# 154-06-71 4:154 ### L'esprit de notre résistance par R.-Th. Calmel, 0. P. NOTRE RÉSISTANCE CHRÉTIENNE de prêtres ou de laïcs, résis­tance très pénible puisqu'elle nous oblige à dire non au Pape lui-même au sujet de l'aménagement moder­niste de la Messe catholique, notre résistance respectueuse mais irréductible est commandée par le principe d'une entière fidé­lité à l'Église toujours vivante ; ou en d'autres termes par le principe de la fidélité vivante au développement de l'Église. Jamais ne nous est venue la pensée de freiner, encore moins d'empêcher, ce que certains appellent, en termes d'ailleurs fort équivoques, le « progrès » de l'Église, disons plutôt la crois­sance homogène en matière doctrinale et liturgique, dans la continuité de la tradition, en vue de *la consommation des saints*. Comme le Seigneur nous l'a révélé dans ses paraboles, comme saint Paul nous l'enseigne dans ses épîtres, nous croyons que l'Église, au cours des siècles, grandit et se développe dans l'harmonie mais à travers mille souffrances, jusqu'au retour en gloire de Jésus lui-même, son Époux et Notre-Seigneur. Parce que nous sommes persuadés qu'il se fait au cours des siècles une croissance de l'Église, parce que nous sommes déci­dés à nous insérer aussi droitement qu'il est en nous dans ce mouvement mystérieux mais ininterrompu, nous refusons cette prétendue avancée qui se réclame de Vatican II et qui est en réalité une mortelle déviation. Pour reprendre la distinction classique de saint Vincent de Lérins, autant nous avons désiré un bel accroissement, un splendide *profectus,* autant nous repoussons avec vigueur, et sans consentir à composer, une sinistre *permutatio*, une mutation radicale et honteuse ; radi­cale, parce que, étant issue du modernisme, elle est négatrice de toute foi ; honteuse, parce que la négation à la manière moder­niste est fuyante et dissimulée. 5:154 La véritable croissance dogmatique et liturgique a toujours consisté, en partant d'un attachement indéfectible aux vérités révélées contenues dans l'Écriture et la Tradition, à les mettre dans leur jour le plus heureux. Lorsque l'Église a défini par exemple la doctrine de la transsubstantiation eucharistique ou la réalité objective et sacrificielle de la Messe, -- le sacrifice de la Messe ne différant de celui de la croix que par le mode sacramentel dont il est offert, -- lorsque l'Église a porté les solennelles définitions de Trente, elle a explicité, dans une fidé­lité absolue, les paroles et l'institution du Seigneur au soir du Jeudi-Saint. Ces définitions, précisées encore par les anathé­matismes, furent une croissance, un admirable *profectus*. Et quand l'Église, assistée du Saint-Esprit, a composé les magni­fiques anaphores alexandrines ou romaines, elle n'a fait que donner toutes ses dimensions à la liturgie sacrificielle, aux saints mystères que le Seigneur lui avait prescrit de célébrer : *faites ceci pour faire mémorial de moi*. Ce développement s'im­posait et il s'est accompli comme un développement harmonieux du donné originel qui est définitif. Comment célébrer les *saints mystères* en effet sans les inclure dans cette immense et somp­tueuse action de grâces ouverte par le *Sursum Corda*, close avec le *Per Ipsum* et qui tire sa raison d'être de la consécration, lorsque le Corps et le Sang du Christ, offert pour la rémission de nos péchés, sont rendus objectivement présents sous les saintes espèces ? Comment ne pas intercaler avant la consé­cration des prières sur les oblats assez nombreuses et assez précises pour traduire en toute clarté la vérité du sacrifice réel et objectif qui va s'accomplir ? Comment ne pas marquer expressément, en des oraisons appropriées, que le mémorial réalisé par la consécration, loin d'être vide et subjectif, contient *ici et maintenant* l'hostie pure et sainte de la Passion *passée*, le Christ immolé qui règne maintenant dans la gloire. *Unde et me­mores... tam beatae Passionis* (*prateritae*) *offerimus... hostiam puram* (*hic et nunc praesentem*). Tels sont quelques aspects de la croissance liturgique dans l'Église du Seigneur, depuis les premières fractions du pain après la Pentecôte, depuis les eucharisties furtivement célébrées dans les appartements assez vastes de quelque chrétien plus illustre au temps des persécu­tions de Néron ou de Marc-Aurèle. \*\*\* Si, comme nous l'avions un moment espéré, les responsables de la révolution liturgique actuelle avaient recherché un pro­grès véritable, ils auraient su tout d'abord que la première condition à remplir pour faire valoir le trésor du donné révélé est de s'insérer pieusement à l'intérieur de la Tradition qui nous a apporté ce trésor en explicitant ses richesses. S'ils avaient eu cette vue chrétienne des choses ils auraient été capables, peut-être, de purifier les vrais accroissements en ma­tière liturgique de quelques excroissances parasitaires ; 6:154 ils auraient tiré de leur sommeil trop de fidèles et de prêtres en­gourdis dans la morne tiédeur d'une régularité paresseuse et d'un conformisme sans âme ; ils auraient travaillé pour un progrès digne de ce nom. Ayant commencé par maintenir sans la moindre équivoque le dogme irréformable du sacrifice sacra­mentel -- sacrifice vrai et propitiatoire, -- s'interdisant de toucher en rien aux prières oblatives d'avant et d'après la consé­cration, encore moins à la formule consécratoire, ils auraient aidé à mieux comprendre un point de la célébration qui était un peu oublié et qui est celui-ci : encore que le Saint Sacri­fice se consomme par la consécration, par la transsubstantiation sacrificielle, il ne convient de l'offrir qu'à l'intérieur d'une grande *Prex Eucharistica*, d'une grande prière d'*action de grâces*. Au lieu de favoriser ce progrès on a essayé de nous imposer une déviation hypocrite ; le *Novus Ordo* en effet arbore en gros caractères le titre de *Prex Eucharistica* avant la Préface, le Sanctus et le Canon, mais comme d'autre part les prières du Canon sont délibérément mutilées et affaiblies, fort peu obla­tives et livrées à tous les caprices parce que démunies de la protection du latin, on ne sait plus très bien quelle est la signi­fication de la consécration en elle-même, et si la *Prex Eucha­ristica* tire sa raison d'être de l'efficacité objective du Mémorial. On le sait si peu que Taizé, qui ne croit pas à cette réalité objec­tive en vertu de la transsubstantiation, est cependant enchanté de la nouvelle *Prex Eucharistica.* On a fort bien fait de nous demander de chanter le *Per Ipsum* en lui donnant beaucoup de solennité par une grande élévation, car c'est avec la doxologie du Canon que le *Gratias agamus* de la Préface manifeste toute sa plénitude ; le prêtre qui chante *omnis honor et gloria*, en élevant entre ses mains l'hostie consacrée et le calice du Précieux Sang, rend sensible à tous les yeux la portée unique du *Semper et ubique gratias agere* qu'il faisait retentir, mais sim­plement en étendant les bras au début de la préface. Il était excellent de solenniser le *Per Ipsum,* encore ne fallait-il pas bouleverser et exténuer le Canon lui-même au point d'en arriver à rendre le *Per Ipsum* équivoque et polyvalent. Les pasteurs qui ne croient pas que *Ipse Christus* soit contenu sous les espèces du pain et du vin proclamant aussi bien le *Per Ipsum* (mais en langue vulgaire) que les prêtres catholiques qui croient fermement et de toute l'énergie de la foi théolo­gale à la présence réelle et substantielle du Corps et du Sang du Christ. Il ne fallait point toucher au Canon romain latin, et l'on se serait bien gardé d'y toucher si l'on avait voulu que faire chanter le *Per Ipsum* fût un véritable progrès. De même on se serait bien gardé de modifier le rite de la communion sur les lèvres et à genoux et l'on aurait tenu pour abominable la ten­tative de dispenser pratiquement de communier en état de grâce si l'on avait cherché une meilleure participation de l'assem­blée par l'accroissement du nombre des communiants. 7:154 En réalité c'est une déviation sacrilège de forcer en quelque sorte tous les fidèles présents à communier, alors qu'on les empêche de mani­fester leur adoration et que l'on se moque de l'état de leur âme, puisque de plus en plus on néglige de les confesser. Sous prétexte d'un progrès dans la participation de l'assemblée, on provoque les chrétiens à profaner le Corps et le Sang du Christ. \*\*\* Notre résistance à la déviation liturgique post-conciliaire, disons notre refus de toute complicité avec l'immonde trahison moderniste qui opère surtout depuis treize ans, notre résis­tance chrétienne se situe dans le droit fil du progrès liturgique dont l'impulsion remonte au saint Pape Pie X, quand le grand Pape des temps modernes retrouvait dans son jaillissement la tradition patristique, sans négliger l'acquit médiéval et post-tridentin. Nous faisons ce qui est en nous pour que notre résistance prolonge cet élan plein de vie et chargé de promesses. Loin que notre attachement indéfectible à l'anaphore romaine en latin antérieure à Paul VI tourne à l'engourdissement et au méca­nisme fastidieux, nous avons pris mieux conscience que Pré­face, Sanctus et Canon forment ensemble une *Prex Eucharis­tica* d'un seul tenant qui prend sa signification par la validité de la consécration sacramentelle ; nous méditons de plus près les cinq prières qui préparent le *Qui pridie*... et les cinq prières qui accompagnent le *haec quotiescumque feceritis*... ; enfin nous faisons notre étude des *Explications de la Messe* non seulement de saint Thomas mais de l'immortel oratorien du XVII^e^ siècle, le Père Le Brun. -- Toujours au sujet de la Messe, bien loin de négliger le peuple fidèle, nous le prenons en charge pour l'amener à participer aux saints mystères de la façon la plus digne et la plus vraie ; d'abord en lui montrant la nécessité première d'avoir une attitude recueillie et adorante (notamment à l'élévation et à la communion) ensuite en l'ini­tiant au grégorien, quitte à beaucoup insister, bien entendu sur les *Kyriale* simples et non ornés qui sont plus adaptés au commun des fidèles pour favoriser une participation pieuse. -- Enfin si nous prêchons *opportune importune*, sur l'urgence de l'état de grâce pour communier et sur le maintien du rite millé­naire : à genoux et de la main du prêtre, nous n'insistons pas avec moins de force sur la parole du Seigneur : *ma chair est vraiment une nourriture... si vous* *ne mangez ma chair et ne buvez mon sang vous n'aurez pas la vie en vous*. 8:154 -- On le voit par ces trois exemples, mais nous pourrions en produire beau­coup d'autres, loin d'être un fixisme aveugle, ennuyeux, oppri­mant, notre résistance est la vivante participation à ce grand mouvement de progrès que connaissait la liturgie depuis saint Pie X et que les novateurs contemporains du Concile, en usant des ressources démoniaques de la perfidie moderniste, s'acharnent à détourner, confisquer, pervertir. Ils ne réussi­ront ni chez tous, ni pour longtemps. \*\*\* Si nous avons la certitude que la *permutatio* moderniste ne prévaudra point mais que se poursuivra le *profectus* dans la conformité au donné révélé, explicité par la Tradition, c'est parce que nous avons mis notre confiance en la Vierge Marie, Mère de Dieu, qui en vertu des mérites de sa Compassion pen­dant le Sacrifice du Calvaire -- *Stabat Mater Jesu* -- ne suppor­tera pas bien longtemps que continue d'être saccagé ou profané, par les prêtres de son Fils, le Saint Sacrifice de la Messe. R.-Th. Calmel, o. p. 9:154 ## La bataille du verset 6 ■ Il était inutile de mobiliser l'attention publique sur l'épître des Rameaux, si c'était pour se satisfaire d'un succès, notable sans doute, mais extérieur, et limité. ■ L'attention publique mobilisée, c'était pour faire toucher du doigt, nous l'avons dit, nous le répétons, que *si les âmes fidèles et droites ne veillent pas, si elles ne s'instruisent pas, si elles ne s'arment pas de* *doctrine et de piété, elles seront insensi­blement entraînées en dehors de la foi catholique.* ■ La bataille du verset 6 continue. C'est une bataille spiri­tuelle : pour la redécouverte de *l'interprétation traditionnelle*. Celle qui, de saint Jérôme au moins (mort en 420) jusqu'au P. Lagrange inclus (mort en 1938) était cohérente avec elle-même et avec l'ensemble du donné révélé. ■ La bataille continue, car si la plupart des diocèses français et la totalité des diocèses belges ont accepté, le dimanche des Rameaux 4 avril 1971, d'écarter le nouveau Lectionnaire, cette concession ne fut consentie *que pour cette année*. Le Conseil permanent de l'épiscopat avait au contraire, le 19 mars, « *donné son plein accord *» à la falsification n° 2 et « *approuvé totale­ment la traduction actuelle *». Il voulait ainsi, au dernier mo­ment, restaurer l'obligation du Lectionnaire falsificateur. Il n'avait pas à être obéi ; il ne l'a pas été. Mais il entend bien prendre sa revanche l'année prochaine. La bataille du verset 6 ne fait donc que commencer. ■ D'autant plus que la seule solution de rechange imaginée par les évêques anti-falsificateurs était de revenir à la traduc­tion de la Bible de Jérusalem. Celle-ci avait en effet l'avantage, par rapport au nouveau Lectionnaire, mais l'avantage purement négatif de n'être ni hérétique ni blasphématoire. Elle est mau­vaise pourtant ; elle n'offre qu'une position insoutenable : nous le démontrons ci-après. Elle était déjà en rupture avec l'inter­prétation traditionnelle. 10:154 L'interprétation traditionnelle, nous poursuivons donc notre dessein de la relever autant qu'il est en nous ; de lui rendre droit de cité, ne serait-ce d'abord qu'entre nous, parmi nous, dans nos cœurs ; de l'étudier et de la faire connaître. Et pour cela, de montrer aussi la faiblesse -- souvent l'in­consistance -- des arguments qui lui sont opposés par l'exé­gèse néo-rationaliste contemporaine. ■ La bataille du verset 6 n'est qu'une partie de la bataille de l'Écriture. L'altération du verset 6 de l'épître des Rameaux n'est pas un accident exceptionnel, inouï, unique en son genre, *Le système de la falsification de l'Écriture* s'est appliqué d'abord au catéchisme ; il est issu de l'approbation que lui donna l'Assemblée plénière de 1966, celle qui a franchi le point de non-retour doctrinal ; il a fait sa première apparition publique avec la parution du « Fonds obligatoire », à la fin de l'année 1967 ; il s'est étendu ensuite à la liturgie nouvelle. On lira ci-après l'article de l'helléniste Édouard Delebecque, professeur à la Faculté d'Aix : *Trois autres trahisons dans le nouveau Missel.* ■ Vous avez pu constater, à l'occasion du dimanche des Ra­meaux, qu'un grand nombre de fidèles et de prêtres ne savent rien de ce qui se passe, n'y comprennent rien, naviguent les yeux fermés au fil du courant. L'affaire de l'épître falsifiée leur a donné un choc qu'ils ne savent comment interpréter. A tâtons, ils se raccrochent à l'idée que les évêques ne peuvent mentir sur l'Écriture. La réponse à leur faire est simple : -- *Ce n'est pas la première fois.* Ils ont commencé avec le nouveau catéchisme. Ils ont adopté et ils nous imposent depuis plus de trois ans un système général de falsification. Notre brochure : *Le catéchisme sans commentaires* ([^1]) est celle qui expose les plus énormes altérations que les évêques ont inscrites dans le « Fonds obliga­toire » et approuvées dans les manuels pour enfants. Ils n'ont pas voulu en démordre ; ils n'ont pas voulu les corriger. Elles sont évidentes pourtant, il suffit de mettre en regard l'ancien texte de l'Écriture et sa nouvelle version pour qu'elles sautent aux yeux. Notre brochure *Le catéchisme sans commentaires* con­tient seulement les textes, les faits, les dates : c'est cette bro­chure-là qu'il faut maintenant faire circuler pour montrer aux âmes droites et fidèles dans quel processus se sont engagés et s'enfoncent de plus en plus les hiérarques prévaricateurs de la réformation. 11:154 Puisque, pour une fois, pour la première fois, au lieu de s'enfermer dans leur silence habituel, les responsables du *sys­tème de falsification* de l'Écriture ont invoqué des justifications, il ne faut pas manquer de mesurer le poids réel de leurs motifs, de leurs mobiles, de leurs arguments. C'est cet examen attentif que nous poursuivons aux pages suivantes. Rendez-vous étant déjà pris pour le dimanche des Rameaux de l'année prochaine, le 26 mars 1972. 12:154 ### Nouvelles révélations sur l'affaire des Rameaux LA « Note technique de la Commission de traduction » publiée dans *La Croix* du 26 mars 1971 nous avait paru sans intérêt et sans portée : *d'une telle faiblesse qu'elle a l'air d'avoir été rédigée pour justifier nos critiques,* remarquait Louis Salleron ([^2]). Elle n'apporte rien qui réclame qu'on s'y arrête longuement, disions-nous ([^3]). Bien sûr ! On l'avait amputée de tout ce qu'elle contenait d'important, de pittoresque, de savoureux, de significatif. La version publiée par *La Croix* était une rédaction revue et corrigée à l'usage du public (à l'usage du « gros public », comme disent les Pères de Chabeuil). La première rédaction, datée du 8 mars 1971 et adressée aux évêques, était beaucoup plus intéressante. Mais nous ne savions pas qu'un évêque, celui de Montpellier, l'avait imprimée telle quelle dans son Bulletin diocésain ([^4]). Ce n'est pas qu'il nous ait été communiqué tardivement : c'est que la documentation qui nous arrive de partout est considérable. Il nous faut le temps d'en prendre connaissance. Dans sa rédaction originale et première, la « Note tech­nique » apporte de nouvelles révélations sur l'affaire du ver­set 6. Il ne semble pas, au moment où nous écrivons ces lignes, que personne se soit avisé d'aller la lire dans le Bulletin diocé­sain de Montpellier et d'y remarquer les phrases (et les alinéas entiers) que le noyau dirigeant de l'épiscopat voulait dissimuler au peuple chrétien. Nous allons donc donner ci-après PREMIÈREMENT le texte arrangé et tronqué paru dans *La Croix,* et ensuite SECONDEMENT le texte premier et complet, tel qu'il avait été envoyé aux évêques et tel qu'il a paru dans la Semaine religieuse de Montpellier. 13:154 #### Texte paru dans "Le journal la croix" ##### I. -- Le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu... Pourquoi le mot «* image *» pour traduire le grec «* morphè *», alors que d'autres traductions parlent de «* condition *» ? Les travaux exégétiques montrent que le mot « *condition *» est loin d'être sans inconvénient et n'est pas aussi tradition­nel qu'on pourrait le croire. Dans Ph, 2, « *morphè *» revient deux fois, en parallèle : *morphè* de Dieu, *morphè* de servi­teur. Dans le deuxième cas, « *condition *» évoque à coup sûr, aujourd'hui, la condition sociale de serviteur. Or, « nulle part ailleurs, ni dans le grec profane, ni dans le grec biblique, *morphè* ne reçoit acception de condition sociale » (A. Feuillet, *Esprit et Vie*, p. 773). Si donc le mot « *condition *» ne con­vient pas pour traduire « *morphè* de serviteur », il ne con­vient pas non plus pour traduire l'expression parallèle « *morphè de* Dieu ». D'autre part, on a cherché un équivalent français qui permette d'éviter de traduire le complément « Theou : de Dieu » par l'adjectif « divin » : « Le mot « Theou » est, probablement ici comme la plupart du temps dans les épîtres pauliniennes, une désignation de Dieu le Père, ce qui détourne de le remplacer en français par un adjectif. » (A. Feuillet, *Revue Biblique* 1965, p. 369.) Recourant au substrat sémitique et aux anciennes versions, A. Feuillet conclut que «* morphè *» est souvent l'équivalent de la notion sémitique d'*image*. C'est le sens soutenu par de nombreux Pères de l'Église (R. B. 1965, p. 371-374). Le Père Lamarche dit équivalemment. « L'étude sémantique de morphè montre que le sens de ce mot est très proche d'image ou ressemblance. » (*Op. cit*., p. 32.) Enfin, Mgr J.-J. Weber tra­duit : *A la ressemblance de Dieu* (*op. cit.,* p. 100). On a donc adopté le mot « image » : il permet de dire « image de *Dieu *» et, parallèlement, « image du serviteur ». On s'étonne de lire sous certaines plumes que ce terme est une négation explicite et voulue de la divinité du Christ, alors que 2 Co, 4, 4 parle du resplendissement « de l'Évangile de gloire du Christ qui est l'image de Dieu », et que Col, 1, 15 proclame solennellement : « Il est l'image du Dieu invisible. » 14:154 Cependant, pour éviter la moindre équivoque, on a écarté l'expression « à l'image de Dieu » elle est trop liée à Gn, 1, 27 : « Dieu créa l'homme à son image. » Toujours dans le même souci, on a ajouté l'adverbe «* même *» et on a traduit par «* tout en restant *» le participe que la Vulgate et de nombreuses versions rendent simplement par le verbe « être ». ##### II. -- ... n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu A lire les traductions, on pourrait supposer que le terme «* harpagmos *» sur lequel porte toute la discussion peut avoir deux sens : a\) Sens de « *retenir *», « *garder *» : le Verbe éternel n'a pas voulu retenir jalousement une « égalité » avec Dieu qu'il possède depuis toujours : il s'est incarné ; b\) Sens de « *ravir *», « *conquérir de force *» : Jésus n'a pas voulu -- à la différence du premier Adam -- ravir une égalité d'honneur avec Dieu : il n'a pas voulu qu'on lui rende tous les honneurs dus à Dieu : il a accepté les abaissements de la Passion qui lui valent de recevoir comme un don du Père la glorification et la seigneurie (v. 9-11). La Vulgate a adopté une formule qui supporte les deux sens : «* non rapinam arbitratus est *», mais c'est le deuxième sens qui est adopté aujourd'hui par la grande majorité des exégètes. Dans la Bible de Jérusalem, le P. Benoît a traduit : « Ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu », mais il explique en note : « Il ne regarda pas l'égalité avec Dieu comme une proie (à ne pas lâcher, ou mieux, à saisir). » Le P. Feuillet, lui, est parfaitement clair : «* Harpazein* n'a jamais le sens de s'attacher à quelque chose, de la garder ; il implique toujours l'idée de prendre une chose qu'on n'a pas, de la saisir violemment ; on ne voit pas comment aurait pu s'opérer le passage du sens de « saisir » à celui de « garder ». (*R*. *B.* 1965, p. 367.) Le P. Lamarche décrit bien ce glissement de sens : « Trop souvent, de dégradation en dégradation, passant du sens actif (*actus rapiendi*) au sens passif (*res rap­ta*)..., allant même jusqu'à évacuer le sens de « prendre »..., on a voulu enlever à ce mot expressif l'essentiel de sa valeur. » (*op. cit*., p. 33-34.) Et Mgr J.-J. Weber, dans son ouvrage récent, commente ainsi : « Mais il ne voulut en rien ravir cet honneur, à l'inverse d'Adam. » (*op. cit*., p. 100.) 15:154 Sources exégétiques A. Feuillet : « *l'Hymne christologique de l'épître aux Philip­piens *» (*Revue Biblique* 1965, p. 352-380) ; *le Christ sagesse de Dieu,* Ed. Gabalda, 1966 (p. 340-349 : l'existence du Christ « à l'image de Dieu » et sa vie humiliée de serviteur) ; «* l'Hymne christologique de l'épître aux Philippiens *» (*Esprit et Vie,* 17 décembre 1970, n° 51, p. 773). P. Lamarche, s.j. : *Christ Vivant, essai sur la christologie du Nouveau Testament* (coll. « Lectio Divina », Cerf 1966, p. 25-43). J.-J. Weber (Mgr) : *Cantiques de l'office divin*, Desclée, 1970, p. 100-103. C'est encore ce texte tronqué qui a paru dans la *Documen­tation catholique* du 2 mai 1971 ; la source citée n'étant d'ail­leurs point *La Croix,* mais la *Quinzaine religieuse du diocèse de Gap,* numéro d' « avril 1971 ». (Nous reviendrons une autre fois sur le contenu tardif de ce numéro de la *Documentation catholique.* Il donne, avec la même source, un texte (pp. 425-426) qui paraît bien être, enfin ! celui de la *Note secrète* de la Commission épiscopale française de liturgie dont nous avons parlé dans notre numéro 153 de mai (pp. 35-36 et p. 42). La *Documentation catholique* ajoute en note (note 2 de la p. 426) que « *la plupart des bulletins diocé­sains français ont publié, avant le dimanche des Rameaux, les directives que l'on vient de lire *». Oui certes. Et « directives » sans doute : mais dont la *Documentation catholique* n'indique nulle part la nature exacte, ni l'autorité, ni l'auteur, ni même la date. Qu'est-ce donc que des « directives » dont on ne sait ni de qui elles viennent, ni à quelle date elles ont été données ? Nous ne manquerons pas d'examiner et d'analyser tout cela de plus près dans nos prochains numéros. -- Notons d'autre part, dès maintenant, qu'à la date du 2 mai la *Documentation catho­lique* n'a encore rien publié de l'intervention du Conseil per­manent survenue le 19 mars et rapportée dans *La Croix* du 20 mars : cf. texte intégral dans ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai, pp. 43-44 ; ici encore demeurent les incertitudes que nous signalions sur la nature et l'autorité de ce document.) 16:154 #### Texte paru dans le Bulletin diocésain de Montpellier NOTE TECHNIQUE SUR LA TRADUCTION DE LA DEUXIÈME LECTURE DU DIMANCHE DES RAMEAUX (*Phil. 2, 6*) *Sources exégétiques immédiates :* A. Feuillet : -- L'hymne christologique de l'épître aux Philippiens. RB 1965 352-380. -- Le Christ Sagesse de Dieu, Gabalda 1966 (p. 340-349) : l'existence du Christ « à l'image de Dieu » et sa vie humiliée de Serviteur). -- L'hymne christologique de l'Épître aux Philippiens, Esprit et Vie, 17 déc. 1970 (n° 51) p. 773 sq. P. Lamarche s.j. : -- Christ Vivant, essai sur la christologie du N.T. « Lectio Divina », Cerf 1966 (cpt II : Étude de Philippiens 2, 6-11, p. 25-43). J.-J. Weber (Mgr) : -- Cantiques de l'Office divin. Desclée 1970, p. 100-103. LE CHRIST JÉSUS, TOUT EN RESTANT L'IMAGE MÊME DE DIEU... La question qui se pose : pourquoi le mot « image » ? Les travaux exégétiques montrent que le mot « condition » est loin d'être sans inconvénients, et n'est pas aussi tradi­tionnel qu'on pourrait le croire. Dans ce texte, « morphè » revient 2 fois, en parallèle : morphè de Dieu, morphè de Serviteur. Dans le 2, cas, « condition » évoque à coup sûr, aujourd'hui, la « condition sociale ». Or, « nulle part ailleurs, ni dans le grec profane, ni dans le grec biblique, morphè ne reçoit l'acception de condition sociale » (A. Feuillet, Esprit et Vie, p. 773). D'autre part, adopter « condition » c'est pratiquement se condamner à traduire le génitif « Theou » par l'adjectif « di­vin » (condition divine). Or, l'adjectif « divin » est très rare dans le N.T. (3 fois, dont Act 17, 29 déjà substantivé : « la divinité » BJ) « Le mot « Theou » est, probablement ici, comme la plupart du temps dans les épîtres pauliniennes, une désignation de Dieu le Père, *ce qui détourne de le remplacer* en français par un *adjectif *» (A. Feuillet, RB 1965 p. 369, avec un renvoi à Mgr CERFAUX). 17:154 Il nous a donc semblé qu'il fallait : 1\. Éviter l'adjectif « divin », au profit du substantif « Dieu ». 2\. Trouver un support au génitif « de Dieu », qui ne soit pas le mot « condition ». Recourant au substrat sémitique et aux anciennes versions, M. Feuillet conclut que « morphè » est souvent l'équivalent de la notion sémitique d'*image* (RB 1965 p. 371 -- cf. p. 374) « il ne faut pas la (l'expression) traduire par « étant de condition divine », mais « subsistant à l'image (dans la ressemblance) de Dieu le Père », Cf. aussi P. Lamarche « l'étude sémantique de « morphè » montre que le sens de ce mot est très proche d'image ou de ressemblance » : p. 32). C'est le sens soutenu par de nombreux Pères de l'Église Tertullien (in effigie Dei constitutus) Eusèbe, Athanase lui-même, malgré les Ariens, Didyme l'Aveugle, Cyrille d'Alexan­drie, Origène, Aphraate le Syrien (RB 1965 p. 372-73). Par contre « aucun auteur ancien, du moins à notre connaissance, n'a assigné à « morphè » de Philippiens le sens de condition extérieure ou sociale » (RB p. 372). Nous avons donc adopté ce terme, qui a l'avantage de bien supporter le génitif « de Dieu » et de bien s'adapter au parallélisme dans l'expression « morphè du serviteur ». Il est piquant de lire sous certaines plumes que ce terme est une négation explicite et voulue de la divinité du Christ alors que 2 Co 4, 4 parle du resplendissement « de l'Évangile de la gloire du Christ qui est l'image de Dieu » et que Col 1, 15 proclame solennellement : « Il est l'image du Dieu invisible » ! Cependant, pour éviter la moindre équivoque, nous avons refusé « à l'image de Dieu », qui évoque trop l'homme créé à l'image de Dieu, et nous avons ajouté l'adverbe « *même *». Toujours dans le même souci, nous avons traduit par « tout en restant » le participe que la Vulgate et de nombreuses ver­sions rendent par un simple « être » (le mot « subsistant », proposé par M. Feuillet, était difficilement intelligible pour notre public). *Conftrmatur :* 1\. Mgr Weber, op. cit. p. 100 explique le texte de PRIÈRE DU TEMPS PRÉSENT en citant entre guillemets une traduction dont il est l'auteur : « à la ressemblance de Dieu ». 18:154 2\. Nous sommes très loin de la liberté prise par les traduc­teurs du lectionnaire de langue allemande approuvé par les conférences épiscopales d'Allemagne, Autriche, Suisse et Luxem­bourg : JESUS CHRISTUS WAR WIE GOTT : Jésus Christ *était comme* Dieu ! ... N'A PAS VOULU REVENDIQUER D'ÊTRE PAREIL A DIEU. Les traductions laissent supposer deux possibilités de sens pour le terme « harpagmos » sur lequel porte toute la dis­cussion : 1\. Sens de « retenir », « garder » : le Verbe Éternel n'a pas voulu retenir jalousement une « égalité avec Dieu » qu'il possède depuis toujours. C'est pourquoi il s'est incarné. 2\. Sens de « ravir », « conquérir de force » : le Christ in­carné n'a pas voulu (comme Adam) ravir une égalité qui, en ce cas, n'est évidemment pas la divinité, mais une égalité d'honneurs, de traitements : il n'a pas voulu qu'on lui rende tous les honneurs dus à Dieu. De là, les abaissements de la Passion qui lui valent, par contraste, de recevoir comme un don du Père la Glorification et la Seigneurie universelle (vv. 9-11). La Vg s'en est tirée par une formule qui supporte les deux sens (non rapinam arbitratus est), mais c'est le 2^e^ sens qui est adopté aujourd'hui par la grande majorité des exégètes. Dans BJ, le P. Benoît a traduit « ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu », mais il explique : « il ne re­garda pas l'égalité avec Dieu comme une proie (à ne pas lâcher, *ou mieux, à saisir*) (BJ, ad loc note g). Dans la 2^e^ édition de la BJ en fascicules, il traduit différemment : « il ne tint pas jalousement à être traité à l'égal de Dieu », et il commente : « Jésus aurait pu, dans son existence humaine, conserver (proie à ne pas lâcher) *ou mieux*, revendiquer (proie à saisir) la condition glorieuse qui répondait à son origine » (p. 26, note e). De toute façon, on aimerait savoir pour quelle raison la traduction du P. Benoît ne correspond pas exactement au sens qu'il juge le meilleur. M. Feuillet, lui, est parfaitement clair : « Harpazein n'a jamais le sens de s'attacher à quelque chose, de la garder ; il implique toujours l'idée de prendre une chose qu'on n'a pas, de la saisir violemment ; on ne voit pas comment aurait pu s'opérer le passage du sens de « saisir » à celui de « garder » (RB 1965 p. 367). « Trop souvent, de dégradation en dégradation, passant du sens actif (actus ra­piendi) au sens passif (res rapta), allant même jusqu'à évacuer le sens de « prendre » pour aboutir à la simple signification de « bien précieux », on a voulu enlever à ce mot expressif l'essentiel de sa valeur » (P. Lamarche, p. 33-34). Et Mgr Weber, dans son ouvrage tout récent, commente ainsi : « mais il ne voulut en rien ravir cet honneur, à l'inverse d'Adam » (p. 100). 19:154 En un premier temps, nous avions traduit : « mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu » (texte sanctionné par un vote de la commission liturgique francophone)... A la suite d'un long échange de lettres avec M. Feuillet ce texte est devenu, avec son approbation explicite : « n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu ». « Revendiquer » est, en effet, moins dur que « conquérir de force » bien que cette formule soit exacte. « Pareil » veut signifier qu'il s'agit de la manifestation extérieure de la gloire divine, et pas « égalité avec Dieu » que le Christ possède depuis toujours. C'est sur ce point que notre première traduction pouvait prêter à une interprétation tendancieuse. La commission n'a pas la naïveté de penser que son travail est parfait. Mais cette traduction est certainement plus *exacte* que beaucoup d'autres. Nous voudrions que l'ensemble des prêtres soient persuadés du fait que le but pastoral de notre entreprise ne nous fait pas reléguer au second plan le souci d'exactitude. Surtout, nous pouvons affirmer que cette tra­duction est le fruit d'un travail attentif, long et minutieux contrôlé par de nombreux réviseurs ; elle est conforme à la Christologie encore fruste de cette hymne pré-paulinienne, qui ne dit pas tout sur le Christ Fils de Dieu, comme d'ailleurs de nombreux autres textes du Nouveau Testament. *La commission de traduction\ *Paris, le 8 mars 1971. Il faut lire et relire avec la plus grande attention les passages que l'on ne voulait pas que nous lisions. Nous allons limiter nos commentaires au plus important. **I.** Premier passage à retenir : « Nous sommes très loin de la liberté prise par les traducteurs du Lectionnaire de langue allemande approuvé par les Conférences épiscopales d'Alle­magne, Autriche, Suisse et Luxembourg : *Jesus-Christus war wie Gott *: Jésus-Christ était *comme* Dieu. » 20:154 Si les traducteurs de l'épiscopat français invoquent cette « liberté » des traducteurs allemands, c'est parce qu'ils la tiennent pour audacieuse peut-être, mais en tout cas pour licite. S'ils la tenaient pour criminelle, ils ne l'invoqueraient pas pour leur défense. (Mgr de Montpellier a publié cela dans son Bulletin diocé­sain sans y apercevoir de quoi fouetter un chat. Mais peut-être a-t-il publié sans lire, de confiance, et pour se débarrasser de la question.) Et bien sûr ces quatre conférences épiscopales, celle d'Alle­magne, celle d'Autriche, celle de Suisse et celle du Luxembourg ont en principe une grande autorité morale. Point assez grande néanmoins pour aller jusqu'à décréter que Jésus-Christ était «* comme *» Dieu. Le peuple chrétien, quand il est chrétien, croit davantage à la divinité de Notre-Seigneur qu'à l'autorité morale des évê­ques. Il croit *de moins en moins* à l'autorité morale d'épiscopats qui traitent de cette manière la divinité du Verbe incarné. Mais sans doute, inversement, le peuple chrétien moderne et le clergé moderne, quand ils sont plus modernes que chrétiens, croient davantage à l'autorité morale de l'épiscopat qu'à la divi­nité de Notre-Seigneur : et donc ils acceptent que cette divi­nité soit bafouée, si c'est au nom de l'autorité épiscopale ; ils acceptent que l'Écriture soit falsifiée, si la falsification est l'œuvre d'une commission épiscopale. L'épiscopat français a jugé plus prudent de dissimuler au public la pensée véritable de ses traducteurs : selon qui pro­clamer que Jésus-Christ était « comme » Dieu, *Jesus-Christus war wie Gott*, est un exemple tout à fait licite de saine liberté. Mais, connaissant la véritable pensée des traducteurs, l'épis­copat les a néanmoins conservés en fonction. **II.** La Note technique contenait une critique de la Bible de Jérusalem qui a disparu dans le texte expurgé publié par *La Croix *: 21:154 « Dans la Bible de Jérusalem, le P. Benoît a tra­duit : « ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu », mais il explique : « il ne regarda pas l'égalité avec Dieu comme une proie (à ne pas lâcher, *ou mieux* : à saisir). Dans la deuxième édition de la Bible de Jérusalem en fascicules, il traduit différem­ment -- « il ne tint pas jalousement à être traité à l'égal de Dieu », et il commente : « Jésus aurait pu, dans son existence humaine, conserver (proie à ne pas lâcher), *ou mieux *: revendiquer (proie à saisir) la condition glorieuse qui répondait à son origine ». De toute façon, on aimerait savoir pour quelle rai­son la traduction du P. Benoît ne correspond pas exactement au sens qu'il juge le meilleur. » Dans leur Note authentique, les traducteurs apparaissent ainsi beaucoup plus astucieux que dans leur Note expurgée. Leur critique de la Bible de Jérusalem est décisive : -- *Pourquoi sa traduction ne* *correspond-elle pas au sens donné comme le meilleur dans son commentaire ?* ([^5]) **III.** Et voici les deux alinéas de la fin, qui ont été entièrement omis dans *Le journal la croix *: « En un premier temps nous avions traduit « mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu » (texte sanctionné par un vote de la Commission liturgique francophone). A la suite d'un long échange de lettres avec M. Feuillet, ce texte est devenu, avec son approbation explicite : « n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu ». « Reven­diquer » est, en effet, moins dur que « conquérir de force » bien que cette formule soit exacte. « Pareil » veut signifier qu'il s'agit de la manifestation exté­rieure de la gloire divine, et pas « égalité avec Dieu » que le Christ possède depuis toujours. C'est sur ce point que notre première traduction pouvait prêter à une interprétation tendancieuse. « La Commission n'a pas la naïveté de penser que son travail est parfait. Mais cette traduction est cer­tainement plus *exacte* que beaucoup d'autres. Nous voudrions que l'ensemble des prêtres soient per­suadés du fait que le but pastoral de notre entre­prise ne nous fait pas reléguer au second plan le souci d'exactitude. 22:154 Surtout, nous pouvons affirmer que cette traduction est le fruit d'un travail attentif, long et minutieux contrôlé par de nombreux révi­seurs ; elle est conforme à la christologie encore fruste de cette hymne pré-paulinienne, qui ne dit pas tout sur le Christ Fils de Dieu, comme d'ailleurs de nombreux autres textes du Nouveau Testament. La Commission de traduction,\ Paris, le 8 mars 1971. » Ces deux alinéas appellent plusieurs remarques. 1\. -- La date a son importance. On nous l'avait laissé igno­rer. Nous la connaissons maintenant. Au moment où s'accentuait la débandade des évêques, lâchant les uns après les autres l'in­défendable Lectionnaire nouveau, il y a eu à cette date et de cette manière cette contre-offensive des « bureaux », vérifiant sur ce point la thèse de Louis Salleron à leur sujet. Nous sommes bien ici en présence d'un ultimatum des bureaux, et c'est bien cet *ultimatum des bureaux* qui est à l'origine de l'intervention du Conseil permanent le 19 mars. 2\. -- La falsification n° 1 avait été *sanctionnée*, c'est-à-dire approuvée et adoptée, *par un vote de la Commission* (épisco­pale) *liturgique francophone*. Ce qui veut dire qu'il y avait eu un vote sur la traduction du verset 6 elle-même. L'approbation donnée par le Saint-Siège le 16 septembre 1969 était (pour au­tant que nous sachions) une approbation globale du nouveau Lectionnaire français. On peut supposer, c'est une explication parmi d'autres, que la traduction nouvelle du verset 6 avait échappé aux organes du Saint-Siège. On ne peut pas le suppo­ser pour la Commission liturgique francophone. Le Saint-Siège n'avait pas approuvé en particulier spécialement et précisément la traduction du verset 6. Les traducteurs rappellent que la Commission épiscopale s'est prononcée sur ce point en parti­culier. Ayant ultérieurement renoncé à maintenir la falsification n° 1, le noyau dirigeant de l'épiscopat a préféré dissimuler au public la précision que donnent ici les traducteurs. 3\. -- Lesquels traducteurs n'ont nullement renoncé à tenir la falsification n° 1 pour *exacte *; ils ont consenti à une falsi­fication n° 2 qui à leurs yeux est *substantiellement identique* à la première. On notera l' «* approbation explicite *» de M. l'abbé Feuillet ([^6]). 23:154 4\. -- La dernière phrase de la Note, qui est la plus sotte («* ...la christologie encore fruste de cette hymne pré-pauli­nienne... *»), a paru au contraire la plus belle au Conseil perma­nent de l'épiscopat, qui l'a citée entre guillemets dans son intervention du 19 mars : nous y avons vu la preuve que l'épis­copat consulte de faux savants, nous l'avons expliqué ([^7]). Si la « christologie » de saint Paul était « encore fruste », c'est évidemment parce qu'il vivait en des temps fort anciens, avant le progrès des lumières. Mais voici qui est consolant : il n'aurait pas été mieux partagé s'il avait vécu au XX^e^ siècle, la « christologie » est toujours une science à venir, s'il faut en croire l'une des « autorités » qu'invoque la Note technique, le P. Lamarche : «* En christologie nos connaissances sont encore bien modestes *» ([^8]). Parfait, alors revenez nous voir quand vous en saurez un peu plus long. 5\. -- En outre, le texte intégral de la Note technique nous révèle que le Conseil permanent a menti. Car il apparaît que c'est bien la Note technique qu'il citait entre guillemets dans son intervention du 19 mars ([^9]) : il citait la Note technique *de la Commission de traduction *; la Note technique *des traducteurs*. 24:154 Mais il ne nous disait pas : voici l'opinion des traducteurs, voici ce qu'ils avancent pour défendre leur traduction. Non. Il disait : « *A partir des conclusions de plusieurs spécialistes de l'Épî­tre aux Philippiens, le Conseil permanent de l'épiscopat a donné son plein accord à ces termes et approuvé totalement la tra­duction actuelle. *» Le Conseil permanent nous racontait donc qu'il avait con­sulté « plusieurs spécialistes », et qu' « à partir de leurs conclu­sions » il avait approuvé la traduction. Or il n'y avait en l'occurrence aucun autre « spécialiste » consulté que les traducteurs eux-mêmes, et aucune autre « con­clusion » que les phrases tirées de la Note technique des tra­ducteurs. C'est une autre sorte de fausseté. Elle complète le portrait. J. M. 25:154 ### La déroute de la Bible de Jérusalem *Comment comprendre "harpagmos" :\ un bien précieux à conserver\ ou un bien mal acquis à restituer * De la seconde partie du verset 6 de l'épître des Rameaux, *non rapinam arbitratus est esse se æqualem Deo*, il est une interprétation apparemment modérée et raison­nable, en laquelle se réfugient et sur laquelle se retranchent les évêques et les experts pris de court par notre offensive réussie contre les falsifications du nouveau Lectionnaire. Mais ce refuge est précaire, ce retranchement est vulnérable ; cette interpré­tation, sans être hérétique cette fois, ni absurde, est simplement erronée. C'est l'interprétation qu'énonce la traduction de la Bible de Jérusalem : les évêques se sont repliés sur elle, faute de con­naître, d'aimer et de vouloir défendre l'*interprétation tradi­tionnelle*. Or la traduction de la Bible de Jérusalem ne résiste pas à la critique ; elle est abandonnée même par ses auteurs ; elle l'a été dès le premier jour. C'est justement la critique trop facile de la Bible de Jérusa­lem (et donc de la traduction adoptée par les Lectionnaires de 1959 et de 1964) qui a donné quelque semblant d'autorité aux novateurs. Ils avaient *évidemment raison *: mais sur un seul point, et seulement en ceci : la traduction de la Bible de Jéru­salem est insoutenable. Se replier sur elle, c'est aller s'établir sur une position réellement intenable. Et c'est la seule position de rechange qu'aient imaginée ceux des évêques qui voulaient s'affranchir des falsifications du Lectionnaire nouveau ; ou plu­tôt, c'était la seule position de repli que leur « permettait » la Note secrète de la Commission liturgique : 26:154 « *Il ne regarda pas l'égalité avec Dieu comme une proie* (*à ne pas lâcher*)*. *» (Bible de Jérusalem, traduction dite « littérale », en note.) « *Il ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. *» (Bible de Jérusalem.) « *Il ne retint pas avidement le rang qui l'égalait à Dieu. *» (Lectionnaire de 1959.) Cette traduction, cette interprétation représentait dès l'ori­gine une position pourrie : car dès l'origine ses auteurs la tenaient pour mauvaise. La Bible de Jérusalem stipulait en note (ou appendice 532) « ...une proie à ne pas lâcher *ou mieux* à saisir ». C'est-à-dire qu'elle suggérait déjà comme mieux ce qui serait exprimé quelques années plus tard par les falsifications n° 1 et n° 2 du nouveau Lectionnaire. Si *le sens* est que le Christ n'a pas considéré l'égalité avec Dieu *comme une proie à saisir*, on peut alors traduire comme la falsification n° 1 : « il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu », ou comme la falsifica­tion n° 2 : « il n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu ». Les évêques qui, pour se libérer de ces falsifications, ont souhaité ou ordonné qu'on *en revienne à la Bible de Jérusalem*, ignoraient donc qu'à l'origine de ces falsifications il y a bien l'interprétation que la Bible de Jérusalem recommandait comme la meilleure. Les traducteurs actuels, dans la première rédaction, celle du 8 mars 1971, de leur « Note technique », l'ont dit avec une par­faite exactitude. Il faut les citer à nouveau, leur argument est irréfutable, et il est la clef, il est l'explication de ce qui s'est passé : « Dans la Bible de Jérusalem, le P. Benoît a traduit : « ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu », mais il explique : « il ne regarda pas l'égalité avec Dieu comme une proie (à ne pas lâcher, *ou mieux *: à saisir). Dans la 2^e^ édition de la Bible de Jérusalem en fascicules, il traduit différemment : « il ne tint pas jalousement à être traité à l'égal de Dieu », et il commente : « Jésus aurait pu, dans son existence hu­maine, conserver (proie à ne pas lâcher) *ou mieux *: revendiquer (proie à saisir) la condition glorieuse qui répondait à son origine ». « De toute façon on aimerait savoir pour quelle raison la traduction du P. Benoît ne correspond pas exactement au sens qu'il juge le meilleur. » 27:154 Cela fut écrit par les traducteurs pour répondre et faire obsta­cle au mouvement qui se dessinait parmi les évêques français en février 1971 : mouvement de retour à la traduction de la Bible de Jérusalem. Cette traduction, au moment même où elle avait été publiée, avait été disqualifiée par son auteur, qui *déjà* pro­posait comme étant *mieux* le « revendiquer » que l'on verra ap­paraître en septembre 1970 dans la falsification n° 2. La question de la « Note technique » demeure décisive : -- *On aimerait savoir pour* *quelle raison la traduction du P. Benoît ne corres­pond pas au sens qu'il juge le meilleur.* \*\*\* Depuis la publication de la Bible de Jérusalem (aux environs de l'année 1955), les novateurs n'avaient point cessé de critiquer et de mettre en pièces la traduction de la Bible de Jérusalem : ils pouvaient y aller, puisque la Bible de Jérusalem avait donné l'exemple en assurant elle-même que sa traduction n'était pas la bonne. Dans une étude parue en 1963, dans un livre paru en 1966, le P. Lamarche ([^10]) déclarait à propos d'ARPAGMOS : « On a voulu enlever à ce mot expressif l'essentiel de sa valeur » en « allant jusqu'à évacuer le sens de *prendre* pour aboutir à la simple si­gnification de *bien précieux *». « Il est impossible d'évacuer du mot l'idée de violence et de force ». C'est-à-dire que le P. La­marche, critiquant la traduction de la Bible de Jérusalem con­formément à la pensée (en note) de la Bible de Jérusalem, rejette l'interprétation insoutenable qui entend ARPAGMOS comme une *proie à ne pas lâcher* ou comme un *bien précieux à conserver *; il y voit, comme le P. Benoît l'indiquait, une proie à saisir ou une proie à *revendiquer*. Et il estime qu' « on pourrait proposer la traduction suivante » ([^11]) : «* Il n'a pas voulu ravir de force l'égalité avec Dieu. *» C'est déjà la falsification numéro un ([^12]). 28:154 L'abbé Feuillet critique pareillement la Bible de Jérusalem en s'appuyant sur la Bible de Jérusalem ([^13]) : « Le P. Benoît traduit « ne retint pas jalousement », mais il commente en note : il ne regarda pas l'égalité avec Dieu comme une proie à ne pas lâcher *ou mieux* à saisir ». L'interprétation qui comprend que « le Christ qui possédait l'égalité divine n'a pas essayé de la retenir comme on garde jalousement un butin », l'abbé Feuillet lui aussi la taille en pièces : « Le verbe ARPAZEIN ne veut jamais dire s'attacher à quelque chose ; il implique toujours l'idée de saisir violemment. Avec la majorité des interprètes nous admet­tons pour ARPAGMOS le sens de *res rapienda : le Christ n'a pas songé à ravir de force* (comme un butin de guerre) *l'égalité avec Dieu. *» Voilà donc très nettement une seconde source de falsification n° 1. Cette falsification recopiait à la fois Lamarche et Feuillet. Quand, quatre ans plus tard, le même abbé Feuillet déclare d'une « *ambiguïté évidente *» ([^14]) la version du nouveau Lectionnaire qui disait en sa première falsification : « *il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu *», il semble oublier que cette « évidente ambiguïté » vient tout droit de sa page 344 de 1966. 29:154 C'est donc bien d'une critique de la Bible de Jérusalem que tout est parti. C'est donc bien parce que la traduction proposée par la Bible de Jérusalem était insoutenable (et d'abord à ses propres yeux) que des novateurs ont été amenés à proposer une autre interprétation et une autre traduction, celles du nouveau Lectionnaire. A aucun moment de cette *marche en avant*, nul ne paraît avoir envisagé l'éventualité d'un *retour en arrière *: puisque la version de la Bible de Jérusalem ne pouvait être conservée, pourquoi ne pas en revenir à l'interprétation traditionnelle ? -- Parce qu'elle était perdue. Tellement perdue que personne ne s'en souvenait plus. Pas même pour la prendre comme cible ; pas même pour cracher sur elle. Quand on voulait cracher sur l'interprétation traditionnelle, c'est sur la Bible de Jérusalem que l'on crachait : c'est la Bible de Jérusalem, vieille de dix ans seulement, que l'on considérait comme la vieille interprétation, la traditionnelle, la conservatrice, la conformiste, celle qu'il faut ostensiblement mépriser si l'on veut être bien vu de la mode. Les étrangleurs de vieilles s'étaient trompés : ils avaient pris pour une vieille la jeune déjà flétrie. Il est vrai d'ailleurs que la Bible de Jérusalem n'avait pas absolument innové, elle n'avait pas inventé à partir de rien son insoutenable interprétation, elle l'avait reçue en héritage : des mains du P. Prat qui, entre les deux guerres, l'avait proposée plus ou moins, et de celles du P. Médebielle qui l'avait adoptée. Si bien qu'en 1966 l'abbé Feuillet donnait le sens de la Bible de Jérusalem pour « le sens le plus communément reçu chez les commentateurs catholiques » ([^15]). 30:154 Il y avait alors en présence : -- d'une part, la traduction de la Bible de Jérusalem, con­forme à une tradition récente, mais la seule tradition dont on ait gardé le souvenir ; -- d'autre part, le commentaire (en note) de la Bible de Jérusalem, qui au sens prétendu ancien et supposé dépassé de sa propre traduction opposait un sens nouveau, fruit du progrès des lumières, le sens que les Feuillet et les Lamarche ont repris à leur compte et développé, et qui est devenu officiellement obli­gatoire avec le nouveau Lectionnaire. Ils avaient pourtant sous les yeux, on le suppose du moins, la Vulgate : ils ne la voyaient même plus. \*\*\* L'abbé Feuillet s'en est brusquement souvenu en 1970 : « La signification la plus obvie du terme *harpagmos* (...) c'est la signification passive de vol ou de rapt. Le texte pour­rait ainsi vouloir dire, comme l'indique la Vulgate : le Christ conscient de son être divin ne pouvait regarder comme un vol l'égalité avec Dieu ; cependant, en dépit de cette conviction, il s'est dépouillé. Cette exégèse, si satisfaisante au premier abord, est aujourd'hui presque abandonnée. Les objections qui sont soulevées contre elle ne sont pourtant pas décisives. » ([^16]) Cette considération essentielle n'apparaissait nulle part aux pages 340-349 du livre que l'abbé Feuillet publiait en 1966. On dirait que la Vulgate lui est revenue en mémoire et s'est imposée à son attention seulement entre 1966 et 1970. Il ne dit pas pour­quoi cette exégèse de la Vulgate lui paraît si satisfaisante seule­ment *au premier abord*. 31:154 Il précise pourtant que les objections faites contre elle ne lui semblent *pas décisives*. Il constate, com­me un phénomène auquel on ne peut rien, qu'elle est *aujourd'hui presque abandonnée*. (On se demande pourquoi il dit : « pres­que », quand elle l'est manifestement tout à fait, au point d'avoir été oubliée, et par Feuillet lui-même.) Il souscrit à cet abandon comme si cela allait de soi, comme s'il fallait obligatoirement s'y rallier, mais sans nous dire clairement pourquoi. Du moins l'abbé Feuillet comprend-il encore ce que dit la Vulgate quand par hasard il jette les yeux sur elle. Il comprend qu'elle indique un sens, un sens précis, et qu'elle l'indique nette­ment, celui-ci : *il n'a pas regardé comme un vol son égalité avec Dieu*. -- Les traducteurs de la commission épiscopale, eux, quand ils lisent la Vulgate, n'arrivent même plus à comprendre ce qu'elle dit. D'où ce passage extraordinairement significatif de leur « Note technique » : « Les traductions laissent supposer deux possibilités de sens pour le terme « HARPAGMOS » sur lequel porte toute la discussion : 1° Sens de « retenir », « garder » : le Verbe éternel n'a pas voulu retenir jalousement une « égalité avec Dieu » qu'il possède depuis toujours. C'est pourquoi il s'est incarné. 2° Sens de « ravir », « conquérir de force » : le Christ incarné n'a pas voulu (comme Adam) ravir une égalité qui, en ce cas, n'est évidemment pas la divinité, mais une égalité d'honneurs, de traitements : il n'a pas voulu qu'on lui rende tous les honneurs dus à Dieu (...). La Vulgate s'en est tirée par une formule qui supporte les deux sens (non rapinam arbitratus est) ; mais c'est le deuxième sens qui est adopté aujourd'hui par la grande majorité des exégètes. » ([^17]). Les traducteurs de la commission épiscopale croient donc que la Vulgate *s'en est tirée par une astuce *: « par une formule qui supporte les deux sens ». *Ils ne comprennent plus ce qu'ils lisent *: à savoir que la Vulgate a un seul sens, qui n'est AUCUN DES DEUX qu'ils lui supposent. Le sens de la Vulgate, ils ne le prennent pas en considération parce que, même quand ils le regardent, ils ne le voient plus. \*\*\* 32:154 Récapitulons les interprétations que nous déclarons fausses. Le P. Lamarche comprend que la seconde partie du verset 6 signifie que le Christ s'est « dépouillé... de la gloire et de la ma­jesté dont il aurait pu s'entourer en venant parmi nous » ([^18]). L'abbé Feuillet comprend que le Christ « n'a pas voulu reven­diquer sur la terre les honneurs strictement divins auxquels pourtant il avait droit » ([^19]). Mgr Jean-Julien Weber, ancien archevêque-évêque de Stras­bourg, comprend que Jésus « avait droit aux honneurs divins, à cette splendeur que révéla la transfiguration » ; « mais il ne voulut en rien ravir cet honneur, à l'inverse d'Adam : il choisit volontairement une vie humble » ([^20]). Mgr Robert Coffy, nouveau président des commissions épis­copales responsables de la falsification de l'Écriture dans la li­turgie réformée : « Il n'a pas revendiqué d'être pareil à Dieu, d'être traité comme Dieu » ([^21]). La Note technique de la commission de traduction : « Il n'a pas voulu qu'on lui rende tous les honneurs dus à Dieu » ([^22]). Mgr Kerautret, évêque d'Angoulême : « Il aurait pu reven­diquer sur terre les honneurs divins. Cette prétention n'eût pas été de sa part un vol, une rapine, mais l'expression d'un droit (...). Mais librement il a renoncé à ce droit... » ([^23]). Mgr Sauvage, évêque d'Annecy, dans la traduction qu'il a imposée à son diocèse : « le Christ Jésus ne s'est pas prévalu de son égalité avec Dieu » ([^24]). Toutes ces affirmations imposent arbitrairement à la seconde partie du verset 6 un sens qui est en contradiction avec les faits rapportés par les Évangiles. Le Christ Jésus s'est prévalu de son égalité avec Dieu : c'est pour cela (notamment) que les Juifs ont voulu sa mort. Il n'a pas refusé sur terre les honneurs dus à Dieu. Il n'a pas refusé d'être traité comme Dieu. Il ne s'est pas dépouillé de sa gloire : *nous l'avons vue*, dit saint Jean (I, 14), c'est le DERNIER ÉVANGILE de la Sainte Messe, et il faut croire qu'il n'était pas superflu, qu'il était à sa place, qu'il avait son utilité, qu'il fallait le répéter, puisque tous maintenant, l'ayant supprimé de leur rite réformé, ils l'ont oublié : *et vidimus gloriam ejus*. \*\*\* 33:154 Le P. Lamarche a bien dit que la gloire et la majesté dont le Christ s'est dépouillé, ce sont celles « dont il aurait pu s'en­tourer en venant parmi nous » : celles dont il aurait pu *selon* le P. Lamarche, celles auxquelles il avait droit *selon* l'abbé Feuillet, oui, les honneurs divins auxquels il avait droit *selon* Mgr Weber, et d'une manière générale tout ce qui aurait convenu au Verbe incarné selon les vues humaines. Selon des vues humaines au demeurant bien étourdies. Car il est écrit que l'homme ne peut voir sans mourir la gloire de Dieu (Ex. XXXIII, 20). Et Iahvé dit à Moïse : « Quand passera ma Gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je te cou­vrirai de ma paume jusqu'à ce que je sois passé. Puis je retirerai ma paume et tu me verras par derrière, mais ma Face ne sera pas vue. » (22-23). La gloire, dit très bien un commentaire de la Bible de Jérusalem ([^25]), « était la manifestation de la présence de Dieu. Son éclat redoutable, que nul vivant ne pouvait voir, était tamisé jadis par la nuée, maintenant par l'humanité du Verbe incarné ». Si l'on peut dire que le Verbe incarné ne montre pas sa gloire durant sa vie terrestre, c'est dans la mesure où elle dépasserait et désintégrerait les capacités de perception humai­ne (dans la mesure aussi où sa trop manifeste manifestation sup­primerait toute possibilité de foi, et de libre adhésion à l'objet de la foi). Mais dans la mesure où cela était possible à l'homme, les contemporains de Jésus sur la terre ont vu *gloriam ejus *; ils nous l'ont racontée, et à notre tour nous l'apercevons dans leur récit. Non pas seulement la gloire de la Résurrection. Non pas seu­lement celle de la Transfiguration. Mais celle des miracles : *hoc fecit initium signorum Jesus in Cana Galilaeae et* MANIFESTAVIT GLORIAM SUAM *et crediderunt in eum discipuli ejus* (Jean, II, 11). Celle du miracle de la résurrection de Lazare : *Nonne dixi tibi quoniam si credideris* VIDEBIS GLORIAM *Dei ?* (XI, 40). Le Verbe de Dieu n'a pas dissimulé sa gloire par son incar­nation : son incarnation était au contraire, dit saint Augustin, le moyen de montrer sa gloire aux hommes : *ut possimus videre majestatem ejus per ejus humanitatem *; c'est pour que nous puissions, si nous croyons, dire *vidimus gloriam ejus* que le Verbe s'est fait chair. Ce qu'explique saint Thomas ([^26]) ; de deux manières. 34:154 Premièrement, selon saint Jean Chrysostome : « L'incarna­tion ne nous a pas valu seulement de devenir fils de Dieu, mais encore de voir sa gloire. Une vue faible ou malade, qui ne peut supporter la lumière du soleil, le pourra si cette lumière est tamisée par un nuage ou par un corps opaque. Avant l'incarna­tion du Verbe, l'esprit humain était incapable de voir en elle-même la lumière divine qui éclaire toute nature raisonnable. Pour que nous puissions la voir et la contempler plus facilement, elle s'est recouverte de notre chair, comme dans l'*Exode* (XVI, 10) : *ils se tournèrent vers le désert et ils virent la Gloire de Dieu dans la nuée *; pareillement : le Verbe de Dieu dans la chair. » Secondement, selon saint Augustin : « Le regard spirituel de l'homme est inégal à la contemplation de la lumière divine : il l'est par nature, mais il l'est aussi à cause du péché. Cf. le psaume 57 (verset 9) : *le feu* (c'est-à-dire la concupiscence) *leur est tombé dessus, et ils n'ont pas vu le soleil* (c'est-à-dire la jus­tice) Pour que nous puissions voir la lumière divine elle-même, le Christ a guéri nos yeux, faisant de sa chair un salutaire colly­re : les yeux rendus malades par la concupiscence de la chair, c'est par le remède de sa propre chair que le Christ les a gué­ris (...). « Cette gloire du Verbe est celle que Moïse désirait voir quand il disait : *Fais-moi voir ta Gloire* (Ex. XXXIII, 18). Mais il ne le méritait pas. Dieu lui dit (ibid., 23) : *Posteriora mea videbis*, c'est-à-dire des ombres et des figures. Les Apôtres en revanche l'ont vue elle-même. Cf. I *Cor*., III, 18. » ...Voilà ce dont les exégètes de la dernière pluie et les évê­ques recyclés ont complètement perdu le souvenir, et à plus forte raison le sens ([^27]). \*\*\* 35:154 Mais avant la dernière pluie, le P. Prat lui-même ([^28]) avait entr'ouvert une porte aux interprétations actuelles : le Christ, disait-il, « ne regarda pas les honneurs divins auxquels il avait droit comme un bien qu'il dût garder jalousement » ; « au contraire, il s'en dépouilla volontairement ». Le P. Prat voyait dans la seconde partie du verset 6 une « incise litigieuse » qui « n'ajoute rien d'essentiel à l'enseignement de l'Apôtre, bien qu'elle le précise et le circonscrive ». « Aussi ne faut-il pas s'étonner que les Pères y insistent peu et qu'ils nous laissent devi­ner leur pensée plutôt qu'ils ne l'expriment formellement » ([^29]). Se demandant de quoi le Verbe a pu se « dépouiller » dans la kénose, le P. Prat répond : « Ce ne peut être (de) la forme de Dieu, puisqu'en toute hypothèse la forme est inhérente à la na­ture... Ne serait-ce donc pas (de) l'égalité de traitement et d'hon­neurs ? On ne renonce pas à sa nature, mais on peut renoncer aux droits que la nature confère » ([^30]). Sans doute ce sens n'est-il pas le plus généralement admis : « En général les commenta­teurs latins s'en tiennent au sens suggéré par la Vulgate : *Parce qu'il était dans la forme de Dieu il ne regarda pas comme un vol l'égalité divine ; cependant il se dépouilla en prenant la forme d'esclave*. Le Verbe ne pouvait pas regarder comme une usurpa­tion d'être égal au Père puisque, étant dans la forme de Dieu, il est consubstantiel au Père ; néanmoins le juste sentiment de sa grandeur ne l'empêcha pas de se dépouiller. La plupart des Grecs, du moins ceux qui nous ont livré clairement leur pensée, exposent différemment la liaison des termes : *Parce qu'il était dans la forme de Dieu, le Verbe ne considéra pas l'égalité divine comme une proie ou un butin auquel on se cramponne avide­ment, de peur d'en être privé si on l'abandonne un instant, mais au contraire il s'en dépouilla en prenant la forme d'esclave.* » ([^31]) Le P. Prat déclare que « quatre raisons principales » ([^32]) lui font préférer la seconde interprétation. Il y a les trois raisons que nous avons rencontrées plus haut, citées et adoptées par l'abbé Feuillet en 1966, puis jugées par lui « non décisives » en 1970. 36:154 Et il y a la quatrième raison, ou plus exactement, dans l'ordre d'énumération, la première, que l'abbé Feuillet a ignorée et qui est pourtant la plus forte : « l'autorité des Pères grecs, beaucoup plus à même d'apprécier les exigences de leur langue ». Sans doute un argument de cette sorte ne fait-il aucune impres­sion sur l'abbé Feuillet. Il en fait une grande sur nous ; à la condition toutefois qu'il s'appuie sur un fait bien établi. Peut-on en l'occurrence invoquer l'*autorité des Pères grecs* comme s'ils étaient tous et clairement d'accord ? Le P. Prat est brusquement bien affirmatif, alors qu'il avait commencé par noter que sur la seconde partie du verset 6 les Pères « nous laissent deviner leur pensée plutôt qu'ils ne l'expriment formellement » ([^33]). L'accord entre eux des Pères grecs se limite en réalité à un point de sémantique : « *tous considèrent* HARPAGMOS *comme l'équivalent d'*HARPAGMA » ; c'est-à-dire qu'ils lui donnent non point un «* sens actif : vol, larcin *», mais un «* sens passif proie, butin *» ([^34]). -- Ce point de sémantique, on le concède volontiers ; à la condition toutefois de ne pas perdre de vue que si le sens actif est *vol* (action de voler), le sens passif est *chose volée *; que si le sens actif est *usurpation* (acte d'usurper), le sens passif est : *chose usurpée*. On l'oublie en entendant « proie » dans un sens élargi ou métaphorique d'où s'estompe l'idée qu'il s'agit du résultat d'un larcin, et qui met l'accent sur la notion de « bien jalousement gardé ». Sous prétexte de sens passif, on en vient à considérer qu'ARPAGMOS au sens d'ARPAGMA signifie simplement : « objet de grand prix, soit à acquérir soit à retenir », toute idée de violence dans l'acquisition, d'illégiti­mité dans la conservation ayant dès lors complètement dispa­ru ([^35]). Le sens actif d'ARPAGMOS, c'est l'acte d'acquérir par la violence ; le sens passif désigne donc un *bien mal acquis*, et non pas seulement un « objet auquel on se cramponne avide­ment ». La subtilité acrobatique de saint Jean Chrysostome sait noyer l'une dans l'autre les deux notions : « Ce qu'on a dérobé, ce qu'on retient injustement, on s'y cramponne, on n'ose pas s'en séparer un instant, de peur de le perdre ; il en est autre­ment pour ce qu'on tient de la nature et qu'on est sûr de retrou­ver quand on voudra. » Le Christ a donc dépouillé son égalité de nature avec le Père, il a en s'incarnant dépouillé sa nature divine, sûr qu'il était de la retrouver quand il voudrait ? 37:154 Saint Jean Chrysostome aurait rugi contre une telle conséquence tirée de son acrobatie ; mais on ne voit pas comment on pourrait en tirer une autre ([^36]). C'est sans doute pour l'avoir finalement pressenti que le P. Prat terminait sur un dernier mot très différent : « Au surplus, il est d'autant moins utile de s'engager à fond dans ces controverses que, pour le théologien, les deux sens reviennent au même : *une chose qu'on possède sans l'avoir usurpée* (sens passif de ARPAGMOS) étant une possession légiti­me, et une possession légitime n'étant pas le fruit d'une usur­pation (sens actif). » ([^37]) C'est bien ce que nous pensons, et ces *deux* sens n'en font qu'*un *: mais c'est que dans ces « deux »-là on ne voit plus le sens que le P. Prat avait d'abord déclaré préférer. On ne voit plus le sens : « il ne regarda pas les honneurs divins auxquels il avait droit comme un bien qu'il dût garder jalousement ». On ne voit plus ce paradoxe qui faisait d'un *bien mal acquis* la même chose qu'un *bien à garder jalousement*. Tout se passe comme si le chapitre IV du P. Prat était non point complété, mais subrepticement rectifié par sa Note 1 en fin de volume. Cette Note dont je viens de citer le dernier mot, voici quel était, pareillement, son premier mot : 38:154 « Quel que soit le sens précis de ARPAGMOS et de quelque manière qu'on lie cette incise, soit avec ce qui précède soit avec ce qui suit, le fait pour le Verbe de penser que son égalité avec Dieu n'était pas un ARPAGMOS prouve invinciblement qu'il était en possession légitime et incontestée de ce droit. » En lisant et relisant le premier et le dernier mot de cette Note finale, comment ne pas constater la disparition complète de ce qui était, au chapitre IV, le sens préféré du P. Prat ? Il n'en avait peut-être pas évalué distinctement le contenu. Mais il l'avait lancé dans la circulation. Entre son chapitre en cours de volume et sa note en fin de volume, il y a sur la signification de « l'incise » une énigmatique et subreptice variation, analogue peut-être, mais à un étage intellectuel combien supérieur, à celle que l'on constate entre le livre de l'abbé Feuillet paru en 1966 et son article de 1970. \*\*\* En définitive, ARPAGMOS signifie, selon les interprétations et les traductions : -- soit un *bien mal acquis*, c'est-à-dire un bien qu'il faut *restituer *; -- soit un *bien précieux*, c'est-à-dire un bien qu'il faut *gar­der*. Le premier sens nous paraît obligatoire ; le second inaccep­table. Le premier sens est en accord, le second en désaccord avec la doctrine révélée par Dieu et avec les faits rapportés par les Évangiles. Son « égalité avec Dieu », qu'elle soit ici de nature, de condi­tion ou d'honneurs, Notre-Seigneur ne l'a pas considérée comme n'étant pas un *bien à garder* (c'est-à-dire qu'il n'a pas pensé qu'il devait, ou qu'il pouvait s'en dépouiller) ; il l'a considérée comme n'étant pas un *bien usurpé à restituer*. Par quoi l'on voit qu'il n'y a aucune raison de changer l'in­terprétation traditionnelle de la seconde partie du verset 6 « Il n'a pas estimé que ce fût (pour lui) une usurpation d'être égal à Dieu. » Ce qui peut se dire aussi de cette manière (et s'il nous fallait proposer une traduction, c'est en définitive le retour à celle-ci que nous proposerions) : « Il n'a pas regardé son égalité avec Dieu comme une usur­pation. » Jean Madiran. 39:154 ### Trois autres trahisons *dans le nouveau Missel* par Édouard Delebecque L'ÉVANGILE DE l'Immaculée-Conception (8 décembre 1970) et celui de l'Annonciation (25 mars 1971) ne sont pas mieux partagés que l'Épître du Dimanche des Rameaux dans le nouveau lectionnaire liturgique (1971, pp. 20 et 133). La traduction du récit que saint Luc fait, en grec, de l'Annonciation, est une trahison du même ordre, en trois points. **1. -- **Luc I, 27. -- Élisabeth a conçu l'enfant annoncé par l'ange Gabriel. Six mois plus tard, l'ange reçoit une nouvelle mission divine. Il est, dit saint Luc, « envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, auprès d'une vierge, *parthenon*, fiancée à un homme appelé Joseph, de la maison de David, et le nom de la vierge était Marie ». On peut discuter sur le sens du participe parfait passif *emnêsteumenên*, « fiancée », car le verbe grec peut signifier aussi bien qu'elle est mariée. En fait, le choix entre les deux sens importe peu parce que, chez les Juifs, la cérémonie des fiançailles donnait au fiancé tous les droits sur la fiancée ; la cérémonie du mariage, une fois accompli le transfert de celle-ci au logis du mari, était l'inauguration du foyer. L'essentiel du texte est ailleurs. Manifestement, saint Luc a voulu mettre en lumière ce paradoxe extraordinaire d'une femme qui est fiancée -- ou mariée -- et qui, cependant, est demeurée vierge. C'est à dessein qu'il répète, à quelques mots de distance, le substantif *parthenos*, vierge. 40:154 Or, le nouveau lectionnaire écrit que l'ange Gabriel fut « en­voyé à une *jeune fille*, fiancée à un homme de la maison de David, appelé Joseph », et que « le nom de la *jeune fille* était Marie ». Une telle traduction anéantit radicalement le sens que saint Luc a voulu donner à son récit. Le lecteur moderne croira, par elle, que l'ange fut envoyé auprès d'une jeune fiancée ordi­naire. On lui ferme délibérément les yeux sur le caractère sur­naturel de l'épisode. **2. -- **Luc I, 28. -- La phrase suivante, littéralement traduite du grec, est celle-ci : « Et l'ange, étant entré, lui dit : Salut, *pleine de grâce* (*kekharitômenê*), Le Seigneur est avec toi. » Le nouveau lectionnaire écrit : « Réjouis-toi, *favorisée de Dieu*. » On laissera de côté le problème de la différence entre « sa­lut » et « réjouis-toi ». Il reste la substitution des mots « favori­sée de Dieu » aux mots « pleine de grâce », lesquels sont fondés à la fois sur le texte grec et sur la tradition. Le verbe *kharitôo* est un verbe rare, employé quelquefois dans un sens faible, précisément au participe parfait passif. Il a, en ce cas, la valeur d'un adjectif et signifie, selon le contexte, « charmant, beau », ou, au moral, « aimable, affable ». Mais ici le sens faible est interdit, parce que le verbe conserve toute sa valeur de verbe, et pour deux raisons. Notable, d'abord, est la brusquerie de l'ange que saint Luc, après ses recherches, fait parler selon la tradition. Au lieu d'ap­peler Marie par son nom, il l'interpelle par un participe, natu­rellement chargé de sens. En second lieu, ce participe, mis au parfait passif, détient toute la force naturelle du parfait, qui exprime, en grec, une possession stable, permanente, une acqui­sition « ne varietur ». La chose acquise et possédée une fois pour toutes ne saurait être une faveur éphémère, ni une faveur sus­ceptible d'être reçue par n'importe qui. Cette chose possédée, cette chose dont Marie est littéralement « comblée », et comblée pour l'éternité, la racine même du verbe la désigne ; c'est la *kharis *; la Grâce, mot que l'ange, pour ras­surer Marie, « bouleversée » par la présence de l'aura divine, reprend selon la formule biblique consacrée (*Gen*. VI, 8 ; XVIII, 3 ; XIX, 9 ; XXX, 27 ; *Esther* VII, 5 ; *Act. Ap*. VII, 46) quand il précise, au verset 30 : « Tu as trouvé *grâce* auprès de Dieu. » Une pareille répétition du mot et de l'idée de Grâce, le sens fort du verbe grec, la valeur de son parfait, se réunissent pour condamner une version coupable de tuer le sens à la fois du texte grec et d'une salutation angélique, en mettant une faveur banale, fût-elle divine, à la place de la plus insigne des grâces. 41:154 **3. -- **Luc 1, 38. -- L'ange a terminé son annonciation. Marie ac­cepte, en se donnant comme « la servante du Seigneur -- Et puis, s'il faut en croire le nouveau lectionnaire, elle ajoute : « Que tout se passe pour moi comme tu viens de le dire. » La pauvreté d'un tel langage afflige plus encore que la bana­lité de la faveur annoncée. Mais, surtout, elle constitue une troisième trahison, qui vient à point nommé couronner les deux précédentes. Car, chez saint Luc, dans l'énergique brièveté du grec, la réponse à l'ange est tout autre. Marie lui dit en effet : « Qu'il me soit fait *selon ta parole*. » Or, la parole de l'ange est la parole de Dieu, parole si sou­verainement efficace que la Bible la présente souvent presque comme un être vivant. Il n'est pas de parole divine qui ne participe à la puissance illimitée du Verbe même de Dieu. Et dans le cas présent il faut s'attacher d'autant plus à respecter ce mot de *parole, rhêma* que Luc le répète avec une évidente intention puisque dans le verset précédent, verset 37, il fait dire à l'ange : « Il n'est pas de *parole* venant de Dieu qui sera sans efficacité » (ce qui peut être traduit aussi, sans changement de sens, par « Venant de Dieu, il n'est point de parole qui soit inefficace »). Qu'importe ? D'un trait de plume, l'auteur du nouveau lec­tionnaire efface la théologie biblique de la parole. Avec lui, et par lui, Marie cesse de dire qu'elle entend, en humble servante, s'abandonner à ce que l'ange lui a transmis de la parole divine. Maintenant, par une troisième trahison au cours d'une même messe, après la virginité de Marie, après la Grâce dont elle est comblée, c'est la parole même de Dieu qui est mise à la porte de l'Évangile. Édouard Delebecque. 42:154 ## CHRONIQUES 43:154 ### La création de la France *Saint Louis et les métiers* par Henri Charlier « Parmi les causes de l'ignorance où nous restons\ touchant les condi­tions de la réforme je dois encore\ mentionner les fausses théories de l'Histoire. »\ Fr. LE PLAN,\ *La réforme sociale* (chap. VI.) *A l'origine, Henri Charlier avait entrepris cet article dans l'intention d'apporter sa contribution à notre numéro spécial sur saint Louis pour le septième centenaire de sa mort* (*numéro 147 de novembre 1970*)*. Puis son travail a pris l'ampleur d'une vaste étude dont nous publions cette fois la première partie.* NOUS AVONS CHOISI pour faire honneur à S. Louis, de par­ler des « Établissements des Métiers de Paris » qu'il fit dresser par son célèbre prévôt Étienne Boileau. C'est une œuvre de la vieillesse du roi, au retour des cinq années qu'il passa en Orient. Elle fait partie d'un ensemble de réformes inté­ressant tout le royaume que Joinville présente ainsi : « Comment le roi corrigea ses baillis, ses prévôts, ses maires et comment il établit nouveaux établissements et comment Étienne Boileau fut son prévôt de Paris. » Le royaume avait été paisible tout le temps du règne de S. Louis, même pendant les cinq années qu'il passa en Orient. « Et pourtant, dit Fustel de Coulanges, à cette même époque tous les souverains d'Europe tremblaient sur leur trône... La France seule était paisible. Néanmoins quand le chat n'est pas là, les souris dansent. Une réflexion de Joinville nous fait comprendre à quoi S. Louis voulut remédier à son retour. 44:154 Lorsque S. Louis se « croisa » pour la dernière fois, il sollicita vivement Joinville de l'accompagner et Joinville refusa pour les raisons que voici : « Tandis que j'avais été au service de Dieu et du roi outremer, et depuis que j'en revins, les Sergents du roi et du roi de Navarre m'avaient détruit et appauvri mes gens telle­ment que le temps ne serait jamais où moi et eux n'en valussions pis. Et je leur disais ainsi, que si j'en voulais faire au gré de Dieu, je demeurerais ici pour aider et défendre mon peuple... » Il faut croire que les fonctionnaires de S. Louis se servaient et outrepassaient leurs droits. C'est contre eux que ces « Éta­blissements » furent faits. Joinville en son chapitre CXL les cite tout au long. En voici un minime extrait qui en donnera l'esprit : « 700. Derechef, nos prévôts, nos vicomtes, nos maires, nos forestiers et nos autres sergents à pied ou à cheval, jureront qu'ils ne donneront nuls dons à leurs supérieurs, ni à fem­mes ni à enfants qui leur appartiennent. 701\. Et parce que nous voulons que ces serments soient fermement établis, nous voulons qu'ils soient prêtés en pleine assise, par clercs et laïcs, chevaliers et sergents quoi qu'ils aient déjà juré devant nous ; afin qu'ils craignent d'encourir le crime de parjure, non seulement par peur de Dieu et de nous, mais par honte du monde ! » Nous nous sommes arrêtés à ce sujet parce que son étude est pleine d'enseignement pour notre temps. On admire générale­ment la perfection morale du roi, l'influence qu'elle eut sur la bonne gestion des affaires du royaume et la paix qui s'en­suivit. Cette étude montrera qu'il avait une méthode qui était celle de ses devanciers tirée des faits sociaux de leur temps, et de l'histoire même des siècles précédents. C'est le temps de la féodalité et de sa meilleure époque en France. La paix inté­rieure par l'équilibre des forces sociales y donna ses meil­leurs fruits, et il n'est guère de ville ou de village en France qui ne garde un monument de cette époque généralement très chère à la population et dont la simple vue journalière continue de former l'esprit de l'homme d'aujourd'hui. 45:154 Or notre société s'éloigne de plus en plus de la forme des sociétés naturelles pour rejoindre celle du Bas-Empire romain qui en périt. On a coutume dans nos écoles de juger très sévè­rement le temps de la féodalité parce que l'esprit de la Révolu­tion qui règne toujours dans notre Université (et même la désagrège) consiste à *supprimer toutes les sociétés naturelles*, l'homme et son terroir, pour ne laisser que *l'individu isolé en face de l'État politique tout puissant*. « Nos institutions » disait Renan lui-même, « sont faites pour des hommes qui naissent orphelins et meurent célibataires. » Ce faisant on a, au premier chef, supprimé la liberté de tester. L'homme qui, de son vivant, a le droit de dilapider tout son bien ne peut choisir l'héritier chargé de maintenir la famille. Au second chef, on a supprimé tous liens du métier entre ceux qui le pratiquent. La loi Chapelier en 1791 interdisait toute association entre patrons et ouvriers pour la défense « *de leurs prétendus intérêts communs *»*.* Quant aux liens du terroir on essaya de les supprimer en créant des départements pour éliminer les coutumes et les libertés provinciales. Or sous la féodalité les seigneurs avaient leurs lois et leur justice ; le clergé avait son droit et sa justice ; le petit monde des métiers avait ses coutumes, ses règles et sa justice. Ces libertés étaient nées de l'organisation spontanée des diverses classes sociales. Elles étaient issues de l'anarchie ayant suivi la dissolution complète de l'empire carolingien : et c'était là des libertés naturelles dont nous sommes bien loin. La féodalité qui s'organisa ainsi fut une réussite qu'accompa­gna l'essor artistique et intellectuel de la plus originale des civilisations modernes. Et aussi l'essor militaire ; ce pays ravagé par des bandes de Normands remontant la Seine jusqu'à Troyes, la Loire et l'Allier jusqu'au cœur des montagnes était capable, un siècle après, d'envoyer cent mille guerriers en Orient à huit cent lieues de la France. Dans cette action pratique, il y eut bien des misères ; elles ne cesseront jamais que dans la mesure où les hommes se reconnaîtront exposés aux suites du péché originel. Vit-on souvent pareils massacres d'innocents qu'on en vit de notre temps ? Pendant la dernière guerre ? Et depuis ? Notre société, orgueilleuse d'envoyer un homme sur la lune, oublie bien facilement ses crimes. Notre barbarie est très sa­vante, mais c'est une barbarie d'oublier son vrai destin, et de ne pas, au moins, le chercher. \*\*\* 46:154 Cette nouvelle société du Moyen Age dont nous nous occu­pons, qui flamboyait d'amour, de vie libre et d'esprit créateur succédait, après une période d'anarchie, à une société antique qui était païenne, totalitaire et tyrannique. La situation des métiers y était bien différente de ce qu'elle était au temps de S. Louis. Les corporations étaient loin d'être libres sous l'Empire romain finissant. Du moins dans leurs rapports avec l'État, car nous ignorons l'organisation intérieure des métiers en ce temps. Les Romains avaient réuni, par la force, sous leur domination des nations très différentes. Le chef de l'empire ainsi créé était un chef militaire qui, pour unir administrativement tant de peuples divers, dut créer une administration indépendante. Et cette administration devint dévorante comme elles le deviennent toutes quand on les charge de gouverner, ce qui était le cas de l'empire romain ; ou bien quand on les laisse gouver­ner par l'impéritie générale des hommes politiques, ce qui est, hélas ! notre cas. Les administrations gouvernent alors en vue d'elles-mêmes, de leur propre développement et de leur règne. Et comme elle ne PRODUISENT rien et ne savent (faute de res­ponsabilité réelle) ce que c'est que PRODUIRE, elles coûtent fort cher et deviennent des parasites de la nation. L'empire romain mourut des excès du fisc, et parce qu'il n'y avait plus de citoyens. Voici comment en parle Paul Allard dans son livre sur les *Origines du Servage en France :* « Si l'on jette sur cette époque un regard superficiel, on n'y aperçoit qu'une intolérable oppression. L'État semble être à la recherche de tous les citoyens pour les river à quelque chaîne et les enfermer dans quelque geôle... Le sénateur n'a pas la faculté de s'affranchir des charges de son état, cachées sous les honneurs, il ne peut diminuer sa fortune, garantie de ses obligations, même pour donner aux pauvres. » Le curiale d'une ville est responsable de l'impôt ; il ne peut sans l'autorisation du magistrat vendre ses biens qui servent de gage à cet impôt ; il ne peut sans congé entreprendre un voyage ; il ne peut entrer dans l'ordre ecclésiastique sans faire l'abandon de sa fortune. L'artisan, le commerçant, l'industriel est prisonnier de son métier, il ne peut en changer ; il ne peut quitter la province. « A cette époque, le monde du travail à tous ses degrés est organisé comme une armée : il faut que tous les cadres soient remplis : à défaut d'engagements volontaires, on a recours aux levées forcées. » Le fils doit prendre le métier de son père. C'est pourquoi S. Martin fut soldat sous Constance et Julien l'Apostat. Son père était païen et tribun militaire. L'enfant avait donné des signes précoces de vocation religieuse. 47:154 A l'âge de dix ans, il était allé malgré ses parents demander à l'Église d'être reçu au nombre des catéchumènes. Lorsqu'il eut quinze ans, son père obéissant à la loi et probablement aussi pour écarter la voca­tion chrétienne de son fils le fit prendre et enchaîner, le condui­sit à l'armée et le força à prêter le serment militaire. On ne se rend pas compte dans les histoires du saint que Martin fit probablement trente ans de service. Lorsqu'il demande son congé à l'empereur Julien vers 360, à la veille d'une bataille, il y avait droit certainement et son âge était au minimum de quarante-cinq ans. Comme toujours, des lois si rigoureuses étaient plutôt un signe de faiblesse de l'État et tous ceux qui le pouvaient essayaient d'y échapper. Alors l'État fit marquer au fer rouge les ouvriers *libres* de ses manufactures pour les retrouver en cas de fuite. Ceci est pris au Code Théodosien. L'État possédait des carrières, des pêcheries, des salines. Il exploitait des ateliers de monnayeurs, d'orfèvres, des fabriques d'armes, des tissages. Le service des manufactures était héréditaire, ceux qui y tra­vaillaient n'avaient pas le droit de se marier hors de leur corporation. Ces rigueurs de la loi dans un État faible n'empê­chaient pas ces ouvriers d'être turbulents et audacieux. Une révolte des *monetarii* dont la cause est inconnue coûta à Auré­lien 7 000 hommes de ses meilleures troupes. Les magistrats des villes se sauvaient en abandonnant leurs biens plutôt que d'être soumis aux exigences du fisc. Beaucoup d'hommes libres, avec la complicité des grands propriétaires, repeuplèrent ainsi les campagnes dont quelques siècles aupa­ravant l'avarice de l'aristocratie les avait chassés pour les rem­placer par des esclaves : mais les esclaves manquaient, car les armées étaient réduites à la défensive et les terres étaient en friche. \*\*\* Au contraire de S. Martin, S. Benoît se décida pour la fuite. S. Martin avait voulu respecter son serment militaire ; Benoît n'en avait fait aucun. Les Romains aisés et la noblesse étaient contraints d'entrer dans la carrière des honneurs et de faire faire à leurs enfants les études nécessaires. Les parents de S. Benoît durent envoyer leur fils à Rome continuer ses études. Ils y étaient forcés et l'adolescent inscrit sur un registre des étudiants étrangers à la ville. Et le professeur était nommé par le gouvernement. Or l'art, la littérature étaient demeurés païens et la jeunesse étudiante était fort dissolue. S. Grégoire dans sa vie de S. Benoît explique : « Il voyait beaucoup de ceux qui se livraient à l'étude des lettres descendre la pente du vice. A peine eut-il mis le pied à l'entrée du monde qu'il l'en retira de crainte que pour ac­quérir un peu de science, il ne tombât lui-même dans l'abîme éternel. » 48:154 S. Benoît, vers sa seizième année probablement, s'enfuit dans la solitude, abandonnant la maison et la fortune de son père. S. Grégoire ajoute : «* sapiens indoctus *» : ignorant par sagesse. \*\*\* L'empire romain s'effondra à la moindre poussée des bar­bares, faute d'idées justes, par la confusion de l'administration et du gouvernement. Il n'y avait plus de citoyens aptes aux initiatives créatrices, mais seulement des administrés enchaînés par des règlements déraisonnables. C'est ce que M. Pierre Bercot dans son livre *La Vieillesse du Prince* appelle LA COAGULATION DE L'ÉTAT. Nous y voici bientôt : il faut un diplôme pour faire la soupe dans une colonie de vacances et on veut imposer une limite d'âge aux chefs d'entreprises privées. Néanmoins l'installation des barbares amena un état pire qu'avant. Il y eut recrudescence de l'esclavage, et les distinc­tions s'effacèrent entre l'esclave, le serf domicilié, le colon et l'ouvrier libre. L'anarchie était partout, la violence devint reine. Seules subsistèrent quelques libertés municipales, là où les évêques purent se faire respecter. Mais les rois mérovin­giens nommèrent eux-mêmes des évêques qui sauf exceptions étaient aussi barbares qu'eux. Car les Mérovingiens n'avaient aucune idée de ce qu'est un État. La royauté était pour eux un héritage personnel qu'on partageait entre ses fils ; ceux-ci s'entretuaient pour jouir de la totalité de l'héritage. Ils n'avaient pas la moindre idée d'un bien commun dont ils dussent avoir la charge. Ils donnaient libéralement en bénéfice les biens de l'État, persuadés qu'ils pouvaient toujours les reprendre par la force. L'impôt n'était pas pour eux justifié par les charges du bien commun, mais un moyen de s'enrichir. Leur justice était arbitraire, guidée par la cupidité ; si les biens d'un seigneur leur faisaient envie, sa condamnation arri­vait bientôt ; et c'est comme cela que se constitua une justice d'Église à laquelle tous ceux qui le purent essayèrent d'avoir recours plutôt qu'à celle du roi. Ils nommaient bien des comtes et des ducs pour administrer les provinces : non seulement ces fonctionnaires n'étaient pas payés, comme ils l'étaient sous l'empire romain, mais souvent ils payaient cette charge et le plus offrant l'emportait ; dans l'idée du roi, c'était tout simplement faire valoir son héritage ; 49:154 mais ces fonctionnaires se payaient par leurs exactions dans la contrée dont ils avaient la charge. Ainsi périt l'administra­tion antique. \*\*\* Livrés à cet arbitraire barbare, même les hommes libres, les propriétaires importants cherchèrent à s'en protéger. Ils s'adres­sèrent au plus puissant de leurs voisins dont ils se firent les *fidèles*. Un lien non plus juridique et institutionnel, mais uni­quement personnel, marqué d'un serment religieux, unissait ce puissant et l'homme qui demandait sa protection. Le second pouvait compter sur la force du premier ; le premier comptait sur une aide sans réserve du second avec ses biens et les hommes qui de la même manière en dépendaient. Ce lien de vassalité entre hommes libres fut l'origine de la féodalité. Les premiers Carolingiens étaient les plus grands proprié­taires du royaume, les chefs du plus grand nombre de fidèles ; comme maires du palais, ils disposaient en outre des bénéfices, des terres et des fonctions de l'État ; la royauté tomba d'elle-même dans leurs mains. Le génie de Charlemagne parut rétablir la notion d'État ; ce fut en apparence seulement, car en lui-même elle était confuse, il restait un chef de fidèles. Sous ses faibles successeurs, chaque fidèle chargé d'administrer un can­ton, une province, essayait de rendre héréditaire cette charge personnelle et révocable. Charles le Chauve se résigna à le leur accorder. Il s'aperçut probablement que les changements de titulaire de ces grandes charges apportaient plus de trouble que de bien. Ces « hommes puissants » avaient tous pouvoirs, mili­taires, économiques et financiers ; leur stabilité pouvait les conduire à la modération. Qu'arriva-t-il ? Le service militaire était dû par tous les propriétaires. Ce fut une si lourde charge sous Charlemagne qu'après sa mort tout le monde essaya de s'en affranchir. Il suffit aux vassaux de ne plus obéir et -- sans révolte -- l'empereur n'eut plus ni armée ni revenus. Les Nor­mands alors ravagèrent impunément la France. A la suite de cette dévastation générale, des îlots de résis­tance s'installèrent un peu partout autour de l'homme puissant. Chaque propriétaire important devint un seigneur dans une fortification où s'abritaient en cas de danger le serf et l'homme libre, la femme et l'enfant. Chaque petit seigneur se lia de même à plus fort que lui par le lien de la vassalité. Ainsi naquirent ces grands féodaux, duc de Normandie, comte de Champagne, duc d'Aquitaine, etc. qui disposaient du droit de faire la guerre, de battre monnaie, de lever les impôts, formant une multitude de petits États, libres en fait. 50:154 Et comme chacun, toujours et partout, connaît mieux son droit que celui des autres, l'état de guerre était fréquent entre ces seigneurs ; leurs convoitises étaient spécialement attirées par les biens sans défense, ceux des églises et des monastères. L'Église elle-même était corrompue par l'arbitraire du pou­voir temporel qui, pour récompenser tel soldat fidèle, le nom­mait évêque afin qu'il put jouir des biens de son église. Il y eut des excès invraisemblables. Sur le siège archiépiscopal de Sens, le comte Rainard avait installé son neveu, qui vendait les domaines ecclésiastiques (le fait se reproduit aujourd'hui même en de nombreux endroits de France) et jusqu'aux églises et aux ornements (ce n'est pas rare non plus aujourd'hui) ; cet arche­vêque avait fait du monastère Saint-Pierre-le-Vif son chenil et un lieu de débauches. A la suite d'une orgie nocturne, il tua douze des moines. Depuis la chute de l'empire romain (qui ne serait pas tombé si au lieu de prendre à sa solde des soldats barbares, il avait demandé à ses citoyens de servir leur patrie) tous les hommes libres devaient le service militaire, les évêques comme les abbés. Étant propriétaires d'un domaine, les clercs durent s'insérer dans la société civile de leur temps, telle qu'elle s'instituait pour échapper à l'anarchie. Comme les autres, ils devinrent, seigneurs d'un territoire, ils durent se défendre ou confier leur défense à des militaires. Personne n'a construit plus de châ­teaux forts que l'Église. Ne fallait-il pas protéger leur peuple ? De là à se battre eux-mêmes il s'en fallait de peu. Certains le firent avec honneur et par nécessité. S. Ebbon, archevêque de Sens, battit (avant Charles Martel) les Sarrazins qui assié­geaient sa ville en 632. Ainsi, au lieu d'un État militaire tel que l'empire romain qui recrutait l'armée en dehors des citoyens, dans l'anarchie se reconstituait une société civile normale ou chaque citoyen doit participer à la défense de ses biens et de sa famille. #### Pénitence universelle. Pourquoi cette longue pénitence universelle de la société ? La vie fut dure pour tout le monde. Les routes étaient redeve­nues petit à petit des pistes. Le commerce international avait périclité puis avait disparu, arrêté par les invasions arabes d'Orient et d'Occident. Les villes avaient été détruites plusieurs fois de fond en comble ; elles étaient redevenues de gros vil­lages. Sans doute les guerres intestines se faisaient avec de très petites armées, et, entre voisins, avec de simples escouades. Ces troubles, très graves, étaient souvent des troubles cantonaux. 51:154 L'incertitude du lendemain était la grande crainte ; la disette amenée par les intempéries ou les dévastations était possible tous les ans. La chasse n'était pas un plaisir d'oisif, mais un ravitaillement. Être brigand devint une profession. Mais tout le monde avait la foi et la vie précaire à laquelle on était obligé entretenait les espérances chrétiennes. Les bar­bares impulsifs étaient capables, au sortir d'un sermon sur la Passion, d'assommer tous les Juifs qu'ils rencontraient. Puéri­lité et versatilité : tel est l'aspect psychologique de cette société. Nombre de ceux qui se laissaient aller à des violences insensées se livraient à de très rudes pénitences et entraient au monas­tère. Mais ceux-ci avaient souvent besoin d'une réforme. Cependant cette époque troublée ne laissa pas d'avoir une élite qui conserva chez bien des évêques et dans les couvents tout ce qu'elle put de la sagesse naturelle et surnaturelle et qui fut capable de créer des chefs-d'œuvre tels que nos offices de la Semaine Sainte. Ceux-ci datent du V^e^ ou VI^e^ siècle ; ils n'ont de semblables nulle part car ils unissent la grandeur de l'art et de la pensée, dans une action sur toutes les âmes qu'ils n'ont jamais eue, en aucun temps, davantage. Cette longue pénitence d'un peuple plein de la foi de l'en­fance eut pour but providentiel d'évacuer tout reste de paga­nisme dans les usages, les mœurs et la pensée. Et cette chré­tienté nouvelle y réapprit les mœurs de la liberté. L'empire romain avait donné la liberté à l'Église par l'édit de Constantin en 313, une grande partie de la population étant chrétienne. Cependant, un siècle après, l'empire était par terre, faute d'idées justes et faute de citoyens. Une administration omnipotente les avait supprimés ; les Romains étaient exempts de la milice et les soldats étaient des barbares sans lien moral et civique avec la société qu'ils protégeaient. Un beau jour ils se décidèrent à l'exploiter à leur compte ; ils le firent en bar­bares et ce fut la fin de la civilisation antique. #### Raisons de la grande pénitence. L'empire chrétien avait conservé le système d'éducation de la Rome du 1^er^ siècle, chargé de former des orateurs diserts au langage élégant, capables de passionner les foules et d'enlever les suffrages comme au temps de la République, alors qu'il n'y avait plus ni liberté, ni citoyens. S. Augustin est né plus de qua­rante ans après l'édit de Milan en 354 et il se plaint dans ses « Confessions » du système d'éducation païen qui n'avait pas changé et répandait dans la jeunesse les fables mythologiques les plus immorales : 52:154 « Malheur à toi, fleuve de la coutume ! Qui te résistera ?... Ne m'as-tu pas fait lire que Jupiter est à la fois tonnant et adultère ?... Et pourtant, ô fleuve infernal, on précipite dans tes eaux les fils des hommes : on paye pour qu'ils apprennent ces choses... (Ch. XVI) Quoi de surprenant si je me laissais emporter aussi aux vanités ?... On me proposait pour modèles des hommes qu'une critique couvrait de honte pour un bar­barisme ou un solécisme dans le récit d'une bonne action, mais qui étaient fiers d'être loués pour avoir raconté abon­damment, élégamment en un langage pur et fort correct leurs débauches (1, XVIII). » N'est-ce pas ce que nous entendons tous les jours ? S. Augustin avait cinquante six ans lorsque le barbare Alaric s'empara de Rome, et il écrit à ce sujet dans la « Cité de Dieu » (1 32-33) « La postérité croira-t-elle qu'échappées au désastre de Rome, à peine réfugiées à Carthage, ces âmes malades vont chaque jour au théâtre, faire éclater à l'envi leur frénétique enthousiasme pour des histrions. ... Quoi ? tous les peuples de l'Orient pleurent la perte de Rome ! Aux extrémités de la terre, dans les plus grandes cités, c'est une consternation profonde, un deuil public ? Et vous courez aux théâtres, vous les assiégez, vous les encom­brez et votre folie irrite encore la malignité de leur in­fluence ! » S. Augustin savait à quoi s'en tenir. Dans ses « Confessions » il écrit (Ch. II) « Les spectacles du théâtre me ravissaient ; ils étaient pleins de l'image de mes misères et de substances où j'ali­mentais le feu qui me dévorait. » Les mœurs païennes continuaient de triompher dans l'éduca­tion et la jeunesse étudiante se faisait gloire de l'impureté dans laquelle elle vivait et il n'est pas étonnant que lorsque la grâce de Dieu les convertissait, ils n'avaient aucun goût pour l'Écriture sainte ; S. Augustin avoue (Confession III, 5) : « Ce livre me sembla indigne d'être comparé à la majesté cicéronienne. Mon orgueil en méprisait la simplicité. Mon re­gard, n'en pénétrait pas les profondeurs. Il était fait pour grandir avec les petits mais je dédaignais d'être petit et plein de vaniteuse enflure, je me croyais grand. » 53:154 Il ne faut pas croire qu'Augustin était seul à penser ainsi ; après plus de trois siècles d'un christianisme héroïque, *l'éduca­tion romaine avait si bien informé l'esprit des chrétiens eux-mê­mes qu'ils avaient complètement perdu le goût de la simplicité, condition de toute vraie pensée et de tout grand art*. Les meil­leurs des contemporains de S. Augustin eurent les mêmes diffi­cultés que lui à se dépouiller de la fausse recherche dans le style. S. Paulin de Nole est né à Bordeaux un an seulement avant, S. Augustin. S. Jérôme est de sept ou huit ans leur aîné. Ce dernier écrit à S. Paulin : « Ne sois pas rebuté par la simplicité des Écritures et la quasi vulgarité de leur vocabulaire. » Et l'auteur qui nous guide sur ce sujet ([^38]) écrit : « De cet aperçu il est donc permis de conclure à l'existence chez les grands ascètes des IV^e^ et V^e^ siècles d'un même préjugé tenace issu d'habitudes d'esprit antérieures, à l'égard de la Bible ; l'existence de ce préjugé littéraire commun rapproche la conversion de Jérôme de celle d'Augustin et de celle de Paulin de Nole. » Ce fut S. Jérôme qui eut la tête la plus dure. Déjà religieux et décidé à mener la vie des anachrorètes, il emmena au désert les auteurs profanes dont il ne pouvait se passer : entre autres Plaute, Térence et Cicéron. S'en suivit une crise de conscience, sa santé fut altérée et il raconte dans une lettre le songe qui le décida à se consacrer uniquement aux lettres chrétiennes. Il se vit transporté au tribunal du souverain juge : « Interrogé sur ma profession de foi, je répondis que j'étais chrétien. Alors celui qui présidait : « Tu mens, dit-il, tu es cicéronien et non chrétien ; là où est ton trésor, là est aussi ton cœur. » Alors il est battu de verges, il crie, ses bourreaux eux-mêmes intercèdent pour lui auprès du juge et lui-même fait ce serment : « Seigneur, si jamais il m'arrive de posséder ou de lire des livres profanes, je t'aurai renié. » Depuis lors j'ai donné aux livres divins le soin que je mettais à lire ceux des hommes. » (Lettre XXII) Nous devons à ses goûts de styliste simplifiés par la vie chré­tienne ses heureuses traductions des Livres saints, qui donnent au latin des Évangiles une douceur virgilienne, et à ceux d'Isaïe leur grandeur. 54:154 L'esprit chrétien fit accomplir à ces esprits supérieurs une réforme artistique à longue portée : *ils abandonnèrent la langue savante de Cicéron, qui n'avait jamais été entendue du peuple, pour le langage parlé de leur temps auquel ils surent donner une qualité rythmique neuve et libre*. Les fameux efforts des érudits de la Renaissance, au XVI^e^ siècle, pour réapprendre le parler cicéronien aboutirent simplement à faire du latin une langue morte. Mais en dehors de ces grands chrétiens qui menèrent une vie ascétique, il faut bien dire qu'il y avait une société chré­tienne mondaine et très mondaine. Dès que le temps des persé­cutions fut passé, le christianisme attira, par sa supériorité sur ce qu'il remplaçait -- et aussi par sa réussite -- beaucoup de médiocres qui devinrent de médiocres chrétiens. Cette société mondaine (à tous les degrés de la vie sociale) avait gardé, sans malice peut-être, les habitudes païennes dans lesquelles elle avait été élevée. Elle jouissait de facilités de vivre et de s'amuser analogues à celles dont nous jouissons. On allait de Trèves en Asie Mineure et en Égypte sans autres difficultés que celles des intempéries. Les jeux du cirque et le théâtre, où étaient repré­sentées au naturel les aventures scandaleuses des Dieux de l'Olympe, continuaient de tenter la jeunesse. L'habitude était de donner tardivement le baptême, à des adultes, comme au temps des persécutions. Les jeunes gens, simples catéchumènes depuis leur enfance, suivaient avec les jeunes païens les cours tradi­tionnels de grammaire et de rhétorique faits par des païens dans l'esprit païen et cela n'était pas favorable à la bonne con­duite (nous le voyons de nos jours, et de près). Tout le monde sait ce qu'il en fut pour S. Augustin, une vie déréglée jusqu'à 30 ans. Les parents de S. Jérôme étaient d'honnêtes chrétiens aisés qui ambitionnaient pour leur fils aîné quelque bonne place. Le jeune homme fit ses études (païennes) à Rome et ne reçut le baptême qu'à vingt ans, n'ayant jamais abandonné la foi, ni su vraiment non plus ce que signifiait vivre de la foi. Il n'est pas étonnant qu'il ait fallu une longue purgation de la société tout entière pour lui faire abandonner les façons de sentir et de vivre du paganisme et pour instaurer un enseigne­ment digne du christianisme. L'empire romain, au siècle qui vit sa ruine, ne manquait certes pas de grands hommes, S. Gré­goire de Naziance, grand orateur, poète délicat qui cultivait com­me La Fontaine « les sombres plaisirs des cœurs mélancoli­ques » ; S. Basile, des moines d'Orient, S. Jean Chrysostome, grand moraliste, vivaient en même temps que S. Jérôme et S. Au­gustin. Ces pères de l'Église ne cessèrent pas d'alimenter la pen­sée chrétienne pendant l'anarchie des temps mérovingiens, mais en leur temps ils étaient persécutés. Dès qu'on ne risque plus le martyre à se dire chrétien, beaucoup trouvèrent qu'il y avait de bonnes places à prendre. Les hérétiques ariens s'en emparèrent ; 55:154 à plusieurs reprises, il y eut un haut clergé politicien, et la tutelle des empereurs fut en un certain sens pire que leur per­sécution, tant ils comprenaient mal les rapports de l'Église et de l'État. Aussi mal que leur administration civile qui contribua beaucoup à détacher les provinces de leur gouvernement. La grande pénitence du monde occidental fut une nécessité qu'amenèrent les vices de l'enseignement païen et des mœurs païennes, et qui malheureusement empêchaient de fonder une véritable société chrétienne. Il est intéressant de constater que la formation intellectuelle dans l'empire romain était fondée sur l'exercice de l'art de l'orateur, celle du Moyen Age sur la logique. La première visait à persuader, par tous les moyens, la seconde à prouver. La for­mation mathématique de nos jours ne remplace pas la logique et le manque de celle-ci se fait cruellement sentir. Car les ma­thématiques sont bien une œuvre de l'esprit qui enchante par sa rigueur, mais c'est la rigueur matérielle de la quantité. La logi­que qui tient de l'esprit de finesse est indispensable pour tout ce qui ne dépend pas de la quantité, l'esprit humain lui-même en toutes ses manifestations usuelles ou profondes. Et nous au­rons beau avoir des armes scientifiques admirables, quand les peuples d'Orient se lanceront à la curée du monde occidental, ces armes ne serviront de rien s'il n'y a pas de notre côté des cœurs fermes décidés à défendre leur idée du bien. #### L'œuvre des Capétiens. Quand Dieu eut achevé la longue pénitence de son peuple, et le moment étant venu de donner une forme exemplaire à la société chrétienne, il suscita les hommes capables d'entreprendre la réforme religieuse et civique. L'abbaye de Cluny fut fondée en 910 sur les ruines d'un monastère dévasté par les Hongrois. Il fut donné par le duc d'Aquitaine Guillaume à l'abbé Bernon d'une manière extraordinairement solennelle qui semble pré­sager le rôle futur de l'abbaye. Ses grands abbés S. Odon (920), S. Mayeul (954), S. Odilon (994) firent d'elle au cours du X^e^ siècle la grande éducatrice de la chrétienté. Les qualités éminentes de S. Odon attirèrent sur l'abbaye le regard des hommes soucieux de ramener l'ordre et la paix dans une société que les dernières invasions avaient rendu entière­ment anarchique. Chaque seigneur, aidé de son peuple, défendait son coin et par la force des choses, jouissait des pouvoirs sou­verains d'un gouvernement autonome. 56:154 La réforme commença par la société qui avait conservé le plus d'unité, l'Église, unité toute morale. Le Saint-Siège donne des pouvoirs alors extraordinaires à l'Abbaye de Cluny : le pouvoir de ne dépendre que du pape. Les abbayes de toutes la chrétienté s'unirent à Cluny et les Capétiens surent se joindre à l'Église pour faire profiter leur royaume de ce ferment d'unité. Hugues Capet suivit à pied les funérailles de S. Mayeul qui fut abbé de 964 à 994. Voici un exemple de cette action civilisatrice. Les seigneurs de Castelnau étaient vers 900 les alliés de l'évêque de Cahors pour chasser les bandes pillardes qui ravageaient la région. Au XI^e^ siècle ils avaient usurpé la plupart des dîmes paroissiales de la région. Le seigneur était *avoué défenseur* de l'évêché de Ca­hors et de l'abbaye de Moissac. Mais... il se qualifiait d'abbé de Moissac et avait toujours un membre de la famille comme évêque de Cahors. Les six cents moines de Moissac s'offrirent à Cluny qui vint traiter avec les Castelnau. Ceux-ci se désistèrent en faveur de Cluny qui prit le monastère sous son gouvernement (1063). En 1250 les Castelnau fondèrent une ville libre (Castelnau de Montratier) s'administrant elle-même. Un membre de cette famille, le général de Castelnau, défendit glorieusement Nancy contre Guillaume II. Ce fut l'honneur des Capétiens d'accord avec l'Église de rétablir par leur action, dans les esprits, le sens du bien commun. Il est intéressant de constater que leur situation était l'inverse de ce qu'elle était pour les premiers Carolingiens. Ceux-ci débutèrent par la toute puissance sur un vaste empire ; les Capétiens débutèrent très petitement, mais avec gloire car ils furent les premiers à s'opposer aux envahisseurs normands. L'ancêtre, Robert le Fort, y périt. Eudes et l'évêque Gozlin sau­vèrent Paris de leurs attaques (885) et Eudes fut élu roi en 888 ( 898). Pendant un siècle la royauté resta élective et cette famille alterna avec celle des Carolingiens jusqu'à l'élection d'Hugues Capet en 987. Hugues Capet était certes, comme duc de France, un grand seigneur, mais un très petit roi, élu par des seigneurs au moins aussi importants que lui-même, souverains de territoires bien plus vastes que le sien ; mais il jouissait du prestige des services rendus par sa race et de la situation géo­graphique de son duché. Enfin il jouissait aussi d'une opinion favorable par sa pensée même qu'il a exprimée sous cette forme : «* Nous n'avons de raison d'être que si nous rendons bonne justice à tous. *» Ce qui répondait à un besoin général après plus d'un siècle d'anarchie. Hugues Capet eut assez d'ascendant pour faire sa­crer de son vivant son fils Robert. Les grands seigneurs, instruits par les mauvais résultats d'un siècle d'élections à la royauté, laissèrent faire. Ce fils, Robert II, est connu sous le nom de Robert le Pieux (996-1031). 57:154 Ce roi n'excita pas la défiance des grands seigneurs ; il se contenta de défendre ses propres droits. Mais il eut un autre genre de supériorité qui ne desservit pas la royauté. Comme David, il fut un musicien génial et un artisan actif de cette floraison artistique qui débuta en son temps et qui est la vraie gloire de la civilisation occidentale. Le jour de la Pentecôte, à la grand'messe, vous entendez de lui l'alleluia qui est une des grandes œuvres du chant grégorien (ou plutôt vous pourriez entendre !). Le *benedicamus Domino* des premières vêpres aux fêtes solennelles est aussi de lui. Sur le disque de l'abbaye Sainte Anne de Kergonan, la musique du répons *Stirps Jessé* est son œuvre. Je m'étonne qu'on n'ait pas essayé de réunir toutes les œuvres qu'il a composées. Elles ont un style contemplatif aussi grand qu'original. Il fit travailler aussi le premier sculpteur dont le nom nous soit connu, Odoranne moine de Saint-Pierre-le-Vif, à Sens. On crée aujourd'hui un « ministère de la culture » n'abou­tissant qu'à une sorte de pourriture artistique et intellectuelle. Robert le Pieux fut ce ministre en créant lui-même des chants éternels. \*\*\* Le fait que ces rois commencèrent petitement peut nous ins­truire et nous inciter à examiner comment ils procédèrent, car la notion du bien commun est en train de disparaître de notre société, la division y est entretenue avec soin par des parasites dont c'est l'intérêt qu'elle dure ; et l'absence de responsabilité est la règle à tous les étages de l'État. Le régime parlementaire, malgré quelqu'apparence de réussite en Angleterre (vu du de­hors) est cause de la déchéance des États Européens en délayant la responsabilité et en écartant du pouvoir les gens capables. Peu d'États on eu autant d'hommes supérieurs que Dieu en a donnés à la France depuis cent ans. Et en tous genres : grands missionnaires, grands coloniaux, grands militaires, grands ar­tistes et grands poètes, savants, grands économistes (Le Play, la Tour du Pin), grands politiques comme Bainville et des saints et des saintes. Satan et sa franc-maçonnerie ont rendu inutile leur action et les ont empêchés d'éclairer la nation. Malgré la gloriole ostentatoire que débite la radio d'État, notre situation est bien pire que ne l'était celle des premiers Capétiens : car ils avaient l'appui du peuple et de l'Église ; et de nos jours le peuple est un peuple trompé, et l'Église travaille à le dissocier. Son aveuglement est sans doute une punition de nos propres péchés, mais il existe et nuit aux réformes néces­saires. 58:154 Le christianisme depuis la chute de l'empire romain n'avait cessé d'avoir une action bienfaisante. Les évêques rachetaient pour les libérer les esclaves faits par les barbares dans leurs brigandages, les affranchissements des serfs n'avaient jamais cessé et la population servile était allé toujours en diminuant de siècle en siècle, bien plus que ne le laissent croire nos livres de classe. Nous possédons les cartulaires d'anciennes abbayes où se trouvent indiquées ces propriétés et leur population. L'abbé de Saint-Germain-des-Prés, Irminon, le devint vers l'an 800. Son « Polyptique » décrit tous les travaux qu'il fit faire sur les terres de l'abbaye, les vignes qu'il planta et les gens qui habitaient sur ces terres. On compte 1 600 petits fermages ; et sur 2 800 ménages, il n'y en avait que 120 qui fussent serfs. L'analyse de 19 villas du cartulaire de l'abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer donne les résultats suivants : hommes libres 153 ; hommes libres payant un cens : 1500. Total : 1778. La population servile tant serfs que serves était au nombre de 462. Soit le quart à peu près : mais bien moindre en réalité puisque, dans le total de 1 778 libres, ne sont pas comptés les femmes et enfants ; et les femmes serves figurent dans l'autre total. Et cela, non pas vers l'an mil, mais sous Louis le Débonnaire et ses successeurs vers 875. \*\*\* Nous avons vu quels abus des seigneurs temporels avaient affligé l'Église. L'ordre monastique fut en quelque sorte obligé de s'accommoder de la féodalité comme grand propriétaire terrien, mais fut le premier à en tirer un ordre naturel vérita­ble dont pendant deux siècles, le X^e^ et le me, il fut le promoteur et l'exemple. Tous les monastères isolés, forcés de payer des soldats pour se défendre contre les seigneurs laïcs sans conscience toujours prêts à usurper sur le bien d'autrui, éprouvèrent le besoin de se mettre sous la protection du plus fort d'entre eux. C'était Cluny ; et la papauté aida les Clunisiens de son influence pour porter l'ordre et la paix dans toute la chrétienté en envoyant des moines réformer les monastères qui en avaient besoin et les sacrant évêques en beaucoup de diocèses. Le cé­lèbre pape Grégoire VII fut d'abord moine d'une dépendance de Cluny à Rome, et ensuite à Cluny même sous l'abbatiat de S. Hugues le Grand (1049-1109). Les abbés de Cluny firent de leur monastère la tête d'une congrégation unifiée, la première en date à la manière d'une seigneurie unie à ses vassaux par le serment de fidélité. Elle gouvernait plus de mille monastères dans l'Europe occi­dentale. Ces monastères avaient ainsi les moyens de se réformer, de durer et de se défendre contre les abus et contre leur propre faiblesse. Ils devinrent des asiles de travail et de paix, où se réfugiaient tous ceux qui le pouvaient. \*\*\* 59:154 L'abbaye de Cluny joua donc un rôle éminent dans la créa­tion de la société chrétienne pendant deux siècles au moins. Un excellent historien appelle ce X^e^ siècle le «* siècle des princes *» (principes : les premiers). Tout vassal assez loin de son seigneur pour que les nouvelles ne lui parviennent pas trop vite se con­duisait comme un prince souverain. C'est ainsi que le comte de Chalon s'empara d'un château de Cluny et ses troupes attaquè­rent pour piller châsses et ornements le cortège des moines ve­nus processionnellement engager le comte à respecter leurs droits : trois cents moines restèrent sur le carreau. Il fallut que le roi de France, Louis VII, vint assiéger le comte dans la forte­resse où il s'était retranché. Il le prit et lui enleva son comté. Les impulsifs, par manque d'une autorité légale supérieure capable de les maîtriser, se laissaient aller à leurs passions. Mais il ne faut pas oublier que l'intérêt du seigneur et de ses paysans était le même : engranger la récolte et en engranger le plus possible. La famine était toujours menaçante, et il y a peu de personnes qui sachent qu'elle le fut en France jusque vers 1830, jusqu'à ce que la pomme de terre fût partout cultivée. Les excès comme celui que nous venons de raconter étaient exceptionnels et il y eut beaucoup de seigneurs raisonnables continuant d'affran­chir leurs serfs. Ils n'y perdaient rien : la population augmen­tait et il y avait toujours des candidats pour leurs fermes. De ce temps datent les *villeneuves, bastides, villefranches* qu'on rencontre partout en France ; elles repeuplaient les contrées ravagées pendant un siècle par les envahisseurs étran­gers et par les guerres privées. Le domaine de Vaucresson à trois kilomètres de Saint-Cloud, au-delà du bois de Boulogne, appartenait à l'abbaye de Saint-Denis. Mais tout y était détruit et les terres en friches. Des bandits habitaient les ruines et se réfugiaient dans la forêt voisine. Suger y créa une *villeneuve*, y bâtit des maisons, fit labourer les terres incultes et y appela des colons. Il y en eut au début une soixantaine. A chacun d'eux Suger donnait un arpent et quart de terre, moyennant un cens annuel de 12 deniers, et pour chaque arpent en plus, 4 deniers et la dîme. Il les exempte de tout impôt et de tout service personnel. Ces hommes sont justiciables du seul tribunal de l'abbé ; le taux des amendes n'est pas arbitraire ; il est fixé pour chaque infrac­tion. Voilà ce que firent sur le domaine royal les grands pro­priétaires protégés par le roi. Et le roi lui-même donna aux villes de son domaine des franchises municipales qui étaient si bien adaptées aux convenances du temps, qu'elles furent imi­tées même à l'étranger. Mais le désir de protection était si grand que souvent le serf affranchi allait se « donner » comme serf à un autre seigneur ou à une abbaye. Il faut croire que cette situation qui assurait la possession héréditaire d'une terre qu'on n'avait pas à acqué­rir n'était pas sans avantages pour l'enfant d'une famille nom­breuse. 60:154 Et partout il y avait des terres en friches. Même le servage donnait au paysan ce que la société industrielle n'a pas su donner au monde ouvrier : une autonomie dans son travail qui fait la joie du bon travailleur, et la sécurité. Il faut croire que le progrès fut assez rapide pour que cette société ravagée jusqu'au fond des provinces par les Normands, les Bulgares et les Hongrois (ils vinrent jusqu'au cœur de la France) pût envoyer ses armées fonder un royaume en Orient à l'autre bout du monde de ce temps. Or l'ordre naturel des sociétés et l'ordre surnaturel ne vont pas l'un sans l'autre, les Béatitudes ne vont pas sans les com­mandements de Dieu. Les bénédictins de Cluny par leur in­fluence universelle, l'universalité de leurs principes, l'unité de direction, l'exemple de leurs villages prospères furent, dans un monde très divisé, l'instrument de ses progrès. \*\*\* Ce fut le succès même de Cluny qui diminua son rôle. Petit à petit la société ne garda de l'anarchie que les libertés naturelles (ce sont elles dont vous verrez user les corporations) et de la hiérarchie, que sa nécessité reconnue. Ainsi fut rendu possible aux XI^e^ et XII^e^ siècles l'admirable essor de la pensée et des arts qui est l'honneur de la société occidentale, le profond effort philosophique et théologique de tous les maîtres de l'Occident réunis à l'Université de Paris, la construction de Cluny, de Vézelay et de nos grandes cathédrales et tant d'autres chefs-d'œuvre. Cluny redevint alors, petit à petit, un monastère comme les autres, voué à la prière et à l'étude sans la charge religieuse et sociale qu'il avait assumée pour toute la chrétienté au temps de ses premiers abbés. \*\*\* C'est le genre d'institution qui manque actuellement à l'Eu­rope pour se fonder. Songez-y, mes amis. La France semble en ce moment le pays le moins capable de commencer cette tâche, du moins par son gouvernement et ses institutions. Un gouver­nement qui détruit la famille, favorise l'avortement, laisse la lubricité s'emparer de la jeunesse, en favorise les tentations, qui laisse, dans ses universités, les apprentis commander aux maîtres, est incapable de faire respecter la hiérarchie de l'hon­neur et du savoir. Une Église dont les têtes veulent éliminer leur propre chef, qui s'acharne à diviser la famille, base éternelle de toutes les sociétés humaines, et qui pratique la lutte des classes, n'est pas prête à jouer le rôle de Cluny autrefois. 61:154 Pen­sez-y. Un évêque (en retraite) a dit : « Ce sont les laïques qui nous sauveront. » C'est le rôle de Jésus-Christ de sauver ; mais tout laïque qui travaille à maintenir une foi intègre travaille à l'œuvre de Dieu. \*\*\* L'Église au Moyen Age fut, avec les Capétiens, le principal instaurateur du droit naturel et chrétien même dans le temporel dont elle était abondamment pourvue. « Il fait bon vivre sous la crosse », disait-on. Elle institua *la Paix de Dieu* (990), *la Trêve de Dieu* (1027) qui interdit les guerres privées du mercredi soir au lundi suivant et pour que les peines religieuses ne fussent pas seules à retenir les consciences, elle fonda des «* paix *», sociétés unissant par un serment tous ceux qui désiraient s'associer pour brider la tyrannie de nombreux seigneurs féodaux. La première connue de ces communautés fut fondée par l'arche­vêque de Bourges, ses comprovinciaux, les clercs, les pauvres, les serfs, en 1038. Il y en eut dans tout le centre et le nord de la France. Le mouvement communal proprement dit est né pos­térieurement de ces « paix de Dieu ». L'historien normand Oderic Vital explique : « Louis (le gros) réclama l'assistance des évêques, dans toute la France, pour réprimer la tyrannie des brigands et des séditieux. Alors les évêques instituèrent en France une communauté populaire, afin que les prêtres (les curés) accompagnassent le roi aux sièges et aux batailles avec leurs bannières et leurs parois­siens. » La force morale était ainsi du côté de l'ordre. Aujourd'hui, la décomposition morale a pour elle la force des États. \*\*\* Voici un exemple des modestes débuts du peuple, de la royauté, et de l'Église s'efforçant de rétablir la loi naturelle dans la société. Il s'agit de Suger, le futur « Père de la Patrie », alors jeune moine à Saint-Denis : il avait environ 30 ans. « Encouragé par le succès obtenu à Berneval, l'abbé Adam envoya Suger dès 1109 à Toury en Beauce, sur la grande route de Paris à Orléans, le plus important des domaines de Saint-Denis... Mais de leur forteresse voisine, les Seigneurs du Puiset s'élançaient à tous moments, multipliant les actes de brigan­dage, rançonnaient marchands et paysans, pillaient les récoltes, incendiaient les maisons. Le prieuré de Saint-Denis était en partie détruit. Les chefs religieux des environs, terrorisés par le bandit, n'osaient bouger. 62:154 Suger releva leur courage et les décida à intervenir auprès du roi. Louis VI (il était roi depuis trois ans seulement) réunit les évêques et abbés de la région pour connaître de leurs plaintes... Hugues refusa de comparaître et le roi donna l'ordre à Suger de rentrer aussitôt à Toury, de mettre le prieuré en état de défense, de fortifier le château et d'y réunir ce qu'il pourrait d'hommes d'armes... Peu après l'armée royale, renforcée de celle du comte Thibaut, vint mettre le siège devant le château du Puiset que dominait son donjon de bois. L'assaut est donné ; les troupes repoussées et un cer­tain flottement se produit. « Tout à coup, ajoute Suger qui assistait à l'affaire, on vit un prêtre, curé d'une paroisse du pays -- c'était le curé du village voisin de Guilleville -- s'avancer, tête nue, protégé seulement par une mauvaise planche et monter jusqu'à la palissade. Se cachant sous les bois qui en masquaient les ouvertures, il l'arrache pièce à pièce. Joyeux de réussir si aisément, il fait un signe aux hommes du roi. Ceux-ci à la vue de ce clerc sans armes qui détruisait courageusement la palissade, bondissent jusqu'à lui avec des haches et des outils de fer, s'attaquent à la clôture et la brisent. Cette barrière abaissée, on eut dit les murs d'une autre Jéricho qui tombaient... Hugues (le châtelain) blessé doit se rendre à discrétion. Le roi le retint prisonnier et fit brûler le donjon. » (D'après le « Suger » de Marcel Aubert) (Ecl. de Fontenelle) A côté des débuts triomphants de Clovis, de l'imposante auto­rité des premiers Carolingiens, les débuts de la royauté capé­tienne étaient vraiment modestes. L'armée du roi n'était pas permanente ; elle était composée des vassaux qu'il appelait pour une expédition. Ceux-ci ne devaient qu'un certain nombre de jours de service et s'équipaient eux-mêmes. En droit féodal strict, les grands vassaux auraient dû venir aussi à l'appel du roi, mais en fait le roi ne pouvait compter que sur les vassaux de son domaine propre... et encore ! L'Abbaye de Saint-Denis comme grand propriétaire devait la même aide à son suzerain et protecteur, le roi de France. Suger lui-même lève des soldats. Louis le Gros, craignant de n'être pas assez fort (contre une bande de brigands retranchés) accepte l'aide de Thibaut, comte de Blois, qui agissait pour des raisons personnelles. L'année suivante le seigneur du Puiset étant prisonnier et son donjon brûlé, le comte de Blois, estimant sans doute qu'il avait eu tort de contribuer à augmenter la puissance royale, se retour­na contre Louis le Gros, s'allia avec le seigneur du Puiset que le roi avait gracié (contre l'abandon de la ville de Corbeil). Battus tous deux ; les biens d'Hugues du Puiset furent confis­qués. Il se révolta de nouveau en 1117, dût s'enfuir et mourut en Terre Sainte. 63:154 #### Union de Suger et de Louis VI. La Providence fit que le roi intelligent et hardi, que l'ecclé­siastique aux larges vues sociales et politiques fussent unis dès le jeune âge par une solide amitié qui ne faillit jamais. Suger était né en 1081 d'une famille très modeste. Il entre à l'âge de dix ans à l'abbaye de Saint-Denis. Son intelligence, ses dons précoces firent que l'Abbé du Monastère le donna comme compa­gnon d'études au jeune prince, fils de Philippe I^er^, qui devait être le roi Louis VI (le Gros). C'est ainsi qu'une amitié qui devait durer au-delà de la mort naquit entre les deux hommes au grand bénéfice de la France. Les rois de France auraient pu être, comme les autres, des grands seigneurs tirant à eux tout ce que leur force leur per­mettait d'oser prendre. Ils firent régner la justice et leurs tribu­naux finirent par supplanter ceux des seigneurs parce qu'ils étaient plus justes. L'amitié de Louis VI et de Suger permit d'unir l'Église et le pouvoir royal dans une action commune pour pacifier la société de leur temps. Ils eurent tous deux le sens de l'équilibre politique et social qui pouvait se réaliser. L'Église enseignait quelle était la loi morale naturelle, et com­ment la révélation surnaturelle donnait, avec la grâce divine, le moyen de pratiquer la loi morale. Le roi, régent des choses temporelles, devait mettre la société en état de pouvoir observer ce qu'enseignait l'Église. Tous deux furent les alliés naturels du Saint-Siège, car celui-ci faisait effort pour rétablir une hiérar­chie ecclésiastique digne de ce nom, en empêchant des laïcs, désireux seulement de jouir des biens de l'Église, d'en usurper les grandes charges. Le pape et le roi avaient affaire à l'anarchie des cadres de la chrétienté ou de la nation. Il fallait des circonstances extra­ordinaires pour que le bien commun leur apparût, généralement lors d'une menace d'invasion. En 1124 par exemple, quand le roi d'Angleterre Henri I^er^ se ligua avec l'empereur d'Allemagne Henri V pour envahir la France. L'imposante armée réunie par Louis VI à Reims fit reculer les alliés. L'anarchie des cadres dura longtemps, et même elle dure encore sous une forme voilée. Tout au long de notre histoire, les responsables de la France, nos rois, eurent à lutter contre les entreprises de la noblesse et ensuite des princes du sang. La Fronde en est un exemple. On y voit le grand Condé cousin du roi s'embaucher, peut-on dire, dans l'armée espagnole qui envahissait la France. Et Maurras disait de la Révolution Fran­çaise : «* C'est une Fronde qui a réussi. *» Ce furent les privi­légiés qui, les premiers, ébranlèrent le trône de Louis XVI, et le duc d'Orléans, de la branche cadette, était complice. Ne vota-t-il pas la mort du roi ? \*\*\* 64:154 Louis VI passa sa vie à imposer aux vassaux du domaine royal l'obéissance à leur propre serment de vassalité, et à leur prouver, par les faits, l'avantage des conventions pacifiques. Et comme tous nos rois c'est par une alliance générale avec son peuple et avec l'Église qu'il parvint à équilibrer ses forces avec celles de ses vassaux : car ces cadres de la nation étaient ceux de l'armée et tout homme qui engage sa vie a conscience d'un droit et d'une responsabilité particulière. Il était juste que le roi en tînt compte, mais il fallait beaucoup d'habileté pour faire respecter le bien commun. En Allemagne, au XVI^e^ siècle, la majorité de la noblesse opta pour la Réforme afin de s'em­parer des biens de l'Église et des monastères. De même en Angleterre, et beaucoup des nobles français furent tentés d'en faire autant. Les « paix de Dieu » n'avaient-elles pas été fon­dées au XI^e^ siècle pour défendre les pauvres, et les biens de l'Église qui sont les biens des pauvres, contre les usurpations criminelles de seigneurs laïcs ? C'est donc l'esprit de justice, coïncidant avec l'intérêt géné­ral, et celui de la royauté responsable du bien commun qui poussa Louis VI à créer des *villeneuves* en leur accordant (comme aux anciennes) des franchises municipales. Elles avaient ainsi le pouvoir de s'administrer, de s'armer et, comme de bons vassaux, de défendre leur ville et de participer aux opérations militaires du roi. Mais là encore l'Église comme le roi, qui favorisèrent les libertés municipales, s'opposèrent aux tendances autarciques qui tentaient les municipalités comme les seigneurs : ils com­battirent les communes *jurées*, c'est-à-dire où les habitants se liaient par un serment qui était un témoignage d'indépendance absolue les associant pratiquement envers et contre tous, en éliminant tout droit des suzerains, roi et seigneurs. Les écrits d'Augustin Thierry ont popularisé l'histoire de certaines de ces communes ; mais il a présenté les révoltes sanglantes par lesquelles elles se sont manifestées comme les flambées d'un amour idéal de la liberté contre l'oppression du trône et de l'autel. En fait elles voulaient se débarrasser des obligations normales pour tous les hommes libres de ce temps, ou bien du propriétaire ou du suzerain, vassal lui-même du roi, qui en fait s'efforçait de maintenir chez les vassaux l'ordre et la paix, conditions nécessaires du bien commun. Voici l'histoire de la commune de Vézelay. Le village qui compte aujourd'hui environ 700 habitants était alors une ville qui en contenait dix mille. 65:154 L'abbaye fut fondée en 860 par le fameux Richard de Roussillon (corruption du nom de son château bâti sur le mont Rosseglon, voisin de Châtillon-sur-Seine). Elle possédait des reliques de sainte Madeleine qui attirèrent de nombreux pèle­rins pendant tout le Moyen Age. Cette affluence de voyageurs en fit un marché important et le village devint ville. Vézelay ne fut pas une mère d'abbaye comme Cluny le fut. Elle était un lieu de pèlerinage depuis que pour les sauver des Sarrazins au IX^e^ siècle on y avait apporté de Provence les reliques de sainte Madeleine, et le monastère avait donné naissance au bourg. L'abbé Artaud commença l'église que vous connaissez en 1096, Philippe I^er^ étant roi de France. Mil quatre vingt seize cette année-là partait la première croisade, prêchée l'année précédente à Clermont-Ferrand, et Jérusalem fut prise par Godefroi de Bouillon en 1099. Or, le temps de toutes ces gran­deurs, religieuses, artistiques et politiques, fut celui où les bour­geois de Vézelay voulurent évincer l'abbaye. L'église fut consa­crée en 1104 ; l'abbé fut assassiné par les habitants en 1106. Les évêques d'Autun, jaloux de l'exemption dont jouissait l'abbaye, s'entendaient contre elle avec les bourgeois de Vézelay et le comte de Nevers. Henri de Bourgogne, évêque d'Autun, fit ravager les terres de l'abbaye par son frère Eudes III, duc de Bourgogne. Les comtes de Nevers n'étaient pas meilleurs voi­sins, et l'abbaye n'avait que son bon droit pour la défendre. Heureusement, les uns et les autres trouvèrent en face d'eux un grand abbé, Ponce de Montboissier, le frère de Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluny. Il tint en échec ses adversaires de 1138 à 1151. Louis VII était parti à la seconde croisade en mai 1147 et le biographe de Suger écrit dans la vie de ce der­nier : « Dès que le roi eut quitté le pays et que Suger eut pris la régence, partout se dressèrent les brigands, croyant avoir la liberté de commencer leurs crimes. » Parmi ces brigands il y avait beaucoup de nobles et de fonctionnaires royaux. Suger sut parer à tout, et, parmi les aides qu'il trouva, on compte ce Guillaume de Nevers qui cherchait noise à l'abbaye de Vézelay. Tel était l'esprit anar­chique de ceux qui étaient en puissance les cadres de la nation. Le comte de Nevers voulait bien, loin de chez lui, aider le régent à maintenir l'autorité du suzerain, mais il aurait voulu qu'on le laissât s'arrondir aux dépends des moines ses voisins. En 1150 ; voulant que l'abbé se reconnût comme son justiciable, il le somma de comparaître devant sa cour. (Le monastère avait trois cents ans d'existence ; on se rend compte de la nouveauté des prétentions du comte de Nevers.) L'abbé refusa. Le comte bloqua Vézelay, empêchant la venue des pèlerins. Les bour­geois s'en prirent aux religieux et Guillaume les soutint. 66:154 Il con­voqua les seigneurs voisins au pillage des biens de l'abbaye. Les habitants de Vézelay formèrent une commune, pillèrent l'abbaye, brisèrent les reliquaires, jetèrent les saintes hosties. Excommuniés, ils maltraitèrent le prêtre porteur de la sentence. L'abbé Ponce dut s'enfuir. Il ne s'en tira qu'en acceptant la juridiction du roi de France, Louis VII, qui mit ainsi la paix entre les partis. Tel fut le rôle des Capétiens : ramener la paix et la justice en l'imposant au besoin, rappeler la notion du bien commun en s'appliquant à fonder une société « sur le droit naturel et chrétien ». Mais voici une véritable image de cette époque : entre temps, ce Guillaume de Nevers, grand ennemi des moines de Vézelay, s'était converti et il était devenu chartreux. Fustel de Coulanges dans *La Cité Antique* explique que l'empire romain fut le premier État moderne de l'histoire. Il pense évidemment à l'État policé de son temps, il y a un siècle. Nous avons vu au début de cet article quel était l'état social de l'empire romain en ses derniers siècles et nous marchons dans la même voie : celle de l'embouteillage universel et per­manent. La seule vraie gloire subsistante de l'administration romaine fut celle d'un code universel de droit, ce que l'État français est dans l'incapacité absolue d'entreprendre. Car son propre code civil a eu pour but principal de disloquer la famille pour ne laisser en présence de l'État tout puissant que des individus isolés. \*\*\* Mais la tentative des Capétiens fut tout à fait originale, car au lieu de soumettre tout le monde à une sujétion à peu près uniforme sous une administration centrale, ils laissèrent aux différents corps de la nation le soin de s'administrer eux-mêmes et de régler leurs conflits mineurs (la *basse justice*). D'où une très grande diversité ; et une *complication extrême des règlements aux yeux de nos historiens* qui les comparent les uns aux autres. Et comme ils ne connaissent pas les raisons pri­mitives de cette diversité, ils la trouvent absurde. Ils ne voient pas que pour l'État, c'était *simplicité* puisqu'il n'avait ni le souci ni la charge de ce que les sujets faisaient eux-mêmes, chaque groupe à sa manière. Nos rois accordèrent donc des franchises municipales à leurs villes et interdirent les communes *jurées* pour les empêcher de *se séparer* du reste de l'organisation sociale, de la communauté française. \*\*\* D'où vinrent donc les conflits ? 67:154 Ils vinrent de la rapide croissance du travail, du commerce et aussi de la population, dès qu'une paix approximative fut revenue. Au temps des invasions normandes et hongroises, les petites villes de ce temps étaient restées sans commerce et sans artisanat prospère. Elles étaient plutôt un lieu de refuge un peu plus sûr que le fossé et les palissades du château campagnard. Cependant Toulouse même en 850 avait été détruite par les Nor­mands. Limoges fut brûlée deux fois par eux en vingt-cinq ans. Ces villes très peu peuplées avaient un ou plusieurs pro­priétaires du sol. Quelques petits propriétaires libres avaient survécu en se recommandant aux puissants. Ces villes avaient été peuplées primitivement des serfs des grands propriétaires. L'esprit chrétien en avait fait affranchir la plus grande partie. Ces affranchis payaient quand même un cens pour continuer à jouir du terrain et de la maison qu'ils habitaient. Si quelque réfugié libre, quelqu'artisan était admis dans la ville et qu'il eût envie de se construire un logis, ce ne pouvait être qu'avec l'autorisation du propriétaire du sol ; mais la construction appartenait à ce propriétaire du sol, c'est encore la loi au­jourd'hui. Quand la population eût augmenté, qu'elle contînt nombre d'artisans et de commerçants, qu'on pût y établir un marché libre, les intérêts commerciaux de la ville et des habitants ne furent pas toujours bien compris des propriétaires, comtes, vicomtes et évêques (ou les deux en même temps) ; d'autre part, il fallait pourvoir à l'entretien des murailles et à la défense. Le propriétaire, suivant le droit, prétendait légiférer et admi­nistrer librement son domaine. Les nouveaux intérêts créés par le travail (et qui profitaient aussi aux propriétaires) don­naient aux commerçants et artisans le désir d'*administrer eux-mêmes* ces nouveaux intérêts. Les conditions économiques et sociales avaient si fort changé que la justice demandait un ajustement du droit ancien strict. Ceux qui ne le comprirent pas, d'un côté comme de l'autre, aboutirent au conflit. Le goût de l'argent pouvait pousser le propriétaire à imposer des taxes insupportables ; l'envie pouvait induire les habitants à refuser des charges nécessaires. A Vézelay, les seigneurs voisins soute­naient la commune pour s'emparer des biens de l'abbaye et les bourgeois étaient désireux d'avoir tous les profits du pèleri­nage dont ils vivaient (comme tant de gens à Lourdes aujour­d'hui) sans rien laisser aux moines. Nos rois surent donner aux villes des chartes si équitables que tout le monde occidental les imita. \*\*\* 68:154 L'important est de savoir ajuster *à temps* les transforma­tions économiques et la législation en prenant soin de SUBOR­DONNER TOUT AUX BESOINS SUPÉRIEURS DE LA NATURE HUMAINE QUI SONT EN PREMIER LIEU LE BONHEUR FAMILIAL, LE PROFIT LÉGI­TIME DU TRAVAIL ET L'INTÉRÊT DE L'ESPRIT DANS LE TRAVAIL MÊME. Tel fut le but poursuivi au cours du Moyen Age sous l'influence du christianisme. Nous verrons comment en étudiant les *Établissements des Métiers de Paris*. Or les problèmes qu'eurent à résoudre les premiers Capé­tiens se posent pour nous aujourd'hui sous la forme propre à notre temps. Nous sommes en présence, depuis la Révolution de 1789, d'une anarchie générale des cadres de la nation et maintenant d'une insubordination universelle vis-à-vis du bien commun, car ce dernier n'est plus guère envisagé qu'au point de vue matériel ; il s'ensuit que tout le monde se plaint sans savoir comment sortir de ce qui n'est qu'un aveuglement général. Au lieu d'avoir une élite comme celle que représentaient Louis VI et Suger pour rappeler et organiser l'idée du bien commun, nous n'avons guère qu'une coterie sans responsabilité. Tout est organisé pour qu'il n'y ait jamais de coupables. Prenez Herriot, il est arrivé au pouvoir en 1924 ; il a trouvé, comme parité de notre monnaie, la livre anglaise valant 75 francs. Deux ans après, lorsqu'il quitta le ministère, la livre en valait 240. La confiance accordée à Poincaré réussit à la ramener à 125. La gestion d'Herriot avait coûté aux Français la moitié du prix de ce qu'ils possédaient. Qu'en est-il résulté ? Il a été renversé et jusqu'à sa mort on a continué de l'appeler : « Monsieur le Président », gros comme le bras. Il en fut de même pour la gestion du « Front Populaire », pour la prépa­ration désastreuse de notre défense, et il en est encore de même au plus bas échelon : les fonctionnaires ont des tribunaux admi­nistratifs pour les innocenter de fautes graves qui à l'étranger sont justiciables des tribunaux de droit commun. Voici un exemple qui paraîtra infime mais qui est très carac­téristique : chaque commune payait pour ses indigents et, dans les communes rurales, les vrais indigents étaient bien connus. Pour faire payer par elles les indigents des villes on décréta que les indigents émargeraient au budget du département. Et dans les conseils municipaux on pensa et dit tout haut : « Tel ou tel ? On peut bien l'inscrire, on paiera toujours pour les autres. » Pour les adductions d'eau demandées par une commune, celle-ci ne paie rien si on ne trouve pas d'eau. L'entrepreneur ne demande qu'à faire des trous. Quant au génie rural qui est censé diriger l'affaire, il touche son mois qu'on trouve de l'eau ou qu'on n'en trouve pas. On refait un autre trou. Les crédits sont-ils épuisés ? La commune attendra. Personne n'est respon­sable. Quant au maire qui les mains dans les poches, regarde faire un trou au hasard, il sait très bien que les frais inutiles retomberont toujours sur le contribuable, mais qu'y peut-il ? Rien. 69:154 Il a même dû intriguer auprès du député pour avoir un tour de faveur. Mais la commune vote-t-elle bien ? C'est-à-dire pour le candidat du pouvoir ? Sinon, elle sera servie la der­nière, quelle que soit la gravité de ses besoins. Nous vivons sous le régime de l'irresponsabilité organisée. \*\*\* Quand nous parlons de l'anarchie des cadres nous parlons de ceux qui correspondent aux grands vassaux de l'époque ancienne dont nous traitons. Or nous voyons des groupes indus­triels et financiers se livrer ouvertement d'acharnées batailles qui souvent nuisent beaucoup aux petits actionnaires. Et les dessous nous échappent. Nous voyons la « fortune anonyme et vagabonde » passer de France en Amérique, d'Amérique en Allemagne, en détraquant le système monétaire international sans aucun souci du bien commun des populations. Et le plus fort impose des solutions, comme les « droits de tirages spéciaux » dont les conditions sont telles qu'un simple particulier qui en appliquerait de semblables irait en prison pour faillite frauduleuse. Les gouvernements n'y peuvent pas grand-chose. Ils essayent d'en profiter et beaucoup d'hommes politiques ont des liens étroits avec la finance dont ils sont les instruments. Ils sont en quelque sorte les parasites des temps modernes, ils ont remplacé sans plus d'utilité les courtisans qui intri­guaient pour avoir quelque part du gâteau royal. Car ils n'ont pas de métier, en général, et n'ont aucune compétence sinon financière pour réformer quoi que ce soit avec efficacité. L'ancienne noblesse, au moins, donnait à l'armée ses cadres ; sa peau même était engagée. La hiérarchie véritable du pays réel, de ceux qui le défendent et de ceux qui produisent, est éliminée par des institutions faites à souhait pour les parasites. Ce sont les hommes d'argent. L'anarchie d'en bas est plus visible ; elle est celle du monde ouvrier. Elle est la suite de l'anarchie d'en haut ; c'est elle qui a creusé un fossé entre les chefs industriels et leurs ouvriers. Les économistes libéraux ont appelé cette anarchie liberté ; en fait liberté de la concurrence vantée comme un instrument de progrès mais qui aboutit à l'écrasement des petits et à leur profonde démoralisation. Il est facile alors aux utopistes, aux ambitieux, aux aigrefins de s'emparer de leur bulletin de vote pour finir de détraquer la société et rendre tout ordre hiérar­chique impossible. Or le gouvernement est issu du système absurde où la majo­rité 51 contre 49 fait la loi, non seulement de règlements secon­daires mais du bien et du mal. 70:154 En ce moment, ce système va autoriser ou non la liberté de l'avortement. Il y a maintenant plus de femmes électrices que d'hommes électeurs. La loi sur l'avortement vise une clientèle d'électrices profondément démo­ralisée par l'enseignement même. 51 contre 49 décideront s'il est moral ou immoral de détruire la vie humaine. Depuis qu'elle existe notre Université combat l'Église qui défend non seulement la révélation surnaturelle dont elle a la garde, mais la simple morale naturelle dont le meilleur résumé antique se trouve dans les commandements de Dieu. Nos gou­vernements ont favorisé tous les maîtres qui combattaient cet enseignement, les simples sceptiques, les kantiens, les positi­vistes et maintenant les évolutionnistes et les athées. Regardez les affiches dans les rues, écoutez les chansons de la radio, les livres issus de l'enseignement officiel et dites si une jeunesse soumise à cette persécution des concupiscences peut rester maîtresse d'elle-même, de ses pensées et de ses sens. Et le gouvernement admet que dans ses Universités, les apprentis commandent aux maîtres. Et là encore il fuit la res­ponsabilité. Il a inventé des « structures » qui, sur le papier, délèguent la responsabilité à des sous-ordres soumis eux-mêmes à une pseudo loi du nombre qui ne profite qu'aux violents. Et ce gouvernement impuissant, comme les derniers empe­reurs romains, joint à son impuissance la manie de créer des fonctionnaires (tous irresponsables, bien entendu) et celle de tout réglementer. Il a ainsi réussi à révolter un monde besogneux et attaché à l'ordre et à la paix par choix et par la nature des métiers choisis. Ce sont les agriculteurs, les artisans et les commerçants, les derniers hommes libres de notre temps. Ceux qui ont choisi la création et le risque pour faire ce qui leur plaisait, c'est-à-dire ce qu'ils étaient le plus aptes à bien faire. Ces hommes précieux, capables d'innover, de créer des nou­veautés dans les métiers, des entreprises adaptées au temps et au lieu, sont l'avenir des nations. C'est parmi eux que s'éla­bore la promotion des familles ; en leur sein se complète et se fortifie une éducation générale des enfants et une instruction expérimentale qui les rend aptes à donner naissance à l'élite qui s'y recrute. Le gouvernement s'attache à détruire ces corps sociaux soit dans l'intérêt de quelques-uns, soit parce qu'ils échappent à ses fonctionnaires. Or ce gouvernement est incapable d'obtenir l'obéissance de ces mêmes fonctionnaires chargés de services publics im­portants et qui sont eux-mêmes autant dire inamovibles et insoucieux de l'évolution économique et de ses crises. L'impé­ritie générale des hommes qui gouvernent fait que les fonc­tionnaires qui, eux, connaissent leur métier, cherchent tou­jours à étendre leurs fonctions qui sont les plus contraires qui soient à celles du gouvernement. 71:154 Celles-ci sont de provoquer et de soutenir les initiatives possibles des esprits libres et compé­tents de l'élite. Nos hommes politiques ont laissé politiser des organisa­tions qui devraient être simplement économiques, comme les syndicats, et l'un de ceux-ci est visiblement l'instrument d'une puissance étrangère. Les faits se vengent. Le monde ouvrier crut en 1968 profiter des événements en obtenant des avantages salariaux considé­rables ; il contribuait ainsi à rendre nécessaire la dévaluation de la monnaie et à se ruiner lui-même. Mais les principaux guides des syndicats, bien loin de chercher la paix, souhaitent d'amener les conditions désastreuses qui rendraient possible une révolution et leur propre triomphe. Et les conditions pour amener une subversion générale s'accumulent dangereusement, tandis que tout s'associe, ensei­gnement, radio, cinéma, loisirs et institutions pour enlever toute préoccupation de prévision et d'épargne et laisser le peuple dans l'indifférence de tout sauf de son bien-être. L'en­seignement et la radio forment un peuple prêt à toutes les abdications morales, prêt à l'assujettissement. \*\*\* Il manque à notre société d'avoir une idée du bien : une idée du bien conforme à la nature de l'homme ; elle croit en avoir une, que les mauvais bergers, les mercenaires lui ont inspirée le confort, les loisirs pour s'amuser et l'absence de gêne en quoi que ce soit ; et bien entendu, comme dans la parabole, lorsqu'ils ont bien profité de la popularité que leur donne un pareil enseignement, les mercenaires s'éclipsent après fortune faite. Mais le bien matériel ne suffit pas à l'homme ; un simple désaccord familial peut rendre crucifiante la vie d'un homme heureux en affaires. Le progrès matériel n'a pas cessé depuis Adam et sa recherche est légitime. On peut même remarquer que cette science qui permet les progrès matériels, Dieu l'a donnée d'abord aux peuples chrétiens. Mais ce progrès maté­riel doit être tourné de manière à rendre plus aisée l'ascen­sion morale de l'humanité et à permettre une vie morale pai­sible. Or jamais on ne vit tant de hâte, de précipitation, de sur­menage parce que la lutte pour la vie, sans la modération des désirs, ressemble à celle des crabes dans un panier où ils se dévorent l'un l'autre. Les machines produisent rapidement et à bon marché ; il semble qu'elles devraient aider l'homme à bien vivre et qu'il les devrait chérir : elles le dévorent. 72:154 Elles forcent l'homme à travailler toute la nuit en trois ou quatre équipes, détruisant sa vie de famille, *empêchant à son chef de pouvoir surveiller et élever ses enfants*. -- L'idéal des réforma­teurs de notre enseignement est devoir l'État prendre les enfants dès le berceau, pendant que père et mère travaillent, et de les former, sous prétexte de liberté, à l'esclavage des passions, des désirs, et pour finir à celui des tyrans. Toutes les révolutions aboutissent à la tyrannie. L'idée du bien est perdue, depuis que ce demi-fou de J. J. Rousseau a décrété que l'homme naît bon et que c'est la société qui le corrompt. Aujourd'hui il y a peu de gens qui croient vraiment au péché originel, et même des théologiens en crise de « recherche », le doigt sur le front et les yeux fixés sur le bout de leur nez, s'interrogent, alors que la mère de famille sait par expérience que ce fruit chéri de ses entrailles montre très rapidement des signes de colère et de méchanceté ; il n'en a pas conscience, c'est un petit animal qu'il faut dresser aussi­tôt car les progrès de l'intelligence sont extrêmement rapides et aussi le savoir-faire des concupiscences dans ce qui en échappe au baptême. Ce coquin d'Anatole France lui-même disait : « (On)... ne croit pas au péché originel et pourtant c'est là un dogme d'une vérité si solide et si stable qu'on a pu bâtir dessus tout ce qu'on a voulu. » (*Jérôme Coignard*) D'où vient, à ce sujet, l'aveuglement de la société contempo­raine ? Du contentement de soi. On écarte l'examen de conscience, et si quelque chose va mal, suivant les « grands principes » c'est la société qui en est la cause. Aucune raison de se réformer soi-même, il suffit de réformer la société. C'est ainsi que depuis deux cents ans nous allons de révolution en révo­lution, de relâchement en catastrophes et de constitution en constitution sans jamais trouver un équilibre politique et social raisonnable. Et dans son aveuglement cette société se croit ce qu'on a jamais vu de mieux sur la terre, de plus scientifique, de plus intelligent, de plus efficace. Et elle descend de degré en degré vers la mort. \*\*\* Pendant le cours de nos études nous avons pu constater que l'ensemble de nos camarades se désintéressaient de l'histoire. Ils méprisaient le passé, et le présent les intéressait par rapport à leur avenir propre. L'idée de progrès dont ils se croyaient la fleur, amputée de celle du progrès moral, qui est tout personnel, les persuadait que toute cette humanité antérieure était dépas­sée. 73:154 On ne leur laissait pas même sentir (sinon des maîtres très mal étudiés dans la réalité de ce qu'ils voulaient dire, comme Molière, Corneille ou Pascal) que la nature humaine pouvait changer d'habit mais non de peau. Or les premiers Capétiens dont nous nous entretenons ont su rétablir tout ce qui nous manque aujourd'hui, et d'abord l'ordre, condition indispensable de toute réforme utile et effi­cace. Un gouvernement qui accepte la grève des services publics ressemble à celui de Charles le Simple qui payait les Normands pour qu'ils renoncent à piller nos villes. Nos rois, aidés de l'élite de la nation, ont su adapter l'état social aux conditions économiques de leur temps, avec des classes sociales bien marquées sans doute, mais jouissant d'insti­tutions qu'elles se donnaient et administraient elles-mêmes. La récompense ou mieux, les conséquences se manifestèrent aussitôt. L'idée commune du bien nourrit les activités de toutes les professions et cette époque engendra une civilisation origi­nale, la plus puissante de toute l'histoire de l'Occident. Vers 990, Hugues Capet avait dit : « *Nous n'avons de raison d'être que si nous rendons bonne justice à tous. *» Pour ce faire hélas, il leur fallut employer souvent la force, principalement contre ces acharnés individualistes qu'étaient les grands vassaux. Ce siècle et le siècle suivant furent ceux des saints abbés de Cluny et de l'hégémonie religieuse de l'abbaye qui fit des peuples une chrétienté. Grégoire VII est pape de 1073 à 1085. La construction de l'abbaye de Cluny s'étend de 1089 à 1130. Ce qui reste de cette admirable cons­truction (le transept) est tel que les visiteurs lorsqu'on leur ouvre la porte poussent en chœur un « Ah ! » de saisissement. Pourquoi une pareille réussite de l'art, sinon parce qu'elle était issue non seulement d'une pensée grande et forte mais aussi parfaitement raisonnable et équilibrée. La supériorité de cet art sur celui de Saint-Pierre de Rome vient de ce que l'échelle humaine est partout respectée. La porte n'est pas plus haute qu'il ne faut pour laisser passer croix et bannières, la base des colonnes est à hauteur d'appui. La hauteur intérieure jointe à d'admirables proportions paraît alors étonnante. Saint-Pierre de Rome au contraire ne paraît grand que par le temps qu'on met à le parcourir ; l'architecture y est faite des ordres clas­siques démesurément agrandis : la porte a vingt mètres de haut : comment la hauteur du dedans apparaîtrait-elle ? Les angelots qui supportent le bénitier sont des géants et il faut prendre l'eau bénite presqu'au-dessus de sa tête. Or Cluny n'était pas seul : Vézelay était construit pendant que Godefroi de Bouillon séchait de soif en traversant l'Asie Mineure. La cathédrale de Sens était commencée en 1120 et un nommé Guillaume de Sens allait en Angleterre construire sur le même plan la cathédrale de Canterbury. 74:154 Suger commençait en 1130 l'abbatiale de Saint-Denis. En même temps s'élevaient Saint-Front de Périgueux, Saint-Marc de Venise, Moissac, la cathédrale d'Autun. Celle de Paris fut commencée en 1150. En même temps, sous le règne de Philippe I^er^ ou de Louis le Gros naissait la chanson de Roland, l'Iliade de la France, la première grande œuvre poétique de l'Europe occidentale, dont, malgré le vieillissement du langage, les nobles et somptueuses images vivent toujours dans la mémoire des hommes. Et c'était aussi le temps où vivaient S. Anselme (1033-1109), S. Bernard (1091-1153) qui fut la lumière spirituelle de son siècle, et qui inspira à Suger la réforme religieuse qu'entreprit ce dernier. Ils étaient les aînés de S. François d'Assise (1182-1226). Celui-ci inaugura pour la vie urbaine qui se développait alors une méthode d'apostolat qui transportait sur la place publique la vie mortifiée des cloîtres. Il est utile pour l'intelligence de cette époque de savoir que le père de S. François allait tous les ans d'Assise aux foires de Champagne à Troyes pour s'approvisionner d'étoffes (et il y portait vraisemblablement des soies d'Orient). Ce fut l'occa­sion qui fit de la mère de S. François une Française. Cette jeune femme était une demoiselle de Bourlemont qui eut une grande influence sur la culture de son fils. Chose touchante qui nous promène dans le monde mystérieux des âmes chrétiennes toutes unies en Dieu et par Dieu : Cette famille des Bourlemont était celle des seigneurs de Domrémy quand Jeanne d'Arc était en­fant. Nous lisons au procès de réhabilitation ce témoignage : « L'arbre en question (c'était un hêtre énorme qui fut abattu par les Suédois pendant la guerre de Trente ans), on l'appelle communément « l'arbre des Fées » ; et j'ai vu une dame au village, qui était l'épouse du seigneur Pierre de Bourlemont, et la mère aussi du seigneur Pierre qui allaient quelquefois se promener sous l'arbre et emmenaient avec elles leurs demoi­selles et les filles du village et elles emportaient du pain, du vin et des veufs... » (Déposition de Perrin Drapier.) Ce douzième siècle fut aussi le temps de tous ceux qui recréaient le langage de la philosophie, comme Abailard (1049-1143), à un moment où les documents essentiels de la philoso­phie antique, c'est-à-dire la tradition philosophique de l'huma­nité, étaient encore inconnus en Occident. Plus philosophe que théologien, plus psychologue que métaphysicien, plus disputeur que théoricien, Abailard fut recueilli dans ses vieux jours à Cluny par l'abbé Pierre le Vénérable. Il y mena une vie très humble et édifiante. Pierre le Vénérable disait de lui qu'il était le Platon de leur siècle. 75:154 Son dernier ouvrage (inachevé) *Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien*, ne contre­dit pas à ce jugement. Le style en est original et excellent et le début ferait une excellente version latine. Cet immense labeur de toutes les professions ne se fit pas sans souffrances. Abailard a écrit un livre *De calamitatibus meis*. Notre premier sculpteur connu (écrivain aussi, historien et musicien) Odoranne de Sens (né en 985) moine de S. Pierre-le-Vif à Sens, a décrit ses malheurs dans un *De lamentatione mea* aujourd'hui disparu. Sans compter les nombreux morts des familles militaires chargées de l'ordre, et les conséquences des dévastations. Au début du XIII^e^ siècle encore (1208) la croisade des Albi­geois fut un acte de défense d'une société qui se reconstituait contre l'anarchie morale et sociale de simples manichéens dont les « parfaits » faisaient du suicide un idéal de sainteté, voyaient dans le mariage l'impureté même, dissolvaient la famille et inter­disaient le serment. Or le serment de fidélité était le lien de toute la société féodale, lien du vassal au suzerain, depuis le plus bas jusqu'au plus haut échelon de la nation, serment de l'ouvrier même à la fin de son apprentissage de respecter les règles du métier. Toutes les grandes guerres apportent une diminution de la moralité, celle-là comme les autres. Nous l'avons vu il n'y a pas si longtemps et les Français qui ont laissé tuer sous un simulacre de jugement 70 000 des leurs à la « libération » n'ont pas à être sévères pour leurs ancêtres qui au moins dans le principe, défendaient la famille, la patrie, la morale naturelle. \*\*\* Pour bien marquer ce que peut l'entente sur l'idée du bien dans une grande famille et dans toute une élite, il faut dire que même la sainteté de Louis IX a été préparée par une éducation commune à ses ancêtres comme à lui-même. Ils étaient pécheurs, comme vous et moi. Ils avaient même une occasion de l'être que nous n'avons pas car, mariés souvent très jeunes sur des vues politiques, ils pouvaient avoir, l'âge venant, des surprises désa­gréables et la tentation d'avoir une femme qu'ils aiment. Mais comment le prenaient-ils ? Nous avons parlé de Robert le Pieux, fils de Hugues Capet, musicien inspiré, et ministre de la culture d'un des mouvements de pensée les plus extraordinaires de l'histoire. Philippe I^er^ refusa d'être enterré à Saint-Denis avec ses prédécesseurs parce qu'il ne s'en trouvait pas digne. Louis le Gros sentant sa fin prochaine se fit déposer sur un lit de cendres en forme de croix et y rendit le dernier soupir, comme S. Louis au pied des remparts de Tunis. 76:154 Quand Louis VII partit pour la croisade, Suger fut nommé régent du royaume avec Guillaume II comte de Nevers pour les affaires militaires mais l'année suivante, désireux d'entrer à la Chartreuse, le comte de Nevers céda sa place à Raoul de Ver­mandois. Et voici Philippe Auguste. C'était un homme d'action, très réfléchi, mais vif et décidé : et la grandeur lui était comme familière. La bataille de Bouvines le dépeint tout entier. On sait que celle bataille s'engagea sans préparation, bien que l'armée française cherchât la bataille. Elle l'avait offerte à Tournay et revenait de Tournay vers le pont de Bouvines que l'infanterie avait déjà franchi. L'armée alliée courait après l'armée française, crue en retraite, pour qu'elle ne lui échappât point. Quand notre arrière-garde fut au contact, elle envoya prévenir Philippe Au­guste qui sous un frêne dînait de pain et de vin. Aussitôt il em­brasse ses compagnons d'armes, il entre dans l'église, dépose un instant son heaume sur les marches de l'autel et prie : « Seigneur, je ne suis qu'un homme, mais je suis le roi de France. C'est à vous de me garder. Gardez-moi et vous ferez bien, car par moi vous ne perdrez rien. Chevauchez je vous suivrai et partout après vous j'irai. » L'armée prend ses postes de combat. La résistance de l'ar­rière-garde lui en avait donné le temps et même celui de tourner le dos au soleil de juillet, qui gêna l'adversaire tout le temps de la bataille. Les armées sont rangées ; les milices des communes sont devant Philippe Auguste en face de l'empereur d'Allemagne Othon. Le roi alors parla : « Notre confiance et notre espérance sont toutes mises en Dieu. Othon et les siens sont excommuniés par notre père l'Apostole parce qu'ils sont destructeurs des choses de la Sainte Église... Le Seigneur nous donnera de surmonter nos ennemis qui sont aussi les siens. » Alors le roi se dressant sur les étriers leva sa main gantée de fer, les têtes s'inclinèrent et d'un grand signe de croix, le roi bénit l'armée. Aussitôt, derrière lui, son chapelain et un clerc entonnent le chant des psaumes : «* Benedictus Deus meus qui docet manus meas ad praelium. *» Mais l'émotion les étrangle ; ils continuent « au mieux qu'ils purent » à travers leurs larmes et leurs sanglots. Il est deux heures de l'après-midi avec l'armure de fer sous le grand soleil du temps de la moisson. On sait que le roi faillit y périr. Notre armée était à peine moitié de celle d'en face. La mince ligne des milices commu­nales fut rapidement enfoncée, les piquiers ennemis avec des crochets réussirent à faire tomber le roi de son cheval et il fut un moment par terre entre leurs mains qui cherchaient le défaut de la cuirasse pour l'égorger. 77:154 Il fut sauvé par les chevaliers de son escorte, sa bonne armure et la volonté de Dieu sur le ro­yaume de France. Et le chapelain toujours derrière le roi chan­tait : «* Dissipa gentes qui volant bellum... *» Seigneur dispersez les nations qui veulent la guerre. Cette bataille acharnée dura trois heures. Quand la victoire fut acquise, quand le comte de Flandre et le traître, le comte de Boulogne, eurent été faits prisonniers, Philippe fit sonner le ralliement. Les prisonniers étaient si nombreux qu'on n'eût pu les attacher sans les cordes trouvées dans le bagage de nos enne­mis et qu'ils avaient préparées à notre usage. Leur rançon fut abandonnée aux milices communales. « Tandis que ses compagnons félicitaient le roi, ils aperçurent venant à eux, au pas alourdi de son cheval, Mathieu de Mont­morency. Celui qu'on appelait *le premier baron de la chré­tienté* portait une brassée de bannières prises à l'ennemi -- douze exactement -- marquées chacune de l'aigle impérial. Il mit pied à terre devant le Capétien et lui offrit son trophée. Philippe regarda son vassal demi-agenouillé, trempa son doigt dans le sang dont le rude baron était couvert, et marquant son écu de douze signes : « ...Garde-les, dit-il, ils sont tiens. » Ainsi cette noble famille, promise à de hauts destins, reçut-elle le droit de porter douze alérions dans ses armes. » ([^39]) Enfin la reine Ingeburge elle-même, que son mari avait long­temps persécutée injustement, a laissé la preuve tout au moins de son admiration pour lui. Le musée de Chantilly possède le psautier de la reine qui est orné de très belles miniatures. Inge­burge inscrivit trois dates sur ce livre. « La première est au jour de la mort de son père et de sa mère ; la deuxième, au jour de la mort d'Eléonore de Verman­dois, sa plus chère amie ; la troisième est ainsi conçue : *Sexto calendas Augusti, anno domini M° CC° quarto decimo, veinqui Philippe, li roi de France, en bataille, le roi Othon et le comte de Flandres et le comte de Boloigne et plusieurs autres barons. *» (**39**) 78:154 Certes, la sainteté même de S. Louis est grâce exceptionnelle pour un homme particulier, mais aussi pour une nation. Per­sonne ne pensera que Jeanne d'Arc n'était sainte que pour elle ou que pour l'Église. Cependant tout ce que je viens de raconter montre que cette grâce était comme la fleur d'une pousse dont les racines grandissaient depuis deux siècles. Une élite religieuse, sociale et nationale avait rétabli l'ordre, guidée par une idée du bien qui n'était autre que la morale naturelle de tous les peuples et de tous les temps, mais confirmée, renforcée, rendue praticable par les effets de la Révélation. Une hiérarchie créa­trice de l'ordre avait été rétablie, d'abord dans l'Église, puis par nos rois dans la société civile, d'abord dans leur petit do­maine propre. L'excellence de leur justice fut une leçon pour tous les seigneurs intelligents qui l'imitèrent et remplacèrent entre autres réformes le duel judiciaire par leur arbitrage. Nous voici maintenant préparés à comprendre la royauté de S. Louis et l'œuvre d'Étienne Boileau : *Les Établissements des métiers de Paris*. (*A suivre*.) Henri Charlier. 79:154 ### Valeur permanente de l'œuvre politique du Maréchal par Paul Auphan Nous publions ici le texte de l'allocution prononcée par l'Amiral Auphan le 1^er^ mai 1971 au Puy en Velay. L'Amiral Auphan vient d'autre part de terminer la rédaction d'une importante *Histoire élémentaire de Vichy* qui paraîtra en librairie à l'automne. Le moment est en effet venu de rétablir la vérité sur cette période de l'his­toire de la France. « IL EST VAIN de transformer les institutions si l'on ne transforme pas les âmes. » Cette pensée -- reniée aujourd'hui où l'on ne rêve que de modifier les structures -- n'est pas de moi : elle est du maréchal Pétain, dans un message aux Français du 4 avril 1943, au cours duquel il ajoutait : « Notre pays ne se relèvera pas sans le concours des forces spirituelles qui l'ont fait naître. » Ces réflexions éclairent d'un jour qui manque bien à la Fran­ce depuis vingt-six ans l'œuvre politique, sociale et morale que le gouvernement de Vichy a essayé de réaliser en France malgré le drame de l'occupation. Il me semble qu'il n'y a pas de meilleur endroit pour l'évoquer que cette ville du Puy, haut lieu de la chrétienté depuis le Moyen-Age, ni de date plus appropriée que celle d'aujourd'hui. Pour nous, en effet, le premier mai est à la fois le jour où la société profane honore, depuis Vichy, le Travail et les travail­leurs et où la société religieuse, après avoir jadis célébré la saint Philippe, fête maintenant ([^40]) saint Joseph en tant qu'artisan, type de travailleur pour lequel le Maréchal avait un faible. 80:154 Dire que l'homme a une âme et qu'il existe des forces spi­rituelles capables d'aider un pays à se relever, c'est sans doute une évidence pour beaucoup d'entre nous ; mais, de la part du plus haut magistrat de la nation, c'est définir les fondements métaphysiques de l'État et rendre manifeste l'esprit dans lequel il gouverne. Si l'on donne au mot de Révolution son plein sens subversif, la ligne de partage entre États ouverts à la Révolution, comme l'est la France d'aujourd'hui, et États résistants à la Révolution, comme l'était celle du Maréchal, ne passe pas entre les diverses formes libérales ou autoritaires de Constitution qu'un régime peut revêtir : cela n'est au fond que de la mécanique. Le clivage se fait entre États qui professent plus ou moins explicitement que l'homme est une créature relevant d'un Créateur, ce qui, à côté des droits qu'il tient ainsi de la nature, l'astreint à des devoirs, et, d'autre part, ceux qui posent en principe que l'homme ne relève que de lui-même sans rien devoir à personne et qu'il a tous les droits sous réserve de ne pas empiéter sur ceux du voisin. D'un côté les institutions sont pensées en fonction de l'être humain tout entier, corps et âme, et de ses exigences matérielles et spirituelles ; de l'autre, elles ne se soucient que de la moitié animale de l'homme et ne cherchent qu'à satisfaire, avec tant pour cent de plus chaque année, les besoins de ses organes ou de ses sens. Rien qu'à regarder autour de vous, vous pouvez constater où nous a conduits l'abandon de la première conception de l'homme pour la seconde. Si l'œuvre du Maréchal nous apparaît comme ayant dans ses principes une valeur permanente, toujours d'actualité, c'est qu'elle était nourrie de cette spiritualité, jamais provocante ni sectaire, toujours soucieuse du bien commun, qui situe les pro­blèmes, pour mieux les résoudre, dans leur véritable perspec­tive. Ce soubassement spirituel affleure constamment dans les tex­tes de Vichy. Vous savez, par exemple, que le maréchal Pétain, comme il en avait reçu le mandat, a établi un projet de Constitution pour la France. Il en a même établi deux : l'un paraphé en jan­vier 1944 et qui était surtout un travail de commission ; l'autre, plus personnel, signé le 27 juillet 1944 comme une sorte de testament, et qui avait ses préférences. 81:154 Mais les deux textes repo­saient sur les mêmes principes, sur la même notion de l'homme. L'article premier, commun aux deux projets, disait : « La liberté et la dignité de la personne humaine sont des valeurs suprêmes et des biens intangibles. Leur sauvegarde exige de l'État l'ordre et la justice et, des citoyens, la discipline. La Cons­titution de la République française délimite à cet effet les de­voirs et les droits respectifs de la puissance publique et des ci­toyens en instituant un État dont l'autorité s'appuie sur l'adhé­sion de la nation. » Rien que la différence de langage avec ce que nous avons entendu depuis mesure la différence d'inspiration. Suivaient, dans le texte constitutionnel, l'énumération des libertés (liberté de conscience, liberté de culte, liberté d'ensei­gnement...) et celle des droits (droit de propriété, droits des communautés spirituelles, familiales, professionnelles...) pour fi­nir, à l'article 9, par la désignation des devoirs : « Les devoirs des citoyens envers l'État sont l'obéissance aux lois, une participation équitable aux dépenses publiques, l'accomplissement de leurs obligations civiques pouvant aller jusqu'au sacrifice total pour le salut de la patrie. » Si l'on avait enseigné cela aux Français depuis un quart de siècle, nous n'en serions pas à constater, comme Monsieur le président de la République vient de le faire, que « le patriotisme est considéré par une grande partie de la jeunesse comme un sentiment dépassé et vétuste », ajoutant qu'il en est de même d'une partie des enseignants ([^41]). Un tissu social qui n'est plus capable de se régénérer, de se prolonger en intégrant tous les ans dans sa trame une génération neuve éduquée à son image court fatalement à sa décadence. Voyez au contraire comment le maréchal Pétain définissait l'École : « L'École est le prolongement de la Famille. Elle doit faire comprendre à l'enfant les bienfaits de l'ordre humain qui l'encadre et le soutient. Elle doit le rendre sensible à la beauté, à la grandeur, à la continuité de la patrie. Elle doit lui enseigner le respect des croyances morales et religieuses, en particulier de celle que la France professe depuis les origines de son exis­tence nationale. » ([^42]) Ce qui se passe aujourd'hui dans nos établissements scolaires permet de mesurer, par comparaison, le niveau où nous sommes descendus depuis qu'ont été détruits les germes de vérité que de telles paroles avaient semés. Seule l'ivraie a continué à pousser. Le Maréchal avait dit le 15 août 1940 : « Le but de l'éducation est de faire de tous les Français des hommes ayant le goût du travail et l'amour de l'effort. » 82:154 En 1967 le Haut Comité consulta­tif de la Population déclare : « L'objectif de l'homme dans la société n'est et ne peut être que l'accès au confort. » Il ne faut pas s'étonner des conséquences. Je n'insiste pas sur la Charte du Travail, qui comptait déjà en 1944 mille syndicats homologués et sept mille comités sociaux... Je rappelle simplement qu'elle n'était viable que dans un climat social de concertation et de dialogue s'élevant au-dessus de la revendication permanente. Faire ce qu'on appelle aujour­d'hui de la participation dans une environnement de lutte de classes, de contestation systématique et de violence révolution­naire est une hypocrisie qui stérilise les meilleures intentions, d'où qu'elles viennent. Comme je l'ai souvent dit, au cours de ma carrière, il vaut mieux un mauvais règlement appliqué par de bons esprits qui en tirent ce qu'ils peuvent, qu'un bon règlement détourné de ses possibilités par de mauvais esprits. C'est le cas de redire avec le Maréchal que les institutions ne sont rien si l'on ne se convertit pas soi-même. Même l'Église, qui a tant soutenu la politique sociale et familiale de Vichy, oublie de le rappeler aujourd'hui. \*\*\* Si j'ai tenu à souligner, pour commencer, l'enracinement pro­fond du Maréchal dans les valeurs qui ont façonné la civilisation chrétienne, c'est qu'il vous explique le lien quasi mystique qui s'est établi entre Notre-Dame du Puy et lui, et dont je vais main­tenant vous entretenir. L'enfance et la jeunesse du maréchal Pétain ont été sérieuse­ment influencées par un oncle maternel qui était prêtre. Quand celui-ci est mort, le neveu Philippe avait déjà quarante trois ans, c'est-à-dire qu'il était tiré, imprimé, marqué pour la vie par le double culte de la patrie, qu'il avait vue envahie en 1870, et des vertus chrétiennes traditionnelles dont les vicissitudes de l'existence ne lui ont jamais fait perdre le respect. Quand il est venu ici, le dimanche 2 mars 1941, il y a trente ans, ce n'est donc pas seulement en tant que Chef d'État visitant protocolairement un chef-lieu de département, mais aussi comme pèlerin venant demander l'assistance du Ciel pour l'œuvre de redressement national qu'il avait entreprise. Il a expressément voulu, lui a dit ce jour-là Mgr Martin, évêque du Puy, « renouer le fil d'or d'une tradition nationale » qui, aux grands jours de l'histoire de l'Occident, avait conduit successivement ici, au cours des siècles, sept papes et quinze rois. 83:154 Le maréchal Pétain a lui-même comparé son pèlerinage à celui de Charles VII. Pour comprendre la profondeur émou­vante du mot, il faut savoir que le Dauphin Charles -- celui qu'on appelait par dérision le « petit roi de Bourges », car il n'avait plus qu'une enclave dans une France bien plus envahie par les Anglais que celle de 1941 ne l'était par les Allemands -- était venu, dans sa détresse, implorer Notre-Dame du Puy. Neuf ans après, il avait gravi à nouveau les escaliers du sanctuaire pour déposer aux pieds de la Vierge les trophées et les oriflam­mes enlevés à l'envahisseur par les premiers succès de Jeanne d'Arc. Vous devinez combien ce précédent, présent à l'esprit de tous en 1941, réchauffait les cœurs et enflammait les prières. Un jour­nal profane parlait le lendemain d' « acte national de foi dans la pérennité de la France » ([^43]). L'exemple est le meilleur levier d'éducation de la jeunesse à condition qu'elle sente que ce qu'on fait n'est pas une hypo­crisie. L'acte de foi du Maréchal n'a pas tardé à porter ses fruits. Dans la nuit toujours plus épaisse et plus éprouvante de l'oc­cupation allemande de notre pays, le 15 août 1942, en la fête de la Sainte Vierge, s'est tenu ici le plus vaste rassemblement de jeunes gens et de jeunes filles que Le Puy ait sans doute jamais vu. On estima à l'époque qu'ils étaient soixante mille, venus souvent de très loin, pour la plupart à pied ou à bicyclette, car je rappelle pour les jeunes qui m'écoutent que, depuis longtemps, il n'y avait plus d'essence pour les voitures. Ce qui a caractérisé ce pèlerinage, c'est son extension, dans une fervente prière commune, à toute la France et à son empire, un mot qu'on n'ose plus prononcer aujourd'hui. A l'heure même où se déroulait l'imposante procession du vœu de Louis XIII avec le Nonce apostolique, le cardinal Gerlier et onze évêques ou archevêques, des cérémonies analogues se déroulaient dans plusieurs capitales ou chefs-lieux de l'empire, dans beaucoup de diocèses de la métropole, surtout en zone occupée d'où personne, n'avait pu s'échapper, et, intention tou­chante, dans tous les camps des quinze cent mille prisonniers de guerre français en Allemagne, dont la métropole, en se privant, assurait la subsistance. C'était réellement toute la France souffrante qui était en prière ([^44]). A Vichy, ce « Bourges » du maréchal Pétain, j'ai été témoin des hésitations du Chef de l'État. 84:154 Ce que les historiens d'aujour­d'hui traitent de velléité de vieillard montre au contraire avec quel scrupule il prenait ses décisions. Dans un premier mou­vement il avait déclaré qu'il viendrait en personne, ce jour-là, prendre à 86 ans la tête de ce rassemblement de jeunes, car on n'a jamais que l'âge de son cœur. Puis il s'était dit qu'il était placé à la tête d'une France divisée, dont il fallait respecter la pluralité des croyances et des opinions. Tout en s'estimant l'interprète naturel de la grande majorité de la population élevée dans le christianisme, il ne voulait pas donner l'impression d'accaparer au profit du pouvoir temporel une cérémonie qui relevait surtout du spirituel. Au dernier moment, par discrétion, il se borna à envoyer un message qui fut radiodiffusé à la foule et dont je vais vous relire les principaux passages : « *Scouts de France, mes jeunes amis, j'aurais voulu me join­dre à vous aujourd'hui pour renouer, je l'ai dit il y a un an,* «* le fil d'or d'une grande tradition nationale *»*. Aux jours de deuil et aux jours d'espérance, la France entière et ses rois sont venus au Puy pour manifester leur confiance, leur espérance et leur foi.* *Guidés par une même pensée, la volonté tendue vers un même but, scouts chrétiens de la Métropole et de l'Empire, scouts mu­sulmans de l'Afrique, ouvriers, paysans, vous êtes arrivés par milliers. Vous avez ainsi réalisé l'image de cette union et ajouté aux difficultés du voyage la fatigue de longues marches à pied. La manifestation d'aujourd'hui est ainsi un symbole d'union, d'efforts dans le sacrifice et de foi dans l'avenir de la France.* *C'est aux scouts que revient l'honneur d'avoir réalisé ce rassemblement. Que cet hommage leur soit rendu ainsi qu'aux chefs qui les animent...* *Je suis venu, moi aussi, me recueillir dans cette cathédrale. Je suis donc près de vous par le cœur et par ma foi dans nos destinées. Ensemble, unissons-nous dans une prière fervente pour que notre pays soit libéré des épreuves qu'il subit en ces jours.* *Tournons notre pensée vers nos prisonniers. Il faut qu'ils sachent que tout a été mis en œuvre, dans le domaine spirituel comme dans le domaine temporel, afin qu'ils retrouvent le patrimoine dont nous avons la garde. La Vierge du Puy les protège. La France endeuillée les attend.* 85:154 *C'est sur la jeunesse et par la jeunesse que je veux rebâtir notre pays dans l'Europe nouvelle. Pour cette grande œuvre, je fais appel à tous les jeunes.* *Par votre exemple, votre goût de* «* servir *»*, la chaleur de votre amitié, donnez à tous vos frères le désir de se rassembler, montrez-leur le chemin de l'avenir qui est celui de l'union de toutes les bonnes volontés en vue du bien commun.* *Ce grand effort, je vous demande de l'accomplir.* *C'est le sens profond du pèlerinage en ces hauts lieux, où, tant de fois, l'âme de la France s'est retrempée.* *En renouant une de nos plus anciennes traditions, vous montrez que cette âme est demeurée vivante en vous. Elle est, pour notre pays, le gage de sa résurrection*. » J'aurais pu terminer sur cette citation et vous la laisser méditer, mais il m'a semblé que ce mot final de résurrection appelait un dernier commentaire. Pour le Maréchal, la résurrection de la France, ce n'était pas seulement la libération physique de son territoire par les occu­pants, c'était aussi la libération morale des tares, du laisser-aller, de l'égoïsme, des discordes qui avaient engendré nos mal­heurs, c'était surtout la réconciliation de tous les Français de bonne foi. A cet égard, nous sommes encore dans le tombeau, écrasés sous le poids des mensonges qui faussent les consciences et d'un matérialisme pire que celui d'autrefois. On s'évertue à chercher les raisons qui rendent la France d'aujourd'hui si renfrognée et si morose. Pour nous le diag­nostic est évident car la souffrance aide à comprendre. Il ne peut y avoir de véritable résurrection de la France que par un retour, je ne dis pas aux formules d'alors, mais aux idées natu­relles traditionnelles sur le Travail, la Famille, la Patrie, le respect de l'autorité, l'esprit de sacrifice, que le Maréchal avait essayé de restaurer chez nous. Tout le reste, y compris le salut de l'Europe, viendra par surcroît. Si nous espérons tous qu'on rendra un jour à la dépouille mortelle du Maréchal les honneurs dus à tout grand serviteur du pays, il importe encore davantage, pour rester fidèle à sa mémoire, de s'attacher à la réhabilitation des valeurs et des principes pour lesquels il s'est sacrifié. Alors, quand tous les Français se seront enfin réconciliés dans la vérité, nous ou nos descendants viendrons à nouveau ici, comme l'eût fait le maréchal Pétain à l'imitation de Charles VII, rendre grâces à Notre-Dame du Puy de la résur­rection de notre pays. Paul Auphan. 86:154 ### L'Impôt-Providence par Louis Salleron INSPECTEUR général des finances, ancien commissaire général à la Productivité, docteur ès-lettres, M. Gabriel Ardant publiait, voilà cinq ou six ans, une énorme « Théorie sociologique de l'impôt » dont je fis alors mes délices. En picorant d'ailleurs, plutôt qu'en lisant ligne par ligne, car il ne s'agit pas moins que de quelque 1200 pages bien tassées, en deux volumes in-8°. Il récidive, avec une « Histoire de l'impôt » (Fayard) qui comprendra, elle aussi, deux volumes. Le premier, qui vient de paraître, va de l'Antiquité au XVII^e^ siècle. Le second, que j'attends impatiemment, nous dira les beautés de la fiscalité moderne et nous fera entrevoir les perspectives du XXI^e^ siècle. On nous en donne un avant-goût par la table des matières, dont les dernières lignes sont les suivantes : *L'impôt de l'avenir* (...). *Contributions de l'impôt à la solution des grands problèmes contemporains,* *-- à la réalisation d'une croissance équilibrée,* *-- aux réformes économiques des pays collectivistes,* *-- à l'élimination du sous-développement,* *-- à la construction des communautés économiques,* *-- à l'aménagement du territoire,* *-- à l'amélioration de l'environnement, etc.* M. Ardant développe une thèse, parfaitement exacte : à savoir que « l'histoire de l'impôt est intimement liée à l'his­toire générale, à l'histoire économique certes, mais aussi, et plus qu'on ne le croirait, à l'histoire politique ». L'impôt est comme le trait d'union entre l'Économique et la Politique. Quand l'impôt va bien, l'État va bien, et réciproquement. Quand l'État va mal, l'impôt va mal, et réciproquement. 87:154 La situation économique est à la fois cause et effet de cette relation. En lui-même, l'impôt « est une technique libérale », supé­rieure normalement aux procédés de contrainte plus directe, « la corvée, la réquisition des biens ou des services, le service militaire, la réglementation des activités économiques ». D'une manière générale, l'histoire de l'impôt est, en un sens, « l'histoire de la lente construction des États actuels, de leurs efforts pour se dégager des mécanismes de dépendance et d'asservissement du régime féodal ». M. Ardant n'hésite pas à écrire que « le régime d'un pays comme la France s'est édifié pour répondre aux besoins des finances publiques. » Nous pourrions dire, très schématiquement, que toute société commence par être une sorte d'état de nature, avec un type de liberté voisin de l'anarchie, et que l'État aménage, sur cette matière brute, l'impôt qui va lui permettre de se construire lui-même plus solidement, tout en assurant à la société un ordre plus juste et plus fécond. A cet égard, l'impôt ne se présente pas seulement comme une technique « libérale », mais encore comme un procédé d'incitation à l'activité économique. Car pour que l'État puisse se développer, il a intérêt à ce que les échanges se multiplient. Plus la société est riche, plus l'État peut l'être. Au lieu donc de tuer la poule aux œufs d'or, il veillera à l'entretenir dans une santé florissante, afin de récolter le plus d'œufs possible. Tout cela est très certain (avec tous les correctifs désirables), mais nous en sommes arrivés maintenant à un type d'État qui est le régulateur tout-puissant de notre existence. Que va-t-il faire dans les décennies à venir ? De quels impôts va-t-il nous gratifier ? \*\*\* M. Ardant nous donnera sa réponse dans le prochain volume. Je voudrais l'anticiper, avec apparemment moins d'opti­misme que lui, mais dans le sens que sa table des matières indique. L'État va, de plus en plus, obéir à la double nécessité de l'*idéologie* et des *faits*. 1\) *L'idéologie* -- la « légitimité sociale », comme je l'appe­lais dans mon article du mois d'avril, c'est la Démocratie. 88:154 La Démocratie implique la double foi au Progrès et à l'Égalité. Le Progrès, c'est le progrès technique. Il se développe dans deux directions plus ou moins opposées. Car d'une part il exige des investissements gigantesques et en grande partie non rentables (la lune, l'armement) ; d'autre part il permet la multi­plication et le renouvellement des biens de consommation. Pour *financer* les investissements, l'État doit activer sans cesse la rotation des biens de consommation, en substituant de plus en plus les systèmes de répartition aux systèmes de capi­talisation. Les *centres* d'épargne et de décision sont transférés des individus aux collectivités. Les entreprises, en attendant des unités plus vastes, deviennent les producteurs de matière à impôt et les collecteurs d'impôt. Elles jouent de plus en plus le rôle des « curiales » dans le Bas-Empire, sur lesquels on eût aimé que M. Ardant s'étendit un peu davantage (v. pp. 158-159). L'*Égalité* pousse à une gigantesque redistribution des reve­nus par de multiples systèmes de transferts, qui peuvent encore être largement perfectionnés. 2\) Les *faits* supportent et reflètent l'idéologie. Le besoin d'argent pousse, comme jadis, à la multiplication des échanges. Celle-ci est réalisée, d'une part par la suppression progressive des activités autarciques (exploitation paysanne, mère au foyer), d'autre part par les artifices de la comptabilité qui permettent de considérer comme échanges de simples mouve­ments d'écriture. Nous allons donc connaître encore pendant un bout de temps l'augmentation du revenu national et de l'impôt. Mais des grippages, puis des blocages apparaîtront. Tant que le phénomène « richesse » est lié au facteur « pro­duction et échanges », l'impôt est, si l'on peut dire, bienfaisant. Il est, en tout cas, une technique libérale dans un système libéral. Le jour où la *production* donne lieu à *répartition* plus qu'à *échanges*, l'impôt devient factice. Il n'est plus à son tour qu'un phénomène comptable. Nous n'en sommes pas très loin. \*\*\* Alors il va falloir bientôt choisir. Ou bien l'État, sacrifiant jusqu'au bout aux divinités du Progrès et de l'Égalité, débouchera, sous un nom ou sous un autre, dans le totalitarisme communiste. 89:154 Ou bien l'État, considérant comme des valeurs premières la personne individuelle, la famille, les libertés d'association, de contrat et d'échange, mettra l'impôt à leur service. Dans le premier cas, l'impôt n'est plus qu'un appendice à un système de prix et de réglementation. Dans le second cas, il se maintient comme technique libé­rale d'une volonté libérale. Nous sommes sur la pente de la première solution. Il n'y a plus de pensée politique digne de ce nom. On ne fait plus qu'analyser à l'infini le processus de décomposition de la société, que masque l'accroissement des biens, encore colorés de richesse. D'où l'attraction du communisme, dont personne ne veut, mais qui fascine parce qu'il est, en effet, la logique des faits et de l'idéologie combinés. L'Impôt-Providence approche de son terme. Il va être encore quelque temps facteur de productivité, de richesse, d'égalité, d'équilibre social. Demain il deviendra, ce qu'il a commencé d'être, facteur d'esclavage au service de l'État-Moloch, en attendant la ruine ou la révolte. Si nous voulons garder nos libertés face au Pouvoir, il serait temps d'y réfléchir sérieusement. ...Mais peut-être M. Ardant va-t-il nous apporter les solutions salvatrices. Louis Salleron. 90:154 ### La philosophie et la théologie à l'envers *Le "tournant anthropologique"\ de Karl Rahner* par Marcel De Corte QUE les théologiens catholiques d'aujourd'hui cèdent à un délire collectif qui les incite aux pires divagations n'est plus à démontrer. Quelques-uns, disciples obstinés de saint Thomas d'Aquin, échappent à cette folie. Convenons qu'ils se font rares et que les universités catholiques du monde entier se sont mises d'accord sur un programme, intensif et sans cesse recyclé, de détraquement des cervelles ecclésiastiques (déjà bien déglinguées par l'ouverture au monde), comme on n'en avait jamais vu dans l'histoire du catholicisme. Tout se passe comme si la plupart des séminaires et des Facultés de théologie catholique étaient peuplées d'*aliénés* au sens étymo­logique du mot, c'est-à-dire de professeurs et d'étudiants qui sont devenus autres que ce qu'ils sont, *étrangers à la réalité de l'homme et du monde,* et qui s'efforcent, avec une frénésie apostolique dont le seul ressort est d'échapper à leur maladie en la répandant, de se faire des disciples de plus en plus nom­breux. Un mal qui s'universalise n'est plus un mal, c'est la santé qui l'est. La majorité démocratique est créatrice des normes. \*\*\* 91:154 Cette diffusion des égarements de l'esprit s'appelle, en langage théologique contemporain, *l'engagement *: pour effacer toute trace de son aliénation, on se promet de rendre tous les autres hommes semblables à soi-même, autrement dit de les sub­vertir. En inversant tout, le pathologique devient normal et le normal pathologique. Le ghetto de ces philosophes et de ces théologiens se transforme aussitôt en œcuménisme. La rapidité avec laquelle l'Église catholique s'est changée en son contraire, prescrit ce qui était naguère défendu, interdit ce qui était ordonné, exécutant une rotation sur son axe -- à l'exception des attardés incurables dont nous sommes -- prouve que son rôle de conservatrice des vérités les plus élémentaires et des devoirs les plus simples est aujourd'hui interrompu. Jusques à quand, c'est le secret de Dieu : *viae meae non sunt viae tuae.* Parmi ces *clerici vagantes* dont la ferme sagesse de Pie XII avait contenu le dessein de bouleverser l'Église et le monde, se détache la figure de Karl Rahner, de la Société de Jésus. Naguère encore inconnu, hors un cercle étroit de quelques dévots de l'abscons, voici qu'il connaît la gloire grâce à l'imprudente ruse de l'épiscopat allemand qui l'introduisit comme expert au Concile où les progressistes de tout acabit eurent tôt fait de le hisser sur le pavois. Plusieurs fois cité avec éloge par Paul VI dans ses encycliques et allocutions, il est le philosophe et le théologien de prédilection du cardinal Suenens dont on connaît la ferveur girondine pour l'abolition de l'Église d'Ancien Régime et pour le néo-christianisme. Bien mieux que Schillebeeckx qui retourne déjà peu à peu à son néant, ou même que les Chenu, Congar et consorts dont les têtes ne sont guère philosophiques et qui s'attachent à réconcilier l'Église et le monde sous leurs aspects sociologiques les plus extérieurs -- j'allais dire les plus superficiels --, Karl Rahner a vu que l'entreprise de *modernisation* de la foi catho­lique, à laquelle Jean XXIII a donné le branle et que le *moder­nisme* avait compromise, ne pouvait être menée à bonne fin sans la conversion *intellectuelle* des théologiens catholiques aux exigences de la pensée *philosophique* moderne. Ce qui a manqué au modernisme pour réussir la modernisation de l'Église et lui faire récupérer l'audience qu'elle a perdue, c'est précisément une théologie dont les racines plongeraient dans la seule science à laquelle toutes les autres se ramènent et qui s'appelle *l'anthro­pologie transcendantale*, science de ce qui, dans le sujet humain, est présupposé à l'expérience de n'importe quelle réalité, et qui se découvre d'une manière réflexive dans la prise de conscience que l'homme a de lui-même. Sans doute Karl Rahner prend-il soin de ne pas formuler sa pensée d'une manière aussi nette, mais toutes ses spécula­tions sur la possibilité de survie de la théologie et de la foi à l'époque contemporaine tendent à cette fin. « Même si, à l'inté­rieur de l'Église, écrit-il, les philosophes n'en ont pris conscience que *depuis une quarantaine d'années,* aujourd'hui une philosophie, et par suite la théologie, ne peuvent et *ne* doivent *plus* revenir en deçà de cette orientation anthropologique et transcendantale qui caractérise la philosophie moderne depuis Descartes, Kant et, par delà l'idéalisme allemand et ses réper­cussions, jusqu'à la phénoménologie, la philosophie existen­tielle et l'ontologie fondamentale. » 92:154 Il y a quarante ans ! C'est l'époque de *Sein und Zeit* où Hei­degger rebadigeonne les spéculations kantiennes sur le *moi* transcendantal en réduisant les catégories dont il use pour saisir la réalité à des formes bien modernes : la contingence, l'être-pour-la-mort, la temporalité, et surtout la liberté, le pou­voir de se dépasser soi-même en se créant, et de dépasser le monde extérieur en lui conférant le sens auquel il doit se sou­mettre. La transcendance du *moi* se fonde sur le dynamisme qui le constitue et qui le porte à forger sa destinée et à construire un monde pourvu de signification. Heidegger, qui exerça sur Rahner une influence profonde, apparaît là comme le point d'aboutissement de toute la philosophie moderne dans sa volon­té de dépasser le subjectivisme où elle s'est enfermée depuis Descartes et de rejoindre l'être qu'elle a perdu en dotant l'homme d'un pouvoir créateur de sa propre réalité et de la réalité du monde. Toute la tâche de Rahner sera d'entraîner la théologie catho­lique dans ce « tournant anthropologique » (*anthropologische Wende*), irréversible selon lui, que la philosophie moderne a exécuté et qui permettra à la foi catholique d'effectuer sa révo­lution copernicienne et d'être désormais accessible à l'intel­ligence moderne. La vérité scientifique ou théologique ne se définit plus par la conformité « statique » de l'intelligence à la réalité, mais au contraire par l'adaptation de la réalité au dynamisme de l'esprit avide de lui donner un sens. « La théo­logie proprement scientifique se développe *à l'intérieur* d'une réflexion transcendantale », écrit Rahner. Autrement dit, la vérité théologique ne consiste pas dans la soumission à la parole de Dieu prise comme *fait*, mais dans la correspondance de la Révélation à l'être transcendantal de l'homme et à des condi­tions anthropologiques qui l'impliquent déjà en quelque ma­nière. Comme le note M. l'abbé Gaboriau dans un petit livre riche de substance ([^45]) en citant Rahner lui-même, « *traiter la dogmatique tout entière comme anthropologie transcendantale* reviendra, à propos de tout objet de foi*, à s'enquérir des condi­tions de sa connaissance dans le sujet *». 93:154 Il suit de là que l'anthropologie préalable à toute théologie accessible à l'homme moderne est essentiellement *réflexive*. Comme l'écrit J.B. Metz, un des disciples les plus sûrs de Rahner, « si la Révélation aspire à être comprise d'une manière réflexive, à devenir lumière pour l'esprit humain et à se transformer en théologie, elle a besoin d'une philosophie où l'homme soit déjà en une certaine mesure transparent à lui-même. La Révélation devient théologie lorsque l'intelligence réflexive qui s'appré­hende elle-même et la philosophie qui en émane sont méthodi­quement à l'œuvre dans les limites de son propre champ. La fonction médiatrice que la théologie exerce par rapport à la Révélation s'effectue toujours grâce à une philosophie. Philoso­phie et théologie constituent un tout dans l'appropriation de la Parole révélée par mode de réception et de réflexion simulta­nées. » ([^46]) « Philosophie et théologie, l'une et l'autre transcen­dantales, ont au fond le même principe d'unité : le sujet dans son activité de connaissance » ([^47]), telle qu'elle est perçue par lui-même d'une manière réflexive. « Les énoncés théologiques » doivent être formulés de telle façon, écrit Rahner, « que l'homme puisse saisir que ce qu'ils visent se relie à la compré­hension de lui-même que lui donne sa propre expérience ». C'est exactement ce qu'affirmait déjà Blondel : « A l'abstraite et chimérique *adæquatio rei et intellectus* se substitue l'*adæqua­tio realis mentis et vitae *» ([^48]). La vérité de la connaissance en matière de foi est constituée par l'accord du donné révélé et de l'expérience intérieure que l'homme a de sa vie. \*\*\* Il suit de là que tout ce qui n'est pas en harmonie avec la réflexion transcendantale du sujet sur ses possibilités d'accueil et de compréhension de la Parole n'est ni vrai ni faux. Si rien n'est connu qu'en fonction de l'expérience réflexive, ce qui ne rentre pas dans ce cadre préalable reste in-conçu, étranger, hors des prises de la connaissance. L'*Introduction générale à la Dogmatique de l'Histoire du Salut* rédigée sous l'influence de Rahner et qui vient de s'introduire en traduction sous le titre *Mysterium Salutis* définit *d'abord* la théologie dans son « mou­vement d'appropriation spirituelle et de réflexion par lequel la foi progresse vers une compréhension de son contenu » pris « dans ce sens subjectif », et *ensuite seulement* en fonction de son objet : Dieu révélé lui-même ([^49]). 94:154 Tout se passe comme si la théologie était formellement déterminée dans l'homme en fonction des sollicitations potentielles et fondamentales de sa subjectivité, avant même d'être spécifiée par son objet. \*\*\* Or, comme le sujet humain se trouve existentiellement défini par sa *temporalité*, il en résulte que la méthode transcendan­tale préconisée par Rahner pour comprendre Dieu et sa Parole révélée va devoir considérer l'homme dans son historicité et les catégories dont celui-ci se sert pour comprendre et s'appro­prier le message que Dieu nous adresse au cours de l'histoire deviendront fluentes et qu'elles évolueront selon le progrès de la conscience humaine. Dieu adresse la parole à l'homme et c'est toujours l'homme qui la reçoit. Dès lors toute théologie est, au sens plein du mot, en même temps une anthropologie prise en sa dimension historique. Rahner se défend d'identifier la réalité humaine à « une essence abstraite, transcendantale, considérée dans sa structure formelle » et de « déduire avec une rigoureuse nécessité toutes les proportions théologiques de cette seule expérience de soi, comme étant leur objectivation et leur articulation concep­tuelle ». Ce serait là, selon lui, « un retour à l'hérésie du mo­dernisme » ! En réalité, l'anthropologie dont la théologie de Rahner dépend est purement et simplement moderniste. Elle en a les trois caractéristiques, telles que l'encyclique *Pascendi* les a dé­finies : l'immanentisme ([^50]), l'agnosticisme ([^51]), l'évolution­nisme ([^52]). Que l'anthropologie transcendantale de Rahner soit de fond en comble immanentiste, c'est trop clair : nous l'avons montré plus haut. Qu'elle soit largement agnostique, la conclusion s'im­pose : l'immanentisme, renversant la définition de la vérité selon le sens commun comme correspondance de la pensée à l'être, ne peut que refouler tout ce qui, dans la foi, ne corres­pond pas à l'expérience intérieure que l'homme a de lui-même. Comment le dogme de la Sainte-Trinité, central dans la foi catholique, pourrait-il rencontrer « en creux », dans le sujet humain, les possibilités de son appropriation, sans verser dans l'artifice ? 95:154 Aussi Rahner affirme-t-il que « la doctrine de la Trinité ne se laisse pas facilement déduire de l'Écriture », entendons par là qu'il est impossible de lui trouver dans la subjectivité immanente de l'homme un conditionnement a priori à laquelle toute la lecture de l'Écriture, y compris celle des passages où la Trinité apparaît, est nécessairement soumise. Que l'anthropologie rahnérienne soit évolutionniste, un texte qui la définit comme fondée sur l'expérience « où l'homme se saisit lui-même comme être en tendance vers un avenir ouvert », selon les exigences de son historicité et de sa liberté conjuguées, le montre à suffisance. La réduction du christianisme à l'huma­nisme qu'elle présuppose lui enjoint d'être axée sur le progrès de la conscience humaine qui, se sondant de plus en plus pro­fondément, se découvre au cours du temps toujours plus adé­quate à la Révélation de Dieu dans l'histoire. Comme l'a vu naguère Brunschvicg, une philosophie transcendantale ne peut être qu'une philosophie du progrès de l'esprit qui saisit de mieux en mieux la faculté qu'il a de faire passer ses potentia­lités à l'acte et de découvrir ainsi *sa* réalité. Le refus de rece­voir la Parole de Dieu *telle qu'elle est* indépendamment de nous s'accompagne infailliblement, si l'on veut conserver une sorte de foi, de l'affirmation de *ce qu'elle devient* en fonction des exi­gences du moi transcendantal qui se l'approprie à mesure où il prend conscience de son dynamisme. La philosophie et la théologie de Karl Rahner s'inspirent directement du kantisme et du renversement copernicien opéré par Kant dans la connaissance : ce n'est plus la pensée qui tourne autour de l'objet *Dieu*, c'est l'objet *Dieu* qui gravite autour de la pensée. La philosophie est à l'envers et la théo­logie fait un tête à queue. \*\*\* Ce n'est pas la première fois qu'une entreprise de ce genre est tentée. *Elle est toujours liée au désir* *du philosophe ou du théo­logien catholique d'obtenir l'audience des penseurs dits mo­dernes et* *d'être considéré par eux comme membre à part entière de leur confrérie.* Lorsque le cartésianisme triomphe, les Oratoriens et les Jésuites par exemple ne laissent pas d'en accepter les principes et d'établir un compromis entre la nou­velle philosophie et leur foi catholique. Bossuet lui-même dont l'œil d'aigle aperçoit dans le cartésianisme une source de grands déboires et d'épreuves pour l'Église s'abandonne aux charmes de la mode. D'identiques transactions s'opèrent ensuite, avec Kant, Hegel, Bergson, etc. sans parler de Marx ! L'*intelligentsia* catholique n'a cessé depuis trois siècles de sacrifier les impé­ratifs réalistes du sens commun qui commandent l'interpréta­tion de la foi chrétienne et en interdisent la moindre altération, aux requêtes et aux applaudissements du monde moderne. 96:154 Il y a certes des exceptions, mais si l'on en décompte tous ceux qui, restés spéculativement fidèles à la philosophie catholique, ont laissé des gages, parfois irrécupérables, à leurs adversaires et en ont adopté les conceptions morales et politiques, leur nombre diminue singulièrement. Le « ralliement » peut en fait se conci­lier avec le thomisme le plus pur et le plus intraitable... Ces accommodements se recouvrent du reste, en toute bonne ou mauvaise foi, de la cause de Dieu : pour se faire entendre de quelqu'un qui refuse d'écouter l'Église, il faut bien se munir des clés qui permettent d'entrer à sa suite dans son sanctuaire inté­rieur et d'entamer avec lui un dialogue où il comprenne son interlocuteur ! On ne dira jamais assez combien « la conquête des esprits » à la foi catholique s'est accompagnée d'entorses infligées aux vérités dont l'Église a le dépôt et combien la notion d'efficacité a supplanté celle de vérité. \*\*\* La plus curieuse de ces tentatives est celle du R.P. Maréchal, S.J. Son œuvre est assurément l'essai le plus poussé que l'on connaisse de conciliation entre le thomisme, philosophie tradi­tionnelle de l'Église, et le kantisme qui en sape les fondements avec le plus d'efficace et le plus d'opiniâtreté. Jamais tant de dons n'ont été dépensés pour unir les contraires dans une vaste synthèse qui ferait du thomisme une philosophie moderne accessible aux penseurs du XX^e^ siècle et de la philosophie moderne un des éléments constitutifs de la pensée catholique. Le R.P. Maréchal était persuadé qu'en utilisant la méthode transcendantale de réduction de l'objet au sujet employée par Kant et en retrouvant, grâce à elle et au delà d'elle, au cœur de l'esprit humain le désir de Dieu qui le travaille sans cesse, il ferait cesser l'intolérable divorce qui sépare les deux philo­sophies. En bon jésuite scrupuleusement obéissant au grand dessein de son Ordre de reconquérir le terrain perdu par l'Église depuis la Réforme, sans rien sacrifier des exigences de la foi, il préparerait ainsi le traité d'alliance que le catho­licisme modernisé et le monde moderne catholicisé devraient tôt ou tard signer. Entre les deux principes qui gouvernent respectivement les deux visions de l'univers, il ne peut y avoir que « malentendu » ([^53]) : la transcendance et l'immanence doivent mettre fin à leur désaccord au sein du sujet pensant qui se découvre par la réflexion critique en relation constitutive avec « la Vérité première » qui la finalise dès l'origine vers sa propre découverte ([^54]). 97:154 En cédant aux « exigences méthodolo­giques de la Critique moderne », tout en maintenant celles du « réalisme métaphysique » ([^55]), le R.P. Maréchal est convaincu qu'il pourra « écarter radicalement l'agnosticisme phénomé­niste » auquel les premières aboutissent, tandis qu'il exorcisera « la philosophie scolastique » de sa tendance « à s'enfermer dans la tour d'ivoire d'un étroit dogmatisme » ([^56]). Les deux philosophies renouant amitié, les deux systèmes de pensée en conflit depuis trop de siècles se rapprocheront nécessairement. Telle est du moins la déduction que Rahner tire de la tenta­tive maréchalienne. Elle explique l'extraordinaire succès de ses œuvres. L'Église ne s'est en effet jamais consolée, tant dans son intelligentsia qu'à tous les degrés de sa Hiérarchie, de la rupture totale opérée entre elle et le monde à la fin du XVIII^e^ siè­cle. Comment propager la foi dans un monde qui lui devient de plus en plus imperméable ? Puisque les condamnations proférées contre ce monde ne le ramènent pas à résipiscence et sont im­puissantes à reconstituer l'unité disparue, il importe d'épouser le monde et de lui montrer qu'il trouve en l'Église catholique les principes capables de s'accorder aux siens et de les justifier au niveau surnaturel. En élargissant la tentative du R.P. Maréchal et en la prolongeant jusque dans la théologie où il n'avait guère pé­nétré ([^57]), Rahner et ses disciples préparaient la décision du Concile d'ouvrir l'Église au monde en expliquant à celui-ci qu'il re­quiert, pour être vraiment lui-même et obéir à ses propres princi­pes, la présence à ses côtés de l'Église « experte en humanité ». Or pour justifier le revirement de l'Église du point de vue théocentrique qui était le sien au point de vue anthropocen­trique du monde moderne, il fallait de toute évidence une théo­logie qui fût essentiellement une anthropologie et dont l'an­thropologie constitutive puisse établir que la pensée humaine implique non seulement l'existence de Dieu, mais les requêtes de la Révélation elle-même. La philosophie du R.P. Maréchal fournissait l'épure du projet. Celle de Rahner le théologien et de ses disciples lui faisait subir la modernisation indispen­sable. Aussi découvre-t-on derrière la « mutation » conciliaire la présence de la pensée rahnérienne. Le Concile fit ainsi sortir Rahner de l'ombre et lui donna l'éclat dont nous le voyons briller aujourd'hui. La théologie anthropocentrique de Rahner et consorts, en dépit de son ésotérisme et à cause de lui -- un langage hermétique s'impose à toute identification des contraires tant l'esprit humain lui est rebelle ! -- la pensée de Rahner et de ses disciples est en train d'envahir l'Église dont le tournant épouse son *anthropologische Wende*. 98:154 Les *Informations Catho­liques Internationales* nous assurent que « Metz est en train de devenir le maître à penser d'un nombre croissant de jeunes, mais à la différence du professeur Rahner qu'aujourd'hui en Alle­magne on cite à gauche et à droite comme on cite l'Écriture ([^58]), le professeur Metz est très contesté par les catholiques du mi­lieu » ([^59]). Il n'est pas exagéré de prétendre que la philosophie du R.P. Maréchal, pourtant bien oubliée aujourd'hui, est en passe de de­venir, sous la dénomination de *Thomisme transcendantal* ([^60]) que lui ont donnée ses adeptes contemporains, en accentuant, par­fois, jusqu'à la démesure, ses traits principaux, la philosophie officielle de la nouvelle Église catholique. Sa critique est d'autant plus indispensable. A vrai dire, on pourrait préalablement s'en demander la raison : pourquoi tant objecter à un essai qui en définitive, s'apparente à celui de tracer un rond-carré ? C'est précisément parce que toute la philosophie moderne est l'immense systématisation, sans cesse reprise et sans cesse avortée, de cette démarche absurde dont. Sartre, le plus moderne des modernes, a parfaitement vu, accepté et entériné l'extravagance : la philosophie est le contraire de la raison et du sens commun. La philosophie moderne est faussée dès l'origine et, pareille à l'esprit boiteux qui ne sait pas qu'il boite, elle ignore son défaut congénital. Il convient d'avoir le très simple courage de le dire, au risque de susciter le ricanement de l'insensé, et de montrer qu'elle divague. \*\*\* Alors que la philosophie antérieure, comme toute autre con­naissance qui aspire à la vérité, oriente son attention vers l'objet, à savoir la réalité des choses, et néglige délibérément le sujet comme tel, Kant -- et avant, lui déjà Descartes, moins systéma­tique -- est le premier philosophe à tenter de *saisir le sujet comme sujet*. C'est impossible en fait puisque le sujet ne peut se saisir qu'à travers ses activités de connaissance intellectuelle et sensible, son appétit rationnel, ses passions, c'est-à-dire dans sa relation à ce qui n'est pas lui : 99:154 connaître ou désirer, au sens pro­pre des mots, c'est toujours connaître ou désirer *quelque chose*. En dehors de ce strict réalisme, il n'y a que mythologie. L'acte premier de l'intelligence est l'adhésion à l'être et il ne peut y avoir consentement de l'intelligence à l'irréel qu'à titre secon­daire et par comparaison à un assentiment au réel antérieur. Jamais le sujet ne s'appréhende comme sujet. En ce sens, la connaissance de soi est un leurre. Narcisse meurt dès qu'il est Narcisse et qu'il se contemple. *Or ce qui est impossible en fait est parfaitement possible au niveau du langage*. S'il est vrai que la poésie, selon Mallarmé, ne se fait ni avec des réalités ni avec des idées, mais avec des mots, la philosophie moderne est une sorte de poème où chaque phi­losophe se saisit lui-même, comme sujet, non point en ce qu'il connaît ou qu'il désire une réalité indépendante de sa subjec­tivité, *mais en ce qu'il construit une œuvre faite de mots qui dépend radicalement d'elle*, à la manière de l'artiste. Le philo­sophe moderne est un homme de lettres, disons même un poète surréaliste. Toute sa philosophie est une projection de lui-même, de ses propres problèmes qui se ramène à un seul : comment faire pour que le monde soit l'œuvre de ma représentation et de ma volonté ? C'est pourquoi la philosophie moderne est de­venue entièrement *problématique*. Elle pose des problèmes qu'elle est incapable de résoudre parce qu'une saisie du sujet comme sujet par lui-même n'est possible qu'en niant le monde où chacun de nous est projeté par le destin de la naissance, en construisant une monde nouveau qui le remplace, et en s'imaginant, à la ma­nière marxiste, qu'un homme nouveau se crée à mesure qu'il crée un monde nouveau. Il restera toujours que je ne me suis pas fait moi-même et que j'aurai beau faire de l'univers mon œuvre, la question se posera toujours : à quoi sert de conquérir l'univers si je viens à perdre mon âme en me perdant de plus en plus en lui ? Toute subjectivité finit par se détruire elle-même. Elle est rigoureusement impossible. Le sujet ne peut jamais s'appréhen­der comme sujet, si ce n'est *en imagination* créatrice d'un monde artificiel qui l'engloutit. Le philosophe moderne qui se lance dans cette voie s'enlise dans un univers factice, composé de mots qui n'ont de sens que pour lui et dont le seul effet est de détruire le monde réel. Sa philosophie est une révolution per­manente. Poussée jusqu'à l'extrême de ses conséquences, elle est nihilisme absolu où le *moi* lui-même, constitutivement incapable de vivre sans réalité autour de lui, s'évapore à son tour dans le néant : *Aboli bibelot d'inanité sonore !* Le drame de Mallarmé est celui de toute la philosophie mo­derne issue de Descartes et de Kant. Lorsqu'on tourne le dos au réel, on marche vers l'irréel. C'est inévitable ! 100:154 Il n'empêche qu'à des fins probablement apologétiques et en vue sans doute d'introduire les esprits modernes rebelles à la démonstration de la crédibilité de dogmes qui ne dépendent absolument pas de leur pensée, le R.P. Maréchal s'est lancé dans cette voie sans issue. Selon lui, si Kant a échoué dans sa tentative et a fait basculer toute la philosophie et la théologie dans l'agnosticisme, c'est parce qu'il n'est pas allé assez loin dans l'emploi de la méthode transcendantale. Kant ne s'est jamais débarrassé de la conception statique de l'intelligence, dominante à son époque. La nature dy­namique propre à l'esprit humain lui échappant, il s'est toujours cantonné dans le monde des phénomènes et des lois invariables qui le régissent. Il ne s'est pas aperçu que l'intelligence de l'hom­me tend de toutes ses forces à en dépasser le plan superficiel et qu'elle est animée constitutivement d'un dynamisme orienté vers l'Absolu, vers Dieu. Le thomisme transcendantal, héritier de cette affirmation que le R.P. Maréchal a mille fois orchestrée, ne se préoccupera pas des preuves classiques de l'existence de Dieu. Les considérant comme périmées ou comme inutiles et déficien­tes par une sorte de fidéisme qui lui est sous-jacent, il leur pré­fère « la revendication du droit que l'homme possède native­ment à proclamer l'existence de Dieu » et il s'efforcera de mon­trer, en usant de l'argument ontologique à peine transposé, que celui qui nie l'existence de Dieu en affirme l'existence dans l'acte même où il le nie. En effet, le propre du dynamisme de l'intelligence est de n'avoir point de terme. Il se réfère donc virtuellement à une réalité infinie. Or la possibilité d'une réalité infinie en inclut l'existence. C'est dans la mesure où une réalité infinie est possible qu'elle existe. Son inexistence serait contra­dictoire. Comme on le voit, le dynamisme de l'intelligence doit être nié contre toute évidence si, en l'accordant, on en exclut l'existence de Dieu à laquelle il est nécessairement lié. Mais alors que le R.P. Maréchal se cantonnait dans le do­maine strictement philosophique de la théodicée, Rahner -- à la suite de Blondel -- tente d'êtablir que cette philosophie prépare par ses exigences un savoir qui la dépasse et qui est proprement révélé. Il n'y a donc plus de discontinuité, selon lui, entre la métaphysique et la théologie qui se dégage de l'Évangile, entre la nature et la grâce, entre l'homme et Dieu. La Révélation n'a plus rien d'extrinsèque à l'esprit humain. Au contraire, elle a son ancrage en lui et dans ses revendications braquées vers l'Absolu qui les comble. Ainsi renouvelée la théologie trouve enfin accès auprès de l'homme contemporain qui imprégné de l'esprit de la philosophie moderne et de son anthropocentrisme radical, répugne à tout extrinsécisme : tout ce qui est étranger à l'homme est inexistant. Rahner va jusqu'à proclamer que le dy­namisme de l'esprit et son exigence d'Absolu constitue « la puissance obédientielle » dont l'actualisation est effectuée par le Christ, Dieu fait homme. 101:154 « Une anthropologie chrétienne, affir­me-t-il, ne prend son véritable sens que si elle conçoit l'homme comme *potentia oboedientialis* pour l'union hypostatique ! » ([^61]). Dieu ayant assumé la nature humaine, la nature humaine peut être assumée par Dieu. Elle possède donc *la puissance* de se transformer en nature divine. Sans doute, cette puissance ne peut-elle pas être actualisée par un être fini. Elle n'en est pas moins puissance disposée à l'acte et le fondement de cette po­tentialité est le dynamisme de l'intelligence et de la volonté dont l'homme aperçoit l'existence par un acte de conscience réflexive. Le Christ a réalisé cette actualisation présente en germe dans la nature de l'homme. Tout homme de bonne volonté qui s'efforce, consciemment ou non, d'atteindre l'Absolu immanent à l'exercice de ses facultés les plus hautes est un « chrétien anonyme ». La révélation n'est pas requise pour son salut, car le Christ est déjà présent en quelque manière en lui ([^62]). « Quiconque accepte totalement son être d'homme accepte le Fils de l'Homme parce qu'en lui Dieu a accepté l'homme, tout l'homme », écrit impavi­dement Rahner. Le dialogue avec l'athée de bonne foi peut dès lors s'engager à partir du centre de la vérité chrétienne, ou plus exactement à partir de ce qu'on prétend être ce centre. Mais comme le remarque justement Urs von Balthasar ([^63]), si « nous pouvons alors très loyalement saluer nos partenaires comme des chrétiens anonymes, ils nous rendront la pareille en nous saluant comme des athées anonymes, étant donné que toute notre prétendue dogmatique n'est qu'une superstructure idéo­logique sur un humanisme et une anthropologie naturalistes ». On le voit : toute cette philosophie et la théologie qui en découle, au lieu de partir loyalement de leurs objets respectifs : l'être et la Parole évangélique telle qu'elle s'exprime dans les textes, commencent leur trajectoire à l'envers. La contradiction dont elles sont grosses se ramasse tout entière dans leur origine : comment la *possibilité* qu'elles attribuent à l'esprit humain de se brancher nativement vers Dieu peut-elle être un *dynamisme *? En fait, elles ne parviennent à déterminer les conditions a priori de la connaissance qu'en introduisant subrepticement dans la subjectivité de l'esprit, par de purs artifices verbaux, grâce à l'imagination qui les y transporte, des constatations relatives aux relations de la pensée avec l'Absolu, tirées du fonctionnement antérieur de la connaissance normale. En bref, l'acte se trouve contradictoirement inséré dans la puissance dont il est méta­physiquement distinct. \*\*\* 102:154 C'est ce qu'Étienne Gilson a très bien vu dans sa réfutation de la théorie du P. Maréchal. Il épingle, à juste titre, l'aveu du P. Maréchal lui-même, convenant qu' « au point de vue critique, une exigence dynamique, si inéluctable qu'elle soit, ne fonde encore, par elle seule, qu'une certitude *subjective *» ([^64]). « Pour objectiver cette certitude, ajoute-t-il, quelles ressources la mé­thode kantienne (adoptée par le P. Maréchal) met-elle à notre disposition ? Absolument aucune qu'on puisse concevoir... On ne peut imaginer un seul instant qu'un philosophe tel que le P. Maréchal n'ait pas vu cette impuissance radicale de sa critique transcendantale à se transcender elle-même pour rejoindre l'ordre existentiel. » ([^65]) \*\*\* Cependant, il n'est point de philosophe, si sourcilleux et si attentif qu'il soit, qui ne se trompe : errare humanum est. Il est même certain qu'il se trompera s'il dévie, ne fût-ce que d'un cheveu, de la droite ligne philosophique qu'impose la soumis­sion immédiate et totale de l'intelligence à la réalité, quitte, bien sûr, à confesser humblement que cette ligne ne va pas loin et que nous ne connaissons jamais la réalité d'une manière exhaus­tive. Or, si l'on en excepte le thomisme, *la plupart des philoso­phies catholiques contemporaines ne sont plus simplement des philosophies : elles sont également et surtout des apologétiques*. Elles doivent donc, pour atteindre et convaincre le lecteur ou l'auditeur, adopter le point de vue subjectiviste qui est le sien et dont la pensée moderne l'a imprégné. L'épousent-elles à fond ou pour les seuls besoins de la cause ? Dans le premier cas, elles sont des philosophies qui n'ont plus rien d'apologétique puis­qu'elles tournent le dos à la réalité du Dieu de la nature et de la grâce et qu'elles la diluent dans la seule réalité du sujet humain : elles ne défendent plus la religion catholique, elles lui en substi­tuent une autre. Dans le second cas, elles sont des apologétiques camouflées en philosophie, qui sous couleur de rechercher la vérité, visent à se faire des adeptes : elles ne distinguent plus la rhétorique de la philosophie. 103:154 Dans le mélange, tout s'amoindrit, disait Mistral, à propos sans doute de l'eau et du vin. Le sophisme du passage d'un genre à un autre (*metabasis eis alto genos*) est aujourd'hui courant, et « l'ouverture de l'Église au monde » en est le plus catastrophique exemple. A force d'épouser le point de vue de « l'autre », on se dépouille du sien, ou encore à force de l'avoir suivi, on se trouve impliqué dans une confusion de points de vue qui engendre une suite infinie d'incertitudes. La philosophie que l'on professe -- s'il faut encore l'appeler ainsi -- devient l'expression des diffi­cultés d'adhérer au réel que le penseur lui-même éprouve et aux­quelles il veut à tout prix donner une solution, même factice, qui le libère de ses doutes et de ses perplexités intimes. Tout système de pensée qui fait essentiellement appel à la méthode réflexive, sans la contrôler par d'autres méthodes plus objec­tives, utilise exclusivement un procédé psychologique pour ré­soudre un problème philosophique et, en fait, *son propre pro­blème*. La philosophie du P. Maréchal, comme celle de Blondel, de Duméry, de Rahner, de Metz, -- et celle des progressistes chrétiens qui s'y apparente comme une branche dégénérée à une branche noble -- est tributaire des difficultés psychologiques éprouvées par leurs auteurs devant la réalité des êtres et des choses, auxquelles leur adoption du point de vue de la philoso­phie moderne les a acculés. Pour les faire disparaître, ils n'ont d'autre ressource que de les sublimer dans la réalité *primordiale* du sujet pensant et dans son dynamisme qui l'oblige à substituer au réel une suite de constructions de l'esprit. L'homme créateur remplace l'homme créature et se transforme en dieu créateur. Jamais philosophie n'a mieux réalisé la définition qu'en donnait Nietzsche : « une suite de mémoires involontaires et inaper­çus », méthodiquement transmises en système. Quand une philosophie et une théologie sont à l'envers, il faut s'attendre à des retournements des plus bizarres. Comme le remarque Étienne Gilson, le P. Maréchal en arrive, au nom du dynamisme de l'esprit qui constitue son point de départ, à renverser tout l'ordre de la connaissance : on ne va plus désor­mais du sens à l'intellect, mais de l'intellect au sens ! On croit rêver en lisant chez Maréchal : « Une faculté connaissante discursive (non-intuitive), astreinte à poursuivre sa fin par des passages successifs de la puissance à l'acte, ne les peut effectuer qu'en assimilant un *donné* étranger. Aussi l'exercice de notre intelligence réclame-t-il une sensibilité associée » ([^66]). « En d'autres termes, commente Gilson, alors que dans le thomisme, l'existence de la sensibilité nous permet seule d'atteindre l'exis­tence de Dieu, soit comme cause efficiente, soit comme cause finale, c'est l'existence de Dieu qui nous permet d'atteindre la sensibilité dans la doctrine critique du P. Maréchal. » ([^67]) 104:154 Rahner va plus loin : comme nous l'avons déjà vu, l'Écriture, révélatrice du surnaturel, vient *après* la théologie, laquelle, à son tour, dépend de l'anthropologie. La Parole de Dieu, loin de nourrir le discours théologique, n'en est que l'occasion « de réfléchir, d'abord et essentiellement, aux conditions de possibi­lité de son accueil » ([^68]). Ainsi, le Catéchisme hollandais se de­mandera comment un « esprit moderne » peut accepter le dogme du péché originel ou la conception virginale de Marie. Dans la perspective renversée où Rahner et consorts se placent, l'an­thropologie transcendantale qui constitue leur point de départ les contraint à remodeler *complètement* l'Évangile, la Tradition, l'Église, la Foi, en fonction des conditions a priori de la con­naissance humaine et de leur intellectualisme *désincarné*. Le problème est pour eux le suivant : puisque le Christ est un homme que saint Jean et des milliers d'autres personnes ont vu et touché, qui leur a parlé et qu'ils ont entendu, qui s'est dit Fils de Dieu, qui a fondé une Église visible dont les sacrements sont les signes sensibles du surnaturel qu'elle véhicule, comment une telle *réalité sensible* est-elle possible, comment y croire ? Alors que le théologien classique part de la connaissance sen­sible de la Parole de Dieu rapportée dans l'Écriture, pour s'éle­ver à la connaissance relativement intelligible qu'on en peut avoir, Rahner et ses adeptes s'interdisent une telle démarche. Ils vont du concept à l'être, de la représentation mentale à l'existence sensible du Christ. Ils doivent ainsi projeter la re­présentation désincarnée qu'ils se font au préalable de la réalité du Christ, dans les données de la Révélation, de la Tradition et de la Foi, considérées par eux comme une matière malléable qui *doit* s'adapter aux exigences de leur subjectivité, celle-ci se fardant pour la cause des « exigences sociologiques de l'esprit moderne », lui-même astucieusement confondu avec l'esprit tout court : le poids des « masses » conjugué à celui de « l'élite théo­logienne », cela compte ! Le philosophe et le théologien ne se soumettent plus à la Parole de Dieu, ils se la soumettent. *Ils y sont tenus dans la mesure où ils veulent encore y croire : pour qu'ils y* *croient, ils doivent la manipuler. C'est le modernisme à l'état pur.* La conclusion de Gilson s'impose devant ce prodigieux cul par-dessus tête que trop de philosophes et de théologiens exé­cutent aujourd'hui dans le cirque moderne où la foule manipu­lée par les pires adversaires du catholicisme applaudit à leurs cabrioles : « De toutes les méthodes, la plus dangereuse est la méthode réflexive ; le réaliste se contente de la réflexion. Quand la réflexion devient une méthode, elle n'est plus seulement une réflexion intelligemment dirigée, ce qu'elle doit être, mais une réflexion qui se substitue au réel, en ce que son ordre devient celui du réel lui-même. » ([^69]) 105:154 La philosophie et la théologie catholiques vont-elles devenir une mythologie « personnaliste et communautaire », entraînant la Foi dans une MUTATION chère à bon nombre de membres de la Hiérarchie ? L'immunité totale dont Rahner et ses séides jouissent dans la nouvelle Église incline à le penser. Marcel De Corte,\ professeur à l'Université de Liège. 106:154 ### A la mémoire de Robert Brasillach par Michel de Saint Pierre ROBERT BRASILLACH a été fusillé le matin du 6 février 1945. Il fallait du sang à la République gaullienne. L'un de ses ministres ne s'était-il pas vanté du fait que l'épuration avait fait plus de victimes que la Révolution française -- plus de cent mille victimes dans le sang desquelles ladite République barbotait joyeusement ? On devait donc assassiner Robert Bra­sillach, dans ce temps-là, par une aube couleur de cendre, et Monsieur Maurice Thorez, déserteur communiste, était alors ministre d'État du gouvernement de Gaulle. Le même de Gaulle avait déjà beaucoup de sang sur les mains, en attendant le sang des harkis. Et c'est un dignitaire de la Résistance qui vous parle. Cependant, il y eut pour notre honneur le fameux appel adressé au « Chef du Gouvernement Provisoire » par nos plus illustres aînés dans les Lettres et dans les Arts -- par un grand nombre de peintres, d'écrivains, d'universitaires, de musiciens et de poètes -- lesquels demandaient simplement que la vie fût laissée à l'un des leurs, à ce Robert Brasillach âgé de 35 ans, dont le propre père était mort en 1914 pour la Patrie. Robert Brasillach n'était pas un ingrat. Lui qui n'espérait plus rien des hommes et qui n'attendait plus sa grâce, il remercia ses confrères dans une lettre infiniment courtoise, et je connais peu d'accents aussi émouvants que ceux d'une politesse très française, déjà frôlée par les ombres de la mort. Mais évo­quant le recours en grâce déposé en sa faveur par les intellec­tuels de son pays, Brasillach ne se contentait pas de remercier. Il déclarait quelques jours avant sa mort, que ces témoignages allaient lui permettre « de joindre dans ma reconnaissance, à leur liste éclatante, celle des innombrables jeunes gens de toutes opinions, étudiants en particulier, qui m'ont fait signe, qui ont écrit pour moi »... 107:154 Rien n'y fit. Nous le savons. Donc, on nous tua Robert Brasil­lach -- en cette époque entre toutes cruelle et mensongère que l'on s'est permis de nommer « Libération » et que l'histoire, un jour, débaptisera. En cette même époque où l'on gardait en prison, sous le signe d'une condamnation infamante qui n'accablait que les juges, deux autres illustres victimes que nous ne saluerons jamais trop : Charles Maurras, grand ennemi de la « Gueuse » -- et Philippe Pétain, maréchal de France, vain­queur de Verdun. A 35 ans, Robert Brasillach ne représentait pas seulement l'espoir de nos Lettres. Il représentait, il reflétait notre jeunesse, à l'heure où les crimes du pays délivré remplaçaient une oppres­sion par une autre, à l'heure où l'on massacrait ce qui nous restait d'enfance, à l'heure où, pleurant Brasillach, nous n'avions plus rien d'autre à faire que le venger -- cependant que nous contemplions en chacun de nous, selon le mot de Saint-Exupéry, Mozart assassiné. \*\*\* Je ne vous parlerai pas de l'œuvre de Brasillach. Mais je la connais, je l'aime, je l'ai savourée, du « *Virgile *» de 1931 au « *Corneille *» de 1938, -- du « *Voleur d'Étincelles *» à « *Comme le Temps Passe *» et aux « *Sept Couleurs *»*,* de « *La Lettre à un Soldat de la Classe Soixante *» au « *Marchand d'Oi­seaux *» et à « *La Reine de Césarée *» -- pour aboutir à la voûte d'ombre de cette très jeune cathédrale : Les Poèmes de Fresnes. Brasillach était sans aucun doute, et de loin, l'écrivain le plus doué, le plus vaste et le plus profond de sa génération. Lyrique en même temps qu'observateur aigu dans « Comme le Temps Passe » -- et ce double trait se rencontre en la plupart de ses œuvres -- il savait aussi discerner le ridicule, maniant une iro­nie terrible. C'est ainsi que je ne résiste pas au plaisir de citer ces quelques lignes « tirées » de son « *Corneille *» -- comme on dit que l'on tire une eau fraîche du puits : « Il n'y a pas beaucoup de manières, pour un homme de lettres, de s'approcher de la sainteté. De saint Augustin à François Mauriac, en passant par Villon et par Verlaine, il semble que l'homme de lettres ne connaisse vraiment bien qu'un seul chemin, le chemin du péché. Un saint qui n'est pas un grand pécheur peut aspirer aux béatitudes éternelles, non à la gloire littéraire (...). Et c'est ainsi que de bonnes âmes peuvent arriver à la sainteté en littérature. » ([^70]) Au contraire, « Pierre Corneille n'était pas un converti et, installé dès sa naissance dans la solide maison chrétienne, il ne l'a jamais quittée. 108:154 S'il eut des doutes, nous les ignorons, s'il pécha, ce fut avec une humilité parfaite, parce que son cœur ou ses sens l'y entraî­naient, et il ne voyait pas dans son péché un signe particulier d'élection, ni dans la tristesse de la chair après l'amour une preuve spéciale de l'existence de Dieu, comme tant d'académiciens. » Tant d'académiciens : sans doute, mais celui qui d'abord est ici visé, c'est François Mauriac, ce vieux papillon épinglé. Fran­çois Mauriac qui n'est pas saint François -- et qui cependant devait avoir le mérite de signer le recours en grâce de Brasillach... \*\*\* J'en reviens à cette aube de février 1945, à ces douze balles, à ce maître de 35 ans que l'on assassinait, privant ainsi de sa lumière la génération qui l'attendait et les enfants qui allaient venir, sevrés d'amour et sevrés d'étoiles. Alors, les Juges nous empêchèrent de dormir. La voix de Robert Brasillach était venue se briser sur l'hermine et le silence, comme sur une grève trop blanche ou trop déserte. Car Brasillach avait parlé à son frère André Chénier, lui disant : *Et comme toi, le soir je dors* *Avec en moi mon vrai soleil.* Je pensais que je n'aimais pas les Juges, et c'est mon droit. «* Ils passeront, ils répondront aux tribunaux des derniers Jours,* *Ceux-là qui avaient tant souci de garder leur hermine blanche,* *Et les cellules s'ouvriront... *» Je pensais encore que je n'aimais pas les bourreaux, et c'est mon droit. Mon pays me faisait mal, à moi aussi, tandis que déferlait sans repos la peine solitaire de Brasillach : *Mon pays m'a fait mal par ses fables d'esclaves,* *Par ses bourreaux d'hier et par ceux d'aujourd'hui.* *Mon pays m'a fait mal par le sang qui le lave* *Mon pays m'a fait mal. Quand sera-t-il guérit ?* Cette question-là, je me la suis posée mille fois, au temps où s'écoulait la saison des Juges, qui fut la saison des bour­reaux... \*\*\* 109:154 J'ai la Médaille Militaire et la Croix de Guerre pour faits de Résistance, et la rosette de la Résistance Française. Mais l'assas­sinat de Robert Brasillach fut la première occasion où je fis sonner mes médailles, ce que je n'aime pas. Je l'ai fait -- non certes, pour donner plus de poids à mon témoignage : car je ne suis pas de ceux qui croient que l'un a plus de poids que l'autre, ni qu'une décoration puisse donner à quiconque le droit de hausser le ton. Je l'ai fait simplement pour montrer, sans fausse pudeur et sans fard, d'où je venais et qui j'étais. Eh bien, je me sentais heureux de m'être battu comme tant d'autres pour la délivrance du pays ! Il m'en souvient : la nuit avait été longue, et l'espoir accrochait la lumière dans notre ombre, comme un morceau de verre brisé. Nous pouvions croire, au terme de cette exténuante et sourde empoignade avec l'ennemi, qu'il nous serait enfin permis de goûter la paix et la joie, dans notre pays, sous la sérénité d'un ciel que Dieu a fait plus beau qu'ailleurs. Nous pouvions croire qu'il nous serait permis de retrouver les amis de notre jeu­nesse -- de retrouver le pur silence dans lequel on peut créer -- de chercher en nous les derniers souffles d'une enfance ago­nisante. Nous étions là, tous, accrochés à la France et la tenant fermement par les plis de son manteau. Il a donc fallu que l'on en décrochât quelques-uns à coups de pied. Et l'un d'eux était Robert Brasillach, mon ami, que je n'aurai jamais connu. Vraiment, non, je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire, à cette récompense au bout de la nuit. Si nous nous étions battus, ce n'était pas, en vérité, pour que la moitié du pays libéré se dressât contre l'autre ; pour que la France devînt cet étonnant prétoire qui fourmillait de juges avec ou sans toge ; ni pour que l'on nous tuât Brasillach... Et puis, encore une fois, nous avons vu cette chose étrange dans un pays qui reparlait déjà de « libertés démocratiques » : toute une famille française à laquelle j'ai l'honneur d'appar­tenir, la famille des Lettres, soulevée pour demander la grâce de l'un des siens et qui se l'est vu refuser. \*\*\* Donc je ne connaissais pas Brasillach. Je ne l'avais même jamais approché. Mais je comprenais, à des signes certains, que ma jeunesse avait besoin de lui. J'en veux à tous ceux qui m'ont privé de lui. J'en veux à tous ceux qui ont, en le tuant, étranglé en moi cette enfance qui respirait encore. J'en veux à tous ceux qui, en réclamant des jugements et des morts à cor et à cri, nous ont frustrés de ce silence qui devait suivre les bons combats. Je leur en veux surtout de l'agonie, entre quatre murs, d'un homme silencieux qui parlait à Dieu, face à face : 110:154 *Seigneur, vous avez fait les libres horizons,* *Mais l'homme seul a fait la prison et la guerre* *Seigneur, ce n'est pas vous qui faites les prisons.* Et je n'oublie pas cette ode au silence, qui a jailli, elle aussi, de la plume de Brasillach : *Car le silence seul qui tombe sur la rive* *Reste digne du chant des printemps disparus,* *Et jette sur le feu des blessures captives* *Le baume sous lequel le cœur ne saigne plus.* Je crois en Dieu, et je me souviens de cette parole que toute sa vie Dom de Laveyne, fondateur de l'Ordre des Sœurs de Nevers, a répétée : « Le silence est le signe le plus certain de présence de Dieu au fond d'une âme. » \*\*\* Dans son admirable ouvrage sur Brasillach ([^71]), Jean Madiran écrit ceci, qui vaut toute une méditation : « On nous publie beaucoup de poèmes ; des poèmes que l'on relit quatre fois pour les comprendre, et ensuite on les oublie. Ceux de Brasillach (...) on les relit dix fois avant de pouvoir s'en détacher, et ensuite on ne les oublie jamais plus. Ils s'inscrivent dans la mémoire. C'est un point de vue très prosaïque : mais c'est pour la mémoire des gens prosaïques que justement la poésie est faite. Elle est l'art le moins accessi­ble s'il s'agit d'être poète, mais elle est le plus accessible des arts s'il s'agit de l'écouter et de la recevoir dans son cœur. Qu'est-ce donc que la poésie difficile ? Le difficile de la poésie, c'est d'être facile. Saint-Exupéry disait que nous aurions besoin de quelque chose d'aussi simple qu'une chanson villageoise du XV^e^ siècle ou qu'un chant grégorien. Il ne semblait plus possible d'en écrire. Brasillach l'a fait. » Et Jean Madiran cite la dernière page des *Poèmes de Fresnes*, qui est datée du 6 février 1945, et qui s'appelle *La mort en face* ([^72]) : « *Si j'en avais eu le loisir*, notait Brasillach quelques ins­tants avant son exécution, *j'aurais sans doute écrit le récit des journées que j'ai vécues dans la cellule des condamnés à mort de Fresnes, sous ce titre. On dit que la mort ni le soleil ne se regardent en face. J'ai essayé pourtant. Je n'ai rien d'un stoïcien, et c'est dur de s'arracher à ce qu'on aime. Mais j'ai essayé pourtant de ne pas laisser à ceux qui me voyaient ou pensaient à moi une image indigne.* 111:154 « *Les journées, les dernières surtout, ont été riches et pleines. Je n'avais plus beaucoup d'illusions, surtout depuis le jour où j'ai appris le rejet de mon pourvoi en cassation, rejet pourtant prévu. J'ai achevé le petit travail sur Chénier que j'avais com­mencé, j'ai encore écrit quelques poèmes. Une de mes nuits a été mauvaise, et le matin j'attendais. Mais les autres nuits, en­suite, j'ai dormi bien calmement. Les trois derniers soirs, j'ai relu le récit de la Passion, chaque soir, dans chacun des quatre Évangiles. Je priais beaucoup et c'est la prière, je le sais, qui me donnait un sommeil calme. Le matin, l'aumônier venait m'apporter la communion. Je pensais avec douceur à ceux que j'aimais, à tous ceux que j'avais rencontrés dans ma vie. Je pensais avec peine à leur peine. Mais j'essayais le plus pos­sible d*'ACCEPTER. » \*\*\* Tout de même, si la mort ressemble au soleil que l'on ne peut regarder en face, que dire de Robert Brasillach qui, durant ses dernières journées, après son jugement, n'en a jamais détourné les yeux ? Je n'aimerais pas être responsable de la mort de Robert Brasillach. Je n'aimerais pas tenter de fermer les oreilles à cette voix qui continue inlassablement de défer­ler sur nos nuits, avec des éclaboussements et des soupirs de vagues -- à cette voix d'un homme seul dont on sait qu'il ne pouvait mentir, puisqu'il voyait la mort en face pendant que nous dormions : *Je ne garde pour emporter* *Au-delà des terres humaines...* *Que ce qu'on ne peut m'enlever,* *Les années de tous mes bonheurs,* *La confiance de mes frères,* *Et la pensée de mon honneur* *Et le visage de ma mère.* \*\*\* Nous ne sommes pas obligés, quant à nous, de tout accepter Pour ma part, je n'accepte rien de ce qui me semble relever de l'injustice, du mensonge ou de la bêtise -- ou des trois lors­qu'ils sont ensemble, ce qui, depuis vingt ans, leur arrive com­munément. Je n'accepte pas les meurtres, fût-ce par pelotons français ou par Algérie algérienne interposés. Et je n'accep­terai jamais la mort de Robert Brasillach. Pour ma modeste part, je crois avoir fait un peu partout en France -- et à l'étranger -- ce qu'il fallait, ce qui relevait du moins de mes moyens pour empêcher les Juges de dormir. 112:154 Je maudis les refuseurs de grâce ! Et puis, dans le même temps, je sais que rien n'est plus beau qu'un poème, que rien n'est plus grand qu'un véritable chré­tien -- et je sais que Robert Brasillach était un poète chrétien. Alors pour en finir, je me contente un instant d'écouter cette voix qui s'élève. On ne peut la faire taire, car elle vient, elle aussi, du Mont des Oliviers où le captif parlait encore de « l'en­fant Espérance » à Notre-Seigneur Jésus-Christ : *Je remets, Seigneur, aux plis de sa robe* *La peine des miens, l'étreinte du cœur* *Que l'enfant me rende, à l'heure de l'aube,* *Le jour de la terre -- ou sinon, d'ailleurs.* Je me répète à mi-voix ces paroles de douceur et de paix, afin d'exorciser la colère, peut-être. En attendant que soit érigé -- dans un autre Royaume -- le seul vrai tribunal, où les Puissants et les Juges seront jugés. *A Bruxelles, mars 1971.* Michel de Saint Pierre. 113:154 ### Nouvelles oppositions en U. R. S. S. par Roland Gaucher IL Y A QUELQUES MOIS, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec deux jeunes gens, l'un Français, l'autre Belge, qui reve­naient de Moscou. Tous deux s'étaient rendus dans la capi­tale soviétique, à des dates différentes, non pas pour y faire du tourisme, mais dans le dessein d'y remplir une mission précise : intervenir dans un lieu public afin d'attirer l'attention et de l'opinion soviétique et de l'opinion mondiale sur les atteintes dont les libertés fondamentales sont l'objet en U.R.S.S. \*\*\* Vic Van Brantegem a vingt-sept ans. C'est un grand jeune hom­me barbu et souriant qui appartient à une association de jeu­nesse catholique flamande. Il s'est rendu à Moscou en janvier 1970, après que le compositeur soviétique Chostakovitch eut adressé « à tous les hommes de bonne volonté » une lettre ou­verte dans laquelle il leur demandait d'intervenir en faveur du compositeur grec Theodorakis, alors emprisonné. Vic Van Brantegem saisit cette balle au bond. Il adressa sa propre lettre ouverte à Chostakovitch. Il lui demandait de ne pas limiter son geste généreux au seul compositeur grec -- le­quel, faut-il le rappeler, est communiste -- mais de prendre aussi la défense d'écrivains ou d'opposants soviétiques, incarcé­rés, ou brimés pour leurs opinions, tels que Galanskov, Moroz, Grigorenko, etc. 114:154 Le jeune Flamand n'était pas assez naïf pour s'imaginer que Chostakovitch allait s'empresser de lui répondre, et que sa lettre aurait droit à une publication dans les colonnes de la PRAVDA ou des IZVESTIA. Aussi sa valise contenait-elle un mil­lier d'exemplaire sa lettre. Il était résolu à en faire une dis­tribution publique. #### *Un Français et un Belge manifestent...* Le 18 janvier, il était dans la salle du théâtre de l'Opérette, à Moscou, où l'on donnait *My Fair Lady*. Assis au balcon, il profita de l'obscurité pour s'attacher à l'aide d'une menotte à la balustrade centrale. Et quand revint la lumière de l'entr'acte, il commença à jeter dans la salle les exemplaires de sa lettre, tout en expliquant à haute voix, alternativement en français et en anglais, les raisons de son geste. Le Français Olivier Morize, membre du *Mouvement Jeune Révolution*, utilisa un peu plus tard la même technique d'inter­vention, en octobre 1970, au Goum (Grand Magasin) de Moscou. L'enchaînement oblige en effet la police à mettre un certain temps avant qu'elle puisse s'emparer du « coupable ». Et par ailleurs, cette technique, qui implique l'arrestation et écarte toute perspective d'action « à la sauvette », donne plus de poids à l'engagement pris. Morize et Van Brantegem affirment que dans chaque cas les gens se précipitèrent sur les feuilles qu'ils distribuaient. Van Brantegem ajoute que dans le dossier de l'instruction ouverte contre lui, le nombre de tracts indiqués comme ayant été récu­pérés par les miliciens au théâtre était bien inférieur à celui qu'il avait pu distribuer. Les Soviétiques sont en effet avides de toute publication non officielle. C'est sans doute pour limiter les « dégâts » que dans le cas de Morize l'intervention des miliciens fut extrêmement prompte. Donnons-lui la parole : -- « Je jette plusieurs centaines de tracts qui virevoltent dans tous les sens et je crie, en Russe : « Liberté pour Grigo­renko ! » A ce moment, derrière moi, des ordres fusent, que je ne comprends pas, et des hommes se précipitent sur moi. Je jette le reste de mes tracts en criant : « Je suis Français ? » et c'est l'arrestation, rapide, brutale, efficace. Ceinturé par plusieurs paires de bras, je suis happé, étiré, brutalisé. La menotte, à mon poignet, est ouverte à l'aide d'un trousseau de clés que les agents du K.G.B. gardaient sans doute avec soin sur eux depuis la manifestation d'Harold Bristol, en octobre 1969... 115:154 « En bas, au rez-de-chaussée, c'est l'opération de ratissage. La population, étonnée, surprise, est alignée contre les parois du magasin. On ramasse. On fouille. » ([^73]) Les miliciens entraînent Morize. Passé le moment de son arrestation, il ne s'attire de leur part aucune violence, à la différence de Bristol qui avait été passé à tabac. Morize a eu soin de faire coïncider son voyage avec celui de Pompidou, et les autorités soviétiques tiennent à éviter tout incident. L'inter­rogatoire est correct. Le policier qui mène l'enquête est cepen­dant stupéfait quand Morize lui répète avec insistance et avec une bonne connaissance de l'attitude à observer devant l'appareil, répressif, qu'il ne « désire pas répondre pour le moment, con­formément au droit soviétique de garde à vue » et qu'il « ne désire pas non plus donner les raisons de ce refus ». Quelques heures plus tard, son instructeur lui annonce qu'on va l'expulser, en raison des « excellentes relations existant entre son Gouvernement et le sien ». On le raccompagne à l'aérodrome avec une solide escorte. Les choses se sont passées différemment pour Van Brante­gem, dont l'action fut antérieure à celle de Morize. Il dut subir les épreuves de l'incarcération et d'un procès. Aussitôt après la distribution de sa lettre ouverte, il est conduit à la célèbre prison Lefortovo, où il reste pendant plus d'un mois. -- « J'ai été enfermé -- raconte-t-il -- dans une cellule d'environ 3,50 m sur 2 mètres. Je la partageais avec un étu­diant russe qui parlait un peu le français. La nourriture, servie deux fois par jour -- kacha, patates ou macaronis, thé -- était médiocre. Et le temps me paraissait long. » Van Brantegem n'a subi cependant aucun mauvais traite­ment physique, comme c'était le cas du vivant de Staline. De ce point de vue le régime a changé. L'épreuve la plus pénible, purement psychologique, tenait au sentiment d'être l'objet d'une surveillance constante. Environ toutes les deux minutes en effet, un gardien appliquait son œil au judas. L'interrogatoire, tel que le décrit Van Brantegem, n'a plus grand-chose de commun avec les terribles techniques d'écra­sement décrites par Weissberg ou London dans leurs récits ([^74]). Il n'en reste pas moins une épreuve difficile. L'accusé est étran­ger, seul, sans nouvelles de sa famille et de ses amis, ignorant la langue du pays où on l'a emprisonné, sans moyens de com­munication avec un avocat. Rien de comparable avec la situa­tion des révolutionnaires en mou de veau à la Geismar. 116:154 -- « *Mon juge d'instruction principal, raconte Van Brantegem, était une femme, Mme Akhmatova, âgée d'environ 45 ans. Au début, elle se montra avec moi presque maternelle. Mais cette douceur n'était qu'un masque. Elle se comporta en réalité en adversaire redoutable et rusé. *» Elle interrogea l'accusé à fond sur sa vie, ses parents, amis et relations, ses études, ses goûts, ainsi que sur les personnes qui l'avaient envoyé en U.R.S.S. Nous reconnaissons la méthode classique du bolchevisme, celle de la « bio » (biographie) qui s'efforce de ne laisser dans l'ombre aucun aspect de la vie du sujet interrogé. A diverses reprises, Akhmatova feignit de s'apitoyer sur le sort de l'interné. Attitude qui n'avait d'autre but que de faire ressortir la responsabilité des « chefs » qui lui avaient confié cette mission. -- Ils vous ont abandonné, dit-elle. Ils ne feront rien pour vous. Vous êtes seul. Personne ne parle de votre cas, ni en U.R.S.S., ni dans les pays capitalistes. Elle insista aussi fortement sur l'hostilité dont, selon elle, les citoyens soviétiques faisaient preuve à l'égard des étrangers qui intervenaient dans leurs affaires. Cependant, Van Brantegem tint bon. Un mois plus tard, il comparut en audience publique (c'est à cette occasion qu'il vit pour la première fois son avocat, qui lui conseilla naturelle­ment de plaider coupable) et fut condamné à un an de camp à régime sévère. La « bonne » Akhmatova avait réclamé trois ans (les juges soviétiques ont le droit de proposer une peine au tribunal) et le procureur deux ans. Heureusement pour Van Brantegem, la sentence ne fut pas appliquée. Aussitôt après la lecture du jugement, il fut expulsé. #### *Importance des interventions extérieures* Au cours de ces deux dernières années, une dizaine de cas semblables ont été enregistrés. Récemment encore, deux étu­diants ont été arrêtés. Le but de ces interventions extérieures est de soutenir l'opposition en Union Soviétique, principale­ment celle qu'expriment de jeunes intellectuels tels que Galanskov, Amalrik, Boukovsky, Guinzbourg, le fils de Yakir, le petit-fils de Litvinov, etc. qui, en diverses circonstances, sont apparus comme des opposants. Ces actes sont jusqu'ici en nombre limité. Ce sont des actes individuels, bien qu'il apparaisse qu'une volonté com­mune préside à leur exécution. Ils sont essentiellement non-violents. 117:154 Ils se réclament tous d'une liberté qui n'a pas les moyens de s'exprimer dans les conditions actuelles du régime soviétique. Ils portent témoignage, sous une forme concrète, de la volonté de solidarité qui anime les jeunes Européens à l'égard de leurs frères asservis dans les limites de l'Empire sovié­tique. Ils requièrent un réel esprit de sacrifice. (Il n'est pas acquis que les Soviétiques vous libéreront, dans un jour, dans un mois...) Enfin, ces actes ont été les premières opérations *offensives* ([^75]) ouvertement dirigées à partir d'une base étran­gère contre le système d'oppression qui fonctionne en U.R.S.S. Les dirigeants soviétiques ont été manifestement embarrassés par ces démonstrations publiques, qu'ils ne peuvent pas sanc­tionner en les versant dans la rubrique « espionnage ». Du temps de Staline, le problème aurait été vite réglé, par l'envoi des « délinquants » dans des camps de concentration d'où ils ne seraient pas sortis de si tôt. Au besoin même, ces jeunes manifestants en seraient venus, sous la pression impitoyable des interrogatoires, à avouer des crimes imaginaires qui auraient justifié leur exécution. Mais la coexistence pacifique pratiquée par les successeurs de feu Djougachvili, rend le recours à ces procédés à peu près impossible. Si la coexistence offre en effet aux bolcheviks de multiples facilités pour développer la subversion en Occident, elle a pour eux des points faibles. L'échange considérable de correspondance qui s'est établi avec les démocraties (sur le plan culturel, technique, scientifique, commercial) rend difficile, par exemple, la censure du courrier et des paquets dans les pays du Rideau de Fer, ce qui peut permettre l'introduction de matériel clandestin. De toute façon, l'Union Soviétique a intérêt, pour que le climat de la coexistence pacifique ne se détériore pas, à éviter ou à minimiser les incidents dans lesquels sont engagés des citoyens étrangers. Les actes accomplis par Morize, Van Brantegem et leurs courageux camarades, donnent l'exemple d'une utilisation intel­ligente de ces possibilités. A première vue, on peut objecter que de tels gestes sont sans portée véritable. Que pèsent quelques centaines de tracts distribués dans un magasin ou un théâtre, dont une partie est récupérée par les miliciens, alors que la presse et la TV sovié­tiques ne soufflent mot de ces manifestations ? Mais c'est là une analyse superficielle. Le moindre texte clandestin circule en U.R.S.S. de mains en mains, voire est reproduit à une vitesse dont nous n'avons pas idée. 118:154 Certes, les appels lancés par Brantegem ou Morize sont demeurés inconnus de la grande masse des citoyens. Mais ils ne peuvent échapper à l'attention de l'intelligentsia toujours à l'affût de pareilles nouvelles. Ainsi le secteur critique de l'opi­nion soviétique est touché, et c'est l'essentiel. Au reste, certaines publications clandestines d'Union Sovié­tique se sont empressées de faire état de ces démonstrations. #### *Le rôle des mass-media* Leur efficacité dépend toutefois dans une large mesure, non de l'écho enregistré en U.R.S.S., mais de leur impact sur l'opi­nion occidentale. Ceci n'est nullement un paradoxe. L'effi­cacité d'un raid mené (de l'intérieur ou de l'extérieur) dans une zone totalitaire est largement fonction de l'appui qu'il trouve en secteur démocratique. Plus l'opinion démocratique est émue, remuée, plus les dirigeants soviétiques, toujours très sensibles à toute campagne importante menée contre eux, se trouvent gênés. Plus leur opposition politique à son tour se sent encouragée et échappe à une pénible sensation de stérilité et d'étouffement. A notre époque, les *mass media*, si elles ne créent pas l'évé­nement, conditionnent dans une très large mesure son degré d'importance. A l'heure où nous écrivons ces lignes, il est pos­sible qu'une ville soviétique soit le théâtre d'une grève mobili­sant plusieurs milliers d'hommes, mais il est également possible que ce phénomène demeure entièrement ignoré non seulement de nous, mais de dizaines de millions d'hommes vivant en U.R.S.S. De ce fait, dans des secteurs entiers de l'opinion qui n'en ont pas eu connaissance, tout se passe comme si cette grève n'existait pas. Au contraire, l'action d'un seul individu peut avoir une grande efficacité si cette action est largement popularisée, grossie et exaltée par les *mass media*. Dans le cas de Morize, Brantegem et de leurs amis, les *mass media* d'Europe Occidentale, et singulièrement de France (TV, radios, grands organes de presse, maisons d'édition, ciné­ma, théâtre, chants, disques, bandes dessinées, etc.) ont été fort discrètes. Elles ont montré une indifférence qui est l'équi­valent chez nous de la récupération de tracts par les miliciens soviétiques ([^76]). 119:154 Rien là qui soit mystérieux : le clan progressiste est fortement implanté dans les grands organes d'infor­mation. Prêt à s'ouvrir à tout porte-parole des Viets ou des Palestiniens, prêt à faire sa place, toute sa place aux Régis Debray, Helder Camara et autres, il se ferme comme une huître devant toute démarche qui lui paraît relever de « l'anticom­munisme systématique ». L'écho de ces actes en Occident a donc été très faible. #### *L'opposition de la minorité juive* L'exemple contraire a été illustré par les entreprises des « sionistes » en direction de l'U.R.S.S. Les difficultés qu'éprou­vent les dirigeants du Kremlin avec la minorité ethnique juive installée en U.R.S.S. ne datent pas d'aujourd'hui ; elles se sont toutefois aggravées au cours de ces dernières années et se sont cristallisées sur un aspect précis : le droit à l'émigration (ou rapatriement) en Israël. Dans ce conflit, les juifs d'U.R.S.S. ont bénéficié d'un soutien, nettement accentué depuis quelque temps, de la Diaspora, et accordé sans réserve par l'État d'Israël. Ce double appui a donné une dimension importante à la cam­pagne en faveur des juifs d'U.R.S.S. qu'on empêche d'émigrer. Tout cela n'est pas allé sans tiraillements, ni divergences au sein de la Communauté juive de la Diaspora. Certains éléments, ceux de la jeunesse juive, ceux qui suivent aux États-Unis le rabbin Kahane, sont apparus nettement plus combatifs et n'ont pas hésité dans certains cas à recourir à des moyens extrêmes : manifestations violentes devant des bâtiments sovié­tiques à l'étranger, voire attentats contre ces locaux. Les résultats sont là : ils sont jusqu'ici positifs pour les juifs soviétiques. Le tournant de cette bataille a été le fameux procès de Leningrad, au cours duquel des juifs furent accusés d'avoir voulu s'emparer d'un avion pour fuir à l'étranger. Il est secon­daire de savoir si dans cette affaire il n'y eut pas provocation de la part du K.G.B. Un fait essentiel demeure : les protestations élevées par les juifs de l'extérieur, ralliant nombre d'éléments non juifs (dont tardivement Mgr Marty) arrachèrent la grâce des deux principaux accusés, condamnés à la peine de mort ; et elles stoppèrent vraisemblablement un nouveau procès. 120:154 A partir de ce succès, les juifs soviétiques s'enhardirent. Un certain nombre d'entre eux occupèrent une salle du Soviet de Moscou (manifestation inconcevable sous Staline, et même sous Krouchtchev). Les autorités ne réagirent que mollement. Elles ont, fait remarquable, autorisé un certain nombre de juifs (environ 3 000 depuis le début de l'année) à gagner Israël. Même si l'on considère que les juifs ne figurent pas tous comme tels dans le recensement officiel soviétique, leur nombre total n'excède pas quelques millions. Ils occupent toutefois une place assez importante, comparativement à leur nombre, dans le secteur de l'intelligentsia scientifique, technique ou litté­raire. Depuis Staline -- et ses successeurs n'ont guère changé à cet égard -- ils restent écartés en général des postes gouver­nementaux. Pour certaines fonctions, pour certaines profes­sions (l'armée, par exemple), ils sont l'objet d'un *numerus clau­sus* non avoué, mais guère douteux. Le pouvoir ne néglige pas de cultiver dans la population des sentiments antisémites, ce qui se manifeste de temps à autre sous forme de pamphlets ou de caricatures. Enfin, la religion juive, comme les autres, est soumise à un ensemble de brimades. Ainsi contenue et tenue en suspicion, mal vue sans doute de certaines nationalités (Ukrainiens, Lithuaniens, etc.) cette minorité même si elle dispose encore dans les milieux gouver­nementaux d'attaches que nous pouvons ignorer, paraît, à pre­mière vue \[lacune \] Seul le lui permet le très puissant soutien dont elle bénéficie à l'extérieur, soutien capable en très peu de temps de mobiliser l'opinion mondiale et de faire reculer ainsi le groupe dirigeant du Kremlin. #### *Les entreprises trotskistes* Parallèlement, et sans avoir la même ampleur ni profiter de la même publicité, un autre combat a pris une certaine extension au cours de ces dernières années : celui du trotskisme international, ou plutôt des trotskismes internationaux, ceux qui, en France par exemple, se réclament de Lambert, et c'est le cas de l'A.J.S. (Alliance des Jeunes pour le Socialisme) ou de Frank, comme la Ligue Communiste. L'action trotskiste s'est exercée jusqu'ici surtout dans les démocraties populaires, principalement dans les milieux étu­diants à Prague et à Varsovie. La capitale tchèque a d'ailleurs été, il y a quelque temps, le siège d'un procès où étaient jugés des trotskistes accusés d'avoir fomenté un complot. 121:154 Les trotskistes de l'A.J.S. semblent pour le moment s'être placés à la pointe de cette offensive. Dès l'été 1970, des cen­taines de militants trotskistes venus de divers pays d'Europe, et participant à la « campagne des pionniers », ont passé leurs vacances dans les pays de l'Est. Ils avaient pour consigne de nouer le maximum de contacts avec les jeunes communistes plus ou moins oppositionnels de ces pays. A cette occasion, un comité d'organisation des communistes à l'étranger a été constitué. Celui-ci a convoqué à la fin de dé­cembre 1970 une conférence des Étudiants de l'Est, qui ont décidé, entre autres, de créer un Bulletin d'Informations. Enfin, à Paris, s'est tenue les 30 et 31 janvier dernier, une nouvelle réunion internationale rassemblant des militants trotskistes de divers pays d'Europe occidentale, et selon Jeune Révolutionnaire du 26 mars 1971 (organe de l'A.J.S.) des étu­diants polonais, hongrois, yougoslaves et tchèques. Les trotskistes entendent contester aussi bien la bureaucratie stalinienne que la société « bourgeoise ». Ils se donnent pour objectif la réalisation des États-Unis Socialistes d'Europe, « mot d'ordre qui unifie la lutte contre l'impérialisme, la social-dé­mocratie et l'appareil stalinien. » Sur ces bases ils annoncent au grand rassemblement de Jeunes de l'Est et de l'Ouest pour cet été en Allemagne. Il faut faire dans ces entreprises la part du « bluff ». Il est vraisemblable que l'action trotskiste en U.R.S.S. reste des plus limitées. Ce serait cependant se comporter en novice igno­rant tout de la complexité qui régit l'action politique, que de tenir cette tentative trotskiste pour nulle ou très négligeable, sous ce prétexte que le marxisme serait en U.R.S.S. une idéo­logie morte, rejetée par la jeunesse russe. #### *Objectifs du réseau trotskiste* Sur ce que pense la jeunesse russe nos moyens d'information demeurent encore bien faibles. Il est vraisemblable toutefois que le marxisme d'État qu'on lui offre ne représente à ses yeux qu'un ensemble de préceptes conformistes. Mais l'action du trotskisme ne se situe pas, pour l'essentiel, à ce niveau. Le trotskisme est avant tout *un réseau international*. Il possède des ramifications multiples, et il n'est pas démontré que les moyens financiers lui fassent défaut. Partant de là, il n'est nullement interdit de penser qu'il ait pu ou qu'il puisse s'infiltrer dans certains organismes bureaucratiques en Union Soviétique. La terreur -- insensée ou sans commune mesure avec la réalité -- de Staline fut de voir Trotski et ses partisans en exil nouer des liens avec une partie de son entourage et tramer ainsi un complot de palais. D'où les terribles purges. 122:154 Staline est mort. Les purges de cette ampleur ont cessé. Dans un groupe dirigeant beaucoup moins monoli­thique que par le passé, l'action corrosive du trotskisme peut s'exercer et préparer certains changements. Quels changements ? Toute une partie de la classe dirigeante -- de l'intelligentsia scientifique, technique ou artistique -- se sent brimée par les « apparatchiki » (membres de « l'appareil ») de Brejnev. L'objectif véritable du trotskisme est de chercher à s'appuyer sur cette couche, en promettant de satisfaire ses as­pirations, afin de faire une révolution par en haut. Révolution n'est d'ailleurs pas le terme adéquat, parce qu'il ne saurait s'agir en aucun cas de bouleverser les structures du régime actuel, mais de les aménager. Un socialisme libertaire, à la tchèque ? Oui, sous cette réserve que la liberté reste le monopole de la caste « marxiste ». C'est-à-dire qu'elle offre un ensemble de garanties pour une li­berté d'expression telle que nous la voyons fonctionner à Nan­terre et à Vincennes, et plus restreinte encore, car l'exercice du pouvoir implique toujours des limites dont les nigauds de nos campus révolutionnaires n'ont pas à se soucier. Cependant, dans la mesure où les trotskistes contribuent par leurs critiques à saper les fondements de l'autorité en U.R.S.S., ils contribuent, quelles que soient leurs intentions, à seconder l'opposition véritable. Entièrement négatives ici, les entreprises gauchistes peuvent se révéler derrière le Rideau de Fer positi­ves. C'est un aspect de la lutte qu'on doit considérer froide­ment, sans se laisser égarer par des jugements affectifs qui faussent l'action politique. #### *La minorité juive en question* Les buts de guerre des « sionistes » apparaissent à la fois plus radicaux et moins clairs. J'appelle « sionistes », faute de mieux, tous ceux qui en U.R.S.S. ou dans les démocraties populaires entrent en conflit avec le régime en se réclamant ouvertement de leur qualité de juif. Les difficultés des bolche­viks avec les « sionistes » politiquement organisés en tant que tels ne datent pas d'aujourd'hui. Par ailleurs, la question juive a toujours été pour les bolcheviks un sujet épineux, puisque les polémiques de Lénine avec le « Bund » remontent au début du siècle. Lénine croyait qu'une fois la révolution faite l'antisémitisme s'éteindrait vite et que la question juive serait bientôt réglée. Les événements, comme sur bien d'autres points, l'ont démenti. Cinquante ans d'histoire soviétique ont mis en évidence la spécificité juive. 123:154 Il n'est pas douteux que la minorité nationale juive est l'objet de brimades et qu'elle tolère de plus en plus mal la condition qui lui est faite. Il est plus difficile de discerner ce que les juifs soviétiques revendiquent : d'émigrer et d'adopter la nationalité israélienne ? Ou bien d'obtenir toute facilité pour s'épanouir sur le territoire soviétique en tant que minorité ethnique, culturelle et religieuse ? Ou encore, qu'ils puissent avoir libre accès à cer­taines fonctions ? Peut-être les juifs soviétiques sont-ils très divi­sés sur ce point. Du moins nombre d'entre eux, même s'ils ne cherchent pas à émigrer, se sentent-ils rattachés à Israël. Et ce qui n'est pas douteux, c'est l'importance prise par ce problème, le malaise qu'il provoque en U.R.S.S. et la difficulté de le résoudre. A ce sujet, la revue « L'ARCHE » du 26 janvier dernier a publié un intéressant article d'Ettinger. Celui-ci estime qu'après cinquante ans de communisme, « le problème est le même qu'à l'époque des tsars ». Dans ses conclusions « pessimistes », Et­tinger souligne que les solutions théoriquement possibles pré­sentent de grandes difficultés tant pour les juifs que pour les autorités soviétiques : -- L'assimilation totale ? Elle se heurterait à l'hostilité de nombreux juifs. -- L'émigration totale ? Elle serait considérée comme un pri­vilège accordé à une minorité nationale. Elle viderait certains secteurs (sciences, économie) d'excellents éléments. Enfin, nom­bre de juifs ne tiennent pas à quitter la Russie. -- Une autonomie nationale juive ? (C'était en somme le programme du Bund) : les autorités peuvent-elles l'encourager sans être aussitôt accusées par les autres minorités (Ukrainiens, Géorgiens, Lettons, etc.) d'accorder un privilège ? (Et étendre ces mesures à l'ensemble des pays allogènes, c'est mettre fin à l'empire soviétique.) Mais néanmoins, le problème se pose avec acuité. « Les au­torités soviétiques -- conclut Ettinger -- vont se trouver obli­gées de trouver une solution à la question juive. Il semble qu'en définitive elles préféreraient permettre l'émigration des mili­tants juifs les plus conscients de leur nationalité. » Solution de compromis qui aurait l'avantage pour les diri­geants soviétiques de décapiter la minorité juive de ses cadres politiques les plus virulents. Mais on peut difficilement croire que les juifs restés en U.R.S.S. ne cherchent pas une améliora­tion de leur propre statut. C'est là, peut-être, où les trotskistes internationalistes et les « sionistes » peuvent rechercher, par accord tacite, l'aménage­ment de la situation en U.R.S.S., la libéralisation du régime plutôt qu'un bouleversement total, dont la plupart des juifs so­viétiques appréhendent sans doute les suites. 124:154 Car, comme l'écrit Ettinger « des troubles politiques ou sociaux violents pourraient se révéler catastrophiques pour le judaïsme russe ». On voit poindre la peur du pogrome. Et il appartiendrait aux autres forces d'opposition de tenter de dissiper ces craintes. Mais quels que soient les desseins finaux, la revendication « sioniste » dans la phase actuelle, nourrit elle aussi, une oppo­sition globale. Elle a porté, au cours des derniers mois, un coup sérieux au despotisme du système. #### *Opposition ou contestation* J'ai eu l'occasion il y a quelques semaines d'assister dans un cercle restreint à la projection d'images habilement grou­pées, montrant plusieurs aspects de l'opposition typiquement russe, celles des Bukovsky, Galankov, Grigorenko, etc. Ces images, souvent émouvantes, témoignent d'abord du renforce­ment des liens avec l'extérieur, car désormais un assez grand nombre de publications clandestines (bulletins, brochures, ou livres interdits) passent en Occident par divers canaux : tantôt par l'intermédiaire de la revue russe publiée à Francfort, POSSEV, qui est une émanation du N.T.S. (le mouvement des solidaristes russes créé au cours des années 30) ; tantôt même par des édi­teurs progressistes comme l'éditeur gauchiste italien FELTRINELLI qui fut le premier, je crois, à publier le DOCTEUR JIVAGO, le cé­lèbre ouvrage de Pasternak. Quand, en 1967, je publiai mon livre sur L'OPPOSITION EN U.R.S.S. ([^77]) certains critiques mirent en doute la réalité de cette opposition dont on ne parlait guère à l'époque. Ils croyaient qu'il fallait plutôt parler de contestation à l'intérieur même du système, c'est-à-dire d'une critique qui ne remettait pas en cause les fondements du régime. L'équivoque peut, certes, encore subsister. Un certain cou­rant de pensée réclame en effet des assouplissements, plus de tolérance, plus de libertés. C'est le cas, par exemple, du phy­sicien Sakharov, représentant typique des aspirations de l'in­telligentsia scientifique. Mais dans d'autres cas nous pouvons nous demander si les contestataires n'usent pas d'un simple stratagème. Pour avoir le droit de s'exprimer, ils doivent prendre certaines précautions. C'est ainsi que fréquemment les auteurs des libelles opposent les principes de la Constitution soviétique à une réalité qui les bafoue. Cette Constitution, les lecteurs de Madiran savent qu'elle forme un abominable système d'oppression ([^78]). Mais quel que soit son degré d'arbitraire, les dirigeants soviétiques ont été amenés souvent, pour exercer leur pouvoir, à la violer. 125:154 Quand les opposants invoquent cette constitution bolchevik, sont-ils encore des bolcheviks sincères ? La même question a d'ailleurs pu se poser en Tchécoslovaquie et en Pologne. Le Printemps tchèque, en particulier, a été souvent présenté par nos progressistes comme l'aurore d'un socialisme libertaire, et non comme une remise en cause fondamentale de la révolution dite marxiste. Je ne crois nullement à cette interprétation. L'opposition, -- les oppositions, serait-il plus juste de dire -- sont obligées de passer par certaines *phases tactiques*. Mais la revendication de liberté, en Tchécoslovaquie, en Hongrie (en 1956), en Polo­gne, en U.R.S.S., est trop profonde, est trop vigoureuse pour ne pas exiger, *au fond*, un rejet absolu de la théorie et de la pratique du système actuel. Si le doute peut subsister pour certains, pour d'autres il n'y a plus d'équivoque. Ils rejettent, dès maintenant, le mar­xisme. *Ils se référent aux valeurs chrétiennes* ([^79]). #### *Une organisation chrétienne clandestine* Ce phénomène a été parfois évoqué dans LE NOUVEL OBSER­VATEUR. Ne comptez pas trop sur le R.P. Wenger, ni sur LA CROIX, ni sur une homélie de Mgr Marty pour vous renseigner à ce sujet. Tout se passe comme si ces gens avaient honte de parler de la foi en U.R.S.S. Et ils doivent bien avoir honte, puisqu'ils se taisent. Cette opposition qui se réclame du christianisme ne s'est pas cantonnée dans une pure critique. Elle a débouché sur une orga­nisation clandestine, qui a fonctionné pendant trois ans (de 1964 à 1967). Ses dirigeants ont été jugés à huis-clos à Leningrad sous l'inculpation de « trahison », et de « complot » en vue de la prise du pouvoir. Cette organisation clandestine s'intitulait « L'Union Social-chrétienne pour la Libération du Peuple Russe ». Il n'en a pour ainsi dire pas été question en France. C'est pourquoi il est né­cessaire d'en dire quelques mots. 126:154 Ce mouvement était cloisonné par groupes de trois, selon les meilleures règles de la clandestinité. Ce qui lui permit assuré­ment de tenir pendant trois années, délai exceptionnellement long. Et comme le montrent ses statuts, publiés par la revue POSSEV, son programme était sans équivoque : « L'Union Social-chrétienne pour la Libération du Peuple Russe » est une organisation politique et militaire secrète qui se place au-dessus des partis. Elle a été fondée par des gens de même opinion pour libérer la patrie d'un régime tyrannique, totalitaire et établir *un ordre social chrétien. *» Ordre social chrétien : trois mots qui donneraient le frisson à nos évêques. Le programme se poursuit en ces termes : « La particularité du programme de l'Organisation consiste en une rupture complète et sans compromis avec toutes les va­riantes connues et concevables des idées, schémas, illusions communistes et social-démocrates... » Les auteurs du programme considèrent que la substitution d'un nouvel ordre à l'ordre marxiste ne peut être obtenue que par l'insurrection : « La libération des peuples du joug communiste ne peut être obtenue que grâce à la lutte armée. Pour parvenir à la victoire complète, le peuple doit disposer d'une armée clandestine de libération... » Enfin, les dirigeants de l'Union ont élaboré les grandes lignes d'un État Social-chrétien. Tout cela fera hausser les épaules à nos progressistes chré­tiens. Ils auraient cependant intérêt à méditer sur le cas des dirigeants de cette organisation. 29 d'entre eux furent jugés. 21 furent condamnés à des peines allant jusqu'à 15 ans d'internement dans des camps à régime sévère (les portraits de certains d'entre eux, dessinés par un de leurs co-détenus ont circulé en Occident). 18 accusés déte­naient des diplômes d'enseignement supérieur, 8 faisaient des études supérieures... Parmi eux, Ogourtzov, 30 ans, était un spécialiste ès-langues orientales, Vaguine, 30 ans, critique littéraire, Platonov, 27 ans, spécialiste des problèmes d'Extrême-Orient, Borodine, 30 ans, directeur d'école, Ivanov, 31 ans, critique d'art... La plupart de ces hommes avaient été élevés dans un milieu bolchevik et en avaient subi l'idéologie. 127:154 #### *Les raisons d'un silence* Pourquoi donc avons-nous tellement entendu parler du procès de Leningrad et jamais du procès de l'Union-Social-Chrétienne ? La réponse est simple : parce que dans le premier cas, le milieu juif extérieur à l'U.R.S.S. a pratiqué à l'égard de ses frères une solidarité sans réserve ; parce que le milieu chrétien occidental a fait défection. Les informations manquaient, dira-t-on. Peut-être en effet ce procès a-t-il été connu tardivement. Mais il n'en est plus de même aujourd'hui, et il est toujours possible de faire campagne pour les condamnés. Ce qui a surtout fait défaut, croyons-nous, c'est la volonté de se renseigner et celle d'exploiter ces renseignements. Or, le milieu catholique occidental n'est nullement dépourvu de mo­yens. Même si l'on estime peu justifié de prendre la défense des condamnés de l'Union-Social-Chrétienne, imaginez ce que pour­rait être en France une campagne de presse catholique sur les persécutions du christianisme en U.R.S.S. et sur sa vitalité, si elle était menée simultanément par LA CROIX, LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE, LA FRANCE CATHOLIQUE, LES ÉTUDES, etc., par les maisons d'édition catholique, et par les représentants, clercs ou laïcs, du catholicisme à la Radio ou à la T.V. Mais ces représentants sont ou des capitulards ou des déser­teurs. Par suite, une importante fraction de l'opposition politi­que en U.R.S.S. ne trouve pas à l'extérieur l'appui sur lequel elle devrait logiquement compter. Mais la défection va beaucoup plus loin. Faire dans un pays totalitaire une organisation clandestine qui se réclame des principes chrétiens, qui préconise la lutte armée, est un *acte politique*. La Hiérarchie peut estimer qu'elle n'a pas à s'engager pour soutenir une telle entreprise (elle pourrait du moins inter­venir pour réclamer la grâce des condamnés). Son silence devant les persécutions alors que seule la foi est en cause est, lui, injus­tifiable. Les choses vont-elles changer sur ce point ? Je crains que non. Le trouble atteint le cœur même de l'Église à Rome. Le voyage de Mgr Casaroli à l'Est ; la réception de Tito par Paul VI ; l'étouffement de la résolution adoptée à Manille, lors du passage du Pape, par plus de 100 évêques orientaux sur 140, texte qui condamnait formellement le « communisme athée » ; la visite en Italie du Métropolite de Leningrad, Nicodème, « œil » du K.G.B. (police soviétique) au sein de l'Église Orthodo­xe russe, et les contacts qu'il a noués ; 128:154 les manœuvres qui se des­sinent autour des catholiques ukrainiens de rite uniate ; les ru­meurs sur une possible « ouverture à gauche » du Vatican, au­tant de symptômes inquiétants que j'ai pu noter au cours d'un trop bref séjour à Rome. Mais ceci, bien que très angoissant, échappe au cadre de cet article. Roland Gaucher. 129:154 ### Blancs et Noirs aux U. S. A. par Thomas Molnar DANS CE QUI SUIT je raconterai une matinée passée l'autre semaine dans une localité typique à une centaine de km de New York. Cette histoire pourra jeter davan­tage de lumière sur la réalité du conflit entre Noirs et Blancs aux États-Unis que tous les livres écrits sur le sujet, et dont le nombre augmente d'une façon vertigineuse. Une liste non exhaustive en énumère cinq mille rien que dans les trois ou quatre dernières années. \*\*\* L'endroit s'appelle Amityville, nom ironique en l'occurrence car l'amitié entre les groupes raciaux ne semble pas être le sen­timent qui domine. « Suburb » prospère, il y a une quinzaine d'années encore, Amityville, située sur une baie de l'océan, était entourée de propriétés pas très grandes mais richement fournies, entretenues et servies par des domestiques noirs. Les impôts et les frais d'entretien obligèrent les propriétaires à vendre leurs villas et parcs ou bien à diviser les terres en petits lopins. Le personnel noir ne suivit pas les maîtres qui déménageaient mais s'installa plutôt dans les banlieues d'Amityville. Aujourd'hui la ville compte 70 % de blancs et 30 % de Noirs. \*\*\* L'intégration dans les écoles, intégration obligatoire et contre laquelle le Nord « libéral » prétend ne pas lutter (cela permet de reprocher aux « conservateurs » du Sud leur racisme et leur réaction) a depuis quelques années, rapproché les races -- mais uniquement dans les sept écoles secondaires que compte la ville. 130:154 Malgré les sourires prodigués, surtout par les Blancs, les races n'ont aucun contact social, excepté justement dans l'école, prétendument creuset de la démocratie et berceau de la société non-raciste de demain. \*\*\* Seulement voilà que depuis deux-trois ans la violence ne cesse d'augmenter dans ces « creusets » d'une harmonie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas préétablie ! La violence s'exerce strictement à sens unique : les jeunes Noirs attaquent leurs condisciples et leurs professeurs blancs ; lorsque ceux-ci se défendent, un cri s'élève dans la communauté noire, accusant les Blancs de fascisme, de génocide et d'autres gentillesses. D'autre part, le progressisme bien connu du système d'enseignement américain empêche les autorités, scolaires et autres, de prendre les mesures qui s'imposeraient, bien que l'autre automne un cor­don de policiers ait stationné devant les bâtiments scolaires afin de filtrer élèves et adultes cherchant à entrer. Mais c'était après une série d'incidents où le sang coulait, les couteaux s'ouvraient et les bombes explosaient. \*\*\* On n'est pas en démocratie pour rien : les autorités scolaires, en accord avec quelques parents, ont décidé d'organiser une réu­nion pour étudier en commun la thèse selon laquelle l'école, en tant que telle, doit, oui ou non, inculquer aux élèves une attitude « anti-raciste ». On a contacté une entreprise spécialisée dans l'équipement scolaire et l'étude de matériaux dits « éducation­nels », laquelle, à son tour, invita deux professeurs de New York, l'un blanc, l'autre noir, à venir s'expliquer sur le sujet devant un auditoire de quelques 400 personnes, la plupart des enseignants locaux, quelques parents et quelques élèves. C'était un lundi, excellente occasion de suspendre l'enseignement (le­quel, ces derniers temps, est plus souvent suspendu pour toutes sortes de raisons : grèves, violences, fêtes, cérémonies -- que pratiqué). On allait donc apprendre tout sur le problème des races et sur la solution. \*\*\* Après les politesses stéréotypées d'usage, le professeur à peau blanche exposa ses arguments *contre* l'utilisation de l'école comme centre d'endoctrinement. Comme c'était un monsieur d'origine européenne, il a critiqué d'abord le fétichisme « édu­cationnel » des Américains qui introduisent dans l'école, « lieu de démocratisation », tous les problèmes qu'il faut « résoudre », de sorte qu'il n'y a ni temps ni place pour l'instruction véritable. 131:154 Il prôna (sachant que c'était vain) le retour aux disciplines, à l'enseignement de la morale et de la religion, l'étude en profon­deur des problèmes mais, justement, pas ceux du jour qui ne pourraient qu'enflammer la démagogie déjà existante. Que les élèves, correctement instruits, décident d'eux-mêmes de la bonne et de la mauvaise attitude raciale, a-t-il conclu, mais cessons de faire de l'école un centre de dressage aux effets purement exté­rieurs. \*\*\* Le Noir commença par saluer les « frères » et les « sœurs » (de la même couleur que lui) de la salle. Puis il se lança dans une diatribe à la fois véhémente et pleine de clichés contre le racisme des Blancs, l'inhumanité du gouvernement, la cruauté de la société, la barbarie des syndicats, des patrons, des parents, des instituteurs, du président -- bref de toute l'Amérique sauf les 20 % de Noirs. (En vérité, 12 %, mais tant qu'on a la pa­role...) L'auditoire, *que la peur tenait à la gorge*, ne cessa pas de sourire et d'applaudir. On leur disait qu'ils étaient des salauds fieffés, des criminels racistes dont le déjeuner consistait chaque jour en petits enfants noirs, -- mais aucun signe d'indignation, que dis-je, de désapprobation ne se manifesta. Seul le profes­seur blanc chercha, non sans courage, à poser des questions précises à ses interlocuteurs noirs, à les confondre dans leurs con­tradictions, à mettre le doigt sur la performance ahurissante qu'ils donnaient. Rien à faire : une certaine hostilité l'entoura de la part des Blancs, peut-être parce qu'il dérangeait leur hypocri­sie peureuse et faisait se crisper certains sourires sur les lèvres. Quant à l'un des interlocuteurs noirs, on l'entendit après la réunion reprocher à trois élèves également noirs de ne pas avoir interrompu par des protestations le discours du professeur invité à représenter le point de vue impopulaire... \*\*\* Impopulaire ? Quelle plaisanterie ! *Après* comme *avant* l'as­semblée, plusieurs personnages de la communauté : instituteurs, parents d'élèves, et autres invités ont exprimé devant le profes­seur blanc *leur peur extrême*, et lui ont confié le secret tout nou­veau que dès la semaine suivante on allait distribuer parmi les enseignants (blancs) des flacons de matière chimique, sorte de neutralisant au cas où on leur jetterait au visage du vitriol. Les belles perspectives devant les enseignants... \*\*\* 132:154 Comble de tragi-comédie : les familles noires d'Amityville qui, à force de travailler et d'épargner, appartiennent maintenant à la bourgeoisie aisée, sont prises entre deux feux. D'un côté, leurs commerces et entreprises dépendent du bon vouloir de la clientèle noire, laquelle peut faire du chantage et les obliger à se montrer plus militantes. Ces familles sont surtout vulnérables par le fait que leurs enfants sont exposés au recrutement dans des groupes de voyous. Aussi cherchent-elles à les envoyer, dans la mesure du possible, dans des écoles privées, religieuses. Mais cela coûte de l'argent. Rien n'a été donc résolu au courant de cette matinée de prin­temps déjà assez chaud. Les Blancs savent que l'été sera encore plus « chaud », dans un sens plus désagréable. Ceux qui peuvent se le permettre déménagent vers les villes plus petites de la côte, à une vingtaine de kilomètres. Pourquoi ? Pour gagner deux-trois ans avant que les Noirs -- et les problèmes -- ne les sui­vent... Thomas Molnar. 133:154 ### Folies cléricales en Amérique latine par Jean-Marc Dufour SI L'ON DÉSIRE NE RIEN COMPRENDRE à ce qui se passe actuelle­ment en Amérique latine, la meilleure manière de procé­der est de s'en tenir à l'actualité et d'écarter comme inop­portunes les considérations historiques. C'est là un piège subtil que nous tend le progressisme ambiant. C'est un penchant au­quel on se laisse aller avec délices ; il flatte la paresse et donne l'impression de vivre des instants uniques dans l'histoire du monde -- ces derniers justifiant des solutions nouvelles, des solutions dont le plus grand mérite est justement la nouveauté, mais qui seules peuvent s'adapter à une situation « révolution­naire ». Il y a plus d'un siècle et demi, un écrivain sud-améri­cain avait parfaitement saisi tout ce que la révolution pouvait gagner à une ignorance généralisée de l'histoire. Simon Carreño Rodriguez -- qui se fit appeler Samuel Robinson, et que ses contemporains désignaient comme le « Socrate de Caracas » -- fut le compagnon et confident de Bolivar. Il lui exposa ses théo­ries : « Pour faire des Républiques il est nécessaire de créer des hommes *nouveaux *» disait-il ; il professait que le vrai moyen de créer ces « hommes nouveaux » était de les libérer du poids d'un passé écrasant, et que seule l'ignorance de ce passé pourrait y parvenir. C'était un précurseur de la révolution culturelle chi­noise. A chaque pas de l'histoire actuelle de l'Amérique latine on se heurte à des difficultés que l'on ne peut résoudre sans se réfé­rer à sa plus ancienne histoire. Lorsque Fidel Castro lance son appel à la guerre raciste dans la *Seconde Déclaration de La Havane*, il escompte la rébellion des masses indiennes, tenues en suspicion et maintenues en tutelle depuis la conquête espagnole. C'est là le principal reproche des auteurs de la « Légende Noi­re » qui mirent systématiquement en accusation les colonisa­teurs catholiques du Nouveau Monde. Or les faits sont exacts. Et l'Espagne et l'Église redoublèrent de prudence en face des vain­cus de la veille, allant jusqu'à douter de leur nature humaine. 134:154 C'est incompréhensible et odieux pour qui ne sait pas ce que rencontrèrent les premiers conquérants : Vingt-mille victimes humaines sacrifiées en quatre jours sur les autels de Tenochtit­lan en 1487 ; écorchements d'êtres humains dans les cultes de Xipetotec et de Tlazoltetl, chez les peuples des côtes atlantique et pacifique ; sacrifices humains chez les Mayas dont les victi­mes, en 1623, furent le frère franciscain P. Delgado et les cent hommes de son escorte. Sacrifices humains chez les Pijaos, habi­tants de ce qui est aujourd'hui la Colombie. Même chose chez leurs voisins de la vallée du Cauca, où l'on a trouvé, dans une seule localité, 680 tambours tendus de peau humaine. Même sa­crifices humains au Pérou, ou chez les Uitotos des Andes. La pratique de ces sacrifices humains est habituellement connue sans que soit soulignée, la plupart du temps, son extrême généralisation, pas plus que ne l'est le fait que les victimes étaient mangées par les assistants : un sacrifice de vingt mille êtres humains était suivi, ou accompagné, d'un gigantesque festin de cannibales. De même que notre « colonialisme » africain est né de la nécessité où se trouvaient les vaisseaux qui s'opposaient à la Traite des Noirs, d'avoir des ports où faire relâche, de même le « paternalisme » espagnol et la méfiance catholique trouvent leur origine dans le souci de supprimer des coutumes qui ne trouvent grâce qu'aux yeux d'ethnologues progressistes... #### Crise de l'Église et crise latino-américaine. Ce qui fait la difficulté de toute analyse de la situation de l'Église en Amérique latine, c'est que le phénomène est double -- d'une part, la mutation sud-américaine de la crise géné­rale de l'Église et de l'éruption progressiste qui en est la mani­festation la plus apparente ; -- d'autre part, la mutation pro­gressiste de caractères et de phénomènes traditionnels de l'Amé­rique latine et sa manifestation cléricale. Ces deux mutations sont concomitantes, elles s'interpénè­trent, et influent l'une sur l'autre ; il en résulte un magma de « caudillisme » et de culte de la personnalité, de progressisme et de « démagogie traditionnelle », d'aspirations réelles vers un monde meilleur et de marches forcées vers l'esclavage marxiste, dont le tri peut décourager les meilleures volontés. Ajoutons-y l'emphase oratoire, le culte des images éclatantes joint souvent au rejet de toute saine ironie, le goût du tragique et souvent le mépris de la vie humaine, et nous aurons une description appro­ximative de l'apparence extérieure du phénomène. 135:154 Les caractéristiques sud-américaines qui se rencontrent par­tout proviennent de l'apparition depuis le début de ce siècle au Chili comme en Argentine ou au Brésil, du même type de poli­ticien, celui que, sous d'autres cieux, un homme politique turc me décrivait comme « les orateurs » et que je nommerai plutôt « le démagogue traditionnel ». Au Chili, c'est le premier des Alessandri ; en Argentine Irrigoyen le radical, puis Péron ; au Brésil, Getulio Vargas ; et au­jourd'hui, à Cuba, Fidel Castro. Tous ces hommes ont en com­mun leur éloquence, le constant appel « aux masses » comme moyen d'action favori, leur mépris de la vérité et même de la réalité concrète ; leur sens et leur goût des effets dramatiques : La seule chose qui différencie Fidel Castro de ses congénères ne dépend pas de lui, mais de l'état actuel des forces mondiales, qui l'a conduit à rechercher l'alliance soviétique pour pouvoir se libérer des États-Unis, et permis à l'Union soviétique de jouer un jeu que jamais les gouvernants de Moscou n'auraient tenté sans les faiblesses mentales et les hésitations surprenantes des diffé­rents gouvernements américains. Ajoutons que la cohérence idéologique n'est pas le trait do­minant des « démagogues traditionnels », pas plus qu'elle n'est celui de leurs disciples. Plus exactement, les critères de cette cohérence ne sont pas ceux qui ont cours ici. Il en est d'ail­leurs ainsi dès que l'on quitte notre monde intellectuel et poli­tique. Un exemple tiré de l'Asie : les forces « antifascistes », qui ont pris le pouvoir un peu partout dans l'Asie du Sud-Est après la victoire des Alliés en 1945, se composaient essentielle­ment des collaborateurs des Japonais. Notre surprise les surpre­nait : pour eux il s'agissait de se débarrasser des tutelles colo­niales, il était donc normal qu'ils combattent aux côtés des Japonais dans un premier temps, puis du côté des « anti­fascistes » par la suite. Aussi, lorsqu'on s'étonne que Mgr Helder Camara, Arche­vêque de Recife, ait été nazi dans sa jeunesse, pour devenir ce qu'il est maintenant, on montre que l'on n'a pas saisi que Mgr Helder Camara n'a fait que suivre la trajectoire idéologique de Getulio Vargas, -- lequel, par anti-américanisme, passa de l'admiration des pays de l'Axe, à la sympathie pour l'Union Soviétique. #### L'Église d'Amérique Latine et la politique. En Amérique Latine, l'Église est entrée en politique. Les textes qui nous parviennent de ce continent ne laissent aucun doute sur ce point. 136:154 « Il faudrait susciter des vocations politiques vraies pour susciter des groupes résolus à tenter la prise du pouvoir, écrit le P. Joseph Comblin dans sa *Note pour le document de base préparatoire à la deuxième Conférence du Celam*, Recife, 1965. Il est nécessaire d'étudier (...) la science du pouvoir et l'art de sa conquête. Il sera nécessaire de contracter des alliances, d'entrer dans des compromissions. » Voilà qui a, du moins, le mérite de la franchise ; il n'en est pas toujours de même, on le verra. Cette entrée de l'Église dans la politique a été accélérée et orientée par deux événements : le Concile Vatican II, et le congrès du Celam à Medellin. Ici je suis obligé d'ouvrir une courte parenthèse pour préciser ce que je veux dire. Que l'on me comprenne bien : je ne dis pas que le Concile Vatican II a abouti à des résolutions favorables au progressisme. Je ne suis pas expert en la matière, et, dans mon for intérieur, je ne le crois pas. Mais, ce dont je suis certain c'est que les mêmes textes ont été, en Amérique latine comme partout ailleurs, -- peut-être plus que partout ailleurs -- sollicités, tronqués, élagués, et que l'image présentée à la masse des fidèles la conduit à penser que le Concile a ouvert la porte à la marxisation du monde chrétien. En grande partie, et là on rejoint la Conférence de Medel­lin, à cause du vocabulaire employé. Dans le cas de cette confé­rence, une réaction s'est produite : les évêques ont dit, en retard de deux ans, que les mots qu'ils employaient n'avaient pas le sens qu'on leur accorde couramment, et surtout qu'ils n'avaient pas le sens qu'on leur avait attribué par la suite. Nous attendons encore l'autorité ecclésiastique qui fera la même déclaration au sujet de Vatican II. Nous citerons ici le livre d'Hector Borrat, écrivain uruguayen, peu suspect d'antipathie pour les courants réactionnaires, publié sous le titre *La Croix au Sud* (éditions du Cerf) « Du discrédit des institutions catholiques, on passe tout naturellement au discrédit de l'institution Église. Ou comme ils préfèrent dire, de « l'Église-Institution ». Cette critique trouve sa base dans l'une des expressions favorites de Vatican II : le Peuple de Dieu. Semblable appellation de l'Église autoriserait une dichotomie interne. Une chose est l'Église-institution diront les révolutionnaires ; autre chose l'Église-Peuple de Dieu. L'institution inhibe, châtre l'action révolutionnaire ; le Peuple de Dieu l'exige au contraire pour la conduire à sa pleine réa­lisation. » Et Hector Borrat, après avoir constaté que cette dichotomie « ne trouve pas d'appui réel dans les textes conciliaires », ne peut qu'ajouter : « la rigueur théologique n'est pas le point fort de ces chrétiens ». 137:154 Quant à la Conférence de Medellin elle estampilla (entre autres !) comme de bonne souche chrétienne le mot et le concept de « libération ». J'ai déjà dit que, deux ans passés, certains évêques se rendirent compte de l'usage que l'on faisait du mot dans les milieux d'extrême gauche. Ils protestèrent ; mais, en vertu de l'éternel principe de « l'agit-prop » selon lequel « une méchante affirmation veut mieux que le meilleur des démentis », le mot et la chose firent partie, depuis Medel­lin, de l'arsenal du progressisme chrétien. Le résultat de tant de sottises, -- parce qu'enfin il fallait être d'une épaisseur aussi somptueusement archiépiscopalienne que celle de Mgr de Santiago (Chili) pour ne pas comprendre, à la première lecture, tout le parti qui serait tiré de semblables incontinences verbales -- le résultat donc est parfaitement analysé par Hector Borrat, à propos de l'accueil réservé en Amérique Latine à l'Encyclique *Humanæ vitæ*. Il commence par citer Mgr Partelli, -- argentin -- et nous extrayons le passage suivant de cette citation : « Le cas d'*Humanæ vitæ* offre un exemple clair de cette vision partielle. Les Églises du Nord -- (lisez États-Unis) -- ne virent dans l'encyclique que le problème de l'époux et de l'épouse, le problème domestique ; les Églises du Tiers-Monde, en revanche, ont su voir plus loin ; dans la parole du pape, elles ont écouté la voix de l'Église entière qui se dressait pour défendre la vie de ses peuples assujettis à une planification familiale imposée de l'extérieur. » Et Hector Borrat commente : « En d'autres termes : en ce qui concerne *Humanæ vitæ*, l'apport latino-américain fut celui d'une lecture *politique* ([^80]) en contraste avec cette autre lecture purement « privée » à laquelle s'adonnaient ses critiques du Nord. On pourrait dire que cette lecture politique donne le ton au catholicisme latino­américain actuel. » Je ne puis résister au plaisir de citer la suite : « Quand je dis politique, je ne me réfère en aucune façon à quelque prétention de convertir l'Église en parti ou mouve­ment politique ou de l'ériger en une sorte de néo-chrétienté de gauche. Je vise la juste prise de conscience des implications politiques inévitables du message sauveur, en tant qu'il est annonce publique, et qu'il conteste et juge la situation actuelle *en proclamant une souveraineté qui n'admet aucune transaction avec les maîtres de cette Amérique spoliée, assujettie, occu­pée*. » ([^81]) 138:154 Cette politisation de l'Église d'Amérique latine obéit-elle au moins à quelques principes nettement établis ? Face aux problèmes qui se posent, les évêques rassemblés à Medellin, par exemple, offrent-ils quelques directives simples qui délimi­teraient l'action licite des catholiques ? Même pas. Le « Mes­sage séculier » publié après cette réunion est un triste exemple d'incapacité doctrinale : « Notre apport ne prétend pas rivaliser avec les essais de solution que préconisent d'autres organismes nationaux, latino-américains et mondiaux. Encore moins les rejetons-nous ou les ignorons-nous. Notre propos est d'encourager les efforts, d'accé­lérer les réalisations, d'approfondir leur contenu, de pénétrer tout le processus de changement des valeurs évangéliques. Nous voudrions offrir la collaboration des chrétiens, pressés par leurs responsabilités baptismales et par la gravité du mo­ment. C'est de nous qu'il dépend de manifester la force de l'Évangile qui est puissance de Dieu. *Nous n'avons pas de solu­tions techniques ni de remèdes infaillibles. *» Cet aveu permet tout. #### Le cas du clergé "d'avant garde" au Brésil. Avec le Brésil on quitte les sommets élevés de la théorie pour descendre « sur le tas », comme disent les brillants pen­seurs de la gauche. Un guide, pour ce chemin : M. François de Combret ([^82]), ancien élève de l'E.N.A., diplômé des Sciences Politiques, auditeur à la Cour des Comptes, vaguement castriste ou maoïste sur les bords. M. de Combret ironise sur ce « nanti » qui habite une belle villa face à la demeure de Mgr Helder Camara, et qui « doit juger ce voisinage désagréable ». M. de Combret, qui habite le quartier prolétarien de la Place Pereire, si j'en crois l'an­nuaire du téléphone, est fort bien placé pour en juger. 139:154 F. de Combret est donc allé au Brésil et a rencontré toute une série de prêtres et de membres de la hiérarchie ecclésias­tique, dont il rapporte les propos. Nous ne suivrons pas exac­tement l'ordre de sa présentation et commencerons par les simples prêtres pour terminer par les deux évêques : Mgr Helder Camara et Mgr Fragoso. Que font -- entre autres -- ces prêtres ? Ils enseignent à lire aux adultes analphabètes. C'est là, en principe, une bonne chose. Si, demain, l'un d'entre eux est expulsé, la presse fran­çaise se déchaînera : « Les militaires brésiliens ne veulent pas que le peuple sache lire : le Père X..., qui alphabétisait les adultes est expulsé ! » Regardons d'un peu près, car l'opéra­tion est fine. En vrai, il ne s'agit pas seulement d'alphabétiser, mais de « conscientiser » selon les méthodes de Paolo Freire -- réfugié au Chili bien avant la victoire de Salvador Allende -- et qu'en­courageait Miguel Arraes, gouverneur de Pernambouc, en séjour aujourd'hui dans ce délicat refuge d'intellectuels qui se nomme Alger. Mais écoutons le Père en question : « Par exemple, prenez une phrase bien simple : ma maison est faite de boue séchée. Il s'agit de donner à l'explication de chaque mot tiré de cette phrase une charge affective de façon à le graver dans les mémoires ; ce n'est pas une alphabétisation gratuite, détachée de la réalité, opium du peuple à sa façon. C'est une « conscientisation » en même temps. Leur montrer que savoir lire et écrire constitue le début de l'action : -- Regarde comment s'écrit maison : mai-son. Mai, c'est le début du mot maître, tu vois. Et comment est la maison du maître ? -- Elle est en pierre, elle est en ciment. -- Et pourquoi ta maison est-elle de boue séchée, alors ? -- Parce que je n'ai pas d'argent. -- Et pourquoi n'as-tu pas d'argent ? Et ainsi de suite. » Sautons à l'autre bout du Brésil ; M. de Combret visite avec un curé brésilien « une petite librairie qu'il me dit être celle de la jeunesse ouvrière chrétienne. Il me montre des ou­vrages de Marx, Lénine... et de Dom Helder Camara : -- Voilà ce que l'on vend le plus », dit-il. Puis il prend une Bible et dit en souriant, parce qu'il n'est pas homme à rire : « On vend aussi quelques Bibles. » Lorsqu'on lit, ensuite, ces paroles du Père G. : « pour le gouvernement n'est-ce pas, « conscientiser » c'est « commu­niser », on se dit que ce gouvernement-là n'est pas si sot qu'on veut bien nous le faire croire. 140:154 Quittons les curés et passons aux évêques. Mgr Fragoso, Évêque de Crateus, expose à son visiteur son « idée simple » : « L'Évangile doit être vécu avant d'être appris ». Ce qui me paraît assez surprenant : comment peut-on vivre ce que l'on ne connaît pas ? Continuons néanmoins : « Si les paysans travaillent ensemble, s'unissent et s'en­traident, s'ils acquièrent le sens de la solidarité, ils vont s'aper­cevoir que ce qu'ils croient être une fatalité n'est qu'injustice ou défaut d'organisation ; ils vont perdre leur religiosité pas­sive en vivant l'Évangile. Après, seulement, je leur parlerai de Dieu. » Après cet exposé assez sommaire, F. de Combret pose une question : et si, au cours de cette transformation religieuse ces hommes perdent la Foi ? Voici la réponse de l'évêque : « C'est un risque et j'en suis conscient. Mais, voyez-vous, mon travail peut déboucher sur trois sortes de résultats. Ne rien changer à la situation actuelle : je considérerais alors que j'ai failli à ma mission. Le second : *conscientiser* les paysans en transformant leur foi, c'est la réussite. Le troisième : *conscien­tiser* les paysans mais leur faire perdre la foi : ça n'aurait été qu'un demi-succès. » (page 154) Il n'y aurait rien à ajouter à cela, tout ayant été dit par cet évêque qui envisage de « faire perdre la foi » à ses fidèles mais considère que, s'il les a conduit à travailler en commun, ce serait « un demi-succès », s'il n'y avait le personnage de Dom Helder Camara. Dom Helder Camara est un des artisans de la « conscienti­sation » dont nous venons de parler. Il est, dit-il, opposé à la violence ; et d'énumérer les diverses formes de violences qui existent au Brésil. D'abord « le colonialisme interne », le fait qu'il y ait des riches et des pauvres, des très riches et des très pauvres. C'est là une pensée émouvante mais une vue un peu simpliste : la répartition des gros revenus à l'ensemble de la population ne changeant pratiquement rien, ou peu, à la situation du plus grand nombre. Ensuite, le néo-colonialisme externe : en gros, l'attitude économique des États-Unis, mais aussi, ce qui est neuf, du Marché Commun. Enfin, la violence gouvernementale, car le gouvernement a partie liée avec les riches et les étrangers. Quand on fait le bilan, on est bien obligé de constater que l'analyse de l'évêque de Recife pourrait être signée par un rédacteur de *L'Humanité*. Quant à l'autre violence, celle du terrorisme urbain et des guérilleros, pour celle-ci, Dom Helder Camara déborde d'indul­gence : « Je respecte les vrais guérilleros, pas ceux des salons, n'est-ce pas, les vrais, ceux qui mettent leur vie en péril pour le triomphe de la justice. » Voilà qui est bien dit. Évidemment, l'évêque de Recife ne s'est jamais demandé si la victoire des guérillas n'entraînerait pas l'apparition d'une violence pire, et d'une oppression plus insupportable que celle d'aujourd'hui. Il n'a entendu parler ni de Budapest, ni de Prague, ni des tor­tures de La Cabana, à La Havane. Il poursuit : 141:154 « En outre, quand un monsieur est assis dans un fauteuil et refuse de céder sa place, il faut bien l'aider un peu, n'est-ce pas ? » #### L'Argentine et le mouvement "Tercer Mundo". Au Brésil, les partisans de Dom Helder Camara sont encore une minorité : trente évêques sur près de trois cents, à ce qu'il dit lui-même. En Argentine, il en va de même : les « curés rebelles » du groupe *Tercer Mundo* ne forment qu'une fraction minime, mais non négligeable du clergé. Ce n'est pas gratui­tement que nous rapprochons ces deux groupes : un évêque argentin s'étonnait, au moment des émeutes de Cordoba, que les prêtres de *Tercer Mundo* passent leur temps à se référer à Mgr Helder Camara, et ne parlent jamais de l'évêque dont ils dépendaient. En Colombie, c'est la même chose. Dans toute l'Amérique latine, l'Archevêque de Recife est le point de réfé­rence, l'homme à partir duquel se font les clivages : à sa droite les élus progressistes, à sa gauche les retardataires, ou pour reprendre leur propre classification : à droite, les « post­conciliaires » ; à gauche, le troupeau des réprouvés retarda­taires. Je vais essayer de résumer quelques thèmes majeurs de la propagande de ces «* Catholiques post-conciliaires en Argen­tine *», tels qu'ils sont exposés dans le livre qu'Alejandro Mayol, Noberto Habegger et Arturo Armada ont publié à leur gloire aux éditions *Galerma* de Buenos Aires. D'abord, la condamnation de l'Église issue du Concile de Trente, condamnation de « Notre Sainte Mère » l'Église qui ne permet pas à l'homme « de choisir ». « La liberté, cette qualité dangereuse de l'homme ou du groupe, qui peut con­duire à la géhenne du feu éternel, se voit châtrée par la Sainte Mère et perd son caractère menaçant. » « La Sainte Mère a châtré ses fils et l'on ne peut annoncer l'Évangile d'une voix de fausset. » La conception même de Dieu ne peut satisfaire ces nova­teurs. Un Dieu qui est « le Très Haut », dont l'être surpasse l'être du monde, qui correspond à « l'image d'un univers poli­tique basiquement (sic) impérial et monarchique », ne peut plus subsister à notre époque : 142:154 « Le Dieu « en haut et en dehors » sauva sa transcendance et maintint la distinction Dieu-monde, mais aujourd'hui nous pouvons nous demander si le dualisme statique qui fut sa consé­quence logique ne déforme pas ses relations avec un monde qui, depuis peu de siècles, a découvert existentiellement le temps et le mouvement. » L'Église ne trouve pas grâce non plus. Jusqu'au pontificat de Jean XXIII, elle était « une tête monstrueuse et un corps rachi­tique, maintenu soigneusement en enfance, où les critères de salut personnel primaient ceux de la libération du monde. » Après quoi vint « Le Concile ». « La consigne de l'Église fut de se tourner vers le monde, mais la masse et l'élan acquis les poussait à poursuivre le chemin habituel. C'était comme sortir d'un coup à l'air libre après avoir vécu quatre siècles dans une caverne. Tout le système de perception des formes et de la lumière, accoutumé à l'obscurité, ne pouvait s'adapter à la nouvelle ambiance. » Alors, dans la Hiérarchie, on trouve « les bons » qui acceptent le défi, et les méchants qui ne peuvent résister au besoin de retrouver leur confort et la protection de la bureaucratie et se précipitent à nouveau dans la caverne. « Dans ce cas, les prêtres et le peuple devront intervenir pour les traîner dehors, les obliger à regarder alentour et assu­mer le destin historique de l'Église et la fidélité à Dieu qui habite à l'air libre, où l'homme souffre et meurt, et non dans les caves. » Le peuple, -- qui n'est même pas désigné sous le vocable de « peuple de Dieu », mais comme « le peuple » tout court -- doit intervenir constamment dans la vie de l'Église, car « la présence du peuple dans le conflit compense tout le despotisme séculaire de la période tridentine » ; il doit même dicter la théologie et définir le dogme : « Le peuple dans la rue, prenant les églises d'assaut, nous rappelle joyeusement le passé médiéval, lorsque les dogmes et les décisions des Conciles se discutaient sur la voie publique et que le peuple les assumait comme siennes. Viennent les époques où la théologie ne sera plus uniquement le patrimoine de cercles fermés d'étude et de recherche. La théologie, ce sera d'abord le peuple qui l'écrira par ses propres attitudes et, après, elle sera pensée et interprétée par les théologiens. » Ce peuple qui est le suprême recours des révolutionnaires catholiques d'Argentine, ils vont le rechercher dans deux direc­tions : le péronisme et le communisme. Critiquant les « démo­crates chrétiens » traditionnels, le principal reproche que nos auteurs trouvent à leur faire c'est qu'ils « sont incapables d'assu­mer l'irigoyenisme et l'expérience populaire justicialiste. La défense des « partis d'idées » (et le mépris de la politique créole et du caudillisme) implique la négation de la réalité existentielle d'un peuple, qui exprime dans ses luttes des expé­riences vitales, profondément légitimes et uniques, qui donnent un sens à l'histoire ». 143:154 Toute cette belle littérature s'accompagne, selon les diri­geants même de la Jeunesse Universitaire Chrétienne, d'une radicalisation des militants -- ce qui ne les émeut guère -- et d'un éloignement des pratiques chrétiennes. « Logiquement le processus de radicalisation ne s'arrête pas. Le marxisme se présente comme le but initial du mouvement d'ouverture et de dialogue. » Dialogue, avec qui ? Avec les communistes bien entendu. Dès 1965, les premières rencontres se produisent au grand am­phithéâtre de la Faculté de Philosophie et de Lettres de l'Uni­versité de Buenos Aires. Timidement, il faut bien le dire. Mais, bientôt, cela ne suffit plus ; il faut en arriver au « changement personnel », devenir un révolutionnaire authentique : « Le changement personnel ne peut s'obtenir que par la « praxis » et le travail en commun avec d'autres hommes. (...) Seule la socialisation des relations (qui engage la totalité de l'être) permet de découvrir ensemble le sens de l'histoire et, par conséquent, d'être fidèles à l'Évangile. » #### De nouveau la Colombie. J'ai déjà parlé à plusieurs reprises de la Colombie, du mou­vement de Golconda, et de Camilo Torres, curé (réduit à l'état laïque), tué dans les rangs des maquisards alors qu'il allait achever un militaire blessé. Un autre « curé rebelle » lui a succédé : le P. Lain, religieux espagnol, commande aujour­d'hui, s'il faut en croire la presse de Bogota, un maquis révolu­tionnaire. Ce n'est pas sur l'activité des prêtres révolutionnaires que je voudrais insister, mais sur une manifestation qui s'est déroulée au plein cœur de Bogota. Le mieux est de traduire l'article que le *Tiempo* lui a consacré. « En matière de sabotage, dans ce pays, tout paraissait être prévu, sauf celui de la consécration de deux Évêques dans la Cathédrale. (...) « L'administrateur apostolique de Bogota, Mgr Anibal Muñoz Duque consacrait hier comme évêques auxiliaires deux membres du clergé parvenus à la plénitude sacerdotale : Alfonso Lopez Trujillo et Ruben Buitrago Trujillo. « Tout était prévu pour la simple mais imposante cérémonie de la Cathédrale, qui devait se dérouler à onze heures du matin, sauf que quatre groupes de manifestants, de 40 à 50 personnes chacun, essayèrent de « prendre » la cathédrale pour empêcher la cérémonie et délibérer sur le bien-fondé du choix des évêques. 144:154 « Il s'agissait des mouvements : «* Pour une Église rénovée et engagée *», «* Révolutionnaires Chrétiens *», «* Laïques présents *», et «* Chrétiens progressistes *». « Leurs représentants, avec pancartes et tracts, manifes­tèrent quelques minutes avant onze heures du matin et firent connaître leur opinion selon laquelle on ne devait pas choisir de pasteurs de l'Église sans les consulter publiquement. « Dans la Cathédrale, se trouvait un groupe passif de fidèles, habitués de ces sortes de cérémonies : Grand et Petit Sémi­naires, évêques, prêtres, religieuses, collèges et familles des consacrés. « La surprise fut grande lorsque commencèrent à circuler des tracts critiquant la manière dont les futurs évêques avaient été choisis, leur manque de qualification et le peu de part qu'ils prenaient aux souffrances du peuple colombien. « Pourquoi ces laïques, jeunes universitaires, membres de professions libérales et ouvrières protestaient-ils ? Parce que le Laïcat, d'après les décrets du Concile Vatican II et du Celam, a le droit et l'obligation de participer au choix de ses pasteurs, les évêques. « Devant le désordre et comme la cérémonie était sur le point de commencer, la police fit son apparition (personne ne sut qui l'avait appelée) qui tenta de disperser par la force les manifestants qui faisaient leur entrée dans la Cathédrale. « Un monseigneur se détacha de la multitude. Son attitude sereine calma les esprits, il exprimait une idée nouvelle dans notre milieu : « S'ils veulent protester, s'ils veulent entrer, laissez-les faire, mais je ne permets pas que la police entre dans la Cathédrale. » Il s'agissait de Mgr Eduardo Pirnio, haute autorité du Celam à Bogota. J'arrête ici la citation. Tout y est. L'opération de commando, organisée par un petit, un minuscule groupe d'organisations progressistes (elles se sont mises à quatre pour réunir deux cents manifestants) ; la « passivité » des « habitués de ces sortes de cérémonie » ; les références obligatoires à Vatican II et au Celam (vraie ou fausses cela n'a pas d'importance dans la pratique) ; enfin l'intervention de la haute autorité qui per­met tout, sauf l'intervention de la police. Si Mgr Eduardo Pirnio est pendu un jour par des manifes­tants, qu'il ne s'étonne pas si la police de Bogota est trop occu­pée, ce jour-là justement, à régler la circulation, pour aller couper la corde. Jean-Marc Dufour. 145:154 ### Le cours des choses par Jacques Perret MALGRÉ SON PATRONYME CINGLANT, M. Flacelière ne fouet­tait pas ses élèves. Comme tous les représentants de l'autorité, l'ex-directeur de l'École Normale avait exercé son magistère dans un esprit compréhensif, dialoguif, coopératif et concessif. C'est ainsi qu'avec beaucoup de sollicitude il présidait la bouillonnante évolution d'une jeunesse privilégiée, quand soudain le feu se déclara. Tuiles sur la tête, fumée dans les yeux et projection d'apostrophes en pleine figure. Courroucé par les propos intolérables d'un authentique normalien vraisemblablement enivré de slogans libérateurs et de quelque whisky dérobé à l'intendance, le directeur, trahi par ses nerfs, balance une tape sur la joue de l'excité. Scandale de la main. Horrifié de son geste et nul glaive ne se trouvant à portée de sa main gauche il n'aura pas la satisfaction de se tran­cher la dextre. Il n'a pu que s'incliner devant sa victime et lui exprimer ses regrets. Regrets immédiatement portés à la con­naissance de la nation par voie radiophonique. \*\*\* Car la RTF était là. La présence de la RTF aiguillonne les artistes. Tout ce petit monde est devenu un peu cabotin. C'est qu'il y a des caméras et des micros partout, rue d'Ulm et dans la Sierra, l'univers vous regarde et vous écoute, étudiants, mi­nistres, commerçants, philosophes, parfumeurs, gens de lettres, quidams et théologiens. Notons aussi que chez nous, l'histrio­nisme a toujours contribué au charme des révolutions. Il sem­blerait qu'un État moderne fût géré comme une entreprise de spectacle où il ne s'agirait que de maintenir une proportion rentable entre ceux qui se font voir et ceux qui demandent à voir en attendant de se faire voir. 146:154 Ainsi le monde et son train tournent-ils en studio de telle sorte qu'il se regarde faire et s'écoute parler en croisant les jambes dans son fauteuil culturel. Tout est filmé, enregistré, programmé. Le jugement dernier nous sera donc présenté en couleurs par M. Sabbagh et ce sera bouleversant, comme si on y était. M. Cassius Clay embouchera la trompette, on verra même les esquimaux nous éclater dans la bouche. \*\*\* A l'issu de ses tribulations M. Facelière a pris la parole pour stigmatiser. En tant qu'homme de gauche il a stigmatisé la vio­lence des gauchistes. Pour notre édification il les a stigmatisés selon la méthode historique enseignée à l'École, je cite : Ce sont des fascistes de gauche. Ils n'utilisent pas des armes à feu, mais à part cela, ils ont les mêmes méthodes, d'abord par l'intoxication, puis par la violence, et enfin par l'usage des cocktails Molotov... Il est regrettable qu'un si haut fonctionnaire de l'Éducation nationale en soit réduit à nous instruire de ces vérités élé­mentaires. A savoir que l'usage politique des armes à feu nous fut révélé par Franco, que l'intoxication est un produit de la Grèce des colonels, que la violence a été engendrée par le géné­ral Boulanger et que le cocktail Molotov, comme son nom l'in­dique, est une invention de Mussolini. \*\*\* Un archicube notable et prud'homme s'il en fut et dont j'ai oublié le nom, a déclaré que ces manifestations n'étaient pas en harmonie avec l'esprit de l'École. Il a bien voulu nous révéler que l'esprit en question s'est toujours défini par « la laïcité et le respect des autres », comme le plus beau jour de la vie se définit par le sabre. Peu après, en termes plus châtiés, M. Ca­pelle, ancien recteur, nous confirmait la définition du normalien digne de ce nom : *laïc et libéral*. Dans cette école, précise-t-il, on respirait la liberté comme à l'abbaye de Thélème : *Fais ce que voudras*. Je précise à mon tour que cette abbaye ayant été conçue pour des gens bien élevés, la devise, en principe, ne devait pas conduire au foutoir, et que la religion s'y trouvait encore honorée en maints oratoires. École normale, laïc et libéral, c'est bien vrai. On sait que laïc a cessé d'être un état pour désigner une attitude combat­tive idéologique, et que *libéral* a toujours qualifié une tendance politique de portée essentiellement illimitée. Il s'en suit que la définition ci-dessus reste applicable au normalien d'aujour­d'hui et de demain, quitte à ne pas y reconnaître celui d'hier et d'avant-hier. 147:154 C'est pourquoi, sans incriminer pour autant le dit esprit et constatant que ces jeunes gens sont terriblement mal élevés, M. Capelle souhaiterait que l'usage des bonnes mœurs leur fût rendu sans tarder. Mais le destin des thélémites c'est la chienlit. Pour ce qui est de l'École il en suggère tout bonnement la suppression, et voilà une bonne idée. A bien regarder en effet, il ne semble pas que la proportion des grands hommes, ou seu­lement des grands professeurs et grands commis, ait beaucoup augmenté depuis sa fondation. Peut-être même faudra-t-il cons­tater un jour que cette institution aura fourni assez de beaux fruits secs et de petits rigolos pour accélérer avec brio le vieil­lissement de l'État. \*\*\* A l'heure où j'écris un seul candidat s'est présenté à la suc­cession de M. Flacelière. Il s'agit de M. Abd el-Mandouze, bril­lant sujet de M. Boumedienne aujourd'hui replié dans nos murs sous les jupes de l'Université. Ce n'est pas mal trouvé mais je continue à pousser la candidature du général Katz. Son instruc­tion est suffisante, il est ami de l'ordre et sa poigne est plus sûre avec un sens aigu du canular de frappe. \*\*\* « Les chênes qu'on abat ! » s'écrie le roseau pensant. Et Hugo de répliquer : « Rends-moi mon hémistiche, impertinent rhéteur, et va te faire fiche. Oui j'ai voté oui, mais vomi le félon, j'avais dit : Charlemagne et c'était Ganelon. Arbre ! à ton pied véreux j'irai faire pipi, feuilles ! envolez-vous de ce mé­chant képi ! » Si la métrique est mauvaise, l'acoustique du Panthéon en est la cause. -- Pardon, je crois que vous démarrez sur une erreur. C'est Christian Fouchet cette fois qui m'interrompt, un fin lettré, il s'explique : -- Eh oui, mon cher, vous ignorez sans doute que les chênes en question sont destinés au bûcher d'Hercule, c'est écrit sur la couverture, voyons ! vous n'avez même pas eu le livre en main ? -- Et alors ? -- Et alors, de Gaulle c'est Hercule. -- Tant pis pour eux. Et moi j'avoue que cela m'arrangeait assez, que de Gaulle fut chêne : le bon vieux chêne gaulois, les druides, la noix de galle, etc. 148:154 Non, voyez-vous, Hercule sur son bûcher à mon avis c'est le Gaullisme, le Grand Dessein, le Pro­cessus, le Génie des Barbouzes, les beaux referendum francs et massifs, enfin que sais-je et tout ce qu'on voudra mais pas de Gaulle tout seul en Hercule, non cela va nous gêner beaucoup, je vous préviens. -- Hé quoi ! Hercule n'a gêné que les méchants. -- Mais, mon cher, nous sommes tous un peu méchants. Et réfléchissez un peu : à part les surnoms de Musagète et de Pan­phagus, le tour de taille et de tête, et le panier d'oranges conquis sur les petits colons des Hespérides, je ne vois pour vous dans ce parti que déconvenues, inconvenances et cruels impairs, attention. -- Enfin voyons : la cuisse de Jupiter, la voie lactée, l'hydre, la toison d'or, le nœud gordien, les écuries d'Augias, le Minotaure, la biche aux pieds d'airain, la baleine blanche, Cacus, les Thermopyles, pas un de ses travaux qui ne fourmille d'allégories adéquates. -- Vous oubliez le Théodule des Deux-Sèvres et le Taureau du Vaucluse ; mais peu importe et croyez-moi, pas un de ces travaux qu'on ne puisse tourner en ridicule ou en fiasco. Allez-vous laisser le général, même en tenue de brigadier, filer la quenouille aux pieds d'Omphale ? Et qui fera l'omphale ? Tante Yvonne, Mlle Futuna, Clio, Mme Bokassa ? Et la tunique de Nessus, que sera-ce ? La chemise de Pétain, la peau de l'Algérie, le chandail de Figon ou la jaquette de Pompidou ? -- Ah si vous allez par là, mon cher, bien sûr, mais en ce cas la statue suffira. Nous laissons à chacun sa fable et ses fai­blesses, nous mettons de côté le contexte historique et nous gardons la statue : Hercule, un dieu, un immortel et, disons-le, sculptural comme pas un. Enfin Hercule c'est Hercule, avec sa massue... -- Son Massu, encore que madame ait compté. Mais atten­tion, la dépouille du lion jetée sur l'épaule vous ne l'ôterez pas comme ça de la statue, et alors, de quel lion sera la peau ? Du républicain indépendant, du Sénat, du clergé, de l'Académie, quelle descente de lit allez-vous lui choisir ? Et méfiez-vous aussi que trop de Français ne puissent voir aujourd'hui sous une peau de lion autre chose qu'un âne. Alors non, vraiment, croyez-moi, le chêne fera mieux l'affaire et de Gaulle en bûcher vous brûlera tout ce que vous voudrez, lui-même, ses victimes et les bûches ne feront qu'une cendre, et vous y gagnez. -- Vous mélangez tout et en voilà assez. Le chêne assume le feu, Hercule assume de Gaulle, n'en parlons plus, ainsi veut le poète. Vous n'allez tout de même pas contester Hugo et faire de la peine à André, voyons. 149:154 -- Enfin réfléchissez, mon cher ; le chêne est le roi de la forêt, la grande forêt hercynienne, de l'Atlantique à l'Oural. Cela colle assez bien, non ? -- Affirmatif. Mais ces choses-là sont dépassées. Maintenant écoutez-moi bien et vous allez comprendre : Hercule, c'est le Libérateur. -- Parfait. Ce pourrait être en effet l'un de ses nombreux surnoms. Mais je dois vous dire, en confidence, qu'à Rome, où sa popularité était grande, le peuple honorait tout d'abord en Hercule le dieu de la Bonne Foi. Et tout le monde le sait. Fouchet me glisse alors un long regard soupçonneux, puis caresse et tripote un instant ses bajoues de bas-empire. -- C'est bon, dit-il, va pour le chêne. Allons-y. Le chêne est d'ailleurs un bois généreux dont nous tirons beaucoup de choses, du gui, des glands, des dryades et des gourdins, des couronnes, des cercueils, des barriques et des flûtes. Il est bien vrai que le général de Gaulle fut au moins chêne par les feuilles de son grade et l'aimable justice qu'il rendit dessous. Il n'est pas vrai en revanche que le chêne en question ait été abattu. Il y aurait là de l'apologie subversive sous licence poétique. Creux et pourri comme il était ce chêne-là s'est tout bonnement écroulé dans la mouscaille avec ses nids de corbeaux, ses paquets de champi­gnons fétides, et ses vieux cerf-volants crevés dans la ramure. Dryade frémissante qui hantait le vieux chêne, Malraux est sorti de l'écorce en agitant sa mèche. D'une branche bien creuse et fourchue il s'est fait une lyre, c'était le vœu du général. Avec le restant il fait des fagots qu'il allume pour réchauffer la lé­gende et s'éclairer le masque. Malheureusement on ne voit qu'une fumée épaisse et torse où de sombres gypaètes planent et dé­goisent. J'ai toujours pensé que l'ange noir du général de Gaulle, si tant est qu'il en eût besoin, n'était pas M. Joxe, ni Focart, ni Jo Attia. J'ai plutôt soupçonné, à son avantage, que le rôle avait échu à Malraux, grand écrivain, convulsionnaire des saladiers hermesthétiques et patamystiques, bestellaire assez brillant en­core au firmament de la librairie et sublimateur de brouillard pour jeunesses en perdition. Ce n'est donc pas n'importe qui, diable, et l'autre non plus, diable encore, et Malraux lui-même ne nous le cache pas : si Napoléon et Goethe ont échangé des propos dont nous ne pouvons que présumer l'intérêt, eux au moins, de Gaulle et lui, n'auront pas frustré l'histoire de leurs numéros de trapèze babillard. Ainsi la postérité pourra-t-elle apprécier la hauteur de ces propos icariens à bâtons rompus, au retour desquels nous n'avons pas fini de prêter notre nuque. D'aucuns ne voient là qu'un délassement d'aventuriers dilet­tantes réunis au fumoir entre deux affaires pour s'offrir une partie de mages ; défense de rire, seul est permis de loin en loin le très mince et terrifiant sourire de ceux qui savent la raison des choses et leur vanité dernière. 150:154 Si cela était, et mis à part les horreurs qui payaient ces brins de causette, on pourrait croire au moins qu'ils auront bien rigolé en dedans, chacun pour soi. Ce n'est pas mon impression. Je crois plutôt qu'en tous ces en­tretiens, celui-ci et les autres, ils auront cherché très sérieuse­ment à s'épater eux-mêmes et la postérité. Je ne crois pas que celle-ci le soit, ou alors d'une façon que ne souhaitait pas le général. \*\*\* J'ai vu Malraux une fois dans ma vie, un quart d'heure, il y a près de 40 ans, chez Gallimard, à l'occasion de mon premier manuscrit qu'il avait en lecture. Il était mon aîné, de peu mais déjà dans la gloire et je n'avais pas lu ses livres, pure négligence. A peine magistral mais conseilleur puisqu'il était là pour ça, il fut sérieux, confraternel et plutôt gentil mais fort impressionnant par ses dehors tourmentés. Voilà. Je ne me suis pas depuis lors évertué à le fuir ; mais que je misse un pied dans la boutique où il s'était retiré, je ne l'eusse fait que pour demander la grâce d'un enfant condamné à mort. \*\*\* Je ne connais donc de Malraux que les écrits, les actes pu­blics, la légende, le personnage. On est toujours en droit de juger la personne à travers le personnage. On m'assure que, dans le privé, son commerce est plein de charme et j'en suis convaincu. On m'a dit la même chose du général de Gaulle. Dieu sait de qui on peut dire la même chose : « Ah ! si vous le connaissiez vous verriez quel homme charmant il est. » On n'est jamais sûr hélas de savourer un charme sans tomber dessous. Tout le monde a entendu parler de ces gens réputés honnêtes qui ont approché le général, succombé au charme et sombré sans retour dans le cloaque. Quoi qu'il en soit il m'est impossible de considérer Mal­raux en dehors du cercle enchanté de médiocres et de malfrats au milieu duquel pendant plus de dix ans il a choisi d'exercer son charme et de planter son phare. \*\*\* Trop de gens n'ont pas compris tout de suite que de Gaulle s'éclairait par le choix du confident. Ils en eussent tiré d'utiles leçons quant au génie du prince et au danger de l'aventure. 151:154 L'un et l'autre, s'étant voulu héros en quelque sorte, se vou­lurent de leur vivant une légende. C'est une disposition assez épandue et chacun la cultive selon ses moyens, à l'échelon fa­milial, régional ou mondial. Cela peut donner le meilleur ou le pire. Dans l'équipe de Gaulle-Malraux, savoir lequel des deux a pu déteindre sur l'autre. En s'attachant le ténébreux poète je ne dis pas que de Gaulle ait notablement aggravé le calamiteux processus qu'il était assez grand pour conduire tout seul, mais c'est possible. Je suis certain en revanche que sa vanité en a reçu les satisfactions les plus douces. En s'attachant à la fortune de Carolus, je suppose que Malraux y a respiré sans dégoût l'odeur du pouvoir. Je ne doute pas qu'il ait mis une part de son pouvoir au service du bien commun, mais consacré tout le reste aux fantasmagories culturelles dont il n'avait été jusqu'alors que le héros littéraire, et au service d'une certaine France qu'il avait en tête, lui aussi, mais brouillonne et tra­gique. Il a eu des déboires mais de bons moments tout de même, il a connu l'ivresse des multitudes populaires entraî­nées par sa voix panique dans les ouragans du cosmos révolu­tionnaire. Mais enfin il avait un portefeuille et rares sont les héros à portefeuille. Toujours est-il qu'il aura je crois un peu raté la dernière étape de sa légende. Très tôt équivoque elle aurait eu avantage à se poursuivre loyalement dans les expéditions mar­ginales et les périls de l'équivoque plutôt que vieillir dans le bourbier palatin sous le charme d'un brontosaure légitimé aux acclamations de 39 millions de pigeons hébétés. \*\*\* La coopération, c'était la chaux parfumée répandue sur les charniers de harkis. L'emplâtre gaulliste étalé sur la forfaiture. M. Boumedienne nous le renvoie en pleine figure avec un bras d'honneur grand module. Admirable dignité du gouvernement français. Vivante image de la honte bue avec le sourire. C'est la faute à Degueldre, oublions le passé. Seul le silence est grand devant les ruines d'une politique altière sabotée par l'orgueil d'une poignée de Français qui se disaient plus Français que le plus grand des Français. Ne parlons plus de ces misères et sa­chons respecter l'interminable et juste colère des égorgeurs opprimés. Puisse Mahomet désormais sur nos autels, intercéder pour l'âme du général et le salut de sa gloire. \*\*\* 152:154 Que l'amitié d'un écrivain célèbre est une chose exquise. On a trop méconnu le côté jolie-plume du général de Gaulle. C'était le point vulnérable. On pouvait publiquement le qualifier de menteur, scélérat, fourbe et renégat, il ne manquait pas d'aban­donner ces vérités à la rigueur des tribunaux ordinaires, mais il s'en régalait en douce comme autant d'hommages rendus à son génie. La seule chose qu'il ne pardonnât pas, le péché contre l'Esprit c'était qu'on mit en doute l'excellence de sa prose. Non pas dire qu'il écrivait en volapük ou en sabir, ce n'est pas vrai ; mais seulement le classer comme écrivain de qualité moyenne, un peu laborieux et s'appliquant dans les traces mélangées de Bossuet et de Chateaubriand avec plus de mérite que de bon­heur. Une telle offense le cuisait aussi cruellement que l'eût fait une ablation de bretelles sur la voie publique. Pour obtenir la confusion parfaite il eût fallu recourir aux services d'un acadé­micien courageux, créature de rêve. Mais alors, au cours d'une quelconque inauguration, en présence du corps diplomatique et revêtu de ses insignes, le trait qu'il eût porté pouvait renvoyer pour toujours l'importun général dans les buissons de Colom­bey. Soyons justes. La passion quelquefois me fit dauber sans mesure le style du général. La passion n'est pas refroidie mais devenue raisonnable et la mémoire du général n'y gagne rien. Pour le style je reconnais néanmoins que la fabrique en est parfois très soignée, surtout dans les passages où l'imposture et la fabulation requièrent le masque d'Eschyle. Mais quand même, il n'est plume si rusée qui ne grince et bave un peu sous le poids du mensonge calligraphié. \*\*\* Encore le chêne. Si la très noble et savante institution des Eaux et Forêts a été supprimée, c'est en méfiance des bons bû­cherons qui ne prennent pas le chêne rogneux pour chêne franc. Serait-il un artiste, la beauté d'un vieil arbre tortillard et chan­creux n'empêchera pas le bûcheron de cogner dessus, pour l'ai­sance et la prospérité de la chênaie. C'est ainsi que la très noble et savante institution a été supprimée par raison d'État, en mé­fiance des bons bûcherons. Si vous lisez *Les chênes qu'on abat* vous verrez comment les Français ont pu s'endormir dans la boue en rêvant de bonne étoile à l'ombre d'un mancenillier à feuilles de chêne. Je suppo­se qu'à l'office on a dû se pousser le coude en se demandant si la couronne mortuaire tressée par l'ami n'allait pas comme un pavé de luxe, entraîner la mémoire du patron des cimes du su­blime dans les gouffres du ridicule. C'est un peu effrayant de lire ça. Le grand chef n'arrête pas de se laver majestueusement les mains : ce n'est pas de ma faute, les dès ont mal tourné, les Français n'ont pas voulu marcher, etc. 153:154 Et ma foi n'est-il pas vrai que tant vaut le chef tant vaut la troupe. « Le pays a choisi le cancer » dit le vieux crabe qui pince sans rire. Ses paroles ont le tranchant du destin et le chevrotement des éternelles sagesses. Avec le concours de son poète favori le voilà mainte­nant bien planqué dans un brouillard d'Olympe à couper au couteau. Mais on voit par instant son bras sortir de la nuée pour caresser d'un doigt gentil le dos de ses petits chats. C'est la nécessité historique des petits chats qui jouent et ronronnent dans le privé douillet des grandes âmes inflexibles. Et en plus nous avons les commentaires : « Nous faisons des réussites et des promenades ensemble. Ils n'ont plus peur de moi... les chats méditent, les chatons jouent... » Des apologues à se casser la tête dessus, et ça va si loin qu'on en a les larmes aux yeux. Ces chats qui n'ont plus peur de lui, je les vois déjà une casserole au bout de la queue. Quiconque aura été de sa maison traînera casserole, lui-même ayant franchi le pas traînant sa batterie. Et comprenez bien que lui non plus n'a pas peur de Lui. Encore quelques pages en effet et voici la margarita margaritarum : «* Je n'ai pas peur de Dieu. *» On la voyait venir celle-là, et nous sommes rassurés enfin. Impavide et fier comme à Verdun il a rendu son âme à Dieu du même geste hautain qu'il rendit son sabre à l'oberleutnant qui ne le lui demandait pas. \*\*\* Un alinéa suffira m'étais-je dit en abordant le sujet. Sans doute qu'à mon tour je succombe au charme. La conjoncture de Gaulle-Malraux a quelque chose d'astral en effet. A noter que Malraux lui aussi est bien parti pour tirer le sujet en longueur. Usufruitier de l'esprit des chênes il continue d'ébrancher, la brindille en bourrées, le gros bois en stère, la pourriture en terreau et quelques rondins de derrière les fagots pour les soi­rées d'hiver. Inspiré, dopé par les odeurs mélangées du tanin conservateur et des pourritures fécondes, soucieux de bercer la nostalgie de tous les animalcules qui vivaient sous l'écorce et des gentils oiseaux qui hantaient ses branches, il nous racon­te au petit écran la belle histoire du vieil arbre infiniment four­chu. La télé se nourrit encore à la glandée du chêne mort. Mais le rhapsode a proposé une émission à suivre qui aurait pour titre : « Malraux par Malraux. » On commencerait donc à tirer un peu la couverture, on ne peut pas toujours partager la cou­verture du mort. Ces problèmes de couvertures ne sont pas sim­ples, on peut se demander si, passé le temps de la couverture mutuelle le couvrant politique ne devient pas couvert par le ro­manesque, ou vice-versa. Nous arriverons peut-être à savoir que de Gaulle par Malraux c'est Malraux par Malraux. 154:154 Mais il aurait, me dit-on, hérité la voix fameuse et les intonations du grand parleur, si bien que, survenant quelque part en articulant quel­que banale apostrophe, il s'en suit un grand désarroi dans l'ai­mable compagnie, on n'ose pas se retourner, on est cloué au sol par le grand frisson historique. A ce petit jeu-là craignons que le mort ne saisisse le vif. \*\*\* En épilogue à ces brasiers fumeux, une petite flamme assez cuisante. Dans les derniers jours de cet hiver, non loin du square Boucicaut, un clochard de souche arabe, ancien député à l'As­semblée nationale et ceint de l'écharpe tricolore, s'est brûlé vif. A bout de ressources, trahi, vaincu, persécuté, le ventre creux et le cœur criblé d'injures, il s'est brûlé vif. Au dire d'experts la superstition du nom français lui ayant dérangé les esprits, il n'était plus qu'un inadapté total, un obsédé, un délirant. Il lui est apparu en effet que l'honneur d'une patrie noble et tutélaire pouvait être entaché par la misère de l'enfant qu'elle avait re­connu, élevé, comblé de promesses et bercé d'ineffables ser­ments. Le feu seul pouvait alors et du même coup abolir le scan­dale dont il était fauteur et le purifier de la duperie. Quoique député de la nation d'Hercule il a préféré que les poètes du quartier n'eussent pas à s'émouvoir du bruit que font les chênes qu'on abat pour le bûcher d'un sidi. Vu le dénuement du suicidé on le soupçonne même d'avoir volé le bidon d'essence et bien qu'il eût compris la vanité d'un message il faut bien supposer que le carburant crématoire venait d'Hassi Messaoud. Il n'était pas un bonze, rien que le plus pauvre des Français frustré de sa mère. Condamné à la rue il s'est allumé dans la rue, ayant choisi une heure assez matinale pour que les badauds fussent rares et l'œil des consciences encore mal décollé. La flambée d'un amour trahi n'a que faire de public. Mais le vent portait à la rue de Varenne et l'odeur de cramé menaçait de se glisser sous des portes augustes. Les gardes qui veillaient aux alentours s'appli­quèrent à étouffer ces relents délictueux d'une grandeur insuffi­samment désodorisée. Éteignoir et blacaout. Quinze jours plus tard dans *l'Aurore*, il y eut une fuite. La nouvelle n'avait probablement pas qualité pour être admise dans les pages d'informations générales et faits-divers. Elle figurait néanmoins en bonne place à la rubrique des rapatriés, comme le faire-part d'un deuil très cruel mais d'intérêt privé. Le texte était rédigé avec assez d'émotion pour en imputer la rédaction à quelque membre ou ami de cette confrérie unie par des liens si particuliers. 155:154 Dans l'incontinence littéraire des pieux témoins du général nous ne voyons pas que la fin du gaullisme nous soit clairement prédite mais nous restons assurés qu'il ne tient qu'à nous d'éviter le cataclysme et les affres du jugement qui s'en suivra. De son côté Mme Soleil, que je sache, n'a pas encore attribué de sobri­quet aux successeurs de M. Pompidou en précisant que le troisiè­me serait le dernier. Mais la prophétie dite de saint Malachie, réputée plus sérieuse que les tarots, commence à nous serrer de près. Or il y a du nouveau sur le sujet. Tous ceux qui jusqu'ici ont interprété le dernier alinéa comme une révélation très précise de l'échéance eschatologique, se seraient mis le digitus in oculo. La nouvelle nous est apprise par M. Victor Dehin, belge érudit, paléographe et catholique. A sa découverte il a ressenti une grande joie qu'il nous invite à partager. Même sévère la critique a toujours estimé que cette nomen­clature poétique, amusette insignifiante pour les 77 papes anté­rieurs à la publication, devenait assez piquante pour les 31 sui­vants, dotés chacun d'une devise à peu près adéquate. Quelques-unes à mon avis se font bien un peu tirer par les cheveux. Il reste admis que chacune des trente et une devises s'accordant à l'attributaire fait une série de coïncidences à la limite du pro­bable. L'approche du troisième pape serait donc en droit de nous inspirer de la frayeur ou de l'exaltation. Combien de sages et prudents catholiques en effet ne laissent-ils pas de se prépa­rer à la fin du monde selon le prétendu transcripteur de saint Malachie. De toutes manières, fausse imputation ne dénonce pas le faux prophète. Vu que nul n'est censé ignorer la prophétie de Malachie qui constitue avec le masque de fer et le trésor des templiers le pain de ménage de tous les entrepreneurs de magazines, restons-en là de son contenu brut : mais quelques mots sur les graves observations de M. Victor Dehin, la deuxième étant présentée comme inédite. Je n'ai qualité pour discuter ni la nouveauté de celle-ci ni la pertinence de l'une et de l'autre. Tout porte sur le dernier alinéa concernant le prétendu der­nier pape. La première objection est d'ordre théologique. En y voyant annoncée la fin du monde, l'interprétation tra­ditionnelle est hérétique. Le jour du Seigneur est son secret. Nul prophète, fût-il Malachie ou saint Malachie, ne saurait en proposer la date sans offenser Dieu. Il va de soi que le bénédic­tin Arnold de Vion, auteur ou non de la prophétie, n'aurait eu le front d'écrire ou transcrire aucun propos sacrilège. Donc et jusqu'ici le dernier alinéa aurait toujours été lu de travers par douze générations de lecteurs probablement conditionnés par l'obsession eschatologique. 156:154 Restait à chercher les causes de ce fort malentendu, ses preu­ves grammaticales et graphiques. M. Dehin en a trouvé assez pour nous retourner la leçon comme un doigt de gant. Il y avait am­biguïté d'une proposition infinitive, télescopage de deux phrases, nominatif pris pour génitif, interprétation fautive des signes de ponctuation et surtout erreur capitale sur la valeur d'un signe abréviatif. Ces corrections faites ont renvoyé la catastrophe supposée aux ténèbres de l'ignorance. La sainte séquence n'est pas brisée du tout, nous baignons dans les grâces d'un etcetera bienheureux car le troupeau enfin réconcilié repart du pied gauche dans l'aura d'une continuité pontificale assurée pour longtemps. Mes renseignements sont de bonne source. Je les puise dans *La Meuse*, grand journal belge qui a publié le 30 mars et sous la signature de l'auteur un excellent résumé de son manuscrit (2 000 pages sous presse). Je n'ai pas pris à la légère le travail énorme et subtil de M. Victor Dehin. Je n'en veux juger ni de science ni de foi. Son érudition, sa discussion et sa ferveur m'impressionnent, sans trop me convaincre. Pour un pontife plus ou moins antéchristique j'avoue que la devise *Gloria Olivae* serait à prendre en antiphrase et toute la liste à réviser par conséquent. Quelqu'un me dit que, dans sa démonstration, M. Dehin pour­rait avoir confondu la fin du monde et la fin des temps, un autre, m'assure qu'il n'est pas un seul passage de l'Ancien Testament où il soit question de la fin du monde, un troisième me fait obser­ver que si les Écritures font de nombreuses allusions à la fin du monde elles ne concordent pas, qu'on n'en peut rien tirer d'utile et que d'honorables théologiens ont pris le parti de ne pas croire à la fin du monde sans cesser bien sûr de croire au Ju­gement. Un quatrième enfin, un homme de foi et de science n'est pas de ceux qui, dans l'irrésistible impatience de connaître demain, se feraient délivrer le secret de Dieu par la voix du valet de pique, du marc de café ou du plus honoré des teilhardus. Or la fin du monde est non seulement pour lui comme deux et deux font quatre par la grâce de Dieu, mais il certifie et me conjure de croire que la fin prophétique précisée par Malachie ne tombera sûrement pas loin de la fin calculée. Pour ma part je ne serais pas surpris que le cours des choses terrestres culbutât un jour prochain. A bien regarder, la fin nous est annoncée depuis le commencement. De toutes manières aux regards de l'éternité la fin du monde est toujours proche et nous aurons toujours intérêt à la croire proche, ce qui n'empêchera pas de cultiver jusqu'au bout notre jardin s'il en reste. 157:154 M. Dehin nous prévient d'entrée qu'il va chercher ce qu'il a le devoir et quasiment la certitude de trouver : l'erreur. Et l'erreur étant trouvée, il en est merveilleusement récompensé par la vision d'un œcuménisme accompli et déjà prévisible dans le règne de Paul VI, apaiseur des tempêtes, artisan de l'unité, instigateur du prestige mondial de l'Église. Nous entrons là dans le domaine de l'opinion. La théologie de l'optimisme est ensei­gnée aujourd'hui par toutes sortes de docteurs qui ne sont pas tous pernicieux bien sûr. Peut-être aurons-nous ici même quel­que leçon plus autorisée que la mienne sur l'ouvrage de M. Vic­tor Dehin. J'aimerais bien que notre ami Curvers nous dise un mot sur le travail de son compatriote. Jacques Perret. 158:154 ### Journal des temps difficiles par Henri Rambaud #### 7 novembre 1970. Passé une partie de l'après-midi à la contestation de liturgie de l'Assemblée des silencieux. Un prêtre s'y plaint qu'*Ave gra­tia plena* (en grec *khairé kekharitôménê*) soit aujourd'hui traduit par « Réjouis-toi, favorisée de Dieu ». Il n'objecte rien à « Réjouis-toi », qui est en effet le sens étymologique de *khairé* (je serais moins complaisant pour ma part, mais en tant qu'hellé­niste : cet impératif est trop usuel comme formule de salut pour que le sens du verbe y fût encore perçu et j'approuve saint Jérôme de l'avoir traduit par *Ave*, non par *Gaude*). En revan­che, il juge faible « favorisée de Dieu » pour *kekharitôménê*. Toutes les traductions qu'il a consultées, déclare-t-il, portaient « pleine de grâce » (Crampon) ou « comblée de grâce » (Bible de Jérusalem). Je regrette bien d'avoir trop sagement demandé la parole au lieu de la prendre sans façon, c'est un défaut dont il faudra que je me corrige (entre bien d'autres). M'eût-elle été donnée, j'aurais été d'accord sur le fond, mais fait observer au plaignant que son enquête n'avait pas été complète. L'équivalent de « favori­sée de Dieu » figure bel et bien dans une traduction, même assez fameuse, je dirais impérissable pour la beauté de la langue, n'étant rien de moins que l'*Authorized* (ou *King James*) *Version* de 1611, exceptionnellement ([^83]) en cet endroit tendancieuse : «* Hail,* s'y lit-il, *thou that art highly favored... *» 159:154 C'est-à-dire que le *Lectionnaire* catholique, en un passage gros de conséquence doctrinale, s'est réglé sur la Bible protes­tante. Je n'en serais pas choqué si le motif des traducteurs avait été que, là, l'*Authorized Version* l'emporte en fidélité sur la *Vulgate *: le premier devoir d'une traduction étant de rendre le plus exactement possible l'original, et, de plus, cet original étant certainement catholique, la raison serait excellente. Mais *highly favored* rend moins bien la force du parfait grec que *gratia plena*. Alors, pourquoi « favorisée de Dieu », la recherche d'une plus grande exactitude étant exclue ? J'entrevois plusieurs explications. Pour changer, parce que « pleine de grâce » nous est trop familier et ne faisait pas assez neuf, comme les sermons s'appel­lent aujourd'hui ridiculement des « homélies », sans en valoir mieux pour cela, tels les soldats du roi de Naples, qu'on les ha­billât en rouge, en bleu ou en vert, ils fichaient toujours le camp ? Ou encore par esprit d'œcuménisme, pour montrer à nos frères séparés qu'ils ne sont pas si loin de nous ? Et peut-être aussi pour affaiblir le fondement scripturaire de l'Immaculée-Conception, tout est possible de la part de catho­liques qui s'imaginent que le Christ aurait eu à « conquérir de force » sa divinité. En tout cas, c'est le résultat. #### 24 novembre 1970. A la veille de son départ pour l'Asie, *Motu proprio* de Paul VI ôtant le droit de participer à l'élection du pape aux cardinaux de plus de quatre-vingts ans. Et les simples viendront nous expliquer que si ce pontife exemplaire ne parvient pas à domi­ner la crise de l'Église, c'est parce qu'il est mal entouré, ou parce qu'il est trop bon, mais oui jusqu'à la faiblesse, c'est par excès de tendresse de cœur et crainte de faire de la peine, Louis XVI sur le trône de saint Pierre ! A d'autres ! Priver de leur voix au conclave, de sa propre autorité, vingt-cinq membres du Sacré-Collège (sur 127), acte sans précédent depuis neuf siècles que le pape est élu par les cardinaux, n'est pas le fait d'un soliveau ou d'un timide. 160:154 Naturellement, le motif invoqué, puisqu'il en fallait bien donner un, n'est pas sérieux : comme si le poids de l'âge ren­dait incapable de voter deux fois par jour pendant la durée, ordinairement brève, d'un conclave et qu'au contraire l'expé­rience de toute une vie au service de l'Église n'y pût être très précieuse ! Paul VI nous demande de prendre des vessies pour des lanternes. Il n'a pas en vue d'organiser de façon plus sage, dans la suite des temps, le mode d'élection du pontife suprême ; il vise le prochain conclave, celui qui lui donnera un succes­seur, et, pour que ce successeur continue son œuvre, ne pou­vant faire voter les morts, comme cela se pratique en d'autres élections, écarte de l'urne toute une catégorie de vivants qu'il sait en majorité contre lui. Ce n'est pas cependant de veiller à sa succession que je ferai reproche à Paul VI. Je suppose que bien des papes ont eu le même souci, et c'est sagesse. Ce qui me frappe est la bruta­lité du procédé : autant interdire l'accès des bureaux de vote, *big stick* en main, aux électeurs de couleur. Jamais, je crois, Paul VI n'avait aussi lumineusement manifesté la volonté farouche qui est un des traits profonds de son caractère. Comment en effet les papes antérieurs s'efforçaient-ils d'em­pêcher qu'après eux fût abandonnée la ligne qu'ils avaient sui­vie ? Ils n'en avaient guère d'autre moyen que d'appeler au Sacré-Collège des hommes qui fussent de leur bord. Ils ne s'en faisaient pas faute ; mais ce n'était pas la seule considération qui guidât leur choix, et il fallait de longs, très longs pontifi­cats pour qu'il n'y eût pas plus de cardinaux nommés par leurs prédécesseurs que par eux. Le pouvoir du pontife régnant pour orienter dans le sens qu'il jugeait désirable l'assemblée chargée d'élire son successeur était donc des plus limités. On faisait partie du Sacré-Collège à vie et le droit de suffrage était ina­missible. Pas question de le retirer à personne : tout le monde eût crié à l'abus de pouvoir. C'est pourtant ce que vient de faire Paul VI, par le détour d'une loi générale, artifice classique. Et il n'y est pas allé de main morte : pour un cinquième des membres du Sacré-Collège, le couperet. Que maintenant il comble les vides et il aura la majorité qu'il désire. Cela donne la mesure des audaces dont il est capable pour parvenir à ses fins. Et preuve aussi qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre la profession, même sincère, d'idées démocratiques et l'exercice le plus autoritaire, jusqu'au des­potisme, du pouvoir personnel. On en trouverait aisément d'autres exemples de notre temps, voire de fort illustres. 161:154 Chose remarquable, en effet, que ce pape qui aime tant à s'appuyer sur le collège des évêques, pour se donner l'appa­rence d'être conduit où il veut aller ; cette fois point de consul­tation, il assume ouvertement la responsabilité. Une mesure aussi critiquable, il a dû juger que la discussion en serait péril­leuse. Mieux valait placer devant le fait accompli. Et qui sait où il serait entraîné s'il soumettait la question au synode ? Il y trouverait tout un parti pour réclamer l'élection du pape par les évêques, et c'était être jeté en plein inconnu, devant un corps électoral plus difficile encore à manœuvrer. Je pense surtout qu'il voulait aboutir au plus tôt. Parce qu'il a ses raisons de croire que la prochaine vacance du Siège apostolique pourrait n'être pas fort éloignée ? Nous ne savons ; mais, qu'il les ait ou non, un accident est toujours possible, et il faut bien que son grand souci ait été de devancer l'événe­ment pour qu'il ait fixé au ter janvier 1971 -- dans six, semaines ! -- l'entrée en vigueur de cette limite d'âge, sans en excepter les cardinaux en place. C'était les dépouiller du droit qu'ils tenaient de leur nomination ? Sans aucun doute ([^84]) ; mais à la guerre comme à la guerre, le changement de majorité du prochain conclave ne pouvait être obtenu à moindre prix. Car c'est toujours là qu'on en revient. Paul VI n'ignore pas que les incroyables dégâts de son pontificat ont cabré contre lui tout ce que le Sacré-Collège compte d'hommes de sens et d'expé­rience et que, le moment venu, leur premier souci sera de lui donner un successeur qui ne lui ressemble pas. Alors, il fait comme l'autre, il épure. Mais avec plus de décence, sans parler d'indignité d'aucune sorte. Sous le prétexte de l'âge. Et dans le plus pur style ecclésiastique, en rappelant la sollicitude qu'il a toujours témoignée à l'éminente charge cardinalice et en demandant à ses victimes de lui continuer le concours de leurs conseils et de leurs prières. Reste à savoir quelles seront les conséquences. Je me mets à son point de vue : lui donneront-elles raison d'avoir hardi­ment tranché dans le vif, c'est bien le cas de le dire ? ou n'apparaîtra-t-il pas au contraire qu'en passant la mesure, cet homme si habile a commis sa première faute ? L'avenir en décidera. Je pense seulement qu'avec ce *Motu proprio* inouï, Paul VI nous place, -- s'est placé lui-même, -- devant l'impré­visible. Il se peut que ses pointages soient justes et qu'en déca­pitant l'opposition, il l'ait réduite à l'impuissance. Il se peut aussi que le coup porté l'amène à se ressaisir et que la vigueur de la réplique passe celle de l'attaque, ce n'est pas chose sans exemple. Ce qui est sûr, c'est que ce *Motu proprio* aggrave la division de l'Église, au point qu'on ne peut plus exclure désor­mais l'hypothèse, après Paul VI, d'une élection pontificale contestée. Que Dieu nous en préserve ! Mais cela s'est déjà vu. 162:154 #### 3 décembre 1970. J'entendais hier un de nos amis, esprit des plus pénétrants, des plus sûrs, développer que la première rédaction du fameux article 7 de l'*Institutio generalis* n'avait pu passer qu'à l'insu de Paul VI. Impossible d'imaginer le pape souscrivant à une définition de la messe qui ne souffle mot du sacrifice de la Croix ni de la présence réelle. Il faut donc que Paul VI n'ait pas lu cette définition. Et la preuve, c'est qu'averti de la bévue, il l'a réparée. L'argument ne me convainc pas. Paul VI a laissé faire ou fait lui-même tant de choses qu'il y a cinq ans seulement nul n'au­rait imaginé qu'un pape pût tolérer ! Pourquoi n'aurait-il pas laissé faire celle-là ? Je sais bien que dans les grands emplois, force est de signer de confiance quantité de pièces. Mais encore en est-il où le choix des termes est si gros de conséquences qu'on ne peut s'en remettre à personne, et celles-là, même un homme aussi occupé que l'est Paul VI trouve le temps de les lire de ses yeux avant d'y apposer son visa : on les fait attendre au besoin, il serait trop grave qu'un mot y fût mis pour un autre. Rien ne pressait en l'espèce : le beau malheur que l'*Ordo* de saint Pie V, cer­tainement catholique, eût manqué de quelques semaines de moins son quatrième centenaire ! Admettre que Paul VI n'ait pas lu la première rédaction de l'article 7 est donc lui prêter une inexcusable légèreté. Je n'ai pas le sentiment que la légèreté soit au nombre des défauts dont il ait à se corriger. Au surplus, qui croira que le perfide ou le nigaud qui lui aurait fait commettre pareil pas de clerc ne l'aurait pas senti passer ? Ce n'est pas à Paul VI qu'il faut apprendre qu'on ne change pas l'orientation d'un organisme armé d'autant de traditions que l'Église sans en changer le personnel. Le pape du *Motu* proprio est bien plus rude dans les déplacements et mises à la retraite que ne fut jamais saint Pie X. Je n'ai pas ouï dire que le P. Bugnini ait été prié de donner sa démission ou promu à un poste plus élevé. 163:154 Je conclus qu'il n'y a pas à douter que Paul VI n'ait lu l'*Institutio generalis* avant de la promulguer ; qu'il a donc approuvé l'article 7 en connaissance de cause. Mais d'ailleurs, pour moi, cette approbation ne m'étonne pas. Cette première rédaction est tellement dans sa ligne, seulement un peu en avant de sa prudence ordinaire ! Elle s'accorde si bien avec l'un des grands desseins de son pontificat, qui est de ramener les pro­testants dans le sein de l'Église et, pour leur faciliter ce retour, de ne leur demander que le moins de renoncements possible ! Oui, c'est un jeu subtil, car d'un autre côté, il ne faut pas trahir l'Église, mais la difficulté dicte la tactique : deux personnes qui ne pensent pas de même, que l'on veuille les mettre d'accord sur un texte, l'équivoque est la ressource indiquée. La doctrine catholique ne sera donc pas reniée, elle ne sera qu'adroitement dissimulée, pour que tout ensemble la nouvelle messe soit au­thentiquement catholique et que cependant les protestants la jugent acceptable pour leur théologie, comme de fait il est advenu. Ainsi auront-ils le sentiment de n'avoir presque pas à bouger pour se retrouver dans le bercail, qu'ils n'ont quitté que par un déplorable malentendu, et la grâce fera le reste. Je ne plaisante point du tout. Je tâche seulement d'amener à la lumière du jour ce qui préférerait rester dans l'ombre pour atteindre plus sûrement le but. Les protestants ont bien droit à la vérité, qui est qu'ils ne pourront devenir catholiques qu'en cessant d'être protestants. Car il n'y a pas à dire, pas de meilleur exemple d'équivoque délibérée que cette première rédaction de l'article 7. Elle est assurément scandaleuse par l'omission de l'essentiel, elle ne contient pas d'hérésie positive. Il est très vrai que nous célé­brons à la messe « le mémorial du Seigneur » ; il l'est encore que « s'y réalise de façon éminente la promesse du Christ : *Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis là, au milieu d'eux *». Mais ne pas dire que la messe est le renouvellement non sanglant du sacrifice de la Croix ? qu'a­près la consécration le Christ est présent sur l'autel d'une tout autre manière que lorsque deux ou trois se réunissent en son nom ? Sans doute ; mais ce ne sont là que des silences, point des négations, et s'il n'y a sûrement pas à envisager que Paul VI n'ait pas vu ce qui manquait à ce texte pour exprimer la vérité de la messe, cela, oui, c'est inimaginable, il ne l'est pas qu'il ait jugé opportun de ne pas dire, en cet endroit, cette vérité tout entière. Après tout, il n'était pas l'auteur de ce texte comme il l'est d'une encyclique ; il l'approuvait simplement par la Constitu­tion apostolique qui lui était jointe, il ne le signait pas et per­sonne ne penserait qu'il l'eût rédigé de sa plume. 164:154 Il gardait une certaine liberté de le récuser s'il ne passait pas ; de faire dire, par exemple, par le P. Annibale Bugnini que l'*Institutio generalis* « n'est pas un texte dogmatique », que, « dans la présentation définitive du Missel romain, il sera toujours pos­sible de retoucher certaines expressions de la présentation générale afin de rendre le texte plus clair et plus compréhen­sible » ([^85]). Une trouvaille, par parenthèse, que ces deux adjec­tifs, s'agissant d'un texte auquel personne n'a reproché d'être obscur, mais de ne pas dire ce qu'il eût fallu : quel menteur que ce Carthaginois ! Une espèce de ballon d'essai, en somme. Notre ami m'opposera-t-il que je ne suis pas dans les secrets du sérail ? Non, bien sûr, je n'y suis pas. Ni lui non plus, je suppose. Mais je tiens qu'on n'en dépiste que mieux les détours. Mauvaise méthode, pour pénétrer les intentions des grands de ce monde, que d'être à l'écoute de ce qu'on en raconte, parfois précieux sans doute, mais plus souvent suspect. On atteint d'ordinaire plus de vérité en raisonnant sur leurs actes publics, matière autrement certaine. Comme il est dit dans Namouna : « Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine... » #### 4 décembre 1970 Quel plaisir Madiran ne vient-il pas de me donner avec ses *Doutes et questions autour d'un Credo* ([^86]) ! Exactement ce que je pense depuis plusieurs mois de la *Profession de foi* de Paul VI. Cependant je ne veux pas me vanter : à mes propres remarques, ces pages de Madiran ajoutent beaucoup. Il ne me souvient pas, notamment, d'avoir relevé que la subversion ne conteste pas cette *Profession de foi*. Ce qui ne veut pas dire qu'elle y ait applaudi ; mais plutôt, qu'elle la juge « anodine », le mot a été écrit ([^87]), de peu d'intérêt, simple reprise de l'ancienne formulation, en attendant qu'une autre la remplace. 165:154 Et, bien entendu, sous couleur de dire les mêmes choses en termes plus intelligibles, la nouvelle formulation ne sera pas substantiellement identique à l'ancienne, ou ce ne serait pas la peine de changer. J'approuve surtout Madiran de ne pas vouloir de cette *Profession de foi* comme signe de ralliement. Non certes qu'il y ait à refuser cette imposante synthèse de nos croyances, elle exprime très fidèlement la foi de l'Église. Mais Madiran a par­faitement raison de dénoncer le péril qu'il y aurait à la privi­légier par rapport aux credos antérieurs. Il n'y a que trop de gens à penser qu'une Église nouvelle est née de Vatican II comme une France nouvelle de 1789, ils s'imagineraient que le *Credo* de Nicée tire son autorité d'être entériné par la *Profes­sion de foi* quand c'est au contraire de sa conformité avec le *Credo* de Nicée que la *Profession de foi* tire la sienne. Et d'ail­leurs elle-même le déclare, se définissant comme « un credo qui, sans être une définition dogmatique proprement dite, reprend en substance, avec quelques développements réclamés par les conditions spirituelles de notre temps, le Credo de Nicée, le Credo de l'immortelle tradition de la sainte Église de Dieu » ([^88]). 166:154 Mais il est bien inutile que je récrive ce que Madiran a magistralement exposé. C'est une autre question qui me pré­occupe : cette *Profession de foi*, pourquoi Paul VI l'a-t-il pro­noncée solennellement le 30 juin 1968 et, depuis, laissée tomber dans l'oubli ? Car il est bien vrai qu'il ne la rappelle pas sou­vent. Question à laquelle il ne peut évidemment être répondu que par des conjectures. Mais le fait est, en soi, trop singulier pour qu'on ne lui cherche pas une explication. Je me souviens de l'enthousiasme de certains de nos amis : enfin Paul VI se ressaisissait, faisait énergiquement front contre l'hérésie : peut-être l'acte le plus important de son pontificat, l'arme absolue. Je ne dis pas que la magnificence du texte ne justifiât cet enthousiasme. Après trente mois écoulés on est bien obligé d'en rabattre. Le texte demeure aussi splendide qu'au premier jour, mais le redressement qu'il semblait promettre ne s'étant pas produit, *sunt verba et voces, prætereaque nihil*. Et comment cette *Profession de foi* aurait-elle été bien efficace contre l'hérésie avec le peu d'usage qu'il en a été fait ? Quand on pense que Paul VI n'a même pas prescrit de la lire dans les paroisses. L'arme absolue, peut-être ; mais elle est restée au râtelier, elle est devenue une pièce de collection. Bref, là comme ailleurs, toujours cet écart entre les paroles et les actes que tout le monde a relevé dans le comportement de Paul VI et qui, en effet, m'en semble bien le trait dominant. Je ne pense pas que cet écart pose un problème bien difficile ici. *La Profession de foi* est très ferme sur la doctrine ? c'est que Paul VI ne veut à aucun prix trahir le message de la Révélation. Cependant, l'ayant proclamée à la face du monde, il la tient maintenant sous le boisseau ? c'est qu'il ne juge pas moins nécessaire aujourd'hui de donner à l'Église un visage nou­veau qu'il n'est nécessaire qu'elle reste exactement fidèle à l'en­seignement du Christ, tel que l'ont défini les papes et les conciles, et que pour ce second devoir, rappeler à toute occasion une profession de foi formulée dans les termes traditionnels ne peut lui servir de rien ; le gênerait plutôt. Il ne s'en imposait pas moins qu'il la fît. Pour le bien des fidèles d'abord, pour ne pas leur permettre de croire que Vatican II avait changé la foi de l'Église. Et c'était aussi un besoin pour Paul VI lui-même, qui, autrement, aurait pu se reprocher de manquer à son devoir de pontife, tandis qu'à s'être acquitté par cette *Profession de foi* de ce qu'il doit à l'essentiel, il gagnait toute liberté d'introduire dans l'Église les nouveautés qu'il juge opportunes. Quoi de plus pertinent qu'une aussi solennelle pro­clamation des vérités de notre foi pour calmer les inquiétudes des traditionalistes ? 167:154 Voilà du moins comment je vois les choses. Reste qu'on peut se demander si les vérités contenues dans la *Profession de foi* sont de celles qu'il suffit d'affirmer une fois pour toutes, ou s'il n'aurait pas été plus indiqué de ne pas se lasser d'y revenir *opportune importune*, comme au soir de sa vie, mûri par l'expé­rience, saint Paul en donnait le conseil à Timothée ([^89]). La situation présente de l'Église ne me donne pas à croire que Paul VI ait pris le parti le plus sage. Henri Rambaud. 168:154 ### Journal logique par Paul Bouscaren Si souvent qu'on leur règle leur compte, ce n'est jamais pour mettre les tabous sexuels en rapport avec le fait que la soif sexuelle, chez les humains, au contraire des autres animaux, est une soif d'ivrogne, incessante et insatiable, toujours furieuse mais surtout lorsqu'elle sent tomber sa fureur ; de sorte que celle-ci fait injure aux bêtes, étant dite bestiale, puisque la sexualité des bêtes a sa mesure, et celle des humains n'en a pas, -- sauf à être chaste, et à trouver de bon sens les tabous sexuels. \*\*\* Au Vietnam, et partout dans le monde, tout ce que les com­munistes peuvent avoir d'adversaires est drôlement dur à cuire, selon notre radio dite nationale ; car enfin, les échecs, défaites, malheurs de toute sorte et de toute dimension, du plus ridicule au plus honteux, ils n'arrêtent pas d'en recevoir la grêle, les autres peuvent et eux ne peuvent pas, les autres savent et eux ne savent pas, -- et ils ne cessent d'être là pour interdire aux pauvres hommes le bonheur que leur veut le communisme. \*\*\* Perles de *France-Inter* (13 h.). « Les vieux mots de la langue française, comme volapuck. » Un peu plus tard : « La continui­té, pour parler le jargon actuel. » (22 janvier.) « Qui prendra l'initiative de faire le premier pas ? » (23 février.) « Lever son béret à hauteur verticale. » (26 février.) « Les abstentionnistes ne sont pas les mêmes entre le premier et le deuxième tour. » (22 mars.) « C'est ce qui risque de se produire inévitablement. » (23 mars.) 169:154 « Pénétrer à l'intérieur. » (Même jour.) « Faire face aux revendications des routiers », on le dit et le répète, c'est « donner satisfaction à ces revendications. » (24 mars ; mais l'orfèvre est ici le porte-parole de la C.G.T.) « En gros, voici le détail. » (Même jour, c'est le correspondant de Bruxelles qui « exagère » de la sorte.) « Promouvoir cette maladie à son rang de fléau social. » (7 avril.) Mais il y a aussi, beaucoup plus constamment, le langage pesé avec soin pour faire perdre la face aux uns, (toujours les mêmes), pour la sauver aux autres, (toujours les mêmes)... \*\*\* « Ce qui appartient à César et ce qui appartient à Dieu » tout appartient à Dieu et tout doit lui être rendu, mais la condi­tion des hommes (dualiste et non moniste) les oblige à distinguer les fins de l'être et les nécessités de l'existence, la priorité de celles-ci dans la primauté de celles-là. « Non les hommes pour la société, mais la société pour les hommes » : il faut l'entendre quant à l'être et à ses fins ; mais l'existence humaine est sociale ou n'est pas, et la société doit par conséquent, sous peine d'abs­traction, *être pour les hommes en société*, à toutes les conditions suffisamment obtenues de la vie des hommes en société. Jésus-Christ, « l'homme pour les autres », entendez : *pour les autres sauvés*, c'est-à-dire pour les autres rendus à Dieu, et à leur vérité en Dieu. Voilà, sans équivoque sur Jésus ; et quant à l'équivoque à éviter en ce qui concerne les autres, que nous sommes tous, -- chacun de nous est à l'opposé de Jésus-Christ, aucun de nous ne pouvant être « l'homme des autres » sans être d'abord *l'homme de soi-même sauvé, rendu à Dieu et à sa vérité en Dieu*. Inaperçues ou méthodiques, ces deux équivoques règnent partout, et c'est ainsi que « Jésus a été magnifiquement compris et défini, dans la discussion christologique contemporaine, *l'homme pour les autres *». (Discours de Paul VI à l'audience du 17 février.) Voyons-le : c'est tout de même sorte que la mentalité moderne dissipe en nuée le salut chrétien et l'existence sociale dans la même équivoque de « pour les autres » et « pour les hommes », alors qu'il faut dire, penser, obtenir : pour les autres *en Dieu*, pour les hommes *en société*. Le monde est moderne en fermant les yeux à l'équivoque du monde, éclatante à lire la Bible ; l'Église ouverte au monde moderne, c'est le christianisme livré à l'équivoque, c'est le Christ trahi à mesure, selon saint Paul : « Est-ce que les projets que je fais, je les fais selon la chair, de sorte qu'il y ait en moi le oui et le non ? Aussi vrai que Dieu est fidèle, la parole que nous vous avons adressée n'est pas oui et non. Car le Fils de Dieu, Jésus-Christ, que nous avons prêché au milieu de vous... n'a pas été oui et non ; il n'y a eu que oui en lui. » (II Corinthiens, 1/17-19.) Des deux manières de juger de l'homme définies par Pascal : 170:154 ou selon les fins de son être, ou selon la multitude dans l'existence, -- l'Église traditionnelle s'est tenue mordicus à la première, jusqu'à un *Syllabus des er­reurs modernes*, -- l'Église qui ne veut plus être l'Église d'hier nous en donne cette raison qu'elle veut être pour la multitude qui existe et c'est l'apocalyptique vérité de la même existence des hommes, ignorée dans ses conditions nécessaires, divinisée dans le chaos de ses choix. \*\*\* Dans tous les domaines, et de toute manière, le monde mo­derne a mis en demeure les jeunes, *sous peine de ne pas sortir d'enfance*, d'en sortir en tuant leur père ; la jeunesse massacre sans besoin désormais de recourir à quelque épreuve du coco­tier, quoi d'étonnant à cela ? Il ne s'agit pas de prendre place dans la tribu, *il s'agit d'être soi-même en écartant les obstacles*. Les fils estiment *n'avoir pas du tout à regretter leur non à leur père*, -- comment cela, sinon parce que la jeunesse n'a rien de répréhensible à s'affirmer comme elle est, non comme sont et s'affirment ceux qui ne sont pas jeunes ; et rien de regrettable, par conséquent, le fait même du désaccord, et d'un « conflit des générations » où il ne s'agit pas d'autre chose, en définitive, que d'une discontinuité inhérente à la condition humaine, et la porte ouverte au progrès ? Honni soit qui cherche à fermer cette porte en bridant la jeunesse, ... et c'est-à-dire, on devrait le voir, en bridant son cheval par la queue ! La réponse à cela est oui et non : oui, selon que la jeunesse peut se voir, en fait, bridée abusivement ; non pas du tout que la brider ne puisse être qu'un pareil abus ; oui, la jeunesse peut s'affirmer elle-même par un non sans reproche et sans regret *dans chaque cas concret où elle voit qu'elle le doit *; nullement par un principe de jeunesse en liberté, aussi fol que d'adulte en liberté, *pareille liberté abstraite n'ayant rien de réel* pour *per­sonne*, puisque tout être humain est indispensablement bridé par les exigences de la vie sociale, qui est pour tous la seule vie hu­maine possible, à qui la liberté ne peut dire aucun non raisonna­ble *qu'en disant oui aux conditions nécessaires de cette vie obli­gatoire*. D'autre part, s'il est vrai que la vie sociale peut nous dépraver et nous aliéner, toute vie vécue en est là : ou bien elle libère la vérité reçue, selon la promesse du Christ ; ou bien l'action mauvaise vicie l'individu et lui aliène la personne ; faire grief à la seule vie sociale d'aliéner les hommes, et les jeunes en particulier, voilà qui se moque des hommes et crève les yeux à la jeunesse. 171:154 De la sorte, honni soit, non pas le père qui bride la jeunesse autant que de besoin et selon son autorité pour en juger, lui-même bridé par les lois de la famille et de l'entière société, mais honni soit plutôt qui parle et déparle du conflit des générations tout de la même façon abstraite que de la lutte des classes ! Que veut dire le mot de classes, abstraction faite de l'existence sociale, et que veut dire, dans la même abstraction, et celle sur­tout de la famille, le mot de jeunesse ? Que veut dire un princi­pe de la discontinuité au lieu et place du principe de continui­té ? Quel dire non des fils a-t-il un sens humain pour eux-mêmes, qu'il ne soit plein du dire oui qu'ils tiennent de leur famille et de leur père, à commencer par la langue pour dire oui et non ? Quels fils peut dire à son père : « Je n'ai pas du tout à regretter d'être non où tu es oui, puisque ce non à toi, mon père, est si bien le oui à moi, le jeune, que je m'en vais de ta maison pour vivre ma vie dans ma maison » ? Alors y aurait-il au moins l'apparence, à ses propres yeux, d'une digne affirmation de soi ; mais c'est moins facile qu'un prétendu droit de dire son libre non à une demande du père, -- si ce n'est pas l'entière impos­sibilité de s'en aller de la société que l'on dit tout à fait inhu­maine, étant soi-même sorti, sans doute, de la cuisse de Jupiter... L'empirisme d'Aristote voit dans l'homme, non la simplicité de la bête ou celle d'un dieu, mais la dualité de l'animal en société de raison. L'état de nature selon Rousseau n'est pas autre chose que l'homme sans la société, -- libre d'autant. Oui, comme une bête ou comme un dieu, comme le cercle carré de la dualité humaine réduite ou élevée à la simplicité, sans laisser d'être raison, et liberté dans la raison. Faut-il voir l'avenir ouvert, et clos le passé, concrètement, d'autre sorte que ne s'ouvre le ciel à la frondaison de l'arbre, dont la terre enferme les racines et la source de la vie ? « Celui de qui la tête au ciel était voisine et dont les pieds touchaient à l'empire des morts », n'est-ce pas dire l'humain, et son humble et grandiose continuité ? \*\*\* *Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?* Ô naïveté anti­que ! Aujourd'hui, qui ne ferait chorus avec les Soviétiques aboyant aux ennemis de la paix ? Qui s'étonnerait de l'État gaulliste réclamant d'une nationalisation algérienne un dédom­magement refusé par le même État aux Pieds-Noirs, dépouillés de tout par la dénationalisation gaullienne de l'Algérie ? Quels jeunes douteraient d'être l'avenir, sur l'assurance d'adultes qui sont le présent de si belle manière, et vilipendent un passé où, précisément, être l'avenir avait un sens pour la jeunesse ? \*\*\* 172:154 « Utrum diabolus appetierit esse ut Deus », (Ia, 63, 3) : un texte à méditer quant à l'inversion diabolique, -- et sophistique, -- de la foi chrétienne par le modernisme ; en particulier, cet éclair sur Satan (et sur ses suppôts) : *appetit illud ad quod per­venisset, si stetisset*. Deux autres textes à mettre en parallèle « Dicendum quod liberum arbitrium non eodem modo se habet ad bonum et ad malum : nam ad bonum se habet per se et natu­raliter ; ad malum autem se habet per modum defectus et prae­ter naturam. » (IIIa, 34, 3, ad I). « Semper mens creata reputa­tur informis, nisi ipsi primae veritati inhaereat. » (Ia, 106, I, ad 3.) \*\*\* « Les contresens bibliques des prédicateurs », il y a un demi-siècle, étaient traditionnels à un double titre : quant à la doc­trine qui les éblouissait, peut-on dire, et quant à leur caractère de lieux communs ; aujourd'hui, contresens et falsifications en tout genre pleuvent à verse comme jamais, sans rien de tradi­tionnel, imposés qu'ils sont par une foi nouvelle et inconsistante, à la merci de chaque prophète, illuminé, nabi, « énergumène... mené, traîné, berné par ses idées ». Jacques-Bénigne Bossuet, « le plus harmonieux des hommes », a fait voir et continue de faire voir incomparablement la beauté d'une prédication catholique nourrie de la Bible ; le respectable commun des prédicateurs a usé des citations de l'Écriture un peu beaucoup trop à la façon d'un condiment apprécié ; les homélistes d'aggiornamento nous servent la poule au pot humanitaire à la farce de leur vomi des Saintes Lettres, -- impossible de ne pas exprimer de la sorte l'impression abominable, à les ouïr, d'un chrétien familier de la Bible. \*\*\* Le recours à la force et à la contrainte physique peut être renoncé à titre personnel, soit par vœu de perfection, soit par obligation exceptionnelle, soit par obligation universelle mais que l'on serait bien en peine, celle-ci, de trouver dans l'Évangile. A plus forte raison l'Évangile est-il indemne de l'inintelligence sociale des modernes, incapables de discerner la nécessité de milieu de la contrainte physique en tant même qu'il y a milieu physique ; ou bien faites du milieu social un milieu d'esprits purs, ou d'esprits parfaits parfaitement maîtres des corps et des sensibilités ; ou bien reconnaissez en chaque homme, être sen­sible et tenté par sa sensibilité, le besoin de craindre, par elle et pour elle ; dans le milieu social comme dans le milieu physique. \*\*\* 173:154 « Au lieu de manger à la table de papa la cuisine de maman, soyez donc libres, chers jeunes, et venez manger à ma table, désormais, la cuisine de ma cuisinière » : peut-être la jeunesse aurait-elle quelque doute, à la réflexion, sur une liberté ainsi offerte ; mais elle ne doute pas d'être libre en se laissant rendre incapable de l'ancienne manière de communier, (« S'il me fallait y revenir, je ne serais plus moi-même », -- cité avec admiration par le curé de ma paroisse), au profit d'une nouvelle manière qui n'est aucunement de son choix, ni du choix d'une « cuisine » dont elle connaisse et reconnaisse l'autorité. \*\*\* « Le proverbe fameux : « Qui aime bien, châtie bien »... ne signifie pas du tout, comme on le croit souvent, que l'amour du prochain se mesure à la gravité des punitions qu'on lui inflige, mais bien qu'il faut, si l'on veut juger convenablement, aimer celui que l'on juge. » (*Figaro*, 16 février.) Il était temps que l'er­reur du Littré et du Robert soit dénoncée par un vulgarisateur de la Bible, puisque le *Livre des Proverbes*, (qui n'a pas pour auteur, comme on l'assure toujours, la comtesse de Ségur, née Rostopchine), est à l'origine au moins probable de cette erreur, y insistant à cinq reprises, dont celle-ci : « Qui épargne la baguette hait son fils, -- qui l'aime prodigue la correction. » (13/24.) Faut-il le souligner, non plus dans l'Écriture que dans le proverbe familier, il ne s'agit de l'amour du *prochain*, ni de *juger* le prochain, mais de l'amour du père pour son enfant. Bel exemple de « prise de conscience », nargue à toutes les vérités allègrement contredites ! \*\*\* « Jésus n'a jamais ri. » (Discours de Paul VI à l'audience du 17 février.) Entendez : l'Écriture n'en dit rien ; or, le Nouveau Testament ne voit jamais rire personne, à la seule exception, au chapitre 6 de saint Luc, des riches qui passeront de leur rire aux larmes, et des pauvres qui feront le contraire ; quant à l'Ancien Testament, il est rare d'y entendre rire, et un texte règle la question : « Le sot, quand il rit, fait éclater sa voix, -- mais l'homme habile sourit à peine silencieusement. » (Eccli., 21/23.) \*\*\* « Malheur à la connaissance qui ne se tourne pas à aimer ! » Ainsi a parlé Bossuet ; mais, pour M. Jean Guitton : « La con­naissance est vaine, disait Bossuet, si elle ne se tourne pas à aimer », (*Figaro*, 23 février.) 174:154 Citation ou assertion personnelle, ce cher Maître de *Figaro* impose ainsi à tout une traduction *irénique avant tout*, qui exige du lecteur une retraduction en langage de vérité, -- la vérité de ce monde étant de guerre et non de paix, (Matthieu, 10/34-36). \*\*\* On oppose la spécialisation à l'humanisme, et l'on parle d'hu­manisme scientifique ; je mets en fait qu'une seule spécialisa­tion interdit l'humanisme, c'est la raison spécialisée de la scien­ce expérimentale reçue pour être la raison même ; avoir des yeux pour ce préjugé me semble le commencement de l'huma­nisme et de la culture, au siècle qui est celui d'un tel préjugé. \*\*\* Non seulement l'Église ne veut plus recourir à l'anathème et à l'excommunication, mais elle revient sur son histoire pour en effacer de pareils actes ; mais quoi, restent ceux de la Bible, en ses deux Testaments ; alors ? \*\*\* On demande des catholiques assez romains pour dire non au non à l'Église catholique qu'ils entendent dire dans l'Église ca­tholique « ouverte au monde » ; tout de même, depuis deux siè­cles, que l'on demande des hommes assez humains pour dire non à la société du cercle carré appelée société moderne. Paul Bouscaren. 175:154 ### Éléments pour une philosophie du réel *Chap. III -- suite* par le Chanoine R. Vancourt Mais l'idée d'un achèvement de la connaissance n'est pas aussi claire qu'elle le paraît à première vue ; des équivoques demeurent possibles, des difficultés subsistent sur lesquelles il faut faire la lumière. Les sciences, elles aussi, aspirent à l'achè­vement, pour la même raison que celle invoquée précédemment à propos de la philosophie. Le savant, prenant conscience qu'il sait peu de choses, qu'il se trouve devant une tâche infinie, que ses recherches lui ouvrent toujours des horizons nouveaux, éprouve inévitablement le désir de connaître la totalité de ce qui existe, tout en étant convaincu que ce désir, à supposer qu'il ne soit pas utopique, pourra seulement être comblé dans un avenir extrêmement lointain et grâce à la collaboration des gé­nérations futures. L'achèvement auquel il rêve apparaît d'ordre *quantitatif *: on aurait expliqué tous les phénomènes de l'univers, découvert toutes les lois. Si cet achèvement doit un jour se pro­duire, il le sera par l'analyse des réalités de ce monde ; il se si­tuera par conséquent au plan des phénomènes et ne s'appuiera point sur l'affirmation d'un Être transcendant ; en d'autres ter­mes, il ne devra rien à la philosophie. On accusera peut-être le savant de s'abandonner aux illusions et de faire preuve de suffi­sance ; on voudra le convaincre que, pour aboutir là où il es­père arriver, il ne pourra se passer du philosophe. A quoi il ré­pond : la super-réalité à laquelle recourt le philosophe pour expliquer l'univers n'a jamais permis de découvrir la moindre loi concernant l'enchaînement des phénomènes. A cet égard, « la philosophie n'apprend rien et ne peut rien apprendre de nou­veau par elle-même, puisqu'elle n'expérimente et n'observe rien. 176:154 Les philosophes ne nous ont pas appris quoi que ce soit ; ils ont raisonné sur ce que font les autres. Excepté Descartes, Leibniz, Newton, Galilée. Voilà les vrais philosophes *actifs* (sic) ; ce sont des grands savants. Mais Kant, Hegel, Schelling, etc... tout cela est creux. Ils n'ont pas, à eux tous, introduit la moindre vérité sur la terre. Il n'y a que les savants qui le peuvent » ([^90]). Les philosophes eux-mêmes le reconnaissent. Kant avoue que l'affirmation d'un monde nouménal, la croyance en l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme ne sont d'aucune utilité pour le savant dans son travail de laboratoire. Hegel dit la même chose dans un autre langage : les sciences ne sont nullement obligées de « franchir la sphère de l'être fini » ; leur tâche est simplement d'appréhender les choses en leur réalité contingente, de scruter les rapports qu'elles entretiennent sur le plan phéno­ménal. Le monde de la science se passe fort bien d'une super-réalité ; il se construit en dehors d'elle et n'a rien à voir avec elle. Celle-ci ne contribue donc point à l'achèvement de la science. \*\*\* Cet achèvement, disions-nous, s'il se réalise un jour, ce sera seulement au terme d'un très long processus. On ne doit pas vouloir anticiper. Or, si on en croit Cl. Bernard, les philosophes commettent cette imprudence et font preuve d'outrecuidance lorsqu'ils se proclament les détenteurs d'un « savoir absolu », qui comblerait tout de suite notre désir de connaître. Ils invitent à quitter prématurément la caverne où nous sommes enfermés, avant que nous en ayons exploré toutes les richesses. Ils oublient, pour employer une autre métaphore qu'affec­tionne Cl. Bernard, que l'homme se trouve à l'intérieur et au fond d'une très haute tour. Il n'en perçoit pas le sommet. Il ne l'atteindra qu'en gravissant, un à un, les multiples degrés d'un immense escalier. Quand il aura achevé cette ascension, alors seulement il saura tout ; en attendant il ne doit pas brûler les étapes. C'est malheureusement ce que fait le philosophe lors­qu'il se targue d'avoir mené la connaissance à son achèvement ; il saute les échelons intermédiaires et se place d'emblée au sommet de la tour, comme si c'était possible de découvrir la cause première avant d'être passé par « l'infinité des causes prochaines » ([^91]). \*\*\* 177:154 Ces critiques obligent à regarder de plus près l'achèvement de la connaissance dont parle la philosophie et à en préciser le statut. Il importe de souligner dès l'abord qu'il ne doit pas se situer au plan où se tiennent les sciences. Les philosophes n'en ont point toujours eu suffisamment conscience et cela les a conduits à des prises de position équivoques. Ils constatent que les sciences comportent des lacunes, des failles ; des barreaux manquent à l'échelle qui doit conduire le savant au sommet du savoir. Dans la continuité causale qui relie les phénomènes de l'univers, des trous subsistent. On n'a pas encore expliqué, par exemple, comment s'opère le passage de la matière inerte à la vie. Devant cette carence, le philosophe serait enclin à offrir ses services, à faire admettre par les savants une intervention spéciale de l'Absolu, qui donnerait une chiquenaude à la matière pour l'élever au niveau de la vie. -- En procédant ainsi, le philosophe risque de se disqualifier et de disqualifier l'Absolu lui-même, dont la fonction, apparemment, serait de suppléer aux lacunes, peut-être seulement provisoires, de la connaissance scientifique. Le philosophe se montrerait plus avisé en abandonnant aux sciences, sans réticences, toutes les réalités de l'univers, et en autorisant le savant à rêver d'un achèvement du savoir au plan phénoménal, quitte à se réserver pour lui-même le droit de proposer une autre forme d'achève­ment de la connaissance. \*\*\* S'il éprouve des difficultés à faire ces concessions, cela tient, pour une part, à l'histoire de ses rapports avec les savants. Il fut un temps où la philosophie absorbait tout le domaine de la connaissance rationnelle. Lorsque la physique mathématique eut acquis droit de cité à la fin du XVI^e^ et au début du XVII^e^ siècle, elle revendiqua son autonomie. La philosophie, obligée de la lui accorder, se consola en se disant qu'elle demeurait la maîtresse incontestée d'un secteur de la réalité : le domaine de la pensée, d'où personne ne pourrait la déloger. Galilée et Des­cartes partageaient le monde en deux sphères : la nature et l'esprit. En abandonnant la première aux sciences, le philoso­phe croyait s'assurer d'autant mieux la possession exclusive et définitive de la seconde. A qui, en effet, appartient-il de réfléchir sur le dynamisme de l'esprit, et particulièrement sur l'activité cognitive, d'où émanent le savoir vulgaire et les sciences ? Une telle réflexion suppose un retour de la pensée sur elle-même, que les sciences, tournées vers l'extérieur, semblent incapables d'opé­rer. Il faut donc faire appel à un autre mode de connaissance, à un « mode réflexif philosophique », dont personne ne pourra contester l'intérêt sur le plan théorique. N'avons-nous pas besoin d'être fixés sur la structure de l'esprit et sur ses différentes ac­tivités, à commencer par l'activité de connaissance, dont il im­porte au premier chef de mesurer la portée ? 178:154 Les philosophes, en tous cas, se sont aisément persuadés qu'il s'agissait là de ques­tions les concernant au premier chef et pour lesquelles ils s'es­timaient seuls compétents. Ainsi ont surgi les « théories de la connaissance » et les « philosophies de l'esprit ». Ce terme laisserait supposer qu'à l'intérieur de l'univers, un secteur dé­terminé constitue le domaine inaliénable de la philosophie, laquelle, en le prospectant, obtiendrait des résultats aussi vala­bles que ceux auxquels parvient la physique dans sa sphère. Kant, satisfait de sa « philosophie critique », ne croyait-il pas avoir abouti à des conclusions définitives et complètes, sur les­quelles tout le monde devait se mettre d'accord ? Le philosophe, lorsqu'il se place dans cette perspective et partage cette convic­tion, en déduit que les savants se trompent lourdement en rê­vant d'un achèvement « quantitatif » de la connaissance dont ils auraient le monopole ; tout un secteur du réel : le monde de l'esprit, échappe, d'après le philosophe, à leur compétence. \*\*\* Jusqu'au XIX^e^ siècle on pouvait croire que l'étude du sujet demeurait la tâche propre de la philosophie ; ce n'est plus possi­ble dorénavant. Les sciences de l'homme, après s'être frayé pé­niblement un chemin en luttant contre l'interprétation dualiste de la nature et de l'esprit préconisée par Descartes ([^92]), ont ac­quis droit de cité et obtenu leur autonomie ([^93]). Le savant s'est mis à scruter toutes les activités de l'esprit, sans exception. Psychologues, sociologues et historiens, par des méthodes mul­tiples, diverses mais complémentaires, fouillent notre existence, même la plus intime. L'inquiétude humaine, l'angoisse sous toutes ses formes, nos joies et nos tristesses secrètes, la sexualité avec ses implications, etc... tout devient matière d'analyse scientifique. Et aussi nos comportements collectifs : notre vie économique, morale, politique, esthétique, religieuse. Bien plus, les sciences de l'homme, nées comme celles de la nature dans le giron de la philosophie, s'adjugent le droit de jeter un regard indiscret sur leur mère. Le savant examine à la loupe l'attitude du philosophe, essaie de déceler les mobiles qui lui font affirmer l'existence d'une réalité invisible, s'enquiert du chemin qui 1'a conduit à cette affirmation. Bref, toutes les activités de l'homme paraissent désormais ressortir au tribunal de ce juge sévère que prétend être le savant. Si on lui objecte qu'il est incapable d'élucider les présupposés sur lesquels il s'appuie, de critiquer les méthodes qu'il emploie et d'en apprécier l'exacte portée ; 179:154 qu'il aurait besoin, par conséquent, d'une « théorie transcendantale de la connaissance et d'une « philosophie de l'homme » pour tirer au clair la signification de ses entreprises ; le savant ne se laisse pas facilement convaincre. Il a plutôt tendance à croire qu'il appartient à la science de s'occuper des difficultés qu'elle rencontre et qu'elle doit les résoudre « modo scientifico ». Il en sera d'autant plus persuadé qu'il voit la logique elle-même se transformer en une discipline scientifique, émancipée de la tutelle de la philosophie ([^94]). -- En tout cas, il paraît absolument évident au savant que toutes les réalités de ce monde, y compris cette réalité particulière qu'on appelle l'activité philosophique, relè­vent de sa juridiction ; et il se croit en droit d'en conclure qu'un authentique achèvement de la connaissance ne pourra jamais s'accomplir que par son entremise. -- Mais, s'il en est vraiment ainsi, en quoi peut bien consister l'intérêt de la philosophie sur le plan théorique ? Aristote a-t-il encore le droit de prétendre que la philosophie, et elle seule, étanche notre soif de connaître et qu'en cela consiste sa supériorité sur les autres modes de savoir ? -- Que veut bien signifier dorénavant cet « achève­ment » de la connaissance qu'elle promet pour tout de suite ? Les sciences n'ont-elles point raison d'affirmer que l'unique achèvement concevable est celui qui se réalisera, *peut-être*, dans un avenir très lointain et indéterminé ? \*\*\* Et cependant le philosophe estime avec raison que sa disci­pline n'est point dénuée d'intérêt sur le plan théorique. Cl. Bernard se trompe lorsqu'il déclare que nous ne pouvons abor­der, avec chance de succès, le problème de la cause dernière de l'univers qu'après avoir épuisé l'étude des causes secondes. On peut lui faire remarquer d'abord que la présence même de l'idée de cause dernière constitue déjà comme un pôle d'attrac­tion vers lequel convergent nos connaissances particulières, et qui en fait à l'avance la synthèse. On doit souligner surtout que, même démuni de science, l'homme est capable de comprendre que les réalités au milieu desquelles il vit, emportées dans le tourbillon du devenir, ne peuvent s'expliquer que par un principe échappant à la contingence radicale de ce qui existe ici-bas. Il faut noter enfin que même si les sciences parvenaient à explo­rer tous les secrets de l'univers, elles ne comprendraient pas encore pourquoi existe cette masse énorme d'êtres innombrables, qui naissent et disparaissent sans discontinuer. 180:154 En d'autres ter­mes, il n'est pas besoin d'attendre un hypothétique achèvement des sciences pour être en droit de poser et d'essayer de résoudre le problème de « l'origine radicale des choses ». Ce problème, les philosophes de tous les temps l'ont affronté, et ils ont géné­ralement admis que la solution se trouvait dans l'affirmation d'une super-réalité, invisible et éternelle. Qui oserait prétendre que la question qu'ils soulevaient ne méritait pas leur attention ? Que les réponses qu'ils esquissaient, pour balbutiantes qu'elles pussent paraître, étaient tout à fait dénuées d'intérêt sur le plan théorique, spéculatif ? Ces réponses, nous venons de les qualifier de balbutiantes ; elles le sont, en effet ; et là, peut-être, se trouve la raison qui incite certains à détourner leur curiosité des problèmes philo­sophiques. La réalité absolue, nous ne la connaissons pas comme nous connaissons les réalités de notre univers. Les concepts et les mots, fabriqués pour parler de ce qui existe dans l'espace et le temps, sont inadéquats lorsqu'on les applique à l'Absolu, qu'aucune formule mathématique ne parvient à définir et dont nos instruments d'observation ne nous donnent aucune expérien­ce. L'Absolu demeure pour nous un mystère. Le rôle de la phi­losophie se réduirait-il donc à nous faire approcher de la fron­tière fascinante qui nous sépare de l'invisible ? Ou encore, pour employer une expression de Simone Weil, à nous aider « à con­cevoir clairement les problèmes dans leur insolubilité » ([^95]) ? -- Même alors, il ne s'agirait point d'une fonction négligeable ; loin de là. Si la philosophie n'avait pour résultat que d'éveiller en nous la conscience aiguë du mystère dans lequel baigne notre existence, elle nous rendrait un appréciable service sur le plan théorique, spéculatif, au niveau de la contemplation. \*\*\* Toutefois si elle ne présentait que cet intérêt, s'il s'agissait seulement de satisfaire notre curiosité, d'ailleurs légitime et naturelle, accorderions-nous tant d'importance à la philosophie ? Les difficultés qu'on éprouve à se représenter l'objet qu'elle propose à notre méditation ne décourageraient-elles pas aussi­tôt ? Ne nous détourneraient-elles pas de questions apparem­ment insolubles, et ne réserverions-nous pas notre attention pour des problèmes où notre curiosité a plus de chances d'être satisfaite ? Les philosophes se seraient-ils relayés inlassablement dans la recherche d'un réalité transcendante, sans laquelle l'univers leur paraissait inintelligible ? 181:154 Disons les choses plus simplement : si de Dieu, cause première de tout ce qui existe, nous n'avions absolument rien à attendre, ni en ce monde, ni dans l'autre ; si nous étions persuadés qu'il ne s'occupe pas de nous ; si nous possédions l'évidence irréfragable que nous ne pouvons rien espérer de lui, nous intéresserions-nous beaucoup à son existence ? Le seul souci de résoudre le problème -- pu­rement théorique, par hypothèse -- de l'origine des choses expliquerait-il que nous parlons tant de Dieu, fût-ce pour le nier ? -- Il ne semble pas -- C'est donc que le philosophe n'est pas mû exclusivement par une curiosité désintéressée. A côté du désir de connaître, d'autres mobiles le poussent, dont il a plus ou moins conscience et qu'il ne met pas toujours au premier plan. D'ailleurs, le même problème se pose pour les sciences. Sup­posons que de la découverte des lois scientifiques, l'homme n'ait jamais tiré la moindre application, croit-on que les savants se seraient consacrés avec autant d'ardeur à leurs recherches, dans le seul but de savoir ? -- C'est improbable. -- Quand il s'agit des sciences, les mobiles qui se surajoutent à la curiosité sont faciles à déceler : améliorer nos conditions de vie, se défendre contre les dangers qui viennent de la nature et des hommes, aug­menter notre confort, rendre notre séjour ici-bas plus agréable. -- Les choses paraissent un peu moins claires pour la philoso­phie ; les mobiles qui, en plus du désir de « savoir », mettent en branle le philosophe sont malaisément discernables. #### III. § 4. Les mobiles du philosophe Pour deviner les buts que vise le philosophe, il faut se rap­peler la complexité des comportements humains, où sont tou­jours inextricablement mêlées la connaissance, l'affectivité et l'action. Même quand il cherche à satisfaire une curiosité prétendument désintéressée, l'homme est encore mû par le plaisir qu'il en attend ; et la joie pressentie le soutient dans les efforts qu'il déploie pour connaître. Nous savons aussi qu'à travers la multiplicité des fins hétéroclites qu'il cherche à atteindre, l'hom­me poursuit en réalité un but unique, qui en fait la synthèse et qu'on appelle le bonheur : L'aspiration au bonheur, quoi qu'en dise Nietzsche, anime toutes nos entreprises. Ne serions-nous pas déjà en droit de conclure que le philosophe est mû, finalement, moins par le désir de connaître que par celui d'être heureux ? Il cherche, avant tout, le chemin du bonheur. Ce chemin, les religions s'étaient efforcées de le découvrir et de l'indiquer aux hommes, en leur proposant ce qu'elles nomment la voie du salut ; 182:154 elles savaient que le besoin d'être heureux s'enracine au plus profond de la nature humaine. Le philosophe en est égale­ment persuadé. \*\*\* Que la quête du bonheur tienne dans son comportement une place plus grande que la curiosité désintéressée, il suffit, pour s'en rendre compte, d'examiner l'attitude de ceux qui ont le plus insisté sur l'importance du savoir. Nous avons déjà fait cette constatation dans le premier chapitre. Il est bon d'y reve­nir, car elle éclaire singulièrement le problème des motivations du philosophe. Aristote déclare péremptoirement « qu'il poursuit la science en vue du connaître et non pour une fin utilitaire ». Mais si le Stagirite recherche avec tant d'ardeur les principes ultimes des choses, ce qu'il y a de divin et d'éternel au sein de l'univers, c'est parce qu'il voit dans la possession de ce savoir la forme la plus élevée de la satisfaction à laquelle l'homme puisse préten­dre, le bonheur le plus pur, le plus stable, le seul digne de l'être humain et qui soit capable de le combler. Aristote ne poursuit donc pas seulement, ni principalement, la science « en vue du connaître », mais en vue du bonheur. Désintéressé, il l'est à l'égard des buts utilitaires que l'homme cherche à atteindre dans ses activités journalières ; mais il ne l'est pas quand il s'agit de « l'unique nécessaire », du contentement que la con­naissance de Dieu apporte, de ce contentement après lequel l'homme ne peut se dispenser de soupirer, même s'il n'en a pas conscience. (*A suivre*) Chanoine Raymond Vancourt. 183:154 ### Apologie pour l'Église de toujours par R.-Th. Calmel, o.p. #### IV. -- Le régime de l'Église et la sanctification Dans le Nouveau Testament l'Église n'est qu'un grain de sénevé, elle ne nous apparaît pas encore comme un grand arbre. Son mystère propre nous est cependant révélé avec une clarté suffisante pour ne laisser aucun doute sur sa constitution hiérar­chique et sur le statut personnel des pouvoirs. Le pouvoir de régence suprême et de souveraine juridiction est conféré au seul Vicaire du Christ et non pas à un synode ; au seul Pierre et non pas à une assemblée. Le pouvoir d'offrir le Saint Sacri­fice n'est pas donné à tous indistinctement, mais aux seuls Apôtres et à ceux des chrétiens qu'ils auront ordonnés. La juri­diction sur les églises particulières dont nous parlent souvent les Épîtres de saint Paul revient à un évêque déterminé, et non pas à un comité composé de laïcs et de clercs. A la différence de ce qui se passe dans les cités terrestres les pouvoirs donnés dans la Cité Sainte, dans le Royaume de Dieu, visent un objet transcendant et céleste -- un ordre de réalités divines, un bien commun proprement surnaturel. *Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit*. (Matt. XXVIII, 19). 184:154 *-- Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux* (Matt. XVI, 19). -- *Faites ceci en mémoire de moi. Chaque fois en effet que vous mangerez ce pain et boirez ce calice vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il revienne* (Ia Cor. II, 25-26). Ce qui est mis en cause de nos jours c'est non seulement la portée transcendante et surnaturelle des pouvoirs départis à l'Église mais aussi, et peut-être davantage, leur appropriation. Or l'ordination divine contre laquelle nous ne pouvons rien, a voulu que, dans l'Église, les pouvoirs soient personnellement appropriés. Le régime d'assemblée, le gouvernement de type démocratique et rousseauiste est étranger au Royaume de Dieu. Les Conciles même ne font pas exception. Car s'il est vrai que, dans ces grands rassemblements œcuméniques, ce sont les évêques en corps qui définissent (sauf à Vatican II) et qui légifèrent, il n'en reste pas moins, d'abord que leurs décisions n'ont de portée que pour autant que le Souverain Pontife les sanctionne, ensuite que l'autorité de chaque évêque sur son diocèse n'est aucunement suspendue du fait du Concile, ni transférée au corps épiscopal. \*\*\* La démocratie de type rousseauiste est un régime conçu et appliqué de telle manière que le nombre prime le droit et que les vrais responsables, ceux qui de fait exercent l'autorité, aient ordinairement le moyen de se dérober ; en effet les détenteurs officiels du pouvoir sont hypocritement dépossédés du pouvoir effectif ; la réalité du pouvoir est transférée à des autorités parallèles, irresponsables et fuyantes. C'est en cela que la démo­cratie rousseauiste est un régime de mensonge ([^96]). Elle est encore plus intolérable dans la sainte Église -- dans le Royaume de toute vérité -- que dans les royaumes de ce monde. 185:154 Du reste il suffit de voir à l'œuvre le régime démocratique de la collégialité pour être fixé sur son degré d'hypocrisie et sa malice intrinsèque. Au bout de quelques années à peine, quels sont en effet les fruits du système collégial ? Un caté­chisme faussé grâce au *Fonds Obligatoire*, une morale du ma­riage pervertie grâce à *la Note 16* ([^97]), une Messe devenue équi­voque, parfois invalide, souvent sacrilège, grâce aux transforma­tions rituelles effrénées. Dans tout cela, rien, absolument rien dont on puisse faire retomber la faute sans crainte d'erreur sur telle ou telle tête épiscopale, comme nous faisons retomber sur Martin Luther l'initiative d'avoir marié les prêtres. Dans les bouleversements révolutionnaires qui saccagent l'église de France, et qui étaient inconcevables il y a seulement dix ans, tout est imposé par un pouvoir sans tête, collégialement, dans l'anonymat des majorités écrasantes. A qui nous en prendre et comment nous prononcer ? En promulguant le *Fonds Obliga­toire* ou *la Note 16* la collégialité de Lourdes n'exécutait quand même pas un ordre immédiat et explicite du Saint-Siège. Accu­serons-nous tel évêque, tel archevêque, tel cardinal ? Mais pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Ils se perdent tous, ils sont tous noyés dans l'assemblée. C'est l'assemblée qui a voulu cela, cette destruction de la foi, de la morale et du culte. L'assemblée c'est-à-dire tout le monde et personne. L'assemblée a ratifié par un vote massif les propositions élaborées dans les petits groupes de théologiens, à la majorité des suffrages. De l'assemblée aux commissions, des commissions aux petits groupes, des petits groupes aux comités restreints, on a eu continuellement un moyen commode de se renvoyer la balle sans jamais savoir qui le premier au juste l'avait lancée, ni pour atteindre exactement quel but. Seulement le but, la démolition de la religion, était bel et bien touché. A chacune des assem­blées plénières collégiales, la destruction de la doctrine, de la morale et de la liturgie a fait des progrès considérables. 186:154 Mais qui est le destructeur ? Tous les évêques ou de peu s'en faut, si on considère le mécanisme de la majorité des suffrages, mais un petit nombre difficile à identifier, si on considère la déter­mination personnelle, mûrement délibérée, réfléchie et cal­culée. Et c'est en cela que le système collégial est hypocrite et contre nature : il exempte au maximum un chacun du poids de ses responsabilités propres et des intolérables brûlures du remords, mais en même temps et par le même mécanisme il fait coopérer un chacun aux pires forfaits, à l'instauration d'une religion pseudo-chrétienne sous un masque chrétien. Eh ! bien, le système collégial ne fait qu'étendre à l'Église les méfaits de la démocratie rousseauiste. Qu'il se prolongeât quelques années encore et l'Église serait vidée de ses pouvoirs divins de transmettre infailliblement la Révélation, célébrer la vraie Messe, donner les vrais sacrements, assurer les ordinations valides. Car les ordinations elles-mêmes n'échapperaient pas à l'universel désastre. Que l'évêque qui ordonne en vienne progressivement à rejeter la foi de l'Église dans le Saint Sacri­fice de la Messe, que, par une conséquence normale, son inten­tion se modifie et qu'elle ne soit plus d'ordonner en vue du Saint Sacrifice, alors il cesse par le fait même de conférer aux ordinands le caractère sacerdotal ; son ordination s'annule. C'est par un semblable processus que les évêques anglicans, au XVI^e^ siècle, cessèrent de conférer validement les saints ordres. Or il est dans la logique de la collégialité de renouveler ce processus, ou plutôt de le systématiser et de l'étendre. La collégialité en effet a tout ce qu'il faut pour transformer la foi et donc la détruire, mais rien pour la préserver. En dépouil­lant *pratiquement* l'évêque de son pouvoir personnel de trans­mettre la saine doctrine, en soumettant la foi de l'évêque au recyclage des assemblées délibérantes et votantes, la collégia­lité en vient insensiblement à transformer la foi de l'évêque ; sa foi étant changée il adviendra que change également son intention en conférant les sacrements qui relèvent de son pou­voir ; le changement de rite suivra sans tarder le changement d'intention ; alors le sacrement deviendra nul. Les évêques qui passèrent à l'anglicanisme sous Édouard VI, au XVI^e^ siècle, avaient certainement reçu une consécration valide ; ils détenaient certainement le pouvoir d'ordre. Il reste que dans les ordinations qu'ils conféraient il arriva un moment -- à partir du jour où, ayant perdu la foi au Saint Sacrifice, ils changèrent leur intention et changèrent le rituel -- il arriva donc un moment où leurs pouvoirs, quelle qu'en fût la réalité, n'eurent plus aucun effet, cessèrent de conférer le seul véritable sacerdoce ([^98]). Voilà sans aucun doute ce qui se pro­duirait avec les évêques collégialisés si le système n'était bien­tôt réduit en miettes. 187:154 Les pouvoirs de l'Église, aussi bien dans la ligne de la juri­diction que dans celle de l'ordre, sont des pouvoirs personnels. C'est ainsi que le Seigneur les a fondés une fois pour toutes. Et il les a ainsi fondés parce que l'appropriation personnelle est en harmonie avec les saintes lois de la franchise et de l'hon­neur. Que chaque ministre sache donc que c'est lui qui est choisi, honoré à ce point, investi de cette charge divine ; lui et non pas un groupe anonyme. Que chacun de ceux qui recourent aux ministres du Seigneur et se soumettent à leurs pouvoirs -- et les ministres eux-mêmes se trouvent dans ce cas à l'égard de leurs confrères -- que chacun de ceux qui écoutent la prédication, vont à confesse, participent au Saint Sacrifice, se sente en sécurité, n'ait pas à se méfier de l'impos­ture, n'en soit pas réduit à cette condition désespérante et hon­teuse de ne pas savoir à qui il a affaire, et en définitive qu'est-ce qui est en cause : le pouvoir authentique, effectivement surna­turel, d'un ministre du Christ, ou le simulacre de pouvoir d'une assemblée sans visage ? \*\*\* Le Seigneur ayant voulu que les pouvoirs, dans son Église, soient personnellement attribués et exercés, ne permettra pas que la collégialité les résorbe et les supprime. Il mettra plutôt fin à la collégialité d'une manière ou d'une autre. Nous n'avons donc pas à craindre, mais à prier en toute confiance, exercer sans peur, selon la Tradition et dans notre sphère, le pouvoir qui est le nôtre, préparer ainsi les temps heureux où Rome se ressouviendra d'être Rome et les évêques d'être des évêques ([^99]). Car Rome retrouvera sa primauté -- et fera cesser, notamment, cette comédie collégiale qui permet aux évêques de faire schisme en assemblée nationale, en groupe organisé, et collec­tivement, alors que nul d'entre eux ne se risque à se déclarer personnellement schismatique, bien au contraire. 188:154 Les évêques exerceront à nouveau franchement leur pouvoir pour paître leur troupeau selon la Tradition de la saine doctrine et du culte véritable. Bien loin de se faire les exécutants serviles des déci­sions modernistes votées par la majorité de l'assemblée, ils enseigneront eux-mêmes et feront enseigner la foi catholique ; ils célébreront à nouveau la Messe de toujours et veilleront à ce qu'elle soit célébrée dignement. Parce que notre foi ne se trompe pas en croyant à la papauté et à l'épiscopat selon la forme personnelle établie par le Seigneur, nous sommes certains que le temps du collégialisme est mesuré. Il ne faudra pas un siècle, ni un demi-siècle, pour qu'on en finisse avec ces dialogues d'irresponsables qui se multiplient depuis le Concile. « Mon­seigneur, comment avez-vous pu supporter les propos de ce religieux dans la conférence qu'il vient de nous faire sur le péché originel et le baptême des enfants ? -- Pour ma part, je ne parlerais pas ainsi. Mais que puis-je faire et comment intervenir puisque la collégialité des évêques de France estime maintenant qu'on n'a plus de certitude sur toutes ces choses. -- Monseigneur, comment supportez-vous que tel Père réunisse périodiquement les prêtres de votre diocèse pour les initier à ce qu'il faut appeler par son nom : une parodie de la Sainte Messe ? -- Personnellement, je ne goûte ni ses théories, ni ses manières. Mais enfin il est mandaté ou il s'est fait mandater par la commission liturgique ; et cette commission est agréée et encouragée par nos assemblées collégiales. Comment voulez-vous que moi, tout seul parmi les évêques, je m'élève là-contre ? C'est impossible. Ce serait tout à fait possible si l'évêque avait un peu de cou­rage sacerdotal, osait regarder en face son devoir, s'exposer au mépris, aux moqueries, peut-être à la relégation sociologique, afin de rendre témoignage au Souverain Prêtre : Jésus-Christ. Mais il s'est laissé prendre dans une machine et dans des engre­nages combinés tout exprès pour l'empêcher d'exister lui-même (dans la légitime soumission à Rome). Après cette démission préalable où trouver le courage requis pour confesser la foi et combattre les hérétiques ? 189:154 La première faute fut d'entrer dans ce système collégial, de type rousseauiste, où le détenteur officiel du pouvoir est dépossédé du pouvoir effectif tout en ayant l'apparence de le garder. Mais le système sera mis en pièces et tous ses mécanismes voleront en éclats. Sans doute les com­missions spécialisées ne seront-elles pas abolies. Elles furent indispensables de tout temps pour l'étude de questions parti­culièrement ardues. Seulement elles ne fonctionneront plus dans l'anonymat. On saura qui les nomme, jusqu'où s'étend leur compétence, devant qui les membres qui les composent doivent répondre de leur travail. De même pour les rencontres entre évêques. Elles ne seront pas suspendues, parce qu'elles sont dans la nature des choses et qu'elles favorisent, jusqu'à un certain point, la ferveur de la prière et la fécondité de l'apostolat. Mais qu'elles soient réglées par un statut précis approuvé de Rome ; que chaque évêque soit encouragé à prendre ses devoirs en­core plus à cœur, loin d'être annihilé dans un appareil qui le dépossède de ses pouvoirs et le dispense de porter les respon­sabilités de son ministère. Que cesse en un mot la Révolution collégialiste et démocratique : il y va de la sainteté de l'Église et de notre propre sanctification. \*\*\* Car la sainteté de toute l'Église et la sanctification de cha­cun dans l'Église demande et requiert non pas que nous n'ayons jamais à surmonter le scandale de l'hérésie chez un évêque ou chez un docteur accrédité par l'évêque, mais que le recours à la chaire de Pierre soit possible contre l'hérétique, que l'hé­rétique ne devienne pas indiscernable par Rome, insaisissable, dissimulé dans le brouillard opaque de la collégialité qui l'encourage ou le défend. La sainteté de toute l'Église et la sanctification de chacun dans l'Église demande et requiert non pas que ne se produise jamais le scandale de Messes invalides ou sacrilèges, mais que les évêques coupables ou complices de telles énormités ne trouvent plus le moyen quasi-infaillible, grâce à l'habile camouflage collégial, de passer pour innocents et de se soustraire à la justice du Pontife Romain. Car *s'il est nécessaire que les scandales arrivent*, il est non moins néces­saire que l'Église ne soit pas dominée par les scandales, et donc que son régime lui permette de vaincre les scandales, de demeu­rer sainte et sanctifiante. Or tel est bien l'effet du régime dont le Seigneur l'a pourvue grâce à des pouvoirs surnaturels hiérar­chisés, assistés par le Saint-Esprit, personnellement attribués. \*\*\* 190:154 Les désordres post-conciliaires en général, et la collégia­lité perverse en particulier, auraient été contenus et refoulés aussitôt si les prêtres en grand nombre n'avaient eu d'autres aspirations que de glorifier le Souverain Prêtre, en traitant avec le plus grand respect les pouvoirs ineffables qu'il a remis entre nos mains. Il doit suffire à tout prêtre du premier ou du second ordre de faire honneur à celui qui nous a consacrés. Il doit nous suffire d'agir en tout comme ses ministres fidèles ([^100]) ; faire ce qui est en nous pour qu'il trouve consolation et gloire quand il lui plaît de se servir de nous, soit comme purs instru­ments dans le Saint Sacrifice, soit comme dispensateurs de sa vérité dans la prédication, soit comme lieutenants de sa souve­raineté dans l'exercice de la juridiction qui peut nous revenir pour une certaine part. Des prêtres et des évêques ayant pris profondément conscience que le Seigneur lui-même daigne se servir d'eux pour offrir la Sainte Messe, sont horrifiés à la seule idée de rites poly­valents ; ils n'admettent à aucun prix ni sous aucun prétexte, alors qu'ils se donnent au Seigneur de toute vérité pour qu'il offre par eux son Sacrifice, de ne pas se conformer, dans une fonction aussi sainte, aux rites loyaux, non équivoques, marqués de la plus humble révérence, que la Tradition nous a gardés. L'incompatibilité est absolue entre le Dieu de toute vérité et les rites équivoques. C'est se moquer du Seigneur avec beau­coup d'insolence et une méchanceté horrible que d'accomplir le mystère de la foi -- *Mysterium Fidei* -- selon un rite qui conduit par lui-même à la destruction de la foi. Seigneur, gémit intérieurement le prêtre fidèle, Seigneur, que vous ayez la satisfaction de trouver en moi un digne mi­nistre dans le Saint Sacrifice que vous allez offrir par moi en vous servant du pauvre pécheur que je suis. Que je fasse au moins cela pour vous de ne pas vous contrister alors que vous daignez vous servir de moi. Et pour ne pas vous contrister, pour que je sois livré à votre action en toute disponibilité, que ferais-je de mieux que de commencer par m'en tenir aux rites très saints, sanctionnés par l'Église de toujours ? 191:154 -- Et, de son côté, l'évêque qui entrevoit la confiance que lui a faite Jésus-Christ quand il lui a confié une portion de son troupeau, ne demandera-t-il pas au Pontife Souverain et Éternel d'être à la perfection la vivante image du Bon Pasteur ; qu'au moins, il n'hésite pas à porter les devoirs de sa charge à ses propres risques et périls, à la vie et à la mort, bien loin de s'en laisser dépouiller par la collégialité irresponsable ; qu'il transmette fidèlement la doctrine de la foi et, pour cela, qu'il garde la Tradition catholique. Que nous tous qui, grâce à l'intercession de la Vierge coré­demptrice, avons eu part au sacerdoce ministériel, nous ayons la résolution très ferme d'honorer le Souverain Prêtre ; alors nos pouvoirs seront exercés d'une manière pleinement conforme à l'institution du Seigneur et à la Tradition de son Église -- pour la sanctification des fidèles, notre propre sanctification et la splendeur accrue de la sainte cité. \*\*\* De même que l'on parlerait de la charité surnaturelle tout de travers si l'on essayait de l'expliquer en termes d'amour sentimental, de même que l'on se tromperait absolument sur la justification si on la concevait comme Luther à l'image d'une non-imputation de la faute commise, par une sorte de fiction juridique, de même raisonnerait-on à contresens si, pour péné­trer dans le mystère de l'Église, on allait prendre une analogie, sans peut-être s'en rendre compte, dans les sociétés contre nature, les sociétés révolutionnaires, celles qui, de diverses façons, se proposent les mirages du messianisme terrestre comme idéal à atteindre et bien commun à réaliser ; celles qui éta­blissent leur pouvoir sur des organisations occultes et des structures anonymes. N'importe quelles analogies ne permettent pas de réfléchir à n'importe quels mystères surnaturels, n'importe quelles no­tions ne peuvent être mises en œuvre pour parvenir à une cer­taine intelligence des secrets révélés par Dieu. Il ne suffit point, par exemple, pour saisir la vérité sur la sainte humanité du Christ de lui attribuer pêle-mêle les grandeurs et les faiblesses de la condition humaine ; il faut voir au contraire que la nature qu'il daigne assumer ne peut être que *remplie de sagesse et de grâce*, ensuite que les infirmités qu'il veut faire siennes ne peuvent jamais être les tares physiques ou psychiques qui tiennent au manque d'intégrité qui a suivi le péché originel ([^101]) ; 192:154 le Christ a été sujet à la soif, à la fatigue, à certaines tristesses et aux tourments terribles de la croix, mais il était nécessai­rement exempt de la maladie ou des déficiences psycholo­giques. (Il ne pouvait souffrir de ces maux que dans les mem­bres de son Corps mystique.) ([^102]) Eh ! bien, il en est en quelque sorte de l'Église comme du Christ lui-même puisqu'elle n'est rien d'autre que *Jésus-Christ répandu et communiqué*. Pour exprimer le vrai à son sujet, il faut comprendre que cette société venue du ciel fait sienne et surélève à son niveau certaines propriétés d'une société juste, mais demeure exempte, obligatoirement, des artifices et des tares qui sont inséparables d'une société de type révolution­naire. Or la conception de l'Église qui se répand de nos jours a ceci de nouveau qu'elle est une transposition d'une idée fausse et pernicieuse : l'idée rousseauiste ou maçonnique de la société. Si beaucoup de théologiens ou prétendus tels, admirent la collé­gialité, s'ils applaudissent à telles initiatives d'un pseudo-mes­sianisme qui est une parodie de l'Évangile, c'est qu'ils trouvent tout normal le concept révolutionnaire de société. Dès lors leur théologie de l'Église devient aberrante. La politique fait chavirer leur théologie. Dans certains cas c'est la foi elle-même, le contenu de la foi et la religion tout entière qui fait naufrage parce qu'elle ne peut plus résister à la poussée, plus ou moins consciente, d'une erreur politique qui envahit tout l'univers mental, d'une passion politique désor­bitée qui a les exigences implacables d'un faux messianisme. Le mystère de l'Église est alors transposé non seulement en une simple réalité de ce monde mais, ce qui est pire, en une réalité anti-naturelle, un monstre cérébral et dévastateur qu'il est impossible d'assouvir. C'est contre cette altération radicale, cette falsification perverse du mystère de l'Église que nous avons rappelé la doctrine traditionnelle de la *Sancta Civitas*. (*A suivre*.) R.-Th. Calmel, o. p. 193:154 ### Terribilis est locus iste « REDOUTABLE EST CE LIEU ; c'est la maison de Dieu et la porte du ciel ! » Voilà les paroles de Jacob à Béthel, alors qu'il se rendait à Haran où il avait l'espoir de prendre femme dans sa famille. Il venait de se réveil­ler. Pendant son sommeil, il avait vu une échelle allant de la terre au ciel : en haut se tenait Dieu et les anges montaient et descendaient entre Dieu et la terre. Et Dieu même lui disait : « Toutes les familles de la terre seront bénies entre toi et ta postérité. » \*\*\* L'Église fait de ces paroles l'introït de la messe de la dédi­cace des églises. Comme il serait à souhaiter que nous ayons toujours un esprit de recueillement et de respect en entrant en ce lieu. Dans la Sainte réserve, demeure Jésus-Christ notre victime, avec une patience extraordinaire, car il y est comme en prison, Lui le créateur de l'Univers. Il sera déplacé, promené quand le peuple chrétien et son prêtre le voudront. Et puis en­fermé à clef, pour le protéger ! Il eût fallu le protéger déjà au jardin des Oliviers, mais il ne voulait pas ; et il recolla l'oreille de Malchus. 194:154 Ces faits nous touchent-ils encore ? Car le lien du monde naturel et du monde surnaturel semble non aperçu, ignoré ou même nié par des gens qui osent se dire chrétiens et même qui osent se dire prêtres ! Prions pour ces malheureux jusqu'à ce qu'ils se convertissent. Car l'Église dans la même messe nous presse, en citant S. Jean, de rappeler ce lien qu'il compare à un mariage. «* Je vis la cité Sainte, la Jérusalem nouvelle qui descen­dait du ciel d'auprès de Dieu, ornée comme une épouse qui s'est parée pour son époux. Et j'entendis une voix forte, venant du trône qui disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il habitera avec eux et ils seront son peuple, et Dieu lui-même demeurant avec eux, sera leur Dieu. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux... *» Et il annonce qu'il va renouveler toutes choses. Voilà le tabernacle de Dieu avec les hommes ! Hélas ! hélas ! tout aujourd'hui contribue à éloigner ces pensées, non seulement de la vie privée, mais de la grand-messe elle-même où tout a été conçu pour empêcher le recueillement collectif qui doit entourer le mystère redoutable de ce lieu Saint. Ce mystère n'est redoutable que par son immensité à qui contemple la puissance de Dieu. Sa manière de conduire les âmes, ses approches surnaturelles, dans de petits faits dont la banalité recouvre des fins d'une infinie portée. Car Jésus s'est arrangé pour être aimable bien plutôt que terrible. Dans ce même office, l'Évangile est celui de Zachée. Zachée veut voir Jésus et comme il est tout petit il grimpe sur un sycomore de la route où Jésus va passer. -- Mais, nous sen­tons-nous vraiment tout petits, comme Zachée ? A qui cela ne manque-t-il pas, peu ou prou ? -- Jésus leva les yeux et dit «* Zachée hâte-toi de descendre car aujourd'hui c'est chez toi qu'il me faut loger. Zachée s'empressa de descendre et le reçut avec joie. *» Alors on vit réellement la taille de Zachée, il était vraiment petit à ses propres yeux. Quelle grâce ! Et aux yeux de tout le monde, précieuse condition d'humilité. Ce que voyant, ces fa­meux juifs observant «* murmuraient, disant qu'il était allé loger chez un pécheur *». Quelle idée matérielle avaient-ils donc de la pureté ? Comment Jésus, ailleurs que chez sa Mère, pour­rait-il descendre autrement que chez un pécheur ? Or cette venue de Jésus chez les pécheurs se renouvelle à chaque messe par la présence réelle de Jésus dans le pain qui est son corps et le vin qui est son sang, comme il l'a dit. Quelle prévision de nos besoins ! La présence personnelle de Jésus nous est aussi nécessaire qu'aux Juifs de son temps. 195:154 A la veille de sa mort sur la Croix, Jésus donnait le moyen de perpétuer ce qui n'était pas encore advenu, ce pourquoi il était venu s'incarner en unissant la personne de Dieu à la na­ture humaine. Il permettait ainsi à notre nature de s'unir, sans autres mérites que les siens, à la nature divine. \*\*\* Quel mystère dépassant la raison humaine ! Il nous unit à la Très Sainte Trinité par un lien rempli de grâce qui nourrit la raison même par le mystère qui la déborde. Les vrais savants aujourd'hui n'ont plus les illusions de ceux d'antan ; ces der­niers croyaient qu'encore un peu et ils sauraient tout. Mais la science se dévore elle-même ; chaque découverte révèle un pro­blème encore inconnu. La connaissance des lois de la gravita­tion et des machines à calculer exactes et rapides permettent d'envoyer des hommes sur la lune. Mais qu'est-ce que la gravi­tation ? Tout le monde l'ignore et les plus savants n'ont que des hypothèses. Que les savants prennent donc réellement conscience de ce fait, toujours constant, que leur savoir consiste à découvrir de nouveaux problèmes. Mais que leur vie d'homme et non plus de savant en posent d'autres qui échappent complète­ment aux conditions de poids, de distance et de mesure. Com­ment trouveront-ils donc la paix de leur âme sinon en accep­tant qu'un monde mystérieux et spirituel coiffe le monde rai­sonnable et matériel pour lui donner l'être et pacifier l'homme ? Jésus a dit : « *Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme la donne le monde. Que votre cœur ne se trouble pas et ne s'effraye pas... Et maintenant je vous ai dit ces choses avant qu'elles n'arrivent afin que lorsqu'elles seront advenues, vous croyiez *»*.* (XV 27-30) Les apôtres ne pouvaient comprendre ce que faisait Jésus en consacrant le pain et le vin lors de la Sainte-Cène. C'est après la Passion et la résurrection qu'ils se virent clairement appelés à perpétuer ce mystère de la présence de Jésus dans sa Passion. « *Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus ; mais vous, vous me verrez parce que je vis et que vous vivrez. En ce jour là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous *» (XV 19-20) Toutes ces paroles ont été dites aussitôt après la Cène avant de quitter la salle. Ce que Jésus fit par ces paroles qui annon­çaient en même temps le commencement de son martyre : 196:154 «* Mais afin que le monde sache que j'aime mon Père et que j'agis selon le commandement que mon Père m'a donné, levez-vous, partons d'ici. *» Hélas ! hélas ! la nouvelle messe est bien loin de ces vues. C'était un espoir bien chimérique de croire que les hérétiques allaient se rapprocher des dogmes de l'Église véritable parce qu'on rendrait le texte de la messe équivoque et tel que pour­raient en user les anglicans et les luthériens invités à travailler à son texte... \*\*\* Il est normal d'être très charitable et humainement aimable avec les hérétiques lorsqu'ils ne nuisent pas ouvertement et consciemment à la foi transmise par les apôtres ; mais com­ment appeler ceux à qui est confié le dépôt de la foi et qui les invitent à revoir le texte de la Sainte Messe ! Des victimes probablement d'une illusion diabolique. \*\*\* L'*Institutio generalis* placée en tête de la nouvelle messe a déjà dû être modifiée devant la protestation indignée de ceux à qui Dieu a fait la grâce de conserver la foi. Ce texte disait : *La Cène dominicale ou Messe est la Sainte assemblée ou réunion du peuple de Dieu sous la présidence d'un prêtre pour célébrer la mémoire du Seigneur*. Comme unique référence les paroles de Matthieu (18-20) : « *Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis moi-même au milieu. *» Rien sur le sacerdoce indispensable du prêtre, pas un mot sur le caractère très spécial de la mémoire demandée par Jésus après la Cène. C'était une rédaction don­née pour faire plaisir aux hérétiques. \*\*\* Quelle foi peuvent avoir nos évêques qui ont accueilli puis imposé sévèrement le nouveau texte ? Beaucoup ne l'ont plus certainement : cela s'est déjà vu. Les évêques d'Angleterre sous Henri VIII ont *tous* passé ensemble au schisme puis à l'hérésie sauf un qui eut la tête tranchée. Ce sont des politiques qui veulent une religion qui pourrait être universelle, n'exigeant quasi rien, ni foi réelle ni confession, qui pourrait s'appli­quer à une structure sociale qu'ils croient fatale (il n'y a rien de fatal pour l'homme dans cet ordre) ; quelque chose comme un totalitarisme. Et ils appuient dans l'État tout ce qui se prête à ce cataclysme, comme l'abandon des écoles chrétiennes. \*\*\* 197:154 Le texte révélateur a été modifié ; il est certain que la messe est valide dans l'intention de l'autorité qui nous la présente, mais le texte élaboré avec des hérétiques subsiste avec son ambiguïté voulue et l'esprit désastreux qui le domine. Voici par exemple tout le canon lu à haute voix. L'Église y avait renoncé dès le quatrième siècle. Pourquoi ? Parce qu'on s'aperçut que la dignité du Saint Sacrifice le demandait. Tous les prêtres n'ont pas une voix convenable ; bien peu ont ce goût nécessaire à qui s'exprime en public. Nous l'avons vu lors d'un pèlerinage. Le prêtre de l'endroit dit quelques mots avant l'Épître et avant l'Évangile. Ses paroles étaient excellentes, vrai­ment spirituelles. Voici un bon prêtre, pensâmes-nous. Et puis il lut tout le canon à haute voix : il ne savait pas lire, il lisait ce texte comme le journal ; le résultat était désolant. D'autres prêtres lisent à haute et intelligible voix pour que les fidèles participent bien à l'office. Ils ont une voix forte et claire et on se croirait dans la cour du quartier à écouter le rapport du sergent. Ils coupent toute envie de méditer. *Aussitôt après la consécration*, pour achever d'interdire tout recueillement collectif, il y a une deuxième acclamation de l'assemblée. La jeunesse, à qui on a fait croire qu'elle avait à rendre la vie à une Église morte, s'en donne à cœur joie. De bon cœur elle matérialise ce qui devait rester spirituel et crie ce qu'*on lui fait chanter pour qu'elle oublie qu'elle est en présence du Sacrifice du Calvaire.* Nous savons très bien que l'ancienne prière du Canon à la même place disait la même chose, mais c'était à voix basse au milieu du recueillement général, et chacun pouvait savoir ce qui était dit comme secrètement. C'était un enrichissement possible. Aujourd'hui c'est un empêchement. Et la mélodie est une rengaine dès la seconde fois qu'on l'entend ; c'est un *six-huit *; elle n'échappe pas à ce qui fait la faiblesse de toute musique religieuse depuis la Renaissance (la renaissance du paganisme) : une *mesure* qui étouffe toute réa­lité spirituelle car la véritable vie psychologique est une inven­tion neuve sans cesse. La musique mesurée est la musique de danse et toute la musique moderne (dite classique) a cette origine. \*\*\* 198:154 Les fabricants de cette nouvelle liturgie sont probablement des gens qui assistent rarement aux grand-messes ou qui s'y ennuient, ou qui y font autre chose (comme lire du bréviaire). Ils sont comme nos technocrates des gens instruits uniquement dans les livres, alors que la grand-messe dominicale est le cœur, le vrai cœur, le cœur qui donne la vie à toute véritable société chrétienne. Nos technocrates ont trouvé significatif de placer le prêtre sur son trône du côté de l'épître dans la partie prépa­ratoire de la messe qu'on appelait messe des catéchumènes au­trefois. Mais dans beaucoup d'églises dont le chœur n'est pas très surélevé, le prêtre placé sur le côté avec des enfants de chœur autour de lui est invisible. Fameux résultat. Et répétons-le : *ils ne savent pas lire *; ils lisent trop vite, sans articuler, sans laisser entre les phrases le temps qui permet au son de se faire comprendre de partout. Et il suffit d'un tous­seur pour qu'on perde toute une phrase. Seule la lecture de nos livres bilingues permettait une attention sans défaillance. Mais aujourd'hui ce mirifique patois vernaculaire fait croire aux gens qu'ils n'ont plus besoin de livres. Le peuple comprend certainement mieux les *mots* qu'il entend ; comprend-il mieux le sens ? Je pense qu'on peut dire : non. Car tous ces textes sont d'une débordante richesse. Plût à Dieu que depuis S. Pie X et avant, le clergé eût com­pris que la réforme liturgique consistait à instruire le peuple avec ce florilège de la Sainte Écriture qu'est le Paroissien com­plet. Or c'est un florilège bien exceptionnel, le florilège du Saint-Esprit. Aujourd'hui il faut entrer dans l'église en dehors des grand-messes pour avoir ce recueillement favorable à tout ce que la grand-messe veut nous enseigner, à tout ce qu'elle signifie et au mystère d'union auquel elle nous invite. Faites-le ! Faites-le ! Là vous verrez l'autel recouvert soigneusement, dans un silence solennel : voici la table où des milliers de fois, pour des mil­liers de gens, afin de s'unir à eux, Dieu a renouvelé son Incarna­tion et sa Passion. Là il est mort sur la Croix et nous invite à nous unir à Lui par un miracle enseigné aux apôtres qui nous l'ont transmis. \*\*\* Pleurons mes frères de notre indignité ; pleurons de voir un mystère si gracieux méprisé par trop de ceux qui le devraient enseigner ; et si par bonheur la Sainte Réserve est conservée au même lieu, à la même place, songez au bonheur que présente pour notre misère la présence du Roi immortel des siècles dans un état plus humble encore que le nôtre même, qu'Il a voulu et désiré par amour, pour une union qui traverse les temps. D. Minimus. 199:154 ## NOTES CRITIQUES #### Le cardinal Journet et San Damiano Dans le numéro 151 d'ITINÉRAIRES (mars 1971) nous avons reproduit (p. 157) l'article du cardinal Journet consacré à San Damiano et publié par *La Suisse* du 28 octobre 1970. Nous critiquions cet article sur deux points : 1) il portait sur San Damiano un jugement qui n'apparaissait pas fondé sur une étude sérieuse ; 2) il invoquait Bergson, et Bergson seul, pour donner les caractères de la « véritable mystique ». A la suite de cette publication, nous avons reçu plusieurs lettres et coups de téléphone pour nous dire que l'article paru dans *La Suisse* n'était pas, en réalité, du cardinal Journet. La question est assez compliquée. L'article de *La Suisse* ayant été reproduit dans plusieurs bulletins paroissiaux de Suisse, c'est par ces bulletins que la plupart des catholiques et notamment des prêtres en eurent connaissance. Certains écrivirent au cardinal pour lui exprimer leur éton­nement. Le cardinal leur répondit ; et des lecteurs m'ont communi­qué plusieurs de ces réponses. Voici la plus simple et la plus claire : « *C'est le résumé, fait par lui-même, d'une conversation de une heure et quart que j'ai eue avec un jeune ami, rédacteur à* « *La Suisse *»*, et reproduit sans autorisation préalable de moi dans les bulletins paroissiaux. *» C'est clair, mais c'est aussi fort obscur. Analysons : 1\) L'article de *La Suisse* n'est pas du cardinal Journet. 2\) Cet article a été reproduit dans des bulletins parois­siaux sans l'autorisation du cardinal, qui en semble mécontent. 3\) Mais l'article publié dans *La Suisse* l'a-t-il été avec l'auto­risation du cardinal ? Nous l'ignorons, tout en le supposant. Alors pourquoi un article bon pour *La Suisse* est-il mauvais pour les bulletins paroissiaux ? 200:154 4\) Expliquant que l'article est « le résumé, fait par lui-même, d'une conversation avec un jeune rédacteur de *La Suis­se *», le cardinal semble en refuser les termes. Sa pensée a-t-elle, ou non, été exactement rapportée par le journaliste ? Il ne nous le dit pas. 5\) En toute hypothèse, l'article de *La Suisse* est signé du cardinal Journet et a été reproduit partout, notamment dans la *Documentation catholique* (n° 1577, du 3 janvier 1971). Com­ment se fait-il que le cardinal, qui tient à mettre les choses au point (à sa manière) à l'égard de ses correspondants, n'ait pas le même souci à l'égard de la foule immense des lecteurs de La Suisse, de la Documentation catholique et de nombre de bulletins paroissiaux -- sans parler de la grande presse qui s'est empressée d'instruire ses lecteurs de la pensée du cardinal en invoquant sa signature sous l'article de *La Suisse ?* Ce qu'on peut dire de plus respectueux à l'égard du car­dinal Journet, c'est que son attitude est incompréhensible. Louis Salleron. ### Bibliographie #### Antoine Blondin : Monsieur Jadis ou l'école du soir (Table ronde) *Antoine Blondin est de ces écrivains qui ont le don précieux d'attirer des sympathies nombreuses. Et comment se refuser au plaisir du comique et du pittoresque, quand la littérature du temps s'efforce de nous en sevrer ? N'est-il point ridicule de juger pédan­tesquement d'un livre comme* «* Monsieur Jadis *» *en sacrifiant au rite éternel des critiques, présentant d'abord leur huile et ensuite leur vinaigre ? J'avoue mon embarras : de quel droit me montre­rais-je réticent pour goûter chez Blondin ce que j'aime tant chez Perret ?* 201:154 *Après tout, la bohème, depuis les franches lippées de Villon, les farces et flâneries de Panurge, est un thème littéraire qu'on ne peut refuser ; on ne saurait pas plus fixer des bornes bien précises à la fantaisie irrévérencieuse que la juger avec des critères nettement définis. Tout cela est vrai sans doute ; il faut de plus connaître que les dives bouteilles vidées sans trêve au cours du récit ne laissent jamais au palais ce déboire amer propre au cynisme outrageant et à la profanation. Le peintre garde dans l'es­quisse des pochards et pochardes une suffisante ironie mêlée à sa sympathie fraternelle. On se divertira bien en lisant la bataille d'Austerlitz racontée, mimée et revécue par Albert Vidalie, ou l'in­trusion nocturne de Blondin-Jadis dans le sanctuaire ministériel des Travaux Publics, en contemplant encore les burlesques vanités du monde littéraire à la réception chez Mme Washington-Faust, en sui­vant Roger Nimier et l'auteur à Twickenham, le jour où, dûment pourvus de billets, ils préférèrent cependant assister au match de­vant la télévision d'un* «* pub *» *bien fourni en alcools précieux : ce qui n'empêcha point une bagarre homérique à titre d'épilogue. Le burlesque des scènes ne nuit pas au pittoresque attachant, nuancé et parfois mélancolique des portraits. Si je ne partage pas l'en­thousiasme de certains pour l'épisode du Noël manqué des petites filles, je savoure à l'occasion les calembours et les images dont le livre foisonne : l'Institut avec* «* sa coupole brodée d'or enfoncée jusqu'aux yeux comme un bonnet de nuit *»*, les motards* «* enfouis dans de vastes cirés, avec une gueule de marins-pêcheurs à s'en aller, la nuit tombée, relever des casiers judiciaires *»*. L'esprit lui-même sait se nuancer dans un genre qui semblerait exclure les nuances. Et pourtant, malgré tout ceci, je confesse mon insatisfaction. Je garde l'impression qu'il y avait chez Blondin la promesse de quelque chose de plus grand. Lui, et tout le groupe plus ou moins dispersé maintenant qui avait reconnu Nimier comme un maître, ils ont au lendemain de la guerre écrit seulement pour le charme ; ce charme, ils le possédaient, ils avaient plus que du talent. Mais le charme ne peut exister qu'en marge de structures intellectuelles solides ; ils sont arrivés dans une société ruinée et désorganisée, spontanés dans un peuple craintif et alourdi, adonnés à un art gra­tuit devant un public auquel le marxisme devait apparaître comme la seule valeur efficace et pratique. Le stendhalisme des uns, le villonisme ou le panurgisme des autres, achevaient de convraincre les gens sérieux que la* «* droite *» *où on les rangeait n'avait rien à dire d'important, qu'elle n'offrait qu'un luxe. L'insolence ou la gaieté ne valent que si elles servent à revêtir un ensemble de convictions assez apparentes ; je crois que c'est ce qui a manqué à leurs œuvres, et qui leur manquera encore dans l'avenir même s'ils rencontrent des lecteurs moins appesantis et moins sourds.* 202:154 *On ne peut que les louer d'avoir refusé l'hypocrisie puritaine affectée par le marxisme et l'existentialisme ; mais derrière leurs défis on ne discerna point une cause à défendre. Il y a vingt ans, j'espérais que toutes ces charmantes et étourdissantes variations n'étaient qu'exercices préalables à la vraie littérature que cette génération attendait. Il leur a sans doute manqué un Louis XIV ; ils ont écrit comme s'il y avait toujours derrière eux la tutélaire présence d'un humanisme nationaliste et d'une culture chrétienne. Il leur a manqué une foi. Derrière les émouvantes évocations des morts et du temps jadis chez Blondin, j'attends quelque chose qui ne vient pas. C'est Arlequin qui danse, il est charmant, c'est même un personnage clas­sique assez entouré de réminiscences poétiques. Mais ses gambades, si musicalement rythmées qu'elles soient, ne font pas oublier le bariolage de son habit et ne révèlent pas un sens profondément humain dans les caprices de sa démarche. Panurges sans Pantagruel, princes exilés trop oublieux de leur royaume, nos auteurs de l'ancienne* « *jeune droite insolente *» *ont-ils manqué l'occasion, travaillé finalement dans le sens d'un désordre, eux aussi ? On ne saurait le dire, on peut seulement le craindre. Mais après tout, pour les survivants, est-il jamais trop tard ?* Jean-Baptiste Morvan. #### Julien Green : L'Autre (Plon) Ce roman a été accueilli avec une faveur unanime, que justi­fient sa stylisation tragique, la netteté et la densité du style en chacune de ses phrases, la réserve toute classique dans les évoca­tions passionnelles les plus ar­dentes à travers lesquelles che­mine l'appel de la conversion religieuse. Les alternances spiri­tuelles des deux personnages es­sentiels lui confèrent une struc­ture dramatique très sensible Roger, le Français athée, séduit à la veille de la guerre Karin, jeune Danoise croyante et pro­testante. Dans le tourbillon des années quarante, Karin, désem­parée, ayant perdu tout à la fois son amant et sa religion, s'aban­donne à la débauche en compa­gnie des occupants allemands. Elle retrouvera Roger après la libération : lui a retrouvé la foi ; Karin, solitaire, entourée de la réprobation de ses compa­triotes, aspire à reconquérir son amour, tandis que Roger ne sou­haite que l'amener au catholicisme. Elle y vient, peu avant sa mort tragique, quand Roger est déjà parti pour chercher en Amé­rique du Sud une nouvelle des­tinée. 203:154 Qui est « l'Autre » ? Pour Ka­rin, c'est Roger, c'est chacun de ceux vers qui l'ont jetée ses dé­sirs sans amour ; c'est tous les visages connus et inconnus qui passent et repassent dans sa vie et composent la symphonie de sa solitude. On ne peut que louer Julien Green d'avoir évité l'écueil d'un pharisaïsme à l'envers : les présences des gens du quartier, leurs compréhensibles sévérités ou le retour de leurs sympathies maladroites, ont été décrites sans ce dédain grinçant que certains romanciers apportent en de pa­reilles situations. Ils sont vivants dans les traits mêmes et les ex­pressions de leurs visages, la couleur même du teint et des yeux : ensemble humain tou­jours plein de relief, bonnes gens, ou personnages meilleurs qu'on ne l'avait cru. L'isolement de Karin n'en est que plus frap­pant, et l'on sent progressivement que c'est une volonté invisible, constante et surnaturelle qui le prépare et l'accroît. Il faut qu'elle découvre enfin « l'Autre », le véritable, le Christ, et le Christ dans l'Église. Le sanctuaire ca­tholique, lui-même modestement isolé dans la Copenhague luthé­rienne, ainsi que le prêtre qui veille sur Karin, appartiennent à l'image la plus traditionnelle du catholicisme : autrement, le con­traste et le progrès seraient-ils encore sensibles ? On ne sait s'il y a eu là une intention précise de l'auteur, mais on peut en ti­rer quelque leçon ; Karin, dans sa démarche spirituelle, ne re­vient pas à ce qui ressemblerait à son point de départ. Sa réha­bilitation, civique et religieuse, la réconciliation et le pardon solennellement affirmés par la communauté des voisins, avec une touchante et gauche bonne vo­lonté est un événement désor­mais inutile ; le gâteau qui lui est offert n'est point l'Eucharistie. Un beau roman, très certaine­ment : mais faut-il lui deman­der d'être plus qu'un roman ? Balzac faisait concurrence à l'état civil ; nous nous deman­dons, depuis Mauriac et Berna­nos, dans quelle mesure le ro­mancier peut faire concurrence à la Providence. S'il se propose un sujet religieux, il ne peut guère y échapper. Mais il faut sans doute aussi rappeler au lec­teur de bonne volonté que les leçons données à travers le lan­gage de la fiction sont toujours indirectes. Ce serait sacrifier à un goût un peu niais des formu­les que de donner à ce roman pour sous-titre : « Les Jeux de l'Amour et de la Conversion » ; même en prenant le jeu au sens le plus intensément dramatique. Pourtant les formes schémati­ques indispensables à l'équilibre de la fiction nous déçoivent tou­jours un peu dans l'ordre spiri­tuel. La conversion est « signe de contradiction » ; un roman présentera presque toujours la contradiction sous l'apparence concentrée d'une crise, tragique et hors des perspectives quoti­diennes ; nous ne pouvons nous dissimuler cependant que chez la plupart des humains, la con­version est représentée par une longue continuité d'efforts et de reprises. Une certaine conception romanesque de la conversion ne conduit-elle pas à une sorte de « Bovarysme » spirituel ? On peut craindre aussi l'idée obsé­dante que la conversion doive né­cessairement aboutir à la souf­france d'autrui : ce qui serait ici le cas de Roger, qui n'est, il est vrai, que secondaire et ac­cessoire par rapport à celui de Karin. Comment juger son dé­part définitif ? Il le fallait sans doute, pour les nécessités du ro­man. 204:154 Je me méfie toujours d'une conception fracassante de la con­version que traduisait le pro­verbe : « On ne fait pas d'ome­lette sans casser d'œufs », et qui jugerait l'omelette d'autant plus réussie qu'il y a davantage d'œufs cassés. Le destin de Ro­ger n'est pas de ceux qu'on en­visage sans tremblement de cœur ; humainement l'homme qui a été le Scalpel de Dieu échap­perait-il au reproche de lâcheté ? Du point de vue littéraire, le problème de Roger fournirait en­core matière à éloge. Les person­nages que Julien Green nous a présentés ne sont pas de ceux dont on se détache aisément. Et le cadre de leur vie, la ville et la chambre, le port et la mer, le printemps de Copenhague, tout cela recèle une poésie discrète et efficace qui contribue à l'inté­rêt qu'on leur porte. J. B. M. #### Bernard Halda : Pour connaître la pensée de Maine de Biran (Bordas) Ce livre, dont j'ai tardé à rendre compte, m'a été un compagnon précieux à des heures creuses et en des moments pénibles où je n'aurais pu supporter d'autres lectures. Ce n'est point que nous puissions toujours nous déclarer d'accord avec les orienta­tions générales de M. Bernard Halda : il paraît effectivement plausible que Maine de Biran ait pu être l'ancêtre spirituel de Bergson et de Blondel. N'étant point bon philosophe, j'ai quel­que complaisance pour Bergson au ti­tre d'inspirateur littéraire, et quel­que acrimonie envers Blondel en tant qu'inspirateur politique ; ce qui de­meure assez court, et sur le plan authentiquement philosophique, d'autres, et parmi nos amis ont expliqué mieux que je ne saurais jamais le faire les différences essentielles qui nous sépa­rent de ces deux esprits. Il ne serait pas mauvais d'ailleurs que ces démons­trations fussent périodiquement rap­pelées, même si les monstres plus ou moins sacrés qui occupent ou usurpent la règne philosophique en notre temps sont venus nous imposer d'autres débats. Quant à Maine de Biran, on éprouve une certaine difficulté à le saisir et à le conserver présent à l'esprit. M. Halda en donne lui-même une des raisons essentielles ; avec la plus grande im­partialité, il note chez Maine de Biran une absence totale de génie littéraire ; quand il échappe aux servitudes et aux clichés du style propre au XVIII^e^ siècle, dont les écrivains du XIX^e^ ont eu tant de peine à se libérer (et même les meilleurs), Maine de Biran écrit dans une langue dépourvue de ces accents personnels qui s'imposent à la mémoire. A propos du problème essentiel, celui de la conversion de Biran à la foi catholique, M. Halda nous dit : « Si Maine de Biran va au fond de ses analyses et de son âme, c'est avec une mollesse qui n'emploie ni dans ses procédés ni dans son style des moyens propres simplement à facili­ter la tâche du lecteur ; c'est au sur­plus, que cette aventure spirituelle manque tout à fait de pittoresque et même de relief. 205:154 Ni le personnage, ni les circonstances ne prêtent à une litté­rature pathétique. Nous ne voyons pas de moments vraiment dramatiques dans sa conversion, et cependant elle offre une matière à méditation plus riche que tant et tant d'autres qui sont entrées à la fois dans l'histoire reli­gieuse et dans l'histoire des lettres. Il n'a rien bousculé, la discrétion ne séduit pas le public, même cultivé » Curieux destin littéraire que celui d'un philosophe dont l'idée maîtresse était la connaissance métaphysique acquise par l'effort et la volonté, et dont le style ne donne jamais une impression qui répondrait à de telles idées ! Je ne suis pas sûr pour autant qu'il faille accabler sa mémoire ; le lecteur, même cultivé, a aussi à faire un examen de conscience : trop sensible à une formation romantique aggravée par toutes les écoles subséquentes adonnées à l'expressionnisme, le public finit par n'admettre la philosophie que si elle véhicule des images colorées, voire tru­culentes, ou que si elle fracasse le langage. Et pourtant nous sentons au plus profond de nous-mêmes le néces­sité d'écouter périodiquement, sur les sujets les plus élevés, un langage dis­cret, continu et presque confidentiel ; nous finissons par éprouver quelque méfiance envers ceux qui ont voulu à tout prix nous imprimer dans l'âme leurs images autant et peut-être plus que leurs idées. Notre époque litté­raire réclame de la pensée abstraite des voluptés imaginatives qui ne sont point conformes à son objet. Nous sommes enclins à pardonner à un Maine de Biran un style grêle ou terne, ou des harmonies fénelonniennes assez dé­suètes, quand nous le comparons à une philosophie vociférante et roma­nesque. En fin de compte, nous arri­vons à envisager la nécessité d'un retour à la théologie pour rendre vie à une littérature engagée dans la voie routinière des effets faciles et des nouveautés pénibles, plus appa­rentes que réelles. Il restera toujours au critique, au présentateur, la possi­bilité de nous offrir les images et les formules qui ménageront à notre esprit paresseux un accès vers les sphères transparentes de la métaphysique. C'est ce que M. Bernard Halda a fait pour Maine de Biran. A l'heure où domine une philosophie « à l'estomac », inti­midante et d'autant plus dominatrice qu'elle ne sait elle même où elle doit aller, où elle doit mener, un tel livre nous offre avec élégance, précision et vie, des textes nombreux, des pers­pectives intéressantes, des rapproche­ments multiples ; nous discuterons sans aucun doute, mais pour la discussion même, nous trouvons un climat où nous respirons librement. J.-B. M. 206:154 ## AVIS PRATIQUES ■ Merci à tous ceux qui nous ont écrit leur compte rendu de la messe des Rameaux. Ils nous ont fourni une documentation nombreuse et passionnante. Nous en donnerons une synthèse. Et nous en tirerons des enseignements pour l'action à mener le dimanche des Rameaux 1972 (le 26 mars). ■ On y voit se confirmer à tous les niveaux, de la paroisse à l'évêché, ce que nous avions déjà constaté : si, le dimanche des Rameaux 4 avril 1971, l'empire de la réformation a nettement vacillé, c'est principalement parce qu'un certain nombre de nos lecteurs, faisant violence à leur tempérament paisible et réservé, ont accepté de distribuer nos tracts et de protester à haute voix dans les églises. ■ Ceux qui n'ont pas physiquement participé à l'action du dimanche des Rameaux se divisent en deux catégories. Les uns étaient comme tous les dimanches à une messe catholique, latine, grégorienne. Ils s'occupaient d'abord, comme nous l'avons demandé, d'apporter leur soutien moral et maté­riel aux prêtres qui maintiennent vivant le Missel romain. Ils avaient choisi la meilleure part. Les autres assistent de bon ou mauvais gré à des messes vernaculaires et réformées : ils ne croyaient pas à l'opportu­nité, à l'efficacité de l'action proposée. Ils se sont abstenus et d'autant plus facilement que l'action menée sans eux leur a évité, dans la plupart des cas, d'avoir à entendre la lecture d'une falsification blasphématoire, et de se poser le cas de conscience de l'approuver par leur silence. Ils ont constaté maintenant qu'ils avaient eu tort de rester à l'écart. Ils ont constaté que cette action était bonne, était efficace, était sans inconvénients. Alors, c'est entendu : à l'année prochaine. Notez la date 26 mars 1972. D'ici là : étudiez, travaillez, et diffusez les numé­ros de la revue sur l'épître des Rameaux. #### Note de gérance *L'ensemble de la presse imprimée connaît une crise qui s'aggrave sans cesse, principalement pour une raison que nous avons plusieurs fois exposée :* ELLE EST VENDUE AU LECTEUR TRÈS AU-DESSOUS DE SON PRIX DE REVIENT. 207:154 *Il y a une dizaine d'années, nous étions quasiment seuls à expliquer au public cette situation.* *Maintenant plusieurs journaux, surtout* « *Le Monde *» *et* « *La Croix *»*, en parlent régulièrement à leurs lecteurs. Ils déplorent cette situation : mais ils s'y résignent. Un quotidien qui voudrait en sortir devrait se vendre entre 1,30 et 1,50 F le numéro. Aucun ne l'ose, craignant l'incompréhension d'un public si longuement habitué à considérer comme normaux des prix qui sont anormalement bas.* *Voici plus de sept mois que* « *Le Monde *» *a fait l'effort* (*isolé*) *de majorer son prix de vente de 40 %, passant de 50 à 70 centimes. Après cette forte augmentation,* « *Le Monde *» *n'arrive cependant à couvrir* (*comme il l'explique lui-même*) *que la moitié environ de son prix de revient.* *C'est la publicité commerciale qui permet à la presse impri­mée de survivre, voire de faire des bénéfices. Pour la plupart des périodiques, les ressources tirées de la publicité sont* PLUS IMPORTANTES *que celles provenant de la vente au numéro et de l'abonnement.* *Dès la fondation de la revue* « *Itinéraires *»*, il y a quinze ans, nous avons refusé cette situation malsaine et ce mensonge, en décidant de n'accepter jamais aucune publicité payante. C'est ce qui fait que nos tarifs d'abonnement ont toujours paru* « *élevés *»*. Il nous faut les tenir à jour. L'augmentation des coûts de fabrication comme de tous les autres frais ne dépend pas de nous. Cette augmentation constante nous impose une révi­sion périodique de nos tarifs.* *Nous avons l'intention d'en entretenir nos lecteurs dans notre prochain numéro.* \[...\] 211:154 #### \[Le calendrier de juin.\] -- 1^er^ juin : mardi de la Pentecôte. (Fête supprimée ou renvoyée au premier jour libre : sainte Angèle Mérici, religieuse (1470-1540). Contre l'immoralité pro­vocante de la Renaissance italienne, elle entreprit de restau­rer la famille par l'éducation des femmes : elle fonda à Brescia (Lombardie) sous le patronage de sainte Ursule, très populaire au XVI^e^ siècle, l'Institut des Ursulines, voué à la formation chré­tienne des futures mères de famille.) -- 2 juin : mercredi des Quatre-Temps de Pentecôte. 212:154 Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer, par le jeûne et la prière, les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacrement de l'Ordre. L'institution des quatre-temps s'est faite progressivement, à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre-temps avaient pour intention principale de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence n'y sont plus obligatoires ; la dignité pour les pasteurs non plus. Catéchisme de S. Pie X : « Le jeûne des quatre-temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une péni­tence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. » (Fête supprimée ou renvoyée au premier jour libre : saint Pothin, évêque de Lyon, et ses quarante-huit compagnons de martyre en 177, parmi lesquels la jeune esclave Blandine (Pothin mourut en prison, Attale fut décapité ; tous les autres -- Blan­dine, Albine, Amélie, Biblis, Ponticus, Maturus, Epagathus, Vetius, le diacre Sanctus etc. -- jetés aux bêtes). -- Pothin était originaire d'Asie mineure et disciple de saint Polycarpe.) -- 3 juin : jeudi de la Pentecôte. (Fête supprimée ou renvoyée au premier jour libre : sainte Clotilde, reine de France, veuve. Née en Bourgogne vers 475, mariée à Clovis en 493, elle ne se laissa pas ébranler par la mort de son premier enfant au lendemain du baptême de celui-ci : l'année suivante, elle insista auprès de son mari païen pour obtenir le baptême de son second enfant. Clovis se souvint du Dieu de Clotilde sur le champ de bataille de Tolbiac (498) : « Dieu de Clotilde, si tu me donnes la victoire, je me ferai chrétien. » Sainte Clotilde a eu ainsi un rôle décisif dans la conversion de la nation française : la France l'invoque et la chante comme celle qui lui a valu le don de la foi. A la mort de Clovis (511), elle se retira à Tours près du tombeau de saint Martin, où elle mourut le 3 juin 545 après avoir assisté au massacre de ses petits-enfants par leur oncle Clotaire. Ses restes furent transportés à Paris auprès de ceux de sainte Gene­viève. Chaque fois qu'un danger menaçait Paris, leurs châsses étaient portées en procession, objets d'une commune véné­ration. Ainsi fut longtemps maintenue la pacifique royauté de Clotilde sur la nation dont elle avait contribué à faire « la fille aînée de l'Église », selon l'expression du pape Athanase II dans une lettre à Clovis converti.) 213:154 -- 4 juin : vendredi des Quatre-Temps de Pentecôte. -- 5 juin : samedi des Quatre-Temps de Pentecôte. Dernier jour du temps pascal : à partir de demain, on recom­mence la récitation de l'Angelus. (Fête supprimée ou renvoyée au premier jour libre : saint Boniface, évêque martyr (680-754) : « la plus grande figure mis­sionnaire de l'Église au Moyen Age ». Moine bénédictin à Exeter (Angleterre). Après avoir brillé dans le cloître par sa culture sacrée et ses dons pédagogiques, il devient à partir de sa qua­rantième année l'apôtre des peuples germaniques, selon la mis­sion qu'il en reçoit du pape Grégoire II qui lui confère l'épis­copat et le fait changer de nom : « Tu ne t'appelleras plus Winfrid mais Boniface » (c'est-à-dire : celui qui fait le bien). Il est fait archevêque de Mayence et primat de Germanie par le pape Grégoire III. Fondateur d'un grand nombre de monastères en Hesse, en Thuringe, en Bavière, et de l'abbaye de Fulda en Rhénanie (744). Son apostolat fut secondé par l'œuvre conqué­rante de Charles Martel et de Pépin le Bref, et par l'appui cons­tant du Saint-Siège. Martyrisé par les Frisons à Dokkum (Hol­lande) avec 52 compagnons. L'Allemagne catholique le vénère comme le père de sa foi.) \*\*\* Temps après la Pentecôte. -- Il s'étend jusqu'au premier dimanche de l'Avent (qui est toujours fixé au dimanche le plus proche du 30 novembre, et qui sera cette année le 28 novembre). Dom Guéranger : « Dans la liturgie romaine, les dimanches dont se compose cette série sont désignés sous le nom de dimanches après la Pentecôte. Cette appellation est la plus convenable, et elle a sa base dans les plus anciens Sacramen­taires et Antiphonaires. » \*\*\* -- 6 juin : fête de la T.S. Trinité. Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « L'Église honore la T.S. Trinité tous les jours de l'année et principalement les dimanches ; mais elle lui consacre une fête particulière le premier dimanche après la Pentecôte : pour que nous comprenions que la fin des mystères de Jésus-Christ et de la descente du Saint-Esprit a été de nous amener à con­naître la T.S. Trinité et à l'honorer en esprit et vérité. -- Très sainte Trinité veut dire Dieu un en trois Personnes réellement distinctes : Père, Fils et Saint-Esprit. -- Dieu est un pur esprit : on représente cependant les trois Personnes divines par cer­taines images pour nous faire connaître quelques-unes des pro­priétés ou actions qu'on leur attribue, et la manière dont quel­quefois elles sont apparues. 214:154 Dieu le Père est représenté sous la forme d'un vieillard pour signifier ainsi l'éternité divine, et parce qu'il est la première Personne de la T.S. Trinité et le principe des deux autres Personnes. -- Le Fils de Dieu est repré­senté sous la forme d'un homme, parce qu'il est vraiment homme, ayant pris la nature humaine pour notre salut. -- Le Saint-Esprit est représenté sous la forme d'une colombe, parce que c'est sous cette forme qu'il descendit sur Jésus-Christ lors de son baptême par saint Jean. « En la fête de la T.S. Trinité, nous devons faire cinq choses : 1° adorer le mystère de Dieu en trois Personnes ; 2° remercier la T.S. Trinité de tous les bienfaits temporels et spirituels que nous recevons ; 3° nous consacrer tout entier à Dieu et nous soumettre entiè­rement à sa divine providence ; 4° penser qu'au baptême nous sommes entrés dans l'Église et devenus membres de Jésus-Christ par l'invocation et la vertu du nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; 5° prendre la résolution de faire toujours avec dévotion le signe de la Croix qui exprime le mystère, et de citer avec une foi vive et avec l'intention de glorifier la T.S. Trinité ces paroles que l'Église répète si souvent : *Gloire soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit*. » -- 7 juin : *sainte Marguerite*, reine d'Écosse (1045-1093). -- 8 juin : *saint Médard*, évêque de Noyon, célèbre par sa charité et ses miracles, mort vers 560. -- 9 juin : *saint Vincent*, diacre et martyr. -- 10 juin : Fête-Dieu (appelée aussi « fête du *Corpus Domi­ni *» et « fête du Saint-Sacrement »). La messe et l'office ont été composés par saint Thomas d'Aquin. En 1246, l'évêque de Liège avait institué cette fête pour son diocèse, à la demande pressante de sainte Julienne, prieure d'un couvent situé aux portes de la ville, au mont Cornillon. Quelques années plus tard le pape Urbain IV, ancien archidiacre de Liège, l'étendit à l'Église universelle. Par sa procession du Saint-Sa­crement, la Fête-Dieu devint bientôt l'une des fêtes les plus chères au peuple chrétien. Le nom de *Fête-Dieu* est employé presque uniquement en langue française. 215:154 Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Le jeudi après la fête de la T.S. Trinité on célèbre la solennité du T.S. Sacrement, appelée fête du Corpus Domini. -- L'Église célèbre le jeudi-saint l'institution du T.S. Sacre­ment ; mais parce qu'alors elle est surtout occupée en des céré­monies de deuil par la Passion de Jésus-Christ, elle a estimé bon d'instituer une autre fête particulière pour honorer ce mys­tère avec une entière allégresse. « Pour honorer le mystère qu'on célèbre en ce jour nous devons : 1° nous approcher avec une dévotion et une ferveur parti­culières de la très sainte communion et remercier avec toute l'ardeur de notre cœur Jésus-Christ qui a voulu se donner à chacun de nous dans ce sacrement ; 2° assister en cette solennité et pendant toute l'octave, si on le peut, aux offices et particulièrement au saint sacrifice de la Messe, et faire de fréquentes visites à Jésus voilé sous les espèces sacramentelles. « Le jour de la Fête-Dieu on porte solennellement la T.S. Eucharistie en procession : 1° pour honorer la T.S. Humanité de Notre-Seigneur cachée sous les espèces sacramentelles ; 2° pour raviver la foi et accroître la dévotion des fidèles envers ce mystère ; 3° pour célébrer la victoire qu'il a donnée à son Église sur les ennemis de son Sacrement ; 4° pour réparer en quelque façon les injures qui lui sont faites par les ennemis de notre religion. « Il faut assister à la procession de la Fête-Dieu : 1° avec un grand recueillement et une grande modestie, ne regardant ni à droite ni à gauche et ne parlant pas sans néces­sité ; 2° avec l'intention d'honorer par ses adorations le triomphe de Jésus-Christ ; 3° en lui demandant humblement pardon des communions indignes et de toutes les profanations qui sont faites de ce divin sacrement ; 4° avec des sentiments de foi, de confiance, d'amour et de reconnaissance envers Jésus-Christ présent dans l'hostie consacrée. » -- 11 juin : *saint Barnabé*, apôtre : « un homme de Dieu, rempli de l'Esprit Saint et de foi » (Ac., II, 24). -- 12 juin : *saint Jean de Saint-Facond*, prêtre à Salamanque (1430-1479). -- 13 juin : dimanche dans l'octave de la Fête-Dieu. La solennité de la Fête-Dieu est souvent remise à ce dimanche. -- 14 juin : *saint Basile le Grand*, évêque et docteur de l'Église (330-379). L'un des « quatre grands » docteurs de l'Église d'Orient. 216:154 Né à Césarée de Cappadoce (aujourd'hui Kaïsarieh en Turquie), dans une famille de haute culture ; étudiant à Cons­tantinople et à Athènes ; à 25 ans, décide de se faire moine, groupe autour de lui un certain nombre d'ascètes ; par ses « Règles », législateur des moines d'Orient ; devient en 370 évêque de Césarée. Il combattit avec vigueur l'hérésie arienne. -- 15 juin : *saint Bernard de Menthon*, prêtre (XI^e^ siècle). Chanoine régulier et archidiacre d'Aoste, il est le fondateur des célèbres hospices alpins du Grand et du Petit Saint-Bernard. *Sainte Germaine Cousin*, bergère (1579-1607). -- 16 juin : *saints Ferréol et Ferjeux*, martyrs à Besançon au début du III^e^ siècle. *Saint Jean-François Régis*, prêtre (1597-1640) : jésuite qui se consacra aux missions populaires dans les régions protestantes du Vivarais et du Velay. *Sainte Marie-Madeleine Postel*, religieuse (1756-1846) : fon­datrice de l'Institut des Sœurs de la Miséricorde pour l'éduca­tion chrétienne des jeunes filles. -- 17 juin : *sainte Émilie de Vialar*, religieuse (1797-1856) fondatrice en 1832 des Sœurs de Saint-Joseph de l'Apparition, elle vint en 1835 ouvrir un hôpital à Alger et dépensa toute sa fortune à soigner les malades atteints du choléra. Expulsée par l'évêque, elle s'établit à Marseille où elle mourut. -- 18 juin : fête du Sacré-Cœur. Instituée au XVIII^e^ siècle à la suite des révélations de Jésus à sainte Marguerite-Marie Alacoque, au monastère de la Visitation, à Paray-le-Monial, en 1675. Étendue à l'Église universelle par Pie IX en 1856. Élevée au rite double de première classe et dotée d'une messe nouvelle par Pie XI en 1928. Voir l'encyclique *Haurietis aquas* de Pie XII (15 mai 1956) ; et l'article de D. Minimus sur cette encyclique (dans notre numé­ro 6 de septembre-octobre 1956). -- 19 juin : *sainte Julienne Falconieri*, vierge (1270-1341) ; *saints Gervais et Protais*, martyrs milanais dont saint Ambroise découvrit les corps en juin 386 ; leur nom figure aux Litanies des Saints. -- 20 juin : troisième dimanche après la Pentecôte. -- 21 juin : *saint Louis de Gonzague*, acolyte (1568-1591). Il avait 17 ans quand, ayant renoncé au trône princier de Mantoue, il obtint de son père l'autorisation d'entrer dans la Compagnie de Jésus. 217:154 La peste sévissant à Rome, il est volontaire pour secou­rir les malades ; atteint lui-même par le mal, il meurt à 23 ans. *Saint Aubin,* martyr, patron de la ville et du diocèse de Namur. -- 22 juin : *saint Paulin de Nole*, évêque. D'une famille de l'aristocratie romaine, les Anici, qui possédaient de grands domaines en Italie, en Gaule et en Espagne. Né à Bordeaux en 353 ; instruit par le poète Ausone. Préfet ; sénateur ; consul à 25 ans. Baptisé à 36 ans. Il donne la plupart de ses biens aux pauvres ; il est ordonné prêtre en 393 ; encouragé par saint Jérôme, il se retire avec sa femme Thérèse sur ses terres de Nole (en Campanie), près du tombeau de saint Félix, où ils vécurent en ascètes avec quelques disciples. Il composa de nom­breux poèmes en l'honneur de saint Félix et il entretint une vaste correspondance, notamment avec Rufin et avec Augustin. En 409, le peuple de Nole l'appelle comme évêque. Les inva­sions des Goths arrivent l'année suivante. Saint Paulin gou­verna son église pendant 22 ans et défendit son peuple sous la domination barbare. Il mourut en 431, un an après saint Augustin. -- 23 juin : vigile de saint Jean-Baptiste. -- 24 juin : nativité de saint Jean-Baptiste. La solennité peut en être transférée au dimanche 27 juin. Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) « Saint Jean-Baptiste fut appelé le précurseur de Jésus-Christ parce qu'il fut envoyé de Dieu pour annoncer Jésus-Christ aux Hébreux et les préparer à le recevoir. -- L'Église honore par une fête spéciale la naissance de saint Jean-Baptiste parce que cette naissance fut sainte et qu'elle apporta au monde une sainte allégresse. -- Saint Jean-Baptiste n'est point né dans le péché comme les autres hommes parce qu'il fut sanctifié dans le sein de sa mère, sainte Élisabeth, par la présence de Jésus-Christ et de la T.S Vierge. -- Le monde se réjouit de la nais­sance de saint Jean-Baptiste parce qu'elle lui indiquait que la venue du Messie était prochaine. -- Dieu fit connaître saint Jean-Baptiste dès sa naissance comme le précurseur de Jésus-Christ par divers miracles et principalement par celui-ci : son père Zacharie, qui avait perdu la parole, la recouvra subitement pour chanter le pieux cantique *Benedictus Dominus Deus Israël*, dans lequel il remerciait Dieu d'avoir accompli la promesse faite à Abraham d'envoyer le Sauveur, et il se réjouissait de ce que son fils en serait le précurseur. -- Saint Jean-Baptiste, dès sa jeunesse, se retira dans le désert où il passa la plus grande partie de sa vie et unit constamment à l'innocence des mœurs une pénitence austère. 218:154 « Il fut décapité par ordre d'Hérode Antipas à cause de la sainte liberté avec laquelle il avait repris ce prince de sa vie scandaleuse. « Nous devons imiter en saint Jean-Baptiste : 1° l'amour de la retraite, de l'humilité et de la mortification ; 2° le zèle pour faire connaître et aimer Jésus-Christ ; 3° la fidélité envers Dieu, qui met avant les considérations humaines la gloire divine et le salut du prochain. » -- 25 juin : dernier vendredi du mois. Saint Guillaume, abbé (1085-1142). Ermite pénitent en Campanie, sans cesse rejoint par des disciples qui le mettent à la tête de leur communauté. *Saint Prosper d'Aquitaine*, laïc (mort vers 463). Disciple de saint Augustin dans la controverse contre l'hérésie pélagienne et secrétaire du pape saint Léon le Grand. *Saint Gothard*, évêque de Nantes, massacré dans sa cathé­drale, avec une foule de fidèles, par les Normands, alors qu'il chantait le sursum corda de la préface (24 juin 843). -- 26 juin : *saints Jean et Paul* martyrs : deux frères soldats mis à mort à Rome, sur l'ordre de l'empereur Julien, dans leur propre maison transformée ultérieurement en église. -- 27 juin : quatrième dimanche après la Pentecôte ; ou solennité de la nativité de saint Jean-Baptiste. -- 28 juin : *saint Irénée*, évêque martyr. Né en Asie mineure vers 140, disciple de saint Polycarpe, il avait suivi Pothin en Gaule (sur saint Pothin : voir à la date du 2 juin) pour y porter l'Évangile et s'était fixé avec lui à Lyon. Il se trouvait en voyage à Rome au moment du martyre de saint Pothin. De retour à Lyon il est sacré évêque et pendant vingt-cinq ans il dirige la mission des Gaules ; simultanément, au plan de l'Église uni­verselle, il menait la lutte contre l'hérésie gnostique. Cf. son grand livre : *Contre les hérésies*, qui établit les principes de la tradition doctrinale de l'Église : disséminée à travers le monde jusqu'aux extrémités de la terre, l'Église professe la foi qu'elle a reçue des Apôtres qui eux-mêmes l'ont reçue du Christ ; elle a son centre à Rome avec qui toute l'Église doit s'accorder car, par la succession des Pontifes romains, la tradition apostolique de l'Église est parvenue jusqu'à nous. -- Père de la théologie catholique ; et père de la foi de la France chrétienne. Il fut mar­tyrisé vers 202. -- 29 juin : *les saints Apôtres Pierre et Paul*. La solennité peut être transférée au dimanche 4 juillet. 219:154 Catéchisme de saint Pie X (instruction sur les fêtes) : « Les Apôtres furent les disciples de Jésus-Christ choisis par lui-même pour être les témoins de sa prédication et de ses miracles, les dépositaires de sa doctrine, investis de son auto­rité et chargés d'annoncer l'Évangile à toutes les nations. -- Le fruit de la prédication des Apôtres fut la destruction de l'idolâtrie et l'établissement de la religion chrétienne. -- Ils ont amené les nations à embrasser la religion chrétienne en confir­mant la divinité de la doctrine qu'ils prêchaient par la force des miracles, par la sainteté de la vie et finalement par la cons­tance dans les tourments et le don même de leur vie pour elle. « On célèbre avec la plus grande solennité la fête des saints Pierre et Paul parce qu'ils sont les princes des Apôtres. « Ils sont appelés les princes des Apôtres parce que saint Pierre a été spécialement choisi par Jésus-Christ comme chef des Apôtres et de toute l'Église, et que saint Paul a travaillé plus que tous les autres à la prédication de l'Évangile et à la conversion des gentils. « Saint Pierre eut d'abord son siège à Antioche ; il le trans­porta ensuite et le fixa à Rome, alors capitale de l'Empire ro­main, et c'est à Rome qu'il termina les longs et pénibles travaux de son apostolat par un glorieux martyre. « De ce fait que saint Pierre fixa son siège à Rome et qu'il y finit ses jours, il résulte que nous devons reconnaître le Pontife romain comme le vrai successeur de saint Pierre et le chef de toute l'Église, lui prêter une obéissance sincère et tenir comme dogmes de foi les doctrines qu'il définit comme Pasteur et Maître de tous les chrétiens. « Saint Paul avant sa conversion était un docte pharisien et un persécuteur du nom de Jésus. Il fut appelé à l'apostolat sur le chemin de Damas où Jésus-Christ glorieux lui apparut, et de persécuteur de l'Église fit de lui un très ardent prédicateur de l'Évangile. -- Jésus-Christ voulut convertir saint Paul par un si grand miracle pour montrer en lui la puissance et l'efficacité de sa grâce qui peut changer les cœurs les plus endurcis, et pour rendre son témoignage plus croyable. « Les saints Apôtres Pierre et Paul sont fêtés le même jour parce que tous deux, après avoir sanctifié Rome par leur présen­ce et leur prédication, y subirent le martyre et en devinrent les glorieux protecteurs. « Nous devons apprendre des saints Apôtres : 1° à régler les actions de notre vie par les maximes de l'Évangile ; 2° à instruire avec un saint zèle et avec constance dans la doctrine de Jésus-Christ ceux qui en ont besoin ; 220:154 3° à souffrir volontiers quelque chose pour l'amour de son nom. Aux fêtes des Apôtres nous devons : 1° remercier le Sei­gneur de nous avoir appelés à la foi par leur moyen ; 2° lui demander de la conserver sans tache par leur intercession ; 3° le prier de protéger l'Église contre ses ennemis et de *lui donner des pasteurs qui soient de dignes successeurs des saints Apô­tres*. » -- 30 juin : commémoration de saint Paul, apôtre. \*\*\* ============== fin du numéro 154. [^1]:  -- (1). En vente à nos bureaux. [^2]:  -- (1). Carrefour du 31 mars 1971. [^3]:  -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, pp. 52-53. [^4]:  -- (3). Numéro du 20 mars 1971. [^5]:  -- (1). Nous revenons en détail sur ce point dans l'article suivant : « La déroute de la Bible de Jérusalem ». [^6]:  -- (1). Cette « approbation explicite » a joué un grand rôle. On l'a d'autant plus invoquée que M. l'abbé Feuillet -- sans être aucune­ment un « traditionaliste », quoi qu'on en ait dit, et quelque con­fusion qu'ait pu créer le soutien total que *L'Homme nouveau* avait ostensiblement apporté à ses positions sur l'épître des Rameaux -- est néanmoins un exégète qui *croit* à la divinité de Jésus-Christ. C'est pourquoi novateurs et falsificateurs trouvent commode de s'abriter derrière son autorité. -- La *Semaine catholique de la Suisse romande* elle-même a publié le 25 mars une « directive » qui déclare au sujet de la falsification n° 2 : « De l'avis *d'exégètes comme M. Feuillet* et des évêques de la Commission francophone, cette traduction est conforme à la foi » (cité par la *Documentation catholique* du 2 mai, p. 246, note 2). -- Dans notre article ci-après sur « La déroute de la Bible de Jérusalem » et sur le sens d'HARPAGMOS, on verra que les responsabilités intellectuelles de M. l'abbé Feuillet dans la falsification actuelle sont importantes. [^7]:  -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, pp. 46-48. [^8]:  -- (3). Paul Lamarche : *Christ vivant, essai sur la* christologie du Nouveau Testament, Cerf 1966, p. 42. [^9]:  -- (4). Texte de cette intervention dans *La Croix* du 20 mars ; inté­gralement reproduit dans ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, pp. 43-44. Mais jusqu'ici, comme nous l'avons souligné plus haut, aucune mention dans la *Documentation catholique*. [^10]:  -- (1). Paul LAMARCHE S.J., professeur à la Faculté de théologie de la Compagnie de Jésus à Lyon-Fourvière : 1° son étude « L'hymne de l'épître aux Philippiens et la kénose du Christ », parue d'abord dans *L'homme devant Dieu* (*Mélanges de Lubac*), Aubier 1963, tome I, pp. 147-158 ; 2° le chapitre « Étude de Philippiens II, 6-11 » de son ouvrage : *Christ vivant, essai sur la christologie du Nouveau* *Testament*, Cerf 1966, pp. 25-43. -- Il ne s'agit pas en réalité, comme certaines bibliographies le laissent supposer, de deux études successives : le texte est littéralement identique dans ces deux publications, sauf l'introduction et la conclusion. [^11]:  -- (2). Note 17 de la p. 151 (édition de 1963) ; en note à la p. 34 (édition de 1966). [^12]:  -- (3). Cette version du P. Lamarche n'avait pas une portée osten­siblement négatrice de la divinité du Christ, en raison de la tra­duction qu'il donnait de la première partie du verset, où il conser­vait le mot « forme » (cf. p. 155 de 1963 ; p. 41 de 1966) : « *Lui qui était en forme de Dieu, il ne voulut pas ravir de force l'égalité avec Dieu. *» A y regarder de plus près, l'expression « en forme de Dieu » (au lieu de : « dans la forme de Dieu ») semble bizarre. Que veut dire au juste forme pour le P. Lamarche ? Question d'au­tant plus inquiétante qu'il prétend (p. 150 de 1963 ; p. 32 de 1966) : « L'étude sémantique de MORPHI montre que le sens de ce mot est très proche d'image et de ressemblance ». -- C'est donc à bon droit que l'autorité du P. Lamarche est invoquée par les traducteurs à l'appui de leur falsification n° 1 : « *Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu. *» [^13]:  -- (1). André FEUILLET, sulpicien, professeur à l'Institut catholique de Paris : *Le Christ sagesse de Dieu* *d'après les épîtres pauliniennes,* Gabalda 1966, pp. 343-344. -- L'abbé Feuillet avait sur le même sujet publié antérieurement deux articles dans la *Revue biblique *: en 1942, « L'Homme-Dieu considéré dans sa condition terrestre de Serviteur et de Rédempteur » ; en 1965 : « L'hymne christologique de l'Épître aux Philippiens ». -- « *Quelques-uns des chapitres dont est formé cet ouvrage ont été publiés antérieurement sous forme d'articles. Mais la majeure partie de ce travail est neuve. Et même les études qui ont déjà paru dans diverses revues ou collections ont toutes été assez profondément remaniées et complétées. *» Donc, malgré une insinuation apparemment et paradoxalement contraire dans la note 1 de la page 340, c'est dans le livre de 1966 que nous trouvons la pensée « remaniée » et « complétée » de l'abbé Feuillet. On y joindra évidemment son article de 1970 dans *L'Ami du clergé*, cité plus loin. [^14]:  -- (2). *L'Ami du clergé*, 17 décembre 1970, p. 733. -- D'ailleurs, plus loin dans le même article, p. 739, l'abbé Feuillet justifie en substance les falsifications n° 1 et n° 2 : « Aujourd'hui la grande majorité des commentateurs entendent *harpagmos* au sens de «* butin *» ou de «* proie *» à conquérir, ce qui conduit à la version littérale sui­vante : le Christ n'a pas cherché à ravir de force, comme un butin de guerre, d'être traité à l'égal de Dieu. Quelques observations apai­sent les scrupules doctrinaux qui pourraient détourner de cette explication. La traduction « *être à l'égal de Dieu *» ou bien « *sur un pied d'égalité avec Dieu *» suggère que ce sont uniquement les honneurs divins qui sont en question. Même si cette traduction est contestée (...) la proposition participiale qui précède indique suffi­samment que les humiliations liées à l'Incarnation rédemptrice lais­sent inchangé l'être divin du Christ préexistant (...). Le Christ a fait tout le contraire d'Adam et d'Ève : il n'a pas voulu revendiquer sur la terre les honneurs strictement divins auxquels pourtant il avait droit. » -- De quoi il ressort nettement que l'abbé Feuillet a en substance, et parfois littéralement, la même interprétation que les deux falsifications du nouveau Lectionnaire. Il ne leur reproche pas d'être fausses. Il leur reproche subsidiairement de « heurter la foi des chrétiens » (pp. 740-741). Et la sienne, non ? [^15]:  -- (1). Feuillet, Le *Christ sagesse* etc., p. 344, note 1. [^16]:  -- (1). *L'Ami du clergé*, 17 décembre 1970, p. 739. -- L'abbé Feuillet rapporte ces « objections » qui ne sont « pas décisives » : « On dit que la conjonction *alla* se traduit mieux par « *mais *» que par « *cependant *» ; on dit encore que même dans une phrase négative l'idée d'attribuer au Christ une sorte de vol est étrange et peu en harmonie avec le contexte ; celui-ci fait attendre une leçon d'humilité plutôt que l'assertion directe de la dignité du Christ. » -- Or dans son livre de 1966, page 343, note 2, l'abbé Feuillet : 1° rapportait ces mêmes objections en les donnant au contraire pour valables et en les reprenant à son compte ; 2° ne s'était même pas aperçu qu'elles étaient faites à la Vulgate : il les donnait comme s'opposant à une exégèse « *parfois soutenue dans le passé *» : sic ! Quand on est exégète de profession, prendre le sens de la Vulgate pour une exégèse « parfois soutenue dans le passé », voilà un rare tour de force : bravo ! [^17]:  -- (1). Texte original (du 8 mars 1971) de la Note technique de la Commission de traduction. [^18]:  -- (1). Lamarche, *Christ vivant etc*., p. 31 ; et L'homme *devant Dieu* (*Mélanges de* Lubac), Aubier 1963, tome I, p. 149. [^19]:  -- (2). Article cité de *L'Ami du clergé*, p. 739. [^20]:  -- (3). Weber, *Cantines de l'office divin*, Desclée et Cie 1970, p. 100. [^21]:  -- (4). *La Croix* du 26 mars 1971. [^22]:  -- (5). Dans les deux versions de la Note. [^23]:  -- (6). Cité dans ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, p. 32. [^24]:  -- (7). Citée dans ITINÉRAIRES, numéro 152 d'avril 1971, p. 152. [^25]:  -- (1). Appendice 130, commentaire sur Jean I, 14. [^26]:  -- (2). *Super Joannem*, I, 14 ; paragraphes 181-183 de l'édition Ma­rietti. [^27]:  -- (1). L. CERFAUX (professeur à l'Université de Louvain) ne fait pas exception dans cette décadence. Voir son ouvrage : *Le* CHRIST *dans la théologie de saint Paul* (n° 6 de la collection « Lectio divina » ; à ne pas confondre avec un autre ouvrage du même auteur : *Le* CHRÉTIEN *dans la théologie de saint* *Paul*, n° 33 de la même collec­tion). -- L'exemplaire que nous avons en mains pose un problème bibliographique. Sur la couverture, il est indiqué : « 3^e^ édition, 18^e^ mille » ; mais à la page de titre (p. 5 du volume) : « 2^e^ édition, 12^e^ mille ». Ce qui semble indiquer que l'éditeur (le Cerf) fait sa 3^e^ édi­tion avec les invendus de la 2^e^, et fait son 18^e^ mille avec les invendus du 12^e^, simplement revêtus d'une autre couverture ? Cet exemplaire est d'ailleurs daté à la fois de 1958 (en page 5) et de 1968 (en page 435). -- Ou bien faut-il présumer que la 3^e^ édition est une reproduc­tion photographique (offset) de la seconde ? -- Telle est donc la rai­son pour laquelle nous ne pouvons préciser à quelle édition de l'ou­vrage nous nous référons : à la « seconde-troisième », en quelque sorte. Le commentaire de Philipp. II, 6-11 y est aux pages 283 et sui­vantes. L. Cerfaux comprend : « Lui qui, existant dans la forme de Dieu, *ne s'est point prévalu d'être l'égal de Dieu *». Mais il n'allègue (quasiment) rien en faveur de cette (mauvaise) interprétation : « Il n'y a aucune raison d'insister sur HARPAGMON » (p. 289, note 2)...L. Cerfaux est passé à côté de la question qui nous occupe ; mais sur­tout, il est passé à côté de l'interprétation traditionnelle, qu'il ne discute même pas, comme s'il en ignorait l'existence. [^28]:  -- (1). Ferdinand PRAT S.J. (1875-1933), professeur d'Écriture sainte, auteur notamment d'un ouvrage qui est en quelque sorte classique et qui mérite de le rester : *La théologie de saint Paul*. Nous le citons d'après la réédition Beauchesne 1961 (43^e^ édition). Son étude sur l'épître des Rameaux est au tome premier ; elle comporte un chapitre (pp. 371-386) et une note en annexe (pp. 533-543). [^29]:  -- (2). Page 378. [^30]:  -- (3). Page 379. [^31]:  -- (4). Page 381. [^32]:  -- (5). Page 382. [^33]:  -- (1). Et c'est pourquoi sans doute, s'étant mieux souvenu de cette réserve, le P. Prat est beaucoup plus nuancé dans son affirmation quand, page 538, il dit en manière de récapitulation que, « en gros », « les Pères grecs favorisent » la seconde interprétation, « *mais l'ab­sence de tout commentaire ou la brièveté des textes ne permet pas toujours de se prononcer avec quelque assurance *». -- Il est donc abusif d'invoquer massivement « l'autorité des Pères grecs ». [^34]:  -- (2). Page 380, en note. [^35]:  -- (3). C'est finalement la position du P. Médebielle au tome XII du *Pirot et Clamer* (édition de 1951, p. 88)... [^36]:  -- (1). C'est en sa page 539 que le Père Prat cite et allègue ce passage de saint Jean Chrysostome, qui est tiré du début de son homélie VII sur l'épître aux Philippiens. -- En réalité saint Jean Chrysostome va bien jusqu'à dire : « Le Fils de Dieu n'a pas appréhendé de des­cendre de sa dignité, bien sûr qu'il était de la recouvrer (...). L'éga­lité avec Dieu n'était pas pour Jésus-Christ une usurpation, mais bien sa nature même ; aussi s'est-il anéanti. » De quoi l'on peut com­prendre que le Verbe a renoncé à « sa nature même » dans l'Incar­nation, ou que pendant sa vie terrestre il a dissimulé qu'il était Dieu. Mais ce n'est point ainsi que l'entend saint Jean Chrysostome, comme le montre le contexte. A lire toute cette homélie VII, et encore l'ho­mélie VI qui elle aussi commente le verset 6 de saint Paul, on voit qu'il entend ESSENTIELLEMENT ET FERMEMENT le verset 6 comme signi­fiant : « *il n'a pas regardé comme une usurpation son égalité avec Dieu *»*, -- *et qu'il l'entend SUBSIDIAIREMENT ET SINUEUSEMENT comme « *une usurpation à laquelle on se cramponne *»*.* Mais à aucun mo­ment il n'entend HARPAGMOS comme un « bien précieux » dont toute nuance de « bien mal acquis » aurait disparu. [^37]:  -- (2). Page 540. [^38]:  -- (1). Denys Gorce : *La Lectio Divina,* Aug. Picard, Paris 1925, p. 5. [^39]:  -- (1). Tiré du livre de Antoine Hadengue : *Bouvines, victoire créatrice* (Plon 1935). [^40]:  -- (1). Allocution prononcée le 1^er^ mai 1971 par l'Amiral Auphan au Puy en Velay. [^41]:  -- (1). Journal *Le* Monde du 28-29 mars 1971. [^42]:  -- (2). Message du 8 juillet 1941. [^43]:  -- (1). Journal Le Moniteur du 3 mars 1941. [^44]:  -- (2). Le 15 août 1943 un nouveau pèlerinage de jeunes s'est réuni au Puy pour commémorer l'extraordinaire rassemblement du 15 août précédent. Les temps étaient devenus très difficiles. Le S.T.O. traquait la jeunesse. Deux mille jeunes gens pourtant étaient présents. Un orateur a annoncé que « dans la seule province de Lyon on a compté trente-cinq vocations sacerdotales ou religieuses chez les Scouts Routiers entre le 15 août 1942 et le 15 août 1943 ». (Voir « Les grands jours du Puy », page 83.) A comparer avec ce qui se passe aujourd'hui. [^45]:  -- (1). F. GABORIAU, *Le tournant théologique aujourd'hui selon K. Rahner*, Paris, Desclée et Cie, 1968, p. 14. Nous recommandons vive­ment la lecture de cet ouvrage qui n'a pas reçu l'accueil qu'il méritait et qui est le seul à notre connaissance à critiquer en profondeur la position de Rahner. La plupart de nos citations de Rahner pro­viennent de Gaboriau. [^46]:  -- (1). J.B. METZ, *Christliche Anthropozentrik*, München, Kasel, 1962, p. 102. [^47]:  -- (2). GABORIAU, *op. cit.,* p. 45. [^48]:  -- (3). *Annales de la Philosophie chrétienne*, 1906, p. 235. [^49]:  -- (4). L'ouvrage comprendra une quinzaine de volumes sous le titre commun *Mysterium Salutis* et servira évidemment de base aux cours de théologie des séminaires. Nous citons ici le tome I, pp. 20 et 22. [^50]:  -- (1). DENZINGER, 2074. [^51]:  -- (2). *Ibid*., 2072. [^52]:  -- (3). *Ibid*., 2080. [^53]:  -- (1). J. MARÉCHAL, *Le point de départ de la Métaphysique*, Cahier I, Paris-Louvain, 1927, p. 3. De même au Cahier V, p. X : « extrava­gants quiproquos ». [^54]:  -- (2). Cf. Cahier V, p. XVI et passim. [^55]:  -- (1). *Ibid*., p. VIII. [^56]:  -- (2). Cahier I, p. 5. [^57]:  -- (3). « Sujet délicat », écrit-il p. XIX du Cahier V où il s'efforce de donner au cours de sa réflexion philosophique « toutes les précisions théologiques requises », sans toutefois les coordonner. [^58]:  -- (1). Déjà avant le Concile, du reste, mais dans un « milieu » assez fermé. Cela explique pourquoi le Rhin coula dans le Tibre au Concile. [^59]:  -- (2). I.C.I., 1-2, 1968, p. 30, cité par F. GABORIAU, *op. cit.,* p. 81-82. Je ne suis pas du tout aussi sûr que Gaboriau de l'incompatibilité du marxisme et de la philosophie transcendantale ni de l'opposition entre Metz et Rahner sur ce point. La « théologie politique » est dans la droite ligne du kantisme. [^60]:  -- (3). Le sous-titre de l'ouvrage cité de J.B. METZ, *Christiche Anthro­pozentrik*, est précisément : *Über die Denkform des Thomas von Aquin*. [^61]:  -- (1). GABORIAU, a raison de souligner, *op. cit.,* p. 15, qu'une telle affirmation est « extraordinaire et en dit long sur l'a priori qui la conditionne ». [^62]:  -- (2). Sur tout ce qui précède, cf. J. DONCEEL, *The Philosophy of Karl Rahner*, Albany-N.Y., 1969, p. 20 sq. et Anita ROPER, *The Anonymous Christian*, N.Y., 1966, ainsi que G.A. McCOOL, *The Theology of Karl Rahner*, Albany-N.Y., 1969, p. 14 sq. [^63]:  -- (3). *Cordula ou l'épreuve décisive*, Paris, 1969, p. 98. [^64]:  -- (1). E. GILSON, *Réalisme Thomiste et critique de la Connaissance*, Paris, 1939, pp. 130-184. La citation de Maréchal est tirée du Cahier V, p. 334. [^65]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 146. [^66]:  -- (1). Cahier V, p. 411. [^67]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 153. [^68]:  -- (1). GABORIAU, *op. cit.,* p. 36. [^69]:  -- (2). *Le réalisme méthodique*, Paris (sans date), p. 95. [^70]:  -- (1). *Corneille*, pp. 207-208. [^71]:  -- (1). Jean MADIRAN, *Brasillach*, Nouvelles Éditions Latines, 1958. [^72]:  -- (2). *Poèmes de Fresnes*, pp. 73-74. [^73]:  -- (1). *Jeune Révolution -- *Décembre 1970. [^74]:  -- (2). WEISSBERG-CYBULSKI : *L'Accusé* (Fasquelle). -- Artur LONDON : *L'Aveu* (Gallimard). [^75]:  -- (3). A notre connaissance, seul, parmi les mouvements nationaux de France, le *Mouvement Jeune Révolution*, qui s'intitule maintenant *Solidariste*, pense que la lutte contre le communisme ne doit pas se limiter à la défense contre la subversion, mais s'accompagner d'une stratégie offensive au delà du Rideau de Fer. [^76]:  -- (4). Il en fut de même, du moins en France pour des interviews enregistrées clandestinement en URSS, *dont l'une à l'intérieur même d'un camp de concentration*, auprès de Daniel, Boukovski et Amalrik. Documents exceptionnels et qui normalement auraient dû être large­ment diffusés. [^77]:  -- (5). Albin Michel, éditeur. [^78]:  -- (6). Cf. MADIRAN : *La technique de l'esclavage*, première partie de son ouvrage : *La Vieillesse du monde* (Nouvelles Éditions Latines 1966). [^79]:  -- (7). Cf. Michel SLAVINSKY : *La presse clandestine en U.R.S.S.* (Nou­velles Éditions Latines). [^80]:  -- (1). Souligné dans le texte. [^81]:  -- (1). Il faut dire que le souci nord-américain de limiter les nais­sances chez les « natives » et la phrase du président Johnson affir­mant que « cinq dollars investis dans le contrôle de la natalité équivalent à cent dollars investis dans le développement écono­mique » soulèvent le cœur. [^82]:  -- (2). F. DE COMBRET : *Les trois Brésil* (Ed., Mercure de France). [^83]:  -- (1). Car elle est ordinairement très fidèle. Notamment, sa traduc­tion de Phil., 11, 6-7 est irréprochable : «* Who, being in the form of God, thought it not robbery to be equal with God, but made himself of no reputation and took upon him the form of a servant... *» [^84]:  -- (1). Exemple du respect des droits acquis : les 75 sénateurs inamovibles institués par la constitution de 1875 et supprimés par la loi du 9 décembre 1884 : ils disparurent par extinction. [^85]:  -- (1). Compte rendu, par le P. Bugnini, de la XII^e^ session plénière de la Commission spéciale pour la réforme liturgique : paru dans *L'Osservatore Romano* du 20 novembre 1969 et reproduit par *La Documentation* catholique du 7 décembre, p. 1055, n. [^86]:  -- (2). *Itinéraires* de décembre 1970, pp. 92-98. [^87]:  -- (3). Par Jean-Marie Paupert, dans l'article intitulé *Porte close* (*Le Monde*, 10-11 août 1968), article écrit sous le coup d'*Humanæ vitæ*, dans le sentiment que Paul VI avait pris «* définitivement *» (souligné dans le texte) le parti de « de la conservation des structures scléro­sées : *Humanæ vitæ* n'est qu'un élément de ce choix, à rapprocher des autres : encyclique sur le célibat des prêtres (juin 1967) ; décla­ration sur le corps de saint Pierre (juin 1968) ; Credo de Paul VI (30 juin 1968) et matraquage du catéchisme hollandais ». « Nous pouvons être certains que la porte, entrouverte au Concile, est à présent fermée avant que l'Église ait pu s'avancer sur la voie qu'elle dégageait. » Et plus loin : « Il est vain » (entre bien d'autres choses, mais je ne retiens que ce qui concerne la *Profession de foi*) « de parler de renouveau théologique (...) si c'est pour lancer solennellement un *Credo*, d'ailleurs en soi anodin et que chaque catholique peut confes­ser, mais en le brandissant comme une menace sur les théologiens qui cherchent précisément à rendre compte de ce *Credo* aujourd'hui. » Mais c'est tout l'article qu'il faudrait transcrire ; tant il est difficile d'être plus mauvais prophète. Cependant, prenons garde à proprement parler, Jean-Marie Paupert ne contestait pas la *Pro­fession de foi*, il la signerait des deux mains ; il craignait qu'elle n'arrêtât la recherche théologique. Ressasser de vieilles formules quand il y aurait à montrer que, toujours vraies, elles doivent au­jourd'hui être comprises plus profondément qu'on ne pouvait faire autrefois. Au vrai, simple excès d'impatience (et de franchise), trahissant une profonde méconnaissance de la situation. Les événements ont parlé depuis : pas de danger que Paul VI devienne un second Pie IX, il faudrait un miracle. [^88]:  -- (1). Je suis la traduction publiée par *L'Homme nouveau* du 7 juil­let 1968. [^89]:  -- (1). I Tim., IV, 2. [^90]:  -- (1). Claude BERNARD, *Philosophie*, Manuscrit inédit, Paris, Boivin, 1937, p. 37. [^91]:  -- (2). Cl. BERNARD, *op. cit.,* p. 42. [^92]:  -- (1). Sur les difficultés que le dualisme cartésien a créées aux sciences humaines, cf. notre ouvrage *La philosophie, et sa structure*, t. III, *L'homme et ses origines*, Paris, Bloud et Gay, 1957. [^93]:  -- (2). CARNAP, *Le problème de la science*, trad. Vouillemin, Paris, Hermann, 1934, p. 4 ss. [^94]:  -- (1). REICHENHBACH, *L'avènement de la philosophie scientifique*, Paris, Flammarion, 1955, p. 126 ss. [^95]:  -- (1). Simone WEIL, *La connaissance surnaturelle*, Paris, Gallimard, 1950, p. 305. [^96]:  -- (1). Sur ces questions, trois livres particulièrement vigoureux, même s'ils sont incomplets : MAURRAS : *La Démocratie Religieuse *; -- Augustin COCHIN : *Les Sociétés de Pensée et la Démocratie *; -- *La Libre Pensée et la Révolution* (Plon, édit. Paris). -- La pensée de Maurras n'est pas *vitalement* chrétienne. Il reste que beaucoup de ses vues politiques, y compris en matière religieuse, sont admirable­ment justes et pénétrantes. Il est normal de les mettre à profit dans la lumière de la foi. [^97]:  -- (1). Note par laquelle, en octobre 1968, l'assemblée collégiale de Lourdes rejetait sans franchise les prescriptions et les interdictions de *Humanæ vitæ*. -- Voir ITINÉRAIRES de décembre 1968. [^98]:  -- (1). Voir Dictionnaire de Théologie Catholique, *Ordinations angli­canes* à la section III : arguments contre la validité -- col. 1168 et sq. surtout col. 1183 à 1186. [^99]:  -- (2). Nous n'envisageons dans cette *brève apologie* que la première propriété de la collégialité : dépersonnalisation et donc annulation des pouvoirs. Nous n'avons garde d'oublier toutefois la seconde propriété, inséparable de la première et non moins ruineuse : la suppression de la souveraineté pontificale. Car selon la très pertinente formule de l'abbé Dulac (*Courrier de Rome*, 10 janvier 71) : « La collégialité épiscopale tend à dédoubler le pouvoir souverain et en répartir les responsabilités entre celui qu'on appelait le Souverain Pontife et les églises locales. » [^100]:  -- (1). *Ce que l'on demande à des intendants c'est d'être trouvés fidèles* (Ia Cor. 4, 2). [^101]:  -- (1). Voir IIIa Pars, qu. XIV, art. 4. [^102]:  -- (2). Voir Pascal, Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, surtout le paragraphe X.