# 152-04-71 1:152 ## ÉDITORIAL ### Un nouveau langage par R.-Th. Calmel, o.p. SI JE POSE LA QUESTION de la discipline des appétits charnels en termes matérialistes -- serait-ce le matérialisme com­pliqué de Sigmund Freud -- comment voulez-vous que j'apporte une réponse convenable ? *La question est mère de la réponse* aimait à redire un grand exégète dominicain, le Père Lagrange. La grande misère de beaucoup de clercs, à l'heure présente, c'est moins encore d'être obsédés par le problème de l'amour que de se laisser imposer le point de vue d'une pseudo-psy­chologie matérialiste. Le point de départ de leurs divagations est un consentement préalable à se laisser crever les yeux ([^1]). Sous prétexte de comprendre nos contemporains, ils com­mencent par mettre de côté l'intuition surnaturelle de la foi et l'intuition naturelle du simple bon sens, l'intuition obvie de l'honnêteté la plus élémentaire. Ils lui préfèrent le point de vue aberrant d'un pansexualisme diffus à prétentions scientifiques. D'où l'impression d'insupportable malaise que provoque l'abondante, la surabondante, l'écrasante littérature ecclésias­tique sur les thèmes de la pureté et de l'impureté. D'ailleurs c'est moi qui m'exprime, comme le fait toute la Tradition chré­tienne, en termes de morale et de vie spirituelle ; eux, ils se gardent bien de prononcer les mots de chasteté ou de luxure ; 2:152 ils sont mal embouchés autant qu'il soit possible de l'être ; ils n'ont plus à la bouche qu'un jargon répugnant où les évoca­tions les plus ignominieuses, les plus salement provocantes, se donnent hypocritement comme pure science, en dehors de toute qualification morale. Ces clercs prétendent désigner dans des termes sans référence morale des réalités qui ressortissent à la vie morale, qui sont vices ou vertus, honneur ou péché. -- *Manière puante de s'exprimer : putride dicitur* écrivait déjà Pie XI dans *Divini illius Magistri,* en flétrissant l'expression *éducation sexuelle qui* commençait à se substituer aux façons de parler traditionnelles et justes comme éducation de la pureté ou formation de la pureté ; façons de parler tout à fait justes parce que désignant en termes de vertu (la pureté) une réalité d'ordre moral : la mise en ordre des attraits et des pas­sions qui tiennent, dans l'être humain, à sa condition d'homme ou de femme. Nous sommes dans l'ordre de la discipline à imposer aux passions et c'est l'ordre de la liberté ; nous ne sommes pas dans l'ordre des déterminismes physiologiques qui est l'ordre de la nécessité. Lorsque l'Écriture, les Pères et les vrais théologiens parlent de la chasteté ou de la luxure, de l'amour légitime ou des vices impurs, ils le font dans un langage qui ressortit à la morale. Ils ont conscience de parler en moralistes, en interprètes de la morale révélée et ils s'expriment en conséquence. Trop sou­vent notre clergé contemporain n'a plus conscience de trans­mettre la morale révélée, pas plus d'ailleurs en matière de justice qu'en matière de chasteté. Il se laisse imposer le voca­bulaire du monde moderne, le langage du freudisme ou du marxisme parce qu'il ne sait plus que les passions de l'amour relèvent de la morale, comme d'ailleurs d'une autre manière, mais bien réellement, l'organisation économique. Si le clergé contemporain a accepté un autre langage que celui de la morale traditionnelle et celui de la doctrine sociale de l'Église, c'est qu'il a commencé par accepter une autre vue des choses ; une vue qui est étrangère à la foi (et à l'honnêteté) ou plutôt qui est incompatible avec la foi et la simple honnêteté. Dans tout le domaine qui nous occupe maintenant, celui des passions charnelles, de l'amour, de la pureté, nous refusons le jargon moderne, vil et avilissant, parce que nous nous en tenons à la vue honnête et purifiante de *la philosophia et theologia perennis*. \*\*\* 3:152 Nombre d'ouvrages dits catholiques, aussi bien en matière d'exégèse que de psychologie, de sociologie que de philosophie, poursuivent le dessein irréalisable d'apporter la *réponse chré­tienne* à des questions posées et obstinément examinées dans la lumière des principes anti-chrétiens et même anti-naturels, qui sont les principes du monde moderne. Comme par hasard on trouve de moins en moins cette fameuse *réponse chrétienne.* Peu importe du reste et estimons-nous heureux puisque l'impayable chroniqueur du *Journal La Croix,* au 22 janvier 1971, nous affirme doctement, au sujet de l'amour et de la pureté, que « nous devrons probablement nous habituer à ces réponses-recherches qui ne ferment jamais rien ». Moyennant quoi nous nous passe­rons aisément des réponses de ce monsieur. -- Pour comprendre le monde moderne, pour faire droit aux saines aspirations de la vie intellectuelle et morale qu'il s'acharne à pervertir, nous de­vons partir non des faux principes modernes mais des intuitions surnaturelles de notre foi, et des intuitions naturelles du bon sens, justifiées et fortifiées par la *philosophia perennis.* Si l'on commence par oublier ou renier ces intuitions on rejoindra certes le monde, mais non pour son salut, au contraire pour activer sa décomposition et se perdre avec lui. On entrera dans les conceptions exégétiques modernes, les conceptions psycho­logiques modernes, les nouvelles conceptions philosophiques que sais-je encore, pour faire un égaré de plus mais un égaré de dénomination chrétienne, donc plus capable que d'autres de faire à son tour des égarés. *Aveugles guides d'aveugles.* C'est cela du reste la *pastorale postconciliaire ;* mais elle a cessé d'être catholique. \*\*\* Reprenons notre propos sur les impropriétés ou plutôt sur les déformations du langage des clercs en matière de pureté, terme du reste qu'ils emploient de moins en moins. Pour nous faire mieux comprendre nous proposons la correction d'un texte épiscopal, la remise en ordre de ce texte, en le situant dans la lumière de la vraie vie morale. Nous avons numéroté les para­graphes et souligné dans le texte des *évêques belges* les mots et expressions à redresser parce qu'ils sont tributaires d'une ma­nière de voir insoutenable et, au fond, d'une conception maté­rialiste de la vie. Nous donnons d'abord le texte complet. Nous reprendrons ensuite paragraphe par paragraphe, en inscrivant en dessous du texte original nos rectifications et commentai­res ([^2]) 4:152 BELGIQUE -- 1. « Le déferlement inouï *d'un érotisme désordonné* menace gravement l'intégrité morale de l'homme », déclarent notamment dans une déclaration conjointe intitulée « pour le redresse­ment de la moralité publique dans le domaine se­xuel », les évêques de Belgique et les représentants en Belgique des Églises orthodoxe, réformée, et anglicane. 2\. Dénonçant « *certaines aberrations pornogra­phiques qui ont droit de cité en des pays voisins *», la déclaration souligne que des « *faussaires de la sexualité humaine *» compromettent sa valeur « *com­me dimension importante de l'être humain *». 3\. Les Églises lancent un appel *à l'opinion publi­que, seule* « *capable d'assainir l'atmosphère et d'en­diguer l'audace des mercantis *». (*Le Journal La Croix* du 21.1.71.) 1*.* « *Le déferlement inouï* d'un érotisme désordonné *menace gravement l'intégrité morale de l'homme *»*, décla­rent notamment dans une déclaration conjointe intitulée* « *pour le redressement de la morale publique dans le do­maine sexuel *»*, les évêques de Belgique et les représen­tants en Belgique des Églises orthodoxe, réformée et an­glicane.* 1*. Traduction et commentaire. --* En notre qualité de minis­tres du Seigneur et de gardiens de son troupeau, nous nous éle­vons solennellement contre le scandale généralisé d'une provo­cation publique et permanente au vice d'impureté et aux péchés de luxure. D'aucuns soutiennent qu'il s'agit tout simplement *d'érotisme désordonné* comme si un certain érotisme pouvait être dit ordonné. Pourquoi, tant qu'on y est, ne point parler d'alcoolisme ordonné ? L'érotisme puisque ce mot est à la mode, doit s'entendre comme un désordre moral particulièrement grave ; il désigne aujourd'hui une dépravation systématiquement cultivée et sophistiquement justifiée. Laisser croire que l'éro­tisme serait de soi indifférent à telle qualification morale plutôt qu'à telle autre, qu'il pourrait être déclaré, selon les cas, tantôt mauvais, tantôt légitime, c'est fausser le sens des mots, brouiller les notions morales et par là même corrompre les consciences. 5:152 L'érotisme n'est pas indifférent, ne peut être considéré, selon les degrés ou l'orientation, tantôt comme convenable, tantôt comme vicieux ; il est toujours de soi un abus, comme il est toujours de soi coupable. L'érotisme n'est pas plus indifférent que l'alcoolis­me n'est indifférent, que l'adultère ou l'opiomanie ne sont in­différents. Il n'y a, pas, on s'en doute, d'adultère « ordonné » ; tout adultère est désordonné, par définition. De même de l'éro­tisme. 2\. *Dénonçant* « certaines *aberrations pornographiques qui ont droit de cité en des pays voisins *»*, la déclaration souligne que des* « faussaires de la sexualité *humaine* » *compromettent sa valeur* « *comme* dimension importante de l'être humain. » 2\. *Traduction et commentaire. --* Dénonçant toutes les entre­prises pornographiques, -- toutes et pas seulement quelques-unes à l'exception des autres -- qui ont droit de cité dans les pays voi­sins, la déclaration souligne que les profiteurs du vice perver­tissent les hommes en les excitant aux mœurs les plus honteu­ses, déshonorent leur dignité de créature spirituelle créée par Dieu et rachetée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ces corrup­teurs des âmes, ces suppôts de Satan n'échapperont pas au juste jugement du Seigneur. Malheur à eux. -- D'aucuns nous invi­taient à écrire les *faussaires de la sexualité* plutôt que les pro­fiteurs du vice. L'expression suggérée n'a pas été retenue parce que, trop physiologique, elle laisse dans l'ombre la référence à la vie morale. Pas plus qu'on ne s'amuse à qualifier les profiteurs de l'alcoolisme de faussaires de la fonction nutritive, il n'y a lieu de qualifier simplement de faussaires de la sexualité ceux qui entraînent l'homme à devenir l'esclave de l'impureté. Il ne s'agit pas d'un mauvais fonctionnement physiologique, il s'agit d'un désordre moral, d'un détournement de la liberté en ce qui concerne les passions ; il s'agit d'une offense au Créateur. Tel est le point de vue véritable ; c'est un point de vue moral et spi­rituel ; nous devons donc utiliser un langage en rapport avec ce point de vue. -- D'aucuns nous suggéraient encore de faire valoir que la sexualité est une *dimension importante de l'être humain.* Mais nous n'avons pas voulu employer ces expressions qui se tiennent en dehors de la vie morale. Au lieu de dire que la sexualité est une *dimension* de l'homme, ce qui n'éveille au­cune résonance spirituelle, nous dirons, comme on l'a toujours fait, que la pureté est un *devoir* de l'homme ; 6:152 et un devoir dif­ficile car la convoitise charnelle est une des suites les plus te­naces, les plus tristement visibles du péché originel ; un devoir cependant réalisable, car, par la grâce de la Rédemption, la force de Dieu éclate dans la faiblesse de l'homme. 3\. *Les Églises lancent appel* à l'opinion publique, seule « capable d'assainir l'atmosphère et d'endiguer l'audace des mercantis. » 3\. *Critique. --* C'est bien beau d'affirmer que l'opinion pu­blique est *seule* « capable... d'endiguer l'audace des mercantis », mais il faudrait quand même savoir si cette fameuse *opinion* publique avant d'être une cause (et encore dans une mesure restreinte) n'est pas elle-même un effet ; un effet de l'autorité, des lois, des mœurs. Il faudrait également savoir si dans les régimes dits d'opinion, -- même et surtout dans ces régimes, -- l'opinion est reine ou serve. Sans traiter ces questions à fond, proposons au moins quelques remarques. On sait que dans certains pays catholiques au cours du XIX^e^ siècle, les évêques n'hésitaient pas à intervenir auprès des pou­voirs publics pour obtenir soit un amendement des lois relatives aux publications et aux spectacles, soit une application stricte de ces lois. Si les évêques de ces pays catholiques, en ce temps-là, faisaient de telles démarches plutôt que de se contenter d'un appel à l'opinion publique, c'est parce qu'ils savaient à quoi s'en tenir sur l'inefficacité de cette opinion, à moins qu'elle ne soit guidée, soutenue, défendue par une autorité honnête et sage. Ils savaient que même dans les régimes dits d'opinion, l'opinion publique st toujours en dépendance de l'autorité. Au fond il n'existe pas de régime d'opinion. Il existe seule­ment des régimes que, pour faire bref, nous appellerons régimes d'autorité ; mais celle-ci est ou bien manifeste et régulière ou bien dissimulée et occulte. Les régimes dits d'opinion sont ceux qui, sans l'être, se prétendent tels. En réalité ce sont des régimes d'autorité et de la pire espèce, celle qui se dissimule. Dans les régimes dits d'opinion l'autorité s'est faite peu visible, insaisis­sable ; elle est aux mains des tireurs de ficelle, des groupes clan­destins, des magnats de la banque ou de l'industrie. Ce sont eux qui imposent une certaine opinion à ce qui prétend « faire » l'opinion : la pressé écrite ou parlée. 7:152 Du reste dans les régimes d'autorité manifeste et régulière, dans les régimes qui ont la loyauté de ne pas se qualifier régimes d'opinion, dans les régimes qui, ouvertement, contrôlent et défendent l'opinion publique, même là il est certain que les grands moyens modernes d'agir sur l'opinion c'est-à-dire la presse et les techniques audio-visuelles, ne disposent, dans le domaine du bien et du beau, que d'une efficacité assez réduite. Les grands moyens modernes d'agir sur l'opinion publique n'auront jamais que peu de prise sur ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, de plus précieux dans la vie, de plus noble dans la culture. Ce n'est pas avec les journaux à gros tirages par exemple, ce n'est pas non plus avec la télévision que vous allumerez au cœur des jeu­nes gens et des jeunes filles l'amour de la vie contemplative, ou bien que vous leur donnerez l'habitude de se nourrir des grandes œuvres classiques : *Antigone* ou *l'Énéide, Ève* ou *Polyeucte.* Dans les régimes dits d'opinion, dans ces régimes où les au­torités qui dirigent l'opinion sont mauvaises et cachées (cachées parce que mauvaises), l'opinion publique sera beaucoup plus efficace pour le mal que pour le bien ; dans ces régimes il est impossible que l'opinion travaille à égalité et comme indiffé­remment pour les honnêtes gens et les pornographes, les amu­seurs et les véritables artistes. Il est quand même évident que les autorités occultes qui tiennent en leur pouvoir, mais sans en avoir l'air, les moyens de « faire » l'opinion publique, ne vont pas laisser se répandre *librement* une conception de la vie qui met en cause leur propre existence. -- Dans l'attente et la pré­paration d'un régime honnête et régulier, et même à l'intérieur d'un régime dénommé abusivement régime d'opinion, il est cer­tainement utile ([^3]) que les tenants de la vraie morale et les fidèles de l'Église catholique, cherchent à agir sur l'opinion pu­blique. Mais qu'ils le fassent sans illusion, et surtout qu'ils soient regardants sur le choix des moyens. Sous prétexte d'efficacité, accepter l'usage de moyens certainement impurs pour combattre l'adversaire, c'est être déjà passé au camp de l'adversaire... R.-Th. Calmel, o. p. 8:152 ## CHRONIQUES 9:152 ### La crise de la jeunesse s'aggrave de jour en jour par Michel de Saint Pierre « JEUNESSE » : voilà bien un mot dont on abuse aujour­d'hui -- et c'est l'avis des jeunes eux-mêmes. J'ai d'ailleurs ma propre part de responsabilité dans la chose. Et puis, disons-le clairement : ces mêmes jeunes qui nous reprochent de trop parler d'eux, quelles clameurs ne poussent-ils pas dès qu'on semble un peu les oublier ? La jeunesse ? Comment définir ce simple passage que l'on affecte de révérer aujourd'hui comme une position sociale ? Se­lon le mot d'un vieux cynique, la jeunesse serait un mal qui n'est jamais irrémédiable. On dit volontiers d'elle, encore, ce que l'on disait du journalisme : qu'elle mène à tout, à condition d'en sortir. Mais le mot de la fin reste à Françoise Sagan qui déclarait voici près de vingt ans : « Ma jeunesse, vous savez, je n'en fais pas un argument. » \*\*\* Aujourd'hui la jeunesse peut nous paraître singulièrement difficile à cerner, dans ce monde nouveau où l'on change de siècle tous les dix ans. Pour ma modeste part, je ne vous ferai pas un devoir d'ins­pecteur des finances ; je ne suis pas sociologue -- Dieu merci -- et je ne possède pas d'ordinateur sur ma table de nuit. Je vais essayer de vous livrer, tout simplement, quelques. réflexions touchant cette fameuse jeunesse actuelle, en abordant un certain nombre de questions brûlantes : 10:152 -- Existe-t-il aujourd'hui, en France, en Europe et ailleurs une véritable crise de la jeunesse -- et si oui, quels en sont les signes ? -- Pouvons-nous déceler les principales causes de cette crise ? -- Quels remèdes enfin, proposons-nous ? \*\*\* J'ai à peine besoin d'insister sur le fait qu'il existe bel et bien une crise de la jeunesse, de même qu'il existe bel et bien une crise de nos civilisations fourbues, capitaliste et socialiste. (Ce qui ne veut pas dire -- j'ouvre cette parenthèse pour la re­fermer aussitôt -- que je renvoie dos-à-dos le monde libre et celui des rideaux de fer ou de bambou). Mais enfin, quand une crise de cette envergure est ouverte, je ne suis pas de ceux qui cherchent à la sous-estimer -- je ne suis pas de ceux que Bernanos appelait « les rassureurs patentés », sans jouer les Cassandre, il faut jeter le cri d'alarme dès qu'on voit le feu. Les bonnes gens d'ailleurs, la plupart du temps, ne vous en savent aucun gré. Les gens n'aiment guère la vérité, porteuse d'inquiétude. Ainsi -- et je me permets de le rappeler -- nous étions plusieurs, avec Alfred Sauvy, par exemple, qui annoncions un drame de la jeunesse voici dix ans. Dans *L'École de la Violence* ([^4]), je m'étonnais que les promeneurs de la rue et les causeurs des salons pussent afficher une telle sérénité, alors qu'une explosion couvait déjà sous la braise. L'explosion, elle a eu lieu et nous le savons tous, en mai-juin 1968. Mais aujour­d'hui, d'autres explosions se préparent -- sans doute pires, dif­férentes, mais pires -- et les mêmes bonnes gens, les mêmes promeneurs, les mêmes causeurs se détournent de la vérité, préfèrent écouter une fois de plus le ron-ron des rassureurs of­ficiels. A vrai dire, la violence même de la révolte de mai-juin 1968 prit tout le monde au dépourvu. Tout le monde, en y compre­nant les meneurs de la contestation. Permettez-moi, là-dessus, de vous raconter une petite histoire... 11:152 Dans la deuxième quinzaine de ce fatidique mai 68, nous revenions, ma femme et moi, de l'Angola portugais. Nous arri­vions donc par la Belgique -- puisque les aérodromes français étaient en grève. De la crise, nous ne connaissions que des rela­tions incomplètes, hâtivement lues dans les journaux à Lisbon­ne -- mais nous nous étions entretenus longuement avec le pré­sident Salazar que le sujet brûlant préoccupait beaucoup, et qui se montrait d'un pessimisme lucide. A Paris, de longues files de camions et de voitures faisaient la queue aux postes d'essence. Dès notre arrivée, ma fille Isaure, qui avait organisé chez elle une réunion de jeunes, m'empoigna moralement par la peau du cou. Et je me retrouvai à dix heures du soir -- un peu ahuri d'avoir parcouru vingt-cinq mille kilomètres en trois semaines -- aux prises avec des représentants gais et bruyants de la jeu­nesse parisienne, lesquels décidèrent, vers minuit, de m'emme­ner « à l'Odéon ». -- Pourquoi l'Odéon ? demandai-je. -- Vous verrez bien... Voici donc, quelques instants plus tard, notre petite troupe devant le vénérable théâtre. Les portes de l'Odéon se trouvent bloquées -- en permanence -- par une cohue de jeunes gens et de jeunes filles qui discutent à perdre haleine. Nous nous frayons un chemin à travers une odeur de corps mal lavés, et nous entrons. Nous sommes au cirque : installés dans le bas du théâtre bondé, nous voyons au-dessus de nous s'étager des bal­cons grouillant de têtes hurlantes et de silhouettes frénétiques. Pendant une longue demi-heure, nous écoutons les orateurs successifs qui profèrent, dans un sabir estudiantin, des couplets inintelligibles sur le combat révolutionnaire, la décolonisation, la liberté sexuelle, la mort du bourgeois et le balayage des ta­bous. Je commence à m'ennuyer ferme, lorsque je vois venir à moi, se dandinant, l'animateur de ces étranges débats : un grand garçon corpulent, aux yeux luisants d'intelligence. -- Eh bien, me dit-il, Monsieur Michel de Saint Pierre est venu nous rendre visite ? Je désigne l'assemblée d'un geste large : -- Je ne suis pas le seul ! -- Bon... Mais puisque vous êtes là, j'espère que vous n'allez pas vous dégonfler, que vous allez nous dire un petit mot ? Je lui réponds que je suis pleinement d'accord sur ce pro­gramme... 12:152 -- Eh bien, déclare-t-il en ricanant, je vais vous annoncer... Mais vous allez entendre un beau chahut ! Je fais remarquer à mon hôte qu'il n'y aura pas de chahut -- car j'ai le sentiment que personne ici ne me connaît, même de nom. -- Trop modeste, dit simplement l'animateur, trop modeste ! D'ailleurs, écoutez... Il s'empare d'un micro, pour annoncer d'une voix toni­truante qui impose le silence aux plus bavards : -- Et maintenant, je vais donner la parole à un homme que la plupart d'entre vous n'aiment pas ! Mais, puisque l'honneur de notre Odéon est d'être une *tribune libre,* vous allez tout de même l'entendre... Voici Michel de Saint Pierre ! La réaction de l'auditoire, je dois le reconnaître, est immé­diatement *délirante :* du fond du théâtre, des balcons, des loges, les têtes jaillissent comme des gargouilles vociférant sur un ton si étrangement élevé, si totalement soutenu, qu'il me semble que le plafond va s'écrouler. Je distingue au milieu de cet ini­maginable tumulte des « *A mort ! *», des « *Fusillez le fasciste ! *», des « *Pendez le nazi ! *», et des «* Faites-lui une grosse tête, à ce salaud ! *» Puis la frénésie reprend de plus belle et je ne distingue plus rien. J'attends *plusieurs minutes,* debout au mi­lieu du cirque, les bras croisés, la tête levée vers les balcons. Je me sens des ailes aux talons, car cette espèce de haine à l'état brut, multipliée par deux ou trois mille cœurs furieux, me soulève. Paradoxalement, cela me rappelle l'amour d'une autre foule qui scandait nos noms, lors de certains meetings politiques à la Mutualité. Les cris s'apaisent enfin, et je puis parler. Sous haute pres­sion, j'entame aussitôt le procès des discours incohérents que je viens d'entendre ; je demande où sont les réformes construc­tives, les propositions efficaces ; et je critique violemment les drapeaux rouges et noirs qui ornent la scène du théâtre. Puis je fais à ces jeunes fauves révolutionnaires, dans cette am­biance surchauffée, une petite homélie sur la Patrie... Impossible d'aller plus loin. Le concert sauvage a repris, et l'Odéon tout entier vibre, surpeuplé de nouveaux arrivants qui ne cessent d'affluer à l'orchestre et aux tribunes. Plus hur­lantes que jamais, du haut en bas du vaste théâtre, les têtes se dardent vers moi -- les gens roulent les uns sur les autres comme les fruits dans une coupe trop pleine -- et c'est miracle que personne n'ait encore dégringolé des hauteurs. 13:152 Quand le silence revient de nouveau, un personnage d'une trentaine d'année, au premier étage, vocifère dans ma direction : -- Moi, je voudrais bien savoir si Michel de Saint Pierre est venu ici pour nous aider ou pour nous provoquer ! C'est alors qu'un petit groupe, vers la droite, scande à mon intention l'accusation capitale dont je ressens, d'ailleurs, tout l'honneur : « O.A.S. -- O.A.S. -- O.A.S... » Cette fois, je me crois tenu de parachever l'ambiance et d'offrir à ces énergumènes le fin fond de ma pensée. Et je crie de toutes mes forces, levant mes deux poings vers les balcons : -- *Si vous voulez étudier avec nous les réformes néces­saires, sur les plans scolaire et universitaire, je suis tout prêt à vous aider, à participer à vos travaux. Mais si vous en prenez prétexte pour brandir un peu partout les drapeaux rouges et les drapeaux noirs, et si, dans ce théâtre de l'Odéon, on ne peut plus invoquer la Patrie ni parler de l'Algérie française sans se faire conspuer ou même menacer de mort, alors, je vous provoque tous !* Ainsi que mes enfants me le feront remarquer plus tard, cette allusion directe à l'Algérie française est ici purement gratuite. Mais enfin, tous ces cris contre l'O.A.S., ces insultes et ces menaces m'y ont poussé. Je résiste mal à ce genre de piège -- et dès lors, il ne m'est plus possible de me faire en­tendre. Cette fois, un véritable orage explose sous les voûtes de l'Odéon. Les clameurs se mêlent au tambourinement des mains, au fracas des pieds sur les cloisons. Il me semble que la salle entière tremble. Et l'orgie sonore devient telle que l'animateur -- lequel me semble un peu pâle -- profite du désordre pour m'empoigner par le bras et me faire évacuer la salle par une porte latérale avec les quelques jeunes gens et jeunes filles qui m'accompagnent. Las ! Entre la porte donnant sur l'extérieur et nous-mêmes, dans le hall, une masse silencieuse, immobile, s'interpose. Il ne nous reste plus qu'à mourir en gloire, c'est-à-dire à recevoir la « grosse tête » promise, puis à nous réveiller dans quelque hôpital parisien... \*\*\* 14:152 Nous nous approchons, marchant aussi résolument que pos­sible, puis nous arrêtant à un mètre de nos adversaires. Per­sonne ne bouge. Je me contente de lancer un retentissant : « Et alors ? » Nul ne répond. Mais dans ce groupe de jeunes gens barbus et chevelus, de jeunes filles plus ou moins crasseuses, une main jaillit, tendue vers moi. Je la serre sans mot dire. D'autres mains se tendent, et je les serre à leur tour. Et quand la muette cérémonie s'achève, un grand gaillard athlétique, au torse moulé dans un tricot rouge, s'avance vers moi et me dit paisiblement : « On vous attendait pour aller boire un pot. » Un peu plus tard, nous occupons la totalité d'un bistrot proche de l'Odéon dont les rares clients s'esquivent discrète­ment, l'un après l'autre. Et là, jusqu'à l'aube, malgré les timides protestations du patron qui voudrait fermer ses portes et monter se coucher, nous parlons, nous parlons, nous parlons. A vrai dire, mes nouveaux amis me bombardent de questions plus ou moins brûlantes auxquelles je réponds du tac au tac. Nous sortons enfin, par l'un de ces matins de mai parisien, exquis et vif, après qu'une petite pluie eût, durant la nuit, lavé le ciel comme un carreau bleu. \*\*\* Le lendemain, je revins à l'Odéon -- et cette fois je n'eus qu'à proclamer mon nom pour qu'on me laissât passer. Nouveau « pot » avec les animateurs de cette fiesta insensée qui ne cessait ni de jour ni de nuit. Et l'un d'eux me dit ces quelques mots dont je me sens encore comblé : -- Vous imaginez bien, Michel de Saint Pierre, que nous sommes loin d'être d'accord avec vous sur tous les points. Mais vous nous avez tenu tête, et dans le cirque d'hier soir, fallait le faire ! Et puis, on s'est bien expliqué au bistrot, après la cor­rida. *Pour une fois qu'un adulte ne s'écrase pas !* Venez tant que vous voudrez à l'Odéon, où nous vous réservons une loge permanente et personnelle... Il ajouta, souriant avec un air de jubilation intense : -- Si vous le voulez bien, votre loge sera celle de Mme Made­leine Renaud. \*\*\* 15:152 Un peu plus tard, je me rendis au campus de Rouen, pro­voquai des tables-rondes avec les contestataires, fis venir, chez moi, à Saint-Pierre des universitaires de Caen -- et retournai à paris pour de nouveaux débats... Ainsi, peu à peu, je voyais se dessiner les signes essentiels de la crise -- des signes qui, je regrette infiniment de le dire, *ne se sont pas effacés depuis lors.* La crise, elle est toujours là ; nous la vivons ; elle nous cerne de toutes parts : à chaque instant, un feu s'allume, une escarbille nous vole dans l'œil. Pour ne pas ressentir *ce qui se passe en ce moment,* il faudrait être mort -- ou tout au moins, profondément endormi. Et je dois dire hélas, que l'on dort beaucoup en Occident, ces temps-ci... Je le répète : la crise a, pris, depuis mai-juin 1968, des visages différents. Mais *le fait même de la révolte et du refus des jeunes est demeuré constant.* \*\*\* Des signes ? Je me contenterai d'évoquer ici les procès de jeunes maoïstes dont nos journaux sont encombrés ; les nom­breux examens -- en classes terminales et en facultés -- qui ont été troublés ou même rendus impossibles du fait de l'irrup­tion d'un commando presque toujours gauchiste ; la valse des recteurs dans certaines universités ; la démission de profes­seurs molestés par des élèves déchaînés. Je ne m'attarderai pas sur les gradins de ces amphithéâtres ni sur les bancs de ces modestes classes de terminales où l'on voit des adolescents -- qui n'ont pas encore triomphé de leur acné juvénile -- refuser l'enseignement qui leur est dispensé, contester la parole du professeur et conspuer les adultes, le tout avec une insolence et dans des termes à peine imaginables pour les anciens élèves du secondaire et du supérieur que nous sommes. Je reviendrai plus loin sur ce triste bilan, à propos de la crise d'autorité. Mais pour ne parler que de l'université, existe-t-il beaucoup de facultés, en France, au sein desquelles l'enseignement se soit déroulé d'une façon -- disons simplement normale -- depuis mai-juin 1968 ? Vous me répondrez ce que j'ai moi-même fait valoir dans mon enquête *La Jeunesse et l'Amour* ([^5]) : 16:152 -- Cette contestation, ces agressions inconcevables, elles restent le fait d'une minorité. J'en conviens et nous en reparlerons. Mais pourquoi donc cette minorité pratiquement impunie s'impose-t-elle ainsi, avec une pareille audace, contre le sentiment général des ensei­gnants et des enseignés ? Ne craignons pas de le dire : la contestation des gauchistes s'est installée en souveraine dans certains établissements secondaires, elle s'est installée dans la presque totalité des universités françaises, *parce qu'elle y bénéficie d'une sourde faveur, chez la grande majorité des élèves...* Ayant poursuivi et complété mes investigations de l'an der­nier, je dois me montrer ici plus pessimiste que je ne l'étais lors de mes précédentes enquêtes. Car c'est un fait : la plupart des adolescents et des jeunes gens en cause, garçons et filles, dans leurs fibres intimes et profondes, se réjouissent plus ou moins consciemment de voir la classe sacro-sainte ou le cours magistral interrompus ; le professeur interpellé, le recteur dûment coiffé d'une poubelle ; le gendarme rossé par Guignol ; et l'adulte en général, qui a régné si longtemps, effondré désor­mais comme un mannequin triste. « *L'adulte, il s'écrase !* » disent ils. Bien entendu, les analystes officiels ont prétendu circons­crire le péril, minimiser le danger. Il s'agirait là, chez nous, d'une simple revanche contre un système napoléonien qui, d'ailleurs, avait trop duré. La vieille diligence universitaire du siècle de M. de Fontanes se balançait depuis si longtemps dans les mêmes ornières ! Malheureusement, cette analyse simpliste néglige les signes essentiels. Et je me suis laissé dire qu'ail­leurs -- en Angleterre, en Italie, en Espagne et au Portugal, en Allemagne, en Hollande, aux États-Unis, au Japon -- la contestation existe et se développe ; que parfois, elle a pris une tournure plus violente encore que chez nous. Et puis, com­ment négliger le fait qu'en Russie soviétique elle-même, M. Pod­gorny vient de fulminer dangereusement contre les étudiants de Moscou et de Leningrad, accusés de « sabotage » et de « con­testation permanente » ? Messieurs les optimistes béats, nous avons le regret de vous le dire : *la crise de la jeunesse d'au­jourd'hui est mondiale.* Et davantage : *elle s'aggrave de jour en jour.* 17:152 Et s'il n'y avait que cette contestation grossièrement gau­chiste des minoritaires -- assortie d'une complicité silencieuse de la masse ! J'affirme qu'il y a bien pire. Nous cherchons les signes du refus de la jeunesse ? En voici de plus graves -- et qui, d'ailleurs, intéressent toutes les catégories de jeunes qu'il s'agisse des ouvriers, des paysans, des écoles techniques, du secondaire ou de l'enseignement supérieur. Car, cette fois, *c'est le suicide des jeunes qui* est en cause forme suprême de leur contestation. L'an dernier, les journaux annonçaient parfois des nouvelles de ce genre : « *Il se suicide en se faisant brûler vif. *» Brûler vif... Était-il question d'un jeune Tchèque patriote révolté -- ou bien d'un garçon polonais, hongrois ou roumain, qui ne pou­vait plus supporter la botte rouge ? Non pas. Il s'agissait, à côté de nous et plus simplement, d'un élève de première du lycée Faidherbe à Lille, nommé Régis, âgé de 17 ans. J'évoquais le drame dans cette revue même, voici tout juste un an ([^6]). Régis souffrait en silence d'un mal étrange, à l'insu de tous : il était malade du Biafra. Un certain vendredi soir, il avait dit à ses amis de classe « Demain, il y aura un grand feu dans la cour du lycée. » Et le samedi matin, à 8 h. 15, un quart d'heure avant le début des classes, il s'arrosait d'essence -- après quoi il mettait le feu à ses vêtements, et brûlait comme une torche. Dans son jour­nal intime, retrouvé auprès de son corps un peu plus tard, Régis avait écrit ces quelques lignes, testament et message d'un petit Français de 17 ans : « C'est une honte des nations civi­lisées que d'avoir permis le génocide, et les chrétiens portent une grande part de responsabilité dans le massacre de leurs frères biafrais. » Un peu plus tard, Robert, un élève de « Première Commerciale » âgé de 18 ans, se donnait la mort par le feu sur un plateau d'éducation physique. Chez lui, on devait trouver une lettre : « *Si je meurs, ne me pleurez pas. Je l'ai fait parce que je ne pouvais m'adapter à ce monde. Je l'ai fait en signe de protestation contre la violence... *» Et voici que la liste noire s'allongeait : les journaux nous apprenait semaine après semaine -- avec parcimonie, d'ail­leurs -- que tels et tels jeunes gens avaient péri volontaire­ment par le feu à la manière des bonzes du Vietnam, des étu­diants de Tchécoslovaquie ou des lycéens de Lille. 18:152 Nous autres adultes, nous nous contentions d'enregistrer les faits passive­ment, en hochant la tête, puisque la tragédie ne concernait pas nos enfants -- puisqu'elle ne nous atteignait pas de plein fouet... Or, le phénomène redoutable a persisté. Chez nous. *les en­fants continuent de se tuer parce qu'ils refusent le monde que nous leur offrons ;* et parce que *ce monde est contre nature.* Car la violence est partout -- je l'ai dit également l'an dernier, mais je veux le redire -- avec ses projections multiples qui sont l'émeute, la révolte et la guerre. Cet énorme chaos, cette machine en folie, tout cela se meut, roule et s'écroule dans un désert spirituel qui a été longuement préparé. Le problème ne consiste pas, d'ailleurs, à débattre si les hommes de ma géné­ration sont responsables ou non de cette image du monde, à la fois aride et furieuse qui s'impose à trop de garçons, à trop de filles d'aujourd'hui. Les véritables responsables n'échappe­ront pas au pilori de l'histoire. Ce qu'il faut savoir et faire com­prendre dès aujourd'hui, c'est que les enfants se tuent parce qu'ils refusent. Et les autres, ceux qui acceptent de vivre, s'ils n'empoignent pas la seringue, s'ils ne prennent pas les voies de la drogue et les chemins de Katmandou, cherchent avec désespoir, inventent et trouvent mille et une manières d'expri­mer le même refus -- qu'il s'agisse des hippies, des yippies ou des gangsters de seize ans. Voici donc où nous en sommes, si l'on n'y tient la main les jeunes, de nos jours, franchissent volontiers les limites de l'atroce et de l'absurde -- ou bien, puisque les lois nouvelles leur ont fourni cet extraordinaire alibi, pour calmer leur amer­tume et leur fureur, ils transforment le collège et l'université en arène politique de contestation permanente. Je ne dis pas que tous le font. Je répète même que la majorité de la jeu­nesse est saine, en France, comme ailleurs. Mais je répète aussi que la tendance générale des adolescents au refus du monde actuel, plus ou moins larvée, plus ou moins discrète, va croissant et se multipliant comme une tumeur maligne. N'allons pas croire surtout, pour en revenir au suicide, que ces gestes désespérés de nos jeunes gens ne sont qu'épiphéno­mènes -- accidents très regrettables, certes, mais enfin « acci­dents ». Qui dira le rôle néfaste de ceux qui se bouchent le nez, les yeux et les oreilles, de ceux qui veulent à tout prix qu'on les rassure ? Les statistiques sont là. 19:152 Et le docteur A. Haïm vient d'établir un accablant dossier dans un récent ouvrage paru chez Payot, et qui précisément se donne pour titre : *Les suicides d'Adolescents* ([^7])*.* On y apprend que, selon l'I.N.S.E.E., le suicide est la première cause de décès, après les accidents, de 20 à 24 ans. La première avant le dia­bète, la tuberculose, la leucémie, les accidents cardio-vascu­laires. Elle est la deuxième cause de mort de 15 à 19 ans. Ces chiffres officiels, pour dramatiques qu'ils soient, sont encore en dessous de la vérité : « A vrai dire -- précise le docteur Haïm -- le chiffre est plus élevé, le suicide étant bien souvent camouflé volontairement par la famille ou la société, voire par le sujet lui-même. » Or, le plus souvent, on ne se détruit pas à vingt ans à cause d'un chagrin d'amour ou d'un échec à un examen. On meurt *parce que l'on n'a pas trouvé de raison de vivre,* ce qui peut constituer une raison de mourir. \*\*\* Un autre signe de malaise, et non moins grave, doit être cherché dans l'érotisme et la pornographie. Il n'est, pour en rendre compte, que d'évoquer le succès -- auprès des jeunes de tous milieux et de toutes opinions -- de certains spectacles récents : « Les Paravents », « Le Concile d'Amour », « Marat-Sade », « Haïr », etc. Pour mon édification personnelle, d'autre part, j'ai lu de nombreux livres, études et enquêtes sur « *Les Idées de Mai *»*,* qui peuvent donner à penser. J'ai pris connaissance des apho­rismes de nos jeunes gens trop chevelus, de nos jeunes filles libre-échangistes. En particulier, j'ai trouvé dans tel de ces ouvrages un certain nombre de réflexions émanant de l'un des comités étudiants les plus en vue parmi les « théoriciens de la Révolte ». Et je ne sais ce qu'il convient d'admirer le plus (*mirari,* s'étonner) en leur galimatias : la grossièreté dans le blasphème ou la prétention dans la sottise. Mais voici quelques-unes de ces excrétions, puisqu'il ne faut pas avoir peur des mots : 20:152 « Toute éducation sexuelle et même tout enseignement sont impossibles à l'heure actuelle pour une raison bien simple. Tous les parents et tous les éducateurs sans exception sont aliénés. » « La reproduction suppose la réunion nécessaire et suffi­sante des produits d'un homme et d'une femme. La sexualité est l'activité nécessaire et libre de tout individu, le rapport homme-femme n'étant pas exclusif. » « POSTULAT. -- Le couple est un contrat sexuel spontané résiliable à tout moment entre deux individus. Il n'a pas d'exis­tence ni juridique ni économique. Il est sexuel, social et culturel. « POSTULAT. -- Il n'y a pas de famille. La famille est irréelle et ne subsiste que par la fascination qu'elle exerce sur les esprits aliénés. » « VARIATION. -- Si la sexualité fait intervenir plus de deux corps, cela demande seulement un peu plus de savoir, de tra­vail et de savoir-faire. » J'ai tenu à citer de telles âneries crapuleuses, parce qu'elles ne sont pas un fait isolé. Et si nous sommes assurés que la majo­rité des jeunes reste saine, le fait est que l'on prend des habi­tudes d'indulgence, que l'érotisme à la mode éveille des « curio­sités » jusque chez les meilleurs -- et qu'enfin la pornogra­phie elle-même finit par amuser plus qu'elle ne dégoûte. J'ai entendu des garçons et des filles dignes d'estime déclarer ingé­nument : « *Bien sûr, il y en a qui exagèrent ! Mais le refus des tabous sexuels et bourgeois est en soi une excellente chose ! *» \*\*\* *Le refus ;* encore ce mot ! Et prenons-y garde : car il recou­vre de redoutables vérités. Dans mon enquête « *La Jeunesse et l'Amour *» et surtout, dans mon roman *Le Milliardaire* ([^8])*,* je suis contraint de souligner que les jeunes d'aujourd'hui -- à travers leurs divergences de vues et quel que soit leur niveau social -- communient dans un rejet plus ou moins brutal de la société matérialiste qu'ils pressentent, de la nourriture intel­lectuelle dont on les gave, des formes périmées où l'on prétend les enfermer, des escroqueries de la politique -- et des igno­minies de la conscience universelle, représentés à leurs yeux comme aux nôtres par la misérable O.N.U. 21:152 Ils ne voient pas clairement la place qui leur sera réservée dans la société actuelle. Et surtout, dans l'avenir que nous leur proposons, ils ne trouvent -- c'est l'un d'eux qui me l'écrit -- « *aucun idéal, aucun rêve, aucune mission *» ([^9])*.* L'écrivain, le moraliste, le romancier sont bien obligés d'en tenir compte. Et si mon roman *Le Milliardaire* paraît trop dur à quelques-uns, c'est parce qu'en effet il veut notamment refléter ce conflit parents-enfants qui est l'un des drames les plus aigus de la vie moderne. Récemment, le professeur Legout mettait l'accent, lui aussi, comme l'a fait Alfred Sauvy dans *La Révolte des Jeunes* ([^10])*,* sur ce problème du refus. Autrefois, nous dit le professeur Legout, « il existait un conflit de générations, assorti d'un petit complexe d'Œdipe. On s'opposait à papa pour s'identifier à lui. Tout ceci était de bonne guerre. Mais actuellement, il y a crise de générations : *le fils refuse catégoriquement le père, il refuse de le prendre comme modèle et il nie l'héritage en bloc *» ([^11])*.* \*\*\* MAIS QUELLES PEUVENT ÊTRE LES CAUSES DE CETTE CONTESTA­TION GÉNÉRALE, DE CE REFUS QUI VA CROISSANT ? Bien sûr, nous pouvons leur trouver des sources *purement techniques :* *-- *Inadaptation des de scolaires et universitaires en Occident, retard dans leur évolution normale, incompréhen­sion miraculeuse de la plupart des adultes qui ne voulaient pas voir que la machine était vieille et qu'elle grinçait ; manque d'imagination et manque de cœur chez les responsables qui persistaient à tenir la jeunesse éloignée de toute participation à l'évolution des programmes et à la gestion des établissements ; incohérence et timidité -- oui, les deux ensemble ! -- dans les quelques modifications proposées, etc. 22:152 S'il n'y avait que ces causes-là au mal de la jeunesse, le remède serait relativement facile à trouver. En France, nos pouvoirs publics s'y emploient, non sans mérite parfois, en dépit de la funeste loi dite d'orientation, et le budget de notre Éducation Nationale ne cesse de croître -- nos impôts égale­ment, d'ailleurs. Mais nous restons ici à la surface des choses. Il nous faut creuser beaucoup plus en profondeur, si nous voulons vrai­ment *voir* et *savoir...* Pour les causes, en procédant par ordre d'importance crois­sante, il faudrait encore dénoncer LA CRISE D'AUTORITÉ qui sévit à tous les stades et sur tous les plans possibles et imagi­nables. On a beaucoup glosé sur ce point -- et je n'ai guère besoin d'y insister. Cette démission des parents et des maîtres, voici quinze ans que nous la dénonçons ! Elle formait l'un des sujets brûlants de mes enquêtes sur la jeunesse, de *La Nou­velle Race* à *L'École de la Violence* : et ce sont les maîtres qui s'avèrent le plus lourdement responsables. Lorsque nos jeunes, revenant de l'école, du lycée ou de la faculté, ont vérifié à loisir l'aplatissement de leurs enseignants, ils trouvent tout naturel, en rentrant chez eux, de mener la vie dure à leurs parents. Et les parents, débordés, intoxiqués par les slogans nouveaux, remplis de complexes et pénétrés du sentiment d'être « dépassés », ont tendance à renoncer, à s'incliner. C'est dom­mage ! Car on a dit des adolescents qu'ils étaient comme cer­taines plantes, ayant avant tout besoin du soleil et d'un mur. La tendresse, l'affection familiale, c'est le soleil. Et l'autorité, c'est le mur. Mais comment voulez-vous que la famille -- cel­lule-mère -- puisse résister aux désordres actuels qui sévissent dans l'enseignement ? On a vu, je l'ai dit, les doyens, les rec­teurs, les professeurs bafoués. On a vu la discipline effacée. On a vu des adolescents se rebeller devant la moindre con­trainte, devant le moindre obstacle opposé à leurs exigences. Et la tragi-comédie s'est poursuivie sans trêve depuis les évé­nements de mai-juin 1968. M. Guy Bayet, président de la société des agrégés, déclarait en septembre dernier dans la revue *Historia* ([^12]) 23:152 « Au lycée Rodin scandale-record, à vrai dire exception­nel : les élèves ont voix délibérative ; ainsi, des enfants de sixième votent sur le passage de leurs petits camarades en cin­quième ! » Et M. Bayet de poursuivre : « Le laisser-aller est général... Plus grave que les affronte­ments, il y a le pourrissement. *Les retards sont admis, les absences permises.* On rentre sans billet de rentrée. La non-remise des devoirs est tolérée, les notes sont contestées, les programmes sont contestés. Dans plusieurs grands lycées, les « colles », même les cours sont séchés... « Bien entendu, le désordre est encore plus grand dans les facultés. Combien de doyens ont reconnu que les examens se déroulent dans des conditions anormales ! M. Zamansky, seul, a eu le courage de demander l'annulation des épreuves aux­quelles, sous la férule du professeur Chevalley, 100 % des candidats avaient été admis avec la même note. A Rennes, en juin 1969, il y avait menace de boycottage du certificat de licence de Lettres modernes ; pour y parer, on a remis les sujets le samedi aux candidats. Ils sont rentrés chez eux et ont rendu leurs copies le lundi matin. L'examen a été validé par la faculté des Lettres ! A l'institut anglais de la Sorbonne, les étudiants ont été admis illégalement aux délibérations du jury. Le minis­tère a cependant validé ces examens... » Or tout le monde sait, avec M. Guy Bayet, que le drame s'est prolongé. En décembre dernier, sans remonter plus avant, le même lycée Rodin n'a cessé d'être troublé par l'agitation gauchiste, qui n'a pas davantage épargné les facultés. Quant à l'an 1971, il se présente sous les pires auspices. Les lycéens gauchistes ont allumé coup sur coup, en janvier, deux incen­dies au lycée Turgot, et le lycée Bergson a été gravement per­turbé, dans le cours de ce même mois, par des élèves surexcités qui ont transformé une permanence en kermesse. Le pro­viseur vient d'être malmené au lycée Paul Valéry par un commando de « La Cause du peuple ». Échos analogues tou­chant l'enseignement supérieur : au centre Censier, de nou­velles bagarres ont fait six blessés. Dans l'*Aurore* du 25 janvier, je trouve un communiqué de l'Union Nationale Interuniversi­taire (U.N.I.) qui fait état de graves incidents : « Un comman­do passe à tabac deux militants de l'U.N.I. lors des élections (universitaires). Il jette à terre et roue de coups un professeur de statistiques. Il tente d'incendier le local des syndiqués qui portent plainte, et les bureaux de trois professeurs. Il saccage la salle de mathématiques de Paris VII, arrache la porte de ses gonds et la jette par la fenêtre. » 24:152 La violence réapparaît un peu partout, et pas seulement dans les locaux de l'enseignement public : le dimanche 31 jan­vier, lors d'un concert de Pop-Musique au Palais des Sports, un commando de jeunes gauchistes provoque une bagarre géné­rale ; le piquet d'alerte, composé de pompiers, est bloqué ; son chef, un caporal, est blessé par les manifestants ; et la ques­tion de sécurité se pose dans la vaste salle, livrée aux excès de plusieurs centaines de jeunes gens déchaînés qui frappent au hasard et qui brisent tout ; un peu plus tard, les scènes de vio­lence continuent dans tout le quartier de la porte de Versailles onze policiers sont blessés, et deux d'entre eux gravement. Il ne fait pas bon, d'ailleurs, être membre des forces de police par le temps qui court. C'est ainsi que récemment, à Aix-en-Provence, trois policiers étaient victimes d'une séquestration... Pour en revenir aux établissements scolaires et universi­taires, voici quelques-unes des dernières nouvelles : fermeture du lycée de Dol, boycottage d'un examen de sciences écono­miques à Clermont-Ferrand, graves désordres au campus de Rouen, à Dijon et à Bayonne, déprédations à la faculté de Nancy où des effigies de Mao, peintes au goudron par de jeunes ou­vriers gauchistes, souillent les murs ; agression, au lycée Rodin, du nouveau surveillant général et dispersion d'importants dos­siers, etc. Au point où nous en sommes, il me semble nécessaire de choisir un exemple, de l'approfondir un peu, et l'extraordi­naire affaire du lycée Rodin me semble tout indiquée. Vers le milieu du mois de janvier 1971, à l'occasion de l'arrivée à Rodin d'un nouveau surveillant général du 2° cycle, le tract suivant était distribué à l'intérieur du lycée (et je le reproduis sans omettre les fautes d'orthographe) ([^13]) « CHER SUPER-SURVEILLANT, Si tu nous emmerde trop, tu as intérêt à te promener avec des gardes du corps et un flingue sous le manteau. Fais gaffe à ta gueule d'enfoiré, beau gosse, il se pourrait qu'elle subisse quelques dommages. Cher BIDET, car tel est déjà ton surnom, si tu nous emmerde tu vas souffrir. On t'auras prévenus. 25:152 Alors si tu tiens à ta peau, joli mâle, arrête tes conne­ries, laisse nous bouffer en paix, nous habiller comme on veut, et nous foutre à poil si on en a envie et fous le camp de Rodin aussi vite que tu es arrivé. Tu vois les profs se laissent peut-être faire quand on touche à l'un d'eux MAIS NOUS ON BOUGE. Les enragés de Rodin sont toujours là et t'as pas fini d'en baver RESPECTUEUSEMENT... Signé : LES ENRAGÉS DE RODIN. » Or le vendredi 5 février, à 10 heures du matin, trois indivi­dus aux visages camouflés sous des passe-montagne enfonçaient la porte du bureau dudit surveillant général, *l'assommaient, le rouaient de coups à terre* et saccageaient les meubles en jetant par la fenêtre les documents administratifs. Le même jour, dans l'après-midi, un nouveau tract était distribué : « GOURRET, TU T'ES FAIT CASSER LA GUEULE ET C'EST JUSTICE ! Tu frimais avec ta grande gueule, avec tes grands airs, tu te croyais, sans doute Marcellin à Rodin, tu venais nous ap­prendre à vivre, nous les jeunes voyous, les casseurs et les petits cons qu'il faut mater ! Mais les apprentis-flics, nous les jeunes, on ne les aime pas beaucoup. Alors toi qui voulait faire régner la terreur, avec tous tes règlements de caserne, ton système de brimades, toi le caïd en herbe, on t'a rabattu ta grande gueule ! Et ce que tu trouvais à dire, quand tu te faisais cogner, c'était : « Je n'ai rien fait, je suis avec les lycéens !! » Ah, si tu savais comme tu es aimé par les lycéens, pauvre Bidet ! MAIS ATTENTION ! C'EST LE PREMIER AVERTISSEMENT ! Si tu fais ton boulot correctement, Bidet, Sans faire chier le monde, alors ça ira ! Mais si cette première correction ne te suffit pas, si tu continue à jouer le petit chef, alors tant pis pour toi ! Partout, le peuple se fait justice ! Les lycéens aussi sauront se faire justice ! Partout, les lycéens sauront imposer leur justice, qui est celle de l'immense majorité, la majorité agissante, et non pas celle du dernier des groupuscules. l'administration-flic !... Signé : *Groupe Révolutionnaire Rodin. *» 26:152 Quelle que soit la manière dont on tourne et retourne la chose, elle n'est strictement et rigoureusement pas supportable. Ce qui signifie que personne ne devrait supporter un tel scan­dale, dans un établissement d'enseignement public : ni la vic­time, ni l'ensemble du corps enseignant qui devrait être soli­daire autour d'elle, ni les autorités du lycée lui-même, ni les hauts fonctionnaires de l'éducation nationale -- ni, a fortiori, le ministère de tutelle. Quant aux associations de parents d'élèves, elles auraient dû monter l'affaire en épingle, réunir une confé­rence de presse, mobiliser les moyens audio-visuels exigeant le retour à l'ordre. Eh bien, à notre connaissance, une seule dé­marche digne de ce nom a été effectuée par une délégation de parents « autonomes », auprès du ministère intéressé ; elle a été reçue par un fonctionnaire feutré, qui aurait pris « bonne no­te » de sa mise en garde. Alors, nous posons la question : dans cette affaire que se disputent le ridicule et l'odieux, dans cette affaire où la réalité dépasse la fiction la plus féroce et la plus burlesque, qu'attendent donc les responsables pour prendre les mesures les plus énergiques et faire un éclatant exemple ? *Attendent-ils l'assassinat bel et bon d'un professeur, d'un surveillant ou d'un administrateur ?* En tout état de cause, puisqu'il ne sont plus protégés ni même vraiment soutenus, de nombreux professeurs du lycée Rodin ont d'ores et déjà renoncé à leurs cours ! Je répète que cet aplatissement général dépasse ce qu'il était possible d'imaginer -- ce qu'il est possible de supporter -- même dans la France d'aujourd'hui... Et ce n'est pas tout ! Comment veut-on que les maîtres gar­dent encore quelque prestige aux yeux de leurs élèves, et puis­sent maintenir l'ordre -- alors qu'ils donnent eux-mêmes l'exem­ple de l'indiscipline la plus débridée ? A Marseille, deux pro­fesseurs refusent la visite d'un inspecteur de l'enseignement qui venait exercer chez eux son contrôle habituel et légal ; puis à Paris, c'est un professeur d'espagnol au lycée Lavoisier qui cla­que la porte de sa classe au nez d'un inspecteur général ! Étonnante époque, étonnant bourbier. Mais il me semble que la récente « Affaire Gilles Guiot », toute fraîche écorchée, nous fait descendre plus bas encore. Chacun sait aujourd'hui, par les journaux, de quoi il s'agissait -- au moins dans les grandes li­gnes : Gilles Guiot était un élève du lycée Chaptal arrêté au cours des manifestations de la place Clichy, le 9 février dernier, inculpé de coups à un agent, traduit devant la vingt-troisième Chambre et condamné à six mois de prison, dont trois mois de prison ferme. 27:152 Le vendredi 19 février, la Cour d'Appel pronon­çait l'acquittement du jeune lycéen, à la satisfaction générale. La version que Gilles donnait des événements, corroborée par le récit de l'un de ses camarades, se trouvait en opposition ri­goureuse avec les déclarations des deux agents qui l'avaient arrêté. Et les juges n'ont pas voulu se prononcer entre deux ordres de témoignage qui rendaient, l'un et l'autre, « le son de la sincérité ». Notre jeune lycéen de Chaptal a été absout, en somme, au bénéfice du doute. Tout cela serait bel et bon, si les manifestations massives de soixante lycées et d'une cinquan­taine de facultés n'avaient pas fait de Gilles, entre les deux ju­gements, une sorte de héros national ; si trop de journaux et différents organes d'information n'avaient pas pris une sorte de plaisir à faire monter la tension ; si le cas de Gilles Guiot n'avait pas servi de prétexte à la diffusion de tracts révolutionnaires, au dépavement des rues et au bris des vitrines, à l'exposition des drapeaux rouges et noirs, au défilé de milliers de jeunes gens menaçants et casqués scandant des slogans plus ou moins maoïstes. Oui, tout cela serait bel et bon si l'acquittement de Gilles n'avait pas été accueilli par les chants de l'Internationale et par la houle des poings tendus ; et si les gauchistes de choc n'en avaient pas profité pour crier *urbi et orbi *: « Ce n'est qu'un début, nous poursuivons le combat ! » Et si, enfin, la décision des juges -- que nous ne discutons pas ici -- n'était pas scandaleusement exploitée pour nourrir une véritable campagne de diffamation contre la police... Car voici où je veux en venir : lorsque l'on connaît la ma­nière dont les dépositions des agents ont été commentées lors de l'affaire Guiot ; lorsque l'on constate qu'à la suite de ladite affaire Guiot on n'ose plus appliquer la procédure du flagrant délit à un gauchiste de l'École normale supérieure distributeur de tracts révolutionnaires et coupable d'avoir donné un violent coup de poing à un agent ; lorsque l'on rapproche ces faits des pressions inadmissibles que l'on prétend faire peser sur les po­liciers et sur les juges dans l'exercice le plus normal de leurs fonctions -- alors, on est fondé à se demander *jusqu'où iront, dans les* *mois qui vont suivre, le mépris général de l'ordre et des lois.* 28:152 Nous attendons le temps où la nouvelle d'une simple fessée paternelle, administrée à huis clos sur la personne d'un clampin de 12 ans, déchaînera victorieusement « l'Association révolu­tionnaire des moins de 15 ans » -- et « le Front Rouge Unifié des élèves de cinquième »... \*\*\* Ajoutons que les divers phénomènes évoqués s'enchaînent admirablement. Les jeunes d'aujourd'hui se croient « libres et libérés », alors que jamais ils n'ont été à ce point orientés, pé­tris, manipulés. Et ce n'est pas nous qui le disons ; c'est la Confé­dération nationale des groupes autonomes de l'enseignement pu­blic ([^14]) laquelle estime, pour sa part, que « la coïncidence des troubles n'est pas fortuite, mais qu'il s'agit d'une opération concertée dont les objectifs sont clairs : établir d'une part, dans les lycées, des « bases rouges » ; expérimenter, d'autre part, jusqu'où l'on peut aller dans la démolition de l'enseignement sans provoquer de réactions sérieuses de l'administration, de la presse et de l'opinion ». Nous pensons que ce point de vue est juste -- nous souvenant que les méthodes enseignées par la « Révolution Culturelle » de Mao préconisent une action en profondeur *sur les plus jeunes.* Or, du haut en bas de l'échelle, chez nous, ce sont les jeunes qui sont visés : dans les lycées et les collèges, dans les écoles techniques et les ateliers d'usines, et jusque dans les campagnes. Il s'agit de former partout des mi­litants, futurs auteurs de délits que l'on baptisera « politiques » dès qu'ils seront l'objet d'une juste répression -- contre laquelle on tournera violemment l'opinion publique, à commencer par la jeunesse tout entière. \*\*\* A ceux qui jugeraient notre propos pessimiste, je recomman­de la lecture du numéro 544 de *L'Homme Nouveau* ([^15]) dans lequel Marcel Clément nous parle du « *petit livre rouge des écoliers et lycéens *»*.* L'opuscule en question n'a rien de doctrinal. « Il est écrit pour des garçons et des filles de 14 à 16 ans. Il expose, par le menu, comment on peut détruire un professeur et le pousser à bout de nerfs » -- « en montant des grèves au lycée, en se solidarisant avec ceux dont les autorités prétendront qu'ils sont les instigateurs, etc. » Le petit livre rouge contient entre autres des chapitres d'initiation sexuelle « où sont décrites toutes les formes inimaginables d'hédonisme, lesquelles sont jugées comme agréables ou très agréables selon les cas ». 29:152 Et l'auteur anonyme de l'opuscule ajoute que : l' « on ne voit pas pourquoi une famille, cela devrait nécessairement reposer sur le mariage entre un homme et une femme ». La conclusion (n'oublions pas que le petit livre rouge s'adresse à des enfants de 14 à 16 ans) a la forme d'un ordre simple et formel : «* imposez votre participa­tion démocratique ! *». J'y insiste, l'un des slogans essentiels du « *petit livre rouge des écoliers et lycéens *» est celui-ci : « *Vous surestimez le pou­voir des adultes... *» Ainsi, dans un enchaînement de cauchemar sans fin, la crise d'autorité engendre la multiplication des attaques subversives, l'exploitation des jeunes que l'on dresse contre les adultes -- lesquels adultes, à leur tour, n'oseront bientôt plus maintenir l'ordre dans la société s'ils sont des juges, ni dans les rues s'ils sont des agents de police, ni dans la famille et le foyer s'ils sont de simples parents. A l'heure où nous écrivons ces lignes, nous ne voyons pas bien quelles forces spirituelles et temporelles s'opposent, dans notre France hexagonale, à cette désagrégation précipitée. Sans vouloir jouer aux prophètes, nous attendons de nouveaux évé­nements graves -- et non pas à long terme. Et nous comprenons trop bien le mot saisissant de cette jeune étudiante qui récem­ment écrivait : « *Nous en avons marre de la pagaille et nous en avons marre d'être* COMPRIS ! *Nous voulons être* GUIDÉS ! » \*\*\* Mais une cause grave du malaise de la jeunesse et de ses ré­voltes doit être cherchée -- n'en doutons pas -- DANS L'INSTAL­LATION DE « LA POLITIQUE » sur les bancs des écoles, des collèges, et sur les gradins de nos universités. Ici, pour ne parler que de la France, nous devons en revenir à la fameuse *Loi d'orientation* votée chez nous dans les pre­mières semaines de l'année scolaire 1968-1969. L'an dernier sept professeurs d'universités -- aucun d'eux n'était un militant politique -- se réunissaient pour faire le point. Et d'emblée ils allaient au cœur du problème : 30:152 « L'un des points essentiels de cette loi, nous disaient-ils, fut l'introduction à l'université des libertés politiques et syndi­cales, c'est-à-dire le droit pour tous les étudiants de s'informer et d'informer sur les faits d'ordre politique ([^16]). Ce principe a abouti en pratique à la situation suivante : les halls des locaux universitaires sont occupés en permanence par des stands où se distribuent journaux et tracts et où se tiennent des conférences continuelles, consistant en cris, insultes, répétition (parfois, comme à Censier, à Assas, à l'aide de hauts-parleurs portatifs) de slogans tels que « fascistes à la porte », « le fascisme ne passe­ra pas », etc. Les tracts et les journaux ne sont, à de très rares exceptions près, que ceux des partis extrémistes (maoïstes, trotskistes) ou marxistes orthodoxes ; toute tentative pour apporter une autre information est immédiatement l'objet de menaces et de violences. Cette situation a pour objet de développer la créa­tion d'une catégorie de jeunes politiciens de métier, spécialistes de l'agitation, et reprenant les mots de groupements étrangers, qui n'ont rien de commun avec les étudiants véritables. » ([^17]) A cet égard, une jeune femme qui est maître ès-lettres en province me précise : « Il y a plus grave que le débat politique introduit à l'uni­versité : C'est la politisation du fait universitaire lui-même, c'est-à-dire l'introduction de la politique dans les cours, dans les travaux dirigés, dans les critères d'examens, dans la scola­rité. La situation tourne à la catastrophe. Avant la loi d'orien­tation, il existait *dans les lycées* et *dans les facultés* des profes­seurs malhonnêtes qui se livraient à l'endoctrinement. Ils étaient considérés comme des brebis galeuses. Aujourd'hui, puisque la loi elle-même a pour résultat de bafouer la neutralité de l'ensei­gnement public, la politique pourrit tout. Il n'est pas rare, dans certaines facultés de voir les étudiants réclamer un cours ou une « libre discussion » sur Marx ou sur Mao à la place du pro­gramme prévu. Oui, la politique empoisonne l'étude. Ici même, et notre université passe pour calme, un professeur de logique s'est vu interrompre par un étudiant qui lui demandait ce qu'il pensait de la censure à l'O.R.T.F. -- et l'une de mes collègues, professeur de sociologie, s'est vue traitée en plein cours de « sa­lope » parce qu'elle avait fait des réserves sur le sacro-saint *Capital* de Karl Marx. » \*\*\* 31:152 Tout ceci est grave, assurément. Et cependant, ce n'est pas encore l'essentiel. Si nous voulons descendre au fond des choses, il faut bien -- n'en déplaise aux matérialistes militants -- trou­ver dans la *crise de la Foi* cette cause profonde que nous cher­chons à la crise de la jeunesse. Notons d'abord que l'augmentation des suicides de jeunes, en France, est pratiquement contemporaine de la contestation qui sévit dans l'Église. Ne tirons pas de conclusion hâtive. Mais ne négligeons pas, pour autant, la coïncidence... Les journaux ne parlent plus guère cette année des suicides de jeunes -- et les moyens audio-visuels les passent presque tou­jours sous silence. Pourquoi ? Est-ce pudeur, honte, sentiment d'une responsabilité mystérieuse que personne ne veut plus assumer ? Est-ce également la crainte, plus ou moins consciente, de découvrir la vraie nature de la crise de la jeunesse -- *qui est d'ordre métaphysique --* et que notre société humaine reste impuissante à résoudre ? Pourtant, voici quelques semaines, la presse faisait état du suicide de Michel M., 17 ans. Michel avait contraint son compa­gnon, un garçon de 15 ans, à prendre une carabine et à lui tirer dans le dos une balle mortelle. Pour le décider il lui avait dit simplement : « *Tu comprends, après la mort, il n'y a rien. Absolument rien. Ni paradis, ni enfer. A quoi bon se laisser em­bêter toute une vie ? *» Et dans le journal de Michel, un peu plus tard, on pourra lire ces quelques lignes qui font frémir : « *A quoi bon vivre ? Je me suiciderai un jour comme Hitler, d'une balle dans la bouche *» *--* « *J'aime beaucoup l'Allemagne... J'ai tout lu sur la vie des S.S. et sur leur idéal... Le suicide est un acte noble : les S.S. le pensaient. Je le pense aussi. *» Et encore cette phrase atroce : « *Dieu, qu'il est difficile de vivre sans être aimé ! *» Cela représente davantage qu'un fait divers. C'est un signe aveuglant. Et ne concluons pas trop vite au cas de romantisme isolé. Sait-on, par exemple, que tout récemment le gouvernement français s'est vu obligé de prendre un décret interdisant la vente d'objets et d'uniformes nazis dont le commerce est flo­rissant au Marché aux puces ? 32:152 Et qu'il existe, en Autriche, une usine qui ne fabrique que des croix gammées, des étendards hitlériens et d'autres colifichets de ce genre ? Son chiffre d'af­faires s'accroît avec régularité. Quant à ses clients, ce sont essentiellement des jeunes. Et l'on peut observer des phéno­mènes analogues en Allemagne, aux États-Unis, ailleurs en­core ! ([^18]) Oui, c'est bien un signe des temps. Les jeunes cherchent une éthique, un idéal, une morale qui répondent à leur soif de se donner, à leur soif d'absolu et -- pourquoi pas -- de sainteté. Le propre des idéologies totalitaires, qu'il s'agisse de commu­nisme ou de nazisme, est d'exiger le tout de l'homme. Et nos jeunes se tournent volontiers de ce côté, parce qu'ils ne peuvent plus assouvir leurs exigences dans une foi chrétienne qu'on leur présente désormais comme un mélange poisseux, dépouillé de sa transcendance. Nous le répéterons aussi longtemps, aussi fortement qu'il le faudra : un christianisme sans dogme et sans morale, sans obligation, sans rite, sans peine, sans larmes et. sans résurrection, ce n'est pas un christianisme, et la jeu­nesse n'en voudra jamais. Le seul christianisme qui puisse attirer et sauver nos jeunes déboussolés d'aujourd'hui, c'est celui qui porte tout le scandale, toutes les rigueurs et toute la folie de la croix. \*\*\* Nous annoncions l'explosion voici dix ans. Elle s'est pro­duite. Mais les bonnes gens d'aujourd'hui semblent rassurés. Dans les rues et dans les salons, sans parler du petit écran, des enceintes religieuses, des cabinets politiques et des hémicycles parlementaires, le bon ton est d'être optimiste. « Dormez bien sur vos deux oreilles ! », comme le chantait jadis la ronde du Guet. Nous disons, quant à nous : *Prenez garde ! Entre parents et enfants, entre maîtres et élèves, le fossé se creuse. Privée de christianisme authentique et de transcendance, la part la plus exigeante et la plus généreuse de notre jeunesse risque de tour­ner à l'extrémisme furieux. Le nouveau monde qui vient ne sera pas le prolongement harmonieux du monde ancien -- mais il voudra l'anéantir, corps et âme. Une jeunesse sans idéal, telle que vous la lâchez dans la vie, risque de n'avoir plus en elle que l'idéal de tout détruire.* 33:152 *Oui, prenez garde ! Nous en­tendons de grands craquements, et nous n'avons pas besoin d'être prophètes pour savoir que bientôt -- si nous laissons les choses aller* -- *le monde se volatilisera sous nos pieds.* \*\*\* Nous voici donc parvenus en face de l'unique remède. A la jeunesse d'Occident, il faut certes un programme précis, un travail concret. Par exemple, il serait bon de l'intéresser à la construction de l'Europe plutôt qu'à la destruction du monde. Il serait bon de lui rendre le goût de l'aventure et du risque, avec la passion de la justice ; de lui faire comprendre tout le sens de l'amitié généreuse ; de lui montrer que c'est à elle qu'il appartient d'abord, malgré les drames et les déchi­rements actuels, de créer l'avenir ; de lui dire qu'une œuvre durable est d'abord fondée sur l'enthousiasme de l'ouvrier. Mais tout ceci restera vain, sans l'apostolat chrétien, SANS LA GRANDE EXIGENCE CATHOLIQUE. Ne vous y trompez pas, d'ail­leurs : *les fauteurs de troubles le savent bien ;* depuis long­temps déjà, ils se sont efforcés de saper les fondements de l'Église en l'attaquant de toutes parts, à l'extérieur, à l'inté­rieur. Les totalitarismes qui représentent la violence du monde -- et cette démocratie vaguement illuministe qui en représente le mensonge -- seraient également impossibles dans un monde où la jeunesse aurait retrouvé la foi. Encore faut-il que l'Église, issue du Christ, n'ait pas l'air de s'excuser sans cesse d'être chrétienne en disant aux incroyants de tous poils : « Vous savez, il n'y a pas tant de différence entre vous et nous, n'en parlons plus ! » Ce n'est pas là d'ailleurs, ce que l'incroyant attend d'Elle. Quant à la jeunesse, elle n'a nul besoin -- je le répète -- d'un catholicisme honteux. Dans « *Notre Combat *»*,* un jeune professeur sociologue et fondateur d'école, Dominique Belmont ([^19]), en vient à se demander si derrière cette obsession du dialogue à tout prix, « il n'y a pas une perte grave de spiri­tualité, un renoncement secret aux certitudes essentielles ». 34:152 La jeunesse est triste aujourd'hui, comme le monde mo­derne est triste. Cependant, parce que l'espèce humaine recèle des réserves inépuisables, cette jeunesse demeure disponible aux grandes choses. Mais donnons-lui ce qu'il lui faut -- et c'est bien à nous de le faire ! A nous, adultes chrétiens, qui ne croyons pas au triomphe de la fourmilière, qui ne sommes ni marxistes ni progressistes, et pas davantage partisans de l'im­mobilité. A nous qui croyons dans les possibilités du genre humain, mais qui croyons davantage encore à l'Évangile et au service de Dieu. A nous qui admirons et voulons faire admi­rer ce que Belmont appelle si justement « *la révolution per­manente et silencieuse de tous les Saints* »*...* Allons, je crois bien que les jeunes ont encore besoin de nous ! Michel de Saint Pierre. 35:152 ### Les torturés de Socoa par Jean-Marc Dufour IL NEIGE SUR LA RHUNE. Les grêlons recouvrent la place Louis XIV, la rue Gambetta et le boulevard Thiers -- quel amalgame !... Le vent secoue les volets de Saint-Jean-de-Luz. Pourtant Victor Hugo avait raison et Olympio pouvait être triste à juste titre : ce déchaînement des éléments ne corres­pond à aucun trouble dans les cœurs ; ce n'est pas demain que les Basques français se formeront en cortège pour réclamer leur indépendance, pas même leur autonomie, même pas une régionalisation hasardeuse. Le chauffeur de taxi qui m'a conduit, un léger sourire aux lèvres, chez l'abbé Larzabal, curé de Socoa, et qui me conduira le lendemain chez le maire de Saint-Jean-de-Luz, me le dira tout net : « *Cela ne nous inté­resse pas. *» Il n'est pas le seul à parler ainsi. J'ai connu bien des gens au Pays Basque depuis des années : plus leur condition sociale est simple, plus ils sont nets ; l'un d'entre eux a conclu notre conversation : « Tous ces gens qui veulent parler d'autono­misme et qui ne savent même pas le basque... » Pourtant, me dira-t-on, les autonomistes basques, cela existe ? Oui. Je les ai vus, j'ai discuté avec eux, ils m'ont fort aimablement exposé leurs prétentions et raconté l'histoire des mouvements basques ; leur accueil est courtois, leur conversation agréable ; ce sont souvent de fins intellectuels. Peut-être, de l'autre côté de la frontière, rencontrent-ils un écho dans le peuple, mais lorsque M. Telesforo de Monzon me donne comme preuve de la sympathie qui anime les Basques de France pour la cause de l'autonomisme, le fait qu'un fugitif, peut frapper à n'importe quelle porte de ferme et qu'on le cache, il se trompe. Il confond hospitalité et accord politique, traditions de contrebandiers et militantisme, plaisir de berner le gendarme et révolution. 36:152 De telles constatations risquent de ne pas plaire aux natio­nalistes basques : le mythe d'un pays basque uni « de Bayonne à l'Èbre », de mot d'ordre du mouvement basque français Enba­ta : « 3 + 4 = 1 », qui signifie que les trois provinces basques françaises et les quatre provinces espagnoles ne forment qu'un seul pays ; tout cela risque de s'effondrer. Pourtant, en réflé­chissant ; ils devraient bien s'apercevoir que c'est justement cette indifférence de la masse des « Basques du Nord » qui leur permet de jouir d'une relative impunité, qui est à l'ori­gine de la mansuétude de la police française, qui leur accorde, enfin, la possibilité de constituer en territoire français le « sanctuaire » indispensable. Une aussi, douce quiétude vient pourtant d'être troublée les déclarations de M. Pierre Larramendy, maire de Saint-Jean-de-Luz ; à l'agence espagnole E.F.E. ont rompu -- c'est là ce que lui reprochent avant tout, et avec quelle vigueur, les séparatistes basques -- l'*itxiltatsuna,* l'équivalent basque de l'*omerta* sicilienne, la loi du silence, qui a prévalu jusqu'ici. Il faut entendre rappeler les beaux jours de l'affaire Finaly et évoquer le mur auquel se sont heurtés juge d'instruction et procureur de la République ! Cette unanimité dans le silence a disparu, les intellectuels du séparatisme semblent ne pas comprendre qu'il y a à cela une raison profonde : nous ne nous trouvons plus devant la lutte du « peuple basque » pour que soient reconnus ses « fueros », ses droits coutumiers, mais devant l'utilisation du séparatisme basque à des fins révolu­tionnaires. #### Du Parti Nationaliste Basque à l'Euzkad Ta Akatazuna. Le Parti. Nationaliste Basque, le P.N.B., c'est la grand-mère de tous les mouvements séparatistes existant aujourd'hui sur les deux rives de la Bidassoa. 37:152 A l'origine de tout le développement du nationalisme dans les « sept provinces » (Guipuzcoa, Biscaye, Navarre, Alava, Seule, Labourde et Basse Navarre) se trouve l'action. d'un intel­lectuel de Bilbao, Sabino Arana Goiri... Cela remonte aux années 1890. Arana Goiri, né dans une famille carliste, fit ses études à l'Université de Barcelone ; les deux influences, fami­liale et universitaire allaient se combiner et donner au natio­nalisme basque ses caractères principaux. Sa devise -- *Jaungoi­koa eta lege Zarra*, *Dieu et nos droits --* indique nettement cette influence carliste et le souci de se rattacher à une tradi­tion historique. Mais vouloir déduire des destins divergents des sept pro­vinces l'existence d'une communauté nationale basque est un exercice périlleux. Sans parler des provinces françaises, sépa­rées des autres depuis plusieurs siècles, la Navarre entretint des relations plus étroites avec la France, le royaume d'Aragon ou la Catalogne, selon les époques, qu'avec le reste du pays basque. Le pays basque « pur » se réduit en définitive aux trois pro­vinces d'Alava, Guipuzcoa et Biscaye -- qui connurent, au cours des siècles, le sort commun des autres pays espagnols. Le mouvement nationaliste basque prit, toutefois, une cer­taine ampleur. Parce que cela correspondait à une certaine fièvre pseudo-nationaliste qui s'empara des bourgeoisies pro­vinciales à la fin du XIX^e^ siècle, et que le pays basque était une région où la bourgeoisie fleurissait. Alors apparut pour la pre­mière fois le nom d'*Euzkadi,* d'abord titre d'une revue fondée en 1893 par Sabino Arana Goiri, puis nom de la nouvelle nation basque unifiée « qui n'avait jusqu'alors jamais existé » remar­que S. de Madariaga... La République proclamée en 1931, la querelle rebondit d'au­tant plus que les Catalans avaient constitué un *Estat Catala* avec lequel le gouvernement de Madrid avait dû composer. Les dépu­tés nationalistes basques aux Cortès se retirèrent en corps de cette assemblée pour protester contre la politique anticléricale du gouvernement espagnol ; les délégués basques et navarrais se réunirent à Estella pour préparer un Statut Basque, qui serait présenté aux Cortès constituants. Là encore, la question reli­gieuse fut primordiale. En fin de compte, cependant, les rédac­teurs renoncèrent à l'inclure dans le projet de statut et ce fut la première manifestation publique de l'opposition existant entre la Navarre et les « Trois Provinces » : la Navarre car­liste rejeta le statut laïcisé, tandis que les « Trois Provinces » l'acceptaient. 38:152 La guerre civile allait encore aggraver les oppositions. Tan­dis que les Navarrais rejoignaient en masse le camp nationa­liste, les Basques se rangeaient aux côtés des Républicains : la préoccupation religieuse cédait le pas devant les aspirations à l'autonomie, la phrase de Calvo Sotelo « *Mas quiero una Espa­ña rosa que una España rota *» (« Je préfère une Espagne rouge à une Espagne brisée ») trouvait au pays basque une réplique inattendue : les Basques et leur clergé préféraient une Espagne athée à une Espagne centralisée. Ce fut la guerre, et les Basques furent les premiers vaincus du camp républicain. Guerre qui allait laisser des traces très profondes, d'autant plus que les Basques nationalistes se sont sentis incompris. -- Nous avons dû lutter sur deux fronts, me disait M. Teles­foro de Monzon ; nous luttions contre les franquistes ; mais, en même temps, nous n'étions pas seuls ; il y avait les commu­nistes, les anarchistes et nous devions sauver nos adversaires tombés en notre pouvoir. Cela ne nous a pas été reconnu. Certainement, parmi les meilleurs, ce fut la source d'une immense amertume, amertume aggravée par le fait que, pour eux, tout semblait perdu. -- L'adversaire a cru que notre nationalisme était une affaire de génération, un nationalisme de clocher maintenant dépassé. Nous-mêmes, nous avons cru que la victoire des alliés serait notre triomphe. Il n'en fut rien. Notre déception a été utilisée par Madrid, une partie d'entre nous a transigé. Tout cela est vrai, et tout le monde avait raison. Le vieux nationalisme basque, celui du P.N.B., était moribond de sa double défaite. Le gouvernement basque en exil était qualifié par les jeunes de « maison des fantômes », il ne servirait plus que de toile de fond aux nouvelles scènes de la rébellion basque ; les acteurs ne sont plus les notables aimables et dignes, mais les jeunes loups de la nouvelle génération. L'heure de l'E.T.A. a sonné. #### Rencontre avec Telesforo de Monzon. Parmi ces notables, M. Telesforo de Monzon est le plus connu. Il préside l'association *Aini Artea*, « Entre nous », dont l'abbé Larzabal est la cheville ouvrière. 39:152 Il me reçoit à Saint-Jean-de-Luz, dans sa maison fleurant la cire fraîche. Le journal des séparatistes basques français, *Enbata,* le qualifie « d'aristo­crate » ; c'est un qualificatif exact. -- Ah, me dit-il, il y a deux manières d'être basque. Ou bien celle de nos vieux poètes qui chantaient la ferme, la famille, la nature ; c'est celle du vieux Parti Nationaliste Basque ; et puis il y a celle de Pio Baroja et de ses aventuriers... Je n'ai pas la méchanceté de lui demander quelle est celle qui a sa préférence : les portraits de famille qui sont pendus aux murs, les cadres d'argent qui entourent les photographies rangées sur une table ronde suffisent à ma conviction. -- Nous avons cru que tout était fini, que les jeunes se détournaient de notre combat, et puis, il y eut la manifes­tation de 1964. Ce jour-là, à Guernica, fut fêté « le jour de la patrie ». Ce n'était pas une manifestation interdite, le service d'ordre était fait par la police espagnole et la garde civile. Tout le monde croyait qu'il n'y aurait que des vieux. Il y eut énor­mément de jeunes, le flambeau était passé, l'E.T.A. était née. C'est là une vue assez simplifiée des événements, comme nous nous en rendrons compte plus loin. -- Actuellement, continue-t-il, tout est en train de changer. Les Navarrais étaient contre nous pendant la guerre civile ; mais aujourd'hui les carlistes sont déçus par la politique de Madrid ; et puis, le plus important : le clergé s'est retourné. Le jeune clergé de Navarre est l'un des plus avancés d'Europe. Je sens dans sa voix une certaine émotion à parler des car­listes. La plupart des chefs du nationalisme basque ne sont-ils pas issus de familles carlistes ? C'est vrai pour lui, c'est vrai aussi pour l'abbé Larzabal dont on m'énumérera l'ascendance traditionaliste ! -- Les nationalistes basques se réclament d'un pays qui va « de Bayonne à l'Èbre ». Est-ce là votre position ? -- Mais oui. Ici même un nationalisme basque est en train de prendre corps. C'est pour moi le plus important. De ce côté-ci, le pays a changé. Le Pays Basque va réellement de Bayonne à l'Èbre. Cela internationalise le problème basque : on ne peut plus dire que c'est un problème intérieur espagnol. 40:152 Bien sûr, les conditions sont différentes. Ici il y a 200 000 Basques, de l'autre côté près de deux millions. Ici, nous nous trouvons devant un pays agricole qui se dépeuple ; de l'autre côté, c'est un pays industrialisé qui voit immigrer des travail­leurs venus d'autres régions. Les Basques de France sont les parents pauvres. Mais le problème est déjà posé ici. -- Pensez-vous utiliser les mêmes méthodes qu'en Espagne ? -- Nous ne pouvons pas traiter de la même manière les régimes de Madrid et de Paris, mais, à la longue, je ne sais pas ce qui vaut le mieux pour nous de la répression espagnole ou de la tolérance française... #### Euzkadi Ta Akatazuna. « Euzkadi Ta Akatazuna » : « Le pays basque et sa liberté », en abrégé E.T.A. : le nouveau groupement qui vient relayer le vieux Parti Nationaliste Basque, celui qui réclame l'exécution du Commissaire Méliton Manzanas, chef de la police politique du Guipuzcoa ; qui affirme avoir été l'instigateur de dizaines d'actes de résistance, d'attaques de banques, d'attentats par explosif... Lorsque je demandai à rencontrer un des membres de cette organisation, la personne à qui je m'adressais leva les bras au ciel : -- Mais vous savez, me dit-il, ce sont des marxistes ! Je l'assurai que cela m'était parfaitement égal, mais n'osai lui dire que j'étais vacciné. Il poursuivit : -- Il ne faut pas, ils vont vous dire toutes leurs c... ! J'insistai encore. Il finit par me conseiller de poser la ques­tion à M. de Monzon ; ce que je fis. Je ne rencontrai, auprès de lui, pas la moindre difficulté ; et, le lendemain, au premier étage de l'Hôtel des Basques, face à l'église Saint-André de Bayonne, je rencontrais M. José-Luis Alvarez Emparenza, dit Txilardegi, l'un des fondateurs de l'E.T.A. L'homme est brun, trapu, grosses lunettes et cheveux en désordre, la figure ronde. Je le trouve derrière une table en­combrée de papiers ronéotypés qu'il s'emploie à assembler et à agrapher. Il me donnera quelques exemplaires de ces feuilles qui ne m'apprendront pas grand-chose. 41:152 -- L'E.T.A. ? Cela a commencé en 1953. A l'époque, cela ne s'appelait pas E.T.A., c'était le groupe Ekin (« Action »), un groupe d'étudiants très fermé, qui, à Saint-Sébastien et à Bilbao, éditait un bulletin clandestin. Pendant deux ans, nous avons formé des cellules partout où c'était possible. Nous avions des contacts avec les gens des groupes de jeunes du P.N.B. : « Euzko Gastedi » (en abrégé E.G.I.) qui se sentaient très aban­donnés par leur parti. Et il est arrivé ce qui devait arriver : le P.N.B. a protesté. Nous détournions ses adhérents ; il n'était pas nécessaire de créer des groupes nouveaux ; « nous exis­tons et cela suffit ». Et le P.N.B. nous interdit de recruter parmi ses adhérents. Alors on a demandé leur avis aux jeunes, et en Guipuzcoa, sur *huit* zones de E.G.I., *six* étaient d'accord avec nous : cinq sur huit en Biscaye et la totalité en Navarre. Tous ces gens ont abandonné l'E.G.I. pour se rallier à Ekin. En juillet 1959, pour mettre fin à une situation absurde, nous avons décidé de fonder E.T.A. Ce fut, depuis sa fondation, « un mou­vement basque de libération nationale ». Dès cette période, E.T.A. présente une tendance socialiste très nette. Cela, José Luis Alvarez n'avait pas besoin de me le préciser : le choix des mots « mouvement basque de libération nationale » a une signification suffisamment précise dans la terminologie marxiste pour que toute équivoque soit impos­sible. -- Dès 1963, le travail de propagande commence à céder le pas à des actions marquant un durcissement assez prononcé du mouvement. Ce n'est pas encore du terrorisme, mais la 6^e^ Section de l'E.T.A. avait commencé dès ce moment d'envi­sager des actions violentes ; et elle passe à l'action : elle attaque des locaux de presse à coups de cocktails Molotov, à Santander et Bilbao. Ce n'est pas toute l'E.T.A. qui fait du terrorisme, mais seulement la 6^e^ section. -- Il n'y a pas eu, auparavant, une tentative pour faire dérailler un train ? -- Si, le 18 juillet 1961, pour le 25 anniversaire du soulève­ment. Nous avions prévu de faire dérailler un train d'anciens combattants. Des rails ont été déboulonnés sous un tunnel, mais une machine haut-le-pied est passée sur la voie la nuit précédente et les cheminots se sont rendu compte du sabotage. Au conseil de guerre, trois peines de mort ont été demandées... (Imaginons que pour le 25^e^ anniversaire de la Libération, un groupe de fils de miliciens ait voulu faire dérailler un train d'anciens résistants entre Paris et... mettons Rouen. 42:152 Que l'en­quête ait prouvé que ces gens étaient en relations avec le N.P.D. allemand. Imaginez les titres de la presse parisienne. Mais revenons à notre récit.) -- En 1962, a eu lieu le premier congrès de l'E.T.A. dans un monastère du pays basque français. Ce fut le Congrès qui adopta un programme d'un type socialiste marqué. Dès ce moment E.T.A. est considéré comme un mouvement rassemblant des activistes de type dur, comme un mouvement terroriste, mais il n'y a encore que la sixième section qui soit passée à l'action. En 1964, nous sommes expulsés du pays basque nord \[cela signifie le pays basque français\]. J'écris au préfet pour lui dire que j'étais chez moi, que ce n'était pas à moi de partir, mais à lui. -- Cela n'a pas dû arranger les choses. -- Non. J'étais lecteur de basque à l'Université de Bor­deaux ; je fus vidé. Vous savez, maintenant je suis encore expulsé. Je le suis depuis le 1^er^ novembre 1970. Je n'ai pas le droit de séjourner dans les départements des Pyrénées-Atlan­tique, des Landes, de la Haute-Garonne, du Gers, des Hautes-Pyrénées, de l'Ariège, des Pyrénées Orientales, de l'Aude, du Tarn, du Tarn-et-Garonne, du Lot-et-Garonne, et de la Gironde. Mais tout le monde sait que je suis ici. Il y a avec la police une sorte de *gentlemen agreement*. « A la quatrième assemblée, en 1966, Julian Madariaga Aguirre présenta une motion qui transformait le programme de l'E.T.A. en programme marxiste-léniniste. Cette motion fut repoussée. Entre les quatrième et cinquième assemblées, nous nous sommes aperçus que nous étions très sérieusement noyautés par les gens du *Frente de Liberacion Popular*. C'est une organisation trotskiste espagnole de la tendance Mendel. Pour eux, le nationa­lisme basque est une aliénation profitant à la classe bourgeoise et divisant la classe ouvrière. Ils étaient très solidement im­plantés chez nous. Un Comité idéologique fonctionnait en de­hors de tout contrôle et comprenait trois membres du F.L.P. Alors nous avons opté pour des méthodes très démocratiques. Cela s'est passé à la première séance de la 5^e^ assemblée en décembre 1966. « La séance se tenait en Espagne. Nous étions tous armés. Le chef du groupe trotskiste, Iturriaz, n'a pas pu y assister car il avait déjà été expulsé par le Comité Exécutif. Lorsque les gens du F.L.P. sont arrivés, les « nationalistes », marxistes ou non marxistes réunis, les ont arrêtés. 43:152 Nous les avons enfermés dans une pièce ; il y en avait trente-deux ; et nous avons tenu notre réunion. Les trotskistes du F.L.P. ont été exclus de force. Alors ils ont fondé l'*E.T.A. Berri*, l'E.T.A. nouvelle ». -- Et vous avez tenu une autre session ? -- Oui. En février 1967. Les marxistes-léninistes de Kruttwig -- c'est un garçon originaire de Bilbao -- se sont imposés. Les fondateurs ont essayé de faire coexister deux fractions : l'une pro-chinoise, l'autre socialiste. Nous n'avons pas pu y arriver. Alors, nous avons tous démissionné sauf Madariaga qui était très ami avec Kruttwig. Depuis février-mars 1967, l'E.T.A. est donc devenu un parti marxiste-léniniste pro-chinois prêchant la guerre populaire. Ce fut alors une escalade de la violence et l'assassinat de Meliton Manzanas. Devant la répression qui ne se fait pas attendre, ils comprennent alors qu'ils sont allés trop loin. Escubi, l'un des responsables des activités militaires, aban­donne les actions violentes et veut réorganiser l'E.T.A. en partant des milieux ouvriers. Il entre alors en rapport avec le Parti Communiste Espagnol. Le groupe Escubi et le P.C.E. forment le *Frente Obrero*. Escubi renonce à la violence et pré­pare des commissions ouvrières ; ce faisant, il abandonne l'idéologie basque et son groupe devient un prolongement du P.C.E. en pays basque. A l'heure actuelle, les seuls qui puissent représenter une « légalité » dans l'E.T.A. sont les représentants issus de la cin­quième assemblée : Kruttwig, qui est réfugié en Italie, Mada­riaga, qui se trouve en Algérie, Lopez Adan, marxiste-léniniste pro-chinois, Etchave de la branche militaire de l'E.T.A., Arregi, un non marxiste lié au mouvement coopératif de Mondragon. Quant à l'E.T.A. Berri, il est pratiquement liquidé. La porte s'ouvre. Un homme entre, jeune, figure carrée, que l'on me présente comme un responsable d'*Enbata*. -- Enbata, c'est un mouvement du pays basque français ? -- Oui. -- Il a les mêmes objectifs que l'E.T.A. ? -- Vous savez, l'unité du pays basque n'est pas pour demain. Au sud, il y a des traditions de lutte contre Madrid ; ici, il n'y a pas de traditions de lutte contre Paris. Le but immédiat, c'est le sud. Ici, d'un point de vue pratique, le pays n'est pas politisé au même point. Le gouvernement français fait une politique d'assi­milation qui s'oppose à ce que nous voulons faire. 44:152 Il faut obte­nir, l'autonomie là-bas et ici, et faire une fédération des deux pays. C'est possible dans un cadre européen. Mais, ne vous y trompez pas, je ne suis pas autonomiste, je suis séparatiste. #### Les "tortures" de Socoa. M. Pierre Larramendy est un homme heureux : il est maire de Saint-Jean-de-Luz, qui est une des villes les plus aimables de France ; il est propriétaire de l'hôtel et du golf de Chantaco ; il organise des « semaines de Saint-Jean-de-Luz », où triomphe la musique, et M. Larramendy est musicien. Pourtant, M. Larra­mendy, qui pouvait couler des jours heureux, est allé au devant des difficultés en accordant un interview à l'agence espagnole E.F.E. Que disait-il ? Des scènes de torture ont été simulées et fil­mées dans l'église de Socoa, dans la nuit du 10 au 11 décembre dernier. Ce tournage, effectué par une télévision étrangère et devant constituer un témoignage irréfutable des tortures infli­gées aux nationalistes basques, se serait déroulé avec l'accord de l'abbé Larzabal, curé de la paroisse. Inutile de dire que ces déclarations n'ont pas été du goût des nationalistes basques. Les lettres ouvertes se sont succédées, stigmatisant le maire de Saint-Jean-de-Luz. Le journal *Enbata* lui a consacré un numéro spécial, dans lequel on peut relever cette aimable bluette : « *Le Harki de Chantaco devrait savoir quel sort l'Histoire réserve à ses semblables.* » Il pleuvait sur Chantaco lorsque j'y suis allé. Le golf était inondé et l'hôtel de Chantaco présentait le visage désolé de tous les hôtels fermés. Je demandai à M. Pierre Larramendy pourquoi il avait fait cette déclaration et pourquoi il l'avait faite à une agence espagnole. -- Je me suis décidé à faire une déclaration à l'agence E.F.E., parce que si j'avais fait la même à un journal français elle aurait été étouffée. Pourquoi je me suis décidé à parler ? C'est parce que la campagne d'agitation contre l'Espagne allait reprendre ; deux réunions étaient prévues, -- l'une à Bayonne, l'autre à Mauléon --, avec la participation de Jean Lacouture du *Monde,* J.-P. Mogui, du *Figaro,* un autre journaliste, Telesforo de Mon­zon, l'abbé Larzabal, Gisèle Halimi et un avocat espagnol du procès de Burgos. Il fallait arrêter cela. 45:152 Il est exact que les deux réunions n'ont pas eu lieu et que, à la place, se sont tenues deux « tables rondes » avec seulement une partie des orateurs que cite P. Larramendy. -- Comment avez-vous été averti de l'affaire des tortures ? -- Je suis revenu à Saint-Jean-de-Luz le premier janvier, et c'est alors qu'un ami auquel je téléphonais pour lui souhaiter la bonne année, me dit : « Eh bien, il s'en passe de belles au pays basque ! » Comme je lui demandais ce qu'il voulait dire, il me répondit seulement : « C'est une histoire qui s'est passée à Socoa avec la complicité du curé, renseignez-vous. » Je me suis renseigné et j'ai su. « D'ailleurs, vous savez, on a menti tant qu'on a pu pendant cette affaire de Burgos. La Télévision française vient d'affirmer qu'elle n'a pas participé au tournage des « tortures » : c'est exact. Mais elle ne parle pas des deux films qu'elle a tournés au pays basque. -- Deux films ? -- Oui. Le premier a été soi-disant tourné dans un maquis en Espagne. C'est faux. Il a été tourné avec des figurants fran­çais, en août 1969, dans la région d'Espelette. Mais il y a pire. La Télévision française a tourné, pour une journaliste cana­dienne, un film qui devait être utilisé à Winnipeg. Il n'y avait donc aucun inconvénient à ce que ce soient des Basques espa­gnols qui y figurent. Seulement voilà, au moment du procès de Burgos, on a pris une copie dans les archives et on l'a diffusée en France. Les policiers espagnols n'avaient qu'à regarder la Télévision française pour voir les résistants basques qu'ils re­cherchaient ! (Je dois dire que j'ai questionné M. de Monzon sur cette affaire et qu'il m'a confirmé les déclarations de P. Larramendy.) -- Et que s'est-il passé à Socoa ? -- Voilà ce que j'ai appris. Un jeune prêtre, l'abbé Idiart, se rend au presbytère. Il le trouve vide. Il voit que dans l'église toute proche -- elle est de l'autre côté du chemin -- il y a énormément de lumières ; il s'y rend, trouve deux voitures arrêtées, quatre hommes armés de fusils, voit des jeunes gens qui lui paraissent ensanglantés, des chaînes, des palans ; il s'affole, va alerter le café voisin. Police-Secours est alerté. 46:152 « Depuis, on a voulu jouer sur les mots. L'abbé Larzabal a dit que la séance ne se passait pas dans l'église, mais dans le local des jeunes. Il n'y a pas de local des jeunes ; ce qu'il appelle ainsi c'est la sacristie. D'ailleurs les deux locaux se touchent, ils sont sous le même toit. « On peut ergoter tant qu'on veut, voyez-vous un secré­taire de la Croix Rouge aidant à monter des films sur la tor­ture ? J'ai dit à Monzon : « Larzabal est fou » ; il m'a répondu « Il nous fait une telle publicité que je le couvre à cent pour cent. » \*\*\* Ayant vu Pierre Larramendy, il ne me restait plus qu'à ren­contrer l'abbé Larzabal. La chance me favorisant, je rencon­trai chez lui l'abbé Idiart. Auparavant, je pus questionner l'abbé Larzabal sur ses idées politiques. Il ne m'en fit pas mystère ; il me confia qu'il était chargé des relations extérieures de l'E.T.A. et qu'il pouvait donc m'exposer les vues de ce groupe en ce qui concerne l'avenir d'un pays basque indépendant. Ce pays basque sera socialiste, m'assura-t-il, mais attention : « le socialisme c'est comme le caoutchouc », beaucoup se disent socialistes et ça ne veut pas dire la même chose ; le socialisme de l'abbé Larzabal serait plutôt du modèle mutualiste et coo­pératif. Comment arriver à cette indépendance basque tant dési­rée ? Par le biais de l'Europe. L' « Europe des patries » doit faire place à l' « Europe des Ethnies ». On y gagnera, car il y a en Europe trente-cinq États et il n'y a que trente-quatre ethnies. Dans cette Europe qui aura dévalué les frontières, on rassemblera tous les Basques, mais on ne pourra pas faire, de but en blanc, l'unité du pays basque : on formera une confédé­ration sur le modèle suisse. Quant aux projets de régionalisation, cela ne l'intéresse pas « Nous ne voulons pas d'une autonomie accordée comme l'on jette un os à un chien. Nous ne sommes pas une province mais un peuple. » Responsable des relations extérieures, l'abbé Larzabal m'ex­plique que le mouvement séparatiste basque n'est pas isolé. « Nous avons des contacts avec les Bretons, les Corses, les Catalans, les Occitans du Professeur Laffont, les Italiens du Tyrol, les Kurdes et les Arméniens, ainsi qu'avec les Galiciens et les Canadiens. 47:152 -- Vous avez des contacts avec les Wallons ? -- Non, mais nous en avons avec les Flamands... -- Et avec les séparatistes jurassiens ? -- Avec quoi ? -- Avec le Rassemblement Jurassien suisse ? -- Non. -- Et comment avez-vous eu ces contacts ? -- Nous avons été beaucoup aidés par le Mouvement Fédé­ral Européen du professeur Guy Héraud, de Strasbourg. -- Et que comptez-vous faire maintenant ? -- Notre tactique, c'est celle d'un Front de Libération que nous constituons avec beaucoup de difficultés. Des questions de personnes. -- Et ce front regrouperait qui ? -- L'E.T.A., l'E.G.I. ou ce qui en reste, le P.N.B., l'Enbata, et l'Action Vasca, qui est une organisation chargée de recueillir les fonds. C'est à ce moment que l'abbé Idiart arrive au presbytère. J'en profite pour me faire raconter l'histoire des tortures. -- Je suis arrivé à l'église ; je n'ai vu personne, me dit-il ; mais, tout à coup, j'ai entendu un hurlement et une voix qui disait en espagnol : « *Diga, diga que es de E.T.A*... » Je n'ai pas réfléchi. J'ai cru qu'on torturait le curé. Je suis parti chercher du secours. Je suis arrivé avec des jeunes gens, et je me suis trouvé tout bête... » « La gendarmerie avait été alertée. On a eu juste le temps de leur faire faire demi-tour. » De l'autre côté de la table, l'abbé Larzabal s'amuse comme d'une bonne farce. -- Pourquoi a-t-il fait tout cet esclandre, Larramendy ? S'il ne doit pas y avoir de torturés dans les églises il faut enlever les crucifix. Voilà le premier et le plus grand des torturés ! -- Mais, monsieur l'abbé, saviez-vous comment le film devait être présenté ? Comme une reconstitution, ou comme un film qui aurait été, par exemple, tourné par un policier espagnol et dérobé par la suite ? Cela ferait une sérieuse différence. 48:152 -- Je n'en sais rien. Arrivés chez eux, les cinéastes devaient faire un montage. -- C'est là un point délicat, parce que si ce film n'était pas présenté comme une reconstitution... -- Moi, je ne suis responsable que de l'autorisation de tour­ner dans cette salle. Même si j'avais assisté au tournage, je n'y pouvais rien. D'ailleurs, j'ai reçu tout le monde. J'ai prêté cette salle quatre fois. Je quitte l'abbé Larzabal. L'abbé Idiart qui, justement, va à Saint-Jean-de-Luz, me ramène en voiture. Il me laisse au coin de l'église Saint-Jean et, me la désignant de la main : -- Celle-là, on n'y torture pas ! Jean-Marc Dufour. 49:152 ### Lettre aux Compagnons pour les quinze ans de la revue par Antoine Barrois La revue « Itinéraires » atteignait le 1^er^ mars 1971 son quinzième anniversaire. Quelques lecteurs ont regretté que nous ne l'ayons pas signalé ; commenté ; fêté. Les circonstances ne nous en ont pas laissé le loisir. Néan­moins, pour associer l'ensemble de nos lecteurs aux actions de grâce et aux résolutions renouvelées que doivent prononcer ceux qui participent à notre action, voici la lettre qu'Antoine Barrois, délégué général de la revue auprès des « Compagnons d'Itinéraires », a en­voyée le 1^er^ mars à tous les membres de l'association. ITINÉRAIRES *entre dans sa seizième année : quinze ans, trente mille pages, un anniversaire à célébrer. L'établissement d'un éventuel numéro anniversaire reviendrait à Jean Madiran. Ce qui ne lui appartient pas c'est de célébrer cet anniversaire en quelque sorte de l'extérieur, ce que nous pou­vons faire. Car ITINÉRAIRES est pour Jean Madiran comme la maison dont parle Saint-Exupéry, à laquelle on est irrévoca­blement attaché par tous les sacrifices que l'on a faits pour la maintenir debout, la réparer, l'améliorer.* 50:152 *Or le quinzième anniversaire de cette maison vue et aimée de l'extérieur il faut le célébrer comme celui d'une maison hospitalière, comme celui d'un haut lieu de l'amitié française. La table des noms d'auteurs en porte témoignage, des collabo­rateurs les plus inexpérimentés aux plus chevronnés, des plus grands esprits, des plus grands noms de France aux écrivains étrangers de langue française les plus réputés.* *Mais là n'est pas le cœur de cette amitié. Le cœur de cette amitié c'est ce qui court parmi les diverses chroniques d'*ITINÉ­RAIRES : *une parenté avec les travaux des moines du Moyen Age, une parenté avec les Chroniques de Joinville, une parenté avec les Cahiers de Péguy ; précisément ces parentés, ces cousinages, sont le signe de cette amitié française qui brûle au cœur de la France, au cœur des Français et de là illumine la terre, lorsque les Français sont fidèles à leur vocation, leur pays à la sienne.* *Comme la vocation de la France est d'être la Fille aînée de l'Église, la vocation de chaque Français est de travailler à ce qu'arrivent les temps de l'amitié humaine et divine, l'avènement de Dieu. Et la plus belle amitié française, la plus proche de la charité de Dieu est celle qui brûle au cœur des saints français.* *Cette sainte amitié française illuminait les nations du temps que la France était fidèle à sa vocation ; sa contre-façon les a empoisonnées lorsque la France l'a trahie. La grande virulence de l'exécrable fraternité révolutionnaire procède de la vio­lence de sa haine pour le Fils de Dieu. Si le roi Louis XVI qui, peut-être bien, a vécu par anticipation l'agonie actuelle de notre pays, est mort victime de cette haine, c'est qu'il fallait détruire l'alliance et l'amitié royale ; et porter en même temps un coup démoniaque à l'amitié française.* *Depuis ce coup, la Révolution triomphant, l'amitié française perd de génération en génération son caractère chrétien ; l'ami­tié divine refusée, l'humanité même disparaît, et commence le fossé entre le maître et l'apprenti, entre le père et le fils. Un fossé que le monde moderne travaille à creuser, à élargir, à approfondir.* 51:152 *C'est pourquoi la plus importante des entreprises de l'amitié française humaine et divine c'est aujourd'hui le combat pour que ne soit pas déchirée l'amitié du père et du fils, du maître et de l'apprenti.* *Pour que les générations qui viennent entendent le dialogue des générations présentes avec la France du passé ; et l'entendant, s'en nourrissent.* *Pour que les générations qui viennent reçoivent, acceptent de recevoir, cherchent à recevoir ce que les générations présentes leur donnent, doivent leur donner.* *Pour que cela se fasse, pour que le courant passe, il faut des chroniqueurs de ce temps qui consignent et réfléchissent sur leur époque, ce qu'ils en voient et connaissent, selon ce qu'ils sont et la lumière spirituelle et intellectuelle que, par leur pays, Dieu leur donne.* *Tel est bien, je crois, le travail qui ne cesse de s'accomplir, qui s'est accompli dans les trente mille pages déjà parues d'*ITI­NÉRAIRES. Ces pages, Jean Madiran les annonçait ainsi dans le premier numéro : « *Nous marchons à tâtons dans le brouillard et dans la nuit. Pèlerins aux temps et aux terres du désordre établi, nous n'avons choisi ni le moment ni la patrie qui nous ont été don nés, auxquels nous avons été donnés, c'est notre lot et nous l'aimons et il faut bien que nous l'aimions, et si c'est notre croix nous ne pouvons qu'aimer notre croix.* « *Dans ce désordre établi, dans cette nuit et ce brouillard, nous n'avons rien d'assuré que ce qui est immédiatement à portée de notre main. Mètre par mètre, nous avons un immense champ de confusion morale et mentale à défricher, dont nous n'arriverons peut-être jamais à bout, en tout cas point seuls. Il ne s'agit pas pour nous de faire la leçon à qui que ce soit, il s'agit de nous-mêmes et chacun pour soi, en nous aidant les uns les autres : nous battre contre les équivoques et les mensonges qui nous assaillent de toutes parts, refuser d'en être victimes, refuser d'en être complices ; reconnaître et assurer une à une nos vérités de chaque jour, les arracher une à une aux brouillards artificiels qui, incessamment, les pénètrent jusqu'à l'os et qui obscurciraient le ciel lui-même.* 52:152 «* Cela servira bien à quelque chose. Cela servira peut-être à nos prochains les plus proches ou les plus lointains. Peut-être à la France : Peut-être à rien ; à la grâce de Dieu ! Mais nous n'avons pas autre chose à faire, et nous ne pouvons pas faire autrement. *» *Cela a servi. Cela sert tous les jours que Dieu fait* « *aux prochains les plus proches *»*.* ITINÉRAIRES *vit d'amitié française et fait vivre d'amitié. Elle sert la France cette amitié qui brûle au cœur de ceux qui depuis quinze ans, matériellement, intel­lectuellement, et spirituellement, publiquement ou secrètement ont fait cette revue et l'ont fait vivre.* *Aujourd'hui, le combat le plus formidable, c'est celui de la messe, du catéchisme, de l'Écriture. Pour que la messe de tou­jours soit celle de nos enfants, que le catéchisme romain soit, celui de nos enfants et que l'Écriture soit la vraie parole de Dieu.* *Ce combat est une croisade, plus difficile peut-être que celle de Terre Sainte et que celle des États Pontificaux. Mais c'est une vraie croisade de l'amitié française : aussi dure et aride qu'elle soit, nous la mènerons, autant que Dieu voudra.* *Dans* « *Saints de France *»*, Pourrat conte qu'un soir le Père Lamy, curé de La Courneuve, s'inquiétait particulièrement de sa paroisse :* « *Si las qu'il ne peut se tenir de murmurer : Je n'en peux plus. -- Moi, je suis toujours sur la brèche, dit à côté de lui quelqu'un. C'était Marie. *» *Qu'ainsi Notre-Dame ait toujours* ITINÉRAIRES *en bonne garde, sur la brèche.* Antoine Barrois. 53:152 ### Le cours des choses par Jacques Perret SI LA HAUSSE DU BŒUF n'a jamais rien changé aux apparences du bifteck c'est qu'il n'y a pas de collectionneurs de bif­tecks. Mais l'augmentation des tarifs postaux s'accompagne toujours d'un changement de vignettes, au moins pour le timbre pilote, celui des lettres. Le plaisir de la nouveauté ferait oublier la dépense. De 1920 à 1940 la France fut le seul pays d'Europe à égaler la République du Libéria dans la production, la variété et l'inconstance de ses timbres postes. Sur tous ces points je pense qu'aujourd'hui nous surpassons toutes les nations y compris les jeunes francophones que d'ailleurs nous fournissons. Je ne parlerai pas des innombrables timbres anecdotiques et commémoratifs dont la qualité est souvent inférieure à celle des plus médiocres bons-points et tickets primes. J'en resterai aux timbres courants. A travers leur imagerie variable ils ne veulent qu'illustrer la République pérenne, en symbole ou en physionomie. Après Napoléon III en effet nous estimions en avoir terminé avec les profils de souverain gravés en toutes nuances à longueur de règne, quand le maréchal Pétain nous imposa de nouveau le culte philatélique de la personnalité. On ne saura jamais combien cet hommage servile a pu aggraver les douleurs de l'occupation. Pour bien préciser qu'il ne suc­cédait pas à son prédécesseur, le général de Gaulle a su résister à la tentation d'un timbre à son effigie. Les satisfactions d'orgueil que lui eussent prodiguées les coups de langue au recto le cédèrent à la raison d'État. Toujours est-il que nous étions rendus à toutes les libertés de la symbolique républi­caine, à toutes les ivresses du renouvellement continu. Que la durée d'une planche fût liée à celle d'un potentat, ce n'était plus concevable. Jamais plus nous n'aurions cette fâcheuse im­pression que le progrès s'immobilise dans le profil obsédant d'un monarque dont le vieillissement nous serait même dissimulé. 54:152 L'idée qu'à chaque République suffirait son timbre a été rejetée comme une plaisanterie de mauvais goût. A plus forte raison l'existence d'un timbre ne serait pas liée à celle d'un ministre qui aurait soin au contraire de marquer son passage d'une ou plusieurs augmentations illustrées de vignettes origi­nales. Bref, il faut que la poste courre. En multipliant les émissions elle témoignera d'un peuple anxieux de se maintenir en jeunesse, impatient de propager à travers le monde les visages, postures et emblèmes d'une République indéfiniment renouvelée. Nous l'avons connue en allégorie industrielle et commerciale, assise et drapée, songeuse ou diligente, semeuse éche­velée à contre-vent, vigie de bossoir à la proue d'une barcasse ingouvernable, sainte-nitouche en péplum, porteuse d'un ra­meau d'olivier, coq gaulois troussé à la bulgare, et dans l'in­tervalle de ces recherches on revenait au seul visage de cette dame sans tête qui se rattrape volontiers sur tous les profils qu'on peut lui rêver. Elle est apparue sous Auriol un peu har­gneuse et néanmoins hiératique avec un œil poché probable­ment issu de la résistance ou d'un burin maladroit et plus tard, sous Coty je crois, elle nous offrait un profil de minet tragique signé Cocteau. La plupart de ces dames sont coiffées du bonnet rouge de peur qu'on ne les prenne pour dauphine ou sultane mais quelques artistes ont trouvé moyen de passer outre. Le dernier profil en date est simplement couronné d'épis de blé ce qui à première vue ne peut témoigner que des préoccupa­tions nourricières de la patrie, à l'exclusion de toute référence aux paraboles dont notre pain depuis toujours est pétri. Je ne soupçonne en effet le graveur d'aucune intention subversive, mystique ou doctrinaire. L'hypothèse où la Commission des Symboles aurait exigé de lui une effigie nettement rurale à seule fin d'apaiser le mécontentement des masses paysannes n'est même pas à retenir. C'eût été un pas de clerc en effet car ce timbre-là n'a plus d'emploi qu'en trente centimes vert, pour le courrier des pauvres. Les pauvres n'ont jamais rien de pressé à écrire et ils attendent les réponses comme d'une bouteille à la mer. Ils ne savent pas bien ce que gagner du temps veut dire, les heures et les jours ne leur passent pas sous le nez comme chèques en blanc. Soit dit sans me prendre pour un pauvre, ce timbre-là fait assez bien mon affaire. L'image est honnêtement burinée dans le style académique dont se régalent aujourd'hui les pré­curseurs incompris et les poètes maudits. Elle nous propose une certaine France en congé de détente, libérée de son bonnet d'esclave oriental, et l'expression de soulagement est très bien rendue. 55:152 N'était la loi salique elle ferait bien une reine mais couronnée de céréales, je vois bien qu'il s'agit d'une Cérès, probablement élevée dans la région parisienne mais très déesse encore avec son air de placidité à l'antique. La majesté de son allure fait l'honneur et la sécurité du courrier lambin. Elle inspire confiance à tous ceux qui écrivent lentement des choses peu importantes ou immortelles pour des gens très patients. Les vaniteux du savoir-vivre auront décidé que les gens bien n'affranchissent pas au rabais leurs lettres de condoléances ou leurs offres de service, que la vitesse est un attribut de la cour­toisie et que vingt centimes de mieux pour une réputation d'honorable correspondant, cela vaut la peine. En fait l'admi­nistration des postes a sagement prévu les innombrables clients qui d'un timbre à cinquante joueront les grands seigneurs. Nous avons tous éventé le piège et donné dedans. Il faut du courage pour accepter les apparences de la mesquinerie. J'ose quand même espérer que la correspondance des esprits déli­cats se fera connaître au timbre vert. Le snobisme aidant il pourrait s'en suivre un complet fiasco du timbre rouge. Parlons un peu de lui. Au mensonge de sa vitesse il ajoute l'incroyable muflerie de son décor. On n'imaginait pas que l'art officiel en pût arriver à ce niveau de bassesse et d'indi­gence. Passons sur la couleur sans préjuger d'aucun symbole. Mais la veulerie de cette pâle Marianne esquissée d'un trait mou comme un profil de zombie baignant dans la nuit rouge, ce n'est plus que l'évanescente caution d'un plein tarif, pla­cardé, autoritaire et tape-à-l'œil comme une étiquette de bou­cherie. Sauf le prix que ça coûte et l'expression de leur mépris ils n'ont plus rien à dire. A moins que ne soient commandés aux illustrateurs de la prochaine augmentation des projets de nymphettes en bonnet rouge évoquant les divers attitudes et tarifs d'une République entièrement affranchie. \*\*\* Tirer la fève. On dit que la coutume nous vient des satur­nales, mais on dit beaucoup de choses, que le christianisme est légataire universel de tous les rites et mythologies en per­pétuel aggiornamento et qu'en fin de compte le chrétien n'est qu'un païen recyclé. Ce n'est peut-être pas le moment d'encou­rager les visions de ce genre si le diable s'en occupe. Nous savons bien que la révélation a pris en charge un héritage qui fut trié avec soin, nettoyé, converti. Que la galette ait eu affaire avec Saturne, ce n'est pas bien grave, nous l'avons bap­tisée tout de suite, ses parrains les rois mages n'ont pas tou­jours été catholiques non plus. 56:152 Sans avoir inventé la galette nous l'avons élevée à la dignité royale et adoptée pour dessert épiphane en lui gardant sa fève, nourriture des pauvres et symbole de fécondité. Les boulangers aidant, la coutume s'est maintenue jusqu'à nous sauf que la fève a dû se retirer du jeu en cessant d'être cultivée. Mettons que le haricot sec ait eu quelques droits à lui succéder, mais le fayot de terre cuite, simulacre stérile, allait donner carrière à toutes les fantaisies de la céramique et précipiter la pagaille des signes. L'avènement et la vogue d'un petit nourrisson em­mailloté fit croire un instant au pieux complot qui ramènerait l'enfant Jésus au souvenir des convives, mais le bébé fut tout de suite et bizarrement appelé baigneur. Sous ce nom il n'avait plus grand espoir d'entrer au service de la tradition. On eut beau faire ici et là quelques efforts pour le sortir de sa condi­tion profane, le baigneur l'emporta. Mieux encore, on nous persuade aujourd'hui que n'importe quoi fait fève. Relâche, facilité, laxisme, erreur, il n'y a pas de n'importe quoi. Dans la dernière fournée ils ont trouvé moyen de glisser dans nos galettes un petit bouddha, ce n'est pas n'importe quoi, même pas n'importe quel bouddha. Il est gras et ventru, accroupi dans une posture inhabituelle, son nombril est situé à l'intersection des bissectrices d'un triangle aigu où il s'abrite comme sous une chappe. Un expert pourrait nous dire à quelle secte bouddhiste nous devons ce gadget de solidarité spirituelle au bénéfice d'une épiphanie de synthèse, adulte et mondiale. Les inquiets se sont interrogés sur la mission de ces micro-bouddhas introduits subrepticement dans le sein feuilleté de l'Occident ; ils y soupçonnent la main de Mao, le petit véhicule mystique aux gages de la révolution, la pilule de nirvana pour l'abrutis­sement des derniers factionnaires de la chrétienté. Les concilia­teurs ont tout simplement fêté la surprise du quatrième roi mage, on n'attendait plus que lui pour découper la galette suprême au symposium des prophètes mélangés. Quoi qu'il en soit je me demande pourquoi la présence d'une figurine orien­tale humblement nichée dans la plus populaire de nos pâtisse­ries familiales pourrait nous surprendre ou nous alarmer quand le Saint-Père nous rapporte encore un bouddha dans ses ba­gages et qu'au Vatican, paraît-il, on ne sait plus où les mettre. \*\*\* Les négociations entre la France et l'Algérie à propos du pétrole ont été qualifiées d'orageuses. Manière de laisser croire aux Français que nous discutons d'égal à égal. Ils en ont cru bien d'autres. Depuis le temps qu'ils sont nés malins ils sont devenus gobeurs. Depuis Evian au moins rien n'est plus facile que leur cacher la vraie nature de nos rapports avec Alger. 57:152 Ce sont ceux d'un vaincu de la plus vilaine sorte et d'un vainqueur de la pire espèce. Pour ce qui est des orageux débats, entendez alors que nous avons comme d'habitude essuyé l'orage. Les cavaliers d'Allah dans les salons capitonnés de la diplomatie, les coups d'éventail sur les papiers d'Evian. Le sang des chré­tiens a payé les tapis mais, accarbi moulana, le pétrole vaut plus cher. Les vizirs en bodygraphe crachent leurs sommations et la voix du prophète fait trembler les lustres. -- Nadinoualdik tchounimmek ben kallouf jib el flouss ! -- Bien entendu, excellence, mais j'ose attirer votre atten­tion sur la conjoncture qui hélas... -- Macach, ouallou, conjoncti j'linik, jib el frik ben youdi, fissa ! Cela dit, la fontaine aux milliards, grossie de l'orage, reprend son cours. Le vainqueur il est vrai nous promet des envois plus massifs de chômeurs incontrôlables, avec leurs familles et leurs maladies à privilège. Pour le payer si cher faut-il que nous en ayons besoin de ce pétrole. Or, m'assure-t-on, nous en aurions facilement ail­leurs et pour moins cher. Peu importe, c'est celui-là qu'il nous faut. Les raisons politiques et bizarrement sentimentales qu'on nous fait valoir ne sont pas très convaincantes. On serait tenté de chercher ailleurs le motif du chantage. Je ne crois pas être le seul à subodorer là-bas l'existence de dossiers intéressants. On les imagine bien ramassés quelque part au fond du Rocher Noir où tremblait M. Fouchet, ou dans les caves où travaillait M. Debrosses. Ils seraient constitués de documents lourds et même assez vilains pour justifier le pactole qui les retient à l'ombre. Tous les puants secrets de la Grandeur n'ont pas été brûlés sur place ou dans les cheminées de nos palais par les vigiles de l'honneur gaullien. \*\*\* Retour de vacances un patron doit constater que rien ne va quand il n'est pas là. Sage coutume, M. Pompidou n'y a pas man­qué ; je vous avais confié une chienlit en bon état et vous l'avez gérée en dépit du bon sens, vous avez mis le désordre dans mes désordres, j'ai compris, je ne partirais jamais plus si longtemps et si loin. C'est un numéro. Tout va bien, le processus gaullique est encore habité par le génie de son premier moteur, il suffit de sourire et laisser courir. M. Pompidou est protecteur de l'anar­chie comme d'autres le sont de l'hérésie. 58:152 Assuré qu'à tous éche­lons l'anarchie avait trouvé sa vitesse de croisière, il pouvait s'offrir en toute confiance un voyage de détente. Il est allé en Afrique francophone où il a prononcé de nombreuses allocu­tions sur l'art de gouverner la planète. \*\*\* L'argent ne manque pas dans l'Église en réforme, ce seraient plutôt les idées. C'est pourquoi les quêtes sont relayées par les enquêtes. Les vérités de la religion catholique se négocient à la foire aux enquêtes animées par des équipes de chercheurs incontrôlés. Une activité intense règne sur la place de l'Église. Cherche-t-on quelque objet que nous aurions perdu ou quel­que chose de nouveau et d'indéfiniment caché pour nous main­tenir en grâce dans les mérites essentiels de la recherche en soi... Je ne sais quelle commission épiscopale est en train de mener une vaste enquête auprès des laïcs et des clercs en vue d'arriver à une célébration plus authentique des sacrements, à commencer par le baptême, diable. On veut bien les aider mais enfin nous comptions un peu sur nos curés et évêques pour nous instruire et nous maintenir dans les vérités et les rites authen­tiques. Il paraît que certains prêtres auraient le sentiment d'être prisonniers du culte et qu'ils en souffrent, diable. Si prison il y a, je connais des prisonniers qui, Dieu merci, n'au­ront jamais fini d'en faire le tour et de s'émerveiller. Selon le projet dont j'ai quelques citations sous les yeux l'enquête portera, entr'autres, sur les moyens propres à faire des sacrements des « Lieux de rendez-vous et de rencontre avec Dieu ». Il semblerait alors que la notion de rencontre, hier encore si florissante, fût dépassée par celle de rendez-vous, moins hasardeuse et plus convenable à la dignité de l'homme. Ce rendez-vous qui, en version pastorale, peut devenir ran­cart, ne peut désigner en effet qu'une démarche librement consentie de part et d'autre. Ce disant je ne discute pas le contenu théologique de ces notions. D'après ce que j'ai lu de ce document le baptême est toujours un sacrement. Rien ne transpire des tentatives de conversion au folklore dont tous les sacrements sont aujourd'hui l'objet. J'ai quand même l'im­pression que le baptême sortira de cette enquête avec un rien de facultatif. Comme d'habitude la recherche et l'enquête ne manqueront pas d'en appeler aux sources pour cautionner les réformes. Tous les sourciers ne sont pas de sérieux sourciers. Il y a, comme pour les reliques, un trafic de sources. Au cas où les en­quêteurs auraient quelque doute sur le principe même de l'en­quête et le bien fondé de celle-ci je me fais un devoir de leur signaler une source tout à fait convaincante. 59:152 A l'inspiration de la sainte colombe, Rémy, évêque de Reims, prescrivit à Clovis de faire distribuer à chacun de ses soldats un question­naire relatif au libre choix de sa conscience, à l'opportunité de son baptême et, si oui, à l'appareil liturgique dont il eût souhaité que la cérémonie fût illustrée. Sur le contenu des réponses analysées par les statisticiens de l'évêché, on se perd en conjectures. Toujours est-il que l'armée tout entière passa au baptême, colonne par trois en hommage à la Sainte Trinité. Moyennant quoi nous sommes encore chrétiens à l'heure où j'écris ces lignes. \*\*\* Éclose à la chaleur des Afriques francophones, une grande idée de M. Pompidou : « Si les pays nantis ne viennent pas en aide à ceux qui le sont le moins, ils auront, tôt ou tard, de sérieux ennuis avec le Tiers-Monde. » Ce n'est pas une plaisanterie, c'est l'antiphrase à charge creuse, figure maîtresse de la rhétorique gaullienne. Elle pulvé­rise l'évidence. Ne croyons plus que l'aide américaine au Tiers-Monde ait valu aux Américains les plus vifs témoignages de mépris, d'ingratitude et d'hostilité. Ne croyons plus que M. Pompidou soit bien placé pour savoir de quels ennuis nous avons puni l'Amérique des secours humiliants que nous implo­rions et qui nous furent prodigués. Il est bien placé en revanche pour vanter le bonheur de la coopération algérienne qui en échange de l'or banal que nous fournissons à gogo nous délivre à gogo ce produit énergétique et très précieux que nous appe­lons d'un vocable emprunté au dialecte mandchou, à savoir : le koud-pi-édoc-hu. Le dernier envoi a débouché le pipe-line. Remontant ses braies M. Debré soupire : « Ils comprendront tôt ou tard la profondeur de notre désintéressement. » Déjà les croiseurs soviétiques font leur plein de mazout aux accents de la Sidi-Brahim et l'amiral Popof accompagné de Mgr Duval iront déposer une gerbe sur la tombe du père de Foucauld. Au collège de Montgeron les petits chanteurs du Thabor ont reçu, le deuxième dimanche de février, une belle médaille qu'ils porteront sur leurs aubes. On voit sur cette médaille, ou plutôt ce pendentif, les tables de la loi, la croix et le croissant. Je les cite dans l'ordre où je les vois superposés. Pour un chré­tien du rang, la croix sur la thora fait un symbole immédiate­ment lisible et correct. 60:152 Mais le croissant, c'est une autre affaire, cela ne va plus. Il vient sur le crucifix à la place du crucifié, la pointe supérieure au niveau de la couronne d'épine, l'infé­rieure débordant sur la droite et faisant une ombre portée sur l'une des tables. N'ergotons pas sur les détails. Nous pouvons discuter le bonheur de cet arrangement, non pas le trouver intempestif. Nous avons payé assez cher en effet pour nous entendre dire que fellaghas et feydayns ont le cœur plus pur que les soldats chrétiens et que leurs vérités ne sont pas moins adorables que les nôtres. Il faut bien que l'iconographie en porte témoignage. En les disposant sur champ on peut donner valeur égale à plusieurs pièces de signification différente. Ce n'est pas toujours possible sur médaille, encore moins sur pendentif. Pour cer­tains motifs de nature malléable, comme les initiales, on obtient par entrelacs des compositions égalitaires, mais en l'occur­rence les objets ne s'y prêtaient pas. Il fallait superposer, dans quel ordre ? On a sans doute cherché une composition qui fût agréable à l'œil tout en ménageant la susceptibilité des em­blèmes. Le graveur, je suppose, aura trouvé les deux conditions providentiellement réunies dans l'ordre chronologique. Jésus venant sur Moïse et Mahomet sur Jésus, il a pu se dire que les prophètes historiques ne discuteraient pas l'ordre chronolo­gique. Donc, la croix sur la thora et le croissant sur la croix. ![](media/image1.jpeg) 61:152 Mais l'œil exerce une espèce de judicature instinctive qui, dans un concours d'emblème, donne à l'image du premier plan va­leur suprême et force de loi ; pour la simple raison qu'elle seule paraît tout entière, sans brisure ni entame, et que toutes ses rivales en sont plus ou moins diminuées. Faisant lecture héraldique de ce joujou pluraliste le dernier mot est donné « au croissant contourné broché sur le tout ». C'est réglé, pesé, l'Islam l'emporte. C'est le croissant pectoral en position de suze­rain suivi de ses vassaux. La salade est dépassée, l'ordre nouveau est en place. Les petits chanteurs néanmoins continueront d'en­tonner le credo, vieille chanson populaire qui n'engage à rien. Le pendentif a été remis aux enfants par une délégation interconfessionnelle composée de Mgr Gouet, évêque auxiliaire de Paris, du grand muphti de Paris, d'un hiérarque orthodoxe et d'un pasteur. Il n'est pas fait mention de rabbin. On peut se demander pourquoi et plus d'un motif nous viendrait à l'esprit ; mais on n'en finirait pas d'examiner toutes les questions posées par cette humble cérémonie de banlieue. Ainsi le graveur ins­piré, M. Guis, a-t-il profité de l'ambiance favorable pour jeter les bases d'une association qu'il appelle : « En marche vers l'harmonie ». N'est-ce pas là le titre d'un air martial composé par Gracchus Phalempin pour les défilés de loge dionysienne ? Je vous dirai encore et ce n'est pas rien que cette association a pour but « d'œuvrer pour une meilleure compréhension entre hommes et femmes de toutes origines ». Évidemment il s'agit d'une œuvre comme il y en a tant pour le développement des amours interraciales. Mais il y a un sens caché. L'auteur nous annonce la fin d'un long mystère d'iniquité. Depuis deux mille ans bientôt on s'étonnait que la paix n'eût été promise qu'aux hommes de bonne volonté. Les femmes y ont droit depuis le 14 février 1971, alleluia ! Jacques Perret. 62:152 ### Le cinéma comme il est *Un conte moral\ avec perversité* par Hugues Kéraly LE GENOU DE CLAIRE est le titre du dernier film d'Eric Rohmer. Comme *Ma nuit chez Maud*, il présente l'avan­tage de rester parfaitement ambigu : quelques nigauds s'y seront encore laissés prendre, furieux d'avoir à se conten­ter réellement du genou. Mais c'est, comme on va le voir, d'un genou assez compliqué qu'il s'agit ici. Jérôme (Jean-Claude Brialy dans le film) a trente-cinq ans, et doit se marier à la fin du mois avec Lucinde, dont il a fait la connaissance il y a quelques années alors qu'il était attaché d'ambassade à Bucarest. Il prend, en attendant de la rejoindre (il n'a pas l'air très pressé), quelque repos dans le site raffiné des bords du lac d'Annecy, où il rencontre par hasard une ancienne amie (amante ?), Aurora, romancière roumaine (no­tons au passage que Rohmer tient à rester en bonne compagnie : écrivains, diplomates, étudiantes bien élevées, etc.). Aurora recherche justement, pour son prochain livre, une proie à psy­chanalyser : elle pousse Jérôme à tenter sa chance auprès des deux jeunes filles de la villa où elle est invitée à passer ses vacances, Laura et Claire. Jérôme, par curiosité autant que par désœuvrement, finit par accepter de tenter l'expérience et pro­met de lui en rapporter tous les résultats ; à condition toute­fois de ne pas dépasser le stade des hors-d'œuvre, qui con­viennent d'ailleurs parfaitement à son tempérament compliqué, prudent et assez introverti. Tel Proust avec son unique petite Madeleine, c'est avec le maigre genou de Claire que Jérôme réussira à jouer son morceau de bravoure. Mais quel plat il en fait ! Les amateurs de cinéma cérébral ne seront pas déçus. 63:152 Un critique l'a d'ailleurs fort bien remarqué, ainsi que le côté parfaitement malsain de toute cette histoire. C'est Jean-Louis Bory, avec lequel on nous permettra d'être pleinement d'accord (une fois n'est pas coutume), lorsqu'il juge en ces termes le film d'Eric Rohmer : « Il était une fois, sur les bords d'un lac... Le loup ne mange pas le (les) petits chaperons rouges. Ce n'est pas que ce soit un loup moral, c'est que c'est un loup compliqué. Se taper le pot de beurre suffit à son bonheur (...) Tout se passe au niveau de la pensée, c'est là que siège l'érotisme. Le genou suffit ; toucher le genou suffit ; penser qu'on touche le genou suffit ; dire qu'on pense à toucher le genou suffit (...) Moralité ambi­guë : la chasteté, nous murmure Rohmer, est non seulement une vertu comique, mais elle est immorale -- puisqu'elle est jouissance pour Jérôme. *Peau d'âne,* conté par Demy, est un conte immoral avec fraîcheur ; *Le Genou de Claire,* conté par Rohmer, est un conte moral avec perversité. Bien et Mal sont ici renvoyés dos à dos, dans l'ombre. » ([^20]) Dans l'œuvre du cinéaste qui a eu le courage de réaliser *Ma nuit chez Maud,* où nous avions reconnu autrefois -- face à l'obscurité croissante du cinéma contemporain -- une vraie lueur d'humanité ([^21]), *Le Genou de Claire* marque à notre sens plus qu'une régression : c'est à une véritable inversion de son propos initial que se livre Rohmer dans ce cinquième volet de la série des « contes moraux ». Le véritable sujet de ce der­nier film n'est rien d'autre en définitive qu'une certaine forme de *voyeurisme* intellectuel, et (comme Bory l'a bien vu) d'éro­tisme cérébral. Pourtant Rohmer a prétendu rester, avec *Le Genou de Claire,* dans la veine qui animait ses films précédents ; et il est vrai qu'il y respecte le schéma de construction qu'il s'était fixé, mais en le dénaturant. Le thème traité dans les six contes moraux est celui de l'en­gagement, ou si l'on préfère de la fidélité, et donne lieu dans chaque film à une anecdote au terme de laquelle le héros repousse la tentation d'une aventure sans lendemain et revient à l'amour authentique qu'il n'aurait jamais dû quitter. « Les contes moraux, explique Rohmer, sont un ensemble de films construits sur le même thème : l'histoire d'un garçon et de deux filles. Pendant que celui-ci cherche la fille n° 1, il ren­contre la n° 2. C'est cette rencontre qui fait le sujet de chacun des films. A la fin, il retournera à la fille n° 1. C'est là la morale du conte. » 64:152 Dans *Ma nuit chez Maud,* cet aboutissement était d'autant plus inattendu, et d'autant plus méritoire, que le héros se. trou­vait placé dans une situation où tout selon le siècle aurait dû l'amener à chuter : les circonstances, ses amis et sa propre médiocrité. Le sens que Jean-Louis parvient à donner à sa vie, et à son amour naissant pour Isabelle, est une conquête de tous les instants, soutenue par la foi, contre les séductions du monde et le ricanement mortel des méchants. Avec *Le Genou de Claire,* la morale du conte est toujours présente en apparence, mais le sentiment qui pousse le héros à s'y soumettre la ridiculise irrémédiablement. Jérôme n'éprouve dans le film aucune tentation réelle de s'éloigner de Lucinde ; et s'il se décide à l'épouser, c'est semble-t-il pour cette seule raison qu'il n'a jamais pris vraiment de plaisir en la trompant : « Si j'épouse Lucinde, c'est parce que je sais par expérience que je peux vivre avec elle. Je constate un fait, je ne me dicte aucune obligation... La volonté n'entre en rien là-dedans, ou pour une part que je veux la plus basse possible... En m'in­terdisant de faire attention aux autres femmes, mon amour pour Lucinde m'apparaîtrait comme un devoir, non comme un plaisir ; en m'intéressant à une autre femme, je n'ai d'ailleurs pas l'impression de la tromper, mais de faire quelque chose d'inutile... Bref, nous avons tout fait pour nous séparer, dit-il encore dans le film, mais puisque tout nous réunit, unissons-nous ! » Comme on le voit, Jérôme est absolument incapable de voir dans la fidélité qui le lie à Lucinde autre chose que la consta­tation expérimentale d'un fait : Lucinde est pour lui la source d'un plaisir physique et intellectuel qui ne tarit pas. Malgré ses nombreuses tentatives pour trouver mieux, malgré ses mul­tiples points de comparaison, ce viveur blasé est obligé d'admet­tre qu'il ne saurait après Lucinde parfaire son tableau de chasse. Inutile donc de continuer à la tromper, semble se dire Jérôme, épousons-la. A ce stade de ma vérification expérimen­tale, il faut sacrifier à la loi d'économie maximum, et mettre un terme à mes recherches. Calcul puissamment égoïste, hédo­nisme pur et simple, où l'amour ne saurait selon nous trouver la moindre place. Quant à la fidélité, dans cette sordide arith­métique du plaisir, inutile bien sûr d'y rechercher la moindre signification morale. Jérôme vit dans un monde décadent ; et il tient à en profi­ter au maximum, mais pas au point de risquer d'avoir un jour à s'en repentir. C'est pourquoi il se montre modéré dans ses dérèglements, cherchant à s'écarter des plaisirs trop brû­lants. Il tient beaucoup à rester propre, du moins en apparence, et à jouir sans baver... 65:152 Des gens comme lui, on en trouve dans toutes les périodes de décadence intellectuelle et morale. Et c'est avec une sorte de nécessité, qui semble tenir à la nature même des choses, que le dérèglement excessif des mœurs entraîne chez une petite élite de bourgeois « privilégiés » l'apparition de doctrines hédo­nistes, épicuristes, voire utilitaristes prônant une morale du plaisir *différé* et rationalisé. Un Bentham allait même jusqu'à mathématiser la recherche du plaisir en tant que tel, jusqu'à en faire une véritable science de l'agréable et du désagréable. Car, comme Épicure, Bentham avait compris qu'aucun être au monde n'est fait pour jouir à satiété : au travers d'une poursuite aveugle des plaisirs de l'instant, l'ombre du dégoût et du déses­poir subsiste nécessairement, et finit bien vite par altérer la sensation elle-même. Pour éviter donc que la jouissance ne s'en trouve obscurcie, il conviendra de raisonner son plaisir. Dans cette optique, une action sera dite *utile* -- c'est-à-dire conforme au véritable intérêt du jouisseur -- quand la somme de ses conséquences agréables a suffisamment de chances d'être supé­rieure à la somme de ses conséquences désagréables pour que cette action soit tentée sans risques d'avoir à le regretter, et nuisible dans tous les autres cas. L'exercice d'une certaine forme de *vertu,* par laquelle les plaisirs se trouvent maximisés dans des conditions de modération telles que les peines risquées soient elles-mêmes proches de zéro, doit donc être maintenu dans l'intérêt du but recherché. Tel est pour nous ce Jérôme, héros moderne (mais raffiné) de la jouissance raisonnable à dominante introspective. Voilà pour­quoi le genou lui suffit. Comme le dit méchamment Bory : « Tou­cher le genou suffit ; penser qu'on touche le genou suffit ; dire qu'on pense à toucher le genou suffit. » Jérôme est un jouisseur, mais un jouisseur fortement introverti, mesuré et prudent. Tou­cher le genou de Claire revient, selon son petit cinéma per­sonnel, à la posséder complètement, d'une possession toute céré­brale, mais non pas indifférente. Car à travers la fragilité et la finesse de cette attache, c'est toute la jeunesse de Claire que Jé­rôme cherche à mettre à nu pour se l'approprier. Et lorsqu'il sent enfin sous sa main à peine caressante la tiédeur de ce genou tant convoité, on le devine parfaitement comblé, repu, satisfait d'avoir pu ainsi contenter aux moindres frais le droit qu'il croyait avoir sur elle... Pouah ! « Le trouble qu'elle provoque en moi me donne un droit sur elle, avait-il expliqué à Aurora, un droit qui naît de la force même de mon désir. » On ne saurait légitimer en moins de mots les assauts de l'impulsivité animale ; puisque le droit à la sa­tisfaction du désir naît de la force du désir lui-même, et non de sa légitimité éventuelle, c'est que le désir fonde le droit, dont la force devient alors le seul critère. Si Jérôme n'était pas ce diplomate raffiné et décadent, cérébral dans ses goûts comme dans ses entreprises, de telles théories en feraient certainement un parfait nazi. 66:152 Telle est la morale de ce film qui ravale au rang du héros cinématographique moderne (et de sa bestialité, de son indé­fectible veulerie) le beau projet initial des six contes moraux. Platon l'avait bien vu : quand les meilleurs se mettent à de­venir mauvais, alors parmi les méchants ils ne peuvent être que les pires. Nous attendons avec inquiétude la sortie du sixième et dernier conte moral d'Éric Rohmer. Hugues Kéraly. 67:152 ### Écrit en 1951 par Alexis Curvers Un jeune poète de mes amis m'avait envoyé le poème sui­vant : *Ha ho hi ha ha ho* *Ho ho ha hi hu ho* *Hé hi hu hi hu han* *Hi han hi han hi han !* Je le rencontrai peu après, escorté d'une phalange d'admira­teurs, et pâle encore de l'effort qu'il venait de fournir. Mes remerciements se noyèrent dans un concert d'éloges. ([^22]) -- Admirable ! disait l'un. C'est la synthèse du monde mo­derne. -- En effet, répondis-je. -- Et d'une virtuosité, d'une tessiture ! -- Pensez, renchérit un autre. Tous les vers ont exactement le même nombre de syllabes, ils riment deux à deux et ils commencent par la majuscule. Et la trouvaille de la fin : un signe de ponctuation, quel trait de génie ! C'est une révolution, mon cher, une véritable bombe. -- Mais qu'est-ce que ça veut dire, demandai-je. Là-dessus tout le monde éclata de rire et l'on m'avertit que je n'entendais rien à la structure fonctionnelle du langage, ni à l'angoisse métaphysique que ce poème, de toute évidence, ex­primait à merveille. Certains avouèrent qu'ils n'arrivaient ja­mais à l'avant-dernier vers que les jambes ne leur tremblassent. -- Trembleraient-elle moins agréablement, dis-je, si cette musique de syllabes avait, *de plus,* un sens intelligible, qui fît en. même temps s'émouvoir votre esprit ? Et qu'est-ce que la poésie y perdrait ? Cette question étonna. 68:152 -- Mais enfin, me dit-on, qu'est-ce que c'est, pour vous, la poésie ? Je confessai que cet art me paraissait avoir atteint l'un de ses sommets, par exemple, dans ce distique oublié : *Une grenouille vit un bœuf* *Qui lui sembla de belle taille* *--* Grenouille vous-même ! s'écria-t-on. -- Tout doux, tout doux, ajouta le poète. Vous ne reculez vraiment, cher ami, devant aucune audace. Traitez-moi de pom­pier si vous voulez, mais quant à moi, franchement, écrire des vers qui aient un sens, je n'ose pas aller jusque là. Si moderne qu'on soit, il y a des outrances qu'on ne peut pas se permettre. -- Je trouve déjà follement hardie, interrompit un admira­teur, la tentative de composer tout un poème avec des sons arti­culés. Il a fallu toute la sûreté technique du maître pour y réus­sir du premier coup avec tant d'éclat. -- Beaucoup d'écrivains, dit un autre, s'assurent des succès plus faciles en prenant appui sur le mol oreiller de la tradition. Témoin ce romancier dont nous parle Jean Cau, disciple de Sartre : il a rempli trois cents pages rien qu'avec des barres verticales, à raison de vingt-cinq barres à la ligne et de vingt-cinq lignes par page. C'est d'ailleurs bouleversant, quoique un peu dépassé comme mode d'expression. -- Le problème n'est pas aussi simple qu'il en a l'air, me dit mon ami dès que nous fûmes seuls un instant. Vous comprenez, mon vieux, il faut que je songe à ma carrière. Et ces gamins-là décident des réputations. \*\*\* (On répète que le sujet, dans une œuvre d'art, n'est rien de plus qu'un accessoire. C'est évident. Mais de ce que les portes et les fenêtres, dans un édifice, sont également des accessoires, il ne suit pas qu'on ait grand avantage à s'en passer : ménager des ouvertures, favoriser la communication, telle est précisément la fonction du sujet. Sans doute, les derniers secrets d'une toile de Vermeer ne sont pas moins impénétrables que ceux d'un rébus de Picasso, peut-être même pas moins intéressants. Mais au mystère qu'il veut traduire par la peinture, Vermeer a la courtoisie de ne pas superposer l'inutile et rébarbative énigme des apparences. Entre sa pensée cachée et l'attention du specta­teur, le sujet sert de médiateur et de truchement. C'est pour­quoi, de deux œuvres de valeur égale, mais dont l'une représente un objet reconnaissable et l'autre non, celle-ci intéresse vingt spécialistes, tandis que la première a quelque chose à dire à tous, même aux profanes, et tout de même aussi aux spécialistes. 69:152 Le sujet, c'est par quoi une œuvre nous fait signe, vient à notre rencontre et nous accueille en nous parlant la « douce langue natale ». Il y a dans le respect du sujet, c'est-à-dire des aspects intelligibles que le monde offre en commun à tous les hommes, une marque d'acceptation fraternelle, un premier exemple d'hu­milité, de sérénité, de ces vertus qui sont le terme suprême de l'art et de la sagesse. J'entends bien que l'art, pour vous, se confond avec la ré­volte. Mais vous la commencez trop tôt. Parce que vous voulez changer le monde, vous vous révoltez contre lui dès avant de franchir le seuil de ses apparences. Or, vous ne transformerez rien, que d'abord vous n'acceptiez tel quel. Pour montrer l'étran­geté, la monstruosité du monde, c'est bien le monde qu'il faut peindre. Et c'est dans son image la plus fidèle que votre origi­nalité sera le plus manifeste et le plus irréductible, car elle y sera en quelque sorte involontaire et plus forte que vous. Ou bien, ce que vous voulez, n'est-ce que détruire, et le mi­roir avec l'image ? Pourquoi ce désespoir ? Direz-vous qu'un monde en folie ne se peut refléter que dans un art désintégré ? Ce serait oublier le mot d'Oscar Wilde selon lequel, au lieu que l'art imite la vie, c'est la vie qui se modèle sur l'art. Les artis­tes ne se bornent pas à traduire le réel, ils l'influencent. A force d'inventer des apocalypses et des monstres, vous finirez par en engendrer. D'ailleurs, je vous trouve optimistes : nous ne vivons pas dans un monde de fous, nous vivons simplement dans un monde d'imbéciles.) \*\*\* On fêtait l'illustre écrivain. J'avais rencontré la petite troupe élogieuse comme elle se dirigeait vers un autocar où l'on me pressa de monter aussi. Nous partîmes. Avant le banquet qui se préparait pour le soir, le programme officiel de la journée comportait une visite guidée de différents établissements qu'on nommait « culturels ». Nous parcourûmes successivement une fabrique d'appareils sanitaires destinés aux classes laborieuses (je n'avais jamais vu de ces appareils, bien que je sois assez laborieux), l'imprimerie d'un journal qui tirait à un million d'exemplaires (on ne nous donna pas à juger de la qualité des articles) et une ferme modèle que je pris d'abord pour une pri­son américaine : tout le long d'un immense couloir étincelant s'alignaient d'innombrables rangées de poules en cage, toutes semblables entre elles dans leur uniforme rayé ; d'un œil fixe, apoplectique, sans interrompre le repas dont on les gavait à la machine, elles nous regardaient passer dans la lumière fluorescence, cependant que les haut-parleurs rugissaient la *Chevauchée des Walkyries,* la musique de Wagner ayant la propriété, dé­montrée par des chiffres, de favoriser la ponte. 70:152 Je conçus par comparaison le bonheur de picorer sur un beau tas de fumier, sous l'amoureuse tyrannie du coq. L'image me hanta longtemps de ces volatiles qui ne volaient pas, si bien soignés derrière leurs barreaux. Ils ne semblaient pas du tout malheureux d'être en vie et de ne pas vivre. -- Voilà pourtant, observa quelqu'un, les merveilles de la science ! \*\*\* (Pourquoi vivons-nous donc dans un monde d'imbéciles ? C'est un peu long à expliquer, mais c'est très facile à compren­dre. Une loi de nature veut que le médiocre l'emporte nécessaire­ment sur l'excellent, sauf si l'excellent reçoit aide et secours d'une volonté supérieure émanant des dieux ou des hommes. Il est sans exemple, n'est-ce pas ? qu'un rosier ait étouffé une ortie. Si vous donnez à votre jardin les soins que réclament les rosiers, il produira quelques roses et beaucoup d'orties. Mais si vous le cultivez de la manière qui convient aux orties, il n'y poussera plus une seule rose. Et le plus drôle alors, c'est que vos derniers rosiers dépouilleront leurs épines et mourront en de­mandant pardon aux orties d'avoir été plus beaux qu'elles. Si les orties vous piquent, elle n'ont pas à s'en excuser : c'est là leur seul plaisir, et d'ailleurs leurs épines sont invisibles, comme insignifiantes sont leurs fleurettes. Il faudrait être bien méchant pour leur refuser la petite consolation d'évincer les rosiers.) Nous visitâmes ensuite une faculté des lettres. Les hellénistes avaient lu depuis un an deux vers contestés d'Homère, et sa­vaient par cœur la matière de cinquante volumes qu'on avait écrits, tant en roumain qu'en suédois, pour commenter ce disti­que. Je priai qu'on nous le citât. Un étudiant fort étonné monta sur une échelle, secoua la poussière d'une *Iliade* et nous lut à haute voix le fragment avec ses variantes. Il y était question de Pallas Athéné. Les malheureux travaillaient quatorze heures par jour dans un esprit véritablement scientifique. Ils me firent en­tendre qu'ils n'avaient pas de temps à perdre avec les déesses. \*\*\* 71:152 (Ne vous étonnez-vous pas de vivre dans un monde où vous n'apercevez plus aucune figure, je ne dis pas de déesse, mais de grand homme ?... Devant lequel de vos contemporains éprouvez-vous encore ce frémissement dont l'humanité tout entière est saisie au spectacle de la grandeur, c'est-à-dire de l'esprit créa­teur incarné dans une personnalité libre et complète ? Il nous reste, pour tout potage, Einstein. C'est sans doute par ce nom que vous allez me répondre. Seulement, vous ne frémissez pas devant Einstein et vous avez raison. Tout au plus lui tirez-vous votre chapeau parce qu'on vous a parlé de lui comme d'un savant hors ligne. S'il a du génie, il n'en a usé que dans sa spécialité, dont vous n'avez ni chaud ni froid. Einstein est peut-être un grand homme dans les laboratoires et dans les bureaux de l'U.N.E.S.C.O. Au regard de l'humanité, c'est simplement un homme très fort dans sa partie (et l'on ne sait que trop bien laquelle), mais qui n'a rien d'universel, ni d'exemplaire, ni d'hé­roïque, un pauvre grand homme en fil de fer, et d'ailleurs une cervelle d'oiseau. Croyez-vous que les œuvres de Platon, de Michel-Ange ou de Mozart aient jamais provoqué dans l'âme d'une seule créature le moindre mouvement de haine, ou d'horreur, ou de démence ? Les travaux d'Einstein ont abouti à la bombe atomique, dont il est allé le premier recommander l'idée au président Roosevelt. Sa découverte a servi jusqu'ici à précipiter dans le néant quel­ques dizaines de milliers de Japonais qui demandaient la paix depuis plusieurs mois sans qu'on s'en doutât (car il fallait pour en être informé plus de bon sens que pour désintégrer l'atome), et à plonger le genre humain dans une panique cent fois plus affreuse que celle de l'an mil, et cent fois plus justifiée. Depuis lors, l'illustre inventeur assourdit de ses cris d'alarme l'univers tout entier, menacé de destruction par la bombe atomique. Il est bien temps ! Préférez-vous l'inventeur de la bombe au phosphore ? L'in­venteur du sous-marin ? L'inventeur du four crématoire ou de la chambre à gaz ? Tous étaient, à n'en pas douter, des gens très savants. Allez-vous m'opposer les progrès de la médecine ? Il m'importe peu qu'on prolonge la vie d'un vieillard destiné à périr l'an prochain dans sa cave écroulée, pendant que son petit-fils à l'autre bout du monde tombera sous le feu d'une arme automatique. Me parlerez-vous des « applications pacifi­ques » de la science ? Avouez qu'on les attend toujours. Elles sont pour nous de moins d'utilité que le paradis pour les ma­nants du XIII^e^ siècle, et nous les payons sensiblement plus cher. Ne confondez donc pas. En guise de grands hommes, notre âge scientifique ne nous offre que de grands savants. Un grand savant peut inventer la bombe atomique. Il faut un grand homme pour créer une rose.) \*\*\* 72:152 A la section des Beaux-Arts, on procédait à l'analyse chimi­que d'une parcelle de couleur prélevée sur un tableau ancien que des experts étaient en train de restaurer par les méthodes les plus modernes. Il s'agissait d'établir si l'épouse du peintre était originaire de Diest ou de Léau. On fondait de grands espoirs sur un fragment de cheveu blond emprisonné sous la couche de vernis, et grâce auquel cet important problème s'éclairait d'un jour nouveau. \*\*\* (Quand la pensée scientifique étendrait sur la table de dis­section la création entière, elle n'y rencontrerait point d'âme, par la raison que l'âme a pour siège un être, non le schéma auquel se réduit tout être en devenant objet de science. La pensée scientifique peut tout constater, sauf l'âme, sauf par conséquent aussi le principe des choses, leur finalité et leur qualité, -- l'amour, le bonheur et la beauté qui sont leur raison d'être, -- sauf donc, en somme, l'essentiel. Pourquoi, comment aurait-elle égard à ce qu'elle ne connaît pas ? Le tour de passe-passe consiste à nous persuader que la pensée scientifique est seule sérieuse et que la pensée humaniste, qui s'intéresse à l'essentiel, est frivole, précisément parce que son objet propre échappe aux schématisations de la science. C'est tout de même un humaniste qui a dit là-dessus le dernier mot : « Science sans conscience » -- c'est-à-dire la science détachée du sentiment de l'essentiel -- « n'est que ruine de l'âme. » Et non pas seulement de l'âme, comme nous le voyons.) \*\*\* On nous mena ensuite à l'institut de langue française. Les étudiants terminaient une enquête sur la manière de dire bon­jour. Ils avaient installé dans une rue de la ville, pendant vingt-quatre heures, un appareil enregistreur, du témoignage duquel se dégageaient les conclusions suivantes (chiffres arrondis à la décimale supérieure) : A. Jusqu'à trois heures de relevée, 22,7 % des passants qui s'étaient rencontrés s'étaient salués en disant : *Bonjour*. D'autres avaient dit : *B'jour* (37,2 %), ou simplement : *Jour* (18,4 %). Le reste (21,6 %) n'avait rien dit ou avait employé d'autres formules. B. De trois heures à minuit, les pourcentages étaient à peu près les mêmes, sauf que, dans chaque catégorie, un peu moins de la moitié des sujets observés avaient dit : *Bonsoir, B'soir* ou *Soir.* 73:152 Cette importante contribution à l'étude du français n'était, bien entendu, que provisoire et partielle. Il y aurait lieu de la compléter par des sondages similaires, opérés, suivant les règles de la statistique, en d'autres circonstances de lieu, de milieu social, de saison, etc. Tel quel le présent relevé allait être publié par les soins de l'U.N.E.S.C.O., toutes affaires ces­santes, dans un gros volume que personne ne lirait. \*\*\* (Je lis dans *Le Soir* des 1^er^ et 2 janvier 1951 un intéressant article intitulé : *La* « *machine à penser *» *réduira-t-elle un jour l'homme en esclavage ?* L'auteur, malheureusement anonyme, annonce l'avènement. prochain de certaines machines calcula­trices, qui « dépassent de beaucoup, dans certains domaines, les possibilités du cerveau humain ». A quoi serviront-elles ? Voici. Le robot pourra « jouer aux échecs, soit contre d'autres machines du même genre, soit contre les plus illustres cham­pions ». Tout beau. Mais alors, à quoi bon se donner la peine de devenir champion, -- et à quoi bon le jeu des échecs, qui n'a d'autre fin que d'exercer l'intelligence du joueur ? Ces machines sont douées de mémoire, de sensibilité, sujettes à des moments de fatigue et de dépression. L'une d'elles « a réalisé les calculs les plus complexes sur la fission de l'ura­nium ; en 103 heures, elle a accompli le travail qu'une équipe de savants entraînés n'aurait pu faire pendant un siècle ». Merveilleux. A quoi ont servi ces calculs ? A la bombe atomique. Dès à présent, les constructeurs de ces machines « craignent de n'avoir pas de problèmes assez complexes à leur proposer ». Qu'ils se rassurent cependant : « Le temps n'est peut-être pas éloigné où les machines à gouverner seront capables de rem­placer l'appareil administratif d'un État, à tous les échelons. Un dominicain français a eu, le premier, la prescience de cette rivalité hallucinante qui opposera un jour l'homme créateur à sa création. » Un écrivain belge, en tout cas, fit preuve de la même prescience : c'est le docteur Étienne de Creeff, auteur d'un prodi­gieux roman d'anticipation, *Le Retour au Silence,* publié à Bruxelles en 1945 sous le pseudonyme de Stéphane Hautem. Ce visionnaire nous montre l'humanité future obéissant aveuglé­ment aux ordres que lui intiment les machines toutes-puis­santes. Il a parfaitement prévu ce qui, d'après *Le Soir,* est vrai dès aujourd'hui : « Ces machines sont conçues seulement pour assumer des fonctions de direction ; pour les postes subal­ternes la main-d'œuvre revient certainement moins cher. » 74:152 On voit à quelles altitudes intellectuelles le docteur Norbert Wiener, technologue de l'université de Massachusetts et créa­teur des machines à penser, va chercher les critères de son jug­ement et les mobiles de son activité. Lui-même est l'auteur d'un ouvrage dont le titre, cité dans l'article du *Soir*, vaut à lui seul tout un programme : *De l'utilisation des êtres humains.*) \*\*\* *-- *Quelle enrichissante expérience ! s'écria mon ami. Ce simple mot *bonjour,* si instinctif, si humain, si chargé d'inef­fable, vous ne trouvez pas que, comme sujet d'études et de mé­ditations, ça flanque par terre vos tragédies de Racine ? \*\*\* (Évidemment, une machine à penser ne comprendra jamais une tragédie de Racine, ni même une fable de La Fontaine. Mais qu'est-ce que ça fait, pourvu que l'esprit humain perde le sentiment et jusqu'au soupçon de ce qu'ont à lui offrir La Fon­taine et Racine ? Puisqu'une machine ne peut comprendre une œuvre d'art, il est sage de considérer comme seuls dignes d'intérêt les phénomènes et, dans l'art lui-même, les éléments qui relèvent de la pure statistique : le poème *Hi han,* par exemple, est entièrement à la portée d'une machine.) \*\*\* (Les orties ont fort bien compris que les roses étaient belles, même sans épines. La grande faiblesse des roses, c'est qu'elles ont besoin d'être cultivées ; et elles ne sont cultivées que pour être admirées. Congédiez les jardiniers, découragez les ama­teurs de jardins ; et vous voilà débarrassés de la concurrence des roses. Vous avez pour vous le bon droit et la vertu, *puisque* les orties sont les plus nombreuses ; elles poussent partout et ne coûtent rien ; de plus, au fond, elles sont à plaindre. Comme vous avez le cour sensible, vous avez aidé à constituer de ; comités d'orties, avec des règlements, des revendications, des personnalités civiles, des votes à mains levées, des motions d'ordre, etc. Tout cela s'est développé selon le mode des orties, qui tendent naturellement à se multiplier, à se ramifier, à se rejoindre, à s'organiser en buissons compacts, infranchissables. La première idée qu'elles ont alors sanctionnée à la majorité des voix, c'est l'idée, d'ailleurs parfaitement juste, que les roses ne servent à rien et *n'ont pas d'intérêt scientifique.* Inti­midés par le nombre, les amateurs de jardins n'ont pas élevé la voix pour demander si la survie des choses qui ne servent à rien ne sert vraiment à rien dans un univers qui ne sert à rien la question ne figurait pas à l'ordre du jour. 75:152 Un jardinier objecta pourtant : -- Mais les orties elles-mêmes, au fait, à quoi servent-elles ? -- Pardon, lui répondit un membre du bureau permanent. Elles jouent un rôle éminemment social. Leur discipline, leur uniformité, leur sens du collectif les désignent comme un matériel scientifique de premier ordre : elles au moins ne sus-citent pas de problèmes insolubles, ne créent pas de surprises et sont toujours contentes. Ce n'est pas comme vos roses, avec lesquelles on ne sait jamais où on en est. Les jardiniers se sont donc mis à étudier l'ortie dans un esprit scientifique, et à servir la science en favorisant l'ortie. Le métier étant de ceux qu'il suffit d'apprendre, les spécialistes abondent. C'est ainsi qu'à l'œuvre d'art on a d'abord assimilé, puis substitué l'expérience de laboratoire. Toutes ces orties, certes, ne produiront jamais une rose ; mais qu'est-ce que ça fait, pourvu que les rosiers non plus ? Et les amateurs de jardins vont contempler les immenses champs d'orties qui s'étendent sur les anciens parterres, sur les pelouses et dans les forêts déboisées. Les plantes sont voraces, vigoureuses et saines, fascinantes. Elles donnent au printemps une petite fleur blanche, rêveuse et pleine de se­mence. On la regarde à la loupe pour s'assurer que les carac­tères en sont invariables.) \*\*\* On nous débarqua dans une école primaire où se pratiquait la pédagogie nouvelle. Partout les enfants sautillaient à cloche-pied, se perchaient sur le rebord des fenêtres ou faisaient des pâtés de sable sur le carreau. Le directeur nous promena de classe en classe. Dans l'une, des élèves entrechoquaient des cail­loux pour en tirer des étincelles : c'était la leçon d'histoire, on en était à l'âge des cavernes. Dans l'autre, on étudiait la géo­graphie des Alpes en escaladant sac au dos, à l'aide d'une corde, un échafaudage de tables et de chaises. Ailleurs encore, on croquait des pommes et des noix pour apprendre à compter, puis on apprenait à écrire en dessinant au tableau, tout d'un bloc, comme des hiéroglyphes, des mots formés de lettres inconnues... -- C'est la méthode globale, nous expliqua le directeur. -- Mais l'orthographe ? hasardai-je. -- Je vous en prie, monsieur, ne prononcez pas de ces mots-là devant les enfants. D'ailleurs notre méthode ne donnera tous ses fruits qu'une fois accomplie la réforme rationnelle et phonétique de l'orthographe, comme vous. dites. Nous y arri­verons, n'en doutez pas. L'utile, monsieur, place à l'utile ! 76:152 Ces propos m'aidèrent à comprendre que les élèves de sixième année, comme nous le vîmes de nos yeux, écrivissent *des lila* sans s, et les bambins de première correctement le mot *chrysanthème,* dont l'étrangeté même les avait frappés comme eût fait celle d'un caractère chinois ; la Toussaint était passée de peu, tandis qu'on leur parlerait au printemps du cri des petits oiseaux, qu'ils représenteraient peut-être dans leurs cahiers, s'ils avaient quelque mémoire, par le signe *chry.* Les élèves de troisième, en revanche, écrivaient à l'ancienne mode *des veaux, des lapins.* Cette classe pourtant, nous assura le directeur, était animée d'un très mauvais esprit ; les causes de ce phénomène restaient obscures, bien qu'on eût tenté de les déceler par toute espèce de *testes.* Je m'aperçus en effet que plusieurs élèves, au lieu de participer au jeu du combat naval qui constituait en ce moment la leçon de civisme, tenaient ouverts sur leurs genoux et lisaient en cachette, avec, une sorte de passion, des livres défendus, des livres dangereux, volés sans doute aux bibliothèques paternelles (le directeur avait grandement raison de se plaindre de la coupable négli­gence de bien des parents) et parmi lesquels je reconnus à la dérobée, outre un vieux traité d'arithmétique élémentaire, au moins deux grammaires françaises où les galopins avaient naturellement découvert avec l'instinct du mal et saisi d'un seul coup d'œil la règle du pluriel, -- cette abstraction funeste. \*\*\* (Ici, j'en ai peur, le plafond va me tomber sur la tête. Et cependant c'est logique : pour préparer l'humanité future à marcher au pas, à se soumettre sans discuter, le plus sûr est encore de lui ôter la pensée, c'est-à-dire tout d'abord la faculté d'abstraire. La lettre A, par exemple, était une idée abstraite, une idée capable de tout. La manie de passer du particulier au général, puis de juger par généralités, pouvait fort bien vous mener à devenir un lecteur de Racine et un danger pour l'ordre social. Car, quand vous avez dit A, vous devez dire B, et ainsi de suite. Mais si, au lieu de la lettre A, vous avez appris en classe à construire une habitation lacustre, vous ignorerez tou­jours comment on forme une idée, par conséquent vous ne lirez pas Racine (pas plus d'ailleurs que vous ne construirez d'habitation lacustre) ; et vous marcherez au pas, puisque, n'ayant pas d'idées, vous ne serez jamais tenté de suivre votre idée. Est-ce bien clair ? 77:152 L'école d'autrefois initiait les hommes à la pensée. Celle d'aujourd'hui les initie à *la science.* A ce mot sacro-saint, que tous les genoux fléchissent.) \*\*\* -- En somme, interrogea l'illustre écrivain, quels sont les principes de votre méthode ? -- Il faut surtout, répondit le directeur, n'entraver en rien la spontanéité des enfants et, pour les instruire, tirer parti de ce qui les amuse. Tout ce que nous leur enseignons se rattache aux quatre centres d'intérêt... -- Quels sont-ils ? La question fut transmise au meilleur élève de la classe, qui récita : -- Les quatre centres d'intérêt sont le besoin de se nourrir, le besoin de se loger, le besoin de se vêtir et le besoin de... Zut ! J'oublie toujours le quatrième. -- Voyez, nous dit le directeur, combien cette seule réponse nous éclaire sur le comportement mental du sujet. -- Il me semble qu'à cet âge, dis-je, je m'intéressais plutôt au jeu de billes et aux contes de fées. J'avais un album de cartes postales, et une cousine blonde à laquelle je pensais déjà beaucoup. -- L'ancienne éducation, répliqua le directeur, déformait la nature. Nous avons libéré la personnalité de l'enfant. Ce qui m'étonnait, c'est que les enfants ainsi libérés avaient l'air de prodigieusement s'ennuyer dans leurs ébats pédago­giques. Je me souvenais d'avoir passionnément chéri l'école aux pupitres noirs sur lesquels se penchaient avec effort, par conséquent avec bonheur et dignité, de petites têtes attentives, mises en présence des rudiments d'une vérité qui était déjà la vérité intellectuelle, la vérité des adultes. Les vérités de l'en­fance, les féeries profondes où se complaisaient nos imagina­tions et nos jeux clandestins, nous avions assez du loisir et de la liberté qu'on nous accordait pour les inventer nous-mêmes à notre guise. Elles nous étaient d'autant plus chères qu'elles nous appartenaient en propre, et ne se produisaient pas comme à présent soins l'œil d'un maître, ni sur son ordre, conformé­ment à un programme. \*\*\* 78:152 (Il est remarquable que, de ces fameux « centres d'intérêt » qu'on a empruntés aux nécessités les plus élémentaires de la vie des Esquimaux et des Cafres, et où jamais un esprit d'en­fant n'a trouvé le moindre intérêt, on ait si soigneusement exclu le besoin de posséder, lequel pourtant n'est pas moins vif que le besoin de se nourrir, de se loger, etc. On tient cet instinct pour indésirable dans ses formes primaires : la dis­tinction du tien et du mien, comme toute distinction, déve­loppe le sentiment de la personnalité, qu'il s'agit précisément de mortifier au profit du « sens social ». Mais l'instinct de possession est bien plus fâcheux encore dans ses formes civi­lisées, qui sont le besoin de comprendre, c'est-à-dire de possé­der par l'intelligence, et le besoin de jouir, c'est-à-dire de posséder par le cœur. A ce double besoin répondait l'œuvre d'art. L'art a été jusqu'en ces derniers temps le véhicule étin­celant de la pensée. C'est l'art, non la science, qui dispensait à l'homme la vérité, considérée comme inséparable de la beauté. Bien entendu, il est toujours entré dans l'art une grande part de science ; mais celle-ci n'avait de prestige et d'action qu'en se pliant aux lois de l'art, en revêtant les formes universelles, douces et fraternelles de l'art. Son alliance avec la beauté lui interdisait tout déséquilibre, toute insensibilité, toute grimace. Elle prenait par là figure humaine, et devenait objet d'amour et de pensée ensemble. Or nous avons changé tout cela. Les novateurs ont exécuté ce magnifique coup double, de persuader aux savants qu'ils détiennent seuls la sagesse, l'autorité su­prême, et n'ont plus à s'embarrasser de cette obligation de plaire par quoi l'art s'engageait à respecter les vœux essen­tiels de l'homme, -- et de persuader en même temps aux artistes que, le monopole de la raison appartenant à d'autres, ils sont autorisés désormais à se libérer de ses règles. Mutilation, hon­teuse abdication de part et d'autre, dont les uns et les autres cependant s'applaudissent. Le résultat, nous le voyons : ici des peintures et des poèmes qui ne veulent rien signifier, là une science qui ne veut rien ménager, restreinte à ses spécialités, schématique et sèche, qui décide statistiquement du sort des hommes sans s'inquiéter de leurs aspirations (préalablement réduites aux quatre « centres d'intérêt »), et qui tranche de tout au monde, sauf de la qualité de ses objets et de ses fruits. Mais qui fera ces réflexions de simple bon sens dans l'avenir qui s'annonce, lorsqu'une génération entière aura désappris l'exercice de la pensée ? Qui ? Peut-être les mauvais sujets, les esprits vicieux qui, en mordant au fruit défendu des vieilles grammaires latines, auront retrouvé le secret des idées géné­rales, honneur des hommes, et celui de la beauté parfaite, leurs sublimes délices.) \*\*\* De quoi vous étonnez-vous ? 79:152 Vous entendez tous les jours d'éminents politiciens, des messieurs décorés, affirmer du haut des tribunes que le blanc est noir, que le chaud est froid, que la démocratie est la dicta­ture, que l'Europe s'unit en nommant des douaniers, que les criminels de guerre se recrutent uniquement chez les peuples vaincus, que l'énergie atomique fera marcher demain les avions de tourisme et que l'avion, tout de même que la science dont il émane, contribue au bonheur de l'humanité. Je sais bien que personne ne les croit. Mais personne ne proteste. C'est que pour protester il faut penser, c'est-à-dire avoir appris à penser. Pour établir que le blanc est blanc, il faut abstraire. car le blanc est une abstraction. Alexis Curvers. 80:152 ### La légitimité sociale par Louis Salleron PEU ÉTUDIÉE, la notion de « légitimité » n'en est pas moins capitale. Au sens le plus vaste, elle signifie la conformité à une Loi supérieure, inscrite ou non dans la loi positive. Elle s'oppose, à cet égard, à la « légalité » qui est la conformité à la seule loi positive. On voit mieux la différence à l'adjectif qu'au substantif. Car chacun sent intuitivement qu'une action « légitime » peut n'être pas « légale », comme à l'inverse une action « légale » peut n'être pas « légitime ». Qu'on se rappelle le conflit d'Anti­gone et de Créon. C'est à propos des *institutions* et notamment du *Pouvoir* qu'on parle habituellement de légitimité. L'idée de légitimité, en matière de Pouvoir, n'est pas claire. Elle se situe à des niveaux différents qui vont de la *légalité constitutionnelle*, domaine du Droit, au sommet de la *philosophie*. Normalement on entend par *Pouvoir légitime*, en politique, celui qui est conforme à la Constitution, écrite ou coutumière. Mais l'idée de légitimité déborde le cadre constitutionnel. Non seulement elle peut s'opposer à la *lettre,* mais même à *l'esprit* d'une Constitution, celle-ci étant contestée au nom de principes supérieurs, se référant à une Loi non écrite qui ne fait pas nécessairement l'accord de tous. Sans entrer dans de longues analyses, nous dirons qu'on trouve, dans l'idée de légitimité (politique), quatre éléments : -- Un élément de *finalité*. Est légitime le Pouvoir qui s'exerce pour le bien commun de la société. -- Un élément d'*adhésion*. Est légitime le Pouvoir qui est reconnu ou accepté comme tel par la société sur laquelle il s'exerce. 81:152 -- Un élément *juridique d'origine.* Est légitime le Pouvoir qui prend naissance conformément à une règle de Droit ins­tituée. -- Un élément *juridique de fonctionnement*. Est légitime le Pouvoir qui s'exerce conformément à une règle de Droit ins­tituée. Chacun de ces éléments pourrait être décomposé en beau­coup d'autres, et aucun n'est indépendant de l'autre. On peut présenter la légitimité d'un autre point de vue en disant qu'elle est la combinaison (chargée de tension) de trois éléments : -- L'élément *philosophique.* Quelle est la *Loi supérieure* que doit incarner et servir le *Pouvoir *? -- L'élément *biologique.* La société est un conflit de *forces vivantes*. De temps à autre, c'est un homme qui *fonde* le Pou­voir. Le premier qui régna fut un soldat heureux. -- L'élément *juridique.* Le fondateur doit justifier la force. Ses successeurs doivent fortifier la justice. Ils y pourvoient par le jeu des institutions juridiques -- où s'incarne l'élément philosophique. Vue en arrière, la légitimité se vérifie par la *durée --* la longue durée. Un Pouvoir qui dure des siècles est légitime. Du moins à un haut niveau. Car ce qu'il inclut, et prouve par sa durée, de service du bien commun, peut disparaître progressi­vement par usure, relâchement, non adaptation, etc. La finalité s'évapore. Ou bien elle est remise en cause, à tort ou à raison, par une conception nouvelle de la Loi supérieure, ou par une sorte d'aspiration biologique à une vitalité sociale plus grande, ou encore par une diminution de l'adhésion populaire dans l'attente d'un Pouvoir nouveau. C'est l'heure où la Force rompt les règles juridiques instituées pour fonder un Pouvoir nouveau. Nous sommes à l'un de ces moments. L'élection, mode politique de désignation du Pouvoir politique, est elle-même aujourd'hui virtuellement contestée, parce que le Pouvoir, dans l'esprit d'un grand nombre, procède non pas du vote en tant que tel, c'est-à-dire d'un choix supposé libre et conscient des citoyens, mais de la masse, en tant qu'élé­ment *biologique,* en tant que matière collective. Bref, il n'y a plus tant Pouvoir *politique* que Pouvoir *social*, au sens où la société serait la réalité première d'où doit pro­céder *l'homme générique* -- l'homme nouveau du marxisme -- dans une confusion du politique, de l'économique et du spiri­tuel où ne subsiste que le monisme triomphant du Matérialisme. Le malaise croissant de la France vient de là. 82:152 Deux mille ans de christianisme incarnés dans une civili­sation très élevée ont imprégné les Français, malgré le laïcisme et la démocratie, des idées de Loi, de Bien commun, de Finalité, de Liberté. Mais le fait qu'ils ont acclamé dans de Gaulle la rupture avec le passé et l'intégration du communisme dominé seulement par l'homme fort les met aujourd'hui en porte-à-faux. La Loi de la masse, utilisée pour taxer d'infamie quarante millions de citoyens, pèse de tout son poids sur une société qui ne sait plus quelle Loi lui opposer, maintenant que tout ce qui s'appelait Vérité, Honneur, Justice, Fidélité n'est plus invo­qué que sous le signe du Mensonge et de l'Imposture. La crise de la Légitimité qui est au cœur de tous nos pro­blèmes n'est pas d'ordre juridique ou biologique. Elle est d'ordre métaphysique, d'ordre spirituel. On le voit parfaite­ment au fait que c'est l'Église qui est le champ d'action privi­légié de la Révolution. Elle est le dernier rempart de la Loi -- de la Loi naturelle et de la Loi divine. Si elle tombe, aucun obstacle n'existe plus pour barrer la route au triomphe de l'anti-Loi, de l'anti-légitimité, de l'anti-Christ. On vient d'avoir une image très claire, quoique microcos­mique, du conflit de Légitimité dans lequel nous nous débat­tons. Lors des conversations entre socialistes et communistes, l'accord n'a pu se faire sur un point. Attachés à la règle « dé­mocratique » (ancienne), dernier reflet de l'idée de Droit, les socialistes ont déclaré que si, après avoir pris le Pouvoir, ils en étaient chassés par l'élection, ils passeraient la main. Les communistes, champions de la règle « démocratique » (nou­velle), dont l'U.R.S.S. leur donne l'exemple, ont rétorqué qu'une fois au Pouvoir ils y resteraient, car ils représentent « les masses ». C'est la « légitimité » sociale -- l'anti-légitimité absolue, sous-jacente à l'Information moderne. Elle est à nos portes, et dans nos sacristies. \*\*\* Comme tout s'écroule aujourd'hui, la légitimité s'écroule avec le reste. Mais comme la notion de légitimité est inscrite dans le cœur de l'homme, jamais on ne s'en est autant réclamé, soit en l'invoquant expressément, soit en la nommant par le contenu qu'on lui donne. La Révolution de 1789, en abattant la monarchie, n'avait pu détruire complètement la société. C'est donc au plan poli­tique qu'elle avait contesté le « principe de légitimité », y subs­tituent la « légalité républicaine » qui n'entendait être que la conformité à la volonté populaire. 83:152 Durement secouée par la première guerre et ses suites, la légalité républicaine s'effondra en 1940. Dès 1943, Simone Weil en faisait la constatation dans « L'enracinement » et déclarait : « La légitimité ne peut plus avoir de caractère histo­rique ; elle doit procéder de la source éternelle de toute légi­timité » (pp. 155-156). Mais laquelle ? De Gaulle, balayant la légalité républicaine et la légitimité du maréchal Pétain, se voulut la légitimité incarnée. Cette légi­timité, cependant, s'il la confondait avec sa propre personne, il ne prétendait pas ou n'osait pas s'en faire le fondateur. Il subordonnait lui-même son Pouvoir charismatique de fait à la volonté populaire, dont il infléchissait seulement les moda­lités d'expression, qu'il rapprochait de celles des États-Unis, tout en en plongeant les racines dans les philosophies de l'Est où il voyait les sources d'une renaissance de la société fran­çaise. De Gaulle mort, la légitimité du gaullisme ne peut plus être que celle de la volonté populaire. Le président Pompidou a tenu à déclarer, dans sa dernière conférence de presse, qu'il ne détenait pas le Pouvoir par le fait qu'il succédait au général de Gaulle mais parce qu'il avait été légalement désigné par l'élection. Frêle pouvoir, à cet égard. Car ce qu'on pourrait appeler la charge de légitimité que contient le système électoral est légère aujourd'hui à côté de celle dont est lourde la Révolu­tion dont de Gaulle s'est servi pour s'imposer. La légitimité *sociale* nourrit la légitimité *politique* -- la légitimité sociale, c'est-à-dire celle de la *société* tout entière et non plus seulement celle des *institutions politiques*. Nous disons : *légitimité sociale*. Il s'agit, bien sûr, d'une légitimité *de fait*, illégitime en soi, mais imposée au pays réel et à la conscience droite, par le jeu complice du Pouvoir et de l'Opinion. Que Georges Pompidou en soit conscient, cela nous semble certain. Et que son intention soit de restaurer un ordre légi­time, nous sommes prêt à l'en créditer. Mais pour le moment, cette *légitimité sociale de la subver­*sion, enracinée dans tous les marxismes et tous les commu­nismes de la planète, est un fait. L'accueil que rencontre cette légitimité à rebours auprès de l'Église, dont la doctrine y est exactement contraire, dit assez la profondeur du mal qui ronge notre société. \*\*\* Échapperons-nous à la catastrophe ? On doit l'espérer mais rien n'est moins certain. Car, à y regarder de près, cette pseudo-légitimité est exactement celle qui a été instituée en 1789. 84:152 Si, pendant un siècle et demi, la France a pu vivre, c'est parce que les mœurs tenaient encore et parvenaient jusqu'à un certain point à tempérer la nocivité des principes, à travers même la loi du nombre et au prix de cruelles injustices. Mais de nos jours le matérialisme est partout, dans les faits comme dans les consciences. L'Économique, règne de la matière, domine le Politique, et celui-ci n'a de référence philosophique que dans la Matière également. La logique implique donc qu'un jour ou l'autre survienne une brusque explosion qui, réalisant la dissolution du corps social, nous livrerait pour un temps indéterminable aux servi­tudes alternées de l'anarchie et de la tyrannie. La vie, heureusement, n'est pas logique, et on ne voit que ce qui est visible. On peut donc croire que, la Providence ai­dant, le cheminement des souffrances et des énergies nous conduira à quelque résurrection. Mais pour la hâter et la rendre certaine, l'effort de l'intelligence doit accompagner celui de la volonté. Car la justice ne va pas sans la vérité et c'est peut-être la vérité qui aujourd'hui est le plus cruellement atteinte. Puisqu'il n'y a Légitimité que dans un consensus général à la Loi, il faut savoir quelle est cette Loi, ce qui, pour les catho­liques, est simple ; mais il faut savoir aussi ce que cette Loi entraîne en conséquences dans l'ordre politique et économique, au vu des données de notre temps, et cela, c'est à nous de le découvrir et d'en convaincre les esprits. Louis Salleron. 85:152 ### Note sur la 54^e^ leçon du Cours de Philosophie positive d'Auguste Comte par Marcel De Corte J'AVOUE n'avoir plus lu cette célèbre leçon depuis ma jeu­nesse. Je n'en bénis que davantage la Providence qui, par divers chemins, me la fit redécouvrir, voici peu. Sans ce vaste espace de temps, *magnum spatium ævi*, sa révélation eût été moins éblouissante. Je ne connais rien de plus beau dans toute la philosophie moderne que cette analyse de la place qu'occupe le catholicisme dans ce que Comte appelle « la cons­titution morale de l'humanité ». C'est un chef-d'œuvre incom­parable. Je sais bien que Comte écrirait : occupait, en fonction de sa loi des trois états. Mais je lis Comte, non point en positi­viste hanté par le schème de l'évolution, mais en catholique convaincu de l'immuabilité de sa foi et de l'Église qui en a le dépôt, malgré toutes les *apparences contraires.* \*\*\* En effet, c'est précisément parce que la foi et l'Église catho­liques sont aujourd'hui ruinées par ceux-là mêmes qui en ont la charge que cette leçon cinquante-quatrième où nous sont décrites leurs vertus au temps de leur splendeur revêt le carac­tère d'un défi lancé à tous les théologiens contemporains qui les transforment en vices. Entre Comte l'incroyant et ces scribes qui tirent toute leur inspiration du monde, mon choix est fait. Malgré lui, Comte a saisi, avec la pénétration du génie, les harmonies catholiques de la grâce et de la nature. Il nous les fait entendre et com­prendre. 86:152 Si l'on met entre parenthèses ses inévitables couplets sur la relève du catholicisme, à son sens épuisé, que la sagesse posi­tiviste va effectuer sous sa direction, cette cinquante-quatrième leçon est non seulement la plus belle apologie du catholicisme qui ait jamais été écrite, mais elle est la plus solide sociolo­gie des structures permanentes de notre religion. Sa lecture est souverainement tonique. Elle nous rend notre fierté. Elle stimule notre courage. Elle nous arme contre les prétendus rénovateurs. Elle nous montre ce qu'ils sont : des démolisseurs de l'Église et de la foi, et par là même, de la civilisation. \*\*\* D'emblée, dès le début de cette mémorable leçon, Comte entend parler du « *vrai catholicisme, justement qualifié de romain *» ([^23]). Puis, au terme de longs méandres, caractéris­tiques de sa pensée, où il exprime sa défiance vis-à-vis des systèmes théocratiques issus des « vaines spéculations » des esprits désincarnés qui s'évertuaient, à son époque, à les faire revivre sous les formes les plus diverses, voire les plus oppo­sées, et qui sont l'éternelle tentation des croyants en un Dieu unique, subitement Comte entonne un hymne de louange à l'endroit du catholicisme qui en a spontanément surmonté la séduction, « au Moyen Age, de la manière la plus admirable, en instituant enfin, à travers tant d'obstacles, *cette division fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel,* que la saine philosophie fera de plus en plus reconnaître, mal­gré les préjugés actuels, *comme le plus grand perfectionnement qu'a pu recevoir jusqu'ici la vraie théorie de l'organisme social,* et comme la principale cause de la supériorité de la politique moderne sur celle de l'antiquité » ([^24]). Aussi n'hésite-t-il pas à proclamer que « l'économie générale du système catholique au Moyen Age » constitue « jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine » ([^25]). Nous ajouterons, quant à nous, que la sagesse humaine du catholicisme s'est toujours placée, aussi longtemps qu'elle est restée sage, dans la lumière des trois vertus théologales. 87:152 Pour Comte, aucune *société* ne peut se passer de religion. Nous disons bien : aucune *société.* Individuellement pris, les hommes peuvent être indifférents ou athées. Dès qu'ils entrent en relation les uns avec les autres d'une manière durable dans l'espace et dans le temps, dès lors donc qu'ils font société, ils se situent, au delà d'eux-mêmes et de leur existence précaire, dans ce qui *demeure.* Ils transcendent le passager, le provisoire, le terrestre, le séculier. Ils accèdent en quelque manière à l'im­muable et à l'éternel. Ils sont même englobés dans quelque chose de « divin » qui les dépasse et qui pourtant les constitue. C'est pourquoi l'acte social élémentaire de fonder une famille est toujours entouré d'une ambiance religieuse qui le sacralise dans toutes les civilisations. L'homme étant, selon le mot pro­fond de Nietzsche, le seul animal qui puisse faire des promesses, peut, dans sa relation sociale, s'élever au-dessus de lui-même et du temps où il semble immergé. C'est pourquoi les métiers ont toujours eu un aspect indivisiblement professionnel et religieux. C'est pourquoi il y a une vertu de piété patriotique. C'est pour­quoi l'art de gouverner les hommes vivant en société était jadis appelé *scientia divina.* Une société purement et simplement profane ne peut être en aucune manière une société. Il lui manquera le lien qui unirait ses membres entre eux, l'invisible *tiers-inclus* qui fait d'eux des *êtres* et qui les soustrait à l'ano­nyme et insaisissable *devenir* temporel. Une telle société a pour nom véritable *dissociété.* Toute société implique donc un pôle spirituel et un pôle temporel. Les sociétés antiques, sans aucune exception, chacune à leur façon, ont confondu ou inextricablement mêlé le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, le religieux et le profane, le système de croyances et de pratiques qui mettent l'homme en relation avec un principe supérieur et le système politique qui met en relation avec autrui dans une société organisée. La pa­role décisive qui bouleverse cette situation est celle du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Mais cette distinction n'est ni une rupture ni un antagonisme. L'âge d'or de la chrétienté n'a pas connu cette séparation ra­dicale entre le spirituel et le temporel propre à notre temps. Si des contestations parfois aiguës se sont élevées entre eux, il n'a pas connu davantage leur irréductible opposition, pareille à celle des jugements contradictoires de la forme : c'est l'un ou l'autre. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, distincts l'un de l'autre, se révèlent complémentaires à l'analyse. « Dès sa naissance, et longtemps avant que sa constitution propre pût être suffisamment formée, la puissance catholique, écrit Comte, avait pris spontanément une attitude sociale aussi éloignée des folles prétentions politiques de la philosophie grecque -- à la seule exception capitale du grand Aristote ([^26]) -- que de la dé­gradante servilité de l'esprit théocratique, en prescrivant di­rectement, de son autorité sacrée, la soumission constante envers tous les gouvernements établis, pendant que, non moins haute­ment, elle les assujettissait eux-mêmes de plus en plus aux ri­goureuses maximes de la morale universelle, dont l'active con­servation devait spécialement lui appartenir » ([^27]). 88:152 Comte va plus loin encore dans l'analyse des rapports entre les deux pouvoirs : « Le génie, éminemment social, du catholicisme a surtout consisté, en constituant un pouvoir purement moral distinct et indépendant du pouvoir politique proprement dit, à faire graduellement pénétrer, autant que possible, la mo­rale dans la politique, à laquelle jusqu'alors la morale avait été, au contraire, essentiellement subordonnée » ([^28]). En termes plus précis et dans la perspective catholique, il n'y a pas d'autre moyen que la diffusion de l'esprit surnaturel pour corriger, ré­former, perfectionner, avec certitude, les structures politiques et sociales données par la nature et par l'histoire. Bien loin que l'action sociale et politique du catholicisme doive permettre l'éclosion de la grâce, comme le supposent la mentalité post­conciliaire et son plus éminent représentant Paul VI, c'est la révélation et la grâce, la foi, l'espérance et la charité -- que Comte englobe sous le nom de morale -- qui achève et complète la nature sociale de l'homme. Le don surnaturel de Dieu, hum­blement reçu comme tel, sans la moindre référence au temporel, établit le cours normal des choses. Il ne supprime pas la nature plongée dans les remous du temps pour la remplacer par je ne sais quel artifice inattendu et trompeur. Il couronne l'œuvre ébauchée par la nature, il la soustrait autant que possible aux variations du siècle et de l'arbitraire humain toujours menaçant, il amène ainsi la paix et l'équilibre dans la société. *Gratia per­fectio naturae* ([^29])*.* La grâce en saint Louis fait de lui un roi parfait et le modèle du politique. En répandant la foi catholi­que dans toute l'Europe, les moines évangélisateurs ont assuré à celle-ci la stabilité politique et sociale, dans toute l'humaine mesure possible. On comprend ainsi pourquoi les Papes n'ont cessé de protes­ter, au cours de ces deux derniers siècles, contre la séparation de l'Église et de l'État. S'il est vrai que la nature sociale de l'homme ne peut s'épanouir et donner le meilleur de son fruit qu'en un régime où les deux pouvoirs, spirituel et temporel, tout en maintenant leur distinction, se soutiennent mutuelle­ment, il suit de là qu'une société purement laïque, couronnée d'un État qui ne reconnaît plus publiquement ou tacitement, sa soumission à Dieu, ne peut subsister qu'en accaparant pour elle-même la totalité du pouvoir spirituel et en transformant l'idéologie politique qui la régit en religion. \*\*\* 89:152 L'histoire contemporaine montre, à des degrés divers, ja­mais nuls, qu'il en est bien ainsi. La société dite moderne n'est plus une société, une fois privée des lumières surnaturelles. Elle est une *dissociété.* Pour trouver le liant qui puisse agglutiner entre eux les individus qui la composent, elle n'a d'autre re­cours que de fabriquer de toutes pièces un *ersatz* de religion. Michelet l'a vu admirablement. « La Révolution, écrit-il, conti­nue le Christianisme, et elle le contredit. Elle en est à la fois l'héritière et l'adversaire. » La politique qui en est issue se transforme partout en mystique. Les idéologies de la nation, de la race, de la langue, de la classe, du peuple, de la démocratie, du prolétariat, du socialisme, etc. -- je cite en vrac -- rempla­cent la religion catholique déchue, persécutée ou ignorée. Elles sont toutes des hérésies chrétiennes qui empruntent au catho­licisme son caractère éminemment social, en le vidant de toute référence au surnaturel. \*\*\* On saisit également pourquoi l'Église catholique se laisse aujourd'hui séduire par le monde. Si elle est animée du désir véhément de construire une « société nouvelle », en concurrence ou en connivence avec toutes les forces révolutionnaires, c'est parce qu'elle se trouve en face d'une société en décomposition, d'une *dissociété* travaillée par une anarchie endémique, où les diverses idéologies de remplacement qui se sont substituées au catholicisme se disputent l'audience des hommes. Pourquoi l'Église ne tenterait-elle pas à son tour sa chance ? Son potentiel religieux, si entamé qu'il soit, n'est-il pas plus cohésif que le leur ? La tentation est immense en elle, et jusqu'au plus haut de­gré de la hiérarchie, de « se mettre au service du monde » pour le sauver temporellement et pour y restaurer la justice sociale, plutôt que de lui enseigner la pratique des vertus théologales. L'entreprise semble même facile dans la mesure où le pouvoir spirituel, malgré ses déficiences, jouit encore d'un large prestige auprès des masses populaires, surtout dans les pays dits sous-développés, où les idéologies rivales se sont moins enracinées qu'en Europe. Elle est cependant vouée à l'échec, sinon à la plus tapageuse des faillites. Autre chose en effet est un pouvoir spirituel qui rencontre, comme au Moyen Age, des forces sociales naissantes qui le soutiennent et qu'il fortifie de sa seule présence, autre chose est un pouvoir spirituel, lui-même déjà plutôt débilité ou, en tout cas, désaxé du fait de l'hostilité effective ou larvée que lui manifeste le pouvoir temporel, et qui ne rencontre dans la société ou plutôt dans la dissociété que ce dernier gouverne vaille que vaille, que des facteurs de désintégration. 90:152 Un levain dans une pâte fraîche, faite de bonne farine, et disposée à devenir un bon pain, détermine en elle des changements inter­nes positifs. Si ce ferment, au contraire, s'ajoute aux agents de putréfaction qui décomposent déjà un corps organique quel­conque, il ne peut qu'en précipiter le processus de pourrisse­ment en s'altérant à leur contact. C'est ce que nous constatons aujourd'hui là où les prêtres catholiques prétendent présider aux réformes sociales. Dans les pays dont la décomposition po­litique est déjà tellement avancée qu'elle apparaît irréversible, les meilleures intentions se transforment instantanément en facteurs révolutionnaires d'une puissance dévastatrice incalcula­ble. L'Amérique latine en est un exemple. Le pouvoir spirituel y est en train de se muer en pouvoir politique totalitaire, et la volonté de puissance cléricale, toujours prête à jaillir dès que la religion se met au service du monde autrement qu'au niveau surnaturel, s'y donne libre cours. Le cas de l'évêque Helder Ca­mara, passé du national-socialisme à une non-violence verbale qui camoufle la fureur révolutionnaire, est typique à cet égard. Là où la Hiérarchie vire à la subversion, on assiste au pro­cessus inverse : la collectivité monopolise à son profit l'absolu de la religion ; le clergé se sécularise et transforme l'Évangile en instrument de révolte sociale. Le catholicisme dépouillé de sa finalité surnaturelle devient le moyen le plus efficace d'enca­drement et de domination des masses socialement désemparées. Le plus souvent, comme en témoigne la politique de « la main tendue » et acceptée, les deux mouvements tendent à se rejoin­dre : le socialisme qui érige le collectif en divinité et le catholicisme qui substitue à l'œuvre de la grâce le développement de la socialisation conjuguent leurs efforts. Ils visent à se soumettre le monde et à engrener l'humanité dans un mécanisme de dis­tribution des nourritures de l'esprit et du corps dont ils dé­tiendraient en association les leviers de commande, interdisant à jamais tout recours à une instance supérieure contre leur des­potisme. Qu'y a-t-il au delà du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel ainsi associés ? Rien. Si Auguste Comte n'a pu prolonger son analyse jusque là, il a au moins remarqué que « la morale universelle, ainsi consti­tuée au Moyen Age par le catholicisme, en dehors et au-dessus de la politique proprement dite, autorisait spontanément, à un cer­tain degré, le plus chétif chrétien à rappeler formellement, en cas opportun, au plus puissant seigneur les inflexibles prescrip­tions de la doctrine commune, base première de l'obéissance et du respect, dès lors susceptibles d'être limités à la fonction, au lieu de se rapporter uniquement à la personne : la soumission a pu alors cesser d'être servile, et la remontrance d'être hosti­le » ([^30]). 91:152 Comment recourir à une autorité supérieure, quand la Hiérarchie qui la détient définit, par la voix de dix-sept évêques en Amérique du Sud, le christianisme comme « le vrai socia­lisme » et comme « la réalisation au *temporel* du juste partage des biens et de l'égalité fondamentale de tous » ([^31]), ou lorsque l'Assemblée des Évêques de France proclame que c'est « dans un monde tourné vers la prospective », c'est-à-dire vers la socialisation, que « l'espérance des chrétiens revêt sa pleine si­gnification » ([^32]) ? La piétaille catholique est désormais condui­te, troupeau muet, vers l'abattoir de la révolution sociale, fin ultime de la prédication évangélique. \*\*\* Entre ce catholicisme et celui du Moyen Age que nous décrit Comte, il n'y a plus la moindre commune mesure. La distinc­tion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel ainsi que leur complémentarité fait place à un pouvoir spirituel sécularisé qui se confond avec le pouvoir temporel sacralisé dans une même œuvre de subversion radicale. \*\*\* Auguste Comte s'est aperçu de ce danger qui guette le catholicisme et dont la troisième tentation du Christ est du reste la préfiguration. Il loue sans réserve « l'heureuse discipline fon­damentale par laquelle le catholicisme, au temps de sa grandeur, a directement tenté avec succès de diminuer, autant que pos­sible, les dangers politiques de l'esprit religieux », et il détecte, avec une sagacité non pareille, la cause profonde de cette dé­viation : la confusion toujours possible du *moi* et de la Divinité qui s'y trouve présente. Maurras l'a dit avec profondeur : « Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inac­cessibles de son for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspira­tion et l'opération de Dieu même. Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini » ([^33]). 92:152 C'est le catholicisme médiéval qui, selon Comte, a restreint « de plus en plus le droit d'inspiration surnaturelle qu'aucune domination spirituelle fondée sur des doctrines théologiques ne saurait d'ailleurs se dispenser entièrement de consacrer en princi­pe » ([^34]). C'est « l'organisation catholique qui a notablement ré­duit et entravé par de sages et puissantes prescriptions habituel­les » ce facteur de perturbation que le polythéisme antérieur cultivait sous le nom d'*enthousiasme* dionysiaque et que le mo­nothéisme juif, « habituellement inondé de prophètes et d'illu­minés » n'a pas laissé de connaître. L'Église catholique a soumis cette inspiration « à des vérifications d'authenticité de plus en plus sévères ». A cet égard, « l'infaillibilité pontificale, si amè­rement reprochée au catholicisme constituait... un très grand progrès intellectuel et moral ». Sans elle, « d'inépuisables con­testations... eussent indéfiniment troublé la société ». La « fa­culté mystique », « individualisée » en chacun, « vulgarisée » et universalisée... « n'eût pu manquer de produire d'immenses désordres » ([^35]). Grâce à la discipline catholique, « le domaine habituel de la sagesse humaine » s'en est accru en même temps que celui de la véritable inspiration divine. Comte ne pouvait évidemment prévoir que l'Église catholique de la seconde moitié du XX^e^ siècle attribuerait aux membres du « peuple de Dieu » les « charismes » les plus divers et engen­drerait en son sein une anarchie spirituelle, intellectuelle et morale sans précédent. Il écrivait à l'époque de l'encyclique *Mirari vos* ([^36]), où Grégoire XVI déclarait solennellement qu' « *il serait absurde* et *injurieux pour l'Église*, après le Concile de Trente, qu'ayant recueilli la doctrine du Seigneur et des Apôtres, recevant chaque jour l'influence de l'Esprit de Dieu qui lui enseigne toute vérité, *elle eût besoin de je ne sais quelle réno­vation ou régénération nouvelle, comme condition de son influence actuelle et de son accroissement *». Les Papes et les Évêques de cette époque n'ignoraient point que la décomposition sociale née de la Révolution française ne pouvait engendrer qu'une décomposition plus avancée jusqu'au jour où la nature reprenant le dessus et la grâce l'illuminant à nouveau de son éclat nourricier, le pouvoir spirituel et le pou­voir temporel réconciliés s'épauleraient mutuellement dans leur commune action civilisatrice. *Ils savaient attendre*. Ils n'étaient point impatients de reconquérir, par les artifices de la flatterie à l'égard du monde, l'audience qu'ils avaient, perdue. L'histoire et la foi leur avaient simultanément enseigné qu'il n'est aucun régime viable sans la religion catholique qui parfait en lui les rudiments de sociabilité naturelle qu'il contient encore. 93:152 Ils avaient assez d'intelligence pour observer qu'à l'Ancien Régime aucun nouveau régime n'avait succédé et ne succéderait ja­mais avant que la nature sociale de l'homme ne fût rétablie en ses droits et la religion catholique accréditée à l'amener à toute sa plénitude possible. Ils ne devançaient point par des pensées toutes humaines les desseins de Dieu. Ils ne se sentaient pas poussés par je ne sais quelle déraison à reconstruire, à la suite de Lamennais, une société nouvelle à l'aide des seules forces de la religion. Gardant intacte la distinction évangélique entre Dieu et César, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ils prévoyaient que la tentative déboucherait sur une impasse sans issue : on ne fait pas du naturel au moyen du surnaturel, sans avilir celui-ci. La religion qui s'évertuerait à bâtir une société nouvelle ne pourrait le faire que sur son propre modèle. or, comme la religion catholique s'adresse essentiellement à des individus, indépendamment des relations sociales naturelles (famille, patrie, civilisation, etc.) qu'ils peuvent nouer entre eux, le lien qui les rassemble étant divin et donc le plus puis­sant qui soit, il faudrait, pour réunir les individus épars que la chute de l'Ancien Régime et l'avènement du système démo­cratique ont séparés les uns des autres, une force de cohésion capable, comme Dieu lui-même, de les associer dans un même corps social, projection, sur le plan terrestre, de l'Église, corps mystique du Christ : c'est l'État démocratique, devenu maître à la place de Dieu, pouvoir des pouvoirs, qui n'en tolère aucun qui le dépasse. La démocratie issue de la Révolution française et aujour­d'hui universalisée, était pour eux la transposition pure et simple de l'Église dans le temporel, le liant de la grâce faisant place désormais à celui de la raison humaine autonome, capa­ble de créer un corps social nouveau et de sauver l'individu de sa déréliction. Elle était à leurs yeux l'hérésie ecclésiologique par excellence et la sécularisation du Royaume de Dieu. C'est pourquoi l'Église catholique, au temps où elle n'avait pas encore dilapidé le trésor de sagesse dont elle est la déposi­taire, pressentait en elle la plus redoutable des rivales, celle qui offre aux hommes, non plus la béatitude céleste au terme d'une nécessaire purification morale où le moi s'efface devant Dieu et accepte pour Le voir l'épreuve décisive de la mort, mais le bonheur terrestre distribué à chaque moi qui le revendique ici-bas, qui construit, au prix du sang même, l'État nouveau, nécessairement socialiste, détenteur et dispensateur de tous les biens sans autre effort de leur part que leur consentement à sa prodigieuse mystification, et qui relègue sans cesse la réalisa­tion de ses promesses dans l'avenir, substitut de l'au-delà, pour dissimuler son imposture toujours renouvelée. 94:152 Les papes et les évêques voyaient dans la foi démocratique, dans ses dogmes, dans son enseignement, dans l'enthousiasme et dans les martyres qu'elle suscite, la falsification la plus dan­gereuse de la foi chrétienne, portée par sa logique interne à l'élimination radicale du surnaturel. On n'adhère pas en effet au système démocratique engendré par la Révolution comme nos pères acquiesçaient à l'un des trois régimes reconnus par la tra­dition politique de l'humanité ; monarchie, aristocratie, démo­cratie, de type communal, cantonal ou régional. Il faut ici un *acte de foi* en une entité dont la caractéristique essentielle, éclatante et toujours méconnue, est *de n'exister pas*, sauf dans l'imagination des hommes, au sein le plus trouble de leur *moi.* En dehors du *moi* qui la rêve et la projette dans des institutions décorative­ment parées de son nom prestigieux, mais dont des mystificateurs détiennent les leviers de commande, la démocratie n'existe pas. On serait bien en peine de désigner un seul pays au monde *où le peuple gouverne.* La démocratie subsiste cependant au titre d'illusion politique fondamentale parce qu'elle est attachée à un principe terriblement réel, le seul qui puisse se poser en rival de Dieu : le *moi* lui-même, toujours avide de se soustraire à toutes ses obligations temporelles et spirituelles, d'être le seul maître de sa destinée, de contester tout autre pouvoir que le sien, en un mot, de proclamer et d'exiger le respect de son absolue trans­cendance. Le *moi* est la seule idole qui, sous les métamorphoses les plus diverses, se substitue à Dieu. Le Tentateur le savait qui promit à nos premiers parents : *eritis sicut dei*, vous serez comme des dieux. On peut duper le *moi* sans cesse pourvu qu'on lui promette la suppression de toutes ses aliénations, au­trement dit son apothéose. La démocratie moderne la lui promet sans désemparer depuis deux siècles, et rien n'indique que le moi, malgré les engagements jamais tenus, puisse s'apercevoir un jour qu'il se trompe et qu'il est trompé : le *moi,* par sa rupture avec ce qui n'est pas lui-même, est affligé d'un aveuglement *incurable.* \*\*\* L'Église n'a jamais reconnu la démocratie moderne qu'avec réticence. Son sûr instinct vital voyait en elle sa pire ennemie et la seule religion qui puisse la supplanter. Aussi s'est-elle gardée, pendant longtemps, de se lier à un système qui favorise au plus haut degré chez ses adeptes l'exaltation religieuse et l'éternelle propension de l'homme à évincer Dieu en s'identi­fiant à lui, et surtout de l'introduire en son sein. De même qu'elle refoulait les prophètes et les illuminés au-delà de ses frontières, elle mettait en garde les fidèles contre la mystique démocrati­que. *Parce qu'elle n'existe pas et parce qu'elle n'est qu'illusion,* la démocratie et le pouvoir temporel qui la couronne ne peuvent être que *mystificateurs.* Ils ne peuvent qu'utiliser, en les traves­tissant et en les *gauchissant --* jamais verbe n'a été plus précis en tous ses sens -- les cadres mêmes de la mystique chrétienne et en les rabattant sur l'homme. 95:152 Comme le *moi* est haïssable, il répugne à s'exhiber comme tel et s'abrite derrière l'*humanité* qui l'englobe et l'additionne à tous ceux qui émettent la même revendication d'autonomie. On ne dira jamais assez à quel point le *moi* et le collectif se correspondent intimement. Ce qu'on appelle aujourd'hui masses et, depuis Maritain, *montée des masses dans l'Histoire,* n'est que l'agglutination, pareille à celle des grains de sable, des individus humains amputés de toutes leurs relations sociales par un cataclysme politique inouï et juxtaposés les uns aux autres en un tas informe et gigantesque, où chacun, sans avoir le moindre rapport réel et vécu avec les autres, s'identifie en imagination avec leur ensemble et se dilate aux dimensions de l'humanité sous l'effet d'une propagande tympanisante. Il y a là un phénomène de pseudo-mystique et d'illumination sans précédent historique, où chaque moi, inca­pable de se dépouiller de soi-même pour s'ouvrir à la présence de Dieu, se gonfle jusqu'aux limites d'une collectivité toujours plus grande et emportée en un devenir perpétuel, s'identifie à cette société utopique qui n'a jamais existé et n'existera jamais, et s'adore en elle, qui n'est que lui-même indéfiniment extensi­ble. Selon le mot de Simone Weil qu'on voudrait voir gravé en lettres de feu sur tous les séminaires, les palais épiscopaux et les portes du Vatican : « Le collectif est le seul *ersatz* de Dieu, la seule imitation d'un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est *moi *» ([^37]). C'est dans le collectif imaginaire que le *moi* muré en son immanence se dépasse en une pseudo-transcendance qui le béatifie et lui communique l'intense illusion du salut. Cette rédemption chimérique du *moi* par sa « socialisation » et son « hominisation » collective a été jusqu'à présent consi­dérée par les plus hautes autorités de l'Église comme l'origine et la cause de la grande apostasie du monde moderne. Le prophé­tisme et l'illuminisme qui l'accompagnent nécessairement furent condamnés par elle de la même façon. Aujourd'hui, ces digues élevées contre « les dangers politi­ques de l'esprit religieux » et contre la contamination récipro­que du temporel et du spirituel sont partout rompues dans l'Église catholique avec l'assentiment complice de la plupart des membres de la Hiérarchie. L'inspiration du Saint-Esprit anime les plus folles aventures politiques. Mgr Fragoso, évêque de Cratheus, cite Fidel Castro comme « le modèle des vertus évangéliques » ([^38]). Le Pape lui-même, dans un discours trop oublié, salue dans la révolution culturelle où s'est engagée la jeunesse chinoise l'aurore des temps nouveaux. Des équipes de clercs et de théologiens déchiffrent « les signes des temps ». 96:152 Les charismes de la prophétie déferlent, selon le cardinal Sue­nens, sur la nouvelle Église issue de la Révolution d'Octobre déclenchée par Vatican II. Au moment où j'écris ce texte, Jean Guitton, dans un article de journal ([^39]), relatif au voyage de Paul VI en Asie, fait de celui-ci le prophète par excellence qui « non seulement *voit* l'histoire, mais encore contribue à la di­riger, et la *fait *». C'est exactement le don que les communistes du monde entier attribuent à Karl Marx et au système qu'il a fondé et dont Balzac disait qu'il est « l'aboutissement logique de la démocratie ». Que l'Église actuelle soit en proie à l'illu­minisme qui l'aveugle et la transforme en instrument de des­truction de toute réalité, des milliers, sinon des centaines de milliers d'exemples le prouvent : on retrouve ce phénomène d'*hallucination*, le plus souvent contrôlé et rationalisé, d'autant plus dangereux, dans toutes les divagations de la théologie, de la pastorale et de la liturgie contemporaines, sans parler de l'engagement de clercs de plus en plus nombreux dans les do­maines effervescents de la politique et du sexe. « Les immenses désordres, d'abord intellectuels, et ensuite sociaux », dont Au­guste Comte disait à propos de l'Église catholique qu'elle en avait prémuni l'humanité, sont aujourd'hui provoqués par la même Église, dans la même Église et autour d'elle, sans que le pouvoir spirituel -- trop souvent complice -- parvienne à les endiguer. Si Comte revenait à la vie pour établir le diagnostic actuel de l'Église catholique, il est probable qu'il verrait dans la dé­mission du pouvoir spirituel qui la régit l'origine de son « au­todémolition ». C'est la première fois que l'autorité renonce à s'exercer dans l'Église, qu'elle abandonne, avec Jean XXIII, son droit d'excommunication, de condamnation et de mise à l'index, comme si elle était désormais incapable de protéger l'orthodo­xie contre l'hérésie établie en son sein, *in sinu gremioque Eccle­siae*, et qu'elle rejette publiquement avec Paul VI, sur le Christ lui-même le soin d'apaiser la tempête, proclamant ainsi sa ra­dicale incapacité à gouverner *surnaturellement* ([^40]) l'Église. Les égarements des clercs les plus haut placés et le dérèglement intellectuel, sinon moral ([^41]), des théologiens bouffis d'impor­tance, enflés jusqu'à l'explosion par une presse avide d'esclan­dre ([^42]), ne se seraient jamais produits, il y a vingt ans, sous le pontificat de Pie XII. Le chaudron des sorciers bouillait sans doute, une main ferme en maintenait le couvercle et empêchait les vapeurs méphitiques de se répandre au dehors. 97:152 Mais Comte n'aurait pas manqué d'ajouter que cette crise d'autorité au niveau du pouvoir spirituel s'y double d'une crise, plus profonde encore, de *vérité *: le pouvoir spirituel devient débile lorsqu'il se préoccupe moins d'*enseigner* que de donner des directives d'action et lorsqu'il sacrifie le dogme à la pas­torale. Afin de maintenir dans l'Église le plus grand nombre possible d'incroyants, il est porté à *minimiser les exigences de la vérité au profit de l'efficacité*, sinon même à imposer les im­pératifs de celle-ci à celle-là. Paul VI a choisi à cet égard : pour lui, le concile Vatican II est une « opération-séduction », de type quasiment publicitaire. Toute sa conduite personnelle s'en inspire et accentue ce caractère à ses yeux essentiel. Or les moyens les plus efficaces le sont presque toujours en raison inverse de la valeur de vérité qu'ils peuvent contenir. En choi­sissant de tourner l'Église vers le monde, Paul VI ne peut man­quer de donner au monde ce que le monde désire et désirera toujours : l'*illusion*. Le cardinal de Retz, qui s'y connaissait, écrivait froidement : « il est constant que le monde veut être trompé. » Le monde n'aime pas la vérité. Il aime l'action, le succès, la réussite. Il recherche avant tout ce qui brille, ce qui le fait paraître, le factice. Le naturel ne s'aperçoit pas, ne se monte pas en épingle. Aussi le monde veut-il l'artifice et l'arti­fice qui fait de l'effet, qui a un résultat, qui est utile, non pas à quelque chose ou à quelqu'un, mais *à lui-même*. Car le monde n'a en vue que le monde. Sa fin propre est de se soutenir comme monde, *comme paraître et non comme être*. Le monde est le théâtre du monde où le monde est son propre acteur et son pro­pre spectateur, où tout ce qui est utile à l'illusion fondamen­tale qu'il a de soi, où tous les leurres, les subterfuges, les combi­naisons qui le font paraître, *tous les mensonges* qui le main­tiennent dans l'existence évanescente qui le constitue sont sys­tématiquement employés. C'est pourquoi le monde est l'ennemi implacable du *vrai*. Opposé au *naturel* par toutes ses fibres, il n'a cure du *vrai* qui présuppose le naturel puisque le *naturel* ne dépend pas de nous et que le vrai résulte de la conformité de l'esprit au réel indépendant de notre volonté. Le monde qui veut l'efficacité ne veut donc pas la vérité. Il veut la chimère, le pres­tige, l'apparence fabriquée ou exsudée par la séduction d'une personne et à laquelle il puisse participer en s'identifiant à ce mirage. On voit ainsi combien le monde est assujetti à la volonté de puissance et voué au système démocratique, car l'homme n'est maître que de *ce qu'il fait et de ce qui dépend de la sorte radi­calement de lui-même.* Le monde, l'illusion, l'apprêté, le théâtral, la mystification, la volonté de puissance, la démocratie sont inséparables. En optant pour le monde, l'Église catholique se vide de son *être* surnaturel pour se gonfler de son *paraître* tem­porel, avec tout ce que ce dernier comporte de facticité, de contingence et d'assujettissement aux flux et reflux de la mode. 98:152 Les liturgies « yé-yé » en sont un exemple typique. Il n'est aucune extravagance que de nombreux clercs, même les plus huppés, ne se permettent pour attirer le chaland, et, disons-le crûment, pour le duper. Ce qui paraissait impensable, voici vingt ans, est aujourd'hui toléré, autorisé, applaudi. La *sobria ebrietas spiritus* est devenue étalage d'une intoxication mentale souvent incurable. Mise en présence d'un système politique et social qui lui présente, au niveau d'une sécularisation radicale, comme en un miroir, *l'image* symétrique d'elle-même, à la fois semblable et opposée, l'Église contemporaine, en la personne de ses plus hauts représentants, a choisi de lui prêter son appui, sinon même de le pousser jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Au­trement dit, elle a choisi de se transformer à son tour elle-même en fabricatrice d'utopie et d'incarner celle-ci dans la réalité. Sous le regard ironique d'un régime qui tente de réaliser par la force brutale ce qu'elle essaie d'accomplir en rabattant sa réalité spirituelle dans le plan de l'illusion temporelle, l'Église progresse sur cette voie qui conduit à son identification au communisme : le pouvoir temporel le plus omnipotent et le pouvoir spirituel le plus persuasif, s'ils viennent à coïncider, construiraient de la sorte « la parfaite et définitive fourmilière », prélude de la destruction universelle et imminence de la Parousie. Auguste Comte n'aurait jamais pu imaginer une telle perspective. \*\*\* Après avoir montré que l'Église catholique, grâce à la dis­tinction et à la corrélation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel réalisa, pendant le Moyen Age, la cohérence parfaite de l'ordre social, la cinquante-quatrième leçon du *Cours de Phi­losophie positive* examine les différents facteurs qui contri­buèrent « au développement et au maintien de ce grand orga­nisme ». Ce n'est point par hasard qu'Auguste Comte nomme en premier lieu « l'usage spontané » du latin comme « langue sa­crée », « utile auxiliaire permanent de la puissance catholique, soit au dedans, soit au dehors, en facilitant à la fois sa commu­nication et sa concentration, et même en retardant notablement l'inévitable époque où l'esprit de critique individuelle viendrait graduellement démolir ce noble édifice social, dont les bases intellectuelles étaient si précaires » ([^43]). Si nous laissons de côté ce dernier membre de la phrase où l'esprit positiviste ex­prime ce qu'il y a de plus erroné, force est de constater combien Comte a vu juste et, par voie de conséquence, combien l'aban­don du latin trahit la désagrégation du catholicisme. Ici encore la vérité à sauvegarder vient d'être délibérément sacrifiée à l'efficacité. 99:152 En effet, contrairement à l'opinion aujourd'hui accré­ditée dans l'Église grâce aux retouches progressives que Paul VI a fait subir aux textes conciliaires relatifs au latin, l'usage d'une langue morte, dont les structures conceptuelles et affec­tives sont à jamais fixées, favorise au plus haut degré la com­municabilité des réalités surnaturelles qu'elles signifient. L'in­verse est également vrai : l'usage des langues vernaculaires, ain­si que le montrent de nombreux exemples qui iront se multi­pliant au cours des années, introduit dans le dogme des ambi­guïtés, des contresens, voire même des interprétations schisma­tiques ou hérétiques qui déchireront de plus en plus la tunique sans couture de l'Église, surtout dans les pays que la civilisa­tion occidentale n'a fait qu'effleurer. Le message chrétien subira d'inévitables refontes et des métamorphoses successives en se coulant dans des moules linguistiques en évolution continue. Sa valeur de vérité s'altère déjà sous nos yeux dans les traductions, liturgiques ou autres, dont nous sommes inondés. Qu'en sera-t-il dans un siècle où les mots employés auront fatalement changé de signification. Un certain nombre auront disparu du langage courant de l'époque : s'ils subsistent, chacun les chargera d'un sens subjectif et arbitraire ; s'ils sont remplacés par d'autres, comme il n'y a point de synonymes, des nuances diverses gri­gnoteront peu à peu la signification de leurs substituts. Ainsi, par un paradoxe qui n'est qu'apparemment inouï, la langue morte qu'est le latin charrie-t-elle les vérités vivantes dont l'Église est la dépositaire et les communique-t-elle sans altéra­tion, tandis que les langues dites vivantes ne les véhiculent qu'en les astreignant au changement, à l'usure et à la mort. Facteur de communicabilité, le latin est également un élé­ment capital de « la concentration de la puissance catholique ». Pour un chrétien attentif aux évidences que le positivisme dé­couvre, « la puissance catholique » dont parle Comte, est fondée essentiellement sur les vérités surnaturelles qui la soutiennent. Celles-ci dépendent à leur tour du pape qui en garantit infailli­blement le sens. Le latin en permet la diffusion exacte, du cen­tre qui les définit à la périphérie qui les reçoit sans pouvoir désormais lui opposer les contestations qu'engendre fatalement la diversité des langues. Ce n'est pas de nouveau un hasard si Paul VI, qui encourage le lâchage universel du latin, pousse au démembrement du pouvoir pontifical et à son partage entre les différentes Églises nationales. Les deux phénomènes sont con­nexes. Guidé par son pragmatisme ([^44]), le pape n'hésite pas à sacrifier l'unité réelle du pouvoir dont il est le principe, l'agent et le gardien, à l'autre unité, trompeuse et vaine, du renouveau efficace qu'il prétend imprimer aux masses, fidèles de la pla­nète où il se prodigue. 100:152 L'exemple de l'Église nationale de Hollan­de, pratiquement schismatique, qu'il refuse, par ses atermoie­ments et son aveugle complaisance à l'égard d'un catéchisme grouillant d'entorses à la vérité catholique, de ramener dans l'orbite romaine, ne laisse pas d'être probant. Le pape est persuadé, par la tendance constante à ramener les certitudes de la foi à des jugements de valeur, à des états de conscience et à des consentements individuels, qui caractérise le subjectivis­me de sa propre pensée, que les Églises nationales, plus proches de leurs ressortissants, mieux adaptées à leurs goûts, plus sen­sibles à leurs exigences, sauront efficacement éveiller la subjec­tivité des fidèles qu'elles rassemblent. Qu'il en puisse être ainsi, il faut malheureusement le prévoir. La renonciation au latin, comme la collégialité et la délégation de pouvoir aux Églises nationales, sont les signes évidents du déclin de la foi objective. Elles sont commandées par un souci de s'adresser aux individus séparés les uns des autres, enclos dans leur *moi* respectif, juxtaposés à des individus pareille­ment repliés sur eux-mêmes, que le monde moderne, personna­liste et communautaire, axé sur la démocratie et sur le socia­lisme, engendre inlassablement. Que la communicabilité des réalités surnaturelles et l'autorité qui les protège se délabrent sous l'influence de ces causes décisives dont personne ne met systématiquement aujourd'hui en relief l'action dissolvante dans l'Église, ce n'est pas le démagogique abandon du latin ([^45]) qui en palliera les effets. Au contraire, privé de toute référence à des vérités immuables formulées en une langue immuable, l'esprit humain, même s'il reste religieux au sens large du mot, est enclin à se relativiser, à devenir critique et destructeur du « noble édifice social » de l'Église. \*\*\* Comte voit dans le célibat ecclésiastique, battu en brèche au­jourd'hui, une « institution vraiment capitale », fruit d'une « saine appréciation générale de la nature humaine » et dont l'influence s'est heureusement exercée « sur le meilleur accom­plissement, intellectuel ou social, des fonctions spirituelles » dans l'Église. « Il est aisé de reconnaître, écrit-il, avec une pleine et irrésistible évidence », la sagesse du catholicisme à cet égard, « malgré tant de sophismes protestants ou philoso­phiques », et, ajoute-t-il avec finesse, « même indépendamment des conditions trop manifestes qu'imposait, sous ce rapport, l'exécution journalière des principales fonctions morales du clergé, et surtout celle de la confession ». 101:152 La preuve ? « Il suffit pour cela, en se bornant aux seules considérations politiques, nationales ou européennes, de se représenter convenablement le véritable état général d'une telle société -- la société catholique médiévale -- où, sans le célibat, la hiérarchie catholique n'aurait pu certainement obte­nir ou conserver, aux temps de sa plus grande splendeur, ni l'indépendance sociale ni la liberté d'esprit nécessaires à l'accomplissement suffisant de sa grande mission... La ten­dance universelle, encore si prépondérante, à l'inévitable hérédité de toutes les fonctions quelconques, sous la seule exception des fonctions ecclésiastiques, eût alors, sans aucun doute, irrésistiblement entraîné le clergé à l'imitation continue d'aussi puissants exemples..., si l'heureuse institution du célibat ne l'en eût radicalement préservé, quelle qu'ait pu y être d'ailleurs l'influence réelle du népotisme, toujours nécessaire­ment exceptionnel..., et qui, si elle eût prévalu, aurait certai­nement fini par annuler essentiellement la division fondamen­tale des deux pouvoirs élémentaires, d'après l'imminente trans­formation graduelle, que les papes ont alors si péniblement contenue, des évêques en barons et des prêtres en chevaliers. On n'a point assez apprécié l'innovation hardie et vraiment fondamentale que le catholicisme a radicalement opérée dans l'organisme social, en supprimant ainsi à jamais l'hérédité sacerdotale, profondément inhérente à l'économie de toute l'antiquité..., où les divers offices pontificaux de quelque im­portance constituaient le patrimoine exclusif de quelques familles privilégiées, ou, tout au moins d'une certaine caste. Si l'on eut mieux compris de tels antécédents, on eût à la fois senti l'importance et la difficulté de l'immense service politique rendu par le catholicisme, lorsque, en établissant le principe du célibat ecclésiastique, il a posé enfin une insur­montable barrière à cette disposition universelle, dont l'irré­vocable abolition, envers des fonctions aussi éminentes, a cons­titué réellement l'effort le plus décisif contre le système des castes... Je ne saurais m'abstenir, à ce sujet, de signaler inci­demment l'inconséquence et la légèreté des aveugles adver­saires habituels du catholicisme, qui, en confondant, d'une part, le régime catholique avec celui, si radicalement distinct, des vraies théocraties antiques, lui ont, d'une autre part, simulta­nément adressé d'amers reproches sur cette institution géné­rale du célibat ecclésiastique, essentiellement destinée, au contraire, par sa nature caractéristique, à rendre la pure théocratie radicalement impossible, en garantissant, d'une ma­nière plus spéciale à tous les rangs sociaux, le légitime accès des dignités sacerdotales. » ([^46]) 102:152 Qu'ajouter à ces pages lucides ? Maturation des facultés supérieures, contribution au maintien de l'indispensable dis­tinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, élimi­nation du système des castes et de la tentation théocratique, renouvellement du clergé à partir de toutes les couches de la société, ces incomparables bienfaits du célibat sacerdotal reposent tous sur l'essentielle différence de niveau qui sépare le surnaturel du biologique ([^47]). Le glissement de l'Église catho­lique vers le temporel, le politique et le social déclenché par Vatican II devait se poursuivre jusqu'à leur confusion, et finale­ment, jusqu'au délayage du premier dans le second : pour se plonger en pleine pâte humaine, comme disent les clercs pro­gressistes dans une formule qui traduit bien leur mentalité de modeleurs, maîtres d'une matière amorphe, il faut vivre de la vie complète des hommes et prendre part comme eux à l'exercice de la sexualité qui constitue un élément capital de leur existence. Que de confessions délirantes mal étouffées par de prétendues intentions apostoliques, que de hantises mal refou­lées par la nécessité de s'initier, paraît-il, à la sexologie, science nouvelle dont notre temps déchiffre les arcanes, n'avons-nous pas entendues, et n'entendons-nous pas encore à ce sujet ! On incite nos jeunes clercs à *vivre* intensément leurs croyances plutôt que de les approfondir par l'intelligence, de les méditer, de les adopter comme règle de conduite, en se souvenant sans cesse que les actions qui ne sont pas imprégnées des justes mesures de la raison écartent infailliblement de Dieu. Depuis qu'un blondélisme bavard a envahi les séminaires et les cou­vents, il n'est question que de *vie.* Or si la vie spirituelle est le bien le plus précieux de l'homme, elle subit inéluctablement la pression de sa forme biologique inférieure, lorsqu'elle n'est pas *au préalable* solidement cuirassée par l'ascèse et par l'hu­miliation de la partie animale de l'homme. Tous les directeurs de conscience -- mais en est-il encore ? -- le savent. La *vie,* si elle n'est purifiée, remonte insidieusement des entrailles au cerveau qui la sanctifie, et, par un mouvement inverse de des­cente que Goethe a décrit admirablement dans *Faust,* « les délices sacrés de la vie envahissent alors les sens » : le prêtre se persuade que le mariage lui permettra d'accomplir plus *efficacement --* toujours ce mot ! -- le dessein de Dieu dans l'humanité. Le récent Concile n'a-t-il pas vu dans toutes les exigences profondes de l'homme un appel vers Dieu auquel il faut répondre ? 103:152 L'œuvre de chair, appel profond de la vie vers plus de vie et son épanouissement suprême, n'est-elle pas dans la ligne de l'appétit du divin qui travaille l'homme ? Comme le prouvent les milliers d'articles, de livres, de congrès, de cours universitaires, etc. qui lui sont consacrés par les clercs, le thème de la théologie du sexe est la justification de la rupture du célibat ecclésiastique qui se dessine dans l'Église tout ce qui est théologique est nôtre ! Ce n'est pas seulement à la sensualité du clerc que l'aban­don du célibat dans l'Église catholique donnerait satisfaction, c'est à sa volonté de puissance. Comte l'a pressenti. Tout en ouvrant l'Église au monde et en la plaçant de plain pied avec la commune humanité, le mariage des prêtres l'en isolerait en l'érigeant en caste héréditaire. A la fois proche et distinct des masses, comme le parti communiste, le clergé exercerait de la même façon son pouvoir sur la communauté des fidèles. La *nouvelle classe dirigeante* dont Djilas, dans un livre fameux, nous a décrit la naissance et la consolidation en Russie sovié­tique et en Yougoslavie, tel est le modèle qui s'impose, con­sciemment ou inconsciemment, au nouveau clergé. Dans une première phase, proprement subversive, la société est nivelée par les futurs représentants de la nouvelle classe dirigeante qui se mettent sur le même pied que tous les autres membres de la communauté disjointe, partagent leur vie et adoptent leurs manières d'existence. Le mot : *camarade,* qui désigne la per­sonne qui a les mêmes habitudes, les mêmes occupations qu'une autre et qui noue avec elle des liens de familiarité, est alors d'un usage constant. Dans une seconde phase, la *dissociété* égalitaire issue de la décomposition révolutionnaire se laisse de plus en plus noyauter par les mêmes agents : toute anarchie est temporaire et fait rapidement place à un ordre quelconque fondé sur la stratification sociale géminée des meneurs et des menés, avec le consentement au moins tacite de ceux-ci. Dans une troisième phase, enfin, la nouvelle classe dirigeante se constitue, verbalement, au même niveau que le peuple, réelle­ment au-dessus de lui, ne maintenant sa position en surplomb qu'à force de propagande et à l'aide d'un appareil policier impitoyable. Le nouveau clergé n'a guère modifié ce canevas. S'éri­geant en Église jacobine aux points névralgiques d'une Église catholique bouleversée et révolutionnée par sa conversion du théocentrisme à l'anthropocentrisme, adoptant la stratégie clas­sique du noyautage et du terrorisme ([^48]), monopolisant tous les moyens d'information, bénéficiant de la tolérance d'un monde profane dont la veulerie n'admire plus que le scandale, il a simplement remplacé le mot *citoyen* -- ou *camarade* -- par le mot *frère, frère* dans « l'Église des pauvres » s'entend. 104:152 Il témoigne d'un flair incontestable en exigeant le droit de con­tracter mariage et de fonder une famille. Il ne serait plus le simple suiveur du parti communiste, s'il l'obtient, *il le dépas­serait* en fondant une caste héréditaire, une nouvelle classe dirigeante assurée de transmettre non seulement son pouvoir spirituel, mais aussi, dans une Église vouée à satisfaire les besoins du monde, son pouvoir temporel, autrement dit son pouvoir *totalitaire*. Imagine-t-on une Église catholique, com­plètement sécularisée, confondant en elle les pouvoirs et les imprimant, comme une machine emboutisseuse, dans la vie des hommes ? Ce serait le règne perpétuel du Grand Inquisiteur. L'Église romaine repoussera-t-elle jusqu'au bout cette terrible tentation ? \*\*\* « Quant à l'autre condition spéciale subsidiaire de l'exis­tence politique du catholicisme au Moyen Age, continue Comte, elle consiste dans la nécessité, fâcheuse mais indispensable, d'une principauté temporelle suffisamment étendue, directe­ment annexe à jamais au chef-lieu général de l'autorité spiri­tuelle, afin de mieux garantir sa pleine indépendance euro­péenne... Né, comme on l'oublie trop aujourd'hui, dans un état social où les deux pouvoirs élémentaires étaient alors radica­lement confondus, le système catholique eût été alors rapide­ment absorbé, ou plutôt politiquement annulé par la puissance temporelle, si le siège de son autorité centrale se fût trouvé enclavé dans quelque juridiction particulière, dont le chef n'eût pas tardé, suivant la pente primitive vers la concentration de tous les pouvoirs, à s'assujettir le pape comme une sorte de chapelain. » ([^49]) « Le siège principal de cette princi­pauté exceptionnelle était d'ailleurs nettement déterminé par l'ensemble de sa destination, puisque le centre de l'autorité la plus générale, seule destinée désormais à agir simultanément sur tous les points du monde civilisé, devait évidemment résider dans cette cité unique, si exclusivement propre à lier, par une admirable continuité active, l'ordre ancien à l'ordre nouveau, d'après les habitudes profondément enracinées qui, depuis plusieurs siècles, y rattachaient, de toutes parts, les pensées et les espérances sociales : de Maistre. a fait très bien sentir que, dans la célèbre translation à Byzance, Constantin ne fuyait pas moins moralement devant l'Église que politique­ment devant les Barbares. » ([^50]) 105:152 Comte n'est pas un penseur désincarné. Il sait que le pou­voir spirituel nu n'est rien en face d'un pouvoir temporel nanti de tous les moyens physiques de domination et d'expansion. Un pouvoir spirituel qui ne dispose pas d'intérêts matériels à défendre contre les inévitables tentatives d'agression des pou­voirs temporels avides de se le soumettre et de l'utiliser à leur profit, est voué à la décadence. Les révolutions qui se sont suc­cédé en Europe depuis 1789 ont dépouillé presque partout les fonctions hiérarchiques de l'Église de leurs possessions terri­toriales. La conséquence suit : l'Église doit intensifier son pou­voir spirituel, en tant que pouvoir plutôt qu'en tant que spiri­tuel, afin de rétablir son équilibre menacé. Loin de se spiri­tualiser de plus en plus et de retrouver son essence originelle, comme l'avancent les esprits chimériques, l'Église, ne disposant plus de moyens matériels d'incarnation, de défense et de pres­tige, est à la fois amoindrie au temporel et au spirituel, ainsi que l'expérience historique des deux derniers siècles le fait trop bien voir. Elle est alors tentée de pallier son affaiblisse­ment par un recours à l'artifice d'une propagande dont le propre est d'altérer sans cesse la vérité qu'elle prétend répan­dre. Elle est hantée par le souci exclusif de l'efficacité -- tou­jours elle ! Peu à peu, on en arrive aux moyens les plus gros­siers, producteurs d'un effet rapide et sûr. La fin justifie ces moyens. L'Église peut ainsi conserver -- temporairement -- son pouvoir, mais au détriment de son caractère spirituel. L'exhibitionnisme, l'histrionisme, le tapage publicitaire sont entrés aujourd'hui dans les mœurs ecclésiastiques. Ajoutons à cela que la possession d'un certain pouvoir temporel permettait à l'Église d'en connaître la véritable nature et ainsi de maintenir avec le moindre risque d'erreur la distinction et la collaboration du pouvoir spirituel lui-même. « Ôtez l'expérience, et dans ces sortes de matières, plus on a d'esprit, plus on s'égare », écrit Bossuet. La spiritualisation de l'Église n'a été qu'un leurre. Sa « mondanisation » actuelle est un fait. L'Église tourne le dos à son enseignement social traditionnel. Elle ignore de plus en plus *ce qu'est une société*. (*A suivre*.) Marcel De Corte. 106:152 ### Journal logique par Paul Bouscaren LE LANGAGE ne tient pas nécessairement aux formes de la langue française, mais il exige des formes établies et observées ; la prière est libre à l'égard de ses formules, mais il ne dépend pas d'elle, au moins de façon ordinaire, de se passer de toute formule ; de même doit-on trouver ridiculement étranger à la condition humaine de ne pas vouloir d'atti­tudes religieuses distinctes, (par exemple, se mettre à genoux pour adorer), du seul fait qu'aucune attitude n'est en rapport nécessaire, en tant que telle attitude, avec la foi au vrai Dieu en tant que telle ; si cette vraie foi est notre vie, quelle vérité concrète de notre vie, pour en faire si bon marché ? Logique­ment, c'est l'équivoque et le sophisme de l'adoration sans besoin d'une attitude particulière à elle réservée, s'il n'est pas néces­saire que ce soit *la seule* attitude traditionnelle de l'agenouil­lement ; car enfin, être assis ou debout, et rien d'autre, ce sont les attitudes communes de la vie sociale, et rien pour la vie religieuse. Mais n'est-ce pas précisément ce que veut la tartu­ferie qui parle d'adorer en esprit et en vérité, *donc,* aussi bien sans attitude propre ? Comme si, faut-il le redire, pouvoir parler sans que ce soit en français donnait la possibilité de parler, aux autres et à soi-même, sans avoir besoin d'aucune langue formée. \*\*\* Si toute opinion est respectable, en quoi est-ce le cas d'un esprit arrêté à son choix contre la vérité certaine dont il nie la certitude ? Cela est ridicule en matière scientifique, pour­quoi pas en d'autres matières, sinon par opinion scientiste aveugle à la certitude métaphysique et à la certitude religieuse, et pourquoi cette opinion scientiste ne serait-elle pas ridicule à ces deux certitudes ? 107:152 Ne serait-ce pas l'esprit personnel que l'on doit respecter dans l'opinion *et plus encore dans la certi­tude, où il s'affirme davantage,* et n'est-ce pas le contraire du respect de cet esprit, que de le réduire à l'opinion, en autrui comme en soi-même, faute de la seule certitude expérimentale ? \*\*\* Quiproquo de l'amour : on ne peut rien sans lui, tout devient possible avec lui ; telle est bien la vérité de l'amour chrétien, *mais comment ?* Ne pas poser la question verse à l'incroyable quiproquo, incroyablement commun, de l'homme à qui son amour donne *par lui-même* au moins la toute-puissance relative de tout le bien que Dieu attend de cet homme ; la vérité de l'amour chrétien, qui est l'amour de Dieu, c'est que Dieu tourne sa toute-puissance en grâce donnée à quiconque se donne à son amour, *à mesure que l'amour l'ouvre à la grâce.* Vérité de la vision béatifique, (Ia, 12, 6), mais d'abord, vérité de la vie chrétienne sur la terre ; vérité jadis merveilleuse au regard chrétien, l'Imitation de Jésus-Christ témoigne à ravir « de mirabili effectu divini amoris » ; mais plus encore l'Évangile même, comme il attribue tout pouvoir, non à l'amour, mais à la foi, et comme il dit : « Sans Moi, vous ne pouvez rien faire. » \*\*\* Israël est le peuple de Dieu selon que le vrai Dieu, Sou­verain-Maître du monde et de tous les hommes, veut être le Roi de ce peuple entre les peuples. L'Église est le peuple de Dieu selon que le Fils de Dieu fait homme, Roi de tous les hommes et de tous les peuples en sa double nature, est reçu pour le Roi universel par les hommes nés de nouveau de l'Esprit Saint. De la sorte, au lieu d'un peuple de ce monde, plus la royauté spéciale que Dieu exerce sur lui, à ses fins de salut éternel pour tous, -- des hommes de tous les peuples accèdent à ce salut, sont avec Jésus-Christ comme le Roi-Sauveur du monde, et par là seulement forment le peuple (du Royaume) de Dieu. Bref, Israël est le peuple de Dieu qui a Dieu pour son Roi, *au sens ordinaire des mots* peuple, Dieu, roi ; tandis que dire l'Église le peuple de Dieu exige un *sens tout nouveau* pour les mêmes mots : Dieu *fait homme,* Roi *de Rédemption,* peuple des hommes *nés de nouveau.* Si bien qu'Israël est le peuple de Dieu bon gré, mal gré, par un fait de volonté divine, alors qu'il n'y a de peuple de Dieu, *dans l'Église militante,* qu'à mesure de fidélité au Christ-Roi des chrétiens du moment. Et qui a la mesure de cette fidélité ? \*\*\* 108:152 « Les professionnels souhaitent une meilleure promotion de la lecture au niveau national. » (*France-Inter,* 13 h. ; 26 dé­cembre.) Traduction française : les éditeurs souhaitent que les Français lisent davantage. Quelle blague, la liturgie dans la langue de tout le monde, par exemple le français ! Ou bien, quelle décomposition à n'en plus finir, parlant comme l'on parle aujourd'hui ! \*\*\* Qu'est-ce que la *justice* biblique, sinon la vie de l'homme à l'image de Dieu, par la grâce de Dieu, quant à l'amour du bien et la haine du mal ? Que reste-t-il de son étendue, que reste-t-il de sa qualité, selon l'humain, et que reste-t-il de Dieu, dans la justice sociale à quoi on la réduit, -- en quelle chimère cornue on l'imbécillise, pour autant qu'il s'agit de l'égalitarisme démo­cratique ? Je ne dis pas avec Pascal : « Je hais ces sottises », non, je hais l'intelligence moderne d'être incapable, comme elle est moderne, de voir l'intelligence humaine inséparable de la sottise, à mesure qu'elle s'en rêve séparée par quelque méthode, ou quelque progrès de la conscience ou de la science, ou je ne sais quoi, dit moderne, -- ah ! les pauvres idiots ! \*\*\* L'homme est ainsi fait qu'il a besoin, et grand besoin, dans sa vie personnelle, de vivre comme membre du corps social, et d'y être contraint, contraint énergiquement, pour ne pas se laisser aller, à quoi ? à l'impossibilité de sa vie humaine. Rien de si aveugle à la condition humaine que la conscience iden­tifiée à un pur amour donné aux autres en toute liberté ; les autres en société, c'est d'abord une nécessité pour la vie per­sonnelle de chacun, et le libre don de soi qui suffit à tout n'est pas moins fantasmagorique chez les hommes qu'une libre respiration là où il n'y a pas d'air respirable. \*\*\* « La fin de l'ennui par la fin du travail ? Hélas ! l'homme est ce qu'il fait, disait Paul Claudel ; s'il ne fait rien, il n'est rien... » (*Figaro,* 29 décembre.) L'homme est ce qu'il fait, -- non pas en ce sens qu'il ne serait que ce qu'il fait, (sauf le cas de la passion extrême). L'homme est ce qu'il fait de la façon qu'il le fait, c'est-à-dire qu'il se donne à son *action,* et non à son *faire.* 109:152 J'ignore la pensée de Paul Claudel parlant de la sorte, mais il y a une monstruosité bien moderne à vouloir que l'homme ne soit rien s'il ne fait aucun *travail ;* et même à me­surer l'homme à son *action,* faut-il encore savoir, avec les Anciens, que Dieu nous juge « sur les adverbes plutôt que sur les verbes » ; et aussi, comprendre cette règle de saint Vincent de Paul : « Soyez plutôt pâtissant qu'agissant, et ainsi Dieu fera par vous seul ce que tous les hommes ne sauraient faire sans lui. » \*\*\* Tous les hommes vivent surtout d'habitudes, prises indis­pensablement et inévitablement, il est très peu d'hommes chez qui les principes puissent suppléer à un manque d'habitude ; mais le moderne respect de la personne humaine consiste à ne vouloir pas plus de cette humble vérité de l'homme que de cette inégalité des hommes, -- et vogue la *galère* vers les *Iles for­tunées !* \*\*\* « La vieille chanson », passe à un Jaurès d'en discourir ; mais l'Évangile de Jésus-Christ, et la vie de ses saints, n'est-ce pas pour le chrétien, d'heure de grâce en heure de grâce, tou­jours la même jaillissante nouveauté ? Ce n'est pas vraiment du nouveau que l'on veut aujourd'hui, c'est aujourd'hui que l'on veut nouveau, -- ce mensonge originel d'une nouveauté de l'homme où l'homme soit comme Dieu. \*\*\* *Conscience et conduite. --* Chacun de nous, assurément, doit agir selon sa conscience ; mais, s'il faut à mesure, et tout de même sorte, vouloir que chacun ait la conduite de sa conscience, à quoi sert l'autorité, et en quoi lui obéit-on ? La vérité se trouve, ici comme ailleurs, dans *la distinction de ce qui est confondu par la mentalité moderniste *: si la conscience de chacun peut se tromper, disant bien ce qui ne l'est pas, et mal ce qui est bien, -- misère rendue manifeste par le fait que les consciences ne sont pas d'accord et n'arrivent pas à se mettre d'accord, -- à ce compte réel, chacun doit vouloir toujours agir selon sa conscience, mais chacun doit vouloir aussi, d'un vou­loir distinct, que sa propre conduite, et celle des autres, soient en effet, dans chaque cas, *ce qu'il faut pour que le bien soit bien fait, non pas le mal*. 110:152 Autant il serait monstrueux à un père de ne pas vouloir que ses enfants agissent toujours selon leur conscience, autant il y aurait folie de sa part à ne pas vouloir, et à ne pas prescrire fermement, la conduite qui doit être la leur à son jugement de père, quoi qu'il aille de celui des fils. La conscience d'un fils n'a pas à se dire d'accord là où il arrive qu'elle ne le soit pas ; mais elle doit être d'accord qu'elle peut se tromper, d'accord qu'elle se tromperait certainement à vouloir faire d'un désaccord, s'il existe, un refus d'obéir. Cela, certes, dans les limites de l'autorité paternelle : toute autorité humaine a ses limites, mais, dans ses limites, elle doit commander, et l'on doit lui obéir. D'où vient qu'une foule de gens, aujourd'hui, soient ici des aveugles incurables, sinon parce qu'ils ne veulent voir, en eux-mêmes et en autrui, que l'être personnel, son intelligence et sa conscience, et non *les condi­tions de l'existence sociale, qui est pourtant la seule existence de cet être *; on veut voir cet être personnel, mais non la vie avec les autres où la conduite selon l'opinion et la conscience, pourtant, vient agir pour le bien ou pour le mal, ou pour l'un et l'autre à degrés divers, *qu'il faut peser comme ils pèsent*. Un autre aspect de l'aberration moderniste est alors à dénoncer, encore plus étrange au bon sens. Si le père ne peut exiger de par la loi de l'Église, par exemple, que ce qui est exigé par cette loi, le gouvernement de la famille ne lui fait pas moins droit et devoir d'exiger, *de par sa propre autorité de chef,* tout ce qui lui paraît requis par la vie familiale quotidienne, toutes nécessités ou convenances impossibles à prévoir par manière de lois, impossibles à obtenir du choix de chacun. Mais, je le demande, ce droit et ce devoir du père de famille, n'est-ce pas ce que l'on vilipende aujourd'hui sous le nom de paternalisme, de quelque famille et de quelque chef qu'il s'agisse ? \*\*\* Je suppose la violence révolutionnaire soumise à des conven­tions de droit pour la réduire au minimum, le minimum indis­pensable à ses fins de victoire sur l'injustice de l'inégalité ; de quoi s'agirait-il alors, sinon d'une *ultima ratio populorum*, et d'une juste guerre ? Ainsi, toutes les arguties contre la possi­bilité humaine d'une juste guerre, astreinte à des lois, devraient aboutir à la guerre sans lois de la justice identifiée à l'égalité. Pour comble, l'égalité aussi mène les hommes à la guerre la plus imbécilement mortelle, on le voit chaque jour sur nos routes et ailleurs. \*\*\* 111:152 Lorsque l'on s'est engagé sur certaines pentes de la conduite, on s'aperçoit bientôt que l'on est entraîné par cette pente plus vite et plus loin qu'on ne voudrait ; alors, ou bien un effort, une violence à soi-même, (parfois jusqu'à être le bourreau de soi-même), arrache à la dégringolade, -- ou bien on cède au besoin de se tromper soi-même et de mentir aux autres, -- ou bien c'est le désespoir d'un esclavage. \*\*\* Si le « pluralisme » est autre chose qu'une tactique, et si l'on a de bonnes raisons d'accorder à la jeunesse les change­ments tels qu'ils sont de l'aggiornamento liturgique ; les anciens, eux, paraissent-ils bons seulement à jeter au tombeau, pour n'avoir aucune raison de leur *laisser* la messe de saint Pie V et le chant grégorien, et la communion des petits enfants qu'ils veulent être autant que jamais à la fin de leur chemin sur la terre ? \*\*\* Entre mille petites drôleries de la radio d'État, dite natio­nale, (totalitairement), il y a celle-ci : l'augmentation des prix *n'est pas à craindre,* le gouvernement y tiendra la main ; -- telle augmentation de prix est constatée, et telle autre, et telle autre, cette augmentation, dans chaque cas, *était prévisible et inévitable*. \*\*\* « J'ai abandonné les dictées lorsque j'enseignais dans le premier cycle : elles ne servaient à rien. » C'est le témoignage d'un agrégé de grammaire qui enseigne depuis 1937, (*Figaro* du 5 janvier, page sept). Professeur depuis 1933, ni agrégé, ni grammairien, mais philosophe thomiste, on peut avoir à ré­pondre comme ceci : les dictées ne servent à rien, *je distingue *: d'accord, si les élèves se moquent bien de faire dix, vingt, ou trente-six fautes ; mais calomnie énorme de cet exercice sco­laire et des anciens instituteurs, lorsque les élèves y vont comme à un match très goûté, où l'on a de fortes chances d'arriver au triomphe de zéro faute, certains même très vite, du moment que la soif de ce triomphe accessible ne lâche pas l'écolier, quoi qu'il étudie, ou simplement qu'il lise, et fût-ce une déchi­rure de journal ; mon enfance a connu ça, monsieur Ikor, pas la vôtre ? \*\*\* 112:152 Couper l'herbe sous le pied à la subversion communiste par le progrès social, ce serait de bon sens,... comment dire ? ma foi, disons-le : si cette subversion n'existait pas ! Ni elle ne veut cesser devant quelque progrès qui ne soit pas le sien, ni elle ne manque de tours dans son sac pour faire d'un progrès, (de la consommation, par exemple), une misère intolérable. Paul Bouscaren. 113:152 ### Éléments pour une philosophie du réel *Chap. III -- suite* par le Chanoine Raymond Vancourt EN FAISANT DU BONHEUR le but de notre action, on laisse déjà entrevoir le troisième aspect du comportement humain. L'homme heureux, en effet, est satisfait, joyeux, paisible, tranquille, éprouvant ainsi ces états d'âme qu'on range sous la rubrique : sentiment. Nous ne faisons pas que connaître et agir ; nous subissons des impressions variées, agréables ou désagréa­bles, car, pour reprendre l'expression classique, que Hegel et Feuerbach emploient fréquemment, nous avons un « cœur », lequel plonge ses racines dans nos tendances, nos besoins, nos désirs. Ceux-ci, satisfaits, engendrent le plaisir ; contrariés, la douleur. L'être humain ne se conçoit pas sans tendances ; aussi n'est-il jamais dénué de toute sensibilité. Les Grecs ont parfois proposé comme idéal l'impassibilité, l'indifférence, l'apathie, qu'ils estiment possible, une fois qu'on s'est persuadé que « tout est égal ». Mais leur doctrine s'avère ambiguë. Elle ne nie pas, en effet, qu'il existe dans l'homme un désir incoercible de bonheur ; elle suppose seulement qu'on atteindrait plus sûrement celui-ci par l'extinction de nos désirs particu­liers, ce qui n'est ni facile, ni réaliste. L'indifférence totale, à vrai dire, n'existe jamais, pas même chez ces malades men­taux qui paraissent s'en rapprocher le plus. La structure et la situation de l'être humain s'y opposent. Faisceau de besoins, l'homme, pour les satisfaire, dépend des choses de ce monde. Comment dès lors passerait-il au milieu d'elles sans leur attri­buer un coefficient de valeur, en les regardant d'un œil terne, avec un manque absolu d'intérêt ? 114:152 Les êtres et les événements ne peuvent être neutres à nos yeux ; ils apparaissent nécessai­rement agréables ou désagréables, bons ou mauvais, utiles ou nocifs, laids ou beaux. Que serions-nous si nous n'éprouvions aucun sentiment d'aucune sorte, pour rien et pour personne ? En un tel état pourquoi agirions-nous ? Et quel motif aurions-nous pour faire effort en vue de connaître le réel et d'en scru­ter les secrets ? L'importance de la sensibilité dans la vie humaine s'avère considérable et Feuerbach a raison de la sou­ligner ([^51]). La Bible loue « l'homme de désirs ». Peut-être veut-elle dire que plus nous sommes capables de nous passion­ner, plus l'existence revêt de prix et devient intéressante. \*\*\* La sensibilité ne s'identifie pas à la connaissance ni à l'action. Celles-ci font sortir le sujet de lui-même, adhérer à l'objet connu ou à l'œuvre produite. Sans doute, quand nous aimons ou haïssons, nous aimons ou haïssons nécessairement quelque chose ou quelqu'un. Mais cet attrait ou cette répul­sion, le plaisir ou la douleur qui en résultent, c'est moi qui les éprouve ; je suis affecté au dedans de moi-même. Nos senti­ments, certes, dépendent de notre tempérament et même pour une part du milieu où nous évoluons, lequel nous apprend de quoi on doit se réjouir ou s'attrister. Mais ce que je ressens, c'est moi qui le ressens et pas un autre. On ne peut, d'aucune façon, recourir ici à je ne sais quel sujet anonyme et imper­sonnel ; l'individu, comme tel, se trouve directement concerné, beaucoup plus nettement qu'il l'était dans la connaissance et l'action. On peut évidemment s'interroger sur la source d'où jaillit la sensibilité ; ou, plus précisément, rechercher quel est le moi qui jouit et souffre. Est-il le même que celui qui connaît et agit ? La source de la sensibilité s'identifie-t-elle à celle d'où émanent la connaissance et l'action ? -- Problème qui recoupe celui que nous avons évoqué plus haut et qu'Aristote soulevait déjà dans son traité *De l'âme,* lorsqu'il se demandait si l'amour et la haine n'ont point leur origine uniquement dans le com­posé humain, à la différence de la connaissance qui, bien que s'effectuant dans l'homme, n'en dépendrait pas moins, selon lui, de quelque chose de supérieur ; problème qu'il faudra essayer de résoudre, quand nous aurons à bâtir une anthro­pologie. 115:152 L'homme n'a point la même attitude en face des êtres et des événements, lorsqu'il les connaît, agit sur eux, en souffre ou en jouit ; les différences sautent aux yeux. Rien d'étonnant que l'observation banale les ait constatées, et consigné cette consta­tation dans le langage. Toutefois, connaissance, action et sensi­bilité, malgré ce qui les distingue n'en sont pas moins étroi­tement mêlées, inséparables, pareillement enracinées dans une seule réalité humaine, dont elles ne font que traduire la complexité. La connaissance éclaire l'action et l'action sou­tient la connaissance ; nous agissons pour en retirer des satis­factions et l'effort déployé en vue de comprendre ce qui existe, suppose un désir d'atteindre la vérité, qui, lorsqu'il est assouvi, engendre des joies appréciables. On ne peut isoler chacune de ces attitudes, les séparer comme au couteau. Elles font partie d'un ensemble, à l'intérieur duquel tout rentre dans tout, où les éléments s'interpénètrent, confondus, malgré leur multiplicité qualitative, dans une unité radicale, qui donne aux distinc­tions qu'on introduit un caractère quelque peu artificiel. Aussi les philosophes se gardent-ils de présenter l'intelligence, la volonté et le cœur comme trois « choses » différentes, liées entre elles par des relations superficielles. Les idéalistes eux-mêmes soulignent « l'unité vivante de l'esprit », qui, nous dit Hegel, « s'oppose à la dispersion de celui-ci en diverses facul­tés ou forces considérées comme autonomes les unes par rap­port aux autres, ou, ce qui revient au même, en des activités représentées de cette manière » ([^52]). Et il ajoute : « La distinc­tion de l'intelligence et de la volonté est souvent inexacte, en ce sens qu'on les prend pour des réalités figées et séparées, comme si le vouloir pouvait exister sans l'intelligence et l'intel­ligence agir sans le vouloir. » On caricature ainsi l'esprit, qui apparaît alors comme « une collection mécanique ossifiée... En isolant ses activités, on fait de lui un être composite et on transforme leur conditionnement réciproque en un rapport purement contingent et extérieur » ([^53]) : \*\*\* 116:152 Toutefois cette façon de présenter l'unité et l'imbrication de nos comportements constitue déjà une interprétation philo­sophique. Elle risque de paraître amenuiser la complexité de la réalité humaine d'où ces comportements procèdent. Ne serait-il point préférable, au point où nous en sommes, d'enre­gistrer simplement ce que constatent l'observation courante et les sciences de l'homme ? Ces sources d'information nous apprennent que, si au niveau de la conscience, la connaissance, l'affectivité et l'action sont des manières d'être distinctes, elles n'en proviennent pas moins d'un même dynamisme caché, dont nous ne percevons que des reflets. A la base de tout, il y a une vie inconsciente, bouillonnante, tumultueuse : « derrière les pensées, ce sont les instincts qui travaillent » ([^54]). Nos idées constituent la phase terminale d'un long processus, dont nous percevons mal les tenants et les aboutissants. Nos sentiments et nos activités même les plus réfléchies ont une origine ana­logue. Cette source effervescente, d'où émanent les divers com­portements, font de ceux-ci « ce qu'il y a au monde de plus embrouillé et de plus malaisément intelligible » ([^55]). Nous ne voyons pas très bien comment naissent nos pensées, ni com­ment elles s'agencent avec nos émotions et nos actes. On a l'impression de se trouver devant un fouillis inextricable. « Le lien causal entre les pensées, les sentiments et les désirs nous est absolument caché... Penser conformément à la définition des théoriciens de la connaissance est une chose qui n'arrive ja­mais ; c'est une fiction arbitraire, où l'on parvient en détachant du fait un élément isolé et en faisant abstraction de tous les autres ; c'est un arrangement artificiel destiné à rendre les faits intelligibles. » ([^56]) Les concepts, loin d'être le produit pur d'une intelligence désincarnée, émanent d'un source plus com­plexe et laissent facilement entrevoir des composants affectifs, utilitaires, sociaux ([^57]). Il en est de même de nos sentiments et de nos décisions. Celles-ci non plus ne s'enracinent pas unique­ment « dans la sphère du conscient » ; et ce serait une illusion de croire que « la causalité vraie est (purement) intellectuelle, que l'âme sait ce qu'elle veut et que la valeur de l'acte volitif est (exclusivement) déterminée par ce qu'elle en sait... » ([^58]). -- Ces formules de Nietzsche, nous pouvons les utiliser, tant qu'il s'agit de décrire comment les choses se passent dans l'être humain. Notre réalité, en effet, n'est pas semblable à celle d'un esprit désincarné et isolé, qui serait transparent comme le cris­tal. Le fond de ce que nous sommes constitue plutôt un mélange d'ombre et de lumière, une source ambiguë, présentant à la fois des aspects spirituels et charnels, individuels et collectifs. Parce qu'ils s'alimentent tous à cette source unique, nos com­portements sont étroitement liés et se conditionnent récipro­quement. \*\*\* 117:152 Mais de cette situation nous prenons conscience et nous sommes capables de l'analyser. Ne faut-il pas en conclure que l'activité de connaissance, bien qu'émanant du même principe que l'action et le sentiment, jouit cependant d'une certaine pré­éminence, puisqu'elle est capable de juger les autres compor­tements, d'en dégager le sens et la portée ? Cette supériorité, nous la qualifierons volontiers de « formelle » ; elle signifie seulement -- mais c'est beaucoup -- qu'il appartient à la rai­son de tout examiner, y compris sa propre activité. Peut-être sera-t-elle obligée d'admettre qu'elle se heurte à des limites infranchissables ; peut-être lui faudra-t-il avouer que, dans l'exis­tence, la sensibilité et l'action ont autant, sinon plus d'impor­tance que la connaissance théorique ; qu'elles constituent des voies d'accès vers la réalité tout aussi valables et qui révèlent à leur manière l'autonomie de celle-ci. Si le réel s'impose à nous dans la connaissance, il s'impose également à notre sensi­bilité et à notre action, lesquelles butent constamment contre lui. Cependant, même si la raison est amenée à faire ces consta­tations, il n'en demeure pas moins à son actif qu'elle est seule à pouvoir les faire, et que ni l'action ni le sentiment ne sont capables de porter un jugement sur leur propre compte Nietzsche vitupère volontiers contre « l'intellectualisme » ; il s'efforce de minimiser la noblesse et l'importance de l'effort théorique que nous déployons pour expliquer le réel. Il a raison dans la mesure où il veut souligner que cet effort plonge ses racines, non dans un moi spirituel décharné, mais dans la réalité complexe que nous sommes. Il a raison également pour autant qu'il vise des doctrines qui, comme celle de Hegel, prétendent réduire le réel à la pensée. Mais celle-ci n'en con­serve pas moins une incontestable prééminence. Après tout le jugement que porte Nietzsche sur elle n'est-il pas, lui aussi, un acte de connaissance ? -- Une telle constatation mène loin et nous aurons à en tirer les conséquences. \*\*\* Pour l'instant, il suffit d'en retenir une, qui se dégage im­médiatement de ce que nous venons de dire. C'est pour se com­prendre eux-mêmes que les hommes séparent connaissance, sen­sibilité et action ; séparation qui introduit un peu de clarté dans la réalité confuse que nous sommes. Cette distinction, disons, pour parler en hégélien, qu'elle est l'œuvre de « l'en­tendement », d'une activité de pensée « qui s'arrête à des déterminations immobiles et à leurs différences, et considère ces abstractions limitées comme ayant une existence indépen­dante et se suffisant à elles-mêmes » ([^59]). 118:152 Si, pris par la magie des mots, nous considérions comme isolé en réalité ce qui l'est seulement dans les mots, nous risquerions de nous fabriquer de l'être humain une image caricaturale. Mais, cette tentation écartée, nous pouvons tirer profit des suggestions du langage. Comment d'ailleurs faire autrement ? Dans l'ordre de la con­naissance, l'analyse doit précéder la synthèse. Que signifierait pour nous l'unité de l'homme, si nous n'en discernions les com­posantes ? A condition de ne pas oublier qu'il s'agit d'aspects d'une seule et même réalité, étroitement liés les uns aux autres, il n'y a donc aucun inconvénient à ce que nous utilisions la distinction entre connaissance, sensibilité et action, pour jeter un peu de lumière sur la mentalité du philosophe ; pour essayer de démêler les motivations auxquelles il obéit, peut-être à son insu, lorsqu'il s'engage dans la voie qu'il a choisie. #### III. § 2. Le philosophe et la connaissance désintéressée. Le philosophe aspire à la sagesse, c'est-à-dire au bonheur, au savoir, à la perfection morale, trois formes d'un seul et même but. A laquelle accorde-t-il la première place ? Nous avons remarqué qu'on peut difficilement être content, satisfait, si on ignore ce qu'est l'homme et pourquoi il est fait. Ne serait-on pas en droit de conclure que l'activité déployée par le philosophe va relever essentiellement de la connaissance, que son souci prédominant sera de « savoir » et que les autres motivations se verront quelque peu rejetées à l'arrière plan ? C'est du moins ce que semblent penser les Grecs. Socrate explique à Théétète qu'on devient philosophe lorsqu'on s'étonne devant les mystères de l'univers et qu'on éprouve le désir de les élucider ([^60]). Aristote est plus explicite : « L'étonnement poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques... Au début, ce furent les difficultés les plus appa­rentes qui les frappèrent ; puis, s'avançant peu à peu, ils cher­chèrent à résoudre des problèmes plus importants : les phéno­mènes de la lune, du soleil et des étoiles... et enfin ceux de la genèse du monde » ([^61]). 119:152 L'homme s'étonne lorsqu'il perçoit au sein de la réalité des aspects à première vue inconciliables, ou quand il rencontre, dans l'explication des choses, certaines dif­ficultés -- celles, par exemple, signalées par les sophistes -- qui renaissent sans cesse alors qu'on les croyait résolues, nous administrant ainsi la preuve de notre ignorance. Buter contre un problème, s'avouer finalement incapable de le trancher, « c'est, en effet, reconnaître son ignorance... Ce fut pour échap­per à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie. Il est clair, dès lors, qu'ils poursuivaient la science *en vue du connaître et non pour une fin utilitaire*. » Et Aristote ajoute : « Puisque les arts qui s'appliquent aux néces­sités quotidiennes et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie étaient déjà connus quand on commença à rechercher une discipline de ce genre, *il est évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger*. Et de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et qui n'est pas la fin d'autrui, ainsi *cette science est aussi la seule qui soit libre, car, seule, elle est sa propre fin *» ([^62]). Le philosophe ne cultive pas une discipline « poétique », qui se proposerait la réalisation d'une œuvre ; il s'efforce uniquement de comprendre ce qui est, d'expliquer le réel, tel qu'il s'offre à lui. Il veut la vérité et rien d'autre. En un mot, il s'adonne à la connaissance pour la connaissance. Touchons-nous ainsi le fond de son comportement ? La quête désintéressée du vrai suffit-elle à définir sa démarche ? A la différencier de celle du savant et de l'homme de la rue ? Entre les différentes façons de connaître, celle du philosophe peut-elle se prévaloir de ce désintéressement, pour s'attribuer, au moins de ce point de vue, le premier rang, comme semble l'admettre Aristote ? Les choses ne sont peut-être pas aussi simples. \*\*\* On distingue communément trois formes de connaissance : celle impliquée dans la vie quotidienne, une autre plus métho­dique à laquelle s'adonne le savant et enfin la philosophie. Comme il s'agit toujours de connaissance, c'est-à-dire d'une activité destinée à appréhender le réel, on doit pouvoir retrou­ver en chacune de ces formes un aspect « contemplatif ». Même si on connaît en vue d'agir sur les choses et de les transformer, connaître, c'est d'abord découvrir ce qui est ; ce qui suppose, à l'arrière-plan, un besoin de savoir pour savoir, un désir de sa­tisfaire la curiosité et de remédier à notre ignorance. Ce désir se laisse-t-il percevoir dans les trois types de connaissance que nous venons de distinguer ? \*\*\* 120:152 L'activité cognitive surgit d'abord au niveau de la vie quo­tidienne ; elle permet à l'homme de s'orienter dans le milieu où il évolue. Les philosophes du XX^e^ siècle, à la suite de Husserl, ont analysé avec subtilité ce qu'ils appellent « l'attitude natu­relle de l'homme dans le monde ». Résumons leurs conclusions. L'univers, à l'intérieur duquel nous vivons et auquel nous avons affaire, consiste en un ensemble de « choses », que nous utili­sons au mieux de nos intérêts. Nous nous situons au centre d'un monde organisé par nous, et qui apparaît anthropomor­phique et anthropocentrique ; d'un monde en rapport avec notre condition biologique. Dans « l'attitude naturelle », nous voyons moins les réalités en elles-mêmes qu'en fonction de leur aptitude à répondre à nos différents besoins. Notre comportement vis-à-vis d'elles est foncièrement pragmatique ([^63]). -- Dans ce cas, peut-il être question d'une « contemplation de ce qui est » ? La curiosité désintéressée, le désir de savoir jouent-ils, à ce niveau, un rôle quelconque ? On serait tenté de répondre par la négative. (*A suivre.*) Chanoine Raymond Vancourt. 121:152 ### Apologie pour l'Église de toujours par R.-Th. Calmel, o.p. #### II. -- Une Église définitive Le Seigneur a fondé son Église non comme une institution religieuse provisoire, promise à des transformations successives jamais achevées, mais comme la société définitive du salut, cons­tituée une fois pour toutes avec ses pouvoirs de faire le culte de la loi nouvelle et d'apporter aux hommes la grâce et la véri­té ; surtout avec la charité dérivée de la croix et des sept sa­crements ; la charité qui sera ardente dans son cœur jusqu'à la Parousie et pour toute l'éternité. Par ailleurs l'humanité que l'Église a mission de convertir et de sauver n'est pas le jouet d'un devenir sans forme et sans fin ; elle se développe sans doute, mais elle ne connaît de croissance vraie qu'en se réglant sur certaines lois et à l'intérieur de certaines limites. Qu'elle méprise ces lois -- disons ce droit naturel -- qu'elle essaie comme le monde moderne de faire craquer ces limites, c'est alors le chaos, la désolation, une régression épouvantable. Nous entrevoyons par là que c'est non seulement la perfection de son origine divine qui impose à l'Église d'être définitive et non mutante, mais encore la stabilité des caractères propres de l'espèce humaine qu'elle a mission et pouvoir d'illuminer et de sauver. 122:152 Ainsi l'Église du Christ, l'Église catholique, la seule Église véritable ne peut annoncer aux hommes la vérité surnaturelle qu'en acceptant les lois propres de l'esprit humain pour définir et transmettre la vérité. De même ne peut-elle communiquer la grâce par des signes sacrés qu'en acceptant les lois de la signi­fication qui existent dans les sociétés humaines, donc en veillant à ne pas livrer ces signes au pur arbitraire individuel. Enfin l'Église ne pourrait se dire une société si elle était régie par une constitution qui méconnaîtrait les exigences de loyauté et de justice propres à toute société humaine normale. C'est dire que sa constitution, toute surnaturelle qu'elle soit, trouve son ana­logie dans le régime honnête des sociétés terrestres et non pas dans un régime révolutionnaire de mensonge et de tromperie. \*\*\* Évidemment l'Église grandit et se développe ; elle explicite les dogmes, elle enrichit parfois la liturgie, elle fait naître chaque jour de nouveaux saints ; mais elle se développe *in eodem sensu* ([^64]) dans le même sens et dans la même ligne. Ainsi la graine de sénevé devient-elle un arbre immense, capable d'abri­ter dans ses rameaux sans nombre la foule des passereaux quand se déchaîne l'ouragan furieux ; mais enfin l'arbre immense reste toujours du sénevé. -- Il n'y a pas, il n'y aura pas d'Église nou­velle. Les absurdes rêveries postconciliaires ou les manœuvres modernistes perverses ne changeront rien à cela. Toute Église qui se voudra nouvelle, qui se contredivisera comme le fait l'église *aggiornamentée* à l'Église des vingt premiers conciles ne sera rien d'autre qu'une pseudo-Église. Mais considérons maintenant de plus près quelques traits majeurs de la permanence de l'Église, quelques manifestations plus marquantes de son grand caractère de stabilité. \*\*\* 123:152 Je l'ai déjà dit en des études antérieures ([^65]) : la fixité du rite est nécessaire pour maintenir la validité du *sacrement*. Je dis la fixité du rite, je ne dis pas sa rigidité, parce que dans l'ordre de la grâce, plus encore que dans celui de la nature, si les lois sont fixes, elles ne sont pas rigides : *Car la vie intérieure et la sacramentelle* *N'est point une entreprise ingrate et contractée...* Mais enfin si la fixité laisse un certain jeu dans le formulaire, la langue et les gestes, ce jeu est limité et, de plus, il est sévè­rement mesuré sur le sacrement lui-même, selon la configuration que lui donna pour jamais l'institution du Verbe de Dieu Ré­dempteur. Or cette fixité non rigide, cette organisation ferme sans raideur, pour les gestes, l'idiome, le formulaire a été trou­vée dès les premiers siècles chrétiens ; depuis lors elle se trans­met fidèlement, sans dureté ni caporalisme, par une Tradition assistée du Saint-Esprit et gouvernée par le Magistère. Les res­ponsables de l'anarchie de la nouvelle messe ont trouvé bon de passer outre ; ils envoient promener latin, formules et attitudes. Par des manipulations sans franchise et dont il est malaisé de déterminer la valeur juridique ([^66]), ils changent les attitudes de la Messe au point que l'assemblée prend une allure de ministre principal et que le prêtre est réduit à n'être plus qu'un assistant pareil aux autres ou de peu s'en faut ; quant au formulaire, il est si bien transformé que les luthériens en sont ravis. Les ré­sultats de cette mutation des rites ne se sont pas fait attendre ; l'expérience désastreuse poursuivie imperturbablement depuis le début du présent pontificat fournit la preuve *a contrario* que la validité du *sacrement* institué par Dieu est intimement liée à la stabilité du *rite* élaboré par l'Église. Que faire ? Puisque le présent pontificat par ses innovations inouïes met en cause la Messe, le prêtre qui croit à la Messe mettra en cause sur ce point capital les innovations du présent pontificat. \*\*\* Des sacrements venons-en aux dogmes de la foi. Les formules, entièrement homogènes à l'Écriture Sainte et à la Tradition, en furent précisées, rigoureusement délimitées, pour mieux parer aux glissements ou aux déformations des hérésiarques : 124:152 le Fils CONSUBSTANTIEL au Père, et non pas semblable, comme cela se passe parmi les hommes, où le fils est seulement sembla­ble au père et non un seul être avec lui ; -- MARIE MÈRE DE DIEU et non pas, en tout et pour tout, mère du Christ, comme si le Christ n'était pas vrai Dieu, seconde personne de la Trinité incarnée pour notre salut ; -- pour le Christ, DUALITÉ DES NA­TURES DANS L'UNITÉ DE LA PERSONNE ; non pas dualité de per­sonnes reliées par union mystique, et pas davantage unité per­sonnelle par mélange et confusion des natures, mais union har­monieuse des natures en vertu de l'assomption de l'humanité par le Fils de Dieu ; union telle que la nature humaine est *rem­plie de grâce et de vérité* et qu'elle est élevée à la dignité d'*ins­trument conjoint* de la divinité ; -- LA JUSTIFICATION DE L'ÂME réalisée non par une imputation extrinsèque, mais par une vivification surnaturelle qui atteint le recès le plus intime de la liberté en vertu d'une *grâce, guérissante et élevante *; -- LES SA­CREMENTS SIGNES SACRÉS PORTEURS DE GRACE, AGISSANT EX OPERE OPERATO, et non pas simplement gestes pieux qui excitent la ferveur ; -- LE PÉCHÉ ORIGINEL défini comme étant une faute réellement commise à l'aurore de notre histoire *par le seul pre­mier homme et transmise par la génération à tous ses descen­dants*, Notre-Dame exceptée ; -- la présence du Christ dans l'Eucharistie consistant en une présence réelle par TRANS­SUBSTANTIATION ; -- la Messe réalisant un VRAI SACRIFICE, et le même que celui de la croix, en vertu de l'identité de la victime et de l'identité du prêtre... -- Ces formulations rigoureuses de la foi dont j'apporte ici quelques exemples sont rendues plus ri­goureuses encore par l'adjonction d'anathématismes. Ainsi le réclame la nature de l'esprit humain. Si en effet l'expression des mystères révélés demeurait floue, indécise, susceptible de multiples interprétations, comment échapper aux déviations, c'est-à-dire aux hérésies ? Et d'autre part, puisque la foi engage notre vie et notre salut éternel, comment engager notre vie sur de l'à-peu-près, pour le temps d'ici-bas et pour l'éternité tout entière ? -- Nettes et précises, et rendues plus précises encore par les canons et les anathèmes, les définitions de foi sont *irréformables*. Ce qu'elles présentent à notre esprit, ce qu'elles proposent à notre assentiment n'est rien d'autre que la Révé­lation définitive apportée aux hommes par notre Sauveur *omnia quaecumque audivi a Patre meo nota feci vobis* ([^67]). 125:152 Si les définitions étaient réformables c'est, ou bien que la Révéla­tion qu'elles traduisent serait elle-même sujette à des Réformes et non définitive, ou bien que l'explicitation procurée par ces définitions ne serait pas homogène au donné révélé ; mais l'une et l'autre hypothèses sont fausses. Dire, ce qui est vrai, que les définitions de la foi se sont ex­plicitées au cours de l'histoire de l'Église, ce n'est pas dire, ce qui est faux, qu'elles sont réformables. Car elles se sont explicitées en développant leur signification *in eodem sensu, in eadem sententia*, non en substituant une signification à une autre. Quand vous voyez la rose s'épanouir aux premiers souffles d'avril ou de mai, vous ne dites pas que la rose se réforme ; et si le raisin en fleur, si fragile et si tendre dans les douces mati­nées printanières, devient une lourde grappe aux derniers jours d'été, ce n'est point parce que le cep serait réformable, c'est parce qu'il est vivant. Ainsi de l'explicitation des dogmes au cours des âges : dogme de la Trinité et de l'Incarnation ; doc­trine relative à la chute originelle, au Saint-Sacrement ou à la Vierge Marie. La tradition transmet, elle explicite quelquefois, jamais elle ne transforme. La Tradition transmet des mystères tout ce qu'il y a de plus nets et de moins fuyants d'où la netteté tranchante des formules qui expriment le donné révélé et des anathématismes qui ferment la porte aux interprétations héré­tiques. La Tradition transmet l'immuable et plénière vérité di­vine, la Révélation divine surnaturelle et totale ([^68]), à la raison humaine qui reste elle-même immuable comme notre nature ; je ne dis pas qu'elle reste immobile, incapable de progrès ; je dis immuable dans ses intuitions premières et la saisie des principes fondamentaux. Voilà pourquoi d'ailleurs les vocables et les concepts que la Tradition assume, surélève, rend ductiles aux mystères surna­turels, sont les concepts et les vocables saisis d'emblée par notre esprit, les concepts et les vocables du sens commun ([^69]), ceux dont dispose facilement tout être humain, à moins de tomber fou ; 126:152 ou encore, comme nos divagants modernistes, à moins de passer au-delà du vrai et du faux, et d'étouffer ainsi les lumières primordiales qui brillent dans un cœur droit. Oui, les idées et les mots qui servent d'instruments aux définitions de la foi sont tirés du sens commun, quitte à avoir bénéficié d'une certaine élaboration philosophique ; ils sont donc accessibles aux plus humbles, aux plus démunis d'instruction, car il suffit d'être homme, d'avoir hérité de la nature humaine pour saisir par exemple ce qu'est une personne, même si on est incapable d'en fournir un exposé argumentatif ; pour saisir également qu'il existe une nature des êtres ; que les accidents sont autres que la substance ; que nous sommes doués de liberté et d'une liberté faillible ; pour saisir, en un mot, les diverses notions mises en œuvre par *l'analogie de la foi* ([^70]). 127:152 C'est en même temps par une exigence de l'ordre humain naturel et par une exigence de la Révélation de Dieu que les définitions de l'Église sont rigoureuses et irréformables. Mais le second Concile du Vatican, par son refus systématique de définir et d'anathématiser ([^71]), a induit en tentation un grand nombre de chrétiens, les amenant à se demander si la vraie foi ne serait pas située désormais au-delà des dogmes irréfor­mables, si l'on ne pourrait désormais envisager légitimement, dans l'Église unique du seul vrai Dieu, *le pluralisme* de la doc­trine qui nous exprime le vrai Dieu. A de pareilles interroga­tions vingt siècles de Tradition inchangée et toujours vivante nous obligent à répondre par un non catégorique. Que le Conci­le 21^e^ se contredivise, s'il le veut, aux 20 Conciles antérieurs, nous ne bougerons pas et nous continuerons d'étudier et de méditer les définitions et les anathématismes déjà formulés. Nous ne cesserons pas d'en nourrir notre prière, car ils nous apportent seuls la Révélation de l'amour transcendant : *Sic Deus dilexit mundum* (Jo. III, 16), Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique ([^72]). \*\*\* 128:152 C'est l'honneur de la morale chrétienne que de barrer la route aux faux-fuyants et d'en fermer toutes les issues. Pour­quoi mentir encore lorsque la racine du mensonge est dévitali­sée, rendue stérile et mise à mort par le don de la grâce qui purifie et surélève ? C'est la gloire de la loi nouvelle, qui est *loi de grâce,* de faire adopter des mœurs divines en opérant d'abord un tri impitoyable dans les aspirations impures et mêlées de la nature corrompue, puis en faisant droit uniquement aux exigences nobles et bonnes, et en les amenant à graviter dans l'attraction des vertus théologales. Nous admirons dans les saints les magnifiques effets de la grâce qui a purifié leur cœur et transformé leur être intime. En revanche nous nous sentons heurtés et froissés par la grossièreté intérieure des hérésiarques, et sinon toujours par leurs faiblesses charnelles, du moins par leur orgueil effréné *in spiritualibus*. Il suffit par exemple d'avoir lu une biographie exacte, même abrégée, de Martin Luther pour éprouver du dégoût au spectacle du débraillé sensuel de ce prêtre marié. Pire que cela, il est dominé par un orgueil qui lui fausse l'esprit à tel point que, non seulement il se dispense de demander pardon de ses péchés, mais encore il les blanchit et les justifie, en vertu d'une inter­prétation aberrante de l'Évangile. La vie et les prétentions de Luther sont trop certainement troubles et impures pour que nous admettions jamais qu'il « a cherché honnêtement et avec abnégation le message de l'Évangile... et que les exigences qu'il a exprimées (traduisent) bien des aspects de la foi et de la vie chrétienne ([^73]) ». Qu'importe que ce soit l'envoyé officiel du pape régnant qui nous ait fait part de ces incroyables explications sur la vie in­térieure de Luther ? La dignité du messager n'a pas le pouvoir de changer ce qui est et nous ne croyons rien des énormités qu'il voudrait nous imposer. Nous en savons suffisamment, aussi bien sur la loi naturelle avec ses préceptes invariables que sur la loi de grâce, révélée une fois pour toutes, pour être absolu­ment certains que jamais la sainte Église ne fera droit aux trou­bles exigences du sombre fondateur de la religion prétendue réformée. Jamais l'Église n'ouvrira la voie à un genre de vie spirituelle qui tenterait de concilier le Christ et Bélial ([^74]). 129:152 Si les dogmes de l'Église, ses sacrements, sa vie morale et spirituelle sont commandés par la Révélation, mais respectent cependant les humbles lois de notre nature, nous en dirons autant du régime de l'Église. C'est un régime loyal d'autorité et de responsabilité personnelle, un régime de pouvoirs selon la grâce conférée à des détenteurs personnels au sein d'un ordre hiérarchique. Dans l'Église de toute vérité on ne peut concevoir un régime de dévolution des pouvoirs à des assemblées anony­mes dont les chefs officiels ne seraient que des exécutants ir­responsables ; le régime hypocrite des autorités parallèles ne pourra jamais devenir en droit le régime de l'Église, même s'il réussit, dans une certaine mesure, et pour un peu de temps, à s'imposer en fait. Parce qu'il est déjà en contradiction avec la constitution d'une société juste, il ne saurait s'introduire dans la constitution de la société de grâce fondée par le Seigneur Jésus et assistée par son Esprit. Ainsi donc, quel que soit l'aspect de l'Église que l'on consi­dère : gouvernement ou sainteté, doctrine ou liturgie, on voit toujours briller deux grands signes inséparables, deux grandes marques indélébiles : d'abord la surnaturalité intrinsèque de cette société hiérarchique de la grâce, ensuite sa consonance et sa pleine harmonie avec les justes lois de notre nature. (*A suivre.*) R.-Th. Calmel, o. p. 130:152 ### Ouverture au monde IL NOUS EST SOUVENT PARLÉ depuis le Concile de l'ouverture au monde. Il semble que nous soyons en présence de gens qui découvrent le fil à couper le beurre, car l'Église n'a jamais fait autre chose. Les apôtres entraient dans une société où les esclaves étaient de simples meubles sans personnalité civile, sans mariage légal ; les femmes étaient des femelles qui rap­portaient rien qu'en mettant au monde de nouveaux esclaves. Sur tous, le propriétaire avait droit de vie et de mort. On ven­dait séparément les pères, les enfants ou les femmes, si cela plai­sait au maître ou lui paraissait une bonne affaire. Lorsque Rome eut conquis la Grèce, il y eut des esclaves médecins, ar­chitectes, écrivains qu'on exploitait et qu'on pouvait vendre un bon prix. L'Église les convertit, les baptisa, leur donna le sacrement de mariage, en fit des prêtres et comme ces esclaves chrétiens eurent souvent une heureuse influence sur leurs maîtres, l'Église créa ainsi de petites sociétés chrétiennes s'étendant à une fa­mille. La structure morale était évidemment bouleversée ; mais l'Église n'essayait même pas de modifier la structure civile. Le cas le plus significatif se trouve dans la lettre de S. Paul à Phi­lémon. Ce dernier était un personnage aisé de Colosses que S. Paul avait converti probablement pendant le séjour qu'il avait fait à Éphèse, plusieurs années auparavant. Ce Philémon avait un esclave, appelé Onésime, qui s'était enfui à Rome, où Paul alors captif (en 62) le convertit. Paul renvoie l'esclave devenu chrétien au maître auquel il appartenait légitimement suivant le droit de l'époque, mais il demande au maître de faire avec son esclave une société chrétienne. 131:152 Cette lettre est probablement la plus belle de toute la litté­rature épistolaire : « *Aussi, bien qu'ayant une grande assurance dans le Christ pour te commander ce qui est convenable, je préfère, à raison de la charité, te prier, étant ce que je suis, Paul, un vieillard et même maintenant prisonnier du Christ Jésus, je te prie pour mon enfant que j'ai engendré dans les chaînes, Onésime... Je te le renvoie, lui mes propres entrailles... Peut-être, a-t-il été séparé de toi pour un temps pour que tu le retrouves pour toujours, non plus comme esclave, mais bien mieux qu'esclave, comme un frère bien aimé, très particulière­ment de moi... *» Paul ajoute : « *S'il t'a fait quelque tort ou te doit quelque chose, porte le à mon compte... je paierai. *» Mais lisez toute la lettre. \*\*\* Par les Romains libres qui avaient de tels esclaves, la légis­lation commença de s'adoucir ; il ne fut plus permis aux maîtres de les mettre à mort. Progressivement l'Église pousse à l'institu­tion du servage qui empêchait de vendre l'esclave séparément et arbitrairement. Il ne pouvait être vendu qu'avec le bien qu'il cultivait. Il était devenu un possesseur héréditaire, et du coup la famille se trouvait reconstituée et protégée. Plus tard, après l'anarchie amenée par les invasions barbares, l'institution de la trêve de Dieu ralentit puis arrêta les guerres privées. Et lorsque la Révolution française eut entièrement dépouillé l'Église et renouvelé notre ressource en martyrs, il se créa chez nous quan­tité de congrégations religieuses pour instruire la jeunesse ou soulager les pauvres, les malades, les infirmes, les pêcheurs et pécheresses. Beaucoup d'entre elles, tellement elles étaient ap­propriées aux besoins des temps, se sont répandues dans le monde entier. Comment n'en serait-il pas ainsi ? S. Jean n'a-t-il pas écrit : « *Car Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique. *» C'est l'origine du second commandement : « Tu ai­meras ton prochain comme toi-même pour l'amour de Dieu. » Car ce Fils existait de toute éternité. Il s'en suit que notre ouverture au monde consiste à faire ce qu'a fait Dieu lui-même, lui faire connaître ce Fils que Dieu lui a donné pour le sauver, ainsi que la manière dont ce Fils a mené son action. Le monde se rebiffe. Car le monde, par la faute des hommes, n'est pas bon. 132:152 Ce même S. Jean qui nous dit (III, 17) : « *Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par Lui. *» Ce même S. Jean écrit dans sa première épître (II, 15-17) : « *N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour de Dieu n'est pas en lui, car tout ce qui est dans le monde, la con­voitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père, mais du monde. Or le monde passe ainsi que sa convoitise, mais qui fait la volonté de Dieu demeure pour l'éternité. *» Il ne s'agit donc pas, pour s'ouvrir au monde, de l'imiter ou d'essayer de penser comme lui, mais de lui donner d'abord l'exemple d'une société familiale parfaite et de lui ouvrir un cœur chrétien. Il faut compatir à ses souffrances, mais celles qui l'aigrissent le plus viennent des concupiscences et des convoitises des uns et des autres. Les approuver, c'est la mort, car S. Paul nous dit : « *La Sagesse du monde est folie auprès de Dieu. *» \*\*\* On peut néanmoins accuser l'époque qui nous a immédiate­ment précédé d'un défaut de clairvoyance au point de vue social. Mais ce défaut -- à part chez quelques économistes peu écoutés, comme Le Play et La Tour du Pin, et au Saint-Siège -- était celui de tout le monde, évêques, utopistes et socialistes. Pourquoi les évêques ? Parce qu'ils étaient devenus des fonc­tionnaires à tant le mois. Les fonctionnaires qui nous gou­vernent aujourd'hui montrent à quel point leur nature est de tout bloquer, les yeux, les oreilles et la pensée. Avant que l'Église ne fût dépouillée par la Révolution, les évêques possé­daient des fermes, des moulins, des forges ou des mines. Ils étaient au courant de la situation sociale, et le proverbe popu­laire disait : « *Il fait bon vivre sous la crosse. *» Mais le fonc­tionnarisme tue la vie de ce qu'il administre. Pour ceux qui souffraient directement de la tyrannie de l'argent, à qui la Révolution avait abandonné le pouvoir, ils étaient guidés par des hommes qui voulaient obstinément gué­rir le mal par les principes qui l'avaient provoqué, les idées révolutionnaires de liberté et d'égalité. Spirituellement, l'homme est libre de ses choix et respon­sable. Matériellement la liberté complète est impossible. Il faut des règles. Dans la plus simple des sociétés, père, mère, enfants, personne n'est libre de faire tout ce qu'il veut, à cause de la nature morale de l'homme, de la diversité des besoins et des charges de chacun. 133:152 Spirituellement, nous sommes égaux devant la justice de Dieu « *qui sait ce qu'il y a dans le cœur de l'homme *». Maté­riellement, nous sommes tous inégaux de force, de moyens et de responsabilité. La société vivait sur le dogme du péché ori­ginel, dont les suites amenaient dans le monde ce dont l'accuse S. Jean, la convoitise et le mal. C'est alors qu'un demi-fou, J.-J. Rousseau, décréta que l'homme naissait bon et que la société était cause de sa corrup­tion. Avidement on s'empara de ce nouveau dogme si contraire à l'expérience, car il facilitait beaucoup l'examen de conscience. Il n'était plus besoin d'une longue et pénible réforme de soi-même, depuis l'enfance, pour se rendre meilleur et gagner cette paix que le Seigneur donne. Il suffisait de trans­former les institutions sociales -- et laisser les enfants libres. C'est donc l'oubli du péché originel qui empêche de voir qu'une ascèse personnelle est la base de toute réforme sociale appropriée à la nature des êtres et des choses, et qui soit durable. Or nous lisons qu'un prêtre-ouvrier écrivit dans son rap­port présenté à Lourdes : « *La lutte des classes peut devenir un élan d'amour, même violent, pour détruire le péché du monde, et faire de l'humanité un peuple fraternel et debout. *» Ne s'aperçoit-il pas que sa pratique est à l'opposé de celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de S. Paul et des autres apôtres ? Ils n'ont jamais prêché la révolte aux esclaves bien que la situa­tion de ces derniers fût un enfer par rapport à celle de l'ou­vrier moderne. Et puis, croire que la lutte des classes peut détruire le péché du monde est un enfantillage qui fait frémir : il aboutit à faire guillotiner celui qui n'est pas « vertueux » à la mode du jour, qu'il soit Danton ou Robespierre ou Lénine. Ce prêtre a perdu de vue complètement le péché originel qui aurait tôt fait de rendre insupportable la société issue de cette lutte. Le Christ est venu apporter la bonne nouvelle, aux pauvres. Toute l'Écriture Sainte, jusqu'au *Magnificat,* est remplie du souci et de l'amour des pauvres. Le Christ a dit : « *Je vous donne ma paix *» ; mais il a ajouté : « *Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. *» Et puisque ce jeune prêtre vit pauvre­ment au milieu d'une population pauvre (quelle grâce !), il y en a dans l'Église un exemple fameux, celui de S. François. Tandis que le moteur profond de la démocratie n'est pas l'amour du prochain, mais l'envie, S. François et ses compagnons ont prê­ché la croix du Christ en vivant comme le Christ et ses apôtres, dans l'absolue pauvreté. Il eut bientôt cinq mille frères qui partout portèrent le même exemple. Par son tiers-ordre il eut une grande influence sur la société de son temps, déjà, en Italie, pleine de changeurs, de banquiers et de marchands. Et S. Louis était tertiaire franciscain. Qui sera le S. François de notre temps ? 134:152 Une chose certaine est qu'il prêchera la paix telle que le Seigneur la donne. C'est l'esprit du mal qui organise la lutte des classes jusque dans l'Église, car une réforme valable ne peut venir que de l'entente du patronat et du monde ouvrier contre la tyrannie administrative de l'État et de ses parasites. \*\*\* Mais nous, simples gens, que devons-nous faire et par quoi commencer ? Notre ouverture au monde consiste d'abord à montrer que nous sommes chrétiens en chassant le respect hu­main. Vous dites le *benedicite* chez vous avant le repas. Le dites-vous au restaurant ? Vous le devez à Dieu. Le signe de croix au moins est indispensable. De même pour les grâces. Tout cela avec simplicité et dis­crétion. Vous hésitez et vous prétextez que nous ne voulez pas rendre la religion ridicule ? En fait par crainte de paraître ridicule vous-même ; c'est la fausse honte d'être chrétien. Y a-t-il pire insolence vis-à-vis de Dieu, qui vous a donné la foi ? Vous hésitez, alors que cette pensée vous brûle les lèvres, de nommer Dieu ou de parler ouvertement de l'espérance des chrétiens ; vous avez tort car les hommes sont malheureux de l'absence de Dieu dans leur vie et ils ne le savent pas, et on ignore quelles grâces ont reçu secrètement des gens qui vivent en dehors de la foi, et qui même ne sont pas baptisés ; ils les ignorent eux-mêmes. Dieu attend qu'un chrétien, par son exemple, leur ouvre la porte. Voilà encore une ouverture au monde. Le devoir d'état accompli avec fidélité est souvent le meilleur exemple à donner. Il consiste à faire sa tâche dans la perfection qui nous est possible ; à donner du bon travail au juste prix, à bien occuper son temps. Respectez tous les hommes ; ne manquez pas d'être affable avec tous, spéciale­ment avec ceux qui sont peu honorés, soulagez les malheureux de corps et d'esprit, offrez-leur l'exemple et donnez-leur l'en­vie de la foi. Tel est le commencement, et si votre profession comporte des problèmes sociaux aigus, instruisez-vous de la doctrine sociale de l'Église qui aujourd'hui est méprisée de beaucoup de ceux qui devraient l'enseigner. Et voici pour finir la doctrine même de Jésus, inoubliable, insurpassable et toujours aussi féconde si on consent à l'em­ployer, c'est la doctrine de l'exemple, non celle de la confu­sion ; celle de la mère de famille qui élève ses enfants dans la foi en en pratiquant avec eux les conseils et les œuvres. Peu honorée, peu glorifiée, très combattue par les futilités du pa­raître et du jouir, elle est cependant la pierre fondamentale des sociétés chrétiennes. 135:152 Dans le dernier discours après la Sainte Cène, Jésus s'ex­prime ainsi (Jean XVII, 14) : « (*Père !*) *je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde*... (15) *Je ne prie pas pour que tu les enlèves du monde, mais pour que tu les gardes du mal*... (17) *Sanctifie-les dans la vérité*... (18) *Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde*. \(20\) *Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour tous ceux qui croiront en moi à cause de leur parole*. (21) *Afin que tous soient un, comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi, afin qu'eux aussi soient en nous, de façon que le monde croie que tu m'as envoyé...* (23) *moi en eux et toi en moi afin qu'ils soient consommés dans l'unité*... » D. Minimus. 136:152 ## NOTES CRITIQUES ### Angoulême a pris position sur l'épître des Rameaux Un évêque, enfin, a parlé. A notre connaissance il est le premier. Le premier qui ait parlé des falsifications de l'Écriture que l'on nous impose dans le nouveau catéchisme et dans la nou­velle liturgie. C'est l'évêque d'Angoulême. Il en a parlé, certes, fort modestement : il n'a parlé que de l'épître des Rameaux. C'est un début : on ne pourra toujours faire semblant de ne pas savoir que l'Écriture sainte est fréquemment falsifiée dans les versions qui nous en sont aujourd'hui imposées par les réformateurs du culte et de la catéchèse. S'en tenant à l'épître des Rameaux, l'évêque d'Angoulême a déclaré -- officiellement et par écrit : 1° Que la traduction du nouveau Lectionnaire français « *a été critiquée et méritait de l'être *»*.* 2° Que la seconde version, subrepticement rectifiée, mani­feste (à ses yeux) un progrès. 3° Que néanmoins la traduction de la Bible de Jérusalem reste « *meilleure *»*.* 4° Et qu'il « *souhaite qu'elle soit reprise *»*.* Il est extrêmement « positif », comme on dit, que la pre­mière prise de position épiscopale sur l'épître des Rameaux soit pour « souhaiter » publiquement que l'on renonce aux deux versions successives du nouveau Lectionnaire français. L'évêque l'Angoulême, sur ce point précis, paraît animé d'un sentiment juste, doublé d'un courage certain : car enfin, la première version du nouveau Lectionnaire, qui « a été cri­tiquée et méritait de l'être », avait été approuvée par l'épis­copat français et même, hélas, par le Saint-Siège. La seconde version est épiscopalement « obligatoire ». 137:152 Il faut du cœur à un évêque pour oser s'élever là-contre. Saluons. On comprendra combien vivement nous sommes navrés que le sentiment cou­rageux et juste de l'évêque d'Angoulême ne soit pas éclairé par une doctrine explicite : mais bien plutôt embarrassé, para­lysé, au contraire, par une carence doctrinale très perceptible. Il a eu un bon mouvement, instinctivement droit, qui attire la sympathie et mérite l'amitié : *amicus episcopus*. Mais il y au­rait une coupable partialité à feindre de trouver lumineux son exposé plein d'erreurs : *sed magis amica veritas*. \*\*\* C'est dans le Bulletin officiel de son diocèse, le 14 février 1971, que Mgr Kerautret a traité de la question sous un titre annonçant qu'il en ferait le tour : « *L'épître du dimanche des Rameaux* (*Philippiens, II, 6-11*) *: Quel en est le sens ? Comment le traduire ? *» Nous reproduisons intégralement l'ample exposé de Mgr d'An­goulême, en y intercalant au fur et à mesure les remarques et observations qui nous viennent à l'esprit. Il commence par une abondante et large introduction : « *La Pâque déjà proche nous invite à réfléchir sur le Mystère de Jésus, comme nous y invitait la fête ale Noël, il y a quelques semaines. Pour une bonne intelligence du Christ, il faut lier solidement les deux événements de Noël et de Pâques.* *Si notre foi ne nous assurait pas de la réalité historique de la Résurrection nous n'aurions aucune raison objective de parler du Christ comme d'un être vivant et présent aux événements d'aujourd'hui.* *De même, si notre foi n'avait pas des points d'accrochage solides sur la naissance et l'existence terrestre de Jésus-Christ, notre langage sur le Christ ressuscité pourrait fort bien ne viser rien d'autre que le souvenir d'une vie légendaire, la traînée d'un message, un être irréel ou mythique incapable d'inspirer de lui à nous ces rapports personnels d'amour et de prière qui sont la substance de la religion chrétienne.* *Dans l'ordre théologique comme dans la liturgie, Noël et Pâques sont les pivots du mystère de Dieu fait Homme. Pâques est le sceau de la divinité de Jésus, Noël la garantie de son humanité.* *Voilà pourquoi, parmi les textes bibliques, il faut accorder une particulière importance aux textes clefs qui nous transmettent la foi au Christ et veiller à ce qu'aucune équivoque ne ternisse leur témoignage.* 138:152 *Parmi ces textes, il en est un, d'une plénitude de sens incomparable, que la liturgie utilise comme épître le jour des Rameaux. C'est l'hymne christologique célèbre de la lettre aux Philippiens, dont la récente traduction suscite aujourd'hui chez quelques chrétiens des* *discussions sur lesquelles je voudrais m'expliquer. *» Nous voici donc introduits à l' « objet de la contestation » : « *Situons d'abord l'objet de la contestation. Les six versets ont un sens général...* » #### I. -- Mais quel est donc l' « objet » de la « contestation » ? Rendons-nous spécialement attentifs. Mgr d'Angoulême vient d'annoncer qu'il va *s'expliquer sur les discussions* qui con­cernent l'épître des Rameaux, et il commence par *situer l'objet de la contestation :* « *Situons d'abord l'objet de la contestation. Les six versets ont un sens général qui est clair : sur le fond d'une affirmation très nette que Jésus est Dieu, ils nous montrent que devenu homme il s'est volontairement dépouillé des honneurs auxquels il avant droit, qu'il a pris la forme du serviteur et est mort sur la Croix. C'est pourquoi Dieu l'a exalté et Lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout Nom...* *Cependant, la traduction en reste difficile. Ces versets sont écrits dans un grec dur, avec des mots rares qui renvoient à toute une culture biblique. Aussi ont-ils été de tout temps le tourment des exégètes et des traducteurs. Le texte latin n'échappait pas à une certaine obscurité. Mais son mouvement rythmique lui donnait la solennité d'un hymne et d'une profes­sion de foi : les exégètes pensent en effet que l'on se trouve devant un des morceaux les plus anciens de la catéchèse baptis­male.* *Le nouveau lectionnaire de 1969, par un souci de plus grande intelligibilité et de plus grande fluidité pour la lecture publique a proposé une traduction... *» 139:152 (Parenthèse, au passage : eh non ! il ne l'a pas *proposée ;* il l'a *imposée* comme *obligatoire ;* et sans rien expliquer ni jus­tifier : silence dans les rangs ! Car telles sont depuis le Concile les nouvelles mœurs ecclésiastiques.) « ...*a proposé une traduction où le rythme était cassé en petites phrases et où la signification se trouvait aplatie dans des mots ambigus.* « *Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu. *» *Cette traduction a été critiquée et méritait de l'être. Aussi a-t-elle été revue et corrigée... *» Si attentifs que nous ayons été à lire et à relire ces lignes, *l'objet de la contestation,* qui nous était promis, n'y apparaît ni *situé,* ni délimité, ni énoncé, ni désigné ; les *discussions* sur lesquelles Mgr d'Angoulême avait dessein de *s'expliquer,* il ne nous a pas dit EN QUOI elles consistent ; quant aux *critiques* faites à la première traduction, nous apprenons qu'elles étaient *méritées,* mais nous ne saurons pas QUEL était leur CONTENU. Donc, ayant annoncé son intention de « s'expliquer », Mgr d'Angoulême fait tout le contraire : *il tranche sans donner aucune explication*. Il tranche plutôt dans notre sens, nous pouvons bien sûr en être fort satisfaits ; mais nous ne sommes pas satisfaits du procédé, que nous récusons en lui-même : nous le récusons aussi bien lorsqu'il s'exerce en notre faveur que lorsqu'il s'exerce en notre défaveur. Il prononcé des oracles souverains sans l'ombre de l'esquisse d'une argumen­tation. Il décide que les critiques étaient « méritées », bravo, très bien, mais il ne dit pas *pourquoi,* il ne dit même pas *ce que* les critiques reprochaient à la première version. Ce n'est point là ce que l'on attend d'un docteur. Il a parlé comme une sibylle et non pas comme un évêque. Non sans nous donner ce faisant un alinéa qui est bien extraordinaire, relisons : « *Le nouveau lectionnaire de 1969, par un souci de plus grande intelligibilité et de plus de fluidité pour la lecture publique a proposé une traduction où* (*...*) *la signification se trouvait aplatie dans des mots ambigus. *» Nous voudrions bien que l'on nous expliquât comment ce peut être *par un souci de plus grande intelligibilité* que l'on en arrive à une *signification aplatie* et à des *mots ambigus*. 140:152 Nous comprendrions que le nouveau Lectionnaire soit dit avoir employé des mots ambigus et avoir aplati la signification malgré son souci d'intelligibilité. Mais qu'il l'ait fait à cause de ce souci, voilà qui est profondément énigmatique. (C'est une énigme dont nous pensons avoir la clef. Mais ce sera pour une autre fois.) Notons que Mgr d'Angoulême omet complètement de nous dire *quels* mots de la première traduction étaient donc ambigus. Et poursuivons notre lecture : « *...Cette traduction a été critiquée et méritait de l'être. Aussi a-t-elle été revue. et corrigée... *» (en catimini, sans tambour ni trompette...) « *...revue et corrigée dans la forme suivante : le Christ Jésus, tout en* « *restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu *»*.* *Le progrès est certain et la loyauté des traducteurs au-dessus de tout soupçon. *» De même qu'il ne nous était pas dit *en quoi* et *pourquoi* les critiques de la première version étaient « méritées », de même on ne nous dit pas non plus *pourquoi* et *en quoi,* d'une version à l'autre, il y aurait un « progrès certain ». A nouveau, Mgr d'Angoulême *tranche sans expliquer.* Très probablement, il ne s'en rend pas compte : car ce sont les nouvelles habitudes épis­copales, les habitudes post-conciliaires, elles sont devenues comme une seconde nature. Elles consistent à écrire ou pro­noncer à tout bout de champ des mots tels que « dialogue », « s'expliquer », etc., et *à croire qu'on l'a fait parce qu'on l'a dit*. Moyennant quoi, on fait pleuvoir sur nous, avec une par­faite bonne conscience, un déluge d'oracles et de décisions ne comportant plus jamais de véritable EXPOSÉ DES MOTIFS. (Quant à mettre en cause « les traducteurs », et prétendre que leur « loyauté » est « au-dessus de tout soupçon », c'est une allégation tout à fait intempestive. Elle implique que ces « traducteurs » auraient, en bien ou en mal, une *responsabi­lité* dans l'affaire, et leur éventuelle « loyauté » une quelconque *importance*. Or il n'en est rien. Ils ont été en l'occurrence des collaborateurs purement *instrumentaux*. La décision de la Con­grégation du culte à ce sujet a été reproduite dans la Documen­tation *catholique* du 19 juillet 1970, page 656 : « *Toutes les versions en langue du peuple d'un quelconque document ou texte liturgiques doivent être absolument anonymes* (*...*) ; *le nom des auteurs ne doit figurer ni dans le texte ni dans la pré­face.* 141:152 *Pour toutes les versions, les droits d'auteur doivent appar­tenir à la Conférence épiscopale ou à la Commission natio­nale de liturgie. *» Cette décision est passée trop inaperçue. Elle comporte plusieurs conséquences qu'il est fort intéressant de connaître et de méditer. Pour nous en tenir au point qui nous occupe présentement, disons qu'elle atteste que, *moralement,* les traductions ont pour *auteur* l'épiscopat lui-même et lui seul : il en porte l'entière *responsabilité* (en même temps qu'il en perçoit l'intégralité du profit commercial). Les spécialistes ou supposés tels qui ont été *matériellement* les auteurs des tra­ductions liturgiques demeureront anonymes et irresponsables ; moralement, comme n'existant pas ([^75]). La sincérité, la loyauté, la compétence et les intentions diverses qu'on leur prête sont donc absolument en dehors de la question.) #### II. -- La bonne blague du « sens biblique » à donner au mot « image » Poursuivons notre lecture du Bulletin diocésain officiel d'Angoulême : « *Ceux qui ont assez de culture biblique pour donner au mot* « *image *» *le sens fort qu'il avait dans saint Paul et qu'il a gardé dans le latin et jusque dans le vieux français* (*cf. Littré*) *comprennent le sens parfaitement orthodoxe de la traduction. Le Christ est l'Image de Dieu* (*il possède la divinité*) ; *gardant cette divinité, il n'a pas voulu, une fois devenu homme*, *revendiquer d'être pareil à Dieu* (*revendiquer les honneurs auxquels sa divinité lui donnait droit*)*.* *Mais le commentaire que je fais montre que ce sens n'appa­raît pas nécessairement à l'auditeur distrait ou peu familiarisé avec les subtilités de la langue. *» Rien ne va plus. 142:152 Tout cela est faux. Reprenons point par point. 1° La référence à Littré, cela est pour faire impression, mais c'est de la poudre aux yeux, il n'y a dans Littré aucune mention d'un soi-disant « sens fort ». Littré donne en commentant un exemple du sens « biblique » précisément, tiré de la Bible de Lemaistre dit de Saci (*Gen.,* I, 27) *:* « *Dieu créa l'homme à son image. *» Dans ce sens biblique-là, le seul sens biblique figurant dans Littré, « image de Dieu » signifie mani­festement qu'on *n'est pas* Dieu. -- A la fin de l'article, Littré cite des emplois du mot remontant au XI^e^, au XIII^e^, au XIV^e^ siè­cle : c'est plus spécialement à quoi semble renvoyer l'allusion de Mgr d'Angoulême au « vieux français ». Mais tous ces exem­ples anciens se réfèrent au sens le plus matériel, le plus obvie, le plus courant du mot image : « froissent ymagines et toutes les ydoles », « faire beaux images », « une ymage de Notre-Dame », etc. -- En nous renvoyant à Littré, Mgr d'Angoulême nous a fait perdre notre temps, on n'y trouve pas du tout ce qu'il annonce qu'on y trouvera. 2° Le mot « image », on nous l'affirme, a donc dans saint Paul un « sens fort » que discerne la « culture biblique » bien connue de Mgr Kerautret. -- Mais pour avoir éventuellement ce sens fort, il faudrait d'abord, il faudrait au moins que ce mot soit employé. -- Or il a échappé à la très fameuse « culture biblique » de Mgr Kerautret que ce mot image *n'est pas dans saint Paul* à cet endroit de l'épître aux Philippiens. Le mot « image » dans saint Paul, lorsqu'il dit que le Fils est l'image du Père, c'est EIKON (icône) -- voir Rom. VIII, 29, et Col. I, 15. -- Mais ici saint Paul n'a pas dit : *image,* il n'a pas dit *icône,* il a dit : MORPHI. 3° Et semblablement, il est bien possible que le mot « image » ait « gardé » en latin un « sens fort » que l'on dit biblique : à la condition toutefois d'être employé ; d'être dans le texte. Or le mot image, en latin « imago », *n'est pas dans le latin* de la Vulgate à cet endroit : mais le mot *forma,* qui traduit très exactement le grec MORPHI. On peut donc se demander si Mgr d'Angoulême a *étudié lui-même le texte lui-même* de saint Paul en grec et en latin (en « grec dur » et en « latin obscur »). S'il l'avait fait, il aurait premièrement et d'abord aperçu que le mot « image » ne figure pas dans le passage en question. \*\*\* 143:152 Et secondement, et ensuite, il faudrait enfin cesser de vouloir faire marcher les gens en répondant à leurs réclamations -- cela devient un système, et un système charlatanesque -- qu'ils sont des ignorants, bibliquement incultes, non familiarisés avec les subtilités nouvelles du biblisme contemporain. Les ignorants sont bien plutôt ceux qui répètent les uns après les autres comme des perroquets qu'il y aurait un cer­tain sens du mot image, un certain « sens fort », relevant *spéci­fiquement* de la « culture biblique ». Car *ce n'est pas vrai.* Pas du tout. Non, le terme « image » appliqué à la seconde Personne de la Sainte Trinité *n'est pas* un terme biblique (un terme unique­ment, un terme spécialement biblique). C'est un terme ecclé­siastique ; c'est un terme théologique ; c'est un terme appar­tenant au langage non pas seulement de la Bible, mais bien des Pères de l'Église, des docteurs de l'Église, des théologiens sco­lastiques ; et de saint Thomas d'Aquin, qui explique que trois termes conviennent proprement à la seconde Personne : « fils », « verbe », et « image ». \*\*\* Mais quelle est donc, quelle est alors la critique que nous avons opposée à l'emploi du mot « image » dans ce passage du nouveau Lectionnaire ? Celle-ci : -- Dans le langage d'aujourd'hui, et point seulement pour l' « auditeur distrait », dire que le Christ est *image de Dieu* cela veut dire qu'il *n'est pas Dieu.* C'est l'interprétation obvie, naturelle, courante, immédiate, d'ailleurs aussitôt confirmée par la seconde partie du même verset 6, qui prétend que le Christ *n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu, ou* bien que, version corrigée mais finalement équivalente, *il n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu.* Proclamer cela, c'est faire une proclamation qui a la portée pratique d'un blas­phème, parce qu'elle est normalement entendue comme une négation de la divinité du Christ. Au lieu de prendre en considération (et éventuellement de discuter) ce que nous disons, on fait la charlatanerie de nous répondre : -- La Bible, voyons ! La culture biblique ! Les subtilités de la langue biblique ! Le grec dur ! Le latin obscur ! Les mots rares qui renvoient à toute une culture biblique ! Les derniers progrès. des sciences bibliques, avec lesquels vous n'êtes pas familiarisés, pauvres débiles... 144:152 Mais si l'on nous a changé les traductions, c'est précisé­ment sous le prétexte hautement invoqué de rendre les lectures plus facilement INTELLIGIBLES à la débilité et à l'ignorance de tous et de chacun. Mgr d'Angoulême rappelle lui-même que le nouveau Lec­tionnaire a pour raison d'être *un souci de plus grande intelli­gibilité*. Et quand nous prenons au mot ces textes plus et mieux intel­ligibles, on nous rétorque que nous ne sommes pas assez savants pour les comprendre ; que nous sommes trop ignorants pour en parler. La charlatanerie et le charlatanisme consistent (selon Littré, Monseigneur !) à exploiter la crédulité publique. Si je ne vous ai pas convaincu qu'invoquer le sens biblique du mot image pour le maintenir dans l'épître des Rameaux est une astuce de charlatan, alors je me demande ce qu'il vous faut. #### III. -- Parenthèse le sens de l'évêque soupçonné d'hérésie Mgr d'Angoulême nous assure que saint Paul a voulu dire le Christ Jésus possède la divinité ; gardant cette divinité *il n'a pas voulu, une fois devenu homme, revendiquer d'être pareil à Dieu : revendiquer les honneurs auxquels sa divinité lui donnait droit.* En quoi Mgr d'Angoulême n'est apparemment point préoc­cupé de savoir comment et pourquoi le grec OUK HIGISATO, exac­tement traduit en latin par *non arbitratus est*, pourrait signi­fier : il n'a pas voulu... ! Mais surtout, l'évêque d'Angoulême ne semble nullement préoccupé par le fait (c'est peut-être qu'il l'ignore) que saint Thomas déclarait *hérétique* une telle interprétation : *l'interpré­tation qui rapporte à la nature humaine du Christ la seconde partie du verset.* -- Je ne reprends pas forcément et tout de suite à mon compte cette opinion de saint Thomas ; pour le moment, je me contente de la rappeler à l'attention de Mgr Kerautret : 145:152 « ...*Quod posset dupliciter intelligi *: cette seconde partie du verset 6 peut s'entendre de deux manières. D'une première manière en la rapportant à la nature humaine du Christ : mais ce n'était pas la manière de saint Paul, car ce serait une héré­sie : ce serait bien une *rapina* s'il s'agissait ici de la nature humaine. C'est pourquoi il faut comprendre d'une autre ma­nière : ce membre de phrase se rapporte à la nature divine du Christ... » ([^76]) Si l'interprétation que Mgr Kerautret donne de la seconde partie du verset 6 est en contradiction avec celle de saint Thomas d'Aquin, elle est également en contradiction avec celle de la Bible de Jérusalem. Or, en poursuivant la lecture de l'exposé que fait l'évêque d'Angoulême, nous verrons qu'il *trouve meilleure* la traduction de la Bible de Jérusalem et qu'il *souhaite qu'elle soit reprise.* Mais si elle était reprise, c'est que l'interprétation enseignée par Mgr Kerautret serait reconnue comme méritant d'être déclassée. Selon Mgr Kerautret, en effet, la seconde partie du verset contesté signifie que le Christ Jésus *n'a pas voulu, une fois devenu homme, revendiquer les honneurs auxquels sa divinité lui donnait droit.* Mais selon la Bible de Jérusalem, elle signifie que le Christ Jésus *ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu.* Peut-être le docte évêque d'Angoulême n'aperçoit-il aucune différence véritablement notable entre ces deux interprétations. Et pourtant, c'est la différence décisive que nous tenons là. Comprendre comme Mgr Kerautret, c'est comprendre que la seconde partie du verset 6 se rapporte à la *nature humaine* du Christ (et c'est cela que saint Thomas déclare hérétique) le Christ n'a pas voulu, *en tant qu'homme,* revendiquer les honneurs auxquels la divinité lui donnait droit. 146:152 Comprendre comme la Bible de Jérusalem, ce n'est pas nous donner une interprétation qui soit (à ce qu'il me semble) plei­nement satisfaisante ; satisfaisante cependant sur un point essentiel, et même sur *le* point essentiel, à savoir que la seconde partie du verset s'y entend, comme il se doit, de la *nature divine* du Christ (et c'est cela que saint Thomas déclare ortho­doxe) : le Christ ne retint pas, *en tant que Dieu,* le rang qui l'égalait à Dieu. Mgr Kerautret enseigne officiellement, en qualité d'évêque d'Angoulême, la première interprétation (celle que saint Thomas déclarait hérétique) ; mais en même temps, non moins officiel­lement, il souhaite que l'on revienne à la seconde interpréta­tion (celle que saint Thomas déclarait orthodoxe). Rendons cet hommage à Mgr Kerautret : il n'a manifestement aucune pertinacité ([^77]). #### IV. -- Seconde parenthèse : la ligne de démarcation Plus loin, nous y viendrons, Mgr d'Angoulême nous dira qu' « il s'en trouve pour croire que cette traduction (celle du nouveau Lectionnaire français) est hérétique ». Il nous le dira sur un ton et dans un contexte donnant à entendre qu'à ses yeux trouver *hérétique* une telle traduction est une extrava­gance qui ne mérite même pas d'être examinée. Et pourtant... Pourtant, il y a l'opinion de saint Thomas, que je viens de citer. Une opinion de saint Thomas n'est point parole d'Évangile. Mais ce n'est point non plus chose que l'on soit bien avisé de rejeter à la légère et sans examen. D'autant plus que voici un phénomène remarquable : la distinction de saint Thomas entre les deux manières, la bonne et la mauvaise, d'interpréter la seconde partie du verset 6, a tracé la ligne de démarcation qui précisément sépare : 147:152 -- d'un côté, toutes les traductions et interprétations usuelles préexistantes ; -- de l'autre côté, les deux traductions successives du nou­veau Lectionnaire français et l'interprétation qu'en donne Mgr Kerautret. Les traductions et interprétations préexistantes avaient en commun, malgré leurs divergences (voire leurs faiblesses) de toutes rapporter à la *nature divine* du Christ la seconde partie du verset 6 de saint Paul. Je les ai déjà citées dans un précé­dent numéro ([^78]). Je les cite à nouveau pour que le lecteur puisse y faire la constatation à laquelle je l'invite. La Bible de Jérusalem : *il ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu*. Le Lectionnaire français officiel de 1959 : *il ne retint pas avidement le rang qui l'égalait à Dieu.* La traduction du missel Feder : *il n'a pas jugé devoir garder jalousement ses droits d'égalité avec Dieu.* La traduction Médebielle (Pirot et Clamer, tome XII) : *il n'a pas considéré son égalité avec Dieu comme un butin* (*jalousement gardé*). La traduction Maritain (dans son livre sur *La pensée de saint Paul,* Corréa s. d. (1947), page 166) : *il ne s'est pas retranché comme un avare dans son égalité avec Dieu.* Un peu moins net peut-être pour la traduction Osty : *il ne se prévalut pas d'être l'égal de Dieu.* Et la traduction Tricot (publiée sous l'appellation de nouvelle traduction Crampon 1960) : *il n'a pas tenu pour une proie son égalité avec Dieu.* Et enfin, et surtout, l'interprétation du Père M.J. Lagrange (qui nous paraît, comme nous l'avons dit, la meilleure) : *il ne pensait pas que l'égalité avec Dieu fût une usurpation dont il eût à rendre compte* (*c'est de son propre mouvement qu'il s'est dépouillé...*) ([^79]). On voit que ces traductions et interprétations ont EN COMMUN cela même qui les SÉPARE FONDAMENTALEMENT des deux traduc­tions successives du nouveau Lectionnaire français. Elles ont en commun, les traductions et interprétations préexistantes, de se situer dans la zone que saint Thomas disait orthodoxe. Et les deux traductions successives du nouveau Lectionnaire français, voici que Mgr Kerautret *explicite davantage,* par l'in­terprétation qu'il en donne, leur situation dans la zone que saint Thomas disait hérétique : « *Le Christ est l'image de Dieu* (*il possède la divinité*) ; *gardant cette divinité, il n'a pas voulu, une fois devenu homme, revendiquer d'être pareil à Dieu* (*revendiquer les honneurs auxquels sa divinité lui donnait droit*). » 148:152 « *Le commentaire que je fais,* ajoute Mgr Kerautret, *montre que ce sens n'apparaît pas nécessairement... *» Disons que sans son commentaire il apparaîtrait peut-être moins nettement, ce sens qui est celui que saint Thomas rejetait comme hérétique (et simultanément comme absurde : *repugnat etiam rationi*, disait-il, il est contraire même à la raison naturelle). Grâce au commentaire de l'évêque d'Angoulême, nous saisissons mieux en quoi, pourquoi et comment le nouveau Lectionnaire fran­çais est en opposition avec toutes les interprétations précédem­ment reçues dans l'Église. La ligne de démarcation tracée par saint Thomas entre les « deux manières de comprendre » ce passage -- *quod posset dupliciter intelligi* -- constitue la vraie frontière. Nous n'en avons pas fini. Nous ne sommes pas encore arri­vés à la moitié de l'exposé de Mgr d'Angoulême. Nous conti­nuerons dans notre prochain numéro. Il nous reste encore beaucoup à lire et beaucoup à dire. (*A suivre.*) Jean Madiran. ### Sur une simple lettre de l'épître aux Philippiens Les traductions incriminées du sixième verset de l'*Épître aux Philippiens* sont celles d'un texte qui appartient à un en­semble, les versets 6 à 11. Ces versets peuvent constituer des strophes ; ils tranchent sur le reste de l'épître. On y a relevé une influence possible de l'araméen ; on y a vu « l'une des premières hymnes liturgiques par lesquelles la communauté chrétienne primitive chantait sa foi au Christ ». Et le passage, en soi, est capital, parce qu'il offre « un magnifique résumé de la doctrine concernant la personne de Jésus-Christ ». De là l'importance d'une traduction exacte. On voudrait simplement ici, en s'appuyant sur le texte grec original, signaler une singularité de la dernière révision offi­cielle (celle de 1971), qui a pour objet, on le sait, de rectifier l'avant-dernière (celle de 1969-1970). 149:152 Notre objet n'est pas de donner une traduction définitive d'un passage ouvert à la controverse. On se borne à proposer la version suivante, aussi littérale que possible (versets 6 et 7) : « ...*étant en forme de Dieu, loin qu'être égal à Dieu lui fût trésor auquel se cramponner, Il* (le Christ) *se vida* (de cet état glorieux), *prenant forme d'esclave, en devenant semblable aux hommes. *» On conçoit l'attention méritée par une tel passage puisque le problème est celui de l'égalité du Père et du Fils, lié à celui de l'humanité du Christ. Pour l'Église et par l'Église le sens est fondé sur une longue tradition. Cette tradition peut prendre sa source, avant saint Paul, dans l'hymne primitive perdue qu'il peut avoir recueillie dans les versets en question ; elle passe en tout cas par ces versets, puis dans l'*Évangile* où saint Jean annonce que les Juifs cherchaient plus que jamais à faire mourir Jésus parce que, « en disant que Dieu était son propre Père, il se faisait égal à Dieu » (*Jean* V, 18). Dans la tradition figure, à côté d'autres Pères de l'Église, saint Augustin qui, à propos du verset 6 et du mot difficile *harpagmos* écrit : « Ae­qualitas omni modo conjungitur. Et quid dixit ? *Non rapinam.* Quare ? Quia illud est rapina quod alienum est » (*Sermo* 117, 3 in *P.L.* 38, col. 669) ; et encore : « Quare non est rapina ? Quia est natura » (*In Ps.* 126, 14). Saint Augustin comprend -- il explique aussi -- que le Christ n'a pas voulu considérer son égalité avec Dieu comme une proie (rapina), ou une chose de prix, à laquelle il dût s'agripper : le Fils est égal, essentielle­ment, au Père, par identité de nature ou égalité de condition. Il est dès lors possible -- voire nécessaire -- de juger la traduction du seul passage qui nous occupe ici (mais qui exigeait ces préliminaires), telle qu'elle est donnée dans les trois derniers lectionnaires officiels. 1\) Traduction de 1959 : « Étant de condition divine, il (le Christ) ne retint pas avidement le rang qui l'égalait à Dieu. » La traduction est inexacte : le verbe *hégésato* est supprimé ; le mot *harpagmos,* affaibli, est amputé d'une partie de son sens ; le mot de « rang » est ajouté. Voilà un bon nombre d'infidélités pour un petit nombre de mots. Au total, cependant, le sens profond n'est pas altéré. Ce lectionnaire de 1959 étant remplacé, on pouvait penser que le nouveau ferait mieux. Il a donné ceci. 2\) Traduction de 1969-1970 : « Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu. » 150:152 L'idée d'une « conquête de force » est heureuse : elle peut rendre assez bien le mot *harpagmos* (rapina). Par mal­heur, elle est appliquée à contresens. En ajoutant le verbe « il n'a pas voulu », le traducteur trahit saint Paul, car il sug­gère que le Christ aurait pu, s'il l'avait voulu, conquérir l'égalité avec Dieu, qu'il ne possédait donc pas : il n'était donc pas l'égal de Dieu. Bien plus, comme il n'a pas *voulu* conquérir cette éga­lité, il n'est jamais *devenu* l'égal de Dieu. Donc, il n'y a, et il n'y a jamais eu, aucune égalité entre le Père et le Fils. Hérésie et trahison étant flagrantes, il fallait réparer. La troisième version a donné ceci. 3\) Traduction de 1971 : « Le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu. » Le traducteur conserve l'adjonction, fâcheuse, du verbe « vouloir ». Il supprime l'idée de « conquête violente », qui était le seul élément bon de la version précédente. Il remplace l'idée d'*égalité* par celle de *ressemblance.* Être « pareil à Dieu » n'a rien de commun avec « l'égalité avec Dieu », qui suppose non pas une copie, mais une identité de nature. Ainsi est dénaturée la pensée de saint Paul. Il y a pis. En écrivant que le Christ « n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu », le traducteur peut faire croire qu'il s'est rap­proché du texte grec original puisqu'il rend l'infinitif subs­tantivé *to einai*, « le fait d'être (pareil à Dieu) » par l'infinitif « être (pareil à Dieu) ». Mais, quelque diable, peut-être, le pous­sant, le traducteur a mis devant cet infinitif la minuscule pré­position *de,* réduite de surcroît au seul *d* apostrophe, si peu perceptible qu'il faut ouvrir les yeux pour apercevoir la nou­velle trahison, plus dangereuse, donc, que la précédente. Si l'on néglige, pour simplifier, le verbe « vouloir », on admettra qu'il y a un abîme de sens entre « il n'a pas reven­diqué être pareil à Dieu » et « il n'a pas revendiqué d'être pareil à Dieu ». Dans le premier cas, le Christ n'a pas reven­diqué *ce qu'il était* (« pareil » à Dieu) ; et c'est vrai. Dans le second cas il n'a pas revendiqué d'être *ce qu'il n'était pas* (« pareil » à Dieu) ; ce qui signifie que, ne l'étant pas avant, il n'a pas revendiqué de *devenir* « pareil » à Dieu. Un exemple fera mesurer la profondeur de l'abîme. « Il dit être fidèle » signifie « il dit qu'il *est* fidèle ». Mais « je dis d'être fidèle » ne peut s'adresser qu'à une ou plusieurs per­sonnes, inclus celui qui parle si le contexte le veut, à qui l'on conseille d'être fidèles, précisément parce qu'elles ne le sont pas. La différence est identique entre les deux phrases « je dis qu'il est fidèle » et « je dis qu'il soit fidèle », le subjonctif correspond au mot *de.* Comme le verbe « dire », le verbe « revendiquer » change de sens, selon qu'il est suivi, ou non, de *de.* 151:152 Le traducteur de 1969-1970 faisait un contresens évident. Passons l'éponge puisque sa traduction a été « rectifiée ». Hélas ! la rectification ne rectifie rien, alors qu'il aurait été facile de rétablir le sens par un économique recours au pos­sessif en écrivant : « Il n'a pas revendiqué *son* égalité avec Dieu. » Le malheur veut que les fidèles qui liront la traduction dite rectifiée ne seront pas sensibles à l'erreur nouvelle subs­tituée à la précédente, parce qu'ils sont déjà persuadés de la condition divine du Christ, de l'égalité du Père et du Fils et que, par suite, ils ne verront pas le coupable *d* apostrophe qui bouleverse le sens et travestit la vérité. Le malheur -- ou le Malin -- veut encore que les non-fidèles qui liront de près le nouveau texte officiel y trouveront ce qu'il leur plaira d'y trouver, y compris l'inégalité du Père et du Fils, qu'ils soient ariens, nestoriens, ou partisans d'un autre choix. Le traducteur de 1971 ne fait pas seulement violence à la pensée de saint Paul ; il s'écarte encore de lui en « ne livrant pas ce qu'il a reçu ». Sur un point fondamental de la doctrine il rompt d'un seul coup la tradition. Faut-il donc croire que l'œcuménisme ne peut se réaliser que dans le martyre imposé à la pensée d'un apôtre, c'est-à-dire dans l'abandon de la vérité reçue ? Édouard Delebecque. ### La triste nécessité de protester Mgr l'évêque d'Annecy aura été le second. Angoulême avait parlé le 14 février. Le 25, Annecy donnait aux prêtres de son diocèse l'instruc­tion suivante « *pour le dimanche des Rameaux *» ([^80]) : « *Dans le lectionnaire dominical T, à la 2^e^ lecture du dimanche des Rameaux* (*Mame p. 57, Droguet fiche T 32*) *et à la 2^e^ lecture de la fête de la Croix glorieuse* (*Mame p. 162, Droguet fiche T 93*)*...* 152:152 (dans le rite réformé, la fête « de la Croix glorieuse » tombe le 14 septembre, à la place de notre fête catholique de l' « exal­tation de la sainte Croix » ; cette fête n'est pas mentionnée dans le nouveau missel fleuri pour 1971, qui s'en tient aux di­manches ; d'autre part, le rite réformé comporte trois lectures au lieu de deux, saint Paul venant en « seconde lecture » ; de fait, la « seconde lecture » prévue par le rite réformé pour le 14 septembre est le même passage de l'épître aux Philippiens que le dimanche des Rameaux...) *...on remplacera le verset 6 par la traduction suivante :* « Le Christ Jésus, tout en restant de condition divine, ne s'est pas prévalu de son égalité avec Dieu. » *La traduction précédente laissait planer une équivoque sur la préexistence du Christ dans son égalité avec le Père. Il est évident que la foi des pasteurs et des fidèles ne s'y est pas laissé prendre, mais il vaut mieux une précision plus rigoureuse.* *Cette traduction nouvelle coupera court à toute campa­gne de protestation qui pourrait se dérouler ici où là, au risque éventuel de troubler l'assemblée liturgique elle-même. *» Cette seconde prise de position épiscopale est donc, elle aussi, « positive » pour une large part. La première, celle d'Angoulême, le 14 février, déclarait la traduction de la Bible de Jérusalem « *meilleure *» que les deux versions du nouveau Lectionnaire et *souhaitait qu'elle soit re­prise.* La seconde, celle d'Annecy, le 25 février, déclare que la tra­duction officielle et obligatoire *laisse planer une équivoque* sur la divinité du Christ et, par un acte simple d'autorité, explicite­ment motivé, *remplace* dans le diocèse la version vicieuse par une version correcte. Pour la première partie du verset 6, Mgr d'Annecy revient à : « de condition divine », comme dans la Bible de Jérusalem et comme dans le (bien oublié !) Lectionnaire français officiel de 1959. Pour la seconde partie du verset, « ne s'est pas pré­valu de son égalité avec Dieu », cette version rectifiée semble s'inspirer de la traduction Osty. \*\*\* 153:152 On remarquera que les considérations sur l' « équivoque et le manque de « précision rigoureuse » n'avaient point été, à elles seules, *suffisantes :* elles n'avaient point suffi à empêcher que, le dimanche des Rameaux de l'année dernière, le 22 mars 1970, la version altérée soit impunément proclamée dans toutes les messes vernaculaires de langue française. \*\*\* Mais cette année il y a eu un fait nouveau. Celui qu'invoque, celui qu'allègue, celui qu'énonce explicite­ment la décision d'Annecy. \*\*\* Le fait nouveau auquel il faut absolument « couper court » : « Cette traduction nouvelle *coupera court* à toute *campagne de protestation* qui pourrait se dérouler ici ou là, au risque éventuel de *troubler l'assemblée* liturgique elle-même. » Jusque là, on pouvait bien argumenter tant qu'on voulait. On pouvait écrire au président de la commission épiscopale ; au cardinal-préfet de la Congrégation romaine du culte divin ; au pape lui-même, au pape en personne, comme nous l'avons fait : hormis, dans ce dernier cas, un simple et verbal accusé de réception, on n'obtenait rien. Plus précisément, on obtenait le faux-semblant de la substitution d'une seconde falsification à une première falsification. Et que l'Écriture sainte soit proclamée dans une version gravement altérée, cela ne *troublait* rien ni personne dans les assemblées liturgiques de la réformation. Mais une « campagne de protestation », cela change tout. Pour « couper court » à cette campagne, l'évêque d'Annecy, fin manœuvrier, a brusquement *très bien su* quelle version choi­sir. Il ne s'embarrasse plus ni de « sens biblique », ni de « cul­ture exégétique », ni d'aucune des balivernes que l'on nous racontait. *Il rétablit la vérité.* Il ne s'y trompe pas. Il l'a du premier coup retrouvée là où il l'avait laissé reléguer. \*\*\* Le seul argument qui ait encore une chance d'atteindre les évêques recyclés, c'est la *campagne de protestation,* surtout si elle menace de *troubler l'assemblée.* On s'en doutait. Maintenant, on le sait d'expérience. J. M. 154:152 ## DOCUMENTS ### L'auto-démolition de l'enseignement du français Reproduction des principaux passages d'un article sur « Le plan de démolition du français » publié dans le « Bulletin de Paris » ([^81]) par René Robert, vice-président de l'Association pour l'enseignement du français. Les candidats aux examens savent de moins en moins orga­niser leur pensée ; ils disposent d'un vocabulaire pauvre, appro­ximatif, d'une syntaxe incorrecte, d'une orthographe atroce ; les chefs d'entreprise se plaignent que leurs jeunes ingénieurs ne sachent plus ni composer ni écrire un rapport. Comme c'est là un phénomène récent, inconnu de la pre­mière moitié du siècle, il paraîtrait logique de ne pas incriminer les méthodes d'alors ni leurs survivances, et de chercher ailleurs les raisons de la détérioration présente. Certains réformistes en aperçoivent bien quelques-unes mais leur prévention les empê­che d'en tirer la conséquence. La première cause est évidemment le refus de la sélection, abusivement confondu avec la démocratisation ([^82]). Plus long­temps la médiocrité voisine avec la qualité, moins le niveau s'élève : les élèves doués piétinent tandis que les faibles s'essouf­flent. Il est bien connu qu'une classe médiocre est un éteignoir, tant pour le perfectionnement de l'expression que pour le déve­loppement de la culture. 155:152 La dévaluation des diplômes, consécutive à l'absence de sélection, va dans le même sens. Le correcteur au baccalauréat est chaque année plus embarrassé : l'extrême disparité des copies, le nombre de plus en plus grand des compositions mé­diocres ou mauvaises impliqueraient l'élimination d'un pour­centage sans cesse accru de candidats. Or, il ne peut, en conscience ni en fait, assumer une responsabilité que personne n'a prise avant lui et il continue, bon gré, mal gré, à remplir le tonneau des Danaïdes. Naturellement, les nouveaux bacheliers vont ensuite encombrer les universités, d'où ils sortent nantis de parchemins à peine moins douteux que celui qu'ils possé­daient à l'entrée. La mesure des capacités réelles est ainsi re­poussée jusqu'aux concours donnant accès à une profession en­viée. Alors seulement sonne l'heure de la vérité : un peu tard pour l'évaluation des moyens d'expression ! Il peut même arriver que le jeu de cette sélection tardive soit faussé, comme dans la dernière décennie, par les besoins accrus d'une société en expansion ; dans de nombreuses bran­ches de l'activité publique ou privée, il a fallu recruter en hâte des cadres de formation inégale, souvent insuffisante. Or, aucun secteur n'a connu une explosion comparable à celle de l'Éduca­tion nationale : on a fait des milliers d'instituteurs avec de chétifs bacheliers, souvent jetés dans des classes surchargées, sans la moindre formation professionnelle ; on a augmenté con­sidérablement le pourcentage des reçus au CAPES et, malgré cela, il a fallu développer l'auxiliariat ; les facultés elles-mêmes ont confié des tâches d'enseignement à de jeunes agrégés, voire à des étudiants. Quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres, comment attendre des miracles de cadres improvisés ? Si l'on ajoute à cela le relâchement de la discipline scolaire, l'inattention engendrée par la vie moderne, le relâchement de l'effort, notamment celui de la mémoire, la fantaisie individuelle ou collective, non seulement admise mais recommandée, sous les vocables redoutables d' « expérimentation pédagogique » et de « banc d'essai », où la prétention le dispute souvent à l'igno­rance, on n'a pas de peine à comprendre la chute verticale de l'enseignement du français... et de quelques autres matières. \*\*\* 156:152 Comment sortir de cette impasse ? Plusieurs associations avaient depuis longtemps lutté contre la dégradation de l'Uni­versité et dénoncé les dangers du laxisme et des réformes in­considérées qui ébranlaient l'édifice. On s'est beaucoup moqué de ces Cassandres bavardes, qui recommandaient le bon sens, la prudence, le respect éclairé de la tradition. Leurs prédictions se sont réalisées, au-delà même de leurs craintes ! Il serait peut-être correct, de la part des novateurs, de ne pas imputer leur propre échec à l'obstination dont elles ont fait preuve dans ces combats d'arrière-garde. Mais le réformiste a toujours bonne conscience et l'incidence des faits sur ses théories est nulle : ce sont les faits qui ont tort. Aussi le voyons-nous, malgré les dégâts déjà causés par ses erreurs, abonder dans son propre sens et tenter de balayer les dernières traces d'une tradition lente à mourir. Il ne lui vient pas à l'esprit que le retour à l'ancienne pédagogie, faite d'humbles et patients travaux, serait peut-être le seul moyen de sauver ce qui peut l'être encore : les méthodes progressives et rigoureuses qui formaient une élite seraient certainement les plus capables d'assurer l' « accès de tous à la culture ». Mais cet argument de grossière évidence ne saurait entamer les certitudes d'idéologues épris de facilité et de verba­lisme. C'est pourquoi la pédagogie nouvelle s'éloigne décidément des chemins connus pour battre la campagne. Car c'est bien une transformation radicale des principes, des méthodes et du contenu de la culture qui nous est proposée. Non sans artifices d'ailleurs. Par exemple, certains principes avancés comme neufs sont des truismes pédagogiques. Veut-on, en les proférant, déconsidérer l'enseignement traditionnel, sui­vant un procédé devenu banal, en le montrant fermé aux rudi­ments du métier ? A-t-on dessein, au contraire, de masquer par quelques axiomes triviaux un corps de doctrine audacieux ? Comment voir une « *révolution pédagogique *» dans le fait que « *l'élève ne se contente plus d'écouter passivement le maître, mais est constamment appelé à s'exprimer oralement et par écrit *» ? Est-il besoin de rappeler que les instructions officielles ont tou­jours fait de la participation active de l'élève une condition fon­damentale de l'enseignement : « *Pas de cours ex cathedra, énon­cent-elles dans leurs Considérations générales : l'élève ne doit rendre les armes qu'à l'évidence. Il faut poser sans cesse des questions. *» Toujours est-il qu'en marge et à la faveur de ces vieilles évidences, d'autres maximes se font jour, beaucoup moins ano­dines. Ne voulant pas refaire ici un procès de tendance et passion­ner la question sans profit, je n'examinerai pas la déclaration récente de Pierre Emmanuel disant que la Commission de réfor­me de l'enseignement du français « *n'a rien d'homogène dans le domaine idéologique, est même composée d'éléments venus d'horizons très divers *». 157:152 Il reste qu'elle propose, par la bouche de son président, de « *remettre en cause une certaine idée de l'autorité *», de « *changer les rapports existants dans la classe *». Grave utopie, déjà largement condamnée par les faits. Ce n'est pas « une certaine idée de l'autorité » qui a été re­mise en cause depuis quelques années, mais le principe même de l'autorité, caricaturée pour les besoins de la cause. Sauf cas d'espèce, d'autant moins fréquents que le corps enseignant était plus conscient de sa valeur et de sa dignité, cette autorité ne se confondait nullement avec la nostalgie de la férule. Elle était la forme que prenait naturellement la conscience d'une responsa­bilité à l'égard de la jeunesse, aimée et respectée. Elle n'a ja­mais eu, du reste, pour seule raison d'être de produire de « bons élèves », mais ambitionnait aussi de former des hommes. Elle n'y réussissait pas trop mal. N'en déplaise aux novateurs, les rap­ports naturels ne peuvent être modifiés sans danger pour le groupe. Quand la compétence et l'expérience d'un adulte ont justifié le choix qui l'a investi d'une responsabilité, il est à la fois contradictoire et périlleux de laisser remettre en cause cette décision par n'importe qui. Si le maître a pour tâche de « *libérer, organiser et observer *», il ne peut s'en acquitter sans diriger. Or, l'enseignant est actuellement le plus maltraité de tous les cadres, sa mise en tutelle ayant été exigée par des orga­nismes et des associations qui avaient le devoir, comme le plus grand intérêt, de lui renouveler leur confiance et de lui redon­ner foi en lui-même. Se sont-ils aperçus qu'ils sciaient la branche qui les portait ? La négation de la notion même de direction mènera à l'anarchie, non à la spontanéité. Celle-ci ne peut être forma­trice que contrôlée et canalisée sous peine d'un énorme gâchis. Que penserait-on du maître-maçon qui laisserait libre cours à toutes les fantaisies de l'apprenti ? C'est une contre-vérité de prétendre que la pédagogie avait jusqu'à ce jour étouffé l'esprit créateur. Tant que les conditions de l'enseignement ont été normales, elle l'a favorisé au contraire, et justement en l'orien­tant : « La liberté n'est pas le droit d'errer dans le vide » mais de suivre une des routes qui mènent quelque part. Si du plan des principes on descend aux applications, les mêmes ambiguïtés lénitives reparaissent d'abord. Vanter l'acqui­sition des mécanismes grammaticaux par l'exercice oral, l'affi­nement du vocabulaire par l'étude des différents sens que peut avoir un mot selon son contexte, c'est enfoncer des portes ou­vertes. Et pourquoi discréditer l'enseignement actuel par une présentation caricaturale de la dictée, qui, « *par l'accumula­tion de difficultés, place l'élève en situation d'échec, puisque les moyens ne lui sont pas fournis pour résoudre les problèmes qu'il rencontre ! *». 158:152 Sur ce point, les instructions encore en vigueur rappelaient l'avantage de « donner des dictées préparées et expliquées en classe ». La Commission prône une solution plus radicale : la suppression pure et simple de la dictée. On étouf­fera le mal en « *démythifiant l'orthographe *» ! \*\*\* Mais ce ne sont là que les prolégomènes d'un « plan de réno­vation » beaucoup plus audacieux. Il s'inspire d'une linguis­tique descriptive pour qui la notion de norme cède le pas à celle de phénomène : en étudiant le langage comme un fait, on finit par ne plus le juger. L'idéologie et les préjugés aidant, on en arrive à accorder une égale valeur à des « *niveaux *» ou plutôt à des « *registres *» de langage, que la société a tort, pense-t-on, d'estimer inégalement. D'où la mise en veilleuse, pour ne pas dire le rejet, de la grammaire normative et la pré­dominance donnée à l'oral sur l'écrit ; d'où encore la tendance à écarter les grands textes littéraires, considérés comme l'ex­pression figée d'une pensée étrangère et le recours aux entre­tiens et débats en classe, à la correspondance avec d'autres classes par journaux scolaires ou enregistrements de bandes magnétiques, aux commentaires de films, d'émissions de radio ou de télévision, etc. Sous le couvert des mots magiques de spontanéité, créativité, actualité, qui ne voit le grave danger que l'on fait courir à la langue, à la culture, à l'humanisme ? La suppression de la notion d'incorrection, le repli sur les productions anarchiques de l'apprenti, ne sont pas seulement un coup porté au « beau langage », mais la méconnaissance du fait capital qu'une langue de haut niveau, véhicule d'une pen­sée riche et nuancée, s'apprend d'abord par une imitation et une réflexion attentives et laborieuses, par la fréquentation assi­due des grands maîtres de l'intelligence et de la sensibilité c'est à l'abri de ces garde-fous que l'on se cherche et que l'on se crée. La nouvelle pédagogie est si peu sûre d'elle-même qu'elle s'avoue encore en pleine recherche sur les problèmes essen­tiels de la grammaire. Or, une réforme ne doit être introduite que si sa nécessité et son efficacité sont hors de doute. Ce n'est pas le cas de l'une, encore moins de l'autre. On nous vante à l'envi les fondements expérimentaux du « Plan Rouchette ». J'ai sous les yeux le *Plan de rénovation de l'enseignement du français à l'école élémentaire* où sur tous les points essentiels on prend, avec le jargon d'usage, le contre-pied des sages ins­tructions officielles de 1923 et de 1938 : la première page rap­pelle avec complaisance que des 1967-1968 « *vingt et une équipes de recherche soumettaient à un* « *banc d'essai *» *pré-expéri­mental le projet d'instructions officielles élaboré par la Com­mission Rouchette *» et que, depuis, le nombre de ces équipes a quadruplé. 159:152 Il y aurait actuellement près de cinq cents classes expéri­mentales en France ! Je connais les résultats d'une des équipes principales, dirigée par un linguiste de l'enseignement supé­rieur, membre influent de la Commission ministérielle. L'expé­rience a été menée avec « sérieux et méthode » depuis plu­sieurs années. Après leurs classes primaires, les élèves ont été confiés, en septembre dernier, à un professeur de lycée tout acquis à l'idée de rénovation : l'échec est tel que le nouveau maître doit recourir aux cours de rattrapage traditionnels, pour éviter le pire. Tant il est vrai que la perversion des principes entraîne le désastre dans l'application. 160:152 ### L'Italie peut être le Chili de l'Europe Reproduction des principaux passages d'un article sur « La voie italienne du communisme » publié par Georges Albertini dans le numéro 462 d' « Est et Ouest » ([^83]). La grande presse internationale a soudain découvert que l'Italie pouvait être le Chili de l'Europe. C'est-à-dire que, comme au Chili, le pouvoir pouvait tomber légalement aux mains de l'extrême-gauche, c'est-à-dire, ici, du Parti commu­niste italien, noyau dur d'une nouvelle coalition gouvernemen­tale. Si l'on considère grossièrement les choses, la comparai­son peut se comprendre et quand C.L. Sulzberger, dans deux articles de l'*International Herald Tribune,* édition de Paris (23 novembre 1970 et 13 janvier 1971), l'a faite avec éclat, il a eu le mérite de la mettre en pleine lumière. Mais il a eu le tort de laisser titrer un de ses articles avec un mauvais jeu de mots qui ne pouvait qu'en affaiblir le sérieux (*Spaghetti with Chile Sauce*)*,* et de faire de la situation italienne une analyse bien trop schématique pour que la comparaison soit convaincante. En croyant éclairer le cas, il l'a plutôt obscurci, et il a donné la partie belle à M. Agnelli, le président de Fiat, qui lui a répondu, non pour défendre l'extrême-gauche, on s'en doute, mais comme un Italien blessé de voir la situation de son pays jugée d'une manière, à ses yeux, si superficielle. L'Italie n'est sûrement pas le Chili. Mais s'il convient de le montrer, il faut dire aussi que si ce qui est arrivé au Chili ne surviendra pas en Italie, cela ne signifie pas que des événe­ments d'une gravité comparable ne peuvent s'y produire. C'est ce que cet article voudrait montrer. \*\*\* 161:152 Les graves désordres qui se multiplient en Italie depuis près de trois ans résultent de l'action des mouvements et grou­puscules de toutes obédiences, qui se situent eux-mêmes à la gauche du Parti communiste italien. Ils les créent à la fois pour détruire la Société, pour contraindre les communistes à les suivre, et pour prouver aux masses (comme ils disent) que la répugnance ou le refus du P.C.I. de participer au terrorisme ou aux violences démontre qu'il n'est plus un parti révolution­naire marxiste-léniniste. Depuis trois ans, les mouvements gauchistes ont constam­ment agi dans ce sens. Ils ont ainsi contraint des organisations beaucoup plus puissantes que les leurs, à savoir les syndicats dominés par les communistes, les socialistes, la gauche de la démocratie chrétienne, et d'autre part le Parti communiste, et parfois le Parti socialiste (P.S.I.) à recourir aussi à une forme d'action quasi révolutionnaire. Les grands défilés, les grandes grèves spécialisées, la paralysie renouvelée des services publics, sans être assimilables aux émeutes des gauchistes, n'en ont pas moins apporté leur contribution à la destruction de l'auto­rité de l'État. En ce sens, il est vrai de dire que les mouvements qui se disent plus à gauche que le Parti communiste l'ont con­traint, ainsi que ses alliés, à accentuer la vigueur de leurs coups contre le régime, et à rendre plus difficile la répression des désordres. \*\*\* Ceux-ci se sont d'autre part multipliés à l'occasion de la mise en place des régions, une des revendications fondamen­tales des communistes et des socialistes, que les gouverne­ments de centre gauche, par faiblesse ou par démagogie, ont acceptée, et qui est en train de porter des coups mortels au régime. Cette expérience, que l'anarchie régnant en Calabre illustre tragiquement, a eu comme autre conséquence, de permettre à l'extrême-droite de se défendre sur le terrain même de la vio­lence où l'extrême-gauche cherche à entraîner l'Italie. Dans le sud, en effet, où, pour le moment, la régionalisation provoque les plus graves émeutes, la droite est beaucoup plus forte qu'ailleurs, et les gauchistes, au contraire, beaucoup moins bien organisés que dans la plaine du Pô. La régionalisation a ainsi offert à l'extrême-droite un terrain sur lequel elle peut se battre, en réponse aux violences de l'extrême-gauche dont nul ne peut nier qu'elle les a déclenchées dans la péninsule. Les rappels du fascisme, pour expliquer l'attitude du M.S.I., ne signifient rien en l'occurrence. Il n'est, bien entendu, pas question de nier que l'extrême-droite, maintenant regroupée, pour la première fois depuis une dizaine d'années, autour du M.S.I. et de ses nou­veaux dirigeants, répond à la violence par une autre violence, avec tous les dangers qu'un pareil affrontement fait courir au pays. Il faut seulement se souvenir que c'est l'extrême-gauche qui porte la responsabilité du déchaînement de ces violences. \*\*\* 162:152 Devant ces désordres, l'État a presque démissionné. Les déclarations récentes du Premier ministre, M. Colombo, par exemple quand il est venu à Paris, ont confirmé que le désar­roi des milieux dirigeants était grand, ce qui s'explique non par la médiocrité des individus, mais par les faiblesses des ins­titutions. Nous avons trop souvent ici même analysé les causes et les manifestations de la crise de l'État italien pour y revenir. Mais il y a des éléments nouveaux, ou en tout cas plus appa­rents, qu'il nous faut décrire aujourd'hui. Le premier est la décomposition de la démocratie chré­tienne, qui a été l'ossature du régime depuis 1945, et dont l'affai­blissement actuel agit comme la décalcification dans un orga­nisme humain : elle le rend d'une redoutable fragilité. Cet affai­blissement a de nombreuses causes. La plus importante, pour notre propos, c'est l'existence, au sein du Mouvement, d'une fraction qui souhaite l'entente directe avec le Parti commu­niste, d'abord pour qu'il entre dans la majorité, ensuite pour qu'il participe au gouvernement. Et cette gauche de la démo­cratie-chrétienne, qu'on identifie généralement avec le ministre du Travail, M. Donat-Cattin, n'a pas cessé de se développer directement ou non, elle représente 25 % du parti. Fait quasi inimaginable il y a seulement dix ans, une telle politique trouve dans divers milieux de l'Église italienne, non pas une appro­bation explicite, mais un refus de la condamner de manière catégorique. Et il arrive même que des personnalités de l'Église, au moins en privé, fassent connaître que c'est peut-être le moyen le plus sûr d'intégrer, peu à peu, à moindres frais et à moindres risques, le communisme dans l'État ([^84]). \*\*\* 163:152 Le second fait est la volonté du Parti communiste italien d'occuper le pouvoir. Les communistes italiens ont compris que la conquête révolutionnaire du pouvoir en Italie, comme d'ailleurs dans tous les pays de l'Europe occidentale, était impossible. Mais ils sont résolus à ne pas rester éternellement dans l'opposition. Il n'y a donc pas d'autre moyen que d'in­fléchir suffisamment leur comportement et leur politique pour *devenir des alliés possibles dans une coalition gouvernemen­tale autre que celle d'aujourd'hui.* Ainsi Wehnert, ex-commu­niste et leader du Parti socialiste allemand avec Brandt, con­duisit-il le parti au pouvoir en le tirant d'une longue attitude d'opposition sectaire, en l'obligeant à accepter d'être le second dans une coalition avec les démocrates-chrétiens allemands, avant de devenir le premier dans une autre avec les libéraux. La venue au pouvoir du S.P.D. en Allemagne est peut-être plus éclairante pour comprendre la tactique des communistes ita­liens, que la victoire d'Allende au Chili. Ils n'ont pas cessé depuis trois ans, d'affirmer qu'ils sont un parti de gouvernement, et non un parti de révolution. Ils ont multiplié les déclarations dans ce sens, et pris des attitudes symboliques. Ils ont voulu persuader tous les partis qu'ils étaient indépendants de Moscou : d'où leur désaveu de l'in­tervention armée en Tchécoslovaquie, leurs tentatives de tenir la balance égale entre l'U.R.S.S. et la Chine, leurs condamna­tions répétées du durcissement soviétique à l'égard des intel­lectuels, des juifs, etc. Ils ont cherché à persuader la classe ouvrière qu'ils étaient favorables à un syndicalisme indépen­dant, et que, s'ils étaient au pouvoir, les libertés syndicales, y compris la grève, seraient respectées. Ils ont pratiqué à l'égard de la démocratie chrétienne, une politique d'ouverture et de concessions, bien loin du sectarisme socialiste. Même sur un sujet aussi délicat que le divorce, ou aussi important que le pouvoir régional, il leur est arrivé de faire de larges conces­sions, précisément pour permettre sur le plan national de plus vastes alliances. Ce qui a été écrit plus haut des dispositions de la gauche démocrate-chrétienne montre que cette tactique a déjà donné des résultats. \*\*\* Qui dit parti de gouvernement dit parti d'ordre. Les com­munistes ont fait des efforts répétés et difficiles pour participer le moins possible aux violences de la rue, afin d'apparaître à l'opinion comme des hommes responsables. Ils ont joué un jeu très serré qu'on peut ainsi résumer : Il faut des désordres pour affaiblir l'État, user les gouvernements, créer les condi­tions d'un changement politique : en ce sens le P.C. gagne à la violence, et il a donc intérêt à ce qu'elle existe, puis s'ac­croisse. Mais s'il veut en être le bénéficiaire, c'est-à-dire s'il veut *apparaître comme le seul, parti capable d'y mettre fin et de rétablir l'ordre*, il faut qu'il ne soit compromis ni auprès de l'opinion, ni auprès de ses futurs partenaires dans des coali­tions politiques et gouvernementales nouvelles. 164:152 Force est de constater que les communistes italiens ont mené ce jeu avec maîtrise, et qu'ils ont parfaitement réussi à se démarquer de l'extrême-gauche : il y a elle, et puis il y a eux. La montée des violences, la faiblesse de l'État amènent de nombreux Ita­liens, fort éloignés du communisme, à se demander si sa participation au pouvoir ne serait pas un moindre mal. Nous, Fran­çais, qui avons vécu les émeutes de mai 1968, nous avons vu comment, peu à peu, devant le carnaval gauchiste qui para­lysait le pays, une partie de l'opinion (bourgeoisie en tête comme d'habitude), se demandait s'il ne vaudrait pas mieux finalement un gouvernement de gauche solidement soutenu par le Parti communiste. Tant il est vrai aujourd'hui que, qui pense au recours à la force pour redresser une situation, pense d'abord au Parti communiste. L'expérience que nous avons failli faire doit nous aider à comprendre ce qui se passe dans la tête de beaucoup d'Italiens qui ne peuvent plus supporter les désordres. En Italie en 1922, en Allemagne en 1933, le fascisme est ainsi venu au pouvoir. En 1971, c'est vers le communisme que l'on regarde en Italie, pour que le pays soit remis sur ses pieds. \*\*\* Pour en finir avec cette description des principales forces qui déterminent, à l'heure actuelle, la vie politique italienne, il faut dire un mot du Parti socialiste italien. Il ne s'est jamais résigné à la rupture avec les communistes que Pietro Nenni l'a amené à effectuer, après l'avoir durant de longues années conduit à une collaboration quasi inconditionnelle avec lui -- jusqu'à l'acceptation des pires crimes du stalinisme. Or, l'in­fluence du Parti socialiste régresse lentement, mais sûrement. C'est l'une des raisons pour lesquelles la fraction de gauche de la démocratie chrétienne est bien décidée à s'entendre direc­tement avec les communistes, sans utiliser les socialistes -- ce qui ne déplaît pas au P.C.I., qui les méprise là comme ailleurs. La conséquence de ce recul du P.S.I., et de sa crainte d'être court-circuité auprès des communistes par les démocrates-chrétiens, l'a poussé vers une attitude de plus en plus extré­miste. *L'Avanti*, leur quotidien, est infiniment moins sévère que *l'Unità*, celui du P.C.I., à l'égard des excès gauchistes. Les violences de l'extrême-droite sont venues à point pour per­mettre au P.S.I. de camoufler mieux encore les responsabilités de l'extrême-gauche, en accablant le M.S.I. Alors que le gou­vernement, et même le Parti communiste s'élèvent contre les violences des deux extrêmes, le Parti socialiste, lui, ne dénonce que celles de l'extrême-droite. 165:152 A sa façon, et fidèle aux erreurs de jugement qu'il commet depuis si longtemps, il contribue par son infantilisme gauchiste à aggraver les désordres dans le pays et à affaiblir l'État démocratique. Que l'on pense, par exemple, à son acharnement à vouloir désarmer les forces de l'ordre, ce qui, nul n'en doute, aboutirait à livrer l'Italie aux émeutiers, mais permet aux socialistes de se dire les plus consé­quents des démocrates... Tel est le tableau politique de l'Italie. Les désordres, les violences, l'État impuissant, la croissance progressive de la place et du rôle du Parti communiste, en marche vers le pou­voir. Et l'on continue à ne pas discerner les forces qui pour­raient permettre de freiner cette marche à l'abîme. Elles existent peut-être. On ne des voit pas encore. \*\*\* Pourtant ce tableau serait très incomplet si l'on omettait un fait d'importance : l'élection d'un nouveau président de la République avant la fin de l'année. On dira qu'en Italie, comme sous la IV^e^ République, le pré­sident compte peu. C'est vrai et c'est faux. Les gaullistes en ont fait l'expérience avec Vincent Auriol. Les communistes ita­liens viennent de faire la même, sept ans durant, avec Saragat. Ils l'avaient élu pensant prendre sur lui une hypothèque -- et l'on s'était demandé si Saragat saurait conserver son indé­pendance à l'égard d'un parti qui avait joué un rôle décisif dans son élection. En fait -- et ce ne fut certes pas facile -- il ne fit aux communistes aucune véritable concession, et même, dans les deux ou trois dernières années, il fut l'un de leurs adversaires les plus efficaces. Les communistes ne se gênent pas pour dire que le chef du « parti de la crise », c'est-à-dire de ceux qui étaient prêts à recourir à des élections anticipées (que le P.C. craignait pour des raisons qu'il serait trop long de développer ici) à savoir le Parti socialiste unitaire, le Parti républicain, toute la droite, et la large fraction de la démo­cratie chrétienne groupée autour de Rumor, Piccoli et Fanfani en sous-main -- que ce chef c'était le président de la Répu­blique lui-même. Saragat, en effet, pensait bien comme ceux du « parti de la crise ». Mais il n'agit pas jusqu'au bout dans leur sens. Du moins, répétons-le, ne fit-il jamais un geste en faveur des communistes (sauf quelques malheureuses déclara­tions de politique étrangère, et d'imprudentes initiatives dans l'affaire du S.I.F.A.R., le service secret italien). La méfiance du P.C.I. à son égard est un témoignage en sa faveur qui ne trompe pas. 166:152 Pour le remplacer, il y a plusieurs candidats -- et le jeu des partis, la vie politique, s'ordonnent déjà largement par rapport à ces candidatures et à cette élection. Il y a un candidat socialiste (P.S.I.), de Martino, vice-pré­sident du Conseil et président du Parti. Il a été très à gauche. Mais ce bourgeois napolitain, qui aime la vie, n'aurait pas d'autre ambition, s'il était élu, que d'avoir un septennat tran­quille. Il serait vraisemblablement très prudent avec les com­munistes. Ceux-ci, avant de lui apporter leurs voix, instruits par le précédent Saragat, y regarderont à deux fois. De la même manière s'opposeraient-ils au leader républicain La Malfa, qui, au fil des ans, a accentué son refus de tout compromis avec eux, rejoignant longtemps après, sur ce point, les positions clairvoyantes de son ex-collègue de parti, Randolfo Picciardi. Et il y a deux candidats démocrates-chrétiens possibles : Fanfani et Moro. Nous entrons là dans les recoins les plus secrets du labyrinthe politique italien, dans lequel nous nous aventurons avec prudence, mais pas en aveugle. Président du Sénat, et peut-être le plus intelligent des hommes politiques italiens -- de Gaulle ne s'y était pas trom­pé -- Fanfani, depuis deux ou trois ans, a adopté une attitude résolument anticommuniste (dans le domaine intérieur s'en­tend, la politique étrangère est plus nuancée). Il a fait savoir qu'il souhaitait une réglementation du droit de grève dans le cadre des articles 39 et 40 de la Constitution, et il n'a pas caché qu'il ne voulait pas modifier la formule du centre gauche pour y insérer les communistes. Ils lui sont donc hostiles, se méfiant de lui comme d'un homme capable de traiter avec les Soviétiques par-dessus leur tête, afin de se donner un peu de liberté de manœuvre dans le cas d'une évolution du régime dans un sens présidentiel, qu'il a souhaitée. De là les accusa­tions de « Christo-gaullisme », un mot bizarre, fort exagéré, mais qui dit assez bien ce qu'il veut dire. Probablement parce qu'en Italie, on ne mène jamais rien à fond dans le jeu poli­tique, Fanfani, très résolu en 1968 et 1969, a paru l'être un peu moins en 1970. L'éviction de Rumor et de Piccoli, engagés à ses côtés, l'arrivée de Colombo, de tout temps plus réservé à son égard, ont traduit de sa part des hésitations au moment du parcours final. Mais les communistes, semble-t-il, lui demeurent catégoriquement hostiles -- si catégoriquement peut avoir un sens dans la politique romaine. Il semble, au contraire, que les mêmes communistes soient plus favorablement disposés pour Aldo Moro, l'actuel ministre des Affaires étrangères, et l'un des principaux partisans de l'ouverture à gauche. Depuis plusieurs années, Moro a com­mencé une progressive évolution. Il est aujourd'hui parmi les leaders de la démocratie chrétienne celui qui est le plus proche des positions de la gauche du Parti, sans toutefois -- prudence oblige -- en être le chef. 167:152 C'est un homme triste, uniquement intéressé par la politique, un vrai professionnel en quelque sorte, et par là assez proche de la psychologie des dirigeants communistes. Il est certain que Moro est acquis à l'idée d'un rapprochement direct et progressif entre la démocratie-chré­tienne et le Parti communiste italien. C'est ainsi qu'il compte renouveler et développer la politique de l'ouverture à gauche, et sur ce point précis, son analyse rejoint celle des commu­nistes. En politique étrangère, il veut améliorer les relations de l'Italie avec les pays de l'Est -- et c'est est le sens des voyages qu'il y a effectués. Mais à la différence de Fanfani, il exécute­rait cette politique en accord avec le P.C.I., car il manque de l'audace nécessaire pour la faire sans lui. On comprend dans ces conditions pourquoi, à l'heure où ces lignes sont écrites, le Parti communiste italien préférerait avoir, au Quirinal, Moro plutôt que Fanfani. \*\*\* Il va sans dire que d'ici la fin de l'année, les candidatures peuvent changer. Mais ceux qui viennent d'être cités paraissent les plus probables, et la position des communistes envers les uns et les autres repose sur des facteurs objectifs qui, eux, ne changeront pas. Le Parti communiste votera pour celui dont il pensera qu'il lui donnera le plus de chances de participer aussi largement que possible à la direction politique du pays : dans la majorité d'abord, au gouvernement ensuite. Le reste n'est que péripéties secondaires, et chronique quotidienne. On comprend, lorsqu'on sait tout cela, les raisons des hési­tations gouvernementales, et celles de l'opposition. Saragat, Colombo, Fanfani, Moro, de Martino, qu'ont-ils vraiment en commun, pour faire résolument face à l'anarchie montante, et aux progrès du Parti communiste italien ? Et ce parti, qui veut à la fois que les désordres s'accroissent pour affaiblir l'État, et qu'on le regarde comme le meilleur rempart de l'ordre répu­blicain, comment agirait-il de manière suffisamment simple pour progresser largement ? L'Italie ne peut donc que voir s'accroître la confusion, et se dissoudre peu à peu toute auto­rité. Elle est à la merci d'un événement inattendu, imprévu, balayant soudainement les calculs patiemment élaborés d'un côté comme de l'autre. Elle peut aussi continuer à s'enliser, tant du moins qu'une prospérité économique suffisante, en dopant les Italiens, les empêche de vouloir la réforme de leurs institutions, et de voir les périls qui les menacent. Chaque jour qui passe aggrave la situation, et donc ouvre de nouvelles pos­sibilités d'action au Parti communiste. 168:152 Si le gouvernement ne remporte pas des succès réels dans la répression des désordres à Milan, comme à Reggio, dans le Nord comme dans le Sud, il aura lourdement obéré l'avenir, et rétréci encore la marge de manœuvre de plus en plus faible qui lui reste. L'Italie n'est pas le Chili. Mais à sa manière, elle peut voir s'installer chez elle un régime qui fera à l'extrême-gauche communiste ou non, une place comparable. A ce moment-là, on s'interrogera pour savoir si l'implan­tation des communistes dans l'État sera définitive ou pas. Mais ce sera bien tard pour s'interroger -- ainsi précisément qu'on le voit, en ce moment même, au Chili. 169:152 ## AVIS PRATIQUES ### Rappels urgents  I. -- Après\ les Rameaux Nous avons demandé à tous ceux de nos lecteurs qui, pour une raison quelconque, auront le dimanche des Rameaux 4 avril assisté à une messe réformée de langue française, de bien vou­loir *nous écrire un compte rendu* concernant : -- le texte de l'épître qui aura été lu (un cas très fréquent est que les lectures sont *inaudibles* pour la plus grande partie de l'assistance : si l'on s'est trouvé dans ce cas, bien vouloir nous le signaler) ; -- dans le cas de la lecture de l'une des deux versions blas­phématoires du nouveau Lectionnaire : quelles auront été les réactions (ou l'absence de réaction) de l'assistance. \*\*\* *Relire,* dans notre numéro précédent (numéro 151, de mars) *les pages 193 à 196,* qui vous remettront en mémoire comment nous considérons cette journée des Rameaux et dans quel esprit et sur quels points nous attendons vos comptes rendus et infor­mations. \*\*\* Prière à chaque correspondant de mentionner lisiblement, *à l'intérieur* de la lettre, son nom et son adresse (pour le cas où nous aurions à lui demander des renseignements ou éclaircis­sements complémentaires) ; prière aussi de donner clairement toutes les précisions sur le lieu, le nom de l'église, les noms de personne, l'heure des faits relatés. \*\*\* 170:152 Ces lettres *ne sont pas destinées à la publication*, mais à notre propre information sur ce qui se sera passé, ou non, le dimanche des Rameaux. S'il nous apparaissait que quelques-unes de ces lettres seraient avantageusement publiées, bien entendu nous ne le ferions pas sans l'autorisation préalable de l'expéditeur. \*\*\* Ces lettres doivent être adressées : 1° Par tous ceux de nos lecteurs qui, d'une manière ou d'une autre, sont déjà en contact avec un groupe, un club ou une permanence des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES : à Antoine Barrois, aux COMPAGNONS. 2° Par tous les autres lecteurs : à la revue elle-même. II\. -- Pour le pèlerinage :\ n'attendez pas\ le dernier moment \[cf. 147-11-70 et 151-03-71\] ============== fin du numéro 152. [^1]:  -- (1). Dans un autre domaine, Madiran a démontré l'erreur meurtrière de ces évêques qui, pour saisir, analyser, expliquer les questions sociales et politiques commencent par adopter le point de vue mar­xiste, c'est-à-dire les faux-principes de l'athéisme et du matérialisme dialectique. Il faut relire ces pages dans *L'Hérésie du XX^e^ siècle*, car elles sont décisives. (*L'Hérésie du XX^e^ siècle,* Nouvelles Éditions Lati­nes, à Paris, pages 42 à 56). -- Frossard dans un *Cahier* qui ne compte qu'un seul numéro, écrivait en 1955 : « L'homme d'aujourd'hui se distingue par sa manière extrêmement courageuse et loyale de regarder le problème en face après l'avoir posé (tout) de travers. » *Les Mains Libres* (D. de B. édit. à Paris, 1955)., [^2]:  -- (1). Cette déclaration épiscopale n'est pas l'objet propre et direct de notre propos : telle qu'elle a été publiée en abrégé dans *Le journal la Croix*, elle est une illustration -- parmi tant d'autres analogues que l'on pourrait pareillement proposer et commenter -- une illus­tration de nos remarques sur le nouveau langage. -- Notre article était déjà rédigé quand le numéro 1.580 de la *Documentation catho­lique* a publié le texte intégral de cette déclaration, « signée conjoin­tement » par les évêques catholiques de Belgique, deux hiérarques orthodoxes et trois personnalités protestantes. -- Le contexte améliore partiellement le texte des brèves citations (d'ailleurs fidèles) faites par *Le Journal la Croix ;* pas au point, cependant, de changer le fond des choses et de modifier substantiellement nos remarques. [^3]:  -- (1). Sur cette question on peut se reporter à l'article sage et pénétrant de Louis Daménie dans l'*Ordre Français* de novembre 1970 : « De l'Opinion » (L'Ordre Français B.P. n° 11, 78-Versailles). [^4]:  -- (1). *L'École de la Violence,* La Table Ronde, 1962. [^5]:  -- (2). *La Jeunesse et l'Amour*, Plon, janvier 1970. [^6]:  -- (3). « Les *Enfants* Brûlés », ITINÉRAIRES, n° 142, avril 1970. [^7]:  -- (4). *Les Suicides d'Adolescents*, par le docteur Haïm, Payot (Voir également, à ce sujet, le récent rapport publié par la Commission d'Étude de la Santé Publique). [^8]:  -- (5). *Le Milliardaire,* roman achevé en juillet 1970, publié en octobre chez Grasset. [^9]:  -- (\*) Dans *Les choix de l'Espoir* (Grasset), Michel Poniatowski analyse fort bien les mécanismes du refus des jeunes -- tout en soulignant que l'édification d'un nouveau monde mériterait en soi « l'enthousiasme de la prochaine génération ». [^10]:  -- (6). *La Révolte des Jeunes,* par Alfred Sauvy, Calmann-Lévy.  [^11]:  -- (7). « *Rapport sur la Jeunesse *»*,* par le professeur A. Legout, (Alliance Républicaine du 21 décembre 1970). [^12]:  -- (8). *Historia*, septembre 1970 (hors-série, 18). [^13]:  -- (\*) Voir à ce sujet *Aspects de la France* du 8 février 1871. [^14]:  -- (\*) C.N.G.A., 6, rue de Trévise, Paris IX. [^15]:  -- (\*) L'HOMME NOUVEAU, 21 février 1971. [^16]:  -- (\*) Cette « politisation » de l'université, chacun sait aujourd'hui qu'elle s'étend, désormais, à l'enseignement public tout entier -- c'est-à-dire à tous nos jeunes, quels que soient leur rang social et leur niveau d'études. [^17]:  -- (9). « *Mémorandum sur la situation dans l'Université *»**,** publié par l'Institut des Hautes Études Occidentales, 1970. -- Voir aussi *l'Éco­nomie*, du 27.4.70. [^18]:  -- (10). *L'Homme Nouveau* du 17 janvier 1971. [^19]:  -- (11). *Notre Combat,* par Dominique Belmont, imprimerie Guiri­mand, Grenoble, 1965. [^20]:  -- (1). *Le Nouvel Observateur*, 11 janvier 1971. [^21]:  -- (2). *Itinéraires*, numéro 140 de février 1970, pp. 151 à 154. [^22]: **\*** -- L'original mentionne : « Texte inédit. Reproduction interdite. » [^23]:  -- (1). *Cours de Philosophie Positive*, Paris, éd. Schleider, 1908, reproduction de l'édition de juillet 1830, t. V. p 159. [^24]:  -- (2). P. 171. [^25]:  -- (3). P. 178. [^26]:  -- (1). P. 169. [^27]:  -- (1). P. 175. [^28]:  -- (2). *Ibid.* [^29]:  -- (3). S. Thomas, *Sent.,* 3 d., 13 qu. 1, Art. 1, ad 2, n° 15. [^30]:  -- (1). P. 179. [^31]:  -- (1). Cf. J. MADIRAN, *L'hérésie du XX^e^ siècle,* p. 170, avec le texte intégral. [^32]:  -- (2). *Ibid.,* p. 219. [^33]:  -- (3). *La Démocratie Religieuse,* pp. 22-23. [^34]:  -- (1). Pp. 186-187 du *Cours*. [^35]:  -- (2). Pp. 187-188. [^36]:  -- (3). Du 15 août 1832. [^37]:  -- (1). *La Pesanteur et la Grâce,* p. 208. [^38]:  -- (2). *Inform. Cath. Intern.,* oct. 1967. [^39]:  -- (1). *La Libre Belgique* du 7 décembre 1970. [^40]:  -- (2). *Politiquement,* c'est autre chose ! [^41]:  -- (3). *Voyez les apologies* de l'érotisme et de l'homosexualité. [^42]:  -- (4). Le cas de Cardonnel est loin d'être unique. Ses imitateurs sont légion. [^43]:  -- (1). P. 188. [^44]:  -- (1). Lequel est la philosophie propre de la démocratie. [^45]:  -- (1). Pas seulement démagogique, souvent haineux : le clerc, hanté par une volonté de puissance que l'amour de la vérité ne refoule plus en lui, est l'homme du ressentiment : haro sur le latin, fidèle compa­gnon de la vérité dogmatique objective. [^46]:  -- (1). Pp. 189-191. [^47]:  -- (2). Niée par l'évolutionnisme de Teilhard, lequel, comme on sait, a longuement réfléchi aux relations du Prêtre et de la Femme (avec les majuscules de rigueur). [^48]:  -- (1). Le mot n'est pas trop fort : il est peu d'exemples d'évêques qui résistent énergiquement, et par d'autres mesures que verbales, aux prêtres dits contestataires. [^49]:  -- (1). P. 191. [^50]:  -- (2). P. 192. [^51]:  -- (1). « Un être sans souffrance est un être sans fondement. Seul mérite d'exister celui qui peut souffrir. Un être sans affection est un être sans être » (*Thèses provisoires pour la réforme de la philo­sophie,* dans *Manifestes philosophiques,* p. 115). [^52]:  -- (1). *Encyclopédie, Philosophie de l'Esprit,* n° 379. [^53]:  -- (2). *Op. cit.,* n° 445, remarque. [^54]:  -- (1). Nietzsche, *La Volonté de puissance*, I, n° 51, p. 46. [^55]:  -- (2). *Op. cit.,* n° 89, p. 63. [^56]:  -- (3). N° 96, p. 64. [^57]:  -- (4). N° 101, p. 67. [^58]:  -- (5). N° VI, p. 143. [^59]:  -- (1). Hegel, *Encyclopédie,* n° 80. [^60]:  -- (2). Platon, *Théétète,* 155 d. [^61]:  -- (3). Aristote, *Métaphysique,* A, 2, 482 b. [^62]:  -- (1). *Loc. cit.* [^63]:  -- (1). Husserl, *Idées directrices pour une phénoménologie*, tract. Ricœur, N.R.F., 1950, p. 87 ss. -- Scheler, *Philosophische Weltans­chauung,* 2^e^ édit., Berne, 1954. -- *La situation de l'homme dans le monde,* trad. Dupuy, Paris, Aubier, 1951. -- N. Hartmann, *Principes d'une métaphysique de la connaissance*, trad. Vancourt, I, pp. 188-193. -- Heidegger, *L'être et le temps.* [^64]:  -- (1). Saint-Vincent de Lérins, *Commonitorium,* largement cité dans le très utile petit livre de Journet : *Le Dogme Chemin de la Foi* (Fayard éditeur) surtout au chap. VI : La vie du dogme. [^65]:  -- (2). Tous mes articles d'ITINÉRAIRES de l'année 1970. [^66]:  -- (1). Voir par exemple *le Témoignage* de l'Abbé Dulac, ITINÉRAIRES de septembre-octobre 1970, numéro 146 sur « Le Saint Sacrifice de la Messe ». [^67]:  -- (1). Tout ce que j'ai entendu auprès du Père je vous l'ai fait connaître (Jo. XV, 15). [^68]:  -- (1). Sur cet aspect de la Révélation je me suis longuement expliqué dans *Théologie de l'Histoire* (ITINÉRAIRES, numéro 106 de septembre-octobre 1966). [^69]:  -- (2). Les théologiens qui nous rompent la tête avec les questions *d'âge culturel et* de *réinterprétaition* du langage sont-ils donc inca­pables de comprendre qu'il n'y a pas *d'âge culturel* qui tienne : pour un esprit normalement constitué : *divinité du Christ* signifiera, dans toutes les cultures et pour tous les siècles, union, dans la même et unique personne divine, de la nature humaine à la nature divine ; -- *présence réelle du Christ dans l'Eucharistie* voudra dire nécessairement, quelles que soient les contrées ou les époques, pré­sence par changement de substance, les accidents n'ayant pas changé ; -- *virginité perpétuelle de Marie* n'aura jamais un autre sens que celui de consécration de la virginité de Marie *ante partum, in partu, post partum* par le Verbe incarné devenu son Fils. -- La *présentation pédagogique* de ces mystères pourra varier selon le fameux *âge culturel* des peuples, mais ce sont invariablement les mêmes mystères, et selon des termes immuablement définis, qui seront présentés à des intelligences, qui sont, pour l'essentiel, identiquement construites. L'âge culturel n'y change riens Et le *Catéchisme hollandais* qui, sous prétexte de présentation pour notre âge culturel moderne, a transformé le contenu des mystères et le sens des termes définis, est le catéchisme de l'apostasie ; l'apostasie non pas ordinaire mais moderniste. Il est cela, rien d'autre. [^70]:  -- (1). Notons ici que les termes employés dans la formulation des dogmes sont souvent analogiques : être, personne, substance, nature, cause, grâce, connaissance, amour... Ces termes conviennent à la fois à Dieu, aux anges et aux hommes mais d'une manière fort différente. C'est ainsi que Dieu est vraiment libre mais il est libre sous un mode infiniment plus élevé que celui de toute créature, humaine ou angéli­que. De même c'est le propre de l'Être infini d'être personnel ; mais, dans la Trinité sainte, les vocables de personne et de nature se réalisent d'une manière infiniment supérieure à celle qui se ren­contre dans toute créature spirituelle ; *secundum quid idem, simpliciter diversum* (identique sous un certain rapport, mais différent à parler purement et simplement). Cette portée analogique des termes qui expriment notre foi est quelquefois connue par la simple raison, comme lorsque nous parlons de la sagesse de Dieu ou de sa bonté ; mais plus souvent elle nous a été dévoilée par Révélation. Comment par exemple, si le Verbe de Dieu ne nous *avait fait connaî­tre tout ce qu'il entend auprès du Père*, nous serions-nous risqués à soutenir que le Dieu unique est Père, Fils, Saint-Esprit ; ou bien que le Fils s'est incarné en Jésus ? Quoi qu'il en soit, lorsque les termes employés dans les définitions de la foi ont une valeur ana­logique le fidèle n'éprouve pas de difficulté particulière à les enten­dre dans leur vérité ; c'est spontanément qu'il comprend que, si Dieu est bien en réalité Père et Fils, c'est à la manière de Dieu et non pas comme chez les hommes ; de même pour la grâce, la cha­rité, le rachat, le Royaume de Dieu qui est la Sainte Église. (On trouvera des remarques éclairantes sur l'analogie à la fin du chapitre des *Degrés du Savoir* de Maritain sur la *Connaissance métaphysique. -- *Voir aussi quelques notations dans nos articles : *La Joie des Saints* (ITINÉRAIRES, mai 1969) et *la Sainte Église* (ITINÉRAIRES, novembre 1966, surtout pages 145 et suivantes). [^71]:  -- (1). «* Le second Concile du Vatican n'a-t-il pas lui-même accueilli des exigences qui avaient entre autres été exprimées par Martin Luther et par lesquelles bien des aspects de la foi chrétienne et de la vie chrétienne s'expriment mieux actuellement qu'auparavant. *» Cardinal Willebrands, délégué officiel de Paul VI au Congrès luthérien d'Evian, 14-24 juillet 1970. [^72]:  -- (2). On ne peut tout dire dans un bref exposé ; mais je n'ai garde d'oublier le mystère du refus de l'amour divin, le péché, les orga­nisations du péché, dans la cité temporelle et même au sein de l'Église ; l'enfer et ses préparations dès ici-bas. [^73]:  -- (1). Dans le texte du Cardinal Willebrands, déjà cité. [^74]:  -- (2). II Cor. VI, 15. [^75]:  -- (1). Réaffirmé et renforcé dans la « troisième instruction » du 5 septembre 1970 (*Documentation catholique* du 15 novembre 1970, page 1015) : « *Dans la préparation des livres liturgiques en langues vivantes, on observera la règle traditionnelle de publier les textes sans indiquer les noms des auteurs et des traducteurs. Les livres liturgiques... sont préparés et publiés seulement par ordre de la hié­rarchie et sous son autorité. *» [^76]:  -- (1). Saint Thomas d'Aquin, *Super epistolam ad Philippenses,* cap. II, lect. 2. -- Voir aussi en quel sens saint Thomas utilise cette seconde partie du verset 6 comme sed contra dans l'art. 4 de la qu. 42 de la première partie de la S. *théol.,* et pareillement comme troisième *sed contra* dans l'art. 4 de la qu. 3 de l'*Expositio in librum Boetii de Trinitate. -- *Sur le terme d' « image » comme « nom propre du Fils », voir principalement *S. Théol.,* I, 35, 2 ; et aussi, dans la qu. 93 de cette même première partie, les importants ad 2 de l'art. 1 et ad 4 de l'art 5 -- Sur « *in forma Dei *» de la première partie du verset 6 en question, voir *loc. cit.* du commentaire de saint Thomas sur saint Paul : « ...l'Apô­tre dit : *Qui cum in forma* etc. Chaque chose en effet est rangée dans un genre ou dans une espèce selon sa forme : la forme indique la nature d'une chose, En raison de quoi, être « in forma Dei », cela veut dire être de la même nature que Dieu (...). Mais il ne faudrait pas aller supposer que la « forme » de Dieu serait autre chose que l'être même de Dieu : dans les êtres simples et immatériels \[c'est-à-dire : dans les êtres *qui ne sont pas* « composés » de « matière » et de « forme » : les purs esprits\] la -- forme est la même chose que l'être lui-même ; à plus forte raison en Dieu. -- Mais pourquoi l'Apôtre a-t-il dit la « forme » plutôt que la « nature » ? Parce que cela s'accorde aux noms propres du Fils... » Voir toute la suite à l'endroit cité. [^77]:  -- (1). Sur la notion de pertinacia*,* qui est subjectivement décisive, voir notre étude : *La notion d'hérésie,* dans ITINÉRAIRES, numéro 130 de février 1969, page 199, spécialement la note 1. [^78]:  -- (1). Numéro 150 de février 1971, page 87. [^79]:  -- (2). Voir la paraphrase du P. Lagrange pour tout ce texte de saint Paul citée dans notre numéro 150 de février 1971, page 88. [^80]:  -- (1). Dans la « partie officielle » du bulletin diocésain intitulé *Église d'Annecy,* 89^e^ année, page 117. [^81]:  -- (1). Hebdomadaire politique paraissant 20, avenue Franklin-D. Roosevelt, Paris 8'. [^82]:  -- (2). En théorie et sur le papier, on peut évidemment *distinguer* entre « démocratisation » et « refus de la sélection »*,* et ainsi éviter de les *confondre.* Mais la démocratisation de l'enseignement telle qu'elle a été instituée en France était et demeure liée, en intention et en fait, au refus de la sélection. -- Plus généralement, il faudrait apercevoir (ce que n'aperçoit point M. René Robert) que la *démo­cratie moderne* est par nature a-sociale et anti-sociale, et qu'elle est un facteur universel d'autodémolition notamment par son aller­gie aux sélections et aux hiérarchies (Note d'ITINÉRAIRES). [^83]:  -- (1). Bi-mensuel d'études et d'informations politiques internatio­nales publié 86, boulevard Haussmann à Paris VIII^e^. [^84]:  -- (1). Nous croyons qu'il faut dire beaucoup plus. L'Italie est posi­tivement livrée au communisme par une certaine politique vaticane, dont ce n'est certes pas l'intention, mais la *conséquence.* C'est d'ail­leurs l'ensemble du monde non-communiste qui est trahi par la politique ecclésiastique dominant actuellement dans l'Église catho­lique située en Occident (Note d'ITINÉRAIRES).