant et dont la parabole en peut être tracée par rapport à un point fixe qui permettrait de le définir. *»
Il est vrai que le roman repose essentiellement sur une idée philosophique, avec les difficultés d'expression qu'elle comporte ; l'auteur l'a compris et pour éviter que la fiction ne tournât au conte philosophique, il a multiplié les évocations de pays et de milieux pour lui restituer par compensation sa valeur narrative et romanesque. Il lui fallait pour personnage central un de ces brillants météores, un de ces « hommes aux semelles de vent » que nulle frontière n'arrête, ni géographique, ni morale, et qui servent facilement d'élément permanent et centrai à des errances planétaires. Tel est Géro, sorte de Lafcadio ou de héros byronien, un peu Lawrence, un peu hippie, riche de talents immenses, inutiles ou volontairement gâchés. Mais ce n'est point dans cette psychologie, toujours assez arbitraire que réside l'intérêt. Géro, amant de Sandra, fille de l'orientaliste Atarasso, utilise les loisirs d'une amoureuse claustration pour broder, sur des notes éparses, imaginations, réflexions et fictions philosophiques, prises au hasard par le savant. Après la mort d'Atarasso, l'œuvre ainsi composée est publiée par Sandra sous le nom de son père et connaît un triomphal succès. Géro tente de revendiquer son bien ; on ne fait qu'en rire, et on le considère comme un mystificateur on un fou. Pour fournir une preuve, il composera un deuxième volume -- mais il l'abandonnera aussi à Sandra et à la gloire posthume de l'archéologue. Géro, homme qui ne tenait à rien, tient soudain à une œuvre écrite en marge d'une autre personnalité ; il finit par réaliser le dépouillement complet de soi-même : un Mac Pherson qui se serait totalement dévoué à Ossian... Il se sera finalement retrouvé « sub specie aeternitatis » dans une création qui lui échappe. Ce héraut d'un univers bariolé et déconcertant aboutit à cette antichambre de la mort, à cette solitude essentielle où mourut l'empereur Trajan, et dont le nom, « Sélinonte », était pour lui chargé d'un message obscur et obsédant. Les évasions, gambades et entrechats du danseur planétaire sont condamnés à trouver leur raison d'être et leur destination ultime dans la renommée d'un vieillard qui avait passé ses dernières années dans les ruines muettes de l'Orient : le monde cru, saignant et agité de l'après-guerre de 40 retourne aux déserts méditatifs de l'archéologie comme le XVII^e^ siècle de « Candide » et de Mozart retournait au Moyen Age et aux vestiges antiques de l' « Itinéraire de Paris à Jérusalem ».
Un autre problème se dessine : dans quelle mesure une œuvre appartient-elle à l'auteur ? Une anecdote antique représente Apelle caché derrière son tableau pour écouter les commentaires des visiteurs : à quelqu'un qui s'étonnait de l'absence du peintre, un philosophe sceptique répondit qu'il n'y en avait peut-être pas. L'œuvre de Géro, c'est le tableau sans peintre. Le public pourtant aime le peintre plus que le tableau, en dépit des actuels contempteurs de biographies ;
177:151
il attend que la personnalité spectaculaire et prestigieuse du peintre témoigne pour son œuvre : et Géro ne pouvait aux yeux du monde témoigner pour les livres qu'il avait écrits. Atarasso convenait mieux...
La méditation de C. Bourniquel va plus loin encore : un livre est-il une création absolument propre à son auteur ! Si le public en dispose indiscrètement et impérieusement, ne serait-ce pas en vertu d'un droit obscur et réellement fondé ? Bourniquel semble se rattacher à une thèse structuraliste :
« *Tout se passe comme si les œuvres qui seules ont le droit de durer ne le pouvaient qu'en rejoignant ce legs commun, cette commune vérité, cette commune illumination des premiers mythes... Tout se passe comme si l'écrivain, le créateur, ne pouvaient parapher le texte que pour un temps très court, alors que l'objet semble vouloir rejeter cette marque spécifique, individuelle, qui reste sur lui comme le reflet fragile de son origine... *»
Il y a du vrai, et les grands classiques disaient volontiers qu'ils rendaient au public ce qu'il leur avait prêté ce n'était pas sans doute simple fausse modestie d'auteur, et leur christianisme essentiel les détournait de se prendre pour des dieux créateurs, même en littérature. La thèse n'est cependant pas sans danger, et le « personnalisme » conclura-t-il à la négation de la personnalité ? Il est certain néanmoins que l'on a souvent cherché la personne où elle n'est pas, sous la forme d'une caricature de divinité. Tout écrivain, rentrant en lui-même, sait qu'il est un transistor. Au moins doit-il vouloir être le transistor de Dieu : la personnalité trouve là toute sa dignité et tout son mérite.
Jean-Baptiste Morvan.
#### François Nourissier La crève (Grasset)
Les lauriers de « Creezy » semblent avoir empêché François Nourissier de dormir, et sans doute n'est-il pas le seul.
Mais ce n'est pas sans quelque amertume que nous le voyons se « recycler » dans l'écriture haletante, essoufflée et essoufflante, caractérisée par le schéma sujet-verbe-complément. Il a dû se forcer pour verser dans ce délire de primaire qui se veut moderne et populaire, et qui nous semble devoir se démoder aussi vite que l' « écriture artiste » de jadis. Ces litanies éructantes n'apprivoisent rien, ni le monde, ni l'homme ; on hésite entre la danse du ventre et la danse de Saint-Guy. Notre condition intellectuelle ne s'en trouve nullement améliorée et l'on peut se demander si ces spontanéités laborieuses servent à quelque chose. Le procès fait a l' « environnement » et à ses artifices n'est pas nouveau, et depuis « Les Choses » de Pérec, nous avons pu recenser maint roman consacré à l'écrasement de l'homme contemporain sous le poids de la Société de consommation et de ses pénibles « divertissements ». Selon le cliché disgracieux mais très en faveur, l'homme « n'est pas bien dans sa peau ».
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Et pourquoi ?
Parce qu'il a les cheveux roux, parce que sa petite amie réside en Suisse, parce que la circulation est encombrée, parce que la vie est un film accéléré, un cinéma décevant et fatigant...
« Misères de grand seigneur, de roi dépossédé », comme eût dit Pascal ? Je n'en crois rien, hélas ! et pour tout dire, ce qui m'inquiète le plus pour la dignité intérieure de l'homme moderne, c'est moins les démangeaisons affectées et cultivées de ces héros de roman insatisfaits de la vie, que la façon dont Monsieur-Tout-le-Monde se contente du monde comme il va : nos auteurs nous livrent une image frénétique, l'homme réel fabrique une continuité. Ils ont du moins ceci en commun, qu'ils ne se posent pas de véritables questions. Le malaise romanesque ne sort pas de ces sempiternels inventaires de maîtresses, de bureaux, de voitures et de whiskies. Tout ce qui est énuméré ne documentera la postérité que sur les éléments composants de notre entourage matériel, sur les références alimentaires, sexuelles et mécaniques de nos manières de vivre (dans la mesure où l'arbitraire romanesque leur laisse quelque vérité quantitative !) ; non pas vraiment sur l'esprit dans lequel l'homme de 1970 les aura vécues.
Le lecteur présent n'est point dupe : comparant avec sa propre expérience, il sait bien que maint détail s'enfonce aussitôt dans l'oubli, que les radieuses visions des paysages entrevus au cours des loisirs (et que Nourissier sait évoquer avec tant de charme) occupent la place laissée disponible par l'indifférence qui ensevelit plus ou moins les quotidiennes servitudes. Les proportions sont faussées par le roman, même si le matérialisme règne également dans la vie courante. Nos romanciers n'apportent trop souvent aucun stimulant relatif à la destinée de l'homme, et leur refus de l'éloquence nécessaire en est la cause. Disons plus, ce souci du « souverain bien », ils le font oublier même dans l'expression des révoltes frustes de leurs personnages. Remarquons aussi que tous ces personnages qui se trouvent mal dans leur peau, grossissent leurs gênes et leurs tracas en les élevant à la hauteur d'une angoisse véritable, se donnant à eux-mêmes une absolution pleine et entière : à force de geindre, ils finissent par se croire innocents.
La psychose de la jérémiade est bien commode pour effacer le sens du péché.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Denise Aimé-Azam L'extraordinaire ambassadeur (Table ronde)
Il ne faut pas chercher dans ce livre une histoire complète de Jean XXIII mais il éclaire son rôle comme nonce à Paris.
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Pie XII avait choisi pour occuper ce poste Mgr Roncalli, alors délégué apostolique en Grèce et en Turquie depuis 1935. Il voulait aider la France à panser ses blessures, à apaiser ses querelles après la Libération. Ce saint prêtre, aussi simple que modeste, auquel il confia cette mission, n'était pas un diplomate de carrière. Par contre, il connaissait bien les Français. Depuis sa première visite en France (1905), à l'occasion de la béatification du curé d'Ars, Mgr Roncalli aimait notre pays. Il y était revenu en 1908 et en 1921. Sa dévotion pour saint Jean-Baptiste Vianney ne l'empêchait pas d'apprécier Jean de La Fontaine. Pourvu qu'ils aient du bon sens, il s'accommodait des incrédules : sa bonne entente avec Vincent Auriol en est la preuve. Mais sa charité ne le rendait pas aveugle : « La France, disait-il à l'auteur, est comme le Peuple Élu, elle s'imagine, parce qu'elle est *La fille aînée de l'Église* depuis des siècles, qu'elle peut se permettre n'importe quoi sans faire passer sa foi dans ses actes. Elle se trompe, et j'ai peur pour elle. »
Ce mot est significatif de la lucidité de Jean XXIII. Il apporta son aide à Denise Azam, lorsqu'elle se dévoua, avec l'abbé Desgranges et l'abbé Popot, pour la cause des prisonniers politiques victimes de l'épuration. C'est en parlant d'eux au nonce -- son voisin de Chaillot -- qu'elle a pu apprécier celui qu'elle appelle *L'extraordinaire ambassadeur,* son sens de l'équité et de la justice, son intelligente et joviale charité, « qu'elle a senti peu à peu se dessiner la ligne de pensée qui a donné un sens » à sa propre vie.
Ce portrait est digne de celui qui l'a inspiré, ressemblant, spirituel, vivant. Nous n'avons nous-même rencontré Jean XXIII qu'une seule fois, à Rome, au cours d'une audience semi-privée. Je n'oublierai jamais l'attention qu'il a bien voulu accorder à mon propos sur l'Algérie -- alors encore française pour bien peu de temps. Tandis que j'insistais sur les conséquences néfastes pour la Chrétienté, de la solution de l'abandon il devint songeur : « Je tiendrai compte de vos avis dans ma politique », me dit-il avec son habituelle modestie.
Autour de Jean XXIII, l'auteur groupe d'autres souvenirs personnels, sur les camps, le philosophe Alain, Simone Weil, Teilhard de Chardin. Le livre, plein de foi, sans prétention, a un ton agréable et optimiste. On souhaiterait à bien des romans contemporains la même fraîcheur, une telle variété, une telle densité.
Jacques Dinfreville.
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### Le coup d'État
Nous reproduisons ci-après le texte de l'article très important publié par l'abbé Raymond DULAC dans le « Courrier de Rome » (Numéro 60).
#### I. -- L'apocalypse des cœurs
Cette proscription des Vingt-Cinq Cardinaux exclus subitement des futurs Conclaves, le 21 novembre dernier, par un oukase personnel de Paul VI, apparaîtra bientôt comme le point culminant de ce désastreux pontificat. On dira : avant le Motu proprio, après le Motu proprio, et l'on n'aura pas besoin de le désigner : ce sera l'*Ingravescentem aetatem*.
Non pas certes qu'il n'y ait eu, avant, des actes plus graves, mais il n'y en avait pas eu de plus violent, ni, osons le dire : de plus cynique. Aucun qui ait, autant que celui-ci, dévoilé le cœur.
La scandaleuse passivité en face du schisme hollandais ; la démolition du Saint-Office, gardien de l'orthodoxie ; l'abrogation du Serment antimoderniste ; l'autorisation d'une édition italienne du Catéchisme des hérétiques néerlandais ; la visite à l'Assemblée du Conseil œcuménique « des églises » ; la mise à sac du trésor liturgique ; la luthéranisation de la messe ; les hommages publics rendus à ce Luther ; la démolition de la vie religieuse et cléricale ; la nomination constante d'évêques libéraux ou progressistes au sièges rendus vacants dans tout le monde catholique ; tout cet ensemble d'actes dont un seul suffirait à déshonorer un pontificat pouvait, plus ou moins, se couvrir d'un prétexte : celui de la « collégialité épiscopale » qui tend à dédoubler le pouvoir souverain et en répartir les responsabilités entre celui qu'on appelait le Souverain Pontife et les « églises locales ».
Les plus fidèles défenseurs de l'autorité romaine se forçaient, pour chacun de ces abandons, à fermer les yeux, à séparer ces décisions les unes des autres, à éviter de les lier dans une synthèse trop facile qui, déjà après trois ou quatre d'entre elles, aurait donné la révélation d'un PLAN mûrement conçu, et soigneusement appliqué avec une froide persévérance.
181:151
Quel plan ? -- Celui de l'institution d'une ÉGLISE HUMAINE, adaptée à ce que le Supérieur général des Frères des écoles chrétiennes a osé appeler « l'ère post-chrétienne » : église sans dogmes définis, au culte polyvalent, et dont la morale serait rabaissée à une anthropologie, l'autorité à un « service », le clergé à une compagnie d'animateurs culturels.
La succession progressive et comme dosée de ces coups de pioche, l'apparente contradiction entre les actes et les paroles, la récitation du Credo de 1968, quelques gémissements périodiques sur l' « autodémolition » de l'Église avaient pu, depuis la fin du Vatican II, donner à penser que Paul VI subissait malgré lui les suites du concile babélique dont il aurait été l'héritier malheureux, s'efforçant à en limiter les effets pour, disait-on, « éviter le pire » : ce pire étant un schisme dont il devenait pourtant évident, de jour en jour, qu'on en préparait une explosion plus redoutable par la tolérance qu'on accordait aux principes qui le portaient en germe.
Ce manteau de Noé, si transparent qu'il fût, quel catholique aurait hésité à le jeter sur la nudité de ce pontificat ? Nous l'avons jeté nous-même, longtemps, souvent, et de nombreux amis avec nous. -- *Jusqu'au jour* où il serait alors devenu nécessaire d'en arracher les lambeaux à la tunique déchirée de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ce jour-là fut celui où Paul VI chercha à imposer son nouvel Ordo Misssæ, puis à le justifier par les deux allocutions inouïes du 19 et du 26 novembre 1969.
Il aurait fallu, cette fois, non seulement fermer les yeux, mais se les crever, pour ne point dire du Pape-Montini ce que le Pape St Léon II, approuvant l'anathème d'un concile œcuménique (le VI° : 680-681), avait déclaré de son prédécesseur Honorius I (625-638) : « ...Il n'a pas éteint le feu de l'hérésie à sa naissance, mais au contraire il l'a FOMENTÉ par sa négligence. »
L'institution, même tâtonnante, oblique, de la messe polyvalente marqua ainsi d'un trait de feu la direction véritable des méandres de ces six années de règne. Ce signe avait permis à un catholique aussi romain que M. De Corte de dire : « C'est fini ! FINI ! F-I-N-I ! » (*Itinéraires *: févr. 1970.)
Ce qui était « fini », c'était non pas certes l'attachement au siège, mais la confiance à celui qui l'occupait et qui n'usait, par *intermittence*, de l'autorité suprême que pour dissiper l'héritage et, du même coup, pour dissoudre les raisons qui fondent cette autorité.
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Cette messe passe-partout donna le signal du premier chant du coq.
Elle fut la première apocalypse des cœurs.
On n'a pas oublié l'interpellation terrible qu'elle provoqua chez deux cardinaux de l'église romaine, Ottaviani et Bacci.
L'émoi que cette monition causa dans le monde catholique produisit chez Paul VI une espèce d'hésitation. Elle fut à l'origine de ce répit donné en aumône à ces pauvres traditionalistes, puis de ces confuses exceptions à la loi. C'est elle qui inspira cette feinte correction à l'*Institutio Generalis* qui trompa tant de naïfs.
L'accalmie qui s'ensuivit chez beaucoup était moins l'effet d'une paix véritable que d'une résignation ou d'une lassitude.
... Mais aussi d'une *attente.* Quelle attente ? -- Ayons le courage de dire ici tout haut ce que des centaines de milliers pensent et disent tout bas :
On *attendait* le PONTIFE SUIVANT.
On pouvait le faire sans impiété dès lors que Paul VI lui-même s'appliquait à déclarer que son terme était proche. Et qui aurait osé supposer que c'était chez lui élégance de vieillard éreinté qui va au-devant de l'impatience des convoiteux de l'héritage ? Il y avait d'ailleurs tant de signes !...
Donc on *attendait.* On attendait comme on a attendu dans toutes les fins de règne, mais, pour celui-ci, avec la perception anxieuse de ce que chaque année, chaque mois accumulaient de ruines pour le successeur.
Car il était devenu évident *aux favoris eux-mêmes,* qui l'avouaient tout bas quelquefois, que ce pontificat réformateur était un échec total et que le nom du Pape-Montini resterait parmi les plus sinistres de l'histoire de l'Église.
Les plus indulgentes parmi ces critiques ajoutaient cette excuse que l'ancien aumônier des étudiants devenu Pape avait été manifestement écrasé par sa fonction ; qu'il lui était impossible de suppléer par son astuce naturelle, par un esprit à facettes mais superficiel, aux énormes lacunes de sa formation cléricale : un petit et un grand séminaires évasifs, une philosophie et une théologie de bachotage. Et surtout, et surtout l'ignorance inguérissable, chez ce bureaucrate, de la charge paroissiale, vécue du dedans, telle que Pie IX et Pie X l'avaient expérimentée, à tous ses échelons.
Lacune que nul des quatre derniers pontifes n'avait portées à ce degré et qu'ils s'étaient appliquées d'ailleurs à combler en se complétant par des auxiliaires tirés d'une Curie conservée jusque là intacte : un Merry del Val, un Billot, un Lega, un de Laï, un Ottaviani, et ces « consulteurs » moins connus, dont un Perosi (le frère de Lorenzo), un Le Floch, un Tromp restent pour nous les symboles.
183:151
Quels noms, sous Paul VI, en face de ces noms ? Ceux qui pourraient être comparés aux anciens, mis à l'écart, jamais consultés, et l'inspirateur de cette fin de règne : Villot. Villot privé plus encore que son maître d'expérience pastorale, qui a cueilli, sous le manteau de la cheminée, des diplômes préparés dans le Memento Larousse : l'ombre d'une ombre, mais *le tranquillisant* idéal d'un Pape inquiet.
Villot, le compagnon d'été à Castelgandolfo, que tout le monde désigne à Rome comme le mitron de l'*Ingravescentem.* Le camerlingue qui, après avoir veillé à anesthésier le pontife vivant, sera chargé de s'assurer qu'il est bien mort.
... Et préparé déjà subrepticement pour lui succéder ?... Nous touchons ici à l'ÉNIGME du Motu proprio.
La résoudre serait accomplir la deuxième apocalypse du cœur de Paul VI, celle qui est réservée à des Anges.
Mais il y a déjà suffisamment de signes aux veilleurs terrestres pour leur faire crier l'alarme et, dès maintenant, s'opposer à une violence « ...attentatoire à la majesté du Saint-Siège ».
#### II. -- Comme un parricide
L'aspect canonique et théologique de l'oukase de Paul VI peut échapper à la majorité des observateurs. Mais il y a l'aspect humain, sentimental. L'aspect aussi de psychologie religieuse, celle qui aide à « discerner les inspirations » selon la dizaine de critères décrits par les saints et les maîtres spirituels.
Sous ces divers aspects, les simples lumières du cœur et l'instinct catholique donnent au plus humble des fidèles une réponse plus puissante que celle des livres :
L'ACTE DU PAPE-MONTINI NE PEUT VENIR DE L'ESPRIT SAINT.
Il porte QUATRE STIGMATES, au front et sur les mains, qui découvrent une autre origine :
L'hypocrisie. L'inconsidération. La dureté. L'incohérence. Pour ne rien dire de la précipitation.
##### 1° Un acte hypocrite
La loi qui conférait au Collège des Cardinaux le DROIT de désigner le Souverain Pontife était une loi conciliaire, confirmée par une coutume millénaire incontestée. Il n'est pas une société au monde, si fruste, si barbare soit-elle, qui n'admette qu'un droit acquis par un tel *titre* et une telle *possession* ne peut absolument pas être retiré sans les motifs les plus graves et sans des moyens juridiques proportionnés à son origine, en admettant qu'il puisse être retiré.
184:151
Or le Motu proprio n'apporte aucun motif.
Celui qu'il laisserait *imaginer bénignement* est insoutenable.
C'est donc qu'il y en a un autre, inavoué. -- Parce qu'il est inavouable.
Quelle serait l'interprétation *bénigne ?* Qu'un homme de 80 ans, parce qu'il a 80 ans, et dès qu'il a 80 ans, n'a plus les qualités psychiques requises pour *élire* un Pape.
Mais si ce motif était valable, il ôterait *nécessairement* aux hommes de 80 ans non seulement le droit d'élire, mais celui aussi d'*être élu*. -- Paul VI n'avait pas *le pouvoir* de porter cette deuxième interdiction : elle serait contraire au Droit constitutionnel de l'Église. -- Et pourtant il porte la première.
Donc Paul VI *dissimule* son vrai motif.
Pour quelles raisons, c'est le secret de sa conscience. Mais il dissimule. Comme en d'autres cas, où l'on tremblait d'avoir à le reconnaître, il *avance* masqué, lui aussi : *larvatus prodeo...* Mais aujourd'hui avec une audace sans précédent.
Le motif inavouable, celui qu'on est amené invinciblement à supposer, *à moins d'aliéner sa raison*, nous l'avions discrètement énoncé dans le précédent Courrier ; nous allons aujourd'hui le dire clairement :
Ce motif caché au fond du cœur, le voici :
Sous la protection d'une loi d'apparence *impersonnelle* et *générale*, le Pape-Montini a voulu *proscrire* un certain nombre de *personnes*, bien *précises*.
Il a alors forgé cette catégorie *artificielle* et avilissante des Octogénaires pour y faire entrer, sans en avoir l'air, des cardinaux dont il redoutait l'influence au *prochain* Conclave. Des hommes qui le connaissent *intus et in cute* avant et depuis le conclave où il a été lui-même élu. Des hommes dont il ne sollicite jamais le conseil parce qu'il sait d'avance qu'il serait contraire à sa « *politique *». Des hommes qui le dépassent de plusieurs têtes. Des hommes dont il aurait encore peur après sa mort.
Alors, il les *supprime*. Il les supprime « au nom de la Loi ». Il les décapite au moyen de la guillotine sèche d'un Motu proprio. Il les prive explicitement du droit d'élire, et, du même coup, implicitement, du droit d'être élu. Que leur reste-t-il ? L'article 5 du Motu dit : « ...Ils continuent à être *membres* du Sacré Collège » ! -- Oui ! -- Des membres, mais des membres sans tête, atrophiés et avilis. Que disons-nous...
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...Des poupées de cire. Des curiosités pour le Musée Grévin.
Quelque lecteur va trouver injurieuse l'analyse simplement objective que nous venons de faire ? -- Alors, qu'il veuille bien être attentif à ceci :
Il y a, à la queue du Motu, une espèce de codicille intitulé « Norme temporaire ». Nous la traduisons :
« A ceux qui sont actuellement Membres du Sacré Collège et qui auront 80 ans révolus au jour où cette Lettre Apostolique entrera en vigueur, il est PERMIS S'ILS LE DÉSIRENT de continuer à assister, avec droit de suffrage, aux Assemblées plénières et ordinaires des Dicastères de la Curie Romaine. »
Négligeons le « ...il est permis, *s'ils le désirent *» *:* la grossièreté et la dureté de cette bonté condescendante.
Mais si elle était sincère, cette bonté, pourquoi la « Norme temporaire » n'a-t-elle point *pareillement* maintenu le droit d'élire le Pape à tous les cardinaux en possession *jusqu'ici* de ce droit ? -- Un droit que quelques-uns d'entre eux ont exercé, *à 80 ans passés, pour élire Paul VI lui-même *!
A la supposer soutenable, humainement et juridiquement, pourquoi la décision d'ôter ce droit n'aurait-elle pas été appliquée *uniquement* aux FUTURS CARDINAUX ? Pourquoi cette équivalente rétroactivité de la loi, contraire au Droit des gens ? Pourquoi, sinon parce que cette loi a été très précisément portée pour interdire l'entrée du prochain Conclave aux Tisserant, Ottaviani, Arriba y Castro, Browne..., et une douzaine d'autres ?
C'est CONTRE EUX, *contre* le poids de leur influence à ce conclave, et *uniquement contre cette influence*, que la catégorie des « Octogénaires » a été inventée.
Pour le reste, ils peuvent, « s'ils veulent », bénéficier d'une présence aux assemblées de curie, présence qui sera pratiquement sans influence : comme celle qui permettrait à un vieux général d'aller toujours au Conseil Supérieur de la guerre, mais pour y jouer aux petits chevaux.
Là est la dissimulation. Mais si évidente, si tranquille, que l'hypocrisie perd son nom pour prendre celui de : cynisme. Nous n'oserions écrire ce mot, si nous n'avions la conviction que le Motu proprio de Paul VI est en réalité un *Impulsu alieno *: la soumission à un engagement qu'il n'est plus le maître, *humainement,* de reprendre. Les autres stigmates de son acte le prouvent.
##### 2° Un acte inconsidéré
Là-dessus, le cardinal Ottaviani a tout dit, dans son interview à un journaliste du *Messagero* (26 novembre 1970, p. 1) :
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« *Ce qui a sûrement impressionné tout le monde, c'est la manière inusitée et expéditive avec laquelle on a procédé à une révolution de la haute hiérarchie ecclésiastique ; bouleversement accompli, c'est notoire, sans de préalables consultations entre personnes compétentes, ne serait-ce que pour sauver la forme. *»
Pareil dédain du *conseil,* dans une affaire où tant de considérations devaient entrer en ligne de compte, voilà le signe majeur que l'inspiration *n'est pas venue de l'Esprit de Dieu.* J'entends : le conseil *de tous,* et pas seulement d'un adulateur *tranquillisant* (... nous préciserons ce mot le moment venu), tel que le Secrétaire d'État Villot, complice présumé et peut-être bénéficiaire du mauvais coup qui a « ...jeté à la mer », comme a dit encore le cardinal Ottaviani, « ...*l'ensemble* des conseillers experts et doctes » (*il complesso*)...
Le cardinal Tisserant, dans sa puissante déclaration à la télévision française, a été formel. Au journaliste qui lui demandait : « Pourquoi cette décision ? », il répondit :
« Je n'en sais rien. Le Pape *ne m'a pas donné d'explication* sur le sujet. *Je n'ai pas été consulté.* Je pense qu'il est désireux de *plaire* à tout le monde. Tout le monde demande que les vieux disparaissent et que les jeunes trouvent des places qu'ils n'occupaient pas. Alors, c'est *très simple. *»
Entre tant de considérations qui devaient retenir Paul VI de jeter à l'eau ces 25 vénérables et très valides serviteurs de l'Église, nous n'en soulignerons qu'une, parce qu'elle touche à l'un des leitmotiv du Pape : son œcuménisme et sa tendresse pour le Tiers-Monde.
On sait l'attachement des peuples d'Afrique, d'Inde et d'Extrême-Orient aux « Anciens », aux « Pères ».
*Huit jours* exactement après le Motu, Paul VI, dans son « Message aux peuples d'Asie », prononcé à Manille dans l'un des plus grands cirques du monde, a dit précisément à ces peuples :
« Nous sommes surtout impressionné par le sens des *valeurs spirituelles* qui domine la pensée de vos sages et la vie de vos populations. La discipline de vos ascètes, le profond esprit *religieux* de vos peuples, la PIÉTÉ FILIALE, le culte de vos ANCÊTRES : *tout cela* vise au primat de *l'esprit ;* tout cela révèle votre faim du *surnaturel. *» (*Doc. cathol. :* n° 1576, p. 1117.)
En lâchant ces belles paroles à l'usage asiatique, Paul VI avait évidemment oublié son Motu et son exécution euthanasique des évêques, archevêques et cardinaux « ...touchés par la limite d'âge ». Le cardinal Tisserant était à côté du Pape, à ce moment. Que devait-il penser ? Qu'il me pardonne de l'imaginer sous la figure du Commandeur du Don Juan, grondant à la face du monde le mot de Pie VII sur Bonaparte :
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«* Commediante ! Tragediante ! *»
Mais non ! Je me corrige : le Cardinal n'a pu penser cela Paul VI ne *joue* pas des rôles successifs, nous le dirons bientôt.
##### 3° Un acte d'insensibilité
Mgr Montini nommé archevêque de Milan avait reçu la consécration épiscopale des mains du même cardinal Tisserant. La communication de cette grâce crée un lien particulièrement sacré : celle d'une filiation spirituelle, plus profonde que celle du sang, parce qu'elle puise sa source au cœur même du sacerdoce éternel de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Je le dis calmement : la mise aux Invalides du consécrateur par le consacré est un parricide : *Tu, fili mi !*
Et de même, quoique autrement, celle du cardinal Ottaviani. Celui-ci avait accueilli à la Secrétairerie d'État, sous Pie XI, le petit minutante qui allait y commencer, sous ses ordres, sa brillante carrière. Paul VI avait rappelé le souvenir de ce passé sur une photographie flatteusement dédicacée qu'il avait offerte au cardinal le jour où il lui avait imposé sa première limite d'âge : celle qui lui retirait la plus haute charge du Saint-Office. Pauvre, cher, grand Cardinal ! Il avait placé la photographie sur la cheminée de son salon, comme une relique : « A celui qui fut mon maître, et qui restera mon conseiller, etc., etc., etc. »
Ce tendre fils et disciple allait donner un nouveau signe de sa gratitude au Cardinal, une gratitude sur photographie. C'est le Cardinal qui l'a dit encore au journaliste du *Messagero :*
« Pour ce qui me concerne personnellement je dois dire ceci : tandis que, d'une part, je trouvais très flatteur le titre de *mon Maître,* dont souvent Paul VI me qualifiait, d'autre part, le geste par lequel je suis mis maintenant au rancart, est EN CONTRADICTION avec ce qu'il se mit à m'écrire dans son auguste lettre autographe du 29 octobre dernier (... *un mois avant le Motu !*) : il m'y disait sa joie de mes 80 ans, avec des expressions assez flatteuses pour ma constante, quotidienne contribution au service de l'Église. »
Retenons une fois de plus le mot de : CONTRADICTION, et rapprochons-le de ce qui nous venait trop brusquement à l'imagination à propos du *Message* aux Asiates. Nous touchons-là au quatrième critère qui doit permettre de *discerner* l'esprit secret de *l'*INGRAVESCENTEM, à savoir *l'incohérence.* Mais nous en avons relevé assez de traits dans ce qui précédé, et il nous faut reprendre le même sujet d'un peu plus haut, en passant de la psychologie à la Théologie et au Droit.
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#### III. -- La tiare sur un bonnet phrygien
*--* « Il veut plaire à *tout le monde. *»
Ce jugement, porté rondement sur Paul VI par le Doyen du Sacré Collège, est une explication, mais elle n'est pas totale. Elle est, à la fois, nous semble-t-il, trop sévère et trop bénigne. Si le Pape-Montini veut plaire « à tout le monde », il veut d'abord se plaire *à lui-même :* à ses vues, à son plan et aux approbateurs de ces vues et de ce plan.
Car il ne donne pas tout à tout le monde ! Aux uns des photographies, aux autres des mitres ; aux uns des obligations, aux autres des dispenses ; aux uns des discours, aux autres des prébendes.
Il aime « tout le monde », mais il a des préférences, ou, disons : des *faiblesses.* Là-dessus, il suffit de considérer ses nominations et ses promotions :
L'église d'Italie, stupéfaite, l'a vu, à peine élu, ôter la présidence de la Conférence épiscopale italienne au cardinal Siri.
L'église d'Espagne, humiliée, a vu le grand archevêque de Madrid, Mgr Morcillo, exclu de la dernière promotion cardinalice à l'avantage d'une girouette du nom de Tarrancon.
Le vénéré cardinal Arriba, archevêque de Tarragone, « jeté à la mer » avec les 25 Octogénaires, après avoir, *quelques semaines avant,* reçu de la bouche même de Paul VI l'assurance qu'il serait maintenu sur son siège primatial !
Et les faiblesses pour le sinistre Alfrink, pour cet olibrius de Suenens, pour Helder Camara, petit gnome de guignol.
Et les « théologiens » de cœur... Et les auteurs de chevet...
Tout et toujours « à gauche ».
De 1963 à 1966, il y avait eu l'apparence, au moins, d'un équilibre. En 1969, le masque fut jeté. En 1970, *avec le Motu,* Paul VI ne s'est même plus préoccupé, comme dit le cardinal Ottaviani, de « sauver la forme ». C'est désormais ouvertement un homme de parti, qui règne avec un parti et qui veut imposer au prochain conclave ce parti.
Car voilà la dernière « contradiction » : celui qui veut arrêter à 80 ans une carrière, entend prolonger la sienne après sa mort (ou sa démission). Il veut *se perpétuer* dans son successeur et lier l'Église à son cadavre.
Cela au nom de la « collégialité épiscopale » qui doit, aux yeux de ses inspirateurs, croître à proportion de la déchéance de l'église romaine : de *son Évêque* et de *son Sénat.*
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Mais cette promotion de la collégialité, on l'accomplira cyniquement en dehors de la collégialité. Le Pontife tant de fois défaillant se sera servi au moins une fois de son autorité PERSONNELLE : pour anéantir cette autorité personnelle.
Par-dessus un bonnet phrygien, il plante la tiare : juste le temps d'imposer le bonnet phrygien *à tout l'épiscopat* et de jeter ensuite la tiare au feu.
Car nous ne sommes, avec le Motu, qu'au début d'un *processus.*
J'ai honte de redire en 1971, après l'événement, ce que j'avais annoncé en 1960 (dans la *Pensée Catholique :* n° 73), *avant* le concile, sans charisme prophétique, sur les seuls indices déjà évidents d'une CONJURATION organisée. -- Tout démontre aujourd'hui que l'archevêque de Milan Montini s'y est alors ENGAGÉ d'une façon dont il ne peut plus aujourd'hui se déprendre et qui en fait un otage ou un prisonnier !
Le processus dont nous parlons, inexorable comme un typhon ou une éclipse solaire, répétons-en les phases, en ce jour où les ténèbres annonciatrices ont déjà à moitié couvert le ciel :
La collégialité épiscopale est infailliblement appelée à dissoudre l'autorité souveraine et monarchique de l'Évêque de Rome, successeur de l'Apôtre Pierre, dans une confuse *oligarchie* épiscopale. Celle-ci se poursuivra dans une *démocratie* presbytérale, qui s'achèvera dans une *démagogie* laïcale.
Au terme : la désacralisation du sacerdoce.
La « limite d'âge » des cardinaux est le premier anneau de cette nouvelle réforme liturgique. Après la messe polyvalente il y aura des cardinaux *polymorphes,* qui porteront le chapeau comme les chefs de gare portent la casquette : le temps d'un service restreint. -- *Un p'tit tour et puis s'en vont.*
Tant qu'ils restaient les membres inamovibles d'un Corps protégé par un privilège irrévocable, les cardinaux électeurs de l'Évêque de Rome demeuraient les garants surhumains d'une succession qui n'était point héritée « de la chair et du sang ».
Ils désignaient la personne, ils ne conféraient pas la fonction, ni l'autorité attachée à la fonction : simples anneaux de la chaîne qui transmet, comme elle l'a reçue, sans rien y ajouter ni retrancher, le charisme donné de Son gré, par Jésus-Christ, au premier Pierre.
L'homme-individu n'est rien ici : plus « rien », encore, que dans le ministère des sacrements de la grâce. Une fois choisis pour un certain mérite personnel, ils sont entrés dans un « collège », dont les privilèges sont *un bien indivis* qui les rend tous égaux entre eux.
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Les qualités individuelles du sénateur alors s'effacent, il n'y a plus que le Sénat. C'est si vrai, à la limite, que Saint Pie X, confirmant la vieille prescription de Clément V, décréta, en 1904 (Const. Vacante Sede, art. 29) :
« *Nul Cardinal ne peut, en aucune façon, être exclu de l'élection active et passive du Souverain Pontife* (*= du pouvoir d'élire et d'être élu*)*, sous le prétexte ou le motif de quelque excommunication, suspense, interdit ou empêchement ecclésiastique que ce soit. *»
Le Motu de Paul VI ôterait, au contraire, pour le seul motif de l'âge, un pouvoir que l'excommunication est incapable d'enlever !
Une fois introduite dans la portée du privilège, la considération, toute contingente et subjective, de l'âge ouvrirait une brèche béante :
D'abord, rien n'empêcherait que la « limite d'âge » soit perpétuellement abaissée : à 75 ans, à 65 ans, etc. -- A quel âge sera-t-on devenu un « vieux » en l'an 2000 ?
Et après ? Pourquoi n'exclurait-on pas du Conclave les cardinaux devenus *chauves *?
Quand on se met à ballotter un *privilège*, et d'un ordre aussi transcendant, il n'y a plus de « limite » d'aucune sorte qui tienne. Il faudra, peu à peu, en venir à l'idée de Pellegrino (Turin) et Suenens : des électeurs-élus. Élus à chaque conclave, espèces de *délégués* sénatoriaux. -- Des *mini-cardinaux* en pullover, comme Daniélou.
Et délégués par qui ? Avec quelle espèce de mandat ? Et quel serait le Pape élu par cette troupe ? Elle aurait tôt fait de se considérer comme la source originelle de l'autorité pontificale. Après l'avoir conférée, elle prétendrait la contrôler et, pourquoi pas, un jour, en limiter l'exercice jusqu'au moment où elle y mettrait fin en imposant à son Pape la démission.
#### IV. -- Contre le coup d'État de Paul VI
L'Église a vu tant de changements depuis 1965, que celui-ci risque d'apparaître comme un épisode :
-- Paul VI change le régime du Collège cardinalice, comme il a changé la couleur des chasubles ?...
-- La démission forcée des évêques ? N'a-t-on pas vu celle des saints au Calendrier ? Pourquoi ne mettrait-on Tisserant à la retraite puisqu'on a mis saint Georges aux oubliettes ?...
Eh bien, non ! Il faut le voir et le dire à temps.
LE MOTU DU 21 NOVEMBRE EST UN COUP D'ÉTAT.
191:151
Le Collège des Cardinaux doit s'y opposer au plus tôt. Il y va de l'unité de l'Église, qu'ils ont juré de défendre « ...jusqu'à l'effusion du sang inclusivement ».
Le DROIT d'élire le Souverain Pontife ne PEUT être enlevé à UN SEUL des Cardinaux sans être ôté à TOUT le COLLÈGE,
C'est un PRIVILÈGE de RÉCOMPENSE qui est passé en DROIT ACQUIS et toute la tradition canonique est ici formelle :
« Le privilège qui récompense se ramène à celui qui est obtenu par voie de contrat, et c'est pourquoi il est tout autant irrévocable. » (Suarez).
192:151
## AVIS PRATIQUES
### Des Rameaux à la Pentecôte
■ Il y aura les manifestations du dimanche des Rameaux et il y aura le pèlerinage à Rome de la Pentecôte.
■ Parmi nos lecteurs, il y a ceux qui manifesteront le dimanche des Rameaux, il y a ceux qui iront en pèlerinage à Rome pour la Pentecôte ; et il y a ceux qui feront les deux.
Je pense qu'il n'y en aura point (sauf cas de force majeure et impossibilité circonstancielle) pour ne faire ni l'un ni l'autre.
■ Le pèlerinage à Rome, c'est bien simple : il vient cette année, dans les budgets et dans l'emploi du temps, prendre la place du Congrès de Lausanne.
Car il n'y aura pas de Congrès de Lausanne en 1971.
A ceux de nos lecteurs qui allaient au Congrès de Lausanne en raison de nos instances, je suggère de consacrer au pèlerinage à Rome le temps et l'argent qu'ils consacraient au Congrès de Lausanne.
■ Nous faisons nôtre l'appel de Luce Quenette pour le pèlerinage à Rome : « Dans notre intention très formelle, cette marche n'a d'autre inspiration que notre foi en l'Église qui ne peut périr ; nous n'obéissons à aucune association particulière, nous n'avons d'autre marque pour en faire partie, d'autre insigne, d'autre titre que la marque de notre baptême. Nous refusons de faire, par notre démarche, la moindre propagande pour tel mouvement particulier. Nous partons, ou nous envoyons nos enfants, comme nos pères partaient pour les Lieux Saints, ou même à la dure Croisade. Nous n'avons pas leur courage, mais nous avons la simplicité de leur intention. Nous allons demander à Dieu tout-puissant, par l'intercession de Notre-Dame, Mère de l'Église, et par l'intercession des saints papes, particulièrement saint Pierre, saint Pie V, saint Pie X, la conservation de la sainte Messe intégrale, du catéchisme du Concile de Trente et de l'Écriture inviolée. »
193:151
■ Le dimanche des Rameaux, c'est autre chose. Le principal demeure, ce dimanche-là comme les autres, d'assister à une bonne et sainte messe, selon le rite catholique romain de toujours, avec le canon romain et l'offertoire, et tout le reste ; et de soutenir matériellement et moralement les prêtres qui assurent la permanence de la messe intégralement catholique.
*Mais il y a tous ceux qui ne le font pas *: qui ne le font pas parce qu'ils ne le veulent pas ou parce qu'ils ne le peuvent pas ; tous ceux qui, bien que demeurant catholiques et voulant le demeurer fidèlement, assistent pour une raison ou pour une autre, le dimanche, à une messe vernaculaire et réformée. Ceux-là sont promis à la proclamation blasphématoire d'une version falsifiée de l'épître aux Philippiens : soit la nouvelle version falsifiée, qu'ils trouveront dans le missel fleuri de cette année à la date du dimanche des Rameaux (4 avril 1971, page 144), soit l'ancienne version falsifiée, qui a été impunément proclamée l'année dernière et qui figure dans le missel fleuri de 1970 à la page 111.
Ils sont avertis que s'ils assistent silencieux et immobiles à la proclamation blasphématoire, ils seront en cela complices du blasphème.
■ Et combien coupables devant Dieu et devant les hommes, si le 4 avril ils y conduisent leurs enfants, s'ils les livrent et les soumettent à l'abominable proclamation, s'ils leur donnent l'exemple de la soumission abjecte, de la lâcheté, du déshonneur...
■ Ceux qui, ce dimanche comme les autres, assistent à une messe de S. Pie V n'ont à mon avis aucune obligation d'aller en outre manifester contre le déroulement d'une cérémonie blasphématoire. Ils peuvent assurément prêter leur concours à une telle manifestation ; et leur mérite ne sera pas mince. Mais enfin leur participation est facultative.
Au contraire, ceux qui assistent le dimanche à une messe vernaculaire et réformée auront le devoir évident de ne pas s'associer par leur silence à la proclamation du blasphème.
C'est en pensant à eux surtout, et c'est pour leur venir en aide, que nous avons mis en circulation des indications pratiques, une brochure et des tracts. Oui, si nous l'avons fait c'est principalement à l'intention de ceux qui, de bonne foi, « acceptent la réforme liturgique », mais non pas la falsification de l'Écriture sainte.
194:151
■ J'entends bien ceux qui nous expliquent qu'ils ne veulent pas avoir l'air de refuser tout changement et toute nouveauté. Ils craignent le jugement du monde et ils ont peur de passer, aux yeux des mondains, pour des rétrogrades ou pour des conservateurs. C'est pourquoi ils précisent qu'ils s'opposent *seulement* aux mauvaises traductions.
Mais la vérité, trop souvent, est qu'ils ne s'opposent *même pas* aux traductions mauvaises.
En tout cas, l'épreuve et la preuve seront faites le dimanche des Rameaux.
La traduction est exceptionnellement mauvaise : elle va jusqu'à la falsification, jusqu'au blasphème, jusqu'à la négation de la divinité de Jésus-Christ.
Tout le monde, notamment par nos soins, en a été prévenu en temps utile.
Que faire ?
-- *Premièrement :* dans chaque paroisse, obtenir à l'avance du curé la promesse qu'aucune des deux versions successives, et également blasphématoires, du nouveau Lectionnaire français, ne sera lue aux messes du dimanche des Rameaux.
-- *Secondement :* si la promesse n'est pas obtenue, ou si elle n'est pas tenue, protester à haute voix, crier au blasphème, réclamer et imposer l'interruption de la cérémonie.
■ Ainsi, tous ceux qui se sont consciemment ou inconsciemment alignés sur *l'intégrisme humaniste,* ou « *humanisme intégral *», de Jacques Maritain, auront le dimanche des Rameaux l'occasion de montrer si oui ou non ils capitulent devant l'apostasie immanente.
■ Maritain, en effet, avec son intégral humanisme qui le conduit presque toujours à choisir *en pratique* le plus mauvais parti, malgré son orthodoxie théorique, -- Maritain est l'inspirateur des *laïcs qui acceptent de bon cœur la réforme liturgique mais sont dégoûtés par les indignes traductions qu'on les oblige à entendre à la messe* ([^50])*.* Cette distinction entre la réforme liturgique (à accepter) et ses mauvaises traductions (à refuser) est une fausse distinction. Sa grande absurdité paraît sans doute compensée par sa grande commodité.
195:151
Elle refuse de voir que les nouvelles traductions procèdent du même esprit falsificateur et subversif que la réforme liturgique elle-même. On feint ainsi de croire que le pape et les évêques nous auraient donné une excellente réforme liturgique, entachée seulement par de malencontreuses traductions venues là on ne sait pourquoi et sans que personne en soit responsable. On ne se demande pas comment il peut se faire que ces traductions « indignes » soient obstinément maintenues malgré toutes les réclamations, et malgré la réprobation publique de Maritain lui-même exprimant son « dégoût ». On évite de remarquer que ce sont les mêmes novateurs qui ont imposé, du même mouvement, les mauvaises traductions et la réforme supposée bonne. On s'efforce d'oublier que cela s'est déjà produit deux ans plus tôt avec le nouveau catéchisme. On trouve infiniment *commode* pour soi-même d'esquiver les vraies questions, et de n'apercevoir en tout cela que d'inexplicables défaillances de traduction.
Quoi qu'il en soit, nous avons bien noté que les humanistes intégraux se déclarent « dégoûtés » par les traductions « indignes » qu'on les « oblige à entendre à la messe ». Avec Maritain, ils leur opposent un *non licet :* « Il n'est pas permis de changer la lettre sainte sous prétexte de la traduire. » ([^51]) Eh bien, ils pourront montrer, démontrer et manifester, le dimanche des Rameaux 4 avril, la cohérence de leur pensée et de leur comportement.
■ Car ce jour-là, ce n'est pas contre « la réforme liturgique » qu'on les invite à protester. Mais seulement, mais précisément, mais exactement contre la plus indigne des « traductions indignes » du nouveau Lectionnaire. L'écouter en silence et sans bouger serait un acte public d'acceptation.
L'attitude de chacun, le dimanche des Rameaux, sera donc décisivement instructive. Je demande à tous ceux de nos lecteurs qui assisteront le 4 avril à une messe réformée (en langue française) de bien vouloir nous en écrire le compte rendu très précis et très détaillé en ce qui concerne la lecture de l'épître, et les réactions qu'elle aura provoquées :
-- compte rendu à adresser à Antoine Barrois, aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, pour tous ceux qui sont en contact avec les COMPAGNONS ;
-- et à adresser à la revue dans les autres cas.
196:151
■ Je rappelle qu'en vue du dimanche des Rameaux vous avez la brochure à ce sujet, et deux tracts : le « tract n° 2 » et le « tract n° 3 » (voir ci-dessous). Il faut, *avant* le dimanche des Rameaux, c'est-à-dire *maintenant,* les diffuser abondamment autour de vous, spécialement parmi les habitués de la messe réformée.
■ Ensuite, pour la Pentecôte, il y aura le pèlerinage à Rome. J'y donne rendez-vous à tous mes amis. Préparons-le dès maintenant par nos prières.
Jean Madiran.
La brochure et les tracts\
pour le dimanche des Rameaux.
La brochure est intitulée : La falsification de L'épître du dimanche des Rameaux. En vente à nos bureaux : 0,50 F. franco l'exemplaire.
Il y a deux tracts :
1° Le « tract n° 2 » : Dimanche des Rameaux.
2° Le « tract n° 3 », intitulé : Lettre à Paul VI.
(On peut naturellement y joindre notre « tract n° 1 » intitulé Rendez-nous l'Écriture, le Catéchisme et la Messe.)
Ces tracts sont à commander à nos bureaux seulement par mille ou par multiples de mille. Le mille : 36 F. franco. Délai de livraison un mois.
#### Avis et informations sur le pèlerinage à Rome.
Le pèlerinage à Rome aura lieu les 29 mai (vigile de la Pentecôte), 30 mai (dimanche de la Pentecôte) et 31 mai (lundi de la Pentecôte et fête de Marie-Reine).
Il comportera :
1\. -- *Le pèlerinage des enfants* (ou : « croisade romaine des enfants ») : ouvert à tous les enfants jusqu'à 14 ans, et spécialement à ceux qui doivent y faire leur première communion, ou leur communion solennelle, ou y être confirmés.
197:151
Les enfants qui doivent être hébergés collectivement dans des institutions religieuses devaient être inscrits avant le 15 février, ainsi que nous l'avons indiqué en temps utile dans nos « Avis pratiques ».
Les enfants non inscrits, et donc logés à Rome par leur famille, pourront participer à la retraite et aux cérémonies, à la condition d'être munis d'une aube blanche descendant jusqu'aux pieds, et d'être annoncés par leurs parents au *Bureau du pèlerinage* qui s'ouvrira à Rome le 25 mai à l'adresse Corso Vittorio Emanuele 21 (scala A, int. 3).
*Le samedi 29 mai :* journée de retraite des enfants dans des couvents de Rome.
*Le dimanche de la Pentecôte 30 mai :* messe solennelle à 10 h. 30 avec les parents ; communions et confirmations. *L'après-midi :* procession des enfants de S. Andrea della Valle jusqu'à la basilique Saint-Pierre.
*Le lundi 31 mai :* messe à 10 h. 30 et consécration des enfants à la Sainte Vierge.
2\. -- *Le pèlerinage des adultes* (ou : « marche des pèlerins »).
*Le samedi 29 mai :* ouverture du pèlerinage par une messe solennelle à 11 h.
*Après-midi :* libre visite, au gré de chacun, des sanctuaires romains.
*Du 29 au 30 mai :* du crépuscule jusqu'à l'aube, veillée de prière et de pénitence sur la place Saint-Pierre. (La veillée commencera à 21 h.).
*Le 30 mai :* à 10 h. 30, messe solennelle de la Pentecôte avec les enfants (communions et confirmations).
*L'après-midi :* rassemblement à 16 h. sur la tombe de saint Pie V à Sainte-Marie-Majeure, puis marche jusqu'à Saint-Pierre en récitant le chapelet.
(La marche passera par S. Andrea della Valle, où les enfants prendront la tête de la procession.)
*Le lundi 31 mai :* messe à 10 h. 30 et consécration des enfants à la Sainte Vierge.
\*\*\*
198:151
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES qui le peuvent sont priés de demeurer à Rome encore le lendemain mardi 1^er^ juin, pour une messe qui sera célébrée dans la matinée. Les amis de la revue ITINÉRAIRES qui voudraient assister à cette messe en connaîtront l'heure et le lieu en les demandant le 31 mai au Bureau romain du pèlerinage.
\*\*\*
Le *Bureau du pèlerinage* sera ouvert à Rome *du 25 mai au 1^er^ juin* pour renseigner les pèlerins. Adresse : Corso Vittorio Emanuele 21 (Scala A, int. 3). Téléphone : 640.481.
Les *pèlerins isolés* qui désirent se rendre à Rome et s'y loger par leurs propres moyens ont naturellement toute liberté de le faire comme ils l'entendent. Ils connaîtront le lieu des différents exercices du pèlerinage et les éventuelles consignes ou modifications de dernière heure en s'adressant, dès leur arrivée à Rome, au *Bureau du pèlerinage *; ils y trouveront aussi une possibilité (sans garantie pour les non-inscrits) d'hébergement collectif dans des monastères.
Il est recommandé aux pèlerins qui le peuvent d'arriver à Rome le 28 mai plutôt que de voyager dans la nuit du 28 au 29 mai, en raison de la veillée de prière du 29 au 30 mai.
Les *organisations* qui désirent grouper leurs adhérents et sympathisants et assurer elles-mêmes leur transport et leur logement, ont naturellement toute liberté de le faire comme elles le Souhaitent.
\*\*\*
Les organisations et les isolés qui n'ont pas l'intention d'assurer eux-mêmes leur transport et leur logement peuvent S'inscrire (mais dès maintenant !) pour le voyage et l'hébergement :
-- en quelque lieu du monde où ils se trouvent, auprès de Mme Élisabeth Gerstner, Centre catholique européen, 506 -- Bensberg-Immekeppel, Allemagne occidentale, -- qui leur indiquera Si un centre d'inscription existe dans leur pays, ou qui les prendra directement en charge ;
-- en France : au Secrétariat du Combat de la foi, à Montjavoult (Oise).
Audience pontificale.
*Lors du pèlerinage à Rome de 1970, les organisateurs avaient été courtoisement avisés en temps utile, par la voie des nonciatures, que le pape ne désirait pas leur accorder une audience privée*.
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*Refaisant en 1971, dans le même esprit, le même pèlerinage, les organisateurs estiment qu'il serait indiscret de leur part d'insister pour être reçus en audience.*
*Au demeurant, c'est uniquement pour prier qu'ils viennent à Rome en pèlerinage*.
(*Mais bien entendu, si le pape se ravise et les convoque, ils se rendront à sa convocation*.)
Le programme des chants.
La liste des chants à faire apprendre aux enfants a paru dans notre numéro 149 de janvier 1971, pages 180-181.
La brochure.
Pour faire connaître l'existence du pèlerinage, pour faire comprendre sa nature et ses raisons, diffusez notre brochure ; *Rendez-vous à Rome pour la Pentecôte* (en vente à nos bureaux : 0,50 F. franco).
Conférence à Paris\
de Marcel De Corte.
Le lundi 15 mars, à 20 h. 45, Marcel De Corte fera à Paris une conférence : *La crise intellectuelle du catholicisme.*
Tous renseignement (et cartes d'invitation) au CLUB DE LA CULTURE FRANÇAISE, 14, rue Eugène-Manuel, Paris XVI^e^.
Délai de livraison :\
un mois
Désormais, pour toutes les commandes adressées à la revue, nous demandons à nos lecteurs de prévoir un délai de livraison d'un mois.
Dans beaucoup de cas, il se trouvera en fait qu'ils recevront leurs commandes plus rapidement.
Mais le délai de livraison d'un mois signifie que :
200:151
l\. -- en aucun cas nous ne pouvons garantir une livraison plus rapide ;
2\. -- si nos lecteurs ont besoin de tracts et de brochures pour une circonstance déterminée, il leur faut prévoir de nous adresser la commande plus d'un mois à l'avance ;
3\. -- les réclamations pour commandes non livrées ne seront pas prises en considération quand elles seront faites avant l'expiration de ce délai d'un mois.
Les manuscrits non insérés\
ne sont pas rendus.
Il arrive que des lecteurs nous adressent des manuscrits, puis nous demandent quelque temps après de les leur renvoyer.
Nous ne sommes pas une maison d'édition mais une revue mensuelle.
Il est normal, habituel, conforme à la déontologie qu'une maison d'édition retourne à l'envoyeur les manuscrits des ouvrages qui lui sont proposés.
Mais il est normal, habituel, conforme à la déontologie en vigueur, qu'une publication périodique ne retourne pas les manuscrits, qu'ils soient insérés ou non. Nos Jecteurs sont donc prévenus que les manuscrits non insérés ne sont pas rendus, pas plus que la documentation qui nous est communiquée.
Le délai de 15 jours\
pour les abonnements.
Les abonnements nouveaux entrent en vigueur 15 jours après leur réception effective : ils ne peuvent en aucun cas porter sur les numéros parus avant ou pendant ce délai.
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#### Le dernier vendredi du mois et l'Angelus trois fois par jour.
Le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis de la revue ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils peuvent trouver une messe catholique, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue ; et faisant mémoire de nos morts : Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, l'abbé V.-A. BERTO, Henri MASSIS et Dominique MORIN.
Le dernier vendredi tombe ce mois-ci le 26 mars, vendredi de la quatrième semaine de carême.
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Le culte des saints est présentement offensé, bafoué, en beaucoup d'endroits pratiquement supprimé par l'impiété des évêques réformés et du clergé recyclé.
Il faut bien sûr réagir contre cette tyrannique impiété par l'argumentation et par la protestation.
Mais il est encore plus nécessaire que le culte des saints demeure véritablement vivant dans notre vie de chaque jour.
L'Antiquité païenne -- païenne mais formée aux vertus naturelles de piété et de religion -- disait déjà : *Pour le sage, tous les jours sont des jours de fête*.
A cette piété naturelle, à cette vertu naturelle de religion, la religion chrétienne ajoute le saint sacrifice de la messe de chaque jour : par quoi il devient infiniment plus vrai que tous les jours sont des jours de fête pour l'homme pieux.
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Il n'est pas donné à tout le monde, dans l'organisation de la vie moderne, et dans l'organisation moderne de l'apostasie, d'avoir chaque jour à sa disposition une messe catholique, et la possibilité matérielle d'y assister. *Mais il est toujours à la portée de tout le monde de lire et méditer chaque jour la messe du jour.*
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Les indications que nous donnons ci après sur le calendrier du mois de mars ne prétendent pas être exhaustives : elles cherchent seulement à insister davantage sur ce qui risque le plus d'être estompé par l'impiété actuelle.
-- 1^er^ mars : lundi de la première semaine de carême. Mémoire du *Bienheureux Jean-Louis Bonnard,* prêtre et martyr missionnaire (des Missions Étrangères de Paris) au Tonkin ; décapité près de Man-Dinh en 1852.
-- 2 mars : mardi de la première semaine de carême. Mémoire du *Bienheureux Charles le Bon,* comte de Flandre et martyr en 1127.
-- 3 mars : mercredi des quatre-temps de printemps. Mémoire du *Bienheureux Pierre-René Rogues,* prêtre et martyr né à Vannes, professeur au grand séminaire de Vannes, décapité à Vannes par les révolutionnaires en 1796.
Les quatre-temps de printemps coïncident avec la première semaine de carême. -- Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer, par le jeûne et la prière, les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacrement de l'Ordre. L'institution des quatre-temps s'est faite progressivement, à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre-temps avaient pour intention principale de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence n'y sont plus obligatoires ; la dignité pour les pasteurs non plus.
Catéchisme de S. Pie X : « Le jeûne des quatre-temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une pénitence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. »
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-- 4 mars : jeudi de la première semaine de carême. Mémoire de *saint Casimir,* confesseur, et de *saint Lucius I^er^,* pape et martyr.
-- 5 mars : vendredi des quatre-temps de printemps. Premier vendredi du mois.
-- 6 mars : samedi des quatre-temps de printemps. Premier samedi du mois. Mémoire des *saintes Perpétue et Félicité,* martyres au III^e^ siècle, et de *saint Chrodegang,* évêque de Metz au VIII^e^ Siècle.
-- 7 mars : deuxième dimanche de carême (*Reminiscere*). (*Saint Thomas d'Aquin,* docteur commun de l'Église.)
-- 8 mars : lundi de la deuxième semaine de carême. Mémoire de *saint Jean de Dieu,* confesseur.
-- 9 mars : mardi de la deuxième semaine de carême. Mémoire de *sainte Françoise romaine,* veuve.
-- 10 mars : mercredi de la deuxième semaine de carême. Mémoire des *quarante martyrs de Sébaste* (en Arménie ; aujourd'hui Sivas en Turquie).
-- 11 mars : jeudi de la deuxième semaine de carême.
-- 12 mars : vendredi de la deuxième semaine de carême. Mémoire de *saint Grégoire le Grand,* pape et docteur (Grégoire I^er^, pape de 590 à 604 ; l'un des « quatre grands » docteurs la
tins ; codificateur du chant « grégorien » ; historien de saint Benoît ; etc.).
-- 13 mars : samedi de la deuxième semaine de carême. -- 14 mars : troisième dimanche de carême (Oculi).
-- 15 mars : lundi de la troisième semaine de carême. Mémoire de *sainte Louise de Marillac.*
*-- *16 mars : mardi de la troisième semaine de carême. Mémoire des *saints Jean de Brébœuf, Isaac Jogues et leurs six compagnons* (René Goupil, Jean de Lalande, Antoine Daniel, Gabriel Lalement, Noël Chabannel et Charles Garnier), martyrs : huit missionnaires jésuites massacrés par les Hurons et les Iroquois, de 1642 à 1649 ; premier sang versé pour le Christ au Canada.
-- 17 mars : mercredi de la troisième semaine de carême.
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Mémoire de *saint Patrick,* évêque, et de *sainte Gertrude de Nivelles,* vierge.
-- 18 mars : jeudi de la troisième semaine de carême, parfois appelé « jeudi de la mi-carême » parce qu'il est le 20^e^ jour au milieu de la Sainte Quarantaine ; l'Église a reporté au dimanche suivant (dimanche de *Laetare*) les sentiments de joie dont elle veut pénétrer nos cœurs : il y aura pour ce 4^e^ dimanche de carême la permission d'employer les ornements roses, de mettre des fleurs sur l'autel et de jouer de l'orgue. C'est le 21 mars, et non le 18, qu'il convient si où le veut de « fêter la mi-carême » par quelque honnête délassement.
Mémoire de *saint Cyrille,* évêque de Jérusalem au IV^e^ siècle, docteur de l'Église.
-- 19 mars : *saint Joseph,* époux de la Sainte Vierge, confesseur ; proclamé patron de l'Église universelle par Pie IX en 1870 ; proclamé par Pie XI, le 19 mars 1937, patron et protecteur de la résistance catholique au communisme intrinsèquement pervers. (Proclamé en outre par Pie XII, en 1955, modèle et protecteur des travailleurs : mais sous le titre de *saint Joseph artisan,* fêté le 1^er^ mai.)
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « L'Église célèbre avec une solennité spéciale la fête de saint Joseph parce qu'il a été un des plus grands saints, l'époux de la Vierge Marie, le père putatif de Jésus-Christ et qu'il a été proclamé le Patron de l'Église. -- Ces mots : *saint Joseph fut le père putatif de Jésus-Christ,* signifient qu'il était regardé communément comme le père de Jésus-Christ, car il accomplissait à son égard tous les devoirs d'un père. -- Saint Joseph demeurait ordinairement à Nazareth, petite ville de la Galilée. -- Bien qu'il fût de la famille royale de David, il était pauvre et réduit à gagner sa vie par le travail de ses mains. -- La pauvreté de la famille de Jésus-Christ nous enseigne à détacher notre cœur des richesses et à souffrir volontiers la pauvreté si Dieu nous veut dans cet état. -- Nous croyons que Dieu a élevé saint Joseph à un très haut degré de gloire, tant ont été éminentes sa dignité et sa sainteté sur la terre. -- La protection de saint Joseph envers ceux qui lui sont dévots est très puissante, car il n'est pas croyable que Jésus-Christ veuille refuser la moindre grâce à un saint auquel il a voulu sur la terre être soumis. -- La grâce spéciale que nous devons espérer de l'intercession de saint Joseph est celle d'une bonne mort, parce qu'il eut lui-même le bonheur de mourir entre les bras de Jésus et de Marie. -- Pour mériter la protection de saint Joseph nous devons l'invoquer souvent et l'imiter dans ses vertus, et surtout dans son humilité et dans la parfaite résignation à la volonté divine qui fut toujours la règle de ses actions. »
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-- 20 mars : samedi de la troisième semaine de carême.
-- 21 mars : quatrième dimanche de carême (*Laetare*). « *Laetare Jerusalem :* réjouis-toi, Jérusalem ! L'Église est en deuil, elle appelle ses enfants à la pénitence, et voici qu'au mi
lieu de son carême, une voix retentit d'un bout du monde à l'autre et lui dit : Réjouis-toi Jérusalem ! Et l'Église, encore qu'elle souffre, encore qu'elle pleure, encore qu'elle fasse pénitence, l'Église répond : *Laetatus sum,* je me suis réjouie. Et elle chante sa joie, et elle la proclame à la face du monde entier. » (Père Emmanuel.)
(*Saint Benoît,* abbé : patriarche des moines d'Occident et père de l'Europe.)
-- 22 mars : lundi de la quatrième semaine de carême. -- 23 mars : mardi de la quatrième semaine de carême. -- 24 mars : mercredi de la quatrième semaine de carême.
Mémoire de *saint Gabriel,* archange.
-- 25 mars : *Annonciation de la Sainte Vierge.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Dans la fête de l'Annonciation de la Sainte Vierge, où célèbre l'annonce que lui fit l'ange Gabriel qu'elle avait été choisie pour être la Mère de Dieu. -- Quand l'ange Gabriel lui apparut, la Vierge Marie se trouvait à Nazareth, ville de Galilée. -- Il lui adressa ces paroles par lesquelles nous la saluons tous les jours « Je vous salue, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. » -- Aux paroles de l'ange Gabriel, la Sainte Vierge se troubla, s'entendant saluer par des titres nouveaux et glorieux dont elle s'estimait indigne. -- Dans son Annonciation, la T.S. Vierge nous montre spécialement : une pureté admirable, une humilité profonde et une obéissance parfaite. -- Elle nous fait connaître son grand amour de la pureté par sa préoccupation de conserver sa virginité, préoccupation qu'elle manifeste au moment même où elle apprend sa Vocation à la dignité de Mère de Dieu. -- Elle nous fait connaître sa profonde humilité par ces paroles : « Voici la servante du Seigneur », qu'elle dit en devenant Mère de Dieu. -- Elle montre sa foi et son obéissance en disant : « Qu'il me soit fait selon votre parole. » -- Au moment où Marie consentit à être la Mère de Dieu, la seconde Personne de la sainte Trinité s'incarna dans son sein, prenant un corps et une âme comme les nôtres, par l'opération du Saint-Esprit. -- Dans son Annonciation, la T.S. Vierge : 1° enseigne en particulier aux vierges à faire une très haute estime du trésor de la virginité ;
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2° elle nous enseigne à tous à nous disposer avec une grande pureté et une grande humilité à recevoir en nous Jésus-Christ dans la sainte communion ; 3° elle nous enseigne à nous soumettre promptement à la volonté divine. -- En la solennité de l'Annonciation de la Vierge Marie nous devons faire trois choses : 1° adorer profondément le Verbe incarné pour notre salut, et le remercier d'un si grand bienfait ; 2° nous réjouir avec la T.S. Vierge de la dignité de Mère de Dieu à laquelle elle a été élevée et l'honorer comme notre maîtresse et notre avocate ; 3° prendre la résolution de réciter toujours avec un grand respect et une grande dévotion la Salutation angélique, appelée communément *Ave Maria. *»
-- 26 mars : vendredi de la quatrième semaine de carême. Dernier vendredi du mois.
-- 27 mars : samedi de la quatrième semaine de carême. Mémoire de *saint Jean Damascène,* docteur.
-- 28 mars : dimanche de la Passion. -- 29 mars : lundi de la Passion.
-- 30 mars : mardi de la Passion.
-- 31 mars : mercredi de la Passion.
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La revue ITINÉRAIRES paraît chaque mois avant le premier du mois : mais ici ou là elle arrive beaucoup plus tard en raison de la lenteur et de l'irrégularité de l'acheminement postal par les services d'État. (L'acheminement « rapide » consenti par les P.T.T. aux quotidiens et aux hebdomadaires, est refusé aux mensuels). On nous a fait remarquer que, dans ces conditions, il serait souvent utile à nos lecteurs de donner ici non seulement le calendrier liturgique du mois, mais encore celui du mois suivant.
Voilà donc à l'avance le calendrier du mois d'avril.
\[cf. 152-04-71\]
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Que nos lecteurs veuillent bien comprendre et accepter que nous les engagions à un redoublement de prières.
Nous proposons à nos amis de remettre en honneur la prière de l'Angelus trois fois par jour, le matin, à midi, et le soir. C'est, avec le Rosaire, la prière des temps de grand péril pour l'humanité. Ceux qui ne la connaîtraient pas et n'auraient plus de missel la trouveront aux pages 20 et 21 du Catéchisme de S. Pie X.
============== fin du numéro 151.
[^1]: -- (1). Sur la parenté profonde entre le freudisme et les idées de Rousseau, voir : « Préservez les petits », dans ITINÉRAIRES, numéro 150 de février 1971.
[^2]: -- (1). Bien connus si vous lisez votre missel romain, si vous étudiez votre Catéchisme de St Pie X, votre Catéchisme du Concile de Trente.
[^3]: -- (2). Lire ou relire dans ITINÉRAIRES, n° 148 de novembre 1970 « Laissez les enfants », par D. MINIMUS.
[^4]: -- (1). Cité par CH. MAIGNEN, *Nouveau catholicisme et nouveau clergé,* Paris, 1901, p. 33. La plupart des textes que nous utiliserons sont extraits de cet ouvrage et de *Le P. Hecker est-il un saint ?*, Paris, 1899, du même auteur, ainsi que du livre de l'abbé Henri DELASSUS, *L'Américanisme et la conjuration antichrétienne,* Paris, 1899.
[^5]: -- (1). Bordeaux, 1924, tome III, p. 270. On peut le rapprocher à certains égards de l'ouvrage d'Henri Bargy : *La Religion dans la Société aux États-Unis,* Paris, 1902, dont voici quelques extraits « Le catholicisme américain est une religion d'action sociale. Aussi est-il une religion d'indifférence dogmatique... La religion n'est plus de droit divin et se justifie par ses services ; presque déconsacrée, il lui faut rivaliser avec les œuvres laïques d'action sociale... Elle se soucie de moins en moins de sauver les individus et de plus en plus de sauver la société. Au lieu du paradis, elle offre en récompense le perfectionnement social... Si le dogme divise, la morale finit, l'Évangile rapprochant ce que la scolastique sépare. ... La religion américaine a pour but le progrès humain parce qu'elle a pour origine le travail humain. C'est une religion de l'humanité, greffée sur le christianisme ».
[^6]: -- (1). LE MONDE, 19 janvier 1971.
[^7]: -- (2). FRANCE-SOIR, 26 déc. 1970.
[^8]: -- (3). ITINÉRAIRES, janvier 1971.
[^9]: -- (1). Panizza, auteur d'une pièce de style blasphématoire : « le concile d'amour ».
[^10]: -- (1). Cf. La nouvelle culture -- *Itinéraires* n° 133, mai 1969.
[^11]: -- (2). L'éducation permanente -- *Itinéraires* n° 142, avril 1976.
[^12]: -- (3). Cf. *Itinéraires* n° fév. 67.
[^13]: -- (1). Je trouve dans la correspondance Barrès-Maurras, qui vient de paraître (aux Éditions Plon) cette phrase de Maurras : « La mode est à peu près la seule grande force sociale en plastique et synesthétique depuis qu'on « perdu la foi ».
[^14]: -- (1). Lucrèce, V, 221. Et Virgile, *Énéide,* VI, 207-208 :
> *... pueri innuptaeque puellae.*
>
> *Impositique rogis juvenes ante ora parentum.*
[^15]: * -- *(1). *L'Esprit de la Terre* (9 mars 1931), *OE.,* VI, 46. Je ne veux pas dire que Teilhard ne crût pas à notre immortalité personnelle. Mais il est bien curieux qu'il n'en éprouvait pas le besoin. Cf. *Comment je crois* (28 octobre 1934), *OE.,* X, 135 : « En soi, à vrai dire, le problème d'une survie personnelle m'inquiète peu. Dès lors que le fruit de ma vie est recueilli dans un Immortel, que m'importe d'en avoir égoïstement la conscience et la joie ? ».
[^16]: -- (1). Ps. 121, *Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi*.
[^17]: -- (1). Jo. XV, 20.
[^18]: -- (1). Matt. XXIV, 22.
[^19]: -- (1). Charité sacramentelle et orientée, selon la juste formule du Cardinal Journet.
[^20]: -- (2). Revoir tout le chapitre XXI de l'Apocalypse et les Hymnes de la fête de la Dédicace. (Le rite dominicain les a gardées dans leur version originale). -- Voir encore l'admirable livre du P. Clérissac, o.p. *Le Mystère de l'Église* (aux édit. du Cerf) préface de J. Maritain.
[^21]: -- (1). Voir l'annexe à notre article : *Passion et Résurrection, Mystères de Grâce* (ITINÉRAIRES de juillet-août 1969).
[^22]: -- (1). Sur ce point, trop souvent oublié, de la nécessaire victoire du Christ nous nous permettons de renvoyer à notre précédent petit traité : *Théologie de l'Histoire*, chap. II, Lumière de l'Apocalypse, à la fin du chapitre, pages 63 et suivantes, dans *Itinéraires*, n° de sept-oct. 1966.
[^23]: -- (2). Il est vainqueur le lion de la tribu de Juda (Apoc. V, 5).
[^24]: -- (1). Nietzsche, *La Volonté de puissance*, I, n° 36, p. 43.
[^25]: -- (1). Que nous le sachions grâce à une analyse du phénomène cognitif qui soit indépendante de toute théorie. Évidemment nous *parlons* de la connaissance dans un cadre culturel et linguistique déterminé ; c'est inévitable. Le tout est de s'en rendre compte et de s'efforcer de ne point partir de *solutions* toutes faites du problème de la connaissance, mais de la réalité de celle-ci, dans la mesure où nous pouvons l'atteindre,
[^26]: -- (2). Ces réalités ne sont pas seulement les réalités matérielles, mais aussi les réalités humaines, économiques, politiques, religieuses, etc... toutes susceptibles de devenir objets de connaissance.
[^27]: -- (3). Puisqu'il s'agit d'une simple « description » du phénomène de la connaissance. Les idéalistes, Hegel, par exemple, déclarent que, dans la connaissance, « je laisse l'objet tel qu'il est » (Hegel, *Propédeutique philosophique*, trad. de Gandillac, édit. de Minuit, 1963, p. 23.). Les matérialistes disent la même chose. Marx parle de l'objet réel qui, même connu par nous, subsiste « en son indépendance à l'extérieur de ma tête ». Les phénoménologues soulignent fortement, et souvent avec bonheur, cet aspect de la connaissance. D'après Scheler, dans la connaissance, noua participons à l'être d'un existant « sans que par là soit posée la moindre transformation en lui. Ce qui est connu devient partie de ce qui connaît, sans qu'il ait modifié en quoi que ce soit sa situation ou ait subi n'importe quel autre changement » (*Erkenntnisse und Arbeit*, dans *Die Wissensform und die Gesellschaft*, Verlag der Neue Zeit, Leipzig, 1926, p. 247). Remarque analogue chez N. Hartmann : l'activité cognitive « n'atteint pas l'objet comme tel ; en lui rien n'est changé du fait qu'il est appréhendé » (*Les principes d'une métaphysique de la connaissance*, trad. Vancourt, Paris, Aubier, 1946, t. I, p. 91.).
[^28]: -- (1). Comme disaient les anciens : *intellectus quodam modo fit omnia*.
[^29]: -- (2). Ceci ne vaut pas seulement de la connaissance des objets matériels, mais s'applique à toute connaissance, même quand celle-ci a pour objet des réalités humaines, individuelles ou collectives. Lorsque, par exemple, le sujet essaie de se connaître, il se fait de sa propre réalité une image qui peut être vraie ou fausse ; il devient à son tour objet de connaissance. Lorsque les marxistes déclarent que la connaissance est une *production*, une *praxis*, mais une praxis *théorique*, ils expriment en un langage nouveau une doctrine très traditionnelle.
[^30]: -- (1). Hegel, par exemple, le fait explicitement : « La pensée et le général consistent précisément à être eux-mêmes et leur contraire ; la pensée saisit et franchit ce dernier et rien ne saurait lui échapper. Par là que le langage est l'œuvre de la pensée, on ne peut non plus rien exprimer par le langage qui ne soit le général... L'indicible, la sensation, le sentiment, (en un mot, tout ce qui est individuel) *n'est pas ce qu'il y a de plus important et de plus vrai, mais bien plutôt de plus insignifiant et de moins réel *» (*Encyclopédie*, n° 20, remarque.).
[^31]: -- (2). Contre l'identification hégélienne du réel et de la pensée, Feuerbach, Marx, Kierkegaard, chacun à sa manière et dans un contexte différent, se sont élevés vigoureusement.
[^32]: -- (3). Nous avons cependant déjà pris position contre la réduction idéaliste de l'être à la pensée, et un des buts de cet ouvrage est d'établir le bien-fondé de cette prise de position.
[^33]: -- (1). L. Althusser a raison de s'élever contre la mystification qui consiste à poser les problèmes, non à partir du réel, mais à partir de la solution préconçue à laquelle on veut aboutir. En procédant ainsi, on compromet d'autant plus la solution qu'on a faussé la problématique elle même (*Lire le Capital*, I, Paris, Maspero, 1965, pp. 65-66.).
[^34]: -- (2). Aristote, *De Anima*. -- Sur la problématique d'Aristote, cf. M. De Corte, *La doctrine de l'intelligence* *chez Aristote*. Essai d'exégèse, Paris, 1934. -- Fr. Nuyens, *L'évolution de la psychologie* *d'Aristote*, Paris, Vrin, 1948, chap. VII.
[^35]: -- (1). On s'en rendra compte en lisant, par exemple, l'article de Sartre « La transcendance de l'Ego », dans la revue *Recherches philosophiques*, 1936-1937, pp. 116 ss.
[^36]: -- (2). L. Feuerbach, *La philosophie de l'avenir*, dans *Manifestes philosophiques*, (pp. 193-194.
[^37]: -- (3). *Post-Scriptum*, trad... Petit, N.R.F., 1941, p. 125.
[^38]: -- (4). Et Kierkegaard d'ironiser sur le « Je pur » de Fichte : « Si quelqu'un peut m'aider à devenir un *Je pur*, je l'en remercie mais si je ne peux le devenir, sinon par un tour de passe-passe, alors qu'on me laisse en paix. Je ne suis rien de plus qu'un. pauvre esprit existant. Le problème de la connaissance ne consiste donc pas à savoir comment un esprit éternel comprend éternellement la vérité éternelle ». Cette considération est d'une fort mince utilité, car « celui à qui doit servir l'explication est empêché, par son existence même, de la comprendre ainsi, et il n'est qu'un être fantastique, s'il se figure être *sub specie aeterni *» (p. 127.). L'idéalisme n'a jamais expliqué le rapport du sujet existant avec le *Je pur*, lequel « n'est qu'un étrange arrangement dans les nuages, une étreinte stérile... ; la relation du je individuel à cette apparition aérienne n'est jamais précisée » p. 130.).
[^39]: -- (1). J.-M. Domenach, « Le système et la personne », dans *Esprit*, Mai 1967, pp. 772-773.
[^40]: -- (1). Plotin la posera à son tour admirablement. Après avoir médité sur l'âme et la vie, il se demande : « Quel est enfin ce sujet qui fait toutes ces réflexions ? Est-ce nous ou bien notre âme ? -- C'est nous, au moyen de l'âme. -- Au moyen de l'âme, en quel sens. Est-ce par le fait de la posséder que ces recherches ont lieu ? -- Non ; c'est parce que nous sommes nous-mêmes notre âme. -- Ne sera-t-elle pas mue dans ce cas ? -- Certes ; il faut lui donner un mouvement qui n'est pas celui des corps et qui constitue sa vie propre. *L'acte d'intelligence est notre acte*, parce que l'âme est intelligente et que l'acte d'intelligence est sa vie la plus parfaite. Cet acte a lieu, lorsque l'homme pense les objets intelligibles et lorsque l'intelligence agit sur nous, car *l'intelligence est à la fois une partie de nous-mêmes et un être supérieur auquel nous nous élevons *» (*Ennéades*, I, I, 13.).
[^41]: -- (1). Kojève, *Introduction à la lecture de Hegel*, Paris, N.R.F., 1947, pp. 490 ss. -- E. Weil, « Marx et la liberté », dans *Critique*, n° 8-9, janvier-février 1947, p. 73 : « Il se peut qu'une définition de la liberté soit impossible ; la liberté est ce à quoi l'homme se réduit, mais qui ne peut se réduire à rien d'autre. Marx, en tous cas, comprend sous ce terme ce que Hegel avait compris : la négativité de l'homme, cette possibilité de dépasser tout donné, y compris soi-même, dans toutes les formes concrètes que l'homme se donne dans son histoire ».
[^42]: -- (1). *Op. cit.,* p. 491.
[^43]: -- (2). Quand Kojève ajoute : « D'une manière générale, la négation, la liberté et l'action ne naissent pas de la pensée ni de la conscience ; ce sont ces dernières au contraire qui naissent de la négativité se réalisant et révélant en tant qu'action libre effective » (p. 493), il nous semble mettre la charrue devant les bœufs ; car ne faut-il pas que la conscience existe d'abord pour pouvoir nier le donné ? -- Dans une perspective analogue à celle de Kojève, E. Weil écrit : « (l'homme) n'est moi que dans la mesure où il est nature, et le moi n'est rien de plus que la nature niée, niée donc par elle-même » (*Logique de la* *philosophie*, p. 175.). Mais quel est ce pouvoir que possède la nature de se nier elle-même ?
[^44]: -- (3). Il est trop facile, une fois affirmé que l'action humaine se réduit à la négation du donné, de conclure que le donné disparaissant, il ne peut plus être question d'activité. Il s'agirait de savoir si l'activité transformatrice du réel est la seule que l'homme puisse exercer.
[^45]: -- (1). Nietzsche, nous l'avons déjà dit, conteste, au moins apparemment, l'existence de cette tendance au bonheur. Les philosophies du tragique font de même.
[^46]: -- (2). Kant, *Fondements de la métaphysique des mœurs*, trad. Delbos, p. 97 ; p. 127, p. 131.
[^47]: -- (1). Il est admis par tous que Jésus naquit en l'an 5 avant l'ère, Hérode mourut en l'an 4 ; les Juifs comptaient par mois lunaires, ce qui rendait variable la date des fêtes dans l'année solaire. En décembre de l'année où naquit Jésus, la fête de la Dédicace ou fête des Lumières tomba le 24 décembre.
[^48]: **\*** -- Cf. n° 154, page 199.
[^49]: -- (1). Gallimard -- Collection « Le Manteau d'Arlequin ».
[^50]: -- (1). MARITAIN*, De l'Église du Christ*, Desclée de Brouwer, 1970, p. 333.
[^51]: -- (1). MARITAIN*, op. cit.,* p. 342.