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## ÉDITORIAL
### La ligne Salleron
LA LIGNE SALLERON, ce n'est point une ligne que Louis Salleron aurait tracée comme fait un bureau politique, pour la rendre obligatoire à un parti. Il n'y a ici ni parti, ni obligation, ni politique : et cette ligne n'est pas la ligne à suivre. C'est plutôt une frontière : à la manière de « la ligne bleue des Vosges », avant la première guerre mondiale, ou de « la ligne Maginot », avant la seconde. Une ligne de démarcation. Le minimum sans lequel l'entente ne serait plus possible : le minimum vital à réclamer. On peut demander davantage. On ne pourrait pas, sans trahir, se contenter de moins.
\*\*\*
Relisons la déclaration que Louis Salleron a faite, il y a déjà un peu plus de trois mois, le 25 mars 1971, en marge de son livre *La nouvelle messe :*
« *En présence du désordre actuel, les catholiques attachés à leur foi n'ont pas la même réaction.*
« *Les uns, comme le cardinal Daniélou, pensent qu'il faut accepter sans réserve la nouvelle messe, en lui donnant le sens authentique que rappelle la version RECTIFIÉE de l'* «* Institutio generalis *».
« *Les autres, dont je suis, ne croient pas qu'il soit possible de* «* rattraper *» *la nouvelle messe par une simple déclaration d'intention qui ne correspond pas à l'intention première dont elle est l'expression et dont les effets néfastes sont dès maintenant visibles. Ils estiment qu'au 28 novembre deux décisions claires devraient intervenir :*
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*-- la première autorisant sans condition tous les prêtres à célébrer la messe traditionnelle, dite de S. Pie V ;*
*-- la seconde, apportant à la nouvelle messe les rectifications nécessaires*. »
L'exposé des motifs de la réclamation d'un tel minimum est public, précis, détaillé, développé. Il comporte :
1\. -- Le livre de Louis Salleron lui-même : *La nouvelle messe,* un volume de 192 pages aux Nouvelles Éditions Latines.
2\. -- Le numéro spécial de la revue ITINÉRAIRES, *Le Saint Sacrifice de la Messe* (numéro 146 de septembre-octobre 1970, 236 pages).
3\. -- Le *Bref examen critique* présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci (traduction française intégrale publiée par ITINÉRAIRES, suivie d'extraits du Catéchisme du Concile de Trente et du Catéchisme de S. Pie X : une brochure de 56 pages). \[cf. It 141, p. 213\]
4\. -- Les *Déclarations sur la messe* des ecclésiastiques français : le P. Calmel, l'abbé Dulac, le P. Avril, le P. Guérard des Lauriers ; c'est le monument, déjà historique, de la fidélité dans le clergé de France (une brochure de 60 pages).
De tous ces exposés doctrinaux, on peut tirer plusieurs résolutions pratiques : au moins celles qui sont résumées dans ce que nous appelons « la ligne Salleron ».
#### I. -- Autorisation universelle et sans conditions de célébrer la messe traditionnelle
La messe traditionnelle, latine et grégorienne du Missel romain de saint Pie V n'est frappée ni d'excommunication ni d'interdit. Elle est en butte à des persécutions administratives agissant arbitrairement *comme si* elle avait été interdite ou excommuniée.
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Cet arbitraire s'est installé au mépris d'une permission explicite de Paul VI, valable jusqu'au 28 novembre 1971, et par nature renouvelable, mais que les bureaucraties épiscopales et même vaticanes ont feint d'ignorer ou de trouver obscure. C'est pourquoi nous demandons qu'une *décision claire* soit promulguée, de préférence d'ici le 28 novembre 1971, et qu'elle *autorise sans conditions tous les prêtres à célébrer la messe traditionnelle dite de saint Pie V.*
Nous la demandons CLAIRE, c'est-à-dire intrinsèquement et extrinsèquement défendue contre les manœuvres d'obscurcissement qui ont estompé et quasiment supprimé la « permission » actuellement en vigueur.
Nous l'appelons *autorisation,* au sens ADMINISTRATIF du terme : mais c'est en réalité une confirmation, ou une reconnaissance. Nous ne croyons pas, pour des motifs suffisamment exposés dans les ouvrages cités plus haut, que cette « autorisation » soit *moralement* indispensable. Son absence ne diminuerait en rien la fidélité de nos prêtres à la messe de toujours, elle la rendrait seulement plus tumultueuse et plus souffrante.
Il n'y a aucun doute sur le droit de tout prêtre catholique non suspendu de célébrer la sainte messe comme elle a toujours été célébrée dans l'Église, et comme elle lui a été confiée au jour de son ordination. Mais les droits les plus certains sont ceux qu'il convient le mieux d'inscrire dans la législation positive. Si nous réclamons cette autorisation explicite, ce n'est pas pour que la sainte messe romaine puisse être célébrée, elle l'est : c'est pour qu'elle puisse l'être paisiblement.
#### II. -- Une réclamation modérée
-- Pourquoi, dira-t-on, ne pas réclamer l'abrogation de la messe nouvelle et le retour pur et simple à la messe de toujours ?
-- On peut fort bien réclamer cette abrogation. Les cardinaux Ottaviani et Bacci l'ont réclamée dans leur lettre à Paul VI ; nous avons soutenu leur réclamation. Ils n'ont d'ailleurs fait en cela que devancer l'inéluctable :
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la messe nouvelle est un processus de désintégration, elle se défait chaque jour davantage sous nos yeux. En beaucoup d'endroits déjà, elle est devenue un n'importe quoi enlisé dans les sables mouvants de ses ad libitum sans frein. En suivant sa propre pente, et si elle n'était pas *rectifiée* dans ses rites par une main de fer, elle ne survivrait bientôt que sous forme de saturnales, ou de lupercales. L'ORDRE NOUVEAU de la messe a lui-même efficacement organisé la disparition progressive de ses propres formes liturgiques.
Mais il en restera quelque chose : une éducation faite à l'envers, un goût dénaturé : l'aspiration à une messe « simplifiée », c'est-à-dire à la fois *vernaculaire* et *abrégée.*
Vernaculaire : Si l'Église recevait de Dieu, aujourd'hui même, un saint pape qui serait par exemple Saint Pie XIII, celui-ci ne pourrait probablement pas abolir d'un seul coup et par décret les habitudes anti-liturgiques qui ont été systématiquement implantées dans le peuple chrétien depuis la fin du concile, habitudes appuyées en outre sur des justifications qui ne tiennent pas debout, mais qui ont été enseignées avec autorité, et qui constituent souvent la seule « doctrine » dont aura été nourrie toute une génération de laïcs et de clercs. Ils n'en ressentent l'absurdité que par moments, et qu'instinctivement. C'est par exemple l'aveu inconscient mais net de l'évêque d'Angoulême : « *Bien au delà du problème d'une traduction qui restera toujours difficile, c'est d'une explication claire que les fidèles ont besoin *» ([^1]). Coincé par une difficulté particulière, précise, concrète, qui était en l'occurrence celle de l'épître des Rameaux, l'évêque post-conciliaire lui-même énonce pour s'en tirer un principe général parfaitement juste, mais qu'il se hâtera d'oublier ensuite. Car s'il est vrai que les fidèles *ont besoin davantage d'une explication que d'une traduction*, il fallait donc laisser la liturgie en latin ; et l'expliquer en français ; comme on avait toujours fait. On ne l'a plus voulu. On a habitué une grande partie du peuple chrétien, et d'abord tous ceux des enfants du catéchisme que leurs parents ont abandonnés aux nouveaux prêtres, à l'usage exclusif du vernac. L'implantation généralisée d'une telle habitude a créé une situation analogue à une intoxication. Même un Saint Pie XIII ne pourrait supprimer la drogue d'un coup : mais progressivement, en diminuant insensiblement les doses.
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Et secondement, la messe vernaculaire est une messe abrégée.
Allongée souvent quant aux parlottes. Mais toujours un abrégé de liturgie : à la demande des prêtres qui s'ennuyaient à la messe et qui, s'y ennuyant, étaient incapables d'y intéresser l'assistance.
Il n'était certainement pas souhaitable, mais il n'est pas positivement hérétique que la sainte messe soit expédiée sous une forme vernaculaire et abrégée : le texte initial de l'ORDRE NOUVEAU, tel qu'il fut publié à Rome en 1969, et tel qu'en latin il demeure comme butte-témoin isolée et délaissée au milieu des traductions téméraires qu'on en a faites, n'était pas positivement hérétique.
Il était équivoque : *polyvalent,* comme l'a très bien dit et comme l'a longuement démontré l'abbé Raymond Dulac. Mais en apportant à cette messe abrégée «* les rectifications nécessaires *» (c'est la seconde « décision claire » réclamée par la « ligne Salleron ») il doit être possible de la purger de ses ambiguïtés : par le maintien du canon romain ; par la restauration de l'offertoire ; par la correction de l'actuelle et inacceptable traduction du Pater. Affreuse chirurgie pseudo-esthétique. On a tellement habitué les chrétiens d'aujourd'hui à être « modernes », à être « de leur temps », et pour cela, à ne tolérer qu'une *messe-digest,* qu'il sera sans doute pastoralement inévitable de la leur consentir plus ou moins longtemps. A la condition qu'elle soit intégralement et manifestement catholique : du moins, autant que cela est possible à un *digest.*
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Il est tout à fait normal que des prêtres, des familles, des écoles, des monastères refusent la *messe-digest* même « rectifiée » et s'en tiennent à la messe catholique traditionnelle. Des motifs impérieux, notamment d'ordre éducatif, fondent solidement une telle détermination. La revue ITINÉRAIRES ne cesse d'inviter ses lecteurs à donner leur soutien matériel et moral en priorité aux prêtres et aux institutions qui s'établissent dans cette intégrale fidélité ;
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et à réclamer des autorités ecclésiastiques que, même administrativement, même réglementairement, tous les prêtres soient autorisés à célébrer la messe latine et grégorienne du Missel romain de saint Pie V. Au lieu d'être arbitrairement interdite, cette messe qui est *la messe* doit être autorisée explicitement et sans conditions ; au lieu d'être méprisée, au lieu d'être traitée de vieille robe de soie qui fut magnifique en un autre temps, elle doit retrouver dans les usages ecclésiastiques une vivante *primauté d'honneur,* absolue et indiscutée. Mais nous n'allons point réclamer que les infirmes artificiels qui ont maintenant l'artificiel besoin d'une messe abrégée en soient privés. Nous réclamons seulement qu'on ne prétende plus nous l'imposer, ni nous enseigner à la tenir pour supérieure à la messe de toujours : nous réclamons que l'on s'occupe plutôt d'y « *apporter les rectifications nécessaires *» qui sont exigées par les rectifications déjà apportées à l'*Institutio generalis* qui est son exposé des motifs. C'est une réclamation modérée ; c'est le minimum vital ; c'est la « ligne Salleron », sur laquelle devrait se refaire désormais l'accord de ceux que les mises en scène de la nouvelle messe avaient réussi à séparer.
#### III. -- L'inacceptable la position Daniélou
En 1969, on s'en souvient, l'apparition soudaine, la mise en vigueur brutale et précipitée de l'ORDRE NOUVEAU de la messe jeta le trouble et la division jusque parmi ceux qui avaient scellé une solide alliance défensive et offensive pour le catéchisme romain, contre le nouveau catéchisme français l'adaptation locale du catéchisme hollandais.
Il fallut du temps, et l'épreuve des faits, pour rendre manifeste à tous :
1° Qu'il y a un seul ORDRE NOUVEAU, le même pour le catéchisme et pour la messe, et que la nouvelle messe est la messe du nouveau catéchisme : catéchisme et messe d'une nouvelle religion, humaniste, pluraliste, polyvalente, moderne et mondaine.
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2° Que Cet ORDRE NOUVEAU est indissociable d'un système de falsification de l'Écriture, système qui est partie intégrante de son catéchisme et de sa liturgie.
Tout le monde, -- et même le cardinal Daniélou qui a dénoncé les « assassins de la foi », mais vaguement et sans pouvoir jamais les nommer, -- tout le monde ressent les conséquences de cette invasion d'une religion nouvelle, avec son catéchisme, sa liturgie et sa fausse Écriture, à l'intérieur de l'Église catholique.
Le cardinal Daniélou y résiste en y cédant.
Il pense qu' « *il faut accepter sans réserves la nouvelle messe *», ce qui le conduit à excommunier, métaphoriquement mais implacablement, les prêtres et les laïcs fidèles à la messe latine et grégorienne du Missel romain de saint Pie V.
Même métaphoriquement, la « ligne Salleron » n'excommunie pas le cardinal Daniélou et ceux qui le suivent. Elle comprend qu'ils sont quand même « attachés à leur foi ». Elle reconnaît qu'ils sont en « réaction » contre la subversion religieuse. Mais leur réaction est illogique, c'est-à-dire absurde : réaction inacceptable non point au titre d'hérétique ou de criminelle (ce qu'elle n'est pas), mais au titre d'inadéquate et de chimérique : sans rapport avec la situation réelle.
Le cardinal Daniélou et ceux qui le suivent veulent donner à la messe nouvelle le sens authentique qu'exprime *l'Institutio generalis* du nouvel Ordo dans sa version rectifiée. Mais la rectification de l'*Institutio* aurait normalement dû entraîner une rectification analogue de la nouvelle liturgie, et cette rectification complémentaire n'a pas eu lieu. Elle n'aurait jamais eu lieu non plus pour l'*Institutio* elle-même et pour son article 7, s'il n'y avait eu que le cardinal Daniélou et ceux qui le suivent : ils étaient fort satisfaits de la première version, ou faisaient comme s'ils l'étaient.
La position Daniélou, du moins sa position sous Paul VI, position nouvelle pour lui car ce n'était pas la sienne sous Pie XII, -- l'actuelle position Daniélou rejoint en substance ce qui a toujours été la position Daujat : obéir à l'Église dans tous les cas, même dans ceux où il n'y a pas matière à obéissance.
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C'est la position des gens qui obéissent à l'Église quand elle condamne Jeanne d'Arc. Mais reconnaissons leur impartialité : ils lui obéissent encore quand elle la réhabilite. Où est donc le mal dans leur cas ? Peut-être, subjectivement, nulle part. Il y a simplement qu'entre leurs deux obéissances, ils ont abandonné Jeanne d'Arc, ils lui ont craché au visage, ils l'ont réputée sorcière, hérétique et relapse ; et ils l'ont brûlée. Puis ils la décondamnent, mais sans la débrûler.
Par obéissance à l'autorité ecclésiastique, et pour condamner Jeanne, des experts et spécialistes faisaient à Rouen des faux en écritures.
Par obéissance analogue, et pour détruire le catéchisme et le missel romains, aujourd'hui des experts et spécialistes font dans les commissions des faux en Écriture sainte.
Et à leur tour ceux qui approuvent et suivent les faussaires disent qu'ils le font par obéissance ; et s'en persuadent peut-être.
Il est inévitable qu'il y ait des gens de cette sorte ; il est peu évitable qu'à chaque époque et dans chaque cas ils soient les plus nombreux ; et qu'ils nous excommunient métaphoriquement. Le cardinal Jean Daniélou n'était point appelé à être forcément de leur nombre ; mais il s'est trompé de train, il s'est trompé de pontife, c'est Pie XII qu'il a frondé, c'est de Paul VI qu'il s'est fait l'inconditionnel. Nous ne recommandons ni d'être un inconditionnel de la personne du pape jusque dans ses opinions et ses caprices, ni de le fronder. Mais enfin le cardinal Jean Daniélou a été successivement frondeur et inconditionnel. Inconditionnel sous Paul VI. Frondeur sous Pie XII. Quelle sûreté dans le contre-temps.
#### IV. -- La ligne Salleron, facteur de réunité
Nous ne sommes plus en 1969 : chacun a eu le temps de réfléchir, de comprendre, de se décider. Les pronostics que nous faisions il y a deux ans sur l'évolution de la messe nouvelle pouvaient alors paraître audacieux. Ils sont devenus la réalité quotidienne.
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L'accueil reçu par le livre de Louis Salleron : *La nouvelle messe,* est un signe du changement des esprits. Les plus réservés se sentent moralement pressés de sortir enfin de leur réserve. L'ouvrage a été recommandé par la revue *Permanences,* organe de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien ». Il a été recommandé aussi par Pierre Debray dans sa *Lettre hebdomadaire,* et le voici en outre inscrit en bonne place sur la « liste des documents », pourtant fort restreinte, que diffuse officiellement le « Rassemblement des silencieux de l'Église ». Réjouissons-nous de voir les uns et les autres se ranger, ouvertement désormais, du même côté de la ligne-frontière. Aidons-les à faire connaître, à faire lire, à faire étudier en cellules de travail le livre de Louis Salleron sur la messe : rien n'est aujourd'hui plus important, rien plus urgent.
Si la « ligne Salleron » est considérée, comme nous la considérons, pour un minimum, il ne s'agit pas d'en faire la charte obligatoire d'un rassemblement grégaire ou caporalisé : mais d'y voir la formule concrète qui vient rendre consciente et tangible *la renaissance d'un accord pratique sur l'essentiel* : l'essentiel, pour les catholiques, étant évidemment la messe. A l'intérieur de cette ligne-frontière, il y a ceux qui acceptent tout juste ce minimum, mais enfin qui l'acceptent. Il y a ceux qui en réclament bien davantage : ils réclament donc cela, dans l'amitié à l'égard de tous ceux qui le réclament aussi. Des uns aux autres il y a toutes les positions intermédiaires et toutes les nuances que l'on voudra. A travers quoi réapparaît, encore implicite peut-être, mais grandissante, l'unité pratique pour une réclamation minimum : l'accord pour réclamer à l'autorité ecclésiastique, -- pour réclamer soit isolément, soit parallèlement, soit conjointement, -- l'accord pour réclamer identiquement *deux décisions claires,* la première *autorisant sans conditions tous les prêtres à célébrer la messe traditionnelle dite de saint Pie V,* la seconde *apportant à la nouvelle messe les rectifications nécessaires.*
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#### V. -- Les adversaires de la ligne Salleron
Nous ne nous reconnaissons comme adversaires que ceux qui voudraient imposer l'abandon universel de la messe latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V, -- et qui s'opposent à la reconnaissance administrative du droit de tous les prêtres catholiques de la célébrer sans conditions.
Nous ne nous reconnaissons comme adversaires que ceux qui voudraient imposer universellement la nouvelle messe, vernaculaire et abrégée, et qui s'opposent à ce que lui soient apportées les rectifications nécessaires.
Parmi ceux qui ont « obéi » à la condamnation de Jeanne d'Arc par l'Église, il y en a qui s'opposent à l'éventualité d'une réhabilitation, parce qu'ils la considèrent comme un désaveu de leur servile empressement.
Parmi ceux qui, sous prétexte d' « obéissance », avaient trouvé liturgiquement fort bonne, avaient proclamé religieusement infaillible, avaient doctrinalement défendu la première version de l'*Institutio generalis* et notamment de son fameux article 7, il en est qui n'ont pas apprécié la rectification radicale de cet article et de plusieurs autres, parce qu'ils y ont vu, non sans raison, le désaveu de leur empressement servile et de leur aveuglement.
Ils ressentent d'avance comme un désaveu encore plus formidable la double éventualité :
-- d'une réintroduction de l'offertoire et du canon romain comme centre obligatoire et invariant même dans la messe abrégée ;
-- d'une autorisation explicite et sans conditions réglementairement donnée (ou plus exactement : confirmée) à tous les prêtres de célébrer la messe du Missel romain traditionnel.
Ils redoutent que cette double éventualité se présente comme elle ne peut pas ne pas se présenter : non comme une faveur, non comme une concession, mais comme la reconnaissance inévitable d'un droit moral et d'une nécessité doctrinale.
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S'ils persistent dans de tels sentiments, alors, dans la mesure et pour le temps où ils y persistent, ils sont irrécupérables.
Mais il y a tous les autres. Religieux ; prêtres séculiers ; laïcs militants et militantes. Il y a aussi, parmi les évêques prévaricateurs, tous ceux qui ont trahi par faiblesse et non par malice, et qui n'attendent qu'un signe, mais ferme, du pape Paul VI ou de son successeur pour revenir avec soulagement à la messe romaine, au catéchisme romain, au texte authentique de l'Écriture.
Deux décisions donc. Deux décisions claires. Deux décisions fermement établies. Les deux décisions minimum de la « ligne Salleron ». De préférence avant le 28 novembre 1971 : pour éviter des tumultes, des batailles, des souffrances dont l'autorité ecclésiastique peut facilement, si elle le veut, et elle devrait le vouloir, faire l'économie.
J. M.
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## La bataille du verset 6 Le point de la situation
■ Nous continuons. Mais d'abord nous vous disons pourquoi. Afin que même les moins studieux de nos lecteurs comprennent qu'il leur faut eux aussi être attentifs.
■ Pour la première fois, avec le verset 6 de l'épître des Rameaux, les responsables de la falsification de l'Écriture ont :
-- d'une part, fait un pas en arrière ;
-- d'autre part, tenté de se justifier publiquement.
Ce n'est donc pas le moment de quitter le terrain ou de parler d'autre chose.
■ Les manipulateurs de l'Écriture, cette fois, sont vraiment embarrassés. Ce n'est point par hasard, pensons-nous, que l'on a vu apparaître dans le *Figaro* un secrétaire d'Association biblique (voir ci-après l'article : « Notre rétribution »), qui se charge de faire croire au public que nous n'avons rien énoncé qui soit digne de considération : nous sommes des « publicistes incompétents » qui, en osant s'opposer au nouveau Lectionnaire, se sont « déshonorés ». Si l'on met en ligne contre nous cette artillerie-là, et aucune autre, c'est sans doute parce que l'on estime ne pas pouvoir faire autrement.
■ L'effort de l'Adversaire est donc actuellement de *dissimuler que nous apportons, dans l'affaire du verset 6, des arguments exégétiques et théologiques auxquels nul jusqu'à présent n'a été capable de répondre quoi que ce soit*.
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■ Nous apportons simultanément un soin méticuleux à étudier l'historique lui-même de l'affaire, à débrouiller l'écheveau des directives officielles ou pseudo-officielles, secrètes ou semi-secrètes, à tenir à jour le relevé des précisions nouvelles que l'on peut recueillir ici ou là, ou établir par recoupements, sur ce qui s'est réellement passé.
■ Les articles que l'on va lire ci-après apportent des compléments importants à ceux qui ont paru dans nos numéros 153 et 154 sous le même titre général : *La bataille du verset 6.*
■ Rappelons l'origine. Tout est parti d'une réaction d'abord quasiment instinctive contre les manipulations de l'Écriture sainte qui se multipliaient dans le nouveau catéchisme puis dans la liturgie nouvelle.
Nous avons été conduits alors à *redécouvrir* l'interprétation traditionnelle.
Constatant à quel point elle est méprisée, méconnue ou ignorée, nous avons formé le dessein de la *relever* dans l'Église. Elle s'était imposée et maintenue non point par l'effet de quelque routine, mais par la force de son argumentation.
C'est encore par la force de l'argumentation, subsidiairement la nôtre mais essentiellement la sienne, que nous entendons la relever. Et s'il plaît à Dieu, la relever victorieusement.
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### Nouvelles précisions sur la Note secrète de la Commission de liturgie
Nous ne connaissons toujours point la date exacte de la « Note » envoyée secrètement aux évêques par la « Commission épiscopale de liturgie » au sujet de l'épître des Rameaux. Mais nous pensons en connaître maintenant le texte.
On se souvient ([^2]) que l'existence de cette Note secrète avait été révélée par Mgr Gilles Barthe, évêque de Fréjus et Toulon, qui écrivait le 14 mars dans son Bulletin diocésain « *La Commission épiscopale de liturgie a envoyé une note récente où elle montre que la traduction de l'épître de saint* *Paul aux Philippiens... *»
Il s'agit bien d'une *Note secrète,* puisqu'à l'heure actuelle *La Croix* n'en a toujours rien dit ; et que si la *Documentation catholique* en a publié (croyons-nous) le texte, c'est en dissimulant le fait qu'il s'agit d'une Note envoyée aux évêques par la Commission de liturgie.
La *Documentation catholique* du 2 mai 1971, pages 425-426, la donne en effet comme un texte de *Mgr Coffy* (qui certes est le président de la Commission épiscopale en question), -- et comme datée par sa parution *en avril* dans le Bulletin diocésain du même Mgr Coffy ([^3]).
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#### I. -- La date
Or, au contraire, ce texte est forcément antérieur au 14 mars, puisqu'à cette date Mgr Barthe en parlait déjà, et en parlait comme d'une « *note récente *», ce qui semble indiquer qu'il l'avait reçue non pas à l'instant précis où il écrivait, mais une huitaine ou une quinzaine de jours auparavant.
Ce que nous ignorons, c'est si cette Note de la Commission est antérieure ou postérieure aux deux premières réactions épiscopales publiques contre la falsification de l'épître des Rameaux : celle d'Angoulême (14 février) et celle d'Annecy (25 février).
#### II. -- Le texte
Le texte publié par la *Documentation catholique,* mais non attribué par elle à la Commission épiscopale, est identique à celui qu'ont publié plusieurs Bulletins diocésains en l'attribuant, eux, à ladite Commission : cf. par exemple la *Vie diocésaine de Rennes* du 3 avril, p. 170. D'autres Bulletins diocésains ont publié plus ou moins littéralement le même texte, soit en l'attribuant à l'évêque du lieu, soit en le laissant anonyme.
A travers tous ces chichis et tous ces mystères, on peut en appliquant les techniques de la critique textuelle reconstituer ainsi la Note secrète :
*Pour le dimanche des rameaux :\
les lectures de la messe*
En ce jour, toute la liturgie de la parole est orientée vers la Passion du Christ. Le prêtre qui préside aura à déterminer la meilleure manière dont le peuple chrétien peut méditer le mystère de la mort du Christ : lecture dialoguée, homélie, temps de silence, etc. Dans cette même perspective, et selon la rubrique du lectionnaire, il pourra choisir comme lectures préparant celle de la Passion soit le texte d'Isaïe, soit celui de saint Paul aux Philippiens, soit les deux.
Si on lit l'épître de Paul aux Philippiens (2, 6-11), on veillera à ce que ce texte soit bien compris des fidèles.
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1\) On pourra le présenter, par exemple, par l'introduction suivante :
« La lettre de saint Paul aux Philippiens que nous allons entendre nous révèle qui est Jésus et ce qu'il a fait pour notre salut : Jésus, le Fils unique de Dieu, est l'image même de son Père. Son obéissance filiale l'a conduit à mourir sur une croix pour le salut des hommes. Étant ainsi le Sauveur du monde, Jésus ressuscité est le Seigneur : il est celui qui règne sur l'univers. »
2\) On rappelle que la traduction du verset 6 parue en 1969 dans le lectionnaire T a été reprise et qu'elle est maintenant la suivante :
Le Christ Jésus,
tout en restant l'image même de Dieu,
n'a pas voulu revendiquer
d'être pareil à Dieu.
(Voir « Corrections au fascicule T » publiées en annexe du fascicule C, ou se reporter aux Missels des fidèles parus pour 1971.)
3\) La traduction de l'ancien lectionnaire français (éd. 1964) pourra encore être utilisée pour ce texte.
#### III. -- Le commentaire introductif
Au premier paragraphe de la Note secrète, l' « introduction » proposée pour « présenter » l'épître des Rameaux est exactement celle que reprendra à son compte le Conseil permanent de l'épiscopat dans son intervention du 19 mars ([^4]).
Autres chichis, autres mystères : nous ne savons toujours point en quoi a consisté cette intervention du Conseil permanent. Nous n'en avons toujours que le texte paru dans *La Croix* du 20 mars. Nous ne savons toujours point si ce texte est un communiqué, ou l'utilisation en style indirect d'une note d'orientation écrite ou peut-être orale. Mais à toutes les questions que nos lecteurs ont individuellement posées à l'autorité sur l'épître des Rameaux, les bureaucrates ecclésiastiques ont répondu avec assurance et d'une seule voix le *Conseil permanent a décidé* le maintien de la nouvelle traduction (c'est-à-dire de la falsification n° 2), en se référant précisément à l'intervention du 19 mars.
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Mais c'est à la Commission épiscopale de liturgie qu'il faut attribuer la responsabilité première du commentaire introductif qui *omet soigneusement* l'affirmation explicite de la divinité de Jésus-Christ. C'est ce que la Note appelle « veiller à ce que le texte soit bien compris des fidèles » !
#### IV. -- L'ordre chronologique et l'enchaînement logique
La Note secrète de la Commission de liturgie est donc certainement antérieure à l'intervention le 19 mars du Conseil permanent.
Mais est-elle antérieure ou postérieure à la Note technique de la Commission de traduction ?
Cette Note technique, publiée par *La Croix* du 26 mars dans une version remaniée et tronquée, avait été expédiée à tous les évêques dans une première version datée du 8 mars ([^5]).
De son côté, la Note secrète de la Commission de liturgie est certainement antérieure de plusieurs jours au 14 mars.
Mais l'une par rapport à l'autre, la Note secrète et la Note technique sont-elles simultanées ? ou successives, et dans quel ordre ? Il est impossible de le savoir d'une certitude officielle ou matériellement contrôlable. Quand de telles incertitudes, de tels miquemacs, de telles histoires étaient le fait de la Curie romaine, MM. Fesquet, Laurentin et la compagnie protestaient violemment, au nom de la conscience universelle et du droit à l'information, et ne toléraient pas que le moindre « secret » pût être maintenu. Ils le tolèrent fort bien quand il s'agit de l'épiscopat français. Ils n'ont ressenti aucun besoin, aucun devoir d' « informer » le public sur la date exacte et le contenu réel : *a*) de la Note secrète ; *b*) de la Note technique ; *c*) de l'intervention du Conseil permanent.
Faute de preuves matérielles, faute de publications officielles, nous en sommes réduits aux suppositions et supputations. Nous estimons très probable que l'ordre chronologique et l'enchaînement logique ont été les suivants :
1\. -- Il y eut d'abord la Note secrète ([^6]) de la Commission épiscopale de liturgie sans doute en février, ou à la rigueur dans les trois ou quatre premiers jours de mars.
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Elle autorisait en son point 3 l'abandon du nouveau Lectionnaire : « *La traduction de l'ancien lectionnaire français* (*édition de 1964*) *pourra encore être utilisée pour ce texte *». En son point 2, elle rappelait que la traduction du verset 6 avait été « *reprise *» et qu'elle était « *maintenant la suivante *»*. --* Les évêques qui recevaient cette Note secrète en concluaient logiquement : *a*) que la première traduction du verset 6 dans le nouveau Lectionnaire devait être bien mauvaise, et manifestement insoutenable, pour qu'on la corrige un an seulement après l'avoir fait approuver par le Saint-Siège ; *b*) que la correction elle-même ne devait pas être bien fameuse, puisqu'on en était réduit à autoriser le retour à l'ancienne traduction.
2\. -- La Note technique, à notre avis, est rédigée le 8 mars pour combattre la Note secrète sur ces deux points :
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*a*) elle soutient que la première traduction du nouveau Lectionnaire était exacte et bonne, la rectification l'ayant seulement rendue encore meilleure et plus exacte encore ;
*b*) elle taille en pièces l' « ancienne » traduction, celle que les Lectionnaires de 1964 et de 1959 avaient empruntée à la Bible de Jérusalem : elle veut ainsi empêcher que l'on y revienne, elle entend fermer l'unique porte de sortie ouverte aux évêques par la Note secrète.
3\. -- Le Conseil permanent s'aligne sur la Note technique des traducteurs et annule en fait la Note secrète de la Commission liturgique. De cette dernière, l'intervention du 19 mars reprend seulement le plus mauvais, le point 1, le commentaire introductif ; mais elle tourne le dos au point 3 ; elle ne fait plus aucune allusion à une permission d' « utiliser encore l'ancien Lectionnaire ». Elle édicte au contraire que « *le texte est désormais le suivant *». Elle prononce avec solennité : « *Le Conseil permanent de l'épiscopat a donné son plein accord à ces termes et approuvé totalement la traduction actuelle *». Cela s'appelle mettre tout le paquet : « donné son plein accord », « approuvé totalement ».
Peut-être, d'ailleurs, la Note secrète *de la Commission* épiscopale de liturgie était-elle seulement *du président* de cette Commission, mais expédiée aux évêques comme émanant *de la Commission* tout entière. Ce n'est qu'une supposition mais elle expliquerait que ni *La Croix* ni la *Documentation catholique* n'aient pu en faire une publication authentique.
#### V. -- Ce qu'ont fait les évêques (récapitulation)
On peut classer en plusieurs groupes les prescriptions épiscopales en vue du dimanche des Rameaux 1971 :
1\. -- Les plus nombreux se sont alignés sur la Note secrète de la Commission de liturgie, qu'ils ont reproduite plus ou moins littéralement, soit comme telle, soit en se l'attribuant, soit sous forme d'un avis administratif anonyme. Dans cette catégorie entrent les huit diocèses de la région parisienne ; le diocèse de Fréjus et Toulon ; ceux de Nice, de Moulins, de Verdun, d'Aix, de Grenoble, etc. Plusieurs d'entre eux avaient pris position *avant* l'intervention du Conseil permanent, qui fut tardive (le 19 mars pour le 4 avril). Mais certains, comme Verdun, comme Aix, comme Grenoble, se sont ostensiblement alignés sur la Note secrète *après et malgré* l'intervention du Conseil permanent qui, en fait, l'annulait et donnait raison à la Note technique.
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Dans certains cas, c'est sans doute parce que l'Ordinaire du lieu n'a rien su, rien discerné, rien compris de l'opposition entre la Note secrète et la Note technique : l'évêque de Poitiers, par exemple, Mgr Henri Vion, dans son Bulletin diocésain du 20 mars, donnait sous sa signature, comme « communiqué de Mgr l'évêque », littéralement recopiés les trois points de la Note secrète et en « annexe », la Note technique, sans apparemment s'apercevoir que celle-ci contredit radicalement celle-là.
L'archevêque d'Alger, dans sa Semaine religieuse du 25 mars, a donné anonymement la Note secrète.
2\. -- Un second groupe est celui des évêques alignés sur la Note technique et sur le Conseil permanent : les évêques qui ont prétendu faire obligation à leur clergé de proclamer la falsification du nouveau Lectionnaire. Nous ne connaissons que deux exemples d'un tel sectarisme ([^7]) l'archevêque de Toulouse, Mgr Guyot, et l'évêque d'Arras, Mgr Huyghe.
Mgr de Toulouse a procédé anonymement, *après* l'intervention du Conseil permanent ; Mgr Huyghe *avant* ([^8]).
3\. -- Un troisième groupe, dont le chef de file paraît être Mgr Schmitt, évêque de Metz et Saint-Avold, a méticuleusement, a ostensiblement évité de se compromettre avec les positions des deux groupes ci-dessus : « *des controverses se sont élevées *» sur la traduction de l'épître des Rameaux, eh ! bien, on déclare tout net qu'on refuse de « *prendre parti à ce sujet *», on proteste hautement qu'on « *attend pour les années à venir les décisions des instances compétentes *», et en attendant on se replie pour cette année sur « la traduction du Lectionnaire français de 1964 », comme l'avait autorisé la Note secrète.
Nous avons remarqué, sans pouvoir l'expliquer ([^9]), que tous les évêques de Belgique ont *recopié,* chacun pour soi et de son côté, mais *recopié littéralement* la note de l'évêque de Metz et Saint-Avold. Deux d'entre eux, Suenens de Malines-Bruxelles et Himmer de Tournai, ont recopié sans dire qu'ils recopiaient. Les deux autres, Liège et Namur, ont mentionné leur source en ces termes : « La même décision vient d'être prise, notamment, par Mgr Schmitt, évêque de Metz ». Il est vrai que notre livre sur *L'hérésie du XX^e^ siècle* ayant été beaucoup lu en Belgique, Mgr Schmitt y est très connu.
\*\*\*
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Ces trois groupes distincts sont-ils occasionnels, ou correspondent-ils à des clans organisés ? Nous ne saurions le dire. Ce qui en tous cas est évident, c'est qu'aucun des évêques qui les composent n'a eu une réaction personnelle, une attitude personnelle, une pensée personnelle.
Tous en effet, soit implicitement, soit explicitement, se sont alignés :
-- soit sur la Note secrète de la Commission liturgique ;
-- soit sur la Note technique des traducteurs et l'intervention du Conseil permanent ;
-- soit sur les deux à la fois, sans avoir aperçu leur opposition.
\*\*\*
Nous ne connaissons que deux diocèses, Angoulême et Annecy, où l'évêque ait pris une position personnelle : Angoulême par le long commentaire que l'on sait, Annecy en ordonnant d'utiliser une traduction qui n'était aucune de celles autorisées ou imposées par les organismes et noyaux dirigeants de l'épiscopat français ([^10]). Il est vrai que se prononçant l'un le 14, l'autre le 25 février, ils parlaient certainement avant la Note technique et l'intervention du Conseil permanent, -- et même, peut-être, avant la Note secrète.
\*\*\*
Répétons en terminant qu'aucun de ces trois documents décisifs :
-- la Note secrète de la Commission épiscopale de liturgie (date inconnue),
-- la Note technique de la Commission de traduction (8 mars),
-- l'intervention du Conseil permanent (19 mars), n'a fait jusqu'à présent l'objet d'une publication officielle, authentique et accessible.
Mais, comme on vient de le voir, par recoupements nous en connaissons maintenant à peu près tout.
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### Notre rétribution
UN CERTAIN PIERRE GRELOT, qui s'annonce comme « professeur à l'Institut catholique de Paris » et comme « secrétaire national de l'association française pour l'étude de la Bible », a fait dans le *Figaro* du 30 avril un article sur l'épître des Rameaux. Le texte, le contexte et la rumeur nous laissent supposer que ce personnage est en outre un ecclésiastique.
Son propos est d'expliquer que ceux qui s'opposent comme nous faisons aux falsifications de l'Écriture n'ont qu'un « zèle apparent pour l'Évangile ou pour la foi », et que ce zèle apparent « recouvre en réalité un esprit de secte dont un observateur attentif discerne sans peine les symptômes lamentables ». Figurez-vous, en effet, que « les motifs mis en avant cachent mal une idéologie humaine -- trop humaine ! -- qui se projette de l'extérieur sur la foi et qui en corrode le contenu réel ».
Tout cela, rappelons-le car on pourrait le perdre de vue en écoutant cette chanson, pour flétrir l'audace intolérable de ceux qui défendent l'interprétation traditionnelle du verset 6 de l'épître des Rameaux : l'interprétation qui a été le plus couramment reçue dans l'Église au moins depuis saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Chrysostome jusqu'au Père Lagrange inclusivement.
Relever et défendre cette interprétation traditionnelle, c'est selon M. Pierre Grelot faire œuvre de « publicistes vinaigrés qui s'allouent une fonction inquisitoriale en jouant aux paladins de la Tradition en péril ». « On me dispensera de citer des noms », ajoute prudemment M. Grelot, qui est courageux mais non pas téméraire. Il continue en *doutant* que nous ayons « lu » les « travaux critiques de A. Feuillet ». Il assure à deux reprises que si la traduction du verset 6 est « très difficile », c'est « en raison des déficiences de notre langue » (!?) : voilà un motif nouveau qui n'avait pas encore été allégué dans ce débat. -- Il affirme pourtant que la traduction du nouveau Lectionnaire *évite les expressions ambiguës* et qu'elle ne comporte aucune *équivoque,* comme si les « déficiences » invoquées de la langue française n'avaient été mentionnées que pour la frime. Il rappelle qu'il est « par ailleurs » secrétaire national de l'Association française pour l'étude de la Bible « qui regroupe pratiquement tous les professeurs d'Écriture sainte de France », et qu'il « connaît personnellement ceux qui ont consacré (à la traduction) beaucoup de temps et de patience » ; et il écrit alors :
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« Je sais dans quel esprit ils l'ont fait, avec quelle foi et quelle conscience professionnelle. C'est pourquoi je suis indigné quand je vois des publicistes incompétents et des fanatiques exaltés par ceux-ci les accuser de vouloir introduire dans la lecture liturgique une conception hérétique de l'Incarnation. Je dis, en pesant mes mots, que c'est là une indignité qui déshonore ses auteurs. En attendant, la calomnie fait son chemin. Mentez, mentez ! Il en restera toujours quelque chose ! »
Quelles qu'aient pu être la volonté et l'intention des traducteurs, que nous ne connaissons pas, leur traduction exprime une interprétation : celle que saint Thomas d'Aquin qualifiait d'hérétique et d'absurde. Était-il en cela un fanatique exalté ou un publiciste incompétent ? lequel des deux ?
Nous avons allégué une assez grande collection d'autorités et d'arguments pour relever et défendre l'interprétation traditionnelle. Pierre Grelot n'en examine aucune ni aucun. Il les ignore tous et toutes. Il ignore, semble-t-il, jusqu'à l'existence elle-même de l'interprétation traditionnelle, qu'il passe entièrement sous silence, comme si elle n'avait rien à voir dans la question ; comme si ce n'était pas elle que nous opposons à la traduction actuelle. Il feint de croire que nous n'aurions absolument rien dit, rien énoncé, sauf un *mensonge* (lequel ?) et une *calomnie* (où et quand ?). Et alors il *pèse ses mots.* Et il prononce que nous sommes *déshonorés.*
C'est bien normal et nous nous y attendions.
Nous ne savions pas à l'avance de quel côté ni par quel Grelot serait tintinnabulé notre déshonneur. Mais nous le savions inévitable. Nous avons même fait un disque là-dessus, un petit 45 tours, qui est diffusé par les Compagnons d'Itinéraires, vous pouvez le leur demander ; un disque intitulé : « Nous n'avons qu'un honneur au monde ».
Professer l'interprétation catholique traditionnelle, c'est toujours s'exposer à être ridiculisé, déshonoré, persécuté dans le monde.
Et maintenant que le monde est entré dans l'Église, c'est désormais s'exposer à être ridiculisé, déshonoré, persécuté dans l'Église, par des ecclésiastiques professeurs d'Institut catholique et secrétaires d'Association pour la Bible.
Nous y avions droit : c'est notre rétribution. Mais encore bien courte.
On aurait pu trouver mieux.
24:155
Ce Grelot est tout de même inconsistant, comme nous allons le lui montrer maintenant.
\*\*\*
En effet :
Contrairement à ce que prétend M. Pierre Grelot, nous avons constamment *mis hors de cause* la personne des traducteurs.
Nous ne l'avons point fait par quelque décret arbitraire. Nous avons énoncé les raisons pour lesquelles cette mise hors de cause est objectivement obligatoire.
Nous l'avons rappelé contre Mgr d'Angoulême qui prétendait se porter garant de la « *loyauté des traducteurs *» ([^11])*.*
Nous le rappelons à nouveau contre M. Pierre Grelot qui écrit (relisons) :
« Je connais personnellement ceux qui y ont (à cette traduction) consacré beaucoup de temps et de patience. Je sais dans quel esprit ils l'ont fait, avec quelle foi et quelle conscience professionnelle. »
En écrivant cela, qu'il n'avait pas le droit d'écrire, M. Pierre Grelot manifeste sa propre inconscience professionnelle ; il s'exprime comme un « publiciste incompétent », qui ignorerait ce qu'il nous faut donc rappeler une fois de plus.
Les traducteurs dont M. Pierre Grelot invoque témérairement la patience, le temps passé, la conscience et la foi, n'ont en réalité aucune responsabilité dans l'affaire ; aucune existence morale ; leur collaboration est purement instrumentale. Ils ne sont pas les auteurs de la traduction : ils ne le sont que matériellement. C'est pourquoi d'ailleurs ils demeurent obligatoirement anonymes.
Voici en effet la décision de la Congrégation du culte à ce sujet ([^12])
« Toutes les versions en langue du peuple d'un quelconque document ou texte liturgiques doivent être absolument anonymes (...) ; le nom des auteurs ne doit figurer ni dans le texte ni dans la préface. Pour toutes les versions, les droits d'auteur doivent appartenir à la Conférence épiscopale ou à la Commission nationale de liturgie. »
25:155
Cela allait sans dire. C'est le bon sens même. C'est la règle et c'est l'usage de toujours. (Sauf quant à l'innovation scandaleuse qui consiste à percevoir des *droits d'auteur* pour un texte déclaré *officiel* et *obligatoire.*) Les auteurs moralement responsables d'une traduction liturgique ne sont pas ceux qui ont matériellement établi et proposé la traduction, mais ceux qui ont pouvoir d'adopter, de permettre, d'imposer ou d'interdire l'usage liturgique d'un texte : c'est-à-dire les évêques ; chaque évêque dans son diocèse ; la Conférence épiscopale, et cet organe de la Conférence épiscopale qu'est la Commission nationale de liturgie.
Oui, cela allait sans dire, mais il était nécessaire de le confirmer officiellement, puisque les Pierre Grelot s'obstinent à le méconnaître et à déplacer le débat : à tenter de faire croire qu'il s'agit uniquement de consentir ou de refuser un certificat de bonne vie et mœurs à la personne des traducteurs.
Les mêmes prescriptions furent encore réaffirmées et renforcées par la « troisième instruction » liturgique ([^13])
« Dans la préparation des livres liturgiques en langues vivantes, on observera la règle traditionnelle de publier les textes sans indiquer les noms des auteurs et des traducteurs. Les livres liturgiques (...) sont préparés et publiés seulement par ordre de la hiérarchie et sous son autorité. »
Il n'y a donc aucun doute, répétons-le : moralement, les traductions liturgiques ont pour auteur l'épiscopat lui-même et lui seul, quelles qu'aient été les collaborations instrumentales dont il s'est servi. L'épiscopat porte, et porte seul, l'entière responsabilité du texte. C'est la justice, c'est le bon sens, c'est l'évidence et c'est la loi.
Nous avons constamment soutenu cette position, notamment dans les termes suivants, que nous avions publiés trente jours avant l'article de M. Grelot ([^14]) :
« *Les spécialistes ou supposés tels qui ont été matériellement les auteurs des traductions liturgiques demeureront anonymes et irresponsables ; moralement comme n'existant pas. La sincérité, la loyauté, la compétence et les intentions diverses qu'on leur prête sont donc absolument en dehors de la question. *»
Ayant lu cela sous notre plume (car enfin, M. Grelot n'est pas allé, en *pesant ses mots,* nous déclarer *déshonorés,* sans nous avoir lu ?), le Secrétaire de l'Association pour la Bible s'en va prétendre que nous aurions mis en cause la personne et la volonté des traducteurs.
26:155
Le plus intéressant, en l'occurrence, est de constater que cet important personnage, professeur d'Institut catholique et secrétaire d'Association biblique, *n'est pas au courant* de la situation sur laquelle il prononce ses oracles. Il est sans doute vrai, puisqu'il le dit, qu'il « connaît personnellement ceux qui » ont travaillé aux traductions liturgiques : mais il ne connaît pas leur rôle, il ne connaît pas leur statut, il ignore leur inexistence morale et juridique. Ou bien il passe outre et dit n'importe quoi, selon la mode du jour.
\*\*\*
Si M. Pierre Grelot n'était pas lui-même, malgré les apparences mondaines, les titres creux et les hochets, un « publiciste incompétent », pourquoi donc, au lieu de nous insulter gratuitement, n'aurait-il pas entrepris la réfutation en forme de nos affirmations ?
C'est au travail que l'on reconnaît l'ouvrier. Au travail et non pas aux titres théoriques. Nous avons fait voir notre travail sur le verset 6. Nous osons dire qu'il témoigne avec assez de poids.
J. M.
27:155
### En relisant Cornelius a Lapide
par D. Minimus
LE PASSAGE DE L'ÉPÎTRE AUX PHILIPPIENS qui est cité à la messe des Rameaux n'a pas fini de vider les stylos puisque le mien s'y met aussi. Je réponds à la lettre de M. l'abbé Laisney parue dans le numéro 148 d'ITINÉRAIRES, en décembre 70. Il argue d'un sens très fort donné par les exégètes modernes au mot « image ». Mais il s'agit d'être compris aisément par le plus grand nombre possible. Surtout lorsqu'on impose le français. Or « image » a un sens faible en français. Les anciennes traductions comme celle de l'épiscopat en 1959 enlevaient au texte français toute ambiguïté. Celle-ci est notoire et la volonté de le rendre tel est manifeste quand on lit le contresens contenu dans la seconde partie du verset.
Les mots n'ont pas qu'un sens et la Vulgate qui traduit *morphè* par *forma* dans S. Paul, le traduit par *effigies* qui veut dire « représentation, image », dans S. Marc. C'est dans le dernier chapitre ; le voici : « Après (Jésus) se montra sous une autre forme à deux d'entre eux qui allaient aux champs (*ostensus est in alia effigie*). »
Il est évident que S. Paul donne au mot *morphè* un sens plus philosophique que S. Marc, et la Vultage a traduit convenablement. M. l'abbé Laisney dédaigne le mot « forme » qui a une beaucoup plus longue histoire philosophique que le mot « image » et beaucoup plus précise. Peut-être l'ignore-t-il ou veut-il n'en pas tenir compte ? Je comprends qu'on ne s'en serve pas dans une traduction en patois, mais les anciennes traductions l'évitaient.
M. l'abbé Laisney donne comme exemple de l'emploi du mot *image* par S. Paul un fragment de l'épître aux Romains 8, 29. Le voici : « Ceux qu'il a connus d'avance il les a prédestinés à être *conformes à l'image* de son Fils pour que celui-ci soit premier né entre beaucoup de frères. » Mais nous y voyons aussi que S. Paul a doublé le mot « image » d'une expression qui en renforce le sens et qui est précisément le mot « forme », *conformes* en latin, *summorphous* en grec.
28:155
Mais M. l'abbé Laisney oublie ou peut-être ignore le passé de la question. Nous soupçonnons les auteurs de la traduction fautive de ne pas l'ignorer et d'avoir mal choisi intentionnellement. Bien avant qu'il fût question de cette traduction, nous avions lu dans Cornelius a Lapide, exégète qui vivait vers 1600, les *Commentaria in epistolam ad Philippenses*. Comme le dit Madiran, « les causes de la falsification ne sont ni simples ni grossières ». Nos fameux savants contemporains veulent, disent-ils, se rapprocher des origines, reprendre les plus anciens textes, mais comme Henri Charlier l'a montré dans son article, *Retour au paganisme,* c'est pour créer une confusion qui permette de se confondre avec les hérétiques ennemis de la foi reçue des apôtres. Il montrait que dans la DIDAKÉ ou *Doctrine des Apôtres,* le même mot (eucharistein), « rendre grâce », sert à la fois pour la consécration proprement dite et pour l'action de grâces après la communion. On conçoit que les premiers chrétiens (la DIDAKÉ date des années 80) aient pu unir indissolublement du même mot la cause qui nous sauve et l'adoration de celui qui reçoit le salut. Le mot veut dire : « être reconnaissant ». La reconnaissance l'emportait sur le désir de définir avec précision.
Reproduisons l'article cité :
« Mais l'œuvre doctrinale de l'Église au long des siècles a été de préciser les termes par lesquels se transmettait la doctrine révélée aux apôtres et qu'elle avait mission de garder intacte. Elle l'a fait chaque fois qu'une erreur se répandait afin d'empêcher les fausses interprétations. Nous sommes témoins d'un essai persévérant pour revenir à des termes vagues permettant de garer un semblant d'orthodoxie tout en permettant de penser n'importe quoi. »
Il s'agit d'une confusion analogue dans le passage de l'épître aux Philippiens, on rédige un texte qui permet de laisser en suspens cette question : Jésus est-il Dieu ? ([^15]) La traduction de la seconde partie du verset est un contresens qui favorise la réponse erronée. Voici le texte de Corneille la Pierre. Il attaque aussitôt le corps du délit qui est une interprétation de S. Ambroise reprise par Érasme :
« Le commentaire écrit par Ambroise traduit le grec *morphè* non pas par *forme* mais par : aspect extérieur, figure, image : « La forme de Dieu, dit-il, qu'est-ce sinon la reproduction (copie, modèle) sous laquelle Dieu apparaît lorsqu'il ressuscite les morts, rend l'ouïe aux sourds, guérit les lépreux ? »
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Il dit : quoique le Christ fait homme ait donné ensuite une image et fait briller les étincelles de sa divinité lorsqu'il fit des miracles, cependant sur la terre, il ne se comporta pas comme l'égal de Dieu le Père, mais il s'humilia, etc.
(Remarquons que la Vulgate qui traduit *morphè* par forme est postérieure à S. Ambroise.)
« Le raisonnement d'Ambroise est celui-ci : l'Apôtre parle de Jésus, c'est-à-dire du Christ fait homme après l'Incarnation, non avant. Érasme s'empara avidement de ce texte et ajouta qu'il ne pouvait être un argument contre les Ariens pour la divinité, du Fils. En effet, les autres saints ont fait des miracles et ont ainsi montré une certaine image de la divinité et cependant ne furent pas des Dieux. c'est ainsi qu'Érasme à et ailleurs pondit les œufs de l'Arianisme que les nouveaux Ariens ont fait récemment éclore.
Vraiment je dis que *morphè,* ici et partout, n'a jamais signifié échantillon, exemple, preuve (*specimen, exemplum, argumentum*) mais forme qui donne l'être à la chose. »
Corneille la Pierre donne ici le sens traditionnel du mot « forme », celui qu'il a depuis dix siècles et plus : c'est le sens philosophique ; on comprend que les traductions destinées au peuple n'en usent pas. Mais il faut respecter le sens. Le mot image est fait pour l'affaiblir. Notre exégète continue :
« La forme de Dieu est donc la Nature de Dieu, la divinité, Dieu lui-même. Ainsi disent Chrysostome, Theophylacte, Œcumenius, Hilaire, Augustin et tous les Pères contre les Ariens, comme l'avoue Érasme. Au contraire, c'est ainsi que l'expliquent Calvin, Bèze et Vatable.
Il est clair *premièrement,* comme l'entend Chrysostome, que l'Apôtre l'oppose à la forme d'esclave ; or la forme d'esclave est la nature de l'homme, donc la *forme de Dieu* est la nature de Dieu. *Deuxièmement :* S. Paul ajoute en effet : « Il n'estima point une proie d'être égal à Dieu » car il était réellement égal à Dieu et par conséquent il était Dieu. *Troisièmement* (et c'est l'argument de l'Apôtre) le Christ étant Dieu, et par conséquent dans la même gloire que le Père (*in æquali gloria cum Patre*) s'abandonna cependant au point d'assumer la nature de l'esclave, c'est-à-dire de l'homme : il se fit ainsi esclave, obéissant à Dieu le Père jusqu'à la mort ignominieuse de la croix : quel homme donc sera si arrogant de se préférer à un autre homme qui par nature est son égal ? »
30:155
Cette phrase est une réflexion d'humilité d'un bon religieux qui n'était pas sans réputation. Et cette réputation n'était pas vaine puisqu'on a réimprimé ses œuvres sous le second Empire.
« Ajoutez qu'Ambroise argumente juste, même contre Érasme ; si la forme est image (exemple, modèle), cette image est vraie ou seulement une fausse apparence ; si elle est une apparence, le Christ est un imposteur (*quod absit*) quand il donna cette image et fit des miracles par sa propre vertu pour prouver qu'il était vrai Dieu et Fils de Dieu. Si cette image est vraie, alors pouvait être vraiment prouvée et constatée la divinité du Christ et qu'il est vraiment Dieu. Il en est autrement des saints ; ils ne font point de miracles par leur propre vertu, ni ne les font pas pour prouver qu'ils sont dieux.
Vraiment, comme je l'ai dit, *morphè* n'est point à une image ou une forme accidentelle comme le veut le commentaire d'Ambroise, mais signifie « essence ». Je réponds à l'argument d'Ambroise qu'il y a deux natures dans le Christ : la nature divine qui fut avant l'Incarnation, et dont parle l'Apôtre en cet endroit ; l'autre humaine et née dans le temps (*temporariam*) que Jésus reçut dans l'Incarnation et dont il s'agit au verset suivant. Le pronom *qui* (*qui cum in forma Dei esset*) se rapporte à la personne du Christ, la personne du Verbe qui fut « en forme », avant l'Incarnation, « en nature » de Dieu. Il est évident que l'Apôtre ne veut pas parler du Christ comme homme, car il ajoute : « *Mais il se dépouilla lui-même en prenant la forme d'esclave. *»
Corneille la Pierre finit en disant que ce texte « aux Philippiens » abat les desseins de tous les hérétiques en affirmant la personne du Christ et ses deux natures, divine et humaine.
« Tu diras : pourquoi l'Apôtre n'a-t-il pas dit : « Lui, alors qu'il était Dieu... » Je réponds : il le dit davantage par « forme », il signifie la gloire et la majesté de Dieu et il l'oppose à la forme vile et infirme qui est celle de l'homme. D'où, ailleurs et enfin, le Fils est appelé Dieu comme il appert de Rom. 9, 5 ; I. Timothée 9, 16 ; Coloss. 2, 9. »
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Citons la première de ces références. S. Paul s'attriste du sort des Juifs, il voudrait être lui-même anathème pour les sauver, eux « *à qui appartiennent l'adoption, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses,* ... *à qui sont les patriarches et de qui est le Christ, du moins selon la chair, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais. Amen *»*.*
\*\*\*
M*.* l'abbé Laisney semble ignorer cette histoire de l'épître de S. Paul. La connaissance de ces faits permet de douter fortement de son assertion qu'il s'agit dans la fameuse traduction mise en cause d'un effort de profonde théologie. Si les traductions anciennes eussent été fausses on eût compris un redressement, même maladroit, car il eût remplacé un langage à la portée de tous par un terme scientifique. Scientifique mais équivoque pour le public.
Nous voyons là un acte analogue à la nouvelle rédaction de la messe faite d'accord avec des hérétiques par des gens que nous supposons trompés ou aveuglés. Nous y voyons une reprise maladroite des critiques sans consistance d'Érasme, de Bèze et de Calvin. Et la traduction de la fin du verset est équivoque, comme le préambule de l'*Ordo missæ,* et même fausse : mettons que c'est un contresens. Le grec dit : *qui, subsistant en forme de Dieu, n'estima pas un vol* (ou une rapine) *d'être pareil à Dieu.* Le lectionnaire 69-70 n'est qu'un faux. Celui de 71 rectifie à peu près le début mais la fin est un contresens.
\*\*\*
S. Paul était très éloquent, mais comme chez beaucoup d'orateurs, son langage n'était pas celui d'un écrivain. Ses lettres même étaient dictées. Les traducteurs voudraient pouvoir reproduire la force du langage et rendre clairement la pensée pour les lecteurs. Jésus estimait si bien qu'il ne volait pas son égalité avec Dieu que c'est la raison qui le fit condamner par le Sanhédrin :
« Et le grand-prêtre lui dit : « Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. » Jésus lui dit : « Tu l'as dit. D'ailleurs je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Alors le Grand-Prêtre déchira ses vêtements en disant « il a blasphémé !... Que vous en semble ? » Ils répondirent : « Il mérite la mort. » (Mat. 26, 68)
32:155
S. Marc dit la même chose d'après S. Pierre. La phrase de S. Paul est un souvenir tragique de la déclaration de Jésus. Jésus jugea qu'il ne volait point sa forme divine et il en mourut parce qu'il s'était anéanti d'abord en prenant la forme de l'esclave. Il accomplissait ainsi les prophéties et nous apportait le salut.
D. Minimus.
33:155
## CHRONIQUES
34:155
### Le génocide des Carmélites françaises
par l'Abbé Raymond Dulac
#### I. -- Dans l'église incendiée sauver d'abord les tabernacles
Six ans après la fin du concile « sans précédent », l'incendie soigneusement allumé dans les caves des Commissions a gagné tout l'édifice : le parvis, les nefs, la voûte et déjà le chœur lui-même.
Il n'est plus possible de dissimuler le désastre. Les plus béats parmi les prophètes de l'Aggiornamento veulent bien admettre, après deux ou trois reniflements, que « ça sent un peu le roussi ». Mais si vous leur demandez comment ifs pensent lutter contre le fléau, l'Athanase parisien répond pour eux : « Sur les ruines de l'ancienne église, jeter les fondations d'une *nouvelle,* fonctionnelle cette fois et ignifugée. Et, comme le temps presse, accélérer l'incendie. »
-- Il fallait y penser.
Nous sommes quelques-uns à avoir une autre idée : conserver des trésors qu'on ne refait pas et qui, au surplus, ne sont pas à nous. Les mettre à l'abri, arrêter le feu et, s'il nous reste du temps, pendre les incendiaires.
Mais par quoi commencer, quand les flammes jaillissent partout ? -- Par le plus précieux, par le plus fragile. Dans l'église embrasée sauver les tabernacles, et, dans le tabernacle, les ciboires.
Le plus précieux, c'est la messe. Le plus fragile, les monastères. Les deux, d'ailleurs, inséparables : la messe étant l'acte de la plus haute contemplation, et les vœux monastiques réalisant, à la perfection, les offertoires.
35:155
Pensons-y bien : le dogme nié reste *en soi* ce qu'il est, malgré la négation. Si tu nies la résurrection de Jésus-Christ, tu ne peux, en la niant, faire qu'elle n'ait pas été. Mais si tu nies la messe-sacrifice, si tu nies les vœux, tu *détruis* la messe et les vœux, car la Messe est l'œuvre de ta volonté et de tes mains bien conduites ; les vœux l'œuvre de ton cœur et de ton sang donnés.
\*\*\*
En cette année 1971, les monastères sont en péril de mort, ceux de femmes en particulier.
Ce que la fureur et la cupidité des princes luthériens du XVI^e^ siècle ; ce que la rage des politiciens laïcistes du XIX^e^ et du XX^e^ commençant n'avait pu réaliser qu'à l'extérieur et partiellement, des clercs dénaturés, traîtres ou déments, sont en train de l'accomplir : en douce, du dedans, au nom du Concile, pour fonder, disent-ils, une Église qu'ils appellent « missionnaire »...
-- Une Église qui ne convertira point, parce qu'on n'y priera plus, ou qu'on y priera mal ;
Une Église qui n'aura rien d'autre à donner aux hommes que les biscuits vitaminés et les culottes de Mgr Rodhain -- en attendant la prochaine guerre du Biafra et le prochain typhon pakistanais dont la pénitence de la petite carmélite éloignait périodiquement le fléau.
Les trente mille kilomètres en avion et les vingt-deux discours asiatiques de Paul VI auront moins fait, infiniment, pour la conversion d'un seul bouddhiste, qu'un *Ave Maria* de la Sœur cloîtrée à Zamboanga.
... Ou à Pau, ou à Draguignan. -- Nous venons de nommer là les deux premiers carmels français condamnés à être rasés, par la plus stupéfiante conjonction d'autorités : celle d'un évêque, celle d'un Provincial -- promu pour la circonstance « Assistant religieux » (... de ses victimes !) et le concours doucereux d'une dénommée « Provinciale fédérale », carmélite recyclée qui a mis sa cornette à l'envers, afin d'être « présente au monde ».
Avec quelles complicités supérieures, à l'aide de quels stratagèmes ces trois bourreaux-de-famille sont-ils parvenus à jeter à l'eau, par-dessus un Pont-des-soupirs, des femmes désarmées qu'ils appelaient leurs *Sœurs* et leurs *Mères,* c'est ce que nous sommes décidé à révéler. Aujourd'hui ou demain.
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Ce faisant, nous ne perdrons certes pas de vue les Conjurés en cagoule qui par derrière tiennent les fils. Ceux qui ont élaboré de loin la théorie sociologico-théologique du génocide, sa technique opératoire et... la répartition finale des morceaux de la tunique déchirée. Religieux désœuvrés en rupture de clôture et globe-trotter, spécialistes de l'action psychologique en « milieu d'Église », devenus par ennui les auxiliaires des « sombres officines » dont parlait S. Pie X dans sa *Lettre sur le Sillon*. -- Sans oublier les « Promoteurs » (...immobiliers !) qui continuent l'engeance des vautours de « la Bande Noire », occupés, en 1792, en 1848, en 1904, à se partager « le Milliard des Congrégations », après... «* Inventaires *».
Nous avons esquissé les grandes lignes de ce Plan de « crime parfait » dans le numéro 76 du *Courrier de Rome,* reproduit dans le numéro 149 d'ITINÉRAIRES ; c'était à propos de la démolition d'un Carmel, dont nous avions voulu taire provisoirement le nom : il s'agissait de celui de Draguignan, au diocèse de Fréjus-Toulon, dont l'évêque est Mgr Barthe, l' « Assistant religieux » un carme, du nom de Guillet (ou : Louis-de-la-Trinité) et la Fédérale une Sœur Christiane, tirée du couvent d'Avignon.
Ce Carmel de Draguignan, réduit aujourd'hui par violence à quelques moniales, résiste et se défend.
Celui de Pau, déjà dispersé, est décidé à demander justice et l'obtiendra.
Mais il y en a d'autres, hélas ! Suicidés *par persuasion*, après avoir été drogués dans des sessions ou des « assemblées fédérales » puis par des « circulaires » qui violent imperceptiblement la simplicité innocente de ces cloîtrées.
Il y a cinq ou six ans, la France métropolitaine abritait 130 Carmels, totalisant 2 739 religieuses. Le « plan » des conjurés prévoit la suppression d'une cinquantaine de couvents. Il n'y aurait plus qu'un seul monastère par « département », les moniales dispersées étant « regroupées » : c'est le terme savant des Planificateurs. -- Devinez comment ! -- Par âge, oui : « par âge ! », les *vieilles* entassées dans des « anciennats » : c'est encore le vocabulaire du Laboratoire. Anciennat, comme pensionnat, mais pour le « troisième âge ».
C'est l'APARTHEID complétant le GÉNOCIDE.
Le théoricien de l'affaire, un dominicain Luchini, d'*Économie et Humanisme,* a résumé ses vues dans les quelques aphorismes suivants :
« Lorsque le vieillissement d'une communauté a dépassé le seuil *critique* (?), elle ne dispose plus du potentiel d'*imagination* et de détermination pour concevoir et appliquer des décisions *radicales. *»
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Or : « Au delà d'un certain seuil, la démographie devient *contrainte absolue. *»
Dès lors : « Aucune autorité ecclésiastique ne peut se permettre de temporiser. »
Que faire ? -- Voici :
« Des solutions allant du *transfert* à la *fermeture* sont mises en œuvre dans les cas extrêmes. Il paraît *souhaitable* (!) de ne pas retarder des décisions *moins douloureuses* et *plus rationnelles,* lorsqu'elles sont préparées PROGRESSIVEMENT. »
Nous tirons ces extraits d'un énorme bouquin en trois volumes du dit Luchini ; il est édité par l' « Union des Supérieures majeures de France », éblouies par les statistiques, graphiques et prospectives tirés par le « sociologue » de son ordinateur. -- Ces extraits sont du t. II, p. 31. -- Nous donnons la référence par scrupule, mais qu'on n'y voie absolument pas la moindre recommandation pour ce bouillon de noisettes, destiné uniquement à épater quelques béates et leur faire, sans grimace, avaler la pilule : celles qui l'achètent l'admirent sans l'avoir lu.
C'est le bréviaire de l'euthanasie dévote à l'usage des couvents de cloîtrées. Ces regroupements économiques par âge ne sont, d'ailleurs, qu'une préparation psychologique à d'autres, plus subtils (*ibid.*)
« On peut se demander si des regroupements dans des *structures appropriées*, entre congrégation de même *type* (= ?) ne s'imposera pas de plus en plus. On y disposerait de *formatrices plus spécialisées *» -- soigneusement dressées aux méthodes et astuces de la *dynamique des groupes !*
De regroupements en fusions, de fusions en conversions on arriverait peu à peu à la métamorphose des monastères de vie contemplative en congrégations de vie *active*, puis de celles-ci en de petits instituts insensiblement *laïcisés*, qui ne laisseraient plus rien subsister ni de la consécration religieuse, ni de la profession des vœux, ni de la règle commune. Des béguines en mini-jupe adaptées à « l'ère post-chrétienne », comme dit le Supérieur général des Frères.
Cela, c'est l'auto-démolition, accomplie *du dedans.*
Mais il y a une démolition *parallèle*, étroitement *synchronisée*, qui révèle désormais aux plus myopes la maîtrise d'un chef d'orchestre. Je pense, en écrivant ceci, à tout un ensemble de faits, que les dernières années ont curieusement rassemblés en France :
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1° -- La vie des religieuses portée à l'écran ou sur la scène, dans des spectacles infâmes, où les premiers rôles sont joués par de célèbres catins. Cela avait commencé par la polissonnerie de Diderot. Elle avait causé scandale et protestations. On a fait plus sale et plus médiocre, depuis, et les protestations ont cessé. Lisez, pour votre édification, les comptes rendus des spectacles dans l'ex-*Croix* et autres feuilles de la *Bonne Presse :* le comble de l'indulgence tartuffarde.
2° -- Les deux procès faits par des parents manœuvrés, à deux novices qui étaient majeures, mais qu'on disait psychiquement troublées. Procès ridicules, bientôt classés, mais qui fournirent aux journaux matière à campagne antimonastique.
3° -- L'affaire des religieuses indoues, venues travailler en Europe et qu'une autre campagne scélérate présentait comme victimes de négriers faisant commerce d'esclaves.
4° -- Les interviouves idiots de nonnes dessalées, à la télévision ou dans des magazines, où une carmélite parisienne servit, un jour, de cover-girl (*L'écho de notre temps :* avril 1971 : n° 65).
5° -- Enfin des articles habilement démolisseurs, spécialement dans les I.C.I., où une Polonaise, Marlène Tuininga, est chargée (... par *Pax ?*) de la besogne du termite.
Il y a là toute une aveuglante stratégie de subversion, qui devrait démontrer aux Veilleurs de l'Église ce qu'il faut absolument CONSERVER, en révélant ce qu'on cherche à DÉTRUIRE.
#### II. -- Le mirage conciliaire et son exploitation
Tout a commencé au Vatican II.
Le pauvre Jean XXIII, agacé d'être appelé un « pape de transition », décida, on le sait, sous le coup d'une inspiration mystérieuse, de convoquer le Concile « œcuménique » que ses deux prédécesseurs, Pie XII et Pie XI, avaient renoncé à réunir, après avoir pesé, avec les meilleurs conseillers, les obstacles et les dangers de pareille chimère en l'an de grâce 1960.
Angelo Roncalli s'entêta. Il crut pouvoir résoudre toutes les difficultés en faisant de ce Concile une simple « assemblée pastorale » qui cessa alors, *ipso facto,* d'être un *vrai* concile. Mais le bon vieillard, plus visuel qu'intellectuel, ne retenait que le *spectacle :* la procession de ces deux mille évêques de toutes les couleurs, les trompettes d'argent, le *Te Deum,* le discours d'inauguration fignolé par Mgr Montini et puis le vote par acclamations des *soixante-dix* schémas (d'un total de quelque vingt mille pages !).
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Bref : une espèce de cérémonie de béatification en alleluia commencée à l'automne et qui devrait absolument se terminer avant la Noël : en somme quelques semaines de grandes vacances pour deux mille prélats, ravis de faire connaissance, d'échanger leurs signatures et de compléter leur collection de timbres.
Mais les « experts » veillaient et, au-dessus d'eux, l'Expert des experts, Achille cardinal Liénart, « ténébreux courtois » ! Dès le premier jour, d'une voix fluette, et malgré le cardinal Tisserant, président de séance, qui lui avait refusé le micro, l'évêque de Lille renversa le bel échafaudage en réclamant et obtenant que les « Commissions » désignées par Jean XXIII fussent dissoutes et remplacées par de nouvelles, composées par les « Conférences épiscopales », puis élues par les 2000 évêques éberlués.
Les neuf dixièmes de ceux-ci ignoraient jusqu'au nom d'un Mgr Huyghe, évêque d'Arras, et celui de Mgr Vendargon, évêque de Kuala Lumpur. Ils votèrent néanmoins pour eux. De confiance. Un concile inattendu commençait, qu'il allait falloir *improviser.*
Ce sont ces deux évêques et une trentaine d'autres, la plupart pareillement inconnus, qui préparèrent ce qui deviendrait le « décret sur la rénovation adaptée de la vie religieuse ».
Nous ne pouvons faire ici l'histoire et l'analyse de ce document. Il avait été durement critiqué au cours de la discussion qui occupa deux seules séances (la 120^e^ et la 121^e^ : les 11 et 12 novembre 1964). Comme pour tous les autres textes conciliaires, les évêques novateurs s'étaient opposés à ceux qu'on appelle traditionalistes : les Suenens, Döpfner, et Huyghe aux Ruffini, de Barros, Camara, et Spellman : ceux-ci *ayant derrière eux la grande majorité des Pères.*
Mais pour ce document, comme pour les autres, le résultat fut identique : le texte définitif fut voté (le 28 octobre 1965) en même temps que *cinq* autres, *dans une seule matinée !* Comment, dans une pareille précipitation, aurait-on pu tenir compte des... *quatorze mille* (sic) amendements proposés après la discussion de l'année précédente ?
En fait tout avait été réglé à une virgule près dans les laboratoires des 13 sous-commissions qui fixèrent définitivement les 25 articles du Décret.
-- Une décision « conciliaire », celle-là ? ?...
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Ce qui peut excuser cette procédure inouïe, c'est, d'abord, les très très vagues *généralités* du texte soumis au vote ; ensuite le renvoi des indispensables *précisions* à un travail post-conciliaire. Mais cette excuse elle-même ouvrait un terrible danger : que l'on mette plus tard au compte du Concile des précisions qu'il aurait certainement rejetées si on les lui avait proposées *une par une et clairement.*
Or c'est précisément ce que les Conjurés des Commissions (les « Experts ! ») avaient voulu soigneusement éviter !
On nageait dans l' « implicite » et le polyvalent. Comment dans ce brouillard, les 2000 évêques ne se seraient-ils point mis finalement d'accord ? Chacun prenait son bien dans un plat préparé apparemment pour tous les goûts !
Nous avons souvent cité une confidence de Schillebeeckx sur laquelle on n'a cessé, depuis 1965, de faire un profond silence. (Dans la revue hollandaise : *De Bazuin :* 48 (1965), n° 16).
Il s'agit du texte relatif à un pouvoir « collégial » dans l'Église, tel qu'il fut proposé dans la Const. *Lumen Gentium* avant la *Nota praevia.*
Schillebeeckx jugeait ce texte trop faible et réticent. Il le déclara à un expert de la Commission. Écoutons ce dialogue d'augures :
« *Un théologien de la Commission doctrinale, à qui, durant la deuxième Session, j'avais exprimé mon désappointement en face du minimalisme sur la collégialité papale, me répondit, dans l'intention de me tranquilliser : Nous l'exprimons d'une façon diplomatique, mais,* APRÈS LE CONCILE, *nous tirerons les conclusions* IMPLICITES. »
Schillebeeckx ajoute : « J'estimais cela malhonnête. » -- Cela, c'est-à-dire ce qu'il appelle : « une ÉQUIVOQUE VOULUE. »
Quel scrupuleux chercheur fera le relevé de ces calembours et logogriphes qui font, de textes qualifiés pourtant de *pastoraux,* des oracles de sibylles ? -- Mais il faudrait, pour cela, que Paul VI ouvrît le libre accès des Actes du Concile, qu'il s'est jusqu'ici obstiné à refuser !...
Il ne reste, pour faire parler le Sphinx conciliaire, que l'Œdipe du *Figaro,* l'irremplaçable Laurentin, enfant terrible qui, les doigts dans le nez, répète à table les secrets de famille, qu'il a entendus derrière les portes sans paraître les avoir totalement compris.
Voici, sur le Décret relatif à la vie religieuse, ce qu'il écrit en son *Bilan* (p. 262 et suiv.) :
« *En dépit des conditions de maturation* hâtive..., *le décret constitue l'instrument d'une* réforme *appelée à faire* ÉTAPE. »
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« ...*Il a fait passer au second plan la notion de sainteté* au profit *de la charité. *»
« *La chasteté est considérée de manière* moins matérielle, *plus* réaliste. »
« *Le Décret favorisera* l'intégration *de la vie religieuse à la vie* actuelle, *en sorte que les religieux apparaissent comme exemplaires et non comme* marginaux. »
« *Le décret ouvre la voie à des réformes très attendues* (*cf.* « *le monde attend *» *des années 1962-1965*)*. Les supérieurs généraux d'un grand nombre d'ordres* préparent déjà *une sorte de* petit concile de rénovation. *Ce processus doit normalement* s'accélérer *par* la force des choses. »
Qui nous fera croire que cette mélasse, ce débagoulage de camelot expriment l'idée et la volonté du « Concile » ?
Nous lui opposerons 4 extraits d'interventions faites au cours de la discussion conciliaire :
De Mgr Perantoni, archevêque de Lanciano, « *parlant au nom de 370 Pères conciliaires de diverses nations *» (*sic* dans le compte rendu officiel) :
« *Il serait opportun de sauvegarder la variété dans les vocations religieuses. Une pareille variété ne se peut réduire à l'ordre des phénomènes* sociologiques, *mais doit être conçue comme la manifestation des divers charismes dans l'Église. *»
De Mgr Guilly, évêque de Georgetown, « parlant au nom de 263 Pères » :
« *Le passage du schéma concernant les ordres contemplatifs est inadéquat. Il est nécessaire que, précisément de notre temps, on renouvelle l'estime envers les contemplatifs. Il faut favoriser ce genre de vocation : elle est éminemment apostolique. Ces religieux ne doivent point céder à la tentation des activités apostoliques, qui les distraient de leur but. Après avoir tant et tant parlé des évêques et des laïcs, le Concile devrait tout de même dire quelque chose de ceux qui, dans le silence et la contemplation, servent le Seigneur et contribuent tellement à la fécondité du travail apostolique. L'action de l'Église, et surtout l'action missionnaire, ne se fonde pas sur des moyens humains mais sur l'union avec le Christ, qui a racheté le monde au moyen de la croix. *»
De Mgr Sartre, archevêque titulaire de Beroë, après avoir été, pendant 5 ans, archevêque de Tananarive. Il parlait « au nom de 265 Pères conciliaires et de 250 supérieures générales de congrégations féminines » :
« *L'aggiornamento de tout Institut doit être accompli dans la fidélité à son esprit propre et aux intentions du Fondateur. *»
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Du Cardinal Spellman, qui occupait le siège de New York :
« *L'aggiornamento de la vie religieuse présuppose la compréhension et la défense de la vie religieuse dans sa nature intime et de sa fonction essentielle dans la vie de l'Église. Cet aggiornamento concerne des aspects* secondaires *et* accidentels *de la vie religieuse, laquelle est essentiellement une totale consécration à Dieu, une vie d'oraison, de sacrifice et d'abnégation. Ce serait une grave erreur de la confondre avec une forme d'apostolat* laïque, *dont elle différerait uniquement par le fait que les religieux émettent des vœux* (*...*) *En de nombreux cas, l'intelligence et l'esprit des religieux, hommes et femmes, souvent de communautés entières, ont été troublés par le doute qu'on leur distillait, au point que plusieurs ont désiré abandonner la vie religieuse. *»
#### III. -- Textes « ouverts » à l'usage de cloîtrés
La Commission préconciliaire chargée d'élaborer le Schéma concernant la vie religieuse avait rédigé un document de 32 chapitres, couvrant 110 pages de texte et de notes.
Les observations faites sur ce document par les Pères conciliaires formèrent 2 volumes de 243 pages dactylographiées.
Le Décret finalement voté et promulgué n'a plus que... 5 (cinq !) pages, partagées en 25 pauvres petits articles.
Ils sont d'une banalité désolante. Fallait-il donc rassembler, sous le nom de concile œcuménique, deux mille et quelques évêques pour mettre au jour semblable pensum d'écolier ?
Seulement, voilà : les Experts avaient fourré, çà et là, dans le texte, comme fèves dans le gâteau, les *mots-clefs* qui permettraient, une fois « *explicités *» après le Concile, d'OUVRIR toutes les clôtures !
Laurentin nous a découvert ci-dessus quelques-uns de ces textes piégés.
Nous allons en indiquer quelques autres : ceux qui intéressent plus directement le sujet de nos Carmélites :
-- Les Ordres contemplatifs « sont une gloire et une source de grâces pour l'Église. MAIS leur manière de vivre doit être *révisée* selon les principes et les critères d'une rénovation *adaptée. *» (§ 7.)
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-- La Vie monastique « ...après avoir conservé son caractère propre doit *renouveler* ses traditions bienfaisantes et les *adapter* aux nécessités *modernes* des âmes. » (§ 9.)
-- La Clôture : « Elle doit être maintenue pour les moniales de vie contemplative, MAIS elle doit être *adaptée* selon les conditions des *temps* et des *lieux,* et les coutumes désuètes supprimées. » (§ 16.)
-- L'Habit : « ...Conformé aux exigences de l'hygiène ; *adapté* aux circonstances des *temps* et des *lieux. *» (§ 17.)
-- Et voici le point capital : la SUPPRESSION éventuelle des Communautés. Il fait l'objet du § 21 :
« Les Instituts et les Monastères qui, au jugement du St-Siège, les Ordinaires des lieux intéressés ayant été entendus, ne présentent pas un espoir fondé qu'ils *continueront à fleurir* (*ut ulterius floreant*) se verront interdire de recevoir à l'avenir des novices et, si cela est possible, ils devront être unis à un autre institut ou monastère *plus vivant* (*vegetiori*), qui ne soit *pas trop différent* par le but et par l'esprit. »
Quelle rédaction ! Je ne reconnais pas la rigueur romaine dans ces énoncés flasques, vagues et pendulaires. Qu'on le veuille ou non ils *ouvrent,* par le vague même de leur formulation, la porte à toutes les fantaisies, et le dernier à toutes les violences : il n'en a pas fallu davantage à Mgr Barthe et au Provincial Guillet pour raser le Carmel de Draguignan avec une audace presque sauvage.
Et quelle logique ! Vous interdisez de recevoir des novices au monastère qui ne peut, dites-vous, espérer de « refleurir » ; or le meilleur moyen de *refleurir* n'est-il pas précisément de pouvoir accueillir des novices ? -- A ce compte-là, vous devriez fermer tous les séminaires de France et... les trois quarts des évêchés, lesquels, hélas, pour les fleurs et les fruits...
\*\*\*
Huit mois après la clôture du Concile, le 6 août 1966, Paul VI publiait un *Motu proprio : Ecclesiae Sanctae* qui est l'instruction d'application des décrets conciliaires relatifs aux Évêques, aux Prêtres, aux Religieux et aux Missionnaires.
Le Pape commence par déclarer qu'il ne s'agit là que de normes « expérimentales » n'ayant de valeur que « jusqu'à la promulgation du nouveau Code de Droit canonique ».
Hélas ! Nous avons fait, depuis quatre ans, l'expérience de ces « expériences ». En tout : en théologie, en liturgie, dans les séminaires, dans les instituts religieux... On voit le résultat !
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Pour avoir substitué à la solennité et à la stabilité des LOIS la fantaisie et le flottement de ces expériences, le Pape Paul VI portera, devant l'Histoire, l'épouvantable responsabilité d'avoir introduit le CHAOS dans l'Église de Jésus-Christ.
Cette Église a perdu momentanément son UNITÉ et le Siège de Rome est pratiquement VACANT. Des évêques aux prêtres tout le monde clérical « est *en recherche *», c'est-à-dire fait pratiquement *ce qu'il veut.* C'est le bambin qui taille la peau de son tambour pour savoir ce qui, dedans, produit le son.
Trois considérations de simple bon sens auraient dû, *avant* tout essai, interdire ces expériences :
1° Elles étaient parfaitement INUTILES : la plus commune connaissance de la nature humaine vous en dispensait. On sait *d'avance* ce qui arrivera si vous relâchez l'exigence des vieilles règles en matière de clôture, d'habit, d'office choral, d'élections, etc.
2° Ces expériences révèlent une PRÉCIPITATION qui est folle ou qui est hypocrite. Pourquoi donner des permissions *dites provisoires* puisque vous déclarez qu'elles devront céder la place à des lois *définitives* quand sera promulgué le nouveau Code mis en chantier ? Qu'est-ce donc qui *pressait* d'abolir en quelques semaines des lois et des coutumes dont l' « expérience » était acquise, sanctionnée depuis des siècles et que vous serez peut-être amené à rétablir dans le futur Code ?
Votre excuse : « Le monde *attend. *» *--* Le monde ? Quel monde ?
Il y en a un qui *n'attend* que deux choses : *du pain et des cirques.*
Ce monde-là se moque bien que la robe des carmélites soit de laine ou de tergal !
Il y a un autre monde, le seul pour lequel Jésus *a prié :* ce monde frémit peut-être ou s'effraie ou s'étonne devant l'austérité des veilles, des jeûnes, du cilice et de la solitude de la jeune fille qu'il a vu, un jour, s'enfermer derrière les grilles du Carmel. Mais il s'avoue, à voix basse, qu'elle a choisi « la meilleure part » ; qu'elle s'est mystérieusement *substituée* pour porter les péchés de ce monde et prier mieux qu'il ne sait faire.
Ce « monde », nous l'avons vu subitement à Draguignan s'indigner à la nouvelle que des hommes d'église voulaient vider SON Carmel et *vendre ses biens,* alors que Clemenceau, sénateur du Var, l'avait, au début de ce siècle, protégé contre la spoliation que ses amis politiques avaient décidée. -- Une pétition improvisée pour le maintien de ce Carmel a réuni, au début de cette année en quelques semaines, deux mille sept cents signatures les plus diverses, c'est-à-dire plus du quart des « électeurs » de la petite ville.
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Il y a enfin un troisième monde. -- Lequel ? Mais celui des intéressées elles-mêmes ! Elles vivaient en paix ! Elles se seraient parfaitement passées des sollicitudes de ce Concile !
Mettre « à *jour *» des femmes qui ont choisi de s'établir, dès ici-bas, dans *l'éternité ?*
« S'adapter » aux « circonstances des *temps* et des *lieux *», quand elles ont, une fois pour toutes, décidé, selon le conseil de saint Paul, de « ne point se conformer au *siècle *» ?
Les faire changer ? Mais si elles n'y tiennent pas ? Respectez cette liberté et cette dignité de la personne humaine dont vous avez la bouche pleine et les mains vides. Elles ont eu le temps de mesurer leurs forces avant de s'engager. Si, un jour, comme la femme de Lot quelqu'une se retourne en arrière pour regarder la ville, eh bien ! déliez-la de ses vœux, qu'elle reprenne ses boucles d'oreilles et qu'elle serve de chauffeur au Père Élisée.
#### IV. -- Psychanalyse de l'autodémolition des Carmels
Au moment d'écrire ce paragraphe je pense aux premières lignes de ce chapitre III, du 2^e^ *Livre des Machabées,* qui va narrer la persécution de la Nation juive par les Syriens :
« Tandis que la Ville Sainte *vivait au sein d'une paix complète* et que *les lois* étaient observées *très fidèlement, les rois* (*païens*) eux-mêmes regardant ce lieu comme digne d'un très grand honneur, (le juif) Simon, qui avait été établi *Assistant* du Temple, ruminait quelque méchante trame dans la Ville... »
On sait la suite de l'histoire : ce temps de la « mixture », comme on l'appela, où des prêtres juifs tentèrent une assimilation criminelle de la Loi de Moïse aux mœurs grecques :
« Ne s'attachant même plus aux fonctions de l'autel, méprisant le Temple, négligeant les sacrifices, ils couraient prendre part à la palestre et au lancer du disque. » (IV, 14.)
Et ce détail honteux, qu'on peut aisément allégoriser pour notre temps post-conciliaire : « Ils bâtirent un gymnase à Jérusalem, à la manière des Païens et se fabriquèrent des prépuces. » (I *Macch*. : I, 16). -- Une fois mêlé aux jeux des Grecs, il fallait bien cacher les signes de sa race, pour n'être point moqué. Les libertés de l'apostasie ont leurs dures contraintes.
\*\*\*
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Les Carmels français vivaient eux aussi « dans une paix complète », quand survint le Concile et son Aggiornamento. Il y avait, en 1965, 130 monastères de femmes qui abritaient 2 739 moniales.
Combien de couvents d'hommes, en regard ? -- *Neuf,* je dis bien : neuf, avec en tout et pour tout, quelques dizaines de carmes-migrateurs (qui ont dû fermer, depuis, leur noviciat, faute de postulants).
Curieux paradoxe : les maisons relâchées se ferment ; les austères prospèrent. Certes il y a, ici aussi, une « crise des vocations », mais dont les causes sont *extrinsèques* à la profession monastique : on prouverait aisément que le nombre a baissé quand le chaos post-conciliaire a favorisé l'abominable campagne dont nous avons parlé plus haut.
Là-dessus citons encore un extrait de l'intervention, à la tribune du Concile, de ce grand archevêque missionnaire, Mgr Sartre :
« *Il est nécessaire que le Concile déplore ouvertement et condamne l'attitude de* nombreux prêtres *qui ne comprennent pas la vie religieuse, la critiquent, la déconseillent systématiquement aux jeunes, exaltent les valeurs du mariage et de l'apostolat des laïcs, au point de déclarer que la sainteté peut être mieux atteinte, en forme plus complète et apostolique, dans l'état laïc que dans la vie religieuse. *»
Quel démon peut bien pousser ainsi des clercs à cette destruction de la meilleure part du patrimoine ? -- Il y en a plusieurs démon de la jalousie ; démon de l'ennui ; démon de l'oisiveté ; ce dégoût des choses spirituelles qui envahit les tièdes et les paresseux : les vieux maîtres l'appelaient *acedia*, sorte de nausée ou d'anorexie spirituelles.
Tous ces diables réunis en engendrent périodiquement un autre : celui du CHANGEMENT et de la RÉFORME. C'est... un *transfert de ferveur.* Au lieu de se corriger eux-mêmes, des religieux relâchés vont se donner pour tâche de réformer leurs Constitutions. Au lieu de mettre de l'ordre dans leur maison, ils vont en mettre dans celle du voisin...
... Ou de la voisine.
De la voisine qui n'en a, la plupart du temps, ni besoin ni envie.
Qu'importe ! On créera l'*envie* et l'envie créera *le besoin.* Il y a là tout un travail d'ACTION PSYCHOLOGIQUE qui a emprunté, à l'insu peut-être de ses auteurs *mais pas de tous,* la technique des révolutionnaires politiques.
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Il s'agit, au principe, de « *réveiller de leur sommeil dogmatique *» des âmes qui n'avaient jusque là, comme on dit, « aucun *problème *»*.* Alors on va leur en faire prendre « CONSCIENCE ». -- Comment ça ?
1° Par le procédé des *questionnaires suggestifs* et des enquêtes.
2° Par des *sessions* où des meneurs bien formés orientent questions et réponses au sein d'un travail « en équipes », garnies d'autres meneurs.
3° Par des *vœux* préfabriqués votés à la sauvette, qui préparent des « réformes de structure » pour tous les monastères, lesquels sont censément « représentés » par leur « déléguée », habilement recyclée.
Un mot magique résume l'inspiration de ce remue-ménage le mot qui a donné toute sa raison d'être au Concile qui n'en avait rigoureusement aucune : le RAJEUNISSEMENT OU AGGIORNAMENTO.
Il faudrait développer en détail l'analyse spectrale de ce travail de sape. Nous nous contenterons aujourd'hui de rapporter un texte dont la clarté vaut à elle seule une longue démonstration. Il est d'un maître-démolisseur expert en Carmels de femmes : le déjà nommé P. Guillet, carme lui-même, en religion Louis-de-la-Trinité. Nous tirons cet extrait d'une de ces circulaires que le benoît Père, alors « Assistant religieux de la Fédération des Carmélites Avignon-Lyon », adressait périodiquement aux moniales qu'il « assistait » -- on va voir avec quelle sollicitude :
Du 8 février 1968 :
« *Pendant plus de deux mois, la presque unanimité des monastères de France et de Brabant ont communié dans une* RECHERCHE *sur le sens de leur vie contemplative.* ENSEMBLE, les *carmélites ont* pénétré plus avant *dans le* mystère *de leur* vocation. *Le fait d'exprimer, dans un* climat de vérité, *ce qu'elles sont, leur a donné une occasion nouvelle de* SE REMETTRE EN QUESTION.
« *Les Sœurs* SE DÉCOUVRAIENT *mutuellement sous un jour nouveau : jamais elles n'avaient* ÉCHANGÉ (sic) *à une telle fréquence* (sic)*, à un niveau si profond. Il en est résulté dans la communauté une union qui* PRENAIT CONSCIENCE *d'elle-même...*
« *Ce fut l'occasion d'une réflexion prolongée sur les textes de Vatican II... Nombreuses furent les Sœurs qui ont reconnu à quel point il est bienfaisant de* DONNER un BUT à la LECTURE.
« *Les équipes étant* composées *de saurs diversement cultivées, celles qui n'étaient pas habituées à travailler* en ces domaines, *l'ont appris* AU CONTACT DES AUTRES SANS S'EN APERCEVOIR.
« *Des Saurs, plutôt* silencieuses à l'ordinaire, *ont étonné la communauté par leurs* TROUVAILLES. »
48:155
Cet extrait suffit pour décrire le procédé. Il n'y a qu'un mot pour le désigner : le VIOL. Mais le viol d'une vierge préalablement *droguée* jusqu'à *l'inconscience :* de l'héroïne dans de l'eau de mélisse.
L'auteur de ce papier inappréciable, le P. Guillet de la Trinité, est celui-là même qui a décidé l'évêque de Fréjus, d'abord hésitant, à fermer le Carmel de Draguignan, paisible, heureux dans le Seigneur, suffisamment varié, et fervent.
Le même religieux avait déjà fait fermer celui de Pau dans des conditions de cruauté inimaginable, amenant le Supérieur Général des Carmes à déclarer, dans la presse locale, qu'il n'était pour rien dans cette démolition, n'ayant même pas été consulté avant.
Ce Guillet a tout de même été démis de sa charge d'Assistant religieux des Carmels « fédérés » de la Région « Avignon-Aquitaine »... mais il reste toujours *Provincial *! -- Telle est la logique de la Curie romaine, à l'ère de la collégialité et sous le pontificat d'un Pape qui ne cesse d'exalter la « promotion de la Femme » et la « dignité de la Personne humaine. »
#### V. -- La machine à démolir les Carmels
Cette machine, c'est le système de regroupement des monastères en « fédérations ».
Institué sous le pontificat de Pie XII, ce système, apparemment innocent, portait dans ses flancs la plus redoutable des dynamites explosives.
En somme, c'était la réplique, à l'intérieur des communautés religieuses, des « assemblées épiscopales ». Elles devaient avoir infailliblement les mêmes *effets*. Je ne crains pas de dire : elles avaient, dans la pensée des meneurs secrets, les mêmes *buts :*
1° *Dépersonnaliser* les autorités locales : celles des Abbesses ou des Prieures, comme celle des évêques diocésains.
2° *Collectiviser* (ou : socialiser), au « plan national », des institutions qui, au plan local, jouissaient, depuis toujours, d'une juste et bienfaisante autonomie : celle-ci garantie d'une saine variété à l'intérieur de l'unité monastique. Bienheureuse protection contre les périls, en cas de crises historiques, d'une corruption de l'idéal religieux qui serait décidée du sommet à la base par une lointaine anonyme autorité « fédérale ».
3° Au terme : un *totalitarisme clérical*, infiniment éloigné de l'unité véritable de l'Église Sainte, Catholique et Apostolique.
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Ces « fédérations » de Carmels ont leur Statuts. Il serait capital d'étudier l'*histoire* de leur *rédaction*, de leur *adoption*, enfin d'en *analyser* les articles, non seulement dans leur lettre, mais dans leur esprit et dans leur application de fait, telle que l'a révélée l'expérience de Pau, de Draguignan et d'autres moins connus.
Nous essaierons un jour ce travail. Qu'il nous suffise aujourd'hui de dire tout, en trois mots : théoriquement, la dénommée « Présidente fédérale » n'a « aucune autorité sur le gouvernement des Monastères et sur la vie personnelle des Sœurs ».
C'est l'art. 42 qui le dit, mais l'art. 44 ajoute : « Elle exécutera les *décisions* de l'Assemblée fédérale et *s'inspirera* de ses *directives*. »
Inutile de chercher plus loin : ces 2 lignes donnent en fait les *pleins pouvoirs* à une *vraie* Supérieure MAJEURE, que le Monastère n'a point élue, sinon par la *fraction* de bulletin de vote qui lui est concédée en même temps qu'à quelque 250 autres électrices (les prieures et les « déléguées » des carmels français).
Contre toute la tradition monastique en général et contre la tradition carmélitaine en particulier, le gouvernement de chaque couvent est ainsi remis aux mains d'une Supérieure *étrangère*, *lointaine*, qui pourra, « au nom de la Fédération », modifier l'ordre quotidien de la maison et décider peut-être, un jour, sa SUPPRESSION.
La simple analyse a priori devait le prévoir, l'expérience le confirme : cette INVENTION de bureaucrates est le plus puissant instrument de SUBVERSION de la vie religieuse que les pires ennemis de l'Église pouvaient imaginer.
Ce disant, je n'oublie pas que l'invention a été promulguée sous Pie XII, confirmée par le Vatican II et recommandée par Paul VI.
Mais je demande :
1° Pourquoi les Carmels d'*Italie* et d'*Espagne* ont-ils, unanimement, refusé ce carcan ?
2° En France, quatre, hélas, seulement, ont refusé d'entrer dans la Fédération. Or combien y sont *entrés*, qui, instruits par l'expérience, voudraient maintenant en *sortir*, mais qui ne savent comment faire ou qui ne le peuvent, car les Statuts français sont muets là-dessus, en sorte que des couvents qui ont renoncé aux grilles de clôture pour... « se conformer aux lieux et aux temps », se trouvent quasiment *séquestrées* dans une *souricière *! -- Je connais le cas d'une moniale qui *voudrait* retourner au Carmel qu'on lui a fait dolosivement quitter, et à qui *l'évêque interdit de le faire !*
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3° Pourquoi le Saint-Siège n'ordonne-t-il point, sur ce sujet, une *libre et sincère* consultation des intéressées ? Point une consultation *filtrée* au moyen de questionnaires généraux, suggestifs, préfabriqués, et *alambiqués* ensuite dans des synthèses frauduleuses. Ni une « enquête » menée par les Assistants et les Présidents en place. Non ! une consultation directe, individuelle, de *chaque moniale,* dans chaque couvent, faite par un Visiteur canonique *inconnu*, hors de soupçon, libre d'idées préconçues, nommé par Rome ?
Cette consultation, légitime déjà pour d'autres motifs, le serait particulièrement si l'on se souvient que cette innovation, comme tant d'autres, n'a été autorisée que : « ad experimentum » : à l'essai.
C'est le moment ou jamais de montrer que ces « expériences » n'étaient pas le masque d'une réforme hypocrite qui cachait son nom et cherchait à créer ainsi des « situations *irréversibles *», selon le mot si ingénieux d'un augure (le Prieur de Taizé) : la DYNAMIQUE du PROVISOIRE.
#### VI. -- Le non de celles qui avaient dit : oui
Ah ! ce OUI, cet *amen* à Dieu, que la petite enfant de Marie avait dit, il y a trente ans, en sonnant à la porte du Monastère où elle allait cacher sa jeunesse « avec le Christ, en Dieu » ; cet abandon, confiant, ingénu, à l'Église, de son cœur, de sa volonté, de sa chevelure, qu'en avez-vous fait, Père Guillet, et vous, Madame la Fédérale ?
-- Enfermés ! Dans des Anciennats ! C'était donc ça, l'Aggiornamento ?
Écoutez : vous êtes allés trop vite. Vous êtes allés trop fort. Vous aviez des protections puissantes, qui, pensiez-vous, vous mettaient à l'abri, à Rome même, et *très haut !*
Vous ne pouviez supposer que le OUI de ces cloîtrées pourrait, un jour, devenir un NON.
Vous vous êtes trompés : car ce OUI contenait un NON :
Le OUI à Dieu, un NON aux hommes,
Aux hommes que vous êtes devenus en disant OUI au MONDE.
\*\*\*
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Dans le désarroi où l'Église de France est jetée, et puisque ceux qui ont autorité pour parler se taisent, un simple prêtre prend la responsabilité de donner les conseils suivants à des abandonnées :
1° Refusez d'entrer dans la Fédération.
2° Si vous y êtes, hâtez-vous d'en sortir.
3° Si l'on veut ordonner la suppression de votre Carmel, RÉSISTEZ.
4° Résistez à l'évêque, en recourant à la Congrégation des Religieux.
5° Si celle-ci se dérobe, recourez au Suprême Tribunal de la Signature Apostolique.
6° Si le Cardinal Villot fait pression sur la Signature, criez-le !
Criez-le au Pape. Et si le Pape est sourd, criez-le aux Anges et au Monde ! Le Pape qui a déclaré sainte Thérèse d'Avila docteur de l'Église ne pourra que bénir ce saint refus.
... Et sans doute l'intercession du Président de l'O.N.U. fera-t-elle le reste ?
Raymond Dulac,
prêtre.
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### Les pourceaux la drachme et la perle
Matthieu :\
VII, 6-7; XIII, 45-46 ; XVIII, 11-13\
Luc :\
XI, 9 ; XII, 34 ; XV, 8-10.
par Alexis Curvers
Ayant trouvé la perle précieuse, le marchand de perles s'en alla, vendit tout ce qu'il possédait, et l'acheta.
Il rentrait chez lui totalement ruiné, et plus riche qu'il n'avait jamais rêvé de l'être. Les perles qu'il acquérait d'ordinaire, c'était à un prix raisonnable, en vue de les revendre avec bénéfice. Mais celle-ci n'était pas une perle ordinaire. Précieuse, elle l'était par nature, non en raison de la fortune qu'elle lui coûtait. Il avait d'emblée reconnu en elle, sans erreur possible, cela même qu'il cherchait depuis qu'il était né, sans aucun espoir de le découvrir en ce monde. Et voici que cette perle des perles était en ce monde et qu'elle était à lui. Tombée du ciel jusqu'à lui. Merveilleuse. Unique. Tandis qu'il la portait, bien cachée et serrée sur son cœur, il se sentait comblé d'un bonheur semblable à celui que dispense le royaume des cieux. Quelque prix qu'on tentât de lui en offrir, il ne s'en séparerait jamais.
Le difficile serait d'annoncer la nouvelle à sa femme. Il l'osa d'autant moins qu'il trouva celle-ci dans une très vive agitation, ayant allumé les lampes en plein jour et s'affairant anxieusement à fouiller la maison du haut en bas.
53:155
-- Je t'en réservais la surprise, dit-elle, mais tant pis. Sache-le : à force de gratter sur la dépense, j'avais fini par économiser dix drachmes. Oui, dix. Elles étaient là hier, j'en suis sûre, bien rangées dans ma cassette. Or j'ai beau recompter, il n'y en a plus que neuf. Depuis ce matin, je cherche partout la dixième. C'est épouvantable.
-- Ne nous affolons pas, dit-il. Je vais t'aider.
Bien lui prit de n'avoir pas d'abord parlé de la perle. Mieux valait attendre que sa femme fût un peu calmée. Ce n'était pas le moment de lui révéler que même la maison ne lui appartenait plus. Au demeurant, les drachmes, puisque drachmes il y avait, seraient assez bienvenues en la circonstance.
Il seconda sa femme avec beaucoup de zèle, mais chercha mollement. Qu'importait une drachme de plus ou de moins ? La présence, la seule pensée de la perle exerçait sur lui un continuel enchantement. Il n'avait qu'à la toucher du doigt, à travers sa tunique de marchand, pour que la musique du ciel résonnât suavement dans son cœur. Sa femme ne soupçonnait même pas que pareille perle pût exister. Quand tout à l'heure il la lui montrerait, elle tomberait à genoux auprès de lui, chanterait avec lui la musique du ciel et jetterait aux mendiants les neuf drachmes restantes.
Il n'était pas très content qu'elle lui eût longuement dissimulé ce pauvre pécule, et les mille petites ruses héroïques et mesquines qu'elle avait dû inventer pour si bien l'arrondir. Aussi dirigeait-elle les opérations sans trop de patience, étant de son côté sur la défensive.
-- Tu m'aides, lui dit-elle, mais ton cœur n'y est pas.
-- Nos mains, passe encore, lui répliqua-t-il. Mais veux-tu que nos cœurs soient en peine d'une drachme ?
-- Oui, répondit-elle. J'ai entendu dire que le Seigneur Dieu lui-même en use de la sorte, quand il se met en peine d'un misérable pécheur qui s'éloigne de lui : il n'a de cesse qu'il ne l'ait ramené sous sa loi, tout ainsi que moi ma drachme dans ma cassette. C'est, paraît-il, ce Jésus de Nazareth qui enseigne ces grandes vérités sous forme de paraboles. Il cite en exemple un berger qui laisse là son troupeau pour se lancer à la poursuite d'une seule brebis qui manque. Une drachme perdue n'est pas moins qu'une brebis égarée. L'une et l'autre deviennent infiniment précieuses, non parce que drachme ou brebis, mais parce que perdues. Toute perte est un désordre qu'il s'agit de réparer. Ce berger et moi, nous faisons comme fait le Seigneur à la recherche d'une âme.
L'homme répondit :
-- C'est vrai. Rassure-toi donc. Ce Jésus de Nazareth n'a-t-il pas dit aussi : « Cherchez, et vous trouverez » ? Ainsi moi...
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-- Quoi ? Qu'as-tu trouvé ?
-- Oh ! rien... Ce qu'on trouve dépend de ce qu'on cherche. Et ce qu'on cherche dépend de ce qu'on aime. Car il a dit également : « Où est votre trésor, là sera aussi votre cœur. »
Cependant il songeait à part lui, malgré lui, malgré tout, que toutes les drachmes du monde, comparées à la perle des perles, sont un trésor bien dérisoire et bien peu digne qu'on y attache son cœur.
Il redoubla d'efforts, vida les armoires, déplaça les meubles, souleva les tapis, remua les cendres du foyer, s'agenouilla sur les dalles pour en explorer du doigt les profonds interstices. Peine perdue. Toute perte est un désordre assurément. Il savait bien que cette peine et ce temps qu'il perdait pour l'amour d'une drachme et pour l'amour d'une femme entraînaient à leur tour un désordre, et peut-être le pire. S'il y consentait néanmoins, c'était justement pour l'amour de la perle qu'il négligeait et trahissait par cette complaisance même.
Tout en manœuvrant le balai avec une énergie communicative, la femme exhortait son mari à visiter jusqu'aux derniers recoins. Elle désigna enfin dans le fond obscur de la cuisine une table sous laquelle il eut à se glisser et à ramper en se contorsionnant, le nez dans la poussière et dans les détritus. Elle profita de ce moment pour respirer, posa le balai et s'épongea, du bas de sa robe, le front qu'elle avait en sueur. Lui, pestant et à demi étouffant sous la table, était sur le point de tout envoyer au diable, quand elle s'écria d'une voix nette et rassérénée, presque froide :
-- La voilà. Elle était dans ma poche.
Ni l'un ni l'autre n'ajoutèrent un mot. Il se releva et secoua ses vêtements souillés. Elle ne s'attarda qu'un instant à écouter dans son cœur la petite musique du ciel qui célébrait la drachme recouvrée, comme le grand concert des anges de Dieu célèbre le pécheur qui rentre au bercail.
-- Vite ! ordonna-t-elle. Convoquons mes amies, invitons les voisines. Qu'elles viennent, et se réjouissent avec moi !
La bonne nouvelle se répandit de proche en proche à l'allure d'un feu de paille. Les époux n'eurent que le temps de remettre un peu d'ordre dans le ménage. Quelques vigoureux coups de balai expédièrent au dehors tout un ramas de menus débris épars.
Les voisines, les amies arrivèrent une à une en poussant des cris de joie. On leur servit du vin, des gâteaux et du miel. Toutes à l'envi embrassaient leur hôtesse et lui tressaient des couronnes de fleurs, se félicitant avec elle de la faveur du sort qui, Dieu merci, lui avait restitué sa drachme.
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La fête battait son plein lorsque des inconnus frappèrent à la porte, pénétrèrent dans la salle et imposèrent soudain silence à l'assemblée en liesse. Ils se présentèrent ès-qualités de gens de loi, chargés de saisir la maison et son mobilier, les terres et les dépendances, le bétail, le numéraire, tous les biens meubles et immeubles généralement quelconques dont le maître du logis s'était dépossédé par acte notarié, régulièrement paraphé et signé de sa main sur papier timbré, toutes attestations légales à l'appui. Les expropriés avaient le droit de conserver ce qu'ils portaient sur eux.
-- L'imbécile ! murmura l'épouse pétrifiée. Avec le drôle d'air qu'il avait, je me doutais bien qu'il cachait quelque chose. Il n'en fait jamais d'autres.
Déjà les gens de loi commençaient à instrumenter et dressaient l'inventaire. Une amie particulièrement chère attira leur attention, par un faux mouvement, sur la cassette encore ouverte, où il eût été facile de prélever, dans ce désastre, quelques drachmes à la dérobée. La dame de céans s'en était avisée et, malgré son désarroi, avançait vers les pièces d'argent une main subreptice et hardie.
-- Halte-là ! s'écria l'un des huissiers à chaîne d'or. Vous oubliez que vous n'êtes plus chez vous. Cette cassette est protégée par le séquestre.
Et le scribe de service consigna dans son inventaire : une cassette avec son contenu. Un commissaire eut soin d'en rabattre le couvercle et d'y apposer les scellés. Les époux n'avaient plus qu'à partir. Ils se ceignirent les reins et quittèrent la demeure sans que personne les saluât.
Mais du haut du perron, la porte s'étant refermée derrière eux, l'homme embrassa du regard le domaine qui n'était plus le sien. Dans la cour attenante aux étables, des pourceaux s'étaient échappés et gambadaient sur le pavé jonché des balayures que dispersait le vent. Puis tous ensemble, tête basse, les animaux impurs foncèrent en grognant, fascinés, vers un point de la cour où s'était mis à resplendir, tel un fragment d'étoile, un minuscule objet sphérique, surnaturel, unique au monde, assez vivant pour exhaler encore d'entre les ordures de la terre, faiblement mais distinctement, un dernier soupir de la musique du ciel. L'homme se tâtait convulsivement la poitrine, d'un geste si désespéré que sa femme crut qu'il se la frappait en signe de repentir.
-- Va, dit-elle, je le pardonne, pauvre homme. Nous surmonterons cela. Pour vivre jusqu'à demain, il nous reste heureusement la dixième drachme. Je l'avais gardée dans ma poche. Elle était perdue et la voilà gagnée.
Sans répondre, il brandit son bâton et se précipita pour tâcher de sauver la perle que les pourceaux foulaient aux pieds. La femme ignorerait toujours la cause de son malheur.
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Car, volant en éclats, bientôt réduite en poudre, la perle n'exista plus que par une vague lueur affreusement mélangée à la boue. Toute musique du ciel s'éteignit. Alors les pourceaux, furieux de s'être aperçus que les perles ne sont pas comestibles, se retournèrent contre l'homme et le déchiquetèrent ainsi qu'il est écrit.
Alexis Curvers.
57:155
### Ceux qui ont été nos Pères
par Théo Henusse
*Le discours qu'on va lire a été prononcé le samedi 20 mars 1971 au collège Saint-Servais, à Liège, au cours d'un dîner qui réunissait quelque deux cent cinquante anciens élèves. Ce collège est dirigé par les pères jésuites. Un bon nombre de Pères s'étaient mêlés aux convives : parmi eux, le Père recteur du collège Saint-Servais et le Père recteur du Collège Saint-Michel de Bruxelles. Très gracieusement, quelques dizaines de collégiens des classes supérieures avaient désiré se joindre à leurs aînés.*
*L'* « *Association des anciens de Saint-Servais *»*, qui avait organisé cette réunion, entendait fêter spécialement ce soir-là, à l'occasion du cinquantième anniversaire de leur promotion, les rhétoriciens de 1920-1921, au nombre desquels était l'auteur du discours. Celui-ci a pris la parole à la prière de ses anciens condisciples : toutefois nullement en leur nom.*
CETTE RÉUNION est la deuxième réunion d'anciens de Saint-Servais à laquelle j'assiste. Je veux vous rappeler la première parce qu'elle a été, je crois, fort importante et parce que très peu d'entre nous, je le crains, en ont gardé le souvenir. Elle a eu lieu, cette première réunion, il y a cinquante ans, un après-midi de juillet, vers deux heures. Le matin même, nous avions quitté pour toujours le collège et nous nous étions donné rendez-vous tout au début de l'après-midi, place de la Cathédrale, dans le dessein de faire ensemble une « sortie » qui serait fabuleuse, parce qu'elle allait être notre première sortie de garçons enfin libres, notre première sortie d'hommes et que, cette fois, merveille neuve mais assurée, les ruses de l'enfer dont nous venions de sortir ne prévaudraient point contre elle.
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Bien entendu, nous avions entre nous peu précisé le programme des orgies, débauches, licences et excès divers que nous nous promettions vaguement. Nous étions encore trop élèves des Pères pour nous exprimer sur de tels sujets autrement que, lèvres closes, par des glissements de regards et de brefs baissements de paupières. Mais on allait voir ce qu'on allait voir !
Et voici ce que l'on vit. La demie de deux heures sonnant à l'église Saint-Denis, nous surprit, face au portail, répandus et déjà curieusement disséminés à la terrasse d'un marchand de vins qui fut longtemps l'ornement de ces lieux. Quelques-uns de vous voient-ils encore cette terrasse large, peu profonde, garnie de tonneaux en guise de tables, et de fauteuils de bois lourd, aux pieds massifs et tordus à la manière des ceps ? Nous avions choisi le vin et partant le marchand de vin, et non la bière et le marchand de bière, parce que, bon gré mal gré, nous étions de petits anges, -- et descendus d'un ciel français ; et nous avions vidé tout de suite et tout d'un coup nos verres parce que, ayant déjà et de longue date fait l'épreuve du loisir sans la liberté, et aussi de la liberté sans le loisir, nous goûtions ce jour-là pour la première fois le loisir et la liberté tout ensemble ; et cette conjugaison sans précédent nous accablait et nous déconcertait. Et nous buvions parce que nous ne savions que nous dire. Ah ! c'était bien déjà une réunion d'anciens, car nous étions très peu nombreux, une dizaine tout au plus (au lieu de quarante), la plupart de ceux qui avaient promis d'être là s'étant dérobés à la muette, comme c'est la règle en matière de réunions d'anciens ; et nous n'avions en effet rien à nous dire parce que, jusque là, les divers usages qu'on peut faire de sa liberté et de son loisir avaient copieusement nourri nos rêveries solitaires, mais à peine nos propos et point du tout nos actions ; et pour tout dire nous avions l'air de fameuses gourdes, et nous étions de fameuses gourdes. Je nous revois, et je n'ai pas honte de ce que j'étais, et que nous étions tous. Nous étions de petits infants en rupture d'Escurial, point faits pour les cabarets, ni pour les bouges, ni pour les franches lippées, et cela n'est pas donné à tout le monde. Pour la première fois, car tous nous avions pris soin de nous munir un peu, nous avions trop d'argent dans nos poches ; et ce point précis nous donnait à rêver, tandis que nous échangions, en bons petits chrétiens, des clins d'œil pleins d'éloquence confuse et des rires brefs dénués de tout objet. Je nous revois ; je vous revois en particulier, cher Fernand Duchesne, tel qu'en vous-même enfin cette petite éternité d'un demi-siècle ne vous a pas changé, rigoleur, narquois et cossu ; je vous revois, cher Pierre Constant, avec cet air que j'ai retrouvé tout à l'heure parce que vous ne l'avez jamais perdu, cet air de présider comme moralement à toutes nos assemblées et, à la fois indulgent, ironique et tendre, de conserver toutes ces choses dans votre cœur.
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Et tout à coup, -- car cela ne pouvait pas durer, -- un brusque vent d'enfance nous souleva, nous fit envoler de cette terrasse incongrue, et nous déposa chez le glacier Franchi, rue Lulay. Là, sous le regard hautain d'Antoinette, la jeune serveuse (Antoinette, espoir suprême et suprême pensée...), dans le cliquetis des cuillers dans les coupes de métal (chocolat-noisette) à douze sous, nous retrouvâmes un peu d'aise et de gazouillis. Très peu d'ailleurs de l'un et de l'autre. Nous ne fîmes même pas renouveler les coupes, bien que je l'eusse, sans désir et sans espoir, proposé. Un écœurement de tout l'être nous fit nous séparer, sans un au revoir, presque sans un mot : chacun feignant d'être rappelé chez soi par un devoir pressant et mystérieux. Aucun de nous ne désira faire à l'autre, qui ne l'eût pas toléré, le plus petit pas de conduite, bien que ce fût la règle de notre âge : tant chacun dévorait sa confusion et entendait la dévorer seul. Le plus bref entretien tête à tête, et qui n'eût pu rouler que sur cette confusion, y eût trop ajouté.
Et voici, dans mon souvenir, la dernière image de cette journée. Quelques instants plus tard, chez moi, dans mon petit cabinet de travail. Toutes persiennes closes, tant ce jour de juillet était brûlant. Et, malgré les persiennes, je baignais dans un torrent de chaleur et de lumière. Il n'était pas quatre heures. Le jour était dans son plein, et dansait de jeunesse, et criait de joie. Cette journée, finie pour moi, tenait à me faire savoir qu'elle ne faisait que commencer. Mais les feux du ciel brûlaient en vain pour moi, comme tout à l'heure, à la nuit tombée, s'allumeraient en vain pour moi, dans la ville, les feux de la terre. Je sentais très fort qu'il n'en était pas de même pour les rhétoriciens sortis le même jour de l'athénée ; j'imaginais qu'ils goûteraient ce soir, avec bruit, quelques délices, modestes encore sans doute, mais délices selon la chair ; et j'étais heureux de n'être pas un élève de l'athénée, et j'en tirais un fol orgueil. Le petit Joas était moins fier de sa robe de lévite. A vrai dire, et bien que je me sentisse enfant d'une race divine, au moment de faire le seul geste qui me demeurât permis, et qui était de prendre un livre, j'eus bien quelque inquiétude forte. Un livre, dans cette pénombre cuisante, alors que les rues ruisselaient de soleil, charriaient des essaims de filles toutes dorées ! Mais je sus terrasser l'inquiétude, et j'ouvris les *Contemplations*, de l'édition Nelson, dont je me tourmentai jusque fort avant dans la soirée. Il faut savoir en effet que j'avais entrepris depuis quinze jours la lecture attentive de tous les vers de Victor Hugo, -- je dis bien : de tous, -- ayant décidé d'arriver toutes affaires cessantes à ceci : l'égaler pour le lyrisme et le surpasser pour l'esprit, que je jugeais son point faible. Ce n'était pas une petite affaire, d'inventorier à fond mon précurseur, et cela demandait du sérieux.
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Donc, ce jour-là, et vous conviendrez que c'est assez extraordinaire, je n'ai pas condamné les maîtres qui m'avaient mis en un tel point, et même vous avez entendu que je les ai, ce jour-là, obscurément célébrés. Or voici que je vous dois un aveu plus étrange : depuis cinquante ans, j'ai persisté dans les mêmes sentiments, ce qui paraîtra presque incroyable à ceux qui me connaissent, pour peu qu'ils me connaissent mal. Et pour vous permettre de mesurer tout de suite l'énormité de mon cas, je vous déclare hautement que j'ai toujours prisé surtout, chez nos Pères de ces années-là, ce que le monde leur a toujours reproché plus ou moins doucement, et qui les rendrait odieux aujourd'hui aux yeux du monde.
J'ai donc toujours admiré et même béni, et j'admire et je bénis encore, que nos Pères aient fait peser sur nous une discipline d'airain, et en aient confié le soin à l'un des leurs, exquisément choisi pour les qualités qu'il n'avait pas, ce qui est toujours de bonne et indispensable prudence lorsqu'une discipline d'airain s'impose. J'ai toujours admiré et j'admire de plus en plus que cette discipline s'appliquât d'abord en matière de religion ; que l'assistance quotidienne à la messe au collège nous fût infligée férocement ; que le billet de confession et le billet de communion, -- de couleurs différentes, pour n'être point confondus sur les pique-notes, -- nous fussent imposés dans la terreur et, -- littéralement, -- à coups de gueule. J'admire que ces mesures aient été sagement tempérées par l'institution, dans le collège, de deux sortes de confesseurs : l'une, impitoyable, inquisitrice et avare d'absolutions ; et l'autre, tout au contraire, bénigne, et si bénigne qu'il fallut bien qu'un seul Père la représentât tout entière. Vous souvenez-vous, dites-moi, de la double et interminable file de jeunes faunes peu contrits qui s'étendait, chaque samedi, devant le confessionnal de ce doux impassible ; de cette double file toujours en mouvement, tant la vélocité du Père dépêchait les mots et les gestes libérateurs ? Et vous souvenez-vous de ces mêmes files, oui, vraiment, les mêmes, qui firent plus tard le siège de la pauvre chambre où cet homme sublime, durant de longues semaines, agonisa, toujours bénissant, toujours écoutant, -- car il écoutait ! -- toujours déliant ? Ainsi Saint-Simon dit magnifiquement de Louis XIV qui persécuta tout de même son jésuite personnel, le Père de La Chaize : « Jusqu'à la fin il se fit apporter le cadavre. »
A ce sujet, je n'ai pas moins admiré, jamais, même quand il nous opprimait tous, l'acharnement de nos Pères à bannir la femme et les femmes de notre esprit et de notre vie. C'était peu qu'il nous fût interdit d'adresser jamais la parole à l'une d'elles dans la rue, fût-elle notre parente, avec toutefois une seule exception -- grinçante -- en faveur de notre mère. Dans le tome IV de nos *Modèles français,* l'adorable crayon de Célimène absente, qu'Alceste et Philinthe esquissent, en traits aériens, à la scène première de l'acte I, avait été si brutalement arraché du texte que le pudique émondeur de cette merveille avait dû, pour le raccord avec la scène deuxième, forger de ses pieuses mains un vers de Molière, -- et pour tout dire commettre un faux.
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Un faux ! Quelle abomination, et quel exemple pour nous ! Mais n'est-ce pas, vers le même temps, un autre de nos Pères qui, ayant purifié à notre intention une autre diablerie de Molière en y transformant en garçons toutes les femmes, avait publié ce résidu de son industrie sous le nom de Molière et sous le titre *l'Amitié médecin ?* Ah ! que je redoute avec vraisemblance que ni l'un ni l'autre, à leur dernier jour, n'ait fait pénitence d'un si grand crime ! Que Dieu leur fasse miséricorde ! Qu'il daigne considérer qu'ils n'ont exposé leur âme que pour préserver la nôtre ; que, si la fin cessait de justifier les moyens, les moyens ne seraient jamais justifiés ; et qu'il fasse retomber, dans sa justice, le poids de ces turpitudes sur le sexe maudit, unique et véritable auteur de tant de maux !
Oui, tout cela était bon, tout cela était juste. Et je trouve excellent que nos Pères aient jugé des femmes (oh ! sans le dire jamais, mais c'est affaire de style) comme le grand saint Jérôme en jugeait en le disant, et l'Ecclésiaste bien avant saint Jérôme. Et je ne les blâme pas davantage, tandis qu'ils expurgeaient Molière, -- et plus invisiblement Corneille et Racine, qui du moins allaient à la messe, -- de n'avoir pas retranché la deuxième églogue de nos éditions de Virgile ; d'avoir pratiqué sur leur théâtre de Saint-Servais le travesti, comme leurs prédécesseurs le pratiquaient depuis le XVI^e^ siècle ; ni même de nous avoir gavés des romans de leur étrange Père Francis Finn : ces Tom Playfair, ces Perey Winn, ces Harry Dee, ces Claude Lightfoot, héros adolescents pleins de jeune vigueur ou de grâces languides (car il y en avait pour tous les goûts, selon la coutume séculaire de la Compagnie) ; non, je ne les blâme pas de n'avoir rien épargné pour nous détourner des femmes autant qu'il se pouvait.
Et je loue aussi leur injustice, qui était grandiose : oui, ils étaient injustes comme le destin. D'emblée ils nous répartissaient, tacitement et avec un concert parfait, en trois catégories : les médiocres, dont ils n'avaient cure et laissaient à Dieu le soin ; les meilleurs (entendez les meilleurs par l'esprit, par l'esprit seulement, et non par le cœur, les mœurs ou la piété) -- et, en faveur de ceux-là, ils faisaient d'inexplicables, de magnifiques prodiges, qui passaient mille fois les présents des fées, et, pour les excellents, cent et une merveilles de surcroît ; et enfin -- troisième catégorie, -- pêle-mêle, les grands bourgeois et les noblaillons, les uns et les autres si croquignolets dans notre pays de Liège. Ceux-là, nos Pères les comblaient d'affection et d'admiration, la bouche pleine à tout moment de leurs prénoms incomparables et des diminutifs caressants de leurs prénoms. Ceux de la première catégorie n'avaient rien à attendre de nos Pères ; ceux de la deuxième avaient tout à espérer ; mais ceux de la troisième n'avaient rien à craindre, et cela était considérable.
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La qualité surtout entêtait nos Pères ; et je revois l'un d'eux, le plus indomptable en apparence, recevant, un jour de fête, dans la cour du collège, un couple de hobereaux de la grande banlieue. Noblesse petite, mais vraie, et débine infinie, illustre déjà sous l'ancien régime. On assurait que, sous leurs lambris crevés de la grande époque, ils faisaient table commune avec leur basse-cour. Mais leur grand air sautait à l'œil. La femme était vêtue comme une marchande de cierges et, de dessous sa moustache en broussaille, sortait avec éclat une voix de basse noble. Le mari, taillé comme un palefrenier : mais des yeux adorables, deux myosotis, deux gouttes d'azur clair tombées du pinceau de La Tour. Et devant eux notre indomptable, notre reître, notre Jupiter tonnant, soudain muet, soudain courbé, la bouche tordue de respect, toute majesté quittée, et l'air bouleversé d'un cocher de fiacre 1910 à qui l'on vient d'allonger cent francs de pourboire. Et moi, à six pas, moi, que pour la première fois l'ogre n'apercevait pas, nullement tenté de lui cracher à l'âme, mais l'honorant pour la première fois dans cette subite bassesse, et tirant de ce spectacle une grande et terrible leçon.
Et permettez qu'avant de finir je loue plus que tout, dans ces grands seigneurs anéantis de l'éducation, leur apparent irréalisme, tant de fois sottement brocardé, et grâce à quoi les réalités du Ciel et les réalités de la terre nous sont devenues familières et certaines, et nous demeureront familières et certaines jusqu'à notre dernier souffle. Je leur rends grâces de ce qu'infiniment soucieux de morale, et à l'exemple des plus grands maîtres dévorés du même souci, ils nous aient très peu prêché la morale, mais nous aient profondément inculqué le dogme ; et de ce qu'ils nous l'aient inculqué, fidèles encore à ces grands maîtres, non par une dialectique théologique où ils eussent vainement étincelé, mais par toutes les formes de l'affirmation forte et par les pratiques imposées de la piété. Je les loue d'avoir voulu nous imprimer, avec la dernière énergie, la religion de la grammaire et nous garantir par là, dans l'ordre de la pensée et dans l'ordre de l'art, de maintes billevesées que la grammaire suffit à confondre et dissipe à merveille. Je leur rends grâces d'avoir connu superbement, avant tous, mieux que tous, cette vérité très simple et très évidente : qu'il n'y a pas d'autre éducation que l'éducation littéraire. Je leur rends grâces d'avoir consenti à paraître insensés au jugement de tant d'imbéciles en nous donnant une éducation littéraire -- ah ! disons-le -- exclusive, mais une éducation littéraire somptueuse, et dont le souvenir nous jette à genoux devant leurs pauvres tombes. Et, dans cette éducation littéraire, je leur rends grâces d'avoir donné génialement la primauté aux poètes et aux orateurs. On eût dit à première vue qu'ils n'imaginaient pas d'autre carrière que l'éloquence et la poésie pour ceux d'entre nous qu'ils couvraient de leur royale prédilection. On eût dit à première vue mille autres bêtises... Mais eux ! Comme ils voyaient loin ! Comme ils voyaient profond ! Comme ils voyaient juste !
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Et comme ils étaient sérieux ! A présent que tout ce qui était sérieux est mort et ne vit plus que dans nos mémoires, que tous ceux qui étaient sérieux sont morts et ne vivent plus que dans notre cœur, souvent cette pensée me rejette vers eux et me fait les interroger dans l'ombre. Aujourd'hui tous ceux qui ont été nos Pères ont reçu sur la tête ce peu de terre jetée dont parle Pascal. Ils sont morts après l'agonie peu choyée qui est, je ne le sais que trop, la dernière épreuve de ceux de leur ordre, non la moins rude, et que ces soldats portent stoïquement. Et parfois je me réjouis qu'ils soient tous morts, et que pas un d'eux ne subsiste que peut-être je ne pourrais me retenir d'aller questionner en effet, et qui ne pourrait m'entendre et me répondre qu'à travers les brumes du grand âge. Que nous diraient-ils à présent, si quelque miracle nous les eût gardés vivants et dans le plein feu de leur maturité ? Que nous diraient-ils, -- tandis que nous les presserions, comme autrefois, de nos questions, -- de l'épouvantable débris de l'Église, de l'effondrement de l'esprit, du mortel ébranlement de toutes les choses grandes ? Oh ! ils nous mentiraient, bien certainement, comme nous mentent aujourd'hui tous ceux à qui le Ciel a commis le devoir de nous éclairer. Ils se garderaient bien de choquer, pour l'honneur des choses éternelles, ces victorieux de l'heure présente. Ils nous feraient souvenir par leurs détours que ceux de leur Compagnie, habiles entre tous à pénétrer le vrai et à s'en saisir pour leur compte, semblent avoir pour loi, depuis leur origine, de ne jamais déclarer le vrai, de l'adultérer toujours quand ils le produisent, et de l'asservir à l'utile. Ils nous envelopperaient de leurs propos captieux ; mais, sous leurs propos captieux, nous chercherions, comme autrefois, à lire leurs pensées, et surtout et plus anxieusement leurs pensées anciennes, leurs pensées du temps de notre jeunesse. Avaient-ils la foi, eux de qui nous l'avons reçue, ou qui du moins ont donné à notre foi bégayante d'enfants une confirmation péremptoire ? Oserions-nous l'assurer, à présent que les prêtres et les princes des prêtres nous obligent à voir, clair comme le jour, qu'ils ne croient point, qu'ils n'ont jamais cru au Dieu vivant ? Comment se peut-il faire que, s'agissant de nos Pères du collège Saint-Servais, une pareille levée de masques nous serait intolérable ? C'est peut-être que nous les aimions avec une sorte de fureur. Je revois en pensée tel d'entre eux, et tel autre, et tel autre aussi, parmi les plus retors, qu'involontairement j'ai surpris en prières, et dont à la dérobée j'ai scruté le visage avec tout l'impitoyable, tout l'infaillible de mes quatorze ans. Leurs visages étaient beaux, et je témoigne que ces occasions furent peut-être les seules où ces visages ne montraient aucune duplicité. Rien de la fausse extase, à vomir, de tant d'autres visages sacerdotaux, offerts à des vitraux complices.
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Nulle ressemblance, Dieu merci, avec celui qui serait aujourd'hui leur coryphée et dont le regard, dont la bouche arrachent un « Merde alors ! » aux honnêtes petites putains qui lisent *Paris-Match.* Ces hommes forts et sérieux qui nous ont faits portaient haut devant Dieu ce grand air de princes qu'ils avaient tous, et qui surmontait les disgrâces, en eux, de la nature. Détrompés des autres, quelque chose en nous ne s'étonne pas que les autres aient pu nous tromper ; et d'en être détrompés nous rafraîchit parmi nos flammes. Mais vous, mes Pères de Saint-Servais, c'est autre chose. Vous nous voyez une fois de plus interdits devant vous, comme au temps évanoui où le respect était une haute vertu. Accordez-nous que les doutes où l'on nous plonge par force sont une chose horrible. Accordez-nous que ce monde tout entier, chaque jour plus privé de ciel, est devenu une chose horrible. Ayez pitié de nous, qui résistons à vous offenser. Et priez quelquefois pour nous, du fond de l'éternité silencieuse.
Théo Henusse.
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### Propos sur la guerre de Vendée
par Maurice de Charette
LA GUERRE DE VENDÉE comprend trois époques. La Grand' Guerre qui s'étend de 1793 à 1796 avec des prolongements et une reprise, sans lendemain mais fulgurante, en 1800 ; une courte insurrection pendant les Cent Jours ; enfin le soulèvement de 1832, lorsque la Duchesse de Berry tentera de reprendre le trône à Louis-Philippe, pour le rendre au jeune Duc de Bordeaux.
Ces deux dernières tentatives seront le fait de partisans royalistes et ne réuniront pas les conditions d'unanimité de la Grand' Guerre. Elles seront pourtant marquées par des actions héroïques et des fidélités bouleversantes sous le commandement des fils et neveux des principaux chefs. On y trouvera un Cadoudal, un Cathelineau, un Charette, un La Rochejaquelein.
Les tout derniers coups de feu de cette prestigieuse épopée furent tirés en juin 1832 à la Pénissière, au sud de Nantes où quelques vendéens résistèrent à l'attaque des soldats de Louis-Philippe. Des heures durant, une trentaine de paysans tinrent tête au son d'un clairon à un millier de réguliers, tandis que flambait le manoir de la Pénissière. Quelques-uns à peine en réchappèrent.
Il n'est pas en Vendée de plus émouvante relique que ce pauvre clairon de cuivre, tout cabossé ; il fut la dernière voix d'une longue histoire, le dernier symbole d'une immense fidélité, et je ne connais pas un Vendéen qui ne tienne à honneur de se découvrir devant lui.
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Presque tous ceux qui parlent de la Guerre de Vendée, englobent dans ce terme générique les chouanneries et même parfois les multiples activités royalistes de la période révolutionnaire. Il n'est donc pas inutile de fixer quelques repères.
La chouannerie sous ses divers aspects n'est pas une insurrection, mais une lutte secrète servie par un réseau de transmissions et de communications extrêmement solide. Les chouans procèdent à de fulgurants coups de main, puis rentrent dans l'ombre, ne livrant que rarement de vraies batailles. Cette structure leur est imposée par l'absence d'unanimité dans la population et peut être comparée aux maquis de l'occupation ou à l'O.A.S. en Algérie.
En tête, il faut citer la chouannerie bretonne, avec le grand Cadoudal, appuyée sur une portion importante de la population ; puis la chouannerie normande, dominée par Frotté et marquée par la fidélité de ses partisans. Entre les deux, la chouannerie mayennaise avec Jean Cottereau, dit Jean Chouan.
Plus modestes en importance mais non en courage, on se doit d'évoquer au nord-est de Nantes les organisations des environs de Châteaubriant et d'Ancenis sous la tutelle de Palierne.
Telles sont, sommairement évoquées, les chouanneries dont l'action s'étend sur une importante partie de la France, entre la Seine et la Loire.
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En dehors de l'ouest, il faut nommer les différents efforts qui, pour n'avoir pas eu la même ampleur et pour ne pas avoir bénéficié des mêmes circonstances, n'en sont pas moins héroïques. La région de Sancerre méritera le nom de Vendée sancerroise. En Provence, Nîmes sera le centre d'une activité non négligeable. A Lyon, une insurrection royaliste sera noyée dans le sang par Fouché.
Citons enfin l'Agence Royaliste de Paris ; elle possédera des réseaux dans toute la France et assurera en permanence les communications avec les émigrés et avec le Comte de Provence qui, avant de devenir Louis XVIII par la mort de l'Enfant du Temple, assumait en son nom la Régence.
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A côté, et souvent en liaison avec ces différentes actions, la guerre de Vendée est le combat mené par les habitants d\'un territoire assez petit (100 km 175) limité au nord par la Loire, à l'ouest par l'Atlantique, au sud par une ligne allant des Sables d'Olonne à Luçon, jusqu'à Parthenay, puis remontant à l'est par Angers.
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Il s'agit d'une région totalement insurgée dont la population entière a participé aux événements. A certaines époques, l'administration civile et la perception des impôts furent même assurées de façon autonome.
Diverses armées et divers chefs se partagent le pays. Dans le nord-est Cathelineau, d'Elbée, Bonchamps, Stofflet sont les plus connus ; en union avec la Rochejaquelein et Lescure au sud-est, ils forment la grande Armée d'Anjou.
Au sud les frères Royrand et les Sapinaud sont les plus marquants ; peu particularistes, ils offriront toujours l'appui de leurs forces, aussi bien à l'Armée d'Anjou qu'à l'Armée de Charette à l'ouest.
Enfin au nord du pays, les coteaux du muscadet sont sous le commandement de Lyrot qui surveille les portes de Nantes.
Il n'est pas possible de raconter la guerre de Vendée dans les limites d'un article. Sa complexité s'y oppose et l'abondance des ouvrages qui lui ont été consacrés le rend inutile. Il s'agit donc seulement ici de quelques notes à son sujet.
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En 1789, les Vendéens avaient salué l'ère des réformes et l'amorce d'un renouveau avec une touchante naïveté. Cependant il fallut vite déchanter et la Constitution Civile du Clergé rencontra la résistance générale tant la foi était vive et ardente dans ces régions évangélisées jadis par le Père de Montfort.
Dès 1791, les pèlerinages se multipliaient, la nuit, en raison des interdictions. Ils sont marqués par la récitation du chapelet et le chant des litanies de la Sainte Vierge.
En 1792, de nombreuses escarmouches se produisent et, le 21 août, 8 000 paysans prennent Châtillon mais échouent devant Bressuire et doivent se disperser.
Enfin, la mort de Louis XVI, le 21 janvier 1793, indigne la Vendée, sans pourtant mettre encore le feu aux poudres. Pour venir à bout de la patience paysanne, il faudra que la République appelle les jeunes à son service et décrète *la levée en masse* par tirage au sort.
La population supportait, quoique difficilement, l'arrivée au pouvoir des destructeurs de la religion et de la royauté ; du moins ne voulait-elle en rien participer à leurs crimes. Elle préféra la révolte.
Des sages et des prudents sans âme ni entrailles ont ironisé : près de 300 000 morts ([^16]) pour éviter la conscription de quelques milliers de jeunes ! Tel fut pourtant l'honneur de la Vendée, en ce Carême de 1793.
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Dès les premiers jours de mars, les jeunes refusent de tirer au sort, brûlent les registres, molestent ou assomment les gendarmes, puis se réunissent par bandes, chapelet autour du cou, Sacré-Cœur à la veste. Pour armes ils n'ont d'abord que des bâtons ferrés, puis des fourches et des faux emmanchés à l'envers.
Ils se cherchent des chefs qu'ils persuadent avec peine de se mettre à leur tête, tant l'entreprise paraît folle. Cathelineau, d'Elbée, Bonchamps résistent un long moment ; Lescaure et La Rochejaquelein refusent tout net ; Charette se cache sous son lit. Mais l'un après l'autre, ils seront contraints d'obéir à la volonté tenace des paysans. Ils entreront dans l'Histoire malgré eux, sans espoir humain, avec une prodigieuse abnégation.
*Nous n'avons qu'un honneur au monde*
*C'est l'honneur de Notre-Seigneur.*
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Cathelineau dira à sa femme : « Dieu, pour qui je vais combattre, aura soin de nos enfants. »
Bonchamps dira à la sienne : « Adieu ! N'aspirons pas aux récompenses de la terre. Elles seraient trop au-dessous de la sainteté de notre cause. »
D'Elbée dira aux paysans : « Puisque vous l'exigez, allons ensemble à la victoire ou au martyre.
Charette, quittant sa maison de Fonteclose, jurera : « Je ne rentrerai ici qu'après avoir remis Dieu sur les autels et le Roi sur son trône.
La Rochejaquelein, âgé de 20 ans, s'auréolera de ces magnifiques paroles : « Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi. »
Cadoudal, ce taureau de vingt-deux ans, ne prononcera aucune phrase historique mais, fiancé, il fera le serment de chasteté jusqu'à la victoire et mourra en 1804, sans avoir, dit-on, trahi son serment.
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69:155
Un chef mérite une mention particulière, c'est le Prince de Talmont, cadet des ducs de la Trémouille. Homme d'une intelligence médiocre et d'une vanité altière, mais d'un courage magnifique et d'une piété profonde, il fut le seul grand seigneur français qui jugea honorable de se faire tuer parmi les Vendéens. Il convenait que ce fut marqué.
Ajoutons, pour ne rien omettre, qu'il y eut aussi un duc de Biron en Vendée. Mais il commandait une armée républicaine et n'a pas laissé le souvenir d'un soldat chevaleresque...
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La Vendée s'avance au combat en récitant le chapelet, en chantant le *Vexilla Regis* (Cathelineau) ou des cantiques populaires. Elle marche derrière ses croix de procession ; elle brandit ses drapeaux fleurdelisés hâtivement fabriqués ([^17]).
Elle se bat pour son Dieu renié par la République, et pour Louis XVII, un roitelet de 8 ans, prisonnier des méchants. Dieu eut-Il jamais pareille armée ?
Quel Roi de France eut jamais pareils soldats ?
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Peut-être tant d'héroïsme aurait-il pu trouver sa récompense dans la victoire si, malheureusement, trop de jalousies, trop de particularismes ombrageux n'avaient divisé les efforts. Telle est du moins l'opinion de beaucoup d'historiens et le regret de beaucoup d'honnêtes gens.
Soulignons, en contre-partie, combien il est difficile de coordonner un mouvement populaire, et rappelons combien les paysans répugnaient à s'éloigner de leurs villages.
Pour nous, nous voyons comme cause première de la défaite finale, l'échec devant Nantes (29 juin 1793) qui empêcha la réunion du Mouvement Vendéen et des Chouanneries, alors que la République n'avait pas encore le moyen de résister à une poussée de grande ampleur. Cet échec dû à une mauvaise coordination, à une difficulté de liaison, eut aussi pour effet d'aviver les divergences, alors que la tentative avait été marquée par un bel effort d'union.
La seconde cause -- la plus pénible à avouer, la plus douloureuse -- est l'absence d'un prince de la Maison de France qui, par sa seule présence, eût aisément vaincu les particularismes.
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Dans les premiers jours de la guerre, à Chemillé, le 11 avril 1793, les Vendéens échauffés par la rude bataille, exaspérés par la vue de leurs villages qui flambent, décident de massacrer les prisonniers.
D'Elbée, après avoir tenté en vain de s'opposer à cette boucherie, demande aux paysans de réciter d'abord un *Pater* pour ceux qu'ils vont tuer. Tout le monde, Général compris, se met à genoux :
-- « Notre Père... pardonnez-nous nos offenses comme... » Alors d'Elbée se relève furieux et lance à ses soldats stupéfaits : « Arrêtez ! Vous ne pouvez pas prononcer les mots suivants ! »
Un temps d'arrêt, une hésitation, une reptation de quelques secondes ; puis vaincus, les Vendéens reprennent en pleurant -- « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Quatre cents prisonniers durent la vie sauve à ce que l'on a appelé *le Pater de d'Elbée.*
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Jeanne Robin, de Courlay, avait supplié Lescure de l'accepter comme combattante. Le lendemain à la bataille de Thouars (5 mai 1793), elle est en avant et crie au Général :
-- « Je serai toujours plus près des Bleus que vous ; vous ne parviendrez pas à aller devant moi. »
Elle fut tuée pendant le combat.
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Renée Bordereau, dite *l'Angevin,* originaire des Ponts-de-Cé, est la plus célèbre des combattantes de l'Armée Vendéenne. Elle prit les armes ainsi qu'elle en avait fait le serment devant le corps de son père, massacré sous ses yeux, après quarante-deux de ses proches.
Au Pont Barré elle tue quatre Bleus dont l'un avait enfilé à sa baïonnette un bébé de six mois entre deux poulets. Devenue furieuse à cette vue, Renée sabre vingt et un Bleus dans un extravagant corps à corps. A Candé elle tue trois soldats. Au combat de Laval elle va se ravitailler en cartouches jusque dans les caissons des républicains.
Cette vie étrange ne tournera pas la tête de Renée qui restera toujours humble et chaste.
71:155
Napoléon l'enfermera cinq ans à l'Asile d'Angers puis au Mont-Saint-Michel, dans des conditions affreuses, par peur de son influence et de sa popularité.
Sous la Restauration elle sera présentée au Roi, décorée de l'Ordre du Lys et pensionnée.
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Dans la fresque des femmes soldats, il en est une qui rappelle étrangement la Mademoiselle de Perey du *Chevalier des Touches* et qui mérite à ce titre une place spéciale.
Sœur Regrenille était en 1793 novice Ursuline ; chassée de son couvent, cette grande et forte fille prit des armes et ne les déposa qu'après la dernière pacification.
Napoléon passant par la Vendée, exigea de la saluer. Louis XVIII lui fît remettre un fusil d'honneur.
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En août 1793, un prêtre termine sa messe dans les bois lorsque survient une troupe républicaine. Il veut sauver le calice et le crucifix mais, serré de prés, il appelle au secours :
« -- A moi, les royalistes ! »
Aussitôt les paysans se pressent autour de lui. Bientôt le prêtre est tué et les Vendéens se débandent, sauf un nommé Guillou qui tente d'emporter le vase sacré. Percé de coups, il expire en disant : « Rendez-moi mon Dieu. »
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Le 19 septembre 1793 à Torfou, les Vendéens rencontrent pour la première fois Kléber et ses célèbres Mayençais.
Au début de l'action, l'armée de Charette engagée aux avant-postes recule en désordre vers Tiffauges. Dans les rues de ce village, une invraisemblable cohue de femmes et d'enfants implore le Seigneur. Les prêtres font alterner chapelets, cantiques et litanies. Si l'armée vendéenne est battue, c'est le massacre pour tous. Mais voici justement les fuyards qui arrivent au pas de course, sans qu'aucune objurgation vienne à bout de leur terreur.
C'est alors que, interrompant leurs oraisons, les prêtres lancent un commandement : « Les femmes, à vos sabots ! »
Vivement, les Vendéennes ont quitté leurs sabots et, à grands coups sur la tête de leurs hommes, elles les relancent au combat avec des insultes.
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Pris entre ces deux feux, les paysans choisirent les Mayençais qui leur semblaient moins terribles que les Vendéennes. En fin de journée, Kléber vaincu dira avec son accent alsacien :
-- « Tiaple, ces pricands se pattent pien ! »
Tandis que les Vendéens, tout à la joie de leur victoire, clameront, se laissant aller à leur gaieté naturelle :
-- « J'avons battu les soldats de Mayence ; c'est ren que des soldats de faîence. »
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Le 18 novembre 1793, Louis David est pris aux environs de Laval. On le somme de crier *Vive la République,* mais il répond :
-- « Non, car je croirais crier vive l'enfer. »
Il fut guillotiné à Laval et chanta jusque sur l'échafaud le vieux cantique vendéen :
« *Je mets ma confiance*
*Vierge, en votre secours.*
......
*Obtenez que je meure*
*De la plus sainte mort.*
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Le 21 février 1794, à Angers, le Curé du Louroux-Béconnais, l'abbé Noël Pinot, maintenant Bienheureux, va être guillotiné. Par plaisanterie on l'a revêtu des ornements sacerdotaux ; mais au pied de l'échafaud, il se signe et, gravissant les marches, prononce d'une voix recueillie :
-- « *Introïbo ad altare Dei.* »
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Le 27 février 1794, à la Gaubretière, la femme Moreau est sommée par dérision de se mettre à genoux devant les Bleus qui vont la tuer. Elle leur jette alors avec dédain :
-- « Je ne me mets à genoux que devant mon Dieu. »
\*\*\*
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Le Père Vandangeon, d'Izernay, avait été tué par des soldats Bleus qui, à quelque temps de là, furent faits prisonniers. Les gens du village veulent les massacrer, mais le fils Vandangeon s'y oppose et déclare :
-- « Faudra passer sur mon cadavre car je les prends sous ma protection. »
Un autre fils, Paul Vandangeon, avait à peine quinze ans. Un jour il est assailli par un officier républicain qui lui crie :
-- « Rends-toi ou tu es mort. »
-- « Jamais », répond l'enfant et il tue son adversaire puis vient tout glorieux au camp où Charette l'apostrophe :
-- « Moutard, où as-tu trouvé ce beau cheval ? »
-- « J'ai tué l'officier qui le montait et je veux continuer à me battre. »
Charette le prît dans sa cavalerie.
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Un enfant se précipite un soir chez M. le Curé pour lui signaler qu'une mourante réclame les sacrements. Le prêtre se prépare tandis que l'enfant revêt la soutanelle de clergeon, allume une loupiotte et prend la clochette.
Le prêtre voyant ces apprêts s'exclame :
-- « Non, non. C'est trop dangereux. Conduis-moi en silence. Je me débrouillerai bien sans lumière. »
Alors l'enfant stupéfié, rétorque :
-- « Faites excuse, monsieur le Curé. C'est pas pour vous que je fais honneur, c'est pour le Bon Dieu. »
Ils partirent donc avec la lumière et la clochette, le gosse allant le premier, d'une marche processionnelle.
Tous deux furent tirés à vue dans la nuit. Tous deux furent tués.
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La Mère Tricot du Pin en Mauges, au moment où l'on va fusiller plusieurs membres de sa famille leur crie :
-- « Souvenez-vous que votre Dieu est mort sur la Croix et votre Roi sur l'échafaud ! »
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Le 9 mars 1794 au village de Bas Briacé, les soldats républicains de Cordellier ont rassemblé un groupe de prisonniers près de la grande croix du village.
74:155
Parmi eux, André Ripoche, célèbre pour sa piété et particulièrement recherché. L'officier lui propose la vie sauve s'il consent à abattre « ce monument de la superstition ».
A la stupéfaction indignée des autres prisonniers, Ripoche accepte et réclame une hache, puis s'approchant du calvaire, il fait un demi-tour sur lui-même et s'écrie :
-- « Malheur à qui approche... Plutôt mourir que de frapper Celui à qui l'humanité doit son salut. »
Les Bleus se ruent sur lui. Il en tue plusieurs mais prêt à succomber sous le nombre, il encercle de ses deux bras le pied de la croix et reçoit le coup de grâce.
*O Crux ave, spes unica.*
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A Noirmoutier, deux jeunes sœurs, les demoiselles de Rorthays, vont être fusillées ; la plus âgée dit à l'autre :
-- « Ne pleure pas. Ce soir nous souperons chez le Bon Dieu. »
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Au début de 1796 dans les environs de Clisson, Marie Papin, âgée de 17 ans, est surprise alors qu'elle porte de la soupe à deux Vendéens blessées, cachés non loin de là.
Les Bleus l'ayant sommée en vain de dénoncer ses protégés, lui font subir mille outrages et la lardent de coups de sabre tandis qu'elle prie à haute voix.
*Nous n'avons qu'une peur au monde*
*C'est d'offenser Notre-Seigneur.*
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Mais assez parlé des Vendéens. Il est juste de faire ici une place aux Républicains et de rendre à chacun son dû.
Fayeau, député de la Vendée, est venu demander à la barre de la Convention le 6 novembre 1793 que « pendant un an, nul homme, nul animal ne puisse trouver sa subsistance sur le sol vendéen ».
Ce beau programme, ayant conquis l'âme et l'esprit de nos grands ancêtres, on dépêche Turreau en Vendée, au mois de janvier suivant. Voici comment il explique aux soldats leur mission dans un ordre du jour demeuré célèbre :
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-- « Tous les rebelles seront passés au fil de la baïonnette ; les villages, métairies, bois, landes, genêts et généralement tout ce qui peut être brûlé, sera livré aux flammes. »
Sous son commandement, les douze colonnes infernales vont pénétrer en Vendée et ratisser le pays. Elles s'ébranlent, date symbolique, le 2 janvier 1794, pour une terrible campagne qui va durer trois mois.
Leurs chefs sont des hystériques, des ivrognes et des incapables ; mais surtout ce sont des criminels.
Cordellier écrit un jour : « Quarante métairies éclairent en ce moment la campagne. » Le 6 février à Gesté, il dit avoir « fait passer la haie (sic) à 600 particuliers des deux sexes ». Le 28 février, aux Lucs, il tue 563 personnes dont 129 enfants de moins de douze ans.
Amey, aux Epesses, jette vivants les femmes et les enfants dans des fours à pain. « C'est ainsi, dit-il, que la République doit faire cuire son pain. » La chose l'amuse si fort que lorsqu'il n'y a plus de *brigands* Vendéens, il met au four quelques *patriotes.*
Grignon massacre la municipalité républicaine de Saint-Aubin du Plain et celle de la Meilleraye, y compris le curé intrus (ce dont, personnellement, je ne lui garde pas rancune).
Le 27 février 1794, à la Gaubretière, on sabre 1200 habitants sur les 1600 que compte la paroisse.
Huché, naguère encore garçon boucher, commande la journée, bien qu'il soit ivre à vomir. Il hurle à ses hommes :
-- « Pas de poudre pour ces canailles ! Taillez et retaillez. » Mlle de la Blouère est suspendue par le menton à un croc de fer ainsi que sa sœur et son beau-frère. Deux hommes sont empalés. Six religieuses dont la doyenne est âgée de 84 ans ont les doigts coupés, phalange par phalange, avant d'être achevées.
A Clisson, le 6 avril suivant, on fait fondre vivantes cent cinquante femmes pour en tirer la graisse qui est expédiée à Nantes par barils.
A Soulans, la femme Naulet, enceinte de six mois, est éventrée à la baïonnette et le fœtus est remplacé par de l'avoine que l'on fait manger par des chevaux.
Turreau approuve sans vergogne ([^18]) ; le 1^er^ mars 1794, il écrit à Huché :
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-- « Courage mon camarade !... Si chacun les tuait comme toi par centaines, on en aurait bientôt trouvé la fin. »
Mais il faut croire que, jusqu'au sommet, personne ne trouvait à redire puisque Turreau finira Baron d'Empire et Grand Officier de la Légion d'Honneur.
Son nom, bien digne de passer à la postérité, est gravé sur les tables de l'Arc de Triomphe.
\*\*\*
La République n'ayant pu vaincre la Vendée par les armes, ni la noyer dans le sang, dût se résigner à utiliser d'autres formules. Ce furent d'abord les pacifications de la Jaunaye avec Charette le 17 février 1795, puis de Saint-Florent avec Stofflet le 2 mai suivant.
Quelques mois plus tard, la guerre reprendra ; mais seuls les partisans se battront désormais, entourés de fidélités émouvantes ; cependant la grande unanimité est morte, tuée par Hoche. Il a eu le temps de truffer la Vendée d'espions, d'acheter les consciences les moins fermes et de détacher le Clergé des combattants en lui permettant la liberté du culte.
\*\*\*
Les prêtres ont-ils eu raison d'accepter les offres de la République, présentées par Hoche ? -- Sans doute ont-ils cru, dès cette époque, que « Dieu n'est pas conservateur ».
Pie VI, lui aussi, a essayé de négocier, selon la vieille tradition de l'Église, qui bénit toujours le vainqueur.
Mais en l'occurrence, il semble que le Pape -- tout comme le Clergé vendéen, dans sa majorité -- n'ait pas compris qu'il s'agissait non point d'un parti victorieux, mais d'une philosophie rigoureusement incompatible avec la religion catholique, et à laquelle il se devait absolument de refuser son appui. Bien souvent dans l'Histoire -- et ce fut sans doute le cas ici -- on a assuré la victoire de l'adversaire simplement parce qu'on renonçait à la volonté de le vaincre.
La méthode républicaine de lutte a pu prendre, depuis lors, bien des formes douces ou cauteleuses ; le clergé a pu bénir les arbres de la liberté, se rallier, ou même passer au marxisme ; il n'a jamais pu, jusqu'à aujourd'hui, transformer la République française dont la doctrine fondamentale est une négation de la loi naturelle.
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Le jour où, dans une intention de paix et d'évangélisation, sans doute sincère -- mais non exclusive de certaines lâchetés individuelles -- le Clergé vendéen a renoncé à l'ancienne union du trône et de l'autel, est un jour tragique. Ce jour-là, le baptême de Clovis fut remis en cause et la Vendée véritablement vaincue.
Il lui fallut encore subir la consécration de sa défaite lors de la signature du Concordat négocié par l'ancien aumônier de Stofflet, l'équivoque abbé Bernier. Il lui fallut assister au sacre de Bonaparte par Pie VII.
Ce sont autant de défaites essentielles dont ni la Vendée, ni la France, ni l'Église ne se sont relevées.
On ne pactise pas avec la Révolution, on ne la baptise pas, on ne la sacre pas. On la combat où l'on est mangé par elle. L'époque post-conciliaire dans laquelle nous nous débattons en est une nouvelle preuve.
*Nous n'avons qu'un espoir au monde*
*C'est la victoire du Seigneur.*
Maurice de Charette.
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### La création de la France
*Saint Louis et les métiers\
suite et fin*
par Henri Charlier
IL FAUT EN PRENDRE SON PARTI : S. Louis fut un roi féodal. Cette époque si décriée dans nos manuels scolaires, probablement parce que tout y reposait sur un engagement d'honneur, sur un serment de fidélité, était telle que la liberté du roi était limitée par celle de ses vassaux et celles de son peuple. S. Louis était très respecté parce qu'il respectait les libertés de chacun. L'anecdote qui suit en donne un témoignage : le roi assistait à un office dans l'église de Poissy (où il avait été baptisé) et le bruit qui se faisait dans une auberge sur la place troublait l'office ; avant de donner un ordre pour le faire cesser, S. Louis s'enquit pour savoir si cette auberge dépendait de lui ou d'un autre seigneur ; il ne voulait pas empiéter sur le droit de basse-justice de son vassal et son autorité.
Il y avait en France, en ce temps, quatre-vingts seigneurs ayant droit de battre monnaie. A Paris même le roi n'était pas le seigneur direct de toute sa capitale. Le nom de nos quartiers en garde la trace : Saint-Marcel, Sainte-Geneviève, le Bourg-l'Abbé, la Ville-l'Évêque, le Temple, Saint-Germain-des-Prés désignent encore ce qui fut des seigneuries particulières, vassales du roi, mais s'administrant elles-mêmes.
Et cette formule gênait si peu que du temps de Louis XIV plus de la moitié de la ville de Paris relevait encore de trente-quatre seigneurs particuliers. On comprend même très facilement que dans la fameuse nuit du 4 août, sous la Révolution, la noblesse ait abandonné ses privilèges. Ces privilèges étaient en même temps des charges sociales qui consistaient d'abord à payer eux-mêmes le juge de paix et le garde-champêtre ou les sergents de ville ; les amendes infligées et perçues en valaient-elles la peine ? Cet état de choses ancien témoigne du fait alors général et aboli par la Révolution : *Toute propriété était liée à une charge sociale.*
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Il faut donc que nos contemporains se détachent complètement de la première pensée qui leur vient à l'esprit en entendant parler du livre des métiers d'Étienne Boileau, celle d'une sorte de code du travail rédigé par l'administration royale et imposé par l'État aux différentes corporations.
En ce moment même, par simple décret, le nôtre veut imposer une limite d'âge aux chefs d'entreprises privées ; de quoi se mêle-t-il ? Chacun sait qu'il y a des hommes dont l'esprit est encroûté à quarante ans ; mais le dernier connétable de France, le maréchal de Lesdiguières (qui s'était engagé à quinze ans comme simple archer) commandait dans les Alpes, par la neige, l'armée de Louis XIII à quatre-vingt-deux ans avec une efficacité irremplaçable.
Le travail d'Étienne Boileau fut tout différent de ce qu'on imagine. Il consista tout simplement à enregistrer les coutumes des différents métiers, celles qu'ils s'étaient données spontanément à eux-mêmes au cours des âges, en pleine liberté.
Ce devrait être un enseignement pour nous, mais la Révolution a détruit chez nous tout l'ordre social antérieur, fondé sur les libertés de chaque classe et nous avons perdu toute tradition utile dans l'exercice de la liberté. Car celle-ci implique la responsabilité là où elle existe. L'administration créée par Napoléon a supprimé toute liberté et depuis lors le « citoyen » français, libre lorsqu'il vote, tous les quatre ans, se décharge volontiers sur l'État des responsabilités qui seraient les siennes, s'il voulait être libre : par exemple, pour les métiers, organiser l'apprentissage et la sécurité des familles ouvrières.
Nous avons exposé au début de cette étude que S. Louis à son retour d'Orient avait été amené à donner des règlements très sévères à ses baillis, prévôts ou maires, non contre le public, mais contre eux. Ils étaient en effet les fermiers de l'impôt, achetaient leur charge et prélevaient sur l'impôt de quoi s'indemniser de leurs débours et de leur peine. Il fallait les surveiller de près pour qu'ils exercent leur métier suivant la justice et voici comment Joinville explique en son chapitre CXLI ce qui s'était passé à Paris et rendait nécessaire l'action royale :
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« La prévôté de Paris était vendue aux bourgeois de Paris ou à aucuns ; et ceux qui l'avaient achetée soutenaient leurs enfants et leurs neveux en leurs méfaits, car les jeunes gens se fiaient en leurs parents et en leurs amis qui tenaient la prévôté. Pour cette chose était le menu peuple défoulé, et ne pouvait avoir droit des riches hommes, pour les grands présents et dons qu'ils faisaient aux prévôts... A cause des grandes injustices et des grandes rapines qui étaient faites en la prévôté, le menu peuple n'osait demeurer en la terre du roi, mais allait demeurer en autres prévôtés et autres seigneureries et la terre du roi était si déserte que quand le prévost tenait ses plaids il n'y venait pas plus de dix personnes ou douze. »
Ils avaient de la chance en ce temps-là : pour échapper à une taxe injuste il suffisait de passer le pont et d'habiter sur Saint-Germain-des-Prés, ou de traverser la rue. Joinville continue :
« Avec cela, il y avait tant de malfaiteurs et de larrons à Paris et dehors que tout le pays en était plein. Le roi qui mettait grand soin à ce que le menu peuple fût gardé, sut toute la vérité ; alors il ne voulut plus que la prévôté de Paris fut vendue, mais il donna grands et bons gages à ceux qui la garderaient. Et il abolit toutes les mauvaises impositions dont le peuple pouvait être grevé, et fit enquerre par tout le royaume et par tout le pays où il pourrait trouver un homme qui fit bonne et raide justice et qui n'épargnât pas plus le riche homme que le pauvre.
« Alors lui fut indiqué Étienne Boilyeau, lequel maintint et garda si bien la prévôté que nul malfaiteur, ni larron, ni meurtrier n'osa demeurer à Paris, qui ne fût tantôt pendu ou exterminé ; ni parenté, ni lignage, ni or ni argent ne le purent garantir. La terre du roi commença à s'amender, et le peuple y vint pour le bon droit qu'on y faisait. Alors elle se peupla et tant s'amenda, que les ventes, les saisines, les achats et les autres choses valaient le double de ce que le roi y recevait auparavant. »
Le dernier comte propriétaire de Paris fut Othon, frère d'Hugues Capet, qui réunissant le comté de Paris au domaine royal nomma un prévôt, premier magistrat de Paris, ayant l'intendance des armes des finances, et chargé de rendre la justice. Plus tard, sans qu'on sache à quelle date, la prévôté fut donnée à ferme. On voit quel désordre s'en suivit. Sur Étienne Boileau on n'a guère de renseignements sinon sur sa conduite.
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Sa famille était originaire d'Orléans où il fut prévôt. Il aurait participé à la croisade de 1248 et aurait été prisonnier en 1250 mais cela est incertain. C'est en 1268 que furent rédigés les *Établissements.* Il cessa en 1271 d'être prévôt de Paris ; la date de sa mort est inconnue. Quant à sa conduite, la voici : on sait qu'il fit pendre un sien filleul qui ne pouvait s'empêcher de voler, et pendre aussi un sien compère qui avait renié un dépôt ; enfin il faisait le guet en personne avec les bourgeois.
Et voici tel qu'il l'expose dans le préambule de *l'Établissement des Métiers de Paris* le but de ce travail :
« Pour ce que nous avons vu en notre temps bien des procès et contestations par la déloyale envie qui est mère des procès et effrénée convoitise qui nuit à soi-même, et par le non sens des jeunes de peu de savoir, et entre les gens étrangers à la ville de Paris et ceux de la ville qui usent et pratiquent quelque métier, lesquels ont vendu aux étrangers telles choses de leur métier, qui n'étaient pas si bonnes ni si loyales qu'elles dussent être ; et entre les péagers et les coutumiers de Paris et ceux qui ne les doivent pas ; et mêmement entre nous et ceux qui justice et juridiction ont à Paris qui nous le demandaient et le requéraient autre qu'ils ne le devaient avoir (...) et pour ce que nous doutâmes que le Roy n'y eut dommage, et ceux qui ont des coutumes de par le Roy n'y perdissent et que fausses œuvres n'y fussent faites ni vendues à Paris, ou que mauvaises coutumes ne s'y installent, et *pour ce que l'office d'un bon juge est d'abattre et de donner fin aux procès dont il a le pouvoir de juger et de vouloir rendre tous bons non pas tant par peur des peines, mais par déclaration de louanges,* notre intention est à éclairer en la première partie de cette œuvre au mieux que nous pourrons tous les métiers de Paris, leurs ordonnances, la manière des entreprises de chaque métier, et leurs amendes. »
Le rôle de la royauté y est très clairement indiqué ; il est d'arbitrer les conflits et mieux encore de les empêcher de naître en fixant les droits de chacun, non pas arbitrairement mais d'après les coutumes reconnues ou fixées par des chartes. Le roi n'impose pas aux autres provinces du domaine royal une législation uniforme. Ce livre est célèbre parce qu'il est le seul qui subsiste pour nous renseigner complètement sur l'organisation du travail et les mœurs du temps où il fut écrit, mais il ne concerne que les métiers de Paris. Et l'on constate qu'aucun de ces métiers ne s'administre de la même manière et cela *parce qu'ils s'administraient eux-mêmes.*
Le grand souci d'Étienne Boileau est de bien fixer les *amendes,* parce que les jurés des corps de métier étaient les juges chargés de punir les manquements aux règles commerciales ou sociales appliquées dans ces corporations et de punir aussi les malfaçons et tromperies sur la qualité.
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Les artisans avaient leurs magistrats ou « jurés » qui étaient nommés par eux-mêmes et qui tout en faisant respecter les règlements corporatifs touchant la fabrication et l'apprentissage, tout en réglant l'emploi des fonds d'assurance mutuelle, enlevaient à l'État la charge de juger les petits conflits et de lever les amendes.
L'État n'avait donc aucun souci d'administration, la complication réelle des règlements en tous ces métiers divers n'en était pas une, ni pour chacun de ces métiers qui suivait imperturbablement la sienne, ni pour l'État qui laissait la basse justice aux métiers eux-mêmes et qui, lorsqu'il était appelé comme arbitre, jugeait d'après les règles de chacun d'eux.
\*\*\*
Éliminons d'abord ce qui se rapporte étroitement à l'époque dont nous nous occupons ; la féodalité, et aussi au lieu même dont il s'agit, Paris, siège habituel de la cour royale.
Sur la centaine de métiers dont le livre d'E. Boileau nous entretient, vingt-cinq s'achetaient et soixante-quinze étaient libres. Ces soixante-quinze métiers francs sont répartis en une multitude de petites communautés ouvrières. Ceux qui s'achetaient étaient les plus anciens métiers et formaient des corporations très peuplées, liées par les nécessités journalières à la présence de la cour royale. Le grand panetier du roi était maître du métier de boulanger. Le maréchal du roi avait juridiction sur les ouvriers en fer (maréchaux, couteliers, serruriers). Le chambellan était maître des cordouanniers et savetonniers. Les savetiers dépendaient des écuyers de la cour ; les charpentiers du charpentier du roi, maître Foulques du Temple qui avait pour ses gages dix-huit deniers par jour et une robe de cent sous à la Toussaint. Cette clause n'était pas du tout générale, celle-ci est exceptionnelle. En général ils touchaient une somme sur l'achat du métier et sur les amendes. Par exemple, les gantiers achetaient le métier trente-neuf deniers, desquels le chambrier du roi avait quatorze.
La fixation de ces droits, si divers et si diversement partagés est une des raisons qui poussèrent S. Louis à faire écrire ces *Établissements* « pour que le menu peuple fut gardé », dit Joinville.
Le roi pouvait donner un métier en fief. Les crieurs de vin, mesureurs, et jaugeurs (trois métiers différents) avaient été donnés en fief à Simon de Foissy ; ce fief ayant fait retour à Philippe Auguste, ce roi le donne en fief à la Prévôté des marchands moyennant une rente de 320 livres. Mais cette prévôté ne pouvait exiger de ces petites professions que quatre deniers pour la livraison des mesures et un denier par jour, et un dépôt de garantie de soixante sous et un denier.
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#### Les maîtres.
Le nombre des maîtres n'était pas limité et le titre de maître n'était pas un grade dans le métier ; il était le nom de celui qui possédait un atelier où il commandait. Le maître qui pour quelque raison que ce fût abandonnait son atelier redevenait valet c'est-à-dire ouvrier. Nous voyons Étienne Boileau donner à trente-cinq valets *chaussiers* (artisans en chausses) le droit de passer maîtres gratuitement. Ils pouvaient être d'anciens maîtres ou des valets à qui on avait refusé injustement le droit de s'établir.
En lisant attentivement ces *Établissements* on s'aperçoit que les maîtres avaient le moyen, dans certaines professions, d'arrêter la prolifération des maîtres. Nous voyons des *haubergiers* (fabriquant l'armure protectrice appelée haubert, sorte de cotte de maille) dire : *Quiconque veut être haubergier peut l'être s'il sait le métier et s'il a de quoi.* L'apprentissage complet était toujours nécessaire. Le *s'il a de quoi* veut dire s'il peut louer (et payer) *un atelier, un valet et un apprenti --* et l'outillage et le fer.
D'autres métiers exigeaient une caution. Le roi et son prévôt ne se mêlaient en rien de tous ces règlements ; ils les enregistraient. Ces règlements étaient souvent très anciens. Les tailleurs de pierre avaient été exemptés du guet par Charles Martel, il y avait cinq siècles. Probablement pour avoir travaillé aux murailles défensives de la ville. Ils avaient même le droit de travailler de nuit, pour cette même raison.
Il n'y a aucun questionnaire. Certains métiers s'étendent beaucoup sur les règles même du travail, d'autres, comme les orfèvres, sont brefs et ne fixent que les règlements administratifs.
#### Les jurés.
Nous voici à présent au contact de l'organisation du travail lui-même. Les *jurés* étaient les magistrats ordinaires des corporations, le grand-maître n'intervenait que dans les cas exceptionnels.
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Chaque métier avait ses jurés. Ils recevaient les serments prêtés par l'apprenti de respecter les règles du métier et d'avertir des manquements aux règles. Le valet prononçait à son tour un serment d'avoir fait l'apprentissage complet, et comme l'apprenti de respecter les règles et d'avertir aussitôt des manquements. Les jurés étaient plus nombreux dans les métiers qui le demandaient. Ils étaient de deux à douze. Par exemple les jurés des boulangers une fois par semaine faisaient la visite du pain. Ils s'arrêtaient aux fenêtres des boulangers et si le pain n'avait pas le poids il était saisi et allait aux hôpitaux. Ces jurés étaient douze, et ils étaient renouvelés assez souvent car la charge était assez lourde. Ils percevaient aussi les amendes aux infractions. Par contre les orfèvres n'avaient que trois jurés dont la charge durait trois ans ce qui était une durée exceptionnelle.
Comme chaque métier avait une confrérie s'occupant de subvenir aux besoins des membres du métier qui tombaient dans l'indigence, les jurés étaient ordonnateurs aussi du produit des aumônes, inspecteurs de la fabrication, protecteurs des apprentis et des valets, chargés de faire respecter les lois civiles qui réglaient la concurrence. Par exemple il était interdit d'aller au devant des paysans qui apportaient des vivres au marché et de s'entendre avec eux. La marchandise devait arriver au marché, être examinée par les jurés pour sa qualité, afin qu'elle fût bonne et que les pauvres en pussent avoir.
Tous les statuts déclaraient que l'inexécution des règlements constitue une infraction punie d'une amende. Le serment obligeait à désigner au plus vite qui l'avait commise. La sanction pour les valets pouvait aller jusqu'à l'interdiction dans le métier et pour le maître de voir brûler sa marchandise.
L'amende de cinq sous était la plus répandue ; mais l'amende était de vingt sous chez les cervoisiers et les charpentiers ; elle était de quarante sous chez les chapeliers pour celui qui prend un apprenti sans l'autorisation des jurés. Le maître foulon qui gardait après avertissement un valet de mauvaise conduite payait quarante sous d'amende.
Les peines arbitraires ne se rencontraient qu'en cas d'extrême gravité ; elles étaient données par le prévôt de Paris.
#### Confrérie.
La confrérie unie à chaque métier était la caisse de sécurité sociale de chaque corporation. Il est dit par les tablettiers que tous les ouvriers gagnant un salaire doivent faire partie de la confrérie.
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Les *cuisiniers* déclarent que sur la portion des amendes allouée aux jurés, il sera prélevé un tiers pour secourir les vieillards indigents. Les *pêcheurs* en achetant le métier du roi donnaient vingt sous pour la caisse de secours. Les *orfèvres* chacun à son tour, ouvraient boutique le dimanche et tout le profit allait à la caisse de secours. Les *corroyers* ont une confrérie qui élève les enfants pauvres. Les *selliers* de même. Le droit d'entrée payé à la confrérie existait même pour les métiers qui ne s'achetaient pas et les apprentis le payaient en entrant dans la corporation.
#### Apprentis.
L'organisation de l'apprentissage est alors très soignée. N'est-ce pas la base d'un métier bien fait ? Nous entendons chaque jour se plaindre les usiniers parce qu'ils ne trouvent pas d'ouvriers capables. Mais ont-ils le souci de les former eux-mêmes ? Ils forment parfois des ouvriers *spécialisés* c'est-à-dire des manœuvres dressés à l'usage d'un seul outil. Il n'y a guère que les artisans et le compagnonnage du Tour de France pour former des ouvriers complets. Et les artisans voient sans profit pour eux-mêmes, les jeunes gens par eux formés enlevés par la grosse industrie qui les paie cher sans les avoir formés. La formation des apprentis était au Moyen Age très sérieuse et fortement réglementée. Elle était obligatoire. Nul ne pouvait être valet ou maître s'il n'avait fait l'apprentissage légal dans son métier. Il était gratuit et sans limitation pour les enfants du maître et de sa femme pourvu qu'ils soient nés « en loyau mariage ».
Les apprentis étrangers à la famille étaient peu nombreux. En général il n'y en avait qu'un seul par atelier. Il était *nourri et logé par le maître*. La longueur du contrat variait suivant les métiers. Les cuisiniers demandaient deux ans ; les orfèvres dix. La moyenne était de quatre à sept ans. Si l'enfant pouvait donner une somme, l'apprentissage était raccourci. Chez les tisserands, il était de sept ans ; si l'apprenti payait quatre-vingts ou cent sous, l'apprentissage était limité à quatre ans. Le contrat était fait en présence du maître et de deux jurés. Si la situation du patron ne leur paraissait pas assez sûre les maîtres exigeaient du maître une caution pour que «* li apprentiz ne perdent pas leur temps et son père ne perde son argent *».
Quelques métiers indiquent que le maître du métier fait apprendre le métier et pourvoit l'apprenti pauvre fils d'un homme du métier.
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Les *corroyers* (courroies et ceintures) déclarent :
« Si aucun reçoit apprenti par les maîtres et s'appauvrit ou meurt par quoi il ne peut tenir ce qui est convenu, les maîtres du métier sont tenus d'ôter l'enfant et de le faire apprendre et de pourvoir ailleurs au profit de l'enfant et du métier. »
Les *baudroyiers* (baudriers, courroies, semelles) demandent neuf années d'apprentissage avec soixante sous et onze ans sans argent. Souvent dans l'intervalle de ce temps l'apprenti se mariait et s'il préférait dîner et souper chez lui, le maître devait lui tenir compte de quatre deniers pour ces deux repas.
Les jurés devaient s'assurer que le maître avait un valet pour que l'apprenti ne restât jamais seul à l'ouvrage. Les *tisserands* et *brailiers* (braies) disent que le maître « tienne l'apprenti honorablement, comme fils de prudhomme, de vestir, de chausser, de boire et de manger et de toutes les autres choses ». En cas de décès du maître, l'apprenti, si le métier continuait, restait en place. Sinon, la communauté se jugeait responsable du temps d'apprentissage et le Prévôt de Paris désignait un maître chargé de ce soin.
Les escapades des apprentis étaient punies (quoique avec indulgence) car le maître avait une responsabilité morale puisque l'apprenti était élevé chez lui.
L'apprenti pouvait se libérer d'accord avec son maître d'une partie du service dû par lui s'il était très habile et de bon service.
Chez les *orfèvres*, qui demandaient un long apprentissage de dix ans, si l'apprenti se montrait assez habile pour payer ses frais de nourriture et gagner la valeur de cent sous en une année, les règlements l'autorisaient à se libérer de son contrat et à toucher un salaire.
La coutume du « chef d'œuvre » n'est mentionnée que par les *chapuiseurs* (charpentiers de selles). Il est dit que l'apprenti qui a fait un chef d'œuvre est dispensé des courses et du travail en ville et son maître peut prendre un autre apprenti.
Ainsi l'apprenti était élevé dans la famille, avec les enfants du maître. Son apprentissage (nourri et logé) était assez long pour qu'il en sorte ouvrier fini. Cet état était surveillé par la corporation entière qui subvenait aux manques que les maladies, l'âge ou la mort pouvaient amener chez le maître. L'accomplissement du temps d'apprentissage est la seule règle pour devenir ouvrier ou maître. La façon dont il était ordonné garantissait le savoir du jeune homme.
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#### Valets.
Les *valets,* tel était le nom des ouvriers, se louaient pour un temps déterminé et un salaire convenu. Au sortir de l'apprentissage il devait se faire recevoir en présence de plusieurs maîtres et on l'admettait à un premier serment *exigé de tous les membres de la communauté,* valet comme maître. On ne pouvait mettre un valet à l'ouvrage *avant qu'il n'eut juré :*
-- 1° de faire savoir aux maîtres du métier (les jurés) qui gardent le métier, les contraventions qu'il verrait commettre et les noms des coupables aussitôt qu'il s'en apercevrait ;
-- 2° de travailler constamment selon les règlements du métier.
Le nombre des valets n'était pas limité. Ils étaient loués à la semaine, au mois, au 1/2 an, à l'année ou plus, et les prix étaient débattus. L'ouvrier étranger (à la ville) devait faire serment qu'il avait accompli son temps d'apprentissage -- qu'il était quitte envers le maître qui l'avait employé -- qu'il observerait les règlements.
Les ouvriers indépendants n'existaient pas. Tous devaient se soumettre aux ordres d'un prud'homme, chef d'atelier. Mais du moment qu'il était loué, il ne payait aucun impôt. Il était taxé comme les maîtres pour les amendes infligées par les jurés aux manquements dans le travail. -- Quand un valet a gâché une pièce d'étoffe, disent les tailleurs, on lui imposait une journée de travail employée à la réparation des vêtements des pauvres. Chez les *serruriers* il est dit que les valets peuvent prendre un mois de vacances en août. Les *foulons de drap* ont quatre prud'hommes établis de par le Roi qui sont *deux maîtres et deux valets.* On les change deux fois l'an. Le Prévôt choisit les deux valets sur la proposition des maîtres, et deux maîtres sur la proposition des valets ; tout en réservant son appréciation. Puis il fait jurer les nouveaux élus et décharge les anciens. C'est le seul exemple que nous ayons trouvé dans les *Établissements.* Mais tout n'y est pas dit.
#### Organisation du travail.
Le repos du Dimanche était général et celui du samedi après-midi « au tiers coup de vêpres ». Le travail de nuit était interdit. Cependant certaines dérogations existaient causées par la nature des métiers ou les besoins.
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Les meuniers dont les moulins tournaient sous les ponts de la Seine n'arrêtaient leurs moulins le dimanche que durant le temps des offices. Les armuriers pouvaient travailler la nuit et ils étaient dispensés du guet. Il est probable qu'à maintes reprises on avait eu besoin d'eux en leur demandant un ouvrage dont ils devaient précipiter l'achèvement.
Les corporations qui travaillaient pour la noblesse pouvaient avoir à faire des vêtements pour une fête ou une rencontre politique qui les obligeait à travailler de nuit.
Pour éviter l'amoindrissement des entreprises, il était accordé des avantages à la réunion des membres d'une même famille, enfants, frères, neveux sous *un même maître à condition qu'ils habitent ensemble.* Ces entreprises pouvaient avoir en outre cinq ou six valets dans les mêmes conditions que tous les ateliers.
Certains métiers étaient tenus par des femmes, celui de *poulailler*. La veuve d'un poulailler pouvait continuer le métier sans l'acheter. Si elle se remariait avec un homme étranger au métier, il fallait que l'un des deux l'achetât.
Le métier de *corroyer* (courroies et ceintures) pouvait convenir aux femmes. Les apprenties devaient être filles de corroyers. Elles ne pouvaient devenir *maîtresses* que si elles étaient femme ou veuve d'un coroyer.
Ce règlement avait été établi par les corroyers pour les raisons suivantes :
« et ce établirent les prud'hommes anciennement pour ce que les garces laissaient leurs pères et leurs mères et commençaient leur métier et prenaient apprentis et ne faisaient se ribauderies et quand elles avaient ribaudé et guillé ce peu qu'elles avaient emblé à leurs pères et leurs mères, elle revenaient avec leurs pères et leurs mères à moins d'avoir et plus de péché. »
Ce règlement fut supprimé sur le livre même d'Étienne Boileau quelques années après la confection du livre.
#### Les artistes.
Les métiers d'art formaient eux aussi des corporations sur le même modèle que les corporations d'artisans. On peut dire qu'après la Révolution de 1789, les artistes perdirent beaucoup à ce qu'un apprentissage sérieux du métier ne leur fut plus imposé, car si un excellent artisan peut fort bien n'être aucunement artiste, il est certain qu'un artiste doit être un artisan complet en son métier. L'impuissance actuelle des Beaux Arts est la conséquence obligatoire de l'absence d'un apprentissage régulier.
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Jusqu'à la Révolution, le métier d'artiste peintre était une corporation régulière avec apprentis et maîtres dont les syndics pouvaient requérir la police pour visiter les ateliers lorsqu'ils étaient avisés qu'un jeune artiste qui n'était pas reçu maître vendait au public. Mais Watteau était reçu maître à 27 ans, Chardin et Fragonard l'étaient à 29 ans après un apprentissage où ils avaient gagné leur vie chez un maître. Il paraîtrait ridicule aujourd'hui qu'un jeune artiste se présentât à l'Institut à 27 ans. Mais l'Institut est une institution d'État. Les peintres du roi étaient membres d'une corporation normale dont ils choisissaient eux-mêmes les membres. Et ce furent des élèves de Lebrun qui choisirent Watteau.
Les musiciens eurent davantage d'ennuis que les peintres parce que la musique comprend une multitude de simples exécutants dont le nombre dépasse de beaucoup celui des artistes ; tandis que dans les arts plastiques, le sculpteur ou le peintre sont leur propres exécutants. Au XVIII^e^ siècle les ménétriers poursuivirent à deux reprises les « harmonistes » pour leur demander de payer les droits à leur corporation. C'est l'origine de la suite de Couperin sur « *Les Fastes de la Grande et Ancienne Ménestrandise *» ([^19]).
Nous lisons dans le livre d'E. Boileau à propos des *Ymagiers* que s'ils manquent aux règlements, ils paieront cinq sous au roi et cinq sous à la confrérie. Les *Ymagiers peintres* sont quittes du guet « *car leur métier les acquite par la raison que leur métier n'appartient fors qu'au service de N.-S. et de ses saints et de la honorance de Sainte Église. *»
Ces règlements du travail durèrent cinq siècles encore après S. Louis, jusqu'à la révolution française, avec quelques modifications apportées à telle ou telle corporation, et amenées par le désir de l'État d'en tirer plus d'argent.
Il est bien évident que ceux qui liront ces *Établissements* sans aucune préparation se trouveront comme devant un nouveau monde, car l'histoire n'intéresse pas et elle est enseignée par des idéologues passionnés ou par leurs successeurs ignorants, d'une manière très fausse. Il semble que tous ces règlements corporatifs sont la manière infaillible d'arrêter le commerce, l'initiative, le progrès. Il faut donc ajouter que la concurrence était représentée par les foires où le commerce était libre et qui étaient très nombreuses. Il y en avait une dizaine autour de Paris dans le courant d'une seule année. Deux à Saint-Denis, une à S. Germain des Prés entre autres. Le père de François d'Assise venait chaque année d'Assise à Troyes acheter des étoffes et en vendre.
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Il était interdit à un boulanger de Corbeil de déposer des pains dans quelque maison de Paris pour en vendre en temps ordinaire mais il le pouvait tous les jours de marché (chaque semaine). La concurrence avait donc ses droits selon les mœurs ou plutôt les facilités de cette époque.
La Révolution avait institué la liberté : la conséquence la plus évidente fut une crise sociale atroce dont les conséquences matérielles sont à peu près effacées (Il a fallu prés de deux siècles) mais dont les conséquences morales durent toujours et même continuent de s'accroître, pour détruire finalement la civilisation occidentale.
Or la France, malgré cinquante ans de liberté, ne retrouva que cinquante ans plus tard, entre 1840 et 1845 le commerce extérieur qu'elle avait à la veille de la Révolution en 1789. L'ancien système, qui gênait des spéculateurs prompts à crier, et à se faire entendre, n'était donc pas inefficace.
\*\*\*
Saint Louis était un homme intelligent très ferme dans l'action. Lorsqu'il sentit, devant les murs de Tunis, qu'il ne se remettrait pas de la maladie qui le tenait, il écrivit « de sa sainte main », dit Joinville, ses derniers conseils à son fils, et Joinville nous les transmet. Ce sont pour la plupart des conseils sur la conduite personnelle de son fils, des conseils religieux, des conseils moraux :
« Si tu as aucune mésaise de cœur, dis le tantôt à ton confesseur, ou à aucun prud'homme qui ne soit pas plein de vaines paroles ; si le porteras plus légèrement. »
Il pousse son fils à veiller sur son entourage :
« Prends garde que les dépenses de ton hôtel soient raisonnables. »
Or les seuls conseils politiques que donne S. Louis ont trait aux communes (747) :
« Pour rendre la justice et faire droit à tes sujets, sois loyal et roide, sans tourner à droite ni à gauche, mais toujours au côté du droit et soutiens la plainte du pauvre jusques à temps que la vérité soit déclarée... 749. Tu dois mettre ton attention à ce que tes gens et tes sujets vivent sous toi en paix et en droiture. Surtout garde les bonnes villes et les communes de ton royaume dans l'état et la franchise où tes devanciers les ont gardées ; et s'il y a quelque chose à amender, amende le et redresse-le, et tiens-les en faveur et en amour ; car à cause de la force et des richesses des grandes villes, tes sujets et les étrangers redouteront de rien faire contre toi, spécialement tes pairs et tes barons. »
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S. Louis avait, on le voit, une claire conscience de la politique royale de la France ; elle consistait à s'appuyer sur un peuple libre contre une élite nobiliaire portée à l'anarchie ou à ressaisir toujours l'indépendance absolue de ses origines.
#### Erreurs modernes.
Nous n'ignorons pas les transformations qui eurent lieu dans l'industrie après la Révolution ; la science a commencé de renouveler les métiers mais au *profit unique de l'argent* devenu seul roi et contre le peuple qui eut à subir une terrible misère qu'il n'avait jamais connue. Il avait été aussi pauvre... mais comme tout le monde ; sa famille restait décente, il avait le temps de s'en occuper, car il avait des loisirs, le samedi après-midi, le dimanche, imposés au maître comme à l'ouvrier.
Il est très certain que les gouvernements qui suivirent le premier empire ne comprirent pas ce qui se passait. Ils profitèrent des facilités apparentes dans le gouvernement apportées par les réformes de Napoléon, aussi bien Louis-Philippe que les Bourbons : tout dépendait désormais de l'État, mais ils se mirent du côté de l'argent. Ils étaient *libéraux.* Le mot d'ordre sous Louis-Philippe était : *Enrichissez-vous.* Ils devinrent, petit à petit, ce qu'ils sont encore sous les dénominations les plus démocratiques, les esclaves de l'argent. Celui-ci commande toujours par personnes interposées, sans responsabilité directe.
Or quelques-uns des hommes qui avaient connu, avant la Révolution, l'ancienne société, se rendirent compte, dès le premier empire, de l'anomalie sociale : elle ne pouvait trouver d'équilibre véritable. Saint-Simon déclarait morbide toute société se laissant dominer par la passion de l'argent (*Catéchisme des Industriels*) et il disait :
« Il faut à la pensée de l'homme un point d'appui ; si vous ne lui faites accepter la vérité, vous ne lui ôtez point son erreur, ou bien vous le livrez aux égarements du désespoir ; c'est ce que la Révolution a fait, ou plutôt ce qui a fait la Révolution. »
(Œuvres XVIII, 206.)
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Il disait aussi :
« Le principe fondamental, établi par le divin auteur du Christianisme, commande à tous les hommes de se regarder comme des frères et de coopérer le plus complètement possible au bien-être les uns des autres. Ce principe est le plus général des principes sociaux. »
(*Système industriel,* 1821.)
Et plus tard, il fait l'apologie du sermon de Bossuet sur « *l'éminente dignité des pauvres *» où le grand évêque dit que Dieu n'a besoin des riches que pour le service des pauvres.
Mais Saint-Simon ne croyait pas beaucoup au péché originel et ses disciples eurent une philosophie de producteurs décidés à s'enrichir. Il mourut en 1825, et il avait écrit auparavant ces lignes :
« En Europe, l'action des gouvernements n'est *en ce moment* troublée par aucune position ostensible de la part des gouvernés, mais vu l'état des opinions en Angleterre, en Italie, il est facile de prédire que ce calme ne sera pas de longue durée si les précautions nécessaires ne sont pas prises à temps. »
Saint-Simon croyant abolir la classe des non-producteurs, préparait une société dominée par l'argent. Il était né en 1760. Il eut un moment d'Alembert pour précepteur ; en 1777 il obtient une sous-lieutenance. A 19 ans il est nommé capitaine et part en Amérique avec Lafayette. Il est colonel à son retour en 1783, à 23 ans. Pendant la Révolution il achète des biens nationaux qu'il revend aux paysans sans bénéfice. Ce serait mal juger ces hommes que de les qualifier seulement d'utopistes. Ils l'étaient en croyant l'homme bon par nature et la société mauvaise. Mais qui rend la société mauvaise sinon des hommes qui ne sont pas bons ? C'est par une domination de soi-même que la société peut devenir bonne. Mais ces hommes avaient une vue très claire du désordre fondamental amené par la Révolution.
Sismondi est d'une famille suisse, d'origine italienne émigrée en France et que la révocation de l'Édit de Nantes -- fait s'installer à Genève. Il a 13 ans de moins que Saint-Simon (1773-1842). Il est connu comme historien par une *Histoire des républiques italiennes* (1807-1818) et une *Histoire des Français* (1821-1844) demeurée inachevée. C'est un aristocrate, un observateur désintéressé personnellement, sans action sur ceux qui devinrent les socialistes et sans action sur la société dans laquelle il vivait, celle par exemple de Mme de Staël à Coppet en Suisse. Son père était pasteur et il était protestant. Il a publié en 1819 les *Nouveaux principes d'Économie politique* et deux autres volumes en 1837 : *Études d'Économie politique,* où il se montre le plus clairvoyant des hommes de ce temps. Dans le premier de ces ouvrages il s'attaque à Ricardo le type même de l'économiste libéral en disant :
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« Quoi donc ! La richesse est tout et les hommes ne sont rien ? La richesse elle-même n'est quelque chose que par rapport aux impôts... Il reste à désirer que le roi demeuré tout seul dans l'île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l'ouvrage de l'Angleterre ! »
Et plus tard il disait :
« Le changement fondamental qui est survenu dans la société au milieu de la lutte universelle créée par la concurrence... c'est l'introduction du prolétaire parmi les conditions humaines. » « L'état où nous entrons aujourd'hui est complètement nouveau... un ordre social qui met en lutte tous ceux qui possèdent avec tous ceux qui travaillent. » « Il n'y a plus de place dans la société que pour le grand capitaliste et l'homme à gages. Et l'on a vu croître d'une manière effrayante la classe presqu'inaperçue autrefois des hommes qui n'ont absolument aucune propriété. »
Le serf du haut Moyen Age dont la situation sociale est toujours décriée dans nos manuels scolaires est non pas propriétaire mais *possesseur héréditaire* du bien qu'il cultive. Cette situation était très supérieure à celle de l'ouvrier de nos jours qui n'a plus aucun intérêt personnel dans son travail et qui cherche à acquérir ce que possédait le serf : la stabilité de l'emploi.
Les gouvernements du XIX^e^ siècle ont donc tous fait fausse route. Ils auraient dû adopter la politique de S. Louis et des Capétiens, alliance avec le monde du travail pour imposer une économie simplement humaine. S. Louis demande à son fils de *garder les franchises *; elles étaient à *recréer* en 1815. Mais depuis Louis XIV la monarchie s'était séparée de son peuple. Le caractère secret du monarque y contribuait et la Fronde, dans sa jeunesse, l'avait rendu jaloux d'une autorité qu'il concevait comme absolue. Mais Louis XIV avait donné le mauvais exemple moral ; il avait affiché ses maîtresses, voulu légitimer des enfants adultérins ; on ne pouvait que le craindre et non le respecter, sinon comme enfant de Dieu. Enfin lui-même, très poli, saluant le premier la laveuse qu'il rencontrait dans le parc, n'avait aucune connaissance réelle de la vie du peuple. Il transmit sa manière de faire à ses héritiers plus ou moins lointains. Il était si bien isolé par ceux qui étaient ses ministres qu'il condamna durement le maréchal de Vauban pour son livre de la *Dîme Royale.* Les idées de Vauban n'étaient probablement pas réalisables dans le moment. En 1707 les dépenses étaient de 227 millions et les recettes de 55 millions seulement. La guerre qu'avaient amenée les ambitions de Louis XIV se ranimait alors. La baisse générale des fermes depuis 1690 était en 1706 de 27 millions par an. Louis XIV était réduit aux expédients. Mais le livre méritait d'être lu. Le roi était, sans s'en douter, prisonnier des privilégiés, roturiers et nobles qui échappaient à l'impôt. C'est ce que dit Saint-Simon (le mémorialiste) :
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« *Il* (Vauban) *ruinait une armée de financiers, de commis, d'employés de toute espèce... La robe entière en rugit pour son intérêt*. »
Les huit années qui s'écoulèrent jusqu'à la mort du roi (1715) furent des années héroïques pour la France et pour le roi, qui, malgré les deuils, la perte de son fils, de son petit-fils le duc de Bourgogne, de la jeune duchesse et de leur fils aîné qui moururent en 1712 réussit, ce que nous n'avons pu faire, à éviter l'invasion, par l'Europe, de notre frontière du Nord-Est. Le maréchal de Villars en 1712, avec notre dernière armée, sauva la France à la bataille de Denain.
Mais la politique intérieure avait été laissée aux intrigants ; la royauté s'était séparée elle-même du peuple qu'elle avait à régir alors que ce peuple lui garda jusqu'en 1789 une confiance touchante.
Après la Révolution, dès le premier Empire, cette séparation de ceux qui possèdent et de ceux qui travaillent amena d'affreux désordres sociaux ; les corporations avaient été détruites, leurs biens avaient été dilapidés comme biens nationaux ; la loi Le Chapelier faisait défense aux patrons et aux ouvriers de s'unir « pour défendre de prétendus intérêts communs ». Les nouveaux maîtres dissociaient toutes les associations naturelles pour rester les maîtres d'une foule d'individus sans liens sociaux entre eux. N'importe qui put s'installer marchand de meubles s'il avait de l'argent ; peu importait qu'il ne connût rien au meuble ni au métier pourvu qu'il gagnât de l'argent. Le professionnel fut éliminé de la direction ; elle devint uniquement commerciale pour le profit simplement. Il ne fut plus question de faire évoluer une forme ni de créer un style ; mais seulement de gagner de l'argent. Ce fut la fin des « styles ». Le profit est nécessaire mais pas au détriment du salarié, dont il faut avant tout conserver la vie, la santé, les possibilités de la vie et de l'éducation familiale. L'ouvrier pauvre, sa femme, ses enfants durent tous travailler en usine dès le plus jeune âge et pendant de longues journées.
Or les idées de la meilleure société avaient été gâtées par celles de la Révolution, la meilleure société attribuait à la *liberté* prêchée en 1789 une vertu mystérieuse ; elle ne s'apercevait pas qu'elle seule en pouvait profiter. Je me souviens avoir lu jadis un livre d'Augustin Cochin, le grand-père du célèbre historien tué en 1917. Cet homme était très justement considéré comme un saint par toute sa famille et sa descendance. Il disait (je cite de mémoire) : « Les ouvriers sont malheureusement trop peu payés. Il faudrait que l'État imposât des salaires convenables : mais ce serait attenter à la liberté ! » La liberté du plus fort d'écraser le faible.
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Cet honnête homme était ami de Montalembert, il était catholique *libéral*. Comme il eût mieux valu que ces fondateurs des houillères et des forges, ces créateurs des chemins de fer acceptassent dès le début une union avec leurs ouvriers, supprimant la liberté totale des uns et des autres, mais fondant une vraie société qui nous manque toujours. Mais ces efforts étaient empêchés par les gouvernements eux-mêmes, car toutes les associations ouvrières étaient interdites.
Il eût fallu une politique à la Louis le Gros, à la Philippe Auguste, à la S. Louis.
Seul entre tous le comte de Chambord écrivit sous le second Empire une lettre sur la condition des ouvriers dont la circulation fut interdite en France. Il y disait aussi : « *On ne gouverne pas une nation avec des institutions faites pour l'administrer. *» C'est toujours notre cas en ce moment même. La III^e^ République n'a fait que suivre Napoléon I^er^ et ses successeurs. Et le comte de Chambord refusa le trône après 1871 parce que ceux qui le lui offraient n'avaient pas d'autre idée que de continuer le parlementarisme libéral. Or tous ces hommes politiques fuyant les responsabilités passaient (comme de nos jours) de l' « agriculture » à l' « instruction publique » ou à la « guerre » sans plus de compétence ici que là, et ils étaient obligés de s'en fier aux hauts fonctionnaires. Ceux-ci ne demandaient qu'à accroître les attributions de l'administration et ils se servirent. C'est ainsi qu'au Maroc et en Algérie ils éliminèrent à leur profit les hommes d'origine musulmane qui avaient profité de notre enseignement et eussent été capables de tenir des postes utiles. Certains ne connaissaient même pas l'arabe. Ils aspirèrent à nous remplacer. De même en France. Ce sont les technocrates, race funeste, bourrée de savoir administratif, mais ignorant tout de la marche d'une entreprise libre. Alors M. Pierre Bercot, ancien directeur de Citroën, dans son livre *Vieillesse du Prince* parle de la coagulation de l'État. M. Chaban-Delmas nous dit que tout est *bloqué* en France sans s'apercevoir que c'est sa propre administration qui bloque tout. Depuis près de deux cents ans nos gouvernements ont choisi le côté de la finance, et on ne peut pas croire qu'il y ait beaucoup de changement lorsqu'on sait que notre président de la République est l'ancien directeur de la banque Rothschild. En France, cela fait rire. Il ne peut commander à ses propres employés qui lui imposent des mesures propres à augmenter l'inflation ; son impuissance réelle comme chef de l'État ne l'est certainement pas comme banquier.
L'Économiste qui a le mieux vu l'ensemble des faits en France au XIX^e^ siècle est Fr. Le Play. Il nous dit au début de son livre la *Réforme Sociale* (p. 65) :
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« En quittant les écoles après la révolution de 1830 (il avait 24 ans) je me trouvai au milieu du mouvement qui portait les esprits vers l'étude des questions sociales. Je remarquai surtout l'ardeur avec laquelle plusieurs de mes condisciples propagèrent alors la doctrine du Saint-Simonisme, qui dut à leurs travaux et à leurs mérites personnels une certaine célébrité. Ne pouvant ni partager les opinions de mes amis, ni démontrer l'erreur dans laquelle ils s'engageaient, je compris qu'en matière de science sociale nos écoles n'offraient aucune méthode qui aidât à distinguer le vrai d'avec le faux et suppléât à l'inexpérience de la jeunesse. »
Augustin Thierry puis Auguste Comte avaient été les secrétaires bénévoles de Saint-Simon. Aug. Thierry se disait son « Fils adoptif ». Ces hommes, comme leur maître, ont oublié le péché originel. Le Play s'en rendit compte rapidement. Il enseignait la métallurgie à l'école des Mines et pendant vingt-quatre ans, chaque année, il passa six mois à voyager dans toute l'Europe. Il vit trois fois chacun des grands pays industriels, six fois l'Angleterre. Il eut dans les usines de l'Oural jusqu'à 45 000 ouvriers sous ses ordres. Pas une seule forge importante de l'Europe ne lui a échappé. Au bout de ce temps paraissait son premier livre : *l'Ouvrier européen* qui reste le modèle de l'enquête sociologique. Il résume au début de sa *Réforme Sociale* les grandes idées qu'il a trouvées au sein de toutes les petites choses :
« Celui qui ne tiendra pas compte de ces infirmités organiques de la nature humaine sera toujours conduit en traitant les questions sociales, à des conclusions erronées... Ceux qui s'égarent le plus... se persuadent que la valeur morale de l'homme augmente en proportion des conquêtes qu'il fait dans l'ordre matériel et intellectuel. »
Il parle alors de la complexité des sciences physiques et de la simplicité de la loi morale :
« Dans l'ordre matériel, la pratique devance presque toujours la doctrine ; dans l'ordre moral, elle ne la suit qu'à une grande distance, et prend même souvent une direction opposée. C'est ainsi que chez les peuples chrétiens, nous voyons des classes entières tomber dans un état de dégradation que les peuplades païennes d'Asie ont évité jusqu'à ce jour. » (...) Or « dans l'ordre physique (les sociétés) ne vieillissent pas... Dans l'ordre moral au contraire, l'équilibre tend sans cesse à être troublé. La mort qui moissonne surtout l'âge mûr et la vieillesse, enlève aux sociétés humaines des trésors de sagesse et d'expérience ; tandis que les naissances comblent ces vides, y infusent constamment l'imprévoyance et la présomption. »
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Tout cela fut écrit il y a un peu plus de cent ans : que dirait Le Play aujourd'hui sur la dégradation croissante des mœurs sur l'indépendance croissante d'une jeunesse ignorante que l'Église elle-même tente d'enlever à sa famille ? Nous n'avons pas l'air de toucher à la maladie sociale qui est en train de détruire la société occidentale, mais Le Play l'a bien décrite :
« L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un dénuement héréditaire est un fait nouveau et accidentel. Les nations manufacturières de l'Occident qui sont envahies par ce honteux désordre y remédieront, non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de la société. »
Le Play n'était pas moins clairvoyant sur l'enseignement. Il a fait personnellement des découvertes chimiques qui ont passé dans l'enseignement de la métallurgie, ce qui lui fait écrire ceci :
« ...Ces grandes conquêtes des arts usuels ont été le fruit d'un système d'expérimentation et de raisonnement aussi efficace et recommandable que l'est aujourd'hui celui de nos chimistes et de nos physiciens. Peut-être même est-il vrai de dire que le succès exigeait à certains égards une plus grande dose d'application et de sagacité ! Ayant consacré vingt années à l'investigation des méthodes métallurgiques d'Europe, j'ai souvent constaté que les ouvriers d'élite... aperçoivent nettement les réactions chimiques encore ignorées des savants. »
Et le Play ajoute en note :
« Plusieurs des lois nouvelles qu'il m'a été donné de découvrir et de faire admettre dans l'enseignement classique de la chimie et de la métallurgie m'ont été révélées par l'étude des phénomènes qui se produisent depuis un temps immémorial dans les ateliers. »
(*Réforme sociale*, vol 1, ch. 32, 3.)
Dans le deuxième volume :
« J'ai même parfois rencontré chez de simples ouvriers une perception très nette de phénomènes physiques et chimiques qui restaient inconnus dans l'enseignement professionnel. »
Et il ajoute :
« Amené dans toutes les usines métallurgiques de l'Europe par le besoin d'apprendre mon métier de professeur, j'ai vu avec étonnement que les vrais éléments de l'art restaient souvent inconnus des chefs préposés à l'administration des ateliers. Dans la plupart des cas, je ne pouvais utilement réclamer que la permission de me mettre à l'école des ouvriers. » (Tome 1, p. 171 note.)...
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« On rend donc un mauvais service aux arts usuels ou libéraux, comme aux personnes qui les cultivent, en retardant l'époque de l'apprentissage pour prolonger la durée des études scolaires. » (Tome III, page 112.)
Ces observations sont si vraies que nous constatons nous-mêmes que l'agriculture est complètement gâtée par la chimie à la suite de Liebig. Celle-ci continue de traiter la terre, farcie de biologie, vivante comme nous-mêmes, ainsi qu'une usine chimique. Heureusement, les paysans commencent à s'en apercevoir... mais après cent ans d'erreurs.
D'autre part, en prolongeant la scolarité, nos technocrates causent un tort certain à la jeunesse, car l'école est une forme de vie artificielle qui l'écarte des connaissances réelles, tandis que l'apprentissage est la forme normale de la vie. L'enfant entre aussitôt dans une société d'adultes ayant sa hiérarchie naturelle où l'enfant acquiert sa place aussitôt, où il monte en grade d'année en année, d'une manière très visible pour lui : il est un homme. L'utilité d'un complément d'études théoriques scolaires comme d'une formation au dessin pratique n'est pas douteuse. On l'impose en ce moment aux apprentis. Mais on a oublié de former des maîtres qui en soient capables. Ces apprentis perdent leur temps à ces cours obligatoires.
Les réformes que demandait Le Play sont donc en train d'être aperçues, mais il y en a qui étaient possibles il y a cent ans et qui ne pourraient se faire à présent que par un renversement des esprits dont nous ne soupçonnons pas comment il se pourrait produire. Il faudrait l'homme ou les hommes que Dieu préparera et les circonstances que Dieu amènera. Ce que nous avons dit sur la création de la France montre qu'une unité morale est indispensable dans toute la nation. ? pensons-nous ? Toute la société reposait sur le serment ! Serment d'avoir accompli son temps d'apprentissage, serment du vassal à son roi ! Croyez-vous que les préfets de Pétain avaient scrupule d'enfreindre leur serment ? Quelques-uns, oui.
Aujourd'hui le fossé entre les ouvriers et leurs employeurs est grand. Il est creusé, entretenu, recreusé par une nuée de parasites qui vivent de l'existence de ce fossé et qui visent uniquement à la révolution pour devenir eux-mêmes régents de la Banque de France ou ministres à la place de ceux qui y sont. Nous avons noté à plusieurs reprises un effort manifeste de certains patrons (n° 20 d'ITINÉRAIRES : *Naissance d'une Corporation*). Il y a environ deux ans les directeurs de la métallurgie offraient réellement une entente véritable à leur personnel : quelques mois après éclatait une grève absurde. Peut-être pour empêcher une entente.
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Nous avons malheureusement affaire à des hommes surchargés d'occupations dans leur métier et habitués aux divagations des intellectuels ; ils ne prennent pas le temps d'informer ceux qui font effort pour comprendre la situation et seraient des instruments de paix.
Plus de cent ans d'erreurs multipliées par l'Université elle-même rendent -- pour l'instant -- la situation comme irréversible car l'Université forme tout le monde ; elle est organisée pour former d'autres professeurs. L'immense majorité de ceux-ci est profondément étrangère aux grands métiers qui nourrissent une nation. Ils croient à l'efficacité totale de l'intelligence réfléchissant sur elle-même sans se référer suffisamment aux faits qu'ils sont incapables de connaître par leur formation personnelle. La moindre petite entreprise d'un forgeron de village leur en eût appris davantage sur les problèmes sociaux que les réflexions abstraites qu'on peut manier avec adresse et un succès apparent en dehors de toute expérience élémentaire et avec une absence totale de jugement. C'est le cas de Maritain.
Le divorce qui existait depuis la Révolution entre l'employeur et le salarié isolé par l'interdiction de toute entente corporative, avait été employé sans ménagement : Proudhon en cite des exemples dans ses Contradictions économiques (1 ch. IV p. 152)
« Revue d'Édimbourg 1835 : c'est à une coalition d'ouvriers (qui ne voulaient pas laisser réduire leur salaire) qu'on doit le chariot de Sharpe et Robert de Manchester ; et cette invention a rudement châtié les imprudents coalisés. »
Un manufacturier anglais :
« L'insubordination de nos ouvriers nous a fait songer à nous *passer d'eux*. Nous avons fait et provoqué tous les efforts d'intelligence imaginables pour remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles, et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital de l'oppression du travail. »
Le célèbre Adam Smith (mort en 1790), le premier des économistes libéraux, écrivait :
« Pour élever un État du dernier degré de la barbarie au plus haut degré de l'opulence, il ne faut que trois choses : la paix, des taxes modérées et une administration tolérable de la justice. Tout le reste est amené par *le cours naturel des choses. *»
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Sur quoi le dernier traducteur de Smith, M. Blanqui ([^20]) laisse tomber cette sombre glose :
« Nous avons vu le cours naturel des choses produire des effets désastreux, et créer l'anarchie dans la production, la guerre pour les débouchés et la piraterie dans la concurrence. La division du travail et le perfectionnement des machines qui devaient réaliser pour la grande famille ouvrière du genre humain la conquête de quelques loisirs au profit de sa dignité, n'ont engendré sur plusieurs points que l'abrutissement et la misère... Quand A. Smith écrivait la liberté n'était pas encore venue avec ses embarras et ses abus ; le professeur de Glasgow n'en prévoyait que les douceurs... Smith aurait écrit comme M. de Sismondi s'il eût été témoin du triste état de l'Irlande et des districts manufacturiers d'Angleterre au temps où nous vivons. »
(*Contradictions* I, p. 191).
Aucun des gouvernements, depuis la Révolution jusqu'à nos jours, n'a compris la situation ; tout le monde condamne l'économie libérale sans s'apercevoir qu'elle continue sous les mots de démocratie ou d'autres analogues. Ces mots ne sont jamais définis et correspondent à des états très différents et même contradictoires d'un pays à l'autre, d'un orateur à l'autre. Ils cachent la liberté absolue des hommes d'argent a pourvu qu'ils gardent les mots. Car le capitalisme d'État des pays communistes fait de leurs chefs des hommes d'argent comme ceux du monde dit libre ; ils sont simplement davantage cachés comme des maîtres soucieux de ne pas paraître.
\*\*\*
L'Église, bien entendu, a toujours eu une politique. Comment n'en aurait-elle pas une, lorsqu'elle est reconnue par les puissances temporelles comme un élément de la société ? Lorsqu'elle est inconnue, méconnue ou persécutée, elle conseille d'obéir en tout ce qui dépend du temporel et pour le reste d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. C'est l'époque du silence, du secret, des martyrs. Mais pendant le XIX^e^ siècle, sa politique était dirigée par Rome et l'Épiscopat. Elle consistait à espérer de bonnes élections et, ce résultat favorable une fois obtenu, l'Église essayait d'agir d'en haut, par le haut, c'est-à-dire par sa hiérarchie sur le haut pouvoir politique.
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Mais elle était trompée à chaque fois par la malice inhérente au système du suffrage universel, car les hommes s'y décident sur des passions momentanées attisées par ceux à qui elles profitent et sans connaissances sérieuses des faits réels qui commandent ou devraient commander la politique des États. Elle était trompée par les paroles aimables d'hommes qui étaient en réalité profondément opposés à l'Église par leur désir de domination. Les catholiques libéraux s'étaient liés au système économique de la société moderne et ne pouvaient eux-mêmes que la tromper.
L'Église s'est donc aperçue de son erreur politique et elle s'est tournée du côté du peuple. Hélas ! Cent ans trop tard. Et quel peuple ? Un peuple tronqué, sans cesse séparé de ses élites naturelles, de son élite artisanale entre autres, de l'élite populaire que les instituteurs détournaient de leurs métiers en la dirigeant vers de petits métiers bourgeois, de petits fonctionnariats, cent fois moins intéressants et utiles à la nation que les métiers anciens (et éternels) de la terre, du bois et du fer. Ce peuple était aussitôt séparé de cette élite qui se forme journellement au sein des ateliers d'artisans et de commerçants, capable de faire donner à ses enfants une vraie formation intellectuelle. Un peuple qui est la proie des politiciens, ces parasites de l'organisation nationale ; ils excellent à diviser en fragments de partis pour les faire servir à leurs desseins personnels.
Une telle division l'empêche de prévoir une organisation professionnelle du travail, il est séparé par cent ans d'hostilité de la bourgeoisie entreprenante, elle-même victime des gros manieurs d'argent, séparé par deux cents ans d'hostilité d'un État qui lui a interdit pendant cent ans toute organisation des métiers.
L'Église et les premiers Capétiens s'étaient portés vers le peuple aux débuts de la nation française, mais *vers un peuple qui s'était organisé lui-même sous l'influence de ses élites naturelles*, qui désirait l'ordre et la paix, qui l'avait assurée au sein de ses corporations, assuré l'assistance de ses membres malades ou malheureux, un peuple qui voulait (comme l'Église et le roi) réaliser sa vie chrétienne.
L'Église aujourd'hui en présence d'un peuple abandonné depuis longtemps aux utopistes négateurs du péché originel et devenu en apparence l'armée d'une révolution générale, l'Église en adopte les utopies et croit le conquérir en cachant les vérités de la Révélation.
Le peuple touche au moment d'une rémunération honorable de son travail ; mais cela n'empêche pas, sous une inflation monétaire constante et avouée, une multitude de situations douloureuses qui ne peuvent manquer lorsque chacun veut s'enrichir. Le père et la mère travaillent pour gagner gros, les enfants ne sont plus élevés par leurs parents ; ils sont trop libres et sont attirés par le vice ; le travail de nuit achève de dissocier la famille pour le seul bénéfice des grosses bourses.
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Enfin le recours à l'État pour la maladie, la sécurité, les assurances continue d'abaisser la moralité du peuple qui est déshabitué de toute responsabilité et de toute prévoyance. C'est ainsi que se forme un peuple d'esclaves, qui n'a plus de souci que de jouir de tout ce qu'il peut attraper.
\*\*\*
Nous faudra-t-il donc des malheurs, des invasions et cinq siècles d'anarchie, comme aux premiers temps de notre histoire, pour faire oublier une absurde civilisation, qui n'est plus la civilisation chrétienne subordonnant tout le monde au besoin du salut, mais un dérivé frauduleux de celle-ci, où l'ascèse personnelle dans le travail et la réussite dans le monde sont devenus la grande preuve de l'approbation divine. Un livre excellent, une analyse scrupuleuse de Max Weber, *L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme,* a montré le rôle de la religion réformée dans l'installation du capitalisme moderne. Une citation de John Wesley, un bon siècle après les Puritains, nous montre l'état d'esprit d'un pasteur très pieux du XVIII^e^ siècle :
« Étant donné la nature des choses, je ne vois pas comment il serait possible, pour tout *revival* de la vraie religion de durer longtemps. Car nécessairement la religion doit produire industrie et frugalité et celles-ci à leur tout engendrent la richesse. Comment le méthodisme, à savoir une religion du cœur, pourrait-elle persister en cet état ? Car, à quelque place qu'ils se trouvent, les méthodistes deviennent diligents et frugaux ; en conséquence leurs biens s'accroissent. De là vient aussi qu'ils s'accroissent à mesure en orgueil, emportement, concupiscence, arrogance... N'y a-t-il pas moyen de prévenir cela, de faire obstacle à cette décadence continue de la vraie religion ? N'empêchons pas les gens d'être diligents et frugaux. Exhortons tous les chrétiens à gagner et à épargner tout leur saoul, autrement dit à s'enrichir... que ceux qui gagnent tout ce qu'ils peuvent donnent aussi tout ce qu'ils peuvent. » (Max Weber, p. 237.)
Nous avons cité cette page d'un réformateur religieux anglican pour montrer quelle distance le sépare d'un catholique. Par le baptême et les sacrements ce dernier est habité par le Dieu vivant, va-t-il refuser cet hôte qui veut être tout dans l'homme pour le bien de cet homme ? Ce débat est celui de la liberté. Le devoir d'état accompli justement est dans la règle. Mais épargner, s'enrichir n'est nullement un point de vue habituel. Marie Carré avant sa conversion au catholicisme, observant sa mère protestante disait : Le Dieu de ma mère était le travail.
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Les pays anglo-saxons furent les grands propagateurs du capitalisme. Max Weber le définit comme l'*organisation rationnelle du travail.* Nous ajouterions : *du travail libre.* Le sien d'abord, celui des autres si on le peut. Or la Révolution française a commencé par *libérer le travail *; elle a supprimé les corporations qui protégeaient l'ouvrier contre l'exploitation sans limite ; qui protégeaient le patron contre l'envie d'abuser et protégeaient l'acheteur contre la « camelote ». Le travail une fois « libre », il suffisait de laisser faire l'argent et jamais oppression plus cruelle ne s'est abattue sur l'homme dit *libre.* On avait même persuadé cet homme d'être tellement « libre » qu'il pouvait bien travailler le dimanche s'il le voulait. Les ouvriers anglais l'ont refusé avec éclat au gouvernement travailliste aujourd'hui tombé. C'est un gouvernement socialiste qui voulait supprimer, pour gagner de l'argent, cette dernière trace du jour du Seigneur en Angleterre.
Le Play disait, il y a un siècle :
« L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un dénuement héréditaire est un fait nouveau et accidentel. Les nations manufacturières y remédieront, non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de la société. »
Ce serait le rôle de l'Église et des chrétiens. Or l'Église contribue à la démoralisation. Une importante portion de clercs qui ont perdu la foi veulent nous séparer dans la liturgie de l'Église de toujours, celle de Jésus-Christ. Et de bonnes gens de la campagne nous disent : « *Le catéchisme qu'on enseigne à nos enfants est tout différent de celui que nous apprenions ; il n'y a plus d'enfer. Quand est-ce qu'on nous mentait ? T'y a nous ? T'y a eux ? *»
Nous aurions beaucoup à dire au sujet de l'État qui sous sa forme actuelle est le véritable ennemi de l'argent épargné et du travail. Il court à une catastrophe monétaire internationale qui verra naître des millions de chômeurs. Jugez des effets.
Mais le centre de tout est l'immoralité générale, enseignée par l'État lui-même dans ses écoles, secrètement encouragée par des clercs qui veulent se marier. Tout cela ne demande pour y faire échec qu'une vie sanctifiée. Alors Dieu éclairera les esprits et nous pourrons voir renaître une unanimité morale qui seule permet de grandes choses dans les nations.
Henri Charlier.
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#### Appendice I
Les lecteurs habitués à l'organisation moderne de l'économie et du travail auront été surpris en lisant les extraits que nous donnons du livre des métiers. Ils penseront d'abord que c'est là un système révolu, qui met trop d'entraves à l'économie et qui est incapable des travaux et des grands desseins du monde moderne. Ils s'étonneront peut-être car nous suggérons qu'on y pourrait trouver des modèles.
Donner forme à l'Europe serait l'occasion de créer des formes sociales originales en notre monde. Malheureusement, si en France il y a des hommes pour avoir une idée des moyens convenables pour obtenir cette transformation, les élites étrangères ont leur esprit dominé par la prétendue réussite de l'Amérique. Mais cette réussite n'est, comme d'habitude, qu'une occasion saisie à propos, dont les conditions s'altèrent déjà. Il faudra de bien graves événements pour ouvrir les yeux de tant d'hommes qui adhèrent à la folie générale.
Il subsiste néanmoins un exemple incontestable de l'efficacité de ces corporations ; il est tel que notre temps ne peut rien montrer d'équivalent. C'est l'architecture. Il est avéré pour tout homme réellement instruit et qui s'est intéressé aux beaux-arts que la gloire réelle du monde occidental ce n'est pas le Louvre et St Pierre de Rome (ni l'Opéra de Paris) mais les innombrables cathédrales, églises, chapelles des XI, XII et XIII^e^ siècles.
Beaucoup de ces monuments sont très importants et excédent les dépenses qu'on y voudrait mettre. L'ancienne société qui les a élevés a pris son temps par nécessité ; les moyens de transport étaient lents et onéreux, l'argent était rare.
Nos anciens ont mis quelquefois plusieurs siècles pour achever leur ouvrage. Cela est vrai surtout lorsqu'ils furent trop ambitieux. Il arrivait qu'une ville de 10 000 habitants, qu'un petit diocèse voulait avoir une cathédrale comme Paris) en avait une... Il fallait alors demander à toute la chrétienté d'aider les imprudents à louer Dieu. Et la chrétienté s'exécutait. La cathédrale de Paris fut rapidement faite. Commencée en 1150, elle était à peu près finie 60 ans après sous Philippe Auguste ; à l'époque de Bouvines (1212) on travaillait à la façade occidentale. Mais la cathédrale d'Auxerre, commencée en 1215 eut besoin d'aide ; en 1234 une bulle du pape la recommandait auprès et au loin : la bulle alla jusqu'en Suède. La guerre de cent ans appauvrit la France et retarda bien des travaux. Les cathédrales de Bayonne, de Meaux, de Troyes, comme celle d'Auxerre ne furent terminées qu'au XVI^e^ siècle avec une seule tour. Rodez laissa ses tours en panne. Toulouse et Narbonne ne construisirent que le chœur. Toutes sont des cathédrales nées tardivement, soit au début du XIII^e^ siècle (Auxerre 1215, Toulouse et Narbonne 1272, Limoges 1278). Alors que celle de Sens avait été commencée en 1130, celle de Paris) en 1150. Enfin Toulouse avait une admirable église romane S. Sernin bâtie entièrement entre 1060 et 1096.
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Les dernières d'entre elles sont toutes plus ou moins des imitations d'Amiens, comme l'est aussi la cathédrale de Cologne terminée seulement au XIX^e^ siècle. Il semble qu'il y ait eu dans la société de la fin du XIII^e^ quelque chose comme l'orgueil d'une réussite deux fois séculaire et une certaine ambition de paraître. C'est généralement le prélude des décadences. La plus folle de telles églises est celle de Beauvais. Le haut de la nef intérieure est à 47 mètres 50, l'Arc de triomphe de l'Étoile tiendrait dessous. Il est certain qu'il y ait dans le désir de faire des églises très élevées un sentiment religieux déjà faussé. L'Église est l'enveloppe, la protection du S. Sacrifice de la messe. Toutes les lignes doivent ramener à l'autel. En des églises aussi élevées qu'Amiens ou Beauvais l'autel est inaperçu : nous sommes en présence d'un début d'idéalisme... N'y en avait-il point des germes dans la théologie du XIV^e^ siècle ?
Mais quel qu'ait été l'esprit religieux des artistes, il est certain que tous ces chantiers, mêmes réduits au chœur d'une de ces grandes églises, sont des chantiers considérables. Il y fallait bien du monde et une fameuse entente ou plutôt un ordre et un commandement bien exacts. L'architecte était en même temps entrepreneur. Tout ouvrier était *qualifié,* car rien ne se faisait qu'à la main.
Or ce furent ces métiers organisés en corporation tels que vous les entrevoyez dans les Établissements rédigés par Étienne Boileau qui ont parfait ces grands ouvrages. A Paris) au temps de S. Louis en 1268 les ouvriers étaient sous la haute autorité du maître maçon des œuvres du roi Guillaume de St Patu, nommé par S. Louis. Foulques du Temple était le maître des artisans du bois. Mais en province ? En toutes ces contrées, où depuis deux siècles vivait une architecture originale et différente de contrée en contrée ? L'Église du Mont Saint-Michel fut commencée en 1020, le narthex de Saint-Benoît-sur-Loire vers 1030 comme l'Église de Vignory et l'immense, l'impressionnante église de S. Front de Périgueux. Celle-ci imitée d'une église de Constantinople est à l'origine des églises à coupole du Sud-Ouest, Cahors, Angoulême, Saumur, l'admirable Solignac. Ces églises évoluèrent dès S. Front lui-même très rapidement vers la forme latine allongée ; on peut même observer chez certaines d'entre elles une évolution de la coupole vers la croisée d'ogive. Mais ce sont des églises qui datent du début du XIII^e^ siècle, alors que N.-D. de Paris) avait été entièrement conçue suivant ce système dès le début de sa construction en 1150. Nous pensons qu'on voit dans ces églises à coupoles un essai des architectes habitués à la construction des coupoles pour y adapter la construction sur croisée, car celle-ci était plus simple et demandait moins de pierre, ou de la pierre moins épaisse et moins coûteuse.
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L'évolution de l'architecture pendant les onzième et douzième siècles, soit des débuts de l'art dit roman à l'époque de S. Louis ne peut se juger que par la vue des monuments et les dates d'archives qui nous restent. Car il n'existe aucun document de l'époque pour l'expliquer. Il est certain que l'expérience des architectes s'accrut petit à petit et qu'ils cherchèrent à économiser la pierre. L'adoption en France de la croisée d'ogive et des méthodes pour l'employer au mieux eut certainement cette origine.
Nous ne croyons pas qu'il faille faire des différences aussi tranchées qu'on a coutume de les faire entre l'art roman et l'art dit si faussement gothique : c'est l'art né dans la France royale, on pourrait presque dire dans l'Ile de France.
La grande recherche dès avant l'an mil fut de voûter les églises pour éviter les incendies qui en détruisirent beaucoup et de considérables. Nombre de premières églises romanes de type basilical furent conçues comme les basiliques romaines avec un plafond lambrissé en bois. Seul le sanctuaire était voûté, et comme on multipliait les tentures, les ornements et les cierges, une imprudence entraînait la perte de l'église.
Les uns, gardant le plan basilical rétrécirent la nef principale pour la voûter d'un berceau continu et luttèrent contre la poussée en garnissant les bas côtés de voûtes d'arrêtes à la hauteur voulue. Mais ils supprimaient ainsi tout éclairage de la nef. C'est le cas de l'église S. Savin. Quelque grand artiste qui avait vu l'Orient et peut-être avec l'encouragement de son évêque, imita l'église des Saints Apôtres de Constantinople et se rendant compte que la coupole permettait de couvrir de larges surfaces construisit St-Front de Périgueux vers 1030. Les nombreuses églises de la région ainsi voûtées en sont les filles. Angoulême a 15 mètres de large, Avit Sénieur 16 m 50, Cahors 20 mètres. Tandis que la nef de N.-D. de Paris) n'a que 11 mètres. Vézelay 14 mètres et la plus large, Chartres, 16 m. 50 mais d'axe en axe. Aucune des églises à coupole ne reprit le plan grec : toutes furent des églises en longueur. Elles témoignent de l'intérêt que portèrent leurs architectes à la croisée d'ogive qui dans le même temps triomphait en Île de France. La Cathédrale de Sens fut commencée en 1130 avec la pensée bien arrêtée de la couvrir de croisées d'ogives. Suger commença l'abbaye de Saint-Denis entre 1132 et 1140 avec la même intention. Toutes ces églises profitèrent les unes des autres. Ce sont les églises romanes de Bourgogne (Cluny, Beaune, Vézelay, Saulieu) qui donnèrent l'ordonnance définitive de la cathédrale du XIII^e^ siècle : les progrès de la construction, l'économie de pierre. A Sens l'architecte avait conçu ses voûtes sans croire à la nécessité de les étayer. Mais pendant la construction même, il fallut s'y résigner. Les arcs-boutants sont particulièrement modestes et réussis. C'est un Guillaume de Sens qui partit de là en 1175 pour bâtir la cathédrale de Canterbury en Angleterre, mais ce ne peut être par l'âge qu'un élève de l'architecte de Sens qui en 1130 était déjà un homme fait. Quant à Guillaume de Sens, il tomba d'un échafaudage et revint mourir à Sens en 1180.
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La grande différence entre le style roman et le style dit gothique vient de l'emploi d'un système de proportions différent. Le premier emploie racine de 2. C'est la proportion de la diagonale par rapport au côté du carré. Le lien des deux longueurs est bien nécessaire ; mais c'est un nombre incommensurable qui peut se tracer et non pas se compter. Il échappe à la *quantité* telle que la *mesurent* les hommes. Le second, la section d'or, est dans le même cas. Il peut donner des proportions plus subtiles. La sculpture romane du portail royal de Chartres a été faite sur une architecture dont les ornements sont romans aussi mais qui est dessinée avec le nombre d'or et cela est très sensible.
Ayant eu à travailler dans des monuments d'âge différent, j'ai dû m'adapter aux uns et aux autres, construire et ordonner soit avec racine de 2 soit avec le nombre d'or. La seule fois où j'ai eu toute l'architecture d'une grande chapelle à concevoir, j'ai choisi racine de 2. Mais l'espèce de caisse qu'on me livrait m'y poussa par ses proportions.
Je dis cela pour que des littérateurs ne se montent pas la tête avec ces différents systèmes de proportion : l'essentiel est d'en prendre un et de s'y tenir. La proportion des vides et des pleins est très importante et elle ne dépend pas du système de proportions mais de la construction. Nos premiers architectes romans ont fait peu de vides parce qu'ils apprenaient en même temps à bâtir, et avec des mortiers beaucoup moins bons que les nôtres. Au XIV^e^ siècle on s'est servi à nouveau de racine de 2 (Albi, la Chaise-Dieu, le Portail Sud de Sens) dans les édifices voûtés avec la croisée d'ogives. Les vides y sont très importants et donnent le caractère du gothique. Les architectes du XIII^e^ siècle étaient très expérimentés et très audacieux ; ils agrandissaient les vides pour les nourrir de vitraux très colorés ; leur architecture est liée avec leur décoration. La Sainte Chapelle serait une erreur si les fenêtres eussent été blanches et très claires. Un système de proportion est donc indispensable, mais les moyens de construction, le rapport des vides et des pleins ont eux-mêmes une énorme influence sur le caractère d'un édifice. Et l'esprit religieux ou mystique de l'architecte s'y fera sentir avec une nuance qui se surajoute au système de proportion choisi. Cependant ces systèmes de proportion sont dans les arts pratiques la solution de l'un et du divers qui continue de tarabuster les philosophes. Les solutions plastiques ont donné la preuve de leur excellence. Et elles réussissent à échapper au nombre dans un art où il faut tout mesurer.
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Cet exposé nous ramène à ce que nous voulions faire constater : l'efficacité de ces corporations dont on ne veut pas voir ce qu'elles empêchent : la concurrence impitoyable, la dégradation de l'ouvrier, l'insécurité du travailleur et celle de l'acheteur.
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Mais un autre de leurs caractères est encore moins compris : elles ont été entièrement libres. Personne n'en parle, on ne connaît pas le nom des architectes de ces chefs-d'œuvre, ni celui des sculpteurs, sinon par hasard. Ils se connaissent entre eux : les hommes supérieurs y trouvaient leur place. Ils formaient des élèves qu'ils choisissaient...Ce que ne peut faire le directeur d'une école d'État, ils mettaient rapidement de côté les non-valeurs et instruisaient les hommes capables de leur succéder honorablement. De leurs essais, de leurs calculs, de leurs voyages, de leurs travaux, des luttes d'écoles entre elles, de ce qu'elles se sont apportées les unes aux autres, nous ne savons rien. Ils n'en parlaient qu'entre eux.
\*\*\*
Mais ils se sont imposés au clergé, aux seigneurs, aux rois sans que ceux-ci aient eu à dire quoi que ce soit. Les transformations de la voûte, ou les arcs-boutants, l'abandon ou le choix d'un système de proportion ne les regardaient pas.
Il y eut en toutes provinces des écoles différentes qui se devancèrent tour à tour l'une l'autre. Taine y eût cherché l'influence du climat, des matériaux, de l'époque. Il est très évident que chacune d'elle dépend d'un ou plusieurs hommes supérieurs et de l'esprit de ceux-ci. Les matériaux, le climat, l'époque ne viennent qu'ensuite, parce qu'il faut faire passer l'esprit dans la matière.
Il faut se rendre compte que ces hommes étaient *maîtres d'œuvre* c'est-à-dire *entrepreneurs* en même temps qu'architectes. Ces deux fonctions ne se sont réellement séparées qu'au XVII^e^ siècle. Aujourd'hui les architectes apprennent leur métier de l'entrepreneur qu'ils sont chargés de contrôler. Ils font à leur école des projets pour la société des nations au lieu de commencer par construire des cabanes à lapins. De la base au sommet notre enseignement est faussé par la prééminence de l'école sur l'atelier.
Un esprit singulier, Georges Sorel a bien remarqué ce dont nous parlons dans son livre : *De l'utilité du pragmatisme* (Marcel Rivière éditeur). Il découvre la «* Cité esthétique *» du Moyen Age et il la compare pour son efficacité justement, et pour sa liberté à la «* société scientifique *» du XIX^e^ siècle :
« Au moyen-Age, des corporations ouvrières, au sein desquelles se rencontrèrent quelques individus d'un talent de premier ordre, imposèrent leurs méthodes de bâtir, leurs goûts décoratifs, leur conception de ce qui distingue le chef d'œuvre, aux souverains, aux bourgeois, au clergé. Entre les constructeurs des cathédrales et le monde ecclésiastique il existait une séparation si profonde que la littérature du temps ne nous apprend rien sur l'histoire de l'art gothique ; faute de documents écrits nous mettant sur la trace de ses courants primitifs, les innombrables disputes auxquelles ont donné lieu ses origines sont restées stériles (p. 129).
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L'isolement de la cité esthétique qui a pour conséquence de priver nos archéologues de moyens d'information sur l'histoire de l'art médiéval, a été très utile aux artistes d'autrefois en leur permettant d'avoir une sérieuse indépendance (p. 132). Grâce à son génie traditionaliste la Cité esthétique a pu aborder avec plein succès de gigantesques compositions alors que les hommes qui font profession d'indépendance échouent presque toujours dans de telles entreprises. Certains faits très significatifs montrent qu'elle conservait soigneusement des doctrines antiques... » (p. 135).
Nous citons d'après la deuxième édition (1928) mais ce livre fut écrit avant 1914. Il est intéressant de lire ce qu'il dit de la cité savante. Voici sa page 127 :
« Au milieu de l'effroyable triomphe du matérialisme moral, de la vulgarité artistique et de la sottise sous toutes ses formes, auquel nous assistons, la cité savante attire vers elle les instincts de discipline qui, cultivés par l'éducation classique, se trouvent aujourd'hui sans emploi. Elle se trouve ainsi profiter indirectement du progrès de la démocratie, qui travaille avec fureur à ruiner le prestige des anciennes *autorités sociales*, qui en propageant l'impiété restreint l'empire de l'Église et qui par ses vilaines pratiques électorales, avilit l'État. De véritables lettrés sans se faire beaucoup d'illusion sur la véritable portée de la science, aiment à répandre le respect de la Cité savante qui se consacre comme eux au *travail intellectuel.*
« Ces observations me paraissent suffire pour montrer que la Cité savante constitue une oligarchie dont la solidité n'est probablement pas moindre que si une loi avait groupé les savants dans une corporation privilégiée à laquelle aurait été attribué le monopole des recherches scientifiques. »
Georges Sorel était ingénieur. Mais, au temps où il écrivait, les savants en général rougissaient, du moins en France et peut-être en Europe, de tirer des avantages matériels de leurs découvertes. Ce qu'on appelle la « recherche fondamentale », qui est la véritable science, n'occupe probablement pas plus d'hommes qu'en 1914. Mais les sociétés industrielles ont toutes fondé des Centres de Recherche qui occupent une multitude de techniciens à trouver de nouveaux produits, qui pourraient faire gagner de l'argent. Et c'est ce qu'on appelle maintenant la science. N'y a-t-il pas là quelque chose de la folie orgueilleuse des architectes de la fin du Moyen-Age, perdant de vue le vrai but de l'architecture ? qui est d'être le vêtement de l'Église, la protectrice du Saint-Sacrifice, l'asile du recueillement collectif ou bien la maison où s'élève et s'instruit une famille ?
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Au temps de S. Louis, tout était droit encore, maintenu par l'exceptionnelle grandeur morale du saint roi. Les corporations étaient libres et s'administraient elles-mêmes par les lois qu'elles s'étaient données. Le pouvoir les respectait. Sans doute S. Louis ne connaissait même pas la fourchette. Il piquait les morceaux de fromage du bout de son couteau comme le vigneron qui goûte au bout de son champ. Il saisissait la viande avec ses doigts, comme tout le monde en ce temps. Il s'asseyait par terre sous le chêne de Vincennes pour rendre la justice et les secrétaires faisaient de même. Ils s'agenouillaient, s'embrassaient, se couronnaient de fleurs les jours de fête comme font encore les enfants de mon village pour la fête du Saint-Sacrement et chantaient *A la claire fontaine où je m'en suis allé...*
Ce peuple prétendu si misérable chantait ; toute la journée, en labourant comme en filant, des chansons gaies comme la naissance du printemps, des chansons tristes, si belles qu'elles sont pour l'âme une consolation. Ce peuple comme nous subissait les privations, la maladie et la mort, comme tous les peuples de tout temps depuis le péché originel. Qui a jamais subi plus de désastres que l'Europe centrale il y a trente ans ? Les jeunes ne le savent même pas et font ce qu'il faut pour attirer de nouveaux malheurs.
Mais ce peuple du Moyen Age voulait vivre l'idée du bien qui était en lui. Chacun avec sa propre nuance en était possédé. Le roi en était le modèle. Ce bien était la pacification de l'âme *quoi qu'il advint* et par delà la mort. C'est pourquoi il chantait ; et nous ne chantons pas. Ou bien ce que nous chantons périra sans laisser de trace et sans postérité.
#### Appendice II
La civilisation urbaine qui prévaut aujourd'hui rend incompréhensibles beaucoup d'habitudes d'un temps qui n'est pas tellement éloigné. Voici donc le contrat d'apprentissage de mon grand'père paternel François Charlier. Il avait alors quatorze ans en 1838. Son Père Jean Louis était vigneron à L'Hay. Oui, à L'Hay-les-Roses d'aujourd'hui. Il y cultivait sept arpents de vigne et avait trois fils dont l'un devint horloger à Arpajon, l'autre entrepreneur de maçonnerie à Arcueil-Cachan. Mon grand-père après avoir été tailleur et barbier à L'Hay (la maison existe encore -- je crois -- en face de l'église) finit commissionnaire en moutons au marché de la Villette et conseiller municipal de Pantin.
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Entre nous, Antoine BIDCHOWSKY marchand tailleur demeurant à Villejuif d'une part et Jean Louis CHARLIER vigneron demeurant à l'Hay d'autre part, a été arrêté ce qui suit ; savoir : Moi, Antoine BIDCHOWSKY convient prendre en apprentissage chez moi François CHARLIER fils âgé de quatorze ans pour le temps et espace de deux ans et six mois consécutifs à partir de ce jour pour lui apprendre mon état de tailleur moyennant la somme de cent cinquante francs que le sieur CHARLIER père promet et s'engage à me payer en trois paiements égaux savoir cinquante francs présentement, cinquante francs au bout d'un an d'apprentissage, et cinquante francs au bout de la seconde année et à condition que dans le cas où ledit sieur CHARLIER père retirerait de chez moi ou que son fils en sortirait de sa propre volonté avant d'avoir fini le temps de son apprentissage, à moins qu'il ne fût malade, ledit sieur CHARLIER père non seulement perdra les sommes par lui payées pour ledit apprentissage, mais encore sera tenu de me payer pour forme d'indemnité la somme de cent francs, ce que ledit sieur CHARLIER a consenti, comme enfin de nourrir, blanchir et procurer à son fils tout ce qui lui sera nécessaire pour son entretien pendant tout le temps que durera son apprentissage. Il est enfin convenu et arrêté que le fils CHARLIER pourra s'absenter deux jours de chaque semaine savoir : les mercredis et samedis pendant tout le temps que durera son apprentissage, et sans être obligé à aucune indemnité.
Si de mon côté, je congédie ledit CHARLIER fils avant qu'il ait fini son apprentissage, je serai tenu de payer à son père la somme de cent francs, à moins que ce ne fût pour cause d'inconduite notoire ; dans ce cas il ne sera dû aucune indemnité.
Ledit CHARLIER ne sachant signer offre pour répondant desdites conventions le sieur Louis Marie LEFÈVRE son gendre à ce présent et acceptant de se rendre caution pour l'exécution de tout ce que dessus.
Fait et signé en double entre nous, à Villejuif le vingt-neuf janvier mil huit cent trente-huit.
BIDCHOWSKY L. LEFÈVRE
Beaucoup d'émigrés polonais vinrent en France en ce temps. Le grand père du mathématicien bien connu Lichnerowitz était tailleur à Ambert.
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On remarquera que l'arrière grand père Charlier avait retenu son fils deux jours par semaine vraisemblablement pour l'aider aux champs.
Ce qui donne raison à l'abbé Granereau, qui a exposé ses idées dans le « *Livre de Lauzun *» et récemment dans une brochure *Solution scolaire du problème paysan*. Cette solution repose sur l'alternance de séjour entre la maison scolaire et l'exploitation familiale (une semaine sur deux) mais comportant l'internat pendant la semaine scolaire avec un éducateur spécialisé. De cette manière la vie personnelle des élèves est éveillée et l'exploitation familiale reste en contact étroit avec la vie de la jeunesse et avec sa formation. Cette solution si heureuse répond aux problèmes que nous avons présentés dans les articles précédents : des règles uniformes émanées d'un ministère et s'appliquant à toute la jeunesse sont insensées. La liberté des corporations du Moyen Age pour s'organiser elles-mêmes est une chose enviable car elle est conforme à la nature des choses.
Dans le cas de Jean Louis Charlier, vigneron, il semble que la fille aînée déjà mariée ait dû reprendre terres et vignes. Mais le père tout en gardant de l'aide et faisant apprendre un métier à son fils François tînt à ce qu'il gardât une habitude du travail de la terre et pût s'y faire une place suivant les événements.
La population rurale ne fut jamais en France plus importante que vers 1848. Elle commença à décroître sous le second empire à cause surtout du battage du blé par les manèges ou les machines qui enlevèrent le travail d'hiver aux paysans. Beaucoup durent partir.
H. C.
113:155
### Monnaie et politique
par Louis Salleron
QUAND, le lundi 12 mai, on apprit que le mark était devenu flottant et que le franc suisse était réévalué de 7 %, chacun sentit que cette nouvelle phase de la crise monétaire internationale présentait un aspect nouveau. Mais lequel ?
Il est caractéristique que les articles qu'on put lire alors marquaient tous une sorte de désarroi.
En fait, personne n'arrivait à déceler ce qui se passait exactement et n'osait en tirer des conclusions pour l'avenir.
\*\*\*
On redisait bien que le flot des dollars qui déferlait sur l'Allemagne provenait du déficit permanent de la balance américaine, on redonnait bien les explications traditionnelles, aussi confuses que savantes, sur l'euro-dollar et sa prolifération cancéreuse, mais le cœur n'y était pas, ni l'intelligence. Au fond, les experts comme les autres se posaient la question : mais qu'est-ce qui se passe donc ?
Ce n'est pas moi qui vais donner la réponse à cette question, mais il me semble qu'on peut du moins l'éclairer par le rappel de certains éléments de la réalité monétaire, aujourd'hui trop négligés.
\*\*\*
Il y a, dans la monnaie, deux éléments principaux, que j'appellerai l'élément *naturel* et l'élément *politique.*
L'élément *naturel,* c'est, pour permettre l'échange, la constitution d'un objet tiers qui puisse servir dans tous les cas. Normalement, cet objet a lui-même une valeur, mais il peut être admis par un consensus social, sans relation immédiate avec sa valeur propre, parce que la nécessité l'impose.
114:155
L'élément *politique* n'est que la normalisation de cette nécessité. Le Pouvoir garantit l'objet tiers dans sa valeur reçue, en facilitant ainsi l'usage.
Cependant si le Pouvoir *renforce* le consensus, par la garantie qu'il donne à la monnaie, il peut aussi l'*affaiblir*, quand il détourne à son profit la valeur de la monnaie (mutations monétaires, inflation, monnaie obligatoire, etc.). L'élément *naturel* reprend alors ses droits, les individus redemandant à une monnaie ayant une valeur *réelle* la garantie qu'ils ne trouvent plus du côté du Pouvoir.
Tout cela est archi-connu et figure dans tous les manuels. Toutes les époques de l'Histoire le vérifient surabondamment.
Le *développement de l'État* s'accompagne du développement parallèle du caractère *politique* de la monnaie. Autrement dit la monnaie devient davantage « fiduciaire » à mesure que le Pouvoir politique commande l'ensemble de nos activités.
Le XIX^e^ siècle a réalisé la rencontre parfaite de l'élément naturel et de l'élément politique de la monnaie, en instituant le régime de l'étalon-or.
La monnaie était *réelle*, en ce sens qu'on pouvait toujours échanger des billets contre de l'or. Valeur nominale et valeur réelle coïncidaient.
Elle était *fiduciaire* en ce sens que l'or circulait beaucoup moins que le papier et le crédit, qu'il y avait d'ailleurs une masse de papier et de crédit infiniment supérieure à celle de l'or, et qu'enfin c'était le Pouvoir politique qui garantissait le mécanisme du système en s'y soumettant lui-même. On faisait confiance aux régulations de l'État parce que l'État acceptait la *réalité* monétaire.
Les divers États acceptant tous cette réalité, ils pouvaient être indépendants *politiquement* sans que les échanges internationaux en souffrent. A travers des noms divers, il n'y avait qu'*une monnaie internationale*, puisque toutes les monnaies obéissaient au même système. Les pays les plus puissants, Grande-Bretagne, France, Allemagne, etc., ne garantissaient ce système qu'en intervenant pour le faire respecter.
Le XX^e^ siècle, à partir de la guerre de 1914, a brisé le système. A l'intérieur de chaque nation, le Pouvoir politique était toujours assez fort pour faire accepter sa monnaie, aussi mauvaise fût-elle. Mais dans les relations internationales les pays étaient obligés de payer dans une monnaie qui fût acceptée. Ce ne pouvait être que l'or, des marchandises ou telles ou telles « devises » ayant une valeur réelle. Pratiquement, à travers d'innombrables soubresauts, les monnaies « fortes » devinrent les monnaies-étalons des échanges internationaux.
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Qu'est-ce qu'une monnaie « forte » ? C'est une monnaie qui est considéré comme telle. Et elle est considérée comme telle quand on peut payer partout avec elle, dans une correspondance parfaite de sa valeur nominale à sa valeur réelle, celle-ci étant conçue par rapport à l'or ou à la moyenne des prix.
C'est ici que nous arrivons au fait nouveau de mai 1971.
Une monnaie forte était, jusqu'à présent, une monnaie consistante par rapport aux prix, c'est-à-dire dans les *échanges.* La monnaie était forte parce que le pays qui l'émettait était lui-même fort au plan *financier*, *économique* et *politique* et que *sa puissance rayonnait largement à l'extérieur.*
La livre sterling fut longtemps la monnaie la plus forte du monde parce qu'elle réunissait toutes ces conditions. Quand elle subit une dévaluation en 1931, son empire dans le monde était si grand que rien ne changea pour la plupart des pays. Ils s'alignèrent sur la Grande-Bretagne. C'était une réévaluation de l'or plutôt qu'une dévaluation de la livre. La France, accrochée à l'or, se trouvait dans la situation d'un pays qui eût brutalement réévalué sa monnaie d'un tiers. Il en résulta pour elle une déflation qui la plongea pendant des années dans une crise très dure. Du moins sa monnaie « forte », sur une économie faible, lui assurait-elle quelques avantages compensateurs.
Aujourd'hui la situation du dollar ressemble un peu à celle de la livre en 1931, mais avec des différences substantielles :
1\) La relation du dollar à l'or a été rompue en mars 1968. Quel que soit l'état juridique exact du système (difficile à comprendre), l'or n'est plus qu'une marchandise comme les autres. Le dollar n'est plus convertible, mais de surcroît il bloque l'or, grâce à la puissance politique des États-Unis.
2\) Le dollar, monnaie inconvertible, jouit du prestige *économique* et *politique* des États-Unis, mais non pas d'un prestige financier qu'il n'a jamais eu. J'ignore quel est, actuellement, le pourcentage respectif des transactions internationales en livres sterling et en dollars. Mais les transactions en livres étaient encore considérables il y a peu d'années, par rapport à celles effectuées en dollars, à cause de la qualité du réseau financier britannique et malgré la faiblesse politique de la Grande-Bretagne.
3\) Monnaie inconvertible, le dollar ne vaut que par la puissance économique et politique des États-Unis. Mais cette puissance, qui s'exprimait financièrement, sur le plan intérieur, par des prix très stables, est aujourd'hui mise en question, du moins au plan financier, par une *inflation* égale ou supérieure à celle des autres pays. L'or *interdit ou bloqué* prend donc une valeur relative croissante qui, pour être monétairement virtuelle, n'en exerce pas moins une pression supplémentaire sur l'ensemble des équilibres économiques lié à la monnaie.
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4\) Monnaie *forte* par la puissance économique et politique des États-Unis, le dollar est donc une monnaie *faible* par l'inflation et par la relative incohérence du système financier qui l'accompagne.
5\) Monnaie *internationale* -- toujours par la puissance économique et politique des États-Unis -- le dollar est fondamentalement une monnaie nationale. Le pourcentage infime (5 p. 100 environ) du commerce extérieur américain par rapport à son commerce intérieur laisse le pays indifférent aux avatars étrangers du dollar, ces avatars n'ayant, au début du moins, aucune répercussion sur l'activité du pays, l'absence de relation à l'or ne permettant même pas d'apercevoir quelque modification que ce soit dans l'état de la monnaie.
Tout cela revient à dire que, *pour le moment*, le dollar est une monnaie *irresponsable* (ce qui n'était pas le cas du sterling). Il perturbe sans être perturbé ; il divise sans créer la division aux États-Unis. Les *lois économiques internationales* sont mises en échec par la *loi politique nationale*.
C'est une situation qui ne peut pas durer éternellement. Car les lois économiques internationales seront les plus fortes. Mais des dommages extrêmes peuvent en résulter -- soit que l'Europe divisée se rallie finalement à l'aire monétaire américaine, soit que l'U.R.S.S. vienne « à son secours » (à la suite d'une période de troubles qui aboutiraient à des États indépendants plus ou moins satellites, comme ceux de l'Est).
La solution la plus probable, quoiqu'il ne faille jamais prédire, c'est l'intervention de la Grande-Bretagne, qui jouerait son rôle, à vrai dire naturel, d'intermédiaire entre les États-Unis et l'Europe continentale. Si elle entre dans le Marché commun, par une association qui ne sera jamais une intégration véritable, elle permettra à l'Europe de rester plus ou moins européenne sans être satellisée par l'U.R.S.S. et en laissant à chaque nation sa réalité propre. D'autre part, elle saura mieux que les nations d'Europe traiter avec les États-Unis, en faisant elle-même figure de nation européenne.
Quant à l'or, il rentrera probablement par la petite porte, et peut-être par la grande, dans le système monétaire international.
Le monde n'est pas encore assez uni (s'il doit jamais l'être) pour qu'une monnaie purement *politique* puisse assurer sa stabilité économique.
Louis Salleron.
117:155
### La technique du "problem-solving"
par Thomas Molnar
DANS PLUSIEURS UNIVERSITÉS AMÉRICAINES on a créé récemment des « départements pour résoudre des problèmes », en anglais *problem-solving*, où l'on est censé étudier la solution à apporter à tels problèmes d'abord, ensuite à un ensemble de problèmes du même modèle. Ce petit fait, en soi peu significatif, nous introduit déjà à la compréhension de la mentalité américaine qui croit, *primo*, que toute situation a une solution, *ensuite* que cette situation peut se réduire à des données rationnelles, scientifiques même. L'idée est profondément enracinée dans l'esprit américain, elle fait partie de sa civilisation, et elle exportée dans les autres parties du monde, en Europe en particulier où, à chacun de mes séjours, j'en vois se multiplier les exemples.
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Il y a quelques années on a pensé résoudre le « problème » des graffiti dans le métro, notamment sur les affiches et réclames, en collant sur les parois des affiches vierges, c'est-à-dire des feuilles blanches du même format que les affiches de publicité, invitant les jeunes auteurs à se défouler, à se débarrasser de leurs complexes pour ainsi dire officiellement, sous contrôle. A ce moment-là il ne s'agissait pas encore de slogans politiques, mais plutôt d'obscénités et d'une simple volonté de caricaturer, de déformer, de détruire. Évidemment, personne ne toucha à ces affiches officiellement accueillantes, mais on continua à s'acharner sur les réclames interdites. Ce qui est bien dans la nature humaine, mais contraire aux dogmes en vigueur aux États-Unis, car cela sort du « rationnel ».
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Pourtant, la même chose se reproduit de temps en temps et dans d'autres occasions. Ainsi, depuis que le conflit racial occupe une bonne partie de la scène, des affiches apparaissent dans les autobus et ailleurs, expliquant dans des termes simplistes les raisons pour lesquelles il est stupide de détester les Noirs, les Juifs, les Blancs, les Chinois, les Portoricains. Les termes employés sont tellement enfantins, hypocrites et insultants à l'intelligence que le résultat, si résultat il y a, doit être le contraire de ce qu'on en attendait. En effet, on pourrait se le dire, si les raisons de ne pas détester les membres d'une autre race ne sont que celles qui sont affichées, alors moi je peux leur opposer mes raisons, plus concrètes et plus valables. Bientôt on retira les affiches et on n'en entendit plus parler.
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Mais voilà qu'après les *problèmes* des graffiti et du conflit racial, on a affaire maintenant au *problème* de l'agitation universitaire, autrement sérieux, autrement organisé, autrement destructif. Cependant, le même modèle est suivi : d'abord, on minimise le problème, en cherchant à le réduire (théoriquement) à sa plus simple expression (mais qui en fausse tout de suite les données). Recteurs, doyens et autres responsables maintiennent qu'il ne s'agit que de canulars un peu disproportionnés. Puis on fait tout pour assimiler l'événement au déjà connu, à la trame normale des choses : on met à la disposition des rebelles tout l'appareil de l'université : bureaux, machines à écrire, salle des professeurs, machines à polygraphier, mégaphones, etc. C'est pour montrer que n'importe quelle activité a bien sa place dans l'enceinte de l'école, que tout cela peut créer des inconvénients momentanés, mais qu'au fond rien ne se passe qui ne soit dans l'ordre des choses.
Mais tout comme avec les graffiti, on finit par s'apercevoir que cette méthode ne porte pas de fruits, ou plutôt qu'elle envenime les choses : plus l'administration universitaire est accueillante et cherche à camoufler le sérieux de l'affaire, et plus les rebelles se déchaînent, car à leur « cause révolutionnaire » vient s'ajouter leur mépris pour les autorités. Alors nous sommes témoins d'une légère modification de la méthode : recteurs, doyens et autres responsables se déclarent « aussi révolutionnaires » que les étudiants, et mettent à la disposition de ces derniers absolument toutes les « facilités » de l'institution, y compris la fermeture de celle-ci ainsi que les diplômes de fin d'année, évidemment non-mérités. Le principal semble être de ne jamais se laisser distancer par les radicaux, de *noyer la révolution d'une minorité dans la révolution de tous.*
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119:155
Il est très difficile de dire si cela est en tous points une tactique consciente, un mimétisme imposé ou voulu, une technique de camouflage -- ou simplement lâcheté. D'aucuns diraient qu'il s'agit de la sagesse politique anglo-saxonne, à quoi d'autres répliquent que c'est la preuve plutôt d'une absence totale de convictions. C'est probablement un mélange de toutes ces attitudes. Ce qui est certain c'est que cette façon de *problem-solving* ne fait que colmater les brèches, mais que ces brèches peuvent devenir si larges qu'on sera incapable de les combler. Car même si tel « problème » est « solutionné », les énergies neutralisées de la rébellion grossissent du fait qu'on n'a rien fait soit pour trouver une solution véritable, soit pour réprimer ces énergies qui se défouleraient dans la défaite aussi bien que dans la victoire. Au lieu d'une solution honnête, on cherche donc *à faire dévier les motivations*, à les faire porter *sur des objets neutres.* Je pense à la tactique de la police berlinoise d'il y a quelques années, tactique si évidemment copiée sur l'américaine : en face des étudiants assis à même le pavé à un carrefour du centre de la ville, un agent de police doué de talents comiques s'est mis à leur raconter des histoires drôles, afin, disaient les autorités municipales, de noyer la manifestation dans un gros bon rire. Par la suite on a eu d'amples occasions de pleurer...
L'exemple berlinois n'est qu'un parmi beaucoup d'autres, et le monde, épris d'américanisme, continue à imiter la méthode du *problem-solving* américain. L'ennuyeux est que, pour ne mentionner que cela, les tempéraments varient d'une contrée, d'un climat à l'autre. L'Américain, même le jeune rebelle radical, suit instinctivement son « rôle » : il abuse de sa liberté sachant, obscurément peut-être, qu'au bout de son aventure il sera réintégré dans le système qui l'attend, qui lui fait place, qui le neutralise et l'absorbe. Ailleurs qu'en Amérique ce n'est pas sûr, et même l'Amérique peut nous réserver des surprises. Le *problem-solving* peut se révéler comme un piège, une façon de créer, au lieu de résoudre, les problèmes.
Thomas Molnar.
120:155
### La Havane des esclaves
par Jean-Marc Dufour
C'EST UN ÉVÉNEMENT qui est passé quasiment inaperçu, une initiative de Fidel Castro à laquelle a manqué la publicité habituelle ; une sorte de complice pudeur semble avoir retenu les spécialistes des questions latino-américaines devant cette nouvelle en définitive peu surprenante : le gouvernement de La Havane vient de rétablir l'esclavage. Le texte de la loi a été publié, pour que nul n'en ignore, dans le numéro du 28 mars 1971 du résumé hebdomadaire de Granma, organe officiel du Comité Central du Parti Communiste de Cuba, et diffusé en français, anglais, allemand et naturellement espagnol dans tous les pays du monde civilisé. Cela s'appelle «* La loi contre l'oisiveté *».
Ce n'est pas par désir de frapper l'imagination du lecteur que j'emploie le mot « esclave » : la loi en question organise, ou plutôt achève d'organiser l'esclavage des Cubains selon les méthodes modernes, appliquées en la matière en pays socialiste. Et les lois concernant le travail sont peut-être plus répressives à Cuba qu'ailleurs. Si j'ajoute que Cuba est une île, qu'il est encore plus difficile de s'en échapper que des autres pays du bloc communiste, on se rendra compte du caractère extraordinairement inhumain de la situation faite à la population cubaine.
Que dit la *Loi contre l'oisiveté *? Elle commence par rappeler les « avantages » dont jouissent les travailleurs. « La révolution, dit l'exposé des motifs, en sauvant les richesses nationales, rompant la structure semi-coloniale, abolissant l'exploitation de l'homme par l'homme, et commençant la construction du socialisme, a créé, dans les cités et dans la campagne, aussi bien pour l'homme que pour la femme, des possibilités étendues de travail, et éliminé, en quelques années, le chômage chronique et le « temps mort », ainsi que la pratique de la prostitution et la condition humiliante du service domestique et de la mendicité (...) »
121:155
« Dès lors : sont garantis à chaque citoyen, non seulement le droit au travail et à l'éducation, mais aussi l'assistance médicale, la retraite et la sécurité économique personnelle ou familiale devant n'importe quelle éventualité d'accident, de maladie ou de mort » ; « Dès lors : dans la nouvelle société, en plus d'un droit que l'État garantit, le travail constitue un devoir social qui doit être inéluctablement accompli par tout homme ou femme qui y est apte. » (...)
Ces quelques lignes sont la charte de l'esclavage moderne. En échange de services remplis par l'État (qui ne diffèrent pas essentiellement de ceux que remplissaient les bons maîtres d'esclaves aux siècles passés), le travailleur doit à son patron tout-puissant le travail dont il est capable. La nourriture, le logement, le vêtement, l'éducation (chrétienne et morale hier, marxiste et technologique aujourd'hui) c'était exactement ce que le maître devait à ses esclaves ; c'est ce qu'offre aujourd'hui l'État communiste à ses citoyens. Un bon ou un mauvais maître remplissait plus ou moins ses obligations ; avec l'administrateur d'une « granja colectiva », selon qu'il est bon ou mauvais, les conditions de vie sont convenables ou atroces.
Je n'invente rien : Carlos Rafael Rodriguez a reconnu lui-même, il y a beau temps, que les conditions de vie dans certaines « granjas » étaient, comme disent nos marxistes, « infrahumaines ».
Le texte même de la loi reprend les considérations de l'exposé des motifs : le travail est un droit, l'État veillera à ce que tous les citoyens trouvent du travail ; en contre-partie, le travail est un devoir social pour tous les citoyens aptes physiquement et mentalement : en conséquence l'oisiveté devient un délit. Un délit qui comporte des degrés de culpabilité ; le code cubain innove : il invente « l'état pré-délictuel d'oisiveté » contre lequel sont prises des « mesures de sécurité ». Ressortissent à cet « état pré-délictuel » : ceux qui, n'étant pas étudiants, n'appartiennent pas à un centre de travail ; ceux qui, appartenant à un centre de travail, cessent de travailler pendant plus de quinze jours sans fournir de « cause justifiée » ; enfin, ceux qui, ayant été sanctionnés trois fois pour absence injustifiée, se trouvent en état de récidive.
Les « mesures de sécurité » dont est justiciable le prédélinquant sont graduées ; elles vont jusqu'à « l'internement dans un centre de rééducation » pour une durée qui ne saurait être supérieure à un an. Le plus nouveau, dans ces mesures, c'est qu'elles sont appliquées la plupart du temps « sous la vigilance du collectif ouvrier et des organisations révolutionnaires les plus proches du domicile » (du pré-délinquant). Il s'agit donc en fait de la mise au ban de son quartier du malheureux qui s'est absenté plus de trois fois de son travail.
122:155
Le délit d'oisiveté est le fait de celui qui ne se sera pas soumis aux mesures de sécurité auxquelles il a été astreint, on de celui qui, ayant été soumis à ces mesures, se trouvera par la suite en état de récidive. Sanctions : privations de liberté de douze à vingt-quatre mois, soit que le coupable travaille en dehors du centre de rééducation et rentre y coucher chaque soir, soit qu'il y demeure totalement prisonnier.
Ces dispositions sont énumérées dans les chapitres I à IV de la loi. Le chapitre V expose les circonstances aggravantes, atténuantes ou « exemptantes » (dans cet ordre), les dernières étant uniquement représentées par les incapacités physiques ou mentales. Avec le chapitre VI, la loi devient fine : en voici le premier paragraphe, intitulé « de la dénonciation » :
« Article 12 : Le délit d'oisiveté et les conditions prédélictuelles énumérées aux paragraphes a) et b) de l'article 3 de cette présente loi pourront être dénoncées devant une unité de l'Ordre Public (police), par une organisation de masse ou *par n'importe quelle personne. *»
C'est là que l'on apprécie les progrès réalisés depuis que l'esclavage a été organisé sur une base scientifique : jamais il ne serait venu à l'idée d'un maître d'esclaves des temps révolus de publier un règlement instituant la surveillance des esclaves par les esclaves mêmes et la dénonciation des indisciplinés ou des paresseux par la laborieuse population captive. On voit que le marxisme léninisme cubain a su assimiler et dépasser l'expérience des Kapos dans les camps de « rééducation » allemands et soviétiques. On n'arrête pas le progrès !
#### *Les précédents cubains.*
Cette loi, fruit de la collaboration du peuple et du gouvernement révolutionnaire, n'est que l'aboutissement d'une législation du travail dont la première ébauche peut être trouvée dans la *Loi d'émulation socialiste* promulguée en 1962 par le gouvernement de La Havane. La grande différence de cette *Loi d'émulation socialiste* et de l'actuelle *Loi contre l'oisiveté* tient en ce que la première se composait de deux parties. D'une part, elle prévoyait des récompenses -- honorifiques -- pour les travailleurs exemplaires ; d'autre part, elle réprimait l'absentéisme des ouvriers industriels et agricoles. Il semble bien toutefois que, à l'époque, le gouvernement cubain ait plutôt fait confiance à l'enthousiasme révolutionnaire supposé des travailleurs -- les mesures de répression ne venant que sanctionner des accidents.
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Les sanctions prévues pour les « fautes contre la discipline du travail » reflétaient le désir d'en appeler à la conscience de classe. Elles débutent, pour les trois premières (« entrées ou sorties en dehors de l'heure normale ») par une simple admonestation devant les camarades de travail et l'affichage de la sanction sur les tableaux muraux de l'entreprise, (ces entrées et sortie anormales devant s'être produites plus d'un quart d'heure après ou avant l'heure fixée). Les peines prévues pour les cas de récidive, ou pour de plus nombreuses altérations de l'horaire de travail, ou encore pour des absences plus importantes, s'élevaient progressivement : perte d'une demi-journée de salaire, perte d'une journée de salaire, perte du repos hebdomadaire, suspension du travail et du salaire, transfert du coupable à un autre poste dans la même entreprise ou dans une autre entreprise. Jamais, n'était prévue, -- dans la *Loi d'émulation socialiste,* l'application de travaux forcés pas plus que la mise en surveillance, sous le contrôle de la population et des « organisations de masse », d'un éventuel « coupable ».
Parallèlement à cette loi, d'autres mesures étaient prises pour normaliser le travail et maintenir « la force basique de travail » nécessaire dans chaque exploitation industrielle ou agricole.
Le « serf » cubain se trouvait attaché à sa terre, et l'ouvrier à sa machine.
« Qu'adviendrait-il de l'industrie, camarades, s'écriait Carlos Rafael Rodriguez, si chaque jour les ouvriers de l'industrie du tabac, ou de l'industrie chimique, ou de l'industrie du caoutchouc en se levant le matin -- ou en se couchant le soir -- décidaient alors dans quelle usine ils iraient travailler ? « Aujourd'hui je ne travaillerai pas au caoutchouc, j'irai travailler dans la construction, demain j'irai dans le tabac, et après-demain j'irai travailler dans une filature ». Cela n'est pas logique. On ne peut pas non plus travailler de cette manière dans l'agriculture. » (...)
« Par conséquent, en rédigeant les statuts, pour normaliser le travail dans les *granjas* sucrières, il faudra établir que ceux qui s'absentent systématiquement de la production pour aller travailler ailleurs, perdront le droit d'être considérés comme travailleurs permanents de leur centre de travail. »
Il restait cependant aux ouvriers cubains un recours devant l'omnipotence de l'État : les commissions de réclamations. Ce fut Che Guevara qui se chargea de liquider ces organismes.
« Les commissions de réclamations sont une tranchée que la révolution a créé pour se maltraiter elle-même. (...) Les commissions de réclamations sont une entrave qui crée des contradictions et, de recours juridiques en recours juridiques, naissent les longues formalités bureaucratiques. »
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C'est dans le même discours que Che Guevara résumait en sept mots le destin des syndicats ouvriers :
« Le destin des syndicats est de disparaître. »
#### «* L'essentiel c'est de produire... *»
C'est encore là une phrase de Che Guevara ; c'est la clef de toute la politique sociale cubaine. Il ne faut pas croire que c'est par un malin plaisir que Fidel Castro et ses compagnons ont transformé Cuba en un bagne. Rien n'était plus éloigné de leur pensée lorsqu'ils prirent le pouvoir. Tout devait aller pour le mieux dans une douce anarchie, on arrachait la canne à sucre pour « diversifier les cultures », mais on justifiait aussi ces mesures aberrantes par des considérations esthétiques ; on stigmatisait la tristesse de ces champs monotones de canne, on chantait ; la nature primitive, les arbres disparus, par suite de la monoculture capitaliste destructrice du pittoresque et du beau.
A cet amour de la nature « d'avant la chute », cette croyance en la bonté naturelle de l'homme, se mêlaient une confiance romantique dans les vertus du « socialisme » et l'espoir que l'U.R.S.S., patrie des travailleurs et mère des miracles économiques, saurait débrouiller l'écheveau compliqué des contradictions cubaines. Tout devait s'arranger, parce qu'une « si belle révolution ne pouvait échouer » et parce que « Cuba n'était pas seule ». Il y avait derrière elle Krouchtchev, ses fusées ; les États socialistes, leur industrie ; la Chine, ses centaines de millions de fanatiques. Et puis, en fait, rien ne s'arrangea.
Les désillusions se sont succédées : l'enthousiasme révolutionnaire se révéla aussi destructeur que la guerre civile sinon plus ; l'incompétence des administrateurs épuisa les réserves ; les démocraties populaires se révélèrent des partenaires sans scrupules : la Yougoslavie refusait de vendre à Cuba socialiste les armes qu'elle offrait au rabais à Cuba de Batista ; la Tchécoslovaquie liquidait ses vieilles ferrailles baptisées usines, au prix fort ; l'Union soviétique démontrait son retard technologique : les experts russes s'avouaient incapables de faire fonctionner les usines construites par les Américains. Tout cela fut couronné par « l'affaire des fusées » : Moscou cédant -- en apparence tout au moins -- devant les exigences de Washington, et la rupture sino-soviétique qui s'en suivit, ou qui devint publique à cette occasion. L'immense mirage ronge se résolvait en petites mares croupissantes peuplées de grenouilles bavardes.
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Enfin il fallut payer. Toute cette « aide » était -- sauf les armes -- comptabilisée, et Cuba devait trouver les devises ou les matières premières qui lui permettraient de rembourser ses généreux amis.
C'est ce qui, sur le plan matériel, eût dû justifier cette mobilisation de la main-d'œuvre cubaine, sa prolétarisation -- présentée comme un progrès lui permettant de prendre conscience des nécessités économiques de l'Ile. Le bagne était l'antichambre du paradis. Il n'y eut pas de paradis, mais il y eut le bagne. Et les faillites simultanées de tous les secteurs de l'économie.
#### *Le prix d'un échec.*
Il s'agit bien sûr de l'échec de la fameuse « zafra des 10 millions » de 1970, autrement dit de l'impossibilité où s'est trouvée la Cuba castriste de produire dix millions de tonnes de sucre ; ce qui, selon Fidel Castro, engageait « son honneur révolutionnaire ».
Cette « zafra », ne fut pas comme on le croit trop souvent une improvisation de la dernière heure destinée à pallier le manque de devises fortes. Une telle affaire ne peut pas d'ailleurs être lancée sans préparation. Dans le cas présent, il y eut quatre et peut-être six ans de préparation. Six ans, si l'on tient compte du discours prononcé le 24 janvier 1964 par Fidel Castro lors de son retour d'U.R.S.S., dans lequel il fixa pour la première fois cet objectif à l'agriculture cubaine ; quatre certainement, si l'on prend pour point de départ la réunion qui eut lieu à Santa Clara en 1966 et groupa les plus importants responsables de l'économie cubaine ; c'est là, selon le correspondant à Cuba de l'*Unita*, que Raul Castro aurait proposé de militariser l'économie, ce qui fut, à l'époque, écarté.
Pendant les trois ans, entre 1966 et 1970, une série de travaux importants furent entrepris qui devaient, en principe, permettre de porter la production de sucre des 5.261.000 tonnes (qu'elle atteignait en moyenne depuis l'arrivée des castristes au pouvoir) jusqu'au chiffre fixé par le *Lider maximo.* Investissements industriels d'abord : il s'agissait de moderniser les sucreries, les « ingenios » et de les mettre en état de broyer la quantité de canne à sucre nécessaire. Investissements agricoles : remplacement des espèces de canne anciennement cultivées par d'autres fournissant des rendements de sucre supérieurs ; extension des zones cultivées. Investissements de travaux publics : routes, barrages, système d'irrigation, etc.
126:155
Tous ces investissements étaient d'un coût élevé. Deux économistes marxistes -- Léo Huberman et Paul M. Sweezy -- en estimaient le prix dans leur livre « Socialisme in Cuba » à *un milliard de dollars.*
A quoi il faut ajouter que *ce milliard de dollars est investi pour une année,* car le rendement de la canne à sucre diminue à mesure que les pieds vieillissent : de 100 la première année, il passe à 60 la deuxième, 45 la troisième, 35 la quatrième, etc. C'est d'ailleurs ce qui arrive actuellement à Cuba : si la récolte de 70 n'a pas produit les 10 millions de tonnes escomptés, celle de 71 (fixée à 7 millions par Fidel Castro) n'y atteindra pas. Dans ses dernières déclarations (*Monde* du 4 mai 1971), Castro a déjà prévu que la *zafra* ne produirait que 6,5 millions ; et nous ne sommes pas encore à la fin de la récolte.
Pour parvenir à effectuer cet immense effort, le gouvernement cubain avait demandé à la population des sacrifices qui, eux, ne peuvent être chiffrés. Le travail harassant n'a pas seulement été celui de la « zafra » elle-même -- coupe, transport, broyage de la canne à sucre --, mais également celui qui a permis d'épargner au maximum les devises trop rares, en les remplaçant par la peine des hommes. C'est aussi le sacrifice de tout ce qui n'était pas strictement indispensable. En conséquence de quoi les rations alimentaires cubaines sont encore aujourd'hui ce qu'elles étaient, il y a neuf ans, au moment où fut instauré le rationnement, quand elles n'ont pas été réduites -- comme la ration de sucre ! et celle du tabac !
C'est à cause de cette zafra démentielle que René Dumont a pu observer « les enfants parfois vêtus d'un bout de sac et les filles honteuses de leurs loques », et que les visiteurs récents -- reportage paru dans le *Tiempo* de Bogota et dont l'auteur était membre d'une équipe sportive colombienne ayant disputé une rencontre à La Havane -- ont pu remarquer comme le même René Dumont le délabrement et la ruine des immeubles de La Havane (d'après Dumont le phénomène serait étendu à toute l'île).
Ce furent les nécessités de cette zafra qui entraînèrent la « mobilisation de toute la force de travail » et conduisirent à la disparition des derniers artisans subsistant : réparateurs de vélos, marchands de frites (là-bas, de beignets : les *churros*), et « nécessitant » la fermeture des bars et cafés.
Et cela avec toutes les répercussions que l'on pouvait prévoir : « A Santiago, avouait Fidel Castro, sous prétexte de la zafra, on a fermé jusqu'au dernier bar. Résultat : une sorte de loi de prohibition. En conséquence on commença à fabriquer un alcool, l'alcool de réverbère, et à y mêler diverses autres choses ; et ils obtinrent alors une sorte de produit, d'un type... ».
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Tout fut jeté dans la bataille : les hommes valides furent « volontaires » pour quitter leur travail habituel et aller couper la canne. Volontariat sujet à caution : « Bien sûr que nous sommes volontaires, déclarait l'un de ces travailleurs ; mais, si nous ne le sommes pas, nous aurons les plus mauvais postes à l'usine ». Ce système se révélait, à l'usage, ruineux et hasardeux. « Un bon ouvrier coupera 3,5 à 4 tonnes de canne par jour, note René Dumont, les élèves des écoles d'agriculture, psychologiquement préparés, 1,5 à 1,8 tonne ; les autres adolescents : à peine une tonne ; les meilleurs citadins : 500 kg ; les autres : 250 à 300 kg, surtout s'il s'agit de bureaucrates ou d'intellectuels... ». A quoi il faut ajouter que cette main-d'œuvre mal ou non-entraînée coupe la canne maladroitement et que les récoltes à venir s'en trouvent compromises.
En définitive, il fallut bien convenir que l'échec était complet : le rendement à l'hectare des plants nouveaux était inférieur à celui de la grande « zafra capitaliste » de 1952 ; le pourcentage de sucre dans les cannes, inférieur lui aussi ; les usines modernisées tombaient en panne et n'arrivaient pas à extraire *des mêmes cannes* autant de sucre que les vieux « ingenios ». Il avait fallu pour assurer le broyage de la canne coupée et pour ne pas laisser chômer les équipes de coupeurs -- chaque fois qu'un « colosse » tombait en panne 40.000 ou 50.000 coupeurs se trouvaient obligés de s'arrêter -- construire une voie de chemin de fer (projet abandonné en cours de réalisation), mobiliser tous les camions disponibles, utiliser les chars à bœufs pour transporter la canne vers d'autres centrales sucrières plus ou moins embouteillées.
S'additionnaient : le prix de l'essence, le coût de milliers de kilomètres de routes nouvellement ouvertes, et le retard que ces perturbations entraînaient dans le reste de l'économie cubaine.
#### *Les aveux et les conséquences.*
La « zafra » de 1970 fut suivie d'une crise dont on n'a pas fini de mesurer l'ampleur. Sur le coup, dans l'état dépressif où il se trouva consécutivement à l'obligation d'avouer que les sacrifices et les efforts gigantesques consentis par le peuple cubain n'avaient pas permis d'atteindre l'objectif fixé, Fidel Castro en vint à dire tout ce qui avait été jusque là soigneusement caché. Il ne faut pourtant pas se laisser prendre à cette subite humilité. Ceux qui suivent depuis assez longtemps le déroulement de la révolution cubaine se souviennent du discours prononcé par Castro pour annoncer l'instauration du rationnement.
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« Nous sommes honteux » criait-il, battant sa coulpe devant les micros de la radio et les caméras de la télévision. Cela ne l'a pas empêché de poursuivre exactement comme par le passé son entreprise démentielle.
Il faut, toutefois, prendre son bien où on le trouve et les aveux passés à cette occasion sont trop précieux pour être négligés.
D'abord, au lendemain de l'échec, un premier aveu.
« Il faut dire une chose fondamentale pour ce problème des dix millions, c'est que cette bataille, ce n'est pas le peuple qui l'a perdue. (...) Cette bataille, c'est nous qui l'avons perdue, nous autres. L'appareil administratif et nous autres, les dirigeants de la révolution. »
Ce morceau d'éloquence fut repris dans le discours du 26 juillet, mais ce qui constitue le principal intérêt de ce discours est que toute l'économie cubaine y est impitoyablement passée au crible, toutes ses déficiences exposées, toutes les fautes d'organisation dénoncées.
« Je répète que nous avons été incapables de livrer ce que nous appelions la bataille simultanée, déclare-t-il.
« Et, effectivement, l'effort héroïque pour élever la production, pour augmenter le pouvoir d'achat de Cuba, s'est traduit en déficits de notre économie, dans la diminution de la production dans d'autres secteurs et, en définitive, par un accroissement de nos difficultés. »
Effort héroïque ? Oui, de la part des travailleurs cubains qui, selon Fidel Castro lui-même, avaient travaillé 15 et 16 heures par jour au cours de la zafra. Déficit de la production cubaine ? Oui encore, et dans tous les domaines.
Viande de boucherie : les difficultés des transports conduisent à la pénurie dans les provinces d'Oriente, de Matanzas et de La Havane -- à noter que la seule province de La Havane contient près du quart de la population cubaine.
Lait : production de 1970 inférieure de 25 pour cent à celle de 1969. D'où une augmentation notable des importations de lait en poudre.
Pêche : retard de 22 pour cent sur le plan.
Ciment : situation identique à celle de 1969, mais inférieure de 23 pour cent à celle de 1968.
Machines agricoles : livraisons -- jusqu'au mois de mai -- représentant seulement 8 pour cent du plan.
Fertilisants : retard de l'ordre de 32 pour cent.
Électricité : coupures de courant devant aller en s'aggravant. Rayonne : situation critique. Papiers et cartons : retard dû aux difficultés de transport. Bouteilles : il a fallu importer pour deux millions de dollars de bouteilles de médicaments. Pneumatiques : 50 pour cent du plan. Accumulateurs : 33 pour cent du plan seulement.
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Chaussures de cuir : le plan prévoyait une production de 14 à 15 millions de paires ; de janvier à mai il s'en est fabriqué un million.
Textiles : retard de 16 millions de mètres carrés. Savons et détergents : retard d'environ 32 pour cent sur le plan.
Suit -- sans pourcentage -- la série des diminutions dans les produits alimentaires : *viandas* -- ce sont les bananes à cuire, la malanga et autres tubercules -- légumes ; fruits ; viande de volaille et de boucherie ; graisses et haricots ; sodas -- par manque de bouteilles -- bière et boissons alcooliques ; tabac : « par suite de l'augmentation de la demande et du manque de disponibilités agricoles, ce produit a dû être rationné ».
Le commerce extérieur est en régression « à cause des retards dans la conclusion des contrats, des difficultés pour avoir des navires disponibles pour le transport des importations et des exportations, de la situation critique de la manutention dans les ports ».
Vient ensuite un passage plein d'aveux -- encore -- et de roueries ; il fit crier les admirateurs de Fidel Castro, prétendant que Fidel avait offert au peuple de le remplacer. En réalité, il n'en était rien :
« Nous allons commencer par signaler, en premier lieu, notre responsabilité à nous tous, et en particulier la mienne. Je ne prétends pas, et encore moins, dénoncer des responsabilités qui ne m'incombent pas, à moi aussi et à tous les dirigeants de la révolution. (Applaudissements). C'est accablant, mais ces autocritiques ne peuvent facilement s'accompagner de solutions conséquentes. Le mieux serait de dire au peuple : cherchez un autre. Même : cherchez-en d'autres. (Cris de : Non !) Ce serait mieux. En réalité aussi, de notre part ce serait de l'hypocrisie.
« Je crois que nous autres, les dirigeants de cette révolution, nous avons coûté beaucoup trop cher en apprentissage. Et malheureusement notre problème -- non lorsqu'il s'agit de remplacer les dirigeants de la révolution, car le peuple peut les remplacer quand il veut ! au moment qu'il veut ! et à l'instant même s'il le veut ! (Cris : Non ! et Fidel ! Fidel ! Fidel !) un de nos problèmes les plus difficiles, c'est que nous payons un lourd héritage, en premier lieu celui de notre propre ignorance. »
L'une des premières conséquences de l'effondrement de l'économie cubaine, dont la plupart du temps on n'a pas souligné le caractère odieux, fut la nouvelle réglementation concernant les achats d'équipement ménager. Le même sportif colombien dont nous avons cité plus haut l'opinion, Humberto Jaimes, explique dans le *Tiempo* du 15 avril comment s'en faite la répartition :
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« Actuellement, on a établi un système spécial pour la vente des bracelets-montre et des appareils électro-ménagers. Les montres ne peuvent être achetées qu'en passant par les assemblées des centres de travail, où on procède à une étude du rendement et du comportement du candidat pour établir si oui ou non il mérite d'avoir une montre.
« Pour chaque deux cents travailleurs est attribué un lot d'instruments d'usage domestique : un petit frigidaire, deux cocottes-minute, un appareil de télévision, un ventilateur, qui sont distribués par le même système d'adjudication que les montres-bracelets. »
L'application d'un tel système dans la France d'aujourd'hui conduirait à réserver l'achat et l'installation de moyens de chauffage aux seuls membres de l'U.D.R., car un frigidaire est aussi nécessaire à Cuba, où le climat est tropical, où les distributions d'aliments périssables se font avec la fantaisie tragique de l'économie socialiste, qu'un radiateur à Paris) au mois de décembre. Quant au ventilateur-fantôme ! cette distribution au milli-compte-goutte m'a rappelé le temps où je me trouvais à La Havane. On y jouait une pièce -- *Aire Frio --* justement basée sur les malheurs d'une pauvre fille qui, sous l'odieux régime de Batista, ne parvenait même pas à acheter un ventilateur ! J'en conserve pieusement le texte dans ma bibliothèque.
Tout cela pourtant n'était que palliatifs. A une crise aussi étendue, il fallait trouver une solution d'ensemble, c'est à quoi les dirigeants cubains, Fidel Castro en tête, s'occupèrent dans les mois qui suivirent. D'une part, on assista à une nouvelle mobilisation -- au sens militaire du mot -- de la population : développement des C.D.R. -- Comités de Défense de la Révolution -- des organisations de masse, de la Fédération des Femmes Cubaines ainsi que de ce qui restait des syndicats, bien que, et Fidel Castro le souligne, certains de ses compagnons « n'aiment pas ce mot ». Le gouvernement cubain adopte ainsi les solutions préconisées dès octobre 1969 par Armando Hart dans un discours aux jeunes techniciens de la canne à sucre. La dispersion des ouvriers n'était plus possible avait affirmé Hart ; le socialisme impose nécessairement la concentration des travailleurs en camps de travail. Pourquoi ? Pour élever la production grâce à un endoctrinement plus poussé, « à un accroissement du travail politique ».
Cette militarisation entraîne des conséquences que notre pauvre imagination a peine à soupçonner. *Le service militaire obligatoire commence à l'âge de quinze ans :* « Il faudra donc, précise Castro dans son discours du 13 mai 1969, réviser la conception du « mineur ». Si, à seize ans un jeune peut faire son service militaire, mourir pour la patrie, pourquoi, s'il commet un délit, n'aurait-il pas de responsabilités pénales ? »
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Autrement dit, puisque la loi cubaine prévoit la peine de mort pour les « sabotages » et les vols, les « saboteurs » de seize ans seront eux aussi fusillés. Ce n'est pas sans raison que j'ai mis le mot « sabotage » entre guillemets ; une citation de René Dumont est, sur ce point, instructive :
« Quatre-vingts tracteurs soviétiques sont arrivés en Oriente au printemps 1969, munis de leurs phares pour le travail de nuit. Les tractoristes de service la nuit sont souvent hébergés en baraquements surpeuplés, mal aérés, en plein soleil, bruyants, où il est difficile de bien se reposer durant la journée. Pour éviter de travailler de nuit, certains d'entre eux ont alors dévissé et noyé dans les canaux les phares de ces tracteurs. Il ne s'agit pas là de travail de la C.I.A., de sabotage pro-américain ou contre-révolutionnaire, mais d'une simple réaction d'autodéfense de gens surmenés ; de *résistance au pouvoir* ([^21]) quand celui-ci demande des efforts que certains, s'ils ne sont pas héroïques, jugent excessifs et surtout mal récompensés. »
Et, quelques lignes plus bas, René Dumont, parlant « de la résistance passive d'une fraction croissante des masses laborieuses, rurales et urbaines », ajoute : « la répétition incessante de gâchis leur fait désormais craindre que les sacrifices toujours croissants n'aboutiront qu'à une misère plus accentuée ».
Dès lors, il devient obligatoire, et c'est l'un des objectifs des mesures renforçant les « organisations de masse » comme c'en est un de la *Loi contre l'oisiveté,* de faire surveiller la population par la population.
#### *La notion de* «* plustrabajo *»*.*
Parce qu'il ne faut pas croire que le temps des projets gigantesques soit révolu. La « Zafra des dix millions » fut un prodigieux gâchis ; celle de cette année s'essoufle ; l'industrie reste telle que l'a décrite Castro ; l'agriculture accumule les gaspillages, les incompétences et les sottises, -- le livre de René Dumont : *Cuba est-il socialiste ?* qu'il faudrait pouvoir reprendre page par page en fourmille d'exemples -- la « nouvelle classe » satisfaite vit en parasite sur un peuple affamé ; tout cela n'empêche pas les délires de continuer.
Car il y a une « nouvelle classe ». Techniciens du parti, spécialistes des plans inapplicables, organisateurs « scientifiques » de l'irréel. Je ne puis malheureusement citer longuement l'article d'Isy Joshua, collaborateur du professeur Bettelheim -- marxiste avéré -- paru dans *Problèmes de planification* de novembre 1967. En voici pourtant un extrait :
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« Le plan annuel de l'agriculture d'État, à Cuba, présente une nette tendance à l'irréalisme et doit évidemment être modifié en cours d'exécution pour s'adapter à une situation changeante. L'irréalisme initial du plan n'est pas, loin de là, la seule raison de ces modifications. Des conditions de sol non prévues, des variations climatiques, des transferts d'objectifs de production d'une ferme à l'autre, des retards dans la préparation des terres, etc., contribuent à modifier le plan... quelquefois, ces modifications sont si nombreuses et si importantes qu'il devient impossible de refaire chaque fois le plan. On se contente alors d'élaborer des « extra-plans », des plans opératifs ou des additions aux programmations d'activités. La multiplication de ces plans opératifs ou additions aux programmations, de ces « extra-plans », entraîne à son tour, assez souvent, l'abandon de toute planification, de toute programmation... »
Tout ces gens-là vivent bien. Tandis que la voisine de la femme de ménage de René Dumont attend depuis deux ans le poulet supplémentaire alloué aux femmes enceintes, « partout, constate de son côté K.S. Karol racontant un voyage à Cuba, nous nous retrouvions ensuite devant des menus quasi identiques, composés de poulets rôtis ou de steaks généreusement servis. A Cienfuegos, pourtant, nous avions eu droit à un copieux -- et excellent -- plat de langoustines frites. » La ration de viande du Cubain moyen est pendant ce temps de 1 kg 5 par mois, trente grammes par jour.
Et lorsque le même Karol fit remarquer que ce système de consommation était franchement « élitaire » on lui répondit : « si nous distribuions à tout le monde les produits réservés au secteur gastronomique, personne ne s'en apercevrait ; cela ne suffirait pas à augmenter sensiblement les rations. »
Aussi ces gens bien nourris ne sont-ils pas à court d'idées. *Granma* du 17 avril en fournit la preuve, en première page, par un titre : « *Fidel explique le nouveau plan de construction massive d'appartements ; la solution prévue a pour base l'utilisation fondamentale comme constructeurs des ouvriers des centres de travail compris dans le plan. *»
Fidel y était allé de son discours dont nous n'avons, hélas, qu'un résumé. Il rappela, précise-t-on, que depuis la promulgation de la Loi de Réforme Urbaine -- cette fameuse Réforme Urbaine qui émerveillait les progressistes de tout acabit -- on avait occupé les habitations vacantes et que le travail post-révolutionnaire de construction de logements avait été très réduit. Il rappela encore que les quelques milliers de logements construits ajoutés aux habitations de ceux qui avaient quitté l'île ne parvenaient pas à satisfaire actuellement la demande croissante, la population étant passé de six et demi à huit millions d'habitants. Il faudrait environ cent mille logements neufs par an.
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Alors surgit l'idée : on résoudrait le problème du logement grâce à « une solution de masse » ; la construction des maisons serait faite par les propres ouvriers qui fourniraient un « plustrabajo » un surplus de travail, et grâce à ce « sobreesfuerzo », ce super-effort, le gouvernement cubain aurait le mérite d'avoir logé les sans-logis. Comment serait réalisé ce « super-effort » ? « Fidel précisa le concept et dit que, fondamentalement, les centres de travail devraient détacher la « force de travail constructrice » tandis que les ouvriers restants accroîtraient leurs efforts pour remplir le vide laissé par ceux qui partaient pour les travaux de construction. » Le reste des modalités importe peu.
#### «* Les poètes cubains ne rêvent plus... *»
A la dictature, il faut l'approbation ou le silence. Si Fidel Castro veut en plus « l'enthousiasme révolutionnaire des masses », il préfère le silence des intellectuels. Les semaines qui viennent de s'écouler nous en ont apporté la preuve. Jusqu'à présent la révolution cubaine avait joué un jeu plus subtil, la création de la *Casa de las Americas,* les prix qu'elle déversait en Amérique latine, la tolérance accordée à l'art abstrait, -- malgré les canons du réalisme socialiste -- lui avaient valu le renom, dans les milieux intellectuels latino-américains et même mondiaux, de régime ouvert aux tendances littéraires les plus diverses. L'arrestation, puis l'autocritique d'Heberto Padilla viennent de ruiner d'un coup cette réputation.
Je dis tout de suite ma surprise : Heberto Padilla fut arrêté en même temps qu'un photographe français, dont j'ignore tout, qui avait commis le crime de fréquenter des intellectuels non-castristes et d'avoir voulu quitter Cuba en emportant quelques textes non-orthodoxes. Ce garçon a été, depuis lors, complètement oublié par la presse française. Aucun des spécialistes de la pétition et du manifeste n'a réclamé sa libération, aucune inscription sur les murs ne proteste contre le sort qui est le sien. Lorsque M. Juan Arcocha, qui connaît fort bien les méthodes du régime de La Havane, écrit dans *Le Monde* qu'une seule explication est possible à l'autocritique de Padilla, c'est qu'elle a été écrite sous la torture, personne ne pense à ce Français qui est resté dans les mains des bourreaux.
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L'arrestation d'Heberto Padilla n'est qu'un des aspects de la répression qui frappe à l'heure actuelle les intellectuels indépendants. Je ne crois pas que la presse française ait signalé les incidents qui se sont déroulés à l'Université de la province d'Oriente. Fidel Castro s'y heurta à un groupe d'étudiants qui n'hésitèrent pas à le traiter d'autocrate. La riposte ne se fit pas attendre : l'Université fut fermée, ce qui implique que tous les étudiants inscrits furent, en raison de la loi contre l'oisiveté, versés immédiatement dans des centres de travail. Les meneurs furent envoyés dans des camps spéciaux de rééducation, ceux là mêmes qui portaient il y a quelque temps le nom gracieux de « Eucalyptograd ».
Après l'autocritique d'Heberto Padilla, (où le pauvre René Dumont est traité d'agent de la C.I.A. !) on ne peut que recopier ses « Instructions pour être admis dans une nouvelle société » :
« *Premièrement : l'optimisme.*
*En second lieu, être correct, circonspect, soumis.*
(*Avoir subi toutes les épreuves sportives*)
*et pour finir, marcher*
*comme fait tout un chacun des membres :*
*un pas en avant,*
*deux ou trois pas en arrière :*
*mais toujours en applaudissant. *»
Et il écrivait encore :
« *Les poètes cubains ne rêvent plus*
(*ne rêvent plus même la nuit*)
*Pour écrire seul à seul avec eux-mêmes*
*ils vont fermer la porte... *»
Il aurait dû savoir qu'à Cuba, comme toute chose, les serrures sont de mauvaise qualité.
Jean-Marc Dufour.
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### La question basque
*Une lettre de Paul Sérant\
et la réponse de Jean-Marc Dufour*
Paul Sérant, qui est notamment l'auteur d'un ouvrage intitulé *La France des minorités* (Laffont 1965) et d'un autre sur *La Bretagne et la France* (Fayard 1971), nous a adressé la lettre suivante :
Monsieur le Directeur,
L'article fort intéressant et documenté de Jean-Marc Dufour sur *Les torturés de Socoa* que vous avez publié dans le numéro d'avril d'*Itinéraires* appelle de ma part quelques remarques que je vous serais reconnaissant de soumettre à vos lecteurs.
Tout d'abord, Jean-Marc Dufour me paraît aller un peu loin lorsqu'il écrit à propos de la position des Basques dans la guerre civile espagnole de 36-39 : « Les Basques et leur clergé préféraient une Espagne athée à une Espagne centralisée ». Profondément catholiques, les Basques ne pouvaient que déplorer la montée de l'anticléricalisme et de l'athéisme dans la République espagnole. Mais la République leur accordait l'autonomie, tandis que le movimiento franquiste ne voulait voir en eux que « des Espagnols comme les autres » (comme les autres, mais un peu suspects quand même). Les Basques n'ont pas combattu pour l'idéal politique de la République espagnole, ni même pour cette République en tant que telle : ils ont combattu pour leurs libertés ce qui est bien différent.
L'une des quatre provinces basques d'Espagne, la Navarre, refusa, il est vrai, de suivre le gouvernement d'Euskadi : elle se rallia à Franco au nom de l'idéal carliste, en espérant que le franquisme victorieux renoncerait à son centralisme. La suite des événements devait lui apporter à cet égard une amère déception.
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Il est exact qu'une partie des jeunes militants basques est maintenant gagnée au marxisme. On doit le déplorer, mais on doit aussi comprendre que cette évolution n'aurait pas eu lieu si les démocraties libérales avaient montré quelque attention au problème basque. Il n'en a rien été. Les démocraties ont dénoncé les principes généraux de l'État franquiste, et parfois de la façon la plus démagogique, mais elles se sont désintéressées des problèmes ethniques de la péninsule ibérique aussi bien que de ceux qui pouvaient se poser chez elles. Dans ces conditions, les jeunes nationalistes basques étaient naturellement portés à croire que seule la révolution dont les responsables marxistes leur proposaient le schéma pourrait assurer le triomphe de leurs revendications, bien que celles-ci n'aient, en elles-mêmes, aucun caractère proprement marxiste. Nous avons connu pendant l'occupation des jeunes Français qui s'engagèrent dans les F.T.P. à direction communiste, sans être communistes pour autant, mais parce qu'ils avaient le sentiment d'adhérer au mouvement de résistance le plus dynamique et le plus efficace. L'évolution que l'on constate actuellement au Pays Basque et dans d'autres minorités ethniques d'Europe occidentale procède d'un « confusionnisme » analogue, que le contexte général explique, s'il ne le justifie pas théoriquement.
Cela étant, je tiens à préciser que le programme du mouvement nationaliste basque de France *Enbata --* dont j'ai exposé les grandes lignes dans mon livre *La France des Minorités* -- n'a aucun contenu marxiste ou gauchiste. Les circonstances ont amené *Enbata* à resserrer ses liens avec le mouvement basque d'Espagne E.T.A. : on voit mal comment il aurait pu en être autrement, dans la mesure où, encore une fois, le combat nationaliste basque péninsulaire tendait à être monopolisé par cette organisation. Mais on ne saurait soutenir que c'est en fonction d'une quelconque inclination marxiste qu'*Enbata* a agi dans ce sens.
Après avoir évoqué le problème basque dans son ensemble, Jean-Marc Dufour rapporte son entretien avec le maire de Saint-Jean-de-Luz à propos du film tourné dans l'église de Socoa. Il convient, me semble-t-il, d'envisager la question sous deux aspects. Il y a le « tournage » d'un film destiné à faire connaître les traitements infligés par la police espagnole aux nationalistes basques. Mais il y a aussi la réalité historique. C'est le second aspect de la question, il n'est pas moins important que le premier. A mon avis, il l'est même davantage. Que des militants nationalistes utilisent une église pour tourner un film sur les interrogatoires policiers, c'est évidemment fâcheux. Que ces interrogatoires aient eu réellement le caractère que le film en question se proposait de faire connaître, voilà qui est encore plus grave. Certains témoignages basques nous permettent malheureusement de penser que tel fut bien le cas. Dès lors, on peut toujours dire aux Basques : vous auriez mieux fait de choisir un autre lieu pour faire un film, ou vous auriez mieux fait de procéder autrement pour faire connaître la vérité. Il reste cette vérité en elle-même, et il me paraît difficile de reprocher aux militants d'*Enbata* d'avoir voulu la dénoncer.
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J'en viens à l'entretien de Jean-Marc Dufour avec l'abbé Larzabal, responsable du « tournage » en question. Il apparaît que l'abbé a des contacts avec différents groupes ethniques en Europe et ailleurs, mais qu'il ignore les groupes d'ethnie française, les Wallons et les Jurassiens. Dufour lui demandant comment il a eu ces contacts, l'abbé Larzabal répond qu'il a été beaucoup aidé par le Mouvement du professeur Guy Héraud, de Strasbourg.
Spécialiste du Droit comparé, le professeur Héraud se dévoue depuis des années à la cause des mouvements ethniques. Partageant l'essentiel de ses convictions et ayant suivi de près son action, je puis témoigner qu'il a toujours apporté le même appui aux mouvements d'ethnie française qu'aux autres mouvements, et qu'il n'est pas moins estimé parmi les militants wallons ou jurassiens que parmi les militants bretons, occitans ou basques. Si l'abbé Larzabal se désintéresse de l'ethnie française, ce n'est certainement pas sur le conseil de Guy Héraud, mais à cause d'une vieille suspicion des minorités ethniques de France envers les mouvements culturels français « extra-hexagonaux », suspicion que Guy Héraud a au contraire tout fait pour dissiper.
L'abbé Larzabal se déclare partisan du remplacement des trente-cinq États européens actuels par les trente-quatre ethnies d'Europe devenant à leur tour souveraines. Il convient de préciser que la thèse qu'il défend ici est celle de François Fontan, fondateur du Parti nationaliste occitan. Loin de la faire sienne, Guy Héraud l'a au contraire combattue dans son livre *Peuples et Langues d'Europe :* il a fait très justement remarquer que la coexistence des grandes et des petites ethnies poserait des problèmes non moins complexes que celle des États européens actuels. L'Europe qu'Héraud appelle de ses vœux est une Europe des régions, dans laquelle les petites ethnies pourraient constituer chacune une région, tandis que les grandes ethnies seraient divisées en régions d'importance comparable. Dans une telle Europe, les données ethniques seraient respectées, sans être pour autant érigées en critère absolu. Nous serions donc très loin de ce « jacobinisme ethnique » auquel sacrifient parfois les militants basques, bretons ou autres.
« Peu importent ces nuances, me répondront certains : le fait est que l'agitation ethnique qui se développe en Europe comme ailleurs ne peut profiter qu'à la subversion. » Voilà bien l'argument que je ne puis accepter. L'*utilisation* d'une cause est une chose, et son *contenu* en est une autre.
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A ce sujet, je n'invoquerai qu'un exemple parmi d'autres. Au XIX^e^ siècle comme au début du XX^e^, des catholiques tels qu'Albert de Mun, La Tour du Pin, Marius Gonin et d'autres luttèrent opiniâtrement pour l'amélioration de la condition ouvrière. Leur action est aujourd'hui largement oubliée : la plupart de nos contemporains -- y compris parmi les catholiques -- s'imaginent que seuls les partis marxistes ont combattu pour la justice sociale. Peut-on reprocher pour autant aux défenseurs de « l'ordre social chrétien » d'avoir mené une action dont le mérite est communément attribué aux seuls marxistes ? Peut-on soutenir qu'ils ont « fait le jeu » du marxisme ? Il serait absurde et scandaleux de le faire. Ces catholiques ont agi selon l'esprit de justice, et, qui plus est, conformément aux enseignements pontificaux. Si la cause qu'ils défendaient a été en quelque sorte confisquée et monopolisée par les partis marxistes, la faute en revient d'abord aux trop nombreux catholiques qui, par égoïsme ou étroitesse d'esprit, refusèrent de se joindre à eux.
C'est aussi de justice qu'il s'agit en matière de régionalisme et d'ethnisme. Les catholiques pourraient-ils l'ignorer ? Je ne voudrais pas m'immiscer en des domaines qui sont de votre compétence, bien plus que de la mienne. Permettez-moi toutefois de vous rappeler le passage de l'encyclique *Pacem in terris* sur la question. Tout en invitant les minorités ethniques à la modération, tout en leur recommandant de ne pas mettre leurs particularités au-dessus des valeurs universelles, Jean XXIII souligne la légitimité de leurs aspirations. « Toute politique tendant à contrarier la vitalité et l'expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice », écrit-il, « plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître. » Et l'on retrouverait sans doute une sollicitude équivalente pour les aspirations des communautés ethniques opprimées chez certains prédécesseurs de Jean XXIII. On m'a notamment affirmé que, recevant un jour un groupe de Bretons, Pie XII tint à s'exprimer avec eux dans leur langue maternelle. A l'époque, l'emploi de la langue bretonne était pratiquement assimilé par les autorités françaises à une démarche « séparatiste ». Pie XII ne pouvait l'ignorer, et son attitude n'en avait que plus de signification.
Oui, les revendications régionalistes et ethniques sont actuellement utilisées par les marxistes, comme elles le furent, il n'y a pas si longtemps, par les nationaux-socialistes allemands. Il convient donc de mettre en garde les militants basques, occitans, bretons, flamands et autres contre toutes les tentatives de cet ordre. Mais il faut aussi comprendre la légitimité de leurs aspirations.
Et puisque ma lettre est inspirée par un article consacré aux Basques, je voudrais vous rappeler en terminant un mot de l'abbé Jean-Marie Perrot, fondateur du mouvement catholique breton *Bleun-Brut,* qui devait être assassiné par les communistes en 1943, sous le couvert de la Résistance.
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A l'époque de la guerre d'Espagne, l'abbé Perrot protesta contre la répression franquiste au Pays Basque espagnol. On s'en étonna dans certains milieux, et l'on accusa l'abbé, dont les convictions traditionalistes étaient connues, de se solidariser avec les Rouges. « Il ne faut tout de même pas croire », répondit-il à un interlocuteur, « que la séparation entre les bons et les mauvais soit aussi bien faite en Espagne qu'elle le sera au Jugement Dernier. »
L'abbé Perrot a été tué quelques années plus tard, en haine du régionalisme comme en haine de la foi. Mais sa sagesse peut encore utilement nous inspirer.
En m'excusant d'avoir été un peu long, je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments distingués et cordiaux.
Paul Sérant.
#### Réponse de Jean-Marc Dufour
J'ai lu avec le plus vif intérêt la lettre de Paul Sérant, à laquelle je n'aurai à apporter que quelques brèves remarques. Il écrit notamment :
« Jean-Marc Dufour me paraît aller un peu loin lorsqu'il écrit à propos de la position des Basques dans la guerre civile espagnole de 36-39 : « Les Basques et leur clergé préféraient une Espagne athée à une Espagne centralisée. » Profondément catholiques, les Basques ne pouvaient que déplorer la montée de l'anticléricalisme et de l'athéisme dans la République espagnole. Mais la République leur accordait l'autonomie, tandis que le movimiento franquiste ne voulait voir en eux que « des Espagnols comme les autres » (comme les autres mais un peu suspects quand même). »
Sous une autre forme, Paul Sérant dit exactement la même chose que moi. Les Basques préféraient la République « qui leur accordait l'autonomie », malgré une poussée d'anticléricalisme et d'athéisme qui se traduisait -- discours de Gil Robles aux Cortes le 16 juin 1936, donc *avant* le début de la guerre civile -- par : 160 églises détruites et 251 incendiées ou attaquées. Ajoutons au tableau, et toujours d'après la même source : 269 personnes assassinées, 1280 blessées, 69 permanences politiques détruites, l'interdiction quasi-totale des journaux « de droite » ; nous aurons alors un tableau approximatif du régime que les catholiques basques avaient choisi de soutenir « parce qu'il leur accordait l'indépendance ».
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« Le *movimiento* franquiste ne voulait voir en eux que « *des Espagnols* comme les autres » (comme les autres mais un peu suspects quand même). » -- Commençons par la parenthèse : le *movimiento* franquiste n'a eu de contacts avec les Basques qu'après avoir conquis les provinces du Nord-Ouest. Il n'a pu « a priori » leur marquer quelque défiance que ce fut, le pays basque se trouvant en territoire républicain ; la suspicion n'a donc pu se manifester qu'après la défaite des « gudaris » et de leur gouvernement. Quant à l'affirmation selon laquelle les Basques seraient des Espagnols comme les autres, il semble bien qu'elle soit exacte. En effet, pendant la période de la présence arabe en Espagne il existe un *no mans land* entre les régions sous joug musulman et les régions épargnées. Par la suite, ces régions désertes furent peuplées par l'arrivée de colons venus principalement de ce qui est aujourd'hui la zone revendiquée par les nationalistes basques. Il en fut ainsi, par exemple, pour Avila dont la « recolonisation » par des montagnards du Nord-Ouest fut conçue par le roi Alphonse VI, mise en application par sa fille Doña Urraca et son gendre Don Raimundo de Borgoña.
« Il est exact qu'une partie des jeunes militants basques soit maintenant gagnée au marxisme. On doit le déplorer, mais on doit aussi comprendre que cette évolution n'aurait pas eu lieu, si les démocraties libérales avaient montré quelque attention au problème basque. Il n'en a rien été. »
N'étant pas libéral, ni démocrate, je suis dans l'incapacité de dire ce qu'auraient dû faire « les démocraties libérales ». Pour ce qui est de la marxisation d'une grande partie de la jeunesse basque, je pense que le problème est abordé par Paul Sérant sous un angle qui ne peut que rendre les choses moins compréhensibles. Ce qui est grave, ce n'est pas qu'il y ait des marxistes au pays basque, (il y en a partout, et je pense qu'il ne doit pas y en avoir là plus qu'ailleurs), mais que l'organisation qui parle au nom des nationalistes basques et dont le nom a été imposé comme la « marque de fabrique » de ce nationalisme soit marxiste léniniste de tendance, pro-chinoise, qu'une de ses fractions soit, en fait, un appendice du Parti Communiste Espagnol, et que, en conséquence, tout soutien que l'on apporte à l'E.T.A. est une aide accordée à l'un des termes de l'alternative révolutionnaire.
141:155
Je suis bien prêt à concéder à Paul Sérant que le programme d'*Enbata* n'a aucun contenu marxiste ou gauchiste. Mais l'action d'*Enbata* que « les circonstances ont amené à resserrer ses liens avec le mouvement basque d'Espagne E.T.A. » est objectivement -- comme diraient justement les chefs de l'E.T.A. -- un appui marxiste à la révolution marxiste. C'est là le vieux problème de la « bourgeoisie nationale » et de la révolution, traité par Staline.
Lorsque Paul Sérant dit qu' « on voit mal comment il aurait pu en être autrement » on en revient au début de ces notes : « on voit mal » comment les nationalistes basques auraient pu ne pas s'allier aux brûleurs d'églises, hier ; on voit mal comment ils pourraient ne pas s'allier aux marxistes léninistes aujourd'hui...
\*\*\*
Venons-en maintenant au problème des « tortures ». Dans ce qui était un reportage, et qui ne faisait que reproduire ce que l'on m'avait dit, sans y ajouter un mot, je n'ai pas exposé mon opinion personnelle sur ces faits. La voici :
*a*) A partir du moment où des combattants se mettent en dehors de ce qu'il a été convenu d'appeler les lois de la guerre, tout devient possible.
*b*) il peut y avoir des héros dans les maquis, il n'y a que des tueurs dans les groupes de « terroristes » ou comme on dit maintenant de « guérilla urbaine ».
*c*) Le terrorisme entraîne automatiquement l'apparition de la torture, et cela dans n'importe quel pays ; le nier serait une hypocrisie.
*d*) S'il y a eu des tortures au pays basque espagnol, ce que je ne sais pas car je n'en ai pas eu de *preuves* (et des témoignages même s'ils paraissent probants ne sont pas des *preuves*) ILS N'ONT, AU DIRE DES NATIONALISTES BASQUES EUX-MÊMES, PRIS UNE CERTAINE IMPORTANCE QU'APRÈS L'ASSASSINAT DU CHEF DE LA POLICE DU GUIPUZCOA.
*e*) Le désir de trop prouver va parfois à l'encontre de ce que l'on veut démontrer : j'ai dans les mains des tracts de nationalistes basques qui montrent que la mauvaise foi ne leur est pas inconnue.
Quant à « l'affaire de Socoa », ce qui me paraît inadmissible c'est que le curé de cette paroisse -- dont je ne mets en doute ni la charité, ni le dévouement à la cause basque, mais sur le jugement duquel mon avis demeure réservé -- ait accepté que l'on se serve de sa sacristie, je ne dis même pas pour tourner le film d'horreur qui y fut produit, mais pour n'importe quoi. *Sacristie *: annexe d'une église où sont déposés les vases sacrés, les vêtements sacerdotaux, les registres de baptême et de mariage ;
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la définition vient du Littré. Si l'abbé Larzabal n'a pas saisi ce qu'il y avait de scandaleux au départ dans « l'opération télévision », tant pis. Qu'il n'ait pas demandé « comment » seraient utilisés les films, fut pour moi un autre objet de surprise.
Enfin, le fait qu'il se soit rendu complice de l'agression sur la sensibilité des téléspectateurs, -- agression parfaitement admise par les producteurs -- mais qui ravale ce prêtre au niveau des dirigeants de la presse « du sang à la une » est encore, à mon sens, un nouvel objet de scandale. Et nous retombons sur la même ritournelle : « On voit mal » comment un prêtre nationaliste basque se refuserait... (voir plus haut).
Pour en terminer avec ces trop longues remarques, je ne connais pas M. Guy Héraud. Je crois tout ce qu'en dit Paul Sérant, mais je maintiens que je n'ai fait que reproduire exactement (en condensant légèrement toutefois) les propos de l'abbé Larzabal. Qu'il se débrouillent entre eux.
Jean-Marc Dufour.
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### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
#### 6 décembre 1970.
J'écrivais avant-hier que Paul VI veut changer le visage de l'Église sans trahir la Révélation. Je continue à croire la formule juste, mais ce visage nouveau que Paul VI entend donner à l'Église, quel est-il ? Passé la journée d'hier à tenter de le dessiner sans aboutir qu'à des pages laborieuses qui ne me satisfont pas. Parce que j'ai cédé à ma pente, qui est de trop détailler, au chimérique désir d'être complet ? Oui, bien sûr. Mais il y a bien aussi que Paul VI ne conçoit pas nettement ce qu'il veut fortement.
Je n'entends pas par là qu'il ne sache pas ce qu'il veut, comme on dit d'un inconstant. C'est bien le dernier reproche qu'il y ait à lui faire. Il est éminemment capable de mettre en panne ou de louvoyer, selon le vent, comme de taire aussi à l'équipage où il le conduit, sa visée fondamentale ne varie pas d'une ligne : il veut que son pontificat fasse franchir à l'Église un certain « pas » (style Teilhard), qu'il juge requis par l'âge de l'humanité où nous sommes parvenus. Jusque là, pas l'ombre d'incertitude dans sa pensée : c'est manifestement le but qu'il s'est assigné, que pas un instant il ne perd de vue, c'est la tâche qu'il poursuit avec un esprit de suite, une énergie, un sens de la manœuvre hors de pair. Impossible d'en douter : trop de choses ont changé dans l'Église depuis sept années, et trop considérables, -- jusqu'à la messe ! -- et changé sans que Paul VI s'y soit opposé, souvent sous son impulsion directe, déclarée, pour que nombre, importance, rapidité, par la réunion de ces trois caractères, ces changements n'attestent pas la volonté de ce qui ne peut s'appeler qu'une *mutation*. Je ne crois pas que Paul VI ait prononcé le mot, par prudence sans doute : il est bien assez teilhardien pour que la chose ne lui fasse pas peur.
144:155
Mais mutation, je le répète, qu'il entend bien maintenir, comme il s'en sait le devoir, dans les limites de la Révélation ; qui soit approfondissement du christianisme, non trahison.
Seulement, dire cela n'est qu'énoncer les données du problème que Paul VI juge posé par notre temps : à savoir qu'il faut que l'Église change et que ce changement réponde à la fois aux besoins du monde moderne et à l'immuable contenu de la Révélation. J'y consens, quant à moi. L'Église n'a pas toujours eu le même visage et il n'est pas déraisonnable qu'en un temps de bouleversements comme le nôtre, elle doive une fois encore en changer, pour que n'en souffre pas son essence, qui est d'être parmi nous la présence de Jésus-Christ. Mais qu'acceptant le problème défini par cette double exigence, je m'interroge sur la solution que Paul VI semble avoir dans l'esprit, je ne parviens pas à en tracer le contenu avec quelque précision.
Je vois bien, certes, comment il s'applique à répondre aux besoins du monde moderne : en se pliant autant qu'il se peut à ses requêtes. C'est la fameuse « ouverture au monde », avec ses différentes directions, l'humanitaire, l'œcuménique, la libérale, l'intérieure : ouverture qui, dans la pensée de Paul VI, n'est pas seulement adaptation, mais progrès de l'Église amenée par le progrès du monde à étendre à de nouveaux domaines les conséquences et applications de la Révélation. Je le vois aussi, pour ne pas trahir le dépôt dont il a la garde, professer solennellement la foi de Nicée, déclarer qu'il est Pierre et ne peut cesser d'être Pierre. Nul doute, par conséquent, que sa volonté ne soit d'allier progrès et fidélité : ce pourrait même être la devise de son pontificat. Mais c'est la jointure des deux qui est délicate, et comme Paul VI la laisse dans l'ombre, le difficile et le principal est éludé. Il ne se lasse pas d'affirmer simultanément ces termes antinomiques ; il semble les penser séparément. Et dès lors, nous voyons bien de quel côté le porte sa croyance au progrès du monde et au devoir de l'Église de suivre ce mouvement, mais sur cette voie jusqu'où juge-t-il que la fidélité permette d'aller ? Quels sont, au juste, dans sa pensée, les traits qui devront demain composer le visage de l'Église ? Voilà ce que nous ne savons pas, et j'incline à croire que ce pourrait bien être parce qu'il ne le sait pas lui-même.
Ce qui me porte à le penser, c'est qu'à considérer l'ensemble de son action, elle montre une incontestable répugnance, qu'il s'agisse de dogme, de morale ou de discipline, à mettre en pleine lumière et à conduire à terme la confrontation du nouveau avec le vrai et le sage. Je le vois bien promulguer des encycliques qui maintiennent très fermement l'enseignement de l'Église sur des points contestés de première importance ; je ne vois pas qu'il soutienne l'enseignement de ces encycliques avec l'énergie qu'on attendrait d'un homme qui n'en manque certainement pas.
145:155
L'épiscopat français donne-t-il d'*Humanæ vitæ* une interprétation manifestement inconciliable avec ce qui s'y trouve explicitement énoncé, pas de protestation. Il relève de très graves équivoques, pour ne pas dire plus, dans le catéchisme hollandais et demande des corrections, mais, celles-ci refusées, en permet la diffusion, pourvu qu'un appendice présente en regard de la doctrine hollandaise la doctrine de l'Église. Ou encore, il prend parti pour le célibat ecclésiastique ; les dernières lignes de la lettre au cardinal Villot entrouvrent la porte et la question sera soumise au synode.
Qu'y a-t-il donc pour que, sur des points comme ceux-là, Paul VI, cependant de nature autoritaire, décline d'imposer son autorité ? Pourquoi cette complaisance à la laisser braver ? Longanimité, bonté d'âme ? Outre que ces qualités seraient en l'espèce fort mal employées, la véritable bonté n'étant pas de laisser l'errant dans son erreur, l'explication jure avec ce que nous entrevoyons de son caractère depuis sept longues années qu'il occupe le trône de saint Pierre. Très capable d'ajourner l'exécution de ses desseins, s'il le juge nécessaire pour ne pas heurter, et semblant s'être fait une règle de n'avancer que pas à pas, il n'est pas homme à se détourner de sa ligne par excès de sensibilité. Ce n'est pas un Jean XXIII.
Crainte d'une rupture alors ? C'est l'explication qu'on avance d'ordinaire. Mais, supposé que le désir de ne pas aggraver le conflit l'ait amené à tolérer la diffusion du catéchisme hollandais en Hollande, où le mal était fait, le motif n'explique pas qu'il en ait permis l'introduction dans les pays où il n'avait pas été traduit. Et il n'y avait pas de menace de schisme en France.
On ne voit donc pas que ce soient les circonstances qui l'empêchent de faire ce qu'il voudrait ; reste qu'il veuille ce qu'il fait et que ce soit délibérément qu'il évite de pousser les choses jusqu'au bout. Mais alors, pourquoi cette réserve obstinée ? Je ne vois qu'une explication : qu'il ne se sente pas une vision suffisamment assurée de ce que l'Église enseignera demain pour oser l'engager. Non certes qu'il soit imaginable qu'il hésite à rejeter des propositions qui ruinent les fondements mêmes de notre foi ; mais la certitude sur certains points n'exclut pas le défaut d'assurance sur d'autres et ce peut être assez pour retenir son action.
Il est bien certain, par exemple, que Paul VI n'a pas la moindre tentation de suivre les évêques hollandais dans leur refus d'affirmer la virginité physique de Marie. Mais ne se peut-il qu'il se dise qu'à côté de cette incontestable et très grave erreur, qu'on ne saurait trop déplorer, la théologie hollandaise a chance de présenter de fécondes nouveautés et qu'à sévir il risquerait d'arracher le bon grain avec l'ivraie ? Nous vivons une époque de fermentation théologique, le meilleur y voisine avec le pire. Qui peut savoir ce qu'il en sortira ? Mieux vaut attendre que le temps fasse le tri.
146:155
Et de même pour les institutions, pour la discipline. Nous ne pouvons dès maintenant savoir ce que sera la figure de l'Église de demain, nous savons seulement qu'elle ne sera pas celle d'hier. Laissons-la se dessiner d'elle-même, quelque douloureux que soit le moment présent, chose au surplus qui ne doit pas nous troubler, ni même nous étonner, tempête et fermentation allant normalement de pair. « Le Christ calmera la tempête... » ([^22])
Voilà du moins le seul état d'esprit qui me paraisse rendre compte de la tolérance de Paul VI à l'égard de thèses contraires aux thèses que lui-même déclare celles de l'Église. Je ne dis pas que cette façon de raisonner n'ait du vrai, qui est qu'aux pires erreurs peuvent être mêlées des vérités dont il y ait à tirer profit. J'ai entendu le P. Varillon citer cette pensée du P. de Montcheuil que ce n'est pas assez d'aimer la vérité dans tout son éclat, qu'il faut l'aimer encore quand elle se présente entachée d'impuretés et d'erreurs. Le P. de Montcheuil avait raison : le sucre reste du sucre même lorsqu'il enrobe le poison. Ce n'en serait pas moins manquer de prudence que de se jeter avidement sur le tout parce que le sucre est une nourriture savoureuse, et, s'il se trouve qu'il soit trop difficile de l'extraire du mélange, mieux vaut se priver de l'excellent que d'absorber le mortel avec lui.
Faut-il donc penser que Paul VI méconnaît le péril auquel il expose les âmes en laissant le champ libre à l'erreur ? Je ne crois pas ; mais au poste qu'il occupe, il s'agit toujours de choisir, comme dit Retz, entre de grands inconvénients, et, s'il passe outre, c'est évidemment qu'à son sens les pires seraient ceux de la rigueur.
Je l'ai déjà écrit, mais j'y dois revenir : l'une des clefs de sa politique religieuse est dans les souvenirs que sa jeunesse a gardés des temps de saint Pie X. Nous voyons les âmes que l'intransigeance de Pie X a préservées, nous l'admirons et l'aimons pour avoir maintenu intacte la doctrine contre l'assaut de l'hérésie, mais ce n'est pas ainsi que Paul VI juge le plus grand pontificat des temps modernes. Il en est à ses yeux le plus triste, pour avoir écarté de l'Église les fidèles qui voulaient en rendre la doctrine acceptable à l'intelligence de notre âge éclairé ; ceux-ci allaient trop loin sans doute, ils ne trompaient sur nombre de points, mais combien l'Église n'eût-elle pas gagné si, au lieu de condamner, l'autorité suprême avait cherché à tirer de leurs travaux une vue moins étroite de la Révélation ! Nous pouvons être tranquilles : Pie X est sur les autels, mais, s'il n'y était pas, ce n'est pas Paul VI qui l'y mettrait.
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Et il ne faut pas oublier non plus que Paul VI est intimement teilhardien. Il a bien déclaré qu'il y a dans Teilhard « bien des fantaisies et des inexactitudes », il aurait même ajouté : « Et je suis le premier à le reconnaître. » ([^23]) Mais, précisément, cette dernière formule est la formule même des *réserves ;* \[elle\] dit donc très clairement que le principal est de sens contraire. Certes, Paul VI ne couvrira jamais de son autorité la théologie de Teilhard, il la sait inconciliable avec la doctrine catholique ; mais supposé qu'il eût été consulté par Jean XXIII, il l'aurait certainement détourné d'approuver le Monitum, parce qu'il estime qu'en dépit de ses erreurs, l'œuvre de Teilhard va dans le bon sens. Or, c'est une des thèses constantes de Teilhard que le jour où le christianisme acceptera de « se convertir (pour les diviniser) aux espérances de la Terre », nous serons « stupéfaits en voyant le torrent des peuples qui reflueront spontanément vers Jérusalem » ([^24]). Paul VI partage, cette illusion. Peut-on s'étonner que la perspective de convertir les multitudes acquises aux conquêtes de la science et de la démocratie lui paraisse compenser, et au delà, le risque inhérent à la diffusion de doctrines qu'il sait grevées d'erreurs capitales, mais juge aussi porteuses de vérités très précieuses et très séduisantes pour les foules, et qu'en conséquence il ne veuille pas les combattre ?
Conjecture que cette explication ? Sans doute ; mais pour atteindre des motifs dont il ne vous a pas été fait confidence, quelle autre ressource que d'imaginer le plus vraisemblable ? Et conjecture qui s'accorde avec les faits, qui se fonde sur les opinions que nous savons celles de Paul VI ; qui rend sa conduite intelligible. Il ne veut à aucun prix s'écarter de l'orthodoxie, mais il a le sentiment profond, quoique confus, qu'il doit y avoir moyen, sans qu'il sache exactement lequel, de formuler les certitudes de notre foi d'une façon mieux accordée aux exigences de l'esprit moderne, jugées par lui légitimes, en même temps que plus intimement fidèle à la Révélation : le véritable vrai de la raison ne peut contredire le véritable vrai de la foi.
148:155
En tant que docteur, Paul VI reprendra donc les formulations traditionnelles, puisque, jusqu'à présent, nous n'avons pas mieux, et qu'elles sont certainement exemptes d'erreur, l'Église ne pouvant s'être trompée ; qui suivra son enseignement sera donc préservé. Mais en tant que pasteur, il laissera se répandre des thèses inconciliables avec ces formulations, dans la pensée qu'inacceptables telles quelles (et, de fait, il ne les approuve pas, s'il les tolère, même les encourage), ces thèses pourront devenir orthodoxes après une mise au point et qu'alors tout ensemble elles enrichiront notre connaissance du donné révélé et gagneront quantité d'incroyants au christianisme.
Au demeurant, ce que je viens d'écrire là, simple tentative pour comprendre l'homme. Première règle de ce « dialogue » que Paul VI nous recommande si chaleureusement : d'entrer de son mieux dans les raisons de l'autre, ne fût-on pas de son avis. Car les conséquences, nous les avons sous les yeux : incontestablement désastreuses. Il faut qu'il y ait quelque chose qui cloche dans cette pastorale.
#### 8 décembre 1970.
Le calendrier liturgique m'amène à comparer la messe de l'Immaculée-Conception dans le *Nouveau Missel des Dimanches 1971* avec ce qu'elle était auparavant. Pas de changement dans les oraisons. Mais alors que l'évangile du jour était autrefois Luc, I, 26-28, c'est aujourd'hui Luc, I, 26-38. C'est-à-dire que l'ancien évangile s'arrêtait sur *Ave, gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus*. Le nouveau supprime *benedicta tu in mulieribus*, et là rien à dire : *eulogêménê su en gunaixin* ne se trouve pas dans tous les manuscrits et pourrait bien être une interpolation, tirée des paroles d'Élisabeth, Luc, I, 42. Je suis surpris, en revanche, qu'il nous soit donné à entendre tout le récit de l'Annonciation : le sûr moyen d'induire les ignorants à s'imaginer que l'Immaculée-Conception désigne la maternité virginale de Marie. Et j'entends bien qu'à cette maternité virginale il est nécessaire de croire : ce n'est pas l'objet de la fête d'aujourd'hui.
Il était beaucoup plus intelligent de ne pas pousser plus loin que les premiers mots de Gabriel. C'était arrêter l'attention sur la formule elle-même de la salutation, qui risque autrement de n'être pas remarquée : *Ave, gratia plena*, fondement scripturaire du dogme.
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Mais est-ce bien d'intelligence qu'a manqué le *Concilium* de liturgie, responsable du choix des textes ? J'ai grand peur qu'il ne faille plutôt admirer son ingéniosité. Ses membres n'étaient pas tous catholiques, il y avait dans le nombre des protestants, pour qui la bulle du 8 décembre 1854 ne peut être que lettre morte. On ne pouvait leur faire l'abandon du dogme qu'elle définit, on aura voulu leur offrir cette fiche de consolation de noyer le texte qui le fonde dans l'éclat du miracle de la maternité virginale. Toujours la recherche de l'œcuménisme par le moyen de l'équivoque.
Je ne conteste pas que l'unité des chrétiens ne soit chose infiniment désirable. Je pense seulement que cette sorte de bons procédés l'éloigne plus qu'elle n'y conduit. Ils montrent trop de souci d'être habile. Pour moi, si j'étais protestant, je n'aurais aucun désir de m'agréger à des gens qui veulent « m'avoir » en ne disant qu'à voix basse ce qu'ils croient. Je jugerais plus honnête qu'ils s'appliquent à me persuader qu'ils ont raison de le croire et que j'ai tort de m'y refuser.
#### 9 décembre 1970.
Je n'ai rien dit hier de la traduction elle-même de cet évangile de l'Annonciation dans le *Nouveau Missel des dimanches 1971*. Ce n'est pas qu'elle soit satisfaisante ; mais autre problème, autres responsables.
J'y ai déjà relevé la traduction de *kekharitôménê* par « favorisée de Dieu ». Deux autres endroits me gênent. Pourquoi diable avoir changé « puisque je ne connais pas d'homme » (*epei andra ou ginoskô, quoniam virum non cognosco*), si parfaitement intelligible, en « Je suis vierge » ? Cela revient au même ? Oui, pour une tête normale. Mais « je ne connais pas d'homme » ne pouvait s'entendre qu'au sens physique ; tandis qu'avec la théorie de la virginité spirituelle -- seulement spirituelle -- de Marie, « je suis vierge » ouvre la porte à l'hérésie. Et je n'aime pas non plus qu'au lieu de « Qu'il me soit fait selon votre parole » (*génoito moi, fiat mihi*), il nous soit maintenant donné « Que tout se passe pour moi comme tu viens de le dire ».
150:155
La première formule était plus précise, plus forte ; plus fidèle aussi à l'original. Elle disait clairement que c'est à cet instant que le Christ fut conçu ; tandis que l'addition de ce « tout », car il n'est pas dans le texte, jointe à ce qu'a de vague « se passe pour moi » invite à imaginer bien des choses, à la place du miracle nettement défini qu'exprimait « Qu'il me soit fait ».
Plaidera-t-on que ce ne sont là que d'imperceptibles gauchissements ? J'en suis d'accord, imperceptible est le mot : je veux dire que ces altérations ont visiblement été calculées pour être difficiles à percevoir. Mais il n'en faudrait aucune et la conséquence de celles-ci n'est pas de peu d'amplitude.
Il n'est pour voir distinctement où elles tendent que de se reporter à la traduction du même évangile, véritablement effrontée, celle-là, imposée par le *Fonds obligatoire :* deux suppressions (de « je ne connais pas d'homme » et de l'exemple d'Élisabeth enfantant passé l'âge, parce que « rien n'est impossible à Dieu ») et la substitution impudente de « Que sa volonté soit faite » à « Qu'il me soit fait ». Falsifications dont il fallait bien conclure que l'auteur du morceau n'était pas plus persuadé de la virginité physique de Marie que les évêques hollandais.
Devant ce précédent, on est bien obligé d'éprouver la même inquiétude à l'endroit des traducteurs du *Nouveau Missel des dimanches 1971.* Oui, je sais, ils ont en tête d'innover pour se mettre au goût du jour, mais s'il n'y avait que cela, ce désir ne jouerait pas toujours dans le même sens ; et les trois nouveautés ici rassemblées (en si peu de lignes !) tendent toutes les trois à atténuer l'affirmation du dogme. Il est bien plus probable que cet inattendu « Je suis vierge », aggravé de « Que tout se passe pour moi comme tu viens de le dire » cache la même arrière-pensée que trahissait sans vergogne la traduction du *Fonds obligatoire.* Ces messieurs auront seulement jugé nécessaire d'être plus prudents.
#### 21 décembre 1970.
Mort du pasteur Marc Boegner. « Un témoin et un artisan de l'unité de l'Église », écrit le pasteur Roger Mehl, qui lui consacre dans *Le Monde* un article ému. Et de son côté le cardinal Marty : « Il nous laisse l'exemple d'un large esprit œcuménique. »
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Large ? L'épithète veut évidemment être un *éloge*, mais cette largeur d'esprit, en quoi consistait-elle ? Je parie que le cardinal Marty serait bien en peine d'expliquer ce qu'il entend par là.
Je ne conteste pas que le pasteur Boegner ne fût une âme très noble et que l' « *exigence œcuménique *», pour reprendre son expression n'ait « donné à sa vie son orientation fondamentale » ([^25]). Mais il crève les yeux que l'idée qu'il se faisait de l'unité de l'Église était fondamentalement inacceptable pour un catholique.
Il la résumait par cette formule, trouvée à quelque vingt-cinq ans dans les papiers de son oncle le pasteur Tommy Fallot (1839-1904) : « 1° *l'Église sera catholique ou ne sera pas *; 2° *le chrétien sera protestant ou ne sera pas *» ([^26])*.* C'est-à-dire, expliquait Fallot à l'abbé Birot (1863-1936), futur vicaire général de Mgr Mignot, l'inquiétant archevêque d'Albi ([^27]), que, le catholicisme ayant le privilège des vertus sociales et le protestantisme celui des vertus individuelles, il faut qu'ils se donnent mutuellement ce qu'ils ont de meilleur : ils y gagneront tous les deux ([^28]). C'est une vue un peu simple, quoiqu'elle parte d'un cœur excellent. Fallot voulait certainement rendre justice au catholicisme ; mais pareil partage des vertus des deux confessions est imaginaire, et, sans qu'il s'en rende compte, sa ferveur protestante lui fait tout bonnement réclamer que le catholicisme mette son sens de l'organisation au service du protestantisme. Grand merci !
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Autre prise de vue. Le pasteur Boegner tenait pour « scandale » la division des Églises issues de la Réforme et se demandait même si ce n'était pas par « une sorte de malédiction » que la plupart de ses coreligionnaires n'en souffraient pas davantage. Pour lui, il tressaillait « d'allégresse à la pensée qu'un jour tous les disciples du Christ, les fils et les filles du Père qui est aux cieux, de saint Paul à Jean XXIII, de saint Jean à William Booth, de sainte Catherine de Sienne à Blanche Peyron, chanteront ensemble les louanges du Seigneur dans la communion d'une même foi, d'une même espérance, d'un même amour ». Mais, pensait-il, ce jour-là ne viendra que si les Églises de la Réforme savent « se préserver des dangers d'un œcuménisme de confusion ou d'un syncrétisme qui n'aboutirait qu'à leur affaiblissement mortel » : ce qui ne se pourra qu' « au prix d'une éducation fondée sur une étude renouvelée de la doctrine apostolique du Corps du Christ, de la mission de l'Église et de son Unité ».
Entièrement d'accord. Et l'on ne peut que souhaiter avec lui que nos descendants voient « se clore, par la grâce de Dieu, la parenthèse ouverte au XVI^e^ siècle ». Où pas un catholique ne peut le suivre, en revanche, c'est lorsqu'il ajoute que, pour cela, « l'Église catholique devra, elle aussi, avoir fermé sa parenthèse : non pas seulement celle de la Contre-Réforme, à laquelle le Concile a entendu mettre un terme, mais celle ouverte par sa prétention à l'exercice d'un magistère s'affirmant l'organe infaillible de la vérité révélée dans le Christ, et attendant dans son inconsciente bonne conscience le grand retour de tous les frères séparés » ([^29]). Mais voyons ! le jour où l'Église ne se dirait plus « l'organe infaillible de la vérité révélée », elle serait devenue une secte protestante. Le pasteur Boegner trouvait-il donc qu'il n'y en a pas assez ?
153:155
Non, sans doute, puisqu'il souffrait de la division des Églises de la Réforme. Mais il ne concevait pas d'autre œcuménisme que le triomphe du protestantisme. Preuve, tout ensemble, de la profondeur de sa foi protestante et de son incompréhension de la foi catholique.
Au total, le seul progrès vers l'unité des chrétiens marqué par l'œcuménisme du pasteur Boegner est de l'ordre du cœur : c'est quelque chose que de la désirer, au lieu de tenir les catholiques pour des ennemis, c'est beaucoup de prier pour elle. Doctrinalement en revanche, sa foi protestante ne fait pas un pas vers la foi catholique ; elle nous demande naïvement d'y renoncer. Ne comptons pas trop sur son « exemple », je reprends le terme du cardinal Marty, pour rendre cette unité moins lointaine. On se préparerait des désillusions.
#### 22 décembre 1970.
En rouvrant hier *L'Exigence œcuménique,* tombé sur une déclaration de Mgr Ancel, que le pasteur Boegner juge « frappante », et je suis bien de son avis : elle porte de l'eau à son moulin :
Si des déviations (doctrinales) se produisent dans l'Église, elles sont le signe qu'à des problèmes réels nous ne fournissons que des réponses insuffisantes. C'est pourquoi nous ne voulons pas regarder ces déviations comme des erreurs à condamner, mais comme des invitations à mieux approfondir la doctrine de la foi et à en améliorer la formulation, de telle sorte que nos contemporains puissent y trouver la réponse aux questions qu'ils se posent. ([^30])
Il se trouve que je connais un peu Mgr Ancel. Je le tiens, comme tout le monde, pour un prêtre très pieux, d'une indéniable spiritualité, de beaucoup de zèle apostolique aussi, quoique, à mon sentiment, pas toujours très bien éclairé ; un homme de devoir et un homme de cœur, je l'ai constaté personnellement dans les occasions. Mais ce n'est pas à l'homme que j'en ai, c'est à ces quelques lignes. Leur esprit d'accueil, leur modestie inspirent confiance, elles ont l'air de recouvrir une pensée profonde ; et elles sont un monument d'étourderie.
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Comme s'il n'aurait suffi à l'éminent évêque d'un instant de réflexion pour s'aviser que c'est pur préjugé d'imputer à l'Église la responsabilité des déviations doctrinales, sans envisager que leurs auteurs aussi pourraient bien avoir des torts ! Certes, il ne dit pas qu'ils aient raison de penser ce qu'ils pensent, puisque c'est déviation. Mais ils sont supposés blancs comme neige. S'ils se trompent, la faute en est à nous, qui « ne leur fournissons que des réponses insuffisantes ».
Quel dommage qu'un homme de si bonne volonté n'ait pas pris l'habitude de mettre des choses sous les mots ! Elles lui auraient montré qu'en souhaitant qu'une meilleure formulation de la foi réponde aux questions du monde moderne, il était à la recherche d'un cercle carré.
Les évêques hollandais ne croient pas à la virginité physique de Marie : la faute en est-elle à l'*ex Maria virgine* du Symbole de Nicée ? Bien sûr, c'est un « problème réel » que pose cette manière insolite de devenir mère. Mais ce problème ne comporte que deux solutions : ou bien de le supprimer en rejetant franchement l'enseignement de l'Église ou d'accepter le miracle. Mgr Ancel pense-t-il qu'en cherchant bien, il trouvera le moyen de formuler notre croyance de façon à satisfaire les esprits pour qui le miracle est une impossibilité ?
De même pour la transsubstantiation. Un fameux problème aussi, celui-là, et il ne faut pas nous raconter qu'on ait attendu notre siècle pour en avoir le soupçon. Certes, « transsubstantiation » n'explique rien. La méprise est de prendre pour une explication un terme qui n'a jamais prétendu rendre intelligible la présence réelle, mais seulement affirmer que ce qui, avant la consécration, était du pain, après, quoiqu'il ait toujours l'air d'en être, n'en est plus : l'hostie est maintenant Jésus-Christ, et cela, que nous acceptions de le croire ou non : c'est la chose elle-même qui a changé, par une mystérieuse dissociation de ses apparences, demeurées identiques, et de sa réalité, devenue tout autre.
Telle étant la doctrine du Concile de Trente, je ne m'étonne pas qu'elle heurte un esprit formé aux disciplines de la science, pour peu qu'il n'ait pas assez de philosophie pour admettre qu'il y a d'autres vérités que les vérités scientifiques ; car il est très vrai que la doctrine de la transsubstantiation, sans fondement rationnel non plus qu'expérimental, n'en est pas une, et l'on ne pourrait la rendre telle qu'en l'altérant substantiellement. Je suis surpris, en revanche, qu'un évêque ne paraisse pas se rendre compte qu'il est parfaitement vain, et plus que vain, périlleux de se mettre en quête d'une formulation de notre foi qui ne fasse pas difficulté pour le rationalisme : autant vouloir en éliminer la part de croyance qui lui est essentielle, croyance qu'il est bien possible de montrer raisonnable, mais à laquelle ne pourra jamais être substituée une démonstration rationnelle.
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Il faudrait tout de même n'oublier pas que le christianisme est une religion *révélée,* c'est-à-dire comportant essentiellement des vérités auxquelles nous n'avons pas accès par nos propres forces et qu'il a fallu qui nous fussent apportées par message : autrement dit, des *mystères.*
Cependant, il n'est pas faux que « les déviations qui se produisent dans l'Église » soient un signe ; mais non pas de l'insuffisance des formulations dogmatiques. Elles sont le signe de l'immense effort déployé aujourd'hui par nombre de gens d'Église pour rationaliser notre foi, ce qui revient à la ruiner : entreprise qui ne mérite pas d'autre accueil que d'être condamnée comme « erreur », mais oui ! et résolument combattue.
Mgr Ancel repousse certainement avec horreur les thèses des évêques hollandais. Comment ne s'est-il pas aperçu qu'en voyant dans les déviations des exigences à satisfaire, il faisait droit, sinon à leurs conclusions, du moins à leurs requêtes ? et qu'une fois sur cette voie, la logique conduit au même terme ? Parce qu'il est de l'essence de notre foi de comporter des obscurités que notre intelligence ne pourra jamais percer et qu'il faut accepter sur la parole de Jésus-Christ. Voilà les malheurs qui peuvent advenir à s'abandonner trop docilement aux idées du jour.
#### 23 décembre 1970.
Encore sur les mystères, vrai cœur du christianisme : sur ce que notre intelligence en saisit, et sur ce qu'elle n'y peut que croire, sans comprendre. Car il ne faut pas dire qu'il nous soient entièrement inintelligibles, ou nous n'adhérerions qu'à des formules, c'est-à-dire que nous ne croirions rien du tout.
Ce que nous en comprenons, c'est d'abord les notions qui les composent : par exemple, dans la Trinité, ce qu'est un et ce qu'est trois, ce que signifie « Dieu » et ce que signifie « personne » ; ou encore, pour l'Incarnation, Dieu et homme ; pour la transsubstantiation, apparences du pain et réalité de Jésus-Christ ; etc. Autant de concepts qui, pris isolément, ne présentent pour notre intelligence aucune difficulté.
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Ce que nous comprenons encore, c'est ce que nous disons en affirmant que deux de ces concepts conviennent simultanément au même sujet. Mais des deux termes de l'affirmation, il y en a toujours un dont la démonstration rationnelle est hors de notre pouvoir ; nous devons le croire sur la parole de Jésus-Christ. Nous pouvons prouver rationnellement que Dieu existe nous ne pouvons pas prouver qu'il y a trois personnes en Dieu. Nous pouvons prouver historiquement qu'un certain Jésus « a été crucifié sous Ponce-Pilate », le seul article du *Credo* que Loisy déclarât croire à la lettre ; il n'y a que la parole de ce Jésus qui nous dise qu'il était Dieu.
Ce que nous ne comprenons pas du tout, en revanche, c'est comment il peut se faire que les deux termes de l'affirmation soient simultanément vrais. C'est un peu comme si nous étions transportés dans une de ces géométries non-euclidiennes, où nous ne pouvons déceler de contradiction interne, autrement dit d'absurdité, mais qui ne répondent pas à notre expérience. Ainsi -- de très loin -- des mystères du christianisme. Une seule substance et trois personnes et, pour la seconde de celles-ci, une seule personne et deux natures, ou encore les apparences du pain et la réalité de Jésus-Christ, non sans doute, ces affirmations ne renferment pas de contradiction, et, puisque qu'il résulte des paroles de Jésus-Christ qu'il en est ainsi, il est souverainement raisonnable de le croire, à défaut de pouvoir l'établir par une démonstration. Encore est-il patent que nous sommes là dans un *ordre* (je ne trouve pas d'autre mot) radicalement irréductible à l'ordre de ce monde-ci, où les natures ont coutume d'être en même nombre que les personnes et la réalité de se déduire des apparences. Notre intelligence elle-même a les plus grandes peines du monde à concevoir et ne réussit pas du tout à s'imaginer comment peuvent bien s'articuler en un même sujet des prédicats que l'expérience ne lui montre jamais réunis.
Je trouve un grand enseignement dans cette incapacité où nous sommes de comprendre ce que notre foi nous dit pourtant, avec certitude, être réalité : rien de tel pour nous rendre très précieusement sensibles les limites de notre intelligence, aussi loin d'être suprême qu'est loin d'elle, au-dessous, l'intelligence des bêtes. Et c'est pourquoi, plus encore que des obscurités que la foi nous demande d'admettre, il me plaît, dans les mystères, de voir des lumières auxquelles notre nature ne nous donnait pas droit, et sans doute par là mêlées d'ombre, mais lumières cependant, mais faveur toute gratuite qui nous est faite et qui nous élevant au-dessus de notre nature nous donne d'entrevoir des modes de composition de la réalité dont nous n'aurions autrement aucun soupçon : la seule voie que nous ayons pour atteindre à quelque intelligence, combien imparfaite encore, de l'Être par soi, en attendant le jour où, comme dit saint Paul, nous le connaîtrons comme nous en sommes connus et le verrons face à face.
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Cependant, et ce n'est pas le moins merveilleux, une fois accordée notre adhésion, que nous rentrions en nous-mêmes, et soudain ces mystères qui parfois ne nous ont paru qu'une croyance obligée, se révèlent les plus utiles de toutes les vérités parce qu'ils nous ont dévoilé quelque chose de l'intimité de l'Être divin et que l'homme a été créé à l'image de Dieu, nous éclairent sur nous-mêmes et nous aident à nous comprendre. Je ne sais rien de bouleversant, dans le mariage, comme l'évidence, au soir d'une longue vie, de l'être substantiellement unique qui s'est lentement constitué au fil des peines et des joies, dans la distinction préservée des personnes.
#### 27 décembre 1970.
*Carrefour* (du 23 décembre) publie des passages inédits en français de l'interview du cardinal Ottaviani au *Messagero* au lendemain du *Motu proprio* de la hache. L'un d'eux mérite une place d'honneur dans le dossier des comportements de Paul VI.
On demande au cardinal comment, personnellement, il a pris la décision de Paul VI. Réponse :
En ce qui me concerne personnellement, je dois dire que, tandis que d'une part je trouvais très flatteuse l'appellation dont Paul VI m'a plus d'une fois qualifié en m'appelant « mon maître », de l'autre, le geste par lequel je suis maintenant mis à l'écart est en contradiction avec ce qu'il m'écrivit dans une auguste lettre autographe du 29 octobre dernier et dans laquelle il se réjouissait de mon quatre-vingtième anniversaire en des termes extrêmement flatteurs pour mon apport constant et quotidien au service de l'Église.
Je montre la pièce à une amie qui, pensant foncièrement comme nous, me déclarait le mois dernier être choquée que je parle avec tant de liberté de Paul VI : choses vraies, sans doute, mais à ne pas dire.
-- Quel intérêt voyez-vous donc à débrouiller la psychologie du Saint-Père ? C'est le pape en lui qui nous importe. Pourquoi revenir si souvent sur le caractère de l'homme ?
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-- Parce qu'en raison de sa charge écrasante, rien ne peut faire qu'en dernière analyse, ce ne soit sur Paul VI que repose le sort de la chrétienté. Parce qu'en fait, sans doute possible, ce sont ses idées, son tour d'esprit, sa façon d'agir qui nous ont conduits où nous en sommes et que s'il avait été plus tôt pénétré, il ne serait pas à la place qu'il occupe. Preuve que l'on sert l'Église en aidant à le comprendre.
Car il n'y a jamais que la vérité qui délivre. Que de mal aura été fait par les volontés excellentes qui, pour ne pas inquiéter les fidèles, au lieu de les avertir du péril, se sont appliquées à les endormir ! Défaut tout particulièrement répandu dans le monde ecclésiastique, et d'autant plus que le rang qu'on y détient est plus élevé : il faut persuader que tout va très bien, ou presque.
Henri Rambaud.
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### Le souffle au cœur du contribuable
*La propagande pour l'inceste\
est payée avec nos impôts*
par Hugues Kéraly
LE FILM dont il va être ici question a déjà fait l'objet, dans la presse, à la radio et à la télévision, de multiples commentaires. « Le Souffle au cœur », de Louis Malle, cumule en effet à lui seul l'insigne privilège d'avoir été successivement sélectionné, pré-censuré, de-censuré, primé, stigmatisé et porté aux nues par divers organismes officiels ou para-nationaux ; organismes dont le seul point de rencontre semble bien se résumer en une commune aptitude à *faire des deniers publics un usage qu'aucun sens réellement civique, aucune considération du bien commun de la société ne saurait justifier.* Aussi notre propos n'est-il pas seulement dans cet article d'apporter sur le dernier film de Louis Malle notre appréciation personnelle, qui ne saurait être que celle du dégoût et de la méfiance. (Dégoût pour le scandale lui-même contenu dans le film, mais plus encore méfiance à cause de cette façon quasiment diabolique -- et assez nouvelle au cinéma -- dont Louis Malle évite précisément de laisser filtrer dans son film l'atmosphère du scandale, nous présentant comme une chose naturelle, conclusion logique d'un certain style de vie plus « gai », plus « sain » et plus « moderne », l'inceste final entre la mère et le fils.)
Nous voudrions aussi, et surtout, montrer à propos d'un cas typique à quel point les rouages d'un système administratif normalement prévu pour assurer, contre ses ennemis déclarés, la légitime *auto-défense* de l'ordre naturel et social, s'avèrent aujourd'hui tout à fait incapables de répondre à leur destination première. Et plus encore, comment ils finissent, dans l'usage aberrant de l'autorité et des pouvoirs dont ils sont investis, par entraîner la société tout entière à soutenir matériellement et publicitairement la réalisation d'œuvres qui annoncent et préparent activement sa destruction finale.
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Toutefois, avant d'entrer dans le détail de notre commentaire à ce propos, et compte tenu des multiples réactions qu'ont entraînées la réalisation et la diffusion de ce film, il nous paraît juste de laisser Louis Malle exposer tel qu'il a bien voulu le faire dans une récente interview ([^31]) les intentions profondes ayant présidé à la rédaction et au tournage de son scénario. Les lecteurs apprécieront... Inutile d'ailleurs d'analyser en détail cette monumentale déclaration, puisqu'elle constitue un résumé somme toute assez complet des arguments habituellement développés par ceux qui ne sauraient supporter sans bouillir l'idée même de *famille,* argument dont la revue ITINÉRAIRES s'attache maintenant depuis plus de quinze ans à dénoncer la monstrueuse *impiété :*
« *Je n'ai pas cherché,* déclare-t-il, à *exalter l'inceste ou à le proposer comme une thérapeutique universelle. Ce qui compte, c'est ce qui se passe* avant. *Il y a entre la mère et le fils une amitié,* une complicité de l'esprit qui ne laisse aucune place à l'idée du péché. *Ils vont jusqu'au bout parce qu'ils sont libérés dans un milieu où les autres ne le sont pas.* (*...*) *Ce n'est pas une histoire réaliste, mais une adolescence imaginaire mêlée de souvenirs personnels. Le rêve œdipien idéalisé et réalisé* sans qu'il ne s'y glisse rien de pervers ou de souillant. (...) *La morale bourgeoise et* chrétienne *n'est plus adaptée à notre époque. Elle a fait faillite. Je ne pavoise pas, je constate. Il a été longtemps possible de colmater les brèches, de faire des réajustements. Aujourd'hui, l'édifice est rongé, il s'effondre. Il faut avoir la* lucidité de l'accepter *au lieu de s'agripper à une épave en train de couler. L'explication sociale du rêve œdipien, c'est la répression sexuelle exercée contre les jeunes. Chez un garçon de seize ans dont les impulsions sont* étouffées *par le carcan familial et les conventions* bourgeoises, *la sexualité se tourne vers la mère. La première des libertés que les hommes doivent conquérir, c'est la liberté sexuelle.* (*...*)
*La famille a été une bastille, un élément de stabilité et de continuité, mais elle a perdu aujourd'hui ses vertus sécurisantes. La filiation génétique et sociale ne tient plus devant les faits. Transmettre des formules consacrées et des vérités reçues depuis des générations ne suffit plus.*
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*Les jeunes ne peuvent pas se satisfaire de ces explications. Ils voient bien que le monde réel n'est pas celui dont leur parlent les adultes. Dans l'ombre des familles, ce sont maintenant les enfants qui éduquent les parents. Une forme de l'éducation permanente, et bien normale, si l'on songe au décalage* technologique *entre un père et son fils. Les solutions d'autoritarisme sont vaines. L'imagination doit remplacer le sermon et le bâton. Les jeunes ont le droit et le* devoir *de vivre leur vie et de découvrir leur personnalité en sortant dès la puberté du* ghetto familial. »
#### Quarante millions pour un inceste...
Quoiqu'ils n'aiment pas beaucoup se le voir rappeler, les réalisateurs de films connaissent bien l'existence, depuis 1948, en France, d'un *soutien officiel de l'État au cinéma.* D'abord conçu comme une simple mesure d'incitation « économique », et fondé pour cette raison sur la proportionnalité des subventions accordées par l'État aux recettes provenant de l'exploitation des films français (de façon à stimuler la réalisation d'œuvres susceptibles de plaire au plus grand nombre), ce système a été assoupli et amélioré depuis par la création d'un jury chargé d'en faire bénéficier également -- en dehors de toute perspective commerciale -- les scénarios de qualité, jugés cependant trop « risqués » par les producteurs.
La *Commission d'avances sur recettes* constitue donc aujourd'hui un organe de sélection et de promotion de films, dont la puissance financière n'est d'ailleurs aucunement négligeable elle a distribué en effet en 1970 plus de 9 500 000 de nos francs actuels, somme qu'un Arrêté du Ministère des Affaires Culturelles en date du 25 mars 1971 vient de porter à 11 330 000 francs pour l'année en cours. *L'État, on le voit, ne se limite donc pas à l'égard du cinéma au rôle ingrat de censeur, et consent à y Investir lui-même d'assez considérables capitaux.*
Mais rassurons-nous, il ne s'y risque point à la légère : *Il s'agit là --* déclarait récemment M. Jacques Doniol-Valcroze, Président de la Société des Réalisateurs Français -- *d'une sélection très stricte* (*un ou deux scénarios sur une vingtaine présentés chaque mois*)*, faite par une Commission honnête et intelligente.* Et M. Jacques Duhamel, MINISTRE DES AFFAIRES CULTURELLES, dont dépend directement ladite Commission : *Il me paraît naturel que l'État n'aide pas, avec l'argent public, la production de films qui sont notoirement, au vu du scénario, appelés à être des films sujets à divertissement et considérés comme devant être choquants.*
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*La liberté, peut-être. L'aide, non* ([^32])*.* Le contribuable peut dormir sur ses deux oreilles : l'État et la profession intéressée, qui n'ont pas coutume de se faire mutuellement grâce de leurs objections éventuelles, sont parfaitement d'accord cette fois-ci pour reconnaître le bien-fondé de tels investissements, et la moralité garantie de leur utilisation.
Aussi s'étonnerait-il quelque peu d'apprendre, l'honnête contribuable, que la *Commission d'avances sur recettes* a cru devoir participer à la production du dernier film de Louis Malle pour la modique somme de *quarante millions* d'anciens francs... ([^33]). Le Trésor public s'en serait sans doute voulu de ne point soutenir avec largesse la réalisation d'une œuvre qui devait être par la suite sélectionnée pour représenter officiellement la France au prochain Festival de Cannes (mais oui : « Le Souffle au cœur ». N'est-ce pas un beau symbole ?). Toujours est-il que voilà un inceste dont nos calmes et prudents bourgeois seront sans doute surpris de savoir qu'ils sont les premiers parents.
Mais nous avons tort, sans doute, d'ironiser ; car enfin ce n'est point seulement d'une formidable bourde du Ministère des Affaires Culturelles qu'il s'agit ici, mais bien d'une *escroquerie* caractérisée, et aggravée d'un véritable abus de confiance. Une Commission « honnête et intelligente », soucieuse de « ne pas aider, avec l'argent public, la production de films qui sont notoirement, au vu du scénario, appelés à être des films considérés comme devant être *choquants *» (quelle formule, et quelle pitoyable raison !), une Commission qui lit et discute dans un pareil esprit plus de vingt scénarios par mois..., une telle Commission ne trouve rien de mieux, pour faire honneur au cinéma français, que de couronner le « rêve autobiographique » d'un psychopathe incestueux ? Allons donc. Mais ils rêvent eux aussi, en travaillant, les membres de cette Commission ; ou alors ils nous mentent ; ou plus probablement encore ils ne lisent pas vraiment. (A moins que les dix-neuf autres scénarios du mois... Mieux vaut n'y pas penser.)
Le problème soulevé par un tel scandale est à notre avis autrement plus réel, plus grave et plus pressant que celui de la liberté d'expression ou de la censure, enfants chéris de la contestation à sens unique dont nous affligent quotidiennement les organes de presse. *Car l'État, avant d'être le timide censeur que l'on sait, est pour plus d'un milliard d'anciens francs* LE FINANCIER *du cinéma français.*
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A ce titre, il est d'abord et surtout responsable (du choix et de l'importance de ses placements) devant les citoyens, ceux-ci étant tout de même en droit d'attendre un minimum de garanties sur le contenu d'œuvres qui n'auraient peut-être pas vu le jour sans l'apport de fonds publics.
*La bourgeoisie* -- comme a pu le dire brutalement Pierre Kast, critique à PARISPOCHE -- *va recevoir en pleine poire ou dans les jambes, ce film* (*...*) *achevé, précis, coupant. Disons que l'ordre social, l'ordre établi, l'ordre enfin, a reçu donc le coup direct d'une litote offensive, comme on parle d'une grenade offensive.* Et lui de rire...
Mais eux, mais nous, les « cochons de payants » ? Va-t-on continuer à fermer stupidement les yeux sur la folie et l'ignorance de ces prétendues commissions « culturelles », et les laisser voler ouvertement au secours d'une révolution au terme de laquelle auront disparu tout ordre social, toute civilisation et toute culture ?
#### Censure, s'il vous plaît !
Deuxième épisode, plus grotesque encore que le précédent (mais certainement tout aussi inquiétant) : l'intervention de MM. les Censeurs. Car Louis Malle, non content d'avoir pu bénéficier pour la réalisation de son film d'une très libre disposition du Trésor public, sur avis d'une Commission ad hoc, a poussé le sens civique jusqu'à soumettre également son scénario à l'avis de la *Commission de contrôle des films cinématographiques* ([^34]). « Allons, un bon mouvement, Messieurs : voyez vos collègues. Faites vous aussi, s'il vous plaît, quelque chose pour mon film », a-t-il dû habilement leur susurrer à l'oreille. Et ceux-ci, qui décidément ne ratent jamais l'occasion de rendre service au premier venu, de s'exécuter.
Le 29 juillet 1970 en effet, alors que le tournage du film était déjà commencé depuis quelques temps, Louis Malle reçoit du Président de la *Commission de contrôle des films cinématographiques* une belle et bonne lettre de pré-censure ainsi rédigée :
*Monsieur,*
*Conformément aux dispositions de l'article 3 du décret du 18 janvier 1961, j'ai l'honneur de vous faire part des observations que votre film de long métrage intitulé* « LE SOUFFLE AU CŒUR » *paraît devoir appeler.*
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*La Commission de Contrôle des films, après avoir examiné le découpage que vous lui avez soumis, a émis l'avis suivant :*
« La Commission envisage avec une extrême appréhension la réalisation de ce film. Elle en retient surtout une accumulation de scènes érotiques et perverses complaisamment évoquées le dépucelage, la maison close, la masturbation, le concours de longueur de sexes, le jésuite pédéraste et pour coulure, l'inceste entre la mère et le fils. »
« La Commission a malheureusement l'impression qu'elle se trouve en face d'un projet, dont, en définitive, la réalité et le résultat ne seront en l'absence de justification réellement artistique, que pornographie gratuite. Elle envisage une mesure d'interdiction totale. »
*Je vous prie d'agréer,* etc.
Passons sur l'extraordinaire *faiblesse* des raisons invoquées par la Commission : « Le Souffle au cœur », nous l'avons vu, contient tout autre chose qu'une simple « suite de scènes érotiques et perverses complaisamment évoquées » -- ce qui reste somme toute assez banal aujourd'hui. Quant à l' « absence de justification réellement artistique », elle constituerait vraiment, après la liste que l'on vient de lire, un bien curieux motif d'interdiction. Existe-t-il d'ailleurs une pornographie *gratuite,* et une autre pornographie (réservée sans doute aux esthètes et aux raffinés) qui serait celle-là suffisamment justifiée aux yeux de MM. les Censeurs par sa valeur éminemment « artistique » ?
Quoi qu'il en soit, Louis Malle pouvait s'estimer pleinement satisfait, car le résultat de sa démarche dépassait de loin toutes ses espérances. Il ne s'est pas privé, bien sûr, d'en tirer aussitôt tout le profit : après avoir publié un peu partout la lettre infamante, après avoir hurlé aux oreilles de qui voulait l'entendre qu'il avait été odieusement *insulté* par la Commission de censure, dans une lettre qui osait en outre faire état d'un *jugement de valeur* absolument inique à son égard (l'absence de toute justification réellement artistique), on le retrouve chez Gallimard discutant d'une publication-express du texte intégral de son scénario, sans oublier entre temps d'en appeler sur toutes les ondes au « front commun face à tout ce qui, dans ce pays à mi-chemin entre le fascisme et la démocratie, persiste à vouloir s'introduire entre le créateur et son public » ([^35]). Les journalistes de tout poil lui ont fait largement écho.
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Il n'en fallait d'ailleurs pas tant, n'est-ce pas ? pour que le 28 avril 1971, dans douze salles parisiennes à la fois, sorte triomphalement « Le Souffle au cœur », enfin arraché aux cartons obscurantistes de la censure, et dûment muni de son *Visa de contrôle cinématographique,* l'interdiction ayant été simplement limitée aux moins de dix-huit ans. (Mesure dont l'efficacité ne laisse pas d'être tout à fait douteuse, si l'on en juge d'après les propos télévisés de M. Jacques Duhamel lui-même : *Il faut que la réglementation concernant les interdictions au moins de treize, de dix-huit et peut-être de seize ans soit appliquée avec beaucoup plus de rigueur qu'aujourd'hui, que l'âge soit vérifié à l'entrée des salles,* etc.)
Ainsi donc que le confirme aujourd'hui l'aventure du dernier film de Louis Malle (au delà, il est vrai, de tout ce que nous pouvions redouter), la censure cinématographique française s'enfonce en vérité dans une permanente *trahison* de son but spécifique ; au point que les multiples débats organisés par les critiques et les réalisateurs pour en dénoncer la prétendue « sévérité » et l'aveuglement se voient maintenant privés de toute matière à revendication, et sont obligés de se rabattre sur les pays étrangers. Ceux qui ont cru de leur devoir de gouvernants d'imposer autrefois en France une censure cinématographique, et depuis de la maintenir, dans le souci sans doute de la sauvegarde et de la promotion du bien commun de la société, devraient bien y réfléchir un peu. Car le rôle effectif de la censure, telle qu'elle se trouve actuellement pratiquée, diffère-t-il en quoi que ce soit de celui d'un *repoussoir publicitaire* particulièrement efficace, surtout dans son processus désormais classique de la double détente -- car alors, comme pour donner raison au proverbe (*oignez méchant,* etc.), il ne menace avec tant de fermeté que pour céder avec plus d'éclat ?
Qu'en sera-t-il, on se le demande maintenant avec une réelle inquiétude, lorsque MM. Louis Malle, Jean-Gabriel Albicocco et Jacques Doniol-Valcroze auront fini de dicter aux scribes du Ministère des Affaires Culturelles le fameux projet de « réforme de la censure » qu'ils sont en train d'y mijoter ? Déjà, dit-on, M. Jacques Duhamel aurait accepté d'en débattre avec eux sur les bases suivantes : suppression de la pré-censure, du visa à l'exportation et de l'interdiction totale pour les adultes d'une part ; protection, d'autre part, de la jeunesse, et *remplacement de la notion de censure par celle d'information.*
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On admirera surtout, dans cette liste, l'évidente hypocrisie des deux propositions finales. Protection de la jeunesse... Mais contre qui M. Louis Malle entend-il la protéger, sinon *contre* la morale et les vertus *sécurisantes* de la famille -- de façon à faire respecter « son droit fondamental à la liberté sexuelle et à l'érotisme » contre, les prétentions exorbitantes du *ghetto* familial ? Remplacement de la notion de censure par celle d'information... Intéressant progrès, en effet, pour l'humanité ; mais surtout, pour le producteur, quelle aubaine ! On imagine en effet sans trop de peine ce que provoquerait, affiché à l'entrée de telle ou telle salle de cinéma, un petit panonceau publicitaire du genre de celui-ci :
« ATTENTION. LE FILM PROJETÉ DANS CETTE SALLE CONTIENT UNE ACCUMULATION DE SCÈNES ÉROTIQUES ET PERVERSES COMPLAISAMMENT ÉVOQUÉES, LESQUELLES -- EN L'ABSENCE DE TOUTE JUSTIFICATION RÉELLEMENT ARTISTIQUE -- NE SONT QUE PORNOGRAPHIE GRATUITE. »
Signé : *La nouvelle Commission ministérielle d'informations cinématographiques.*
\*\*\*
#### Post-scriptum au film de Louis Malle.
L'épisode tragi-comique de l'intervention de la censure ne devait pas, on s'en doute, mettre un point final au scandaleux tapage publicitaire dont bénéficie depuis plusieurs mois le film de Louis Malle. Relancée avec une particulière facilité à l'occasion de la publication de la lettre de pré-censure, cette campagne s'achève à peine -- à l'heure où nous écrivons -- avec les derniers remous provoqués par l'émission télévisée *Post-scriptum.*
Ce n'eût été en effet pour Louis Malle qu'une demi-victoire -- son film ayant été interdit aux moins de dix-huit ans -- s*i le petit écran ne lui avait offert un merveilleux moyen de tourner l'obstacle, en pénétrant au cœur même de ces foyers* pour lesquels il a si peu de considération... La *télé *! Dans la pénombre sécurisante du salon bourgeois, petite lumière de modernité constamment et courageusement allumée ! Porte enfin ouverte, dans l'étouffoir du terrible « *ghetto *» familial, sur l'oxygène de la liberté de conscience et de la désaliénation sexuelle ! N'était-ce pas là, pour l'auteur du « Souffle au cœur », la plus belle consécration ?
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Il n'a pas refusé en tout cas de se voir octroyer par l'O.R.T.F., outre la DIFFUSION DE LARGES EXTRAITS PUBLICITAIRES AUX HEURES DE GRANDE ÉCOUTE, une bonne demi-heure de COMMENTAIRES PLUS ÉLOGIEUX au cours de l'émission *Post-scriptum* du 20 avril 1970, animée par Michel Polac. C'était, il est vrai, à l'heure où les parents sages vont se coucher, en suppliant les enfants de bien vouloir baisser un peu la puissance du poste... (Ce qui est « bien normal », dirait Louis Malle, compte tenu du « décalage technologique » entre les deux générations.) On vit alors le critique Michel Polac, en compagnie de MM. Louis Malle, Alberto Moravia, quelque obscur psychanalyste dont le nom présentement nous échappe, et enfin -- mais comme repoussoir seulement -- le professeur Grassé, se livrer à ce que nous nous refusons d'appeler autrement qu'une *apologie de l'inceste,* en dépit de nombreux démentis postérieurs de la part des principaux intéressés. Leur propos n'était pas, ont-ils en effet expliqué, et n'a jamais été de recommander l'inceste, mais de le *démystifier* (ou comme ils disent de le « dé-mythifier »), d'en finir avec l'intensité « dramatique » dont le mot est abusivement chargé... Ils voulaient donc seulement, ces charitables amis, nous mettre en garde contre le contenu passionnel -- fruit de siècles d'aliénation religieuse et morale -- qui ne laisse pas actuellement d'obscurcir l'idée trop horrifiée où nous plonge cet événement ; et donc contre les dangers d'une conscience trop exclusivement *peccamineuse* de l'inceste. Ils ne recherchaient pas le scandale en vérité, mais l'abolition de cette notion même de scandale, qui « traumatise inutilement tant de jeunes esprits ». Et ils aimeraient bien que nous comprenions à quel point leur perspective est « simple, saine et naturelle ». Certaines tribus primitives, d'ailleurs, ne réservent-elles pas à la mère et aux femmes du clan familial l'initiation sexuelle des jeunes adolescents... ? Il fallait en un mot que l'inceste fut aboli, comme péché, et désormais rendu possible -- voire banal -- comme « lieu privilégié des premières expériences de l'enfant qui s'éveille à la sexualité »... Tels étaient, parfaitement en accord avec ceux du film de Louis Malle, le ton et les intentions générales de ce débat, dont nous épargnons ici au lecteur les plus affligeantes péripéties ([^36]).
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168:155
Après donc avoir bénéficié tour à tour des largesses et des faiblesses également aberrantes de deux Commissions ministérielles, « Le Souffle au cœur » assurait tranquillement auprès d'un *service public national* la diffusion de son venin corrosif et proprement luciférien. Plus encore que les perspectives pourtant réjouissantes du succès commercial, ce dernier coup du barbare sur le « cochon-de-bourgeois-payant » provoque déjà dans le camp des mystificateurs et des impies l'énorme éclat de rire dont ils ont coutume d'accompagner chacun de leurs ténébreux mais sûrs progrès pour évacuer les fondements naturels de toute civilisation. Puisse-t-il les emporter, à bout de souffle et de haine, avec le feu et les larmes qui purifieront tout.
Hugues Kéraly.
169:155
### Le pays des dictionnaires
par Jean-Baptiste Morvan
IL FAUT, dit-on, vivre avec son temps. L'expression étant un peu plate et usée, on préfère proclamer, en un style plus technocratique, la nécessité de se recycler. J'ai sacrifié, l'an passé, à cette prétendue obligation en achetant la dernière édition du « Petit Larousse Illustré ». Je crois bien au fond que l'attrait du livre neuf, le goût des images et des cartes avaient été la raison véritable de cette emplette. Mais l'exemplaire précédent, très fatigué, datait de 1920 ; j'avais aussi jusque là bénéficié des trésors intellectuels d'un « Petit Larive et Fleury », au nom si printanier, qui ne devait pas être très postérieur à 1901, bien qu'il renfermât un arrêté fameux de Georges Leygues, ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, relatif aux licences orthographiques et syntaxiques autorisées dans les examens. On permettait d'écrire « des prêtres en bonnet carré » ou « en bonnets carrés », « les grandes orgues » ou « un des plus beaux orgues », « de folles amours » et « des amours tardifs ». On douterait de la perspicacité des libéraux de tout temps en voyant tolérer « nouveaunés » en un seul mot, et en appréciant d'autres libertés inutiles, généreusement prodiguées mais dont nul ne s'est jamais soucié de profiter.
Ces bizarreries, et ces exemples comiquement insolites comme un refrain de très vieille opérette, m'attachent encore au dictionnaire de Larive et Fleury. D'autre part le plaisir du Larousse tout neuf s'est tempéré de quelque déception : je me sens un peu écrasé par l'abondance des photographies, des schémas industriels, des tracés épais des cartes géographiques où je ne retrouve plus les fines chenilles des reliefs montagneux et les lignes tremblantes, subtiles et modestes des rivières, tout le pays magique d'autrefois. Je sens bien que je ne sacrifierai pas les anciens dictionnaires, car j'immolerais ainsi une part de mon esprit, liée pour toujours à un langage ancien.
170:155
Notre temps, et tout particulièrement dans les œuvres romanesques, cherche le libre jeu de l'esprit dans la juxtaposition gratuite des idées et la pratique du monologue décousu. Certains s'en indignent, mais le problème est sans doute mal posé. Ces divertissements semblent avoir été en faveur de tout temps ; l'essentiel est de savoir s'ils doivent prendre la forme d'une œuvre littéraire. On pourrait alléguer que le devoir de la littérature est de fournir plans et schémas utiles au renouvellement, à la variété de la vie de l'esprit, et que dans la question qui nous occupe, il est bon que l'écrivain propose sa leçon au moyen d'un exemple qui sera forcément une œuvre d'apparence décousue. Les expériences qui abolissent le jeu de construction ordinaire, balayent d'un revers de main les pièces sur la table et stimulent l'activité de l'esprit en lui suggérant une nouvelle élaboration, représentent pour l'âme une démarche et même une aventure. Il peut donc s'agir d'une sorte de roman intérieur dont la finalité serait différente d'une construction fictive de type romanesque. On souhaiterait alors que la ligne de partage fût nettement marquée entre la simple leçon expérimentale et la formule classique de création littéraire, orientée vers une plénitude et une cohérence capables de donner l'apparence de la réalité.
Explorations au royaume des mots redevenus sauvages on peut vouloir conserver, au sein même d'une de ces bizarres tentatives, paradoxalement, un minimum de méthode ; on ne cherche pas en effet une perdition de l'esprit, un vertige, une ivresse absolue : on a en vue, à l'arrière-plan, une reconstitution des facultés créatrices, et un renouveau de l'efficacité pour l'imagination. Au procédé souvent utilisé de l' « écriture automatique », on substituera quelque autre moyen qui fasse bénéficier l'esprit des constructions intellectuelles antérieures. L'écriture automatique, c'est le bateau ivre ou le jeu de Robinson ; il faut être assez puérilement dupe de soi-même pour croire, surtout à partir d'un certain âge et après une assez longue expérience des livres et du langage, à la vertu absolue d'un tel procédé. D'autres types d'expériences rénovatrices consistent par exemple dans la lecture « à pièces décousues », comme disait Montaigne ; un certain nombre de livres très différents sur la table, la juxtaposition de pages lues au hasard dans des œuvres sans rapport immédiat, voilà qui crée des rapprochements stimulants. Mais on peut suivre le conseil de Théophile Gautier aux jeunes poètes (même si l'on n'est ni jeune ni poète) : « Lisez les dictionnaires ! » Victor Hugo, toute sa vie, en fit un abondant usage. A ce propos, remarquons que les rencontres fortuites des noms propres ou des noms communs procurent une sorte de plaisir psychologique qui n'est pas le privilège des lettrés, ni le curieux travail de laboratoire réservé à d'abstruses spéculations poétiques : tous les amateurs de mots croisés le connaissent bien.
171:155
Le dictionnaire, avec le mécanisme de son ordre alphabétique, est en somme toujours une mystification ; du moins apparaît-il comme tel. Sa bizarrerie d'inventaire saugrenu a été utilisé pour créer le comique dans des œuvres d'intention critique et satirique comme le « Dictionnaire des Idées reçues » de Flaubert. Mais en fait il ne s'agit là que d'une mise en scène et d'un pastiche de dictionnaire. Penchons-nous plutôt sur l'expérience réelle d'une lecture cursive d'un dictionnaire ; par elle nous arrivons bien souvent à nous connaître nous-mêmes davantage, et à connaître notre époque, et souvent de manière paradoxale.
Tout dictionnaire, même le « Petit Larousse », offre le visage étrange de l'inconnu ; il est un recueil de monuments énigmatiques. Le dictionnaire est conservateur, soit par routine en recopiant de précédents lexiques, soit par respect et prudence car il sait que la curiosité du lecteur est inhérente à la nature humaine et que cette curiosité ne peut se contenter du vocabulaire actuel et présent. Notre temps se trouve donc contraint à un examen de conscience, à un renouveau d'humilité, à une méfiance envers les progressismes satisfaits, hébétés ou agressifs. Il nous restitue un traditionalisme paré des charmes du mystère. Quand le lexique est historique, il nous propose parfois des listes surprenantes de significations, dont la poésie moderne n'égalerait pas l'insolite. Ainsi celui de Dauzat, à l'article « peautre » : « Peautre 1. archaïque : paillasse (origine obscure). 2. archaïque : étain, par extension fard (d'un mot latin d'origine peut-être ligure). 3. archaïque : gouvernail (origine inconnue), dérivé : peautré (blason) qui a une queue d'un émail différent (par comparaison de la queue d'un poisson avec le gouvernail) ... » C'est vraiment ici le marché aux puces de la langue française. Autant de mots homonymes, probablement sans rapport, monde obscur et lointain où sont enfouies des notions jadis communes et vivantes, et des associations de sens qui nous échappent. Sous un même vocable sont réunies les plus étonnantes confusions. Et nous songeons que nous fournirons de semblables brocantes aux dictionnaires linguistiques de l'avenir ! Dans l'histoire du langage, entre le passé et le futur, nous sommes aussi placés entre deux infinis déconcertants.
Je me souviens d'une passionnante chasse au mot à travers le maquis de la lexicologie. Il s'agissait de « ratafia », à la suite d'une conversation avec des amis bourguignons sur la boisson ainsi nommée. Selon la coutume, on en avait bu et on en avait parié. Petit et gros Larousse nous donnèrent de ce produit savoureux du terroir une définition fort différente de la composition du ratafia cher aux vignerons burgondes. Premier problème. Mais le mot lui-même se révélait insaisissable. Certains y voyaient une forme dialectale dauphinoise. Puis je me déclare persuadé d'avoir lu le mot dans un passage de La Bruyère, relatif aux petits cadeaux faits par les dévotes à leurs directeurs de conscience ;
172:155
j'y gagne une bonne leçon d'humilité intellectuelle : je passe l'après-midi à relire les « Caractères », en vain... Je prends alors le lourd tome Q-Z du vieux Littré de mon grand-père : geste méritoire, car si ce trésor linguistique se pare d'un sentiment de vénération familiale, je crains à chaque fois pour l'équilibre de mes vertèbres. J'aurais dû en tout état de cause commencer par là, mais la paresse conduit souvent à travailler longtemps. Le passage si fermement attribué à La Bruyère se trouve en réalité dans la Satire X de Boileau : j'aurai désormais (du moins je me plais à l'imaginer) un peu moins de confiance dans l'infaillibilité de mon érudition. Mais le Littré met le comble à mes incertitudes. Ménage y est cité ; et Leibniz ! Qui l'eût cru ? Il y voit un mot venu des Indes Orientales. Nous voilà loin de Chablis. Enfin on en donne une origine latine : « Rata fiat conventio » parce qu'on buvait le petit verre après la signature d'un contrat. Le mot est aussi fugitif que cet Abbé de Bucqoy que Nerval se proposait de prendre comme héros et dont il trouvait à travers de vieux ouvrages historiques ou mémoires la biographie riche de détails mystérieux et contradictoires. Je songeais aussi à Pirandello, et je pensais que si l'on devait un jour créer le genre littéraire du « nouveau roman philologique », le ratafia était tout désigné pour en devenir le personnage central.
Le langage de l'homme est un monde troublant, d'abord par son abondance, ensuite parce que l'esprit y découvre ses lacunes, ses interprétations hasardeuses, sa propension naturelle à mettre sous un mot déjà existant un sens imprévu. Le dictionnaire fait rêver à l'histoire, il est un recueil de vieilles estampes. Tel mot que sa résonance argotique, ou au moins triviale et provocante, ferait supposer nouveau, figure déjà dans les minutes des vieux procès. Je lis dans Dauzat : « Pedzouille (1800 -- Chauffeurs d'Orgères) » ; « Pègre (1837 -- Vidocq) ». Brigands et truands d'autrefois, mystères policiers, héros de complaintes populaires, angoisses des routes désertes, souvenirs d'une histoire mal connue... A propos du mot « chouan », Littré remarque philosophiquement : « ...S'il est si difficile de déterminer l'origine de « chouan », formé presque de notre temps, on comprend combien d'autres dénominations plus anciennes sont restées obscures. » En effet, en plus d'une fausse étymologie (car « chouan » ne vient pas plus de « chat-huant » que « feignant » de « fainéant »), on ne sait point si c'était un surnom propre aux frères Cottereau, ou si cette dénomination générique appartenait déjà à tous les faux-sauniers et aux hommes de la nuit. De la difficulté à saisir les termes découle une plus grande prudence dans les jugements. La fixation linguistique des mots, leur insertion dans ces bons vieux herbiers du temps passé que sont les dictionnaires, loin d'enseigner un froid rationalisme, oblige, s'il en est besoin, à se résigner à la poésie.
173:155
Ce qui dans les vocables est encore vivant est souvent lié à un passé matériel aboli. Les dictionnaires de l'époque 1900 sont désormais le domaine magique où un chef-lieu de canton pouvait s'enrichir par la garance ou les vers à soie. Que d'institutions mortes et de métiers perdus, vivant encore dans les métaphores ! A la lettre V, je souris en me rappelant les gros rires de mes camarades de Cinquième quand on prononçait le mot « vidangeur ». Bientôt on ne saura plus ce que cela voulait dire, ce parfum-là aussi sera évaporé. Les « valets » ont fait retraite dans les jeux de cartes, et « valet » n'est même plus une pédante injure de lettrés.
L'homme est toujours « l'enfant amoureux de cartes et d'estampes » dont parlait Baudelaire ; et nous venons de voir les estampes. Et les cartes ? A quoi bon recourir aux imaginations de Rimbaud, et inventer de nouveaux mondes ? Il y a suffisamment de séductions lointaines dans le monde que nous ignorons. En reprenant mon « Petit Larive et Fleury », à la page 1639 (et après avoir lu comme chose bien connue que « trigauder » signifie « user de détours et d'échappatoires ») je vois que la « trigonelle » est un genre de légumineuses, et les « trigonies » des mollusques lamellibranches des côtes d'Australie. Et me revoilà plongé dans les romanesques navigations de Mayne-Reid que je lisais avec délices à dix ans quand la grippe me confinait à la chambre.
J'ai trouvé dans les dictionnaires bien des sources de poésie. Un mot à lui seul offre quantité de suggestions, d'images esquissées, de réminiscences historiques ou sacrées ; ainsi « lucernaire » : « Office du soir célébré aux lampes. -- Officier qui porte le candélabre. -- Le candélabre même. -- Les Vêpres. -- Puits creusés au IV^e^ siècle pour donner accès aux catacombes de Rome. » Le premier sens éveille l'image d'une église de village, ou un salut de six heures en la sombre saison dans la Basilique Saint-Sauveur de Rennes. Le deuxième change la scène : un aide de camp ou un chambellan, respectueux, apporte un candélabre chargé de bougies neuves sur la table de travail du prince, silencieux lui aussi, préoccupé, la tête appuyée sur la main. Au troisième, c'est la présence solitaire d'un foyer lumineux, hypnotisante et douce, celle qui hante le « rêveur de chandelle » dans l'essai philosophique et poétique écrit par Bachelard au soir de sa vie. Puis le mot de « vêpres » évoque encore le luminaire, mais à une heure où derrière les vitraux règne encore le soleil ; pourquoi voir toujours les vêpres en des fins d'été ou à l'automne ? Je n'en sais rien, mais il y luira toujours un peu de soleil. En dernier lieu, c'est une méditation sur les ruines, le mystère d'une campagne où la réunion clandestine s'est terminée, et où seul l'orifice du souterrain reste en souvenir des premiers temps historiques de l'Église. Je songe au psaume : « Une lampe sur mes pas, Ta Parole, une lumière sur ma route. » J'ai parcouru en quelques lignes plusieurs des paysages qui me sont essentiels.
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Parfois aussi, c'est d'un mot à l'autre que s'établit une perspective, comme si deux portes en enfilade s'étaient soudain ouvertes en même temps : « armoire » et « armoise ». L'armoire aux secrets renferme en son ordre ménager les bijoux modestes, les napperons finement brodés et maintenant jaunis. « Armoise », lui, vient d' « Artemisia », l'épouse de Mausole pleurant près du prestigieux tombeau, et son nom même se rattache à Artémis, Diane, Hécate :
« Ô reine de la nuit, Hécate aux noirs chevaux... » puis ces mystères de la mort et des ténèbres font place à l'évocation des jardins : « armoise aurone ou citronelle, armoise estragon ». Des senteurs fines me ramènent aux parfums de la vieille armoire paysanne, en quelque arrière-province de l'âme, le Berry de George Sand et du Grand Meaulnes.
« Un dictionnaire sans exemple est un squelette », disait autrefois, gravement et sinistrement, l'épigraphe du Petit Larousse. Les exemples des dictionnaires déclenchent parfois des enchaînements d'impressions curieuses. Je pense que l'ombre de Littré n'en sera point indignée, et que les auteurs du « Dictionnaire de la langue française classique » des éditions Belin ne m'en voudront pas de les avoir inclus malgré eux dans les auteurs du « nouveau roman ». La lecture des phrases présentées comme typiques est comme la suite enregistrée sur magnétophone de propos entendus au hasard dans une foule ou dans la rue, avec les surprises, les coq-à-l'âne, les graines ailées d'une poésie éparse ; l'âme éprouve leur passage ininterrompu comme une sorte de bain assouplissant ou de promenade libératrice. Nous retrouvons des possibilités de langage que nous croyions perdues en nous-mêmes, et la certitude rassurante qu'il flotte autour de nous encore bien des ombres de romans et de légendes. Les vieux dictons enfouis dans le trésor des âges font briller une poésie insolite et fugitive. Je rencontre l'expression « avoir belle amie » signifiant « réussir » avec un exemple emprunté aux lettres du digne Chapelain : « On verra au printemps qui aura belle amie » : et soudain ressurgit en la mémoire la scène des « bouquets de mai » dans les Maîtres Sonneurs de George Sand. Le véritable insolite serait-il celui de l'érudition ?... « Automne » a été féminin. « Si après cela il me reste quelques jours de cette automne, je vous les donnerai de bon cœur », et cette phrase perdue de Malherbe prouverait au besoin que le sens inné de l'expression heureuse ne lui faisait pas défaut. Ailleurs encore, pour « d'auprès », c'est l'écho isolé d'un vieux roman : « La vieille toute éperdue se retira à côté, dessus une chaise, posant son chandelier sur un coffre d'auprès. » Je n'ai point souvenance de l'avoir lu, je ne songe point à le lire, mais plutôt à imaginer autour de ces lignes une toute autre histoire, ou plusieurs, et différentes...
175:155
Errances et temps perdu ? Et me pardonnera-t-on d'y convier autrui ? Je ne puis au fond juger le « divertissement » avec la sévérité de Pascal ; dois-je me repentir d'avoir, dans la lecture même de ses « Pensées », suivi tel ou tel mot comme son chasseur traquait le lièvre, et en prenant bien souvent le change ? Ce que je cherche me révèle à moi-même, ainsi que mes échappées par les chemins de traverse quand j'oublie ce que j'ai tout d'abord cherché. La reconquête et le renouvellement de l'être intérieur ne doivent-ils pas consentir parfois à cette thérapeutique du hasard intellectuel ? Nous avons besoin du langage des autres ; nous ne pouvons rien enclore comme en un coffre, même pas le langage de la prière ; on perdrait son langage comme sa vie en voulant les conserver. Et si ces voyages au pays des dictionnaires semblent représenter la pure fantaisie du dilettante, ils peuvent être aussi l'écoute attentive de lointaines fraternités. Le langage est autre chose que le « dialogue » tant prôné : il le dépasse de toutes parts ; il doit aider l'imagination à échapper à ses structures isolées qui tendent à se figer dans la sclérose et à se réduire à un progressif appauvrissement. Le domaine intérieur et familier s'use et se rétrécit ; tant de mots rencontrés, nous rendent un familier dont nous savons qu'il nous appartient mais que nous sentions ne plus pouvoir posséder. Ils sont à la fois un supplément de jeunesse et de vieillesse, un carillon ancien et un vent d'avril, venus d'un monde proche et lointain qui nous est donné et que nous ne saurions trahir sans nous trahir nous-mêmes aussi.
Jean-Baptiste Morvan.
176:155
### Journal logique
par Paul Bouscaren
S'IL CONVIENT HAUTEMENT aux chrétiens de crier mille fois plus fort et avec mille fois plus d'insistance contre les injustices d'un État chrétien, comment se fait-il que le terrorisme révolutionnaire, loin d'être plus affreux encore de la part d'un chrétien, voire d'un prêtre, canonise la charité de celui-ci ? Un autre fait peut surprendre : d'où vient qu'un État aussi peu chrétien que celui d'Adolf Hitler n'arrête pas de faire crier, après un quart de siècle, et cela, au point de laisser à peu près sans voix sur les abominations toujours actuelles, contre les chrétiens en particulier, de l'État soviétique ? Par comparaison avec celui-ci, trouverait-on Hitler trop chrétien pour être oublié ?
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Le langage est une chose, les autres choses nous sont un langage à mesure que nous les connaissons, (fût-ce de la connaissance la plus fausse) ; ce qui oppose le langage aux autres choses, c'est d'être regardé directement et formellement comme signification, c'est-à-dire comme autre chose que la chose qu'il est, sonore ou graphique, indirectement et matériellement comme cette chose déterminée que doit être le signe pour signifier, -- alors que nous regardons les autres choses, directement et formellement, comme des êtres qui sont ce qu'ils sont dans l'existence, indirectement et réflexivement comme matière à connaître, signifiante à mesure de connaissance acquise, ou prétendue. Réduire les choses à leur forme pensée, qui les arrache à leur existence de choses ; réduire le langage à la matière de ses signes, qui est pour le langage, si l'on veut, sa valeur zéro ; telle est l'entreprise absurdiste de ce qu'on appelle la science, axiomatique, ensembliste, structuraliste. Mais d'où vient pareille aberration, sinon de la mythologie abstraite d'un homme de science dans le monde, à l'instar d'un homme citoyen dans l'État ?
177:155
Mythologie abstraite, puisqu'elle veut des yeux clos sur la réalité d'un entre-deux colossal, de part et d'autre, au compte de chaque homme, ici la société historique, et là une langue maternelle, -- ce trésor d'une analyse des choses par l'humanité, où il faut puiser chacun avec sa raison critique, certes, mais, sans folie, quel refus du commun trésor ?
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Au témoignage des Évangiles, *c'est un fait* que les anges et le Christ lui-même affirment aux disciples que le Seigneur est vraiment ressuscité, que c'est bien lui qui leur apparaît, qui leur parle ; rien de tel ne se rencontre à la résurrection de Lazare, et l'on n'imagine pas un fait historique, -- par exemple, le retour de l'île d'Elbe, -- exigeant chez ses témoins oculaires un acte de foi en la parole du héros. Si l'on tient à savoir de science historique la Résurrection du Christ, ne serait-ce pas, au contraire de saint Thomas (Ia, 12, 13), que l'on considère la foi comme une ignorance ?
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Le volontarisme égalitaire, (dit par antiphrase politique républicaine), a détruit la société temporelle, le volontarisme scientiste détruit en même temps, on dirait presque du même coup, et la nature, et l'Église de Jésus-Christ.
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Un imbécile juge prétentieux de vouloir lui ouvrir les yeux à quoi que ce soit ; il a raison, le malheureux.
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S'en tenir à sa conscience comme si elle était un juge infaillible du bien et du mal ; respecter l'opinion comme le seul chemin vers la vérité ; combattre les maux du monde par un volontarisme où l'on voit la seule innocence, que le malheur des hommes, en réalité, diminue ou s'accroisse des fruits, comme dit l'Évangile, de pareils prophètes ; et là-dessus, faire honte à autrui d'une bonne conscience à bon compte, -- n'est-ce pas un canular ?
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178:155
Depuis toujours, on ne peut plus sérieusement parlant, et de cent manières, *les villes étaient à la campagne *; alors que cela n'est plus, que sait-on si une « civilisation urbaine » dit autre chose qu'un cercle carré ?
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La famille Dumoulin axiomatisée en *l'ensemble des éléments* que sont ses membres, n'est-ce pas, aussi bien et bien pis, le corps du Christ, qui est l'Église, pastoralisé en un peuple de Dieu qui est l'ensemble des hommes selon que le mystère enfin connu de la Sainte-Évolution les fait, en montant, converger vers l'amour ? Mais, à la honte de ces balivernes, le Don de Dieu pour le salut de tous les hommes en Jésus-Christ par leur intégration à son Église ; le bon sens de leur égale dignité, oui, devant la Miséricorde de la Bonne Nouvelle, de l'Évangile comme il parle : défi à qui voudra, avec l'enjeu qu'il voudra, de faire voir dans l'Évangile, si peu que ce soit du monisme humanitariste réduisant la dignité de l'*être* humain à la dignité de l'*action* humaine, dans la *liberté* aveugle à la *nécessité*, à la double nécessité d'une existence sociale et d'une dignité civique impliquée par la réelle et concrète dignité humaine. Dieu est venu parmi les hommes les appeler *où ils sont*, nullement les inviter à faire comme s'ils y étaient en toute liberté, alors que c'est à des conditions d'ordre naturel que Dieu n'a pas à nous révéler : au rebours d'une lecture moderne de l'Évangile, incapable de bon sens comme elle est moderne.
Le *Figaro* du 16 mars m'apprend que le général Eisenhower a dit en 1948 : « L'Armée n'a jamais été mise en place pour assurer la justice... Elle est faite pour... accomplir une tâche particulière... » Tous les corps constitués n'en sont-ils pas là, et le seul tout du corps social à même d'*assurer la justice*, -- pourvu que les citoyens soient eux-mêmes à hauteur de consentement à la vie sociale ? Quant à la fin de la citation : « ...et ce travail... exige... presque une violation des concepts essentiels sur lesquels repose notre gouvernement », -- les concepts démocratiques ne sont-ils pas déraison à mesure, et les violer, indispensable ? Quelle déraison catastrophique, sinon, précisément, un état de justice pour tous étant la *fin dernière* de la société des hommes, prétendre que cette fin dernière soit la *fin propre* de tout organe social, et cela, *sous la responsabilité de tous les citoyens*, bref, que la fin dernière de justice ait la justice pour *unique moyen*, -- comme si l'existence des hommes ignorait la nécessité antérieure à leur liberté ; comme si leur usage de la liberté ignorait la nécessité pour l'un de traiter en obstacle l'autre qui fait obstacle ; comme si la société était le fruit de l'arbre humain en chaque homme, et non pas chaque homme le fruit (certes volontaire personnellement) de l'arbre social ?
179:155
Une image éclairante de la folie moderne, c'est la participation comme l'on en parle ; et d'abord, quant à la messe. On semble ignorer que la liturgie en général, et la messe en particulier, soit une action de l'Église, selon que l'Église est le Corps du Christ, vivant de la vie du Christ, dont vivent ses membres, et que l'on nomme la Communion des saints ; et c'est-à-dire quoi, sinon une Participation, et telle que toute autre doive lui être accessoire, -- et doive faire penser, comme l'on parle, à des mouvements d'ensemble de gymnastes imbécilement comparés à la vie d'un organisme, dont participent tous les membres ? Non seulement il y a calomnie de l'assistance à la messe, à en faire le contraire d'une participation, mais cette calomnie impose un horrible relent d'individualisme égalitaire, selon que le Corps de Jésus-Christ, au lieu de nous intégrer comme des membres vivant de sa Vie, ne peut plus être que l'ensemble, concerté par nous, de nos vies à nous.
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Notre langage incapable de dire la Vérité de Dieu, cela va de soi, puisque l'infinie simplicité de Dieu ne peut sans incohérence paraître accessible non plus par abstraction que concrètement, être présente d'autre sorte que par sa seule Présence ; mais faire de cette impossibilité que Dieu soit dit une impossibilité de dire vrai ou faux sur Dieu *selon les lois de notre langage et de notre pensée*, alors, ou bien il y a passage sophistique d'une impossibilité à l'autre, ou bien il faut que Dieu soit un mot vide et qui ne réponde à rien dans nos pensées. Mettre ça au compte de sain Thomas d'Aquin, pourquoi pas, lorsque de ça l'on est capable ? Mais la Somme de théologie, et c'est-à-dire de la science de Dieu, donne, par exemple, la leçon suivante : « Ipsi Deo Patri debetur honor latriae propter divinatem, et honor duliae propter dominium quo gubernat creaturam... Dominus omnium per potentiam, cui debetur dulia ; Deus omnium per creationem, cui debetur latria. » (IIIa, 25, 2).
Qui ne sait le nom de Gagarine ? Qui sait quelle réponse du catéchisme des petits fait de ce « pionnier de l'espace », où il n'a pas rencontré Dieu, le symbole introuvable de l'ignorance scientiste ? *Dieu est partout*, pourquoi donc Gagarine et la science moderne le rencontreraient-ils ailleurs que sur la terre, où ils ne le rencontrent pas ?
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S'il faut adorer Jésus-Christ dans les images que nous en faisons, pourquoi pas et mieux encore, l'adoration de Dieu en chacun des hommes que Dieu fait à son image ?
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Mais, précisément, à cause de l'honneur dû pour elle-même à la créature raisonnable, et par là seul que l'on serait tenté d'adorer l'homme lui-même au lieu de Dieu en la créature à son image. (IIIa, 25, 3, ad 3.)
Je reviens à notre langage « capable et incapable de Dieu » ; car telle est la réelle puissance du symbolisme qu'elle va jusqu'à exiger de nous l'adoration de la croix, image du Divin Crucifié, alors qu'il serait aberrant de vouloir adorer en Marie la Mère de Dieu. (Ibid., 4 et 5.)
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*Tout continuer comme par le passé...* Je m'arrête, je demande au lecteur son sentiment sur un pareil début. Et maintenant, voici les premières lignes d'un article du *Figaro* pour ce 7 avril : « Une heureuse nouvelle nous parvient de Beaune : tout continuera comme par le passé. » Un passé de plus de cinq siècles n'empêche donc pas, ô merveille ! que ce soit une bonne nouvelle de tout continuer comme tout au long de ce passé ; faut-il croire que Beaune fasse une exception sans seconde ? Au contraire, à lire cet article, comment ne pas penser dix fois à la liturgie catholique traditionnelle, à l'heureuse nouvelle (hélas !) de nous en garder la beauté, de tout continuer comme par le passé, au lieu de ce que nous avons sous les yeux parce que rien du passé ne devait continuer ?
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-- On pense correctement si l'on pense comme vous !
-- S'il y a pour moi des règles de la pensée correcte, vous me reprochez donc de les invoquer sans les observer ; faites-le voir, je vous prie.
S'il n'y a pas pour vous de règles de la pensée correcte, votre reproche signifie que vous mesurez ma pensée réglée à votre pensée sans règles, et alors, n'est-ce pas vous-même qui faites de votre pensée un modèle de la pensée correcte ?
Si toute la correction de la pensée consiste en la liberté de pensée, en chacun comme il pense, -- ou bien il faut l'accorder à celui qui pense le contraire, et veut la liberté de bien penser, non la liberté de penser n'importe comment n'importe quoi ; -- ou bien l'on ne veut la liberté de pensée que pour une liberté antérieure à la pensée et créatrice de la pensée *en tant que liberté,* ce qui veut dire quoi, pour qu'il s'agisse de *la pensée ?*
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181:155
L'autodestruction de l'Église est manifeste, s'il devient loisible à chacun de ses membres de choisir, en conscience, comme sans règle de foi catholique et sans lois de l'Église catholique ; or j'ai de cela un témoignage quotidien, la rubrique « Religion » du *Figaro*, qui s'exprime toujours à la manière de ses lignes du 27 mars, sous le titre : « Baptême par étapes ou respect de la volonté des parents ? » Témoignage, ici, n'a rien d'ironique ; s'il en coûte peu à *Figaro* de témoigner de la sorte, c'est à la suite modeste d'un épiscopat français de « Note pastorale » (novembre 1968) rouvrant à la pilule la porte fermée par l'encyclique *Humanæ vitæ.*
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« Sans Moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jean, 15/5.) Si le salut en Jésus-Christ n'est pas absolument surnaturel et radicalement distinct d'un salut temporel du monde, alors, l'impuissance totale des hommes sans Jésus-Christ, affirmée par Jésus-Christ, se trouve contredite, au défi de toute échappatoire, d'abord par l'existence sociale, vaille que vaille, non seulement dans le passé, mais encore à l'heure moderne de sa négation démocratique, -- *cette existence qui est un salut temporel de l'être humain,* salut contestable, certes, mais, en bloc, beaucoup plus incontestable, et inestimable ; ensuite, n'est-ce pas la doctrine même du péché originel, que la nature humaine, malade selon sa vie propre, mais non pas morte d'avoir perdu la grâce originelle, se trouve en peine de bien vivre, non pas impuissante à le faire ?
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« Le travesti pédagogique » : une chronique de Pierre Gaxotte sous ce titre, (*Figaro,* 10 avril), fait voir en toute clarté que la réforme de l'enseignement du français procède on ne peut plus à la façon de la messe en vernaculaire ; on part du langage de l'enfant comme l'on partait du langage du peuple, c'est pour aboutir à « l'exacte inversion des rapports humains de notre société », comme il s'agissait d'aboutir à l'exacte inversion du christianisme catholique et des rapports qu'il instituait dans l'Église. On a ici sous les yeux de quelle sorte, et avec quelle facilité, les « prises de conscience » viennent aux peuples adultes, et donnent à la démocratie opinion publique et volonté générale.
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182:155
Si les Français au sondage accordent plus d'importance aux études mathématiques qu'aux études littéraires, « on se demande pourquoi ce sont celles-ci qui encombrent l'enseignement », (*France-Inter*, 13 h., 13 avril) ; *donc*, défense de ne pas juger accessible et préférable, pour soi-même et pour ses enfants, ce que l'on croit plus important pour la société, (à tort ou à raison, au demeurant, et selon que l'on vous matraque). Sans parler du reste, et Dieu sait...
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Tout le monde et son père Paul VI parle beaucoup de la solidarité, il s'agit toujours de ce que le Grand Larousse encyclopédique nomme « la solidarité vertu », soit ; mais faut-il que l'esprit moderne aveugle au point de ne rien soupçonner, puisque l'on n'en dit rien, du soutien qu'apporte indispensablement à cette vertu la conviction de « la solidarité fait naturel », sur quoi insiste le même Larousse, mais sans éclairer ce qu'il importe par-dessus tout d'entendre : ce besoin de tous les besoins de la condition humaine est *irremplaçablement institutionnalisé* dans la famille et la société nationale, d'une part, et, d'autre part, dans l'Église du Christ Sauveur ? J'appelle un chat un chat, et cette cataracte des yeux modernes, l'Homme, -- celui que les yeux de Joseph de Maistre ne voyaient nulle part, et pour cause.
Paul Bouscaren.
183:155
### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. III -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
L'ATTITUDE DE SPINOZA apparaît plus significative encore et mérite une analyse détaillée. Le philosophe d'Amsterdam semble préoccupé avant tout de la vérité. Dans une lettre à Burgh, il déclare que ce qui lui importe, ce n'est point d'avoir découvert « la *meilleure* philosophie », mais de savoir ce qu'est « la *vraie* philosophie ». Et il ne suffit pas de le savoir d'une façon quelconque, qui ne puisse présenter ses titres de créance. Il faut que nous le sachions comme on sait, en géométrie, que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits ; il faut, en d'autres termes, que nous en possédions l'évidence ([^37]). Mais peut-on l'espérer en philosophie ? Comment y découvrir une vérité qui ne le cède en rien aux vérités mathématiques ? Spinoza croit qu'on peut y parvenir grâce à l'universelle nécessité qui règne inexorablement au sein de l'univers. Tout ce qui existe constitue un vaste ensemble de faits, reliés par un déterminisme sans failles, auquel rien n'échappe. Il n'y a aucun décalage entre le réel et le possible, ce qui est et ce qui doit être, la réalité et l'idéal. L'homme, dans ce monde, n'occupe point une place exceptionnelle et il faut se garder de le considérer comme « un empire dans un empire » ([^38]). Il n'est même pas, à vrai dire, l'auteur de ses propres actes. Ses aspirations les plus intimes, ses joies et ses épreuves, ses initiatives apparentes ne sont jamais que des événements soumis, comme les autres, au déterminisme universel.
184:155
N'allons surtout point croire qu'il soit capable de concevoir des buts qu'il déciderait librement de poursuivre et dont la réalisation dépendrait de lui. Ce serait une illusion. L'homme tout entier, y compris les projets qu'il forme, est le jouet d'une implacable nécessité. Les différenciations que nous établissons entre le bien et le mal, le bonheur et le malheur, le réel et l'idéal, sont le fruit de l'imagination et nullement des distinctions fondées en raison. En conséquence, les sentiments humains doivent être étudiés comme les phénomènes de la nature, par la méthode mathématique, car les mathématiques s'occupent « *non des fins,* mais seulement des essences et des propriétés des figures » ; c'est pourquoi elles contiennent « la règle de vérité », à laquelle doit se soumettre toute connaissance qui se veut authentique ([^39]).
Dans ce contexte, peut-il être question de recherche du bonheur ? L'homme n'a rien de mieux à faire, semble-t-il, que de constater ce qui est, d'en acquérir une connaissance valable, en excluant toute idée de fin à poursuivre. Il ne s'agit ni de se réjouir, ni de se lamenter sur son sort, ni de vouloir le changer : *non ridere, non lugere, non detestari*, mais simplement de prendre notre situation et nos sentiments pour ce qu'ils sont : des faits qu'on doit analyser et rattacher à leurs antécédents. La vérité prime tout. -- Le philosophe n'a donc pas à prononcer des jugements de valeur décisifs, à définir le bien et le mal, le bonheur et le malheur ; encore moins à proposer des buts, à assigner un sens aux activités humaines. Il s'agit seulement de comprendre le réel : *intelligere*. -- Peut-on souligner davantage que le souci de la vérité doit passer au tout premier plan ?
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Et cependant, on entend aussi chez Spinoza un son de cloche légèrement différent. On a beau, du point de vue de la connaissance, réduire nos aspirations à de simples faits, qu'il s'agirait seulement d'examiner objectivement et d'expliquer par leurs antécédents ; ces aspirations, illusoires ou non, n'en existent pas moins. Sont-elles d'ailleurs, aux yeux de Spinoza, vraiment illusoires ? On peut en douter en lisant les premières pages du *De intellectus emendatione.* « Je me décidai, écrit Spinoza, à rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte me procurerait l'acquisition d'une joie suprême et incessante. » ([^40]) En s'attachant aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs, l'âme ne rencontre que déboires et se voit envahie par la tristesse.
185:155
N'y aurait-il donc rien qui puisse pleinement la satisfaire ? Spinoza pense, en accord avec la grande tradition religieuse et philosophique, que nous deviendrons heureux en nous attachant à une super-réalité parfaite, pure, infinie ; en faisant surgir en nous « l'amour d'une chose éternelle et sans limite (qui) nourrit l'âme d'une joie sans mélange et sans tristesse » ([^41]) ; en nous divinisant « grâce à l'union de notre nature avec la Nature totale » ([^42]) ; en nous élevant, par ce moyen, à un degré de perfection que nous ne poursuivrons pas en égoïstes, car nous aiderons les autres, s'ils le veulent, à s'en rapprocher, persuadés que c'est le plus grand service que nous puissions leur rendre ([^43]). Le savoir que nous acquérons, nos diverses sciences n'ont d'importance que dans la mesure où elles contribuent à notre félicité ([^44]). Pour Spinoza, il ne suffit donc pas que la philosophie soit « vraie » ; elle doit être aussi « la meilleure », au sens le plus absolu du terme, c'est-à-dire procurer aux hommes le *summum bonum quod est valde desirandum totisque viribus quærendum *; et, pour cela, répondre au besoin d'éternité qui nous travaille. En nous faisant communier à la Réalité parfaite, immuable, nécessaire, elle nous apprend à tout considérer *sub specie æternitatis *; elle libère de la fascination des choses mouvantes et périssables qui ne dépendent pas de nous ([^45]), et ouvre la seule voie qui conduit au bonheur.
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Devant ces textes, on ne peut se défendre de l'impression que, pour Spinoza, ce qui compte avant tout, c'est la félicité. L'impérieux besoin de l'atteindre constitue le mobile essentiel qui l'inspire et le guide dans son entreprise philosophique. Avec toute la tradition, Spinoza semble ainsi subordonner d'une certaine façon le désir de connaître à celui d'être heureux, la vérité au bonheur, l'ontologie à la morale. Nous n'avons pas à examiner ici comment se combinent chez lui les deux mobiles ; comment il peut, à la fois, chanter un hymne passionné à la gloire d'une Réalité éternelle et nécessaire, source unique de -- notre joie, et placer cependant au-dessus de tout, en un sens, la recherche du vrai. Il suffit, pour notre propos, d'avoir montré, sur un exemple particulièrement significatif, à quel point la hantise du bonheur se trouve à la base du comportement des philosophes, comme de tout homme d'ailleurs.
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186:155
Nietzsche le constate, mais pour en faire grief aux philosophes. Il leur reproche de présenter la connaissance comme un moyen pour arriver au bonheur, ce qui, selon lui, est faire preuve d'une « grande naïveté » : que peut bien avoir la connaissance de commun avec le bonheur ([^46]) ? -- D'ailleurs la façon dont les philosophes conçoivent celui-ci apparaît fortement sujette à caution. Leur « félicité » implique un mépris affiché de l'universel devenir. L'intelligence humaine n'est point capable de comprendre le flux du changement ; elle n'est chez elle que dans un monde de réalités stables, qu'elle se crée par le moyen des concepts. De même la volonté et la sensibilité se trouvent mal à l'aise devant ce qui ne demeure jamais identique à soi. L'éphémère durée et les incessantes dissolutions de tout ce qui existe, voilà ce qui suscite au plus haut point l'étonnement des humains. Devant l'instabilité des choses, ils éprouvent un inévitable sentiment de mélancolie. Déjà avant Thalès, Mimnerme de Colophon chante la tristesse du changement, et un peu plus tard Simonide se plaint que les générations tombent comme les feuilles des arbres. On comprend aisément que, pour échapper à cette impression déprimante d'universelle instabilité, les philosophes se mettent en quête de quelque chose de permanent. Ils croient le trouver dans un « Je », un « Moi », une « âme » qui demeurerait foncièrement identique à elle-même, malgré les transformations qui l'affectent et les activités qu'elle déploie. Ils croient le trouver surtout dans une réalité transcendante, à laquelle nous nous raccrochons ici-bas, dans l'espoir de nous unir à elle éternellement après la mort ([^47]). Mais en conférant ainsi la prééminence à la stabilité, en dépréciant le changement, les philosophes, au dire de Nietzsche, trahissent tout simplement leur manque de dynamisme et de courage, leur impuissance à s'accommoder d'un univers intégralement emporté par le tourbillon du devenir. Le mobile qui les pousse n'est autre, finalement, qu'un goût malsain du repos, une peur morbide du risque, qu'ils cachent sous le prétexte de céder aux exigences de la vérité ([^48]).
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187:155
Nietzsche ne leur reproche pas, à vrai dire, leur comportement ; il leur reproche plutôt de ne l'avoir pas tiré au clair et de s'être ainsi mépris sur leurs propres démarches. Ils auraient dû comprendre que l'origine de la philosophie ne se situe pas dans le besoin de connaître, dans une recherche impersonnelle de la vérité, mais plutôt dans une volonté, pas toujours consciente, d'exprimer notre personnalité. En réalité, le philosophe plaide une cause, qu'il considère comme sienne, parce qu'elle résume ses tendances, reflète la structure physiologique, émotive et intellectuelle de son être. Ses conceptions ne sont pas le résultat d'un raisonnement désincarné, mais le produit des composantes de son individualité, d'où émane sa vision du monde. Nietzsche s'intéresse surtout aux motivations psychologiques individuelles du philosophe ([^49]) ; il insiste beaucoup moins que ne le faisait Marx sur les mobiles d'origine sociale. Et, du point de vue psychologique, il oppose finalement deux types de philosophes, différant par la façon dont ils réagissent devant le devenir : d'une part les « classiques », qui croient trouver le bonheur en rattachant l'existence à quelque chose de stable ; et d'autre part, ceux qui, fidèles à l'inspiration d'Héraclite et d'Empédocle, sont capables de vivre dans l'incertitude, consentent à ignorer d'où l'homme vient et où il va, et se bornent à exprimer la manière dont ils conçoivent le monde en fonction de leur tempérament. Prendre conscience qu'un système philosophique traduit simplement la personnalité de son auteur, c'est, d'après Nietzsche, découvrir le mobile ultime et caché auquel obéit le philosophe et la signification, la portée de la discipline qu'il cultive.
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En résolvant ainsi le problème des motivations du philosophe, Nietzsche néglige un point fondamental, sans lequel la naissance de la philosophie demeure inexpliquée. Réduire celle-ci à une interprétation personnelle de l'univers ne fait pas encore comprendre pourquoi elle s'est différenciée des religions et a pris ses distances vis-à-vis d'elles. Dans le monde occidental, la philosophie apparaît lorsque les Grecs se mettent à critiquer les dieux de l'Olympe. Tant qu'ils y croyaient, ils pouvaient espérer que Jupiter s'intéresserait aux humains et les aiderait à trouver le bonheur. Lorsqu'ils eurent cessé d'y croire, il leur fallut se débrouiller tout seuls. -- Mais pourquoi ont-ils cessé d'adhérer aux conceptions du monde que leur offrait la tradition ? Parce qu'ils avaient le sentiment qu'elles ne satisfaisaient point aux exigences de la raison.
188:155
Dire que le philosophe voulait simplement remplacer les interprétations traditionnelles par une vision du monde plus conforme à son propre tempérament, ce n'est expliquer ni l'importance, ni la naissance de la philosophie. Celle-ci a surgi lorsque les penseurs grecs conçurent l'idée d'une « rationalité », qui leur semblait absente des mythologies et à la poursuite de laquelle ils décidèrent de consacrer dorénavant leurs efforts.
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Cette motivation, on l'explique en disant que les Grecs ont découvert la raison, le logos. -- Formule défendable en un sens. -- Elle signifie qu'ils ont pris conscience de la nécessité de substituer aux affirmations traditionnelles et aux opinions individuelles des thèses démontrées, qu'on puisse justifier devant les autres, sans avoir à les imposer par la violence brutale ou sournoise. Elle veut dire aussi que les Grecs ont deviné tout ce qu'impliquait l'idée de vérité. Celle-ci leur est apparue comme ne pouvant être qu'universelle et immuable ; une vérité provisoire, une vérité particulière à un groupe ou à un individu, constitue un non-sens. La vérité doit se prouver, présenter ses lettres de créance ; et aucune démonstration n'est possible si on fait fi du principe de contradiction. C'est tout cela que les Grecs mettaient sous le terme : *logos*. Nietzsche cherche à minimiser la portée de leur découverte ([^50]). Il n'y parvient pas ; et il est obligé, lui aussi, de recourir à cette conception de la raison et de la vérité qu'il vilipende. Lorsqu'il déclare péremptoirement qu'une philosophie n'est jamais que l'écho d'un tempérament, de deux choses l'une : Ou cette proposition est vraie d'une manière absolue, ce qui suppose l'existence d'une vérité qui échappe à ce conditionnement. Ou elle n'est que le reflet de la psychologie de Nietzsche, et dans ce cas elle n'a de valeur que pour l'auteur qui la profère. Comme on l'a fait justement remarquer : derrière l'intelligence définie comme faculté d'adaptation au réel, derrière la vérité réduite à une réaction vitale de l'individu, il se profile, chez Nietzsche, une autre conception de la vérité et de la raison, celle-là même qui a conduit les Grecs à inventer la philosophie, dont, par conséquent, on peut affirmer que non seulement elle est née d'un besoin de rationalité, mais qu'elle continue de s'y enraciner.
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Toutefois il ne faut pas interpréter de travers la découverte de la raison par les Grecs, la concevoir comme une sorte de miracle, grâce auquel elle leur serait apparue soudainement, en toute sa pureté et armée de pied en cap. Bien qu'ils aient commencé à se rendre compte des exigences qu'il impliquait, les Grecs n'ont pas atteint d'emblée l'idéal de la rationalité, et on peut même se demander si on l'atteindra jamais. La raison se trouve en germe aussi bien dans l'humanité primitive que dans l'enfant qui vient de naître. Mais ce germe, pour réel qu'il soit ([^51]), doit se développer, actualiser progressivement ses virtualités, et cela s'accomplit au cours d'une longue histoire jamais achevée. Dans cette histoire, les Grecs, en découvrant la signification du *logos*, en essayant de le libérer de la pensée mythique, où il était déjà présent mais d'une façon cachée ; les Grecs, dis-je, ont fait franchir à la prise de conscience des exigences de la rationalité un pas décisif, dont le résultat a été la création de la philosophie. Mais celle-ci répond-elle parfaitement à tous les impératifs de la raison ? Est-elle complètement purifiée de tout vestige de la pensée « prélogique » ? La question peut se poser. On a même le droit de se demander si ce travail de purification ne devra pas se poursuivre sans arrêt, et si la raison ne sera pas constamment menacée par le retour, toujours possible, de l'irrationnel. Contre ce retour, contre ces intrusions éventuelles, y aurait-il un mode de connaissance mieux armé que la philosophie pour lutter ? Un mode de connaissance qui, par conséquent, permettrait d'édifier sur une base tout à fait solide le bonheur de l'homme et nous empêcherait de courir après des mirages ? Telles sont les questions auxquelles inévitablement on aboutit quand on réfléchit sur les motivations du philosophe. Ces questions, il faut les tirer au clair, car de leur solution dépend l'existence même de la philosophie.
Chanoine Raymond Vancourt.
190:155
### Le sac de Rome
par Jean Madiran
Ces pages sont extraites d'un ouvrage en préparation intitulé : *Le sac de Rome.* Il paraîtra s'il plaît à Dieu en 1974 ou 1975 et constituera le tome III de *L'hérésie du XX^e^ siècle.* Le tome II, prévu pour paraître en 1972 ou 1973, sera intitulé : *La trahison de l'Écriture.*
L'AGGIORNAMENTO était terminé en octobre 1958, à la mort de Pie XII. L'impiété soudain triomphante a cru et fait croire qu'il n'était même pas commencé ; qu'il fallait donc l'entreprendre. C'est ainsi que l'Église de Rome, mère et maîtresse de toutes les Églises, a été mise à sac après la mort de Pie XII, et que le pillage continue.
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On nous dit qu'au contraire un aggiornamento n'est en ce monde jamais achevé. C'est vrai en un autre sens ; nous le savons fort bien, nous qui l'avons inscrit, précisément en 1958, dans la *Déclaration fondamentale* de la revue ITINÉRAIRES : « *Il y aura toujours quelque chose à ajuster pour se conformer à la nature des choses et à la justice, car les circonstances changent chaque jour et l'on n'en a jamais fini avec le poids du péché. *» Mais ce n'est point de cette permanence-là qu'il était question dans l'aggiornamento inauguré par Jean XXIII et défini le 11 octobre 1962 par son discours d'ouverture du second concile œcuménique du Vatican. Il s'agissait principalement de deux mises à jour occasionnelles et délimitées avec précision :
191:155
1° Rénover l'expression de la doctrine catholique : « *Il faut que cette doctrine certaine et immuable soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque.* »
2° Donner désormais plus de place à l'exposé positif et explicatif des richesses de la doctrine qu'aux condamnations négatives : « *L'Église n'a jamais cessé de s'opposer* (*aux*) *erreurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd'hui elle préfère recourir au remède de la miséricorde plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine.* »
Le vice intrinsèque d'un tel programme, son vice abominable réside tout entier dans sa formidable impiété : involontaire ou délibérée, mais radicale, absolue, massive. Ce double objectif de l'aggiornamento était proposé à l'Église, et spécialement au concile, comme une tâche à entreprendre ; à inaugurer ; à commencer ; une tâche nouvelle, tout juste esquissée, depuis quelques saisons à peine, par la charité du « bon pape Jean ». Affreuse méconnaissance, ou affreux charlatanisme, puisque cette tâche avait été universellement commencée par Léon XIII, poursuivie par ses successeurs, et synthétisée, et parachevée enfin dans les vingt volumes qui contiennent l'œuvre de Pie XII comme docteur universel. Voilà donc que Jean XXIII, le 11 octobre 1962, dans le discours qui lui avait été préparé par le cardinal Montini, proclamait en substance que tout était à faire, que rien n'avait été fait. Il supprimait ce qui avait été la fonction, l'œuvre propre des documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII. Et depuis lors, on voit en conséquence le pape et les évêques occupés à faire à leur manière, courte et improvisée, ce qu'avaient fait, de Léon XIII à Pie XII, les papes docteurs. On les voit occupés à le faire en ignorant ce qui avait été fait ; en l'omettant ; en le méprisant ; et donc en le défaisant.
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192:155
Le sac de Rome, celui-ci, n'est plus le pillage de trésors de pierre ou d'argent, ni le massacre des hommes par la soldatesque, ni le rapt des femmes. Il est cette fois dans un trésor intellectuel et moral jeté au Tibre, avec le massacre des âmes et le viol des consciences qui s'ensuivent inévitablement.
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Ceux qui ont fait cela, détenteurs provisoires de la succession apostolique, ne connaissaient pas les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII : nous montrerons, sur pièces et sur preuves, que le principal d'entre eux était frappé de l'incapacité mentale de lire correctement une encyclique. L'Église depuis 1958 est gouvernée par des hommes qui n'ont ni compris ni connu (ni aimé !) la doctrine enseignée par les papes du XIX^e^ et du XX^e^ siècles : c'est-à-dire que ce trésor, sans précédent par son abondance et son degré d'explicitation, a été radicalement méconnu par les règnes de Jean XXIII et de Paul VI.
Si Jean XXIII et Paul VI ne l'avaient pas méconnu, ils auraient pu dire, par exemple, qu'ils se proposaient de poursuivre, ou d'accélérer, ou d'approfondir, ou de compléter l'aggiornamento de leurs prédécesseurs. Ou encore, que cet aggiornamento en chantier depuis Léon XIII devait maintenant recevoir la consécration solennelle d'un concile œcuménique, pour en faire passer plus activement les fruits dans les esprits et dans les mœurs. Ou encore, que dans cet immense monument d'encycliques, de messages, d'allocutions de cinq papes successifs, tout n'avait pas la même autorité ni la même valeur, qu'il fallait faire un tri, mettre de l'ordre, résumer, d'aventure émonder, par une série de décrets récapitulatifs et pratiques qui seraient l'œuvre propre du second concile du Vatican. Ou encore bien d'autres choses du même genre, qui auraient pris en considération tout le travail doctrinal accompli par les cinq papes de l'aggiornamento : Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII. Ce travail monumental pouvait être confirmé, complété, poursuivi, amendé, que sais-je ! On fit la seule chose qui n'était pas permise : on fit comme s'il n'existait pas.
Cette méconnaissance impie, barbare, sauvage, est comme le péché originel du nouveau gouvernement de l'Église depuis 1958.
On entreprit donc, à partir de zéro, un autre aggiornamento : dans ces conditions ce fut immanquablement un ratage, entraînant une catastrophe universelle.
On avait eu l'impiété supplémentaire et publique d'attribuer au Saint-Esprit la soudaine révélation que l'Église devait enfin commencer, en 1962, à expliquer davantage qu'à condamner, et à cesser de parler un langage (celui de Pie XII...) auquel aucun contemporain ne pouvait entendre rien...
193:155
Cette impiété, ce mensonge ont été inoculés, comme un poison sans rémission, à toutes les Églises, au nom de l'Église de Rome qui était au même moment bâillonnée, avant d'être décimée. On a vu depuis 1962 comment tout membre de l'Église, toute organisation ecclésiastique, toute portion de l'Église qui ne rejette pas le poison de ce mensonge et de cette impiété, en meurt.
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Il existe une clef de l'histoire moderne de l'Église, c'est le Syllabus, publié par Pie IX en 1864 : « Résumé des principales erreurs modernes... » De Léon XIII à Pie XII inclusivement, les cinq papes de l'aggiornamento catholique ont tenu strictement, face aux erreurs modernes, les positions du Syllabus. Sur quoi l'on remarquera :
1\. -- Bien que vieux de plus d'un siècle, le Syllabus n'a rien perdu de son actualité : les erreurs modernes dénoncées par Pie IX sont encore, en substance mais exactement, les erreurs modernes d'aujourd'hui ; les nouveautés doctrinales que le Syllabus rejetait en 1864 nous sont encore proposées maintenant, et encore comme des « nouveautés ».
2\. -- Les erreurs modernes condamnées par le Syllabus nous sont présentées comme les vérités nouvelles par l'aggiornamento que l'Église subit depuis 1962 au nom et de par l'autorité du concile, du pape et des évêques. Dans cet aggiornamento donc, on n'a plus cherché à conserver la doctrine du Syllabus en l'exprimant d'une autre manière. Sous prétexte de changer la formulation, c'est bien la doctrine que l'on a changée.
3\. -- On l'a changée à contre-temps : au moment où le monde moderne est en train -- au moral, au social, au mental, au spirituel -- de mourir, comme l'annonçait le Syllabus, pour n'avoir pas renoncé aux erreurs que le Syllabus condamnait ; au moment donc de la vérification historique, de la vérification dans les faits, voici que le pape et les évêques cachent le Syllabus, comme s'ils en avaient honte ; et voici qu'ils se mettent à faire et à dire ce que le Syllabus avait interdit.
Mais l'aveuglement dans l'Église, concernant le Syllabus, n'est pas d'aujourd'hui.
194:155
Il remonte au premier jour de sa publication. Relisons ce qui était son titre complet (je souligne) :
« Résumé des principales erreurs modernes *qui sont signalées dans* les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de N.S.P. le pape Pie IX. »
Le Syllabus ne contenait aucune révélation, il n'apportait aucune nouveauté, il n'était que la table des matières de ce que Pie IX avait précédemment enseigné en détail.
Or ce fut une levée de boucliers dans le monde -- et dans une partie de l'épiscopat catholique.
Le monde, passe encore : mais les évêques ?
Ils avaient accepté une à une les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Pie IX : soit parce qu'ils ne les avaient pas lues, soit parce qu'ils n'y avaient rien compris. Mais quand on leur en procure un simple résumé, ils s'étranglent de stupeur : et ils ne comprennent pas davantage, ils n'aperçoivent pas que la doctrine du Syllabus est manifestement la doctrine obligatoire de tout catholique conscient et conséquent.
Quoi qu'il en soit, le Syllabus portait bel et bien des « condamnations » qui n'étaient « pas comprises » : ni dans le monde, ni dans une partie de l'épiscopat.
A ce moment, à ce niveau et dans cette mesure, les deux points de l'aggiornamento défini en 1962 par Jean XXIII peuvent paraître opportuns. Je dis qu'ils le peuvent, je concède dans ce cas leur éventuelle vraisemblance : c'est en 1864 et non pas en 1962 que l'aggiornamento de Jean XXIII pouvait être souhaitable. Puisque le monde profane et une partie du monde catholique n'avaient pas compris les allocutions et lettres antérieures de Pie IX, et encore moins compris leur résumé synthétique dans le Syllabus, on *pouvait* en 1864 se dire que peut-être le langage de la papauté n'était pas suffisamment approprié aux mentalités contemporaines ; on *pouvait* supposer que l'époque, devenue fort ignorante des choses de l'esprit, avait besoin de beaucoup plus d'explications qu'autrefois avant les condamnations et autour d'elles. Je pense en vérité que les raisons principales de l'opposition épiscopale et mondaine au Syllabus, en 1864, sont ailleurs. Mais on *pouvait* croire qu'un aggiornamento serait utile. De fait, les deux points de l'aggiornamento défini et demandé par Jean XXIII en 1962 sont précisément ceux qui furent mis en œuvre par Léon XIII à partir de 1878.
195:155
L'œuvre de Léon XIII comporte 106 (*cent six*) « encycliques et lettres apostoliques les plus importantes », selon l'édition de la Bonne Presse ([^52]). Peut-être existe-t-il encore des évêques, des séminaristes ou de simples fidèles qui n'ignorent pas tout à fait l'existence d'encycliques comme *Inscrutabili* sur les maux de la société moderne, leurs causes et leurs remèdes (21 avril 1878), comme *Quod apostolici muneris* sur les erreurs modernes (28 décembre 1878), comme *Æterni Patris* (4 août 1879), comme *Immortale Dei* sur la constitution chrétienne des États (1^er^ novembre 1885), comme *Libertas* (20 juin 1888), comme *Sapientiæ christianæ* (10 janvier 1890), comme *Rerum novarum* (16 mai 1891), comme *Satis cognitum* (29 juin 1896), comme *Testem benevolentiæ* sur l'américanisme (22 janvier 1899), comme *Graves de communi re* (18 janvier 1901)... Si on les lit, et il faudrait avoir lu, au moins une fois, au moins celles-là, on y trouve la doctrine du Syllabus, sans aucune concession, mais exposée, expliquée, justifiée par des considérations et des arguments formulés dans une langue qui est de plain-pied avec la mentalité du temps. De même en 1910, la lettre apostolique de saint Pie X sur le Sillon : *Notre charge apostolique,* est un aggiornamento du Syllabus, un aggiornamento vrai, c'est-à-dire la traduction et l'application de la doctrine selon ce que réclament les circonstances. Et si la lettre apostolique contient une « condamnation », elle contient d'abord et surtout d'amples explications, fortement et longuement argumentées. De même, l'encyclique *Pascendi.*
Soit encore l'exemple de l'encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI sur le communisme (19 mars 1937). Au temps où les évêques parlaient encore de cette encyclique, ils la désignaient comme « l'encyclique qui a condamné le communisme » tous mes efforts pour les faire renoncer à cette manifeste et grave contre-vérité sont restés vains. Contre-vérité qui contredit jusqu'au texte lui-même de l'encyclique, jusqu'aux affirmations explicites, précises et détaillées de ses paragraphes 4 à 7 : le communisme a été « condamné » depuis longtemps, l'encyclique *Divini Redemptoris* annonce un tout autre dessein que de confirmer ou de renouveler cette « condamnation » ; elle se propose d'opposer au communisme la claire doctrine de l'Église, d'en mettre mieux en valeur les richesses, et de le faire dans un langage qui réponde aux besoins du temps. Encore, donc, les deux points de l'aggiornamento qui sera réclamé en 1962 comme s'il n'avait jamais eu lieu.
196:155
Les évêques ont pu y être trompés en 1962 parce qu'ils ignoraient à peu près tout des documents promulgués par les cinq papes de l'aggiornamento catholique ; et aussi parce qu'ils étaient dépourvus de tout esprit critique. Raconter comme ils le faisaient que *Divini Redemptoris* était « l'encyclique qui a condamné le communisme », c'était affirmer implicitement que, pour condamner le communisme, l'Église avait donc attendu 1937 (alors que la première condamnation du communisme par l'Église remonte à 1846, et qu'il n'est pas difficile, même à un évêque, de le savoir, puisque cela est rappelé au début de *Divini Redemptoris* précisément). Prendre *Divini Redemptoris,* encyclique d'explication, pour une encyclique de condamnation, aurait d'ailleurs dû poser à un esprit normalement constitué la question de savoir pourquoi une condamnation pure et simple occupait tant et tant de pages pour sa seule promulgation. Mais lorsqu'à l'ignorance et au manque de jugement s'ajoute encore une morne et paresseuse incuriosité, cela est sans remède humain, et l'on peut humainement amener de tels hiérarques à penser et à dire n'importe quoi. Quant au remède divin, qui est toujours possible, il lui faut dans ce cas ressembler beaucoup à un miracle. Ce miracle, nous ne l'avons pas eu.
\*\*\*
Les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII ont été en général compris et tenus, du moins par ceux qui les ont étudiés, pour ce qu'ils étaient en réalité : un effort, qui dans l'histoire de la papauté est sans précédent par son ampleur et sa durée, pour dire au monde contemporain, dans une langue qui lui soit plus accessible, et avec d'inlassables explications, les vérités religieuses et morales dont il a besoin pour le salut temporel de ses sociétés et pour le salut éternel des âmes qui y pérégrinent. Or en 1962 la majorité du corps épiscopal n'en connaissait ni la portée, ni le contenu, ni souvent même l'existence : la plupart des évêques se trouvaient démunis et privés de cela même qui leur avait été donné pour les éclairer, pour les défendre, pour les fortifier dans la grande tentation. Ils ont *renié,* au sens propre, au sens strict, -- car renier, c'est déclarer que l'on ne connaît pas, ou que l'on ne reconnaît pas, ce que l'on a le devoir de connaître ou de reconnaître, -- ils ont implicitement mais réellement renié l'enseignement des cinq papes de l'aggiornamento catholique, l'enseignement de Pie XII, celui de Pie XI, celui de Benoît XV, celui de saint Pie X, celui de Léon XIII.
197:155
Et, bien entendu, ils ont renié Pie IX et son Syllabus.
C'est en cela que le sac de Rome a été accompli, cette fois, par le pape et les évêques.
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L'aggiornamento accompli de Léon XIII à Pie XII demeurait « théorique », limité à la rédaction de documents pontificaux, et n'était point passé dans les faits ? Mais justement : le discours du 11 octobre 1962 ne fixait nullement pour tâche au concile, comme il l'aurait pu, comme il l'aurait dû, de faire passer dans les faits l'aggiornamento théorique accompli par le Saint-Siège de 1878 à 1958. Dans ses deux points principaux, c'est un aggiornamento également théorique que réclamait le discours de Jean XXIII : rénover l'expression, multiplier les explications. Or c'est cela même qui avait été accompli par les cinq papes précédents. En réclamant que cela soit fait, on feignait donc que cela n'avait pas été fait, on détournait les fidèles, et d'abord les évêques, de s'en apercevoir. Et on les lançait dans la tâche absurde d'*improviser* en quatre années, et en ignorants non préparés, ce qui avait demandé au Saint-Siège quatre fois vingt années de labeur continu et compétent. Depuis 1962 le pape et les évêques, dans l'ignorance feinte ou réelle, selon les cas, des documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII, se sont dérisoirement employés à refaire à leur manière ce que ces documents pontificaux avaient fait.
Certes, en 1958, lors de l'avènement de Jean XXIII, le problème était posé d'un hiatus grandissant entre l'épiscopat mondial et le Saint-Siège. Ce hiatus, déjà sensible au moment du Syllabus, avait augmenté sans cesse. Quand il paraissait en recul, c'était par quiproquo : quand on imaginait que Léon XIII se rapprochait du libéralisme ou que Pie XI se rapprochait du socialisme. *Rerum novarum,* le ralliement, la condamnation de l'Action française, la naissance de l'Action catholique donnaient occasion à des malentendus, rendus possibles par l'ignorante médiocrité de la plupart des évêques et par le travail des forces obscures infiltrées dans l'Église. Il aurait dû être définitivement clair pour tous les catholiques que l'Église ne deviendrait jamais ni libérale ni socialiste. Les mondains au contraire ont toujours cru que l'Église ne pourrait différer indéfiniment sa conversion au monde moderne, et ils imaginaient en voir l'annonce dans des actes du Saint-Siège qui, pour être éventuellement imprudents, comme le ralliement de Léon XIII ou la condamnation de l'Action française par Pie XI, ne comportaient ni en droit ni en fait, ni en intention ni en action, aucune concession doctrinale au libéralisme ou au socialisme modernes.
198:155
Le monde moderne depuis un siècle est l'histoire d'un enfantement et d'un passage : l'enfantement du socialisme par le libéralisme, le passage du libéralisme au socialisme. Les catholiques mondains et les évêques mondains n'ont cessé eux-mêmes, depuis un siècle, de passer inlassablement du libéralisme au socialisme : et pratiquement, de « bloquer » l'Église hier avec le capitalisme libéral, aujourd'hui avec le socialisme marxiste. La plus grande victime, la plus directe, en a été le contenu authentique et original de la doctrine sociale catholique. Le concile de 1962, s'il avait voulu avec lucidité porter remède à l'état de l'Église, aurait dû ramener l'épiscopat mondial à la doctrine romaine. Les choses étaient tellement avancées, et même pourries, qu'un tel retour eût été de l'ordre de la conversion. Nous ne cachions pas en 1962 que du concile nous réclamions principalement et avant tout la conversion des évêques ([^53]). Mais beaucoup, à commencer par les évêques eux-mêmes, ne virent là qu'une boutade ou qu'une exagération, ne comprenant point en quoi ni pourquoi les membres du corps épiscopal auraient eu besoin de se convertir. Déjà circulaient d'ingénieuses théories qui, sans récuser directement la primauté du Pontife romain, suggéraient que cette primauté devrait normalement s'exercer en communion avec l'épiscopat. On retournait ou inversait, mais subrepticement, l'antique formule sur « le pape et les évêques en communion avec lui ». Au lieu de faire aux évêques obligation d'être en communion avec le Saint-Siège, on faisait -- implicitement, ou clandestinement, mais réellement -- obligation au Saint-Siège d'être en communion avec les évêques. S'il y avait en 1962 un hiatus entre l'épiscopat et le Saint-Siège, la faute n'en revenait donc plus à l'indiscipline et à l'incompréhension des évêques, mais à l'autoritarisme (centralisé, italianisé, abstrait, retardataire, coupé du monde) de la Curie romaine. Ces idées épiscopaliennes plus ou moins vaguement exprimées étaient plus ou moins partagées par Jean XXIII et par Paul VI, qui en tout cas les mirent en application : toute l'œuvre du concile fut d'aligner les idées du Saint-Siège sur celles de l'épiscopat, notamment dans la question-clé des rapports de l'Église avec le monde moderne.
199:155
On peut retourner les choses comme on le voudra, il y a un test qui ne pardonne pas, qui tranche sans équivoque, et qui d'ailleurs avait été fait pour cela : et c'est le Syllabus. Les papes jusqu'à Pie XII inclusivement sont restés inébranlablement fidèles à la doctrine du Syllabus : s'employant à la développer, à l'expliquer par des arguments nouveaux, à l'appliquer aux circonstances changeantes, sans consentir jamais aucune concession doctrinale. Les successeurs de Pie XII au contraire, sous prétexte d'expression rénovée et de formulation adaptée, ont carrément tourné le dos à la doctrine du Syllabus ; ils en ont renié les principes.
\*\*\*
Cela aussi est dans le discours du 11 octobre 1962. Non pas dans le texte latin, seul officiel, prononcé par Jean XXIII et reproduit aux *Acta :* mais dans le texte italien, celui qui fut rédigé par l'inspirateur et accepté par le pontife, celui aussi sur lequel furent faites les traductions vernaculaires dans lesquelles la plupart des évêques (et en tout cas les évêques français) lisaient des yeux le discours pendant que Jean XXIII le prononçait à haute voix en latin.
Au lieu de (traduction du texte latin officiel) :
« *Il faut que cette doctrine certaine et immuable soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque *» ([^54]),
le texte original italien, le texte français et les autres traductions disaient que la doctrine catholique devrait désormais être « *étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et de présentation dont use la pensée moderne *».
Une telle énormité, il ne suffit pas de constater avec joie que le Saint-Esprit a daigné éviter qu'elle figurât dans le texte officiel latin du discours du pape. Il faut constater aussi :
1\. -- qu'elle constitue la véritable pensée acceptée par Jean XXIII et mise en œuvre par Paul VI ;
2\. -- qu'elle a été reçue sous cette forme par les évêques qui étaient dans l'aula conciliaire, traduction vernaculaire en main, et que la plupart d'entre eux, en la lisant, ont manifesté non pas leur stupeur mais leur enthousiasme.
200:155
A l'époque, nous avons mené pendant des semaines et des mois une véritable bataille pour faire prévaloir dans les esprits le texte latin, version officielle. Nous expliquions qu'entre ce texte latin et les textes italien, français, etc., la différence était capitale, radicale, doctrinale. Par une comparaison simple, nous faisions remarquer que ce n'est point la même chose de préconiser :
-- une méthode *adaptée au* communisme,
-- ou les méthodes *employées par* le communisme.
De la même façon, ce n'était pas du tout la même chose d'utiliser *une méthode adaptée aux* circonstances présentes (chose manifestement requise par le bon sens), ou d'utiliser les *méthodes employées par* la pensée moderne (chose toute différente et condamnée par le Syllabus) ([^55]).
Et ce n'est pas tout.
L'Église, dans l'enseignement de sa doctrine comme dans tout son apostolat, a toujours cherché à employer une méthode *d'exposition et d'étude* adaptée aux circonstances.
C'est autre chose de vouloir lui imposer les méthodes *de recherche* dont use la pensée moderne. C'est une révolution culturelle dans l'Église ; une révolution doctrinale ; une conversion au monde moderne : cela même contre quoi avait été élevée la barrière du Syllabus.
Il est fort probable que les choses n'ont eu cette netteté ni dans l'esprit de ceux qui proposaient une telle révolution, ni dans l'esprit de ceux qui l'acclamaient. Le flou, l'incertain, le vague de la pensée sont encore plus manifestes que son erreur : au vrai, il s'agit d'un *sentiment* idéologique, ou idéel, plutôt que d'une pensée proprement dite.
Le malheur est que, depuis 1958, le plus souvent les textes vernaculaires ne sont pas une mauvaise traduction du texte latin : ils sont le texte original.
201:155
C'est le texte latin qui est une traduction : laquelle rectifie et met en ordre les pensées anarchiques ou informes d'un original barbare. Généralement les barbares qui nous dirigent s'expriment, dans les écrits de leur propre main, ou quand leur bouche parle de l'abondance du cœur, en dehors des catégories de la pensée : donc en dehors des catégories de l'orthodoxie ou de l'hérésie. Le langage articulé leur sert surtout à extérioriser, pour nous l'imposer comme règle, une sentimentalité arbitraire qu'ils prennent pour spiritualité, mais qui est faite surtout de mouvements subjectifs étrangers ou rebelles à l'ORDRE naturel et surnaturel.
.........
Jean Madiran.
202:155
### Apologie pour l'Église de toujours
*suite et fin*
par R.-Th. Calmel, o.p.
#### V. -- Le messianisme de l'Église
Comme les pouvoirs de l'Église dérivent de ceux du Christ, comme sa sainteté est celle du Christ *répandue et communiquée,* son messianisme est l'expression du seul messianisme véritable, celui du Christ Jésus, notre Seigneur et notre Roi. *Regnum meum non est de hoc mundo... Tu dicis quia Rex sum Ego* ([^56]). Messianisme sans rien de nébuleux ou d'impur, d'utopique ou de revendicatif, il annonce aux hommes et il leur apporte même ici-bas, en un certain sens, *libération, renouvellement* et *paix.* Mais c'est du péché que l'Église nous délivre en nous baptisant dans la Passion du Christ ; elle ne met pas fin obligatoirement aux servitudes de la vie économique, ni aux oppressions des tyrannies multiformes. « Nul s'il n'est rené de l'eau et de l'Esprit ne peut entrer au Royaume de Dieu » (Jo. III, 5). « Vous me cherchez parce que vous avez été rassasiés ; cherchez non une nourriture périssable, mais celle qui demeure pour la vie éternelle » (Jo. VI, 26-27). -- Semblablement la paix que dispense l'Église n'efface pas les frontières entre les nations, ne supprime pas les traditions particulières à chaque patrie, n'exempte point les États de veiller chacun à ses propres intérêts ;
203:155
car la paix de l'Église n'est pas d'abord située au niveau des sociétés temporelles, mais bien au niveau de la foi, de l'amour, de la commune docilité à une hiérarchie d'ordre surnaturel. « Pierre... je te donnerai les clefs du Royaume des cieux » (Matt. XVI, 19). -- « Je vous ai dit ces choses afin que vous ayez en moi la paix ; dans le monde vous aurez à souffrir (bien) des afflictions ; mais confiance, j'ai vaincu le monde » (Jo. XVI, 33).
Il est trois passages de l'Évangile qui expriment admirablement l'intention et le grand dessein du messianisme de l'Église : *Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît* (*Matt. VI, 33*)*. Une seule chose est nécessaire ; Marie a choisi la meilleure part et elle ne lui sera pas enlevée* (*Luc X, 42*)*. Je suis roi, mais mon Royaume ne vient pas d'ici-bas* (*Jo. XVIII, 36-37*).
Le messianisme de l'Église commence par distinguer spirituel et temporel ; deuxièmement il se tient au niveau de la conversion du cœur et de la vie de la grâce ; il exige enfin le consentement à la croix, aussi bien dans le temporel que dans le spirituel. Son but n'est aucunement de supplanter les royaumes terrestres ni de remplir la mission qui leur est confiée. Dans la mesure cependant où il est reçu par ces royaumes, il y fait fleurir une juste paix politique, *pax christiana *; la vallée de larmes demeure sans doute une région d'exil, d'épreuve et de combat, mais loin d'être, comme le monde moderne, une anticipation de la géhenne avec ses cris affreux et ses grincements de dents, la *vallée de larmes* devient un séjour habitable, non dépourvu d'une très pure douceur, qui laisse pressentir, à travers les déchirements, les consolations éternelles de la patrie céleste. Sans cesser d'être la *vallée de larmes,* la terre devient le pays des *béatitudes évangéliques* ([^57]).
204:155
Le messianisme de l'Église est marqué d'une triple empreinte : vie de la grâce communiquée par les pouvoirs sacramentels ; adoration de la croix ; distinction entre le spirituel et le temporel et soumission du second au premier. Quand ces empreintes font défaut ou qu'on les efface c'est alors un autre messianisme qui envahit le monde : messianisme charnel et judaïque ; maçonnique et communiste ; celui du diable et de ses suppôts. On fascine les hommes par des promesses de liberté, de communion et de paix ; mais la liberté est factice lorsque le cœur humain n'accepte pas de se laisser toucher par la grâce, car alors il ne surmonte pas la tyrannie de l'orgueil et des passions. De même la communion est artificielle lorsque les personnes et les sociétés sont soustraites aux seuls pouvoirs qui fassent voler en éclats l'égoïsme et le mensonge : les pouvoirs surnaturels et hiérarchiques de l'Église du Christ. Quant à la paix, en dehors de l'amour divin, elle ne peut être que le morne résultat, sous la direction de l'État totalitaire, du fonctionnement très perfectionné de la propagande et de la police ; elle est à l'image de cet ordre maudit qui préside à l'Enfer.
\*\*\*
Que, par une aberration sans précédent, des hommes d'Église se fassent désormais les hérauts et les pourvoyeurs des mouvements de messianisme terrestre, il n'est hélas plus possible d'en douter. « Qui a pris au sérieux l'appel des églises chrétiennes en faveur du Tiers-Monde, pendant la deuxième décennie du développement des peuples ? Qui a... pris en considération la proposition du Pape à l'O.N.U. de lever un impôt international pour faire justice aux opprimés de la terre ? Combien sont-ils ceux qui militent pour une politique du partage et du respect entre tous les humains ? » Telle est la proclamation du Cardinal-Archevêque de Paris ([^58]). On pourrait continuer sur la même lancée et dire équivalemment, comme tant de prêtres « postconciliaires » : « Offensés et humiliés de tous les pays, regroupez-vous en des internationales supra-religieuses et construisez une humanité libre et fraternelle, par delà tous les dogmes, toutes les morales et tous les rites. Croyants de toutes les religions et incroyants de toutes les sectes, associez-vous dans un grand office international des opinions religieuses ou irréligieuses : la réussite collective de l'humanité, voilà le dieu de l'avenir. »
205:155
A tous ces prêtres qui ont perverti le langage évangélique que répondre sinon que, pour promouvoir dans une ligne de solidarité non chrétienne, indifférente même à toute confession, le développement de notre espèce malheureuse, les hommes n'ont que faire de leur évangile sans la grâce. -- Ô prêtres égarés qui trahissez votre sacerdoce, sachez donc que les hommes et les peuples pour réaliser ce que vous venez leur prêcher n'ont pas besoin de vous avoir entendus. Vos sermons les ennuient et votre messe est inutile. Pour organiser à l'échelle de la planète le confort et la sécurité, pour faire de cette organisation la suprême loi, on n'ira quand même pas s'adresser aux ministres de Jésus-Christ, aux prêtres du *Testament Nouveau et Éternel.* Votre mission n'est pas là. Francs-maçons et Contre-Église feront beaucoup mieux. Il se peut que la Contre-Église vous sache gré un instant de lui avoir amené une clientèle catholique ; mais ce travail une fois terminé elle se passera fort bien de vos services. Vous n'êtes pas faits pour cela.
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L'Église, ainsi que l'histoire nous le prouve, n'est pas à l'abri des faux-papes. Mais elle est trop sainte, les pouvoirs qu'elle tient du Christ sont trop divinement assistés pour que, dans ces moments de grande épreuve, elle ne discerne promptement le vrai Pape, qui condamne le faux et consolide la chaîne de la continuité un instant vacillante. -- L'Église, qui n'est pas à l'abri des faux-papes, n'est pas non plus à l'abri de n'être jamais gouvernée par quelque Pape énigmatique dont certains actes porteraient la marque du faux-messie. Au temps de la chrétienté médiévale ou classique il était bien difficile d'envisager pareille éventualité, car s'il avait pris fantaisie à l'un des Souverains Pontifes d'alors de vouloir jouer au faux messie il eût été promptement rappelé à l'ordre et tiré de ses illusions, tant il aurait heurté de front non seulement l'intérêt des princes chrétiens mais leur foi et leur bon sens. Or nous voici entrés dans une époque où la chrétienté est en déroute : le temporel, pour une grande part, est asservi à des institutions de mensonge, intrinsèquement perverses, contraires au droit naturel non moins qu'à l'Évangile ; par ailleurs l'épiscopat est choisi de plus en plus selon un critère non incompatible avec la Révolution anti-chrétienne :
206:155
ne pas entrer en lutte avec des organisations politiques contre nature, ne pas déplaire aux dirigeants, manifestes ou dissimulés, de pareilles organisations. Voilà pourquoi ([^59]) on se demande quel obstacle majeur rendrait absolument impossible l'avènement de quelque Pape étrange sur qui le faux-messianisme exercerait une sorte de fascination. Reste toutefois contre la démesure de certains égarements d'un Pape semblable l'obstacle suprême, et celui-là infranchissable, de l'assistance du Saint-Esprit. Cette assistance, on le sait, ne va pas à rendre le Pape de tout point indéfectible, mais ses effets dans les cas les plus défavorisés, sont encore extraordinairement précieux : garantir l'infaillibilité ; maintenir la défectibilité du Vicaire du Christ à l'intérieur d'un cercle rigoureusement circonscrit de sorte que, quelles que soient les fautes, il n'impose pas d'hérésie formelle ([^60]).
Voilà pourquoi, même si quelque Pape venait à prendre des allures de faux messie, ce ne pourrait être que par intermittence, sans continuité, avec toutes sortes d'hésitations et de repentirs. Il n'entrerait dans son deuxième personnage, celui de tentateur de l'Église et d'instrument du démon, ni tout entier, ni franchement.
207:155
Il ne proclamerait jamais par exemple comme un point assuré du Magistère ordinaire, comme une interprétation authentique de vingt siècles de catholicisme, encore moins comme une définition *ex-cathedra,* que la *montée de l'humanité* et sa réussite terrestre est maintenant la forme nouvelle de notre religion. Seulement il mélangerait à s'y méprendre deux messages qui s'opposent dans leur essence même :
208:155
d'une part le message de domination prométhéenne du monde, conformément aux Trois Tentations et sans tenir compte *pratiquement* de la souveraineté de Dieu ni du péché de l'homme, et d'autre part le message de la foi chrétienne qui annonce la Rédemption par la seule croix du Seigneur Jésus. Par l'effet de cette intrication contre nature le scandale serait près d'atteindre sans doute ses limites ultimes ; il serait porté à un point de séduction, extraordinairement dangereux. Il ne serait pas assez fort, malgré tout, pour perdre les élus, ni abolir l'Église. D'abord parce que la promesse de Jésus à Pierre, ne passera pas. « J'ai prié, Pierre, pour que ta foi ne défaille point. Et toi, quand tu seras converti, affermis tes frères. » (Luc XXII, 32.) -- Par ailleurs nous tenons comme un principe certain et universel que l'ordre du bien et celui du mal ne s'opposent pas à égalité et ne sont pas symétriques. Ce qui signifie notamment que le fauteur du scandale ne sera jamais qu'une créature, alors que le défenseur contre le scandale est le Seigneur tout-puissant. Les insinuations, propagandes, pressions et persécutions du monde, quelque soutien qu'elles reçoivent de la part des hommes d'Église, n'ont rien de comparable à la grâce du Seigneur, soit comme force qui pénètre la liberté, soit comme douceur qui l'attire au parfait amour. La grâce est d'un autre ordre que tout le créé, infiniment plus forte ([^61]). -- Enfin l'intercession maternelle et royale de la Vierge Marie défendra toujours victorieusement l'Église contre les embûches des faux messianismes. Même si un Pape en arrivait à prêter un concours plus ou moins éloigné à ceux qui se sont juré d'obtenir la transformation humanitaire de la religion de Jésus-Christ, cette vertigineuse complicité du successeur de Pierre, serait neutralisée d'avance, rendue inefficace par la supplication de la Vierge corédemptrice. Est-ce que sa prière pour la conversion de Pierre, ne s'élevait pas déjà, muette mais irrésistible, alors qu'elle se tenait debout au pied de la croix de son Fils avec le Disciple bien-aimé et quelques saintes femmes, pendant que les autres apôtres s'étaient enfuis honteusement, sans faire exception de Pierre ?
209:155
Est-ce que Jésus, qui est devenu homme par le *Fiat* de Marie, pourrait ne pas prêter l'oreille à la supplication de la Vierge sa Mère, ne pas l'exaucer comme son Fils, dans une heure de ténèbres où cette intercession deviendrait, comme jamais jusque là, une question de vie ou de mort pour l'Église catholique ?
*Monstra te esse matrem*
*Sumat per te preces*
*Qui pro nobis natus*
*Tulit esse tuus*.
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Le faux-messianisme ne prévaudra ni contre l'Église ni contre la papauté. Jusqu'à la fin l'Église, fondée sur Pierre, gardera dans son cœur et répandra parmi les hommes le seul messianisme véritable, celui de Jésus-Christ : messianisme de la grâce, de la conversion et des béatitudes ; messianisme qui réside en plénitude dans le Royaume qui n'est pas de ce monde et qui de là fait sentir son influence sur les royaumes de ce monde, si du moins ils reçoivent la loi évangélique et s'efforcent d'accomplir leur œuvre temporelle *de par le Roy du Ciel.*
#### Épilogue
Il est utile de démasquer les stratagèmes des modernistes, de faire voir que ces hérétiques mentent quand ils prétendent ne pas toucher à l'Église mais seulement aider à son renouveau et son expansion ; en réalité ils la trahissent, ils veulent la faire mourir, puisqu'ils lui arrachent hypocritement ce qui est indispensable à la vie pour y substituer ce qui devrait la conduire à la mort, si elle n'avait la promesse divine de surmonter tous les désastres. En effet, à l'Église qui est maîtresse de vérité, ils prétendent imposer une façon de dire et un type de magistère qui la changeraient en une pseudo-prophétesse diabolique, distribuant au monde une doctrine infiniment fluente dans une phraséologie vaguement chrétienne. A l'Église qui dispense la grâce de Dieu par les sept sacrements et qui offre au Seigneur l'unique sacrifice véritable, ils prétendent imposer un autre Missel et un autre Rituel, qui généraliseraient l'invalidité sacramentelle ou le sacrilège, qui transformeraient la Liturgie en une entreprise misérable de représentations soi-disant religieuses.
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La tare essentielle du modernisme est le mensonge. Ils mentent et ils voudraient amener l'Église à devenir la parfaite institution du mensonge universel. Pour cela, ils s'appliquent à la dépouiller de ce qui la fait être vraie. Ils veulent lui retirer les moyens indispensables et traditionnels d'être la vraie Église. -- Le pouvoir de juridiction et même le pouvoir d'ordre est menacé dans son efficience par *la collégialité,* la Messe est exposée à devenir invalide par *l'altération des rites,* le dogme s'en va en charpie *par l'abandon systématique des formules irréformables,* la sainteté enfin se dissout en rêveries humanitaires par le fait du *pseudo-messianisme.* Dans cette *brève apologie* nous avons dénoncé l'imposture moderniste et rappelé quelques vérités premières.
Il reste que, le modernisme ayant fait entrer l'Église en agonie, il ne suffit pas d'une méditation, même pieuse et apologétique, sur la nature de l'Église pour se tenir à la hauteur de l'épreuve qui l'accable. Il faut encore, et c'est urgent, veiller auprès du Seigneur Jésus qui est en agonie dans son Église. *Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là* ([^62]). Il sera en agonie dans son Église jusqu'à la fin du monde, d'abord en ce sens qu'il continuera de souffrir en ses membres éprouvés qui, pour son amour, s'offrent volontiers ou du moins ne se refusent pas aux tourments de la maladie, aux persécutions des ennemis de l'extérieur, aux renoncements même très cruels qu'exige la fidélité absolue à la loi de la grâce. Cependant à certaines périodes particulièrement terribles, -- et nous sommes dans une de ces périodes, -- Jésus est en agonie dans son Église d'une autre manière, qui du reste ne fait que s'ajouter à la précédente : il est en agonie parce que son Église est entravée, bafouée, contrecarrée, combattue de l'intérieur dans son office primordial de dispensatrice de la Rédemption ; non qu'elle soit près de disparaître puisque *les portes de l'Enfer ne prévaudront pas ;* mais ses propres fils et, parmi ses fils, des chefs hiérarchiques la maltraitent avec tant de vilenie et de méchanceté qu'elle n'avance plus qu'en retombant à chaque pas, épuisée et languissante. Ouvrons les yeux et regardons. Sans que jamais soit abolie la Messe traditionnelle, il devient quand même de plus en plus fréquent que la Messe soit célébrée dans l'équivoque et profanée par le sacrilège.
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Sans que jamais se taise la prédication de la saine doctrine, il arrive cependant maintes fois que la prédication soit rendue incertaine par les pseudo-prophètes et les théologiens de mensonge. De même, encore que la sainteté reste toujours jaillissante et pure, il n'est pas rare qu'elle soit travestie et caricaturée par les contrefaçons les plus viles. Telle est une des formes que prend de nos jours l'agonie du Seigneur dans l'Église. *Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.* Mais comment veiller et lui tenir compagnie ?
D'abord redoubler de prière avec paix et amour. Ensuite voyant qu'il est devenu désormais impossible de participer à la vie de l'Église sans nous exposer à toutes sortes d'ennuis, ne pas reculer devant cette souffrance mais la supporter en union avec l'Église, elle-même souffrante et accablée. Veut-on quelques exemples ? Nous devons persévérer, quoi qu'il en coûte, dans l'étude des saintes Lettres, alors que se multiplient les obstacles pour nous empêcher de les scruter et de nous en nourrir. Nous devons ne pas hésiter à nous donner du mal pour venir en aide sagement à ces prêtres qui célèbrent la Messe de toujours. Pareillement ne devons-nous pas hésiter, malgré l'humiliation qui peut-être nous attend, à faire monter vers une autorité ecclésiastique, qui souvent se moque de nous, notre réclamation respectueuse mais inlassable pour qu'elle nous rende *l'Écriture, le Catéchisme et la Messe.* Nous devons encore et surtout prendre la peine d'aller chercher, dans cette sainte Église que les modernistes voudraient dé-spiritualiser, les moyens qui ne lui manqueront jamais de préserver le primat de la prière et de la contemplation. Par ces quelques exemples nous pouvons entrevoir ce que c'est que veiller avec Jésus qui est en agonie dans l'Église. Nous ne parviendrons du reste à veiller ainsi que parce qu'il nous en rendra capables par son Église même. Bien loin de dire que nous souffrons par l'Église, nous dirons plutôt que nous souffrons avec l'Église, en union avec elle, et cela grâce aux divins secours que l'Église, du fond de sa détresse, continue de nous prodiguer.
Restant plus que jamais unis à l'Église dans cette situation exceptionnellement cruelle, nous confessons par là notre foi dans l'Église. Cette veille pendant l'agonie telle est, en ces temps de persécution sèche, la forme que revêt notre confession de la foi. Considérons de plus près les caractères particuliers qu'elle présente. -- Le modernisme n'attaque pas en face mais en dessous et sournoisement, en introduisant partout l'équivoque.
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Dès lors confesser la foi en face d'autorités modernistes c'est se refuser à toute équivoque, aussi bien dans les rites que dans la doctrine. C'est s'en tenir à la Tradition car elle est, tant pour les définitions dogmatiques que pour l'ordonnance rituelle, nette, loyale et irréprochable. Pour les rites de la Messe notamment voyons bien que nous ne confesserons pleinement la foi de l'Église dans la Messe, que nous ne réprouverons catégoriquement la mortelle ambiguïté moderniste qu'en maintenant, dans la célébration elle-même, le rite traditionnel, plus que millénaire, qui ne donne aucune prise à l'hérésie. Accepter les rites nouveaux, serait-ce en y mettant une réelle piété, serait-ce même en prêchant droitement sur la Messe, ne serait certainement pas une confession de foi qui ne laisse pas d'échappatoire, ni une réprobation suffisante de l'hérésie dans sa forme actuelle. Si nous acceptons en effet la célébration nouvelle polyvalente, nous voici engagés par cette concession sur le chemin du reniement en acte ; que peuvent faire alors les attestations verbales ou les gestes pieux ? Seront-ils autre chose qu'une contradiction ajoutée à une équivoque ? Face à des autorités qui veulent imposer le mensonge sous sa pire forme -- *la* forme moderniste -- et au milieu d'un peuple chrétien déconcerté par cette imposture sans précédent, nous voyons tout de suite que confesser pleinement la foi dans l'Église qui garde la Messe véritable c'est d'abord continuer de célébrer la Messe de toujours. S'il est très vrai que cela ne va pas sans peine, il est non moins vrai que l'Église dont nous célébrons la vraie Messe nous donne, par cela même, de supporter cette peine avec vaillance et légèreté.
Alors que déferlent sur l'Église les nappes de brouillard et de fumée du modernisme infernal, confesser la foi dans l'Église, dans ses dogmes et ses sacrements, consiste à garder intacts ([^63]) les définitions et les rites traditionnels, car ils sont loyaux et francs et ne donnent prise à nulle ambiguïté.
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Confesser la foi dans l'Église en face du modernisme, être heureux d'avoir à souffrir pour rendre un beau témoignage à l'Église trahie de toute part, c'est veiller avec elle dans son agonie ou veiller avec Jésus qui continue dans son Épouse affligée et trahie son agonie du Jardin des oliviers. Dans la mesure où nous serons des veilleurs fidèles, inaccessibles à la crainte mondaine et au découragement, nous saurons d'expérience que la Sainte-Église est un mystère de force surnaturelle et de paix divine : *Urbs Jerusalem beata, dicta pacis visio*.
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*Urbs Jerusalem* ([^64]) non point *platea,* place publique : lieu de réunion des bavards, des démagogues, des faux-prêcheurs de religion nouvelle ; non point champ de foire : lieu de passage des touristes, des filous et des bateleurs ;
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mais bien bonne ville, *urbs*, habitée par de dignes sujets, ville forte munie de tours et de remparts, gouvernée par un chef et une hiérarchie ; la ville dont le bien commun est la doctrine révélée, fidèlement transmise, les sept sacrements et au-dessus de tous le Saint-Sacrifice, la charité des saints inépuisable, la ville des huit béatitudes évangéliques. *Urbs Jerusalem beata*.
*Dicta pacis visio *; -- *pacis visio quia reconciliationis visio*. Ville de paix parce que ville de la réconciliation avec Dieu par le sang de son Fils Unique Jésus-Christ. Ce sang fut versé une fois pour toutes sur le Calvaire comme prix de notre rédemption, mais l'offrande réelle en est commémorée *efficacement* chaque jour sur nos autels, sous les espèces eucharistiques, jusqu'à ce que revienne le Seigneur. Or par le sacrifice de la Messe les péchés sont remis, les conflits surmontés, les pires souffrances apaisées, Dieu adoré, remercié, imploré selon une religion digne de lui. Par la vertu du Saint-Sacrifice les jours de la Cité sainte sont disposés dans la paix ([^65]) *dicta pacis visio*.
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Cette bonne ville, cette ville imprenable et bienheureuse, cette ville de paix, qui par la prédication et le saint baptême s'augmente sans arrêt de sujets nouveaux, ne connaît d'autre origine que céleste, puisque son essence est surnaturelle. *Ce Royaume ne vient pas de ce monde. -- Nova veniens e caelo*.
La cité sainte *vient du ciel.* Elle procède du cœur ouvert du Christ, des sacrements qui en dérivent et qui apportent à chaque génération humaine les grâces de la Passion rédemptrice. Elle procède, cette Église véritable, de l'Esprit Saint que Jésus, remonté à la droite de Dieu, lui envoya au jour de Pentecôte et qu'il ne cesse de lui envoyer, non pour l'instaurer une fois de plus, car elle est établie pour jamais, mais pour l'assister, la défendre et la consoler. -- D'un autre point de vue, l'Église du Christ procède également de l'intercession du Cœur Immaculé de Marie corédemptrice. Nous trouvons à l'origine de sa vie, inséparée de la Passion de Jésus, la Compassion de Notre-Dame : *Stabat juxta Crucem*. Et c'est à l'égard de l'Église catholique, à l'exclusion de toute autre, que Marie exerce sa maternité spirituelle et sa régence. (Elle exerce ce rôle, unique et réservé, tout à la fois par son intercession et par ses interventions miraculeuses.) De même que le Christ mis au monde par la Vierge dans l'étable de Bethléem n'est pas le Christ en deux personnes de Nestorius, ni le Christ en une seule nature d'Eutichès, encore moins le personnage humanitaire et illuminé des modernistes, mais le Fils Unique du Père, seconde Personne de la Trinité qui subsiste en deux natures, de même l'Église, spirituellement engendrée par la Vierge sur le Calvaire et gardée par l'intercession de son Cœur Immaculé, n'est point je ne sais quel regroupement universel de toutes les formations religieuses, mais la seule Église catholique fondée sur Pierre, et les Apôtres ; -- l'Église *des confesseurs* qui ont témoigné jusqu'à la mort de sa doctrine irréformable ; -- l'Église *des martyrs* qui ont donné leur vie pour *le Credo et le Saint-Sacrement ; --* l'Église *des vierges consacrées,* exclusivement réservées pour le Seigneur qui est leur époux. Voilà l'unique Église dont Notre-Dame est mère et reine, corédemptrice auprès du Rédempteur, *Regina apostolorum et martyrum ; confessorum et virginum*.
Venue du ciel, l'Église y retourne par un beau mouvement qui ne s'arrête jamais, chaque fois que l'un des élus s'en va de notre terre d'exil. *Construitur in caelis vivis ex lapidibus*. Chaque jour et à toutes les heures beaucoup de ses enfants commencent une vie de gloire ; ils sont délégués par elle au festin de la joie ineffable et de l'action de grâces éternelle.
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Aussitôt unis à Dieu dans la vision béatifique ils deviennent nos puissants intercesseurs ; leur prière ne connaît ni trêve ni repos, jusqu'à ce que nous ayons part avec eux aux noces éternelles, parmi les chœurs des Anges.
*Nova veniens e cælo*
*Nuptiali thalamo*
*Praeparata ut sponsata*
*Copuletur Domino*...
*Descendue du ciel pour y revenir célébrer les noces mystiques, préparée comme une épouse, qu'elle soit* (*vite*) *unie à son Seigneur !* Elle ne lui sera pas unie sans participer à sa croix, priant et veillant pendant son agonie, qui se perpétue en elle tout au long de l'histoire. Mais par la croix et l'amour, l'Époux sait unir à lui son Épouse avec tant de douceur et de force que rien ne peut plus les séparer. Dans la céleste Jérusalem, c'est en vertu d'une *disposition* d'amour *permanente* et immuable que les élus de Dieu occupent leur place bienheureuse, à l'honneur et à la gloire de la Trinité Sainte.
*Disponuntur permansuri*
*Sacris aedificiis.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Caritas veritatis
*La charité de la vérité*
par M.-L. Guérard des Lauriers, o.p.
LA CHARITÉ EST UNE, et cependant, « lien de perfection » ([^66]), elle revêt des formes multiples ([^67]). La charité est Dieu ([^68]), et elle est aussi Dieu en nous ([^69]). Contraste familier à qui scrute l'insertion de l'Incréé dans le créé. ([^70])
La même charité stimule la contemplation et inspire l'ascèse, porte remède à toute l'indigence humaine et verse au fond de l'âme un baume mystérieux. Immense et belle fresque, dont peut jouir tout chrétien, pourvu qu'il sache ouvrir les yeux, dans le coin de terre où Dieu l'a fait naître. La charité de la vérité n'en est qu'un motif, dont nous n'examinerons qu'un aspect...
« La charité de la vérité, dit S. Augustin ([^71]), recherche un saint loisir ; la nécessité de la charité supporte de servir avec équité ». S. Augustin parlait d'expérience : c'est au prix d'un long et coûteux effort que, « prêtre du premier ordre » ne craignant pas pour autant de réfuter les hérétiques, il réussit à composer le De Trinitate, c'est-à-dire en l'occurrence, à installer la « charitas veritatis » au cœur de la « necessitas charitatis ». Scruter la vérité pour elle-même n'est pas prendre en charge d'une manière immédiate les besoins de ses frères : le poêle de Descartes n'est pas une officine de philanthropie. La vérité est cependant un pain dont tous ont besoin :
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le rompre est une œuvre éminente de charité, plus encore s'il s'agit des vérités qui concernent le Bien ultime de l'homme. Il revient au seul christianisme de résoudre, en une sagesse ineffable, l'apparente antinomie entre « charitas veritatis » et « necessitas charitatis ».
Nous envisagerons ici une communication de la vérité inspirée par l'amour de Dieu -- d'où charité de la vérité -- ; mais il s'agira d'une vérité plus immédiate et plus universelle, plus simple et plus profonde, plus familière et plus difficile à atteindre que la vérité élaborée par l'esprit : il s'agira de la vérité de la vie.
Les formes élémentaires -- dire vrai, vivre vrai, être vrai -- que revêt la charité de la vérité, en constituent le climat plutôt que la substance ; car, si l'amour les inspire, la justice ne laisse pas de les impérer. Nous en présenterons d'abord une triangulation, nous en examinerons ensuite le fondement dans la Révélation.
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#### *Dire vrai.*
« Dire vrai », c'est d'abord ne pas mentir. Règle simple, et juste ; car, mentir, c'est retourner contre le prochain le droit qu'a tout homme à un échange spirituel avec ses semblables. « Dire vrai », c'est également, et c'est plus délicat, sérier les cas dans lesquels il convient de dire ou de taire la vérité.
Dans l'amour d'amitié, chacun veut et son bien propre et le bien de celui qu'il aime. Le premier de ces biens est la vérité de la vie, dans son engagement extérieur comme dans sa rectification intime. Je me dois à moi-même la vérité, et mon ami la tient pour son propre bien parce qu'elle est mon bien. Je la lui dois donc au nom de l'amitié, qui postule l'unité du désir et celle du bien, aimé en commun.
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Cela n'entraîne pas qu'on doive toujours tout dire ; il suffit, pour l'ordinaire, d'être prêt à communiquer. La communication effective constitue cependant une exigence plus urgente quand il s'agit de la vie intime, laquelle se déroule au degré même d'intériorité d'où procède l'amitié ; il y a des confidences qu'on ne refuse pas sans trahir, et bientôt sans détruire, l'amour qui les exigeait.
En tout cela, ce qui importe, c'est le fait même de la communication, le don, non l'objet du don ; car la vérité que je dis peut, de soi, être personnellement indifférente à l'ami ; ainsi lorsqu'il s'agit d'une chose qui n'est sienne que parce qu'elle est mienne. Mais il peut s'agir aussi d'un bien qui est en propre le bien de celui que j'aime ; et même du bien dont, par excellence, il a besoin : savoir, la vérité concernant la rectification morale personnelle. Dire cette vérité, c'est exercer la correction fraternelle. Deux conditions sont pour cela requises : être en situation pour juger juste, estimer probable l'amendement suggéré.
Ce service se pratique spontanément entre ceux qu'unit une charité fervente. Mais il ne faut pas le limiter à des groupes particuliers : il a sa forme héroïque, mais aussi sa forme commune, spontanée, sur laquelle il convient de réfléchir. Quand il ne sied point de dire la vérité, on peut la suggérer. On doit, pour le moins, éviter tout ce qui pourrait induire autrui en erreur ; notamment la flatterie ([^72]), ou même simplement les éloges trop fréquents susceptibles de porter celui qui les reçoit à une funeste surestime de soi-même. Ce comportement servile est souvent dicté par la cupidité, par l'inclination à la facilité, ou par un certain dilettantisme de la politesse ; il n'est pas pour autant justifié.
Il est si simple d'amortir les petits heurts inhérents aux contacts humains en flattant l'amour-propre, si agréable d'être le témoin, voire le point de mire, d'une amabilité que l'on contribue à entretenir en séduisant : il semble que l'on crée un capital qui profite à tous et qui ne coûte rien à personne ; mais, en réalité, on fausse l'ordre des valeurs, on empêche le jeu des réflexes sains en emprisonnant les consciences dans un réseau de convenances qu'elles prennent pour de l'authentique charité. La charité de la vérité exige une habituelle franchise qui préférera la fermeté et même une pointe de rudesse à l'ombre de la flatterie facile.
Faut-il rappeler que ce service charitable doit être rendu en particulier aux chefs, qui sont, à ce point de vue, les plus desservis des hommes ? « Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien » remarquait Pascal ([^73]).
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Il ne convient pas, sauf exception, de dire à un supérieur quels défauts on remarque en lui ; du moins lui doit-on de ne pas favoriser le jeu de penchants déficients par des connivences tacites dont le ressort caché est en général un intérêt égoïste.
#### *Vivre vrai.*
Pour dire vrai, il faut vivre vrai. On ne peut sentir comment la vérité mesure les choses et les vies que si l'on vit soi-même dans la vérité.
Toute la différence entre l'insupportable redresseur de torts et le charitable témoin de la vérité, c'est que le premier ne saisit la vérité qu'abstraitement, et l'applique comme un calque inflexible sur les conduites qu'il entend reprendre ; tandis que le second, vivant de la vérité, se trouve établi avec tous ses frères en une communion intelligible grâce à laquelle il prévient instinctivement les déviations plus encore qu'il ne les observe.
Pour dire vrai, il suffit de vivre vrai. Il y a alors communication non habituellement explicitée, mais latente, de la vérité ; persuasion de la vérité par la vérité de la vie.
Cela implique, sur le plan humain, conformité à l'état et à la fonction qui nous situent au regard d'autrui. Les quelques paroles que rapporte l'Évangile concernant la prédication de saint Jean-Baptiste sont, à cet égard, fort suggestives ([^74]) : il demande à tous de se montrer secourables, conformément à la grande loi humaine qui doit devenir la loi du Royaume ; et, sollicité à plus de précision, il prescrit tout simplement à chacun d'accomplir ce qu'on a justement appelé le « devoir d'état », en veillant d'ailleurs à s'abstenir de toute fraude. Les percepteurs n'exigeront rien au-delà de ce qui est fixé, les soldats ne molesteront personne et se contenteront de leur paye.
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Stricte justice, pensera-t-on ? « Formellement », oui. Cependant S. Jean prêche dans la perspective du Royaume. Les conseils qu'il donne ne sont qu'un point de départ, une préparation, il faut les prolonger, les affiner, mais en en conservant la rigoureuse et profonde simplicité. La justice du Royaume serait privée de sens sans la charité. L'obligation de justice peut être impérée par l'amour ; lequel opère, à la source de l'agir, une transformation, non une destruction. La charité ne demande pas qu'on change de condition ([^75]) ; elle doit faire vivre autrement, dans la même condition. Elle peut avoir ses œuvres propres, elle doit d'abord informer, pour chacun, l'agir que la Providence lui départit. En un mot, la charité étant la perfection du chrétien, elle doit, pour lui, assumer toute la vie.
Il est fort commun de dire que le « devoir d'état » doit être accompli pour l'amour de Dieu. Songe-t-on assez qu'il constitue également, vis-à-vis du prochain, la charité primordiale ? S'il est entendu que nous coopérons au bien de nos frères par la tâche qui nous est dévolue, si en perspective chrétienne aucun bien ne peut être étranger au bien divin qu'il appartient à chacun d'atteindre, il s'ensuit que notre tâche, même considérée dans l'ordre naturel, relève fondamentalement de la charité surnaturelle. Si donc la falsification est condamnable en justice, combien plus si elle trompe l'attente de l'amour. Rien n'est plus insupportable que de la rencontrer en ceux dont le trait distinctif est de faire consister la perfection en la charité. J'attends du percepteur, du soldat, qu'il fasse son métier, qu'il soit vrai. S'il ne l'est pas, il manque à la justice, mais en plus s'il est chrétien, à la charité : car il n'exprime pas adéquatement l'amour qui doit être en lui pour moi.
On rencontre assez souvent une trahison implicite de la charité de la vérité dans le soin que certains prennent à éviter de prendre des décisions qui pourraient dresser contre eux quelque opposition, et dont la responsabilité retombe ainsi inévitablement sur d'autres. Abstentionnisme, habileté des enfants de ténèbres, mais non authentique charité.
Soyez vrais, aurait à redire S. Jean, s'il se trouvait parmi nous. C'est simple, mais en réalité difficile ; car ce sont les données les plus primitives que toujours on risque d'altérer, très particulièrement dans un monde voué à l'artificialité.
Dans une perspective plus large, ce que, chrétien ou non, j'attends du chrétien, c'est qu'il soit un chrétien authentique. Si le chrétien peut faire tout ce que font les autres, et ceux-ci tout ce qui fait le chrétien, quel sens cela a-t-il d'être chrétien ? Si le sel s'affadit, à quoi sert-il ? Le monde a besoin du sel chrétien : est-ce l'aimer que de lui donner un ersatz ? Nous n'entendons pas seulement ici que tout chrétien a le devoir d'être aussi fervent que grâce lui en est donnée, nous visons surtout une question d'authenticité dans les principes.
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Élaborer et plus encore prétendre vivre un « christianisme » dans lequel des valeurs aussi essentielles que péché, Rédemption, pénitence, renoncement, sont édulcorées, ou ramenées à des proportions mesquines qui les rendront « acceptables », c'est sans doute se rapprocher du monde, mais pour le mieux trahir. Car c'est trahir l'attente où il est d'un message dont il a perdu le souvenir, et que les chrétiens lui doivent par amour : au nom même de l'amour en lequel Dieu a aimé le monde ([^76]).
Charité de la vérité ! Je crois trouver un chrétien, je ne trouve qu'un homme. Ce chrétien m'aime-t-il de l'amour dont il fait, par vocation, profession ? De cet amour dont j'ai besoin parce que Dieu seul a pu l'inventer, Lui qui est l'Amour, Amour qui a donné aux hommes, dans le mystère de la vie de Jésus, la vérité de toute vie et la vie par la Vérité. Si d'autres services peuvent être rendus au nom de la seule justice, le témoignage de la vérité chrétienne ne peut être rendu que par amour.
Ainsi la charité de la vérité conduit-elle, par le progrès de sa requête intime, non seulement à dire vrai ou à vivre vrai, mais encore à faire aux hommes la charité d'être vrai, à la manière dont le Verbe incarné manifesta l'amour de Dieu en se montrant parmi nous « plein de grâce et de vérité » ([^77]), en étant la « Vérité » ([^78]) « venue rendre témoignage à la vérité » ([^79]). Tel est l'idéal. Nous ne pouvons le bien comprendre qu'en observant comment Dieu Lui-Même en a assuré la réalisation.
#### *Être vrai.*
Dieu a préparé, longuement, l'homme à Le recevoir, Lui la Vérité. La récitation des psaumes rend familière l'association des deux mots *misericordia* et *veritas* ([^80]), qu'ils soient attribués à Dieu Lui-Même, ou bien qu'ils décrivent le comportement des justes sous le regard de Dieu.
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N'a-t-on pas discerné, en cette habituelle concordance, la manifestation originelle de la « charité de la vérité » ? L'Alliance de Dieu avec son peuple ne fut-elle pas scellée par la communication d'une loi ? Or on ne saurait voir en celle-ci seulement un ensemble de commandements, ni réduire celle-là à un pacte juridique ; l'Alliance est la première initiative d'un amour qui ira s'épanouissant jusqu'à l'économie nouvelle, et la loi c'est la première initiation aux rudiments indispensables d'une vérité oubliée ou encore ignorée. *Misericordia et veritas,* les psaumes ne font qu'exprimer une réalité déjà vécue.
Nous découvrons ainsi, dans toute son ampleur divine et humaine, la charité de la vérité. Donner aux autres le pain de la vérité, par ce qu'on dit, par ce qu'on vit, par ce qu'on est, c'est être fidèle à l'engagement d'autant plus profond qu'il est moins exprimable, et qui nous lie aux autres parce qu'à Dieu. La fidélité lucide à la condition propre est, pour chacun, l'expression habituelle de la charité de la vérité ; c'est même cette forme humble et concrète qui réussit au mieux à communiquer la vérité aux autres, en la leur suggérant par une persuasion aussi mystérieuse qu'incoercible. C'est qu'en effet cette forme de la fidélité est l'image de celle de Dieu. Il fait, Lui le premier si l'on ose dire, Son « devoir d'état », Celui qu'Il S'est choisi : aimer, pardonner, instruire. Et si Dieu rencontre blasphème, ingratitude, fermeture d'esprit, Il demeure Miséricorde prévenante et condescendante Lumière. Ainsi l'homme sait-il rencontrer, non un Dieu double, comme le sont tous les hommes ([^81]), mais un Dieu vrai : le vrai Dieu, qui donne la plus précieuse des oboles, celle de la vérité concrètement existante, vivante, agissante.
Il fallait sans doute que Dieu Lui-Même Se fît patiemment persuasion, pour amener l'homme à découvrir, entre *misecordia* et *veritas,* une mystérieuse coordination.
La fidélité de Dieu à l'égard de l'homme se traduit d'abord par une exigence de sincérité : « Soyez vrais parce que je suis vrai. » ([^82]) La vie humaine appelle, comme sa justification, une plénitude immanente : celle de la vie divine gratuitement communiquée ([^83]). Or elle ne s'ouvre à la Miséricorde qu'en se conformant à la Vérité.
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En retour, les liens affectifs fondés sur la communauté de la destinée, voire de la race, entraînent un devoir de mutuelle sincérité. Le mensonge n'est pas toujours stigmatisé en Israël quand il s'exerce, au bénéfice de la cause commune, vis-à-vis des étrangers ; tandis qu'il est considéré absolument comme une faute entre Israélites. Cette disparité quant à l'appréciation morale ne doit évidemment pas être retenue, mais elle était, en son temps, éducatrice. Elle signifiait précisément que fraternité et vérité relèvent d'une même mesure : c'est parce que les membres du peuple élu ont le même sens et le même culte du même Dieu vrai que toute altération de la vérité est tenue, entre eux, pour une faute contre Dieu Lui-Même. La mésestime collective ou officielle de la vérité est moins un manquement à la justice qui ruine le fondement des échanges humains, qu'elle n'est le symptôme de la décadence morale et de la déchéance religieuse. Si Pilate avait respecté la vérité, il n'eût pas livré Celui qui est la Vérité ([^84]).
La charité de la vérité, telle qu'elle doit jouer entre les enfants d'un même Père, se trouve donc en germe dans l'ancienne Alliance. Il en est un autre aspect, divin celui-là, que la miséricordieuse fidélité de Dieu a patiemment inculqué à l'homme. La miséricorde est comme un climat toujours identique. C'est Dieu qui le crée. Les relations humaines doivent donc s'y déployer, tout comme les initiatives divines à l'égard de l'homme. Et comme la Miséricorde est fondée dans la Vérité, la fidélité de Dieu assure la médiation entre la vérité que l'homme doit mettre dans sa vie et cette autre Vérité, propre à Dieu, cette vérité de Dieu « qui atteint jusqu'aux nues » ([^85]) et qui « subsiste à jamais » ([^86]).
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Tel est le lien organique entre la communication que Dieu fait de Lui-Même, par Miséricorde, et les comportements concrets que dicte à l'homme la même Miséricorde. Ceux-ci sont vérité, en celle-là qui est Vérité. La première Miséricorde consista d'ailleurs en la communication de la Vérité, par-dessus tout de cette vérité qui par sa nature engageait Dieu Lui-Même : « Yahveh est le seul vrai Dieu. » C'est pourquoi, sans cette trame subsistante qu'est la charité de la vérité, tout ce que peuvent dessiner les autres formes de la charité est voué à s'estomper.
Le message de la loi nouvelle nous permettra de saisir pourquoi on doit, et comment on peut, au nom de l'Amour, dire vrai, vivre vrai, être vrai.
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Le mot charité est si chargé d'images que son contenu spirituel risque de s'en trouver caché. Trop souvent charité équivaut à « faire la charité », à « donner quelque chose ». Or ce « quelque chose » est le signe -- et devient une cause supplémentaire -- de l'extériorité qui existe entre ceux qui s'aiment, extériorité que l'amour voudrait justement annuler. S'engager dans cette voie serait oublier le sens tout spirituel de la charité, de la *charitas veritatis*. Celle-ci consiste bien à « donner », mais le don est si éminent qu'il ne peut procéder que de Dieu ; il pénètre si intimement l'esprit, le cœur, l'être, que cette zone, hors d'atteinte de toute puissance créée, est réservée à Dieu. On ne peut donner la vérité -- celle, du moins, qui concerne la vie et l'être -- qu'en vertu de l'acte même par lequel on la reçoit. Autrement dit, un amour naturel ne suffit pas pour porter efficacement à autrui une certaine qualité de vérité. Il faut, pour ce faire, bénéficier d'un potentiel divin qu'assure le seul amour qui nous fait un avec Dieu, la charité. La sublime obole de la charité ne peut être matérialisée, elle n'a de sens qu'insérée dans l'amour dont Dieu Seul est la Source.
Voici, de cela, une importante conséquence. La charité, qui vient de Dieu, ne fait pas acception de personnes. Mon premier prochain, c'est moi-même : je ne peux donc pas ne pas m'aimer moi-même de cet indivisible amour dont j'aime Dieu et le prochain. Et parce que le don de la vérité est entièrement inclus dans l'amour, parce qu'il ne peut l'alourdir d'aucune extériorité, parce qu'il est en quelque sorte immanent à cet amour, il est partout où se porte cet amour, il est en moi. C'est d'abord vis-à-vis de moi-même que je dois exercer la charité de la vérité, à moins d'être dans l'illusion sur la nature du sentiment qui m'incline à donner la vérité aux autres. La charité qui ne commencerait pas par soi-même, ne serait pas du tout charité.
Aimer la vérité c'est vouloir, pour les autres, la leur donner, pour soi, la recevoir : deux incidences d'un même acte, par nous participé, celui de l'amour, inclusif de vérité. Faire la charité de la vérité c'est donc premièrement et essentiellement la recevoir.
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Dieu donne, par amour, la vérité à tous : à autrui, à moi, à moi par autrui et à autrui par moi. Dans la mesure, et au degré où je reçois, je puis donner. Et s'il est possible de tricher sur la parole -- on peut dire, de la vérité, un peu plus qu'on a compris -- il est très difficile de faire vivre de la vérité plus qu'on en vit soi-même, et tout à fait impossible de donner aux autres d'être vrais plus qu'on est vrai soi-même : on ne triche pas avec l'être. A ce degré, c'est Dieu qui est concerné. Lui, et Lui seul, mesure l'équation de chaque être avec lui-même, c'est-à-dire la vérité de chaque être ; Lui et Lui seul fonde les relations mystérieuses en vertu desquelles ses créatures se conditionnent mutuellement dans leur être-vrai, du fait qu'elles communient toutes en Lui, qui est la Vérité.
A chaque étape de la charité de la vérité : dire, vivre, être, se retrouve au sein du même amour la même fondamentale réciprocité, entre le don reçu et le don communiqué. Procédons à l'observer.
#### *Dire vrai.*
Il convient, pour dire vrai, d'être disposé à *recevoir la vérité *; cette vérité qui est règle de vie et devient progressivement l'être même. Il faut interroger Dieu, et savoir attendre la réponse. Pilate demande bien à Jésus : « qu'est-ce que la vérité » ([^87]), mais tourne les talons. Il retourne à sa préoccupation, qui était, d'ailleurs, de défendre Jésus ([^88]). Mais comme il le défend mal : en se lavant les mains ([^89]). Eût-il attendu, puis écouté la réponse, le sang du Juste n'eût peut-être pas été appelé sur les Juifs.
Qui n'écoute pas Dieu, qui se porte trop vite vers d'autres foyers de vérité sans attendre les réponses de Dieu qui seules sont décisives, celui-là se met hors de la charité de la vérité. Car l'attente ne peut être soutenue que par un amour : amour qui n'est point facultatif -- faute de l'avoir, on risque fort de se perdre ([^90]) --, amour qui devient opérant par la vérité, c'est-à-dire qui devient inclusif de vérité ([^91]) avant de s'appliquer à la communiquer ([^92]).
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Cette disposition première, désir sincère, et docilité humble, est la racine cachée de la charité de la vérité : c'est d'elle que jaillit toute la sève.
Dire vrai, et par le fait même diffuser autour de soi une certaine limpidité mentale à la faveur de laquelle les réflexes autocritiques sains se développent spontanément, est le premier service de la charité de la vérité. Il suppose que nous sachions nous laisser « instruire par le Christ, selon que la vérité se trouve en Jésus » ([^93]). Car il n'y a qu'une parole qui purifie ceux qui l'entendent ([^94]) : elle ne sera opérante par nous que si nous la faisons nôtre en l'écoutant. Cela ne veut pas dire que nous la répéterons. Qui donc pourrait y prétendre -- Cela signifie simplement que le sens de la vérité, dont la Parole est en un sens le sacrement, inspirera spontanément en nous les vigilances ou les non-advertances, les sévérités ou les indulgences, les fermetés ou les sourires qui contribueront à faire de la vérité un besoin irrésistible pour ceux qui nous entourent : chacun comprenant à sa mesure le mystérieux message qui inclinera celui-ci à éviter le mensonge, et tel autre à une sincérité totale sous le regard de Dieu. Tous seront purs, chacun à son degré, dans le moment où la Parole, présente en nous, leur sera, peut-être grâce à nous, communiquée.
Il faut recevoir pour donner. Mais il ne suffit pas de recevoir. L'acte indivisible de l'Amour, dans lequel le don reçu est aussi le don donné, saisit simultanément Dieu, le prochain et nous-mêmes. Il établit entre le prochain et nous-mêmes une relation que fonde l'Amour dont nous sommes aimés l'un et l'autre. Et nous ne serions pas authentiquement en cet amour, à ce degré où il faut l'être pour que soit conférée à la vérité une communicabilité efficace, si nous pensions pouvoir donner de Dieu au prochain sans être disposés à recevoir de Dieu par le prochain. Il faut accepter nos vérités du prochain ; il n'y a en effet qu'une vérité, et qu'un amour de cette vérité, ou bien mensonge et illusion.
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Le signe est crucial : avoir la charité de la vérité dans son absolu irrésistible, c'est savoir accueillir toute vérité, en particulier sur soi-même, d'où qu'elle vienne. Nous devons aimer cette vérité de nous-mêmes que nous livre le prochain ; il est si perspicace quand il nous demande l'héroïsme, car il ne fait souvent qu'appliquer une logique dont nous redoutions la rigueur. Accepter ce message des autres, apporte double bénéfice. D'abord la lumière sur nous-mêmes : Dieu, qui accueille toutes les prières, peut aussi nous parler par toutes les lèvres. Nous, qui avons tant besoin, quand nous prions, de croire au premier point, croyons aussi le second. Puis, cette acceptation nous ouvre les autres : ils nous savent gré de respecter l'exigence la plus primitive de la charité de la vérité -- don reçu, don donné dans un seul amour. Les non-chrétiens, mêmes s'ils ne croient plus à la vérité, perçoivent avec raison que nous devons y croire assez pour ne vouloir triompher que par elle, et donc répudier aussi bien l'hypocrisie aveugle qu'une certaine diplomatie de la pensée.
#### *Vivre vrai.*
Qu'ainsi votre lumière brille devant les hommes afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux » ([^95]).
Les conseils que donne Jésus sur la manière de prier ([^96]), les reproches si véhéments qu'Il adresse au pharisaïsme, ne laissent aucun doute sur la portée de ce conseil. Pas d'ostentation, pas d' « édification », pas de calcul. Si une vie est vraie, elle ne peut pas ne pas rayonner. Celui qui met en pratique les lois du Royaume, à savoir les béatitudes, est la « lumière du monde » ([^97]). Il ne doit pas se cacher. Et ceux qui l'entourent, sensibles à la qualité de lumière qui émane de lui, remonteront jusqu'à la Source : Dieu, « Lui qui nous a appelés dans son admirable Lumière » ([^98]). Transfiguration opérée dans une vie humaine par le don de Dieu : le chrétien *doit* à tous, cette vérité qu'il est seul à même de donner.
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Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de justice, mais d'amour. Quand Dieu nous introduit dans son Royaume, Il nous donne d'emblée plus que nous ne pouvions attendre et comprendre. C'est bien dans son amour que nous devons présenter aux autres la persuasion de la vérité.
Pouvons-nous attendre d'eux, en retour, pareil service ? Oui, s'il s'agit de nos frères chrétiens. Mais non de ceux qui, n'ayant pas en eux la vérité de Dieu et l'amour de Dieu, ne peuvent laisser filtrer jusqu'à nous cette lumière sans pareille qui est comme un resplendissement du secret de la face du Père. Beaucoup peuvent être sincères et accomplir de grandes choses, mais ne s'élèvera-t-il pas de « faux Christ et de faux prophètes, et ils feront de grands prodiges et des choses extraordinaires, jusqu'à séduire s'il se pouvait les élus eux-mêmes » ([^99]).
La sincérité peut être au service de l'erreur : elle excuse ceux qui se trompent de bonne foi ; mais rien n'excuse la séduction en ceux qui, possesseurs de la vérité, doivent appeler l'erreur par son nom : c'est, nous l'avons vu, la première forme de la charité de la vérité. Ne laissons donc pas l'idéal chrétien se contaminer par une osmose, d'abord imperceptible, qui finirait par noyer dans un humanisme immédiatement tangible les valeurs surnaturelles que Dieu seul peut dispenser gratuitement. Ne cherchons pas à conjurer par un illusoire apprivoisement ces sortes de démons « qui ne peuvent se chasser que par le jeûne et par la prière » ([^100]). L'erreur et la facilité pactisent secrètement contre les enfants de lumière. Le danger n'est pas moindre en vie collective qu'en vie individuelle ; et, s'il sévit surtout dans le monde, il peut aussi visiter les cloîtres par le truchement de conceptions de la vie humaine assez étrangères aux perspectives évangéliques. En ce qui concerne la vérité et le rayonnement de la vie, le chrétien doit apporter davantage, et doit savoir qu'il a moins à recevoir des non-chrétiens. La charité de la vérité demeure, à ce point de vue, partiellement unilatérale ; cela résulte, inéluctablement, de ce que la grâce est don gratuit, et pareillement la foi. Certes, ce n'est pas en tout chrétien que la lumière brille au point de susciter discrètement et irrésistiblement la louange qui remonte vers le Père ; mais ce n'est pas une raison pour oublier, ni que cette lumière-là et elle seule est la parure des saints, ni qu'il n'y a pas de sainteté laïque, ni que la sainteté devient un mythe si on résorbe Dieu en une immanence si indéfiniment accueillante et si misérable dans sa prétendue infinitude qu'on est tout près d'oublier qu'on ne peut aimer Dieu si, en même temps, on ne L'adore.
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Charitas veritatis ! « Lorsque le Fils de l'Homme viendra trouvera-t-il la foi sur terre ? » ([^101]). La pureté divine des valeurs que la foi devrait envelopper et conserver sur terre n'aura-t-elle pas sombré dans l'universelle séduction ? Tel est l'enjeu qui est déposé dans notre cœur et dans notre esprit : assurer à la vérité qui vient de Dieu la seule permanence qu'elle puisse revêtir en ce monde, par notre vie et dans notre vie, *testimonium fidei*. Et faire ainsi, par l'amour de Dieu qui la dispense, par l'amour de nos frères qui l'attendent : une seule et même charité de la vérité.
On demandera sans doute : que faut-il faire ? Rien peut-être que déjà nous ne fassions. La charité de la vérité est trop originelle pour avoir ses œuvres propres. Elle consiste à vivre, en un certain esprit, l'amour divin. La précision la plus nuancée et la plus exacte nous est donnée par Jésus lui-même. Il apporte sur terre un certain reflet que lui-même n'y retrouve nulle part. Il vient « rendre témoignage à la vérité » (**81**) ; or ce témoignage, qui « ne fait acceptation de personne » ([^102]), comporte bien un « jugement » ([^103]) au sujet des réalités de la terre, au sujet de la vérité concrétisée sur terre ; mais il consiste d'abord en ceci : « Ce que j'ai vu auprès de mon Père, je le dis » ([^104]). Toute l'œuvre de Jésus procède du Père, Est orientée vers le Père ([^105]) ; elle montre le Père, à tel point que, Philippe demandant : « Seigneur, montrez-nous le Père et cela nous suffit » ([^106]), Jésus répond : « Celui qui m'a vu a vu aussi le Père » ([^107]). La vie du chrétien doit, elle aussi, désigner Dieu ; plutôt que s'appliquer à mettre en valeur un homme multidimensionnel, révélation des temps nouveaux, si enfiévré à ne rien laisser perdre de soi qu'il devient imperméable à la véritable Sagesse : « Rechercher *premièrement* le royaume de Dieu » ([^108]).
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Il ne faut certes pas changer en préoccupation scrupuleuse de ne point excéder ([^109]) ce qui doit être occupation soucieuse de l'essentiel. Mais la vérité primordiale c'est que le chrétien vit de Dieu, et que le point d'application de son effort doit être de développer la « tendance » ([^110]) dont il reçoit la grâce. Alors il montrera Dieu, comme Jésus montrait son Père : avec le même naturel. On rayonne par sa vie ce dont précisément on vit. Plus profondément on réalise, par ce que l'on est, cela même en fonction de quoi l'on est ; Jésus tient lieu du Père auprès de ses disciples, parce que tout son être est d'être du Père. Il *est* plus véritablement la Vérité qu'Il ne le dit ou ne le vit, et c'est cela même qu'Il vient offrir à ceux qui l'entourent. Cette forme ultime de la charité n'appartient-elle pas aussi au chrétien ? C'est ce qu'il nous reste à examiner brièvement.
#### *Être vrai.*
L'amour de Dieu consiste en ce qu'Il a envoyé son Fils -- le Fils qui procède du Père selon la Vérité -- comme victime de propitiation pour nos péchés (**73**). Cette mission visible est le principe efficace d'une mission invisible qui se poursuit dans les âmes. Invisible ou visible, cette communication de Dieu épouse les mêmes modes : par amour -- selon la vérité.
« Sanctifiez-les dans la vérité : votre parole est vérité » ([^111]), dit Jésus à son Père. Le principe immédiat de cette sanctification, c'est l'Esprit Saint. « Esprit de Jésus » ([^112]), « Esprit de vérité, qui procède du Père » ([^113]), « Esprit qui est la Vérité » ([^114]), « Esprit de Vérité qui guide dans toute la vérité » ([^115]), « Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir » ([^116]).
Il ne s'agit plus ici d'une rectitude parlée ou vécue, mais de cette « vérité qui transcende les cieux » (**82**), qui « demeure éternellement » (**83**), qui est Dieu même. Exercée par Dieu, la charité devient le don ultime en quoi consiste la vision béatifiante. Ce don est réservé à Dieu ; nous ne devons ni l'attendre d'autre que Lui, ni penser intervenir à l'intime de la communication que Dieu en fait à autrui. La charité de la vérité se résout ici en une réceptivité docile et diligente, dont l'Esprit de Vérité demeure à chaque instant la seule mesure.
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Cependant, notre fidélité à accueillir le don de la Vérité ne relève pas moins de l'amour du prochain que de l'amour de Dieu.
Chacun, il est vrai, porte la responsabilité de ses actes. On ne doit plus dire : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des fils en sont agacées. Mais chacun mourra pour son iniquité ; tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents en seront agacées » ([^117]). Mes refus n'entraîneraient pas que Dieu se refuse à autrui. En retour, autrui ne bénéficie pas de ce dont je refuse de bénéficier ; la sanctification par la vérité est en profonde conformité avec la communicabilité qui est propre à la vérité. En quoi on reconnaît une œuvre éminente de la Sagesse divine. La contempler contribue, de surcroît, à fixer l'esprit dans la Vérité qui est source de toute vérité.
Mais il y a plus. La grâce de vérité nous venant en fait par l'Humanité du Christ, et celle-ci étant une réalité créée, il s'établit de nous à elle une certaine réciprocité. L'Humanité sainte est, en tant que *principe de communication*, conditionnée par notre propre réceptivité ; à la manière dont la parole de l'orateur se trouve, du fait même du contact avec l'auditoire, constituée en un état de communicabilité qui n'en affecte pas la teneur objective, mais qui n'en dérive pas non plus.
Ceux qui écoutent une parole au point de mettre tout leur être en accord avec elle suscitent, dans cette parole, des harmoniques qui la rendent intrinsèquement plus pénétrante, qui lui confèrent une exigence de communicabilité à laquelle doivent bientôt se rendre ceux qui d'abord n'écoutaient qu'avec moins de profondeur, ou moins de docilité.
Semblablement, recevoir la Parole de Vérité c'est, par la médiation de cette Parole elle-même, assurer la même grâce aux autres. La Vérité, incarnée dans le Christ, réfléchit en elle-même la profondeur à laquelle elle pénètre. Elle acquiert, par des modalités temporelles muées en un état éternel, une pénétrabilité qui requiert par sa nature même d'être réalisée dans le temps. Que Judas ait refusé la grâce de repentir et de conversion enveloppée dans le regard et la parole de Jésus n'ôte évidemment rien aux virtualités infinies contenues pour chacun de nous dans l'éternelle Vérité.
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Mais que les Samaritains aient eu conscience de parvenir à une foi plus pure en s'attachant à Jésus lui-même, plutôt qu'en accueillant le témoignage de leur compatriote ([^118]) : voilà qui a découvert, et qui premièrement a réalisé, l'une des possibilités sanctificatrices de la Vérité. Réalisation et manifestation qui, inaugurées il y a vingt siècles, demeurent opérantes en notre durée.
\*\*\*
Il y a donc une charité de la vérité, d'autant plus immanente à la participation de la Vérité que cette participation est plus profonde.
Si nous faisons de la Vérité la règle de nos paroles et de nos pensées, nous induisons les autres à la sincérité sans laquelle il n'y a pas de vie possible avec Dieu ; mais nous devons, en retour, être prêts à accueillir, d'où qu'il vienne, le service d'entendre nos vérités.
Si nous prenons la Vérité comme mesure permanente de notre vie, nous faisons luire une lumière purifiante et convertissante. Nous devons en même temps discerner, dans ses plus subtiles infiltrations, la séduisante facilité qui résout Dieu en un surhomme, ou qui substitue la sagesse de la raison à la folie de la Croix, la vérité « diminuée par les hommes » ([^119]) à la Vérité de Dieu. Il y a une trahison des chrétiens, comme il y a une fidélité des chrétiens. Eux seuls connaissent le secret, eux seuls possèdent la source ; eux seuls peuvent aller à un certain degré, dans la fidélité comme dans la trahison.
Si enfin nous accueillons la Vérité, non plus seulement comme mesure d'une vie qui procéderait de nous, mais selon un mode plus mystérieusement intime, comme nous reformant à la source de nous-mêmes, cette Vérité devient un principe opérant et transformant : elle nous fait vrais nous-mêmes en nous mettant en équation avec elle, elle nous fait exercer la charité de la vérité par l'acte qui établit en état de communicabilité permanente ce qui était, en elle, seulement communicable.
Nous avons marqué à grands traits le cheminement concret de la charité de la vérité ; nous en avons ensuite indiqué le fondement théologal. Faut-il rappeler en terminant que ces deux points de vue doivent être tenus ensemble, si on ne veut, ni qu'une ascèse sans envol s'effrite en recettes, ni qu'une mystique sans contrôle s'exténue en abstractions. Le plus humble de nos actes est toujours justiciable de la plus haute inspiration : la vérité ne subsiste que dans la Vérité, comme l'humanité de Jésus dans le Verbe incréé.
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Ainsi la temporalité de l'agir nous est-elle donnée pour que nous en saisissions la véritable substance : l'Acte éternel. Ainsi la Loi fut-elle donnée aux Juifs pour qu'en l'écrivant par la vérité de leur vie, ils reconnaissent le doigt de Dieu. Ainsi Jésus est-il donné aux hommes afin qu'ils atteignent, chacun pour soi, chacun pour ses frères, le Verbe de Vérité : charitas veritatis in Deo et in nobis.
M.-L. Guérard des Lauriers, o. p.
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## NOTES CRITIQUES
### La morosité française
D'UN DISCOURS que M. Chaban-Delmas prononça au printemps, on a retenu un mot : morosité.
Mot bien choisi. Effectivement, la France est morose. Pourquoi ?
Le premier ministre a expliqué que les Français n'avaient aucune raison d'être moroses puisque tout allait bien.
C'est généralement ce qu'ont dit aux gens qui ont « le cafard ». « De quoi vous plaignez-vous ? Votre santé est parfaite, vous avez une belle situation, vos enfants travaillent bien, etc. » Tout cela est vrai (ou faux) et pourtant le cafard est là. Il doit bien y avoir une raison.
M. Chaban-Delmas a donc dit aux Français que leur budget était équilibré, que leur expansion était quasiment japonaise, qu'ils gagnaient de plus en plus d'argent. Peine perdue, les Français restent moroses.
Le président de la République est venu en renfort. Il a été le premier chef d'État au monde à voler à mach 2. Il a dit qu'il voulait le bonheur des Français tout autant que la grandeur de la France. Les Français n'ont pas réagi.
Qu'est-ce qui se passe donc ?
Il ne se passe rien -- ce qui est peut-être d'ailleurs le signe de la morosité.
Alors ? L'ennui ? « La France s'ennuie ». Non la France ne s'ennuie pas, elle est morose, comme l'a fort bien vu M. Chaban-Delmas.
\*\*\*
Qu'est-ce donc que la morosité ? Qu'est-ce qu'être morose ? Pas facile à définir. On aperçoit de l'insatisfaction, une tristesse diffuse, une vague inquiétude, un manque d'unité intérieure, un déséquilibre entre « ce qui va bien » justement et ce qui ne va pas, je ne sais quel découragement tenant à l'écart entre ce qu'on fait et ce qu'on voudrait faire, entre ce qu'on est et ce qu'on voudrait être, le sentiment d'un mur auquel on se heurte, une sensation d'impossible et d'inconnu, comme un remords...
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Tout l'Occident n'est-il pas morose aujourd'hui ? Ce n'est pas l'épithète qui viendrait à l'esprit pour parler de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne, des États-Unis. Les difficultés et les inquiétudes de ces pays ne relèvent pas de la morosité. L'Angleterre ? Peut-être le pays du « spleen » est expert en morosité, mais c'est chez lui un état permanent, une sorte de paludisme insulaire qui n'engage à rien. Il a passé son mal à la Scandinavie. Finalement, c'est une question de latitude et de protestantisme. Les brouillards du Nord étaient faits pour accueillir Luther et Calvin. Dans le « petit Robert » on lit, à « morosité » : « Une sorte de morosité et de rigidité calviniste. » (Gide.) La morosité française serait-elle une conversion au protestantisme ? Et M. Chaban-Delmas opposerait-il sa très relative jovialité bordelaise à la figure lugubre de M. Couve de Murville ? La querelle ne serait qu'intérieure au gaullisme. En réalité il s'agit d'autre chose.
\*\*\*
Simone Weil disait que l'absence de finalité est la mort de l'âme. Dans la maladie actuelle de l'âme française, il y a beaucoup d'absence de finalité.
Nos gouvernants nous expliquent que le revenu national augmente d'année en année et ils nous invitent à nous en réjouir. Nous nous en réjouissons, mais non sans réserves. C'est que cette richesse croissante est celle de l'État et des sociétés bien plus que celle des individus. En fait des tranches entières de la société française sont ruinées ou même anéanties, comme c'est le cas notamment des millions de paysans chassés de leurs exploitations par le progrès technique. Mais même les fractions sociales qui sont les plus certaines bénéficiaires de l'enrichissement national sont insatisfaites. On s'habitue vite aux augmentations de salaires et l'on est vite plus sensible à ce qui manque qu'à ce qui est acquis.
La généralisation du salariat, condition de l'augmentation du revenu national, crée un sentiment de frustration qui s'étend aux milieux les plus divers. Le chef d'entreprise devenu directeur est, à cet égard, dans la même situation que l'artisan devenu ouvrier.
Peu ou prou, tous les Français se sentent mis en prison -- la prison du salariat, de la sécurité sociale, des loisirs organisés, bref de *la socialisation universelle.*
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Quant aux Français qui, de plus en plus rares, demeurent des « indépendants », si l'on excepte la race heureusement tenace de ceux pour qui la bureaucratie est le milieu naturel de leur dynamisme, aisément victorieux du fouillis législatif et réglementaire, ils sont peu à peu écrasés par l'appareil implacable de la fiscalité et de la législation sociale.
\*\*\*
La prospérité est donc loin d'engendrer l'allégresse générale.
Mais l'homme ne se nourrit pas seulement de pain. Il a besoin, pour respirer, de sentir qu'une finalité spirituelle oriente la société dans laquelle il vit. Et cette finalité, si elle ne peut être définie avec précision, doit être au moins indiquée par la reconnaissance de quelques vertus sociales qui en sont le cortège nécessaire : la *justice,* l'*honneur,* la *hiérarchie,* l'*ordre,* le *travail.* Toutes vertus dont le garant est l'*autorité.*
Or, sauf le *travail,* à cause de sa relation à l'Économie, ces mots n'ont plus droit de cité et ce qu'ils représentent n'a plus cours dans l'État.
Les grands corps sociaux qui assurent normalement les mœurs d'une nation -- l'Université, l'Armée, la Magistrature -- sont démolis.
L'Église enfin a craqué, pour rejoindre le camp de la subversion.
Comment, dans ces conditions, les familles pourraient-elles tenir ? Et comment pourraient-elles préserver leurs enfants de virus que leur inoculent l'école et le catéchisme ?
\*\*\*
Les Français n'ont pas un sentiment très vif de leur propre malheur. Ils vivent dans le divertissement. Mais leur morosité vient justement de là. Au fond d'eux-mêmes ou devant eux il y a un gouffre. A travers le défilé riant des images de leur bonheur que la publicité leur prodigue, ils l'aperçoivent parfois.
Bien mieux, ce Pouvoir suprême qui s'appelle l'Information ne va pas sans les troubler inconsciemment. Qu'il s'agisse de la télévision, des hebdomadaires ou de la presse quotidienne, ils n'en reçoivent qu'une nourriture empoisonnée. Ils s'y habituent, ils la goûtent, ils en redemandent, mais confusément ils perçoivent la destruction lente qu'ils subissent.
Toutes les valeurs, dans tous les domaines, sont falsifiées, polluées ou inversées. Finalement, l'impression dominante, lancinante, asphyxiante, est celle du *mensonge.*
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La source ultime de la morosité française, c'est celle-là, c'est le MENSONGE.
Le mensonge est le fondement et la trame de notre vie politique. Nous baignons, nous nous mouvons, nous vivons dans le mensonge, c'est-à-dire dans le néant.
Dans son discours sur la morosité (à moins que ce ne soit dans un autre), M. Chaban-Delmas a dit : « Nous sommes la France de 1789 et de Brazzaville ». La cocasserie de cette déclaration est illuminante. De ces deux France, la seconde éclaire singulièrement la première. Si l'on demandait à cent Français ce qu'est la France de Brazzaville, il ne s'en trouverait pas deux pour trouver quoi que ce soit à répondre. Mais parler de la France de 1789 et de Brazzaville ou de la France de Vercingétorix et d'Astérix, c'est rigoureusement la même chose pour les Français de 1971. Des mots, des mots qui ne veulent rien dire, qui sont des étiquettes délavées sur des flacons vides.
(A-t-on fait une étude psychanalytique de la passion des Français pour Astérix ? Ce petit gaulois qui fait le mariolle parmi les Romains leur est-il le symbole de leur intelligence et de l'indépendance nationale ?)
Le mensonge a sa logique comme la vérité. Il est caractéristique que l'affaire des pétroles d'Algérie ait laissé la totalité des Français dans une indifférence absolue. Boumediène pouvait dire ce qu'il voulait, pouvait faire ce qu'il voulait. Il était, en effet, la *vérité* du *mensonge* politique français. Il honorait la France en quelque sorte, en agissant comme il agissait ; il rendait hommage à la France de 1789 et de Brazzaville.
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Pour nous, catholiques, la situation est étouffante, parce que le mensonge dans l'Église nous est plus intolérable encore que le mensonge dans l'État.
En 1927, Maritain, après avoir flotté et consulté saint Thomas, conclut que la condamnation de l'*Action française* était une bonne chose parce qu'elle délivrerait le catholicisme français de la contamination politique.
Dans « *Primauté du spirituel *» il écrit : « *Il faut que le spirituel se délivre des attaches terrestres qui risquaient de l'assujettir. Nous devons comprendre que les moyens humains et politiques, si importants qu'ils soient dans l'ordre du bien temporel, sont les plus infimes pour l'extension du royaume de Dieu : ils ne sont pas proportionnés à une telle fin, qui demande que passe d'abord la folie de la croix, à mesure que le monde se défait, ils apparaîtront dans cet ordre comme de plus en plus inadéquats *» (pp. 102-103).
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A mesure que le monde se défait..., la théologie de la Révolution cautionne l'Action catholique.
Oui, les Français sont moroses, et ils ont quelque raisons de l'être. Espérons que ce n'est qu'un mauvais rêve et qu'ils pourront bientôt se dire, avec Valéry :
> *La confusion morose*
>
> *Qui me servait de sommeil*
>
> *Se dissipe dès la rose*
>
> *Apparition du soleil.*
>
> *Dans mon âme je m'avance,*
>
> *Tout aidé de confiance.*
>
> *C'est la première oraison !*
>
> *A peine sorti des sables*
>
> *Je fais des pas admirables*
>
> *Dans les pas de ma raison.*
Louis Salleron.
### Le P. Comblin et l'histoire
Je ne parlerai pas de théologie, ce n'est point mon affaire, mais seulement d'histoire, à propos de la *Théologie de la révolution* (Éd. universitaires 1970) du Père Comblin, car cet ouvrage illustre ce que dit la *Déclaration fondamentale* d'ITINÉRAIRES : « *...le peuple français est un peuple privé de son histoire : celle qui nous est officiellement enseignée semble le plus souvent avoir été écrite par des ennemis de notre foi et des ennemis de notre patrie *». Voire, comme le tire-laine, pris la main dans une poche où elle n'a que faire, crie au voleur, le P. Comblin écrit que « *la contre-révolution veut ignorer l'histoire réelle *»*.* Prétentieux jugement d'un homme qui, tant sur la révolution que la contre-révolution, sur les faits que les idées et les hommes, manifeste de la France une ignorance presque complète, nous l'allons montrer tout à l'heure. Mais il n'est pas coupable car, théologien, je le veux, et rien moins qu'historien, il répète les mensonges de notre histoire officielle et scolaire, la seule qu'il connaît. Il en reproduit même les trous.
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Pour le P. Comblin, les révolutions nationales qui ont eu lieu jusqu'ici doivent le céder à la révolution mondiale. M. Henri Lefebvre, marxiste et professeur de sociologie à Nanterre, confiait à l'*Express* (1/7 juillet 68) que, de « *révolution réussie, il n'y en a pas encore eu *». Il est hors de doute que, dans la vie quotidienne, le P. Comblin ne se satisfait pas de procédés voués à l'échec et emploie d'autres méthodes. Comme il ne démontre pas que le politique doit jouir du privilège de se voir réserver celles qui échouent à tout coup, il faut qu'il ignore ce que M. Lefebvre sait bien, que montre l'histoire et qu'a diagnostiqué M. Jules Monnerot : que les résultats des révolutions ne ressemblent pas à ce qu'attendaient leurs auteurs (*Sociologie de la révolution,* Fayard 1969, ouvrage cité par le P. Comblin dans sa bibliographie et apparemment peu utilisé).
Mais pourquoi la révolution ? C'est parce que, pour le P. Comblin, contre-révolution signifie régression, et révolution progrès social. Double postulat évidemment faux pour qui sait l'histoire. La Révolution a donné à la France cent ans de régression sociale par la LOI LE CHAPELIER interdisant aux gens de même métier de s'unir au nom de « leurs prétendus intérêts communs ». Les patrons tournèrent aisément la loi, au contraire fermement maintenue jusqu'en 1884 par tout ce qu'il y avait en France de libéraux, contre les salariés livrés sans défense à ce que le comte de Chambord appelait le « *privilège industriel *» (*Lettre sur les ouvriers,* 24 avril 1865). Il est fâcheux pour le P. Comblin qu'on ait à lui rappeler cette banalité. Le droit syndical fut arraché aux démocrates pour lesquels « *il n'y a pas de question sociale *» (Gambetta, Le Havre, 18 avril 1872), mais un péril social : « *...l'esprit clérical, monastique, vaticanesque et syllabique qui ne craint pas de livrer l'esprit humain aux superstitions les plus grossières etc.,... Le péril social, le voilà *» (Gambetta, Romans, 18 septembre 1878). A ceux qui ne sont pas contents il suffit « *d'un peu de patience ; car tous les trois ou quatre ans, si nous avons à nous plaindre, il nous suffit de déposer un petit carré de papier dans une boîte de sapin. Oui, cela suffit. *» (Gambetta, Le Havre, 21 mars 1880). L'intention antisyndicale est évidente : tel la Châtre de cornarde mémoire, le bon billet qu'il avait là, le prolétaire...
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Sous la troisième République, les socialistes eux-mêmes ont collaboré avec les démocrates « bourgeois » à détourner les salariés de leurs intérêts professionnels pour les lancer contre l'Église.
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Manœuvre anti-sociale s'il en fut jamais qu'ont constatée des hommes aussi différents que Méline, Goblet, Millerand, Albert de Mun, Krakowski, biographe de Challemel-Lacour, et Suarez de Briand, Briand lui-même, Péguy, Caillaux, Faguet, Beau de Loménie, Paul Morand, Henri Azeau, Chastenet, Priouret et Bonnefous : il n'y aura bientôt plus que le P. Comblin à l'ignorer. On disait aux prolétaires : Vous avez faim ? Mangez du curé. Ce n'était qu'une image : le *milliard des congrégations* -- exactement 1 071 millions évalués par les Domaines -- fut promis par Waldeck Rousseau (Toulouse, 28 octobre 1900) à la classe ouvrière comme première mise de sa caisse des retraites. Une fois passé par les mains des liquidateurs « *offrant des garanties* (politiques) *suffisantes *» (circulaire du Garde des Sceaux Vallé), il se trouva réduit à quelques millions. On rendit la justice, et encore point toujours, mais pas son argent au prolétariat berné.
A partir de 1900-1905, surtout après la Séparation qui, pour beaucoup, sonnait en France le glas de l'Église destinée à mourir de privations, il fallut trouver un autre dérivatif aux soucis professionnels des salariés. Là encore socialistes et « bourgeois » radicaux se trouvèrent côte à côte dans les travaux de l'antimilitarisme, cet « *antipatriotisme honteux *» (Faguet), puis de l'anti-patriotisme déclaré et de ses corollaires : pacifisme et désarmement, manœuvre dont le Sillon ne fut pas absent. Cette fois, les prolétaires ne furent pas les seuls à souffrir, mais tous les Français. Car pacifisme, désarmement, anti-patriotisme et antimilitarisme créèrent entre l'Allemagne et la France ce que M. Monnerot (*op. cit*.) appelle une *dénivellation* qui fut de la guerre 14-18 une cause dont l'histoire officielle et scolaire a décidé de ne parler jamais. Ces humanitaristes ont sur la conscience un flot de sang humain. Dans cette entreprise, Jaurès fut manipulé par des capitalistes. Car c'est un groupe d'hommes d'affaires et banquiers israélites, avec en plus le bibliothécaire de Normale, Lucien Herr, qui lui fournit les capitaux nécessaires à la fondation de *l'Humanité.*
Pendant ce temps, tout ce qu'il y avait en France d'études, d'initiatives parlementaires et d'entreprises en matière sociale était le fait des légitimistes et, après la mort du comte de Chambord, de l'extrême-droite catholique. Cela est développé tout au long des trois cents pages serrées de *La Croix, les lys et la peine des hommes.* (Les quatre fils Aymon, 1960) auxquelles je ne peux mieux faire que de renvoyer le lecteur. M. Xavier Vallat ne m'en voudra pas de dire que son livre est encore au-dessous de la vérité et que bien des études, initiatives et entreprises sociales de contre-révolutionnaires avérés n'y sont pas citées. Tous ceux-là, patiemment, au jour le jour, là où la Providence les avait mis, chacun avec son génie propre, son caractère et dans la mesure de ses moyens, se sont ingéniés à réduire « *la peine des hommes *»*.* Ils ne se sont pas donné bonne conscience à ne rien faire sous prétexte que rien de bon ne pourrait être fait hors du régime de leur choix, comme les révolutionnaires attendent tout du chambardement général exclusivement. Davantage : ils en hâtent la venue en faisant souffrir les hommes.
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Déjà l'on peut montrer les Grands Ancêtres de 89 pratiquant en plusieurs domaines ce qu'en français on appelle la politique du pire, ce que leurs successeurs contemporains appellent dans leur jargon la réalisation des conditions objectives d'une situation révolutionnaire. «* Nous ne cherchons pas à guérir la plaie, mais nous frappons sur la plaie *» (Engels). La plaie, c'est le prolétariat. Ainsi l'histoire des idées et des faits hurle contre cette double proposition du P. Comblin que «* l'Évangile est révolutionnaire *» et que «* la contre-révolution n'exprime rien du christianisme *».
A la malencontreuse union, qu'il dénonce, de l'Église et de la contre-révolution, la petite équipe des libéraux catholiques du siècle dernier fait une heureuse exception, écrit le P. Comblin. Ainsi d'Ozanam. Mais la citation de ce nom n'est pas elle-même très heureuse, car Ozanam écrivait le 9 mars 1848 : «* Un seul moyen de salut *», que les chrétiens «* obtiennent des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation *». Comme programme social quinze jours après le début d'une révolution, c'est mince. Proche de la pensée d'Ozanam est l'apostrophe de Montalembert à la classe ouvrière : «* Résigne-toi à la pauvreté, et tu en seras récompensée et dédommagée éternellement. *» Le P. Comblin la cite pour montrer l'échec, sous les coups de la contre-révolution, de la réconciliation entre l'Église et la révolution entreprise au temps où Pie IX passait pour libéral. Mais il faut une singulière ignorance de ce qu'était Montalembert pour faire de lui un contre-révolutionnaire. Il était tellement aveuglé de libéralisme qu'ayant oublié Mirari vos, il disait et prophétisait un an avant *Quanta cura* et *Syllabus*, c'est Mounier qui l'a rappelé : «* Non, l'Église n'a jamais condamné et ne condamnera jamais le libéralisme. *» Ignorance incroyable de la part du P. Comblin qui est belge, docteur en théologie de Louvain et a été ordonné à Malines : comment peut-il ne pas savoir ce que Montalembert y a dit au fameux congrès de 1863 ? Il est de même inadmissible qu'il donne un exemple du «* vocabulaire de la contre-révolution *» sous la plume de George Sand. Faire une contre-révolutionnaire exemplaire de cette dame dont la vie et les opinions politiques, sociales et religieuses sont notoires, républicaine-socialiste collaboratrice de Ledru-Rollin en 1848 à l'Intérieur, anti-catholique militante et propagandiste de l'émancipation de la femme dans un sens précis où elle paya, si je puis dire, de sa personne, non, cela ne passe pas, même sous la référence de M. Decouflé (*Sociologie des révolutions*, coll. « Que sais-je ? », P.U.F. 1968). Pour en revenir aux libéraux catholiques, que le P. Comblin n'a-t-il cité Wallon, pieux fondateur de la Troisième : «* Un rouge n'est pas un homme, c'est un rouge. C'est un être déchu et dégénéré. Il porte bien, du reste, sur sa figure, le signe de cette déchéance : une physionomie abattue, abrutie, sans expression, des yeux ternes, mobiles, n'osant jamais regarder en face et fuyants comme ceux du cochon *». Pour rapprocher l'Église de la Révolution, voilà bien, de ce libéral catholique, un texte, comme on dit, gratiné...
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Or Ozanam, Montalembert ni Wallon ne font, de par leurs idées, exception parmi les libéraux catholiques. M. le sénateur Prelot et Mme Gallouédec Genuys sont très favorables à ceux-ci, appelant leur doctrine LUMEN IN COELO, l'histoire de son échec sous les condamnations romaines ET TENEBRÆ EUM, ce qui fait même les titres de deux parties de leur ouvrage *Le libéralisme catholique* (Armand Colin 1969). Ces deux historiens reconnaissent cependant que tout ce que les libéraux catholiques avaient trouvé contre les méfaits de l'industrialisation et les ravages du paupérisme, c'étaient la charité et la libre concurrence : charité certes nécessaire et qui le sera toujours, mais combien insuffisante, et liberté tout au plus propre à aggraver ces ravages et ces méfaits.
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La peinture que le P. Comblin fait de la révolution est presque idyllique à y exalter « *la vertu *» en action et à force d'insistance à en diminuer les violences, soit directement, soit indirectement en accroissant celles de la contre-révolution. Divisant la révolution en phases, il n'y voit apparaître les violences que sporadiquement à la troisième, celle de la « fête » révolutionnaire, par ailleurs pleine de «* bonhomie *», qui succède à la phase des «* craquements *» et à celle des «* événements spectaculaires *», précède celle de la Terreur. Il faut croire que la Révolution française échappe à cette description, car la République a fait une fête nationale d'un de ces «* événement spectaculaires *» qui fut, parmi beaucoup d'autres, un acte de violence caractérisé, avec des détails répugnants. Davantage, le P. Comblin dégage la responsabilité des révolutionnaires en niant que l'initiative des violences leur appartienne habituellement. La Commune fait donc une exception à cette habitude avec l'assassinat des deux généraux, et encore un coup la Révolution de 1789 où les premières violences ont eu lieu en mars, coïncidant avec les élections. Dans la seule Provence et la seule période du 23 au 27 mars, je compte avec les historiens locaux 26 manifestations violentes, pillages, incendies, cultures dévastées, autorités civiles et religieuses molestées et déjà mort d'homme, dans les grandes villes -- Marseille, Toulon, Aix, Arles -- des bourgs et de petits villages. Pour toute la France, Taine en a compté 300 dans les quatre mois qui précèdent le Quatorze-Juillet.
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Ayant amenuisé la violence révolutionnaire en durée, le P. Comblin l'amenuise en volume et de plusieurs manières. D'abord, elle est « *beaucoup plus forte dans le langage que dans les faits *». Lourde erreur : Fouquier-Tinville n'a eu qu'à fouiller dans les poubelles du Club des Jacobins et de la presse révolutionnaire pour avoir la matière nécessaire à ses actes d'accusation. Ainsi c'est principalement à Marat qu'est due la mort de Lavoisier qu'il poursuivait de sa haine de raté à prétentions scientifiques, à Desmoulins celle de Brissot, à Marat encore celle de Custine, à l'ignoble Théroigne, égérie des Girondin, celle de Suleau. Certaine partie de l'acte d'accusation contre la Reine, certaine de ses dernières heures ont dépassé en hideuse violence tous les pamphlétaires. Les violences de *l'Ami du peuple* n'étaient pas sans effets sur les mouvements populaires : à Caen en août 89 fut découpé en morceaux le major de Belsunce que Marat venait de désigner à la vindicte des « patriotes ». Pendant l'hiver 89-90, le prévôt-général de Bournissac n'échappa aux violences verbales de Mirabeau à l'Assemblée, transmises à Marseille par son *Courier de Provence,* qu'en s'enfermant au Fort Saint-Jean. Puis, jugeant cette protection insuffisante, il s'enfuit, ce qui n'était pas exagérer le danger car le commandant du fort, qui était demeuré, en mourut. Mais pour le prévôt, ce n'était que partie remise : la violence verbale de Mirabeau le poursuivant *post mortem,* il fut guillotiné à la fin de 1793.
On verra plus bas les effets du leitmotiv haletant de Barère parlant à la Convention au nom du Comité le 1^er^ octobre 93 : « *Détruisez la Vendée... Détruisez la Vendée... *» Les discours les plus violents contre celle-ci ne comportaient tout de même pas l'incitation à certaines choses qui s'y pratiquèrent couramment et dépassèrent les violences de langage des plus violents sans-culottes : femmes des « patriotes » -- jugez par là ce qu'il en fut pour celles des « brigands » -- mises « en réquisition », enfants coupés en morceaux, nouveau-nés portés au bout des fusils, enfilés par les baïonnettes, femmes et enfants jetés vivants dans les fours des boulangers, jeux délicats avec les cadavres de femmes, comme en Septembre avec *un morceau* de la princesse de Lamballe...
Dans une conférence faite le 24 mars à l'École des hautes études sociales et dont le texte a été, à ma connaissance, trois fois reproduit, jusqu'en 1958, Mathiez citait dans une comparaison le nombre des victimes du seul Tribunal révolutionnaire de Paris, 2 500, marquant bien qu'il y avait eu d'autres tribunaux révolutionnaires sous la Terreur, et ne parlant pas des commissions militaires ni des massacres de masse. Le deuxième terme de la comparaison était relatif aux condamnés à mort de toute la guerre 14-18.
Première manipulation opérée sur Mathiez : M. J. M. Domenach, traitant de *la violence* à la semaine des intellectuels catholiques de 1967 (Desclée De Brouwer), a repris correctement le premier terme de la comparaison, « *le nombre des victimes* (de la Terreur) *à Paris *», sans toutefois en citer le nombre, mais le deuxième terme est réduit de tout ce qui est en dehors des militaires fusillés en 1917.
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Deuxième manipulation : le P. Comblin, citant Mathiez à travers M. Domenach, fait du premier terme de la comparaison « *le nombre des victimes de la Terreur *». Le résultat de cette double manipulation est, sous l'autorité de Mathiez, que « *le nombre des victimes de la Terreur a été inférieur au nombre des soldats français fusillés en 1917 à la suite des mutineries dans l'armée *», c'est-à-dire à 412, ABSURDITÉ QUI SERA D'AUTANT MOINS ÉVIDENTE QUE NI M. DOMENACH, NI LE P. COMBLIN NE CITENT UN NOMBRE, mais bien propre à diminuer encore le nombre des victimes de la révolution.
« *Le Jacobin est incorruptible *», écrit le P. Comblin, et « *la Terreur installe le règne de la vertu et de la pureté révolutionnaire *». Les exemples abondent au contraire de Jacobins patentés, notoires ou ignorés, travaillant isolément ou en groupes, qui furent rien moins que vertueux et purs. Il sera plus bref et plus massif d'indiquer la règle générale de « *pureté révolutionnaire *» qui présida aux activités jacobines, puis de relever quelques-uns des résultats qu'elles ont eus. La règle est celle opposée par Saint-Just à Carnot rapportant au Comité les dilapidations des représentants en mission à l'armée du Nord. Règle tranchante comme le couperet de la guillotine : « *Il n'y a qu'un ennemi de la République qui puisse accuser ses collègues de dilapidations comme si tout n'appartenait pas de droit aux patriotes ! *» De même Robespierre : « *Les sans-culottes ne dérobent jamais rien car tout leur appartient *». Le résultat de l'immense pillage ainsi couvert du plus haut peut se mesurer de diverses manières. En décembre 1794 le Comité des finances de la Convention annonçait que l'État n'avait pas reçu un sou des contributions « volontaires », taxes « patriotiques », impôts sur « les riches », amendes collectives ou individuelles un peu partout levés à l'initiative des jacobinières et surtout des représentants en mission, et pas davantage une seule pièce de dépense justifiant leur emploi sur place. Le mois de novembre 1793 a vu débuter la déchristianisation manifestée dans le domaine matériel par le pillage des églises, les objets d'or et d'argent étant envoyés en principe à la Monnaie pour être convertis en numéraire destiné aux achats à l'étranger où l'assignat n'était pas, comme bien on pense, accepté. Je dis bien en principe seulement. Un rapport du 23 février 94 de la Commission des subsistances réclamait de toute urgence du numéraire-or, car sur 182 582 675 francs de marchés passés à l'étranger, elle n'avait pu encore payer que 7 505 500 francs si bien que, pour parer au plus pressé, elle avait dû, une semaine auparavant, contracter à l'étranger un emprunt de 50 millions par l'intermédiaire d'un syndicat de 42 banquiers. Au début de 1795, le Comité mandait à ses négociateurs que, dans le traité de paix avec la Hollande, il fallait impérieusement en obtenir une forte indemnité de guerre car les armées avaient un besoin urgent de monnaie métallique, en particulier celle du Rhin : « *Le Trésor est à sec. A peine avons-nous pu en extraire hier 150 000 francs *» pour cette l'armée « *qui ne peut passer le Rhin faute d'argent *».
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Qu'étaient donc devenus les trésors des églises -- C'est Cambon, spécialiste des finances de la Convention, qui nous l'apprend : en vain après Thermidor il réclame d'elle qu'elle décrète une enquête générale sur la destination donnée par les municipalités aux objets du culte, ayant pour sa part quelques fortes raisons de penser que le zèle des jacobinières pour la déchristianisation n'avait été si enthousiaste que parce qu'il devait être fructueux. Troisième genre de pillage massif : à peine arrivé dans son commandement du Palatinat en mars 1797, Hoche se voit obligé, pour la honte de la France, de supprimer d'un trait de plume l'administration française dont le pillage est éhonté, dont « *les mines du Potosi *», écrit-il, « *ne suffiraient pas à satisfaire la rapacité *», et de remettre en place l'administration indigène. Or c'était la deuxième fois que le Palatinat était ainsi traité. On peut enfin estimer à 52 milliards en papier les dépenses de l'État jusqu'à la démonétisation de l'assignat au début de 1797, au minimum et sans les dépenses en monnaie métallique. A cette date, la Trésorerie n'avait reçu que pour 40 milliards de pièces de dépenses dont la moitié seulement était régulière administrativement parlant sans qu'elle fût pour autant justifiée au regard de la moralité publique. Voilà donc, et dans leur principe, et dans quelques-uns de leurs résultats globaux, ce que furent « *la vertu et la pureté révolutionnaire *» dites par le P. Comblin. Un ecclésiastique, mais révolutionnaire, ça s'y connaît en hagiographie pieusarde et bêtifiante, mais jacobine, et pas nécessairement en histoire. Celle à enseigner au P. Comblin devrait encore comprendre, en ce qui concerne vertu et pureté, un cours traitant de l'influence qu'ont eue sur les développements de la Terreur l'assignat, le sadisme et l' « *infatuation pathologique *» (Monnerot, *op*. *cit.*) des ratés, ratés de la nature et de la société, dont le type est Marat. Bien sûr, le P. Comblin appellera cela « *vocabulaire de l'insulte *». Je dis, moi, que c'est le vocabulaire de la sociologie, de l'histoire et presque de la statistique, bien autrement que les qualificatifs qu'il attribue en sens contraire à la révolution et à la contre-révolution.
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Inversement ; le P. Comblin augmente la Terreur blanche qui « *se montre tout aussi cruelle et sanglante *» et, « *plus que la révolution, mériterait d'être dénoncée comme une violence aveugle et inhumaine *». Par Terreur blanche, il entend celles de 1795-97, 1814 (p. 173), 1814-1815 (p. 184). J'ai cru un moment que la « Terreur blanche de 1814 » était un *lapsus calami* du P. Comblin pour celle de 1815. Du tout : l'existence de cette mythique terreur de 1814, il l'a apprise de M. Decouflé dont il cite abondamment le très petit ouvrage.
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Or, loin qu'il y ait eu violentes, ni même réaction politique très caractérisée sauf dans le sens libéral après la dictature napoléonienne, jamais sans doute changement de régime ne s'est fait en France avec autant de débonnaireté que celui de 1814, avec même aussi peu de changements dans le personnel militaire, politique, administratif et judiciaire, ce qui justifiait cette observation humoristique de Chateaubriand qu'en revenant de l'île d'Elbe, « *l'aigle, volant de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame *», couchait chaque soir dans le lit d'un ami. Plutôt que d'énumérer des preuves, voici le résultat : en décembre 1814, un reflux d'émigrés qui « *dénués de tout et las d'espérer, retournent en Angleterre pour y reprendre leurs modestes places de professeurs *» (Houssaye). Pour l'honneur de la France, il est regrettable que les événements aient été différents en 1944.
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La Terreur blanche de 1795-97, c'est encore tiré de M. Decouflé. Or elle fut très peu blanche. Dans le vocabulaire politique de la langue française, blanc signifie catholique et royaliste. Ah, quels fervents catholiques et fermes royalistes que les conventionnels Despinassy, Fréron, Chambon, Cadroy, Isnard, Mariette, Rouyé, Debry qui conduisirent ce terrorisme dans le sud-est, avec dans le Comtat l'homme de main de Debry, Duprat aîné, ex-lieutenant de Jourdan-coupe-têtes... Car ce terrorisme fut de beaucoup le plus marqué dans le sud-est où s'était produite en 1793 la rébellion girondine contre le coup d'État de la Montagne, suivie d'une répression montagnarde. L'extension territoriale du terrorisme de 1795 montre ce qu'il fut surtout : la vengeance des Girondins contre les Montagnards. Les Blancs n'avaient que peu à voir dans cette bagarre de deux gangs. Par coïncidence, je viens tout juste d'exploiter à la Méjanes le gros manuscrit de Roux-Alphéran, *Journal historique de tout ce qui s'est passé de remarquable dans Aix* d'avril 1795 à la fin de 1797. On voit Fréron y arriver le 11 janvier 1796 précédé de 1200 hommes de troupe avec du canon et, sous leur protection, faire le 13 à l'échelon local et avant la lettre son coup d'État de Fructidor, immédiatement sanctionné par le Directoire dont il est le commissaire : il épure l'administration élue du département, remplaçant les « aristocrates » par des terroristes notoires de 94. Le même jour, les Jacobins de la belle époque reviennent en force, comme sortant du pavé, et commencent à tuer. Au surplus, je serais heureux que le P. Comblin, pour soutenir que la Terreur de 1795-97 fut « *tout aussi cruelle et sanglante *» que l'autre, me fournisse la statistique de ses victimes : je ne l'ai trouvée nulle part.
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Reste la Terreur de 1815 qui, effectivement, fut blanche. Elle présente cette différence avec la Terreur révolutionnaire que, durant celle-ci, les représentants du peuple envoyés dans les départements avaient mission de l'animer, tandis que Louis XVIII envoya son neveu aux points les plus chauds, où les efforts des autorités locales de fait, puis de droit, n'étaient pas parvenues à calmer les fureurs populaires. Observation de bon sens : il était de l'intérêt du gouvernement de faire cesser des explosions qui avaient lieu au cri de : Vive Charles X, la mollesse de Louis XVIII en 1814 étant tenue pour la cause de la désastreuse équipée des Cent-Jours. Allons au résultat : la Terreur de 1815 a fait DEUX CENTS morts. Un seul exemple d'exagération, parce qu'il s'agit encore de M. Decouflé : « *La colonie égyptienne* (de Marseille) *est décimée *», écrit-il. Cela est tout à fait faux, qu'il entende décimation au sens moderne de faire périr un grand nombre de personnes, ou au sens ancien de tuer une personne sur dix : il y eut 13 morts sur 500 « mameluks ».
Toutes les victimes des tribunaux ne furent pas condamnées pour des motifs politiques. Ainsi le lieutenant Mietton pour l'assassinat d'un parlementaire à Condé-sur-Escaut. Tant pour participation au désastre des Cent-Jours que pour complot libéro-bonapartiste, soulèvement à main armée et prise d'arme à l'étranger contre la France, les tribunaux de la Restauration n'ont pas prononcé une condamnation à mort pour cent comparutions. Sous l'autre Terreur, les commissions des Sables, Noirmoutier et Fontenay en prononcèrent 46 %. C'étaient des juridictions moyennement sévères : les commissions Brutus à Marseille et Maignet à Orange atteignirent 54 %, le Tribunal révolutionnaire de Paris, mieux surveillé par le pouvoir central, 64 %. Exemple frappant : en 1823 l'expédition française en Espagne eut affaire à des bandes d'émigrés libéro-bonapartistes. Tous les civils pris les armes à la main furent acquittés par les cours d'assises, les militaires condamnés à la prison à vie par les conseils de guerre et amnistiés l'an d'après. Sous la Révolution et jusqu'aux premiers temps du Consulat, tout émigré saisi même sans armes était condamné à mort sur constatation de son identité et de son inscription sur la liste d'émigrés. Or pour y figurer il n'était pas nécessaire d'être passé à l'étranger : il suffisait de ne pas résider dans la commune où l'on était propriétaire, soit qu'on le fût dans deux communes, soit que l'on fût occupé ailleurs, même au service de la République, ainsi Portalis et Beaumarchais. Comble du comble : des militaires aux armées furent inscrits comme émigrés par leur commune, ainsi le général du Muy, La Tour d'Auvergne et Monicault, directeur de la poste à l'armée d'Italie. La loi faisait obligation d'être ubiquiste sous peine de mort. Cette violence-là n'était pas aveugle, sans pour autant manifester la «* vertu *» ni la «* pureté révolutionnaire *» vues par le P. Comblin :
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elle manifestait simplement les visées personnelles de quelque jacobin sur la propriété de son concitoyen absent à inscrire celui-ci sur la liste des émigrés, celle-là conséquemment sur celle des biens nationaux à mettre en vente. Elle était dès lors achetable avec du papier dévalué pris au pair et avec des années de délai pour payer.
Enfin, de 1815 à 1823, période que certains historiens assignent à la Terreur blanche populaire d'abord, puis judiciaire, Louis XVIII usa largement de son droit de grâce et de diminution de peine. Prérogative royale qui ne s'exerça pas sous l'autre Terreur, et pour cause. Je ne connais pour ma part, sur des milliers de condamnations à mort pendant la Révolution, que TROIS grâces, dues à des circonstances exceptionnelles : Mme de Bonchamps et les frères Faucher. Si d'aventure le P. Comblin en savait d'autres, je lui serais bien obligé de me les signaler.
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Mais il y a eu en France un mouvement contre-révolutionnaire à main armée que le P. Comblin ne cite (p. 203) que pour signaler l'appui que lui donna l'Église. Cette geste des Serviteurs de Dieu, il l'outrage par son jugement aussi sommaire qu'erroné sur la contre-révolution «* tout aussi cruelle et sanglante *» que la Révolution et qui, plus qu'elle, «* mériterait d'être dénoncée comme une violence aveugle et inhumaine *». C'est la rébellion des Vendéens en 1793. La Grande Armée Catholique et Royale libérait systématiquement les prisonniers qu'elle faisait : on n'avait jamais vu cela dans une guerre civile et on ne devait plus le revoir. Ils étaient renvoyés tondus avec un passeport qui constatait leur serment de ne pas reprendre les armes contre le roi et la religion. Elle les libéra en si grand nombre -- 40 000 dans les quatre premiers mois (Dehergne, *les Vendéens*, Zi-Ka-Wei 1939) -- qu'un commissaire *ad hoc* avait été désigné qui, les scribes n'y suffisant plus, avait dû faire imprimer des formules où il ne restait plus qu'à porter l'état civil du bénéficiaire, la date et la signature du commissaire. On vit même le 21 novembre à Dol, grâce à un saint prêtre que je veux nommer ici, l'abbé Doussin, les Blancs libérer une deuxième fois des républicains parjures, repris les armes à la main malgré leur serment.
Or ni le fait, ni le volume de ces libérations ne sont le produit de l'imagination d'historiens contre-révolutionnaires. Le fait ressort de rapports républicains : général Leigonnier, représentants en mission Coustard, Choudieu et Richard, chirurgien-major Laroque, ordonnateur Lombarède, etc. Son caractère habituel, des inquiétudes manifestées et des mesures prises par les autorités : le 17 juin le Club des Jacobins désigne une commission de quatre membres pour aviser à cette affaire ;
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les conventionnels en mission sur place font une proclamation à l'armée ; le ministre de la Guerre décide des mesures à prendre pour ramener au combat les libérés ; le 22 juin la Convention décrète de les déférer aux tribunaux, sur quoi les représentants en mission demandent le 29 quel est le moyen de traduire en justice « *des groupes de 5 à 6 000 *», remarque de bon sens faite par des gens qui sont sur place, savent de quoi ils parlent, et qui recoupe le nombre donné par le P. Dehergne. Nombre qui vaut jusqu'à la fin de juillet seulement, alors que les libérations systématiques ont continué jusqu'aux derniers jours de l'armée catholique.
De l'autre bord, le massacre des non-combattants des deux sexes depuis les enfants au sein jusqu'à la plus extrême vieillesse, d'abord sporadique, puis de plus en plus fréquent, devint au début de 1794 aussi systématique que l'avaient été chez les Blancs les libérations de prisonniers, avec le GÉNOCIDE des *Colonnes infernales* qui a fait de la Vendée un Oradour de dix mille kilomètres carrés qui a duré quatre mois. Je dis bien : génocide. L'activité des divisions du général Turreau en Vendée de janvier à mai 94 présente en effet les caractères qu'a trouvés au « génocide » le congrès tenu à Paris en 1967 de la *Société internationale de prophylaxie criminelle* dont c'était le thème : un acte de l'État, organisé par sa législation, exécuté par son personnel, psychologiquement préparé par l'excitation à la haine qui reporte sur une catégorie de population l'échec d'un personnel politique médiocre, donc qui échoue, mais dominateur, donc qui ne saurait se tenir pour responsable d'un échec d'autant plus ressenti qu'il succède à la promesse de tous les bonheurs. C'est au cours de ce génocide que se produisit le plus fort des atrocités, souvent sadiques, plus haut rapportées.
D'une étude minutieuse, rendue malaisée par la rareté des documents d'état civil, mais s'appuyant au principal sur les comptes rendus des généraux publiés par Savary, bien placé puisqu'il était à l'état-major du commandant en chef, et par différents modes de calcul, je tire cette conclusion que le nombre des victimes des *Colonnes infernales* a été de 130 à 150 000. De cela, l'histoire officielle et sorbonnesque ne parle pas : Quinet, Hamel, Aulard, Mathiez, Debidour ni les sorbonnards contemporains n'en disent mot, Michelet, cynique, montre par une allusion qu'il sait et qu'il a décidé de le cacher, Jaurès en remplace la mention par une hymne lyrique qui chante la joie de vivre sous la Terreur.
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Les *Colonnes infernales* intéressent la seule rive gauche de la Loire et la seule période de janvier à mai 94. Or leurs méthodes avaient commencé sporadiquement dès le début du soulèvement vendéen et continuèrent de même jusqu'à sa fin sous le Consulat, et la rébellion s'est étendue à onze départements dans lesquels la répression a fait quelque chose comme 500 000 victimes, nombre moyen entre celui d'historiens démocrates (Lavisse, 200 000) et royalistes (Deniau, 900 000), ceux-ci appuyés, chose bien remarquable, par les estimations de Hoche et de certains représentants en mission. De plus, la violence révolutionnaire a commencé, comme on l'a vu, avec les élections de mars 89, n'a pas cessé ensuite, avec un premier paroxysme en septembre 92, un deuxième de l'automne 93 (la Terreur « à l'ordre du jour » le 5 septembre) à l'été 94 (thermidor), un troisième, effet du coup d'État de fructidor (septembre 97), qui s'est continué jusqu'aux premiers temps du Consulat. Si donc aux 500 000 morts de l'ouest on ajoute les victimes de la Terreur de fait puis celles de la Terreur légale guillotinés de partout, massacrés en masse de Toulon et de Lyon en 93, d'Auray en 95, de Colomiers et l'Isle-en-Jourdain en 99, les morts de maladie et de misère en prison -- il y eut jusqu'à 600 000 détenus en 93/94 -- les fusillés du premier Directoire et de la Terreur fructidorienne, les malheureux prêtres soumis au régime hitlérien des bagnes de la République dans les ports de l'ouest, la « guillotine sèche » de la Guyane, bagnes et lieux de déportation où l'on mourait comme mouches, eh bien, je dis qu'au total le nombre des victimes de la violence révolutionnaire se situe vers 600 000, soit trois mille fois plus que celui des victimes de la Terreur blanche. Cette proportion mesure la monumentale erreur du P. Comblin, instruit par l'histoire officielle et scolaire de l'État français, car pour savoir ce que fut la Révolution, comme la Vendée, comme la Terreur blanche, il ne faut pas se contenter de l'histoire sorbonnarde, mais avoir recours aux historiens spécialistes, aux histoires locales en particulier, et aux archives.
Au nom de l'honneur de Dieu que son livre outrage dans ses serviteurs, je mets le P. Comblin au défi de trouver dans la contre-révolution quelque chose qui ressemble à ce que je vais citer pour finir. De Westermann, ce morceau de bravoure tiré de son rapport au Comité sur la fin de l'armée catholique : « *Il n'y a plus de Vendée. Elle est morte sous notre sabre libre avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l'enterrer dans les marais et les bois de Savenay suivant les ordres que vous m'avez donnés. J'ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré les femmes qui, au moins pour celles-là n'enfanteront plus de brigands. Je n'ai pas un prisonnier à me reprocher, j'ai tout exterminé. Les routes sont semées de cadavres. Il y en a tant que, sur plusieurs points, ils forment des pyramides. Nous ne faisons pas de prisonniers car il faudrait leur donner le pain de la liberté, et la pitié n'est pas révolutionnaire. *» Autre pièce d'anthologie, le rapport de Merlin (de Thionville) au Comité, si hideux que Jean Raynaud, ministre de la II^e^ République, n'a pas osé le reproduire dans la correspondance de son père spirituel, sur la libération de prisonniers ordonnée par Bonchamps au passage de la Loire :
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« *Le fait est vrai, car je le tiens de la bouche de plusieurs d'entre eux. Quelques-uns se laissaient toucher par ce trait d'incroyable hypocrisie. Je les ai pérorés et ils ont compris qu'ils ne devaient aucune reconnaissance aux brigands. Mais comme la Nation n'est pas encore à la hauteur de nos sentiments patriotiques, vous agirez sagement en ne soufflant pas mot d'une pareille indignité. Des hommes libres acceptant la vie de la main des esclaves ? Ce n'est pas révolutionnaire. Il faut donc ensevelir dans l'oubli cette malheureuse action. N'en parlez pas, même à la Convention. Les brigands n'ont pas le temps d'écrire ou de faire des journaux. Cela s'oubliera comme tant de choses... *»
\*\*\*
Non, cela ne s'oubliera pas, ni la Charité des uns, ni l'ignominie des autres, malgré un Père Comblin et ses maîtres en falsification de l'histoire. Davantage : *si hi tacuerint, lapides isti clamabunt*. Les pierres sont ici une statue dans l'église de Saint-Florent-le-Vieil. C'est là que les chefs catholiques, ne pouvant emmener leurs prisonniers dans leur retraite outre-Loire, eurent le choix entre leur libération et leur massacre -- pour venger les leurs. Bonchamps mourant se dresse à demi et atteste de la main levée qu'il mourait contre-révolutionnaire et bon chrétien. L'ouvrage est du très républicain David d'Angers. Contrairement au Père Comblin avec son livre, il savait de quoi il parlait avec sa pierre sculptée : son père était parmi les cinq mille soldats libérés en exécution du dernier ordre que Bonchamps donna avant de mourir à l'armée catholique dont il était le chef.
André Guès.
### Bibliographie
#### Jean Ousset : Pour qu'Il règne (nouvelle édition)
Nous sommes un certain nombre, je crois, à répéter depuis que nous avons l'usage de la parole -- dans la plus universelle de nos prières : *que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit faite...* Et nous passons bien vite sur cette contradiction absolument inexpugnable, folie même selon le monde, qu'il y a de demander l'*avènement* de Son Règne à Celui qui se dit Roi de l'Univers, Principe et Fin de toute création.
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Je dois personnellement à Jean Ousset de m'avoir conduit, il y a de cela quelques années, à l'idée que cette question explicitement posée par saint Thomas d'Aquin dans son *Explication du Pater* ([^120]), cette question dont quinze ans de catéchisme dans les collèges religieux n'avaient pas suffi à me faire saisir la réelle importance, était et reste pourtant l'unique question. Je lui dois d'avoir été alors le premier -- mais je n'oserais plus dire aujourd'hui le seul -- à m'avoir permis d'entrevoir ce qu'embrasse dans sa plénitude notre croyance en la Royauté *universelle* du Christ, « roi des rois, roi des nations, roi des peuples, roi des institutions, roi des sociétés, roi de l'ordre politique comme de l'ordre privé ».
Écouter ou lire les explications de Jean Ousset, le voir ainsi exposer en termes de *combat* ce que doit être en toutes circonstances notre action temporelle pour l'avènement de la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne laissait pas de m'ouvrir des perspectives immenses, et paradoxalement nouvelles pour moi... Au point qu'il me semble avoir mis alors un certain temps à comprendre comment les impératifs de ce combat n'étaient point ceux de quelque milice clandestine et puissante, mais bien ceux de notre condition même de chrétiens -- dont il nous livrait en quatre mots tout le projet : *pour qu'Il régne.*
\*\*\*
« Pour qu'Il règne », ouvrage principal de Jean Ousset, fruit d'années de travail et d'expériences, livre en quelque sorte de toute une vie. Œuvre doctrinale considérable, en même temps que charte d'une action temporelle étroitement, admirablement bien adaptée aux exigences définies par l'enseignement constant des Pères et Docteurs de l'Église en matière de doctrine sociale. Et ce n'est pas le plus mince mérite de ce livre, de nous avoir fait découvrir -- selon le mot profond de Dom Delatte -- qu'*il n'y a rien qui soit aussi souverainement, aussi immédiatement pratique que la doctrine.*
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Mais le principal mérite de ce livre, mérite qu'il convient à mon sens de placer à l'origine de toute l'œuvre intellectuelle et temporelle de Jean Ousset, reste sans doute celui auquel Jean Madiran a tenu à rendre autrefois un hommage public : « Cher Jean Ousset, je crois bien que vous êtes le premier dans ma vie non pas sans doute à m'avoir dit, mais à m'avoir fait entendre et saisir que *nous sommes les serviteurs d'une Personne. *» (« Lettre à Jean Ousset » -- *Itinéraires* n° 42 d'avril 1960.)
Certainement, aucun de ceux qui ont eu l'occasion de lire ou d'écouter sérieusement Jean Ousset ne refuserait de lui apporter en ces termes son témoignage de reconnaissance spirituelle. Car il semble bien qu'il nous soit toujours donné, au contact de Jean Ousset, d'apprendre et de retrouver -- en même temps que les vraies raisons de notre combat pour la Cité catholique -- l'amour de la Personne en qui cette Cité doit être restaurée, et le souci *dans nos œuvres* de Son service. Simple et magnifique leçon d'espérance, dont il a su faire profiter non seulement, bien sûr, ceux qui le côtoient et l'écoutent régulièrement, mais aussi tous ceux qui le lisent, et tous ceux qui s'alimentent à un titre ou à un autre aux réseaux d'amitié et de travail qu'il a pu susciter, comme tous ceux enfin sur qui rejaillissent déjà sans qu'ils le sachent les fruits de son œuvre.
Car Jean Ousset excelle à ramener sur terre, parfois même avec une certaine rudesse (au moins verbale), nos intelligences trop lâches, trop fumeuses, trop facilement, trop médiocrement spéculatives : *pour qu'Il règne,* LUI, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, l'Unique Sauveur ; pour que nous gardions réellement et efficacement présente à l'esprit la pensée militante de ce que nous demandons quotidiennement dans le Pater ; pour que nous acceptions enfin de mesurer l'obstacle, de ramasser nos forces, de mériter un peu par notre combat terrestre que vienne Sa Victoire.
« Œuvre de lumière, œuvre de charité, œuvre de miséricorde intellectuelle », disait encore Jean Madiran (lettre citée).
\*\*\*
La nouvelle édition de *Pour qu'Il règne* ([^121]), revue et allégée par l'auteur (458 pages seulement ont été maintenues, sur les 920 de la première édition), reprend presque intégralement les trois premières parties de l'œuvre initiale. Ont été par contre sacrifiés, sans qu'on ait trop à le regretter, quatre lettres-préface, deux ou trois appendices rendus caducs par l'actualité et tous les conseils pratiques de la quatrième partie -- qui font aujourd'hui l'objet d'un ouvrage séparé.
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Pour le reste, on retrouvera dans cette nouvelle édition tout le poids, la marque caractéristique des textes de Jean Ousset, nous voulons dire ce style dénué de tout artifice littéraire (mais non de toute beauté) par lequel ont coutume de se signaler les apôtres de la Vérité... Et ces citations-fleuves... Et ces notes qui sont autant d'articles richement documentés... Et par-dessus tout ces reprises inlassables grâce auxquelles Jean Ousset tient à nous faire progresser pas à pas, chaque phrase commençant par rappeler d'un mot tout ce qui précède, comme pour nous *recentrer* toujours davantage sur la Source et la seule Fin au service desquelles s'anime l'ensemble du discours.
Longueur utile, préméditée, patiente, *charitable* en un mot. (L'abbé Terrasson, académicien du siècle des « lumières », remarquait fort justement que si l'on estime la longueur d'un livre non d'après le nombre de pages, mais d'après le temps nécessaire à le comprendre, on peut dire de beaucoup de livres qu'ils seraient beaucoup plus courts, s'ils n'étaient pas si courts.)
Longueur bien légère, bien courte en fin de compte, parce qu'elle passe son temps à se résumer sans pourtant jamais se répéter, parce qu'elle traduit le courant généreux et bien inspiré par lequel l'auteur ramène tout ce qu'il touche à la doctrine de Vie. Rien de plus facile à résumer que « Pour qu'Il règne » : son titre même y suffirait amplement, puisqu'il inspire -- du premier au dernier mot -- le livre de Jean Ousset... « Le Christ est roi universel », tel est en effet le premier mot du livre ; « A l'action donc ! », tel en est le dernier. Pouvait-on mieux dire, et plus simplement ?
\*\*\*
Au demeurant, il suffit de jeter un coup d'œil à la *Table logique* placée en tête de l'ouvrage pour se convaincre que « Pour qu'Il règne » est en définitive un livre dense, fort et court. (*Table* si claire et suffisante en vérité que les éditeurs semblent en avoir OUBLIÉ de faire figurer dans cette seconde édition la *Table des matières* annoncée page V). Jamais la structure de cette véritable Somme ne nous était apparue aussi lumineusement, dans sa rigoureuse et courageuse simplicité :
*Pour qu'Il règne,* nous dit Jean Ousset, voici *premièrement* ce qu'il faut croire et espérer (le Christ-Roi) ; *deuxièmement* ce que vous devez savoir de l'ennemi à combattre (les oppositions faites à la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ naturalismes et Révolution) ; *troisièmement* et enfin ce que nous devons entreprendre, chacun à notre place, pour en mériter l'avènement (nos raisons et moyens de vaincre au service du Christ-Roi).
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A l'action, donc ! conclut Jean Ousset, (...) car jamais, peut-être, le salut de la société n'a tenu à l'effort d'un aussi petit nombre de gens. »
« Encore faut-il que ce petit nombre veuille et sache vouloir. »
« Quelques sursauts, quelques mouvements de colère tardive n'y feront rien. »
« Prenons garde de ne pas mériter de nous entendre dire ce que la mère du dernier roi maure de Grenade put lancer à son fils quand il dut quitter la capitale : *Il est inconvenant de pleurer et de trépigner comme une femme quand on est en train de perdre ce qu'on n'a pas eu la volonté de défendre comme un homme. *»
Hugues Kéraly.
#### André Malraux : Les chênes qu'on abat... (Gallimard)
Malraux représente, à l'état chimiquement pur, la sombre passion de la mort que Maurras dénonçait dans le lyrisme de Chateaubriand. Nous étions sans doute assez nombreux à penser que le trépas de De Gaulle fournirait à la prose de Malraux une occasion unique de déverser les flots d'une emphase riche en vertiges shakespeariens ; et nous nous préparions d'autant mieux à l'apprécier sur le plan littéraire que le thème central ne nous tenait pas tellement à cœur. Le titre, et les deux vers de Victor Hugo, nous laissaient effectivement supposer que nous allions trouver un éloge funèbre écrit dans le style de celui de Jean Moulin. Nous pouvions nous attendre à bien des choses, mais non pas à ce cafouillage extravagant.
Le général aurait-il joué un tour posthume au révolutionnaire honoraire ? Ou bien Malraux, en proie à un retour d'âge intellectuel, a-t-il été tenté par le démon de l'improvisation apparente ? Il convient de se méfier des prises de vues instantanées et de la juxtaposition, supposée plus vivante, des propos épars. Au commencement, parmi nombre de considérations fumeuses sur la rareté des propos authentiques tenus par les grands hommes dans leurs entretiens privés, il imagine un instant Chateaubriand rendant visite non point à Charles X exilé, mais à Napoléon relégué à Sainte-Hélène. Il eût écrit son plus beau chapitre, et Malraux se charge à sa place d'en rédiger les premières lignes : « Devant cette masure semblable à la mienne, m'attendait un homme qui portait un chapeau de planteur. A peine reconnus-je Bonaparte. Nous entrâmes, nous nous égarâmes, dans le destin du monde ; et pendant qu'à mi-voix il me parlait d'Austerlitz, les aigles de Sainte-Hélène tournoyaient dans les fenêtres ouvertes sur l'éternité... »
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Pastiche ou parodie, ces quelques lignes sont éminemment propres à « démythifier » d'avance tout un livre. Celui-ci est constitué par un texte fatigant de par sa présentation même, où l'on discerne parfois péniblement les propos de De Gaulle et ceux de Malraux. Des noms de grands hommes explosent et retombent dans un feu d'artifice étrange et cacophonique ; l'antiquité rencontre l'actualité pour tenir avec elle un dialogue de sourds. Des plaisanteries goguenardes, des sentences souvent méprisantes rappellent trop le « quarteron », les « lampes à huile », l' « Algérie de papa » et le « je vous ai compris », pour qu'on puisse en mettre en doute l'authenticité.
Mas Malraux ne pouvant renoncer absolument au grandiose, le style fait alterner le drapé et le déboutonné, la marche funèbre et le tintamarre. A-t-il tiré le personnage à lui ? Il semble que non, et pourtant on retrouve les mêmes ombres inquiétantes que dans les « Antimémoires » : Mao, Nehru et Saint Just avec la guillotine de Strasbourg. Après tout le grand homme dont on nous dit que « pour le Tiers-Monde il a incarné l'indépendance » ne se sentait sans doute pas mal à l'aise en de telles compagnies. « Une certaine idée de la France... » ? Les maximes philosophiques du solitaire de Colombey, et celles de son interlocuteur, nous permettent de douter que cette idée ait jamais présenté la moindre cohérence. Lisez aux pages 187 et 188 l'étonnant propos commençant par : « Quand j'ai dit : Je suis venu pour délivrer la France des chimères qui l'empêchent d'être la France, on m'a compris... ». C'est exactement ce genre de style auquel s'appliquerait le néologisme de Malraux : « farfelu ». On se demande si le penseur, qu'il s'agisse de De Gaulle ou de Malraux, cherche davantage à esbroufer l'auditeur ou à s'esbroufer lui-même. L'historiographe conclut sur cette ultime profondeur : « La nuit tombe -- la nuit qui ne connaît pas l'Histoire ». Nous sommes sans doute dépourvus du sens de la grandeur ; et nous continuerons à chercher une idée de la France susceptible d'être exprimée dans un langage qui ne paraisse point dû à la collaboration de Samuel Beckett et de Joseph Prudhomme.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Paul Morand : Venises (Gallimard)
Si le nom de la cité fameuse prend ici un pluriel insolite, c'est sans doute que Venise est la ville aux mille visages ; c'est aussi que les notes prennent la forme d'un journal écrit au long de plus de cinquante années. La multiplicité réside plus encore dans la vie de l'auteur que dans les reflets changeants des canaux, dans les magies secrètes des places et des palais, ou dans le bariolage des foules qui les visitent. Venise demeure depuis des siècles un centre privilégié de méditations sur le monde, La vie et la mort. « Où mieux qu'à Venise, peut Narcisse se contempler ? Wagner, au café Quadri, écoutant sa propre musique... »
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Mais il n'y a point à mon sens, de narcissisme chez Paul Morand. Et dans toutes les mosaïques d'images colorées et contrastées que présente l'ensemble de son œuvre je ne vois pas non plus de dilettantisme. Il est l'homme qui a connu les adeptes du dilettantisme authentique et conscient, avant 1914 ; mais lui-même appartenait déjà à une époque trop accablée de périls, d'urgences et d'angoisses pour voir exactement le monde dans la même perspective. Il admira la culture esthétique de ces survivants ; puis il observa le monde de l'après-guerre avec la finesse de l'artiste : mais ce monde-là n'était plus lui-même artiste. On a trop souvent vu en Paul Morand le chroniqueur amusé d'un dévergondage universel. Pour moi, le premier livre que j'aie lu de lui, c'est le « Rond-Point des Champs-Élysées » recueil d'articles de 1934 où la sévérité est d'autant plus sensible que le charme littéraire propre à l'auteur y est conservé. Bien des pages en sont toujours d'actualité, avec quelques transpositions malheureusement trop faciles à opérer. Cette acuité de jugement, dont on peut regretter qu'elle ne s'appuie pas sur une doctrine plus cohérente, nous la retrouvons souvent dans « Venises ».
Le narcissisme vénitien, la délectation morose sur le thème de la Mort, qui ont tenté Chateaubriand et Barrès, ne répondaient pas non plus à la tendance majeure d'un esprit toujours attentif au monde, et qui sourit de l'impressionnant arsenal des touristes photographes : « Ces Leica, ces Zeiss ; les gens n'ont-ils pas d'yeux ? » « Il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne », dit Pascal. Dans leur apparente dispersion, ces notes prouvent que Morand a toujours la vue bonne, et pas seulement pour le détail pittoresque, l'anecdote plaisante ou l'esquisse poétique. Aux dernières pages, la peinture d'un groupe de « Hippies » est sans complaisance, et la couleur n'y fait point négliger les odeurs. Ces parasites vagabonds sont les héritiers d'une folie universelle de pseudo-émancipation, ce que Morand décrivait à l'époque de l'après-guerre de 14 : témoignage précieux pour lui, et désobligeant pour bien d'autres qui préféraient nourrir des illusions.
Le diplomate Morand est bon connaisseur du monde. Peut-être quand on jugera du XX^e^ siècle littéraire avec des perspectives plus certaines, conviendra-t-il de réserver un chapitre à « l'École des Diplomates ». Confrères et collègues, Claudel, Saint-John-Perse, Paul Morand -- et j'ajouterais Giraudoux -- présentent des points communs, au moins au premier abord. Enfants gâtés de l'ère républicaine, voyageurs éternels de par leur état, peut-être un peu trop loin des pesantes servitudes de l'hexagone, ils ont souvent exprimé une sorte d'optimisme planétaire et de cosmopolitisme facile ; leur attachement à des « patrons » comme Philippe Berthelot les éloignait de toute attitude politique d'opposition doctrinale. Et pourtant Giraudoux après le « Guerre de Troie » écrivit « Pleins pouvoirs » (un peu tard). Paul Morand, dont les chroniques étaient si bien en accord avec la « contestation » nationaliste du Six-Février, est de tous ceux-là le moins exposé à nos critiques. Dans ce livre qui semble une sorte de testament, il situe sa méditation à Venise qu'il a toujours aimée, sans doute parce qu'il ne peut démentir son cosmopolitisme, mais aussi parce que Venise est un des hauts-lieux de la réflexion politique, bien avant Montesquieu et le Souper des Rois exilés raconté par Voltaire. « Européen » plus que « citoyen du monde », Morand qui se dit douloureusement « veuf de l'Europe » songe comme Ronsard à l'élection de son sépulcre. Il le choisit non loin de Venise, à Trieste où l'attachent des liens familiaux ; mais pour l'homme qui sent l'Europe menacée, « cernée », Venise et Trieste sont ses « bastions de l'Est ».
Pourtant une autre préoccupation intervient. Peu intéressé par la foi pendant la plus grande partie de cette vie jalonnée par les séjours vénitiens, Morand dit cependant : « La psychanalyse a tourné autour de moi, pour ressemeler mes vieilles chaussures chrétiennes sur la route de la pénitence. »
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Mais quelle voie lui est ouverte ? « Hier, dans une petite chapelle canadienne, pendant la messe, on m'a tendu une boîte en carton, où chacun puisait : c'était des hosties ; enfant on m'avait appris que toucher à une hostie, même non consacrée, était sacrilège ; je me suis excusé, disant que je ne pouvais communier, ne m'étant pas confessé le matin ; on a souri ; avaler le Bon Dieu sans confession, c'est l'usage. » Et voici les dernières lignes : « Là, j'irai gésir, après ce long occident que fut ma vie. Ma cendre, sous ce sol ; une inscription en grec en témoignera ; je serai veillé par cette foi orthodoxe vers quoi Venise m'a conduit, une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Évangiles. » Que le catholicisme romain, à force de se vouloir « œcuménique » et accueillant à tout et n'importe quoi, ne réponde point à l'attente d'un des esprits les plus cosmopolites de notre temps, parce que son observation intelligente du monde civilisé ne pouvait se payer d'illusions béates et tendait vers une certitude affirmée, voilà qui peut constituer une matière à réflexions amères, mais non stériles.
J.-B. M.
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## AVIS PRATIQUES

DURANT LA VEILLÉE DE LA PENTECÔTE, sur la place Saint-Pierre, du crépuscule jusqu'à l'aube, telle fut l'antienne de toutes les prières et de tous les exercices, souvent doublée et même triplée, chantée comme vous pouvez le voir sur l'air de Ubi caritas et amor ; accompagnée de deux demandes des Grandes Litanies : ut domnum apostolicum et omnes ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris, et ut inimicos sanctæ Ecclesiæ humiliare digneris, te rogamus audi nos.
Ainsi s'est exprimée, dans les termes mêmes de la prière liturgique de l'Église, l'intention du pèlerinage à Rome : son but catholique et permanent. Son but en 1970, son but cette année, son but l'année prochaine et s'il le faut les années suivantes.
Nous l'avions dit comme une prière, comme un vœu, comme une résolution :
«* Les enfants sont les premières victimes de la fausse religion moderne.*
«* Ils sont criminellement privés de l'éducation que rien ne remplace, celle qui se fait par le catéchisme, par le rite romain, par le grégorien.*
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«* Le grégorien, le rite romain, le catéchisme sans lesquels, on le voit chaque jour dans les écoles, dans les rues, dans les églises, ils deviennent des apostats et des sauvages.*
«* Le pèlerinage à Rome, aussi longtemps que continuera le massacre des enfants, ne cessera plus. *»
Élisabeth Gerstner l'a annoncé dans la conférence de presse tenue à Rome le lendemain du pèlerinage, le mardi de la Pentecôte 2 juin : le pèlerinage à Rome aura lieu en 1972, il aura lieu dans le même esprit et avec le même but.
Suivez attentivement et régulièrement cette rubrique des « Avis pratiques » qui, au fur et à mesure, vous fait connaître les décisions arrêtées et les actions entreprises.
Et, dès maintenant, -- peut-être déjà en prenant un peu sur le budget des vacances de cet été, -- commencez à économiser en vue du pèlerinage de 1972.
\*\*\*
Un grand nombre de nos lecteurs étaient au rendez-vous que je leur avais proposé : *Rendez-vous à Rome pour la Pentecôte*.
Beaucoup d'autres, qui n'avaient pu venir, m'ont assuré qu'ils avaient passé en prière, en union avec le pèlerinage, une partie ou la totalité de la nuit vigile de la Pentecôte.
Les premiers ont pu constater et les seconds doivent savoir que le pèlerinage à Rome a bien été ce que nous leur disions qu'il avait été en 1970 et ce que nous leur annoncions qu'il demeurerait en 1971.
Nous écrivions au lendemain du pèlerinage à Rome de 1970, nous répétions à la veille du pèlerinage à Rome de 1971, nous vous donnons à relire (et à faire connaître autour de vous) ce que le pèlerinage à Rome est et restera aussi longtemps qu'il le faudra :
Les pèlerins du Pèlerinage à Rome n'ont pas forcément, jusque dans le détail, des appréciations identiques sur la cause proportionnée de l'actuelle auto-démolition de l'Église.
Ils peuvent estimer diversement que :
*a*) soit par sa faute,
*b*) soit sans qu'il y ait de sa faute,
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Paul VI est prisonnier : *Petrus servabatur in carcere* (cf. Actes, chap. XII).
Prisonnier, en notre temps :
*a*) soit de lui-même : *Petrus dormiens,*
*b*) soit d'une double maffia, ecclésiastique et mondaine : *vinctus catenis duabus*,
*c*) soit des deux à la fois, *et custodes ante ostium custodiebant carcerem*.
Le Pèlerinage à Rome n'est pas un congrès académique où l'on confronte ces éventuelles divergences (ou complémentarités) d'opinion.
C'est une démarche de prière et de pénitence : *Et Petrus quidem servabatur in carcere. Oratio autem fiebat sine intermissione ab Ecclesia ad Deum pro eo*.
\*\*\*
Dans le Pèlerinage à Rome la fidélité au trône de Pierre, et à la succession apostolique n'implique et n'impose aucun hommage à la personne privée ou aux sentiments personnels du Pontife régnant ; ni le contraire. Il ne s'agit en aucune manière de flatter cette personne privée par des louanges de courtisans, ni de la prendre à partie par des algarades de contestataires.
Il s'agit de s'adresser au Dieu Vivant et Vrai, *ad Deum pro eo*, le priant et le suppliant de MAINTENIR DANS LA RELIGION CATHOLIQUE LE PAPE, LES ÉVÊQUES ET LES PRÊTRES.
C'est une prière parfaitement liturgique, c'est une supplication des Grandes Litanies : *ut domnum apostolicum et omnes ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris, te rogamus audi nos*.
Cette prière pour le pape, cette prière qui demande à Dieu que Pierre, soit Pierre, encore aujourd'hui, c'est sur le tombeau de Pierre, c'est en procession à Saint-Pierre de Rome qu'il convient le mieux de la faire.
*Oratio autem fiebat sine intermissione ad Deum pro eo*.
Nous pouvons la faire tous ensemble, sans qu'une opinion particulière y soit impliquée plutôt qu'une autre.
\*\*\*
Le Pèlerinage à Rome s'adresse à Dieu, ad Deum pro eo, il ne s'adresse pas aux hommes par mode de communication humaine.
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Il n'est pas une « manifestation » au sens habituel du terme, -- encore que les manifestations de cette sorte puissent être parfaitement légitimes, et que lui-même puisse en être une par surcroît.
Il est d'abord une manifestation de pénitence, de prière et de foi.
Il n'entend faire pression sur personne, n'exercer de violence sur personne sauf, sur Dieu seul, la pression et la violence surnaturelles qu'Il nous demande, celles d'une prière qui ne cesse point. *Violenti rapiunt illud* (Mt. XI, 12).
Et au jour choisi par Dieu de toute éternité, son Ange reviendra dire au successeur de Pierre, -- *Surge velociter* (Ac. XII, 7).
Les pèlerins de 1971 ont pu constater que la pensée commune du pèlerinage à Rome était bien celle que nous leur disions :
Dans l'Église, par obéissance à l'Église, nous sommes en possession légitime, en possession résolue du Missel romain et du Catéchisme romain.
Une série de promulgations atypiques, incertaines, douteuses, renforcées par des actes de persécution administrative, ont voulu depuis quelques années nous imposer progressivement un ORDRE NOUVEAU du catéchisme et de la messe : un ORDRE NOUVEAU qui culmine et se démasque dans de spectaculaires falsifications de l'Écriture sainte.
Notre résistance est de tous les jours.
Mais tant que dureront cette agression et cette épreuve, il sera nécessaire de recommencer sans cesse, *sine intermissione*, vers Rome et dans Rome, une marche de pénitence et de prière, suppliant Dieu avec véhémence de nous faire miséricorde et de nous envoyer son secours : car tous les jours des âmes périssent, en commençant par celles des enfants.
Que Dieu nous donne, en ces jours et toujours, l'esprit de prière, selon qu'il est écrit : *Neque enim in justificationibus nostris prosternimus preces ante faciem tuam, sed in miserationibus tuis multis* (Livre de Daniel, IX, 18 ; épître du lundi de la 2^e^ semaine de carême). *Ce n'est pas en invoquant nos justifications que nous présentons nos prières devant ta face ; mais c'est dans l'espérance de tes miséricordes nombreuses.*
Tout cela comporte sans doute une réclamation ; la plus légitime qui soit, et même la plus obligatoire. Nous n'avons pas cessé de le déclarer :
264:155
Bien sûr, nous gardons l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique...
*Mais il est clair que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas le courage ou le discernement de les garder s'ils n'y sont pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela.*
C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- Rendez-nous le texte authentique de l'Écriture.
-- Rendez-nous le catéchisme romain. Rendez-nous la messe catholique.
Toutes les précisions que je viens de citer étaient publiques depuis un an, clairement énoncées, et facilement accessibles à tout journaliste désirant s'informer et informer ses lecteurs.
Or voici le texte intégral de l' « information » publiée par *Le journal la croix* dans son numéro des 30 et 31 mai :
« Des catholiques traditionalistes de divers pays manifestent à Rome, à l'occasion de la Pentecôte, pour réclamer le rétablissement de la messe en latin et la fin des contacts entre le Saint-Siège et les régimes communistes. Paul VI n'a pas répondu à leur demande d'audience.
Cela fait quatre contre-vérités :
1° Il est vraiment admirable, et digne de figurer dans l'anthologie de l'hypocrisie ecclésiastique, d'annoncer que des catholiques « *manifestent *», en TAISANT que cette « manifestation » est un pèlerinage, comportant trois messes solennelles, une veillée de prière, une marche de pénitence récitant le chapelet, etc. ([^122])
265:155
2° Le rétablissement de la messe «* en latin *» n'est pas le but du pèlerinage : mais le maintien de la *messe traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.*
3° La « fin des contacts entre le Saint-Siège et les régimes communistes » ? -- Il est fort probable qu'elle est en effet souhaitée par les pèlerins : mais il n'en a pas été question ; ce vœu légitime ne faisait nullement partie des buts et intentions du pèlerinage.
4° Contrairement à ce qui est témérairement affirmé, Paul VI *a répondu* à la demande d'audience (nous en parlerons plus loin).
\*\*\*
Notre intention, dans les pages présentes, n'est pas de donner un compte rendu point par point du pèlerinage.
Ses exercices sont, pour la plupart, déjà connus de nos lecteurs, puisqu'ils ont été identiques à ceux de l'année précédente.
Cette année, il y avait en outre les enfants.
Et parmi eux, ceux qui se préparaient à accomplir leur communion solennelle ou à recevoir le sacrement de confirmation, et qui passèrent en retraite toute la journée du samedi. Pendant ce temps les parents et les autres pèlerins avaient le matin une messe chantée par l'abbé Louis Coache à S. Andrea della Valle, et l'après-midi temps libre pour la visite individuelle des sanctuaires romains.
C'est dans l'église S. Anastasia qu'eurent lieu, le dimanche de la Pentecôte, la communion solennelle de cent cinquante enfants et, pour ceux d'entre eux qui étaient dans le cas de la recevoir, la confirmation donnée par un évêque francophone.
Plutôt donc qu'un récit détaillé, nous voulons donner ici quelques informations, renseignements et précisions, sur le pèlerinage et à propos de lui, que nos lecteurs ne trouveraient probablement nulle part ailleurs.
« Itinéraires » à Rome
D'abord, qu'on veuille bien excuser cette compréhensible prédilection, quelques nouvelles concernant ITINÉRAIRES.
266:155
De la rédaction de la revue il y avait, participant au pèlerinage, Louis Salleron, Henri Rambaud, Roland Gaucher, Maurice de Charette, Antoine Barrois et le P. Guérard des Lauriers.
Et aussi, peut-on dire, Luce Quenette, encore immobilisée par les suites d'une grave opération, mais présente assurément par les enfants et les jeunes de La Péraudière, reconnaissables à leur allure si française, souriante et décidée, d'apprentis chevaliers.
Le P. Calmel et Marcel De Corte avaient été empêchés l'un et l'autre par la maladie ; Michel de Saint Pierre par des obligations familiales. Tous trois m'avaient exprimé leur complète adhésion au pèlerinage.
Qu'ils sachent que nous n'avons pas omis à Rome de prier *pro fratribus nostris absentibus.*
Nous n'avons pas exclu de cette prière les amis et voisins (plus ou moins) fraternels qui, à l'égard du pèlerinage à Rome, se retranchent dans une attitude soit d'ostensible abstention, soit de dénigrement.
Comme nous l'avions annoncé et voulu, il n'y a eu pendant toute la durée du pèlerinage, du samedi matin au lundi soir, aucune activité particulière d'ITINÉRAIRES. Les pèlerins qui ignoraient l'existence de la revue ou celle des *Compagnons d'Itinéraires* ne la connaissaient pas davantage en repartant. Nous l'avions demandé à nos amis et ils s'y sont tenus : « Ceux qui, disions-nous, participent au pèlerinage à l'invitation de la revue ITINÉRAIRES et des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ne porteront aucun signe de reconnaissance autre que (facultativement) l'insigne du pèlerinage lui-même. Ils s'abstiendront de toute apparence d'activités fractionnelles, de toute distribution de tracts, de toute controverse et de toute réclame pour leurs propres activités. S'il se trouve que d'autres ne s'en abstiennent pas, ils éviteront de les juger ou de leur marquer une désapprobation positive, mais se tiendront à l'écart. »
En revanche, le lendemain du pèlerinage, mardi de la Pentecôte, nous avons eu une messe d'ITINÉRAIRES en l'église de S. Maria in Via, qui sous ce titre est la patronne romaine de la revue et des Compagnons. La plupart de nos lecteurs, qui s'étaient inscrits, comme nous les y avions invités, aux transports collectifs frétés par le secrétariat de l'abbé Louis Coache, avaient dû repartir le lundi après-midi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous n'avons pas organisé, à l'occasion du pèlerinage, une rencontre à Rome réunissant les amis d'ITINÉRAIRES nous savions que le plus grand nombre d'entre eux n'avaient pas la possibilité de rester un jour supplémentaire ; et nous ne voulions faire aucune réunion particulière pendant le pèlerinage lui-même.
267:155
Santa Maria « in Via » (son église est dans la *via* du même nom : « Via di S. Maria in Via » ([^123]), à proximité de la piazza Colonna) a été élue par nous patronne romaine d' « Itinéraires » en raison évidemment de son titre, et du nôtre. Nous invitons nos amis de passage à Rome à la visiter en tout temps (les portes sont fermées chaque jour de semaine de 12 h. 30 à 16 h. 30) et à boire l'eau de la source miraculeuse.
(Le miracle s'est produit dans la nuit de 26 au 27 septembre 1256. Un puits (en italien : pozzo) dans les écuries du palais du cardinal Pietro Capocci se mit à déborder et à faire une grande inondation. Au bruit des chevaux effrayés, les serviteurs accoururent et découvrirent, flottant sur l'eau, une lourde pierre sur laquelle était peinte une image de la Sainte Vierge : appelée aussi, pour cette raison, *Vergine del Pozzo.* Il était impossible de se saisir de la pierre, elle s'échappait des mains. Ils décidèrent alors de réveiller le cardinal, qui fit mettre tout le monde en prière. Après les prières on put sans difficulté prendre la pierre et la porter dans l'oratoire privé du prélat. Celui-ci, dès le lendemain, racontait la chose au pape Alexandre IV (1254-1261) qui, après examen canonique, reconnut le miracle et ordonna de construire une église à la place de l'écurie. Quand elle fut terminée, le même pontife vint en procession, avec tout le clergé romain, y installer solennellement l'image miraculeuse. Depuis lors la Sainte Vierge n'a pas cessé d'obtenir grâces et guérisons à ceux qui viennent avec dévotion boire, dans l'église même (chapelle de droite en entrant), l'eau que donne toujours le puits du miracle. En 1452, l'église de S. Maria in Via fut érigée en paroisse ; et depuis 1513 la paroisse est confiée au Servites de Marie. L'image miraculeuse avait été, en 1646, solennellement couronnée par le chapitre du Vatican. Cette couronne a été volée au début de l'année 1971.)
Chiffres
Le *Figaro* du 31 mai titrait son information :
« MARCHE SUR ROME »\
DE 1500 TRADITIONALISTES
Curieusement, on retrouve dans le texte du *Figaro* deux des contre-vérités imprimées au même moment dans *La Croix* et déjà relevées plus haut :
268:155
1° que les pèlerins seraient venus à Rome pour « *demander le maintien de la messe en latin *»* ;*
2° qu'il n'y aurait pas eu de réponse à la demande d'audience : « *Les traditionalistes ont demandé une audience au Souverain Pontife. Ils n'ont pas reçu de réponse.*
On remarquera aussi l'expression : « marche sur Rome », expression historique qui appartient à Mussolini, employée en l'occurrence par le *Figaro* sans doute pour suggérer que les pèlerins de la Pentecôte sont des « fascistes ».
Mais le plus fort, et le plus intéressant, est que *le Figaro,* comme *La Croix,* ait pu estimer (et avec assurance, et avec précision) le nombre des pèlerins à 1500, par un de plus.
Les estimations de la presse italienne tournent aux environs de 6 000 et remarquent la prédominance française ([^124]). L'estimation de Jean Neuvecelle dans *France-Soir* du 1^er^ juin est de 4 000 personnes.
Nous avons ainsi, croyons-nous, le véritable ordre de grandeur : entre 4 000 (minimum) et 6 000 (maximum).
Le nombre total de 1 500 donné par le *Figaro* est inférieur au nombre des seuls Français.
On compte en effet 1250 personnes acheminées par les transports collectifs qu'avaient organisés les services de l'abbé Coache ; et 200 personnes qui s'y étaient inscrites mais sont venues par leurs propres moyens. A quoi s'ajoutent les pèlerins français qui n'étaient ni transportés ni logés par les organisations du pèlerinage, ni inscrits auprès d'elles (l'inscription elle-même n'était pas obligatoire) ; ils étaient bien 200 ou 300 ; peut-être davantage. Ainsi le total des seuls Français dépassait 1700. Cependant, il s'agit là de pèlerins francophones et non pas forcément de nationalité française : c'est-à-dire que les francophones venus de Belgique et de Suisse sont inclus dans cette estimation.
Tous les pèlerins n'assistaient pas toujours à tous les exercices en leur totalité. Il y avait au moins 2 000 personnes au début de la veillée de prière, mais certainement moins de 9 000 ; il en restait 1 000 à deux heures du matin et 800 à quatre heures.
269:155
Pour la procession de Sainte-Marie Majeure à Saint-Pierre, dans les rues de Rome, entre 4 000 et 6 000 selon les estimations. Comment interpréter ces chiffres ?
Selon deux perspectives :
1° D'abord en se rappelant et en rappelant que ce n'est pas le nombre qui compte. On ne saurait d'ailleurs recenser le nombre de ceux qui, n'ayant pu venir à Rome, ont passé en prière une partie ou la totalité de la nuit vigile de Pentecôte, en union spirituelle avec le pèlerinage.
2° Ensuite, -- et c'est sans doute la seule indication réelle à tirer des chiffres, -- en mesurant le progrès accompli par rapport au premier pèlerinage. Progrès qui, bien entendu, est purement numérique et ne signifie rien de plus que lui-même. Les pèlerins de 1971 ont été au moins *deux fois* plus nombreux que ceux de 1970, et peut-être pas très loin de *trois fois.*
L'audience pontificale
Les organisateurs du pèlerinage avaient d'abord décidé de ne pas demander d'audience cette année.
Il y avait en théorie à peu près autant de raisons d'en demander que de n'en point demander.
Pratiquement, à notre avis, il était plus sage, plus modeste, plus discret de n'en point demander, puisque tout le monde était d'accord sur ce point : *le pèlerinage s'adresse à Dieu et non aux hommes.*
Mais, s'étant ravisés, les organisateurs du pèlerinage avaient finalement demandé dans les formes une audience à Paul VI. Demande, déposée par Élisabeth Gerstner auprès du nonce apostolique en Allemagne, d'une audience pour les dirigeants des divers groupes et organisations présents à Rome pour le pèlerinage.
Par la même voie, Paul VI a fait savoir que l'audience n'était pas accordée. Les motifs de ce refus n'ont pas été communiqués. En demandant cette audience, contrairement à leur première décision, les organisateurs du pèlerinage ont voulu marquer qu'ils ne contestent pas la légitimité de Paul VI, comme on les en accuse. Mais c'est peut-être accorder trop d'importance aux fausses accusations, dans un monde où nous n'avons pas les moyens de démentir efficacement le mensonge.
270:155
Les contre-vérités qu'impriment contre nous *La Croix* et le *Figaro,* on ne voit point le *Figaro* ni *La Croix* consentir à les rectifier. Alors tant pis pour eux. Qu'ils vivent et qu'ils meurent dans leur mensonge, s'ils y tiennent. Nous ne pouvons ni penser tout le temps à nos détracteurs, ni tout le temps agir en fonction de leurs calomnies, puisque rien ne réussit à les corriger. Faudrait-il descendre jusqu'à contester, discuter et démentir le titre sur trois colonnes de *France-soir* du 1^er^ juin ? Voici ce titre :
« LE PAPE S'EST EXCLU DE L'ÉGLISE »\
ONT DIT LES INTÉGRISTES\
QUE PAUL VI N'A PAS REÇUS
Rien ne pourra corriger *France-soir.* Car ce mensonge ne contredit pas seulement la vérité (chose sans importance !). IL CONTREDIT L'ARTICLE LUI-MÊME de Jean Neuvecelle que *France-soir* publie et auquel il impose ce titre insensé. Dans l'article paru sous ce titre, on apprend AU CONTRAIRE que ces paroles sur Paul VI ont été prononcées *très loin, à l'écart,* par un petit groupe qui *refuse de se joindre à la foule* des pèlerins, et nullement par « les intégristes que Paul VI n'a pas reçus ». On lit même en toutes lettres : « *Les organisateurs du pèlerinage ne vont pas si loin. Au contraire, ils se déclarent des enfants fidèles de l'Église et ont demandé une audience à Paul VI pour lui faire part de leur amertume. Mais le Pape a refusé d'entendre ces fils turbulents qui frappaient à sa porte. *» Il est donc complètement inutile de faire quoi que ce soit pour démentir le titre de *France-soir :* il est démenti par l'article lui-même ; et SON PROPRE ARTICLE n'a nullement empêché *France-soir* d'inventer ce titre. Que ce soit malveillance insurmontable ou incorrigible incapacité professionnelle, l'une aussi bien que l'autre, à un tel degré, paraît sans remède.
Quand on est en butte à des phénomènes de ce genre, il faut se faire une raison, et systématiquement passer outre sans s'y attarder.
Et se soucier de *l'être plus* que du *paraître.* En tout temps. Mais plus encore quand le *paraître* appartient dans les journaux à des fabrications d'une telle catégorie.
La question du PERC
Il nous faut dire aussi quelques mots du PERC (Pro Ecclesia romana catholica), à cause de la confusion qui s'est établie quelquefois entre cette organisation et le pèlerinage lui-même.
271:155
Dans le *Tempo* de Rome du 24 mai figurait le compte rendu d'une conférence tenue à l'Université pontificale S. Thomas (ex-Angelicum) par le groupe romain du PERC. Cette conférence avait pour but de faire connaître l'existence et les intentions du pèlerinage de la Pentecôte. Le compte rendu du *Tempo* assurait que le pèlerinage verrait se rassembler à Rome «* i tradizionalisti aderenti al movimento internazionale PERC *», les traditionalistes adhérents au mouvement international PERC. Nous ne sommes pas en mesure de savoir si cette erreur est imputable au conférencier ou au compte rendu. C'était en tout cas une erreur. Il n'y avait aucun besoin d'adhérer au PERC pour participer au pèlerinage. De fait, la plupart des pèlerins n'étaient point adhérents au PERC et souvent ignoraient jusqu'à son existence.
Précisons que les groupes romains adhérents au PERC ont mis à la disposition du pèlerinage leurs locaux et leurs moyens d'action avec beaucoup de générosité. Ils se sont placés au service du pèlerinage sans chercher à l'annexer.
Au demeurant nous ne comptons dans le PERC, à notre connaissance, que des amis, et nous n'avons avec lui, que nous sachions, aucun désaccord doctrinal.
Qu'est-ce donc que le PERC ?
C'est une association internationale fondée à Paris, le 24 novembre 1970, à l'occasion d'un meeting tenu à la Mutualité sous l'impulsion principale de l'abbé Louis Coache et du P. Noël Barbara.
Cette association est-elle « un simple secrétariat pour faciliter les rencontres et les échanges d'informations », comme on nous l'a quelquefois assuré, ou bien veut-elle constituer «* la grande alleanza mondiale *», comme l'annonce le mensuel *Vigilia romana* dans son numéro de mai ? Ce même numéro explique que le PERC entend organiser une action *universelle, simultanée, globale,* ce qui paraît supposer une AUTORITÉ CENTRALE correspondante et réclamer une stricte fédération plutôt qu'une souple confédération de mouvements.
Les mouvements français qui ont adhéré au PERC sont les suivants :
-- *Combat de la Foi* de l'abbé Louis Coache ;
-- *Forts dans la Foi* du P. Noël Barbara (ce n'est pas un mouvement, c'est un périodique ; mais les périodiques peuvent adhérer au PERC au même titre que les organisations) ;
-- *La Confédération nationale des familles chrétiennes* du Dr Doublier ; ([^125])
-- *L'Aide au progrès spirituel ;*
*-- L'Auto-défense familiale de l'ouest ;*
*-- Les Amis de la Tradition catholique.*
272:155
Pour autant que nous soyons en mesure de l'apprécier, il nous semble que les organisations de pays étrangers qui ont adhéré au PERC sont du même genre et approximativement du même poids que les organisations françaises adhérentes, dont on vient de lire la liste complète.
« Pro Ecclesia romana catholica », en abrégé : PERC, est la dénomination provisoire du nouvel organisme ; dénomination qui pourra être confirmée ou transformée lors de la première réunion plénière des adhérents, laquelle n'a pas encore eu lieu. Le PERC est dirigé par un Secrétariat général de cinq personnes ; l'une d'elles, en qualité de Secrétaire général, est le chef de ce Secrétariat général ([^126]).
Depuis le 24 novembre 1970 et jusqu'à nouvel ordre, le Secrétariat général du PERC comprend :
-- Franco Antico, Secrétaire général ([^127]) ;
-- Mgr Francisco Santa Cruz ([^128]) ;
-- le P. Noël Barbara ;
-- le P. Joaquin Saenz y Ariaga ([^129]) ;
-- Élisabeth Gerstner.
Le PERC se présente comme *la grande alliance mondiale entre organisations, sociétés, associations, groupements, journaux et maisons d'édition catholiques du monde entier : non pas une nouvelle association de personnes, mais un organisme de coordination, d'information réciproque et d'assistance mutuelle entre les entités qui le composent*. Entre ces diverses « entités », le PERC entend réaliser une collaboration ORGANIQUE et stable sur le plan mondial. Dernière précision : le PERC *déploie en général une action médiate, articulée au moyen des entités qui le composent et le représentent dans les divers pays, mais sans exclure de sa part une action directe dans des cas particuliers et exceptionnels* ([^130]).
273:155
Nous ne disons rien des positions doctrinales du PERC qui sont identiques aux nôtres sur les trois points principaux du combat actuel : l'Écriture sainte, le Catéchisme catholique, le Missel romain.
Les moyens pratiques, techniques, tactiques dont le PERC annonce la mise en œuvre sont très différents de ceux qui ont notre préférence réfléchie.
Notamment, le grand exposé de principe paru dans *Vigilia romana* auquel nous nous référons, s'il précise que les organisations qui adhèrent au PERC conservent leurs *caractéristiques particulières*, leurs *statuts*, leurs *règlements*, leur *structure*, leur *finalité propre*, ne dit point qu'elles conservent aussi leur autonomie et leur indépendance. Il serait d'ailleurs impossible, pratiquement, de mettre sur pied une collaboration « organique et stable », d'organiser une « action globale et simultanée » s'il n'y avait pas une direction centrale revêtue d'une véritable autorité de commandement. Il serait également impossible d'admettre que les mouvements ayant adhéré « représentent » le PERC dans leur propre pays, s'ils le représentaient à leur gré, selon leur idée, sans contrôle ni discipline. Autrement dit, il nous apparaît que les buts et objectifs du PERC réclament de lui qu'il fonctionne bel et bien comme une Fédération. Nous entendons par là que le propre d'une Fédération est d'être dotée d'un pouvoir fédéral dont les décisions s'imposent obligatoirement aux fédérés. On ne peut pas être à la fois « fédéré » et « indépendant ». Ou alors, on le sera simplement pour l'apparence, pour la réclame et pour l'épate. Tel est du moins le résumé de notre avis, que nous avons exposé aux promoteurs du PERC en octobre 1970, c'est-à-dire un mois avant sa fondation. Mais il n'existe pas en ces matières de vérité dogmatique ni de démonstration a priori. C'est l'expérience qui décide. Les faits trancheront. Ils diront s'il est possible de réaliser un type d'organisation et d'action qui nous paraît techniquement irréalisable.
Il subsiste d'ailleurs en tout cela une part de provisoire et d'incertain. La première réunion générale des organisations ayant adhéré au PERC n'a pas encore eu lieu ; il lui appartiendra d'approuver ou de modifier les statuts de la «* grande alleanza mondiale *» et d'en fixer les développements ultérieurs.
274:155
-- Mais pourquoi, dira-t-on, nous donner ces informations et considérations sur le PERC à propos du pèlerinage ?
-- Parce que les organisateurs du pèlerinage à Rome sont tous des membres fondateurs ou des membres dirigeants du PERC. Ce n'est pas une condition de droit ; ce n'est qu'une situation de fait. Mais cette situation de fait risque d'attacher la fortune et l'avenir du pèlerinage à l'avenir et à la fortune du PERC : non pas en droit, mais en fait, ce qui en l'occurrence est aussi préoccupant.
La police et le film
La police italienne opère sur la place Saint-Pierre à la requête des autorités vaticanes.
Elle a instrumenté, pendant la veillée de prière, contre des journalistes français et des journalistes allemands.
Ils étaient venus là non point parce que les actualités cinématographiques ou télévisées auraient décidé de montrer aux populations la veillée de Pentecôte. Mais, comme d'habitude, ils étaient là à tout hasard, ils sont professionnellement partout où il pourrait se passer quelque chose d'intéressant pour l' « information » : si par exemple le pape avait fait massacrer les pèlerins par sa garde suisse, ou si les processions, comme il arrive ailleurs, enivrées par une musique dite profane, avaient tourné en danses et exhibitions impudiques. Il ne s'est rien passé ayant ce genre d'importance. Les journalistes ont quand même fait quelques séquences, pour passer le temps. Quand ils eurent terminé, la police italienne, qui les avait laissé faire jusqu'au bout, saisit les films, les plaça sous séquestre, puis les remit aux autorités vaticanes, comme on peut le lire dans le *Tempo* du 2 juin.
Ce qu'on ne lit pas dans le *Tempo* et ce que personne n'a pu dire, c'est pourquoi les bobines, au lieu d'être simplement détruites, ont été messe a disposizione del Vaticano.
Mais il y aura eu des surprises.
Si nos renseignements sont exacts, les journalistes français se sont arrangés pour qu'on leur saisisse une bobine vierge. Grande aura été la déception des physionomistes vaticans, lorsqu'ils se seront mis goulûment à la visionner.
Au même moment, le même Vatican publiait un important document théorique sur le droit à l'information et sur la liberté d'information.
O tempora...
275:155
Les prêtres du pèlerinage
On comprendra que nous ne donnions pas ici le nom des prêtres qui ont participé au pèlerinage et lui ont apporté le renfort de leur ministère. Quelle que soit leur intrépidité, nous ne voulons pas risquer de les exposer davantage aux représailles et aux persécutions. Nous nommerons seulement le P. Noël Barbara et l'abbé Louis Coache, dont l'action est déjà publique : ce sont eux d'ailleurs qui assumèrent la part principale de l'animation spirituelle. Naturellement, la plupart des prêtres qui approuvaient le pèlerinage n'avaient pu y participer physiquement, retenus dans leur paroisse par les offices de la Pentecôte. Mais leur participation en esprit, d'un bout à l'autre du monde, est d'un prix qui échappe à toute mesure ; et celle des religieux qui, sans rien dire à personne, ont veillé et prié toute la nuit dans leur cellule. Ils sont d'ailleurs les premiers concernés, puisque le pèlerinage a pour première intention la foi de tous les ordres du clergé catholique : *ut domnum apostolicum et omnes ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris*.
\*\*\*
Faut-il, en conclusion, le répéter ? Nous apportons au pèlerinage à Rome un soutien total. Nous y avons participé et nous y participerons autant que nous le pouvons. Bien entendu, ni les yeux fermés ni inconditionnellement ; en gardant comme toujours, je pense qu'on vient de le voir, notre entière liberté de jugement et de parole. Mais avec une profonde reconnaissance pour ceux qui ont su vouloir, organiser et faire vivre ce pèlerinage nécessaire.
J. M.
### Note de gérance
*On aura lu et pris au sérieux, du moins nous l'espérons, la* «* Note de gérance *» *parue dans notre numéro précédent* (*pages 206 à 208*).
276:155
*Nous voulons maintenant ajouter ceci : l'action de la revue est cruellement* LIMITÉE *par l'insuffisance de ses ressources matérielles. Nous devons trop souvent retarder ou supprimer des publications importantes pour la seule raison que l'argent manque.*
*De même, les* « *Compagnons d'Itinéraires *» *sont trop souvent ralentis et paralysés dans leurs activités parce que vos cotisations et souscriptions ne sont ni assez nombreuses ni assez élevées pour leur assurer les moyens d'action les plus indispensables.*
\*\*\*
*Une remise en ordre générale s'impose donc, où il sera demandé à chacun de vous des versements davantage en rapport avec les buts qu'il approuve et avec les services dont il bénéficie.*
*Nous parlerons des* « *Compagnons d'Itinéraires *» *l'automne ou l'hiver prochain.*
*Commençons par la revue elle-même.*
\*\*\*
*Le lecteur de* « *La Croix *» *verse à son journal 150 F par an s'il est abonné, et environ 185 F par an s'il l'achète au numéro.*
*Le lecteur du* « *Monde *» *verse à son journal également 150 F par an s'il est abonné, et environ 215 F par an s'il l'achète au numéro.*
*Ce n'est donc pas impossible, ce n'est pas hors de portée du public, puisque cela est.*
*On remarquera en outre que ces tarifs n'empêchent pas le nombre des lecteurs du* « *Monde *» *d'être en constante augmentation, et pareillement le nombre des lecteurs de* « *La Croix *»*.*
*Ces deux journaux militent pour certaines idées morales, politiques et religieuses.*
*Les lecteurs qui approuvent ces idées ne trouvent pas trop cher de verser à ces organes 150, 185 ou 215 F par an.*
277:155
*Il est évident que si les lecteurs qui approuvent les idées défendues et illustrées par* ITINÉRAIRES *ne sont pas capables de versements annuels d'un même ordre de grandeur, alors ces idées, et ces lecteurs, et la revue sont promis à une prompte disparition ; laquelle sera, pour cette raison, bien méritée.*
\*\*\*
*Qu'on ne nous dise pas que, pour un versement annuel du même ordre de grandeur, nous devrions donner à nos lecteurs un quotidien du même ordre d'importance.*
*Nos lecteurs ne sont pas encore aussi nombreux que ceux du* « *Monde *» *ou de* « *La Croix *»*. Le seraient-ils, cela ne suffirait pas, il s'en faut de beaucoup : car en versant à leur journal 150 à 215 F par an, les lecteurs du* « *Monde *» *et de* « *La Croix *» *ne couvrent ainsi qu'environ la moitié du prix de revient de la fabrication de ces journaux, l'autre moitié du budget étant assurée par la publicité commerciale* ([^131]).
*Nous ne vous annonçons donc point que nous allons créer un quotidien. Il nous faudrait davantage de lecteurs, et il faudrait fixer l'abonnement à plus de 300 ou 400 F par an.*
*Ce que nous avons voulu dire est simplement ceci :*
*Nous allons vous demander de faire pour* ITINÉRAIRES *ce que le lecteur du* « *Monde *» *ou de la* « *Croix *» *fait pour son journal : un versement annuel du même ordre de grandeur.*
*Nos nouveaux tarifs ne sont pas encore définitivement fixés. Il est probable que nous porterons l'abonnement à 125 F, et que nous vous demanderons de verser d'autre part de 25 à 90 F par an aux* « *Compagnons d'Itinéraires *»*. Par là vous n'aurez rien fait de plus que ce que fait pour son journal un lecteur du* « *Monde *» *ou de* « *La Croix *»*.*
278:155
*Ceux qui ne* PEUVENT *vraiment pas payer l'abonnement à 125 F n'ont aucun tourment à se faire.*
*Ils n'ont qu'à adresser une demande de bourse aux* « *Compagnons d'Itinéraires *»*, qui sont là pour cela.*
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*Oui, hâlez-vous d'en profiler, nous le répétons, pour tous ces prêtres qui attendent que vous leur offriez un abonnement à la revue : ils savent qu'ils y trouveront une documentation qu'ils ne trouvent pas ailleurs. Ils ont besoin non pas d'un numéro qui leur est prêté de temps en temps, mais d'avoir leur collection à eux, comme instrument de travail constamment à leur disposition. Bien entendu, vous n'abonnez vos prêtres que si vous avez leur accord préalable. Mais combien d'entre eux regrettent en silence que leurs amis laïcs aient négligé jusqu'ici de leur offrir cet abonnement !*
279:155
*L'autre catégorie à laquelle vous devez penser sans cesse est celle des lycéens et des étudiants : où voulez-vous donc qu'ils trouvent la documentation intellectuelle, doctrinale, spirituelle dont ils ont besoin pour faire face aux idées subversives ? Ils sont abandonnés à la subversion morale qui règne présentement presque partout dans les universités, dans les lycées, dans les institutions religieuses. Pour les défendre, pour les armer, il ne suffit pas de leur faire lire de temps en temps un article ou un numéro. Il faut multiplier parmi eux les abonnements. Un abonnement est une chose vivante, par quoi la revue vous poursuit et vient vous visiter chaque mois de l'année scolaire. Elle arrive toute seule à destination. A condition que vous n'ayez pas omis d'abonner tous ceux qui doivent l'être.*
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**\[Le calendrier de juillet\]**
Les indications que nous donnons ci-après sur le calendrier du mois de Juillet ne prétendent pas être exhaustives : elles cherchent seulement à insister davantage sur ce qui risque le plus d'être estompé par l'impiété actuelle.
-- 1^er^ juillet : *fête du Précieux Sang,* instituée en 1849 par Pie IX, encore à Gaëte, en action de grâces et pour perpétuer le souvenir de la victoire, remportée par le général Oudinot et le corps expéditionnaire français, sur la Révolution qui avait chassé le pape de Rome. -- Fête élevée au rang de fête de première classe par Pie XI.
Depuis 1848, Rome était aux mains des révolutionnaires. La garde suisse était désarmée depuis le triomphe de l'émeute du 16 novembre ; Pie IX était prisonnier dans son propre palais. Le 19 novembre, il avait reçu de l'évêque de Valence la pyxide dans laquelle Pie VI avait enfermé les Saintes Espèces pour les emporter sur lui de Rome à Valence, pendant sa captivité ([^132]) :
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« Votre Sainteté agréera sans doute ce souvenir et y trouvera sa consolation partout où les décrets de Dieu l'appelleront » ([^133]). Ayant déjà enjoint aux cardinaux de quitter Rome sous un déguisement, il s'enfuit secrètement lui-même, le 24 novembre, Jusqu'au port napolitain de Gaëte avec l'idée de s'y embarquer pour se réfugier en France, selon un projet plusieurs fois envisagé depuis le mois d'août. Mais le roi de Naples l'assure de son entier dévouement et lui promet de le défendre à Gaëte : « Séjour tranquille et sûr, voisin des États romains, dans un climat doux, au milieu d'un peuple fidèle, sous la garde d'un rocher bien défendu de trois cents canons en batterie, avec le cœur du roi et de son armée pour défendre sa personne sacrée. »
En France, les catholiques n'avaient porté Louis-Napoléon à la présidence de la République (élections du 10 décembre 1848) qu'avec la promesse de son appui au pape ; et ils avaient au gouvernement un représentant influent en la personne de Falloux. Mais la plupart des politiciens craignaient de heurter l'opinion démocratique (pourtant fort minoritaire) à la veille des élections législatives du mois de mai. Toutefois, dès le 31 mars 1849, l'Assemblée nationale, émue par un pressant discours de Falloux, vote un ordre du jour autorisant le gouvernement à entreprendre une occupation militaire partielle et temporaire en Italie. Le 29 avril 1849, le corps expéditionnaire commandé par le général Oudinot s'empare de Civita-Vecchia ; le 30, il investit Rome et donne l'assaut : mais il n'a que deux brigades et vingt et un canons, il est repoussé.
Le gouvernement français ordonne à Oudinot de ne plus bouger et il envoie aux révolutionnaires romains un diplomate bien connu pour son libéralisme, le jeune Ferdinand de Lesseps, chargé de négocier une transaction : cette manœuvre aboutit à la signature, le 31 mai, d'une convention honteuse ; mais Ferdinand de Lesseps est rappelé à Paris et déféré au Conseil d'État qui lui inflige un blâme.
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C'est qu'entre temps ont eu lieu en France les élections législatives du 27 mai 1849 qui marquent la défaite des libéraux, des démocrates et autres sectaires. Le général Oudinot reçoit des renforts et l'ordre de reprendre l'offensive. Le corps expéditionnaire est porté à 25 000 hommes et 44 canons (les révolutionnaires qui tiennent Rome ont 35 000 hommes en armes). Le 3 juin, les Français délogent l'ennemi du couvent Saint-Pancrace et de tous ses autres postes avancés en dehors de l'enceinte de la ville. Le 13 juin, Oudinot lance aux révolutionnaires une dernière sommation. Le siège se prolonge toutefois, en raison des précautions prises pour ménager la population et les monuments. Le 29 juin, en la fête des saints Apôtres Pierre et Paul, l'armée française s'empare du Janicule, dominant la ville : le 2 juillet, les révolutionnaires capitulent sans condition, le 3, Rome est entièrement occupée par l'armée française et le général Oudinot envoie à Gaëte le colonel Niel, chef d'état-major du génie, pour annoncer officiellement à Pie IX la reprise de sa capitale. Le pape lui déclare : « La France ne m'avait rien promis, et pourtant c'est sur elle que j'ai toujours compté. Je sentais qu'au moment opportun, la France donnerait à l'Église son sang, et ce qui est plus difficile, un courage contenu auquel je dois la conservation de ma ville de Rome. »
Le président Louis-Napoléon ne méritait, lui, aucune confiance. Ce carbonaro avait subi la pression de l'opinion catholique ; il lui avait provisoirement cédé, en lui faisant le coup aujourd'hui appelé « coup du je vous ai compris » ; sa pensée politique demeurait maçonnique et révolutionnaire. Dès le 18 août 1849, il écrivait à son aide de camp le colonel Ney, envoyé en mission à Rome : « La Révolution française n'a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne... Je résume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du pape : amnistie générale, sécularisation de l'administration, code Napoléon, gouvernement libéral... Lorsque nos armées firent le tour de l'Europe, elles laissèrent partout, comme trace de leur passage, la destruction des abus de la féodalité et les germes de la liberté ; il ne sera pas dit qu'en 1849 une armée française ait pu agir dans un autre sens et amener d'autres résultats... » Le général Rostolan, qui avait succédé au général Oudinot comme commandant des troupes françaises d'occupation, reçut l'ordre de publier à Rome cette lettre : il refusa. Elle fut publiée au *Moniteur.* « Après une telle lettre, remarquait Donoso-Cortès, qu'y a-t-il à espérer de ce président aventurier ? »
-- 2 juillet : *Visitation de la Sainte Vierge* (deuxième mystère joyeux du Rosaire).
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Père Emmanuel : « Mystère tout de paix, de grâce et d'effusion du Saint-Esprit. C'est la première manifestation du Verbe incarné. Il commence ses grandes œuvres : il refoule le péché originel en Jean-Baptiste, il verse en lui l'esprit de prophétie, il le ravit en la joie de voir son Sauveur en notre chair... Elisabeth est remplie du Saint-Esprit ; dans la lumière divine, elle voit à la fois son *Seigneur et la mère de son Seigneur.* Elle admire, elle chante le Verbe qui s'est fait chair, la Vierge mère de Dieu, la joie de son enfant et aussi son propre bonheur. -- Enfin dans ce grand et beau jour retentit pour la première fois le MAGNIFICAT. A cette fête se rattache aussi le BENEDICTUS de Zacharie... »
-- 3 juillet : *saint Léon II,* pape et confesseur (682-683). Le chant grégorien lui est redevable de perfectionnements dans les mélodies des psaumes et de quelques hymnes nouvelles.
-- 4 juillet : *cinquième dimanche après la Pentecôte.*
Mémoire de l'*ordination de saint Martin*, évêque de Tours.
-- 5 juillet : *saint Antoine-Marie Zaccaria,* confesseur : fondateur au XVI^e^ siècle des Clercs réguliers de saint Paul, appelés plus tard Barnabites, du nom de l'église Saint-Barnabé, leur centre à Milan.
-- 7 juillet : *saints Cyrille et Méthode,* évêques (IX^e^ siècle)
« Leur œuvre, la pénétration chrétienne du monde slave, est un témoignage des magnifiques possibilités missionnaires que conservait l'Église byzantine à la veille du schisme. »
-- 8 juillet : *sainte Élisabeth de Portugal,* reine et veuve (1271-1336) : petite nièce de sainte Élisabeth de Hongrie dont la fête est au 19 novembre.
*Bienheureuses Iphigénie de Saint-Mathieu et ses trente et une compagnes,* religieuses et martyres à Orange (Vaucluse) : massacrées par les révolutionnaires en juillet 1794.
-- 9 juillet : *bienheureux Théodoric Ballat,* prêtre de l'Ordre de saint François et martyr ; *bienheureuses Marie-Hermine de Jésus et ses six compagnes,* religieuses franciscaines missionnaires martyres. Ils furent massacrés ensemble à Tai-Yuan-Fou (Chine) en 1900 et moururent en chantant le *Te Deum.*
*-- *10 juillet : *les sept Frères, martyrs* (II^e^ siècle), et *saintes Rufine et Seconde,* vierges et martyres (IV^e^ siècle).
« Sept frères, fils de sainte Félicité, furent à Rome, sous la persécution de Marc-Aurèle Antonin, traduits devant le préfet Publius. Celui-ci, par caresses d'abord, par menaces ensuite, tenta de les amener à renier le Christ et à honorer les dieux.
286:155
Mais leur courage et les exhortations de leur mère les ayant maintenus fermes dans la confession de foi, ils furent mis à mort. Janvier mourut sous les fouets garnis de plomb ; Félix et Philippe sous le bâton ; Sylvain fut précipité d'un lieu élevé ; Alexandre, Vital et Martial eurent la tête tranchée. Quatre mois après, la mère obtenait comme ses fils la palme du martyre. »
« Rufine et Seconde, vierges de Rome, étaient sœurs. Fiancées par leurs parents, elles repoussèrent ce mariage, ayant consacré à Jésus-Christ leur virginité. Arrêtées sous l'empire de Valérien et de Gallien. Le préfet Junius ne put ni par ses promesses ni par ses menaces les faire changer de résolution. En conséquence, il fait d'abord battre de verges Rufine. Seconde s'écrie : « Pourquoi l'honneur à ma sœur, et à moi la honte ? Fais-nous frapper toutes les deux, puisque toutes les deux nous confessons le Christ Dieu. » A ces paroles, le juge furieux ordonne qu'on les jette dans un cachot ténébreux et infect : une lumière éclatante et la plus suave odeur l'emplissent soudain. Enfermées dans un bain brûlant, elles en sortent saines et sauves. Jetées dans le Tibre une pierre au cou, elles sont délivrées par un Ange. Enfin elles sont décapitées hors de la Ville, au dixième mille de la via Aurelia. Une dame nommée Plautilla ensevelit leurs corps dans sa propriété ; ils furent transportés plus tard dans la basilique de Constantin, près du baptistère.
-- 11 juillet : *sixième dimanche après la Pentecôte.*
Mémoire de *saint Pie I^er^,* pape et martyr (140-155). Dom Guéranger : « Un saint pape du second siècle, le premier de cette série de pontifes que le nom de Pie a illustrés jusqu'à nos jours... Malgré la situation toujours précaire de la société chrétienne, en face d'édits de persécution que les meilleurs des princes païens n'abrogèrent jamais, il mit à profit la paix relative que valait à l'Église la modération personnelle d'Antonin le Pieux. »
« Pie, premier de ce nom, était originaire d'Aquilée et fils de Rufius. Prêtre de la sainte Église romaine, il fut créé Souverain Pontife au temps des empereurs Antonin le Pieux et Marc-Aurèle... On a de lui plusieurs belles ordonnances, celle surtout qui regarde la célébration seulement au dimanche de la fête de Pâques... Tandis qu'il remplissait l'office du bon pasteur, il se vit appelé à répandre son sang pour ses brebis et pour le Christ Pasteur suprême ; couronné du martyre, il fut enseveli au Vatican. »
*Translation du corps de saint Benoît* du Mont-Cassin à l'abbaye de Fleury-sur-Loire (devenue Saint-Benoît-sur-Loire), vers 672-673.
-- 12 juillet : *saint Jean Gualbert,* abbé ; grand adversaire des évêques simoniaques et hérétiques du XI^e^ siècle.
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Dom Guéranger :
« Jamais l'Enfer ne s'était vu si près d'être maître dans l'Église... Les princes, heureux à la fois de supplanter Pierre et d'augmenter leurs trésors, s'étaient arrogé le droit d'investir les élus de leur choix du gouvernement des Églises ; et les évêques à leur tour avaient vendu au plus offrant les divers ordres de la sainte hiérarchie ; et s'introduisant à la suite de la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair avait rempli le sanctuaire d'opprobres sans nom (...).
« Voici que dans le silence de la mort qui planait sur la chrétienté, un cri d'alarme a retenti soudain, secouant la léthargie des peuples : cri d'un moine, vaillant homme d'armes jadis. Chassé par le flot montant de la simonie qui vient d'atteindre son monastère de San-Miniato, Jean Gualbert est entré dans Florence, et trouvant là encore le bâton pastoral aux mains d'un mercenaire, il a senti le zèle de la maison de Dieu dévorer son cœur ; en pleine place publique, il a dénoncé l'ignominie de l'évêque et de son propre abbé, voulant ainsi du moins délivrer son âme.
« A la vue de ce moine qui, dans son isolement, se dressait ainsi contre la honte universelle, il y eut un moment de stupeur au sein de la foule assemblée. Bientôt les multiples complicités qui trouvaient leur compte au présent état de choses regimbèrent sous l'attaque, et se retournèrent furieuses contre le censeur importun qui se permettait de troubler la bonne foi des simples. Jean n'échappa qu'à grand peine à la mort ; mais dès ce jour sa vocation spéciale était fixée : les justes qui n'avaient point cessé d'espérer virent en lui le vengeur d'Israël ; leur attente ne devait pas être confondue.
« ...La guerre sainte est ouverte : ne semble-t-il pas que dès lors il faille avant tout donner suite à la déclaration des hostilités, tenir campagne sans trêve ni repos jusqu'à la pleine défaite de l'ennemi ? Et néanmoins le soldat des combats du Seigneur, allant au plus pressé, se retirera dans la solitude *pour y améliorer sa vie,* selon l'expression si fortement chrétienne de la charte même qui fonda Vallombreuse. Les tenants du désordre, un instant effrayés de la soudaineté de l'attaque et voyant si tôt disparaître l'agresseur, se riront de ce qui ne sera plus à leurs yeux qu'une fausse entrée dans l'arène ; quoi qu'il en coûte au brillant cavalier d'autrefois, il attendra humble et soumis, pour reprendre l'assaut, ce que le Psalmiste appelle *le temps du bon plaisir de Dieu* (psaume 68, verset 14).
« Peu à peu, de toutes les âmes que révolte la pourriture de cet ordre social en décomposition qu'il a démasqué, se recrute autour de lui l'armée de la prière et de la pénitence. En 1063 reprend l'effort de la guerre sainte. Un autre simoniaque, Pierre de Pavie, vient d'occuper par droit d'achat le siège des pontifes.
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Jean et ses moines ont résolu de plutôt mourir que de supporter en silence l'affront nouveau fait à l'Église de Dieu. Mais le temps n'est plus où la violence et les huées d'une foule séduite accueillaient seules la protestation courageuse du moine fugitif de San-Miniato. Le fondateur de Vallombreuse est devenu, par le crédit que donnent les miracles et la sainteté, l'oracle des peuples. A sa voix retentissant de nouveau dans Florence, une telle émotion s'empare du troupeau que l'indigne pasteur, sentant qu'il n'a plus à dissimuler, rejette au loin sa peau de brebis et montre en lui *le voleur qui n'est venu que pour voler, pour égorger et pour perdre* (Jean, X, 10). Une troupe armée à ses ordres met le feu au monastère et se jette sur les moines qui, surpris au milieu de l'office de la nuit, tombent sous le glaive sans interrompre la psalmodie jusqu'au coup qui les frappe. De Vallombreuse, à la nouvelle du martyre ennoblissant ses fils, Jean Gualbert entonne un chant de triomphe. Florence, saisie d'horreur, rejette la communion de l'évêque assassin.
« L'illustre ennemi de tous les désordres de son temps, saint Pierre Damien, venait d'arriver de Rome. Investi de l'autorité du pape, on était assuré d'avance qu'il ne pactiserait point avec la simonie, et l'on pouvait croire qu'il ramènerait la paix dans cette Église désolée. Ce fut le contraire qui eut lieu. Les plus grands saints peuvent se tromper, et dans leurs erreurs devenir les uns pour les autres un sujet d'épreuve... Peut-être le grand évêque d'Ostie ne se rendit pas assez compte de la situation toute d'exception que faisaient aux victimes de Pierre de Pavie sa simonie notoire, et la violence avec laquelle il massacrait lui-même sans autre forme de procès les contradicteurs. Partant de l'incontestable principe que ce n'est point aux inférieurs à déposer leurs chefs, le légat réprouva la conduite de ceux qui s'étaient séparés de l'évêque ; et, arguant de certaines paroles extrêmes échappées à quelques-uns dans une indignation trop peu contenue, il retourna sur eux l'accusation d'hérésie portée par eux contre le prélat simoniaque.
« L'accès du Siège apostolique restait ouvert aux accusés ; ils y portèrent intrépidement leur cause (...). L'évêque fut déposé par Rome.
« En 1073, année de l'élévation d'Hildebrand son ami au Siège apostolique, Jean s'en allait à Dieu. Son action contre la simonie s'était étendue bien au-delà de la Toscane. La République florentine ordonna de chômer le jour de sa fête ; et l'on grava sur la pierre qui protégeait ses reliques sacrées : A JEAN GUALBERT, CITOYEN DE FLORENCE, LIBÉRATEUR DE L'ITALIE. »
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-- 13 juillet : *saint Anaclet,* pape et martyr. -- Comme Lin et Clément, il reçut de saint Pierre l'imposition des mains. Ce fut durant son pontificat que saint Jean vint à Rome (Voir au 6 mai : saint Jean devant la Porte latine). -- C'est lui qui « orna le tombeau du bienheureux Pierre et assigna un lieu pour la sépulture des Pontifes ». -- Il avait ainsi marqué pour toujours l'emplacement « sur lequel, disait Pie XII, la vénération des siècles successifs a élevé, par une merveilleuse succession de travaux, le plus grand temple de la chrétienté ».
-- 14 juillet : *saint Bonaventure,* évêque, cardinal et docteur de l'Église (1221-1274).
« Dans son enfance, comme il était tombé en péril de mort, sa mère fit vœu, s'il en échappait, de le consacrer à l'Ordre de saint François. Devenu jeune homme, il fut sur sa demande admis parmi les Frères Mineurs. Là, sous Alexandre de Halès, il acquit bientôt une si parfaite science qu'au bout de sept ans il interprétait publiquement à Paris, aux applaudissements de tous, les livres des Sentences qu'il illustra par la suite d'admirables commentaires. Élu à Rome Ministre général de son Ordre (1257). Grégoire X le créa cardinal évêque d'Albano (1273). Il fut appelé saint de son vivant par le bienheureux Thomas d'Aquin : l'ayant un jour trouvé occupé à écrire la vie de saint François : « Laissons, dit-il, un saint travailler pour un saint. » Il mourut pendant le concile de Lyon, le 15 juillet 1274. »
-- 15 juillet : *saint Henri,* empereur et confesseur (973-1024). Surnommé Henri le Pieux. Duc de Bavière, puis roi de Germanie, puis héritier de la couronne de Charlemagne, c'est-à-dire empereur des Romains. Dom Guéranger : « Henri de Germanie, deuxième du nom quant à la royauté, premier quant à l'empire, fut le dernier représentant de cette maison de Saxe issue d'Henri l'Oiseleur, à laquelle Dieu, au X^e^ siècle, confia la mission de relever l'œuvre de Charlemagne et de saint Léon III. »
-- 16 juillet : *commémoration de Notre-Dame du Mont-Carmel.* Dans la nuit du 15 au 16 juillet 1251, la Sainte Vierge apparut à saint Simon Stock d'Angleterre, général de l'Ordre des Carmes, et lui remit le scapulaire en lui déclarant : « Quiconque mourra dans cet habit ne souffrira point les flammes éternelles. » -- De nombreux privilèges ont été accordés par les papes à ceux qui portent le scapulaire et font partie de la Confrérie de Notre-Dame du Mont-Carmel, entrant ainsi en participation des mérites et privilèges de tout l'Ordre des Carmes : ils peuvent en particulier espérer de la Sainte Vierge une prompte délivrance du purgatoire.
-- 17 juillet : *saint Alexis,* confesseur : l'homme de Dieu, le pauvre sous l'escalier (IV^e^-V^e^ siècle). « Alexis, noble entre tous les Romains, se distinguait plus encore par son amour pour Jésus-Christ. Sur un particulier avertissement de Dieu, la première nuit de ses noces, il laissa vierge son épouse, et entreprit le pèlerinage des églises illustres de l'univers.
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Il était resté inconnu dix-sept ans dans ces pérégrinations lorsqu'un jour, à Édresse de Syrie, son nom fut divulgué par une image de la T.S. Vierge. Rentré à Rome et reçu par son père dans sa propre maison comme un pauvre étranger, il y vécut dix-sept autres années sans que personne le reconnût, jusqu'à ce que, sous le pontificat d'Innocent I^er^, il passa au ciel, laissant par écrit l'indication de son nom et des diverses circonstances de sa vie. »
Dom Guéranger : « S'il n'est commandé à personne de suivre les saints jusqu'aux extrémités où les conduit l'héroïsme de leurs vertus, ils n'en demeurent pas moins, du haut de ces inaccessibles sommets, les guides de ceux qui marchent par les sentiers moins laborieux de la plaine (...). Quand la débilité de notre vue nous expose à prendre de fausses lueurs pour la vérité, considérons ces amis de Dieu ; si le courage nous fait défaut pour les imiter en tout dans l'usage de la liberté que les préceptes nous laissent, conformons du moins pleinement notre manière de voir à leurs appréciations : leur vue est plus sûre, car elle porte plus loin ; et leur sainteté n'est autre chose que la rectitude avec laquelle ils suivent sans vaciller, jusqu'à son foyer même, le céleste rayon dont nous ne pouvons soutenir qu'un reflet amoindri. Que surtout les feux follets de ce monde de ténèbres ne nous égarent pas au point de prétendre contrôler à leur vain éclat les actes des saints (...). -- Cinq siècles après la mort pieuse d'Alexis, le Dieu éternel pour qui les distances ne sont rien dans l'espace et les temps, lui rendait au centuple la postérité à laquelle il avait renoncé pour son amour. Le monastère qui sur l'Aventin garde encore son nom joint à celui du martyr Boniface, était devenu le patrimoine commun de l'Orient et de l'Occident dans la Ville éternelle ; les deux grandes familles monastiques de Basile et de Benoît unissaient leurs rameaux sous le toit d'Alexis ; et la semence féconde cueillie à son tombeau par l'évêque-moine saint Adalbert engendrait la foi dans les nations du Nord (...). -- Au moment de votre mort précieuse, une voix puissante retentit dans Rome, ordonnant à tous de chercher *l'homme de Dieu.* Souvenez-vous, Alexis, que la voix ajouta au sujet de cet homme de Dieu qui était vous-même : « *Il priera pour Rome et sera exaucé. *» Priez donc pour l'illustre cité qui vous donna le jour, qui vous dut son salut sous le choc des Barbares ; l'Enfer se vante de l'avoir arrachée pour jamais à la puissance des successeurs de Pierre et d'Innocent : priez, et que le ciel vous exauce à nouveau contre les modernes successeurs d'Alaric. »
*Bienheureuses Thérèse de Saint-Augustin et ses quinze compagnes, religieuses martyres :* Carmélites du couvent de Compiègne décapitées par les révolutionnaires en 1794, sur la place de la Nation à Paris ; elles montèrent à l'échafaud en chantant le psaume 116 : *Laudate Dominum.*
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C'est de leur histoire que s'inspire le chef-d'œuvre de Bernanos : *Dialogue des Carmélites.*
*-- *18 juillet : *septième dimanche après la Pentecôte.*
Mémoire de *saint Camille de Lellis,* prêtre (1550-1614) fondateur de la Congrégation des Serviteurs des infirmes ; patron des hôpitaux et des malades.
-- 19 juillet : *saint Vincent de Paul,* prêtre (1581-1660).
-- 20 juillet : *saint Jérôme Émilien,* prêtre (1481-1537). *Sainte Marguerite* (ou *Marine*)*,* martyre à Antioche de Pisidie vers 255. *Bienheureux Léon-Ignace Mangin,* prêtre de la Compagnie de Jésus et martyr : décapité à Tchou-Kia-ho (Chine) en 1900 avec de nombreux chrétiens chinois.
-- 21 juillet : *sainte Praxède,* vierge III^e^ siècle).
-- 22 juillet : *sainte Marie-Madeleine,* pénitente.
-- 23 juillet : *saint Apollinaire,* évêque et martyr : premier évêque de Ravenne.
-- 24 juillet : *sainte Christine,* vierge et martyre à Bolsène sous Dioclétien.
-- 25 juillet : *saint Jacques le Majeur,* apôtre. Huitième dimanche après la Pentecôte.
-- 26 juillet : *sainte Anne,* mère de la Sainte Vierge.
Dom Guéranger : « L'Orient précéda l'Occident dans le culte public de l'aïeule du Messie. Vers le milieu du VI^e^ siècle, Constantinople lui dédiait une église. Sa mémoire liturgique est trois fois dans l'année : le 9 septembre, en compagnie de Joachim son époux, au lendemain de la nativité de la T. S. Vierge ; le 9 décembre, où les Grecs, qui retardent d'un jour sur les Latins la solennité de l'Immaculée-Conception, célèbrent cette fête sous un titre qui rappelle plus directement la part d'Anne au mystère ; enfin le 25 juillet qui, n'étant point occupé chez eux par la mémoire de saint Jacques le Majeur anticipée au 30 avril, est appelée *Dormition* ou mort précieuse *de sainte Anne, mère de la très sainte Mère de Dieu :* ce sont les expressions mêmes que le Martyrologe romain devait adopter par la suite. -- Si Rome, toujours plus réservée, n'autorisa que beaucoup plus tard l'introduction dans les Églises latines d'une fête liturgique de sainte Anne, elle n'avait point attendu cependant pour diriger de ce côté, en l'encourageant, la piété des fidèles.
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Dès le temps de saint Léon III (795-816) et par son commandement exprès, on représentait l'histoire d'Anne et de Joachim sur les ornements sacrés destinés aux basiliques de Home. L'Ordre des Carmes, si dévot à sainte Anne, contribua puissamment au développement croissant d'un culte appelé d'ailleurs comme naturellement par les progrès de la dévotion des peuples à la Mère de Dieu. Cette étroite relation des deux cultes est rappelée dans les termes de la concession par laquelle, en 1381, Urbain VI autorisait pour le royaume d'Angleterre la fête de la bienheureuse Anne (...). -- Ce fut seulement en 1584 que Grégoire XIII ordonna la célébration de la fête du 26 juillet dans le monde entier sous le rite « double » (...). -- Dans les années 1623, 1624, 1625, au village de Keranna près d'Auray en Bretagne, sainte Anne se manifestait à Yves Nicolazic et lui faisait trouver au champ du Bocenno, qu'il tenait à ferme, l'antique statue dont la découverte allait, après mille ans d'interruption et de ruines, amener les peuples au lieu où l'avaient jadis honorée les habitants de la vieille Armorique... Sainte Anne d'Auray allait compter bientôt parmi les principaux pèlerinages du monde chrétien. »
-- 27 juillet : *saint Pantaléon*, martyr vers 305 : un des « grands martyrs » que célèbre l'Orient. « Noble médecin de Nicomédie, il fut instruit par le prêtre Hermolaü dans la foi de Jésus-Christ. Ayant reçu le baptême, il persuada son père Eustorgius de se faire chrétien lui aussi. Puis il se mit à prêcher dans Nicomédie la doctrine du Seigneur, exhortant tout le monde à l'embrasser. C'était sous l'empire de Dioclétien. On le tortura sur le chevalet, on le brûla au fer rouge ; il supporta tout d'une âme forte et tranquille ; enfin il fut tué par le glaive. »
-- 28 juillet : *sainte Colombe*, vierge et martyre au III^e^ siècle. Son culte est attesté à Sens depuis le VI^e^ siècle. Voir le chef-d'œuvre de Claude Duboscq : Colombe-la-Petite.
*Saints Nazaire, Celse et Victor*, martyrs, et *saint Innocent*, pape et confesseur.
-- 29 juillet : *saint Loup*, évêque de Troyes. Né à Toul vers 383, marié à une sœur de saint Hilaire d'Arles, puis moine à Lérins, il devint évêque de Troyes vers 426 et s'affirma comme « défenseur de la cité » lors de l'invasion des Huns en 451. Il mourut vers 478.
293:155
*Sainte Marthe*, vierge : « Quiconque, écrit saint Grégoire, s'est donné entièrement à Dieu doit avoir soin de ne pas se répandre seulement dans les œuvres, et de tendre aussi aux sommets de la contemplation. Cependant il importe extrêmement ici de savoir qu'il y a une grande variété de tempéraments spirituels. Tel qui pouvait vaquer paisible à la contemplation de Dieu, tombera écrasé sous les œuvres ; tel que l'usuelle occupation des humains eût gardé dans une vie honnête, se blesse mortellement au glaive d'une contemplation qui dépasse ses forces (...). L'Évangile loue Marie, mais Marthe n'y est point blâmée, parce que grands sont les mérites de la vie active, quoique meilleurs ceux de la contemplation. »
*Bienheureux Urbain II*, pape : Eudes de Lagery, né à Châtillon-sur-Marne vers 1040, moine à Cluny en 1073, fut un des collaborateurs de Grégoire VII ; pape en 1088, il continua sur tous les plans l'œuvre du grand pontife ; il prêcha la croisade à Clermont en 1050 et mourut en 1099.
-- 30 juillet : *saints Abdon et Sennen*, martyrs. « Sous l'empereur Dèce (249-251), les Persans Abdon et Sennen furent accusés d'avoir enseveli dans leurs terres le corps de chrétiens jetés à la voirie. On leur commande de sacrifier aux dieux : ils refusent en proclamant fermement la divinité de Jésus-Christ. Dèce les fit arrêter, et revenant à Rome les produisit dans son triomphe, chargés de chaînes. Conduits de force aux idoles de la Ville, ils crachèrent dessus. Pour les punir on les livra aux ours et aux lions, qui n'osèrent pas les toucher. Ils furent tués par le glaive et leurs cadavres traînés devant l'idole du Soleil. Leurs restes furent secrètement enlevés, et ensevelis par le diacre Quirinus dans sa maison. » -- Dernier vendredi du mois.
-- 31 juillet : *saint Ignace de Loyola*, prêtre et confesseur (1491-1556).
*Saint Germain*, évêque d'Auxerre : juriste, haut fonctionnaire, évêque par acclamation populaire, père des pauvres, défenseur de son peuple contre le pouvoir civil, missionnaire, mort à Ravenne vers 478.
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Pour les mois d'août, septembre et octobre, qu'il nous a fallu composer d'un seul coup, nous ne pouvons, faute de temps, donner cette fois-ci que des indications le plus souvent très succinctes. Nous espérons améliorer et développer ce calendrier au fil des années prochaines. ([^134])
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294:155
-- Dimanche 1^er^ août : *neuvième dimanche après la Pentecôte.* Mémoire de *saint Pierre aux liens.*
*-- *Lundi 2 août : *saint Alphonse de Liguori,* évêque, confesseur et docteur.
-- Mardi 3 août : *découverte du corps de saint Étienne,* premier martyr.
-- Mercredi 4 août : *saint Dominique,* confesseur.
-- Jeudi 5 août : *dédicace de sainte Marie aux Neiges.*
*--* Vendredi 6 août : *Transfiguration de Notre-Seigneur.*
*--* Samedi 7 août : *saint Gaëtan,* confesseur.
-- Dimanche 8 août : *dixième dimanche après la Pentecôte.* Mémoire des *saints Cyriaque, Large et Smaragde,* martyrs.
-- Lundi 9 août : *saint Jean-Marie Vianney,* confesseur. Mémoire de la *vigile de saint Laurent.*
*-- *Mardi 10 août : *saint Laurent,* martyr.
-- Mercredi 11 août : *saint Tiburce,* martyr, et *sainte Suzanne,* vierge et martyre.
-- Jeudi 12 août : *sainte Claire,* vierge.
-- Vendredi 13 août : *saints Hippolyte et Cassien,* martyrs. *Sainte Radegonde,* reine et veuve.
-- Samedi 14 août : vigile *de l'Assomption.*
*-- *Dimanche 15 août : *Assomption de la Sainte Vierge,* patronne principale de la France au titre de son Assomption. Aujourd'hui principale fête nationale de la France.
Après la grand-messe ou après les vêpres : *procession du vœu de Louis XIII.* (On fait la procession en chantant les Litanies de la Sainte Vierge ; on peut y ajouter l'hymne « Ave Maris stella » ou un autre cantique en l'honneur de Marie ; puis le psaume 19 avec l'antienne « Sub tuum praesidium confugimus ».)
Dom Guéranger :
« Aujourd'hui, dans toutes les églises de France, a lieu la procession solennelle instituée en souvenir et confirmation du vœu par lequel Louis XIII dédia le royaume très chrétien à la Bienheureuse Vierge Marie.
295:155
« Par lettres données à Saint-Germain-en-Laye, le 10 février 1638, le pieux roi déclarait consacrer à Marie sa personne, son État, sa couronne, ses sujets. « *Nous enjoignons à l'archevêque de Paris,* disait-il ensuite, *que tous les ans, le jour de la fête de l'Assomption, il fasse faire commémoration de notre présente déclaration à la grande Messe qui se dira en son église cathédrale, et qu'après les Vêpres dudit jour il soit fait une procession en ladite église, à laquelle assisteront toutes les compagnies souveraines et le corps de ville avec pareille cérémonie que celle qui s'observe aux processions plus solennelles. Ce que nous voulons aussi être fait en toutes les églises tant paroissiales que celles des monastères de ladite ville et faubourgs et villages dudit diocèse de Paris. Exhortons pareillement tous les archevêques et évêques de notre royaume et leur enjoignons de faire célébrer la Messe solennelle en leurs églises épiscopales et autres églises de leurs diocèses ; entendant qu'à ladite cérémonie les cours de parlement et autres compagnies souveraines, les principaux officiers des villes y soient présents. Nous exhortons lesdits archevêques et évêques... d'admonester tous nos peuples d'avoir une dévotion particulière à la Vierge, d'implorer en ce jour sa protection, afin que sous une si puissante patronne notre royaume soit à couvert de toutes les entreprises de ses ennemis ; qu'il jouisse longuement d'une bonne paix ; que Dieu y soit servi et révéré si saintement que nous et nos sujets puissions arriver heureusement à la dernière fin pour laquelle nous avons tous été créés ; car tel est notre plaisir. *»
« Moins d'un mois après la première fête célébrée conformément aux prescriptions royales, le 5 septembre 1638, naissait d'une union vingt ans stérile celui qui fut Louis XIV. Lui-même devait renouveler la consécration à Marie de la couronne et du sceptre de France (25 mars 1650).
« L'Assomption demeura et elle est toujours, pour ceux que ne séduisent pas des dates de révolte et d'assassinat, la fête nationale de la France. »
L'origine de cette consécration par Louis XIII est dans l'apparition de Notre-Dame de Grâces à Cotignac et dans les inspirations reçues par le Frère Fiacre de Sainte-Marguerite, du couvent des Augustins de Montmartre. Nous raconterons tout cela, s'il plaît à Dieu, l'année prochaine, dans notre numéro 165.
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296:155
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« La commune et pieuse croyance des fidèles est que le corps de la Vierge Marie fut élevé au ciel avec son âme ([^135]). -- La Vierge Marie, a été élevée au-dessus de tous les chœurs des Anges et de tous les Saints du Paradis, comme Reine du Ciel et de la terre parce qu'elle est la Mère de Dieu et qu'elle est, de toutes les créatures, la plus humble et la plus sainte.
« En la solennité de l'Assomption de la Sainte Vierge nous devons :
1° nous réjouir de sa glorieuse Assomption et de son exaltation ;
2° la vénérer comme notre souveraine et notre avocate auprès de son divin Fils ;
3° la prier de nous obtenir la grâce de mener une vie sainte et de nous préparer si bien à la mort que nous méritions d'être assistés et protégés par elle et d'avoir part à sa gloire.
« Nous pouvons obtenir la protection de la T. S. Vierge en imitant ses vertus et spécialement sa pureté et son humilité.
« Les pécheurs doivent avoir une très grande confiance au patronage de la Sainte Vierge parce qu'elle est la mère de miséricorde et le refuge des pécheurs, pour leur obtenir de Dieu la grâce de la conversion.
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-- Lundi 16 août : *saint Joachim*, père de la Sainte Vierge. Mémoire de *saint Roch,* pèlerin.
-- Mardi 17 août : *saint Agapit*, martyr.
-- Mercredi 18 août : *saint Hyacinthe,* confesseur.
-- Jeudi 19 août : *saint Jean Eudes,* confesseur.
-- Vendredi 20 août : *saint Bernard,* abbé et docteur.
-- Samedi 21 août : *sainte Jeanne de Chantal*, veuve.
-- Dimanche 22 août : *Cœur Immaculé de Marie.* Fête étendue à l'Église universelle et élevée au rite double de 2^e^ classe par Pie XII en 1944, qui la fixa au jour octave de l'Assomption. Par cet acte, Pie XII prolongeait la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie, qu'il avait faite en 1942, vingt-cinq ans après les apparitions de Fatima. Voir notre numéro spécial : *La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé* (numéro 38 de décembre 1959). Mémoire du douzième dimanche après la Pentecôte.
-- Lundi 23 août : *saint Philippe Béniti*, confesseur.
-- Mardi 24 août : *saint Barthélémy,* apôtre.
297:155
-- Mercredi 25 août : *saint Louis*, roi de France et confesseur. Voir notre numéro spécial sur saint Louis : numéro 147 de novembre 1970.
-- Jeudi 26 août : *saint Zéphyrin*, pape et martyr.
-- Vendredi 27 août : *saint Joseph Calasanz*, confesseur. *Saint Césaire*, évêque d'Arles. *Saint Amédée,* évêque de Lausanne. Dernier vendredi du mois.
-- Samedi 28 août : *saint Augustin*, évêque, confesseur et docteur.
-- Dimanche 29 août : *treizième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de la *décapitation de saint Jean-Baptiste*.
-- Lundi 30 août : *sainte Rose de Lima*, vierge.
-- Mardi 31 août : *saint Raymond Nonnat*, confesseur.
-- Mercredi 1^er^ septembre : *saint Gilles*, abbé. Mémoire des *douze frères martyrs de Bénévent*.
-- Jeudi 2 septembre : *saint Étienne*, roi de Hongrie et confesseur.
-- Vendredi 3 septembre : *saint Pie X*, pape et confesseur. Voir notre numéro spécial sur saint Pie X : numéro 87 de novembre 1964.
-- Samedi 4 septembre : *saint Marcel*, martyr à Chalon-sur-Saône.
-- Dimanche 5 septembre : *quatorzième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de *saint Laurent Justinien*, évêque et confesseur.
-- Lundi 6 septembre : messe du dimanche précédent.
-- Mardi 7 septembre : idem.
-- Mercredi 8 septembre : *Nativité de la Sainte Vierge*.
Père Emmanuel :
« La naissance de Marie fut une de ces grandes œuvres de Dieu qui s'accomplissent dans le silence. L'homme, souvent, cherche à montrer ses œuvres ; Dieu, le plus souvent, tient cachées ses plus grandes merveilles. Il en est l'auteur et le témoin : cela lui suffit.
Aujourd'hui, en la naissance de Marie, Dieu voyait pour la première fois une naissance pure et sans tache. Tontes les générations, depuis l'origine du monde, avaient porté la souillure du péché d'Adam ; mais aujourd'hui, dans la maison de saint Joachim et de sainte Anne, Dieu fait naître une enfant tout immaculée.
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-- Jeudi 9 septembre : *saint Gorgon*, martyr.
-- Vendredi 10 septembre : *saint Nicolas de Tolentin*, confesseur.
-- Samedi 11 septembre : *saints Prote et Hyacinthe,* martyrs.
-- Dimanche 12 septembre : *quinzième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de la fête du *saint nom de Marie.*
-- Lundi 13 septembre : messe du dimanche précédent.
-- Mardi 14 septembre : *Exaltation de la Sainte Croix.*
*--* Mercredi 15 septembre : *Notre-Dame des Sept Douleurs.* Père Emmanuel :
« Nous comprenons facilement la douleur jointe à la faute, parce qu'alors la douleur est une expiation ou un châtiment ; mais nous avons plus de peine à comprendre la douleur accompagnant l'innocence. Il y a là un mystère qui ne s'explique que par un autre mystère : celui de la Rédemption de Notre-Seigneur.
« L'Imitation nous dit que dans l'amour on ne vit pas sans douleur : sine dolore non vivitur in amore. C'est que l'amour, ici-bas, a la mission de réparer l'offense à Dieu, d'expier le péché, d'en faire pénitence. C'est en Notre-Seigneur qu'il y a le plus grand amour, c'est en lui qu'il y a eu le plus de douleur. Mais après lui, la palme de l'amour est à la T.S. Vierge, c'est pourquoi elle a bu plus largement au calice de la douleur.
« Considérons en particulier les douleurs de la T.S. Vierge. Elles ont commencé peu après l'Incarnation de Notre-Seigneur, et toujours elles sont allées en grandissant jusqu'à l'instant suprême de la mort de Jésus. Durant toutes ces années, combien de fois elle a senti le glaive de douleur que lui avait annoncé saint Siméon ! Combien de fois son âme fut transpercée et son cœur martyrisé ! On compte sept douleurs de la Sainte Vierge, mais qu'il serait facile de compter septante fois sept fois les coups réitérés du glaive dont elle fut blessée !
« Abraham notre père avait levé la main pour frapper Isaac, mais un ange de Dieu l'arrêta : Isaac fut épargné. Dieu n'épargna pas son Fils unique : proprio filio suo non pepercit (Rom. VIII, 32). Il n'épargna pas non plus Marie, sa sainte Mère. Ô mystère de la justice de Dieu, que vous êtes digne d'adoration ! Ô douleurs de Marie, combien vous êtes chères à Dieu, chères à nos âmes ! Obtenez-nous la contrition du cœur, obtenez-nous la sainte humilité, obtenez-nous de vous aimer et d'aimer avec vous Jésus dans le temps et dans l'éternité.
Mercredi des Quatre-Temps de septembre.
299:155
-- Jeudi 16 septembre : *saint Corneille,* pape et martyr, et *saint Cyprien*, évêque et martyr. Mémoire de saintes *Euphémie et Lucie* et de *saint Géminien*, martyrs.
-- Vendredi 17 septembre : *impression des saints stigmates de saint François*. En Belgique : *saint Lambert,* évêque de Maestricht, patron du diocèse de Liège.
Vendredi des Quatre-Temps de septembre.
-- Samedi 18 septembre : *saint Joseph de Cupertino*, confesseur. Mémoire de *saint Ferréol*, martyr à Vienne (Isère) au III^e^ siècle.
Samedi des Quatre-Temps de septembre.
Les Quatre-Temps de septembre sont fixés par la règle suivante le samedi des Quatre-Temps de septembre est celui qui tombe entre le 18 et le 24 septembre.
-- Dimanche 19 septembre : *seizième dimanche après la Pentecôte.* Mémoire de *saint Janvier*, évêque et martyr, *et ses compagnons*, martyrs. -- *Apparition de la Sainte Vierge à La Salette* en 1846.
-- Lundi 20 septembre : *saint Eustache et ses compagnons*, martyrs.
-- Mardi 21 septembre : *saint Matthieu,* apôtre et évangéliste.
-- Mercredi 22 septembre : *saint Thomas de Villeneuve,* évêque et confesseur. Mémoire de *saint Maurice et ses compagnons*, martyrs.
-- Jeudi 23 septembre : *saint Lin*, pape et martyr. Mémoire de *sainte Thècle,* vierge et martyre.
-- Vendredi 24 septembre : *Notre-Dame de la Merci*. -- Dernier vendredi du mois.
-- Samedi 25 septembre : *saint Nicolas de Flüe,* ermite, patron de la Confédération helvétique.
-- Dimanche 26 septembre : *dix-septième dimanche après la Pentecôte.*
*-- *Lundi 27 septembre : *saints Côme et Damien,* martyrs.
-- Mardi 28 septembre : *saint Wenceslas,* duc de Bohème, martyr héros national et patron des Tchèques.
-- Mercredi 29 septembre : *fête de saint Michel et de tous les Anges.*
300:155
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« L'Église célèbre le 29 septembre la fête de saint Michel et de tous les Anges, et le 2 octobre la fête des Anges Gardiens. -- Dans la fête de tous les Anges, l'Église honore spécialement saint Michel parce qu'elle le reconnaît comme le prince de tous les Anges et comme un Ange tutélaire. -- Pour célébrer saintement la fête des Anges nous devons :
1° remercier Dieu de la grâce qu'il leur a faite de rester fidèles, tandis que Lucifer et ses partisans se révoltaient contre lui ;
2° lui demander la grâce d'imiter leur fidélité et leur zèle pour sa gloire ;
3° les vénérer comme les princes de la cour céleste et comme nos protecteurs et nos intercesseurs auprès de Dieu ;
4° les prier de présenter à Dieu nos supplications et de nous obtenir sa divine assistance.
-- Jeudi 30 septembre : *saint Jérôme*, prêtre, confesseur et docteur.
============== fin du numéro 155.
[^1]: -- (1). Cité dans ITINÉRAIRES**,** numéro 153 de mai 1971, page 32.
[^2]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, p. 35.
[^3]: -- (2). Nous avons déjà relevé cette anomalie dans notre numéro de juin (n° 154, p. 15). -- Nous remarquions que la *Documentation catholique* ajoutait : « *La plupart des bulletins diocésains français ont publié, avant le dimanche des Rameaux, les directives que l'on vient de lire. *»*. -- *Nous objections : -- « *Directives *» *sans doute. Mais dont on n'indique nulle part la nature exacte, ni l'autorité, ni l'auteur, ni même la date. Qu'est-ce donc que des* « *directives *» *dont on ne sait ni de qui elles viennent, ni à quelle date elles ont été données ? -- *Il faut et il faudra réitérer la question, aussi longtemps que ces mauvaises mœurs ecclésiastiques n'auront pas été décisivement réformées.
[^4]: -- (1). Voir cette intervention intégralement citée (d'après *La Croix* du 20 mars) et commentée dans ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, pp. 42 et suiv.
[^5]: -- (1). Voir les deux versions de cette Note technique intégralement reproduites dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971, pp. 13-19.
[^6]: **\*** -- MEMENTO : NE PAS CONFONDRE \[figure en encadré, page 18, dans l'original\]
1° *La Note secrète. -- *La Note que nous appelons « secrète » est celle qui, en février ou au début de mars 1971, a été envoyée secrètement aux évêques par la *Commission épiscopale de liturgie que* préside Mgr Coffy. Cette Note secrète est celle qui autorisait les évêques à « utiliser encore la traduction de l'ancien Lectionnaire ». -- Nous publions pour la première fois : le texte intégral de *cette* Note secrète dans : le présent article.
2° *La Note technique. -- *C'est son propre titre : « *Note technique de la Commission de traduction. *» Publiée le 26 mars par *La Croix* dans une version tronquée ; la version originale est du 8 mars. Nous avons publié ses deux versions dans notre précédent numéro (pp. 13-19).
Nous ne savons pas si cette (*Commission* (française) *de traduction* coïncide partiellement, totalement ou nullement avec la *Commission internationale de traduction pour les pays francophones,* également présidée par Mgr Coffy, et avec la *Commission des théologiens :* ces deux dernières ont été mentionnées comme telles, le 19 mars, dans l'intervention du Conseil permanent. Nous ne savons pas non plus si ces trois commissions coïncident partiellement, totalement ou nullement avec la *Commission épiscopale de liturgie.* Le public n'est pas admis à être exactement renseigné sur ces organismes, qui adorent jouer à Fantômas.
[^7]: -- (1). Mais il y en a peut-être d'autres : nous n'avons pas en main la totalité des Bulletins diocésains de langue française. Que nos lecteurs veuillent bien compléter notre documentation sur ce point, s'il y a lieu en nous envoyant toujours *le numéro entier* du Bulletin diocésain.
[^8]: -- (2). Voir là-dessus ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, la note 1 de la page 51.
[^9]: -- (3). ITINÉRAIRES, numéro 153 de mai 1971, p. 39.
[^10]: -- (1). Voir l'instruction de l'évêque d'Annecy dans ITINÉRAIRES, numéro 152 d'avril 1971, pp. 151-153.
[^11]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 152 d'avril 1971, pp. 140-141.
[^12]: -- (2). Reproduite dans la *Documentation catholique* du 19 juillet 1970, p. 656.
[^13]: -- (1). *Documentation catholique* du 15 novembre 1970, p. 1015.
[^14]: -- (2). ITINÉRAIRES, numéro 152 d'avril 1971, p. 141.
[^15]: **\*** -- Tel quel dans l'original : "Il s'agit d'une confusion analogue dans le passage de l'épître aux Philippiens, on rédige un texte qui permet de laisser en suspens cette question : Jésus est-il Dieu ?"
[^16]: -- (1). Nous ne parlons ici que des morts vendéens (hommes, femmes et enfants) car les armées de la République en eurent au moins autant. Il faut préciser que le pays insurgé comptait 600 000 habitants.
[^17]: -- (1). Mme de Bonchamps donnera une robe blanche.
[^18]: -- (1). Il n'est pas inutile de garantir l'authenticité des faits rapportés ci-dessus et qui ont été cités par tous les auteurs sérieux.
[^19]: -- (1). Nous avons traité cette question dans le deuxième chapitre de notre livre sur Couperin (Éditions du Sud-Est, Lyon).
[^20]: -- (1). Nous pensons que c'est le frère du fameux révolutionnaire.
[^21]: -- (1). Souligné dans le texte.
[^22]: -- (1). Discours au Séminaire Lombard, 7 décembre 1968 (*Doc.* *cath*., 5 janv. 1969, p. 12).
[^23]: -- (1). Discours du 24 février 1966 à l'ICAR ; cité par le P. Philippe de la Trinité dans *Pour et contre Teilhard de Chardin penseur religieux* (Éditions Saint-Michel, 53 Saint-Céneré, 1970), pp. 22 et 177, d'après *La Croix* du 28 février et L'Avvenire d'Italia du 26.
[^24]: -- (2). *Réflexions sur la Conversion du Monde,* 9 octobre 1936 (*Œ*. IX, 166) : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espérances célestes du Christianisme que si préalablement le Christianisme se convertit (pour les diviniser) aux espérances de la Terre. » Et « Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux », 6 janvier 1919, dans *Cahiers T. Ch.,* IV, 20. C'est par pure commodité d'écriture que je fais une seule phrase de fragments d'origine distincte : la pensée de Teilhard n'en est pas altérée. Voir aussi « La Parole attendue »*,* 31 octobre 1940 (*Cah. T. Ch.,* IV, 22-29) et nombre d'autres textes.
[^25]: -- (1). *L'exigence œcuménique* (Albin Michel, 1968), p. 7. Souligné dans le texte.
[^26]: -- (2). *Ibid.,* p. 20 ; souligné dans le texte. Formule qui faisait aussi la bande du volume : signe de l'importance que le pasteur Boegner y attachait.
[^27]: -- (3). Il soutint Loisy aussi longtemps qu'il le put et, celui-ci ayant rompu avec l'Église, lui resta fidèle de cœur, et sans doute aussi, de pensée, dans une mesure difficile à déterminer : voir sur ce point Émile POULAT, *Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste* (Casterman, 1962), pp. 448-484. -- C'est lui aussi qui, en octobre 1914, adressa à Mgr Ferrata, secrétaire d'État de Benoît XV, le fameux *Mémoire confidentiel* qui dénonçait les méfaits de l'intégrisme, mémoire vraisemblablement dû à la plume de l'abbé Birot reproduit presque intégralement dans Jean MADIRAN, *L'intégrisme histoire d'une histoire* (Nouvelles Éditions Latines, 1964), pp. 27-56 ; voir aussi, Émile POULAT, *Intégrisme et catholicisme intégral* (Casterman, 1969), pp. 515-523.
[^28]: -- (4). Fallot à l'abbé Birot, 3 novembre 1894 : « Vous savez construire, vous, mais vos moellons sont parfois bien mauvais. Nous disposons souvent, nous autres, de pierres de granit, et nous ne savons qu'en faire. (...) Les protestants que je souhaite seront de vrais protestants, nettement convaincus de leur mission particulière, qui est de faire éclore dans toute sa puissance l'individualité humaine, mais ces protestants, très protestants d'allure et de tempérament, répudieront une fois pour toutes les détestables préjugés qui les ont empêchés de contempler et d'admirer l'œuvre de Dieu dans l'Église catholique. Bien plus, ils comprendront que les vertus individuelles ne suffisent pas à donner à la piété toute son ampleur et que, si le protestantisme a eu le secret de toutes ces vertus-là, c'est le catholicisme qui a conservé le privilège des *vertus sociales*, de ces vertus toutes faites de subordination volontaire qui sont le seul ciment efficace des sociétés durables. » (*L'exigence œcuménique,* p. 20). -- C'est par erreur que p. 19 le pasteur Boegner dit l'abbé Birot « alors vicaire général de Mgr Mignot ». La nomination de Mgr Mignot à l'archevêché d'Albi et le choix qu'il fit à son arrivée de l'abbé Birot comme vicaire général sont l'une et l'autre de 1900 : voir *Alfred Loisy, sa vie, son œuvre,* par Albert HOUTIN et Félix SARTIAUX, manuscrit annoté et publié avec une Bibliographie Loisy et un Index Bio-Bibliographique par Émile POULAT (Éditions du Centre National de la Recherche scientifique, 1960), pp. 331 et 382.
[^29]: -- (1). *Op. cit.,* pp. 314-316.
[^30]: -- (1). *L'exigence œcuménique,* p. 291, sans autre référence qu'*Informations catholiques internationales.*
[^31]: -- (1). Interview réalisée par Pierre Deville, parue dans *Valeurs actuelles*, n° 1.796 du 3 mai 1971 (C'est nous qui soulignons).
[^32]: -- (1). Propos tenus à la Télévision française, et rapportés en ces termes par l'hebdomadaire *Pariscope,* n° 15 du 5 mai 1971.
[^33]: -- (2). C'est du moins ce que révélait André Bessèges dans *La France catholique* dès le 29 octobre 1970. Et il a été le seul, à notre connaissance, à en parler.
[^34]: -- (1). Commission également placée sous la direction du Ministère des Affaires Culturelles, mais qui n'entretient apparemment aucun rapport avec la *Commission d'avances sur recettes,* ni ne pratique avec elle le moindre échange de vues. Pourquoi ?
[^35]: -- (1). Propos tenus à « France-Inter », lors d'une émission animée par Michel Polac et consacrée aux problèmes de la censure.
[^36]: -- (1). Nous apprenons que l'émission hebdomadaire *Post-scriptum* vient d'être « mensualisée » par décision du Conseil d'Administration de l'O.R.T.F., garant aux termes des statuts « de la moralité et de la qualité des programmes ». -- *Le Monde* du 11 mai cite intégralement le texte de cette « *directive *», où l'on peut lire notamment : *Le Conseil d'Administration a examiné les problèmes posés, d'une part, par l'annonce, au cours des journaux parlés et télévisés, d'un film* « *interdit aux moins de dix-huit ans *»* -- annonce accompagnée, à la télévision, d'extraits de ce film, --, et, d'autre part, par la diffusion en direct d'un débat sur l'inceste organisé dans le cadre d'un magazine littéraire, à l'occasion de la publication du scénario de ce film.*
*A la suite de ces émissions, qui sont apparues à beaucoup, comme scandaleuses, le Conseil d'Administration croit nécessaire de rappeler et de préciser les directives qu'il a données aux Responsables de l'Office* (*...*) *Il souligne à cette occasion que l'O.R.T.F., établissement d'État assurant un* « *service public national *»*, ne saurait, par aucune de ses émissions, heurter délibérément la sensibilité ou les convictions profondes du public et, moins encore, ignorer la loi ou inciter à la violer* (*...*). *-- *Informé de cette décision, Michel Polac aurait déclaré qu'il préférait abandonner sa collaboration « vieille de quinze ans » avec l'O.R.T.F. Nous doutons grandement pour notre part que la disparition de Michel Polac et de son équipe soit de longue durée ; trop de complicités, trop d'habitudes... Il convenait toutefois de signaler cette décision que nous n'hésitons pas à qualifier de *sanitaire*. Mais Guy Lux va-t-il remplacer Polac ?
[^37]: -- (1). *Correspondance,* Lettre à Burgh, dans Spinoza, *Œuvres complètes,* édit. de la Pléiade, p. 1346.
[^38]: -- (2). *Éthique,* III° Partie, début, p. 467.
[^39]: -- (1). *Éthique,* I, appendice, p. 405.
[^40]: -- (2). *De la réforme de l'entendement, Œuvres,* p. 158.
[^41]: -- (1). *Op. cit.,* p. 161.
[^42]: -- (2). *Op. cit.,* p. 162.
[^43]: -- (3). *Ibid.*
[^44]: -- (4). *Ibid.*
[^45]: -- (5). Spinoza rejoint Épictète, pour qui « le commencement de la philosophie est la conscience de sa propre impuissance et de l'impossibilité de lutter contre la nécessité ».
[^46]: -- (1). Nietzsche, *La Volonté de puissance,* I, p. 89, n° 165.
[^47]: -- (2). Et c'est en ce sens que philosopher, pour Socrate, consiste à apprendre à mourir.
[^48]: -- (3). Nietzsche, *La Volonté de puissance,* I, p. 44, n° 41 : « Je considère tous les philosophes du passé comme de méprisables libertins cachés sous le capuchon de Dame Vérité ».
[^49]: -- (1). Cf., par exemple, ce qu'il dit de Kant, *op. cit.,* p. 44, n° 42 etc.
[^50]: -- (1). Nietzsche, *La Volonté de puissance,* 1, p. 67, n° 102 : « Nous croyons à la raison, mais c'est la philosophie des concepts gris... ».
[^51]: -- (1). Durkheim veut nous faire croire que c'est la vie en commun qui fait surgir la raison. N'est-ce point plutôt la raison elle-même qui a permis aux hommes de vivre en société ? Parce qu'au préalable, ils se distinguaient ontologiquement des animaux, les humains ont constitué des sociétés. En retour, la vie communautaire a incontestablement contribué pour une très large part, au développement de la raison, lequel ne se serait pas effectué de la même manière ni aussi aisément, si, hypothèse improbable, l'homme avait vécu solitaire. Le fait d'avoir besoin de « vérités communes » pour pouvoir vivre ensemble a sans doute contribué à faire comprendre que la vérité devait être universelle. -- Le rapport entre la raison et la société se présente, à certains égards, comme un rapport dialectique, impliquant une causalité réciproque. L'homme, parce que radicalement raisonnable, fait surgir la vie en société, laquelle, en retour, contribue efficacement à développer les germes de rationalité qui avaient donné naissance à la collectivité.
[^52]: -- (1). Actes de Léon XIII, cf. tome VII, p. 283.
[^53]: -- (1). Éditorial d'ITINÉRAIRES, numéro 60 de février 1962, page 15 : « Réunis sous la direction du Souverain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se convertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. »
[^54]: -- (1). Traduction (revue sur le texte latin) de la *Documentation catholique. -- *Nous aurions traduit pour notre part, avec croyons-nous plus de précision : « ...soit exposée et *étudiée* selon la méthode *postulée* par les circonstances *actuelles *»*.*
[^55]: -- (1). Le futur secrétaire d'État de Paul VI, qui était alors archevêque-coadjuteur de Lyon, fort clairvoyant, ou plutôt, déjà exactement informé des pensées montiniennes, et déjà sans doute membre actif du clan, tenait pour la version vernaculaire de ce passage ; et il la donnait pour une définition de la tâche doctrinale assignée au concile. Voir notre « Journal écrit pendant un synode », dans ITINÉRAIRES, numéro 138 de décembre 1969, pp. 174-175.
[^56]: -- (1). Saint Jean, XVIII, 36-37. -- Voyez l'Évangile de la fête du Christ-Roi au dernier dimanche d'octobre ; ou la Passion selon saint Jean au Vendredi-Saint.
[^57]: -- (1). On peut se reporter à notre essai sur la vie spirituelle *Sur nos routes d'exil, les béatitudes* (Nouv. Édit. latines, 1960).
[^58]: -- (1). *Le Journal La Croix*, 29-30 novembre 1970.
[^59]: -- (1). Ces raisons n'ont pas frappé le Cardinal Journet qui, parlant de la Papauté « *trahie par certains de ses dépositaires *» explique pourquoi de nos jours « ce danger est aboli » du fait de la réduction considérable des possessions temporelles. Le danger a pris une autre forme, voilà tout. (Voir l'*Église du Verbe Incarné* t. II, p. 840.)
[^60]: -- (2). « Heureusement nous autres nous avons le Pape, à la différence des Protestants » me répondait avec intrépidité une bonne chrétienne, « inconditionnelle » des rites nouveaux, à qui j'expliquais mon refus des messes polyvalentes. Cette parole qui exprimait un sursaut de la foi, il serait impie de l'affaiblir d'aucune manière, mais il est utile et chrétien de chercher à l'expliciter correctement. -- *Heureusement nous avons le Pape,* pour garder dans l'Église la doctrine et les sacrements, pour paître tout le troupeau du Seigneur, agneaux et brebis, prélats et simples fidèles, pour guider et corriger ce troupeau soit par les décisions infaillibles du Magistère extraordinaire, soit plus généralement par les actes du Magistère ordinaire qui se tiennent dans la continuité de la Tradition. -- *Heureusement nous avons le Pape,* non pour méditer à notre place les mystères de la foi, mais pour être éclairés et défendus dans notre méditation personnelle par son enseignement qui est assisté de l'Esprit de Dieu ; non pour exercer à la place des évêques et des prédicateurs le ministère qui leur incombe, mais pour leur permettre d'accomplir ce ministère dans la vérité, sans faire de faux-pas ni égarer les âmes. -- *Malheureusement nous avons quelquefois de mauvais Papes* pour trahir, dans une certaine mesure, l'Église et la Papauté ; mais leur trahison a nécessairement des bornes car ils sont préservés de pouvoir enseigner formellement l'hérésie. Même avec de mauvais Papes le chrétien ne fait pas fausse route quand il suit celles de leurs prescriptions qui se situent dans la ligne de la Tradition de l'Église ; car dans des prescriptions de cet ordre les mauvais Papes ne sont pas mauvais mais bons et bienfaisants. -- *Heureusement nous avons le Pape,* non pour nous empêcher d'ouvrir les yeux en obéissant et pour nous imposer l'horrible déformation d'une obéissance qui refuse ou qui néglige d'y voir clair ; non pour nous interdire jamais aucune résistance, quel que soit le contenu de l'ordre donné ou la forme dans laquelle il est donné ; non pour nous épargner toute épreuve dans l'obéissance ; mais d'abord pour nous épargner l'épreuve qui serait intenable d'être privés, dans les choses mêmes du Christ, d'un Vicaire visible, universel, infaillible ; ensuite pour nous permettre de garder la paix, même lorsque notre obéissance est mise à très rude épreuve, parce que nous devons résister à des mesures ou à des ordres qui induisent à pécher, soit qu'ils s'opposent aux vertus morales, soit qu'ils s'opposent dans une certaine mesure à la foi elle-même en négligeant par exemple de réprimer les hérésies. La résistance ne ferait perdre la paix que si les ordres ou les mesures qui exigent notre refus étaient à la fois interdits par Dieu au titre où il parle par sa loi naturelle ou révélée, et prescrits par Dieu au titre où il parle par son Vicaire. Nous serions voués alors à un conflit insoluble. Mais nous sommes assurés par avance que cela ne peut se produire. Lorsqu'en effet le Pape ordonne, ou omet de condamner alors que cela est requis, des actes gravement coupables, qui sont contraires soit à la morale, soit même, à certains égards, à la sauvegarde de la foi, il n'agit plus comme Vicaire du Christ. Ce n'est plus Jésus-Christ qui parle par sa bouche. Lui résister alors ce n'est pas résister à Jésus-Christ ; c'est au contraire obéir à Jésus-Christ ; c'est de plus honorer la dignité du Vicaire de Jésus-Christ que de ne pas lui céder sur un point où il déshonore cette dignité. (Et parce que nous rendons honneur à sa dignité, serait-ce de cette façon inattendue, notre attitude est respectueuse et filiale.) Agir ainsi c'est être en accord à la fois et avec le Seigneur et avec son Vicaire parmi nous, en cela du moins où il relève certainement du Seigneur. En cet accord réside la paix même si la résistance demeure pénible. -- *Heureusement nous avons le Pape :* si nous le reconnaissons pour ce qu'il est, si nous sommes pieusement dociles à son égard, alors les biens de l'Église les plus magnifiques sont assurés dans notre vie et dans notre âme, en particulier la vraie dévotion à la Vierge et le vrai culte de l'Eucharistie. Il reste que ces biens, propres à l'Église catholique, sont infiniment au-dessus du Pape qui en est le gardien. Nous ne mettons pas sur le même plan la Vierge, l'Eucharistie, le Pape. La docilité au Pape, aussi pieuse soit-elle, implique toujours la clause : *le Saint Sacrement premier servi et la vraie dévotion à Notre-Dame maintenue.* Oremus pro Pontifice nostro... *Prions pour notre Pape, et commençons par garder la Messe avec les rites traditionnels conservés par tous les Papes. -- *Sur ces questions, voir Journet : *Le Message Révélé* (Desclée de B. 1964) le chap. IV. -- Signalons encore nos articles d'ITINÉRAIRES 1970 : *La certitude dans l'Église* et *Sans mauvaise conscience.* \[36:145-07-70 et 8:148-12-70\]
[^61]: -- (1). Voir notre étude *La Grâce de Dieu et l'Épître aux Romains* (ITINÉRAIRES, avril 69).
[^62]: -- (1). Pascal, *Mystère de Jésus,* Pensées n° 553 de l'édit. de Brunschvicg.
[^63]: -- (1). Un mot sur la *mise à jour* et sur ce qui reste possible (et requis), même en pleine Révolution moderniste. -- *Garder intact,* non pas au sens d'immobilité pétrifiée et de routine morte, mais au sens de permanence ordonnée et vivante. Mais en période de Révolution, garder intact signifie ne pas se lancer dans des adaptations d'ensemble pour la raison obvie que l'autorité qui préside à l'ensemble est inexistante, à moins qu'elle ne se soit rendue complice du désordre ; dès lors nous en tenir aux adaptations limitées à la petite sphère de notre autorité réelle ; mais, dans ces limites, en vertu de l'attachement fervent et sage à la Tradition, ne pas être timoré pour faire les adaptations qui sont requises par la vie même de la Tradition. Même en période de Révolution liturgique, par exemple, je ne vois pas pourquoi le maintien fidèle, non seulement du latin, mais des formulaires latins antérieurs à Paul VI, m'interdirait de faire attention à la diversité des assemblées chrétiennes qui demandent de participer au culte liturgique ; je ne vois pas pourquoi, célébrant la Messe, par exemple pour des bambins peu préparés et privés de Missel, je devrais m'abstenir de dire, avant l'oraison et la postcommunion en latin un mot d'introduction en français qui leur permettra de mieux s'unir à ces grandes prières. En revanche, je ne dirai pas un mot de français depuis la fin du sermon jusqu'à la postcommunion, le sermon devant être assez bref et assez recueilli pour les tenir en prière pendant toute la suite de la Messe dont le texte latin n'a pas à être entrecoupé. -- En période de Révolution *garder intacte* la Tradition ne signifie pas : ne pas vivre, mais vivre dans l'ordre -- (dans l'ordre limité à notre *petit fortin,* qui se tient en liaison avec les fortins d'alentour) -- puisque l'ensemble du territoire est systématiquement livré à l'anarchie. Vivre dans l'ordre, même à l'intérieur de limites étroites, c'est tout le contraire de somnoler, grogner sans rien faire, se consumer de rage impuissante et de dégoût. C'est faire, dans les limites que nous impose la Révolution, le maximum de ce que nous pouvons faire pour vivre de la Tradition avec intelligence et ferveur. *Vigilate et orate*.
[^64]: -- (1). Voici le texte de l'Hymne de la Dédicace, selon le rite dominicain, à l'office des Vêpres et des Matines :
Urbs Jerusalem beata / Dicta pacis visio / Quae construitur in cælis / Vivis ex lapidibus / Et, Angelis coronata / Ut sponsata comite. / Nova veniens e caelo / Nuptiali thalamo, / Praeparata ut sponsata / Copuletur Domino. / Plateae et muri ejus / Ex auro purissimo / Portae nitent margaritis / Adytis patentibus, / Et virtute meritorum / Illuc introducitur / Omnis qui hoc Christi nomen / Hic in mundo premitur. / Tunsionibus pressuris / Expoliti lapides / Suis coaptantur locis / Per manus Artificis. / Disponuntur permansuri / Sacris aedificiis
Ville de Jérusalem bienheureuse / Dénommée vision de paix / Qui se construit dans le ciel / Avec des pierres vivantes / A qui les Anges font une couronne
Comme à l'épouse le cortège des filles d'honneur. / Nouvelle et venue du ciel / Pour l'intimité des noces, / Préparée comme l'Épouse, / Qu'elle soit unie au Seigneur. / Ses parvis et ses remparts / Sont tout entiers d'or pur. / Resplendissante de pierres précieuses, les portes / Sont ouvertes à deux battants sur le sanctuaire, / Et par la vertu de ses mérites / C'est là que pénètre / Celui qui pour le nom du Christ / Supporte de souffrir ici-bas. / A grands coups taillées par le ciseau / Et polies à merveille, les belles pierres / Sont placées chacune en son lieu / Par la main du Maître d'œuvre. / Elles sont disposées pour demeurer sans fin / Dans l'édifice de toute sainteté.
[^65]: -- (1). Voir dans la prière d'avant la Consécration : *Hanc igitur oblationem,* les paroles : diesque nostros *in tua pace* disponas.
[^66]: -- (1). Col. 3, 14.
[^67]: -- (2). I Cor. 16, 24. Ma charité est avec vous tous dans le Christ Jésus.
[^68]: -- (3). I Jean 4, 16.
[^69]: -- (4). Rom. 5, 5.
[^70]: **\*** -- Le présent article avait été publié, non sans quelques modifications de la version originale, dans *La vie spirituelle,* mai 1951, pp. 472-488. \[encadré, p. 218, dans l'original -- 2002\]
[^71]: -- (5). Otium sanctum quaerit charitas veritatis ; negotium justum suscipit necessitas charitatis. De Civ. Dei 19, 19.
[^72]: -- (6). Ps. II, 2. Les fidèles disparaissent d'entre les enfants des hommes. On se dit des mensonges les uns aux autres ; on parle avec des lèvres flatteuses et un cœur double.
[^73]: -- (7). *Pensées*. Édition Brunschvicg ou Giraud. N° 100.
[^74]: -- (8). Luc 3, 10-14. Et les foules l'interrogeaient disant : « Que devons-nous donc faire ? » Il répondait et leur disait : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même. » Il vint aussi des publicains pour être baptisés, et ils lui dirent : « Maître que devons-nous faire ? » et il leur dit : « N'exigez rien en plus de ce qui vous a été fixé. » Des gens du service armé lui demandaient aussi : « Et nous, que devons-nous faire ? » Et il leur dit : « Ne molestez personne. Ne dénoncez pas faussement. Et contentez-vous de votre paye. »
[^75]: -- (9). I Cor. 7, 20. Que chacun demeure dans la condition où l'appel divin l'a trouvé.
[^76]: -- (10). I Jean 4, 9-10.
[^77]: -- (11). Jean 1, 14.
[^78]: -- (12). Jean 14, 6. Je suis la Voie, la Vérité, la Vie.
[^79]: -- (13). Jean 18, 37. « Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. » -- Jean 8, 38. « Ce que j'ai vu auprès du Père, je le dis. » (Cf. Jean 1, 18.)
[^80]: -- (14). Ps. 24, 10. Tous les sentiers de Yahweh sont miséricorde et fidélité, pour ceux qui gardent son alliance et ses commandements. -- Ps. 88, 15. La justice et l'équité sont le fondement de ton trône ; la bonté et la fidélité se tiennent devant ta face. -- Ps. 107, 5. Car ta bonté s'élève au-dessus des cieux et ta fidélité jusqu'aux nues. -- Michée 7, 20. Vous ferez voir à Job votre fidélité, à Abraham la miséricorde, que vous avez jurée à nos pères dès les jours anciens. -- Tob. 3, 2 \[Tobie\] : Vous êtes juste Seigneur ; justes sont tous vos jugements, et toutes vos voies sont miséricorde, vérité et justice. -- Ps. 39, 12. Toi Yahweh, ne me ferme pas tes miséricordes ; que ta vérité et ta bonté me gardent toujours. -- Ps. 56. 4. Dieu m'enverra du ciel le salut : Dieu enverra sa bonté et sa vérité.
[^81]: -- (15). Ps. 115, 1 ; Rom. 3, 4 : Omnis homo mendax.
[^82]: -- (16). Nous pouvons transporter de cette façon les invitations si hardies : Lévit. 11, 44 ; 19, 2. Soyez saints parce que je suis saint. -- Matt. 4, 48. Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
[^83]: -- (17). Telle est, en substance, l'interprétation que propose S. Augustin du verset Ps. 84, 12. La vérité germera de la terre et la justice regardera du haut du ciel.
[^84]: -- (18). Jean 18, 37-38. \[Jésus\] : « Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : pour rendre témoignage à la vérité : quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs et il leur dit : « Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui... ».
[^85]: -- (19). Ps. 35, 6 ; Ps. 56, 11. Car ta fidélité atteint jusqu'aux cieux, et ta vérité jusqu'aux nues.
[^86]: -- (20). Ps. 116, 2.
[^87]: -- (18). Jn 18, 37-38.
[^88]: -- (21). Jean 18, 39. Mais c'est la coutume qu'à la fête de Pâque je vous délivre quelqu'un. Voulez-vous que je vous délivre le roi des Juifs ? -- Jean 19, 12. Dès ce moment, Pilate cherchait à le délivrer. \[Après avoir affirmé à plusieurs reprises : « Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. » (18, 38 ; 19, 4, 6.) \]
[^89]: -- (22). Matt. 27, 24-25. Or, Pilate, voyant qu'il n'avançait à rien, mais que plutôt le tumulte augmentait, prenant de l'eau, se lava les mains en présence de la foule en disant « Je suis innocent de ce sang : à vous de voir ». Tout le peuple répondit : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »
[^90]: -- (23). II Thess. 2, 9-10. Son avènement à lui \[l'impie\] se produira par l'action de Satan, parmi toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges menteurs, et parmi toutes les séductions de l'iniquité pour ceux qui se perdent faute d'avoir accueilli l'amour de la vérité (caritas veritatis) qui les sauverait.
[^91]: -- (24). I Cor. 13, 6. La charité se réjouit de la vérité. -- La joie étant conscience d'être, la charité contient elle-même la vérité dont elle se réjouit. La charité communique la vérité, enveloppée de joie.
[^92]: -- (25). Ps. 50, 8. Voici que tu aimes la vérité, et que tu m'as communiqué le mystère de ta sagesse. -- II Cor. 4, 13. J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé.
[^93]: -- (26). Eph. 4, 20-21. Mais ce n'est pas ainsi que vous avez appris le Christ, si vraiment vous l'avez entendu et si vous avez été instruits par lui, selon que la vérité se trouve en Jésus.
[^94]: -- (27). Jean 15, 3. Déjà vous êtes purs à cause de la parole que je vous ai annoncée.
[^95]: -- (28). Matt. 5, 16.
[^96]: -- (29). Matt. 6, 6-8.
[^97]: -- (30). Matt. 5, 14.
[^98]: -- (31). I Pet. 2, 9.
[^99]: -- (32). Matt. 24, 24.
[^100]: -- (33). Matt. 17, 20.
[^101]: -- (34). Luc 18, 8.
[^102]: -- (35). Marc 12, 14.
[^103]: -- (36). Jean 5, 22. Le Père même ne juge personne, mais il a donné au Fils le jugement tout entier.
[^104]: -- (37). Jean 8, 38. Cf. 1, 18.
[^105]: -- (38). Jean 6, 38. Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui m'a envoyé. -- Jean 5, 37 ; 8, 18. Le Père lui-même témoigne de moi. -- Jean 8, 50. Pour moi, je n'ai pas souci de ma propre gloire : il est quelqu'un qui en prend soin et qui fera justice. -- Jean 17, 5. Père rends-moi la gloire que j'avais auprès de toi, avant que le monde fût.
Ces quelques versets, entre bien d'autres, rappellent que Jésus se réfère constamment au Père, comme Principe, comme Témoin, comme Terme.
[^106]: -- (39). Jean 14, 8.
[^107]: -- (40). Jean 14, 9.
[^108]: -- (41). Matt. 6. 33.
[^109]: -- (42). La foi doit ôter toute timidité puisqu'elle donne de faire des œuvres qui surpassent celles de Jésus lui-même (Jean 14, 12).
[^110]: -- (43). Ainsi aimait à s'exprimer la bienheureuse Marie de l'Incarnation.
[^111]: -- (44). Jean 17, 17.
[^112]: -- (45). Jean 16, 14 ; Philip. 1, 19. -- Dans les Actes : Baptême dans l'Esprit Saint équivaut à Baptême de Jésus.
[^113]: -- (46). Jean 15, 26-27 ; Matt. 10, 20 ; Rom. 8, 9-11.
[^114]: -- (47). I Jean 5, 6. Et c'est l'Esprit qui rend témoignage, parce que l'Esprit est la Vérité.
[^115]: -- (48). Jean 16, 13.
[^116]: -- (49). Jean 14, 17.
[^117]: -- (50). Jer. 31, 29.
[^118]: -- (51). Jean 4,42. -- S. Thomas, dans son beau commentaire, montre que le progrès de la foi est lié à ce fait que Dieu opère dans l'âme d'une manière plus immédiate : l'action divine apparaît elle-même, et non plus voilée dans la médiation des signes.
[^119]: -- (52). Ps. 11, 2. Quoniam diminutae sunt veritates a filiis hominum.
[^120]: -- (1). « Regnum Dei semper fuit : quare petimus veniat ? » saint Thomas d'Aquin, *Le Pater et l'Ave* (35)*,* Collection Docteur Commun, Nouvelles Éditions Latines (texte latin et traduction française en regard).
[^121]: -- (1). Éditions Montalza (au Club du Livre civique).
[^122]: -- (1). Dans son numéro suivant, daté des 1^er^ et 2 juin, *Le journal la croix* a publié une autre « information », ne reprenant que deux des quatre contre-vérités précédentes, -- mais dissimulant avec toujours autant de soins que cette « marche » était un pèlerinage de prière et de pénitence : « *Comme ils l'avaient déjà fait l'an dernier, 1500 catholiques traditionalistes de divers pays ont* « *marché *» *dimanche après-midi, à Rome, fête de la Pentecôte, entre Sainte-Marie- Majeure et Saint-Pierre de Rome. Ils entendaient manifester leur désaccord avec l'église de Vatican II, en demandant principalement le retour à la messe en latin selon le missel du pape Pie V. Ils entendaient aussi protester contre les* « *excès d'œcuménisme *» *de l'Église catholique et contre les relations que le Saint-Siège entretien avec les gouvernements communistes. Paul VI a refusé de les recevoir en audience. *»
[^123]: -- (1). Plus souvent l'adresse indiquée est : « Largo Chigi ». Un *largo* est une petite place. Celle-ci est quasiment imperceptible sous ce nom ; elle est au bout de la via di Santa Maria in Via, à l'endroit où elle débouche sur la Via del Tritone.
[^124]: -- (1). *Cf.* par exemple *Il Tempo* du 31 mai *:* «* Il nucleo piu numeroso era costituito dalle associazioni cattoliche francesi* (...). *Erano piu di seimilia persone, fra le quali anche molti fanciulli... *»
[^125]: **\***-- Cf. 258:156-09-71.
[^126]: -- (1). Selon *Vigilia romana* de mai 1971 *:* «* Il PERC è retto da un Segretario Generale composto di cinque membre di Gui uno nella qualità di Segretario Generale ne è il Capo. *»
[^127]: -- (2). Le Dr Antico est à Rome l'animateur du groupe *Civiltà cristiana* et le co-directeur du mensuel *Vigilia romana*.
[^128]: -- (3). Représentant de la *Hermandad Sacerdotal Española*.
[^129]: -- (4). Représentant de la *Hermandad Sacerdotal Mexicana*.
[^130]: -- (5). Toutes ces précisions sont littéralement extraites du numéro déjà cité de *Vigilia romana*, pp. 8 et 9. -- Elles sont largement concordantes avec les indications qu'avait données le P. Barbara dans le supplément (feuilles vertes centrales) du numéro 16 de sa revue bimestrielle *Forts dans la Foi.* On y lisait que le matin du 24 novembre 1970 s'était tenue à Paris, « *à l'initiative de M. l'abbé Coache et du Père Barbara *», « *une réunion constitutive d'un Secrétariat international pour la coordination des mouvements qui luttent pour la défense de la Foi catholique *». La constitution du PERC avait été décidée à l'unanimité des délégations venues d'Allemagne, d'Autriche, d'Espagne, d'Italie et du Mexique. «* Le T.R.P. Saenz y Ariaga* (*Mexique*) *et le Docteur Antico* (*Rome*) *qui venaient d'accomplir une tournée préparatoire en Amérique du Nord et en Amérique du Sud apportaient l'accord de principe des Associations traditionalistes des deux Amériques. *» Le P. Barbara précisait que le but du PERC était non seulement d' « informer » les Associations membres, mais encore de « *coordonner leurs efforts *» et de « *décider des actions communes *».
[^131]: -- (1). La publicité commerciale est *mortelle*, plus ou moins rapidement mais certainement, pour la presse imprimée. *Mortelle* pour sa liberté, et finalement *mortelle* pour son existence. Vous pouvez le constater : plus augmente le volume de la publicité commerciale dans les journaux, et plus leur nombre diminue. Nous avons expliqué pourquoi à nos lecteurs en un temps où nous étions à peu près seuls à l'expliquer. Voir notre numéro 58 de décembre 1961, pages 137 à 140 ; notre numéro 62 d'avril 1962, pages 235 à 238 ; notre numéro 67 de novembre 1962, pages 339 à 341. -- Maintenant cette situation est largement connue du public. *La Croix* a une fois de plus dénoncé cette situation (qu'elle subit sans savoir comment y échapper) dans son numéro du 19 mai dernier : « *On arrive à une inversion des facteurs qui président à l'édition d'un journal. Un journal était autrefois un moyen d'information qui avait besoin de publicité pour équilibrer sa gestion. Il tend à devenir un support publicitaire qui a besoin d'être lu pour justifier son audience. *» (Les quatre derniers mots signifient : pour prouver à ceux qui donnent de la publicité que le journal a beaucoup de lecteurs.) Les faits montrent de plus en plus chaque jour qu'il n'y a aucun moyen d'en sortir à partir du moment où on accepte d' « avoir besoin de la publicité » pour équilibrer son budget. Celui qui paye devient tôt ou tard celui qui commande. La publicité commerciale règne indirectement sur la presse, la domestique, fût-ce sans le vouloir, la discrédite, la pousse aux fusions, aux concentrations, à l'uniformité, bref à la disparition. *La seule position morale, qui* *est aussi la seule viable à la longue, est qu'un journal soit payé uniquement par ses lecteurs.*
[^132]: -- (1). On sait que Bonaparte avait fait occuper Rome le 10 février 1798 et y avait fait proclamer l'abolition de la papauté par le général Berthier, en ces termes dignes de mémoire : « *Depuis quatorze cents ans, l'humanité demande la destruction d'un pouvoir anti-social dont le berceau ne semble se placer sous le signe de Tibère que pour s'approprier la duplicité, la férocité, la soif de sang et l'amour pour la débauche du père des Nérons. *» Pie VI s'était réfugié à Florence. Bonaparte l'y fit arrêter en mars 1799 et le fit transférer à Valence. Pie VI y mourut en captivité le 29 août 1799, des sévices qui lui étaient infligés.
[^133]: -- (2). Cf. Pierre Fernessole, *Pie IX,* Lethielleux 1960, tome I, pp. 200 et suiv. -- Fortement tendancieux, le volume 21 de « Fliche et Martin » écrit par R. Aubert : *Le pontificat de Pie IX,* Bloud et Gay s.d., pp. 27 et suiv.
[^134]: **\***-- On trouvera dans le n° 156 le calendrier d'octobre. \[2002\]
[^135]: -- (1). L'Assomption de la T.S. Vierge a été définie comme vérité de foi par Pie XII dans la constitution apostolique du 1^er^ novembre 1950 : « C'est un dogme divinement révélé que Marie, l'Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste.