# 156-09-71 3:156 ## Les mathématiques nouvelles ou « modernes » 5:156 ### Pourquoi ce numéro ■ Par voie autoritaire, les mathématiques nouvelles sont impo­sées désormais à tous les niveaux de l'enseignement français. Elles sont imposées non point à côté, mais d'une certaine ma­nière à la place ou à la tête des autres disciplines intellec­tuelles. C'est un événement considérable : c'est une révolution culturelle. ■ Parce qu'il s'agit d'une révolution culturelle, cet événement est au rang des plus graves. Parce que cette révolution résulte d'une décision étatique, il s'agit d'un événement politique. ■ Une nouvelle logique est donc devenue obligatoire d'un bout à l'autre de la République française. Une nouvelle manière de raisonner. Imposée par le gouvernement dans l'enseignement. Non pas s'ajoutant à la logique classique, mais s'y substituant. ■ Événement POLITIQUE au sens le plus général, le plus néces­saire du terme : même si les « hommes politiques » qui dirigent les rouages de l'État ne comprennent pas la portée de cet évé­nement ou ne sont pas capables d'y arrêter leur attention. Oui, politique, comme l'explique dans ce numéro M.-L. Guérard des Lauriers : *il s'agit d'un choix entre deux conceptions de l'homme ;* ce choix résulte d'*une décision d'ordre social, conçue et promulguée par les corps constitués de la société actuelle ;* cette décision, en orientant intellectuellement l'enfance et la jeunesse, *forge par avance les cadres et les* *conditions de vie qui s'imposeront à la société de demain.* ■ C'est donc l'acte probablement le plus grave du septennat Pompidou. Même si Pompidou n'en sait rien. S'il n'en sait rien, ou s'il n'en comprend pas la portée, il n'en est pas moins res­ponsable. Autant que Trajan est responsable du « rescrit de Trajan ». Ce rescrit de l'an 112 est l'une des causes principales de la ruine de l'Empire romain, sans que bien entendu Trajan s'en soit douté : 6:156 beaucoup d'historiens ne s'en sont pas davan­tage aperçus, même avec le recul du temps ([^1]). Trajan n'était peut-être pas un mauvais homme : « son buste, qui est au Vati­can, nous montre une tête très sympathique, mais étrangement inapte à la réflexion intellectuelle » ([^2]). L'aptitude à la réflexion intellectuelle est souvent fort utile, même en politique : elle y est indispensable lorsqu'il s'agit d'événements de la catégorie du rescrit de Trajan ou de la mainmise des mathématiques nouvelles sur l'ensemble de l'enseignement. ■ Ces deux décisions, qui n'ont matériellement rien de com­mun, ont pourtant, à plus de dix-huit siècles de distance, une ressemblance profonde. Elles réclamaient l'une et l'autre, à la tête de l'État, une véritable intelligence, aidée par un carac­tère capable d'aller à contre-courant. Le rescrit de Trajan ne fit en somme que donner force de loi au conformisme en usage. La mainmise, aujourd'hui, des mathématiques nouvelles sur l'enseignement, résulte d'un autre conformisme. Au demeu­rant, Trajan et peut-être Pompidou pensent qu'il ne faut rien dramatiser, que ces choses n'ont pas tellement d'importance, et que des questions plus pressantes les tiennent occupés ailleurs. ■ L'éditorialiste du *Bulletin de Paris* ([^3]), analysant l'actuel désordre politique, et la place centrale qu'y occupe le désordre universitaire, remarquait le scandaleux paradoxe du privilège pédagogique autoritairement décerné aux mathématiques nou­velles : « *Les mathématiques nouvelles ne sont en pratique d'aucun usage. Elles peuvent représenter pour les plus savants un instru­ment de recherche abstraite. Elles ne servent à rien, même au niveau de l'ingénieur chargé d'édifier un barrage, un pont, une usine. Or on les enseigne désormais à l'école primaire, c'est-à-dire que l'on forme des écoliers qui ignorent le système mé­trique et qui ne savent plus faire une addition. Pourquoi ? Pour que les parents, formés à d'autres disciplines, ne puissent plus diriger leur travail et que la coupure entre les générations s'accomplisse plus tôt, en donnant aux bambins la conviction qu'ils en savent plus que leurs pères. Le plan est bien combiné il est extraordinaire que les parents-victimes n'en aient pas conscience. *» 7:156 Il est excessif d'assurer que les mathématiques nouvelles ne servent à rien : elles servent directement à ceux qui cons­truisent des ordinateurs et à ceux qui en établissent les pro­grammes. Mais cela ne justifie aucunement qu'on les enseigne à tout le monde dès l'école primaire ; et cela justifie encore moins qu'on en fasse la « nouvelle grammaire logique », autori­tairement substituée à la logique classique. L'analyse politique du *Bulletin de Paris* a bien vu qu'il s'agit là d'un dessein subversif, d'une révolution politique, et bien dénoncé son aspect le plus immédiat. Ce dessein, toute la presse politique et civique -- tout ce qu'il en reste qui ne soit pas au service de la subversion -- devrait l'attaquer sans timidité et sans ménagements. ■ Notre fonction est habituellement différente, et notre inten­tion est autre dans le présent numéro spécial. Il s'agit ici, comme nous faisons d'ordinaire, d'aller au fond des choses, et de donner au lecteur les éléments d'une réflexion fondamentale. ■ Nous ne contestons pas la portée proprement mathéma­tique des mathématiques nouvelles : sous ce rapport, d'ailleurs, elles ne sont pas aussi nouvelles qu'on le prétend, l' « al­gèbre de Boole » a été inventée par George Boole au milieu du XIX^e^ siècle, il y a plus de cent ans. Mais c'est récemment qu'elles ont trouvé les spectaculaires applications pratiques d'où elles tirent leur prestige. Et sur ce prestige elles fondent leur actuel impérialisme intellectuel, qui est tout l'objet et le seul objet de notre contestation à leur égard. ■ Nous ne serions pas non plus entrés en guerre contre elles s'il s'était agi seulement de faire plus ou moins passer tout l'enseignement des mathématiques sous la domination des ma­thématiques dites nouvelles ou modernes, c'est-à-dire de la « théorie des ensembles ». Cela, bon ou mauvais, demeure l'affaire des mathématiciens, et plus généralement de tous ceux qui utilisent les mathématiques (physiciens, ingénieurs, etc.). ■ Mais ce qu'il s'agit présentement de faire passer sous la domi­nation des mathématiques nouvelles, c'est l'ensemble du savoir humain. Il s'agit de conditionner dès l'enfance les esprits à croire que les seules certitudes rationnelles sont celles des mathématiques nouvelles : si bien que toutes les idées existantes ou possibles sur Dieu, sur l'âme humaine, sur le sens de la vie et le sens de la mort seront désormais fantaisie, mythologie, sentiment ou n'importe quoi, tout sauf certitudes rationnelles. 8:156 ■ C'est cette sophistique que nous refusons. C'est contre cette tyrannie mentale que nous appelons à l'insurrection intellec­tuelle : nous y appelons les familles, les écoles, les professeurs. Non sans un exposé des motifs, constitué par ce numéro, qui est copieux, détaillé, approfondi. ■ Les notions mathématiques relèvent du second degré d'abs­traction ([^4]) : mais il existe d'autres degrés d'abstraction, et d'autres notions, qui ne sont pas mathématiques. Par la péda­gogie des mathématiques nouvelles, toutes les notions ration­nelles (non mathématiques) de la logique classique sont rem­placées par une nouvelle logique. Conséquence : toutes les con­clusions rationnelles (non mathématiques) de la pensée humaine sont frappées d'incertitude radicale. ■ D'un mot, c'est le Décalogue qui est renversé : le Décalogue est en effet le résumé pratique de toutes les certitudes ration­nelles qui ne sont pas de nature mathématique. ■ Telles qu'elles sont autoritairement imposées comme domina­trices de l'ensemble de l'enseignement, les mathématiques nou­velles ne conduisent pourtant pas à la négation pure et simple du Décalogue : mais elles conduisent à nier que le Décalogue puisse avoir la moindre *certitude rationnelle*. Elles sont l'instru­ment d'un conditionnement des esprits, depuis l'enfance, à cette négation. Elles laissent au Décalogue la possibilité de survivre comme poésie, comme instinct ou même, éventuellement, comme révé­lation mystique : il sera relégué dans les domaines psycholo­giques, réputés probablement imaginaires, qui sont étrangers à la raison. ■ Il n'y aura plus aucun savoir rationnel et certain en dehors des constructions de la raison mathématique : cette prétention n'est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau c'est l'ampleur, l'astuce et la puissance politique des moyens maintenant mis en œuvre pour l'imposer aux consciences, dès le plus jeune âge, comme un dogme obligatoire. Parce que les mathématiques, notamment « nouvelles », réussissent dans un certain secteur utilitaire de la réalité matérielle, seul ce secteur-là sera consi­déré comme réel, ou comme réellement connaissable. Autrement dit, et selon la formule de Guérard des Lauriers, dans cette pédagogie « *la réalité tend de plus en plus à être réduite à ce qu'on peut en faire par l'utilisation des ordinateurs *». 9:156 Une telle pédagogie est manifestement « *le plus puissant des instruments idéologiques au service de la technocratie *», -- la technocratie étant la dictature sociale et morale d'une intelligentsia tech­nicienne. La société sera enfermée, au profit d'une caste dominatrice, dans un mirage mathématique forgé par l'esprit de subversion. ■ On remarquera, notamment en lisant l'étude de Guérard des Lauriers, que la pédagogie « ensembliste », ou pédagogie des mathématiques nouvelles, est parfaitement dans la ligne des quatre aspects connexes de l'erreur pédagogique moderne ([^5]) : 1\. -- *abandon inconsidéré de la mémorisation fixant l'esprit sur des formules précises ;* 2\. -- *ostracisme porté contre le* « *déjà connu *» ; 3\. -- *réduction excessive du temps consacré à l'enseigne­ment magistral ;* 4\. -- *contagion endémique d'un questionnement aveugle*. Un tel programme pédagogique organise le retour à la bar­barie. Pour être cette fois savante, elle n'en sera pas moins sauvage. Ce ne sont pas les mathématiques, même nouvelles, qui peuvent former le sens du réel et le sens de l'honneur. ■ Mais qui donc, dans l'anarchie mentale, morale et politique partout grandissante, se prétend néanmoins investi de la formi­dable autorité nécessaire pour imposer à tous une révolution intellectuelle aussi radicale ? Apparemment, des administra­tions sans visage, des bureaux anonymes, à moins que ce ne soient d'insaisissables conjurés. Pour des choses beaucoup plus simples, et qui devraient être beaucoup plus faciles, le gouver­nement de la République accepte de rester désormais quasiment sans pouvoir. Dans ses propres lycées et collèges, il est inca­pable et il accepte d'être incapable d'empêcher n'importe quels garnements de mettre quand ils le veulent leur professeur à la porte de la classe et d'en couvrir les murs de graffiti obscènes. Et pourtant, ce même incapable prétend *changer la manière de penser qui a été celle de l'humanité depuis les origines jusqu'à maintenant*, il prétend *faire disparaître la manière de raisonner qui a toujours été tenue pour conforme à la nature humaine et à la réalité*, et il prétend le faire comme allant de soi, presque sans le dire. Aucun président de la République, aucun chef de gouvernement, aucun ministre en exercice, aucun candidat aux élections ne nous avait proposé ce programme ou annoncé cette décision : 10:156 *empêcher dès l'enfance et définitivement, par le moyen de l'autorité politique réglementant l'enseignement, la formation de tout savoir d'un autre type que le type mathéma­tique moderne.* ■ Bien comprendre ce qui est en cause : c'est à quoi veut contribuer le présent numéro. Si en France l'effondrement de l'enseignement est général, ce n'est pas seulement parce qu'il subit la voyoucratie installée à tous les niveaux par les déma­gogies ignobles de la pan-politisation et de la pan-sexualisa­tion. C'est aussi parce qu'il s'est mentalement engagé dans un mirage : l'imaginaire mathématique substitué à la réalité méta­physique. 11:156 ### Memento *Les trois degrés\ d'abstraction* LA DOCTRINE des trois degrés d'abstraction est fondamen­tale ; elle est indispensable. Elle est classique mais le plus souvent méconnue : c'est pourquoi le présent me­mento se propose d'en rappeler le rudiment. Elle a été évoquée en notre temps par quelques rares auteurs, Tonquédec ([^6]), Maritain ([^7]), Verneaux ([^8]), Wébert ([^9]). Elle avait été formulée par les docteurs scolastiques, notamment Jean de Saint-Tho­mas ([^10]). Elle se fonde sur quelques grands textes d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin que l'on trouvera en conclusion de ce memento. 12:156 D'Aristote, les passages du livre E et du livre K de la Métaphysique où il traite de la classification des sciences (selon le degré d'immatérialité de leur objet formel, donc selon leur degré d'abstraction). De saint Thomas : 1° le début de son commentaire de la Physique ; 2° deux passages de son commen­taire de Boèce ; 3° un extrait de son commentaire de la Méta­physique ; 4° une page de la Somme de théologie. Ces textes ne sont pas actuellement inaccessibles ; mais peut-être sera-t-il utile à quelques lecteurs de les trouver ici en traduction, pré­cédés par les explications qui peuvent aider à en saisir le conte­nu, la portée, les prolongements éventuels. \*\*\* « Abstraire » et « faire abstraction » n'ont pas le même sens. C'est une particularité de la langue, imprévisible et incompré­hensible a priori. En effet, « mentionner » une chose et en « faire mention » sont synonymes : mais non pas abstraire une chose et en faire abstraction. Donc précisons : *Abstraire*, c'est prendre en considération ; et *faire abstrac­tion* c'est le contraire, c'est ne pas prendre en considération. Abstraire, c'est retenir à part. *Faire abstraction*, c'est écarter ce que l'on ne retient pas. On *abstrait* une chose en *faisant abstraction* de tout ce qui n'est pas elle. \*\*\* Le savoir humain se divise en trois parties : 1\. -- Le savoir *pratique*, ou « éthique », dirigeant l'action humaine AU POINT DE VUE MORAL, ou point de vue de l' « agir » ; ce savoir a pour but de nous rendre intérieurement bons : *recta ratio agibilium*. 2\. -- Le savoir *technique*, ou « poïétique », dirigeant l'action humaine AU POINT DE VUE DE LA RÉUSSITE des œuvres produites, ou point de vue du « faire » ; ce savoir a pour but de nous rendre extérieurement efficaces : recta ratio factibilium. 13:156 3\. -- Le savoir *spéculatif*, ou « théorique », qui a pour but LA CONNAISSANCE DE LA VÉRITÉ : *recta ratio speculabilium*. Cette division en trois parties est aristotélicienne ([^11]). Sou­vent les scolastiques font des deux premiers savoirs les deux subdivisions du savoir pratique (au sens large), parce que « la différence est plus grande, dit Tonquédec ([^12]), entre la spécula­tion et la connaissance pratique qu'entre les deux espèces de celle-ci ». Le *savoir spéculatif* se divise à son tour en trois parties, correspondant à *trois niveaux d'immatérialité croissante, qui sont les trois degrés d'abstraction :* savoir physique, savoir mathématique, savoir métaphysique. \*\*\* *Premier degré d'abstraction.* Abstraction « phy­sique », *domaine du sensible*, ou de la vérification expéri­mentale. Le RÉEL, à ce point de vue, est ce qui est donné dans l'expérience. On FAIT ABSTRACTION des particularités individuelles, c'est-à-dire de la « matière sensible individuelle » (par exemple les caractéristiques de temps et de lieu, la nature du métal et la couleur de *ce* moteur à explosion). On ABSTRAIT les qualités sensibles générales, autrement dit la « matière sensible commune » (théorie *du* moteur à explo­sion, considération de ce qui est commun *à tout* moteur à explo­sion). Ou bien, autre exemple : on *fait abstraction* des particula­rités individuelles (corporelles ou psychologiques) d'un Jean Ousset, d'un Pierre Debray, d'un Georges de Nantes, d'un Paul Scortesco, on abstrait les qualités physiques et mentales com­munes à tout homme venu en ce monde. *L'objet considéré* à ce premier degré d'abstraction, *c'est l'être soumis au changement*, autrement dit *l'être engagé dans l'existence sensible* : il dépend de la matière à la fois selon l'existence et selon la notion (*secundum esse et rationem*) c'est-à-dire qu'il ne peut ni exister ni être conçu en dehors de toute matière. \*\*\* 14:156 *Second degré d'abstraction.* Abstraction « mathé­matique », *domaine de l'imaginable*, ou de la cohérence interne. Le RÉEL, à ce point de vue, est ce qui n'implique pas contradiction. On FAIT ABSTRACTION de toute matière sensible (individuelle et commune), c'est-à-dire à la fois de ce qu'écartait et de ce que considérait le premier degré d'abstraction. On ABSTRAIT la quantité, autrement dit cet accident de la matière qui est la « matière intelligible ». C'est-à-dire l'unité matérielle susceptible de faire nombre avec ses pareilles, ou la figure circonscrivant une portion de l'espace. Bref : le nombre et l'étendue. *L'objet considéré* à ce second degré d'abstraction est *l'être quantitatif*, autrement dit *l'être imaginaire engagé dans l'exis­tence logique* : il ne peut exister sans la matière, mais il peut être conçu sans la matière sensible (parce que la matière sen­sible ne fait point partie de sa notion). -- L'être quantitatif dépend de la matière *secundum esse* (dans l'existence extra­mentale) mais non pas *secundum rationem* ([^13]) (selon sa notion). *Troisième degré d'abstraction*. Abstraction « méta­physique », *domaine de l'intelligible*, ou de l'absolu. Le RÉEL, à ce point de vue, est ce qui est purement et sim­plement vrai. On FAIT ABSTRACTION de toute matière (sensible et intelli­gible). On. ABSTRAIT l'immatériel : l'être à part de toute quantité et de toute qualité, l'être en tant qu'être. *L'objet considéré* à ce troisième degré d'abstraction est *l'être immatériel*, autrement dit *l'être réel dégagé de l'existence sensible*. Non seulement il est conçu à part de la matière (il n'en dépend pas *secundum rationem*), mais encore il existe sans elle (il n'en dépend pas *secundum esse*). 15:156 Exemples : premièrement, les êtres qui n'existent jamais dans une matière : Dieu et les anges ; secondement, les êtres qui existent, selon les cas, soit dans la matière soit sans elle : la substance, la qualité, l'acte et la puissance, l'un et le multiple. \*\*\* Il apparaît que le mot « être » ne *peut* pas être entendu dans le même sens à chacun des trois degrés d'abstraction il n'a pas dans les trois cas une signification « univoque ». Il ne *doit* pas être entendu en un sens « équivoque ». Il *est* revêtu d'une signification « analogue » ([^14]). \*\*\* *Les mathématiques appliquées*, c'est-à-dire l'application des procédures mathématiques (second degré d'abstraction) aux sciences physiques (premier degré d'abstraction), ont connu un développement considérable depuis le XVII^e^ siècle. Elles n'étaient pas inconnues d'Aristote dans leur principe : il avait l'exemple de l'Astronomie, de l'Optique et de l'Harmonique. Les sciences physico-mathématiques peuvent être dites « maté­riellement physiques et formellement mathématiques » ; elles peuvent être appelées « une lecture mathématique du sensible ». Selon que l'on considère davantage leur domaine ou davantage leur méthode, on peut avec saint Thomas les dire tantôt plus parentes des mathématiques que de la physique, *magis affines mathematicis*, tantôt plus physiques que mathématiques, *magis naturales quam mathematicae*. Le premier degré d'abstraction communique en effet avec le second : d'où une connaissance du monde organisée par la Mathématique, et c'est la « science physico-mathématique ». *L'objet considéré* est alors l'être mesurable. Ce n'est exacte­ment ni l'objet du premier, ni l'objet du second degré d'abstrac­tion, mais une sorte de projection du second sur le premier. Le premier degré d'abstraction communique aussi avec le troisième : d'où une connaissance du monde éclairée par la Métaphysique, et c'est la « philosophie de la nature ». Mais si l'on peut passer du *premier* degré soit au *second* soit au *troisième*, on ne peut *passer du second au troisième :* il y a de l'un à l'autre une discontinuité infranchissable. 16:156 Faute d'être articulées ensemble ou hiérarchiquement soumises l'une à l'autre, la Mathématique et la Métaphysique sont irréconcilia­blement rivales dans le rôle dominateur, que l'une et l'autre assument très différemment, d'organisatrices de l'ensemble des connaissances : le rôle de *scientia rectrix* à l'égard des disci­plines inférieures, c'est-à-dire des disciplines ayant un plus faible degré d'immatérialité. La Mathématique peut prétendre à l'organisation de toutes les connaissances humaines, mais à la condition de croire, ou de feindre, que la Métaphysique n'est pas une connaissance rationnelle. Car la Mathématique n'a aucun moyen d'intégrer les connaissances métaphysiques. Par suite, elle a toujours tendance à considérer que les choses ne commencent à exister -- ou du moins ne commencent à être connues avec certitude -- qu'à partir du moment où elles sont mesurées par nos instru­ments. La victoire de la Mathématique est aujourd'hui, en fait, à peu près totale. La Métaphysique peut prétendre à l'organisation de toutes les connaissances humaines, mais à la condition de faire ad­mettre que la connaissance mathématique n'est pas une con­naissance du réel : condition irréalisable en un temps où les immenses succès de la science physico-mathématique dans l'ordre de l'utilité matérielle lui valent un prestige sans égal (et attestent qu'elle a véritablement prise sur une partie de la réalité). Quoi qu'il en soit, les connaissances du premier degré, qui subissent normalement l'attraction des degrés supérieurs, ne peuvent pas subir l'attraction, à la fois et en même temps, de la Mathématique et de la Métaphysique. On voit mal comment l'actuelle « science physico-mathématique » pourrait accepter « la régulation suprême de la sagesse métaphysique ». \*\*\* Mais ces prolongements éventuels (et certainement d'actua­lité), il nous suffit d'avoir indiqué dans quelles directions ils peuvent se déployer, et aux prises avec quelles difficultés. Par quoi l'on entrevoit combien il serait ruineux d'omettre ou de méconnaître la doctrine des trois degrés d'abstraction. Voici maintenant les bases de cette doctrine chez Aristote et chez saint Thomas. 17:156 #### Extrait de la Métaphysique d'Aristote Livre E (VI), chap. I *La Physique* ([^15]) *est un savoir spéculatif, concernant cette sorte d'êtres qui est susceptible de mouvements, et visant la substance : le plus souvent, la substance formelle, mais non séparée de la matière. On ne doit pas perdre de vue le mode d'existence de l'objet connu, sans quoi toute recherche demeure vaine* ([^16]). *Or les choses définies et les essences se présentent les unes comme* « *le camus *»*, les autres comme* « *le concave *» : *leur différence consiste en ce que* « *le camus *» *est une notion considérée dans son union avec la matière* (*le camus est le nez concave*) *tandis que la notion de concavité ne dépend pas d'une matière sensible plutôt que d'une autre* ([^17]). *Si alors toutes les choses naturelles sont du même type que* « *le camus *»*, par exemple le nez, l'œil, le visage, la chair, l'os et en général la plante* (*car aucune de ces choses ne peut être définie abstrac­tion faite du changement et de la matière*)*, on voit de quelle façon il faut, dans les êtres naturels, rechercher et définir l'es­sence. C'est pourquoi il appartient à la philosophie de la nature ou Physique de traiter de cette sorte de formes qui n'existent pas indépendamment de la matière.* 18:156 *Par quoi l'on voit que la Physique est un savoir spéculatif. Également la Mathématique : mais que celle-ci soit la connais­sance d'êtres immobiles et séparés, voilà qui n'est pas encore évident ; ce qui est évident pour le moment, c'est que certaines branches des mathématiques étudient leurs objets en tant qu'immobiles et en tant que séparés.* *Mais s'il existe quelque chose d'éternel, d'immobile et de séparé, c'est manifestement à un savoir spéculatif qu'en appar­tient la connaissance. Ce savoir n'est ni la Physique* (*puisque la Physique a pour objet des êtres en mouvement*)*, ni la Mathé­matique : c'est un savoir antérieur* ([^18]) *à la Mathématique et à la Physique. La Physique étudie des êtres probablement insé­parables de la matière, mais non immobiles. Quelques branches des mathématiques étudient des êtres immobiles mais proba­blement* ([^19]) *inséparables de la matière, et comme engagés en elle. La philosophie première a pour objet les êtres à la fois séparés et immobiles.* *Or toutes les causes premières sont nécessairement éternelles, et surtout les causes immobiles et séparées : elles sont cause de ce qui, parmi les choses divines, peut être appréhendé par les sens.* *Par conséquent, il y aura trois philosophies spéculatives la Physique, la Mathématique, la Théologie.* *J'appelle cette dernière Théologie parce que, si le divin est présent quelque part, il est certainement présent dans cette nature immobile et séparée.* #### Second extrait de la Métaphysique d'Aristote Livre K (XI), chap. 7 *Chaque savoir doit connaître l'essence d'une manière ou d'une autre et s'en servir de principe. Comment le physicien doit-il établir ses définitions : comme on définit* «* le camus *» *ou comme on définit* «* le concave *» *?* 19:156 *La notion de* « *camus *» *implique la matière de la chose, tandis que la notion de* « *concave *» *est séparée de la matière. La forme camarde se produit dans le nez, ce qui fait que sa notion ne peut pas faire abstraction du nez : le camus est un nez concave. Pa­reillement, la matière doit entrer forcément dans la définition de la chair, de l'œil et des autres parties du corps.* *Puisqu'il existe une science de l'être en tant qu'être et en tant que séparé, nous devons examiner s'il faut en fin de compte admettre que cette science est la même que la Physique ou si elle s'en distingue. La Physique traite des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement. La Mathématique est un savoir spéculatif qui traite d'êtres immuables mais non sépa­rés. L'être séparé et immobile est donc l'objet d'un savoir diffé­rent de ces deux savoirs, s'il est vrai qu'il existe réellement une substance immobile et séparée, comme nous nous efforcerons de le montrer* ([^20]). *Et s'il existe une réalité de ce genre parmi les êtres, ce sera en quelque manière le divin : le premier et souverain principe. On voit donc qu'il y a trois genres de savoirs spéculatifs : la Physique, la Mathématique et la Théologie.* #### Troisième extrait de la Métaphysique d'Aristote Livre K (XI), chap. 3 *Le mathématicien fait porter son étude sur des abstractions. Il considère son objet en faisant abstraction de tous ses carac­tères sensibles, tels que la pesanteur et la légèreté, la dureté et son contraire, ainsi que la chaleur et le froid et tous les autres couples de contraires d'ordre sensible ; il conserve seulement la quantité, et le continu à une, à deux ou à trois dimensions* ([^21]), *avec les attributs de ces objets en tant qu'ils sont affectés de quantité et de continu ; il ne les étudie pas sous d'autres rap­ports. De certains de ces objets, il considère les positions relatives et les déterminations de ces positions ;* 20:156 *pour d'autres, il examine les rapports de commensurabilité et d'incommensura­bilité ; pour d'autres enfin, les proportions. Mais de tous ces objets nous ne posons qu'une seule et même science : la Géométrie. Il en est de même pour l'être.* *En effet les accidents et les contrariétés de l'être en tant qu'être, c'est à la philosophie* (*première*) *qu'il appartient de les étudier. La Physique n'étudie pas les êtres en tant qu'êtres, mais en tant qu'ils participent au mouvement.* #### Extrait du Commentaire de la Physique par saint Thomas *In octo libros physicorum Aristotelis expositio*, début, paragraphes 2 et 3 de l'édition Marietti 1954, page 3. *Il y a des choses dont l'existence dépend de la matière, et qui ne peuvent être définies abstraction faite de la matière. Mais il y en a qui, bien qu'elles ne puissent exister en dehors de toute matière, ont une définition qui fait abstraction de la matière sensible. Les premières diffèrent des secondes comme diffèrent entre eux, par exemple, le fait d'être* « *courbe *» *et le fait d'être* « *camus *». « *Camus *» *fait référence à une matière sensible : on ne peut, si l'on fait abstraction de toute matière sensible, définir le terme* « *camus *»*, qui signifie : avoir un nez courbe. Il en est ainsi de toutes les choses naturelles : l'homme, la pierre. Au contraire, le* « *courbe *»*, qui certes ne peut exister que dans la matière sensible, peut cependant être défini sans elle ; et c'est le cas de tous les objets mathéma­tiques, nombres, grandeurs et figures. Enfin, troisième catégorie, il y a des choses qui ne dépendent de la matière ni dans leur existence ni dans leur notion : soit parce qu'elles n'existent jamais dans une matière, comme Dieu et les autres substances séparées ; soit parce qu'elles n'existent pas toujours dans la matière, comme la substance, la puissance et l'acte, et l'être lui-même. C'est là le domaine de la métaphysique.* *La mathématique s'occupe de choses qui dépendent de la matière sensible selon l'existence mais non pas selon la notion.* 21:156 *Quant aux choses qui dépendent de la matière sensible à la fois dans leur existence et dans leur notion, c'est le domaine de la philosophie de la nature, ou physique.* *Tout être matériel est un être soumis au changement : par conséquent, c'est l'être soumis au changement qu'étudie la philosophie de la nature.* #### Extrait du commentaire de Boèce par saint Thomas *In librum Boetii de Trinitate expositio*, lectio II, quaes­tio I, art. 1. Édition Marietti des *Opuscula theologica* (1954), tome II page 365. *Parmi les objets du savoir spéculatif, il y en a qui dépendent de la matière dans leur existence : ils ne peuvent exister que dans une matière. Mais ils se divisent en deux catégories :* 1° *Les uns dépendent de la matière dans leur existence et dans leur notion : ce sont les choses qui incluent la matière sensible dans leur définition ; c'est pourquoi elles ne peuvent pas être saisies par l'esprit en faisant abstraction de la matière sensible. Par exemple, dans la définition de l'homme il faut faire entrer la chair et les os, objets dont traite la physique, ou science naturelle.* 2° *Les autres, bien qu'ils dépendent de la matière pour leur existence, n'en dépendant pas dans leur notion : la matière sensible n'intervient pas dans leur définition. Exemple : la ligne, le nombre. C'est d'eux que traite la mathématique.* *D'autre part, il y a des objets du savoir spéculatif qui ne dépendent pas de la matière pour leur existence. Ils peuvent exister sans aucune matière : soit parce qu'ils ne sont jamais matériels, comme Dieu et l'Ange, soit parce qu'ils le sont dans certains cas et dans d'autres non, comme la substance, la qua­lité, l'acte, l'un et le multiple, etc. C'est d'eux que traite la méta­physique, dont la principale connaissance est Dieu.* (...) *Il n'est pas possible qu'il y ait des choses qui, dépendant de la matière par leur notion, n'en dépendent point pour leur existence. Il n'y a donc pas un quatrième genre de savoir.* 22:156 #### Second extrait du commentaire de Boèce par saint Thomas *In librum Boetii de Trinitate expositio*, lectio II, quaes­tio II, art. 2. Édition Marietti citée, page 385. *Il y a deux choses à considérer dans toute connaissance : le principe et le terme. Le principe concerne l'appréhension ; le terme concerne le jugement, et c'est là qu'une connaissance trouve son achèvement. Le principe de toutes nos connaissances est dans la sensation* (...). *Mais le terme de nos connaissances n'est pas le même pour chacune d'elles. Il peut être soit dans la sensation, soit dans l'imagination, soit dans l'intelligence seule. Dans certains cas, les propriétés et les accidents mani­festés dans la sensation expriment suffisamment la nature d'une chose : il faut alors que le jugement de l'intelligence sur la nature de cette chose se conforme à ce qui est manifesté dans la sensation. Il en est ainsi pour toutes les réalités naturelles, qui appartiennent au domaine de la matière sensible. C'est pour­quoi, dans les sciences de la nature, la connaissance doit trouver son terme dans l'expérience sensible : celui qui la néglige en ces matières tombe dans l'erreur. Les réalités natu­relles sont matérielles et changeantes : elles le sont par leur existence et par leur essence.* *Il y a des choses pour lesquelles le jugement que l'on porte sur elles ne dépend pas de l'expérience sensible : car si elles existent dans la matière, leur essence ne comporte cependant aucune matière sensible. Pour chaque chose, c'est de préférence selon son essence que se fait le jugement. Mais les choses dont nous parlons maintenant, leur essence ne fait pas abstraction de toute matière : elle fait abstraction seulement de la matière sensible. Si l'on écarte leurs conditions sensibles, il reste quel­que chose qui est de l'ordre de l'imaginable. Et ici, c'est selon ce que manifeste l'imagination qu'il faut prononcer le jugement. Cette catégorie est celle des objets mathématiques. Pour les connaissances mathématiques, le jugement doit trouver son ter­me dans l'imagination et non pas dans la sensation, parce que le jugement mathématique est au-dessus de la connaissance sensible. C'est pourquoi on ne porte pas le même jugement sur la ligne droite mathématique et sur une ligne droite existant dans l'expérience sensible : la première est tangente à une sphère en un seul point, mais non pas forcément la seconde.* 23:156 *D'autres choses sont au-delà de la sensation et de l'imagina­tion : ce sont celles qui ne dépendent de la matière ni pour leur existence ni par leur notion. Ici le jugement ne doit trouver son terme ni dans l'imagination ni dans l'expérience sensible. A partir de ce qui est appréhendé par la sensation ou par l'imagination, notre connaissance procède en remontant de l'effet à sa cause, laquelle n'est pas limitée à l'effet, mais le dépasse ; ou bien elle procède par la voie négative, en séparant son objet de tout ce que peuvent appréhender la sensation et l'imagination. Ces deux manières de connaître les choses divines à partir des choses sensibles ont été exposées par Denys dans son traité des noms divins.* *Donc, quand il s'agit des choses divines, nous pouvons utiliser la sensation et l'imagination comme principe de notre connaissance, mais non pas comme terme. N'allons pas juger divines les choses qu'appréhendent la sensation ou l'imagina­tion. Dans la connaissance métaphysique, nous ne devons cher­cher de vérification ni sensible ni imaginable. La connaissance mathématique doit vérifier ses jugements dans l'imaginable et non pas dans l'expérience sensible. La connaissance physique, c'est dans l'expérience sensible qu'elle doit trouver sa vérifi­cation. Vouloir procéder pareillement dans ces trois parties de la connaissance spéculative serait commettre un péché intel­lectuel.* #### Extrait du commentaire de la Métaphysique par saint Thomas *In duodecim libros metaphysicorum Aristotelis expositio*, lib. VI (E), lectio I. Édition Marietti 1964, page 297 (para­graphes 1161, 1162 et 1163). *La science mathématique considère ses objets en tant qu'im­mobiles et abstraction faite de leur matière sensible : mais ces objets n'existent, hors de l'esprit, ni séparés de la matière sen­sible ni immobiles. Leur notion se définit sans mentionner la matière sensible, comme la définition du concave ou du courbe.* 24:156 *En cela la mathématique se distingue de la physique. Les objets qu'étudie la physique comportent la matière sensible dans leur définition même. La physique les considère abstraction non faite de leur matière sensible, et en tant qu'ils n'en sont pas séparés. Mais la mathématique considère des objets dont la définition fait abstraction de la matière sensible : ils n'en sont pas séparés dans l'existence, et cependant la mathématique les considère sous le rapport où ils en sont séparés.* *Si un être est immobile dans l'ordre de l'existence, et par conséquent éternel et séparable de la matière sensible, il relève évidemment du savoir spéculatif, et non pas de la science de l'agir ou de celle du faire qui concernent des êtres en mouve­ment. Mais il ne relève pas de la physique, qui concerne elle aussi des êtres soumis au changement. Il ne relève pas non plus de la mathématique, qui concerne, nous l'avons dit, des êtres séparables de la matière seulement par abstraction, et non pas séparés de la matière dans leur existence extra-mentale. Il faut donc une troisième sorte de savoir, antérieur* ([^22]) *à la physique et à la mathématique.* *La physique traite des êtres inséparables de la matière et soumis au changement. La mathématique traite d'objets qui ne changent pas, et qui sont, par abstraction, séparés de la matière sensible dans laquelle ils existent hors de l'esprit. Aristote ici dit* « *peut-être *» ([^23])*, parce que cette vérité n'a pas encore été démontrée.* 25:156 *Il dit que certaines parties des mathématiques trai­tent d'objets immobiles : ce sont la géométrie et l'arithmétique. D'autres parties des mathématiques s'appliquent au mouvement c'est le cas de l'astronomie. Mais la philosophie première traite d'objets réellement séparables de la matière et absolument immobiles.* #### Extrait de la Somme de théologie I, 85, 1, ad 2 *Certains ont pensé que l'essence spécifique des réalités naturelles était constituée seulement par la forme, et que la matière n'en faisait point partie. S'il en était ainsi, la matière n'entrerait pas dans leur définition ! Il faut donc rejeter cette position et considérer qu'il y a deux sortes de matière :* 1° *la matière commune,* 2° *la matière déterminée, ou individuelle. La matière commune, c'est par exemple* « *la *» *chair, ou* « *l'* » *os ; la matière individuelle :* « *cette *» *chair et* « *ces *» *os. L'intelligence abstrait l'essence spécifique d'une réalité natu­relle en faisant abstraction de la matière sensible individuelle et non pas de la matière sensible commune. Exemple : l'intelli­gence abstrait l'essence spécifique de l'homme en faisant abstrac­tion de* « *cette *» *chair et de* « *ces *» *os qui n'entrent point dans la définition de l'homme mais font partie de l'individu, ainsi qu'il est dit au septième livre de la Métaphysique d'Aris­tote : c'est pourquoi l'essence de l'homme peut être considérée à part de* « *cette *» *chair et de* « *ces *» *os. Mais elle ne saurait être séparée de* « *la *» *chair et de* « *l'* » *os.* *Les essences mathématiques, l'intelligence peut les consi­dérer à part de la matière sensible non seulement individuelle, mais commune. Cependant elle ne peut les séparer de la matière intelligible commune : seulement de la matière intel­ligible individuelle. La matière sensible, c'est la matière des corps, possédant des qualités sensibles comme le chaud et le froid. La matière intelligible, c'est la substance en tant qu'elle a une quantité. Or la quantité est antérieure aux qualités sen­sibles* ([^24]). *Par suite, les modes de la quantité, tels que nombres, dimensions, figures, peuvent être considérés abstraction faite des qualités sensibles :* 26:156 *c'est-à-dire que les modes de la quantité sont abstraits de la matière sensible ; cependant leur concept implique une substance dont ils sont un accident* ([^25]), *c'est-à-dire qu'on ne peut les abstraire de la matière intelligible commune. On peut tout de même considérer les modes de la quantité sans penser à telle ou telle substance corporelle en particulier : car on peut les considérer à part de la matière intelligible individuelle.* *Il y a enfin des choses qui peuvent être considérées abstrac­tion faite même de la matière intelligible commune : l'être, l'un, la puissance, l'acte et les autres notions de cette sorte, qui peuvent exister en dehors de toute matière, comme on le voit dans les substances immatérielles* ([^26]). 27:156 ### Une opinion de Maritain Nous ne suivons pas Maritain, on le sait, dans sa philosophie politique, morale et religieuse ([^27]). Mais nous ne méconnaissons pas l'utilité éventuelle de le consulter dans d'autres domaines, notamment épistémologiques. Or il a publié un intéressant «* post-scriptum sur la théorie des ensem­bles *» dans la REVUE THOMISTE de janvier-mars 1970 (pages 47 et suivantes). Nous en donnons ci-après une analyse ([^28]). \*\*\* La théorie des ensembles ne constitue pas et ne prétend pas constituer un *savoir* : elle est un instrument de la science et non pas une science. Autrement dit, elle consiste essentielle­ment dans la construction d'un *nouveau langage* signifiant et réglant les *opérations logiques* effectuées dans le raisonnement. Ce nouveau langage est « à la fois parfaitement cohérent et purement conventionnel ». Les mots dont il est fait, et qui constituent des catégories logiques, ne proviennent pas d'une réflexion sur des concepts préalablement formés par l'esprit par voie d'abstraction : ils ont été choisis a priori par des conventions gratuitement posées. Le système de lois que com­porte leur grammaire a été élaboré comme un système algé­brique inventé pour lui-même. Le nouveau langage ainsi cons­truit et les lois de sa grammaire prétendent pouvoir assurer ou vérifier la correction rationnelle de n'importe quel contenu de pensée. Les mots de la théorie des ensembles s'imposent par des conventions posées avec cette gratuité et cette liberté qui caractérisent la pensée du mathématicien, notamment du ma­thématicien séduit par les grands développements modernes de l'axiomatique ([^29]). 28:156 Ces mots s'accompagnent sans doute de concepts qui les sous-tendent dans notre esprit. Mais ils évo­quent et entraînent ces concepts sans avoir pour objet propre de les exprimer ou signifier. Nouvelle logique ? Oui, mais en un sens qui n'a rien de commun avec ce que l'on entendait classiquement par logique, sauf d'indiquer et de régler des opérations à effectuer. Cette grammaire logique est employée aujourd'hui avec grand succès par les sciences mathématiques : succès en ce qui concerne l'extraordinaire rapidité avec laquelle, grâce aux machines élec­troniques, on peut effectuer d'immenses calculs. En ce sens, les sciences mathématiques doivent à la théorie des ensembles de grands progrès. « Mais peut-on attendre de la théorie des ensembles qu'elle suffise à faire découvrir aux sciences mathé­matiques de nouveaux horizons et de nouveaux domaines spé­culatifs, autrement dit à les faire grandir et se renouveler dans leur structure intrinsèque et *en tant même que savoir* (je pense par exemple à des découvertes comme celle de la géométrie analytique, ou du calcul différentiel et du calcul intégral, ou des géométries non-euclidiennes, ou des géométries hyperspatiales, ou de la topologie...) ? Faire découvrir n'est pas l'affaire de la logique, et moins encore de celle dont nous parlons, et d'où, parce qu'elle est entièrement conventionnelle, toute intuitivité a été éliminée. Un mathématicien de génie qui use de la théo­rie des ensembles comme d'instrument et grammaire logique pourra porter le savoir mathématique à des hauteurs nouvelles et lui ouvrir de nouveaux empires. Ce ne sera pas en vertu de l'instrument logique employé par lui, ce sera en vertu de sa propre puissance d'imagination et d'intuitivité. » \*\*\* Ce n'est pas seulement aux mathématiques que la théorie des ensembles apporte un nouvel instrument logique. Cette logique nouvelle est *indépendante de la nature des propositions* qu'elle met en jeu. Le contenu de pensée que la théorie des ensembles soumet aux lois de sa grammaire logique est, en ce qui concerne cette grammaire elle-même, entière­ment indéterminé : elle se considère donc comme universelle­ment valable. C'est pourquoi d'autres savoirs que le savoir mathématique peuvent être tentés de passer sous le régime lo­gique de la théorie des ensembles. Il y a cependant pour cette théorie deux domaines privilégiés : 29:156 les sciences mathématiques, et l'application de celles-ci à la construction des computeurs et ordinateurs. -- On pourrait croire que la théorie des en­sembles a été inventée en vue des calculatrices électroniques ; cependant elle les a précédées. L' « algèbre symbolique » fondée sur le plan purement spéculatif par Georges Boole (qui est mort en 1864) est bien antérieure à l'invention des calculatrices électroniques, lesquelles seraient impossibles sans l'algèbre de Boole. « La théorie des ensembles nous apparaît comme prédestinée à la création par l'homme de cette nouvelle espèce d'esclaves désormais indispensables à la civilisation, les machines élec­troniques, les ordinateurs, les computeurs, les machines à rai­sonner, -- autrement dit comme préadaptée à la « pensée » d'une machine. Celle-ci reste absolument incapable d'aucune intuitivité, et d'aucune idée universelle formée à partir du monde de l'expérience. Elle fonctionne exclusivement avec des mots, des signes, des prescriptions d'ouverture et de fermeture de circuits que seule l'intelligence humaine peut préparer et transcrire, après un long, patient et minutieux travail, sur les cartes perforées (ou les bandes magnétiques) qu'elle fournit à la machine comme nourriture dont la « pensée électronique » de la machine -- les opérations prodigieusement rapides effectuées par celle-ci -- va dépendre, et qui sont « lues » par le lecteur électrique qui fait partie du « périphérique » de la machine. Et la réponse fournie par la machine apparaît pareillement sous forme de signes, à déchiffrer cette fois par l'homme, inscrits par la machine sur des cartes perforées ou des bandes magnétiques, ou sous forme de dactylogrammes qu'elles fait taper automatiquement. » \*\*\* « *Loin d'être une notion absolument universelle, et analo­gique de soi, comme celle de l'être, la notion d'ensemble est une notion univoque aussi générale que possible. *» Cette notion se rapporte, à l'origine, à un objet de pensée une collection quelconque (un groupe de chercheurs, une collection de timbres). Quand on passe à l'algèbre logique et au plan de la connaissance savante, on fait abstraction de ces choses concrètes ; on laisse de côté le plan de la connaissance vulgaire ; on laisse de côté l'intuitivité qui au niveau de l'usage vulgaire fixait le sens des mots « groupe », « collection », « ensemble ». Et le mot *ensemble* va devenir un terme purement conventionnel, arbitrairement choisi et posé. 30:156 Dans les mathématiques classiques, les notions premières, arithmétiques et géométriques, portaient encore sur des *êtres réels*, préliminaires à l'*être de raison* qui est la vraie patrie des mathématiques ([^30]). Ces notions premières étaient directement tirées de l'expérience par abstraction. Elles relevaient du second degré d'abstraction. Au contraire, la notion d' « ensemble » (ou de collection, ou de groupe) *est une notion empirique qui relève du premier degré d'abstraction.* Et le sens que cette notion possède ainsi, au plan de la connaissance vulgaire, n'est nullement scienti­fique. Ce sens est tout autre chose que ce que demande l'algèbre logique, il lui demeure étranger ; l'esprit ne s'y arrête pas, il y prend son élan avant de passer et pour passer au plan de la connaissance savante. *A cet instant il fait un saut du premier au second degré d'abstraction*. Et en faisant ce saut dans l'univers de l'être de raison, il coupe tout lien avec l'opération abstractive directe et naturelle et avec la sorte d'intuition qu'elle comporte. « Le mot *ensemble* est dès lors posé d'autorité, ou comme par un libre décret, et sous-entend ou entraîne avec lui une notion qui n'a plus rien à voir avec l'opération abstractive directe et naturelle. » Au niveau de l'usage vulgaire, un « ensemble » implique essentiellement une pluralité d'éléments : à ce niveau-là ce serait un non-sens de parler d'une collection de timbres ou de tableaux qui ne contiendrait aucun timbre ou aucun tableau. Une fois la notion d' « ensemble » passée dans l'usage savant et au *second degré d'abstraction*, on parle d'ensembles à zéro élément (ensembles « vides ») et d'ensembles à un seul élément. C'est là un signe que le sens du mot « ensemble » dans l'usage ordinaire n'est pas le sens dans lequel ce mot est employé dans la théorie. Gaston Casanova écrit ([^31]) : « La considération simultanée de plusieurs objets de même nature ou de nature différente constitue un ensemble ». Mais à la page suivante le même au­teur fait mention des « ensembles formés d'un seul élément » et de « *l'ensemble vide* qui n'en contient aucun ». Le sens du mot « ensemble » n'est donc pas le même dans les deux cas sans quoi il y aurait contradiction à affirmer que la « consi­dération simultanée de *plusieurs* objets » peut être la considé­ration d'*un* seul objet ou d'*aucun* objet. 31:156 Quand on décrit ce qu'est un ensemble, on commence -- ainsi l'exigent la nature humaine et l'intellect humain -- par la notion vulgaire, au *premier degré d'abstraction*, avec son sens mathématique impropre. Puis interviennent les exigences de l'algèbre de Boole, qui est une mathématique logique strictement nominaliste et qui se construit d'un bout à l'autre d'une manière purement conventionnelle : elle est garantie par sa réussite, par sa fécondité. Alors, en vertu des exigences de cette algèbre, le mot « ensemble » et la notion d'ensemble sont posés conven­tionnellement, sans aucun appel à l'intuitivité et en laissant de côté le fait que ce mot et cette notion, nous les avons d'abord reçus de l'opération abstractive à partir de l'expérience sen­sible. Tout ce que ce mot et cette notion comportaient d'évi­dence leur venait de ce qu'ils étaient dans le langage courant. N'ayant plus rien à voir avec l'opération abstractive directe et naturelle, la notion d'ensemble, dans la théorie des ensembles, ne se rapporte pas à une nature intelligible perçue dans un concept. Il serait donc vain de chercher à manifester le sens de cette notion en énonçant les notes intelligibles possédées par une telle nature. C'est un sens tout *opérationnel*. Les opérations envisagées ainsi que les règles qui les gouvernent ne concernent pas les œuvres immanentes de l'intelligence qui constituent l'objet de la logique classique. Ces opérations sont des *manipulations opérées sur des structures symboliques*. Ce que désigne le mot « ensemble », ce sont des possibilités d'opération. Si l'on voulait proposer une définition du mot « ensemble » à l'aide de notes intelligibles, il faudrait se reporter à l'origine abstractive de la notion d'ensemble, et donc à ce que cette notion est pour la connaissance vulgaire, en laissant dans l'implicite ce qu'elle devient quand elle prend son sens propre en passant à la connaissance savante et au *second degré d'abstraction* : manière de définir qui ne serait pas adéquate. Mieux vaudrait poser simplement par convention un « ensem­ble » comme contenant zéro, un ou plusieurs éléments, et possédant des propriétés bien définies qui apparaîtront au fur et à mesure que se développera la théorie. On pourrait dire que la notion d'ensemble a *un sens prospectif* qui se dévoile à mesure que le développement de la théorie nous fait connaître les diverses propriétés des ensembles. \*\*\* La logique classique était (indirectement, par réflexion sur le travail de l'esprit) fonda­mentalement référée à l'être et à l'intuition de l'être, présupposée par le principe d'identité. C'est pourquoi elle avait une valeur absolument universelle. 32:156 Au contraire, l'être et le principe d'identité sont étrangers à l'algèbre de Boole. Sa perspective est celle d'un radical empirisme nominaliste. Et Boole a choisi une notion générique tellement simple, commune et générale (la notion d'ensemble et d'éléments d'un ensemble) qu'on peut passer cette notion comme un vêtement sur tous les termes, idées et élaborations rationnelles dont usent les sciences mathématiques et les sciences dites positives... Cette grammaire logique est tout à fait « abstraite » : en ce sens qu'elle *fait abstraction de tout contenu, quel qu'il puisse être*, des sciences mathématiques et positives. Étant indépen­dante de la nature des propositions qu'elle met en jeu, cette logique se tient pour universellement valable. Mais « elle n'est point universellement valable en un sens absolu ou d'une ma­nière pure et simple, comme est la logique classique. Elle est universellement valable en un sens relatif et par rapport à toutes les sciences *pour lesquelles elle a été faite* (et qui pour l'empirisme nominaliste ont seules droit au titre de science). Ce serait une impardonnable légèreté de la croire valable aussi à l'égard de savoirs comme la philosophie et la métaphysique, où la pensée fonctionne selon des lois qui lui échappent, et aux­quels, à moins qu'ils n'acceptent de laisser violer leur nature, elle ne saurait que refuser le droit d'exister. » La métaphysique est centrée sur l'idée d'être (sur le *Sein*). Elle vit de l'analogie de l'être. Elle se constitue comme savoir grâce aux concepts analogiques (selon l'analogie de proportion­nalité). La philosophie de la nature bien que située au premier degré d'abstraction, a affaire elle aussi au *Sein* lui-même : les concepts dont elle fait usage sont éclairés dans l'esprit du phi­losophe par l'intellection métaphysique. *Mutatis mutandis*, on peut en dire autant de la philosophie morale. La nouvelle grammaire logique inventée par Boole a choisi le *Dasein*. Elle a dès le départ pris le parti d'ignorer le *Sein* dès l'instant où elle a posé comme fondement premier une notion générique comme celle d'ensemble. Elle a exclu l'intui­tion de l'être ; elle a décidé d'ignorer l'analogie de l'être ; elle travaille exclusivement avec des termes et des concepts uni­voques. Dans le domaine du *Dasein*, elle est pour l'esprit un instrument valable et précieux. Les sciences qui peuvent passer sous ce régime logique sont *les sciences constituées au premier* *degré d'abstraction*. Les sciences à portée ontologique peuvent être tentées d'y passer. Céder à une telle tentation serait pour la philosophie se renier elle-même. 33:156 Mais le nouveau comme tel a pour beaucoup de philosophes des charmes irrésistibles. Mis en face d'une nouvelle logique qui réussit admirablement dans son domaine propre, ils seront portés à croire qu'elle est « *la *» logique nouvelle purement et simplement : la logique désormais scientifique qui pour l'esprit moderne doit se substituer à la vieille logique classique. Ils voudront alors faire passer la philosophie sous le régime logique de la théorie des ensembles : c'est-à-dire *axiomatiser* la philo­sophie. Conséquence : d'une part, interdit jeté sur la métaphy­sique ; d'autre part : les sciences philosophiques (comme les sciences humaines) déjà désorbitées par l'idéalisme, la phénomé­nologie, l'empirisme ou le nominalisme, se trouveront confir­mées dans leur refus du *Sein* et enchaînées à l'univoque. En particulier, *l'idée que la raison peut connaître Dieu est exclue dès le principe par la nouvelle* *logique.* Un être infiniment transcendant, cause de toutes choses, Être même subsistant par soi, ne saurait être ni un ensemble ni un élément d'un ensemble. Dieu est au-dessus et par-delà tout ensemble : une telle assertion est une pure absurdité aux yeux de la nouvelle logique qui ne travaille que sur des ensembles et des éléments d'ensembles, qui ne reconnaît que l'univoque, et qui donc exclut a priori tout terme ou concept qui par analogie ferait atteindre à l'esprit un au-delà de tout ce qui se définit par un nombre fini de propriétés. Dans cette nouvelle logique, la *réversibilité des opérations* tient la place du principe d'identité : l'idée d'un être qui cause tout sans être lui-même causé est donc un non-sens, c'est im­pensable. Le philosophe pour lequel l'algèbre logique de Boole est désormais la logique est victime d'un cercle vicieux : « pour déclarer que la connaissance de Dieu par la raison et toutes les preuves de l'existence de Dieu sont incompatibles avec la Logique et condamnées par la Logique, il se sert d'une logique qui a été fabriquée tout exprès de manière à être incompatible avec ces preuves et cette connaissance, puisqu'elle a été fabri­quée pour le seul et unique domaine du *Dasein* et de l'uni­voque ». « Je n'ai absolument rien contre l'algèbre de Boole et contre la théorie des ensembles considérées en soi. Je les admire et je ne les ai critiquées elles-mêmes en aucune façon. J'ai seule­ment tâché de les situer. Mais à l'égard des naïfs et des infatués qui abusent d'elles en les tirant du domaine propre où elles sont valables, et qui se moquent de la philosophie en les regar­dant comme *la Logique*, je n'éprouve aucune indulgence. Et j'ai pensé qu'il n'était pas inopportun de nous mettre en garde contre eux, car quelques-uns de ces nouveaux maîtres sont déjà au travail ; et étant donné l'état où se trouve aujourd'hui la philosophie, il n'est pas impossible qu'on leur fasse crédit pour quelques saisons. » 34:156 ### La sophistique des ensembles mathématiques par Paul Bouscaren #### Prétentions « S'il existe encore des pseudo-humanistes pour qui l'in­compréhension des mathématiques (incompréhension qu'ils partagent avec tout ce qui n'est pas humain) constitue un titre de gloire, le nombre croissant des profanes qui regrettent de ne pouvoir participer pleinement à ce banquet des Dieux et souhaitent bénéficier au moins des miettes du festin est plutôt rassurant...... Aucun amateur ne devrait ignorer la manière à la fois simple, ingénieuse et décisive dont Hilbert, et, à sa suite, les mathématiciens contemporains, justifient la possibilité des raisonnements mathématiques -- en particulier des raisonne­ments sur l'infini -- en les vidant de tout contenu. » (François Le Lionnais, *Les grands courants de la pensée mathématique*, Préface à la seconde édition, 1962.) \*\*\* « On avait pris l'habitude de répéter que la science com­mençait avec le nombre et la grandeur. Actuellement, il appa­raît, avec la logique, qu'il faut discerner une notion encore plus primitive : celle d'ensemble. C'est à elle que la science a déjà ramené les deux notions ci-dessus ; c'est par elle qu'elle s'ef­force d'exprimer le contenu de toutes ses expériences ; c'est elle qui, présentement, nous fournit la plus sûre garantie d'objectivité. » (Marcel Boll et Jacques Reinhart, Q.S.J., *Les étapes de la logique*, ad calc., 1954.) \*\*\* 35:156 « *Logique des ensembles*, qui opère sur des ensembles (no­tamment définis en extension, souvent opposée à la *logique des classes* dont les éléments sont définis en compréhension). » (Robert, Supplément, article *Ensemble*.) \*\*\* « Jadis, les mathématiques n'avaient guère d'applications que dans le seul champ *spatial*. A présent, elles sont omnipré­sentes, -- jusque dans le domaine social : aimer sans être aimé, c'est là une relation asymétrique, proprement mathéma­tique. Dès le début, l'enfant doit se rendre compte que la notion d'ensemble n'est pas une donnée gratuite, mais se trouve bel et bien en rapport avec toutes les relations existantes dans le monde réel. » (Déclaration du professeur Papy, de l'université de Bruxelles, à un congrès de pédagogie. *Figaro littéraire*, 28 avril 1962.) \*\*\* « La science, il y voyait l'exemple privilégié de l'esprit au travail, une école d'absolue rigueur et de logique organisatrice. Il eût applaudi entre autres chose à cette introduction de la théorie des ensembles dans les classes de nos enfants qui caractérise l'enseignement d'aujourd'hui. » (André George, par­lant de Paul Valéry, « le cher Archimède ». *Figaro*, 3/12/66.) \*\*\* « Le mathématicien n'est plus limité, depuis quelques di­zaines d'années, par des divisions traditionnelles... son domaine d'étude comporte officiellement tout ce qui peut être objet de raisonnement logique... A cette universalité retrouvée -- n'était-ce pas autrefois la philosophie. qui était la science par excellen­ce, où l'on devait rechercher la réponse à toute question ?... Pour aboutir à la construction d'une science générale dont l'objet serait finalement l'étude du raisonnement abstrait pour lui-même...... L'objectif plus ou moins avoué des mathématiques modernes de constituer un langage universel pour y exprimer toute connaissance scientifique (à l'exclusion, naturellement, des considérations esthétiques, littéraires ou plus généralement subjectives) semble relativement raisonnable. 36:156 Déjà, le voca­bulaire et le symbolisme mathématique, notamment celui de la fameuse théorie des ensembles, peut être utile à des catégories très variées de spécialistes, des psycho-sociologues aux ges­tionnaires, des logiciens aux états-majors. » (André Warusfel ; *Figaro* du 2 mars 1970, une page spéciale sous le titre : « Aux racines de la pensée : les mathématiques modernes ».) \*\*\* « Philosophes, Littéraires ou autres esprits cultivés qui ne veulent plus admettre cette hémiplégie intellectuelle qui consiste à connaître Socrate mais à ignorer l'exponentielle, ce qui conduit aujourd'hui à ignorer son temps. » (Edouard Labin, « Présentation de *Quantos *».) #### Précisions « Il apparut qu'à partir des prémisses que tous les logiciens, quelle que fut leur école, avaient acceptées depuis le temps d'Aristote, des contradictions pouvaient être déduites, ce qui montrait que *quelque chose* allait de travers mais ne donnait pas d'indication quant à la manière de remettre les choses d'aplomb... Pour ma part, j'étais d'opinion que la difficulté se trouvait dans la logique plutôt que dans les mathématiques et que c'était la logique qui devait être réformée. Je fus confirmé dans ce point de vue par la découverte que je fis d'une recette qui permettait de fabriquer un nombre strictement infini de contradictions. Les philosophes et les mathématiciens réagirent de diverses manières à cette situation. Poincaré, qui détestait la logique mathématique et l'accusait d'être stérile, s'exclama avec plaisir : « Elle n'est plus stérile, elle engendre des contradic­tions ». C'était parfaitement bien dit, mais ne permettait pas de faire un seul pas vers la solution du problème...... » (Bertrand Russel, *Histoire de mes idées philosophiques*, trad. Georges Auclair, pages 94 et 95.) \*\*\* « La notion d'ensemble n'est pas encore totalement établie et définie. » (Robert.) \*\*\* 37:156 « *Ensemble*, notion première...... *Théorie des ensembles*. La théorie des ensembles a été créée par Cantor, à partir de 1872. -- Jusqu'à la fin du XIX^e^ siècle, la notion d'ensemble a paru intuitive. Citons la définition célèbre donnée par Cantor lui-même : « Par ensemble, on entend un groupement en un tout d'objets bien distincts de notre intuition ou de notre pensée. » Mais l'utilisation des ensembles sans l'aide de règles précises conduit rapidement à des paradoxes. Par exemple, il est con­tradictoire de définir un entier comme « le plus petit entier qui n'est pas définissable en moins de seize mots français », vu que cette définition ne comporte que quinze mots...... Le point de vue intuitif recèle le danger de considérer comme ensembles des collections d'objets qui ne sont pas définis par des proprié­tés mathématiques...... A l'heure où paraît, ce dictionnaire, la crise des fondements, inaugurée au début du siècle, n'est pas totalement surmontée. » (Lucien Chambadal, *Dictionnaire des mathématiques modernes*, septembre 1969.) \*\*\* « Personne de bon sens (accordons-nous quelques exceptions pathologiques inévitables) n'a jamais enseigné la théorie des ensembles au lycée ; les expériences pédagogiques les plus extrêmes n'ont jamais tendu à l'exposition d'une axiomatique des ensembles avant la troisième année d'université. Ce qui a envahi les classes, les livres scolaires refondus à la hâte et les réunions de parents d'élèves n'a rien à voir avec une doctrine subtile et très abstraite que de nombreux mathématiciens (et la presque totalité des professeurs de mathématiques) ne con­naissent que très superficiellement -- et ce, sans dommage pour leur activité professionnelle. « Il est exact que la notion d'ensemble est aussi vieille que l'intelligence humaine ; mais lorsque l'on veut préciser les concepts, la situation est beaucoup moins claire qu'on aurait pu le croire a priori. ... C'est au professeur, à l'instituteur, après avoir pris conscience de toutes les erreurs classiques, d'insister sur les quiproquos inévitables, plutôt (comme on le fait trop souvent) de feindre (*sic *; lire : au lieu de feindre, comme on le fait trop souvent) que tout est si naturel qu'il ne convient même pas de commenter longuement des notions si triviales. Faute de cette honnêteté, de nombreux élè­ves n'auront, de ce qu'est un ensemble, qu'une idée trop élé­mentaire, fixée à quelques représentations symboliques ou quel­ques images simplistes qui n'épuisent pas toute la richesse du concept. 38:156 A la première difficulté, ils prouveront, par une confusion enfantine quelconque, qu'ils n'ont pas compris la signification des signes qu'ils auront accumulés par jeu sans en saisir le sens réel. » (André Warusfel, *Les mathématiques modernes*, 1969, pages 33-34, 43 et 44.) \*\*\* « La base de toute la mathématique contemporaine est la théorie des ensembles ; mais la théorie des ensembles elle-même n'est pas construite définitivement. On ignore si elle est ou non contradictoire. » (Alain Bouvier, *La théorie des ensembles*, Q.S.J., page 120.) #### Critiques « ...Comment se fait-il que de simples sophismes qui n'au­raient pas embarrassé un instant un disciple d'Aristote ou un étudiant de la Faculté des Arts de l'Université de Paris, aient pu être pris au sérieux par des esprits aussi éminents que Rus­sell, Frege, etc. ? La réponse ne nous paraît pas douteuse. La cause de cet aveuglement curieux gît dans le formalisme du raisonnement logistique, et, avant tout, *dans l'interprétation du jugement en extension*. C'est cette interprétation-là qui trans­forme, en effet, une plaisanterie grecque en une antinomie moderne...... Il est certain, et nous n'avons aucunement l'inten­tion de le nier, que le point de vue de l'extension joue un rôle important dans la pensée ; mais il ne joue pas le rôle prépondé­rant ; il reste subordonné à la compréhension. Quant à la pensée normale, elle progresse habituellement, ainsi que A. Lalande et E. Meyerson l'ont bien fait voir, en compréhension et en exten­sion ensemble et à la fois. » (A. Koyré, « Épiménide le menteur » (*Ensemble et Catégorie*), 1947, page 24.) \*\*\* 39:156 « ...La tendance actuelle est de définir la fonction comme *une correspondance définie entre deux ensembles*. Le caractère opérationnel de la fonction disparaît de nouveau dans cette définition, en même temps d'ailleurs que sa correspondance avec la notion de forme : on n'est plus dans le statique ni dans le dynamique, mais dans l'inconsistant. Ce dépouillement ex­trême de la définition de la fonction, et la réduction de la théorie des fonctions, si suggestive, à cette abstraction amorphe qu'est la théorie des ensembles, constituent-ils un progrès ? -- Nous ne le pensons pas. Dissoudre les catégories du Nombre, de la Structure et de la Fonction dans le magma de la théorie des ensembles, ce n'est pas seulement dévertébrer la mathéma­tique. C'est en outre supprimer *la connexion précieuse avec les autres branches de la connaissance rationnelle* que consti­tuait, quantitativement et qualitativement, la notion de fonction. Car si, aux yeux des axiomaticiens modernes, la notion mathé­matique de fonction a épuisé les vertus dont elle resplendissait aux yeux des mathématiciens du XIX^e^ siècle, il est loin d'en être de même dans les sciences de la nature...... » (André Lamouche, *Logique de la simplicité*, 1959, page 313.) \*\*\* « Je considère que la préparation des jeunes sur la base des mathématiques ensemblistes sera entièrement néfaste. En effet la classification des connaissances qu'on peut imaginer en se fondant sur ces mathématiques est en discordance profonde avec la classification des connaissances des sciences de la nature, qui a pour critères les attributs et les propriétés obser­vés. Jusqu'à présent, on ne peut pas citer d'exemples de pro­blèmes posés par les sciences de la nature qui aient été résolus plus simplement au moyen de la théorie des ensembles ou, surtout, qui restant rebelles aux méthodes des mathématiques classiques, aient été résolus par les théories modernes. » (Dé­claration de l'inspecteur général Couffignal à un congrès de pédagogie. *Figaro littéraire*, 28 avril 1962.) \*\*\* « Penser par ensembles est recevable à la condition que nous devons imposer à toute pensée : *connaître* son point de départ. La pensée peut partir de la multiplicité pour travailler à la réduire de proche en proche ; et telle peut être la pensée par ensembles. Mais attention ! La multiplicité s'impose à l'ex­périence ; mais est-ce à elle seule, et est-elle concevable par elle-même, ou renvoie-t-elle nécessairement la pensée à quelque unité pour avoir l'être ? 40:156 Si le point de départ n'est pas premier en lui-même, gare à ne pas raisonner comme s'il l'était !... L'expérience originelle en cause est sans aucun doute des plus communes ; dans l'espace d'abord, puis dans le temps, nous avons affaire à la multiplicité ; mais il suffit qu'elle ne soit pas également répartie dans l'espace, d'abord, pour que nous voyions ensemble tels de ses éléments ; et combien d'autres voisinages, spécifiques ou relationnels, vont mettre *ensemble* ce qui, pour­tant, est *séparé*, pour apparaître multiple ! Regarder au contraire est éclairant, faisons-le ici ; le contraire d'une réalité multiple prise en un est la même réalité regardée selon sa multiplicité, le contraire d'un ensemble est la dispersion ; mais comme l'en­semble implique la multiplicité au moins virtuelle, il implique donc formellement son propre contraire, la dispersion. Re­courons au Littré ; après quatre acceptions pour l'adverbe ensemble, il donne cinq acceptions du nom ; essayons de dégager une constante, voici : *limitation déterminée d'une mul­tiplicité indéterminée*, -- la belle notion primitive, et bien capable d'achever la connaissance en ordre parfait ! » (Paul Bouscaren, « Note 63 de critique thomiste », 3 janvier 1967.) \*\*\* « C'est devenu un lieu commun de dire que la science ne peut ni ne doit prétendre à la connaissance de la réalité foncière ; que son rôle est de saisir les rapports entre les phéno­mènes, et de les exprimer autant que possible par des lois qui tendent à prendre la forme mathématique. Quant à savoir com­ment les choses se passent *en réalité*, c'est une ambition à laquelle le savant positif a renoncé. Cette attitude de l'esprit a fait tache d'huile. Le but était d'abord de débarrasser le savant des prétentions, comme des objections, métaphysiques. Mais point de le faire renoncer à nous rendre compréhensible ce qui se passe au niveau des arrangements et mécanismes matériels. Cette compréhension étant procurée avant tout par la cohérence des explications particulières, à la fois chacune en elle-même et les unes par rapport aux autres. Mais l'échappatoire vers les mathématiques est devenue trop commode. Si les cal­culs tiennent debout et tiennent ensemble, peu importe qu'au­cune réalité correspondante ne puisse être conçue. Tant pis pour les exigences de l'esprit. L'ennui est qu'une pareille abdi­cation de l'esprit ne peut pas rester inoffensive. Nous en cons­tatons les ravages dans tous les domaines. » (Jules Romains, *Pour raison garder*, I, pages 16 et 17. Page 86 et passim, « le mal pythagoricien ».) 41:156 « A une époque où les sciences et les techniques déterminent le développement des nations modernes, notre enseignement scientifique, au niveau du second degré, s'est atrophié et s'oriente de plus en plus vers une présentation abstraite décon­nectée du monde réel...... Sans doute serait-il injuste de faire endosser la responsabilité de cet état de choses aux seules « mathématiques modernes », mais leur tendance vers l'abstrac­tion est inquiétante. Et lorsque leurs défenseurs prétendent que « la géométrie est une discipline académique que l'on n'utilise plus dès la sortie du lycée », cela prouve tout simplement que ces promoteurs d'un enseignement abstrait ont perdu tout con­tact avec le monde réel. » (Alfred Kastler, prix Nobel de physique, in *Figaro* du 9 février 1971.) #### Initiation ensembliste et perversion de l'esprit dans un manuel pour la classe de sixième Les soixante premières pages (sur 320) du manuel de « Mathématique » pour la Sixième, des classiques Hachette, sont une initiation à l'ensemblisme, et, à mesure, une perversion du jugement, que l'on intitulerait assez bien : *Alice au pays sans Alice*. Essayons de le faire voir en soumettant ce manuel, (pris pour en valoir un autre, hélas !), à un examen continu, sur citations certifiées conformes. « *Quelques descriptions* -- I) André a étalé sur la table le contenu de sa trousse : ce compas, ce crayon à bille, cette paire de ciseaux, ce taille-crayon, cette gomme, ce stylo à plume (fig. 1). On a ainsi décrit l'*ensemble des objets* contenus dans la trousse d'André. » *Description* et *décrire* consistaient pour les élèves, jusqu'ici, à dépeindre une réalité distincte des autres par une certaine unité de son être propre, (une maison, un jardin, un arbre) ; maintenant, c'est d'une pluralité qu'il s'agit, elle est dépeinte comme pluralité ; il y a bien unité, mais abstraite et inactuelle, effacée dans le texte imprimé par le souligné de l'*ensemble des objets *; car l'unité selon que ces objets se trouvent tous dans la trousse à la disposition d'André, voilà *ce qui, vraiment, fait leur ensemble*. Il y a donc équivoque, l'élève est poussé à *penser par multiplicité*, ce qui est tout autre chose que penser une multiplicité, ce qui ne peut être qu'une illusion de penser : sans autre unité que verbale, avec le *nom* de l'ensemble, au lieu de l'*être propre*, désignable par ce nom. 42:156 « La figure 2 comporte : ce segment noté s, ce cercle noté c, ce triangle noté t, ce parallélogramme noté p. On a ainsi décrit *l'ensemble des objets* contenus dans la figure 2. » Ici, l'ensemble est actuel, mais les objets sont des *symboles* mathématiques, dénués de réalité selon les définitions des *êtres de raison* mathématique qu'ils représentent ; l'ensemble a donc la réalité de *la figure 2* en regard du texte, mais les objets s'entendent-ils selon la réalité de leurs dessins dans cette figure, ou selon les définitions mathématiques et selon la pluralité for­melle de celles-ci ? Vient alors la photographie de la famille Dumoulin, et l'on donne, (égalitairement), les prénoms du père, de la mère, de chacun des trois enfants ; « on a ainsi décrit l'*ensemble des membres* de la famille Dumoulin. » Retour au réel, et c'est celui de la plus forte unité d'être des objets à mettre ensemble : l'unité personnelle. Mais surtout *l'ensemble lui-même est réel*, au sens fort des relations réelles entre les membres d'une même famille, soit les relations d'ori­gine des enfants à leurs parents, soit les relations mutuelles des sentiments et de la vie familiale. *Cette réalité profonde et ines­timable de la famille tombe ici au niveau dérisoire de l'ensemble quelconque axiomatique*. Ouvrons les yeux. Il n'y a qu'un en­semble des objets contenus dans la trousse d'André, parce qu'il consiste univoquement en la relation de ces objets, quels qu'ils soient en eux-mêmes, à la trousse qui les contient ; faire con­sister de même un ensemble des membres de la famille Du­moulin en la relation d'appartenance à cette famille n'est pas irrecevable à titre d'abstraction méthodologique donnée pour telle ; mais la famille est tout autre chose qu'un tel ensemble, elle est un tout autre ensemble, *il s'agit d'un milieu d'existence* sans lequel les membres de la famille ne seraient pas ce qu'ils sont en tant que tels ; *les éléments de l'ensemble réel nommé la famille présupposent leur ensemble pour en être les réels élé­ments par l'être propre de chacun*, -- alors que l'être propre de chacun des objets contenus par la trousse d'André s'affirme comme un absolu indépendant de la relation de contenu à contenant. Il y a donc équivoque, la même d'ailleurs qui égare à parler indistinctement de l'ensemble des forêts de la France et de l'ensemble des arbres d'une forêt, celle-ci constituant un milieu biologique, escamoté par l'ensemble de raison axioma­tique. -- Faut-il souligner que nous retrouvons ici la vieille aberration politique de la nation française abstraite en l'en­semble des individus français, comme si ceux-ci, pour être en effet ceux-ci, ne supposaient pas quelque vérité antérieure de celle-là ? 43:156 Ne s'agit-il pas de la même incohérence, lorsque l'on fait de la civilisation une couche de vernis sur la persistante sauvagerie ancestrale, comme s'il y avait, sauvage ou non, une réalité concrète de l'homme, (je dis bien : de l'homme, et non de quelque partie de son être), en dehors de son milieu social, et de la civilisation à mesure ? « Soit un point fixe O de ce plan P. On envisage tous les points de P situés à 4 cm de O. On a ainsi décrit l'ensemble des points qui constituent le cercle de centre O et de rayon 4 cm du plan P. » Chute verticale, mais ignorée, de l'unité personnelle des objets mis ensemble, à l'unité *extrinsèque* d'un objet *par le seul point de vue de l'esprit :* tel est le point mathématique, incapa­ble par définition de se distinguer d'un autre point. Ou bien, en effet, il y a un intervalle étendu entre deux positions spatiales inétendues, et ces deux points distincts impliquent, pour être tels, des points *à l'infini *; ou bien ces deux points se touchent, et alors, étant inétendus, ils se confondent en un point, puis­qu'il n'y a rien, hormis ce point de contact, pour être deux points distincts. Tous les points que l'on voudra sur une ligne ne constituent pas cette ligne, par exemple ce cercle, qui est autre chose que l'ensemble infini de points que l'on y considère, *seulement une fois ce cercle donné*. \*\*\* « On convient d'appeler « objet » ce qui est identifiable, c'est-à-dire bien individualisé. » Mais en quelle sorte, *individualisé*, pour que l'on ait pu recourir aux *objets* des quatre exemples qui précèdent ? Indi­vidualisé selon l'existence distincte par elle-même des trois premiers exemples, ou, aussi bien, sans avoir de différence à en faire, à la façon d'un point incapable de se distinguer par lui-même d'un autre point, en tant que pure position inétendue de l'un et l'autre ? Et n'y a-t-il pas aussi le cas, (très russellien), de ce qui est individualisé de façon négative, (« les choses qui ne sont pas des petites cuillères ») ? Et les « lettres, mots, phrases, nombres, points, figures géométriques », allégués en­suite par notre manuel, s'agit-il des individus *matériels*, sono­res ou graphiques, ou bien des individus *formels* : 44:156 des signifiés accessibles au seul esprit, présents et distincts pour le seul esprit ? Et pourquoi pas encore, aussi bien que tels objets, des ensembles en tant qu'ensembles ? Or il est clair qu'un ensemble est individualisé, non comme *unité* propre de tel être, mais comme *réunion*, quant à l'être appelé ensemble, -- et, -- quant à ce qu'il réunit, -- individualisé *par d'autres êtres* que l'être propre de la réunion. Et de la sorte, un ensemble des choses qui ne sont pas des petites cuillères est individualisé positivement par des êtres qui le sont négativement ! « Les « objets » peuvent être de nature très diverse : person­nes, animaux, plantes, choses, lettres, mots, phrases, nombres, points, figures géométriques... » Personnes, animaux, plantes, choses, il s'agit d'*existences singulières* en quoi se trouve le type d'être que l'on abstrait pour définir spécifiquement les personnes, animaux, plantes ou choses en question. Lettres, mots, phrases, il s'agit de *signes*, existences singulières prises, non pour ce qui s'y trouve, mais pour ce qu'y met la relation de raison qui en fait des signes, ces êtres doubles par définition. Nombres, points, figures géo­métriques, il s'agit d'*êtres mathématiques*, et c'est-à-dire inca­pables de l'existence singulière des êtres physiques : le type d'être mathématique ne se trouve pas tel qu'il se définit dans ce qui en reçoit le nom, (ce triangle, ce cercle, dans la figure 2 du manuel), mais ne peut en être que le signe ; bien pis, avec le point, il s'agit d'un être que sa définition interdit de distin­guer par lui-même, et c'est-à-dire définit par l'équivoque d'*un être qui n'est pas un comme il est*. \*\*\* « On a déterminé un ensemble si l'on peut reconnaître exac­tement les objets qui le composent. Il en est ainsi pour les exemples du paragraphe I. » Les objets qui le composent, -- de quelle manière ? *Composer* signifie : former un tout de ce qui est, par là même et non autrement, les parties de ce tout, (Littré, Robert, Larousse. En particulier : « Composer des forces, des mouvements, des vitesses, en former la résultante. ») Dans « les exemples du paragraphe I », les objets selon la notion du paragraphe Il ne composent pas leur ensemble, ils le *décomposent* en une multiplicité, qui n'est pas même celle des parties (exemple 1), qui est même incapable de distinguer ses parties, (exemple 4). 45:156 Ce n'est pas en tant que tels objets, c'est par leur commun rapport à la trousse, que le compas, le crayon, la gomme, etc., composent le premier ensemble. Et c'est-à-dire que *cet* en­semble, de *ces* objets, fait *ses* éléments. Et c'est-à-dire qu'un ensemble est *un point de vue de l'esprit qui se subordonne une multiplicité d'objets*, dont il fait des éléments par la réduction de leur individualité, selon le type propre de chacun, à l'indi­vidualité seconde, et qui peut être de raison seule, d'élément de tel ensemble. Voilà donc la réalité des « natures très diverses » escamotée au profit de la pensée qui les compose en ensembles, -- et en ensembles où s'escamote, du même coup, un ensemble réel comme celui d'une famille, tombée au niveau doublement irréel d'un ensemble de points mathématiques ! (Sur ce péché *originel* de la théorie, v. Alain Bouvier, *La théorie des ensembles*, Q.S.J., pages 107-108.) « Par contre, « les grandes villes de France » ne constituent pas un ensemble car l'appellation « grande ville » n'est pas assez précise. » Admirable scrupule ! Des points, les nombres, (même irra­tionnels et infinis en décimales), constituent des ensembles, non les grandes villes ; l'important, c'est un point de départ précis, ou déclaré tel, pas du tout ce que devient l'*objet* considéré comme *élément *; qu'est-ce que cela, sinon la marche et le procédé du discours sophistique et charlatanesque ? Ce n'est pas un canular, il y aurait trop à dire ; contentons-nous ici de renvoyer le lecteur à la source russellienne, (*Histoire de mes idées philosophiques*, trad. Auclair, pages 85-86 et 101-102), à un exposé scolaire, (*Introduction aux mathématiques mo­dernes*, par M. Albert Monjallon, chapitre VI), avec notre propre critique, (« Note 63 de critique thomiste », page 4 -- et un ouvrage inédit : *Paradoxes modernes et sophismes de tous les temps*). \*\*\* « Un segment peut être considéré comme un ensemble de points, un plan comme un ensemble de droites. » Précisons indispensablement : un ensemble de points consi­dérés sur ce segment, à l'infini, comme impliquant ce segment pour être distingués les uns des autres comme points ; de même, un plan impliqué par l'ensemble des droites que l'on y considère, et non l'inverse. \*\*\* 46:156 « On peut donner un ensemble de deux façons », savoir : ou en extension, ou en compréhension. Rappelons qu'en logique aristotélicienne, la compréhension et l'extension, *dans cet ordre indispensable*, ici inversé, sont deux qualités de tout concept. D'autre part, une définition des­criptive se fait par l'extérieur de l'être défini, (l'homme est un bipède sans plumes), la définition essentielle et proprement dite, par le type d'être, (l'homme est un animal raisonnable). Décrire fait voir une image sensible, définir fait considérer un type d'être. « 1° En énumérant ses éléments. -- Pour indiquer le lien qui existe entre ces éléments, on en écrit la liste entre deux accolades. -- Un ensemble ainsi déterminé est dit : *défini en extension*. » Les deux accolades peuvent être le symbole d'un lien entre éléments, ce lien n'est pas signifié par ce symbole comme étant tel lien, l'ensemble n'est donc pas défini et n'est pas donné ; le définir ainsi en extension, c'est donner la pluralité des éléments *selon qu'il y a cette pluralité *; l'ensemble *selon son unité* n'étant pas donné de cette manière, et pourtant affirmé par un symbole générique, il y a *écriture incohérente qui donne la pluralité pour l'unité*. Il s'agit, au mieux d'un ensemble hypothétique : les objets donnés comme tels objets sont, par hypothèse, les éléments d'un ensemble dont on ne peut pas dire qu'il est tel ensemble entre tous, au contraire de la prétendue définition en extension ; qu'est-ce qui empêche telle pluralité d'objets de constituer plusieurs ensembles distincts ? Par exemple, Jean, Pierre et Sophie, peuvent être les enfants de M. Dupont, instituteur, et les seuls élèves cette année de son école en montagne ; et ce sont là deux ensembles. De même, les seuls buveurs d'eau de Pessac en Gironde peuvent être les seuls automobilistes du lieu auxquels on a retiré le permis de conduire ; encore deux ensembles assez distincts. Si l'écriture suffisait à donner un ensemble, pourquoi pas aussi bien le diviseur zéro, que rien n'empêche d'écrire ? Certes, la division par zéro n'a pas de sens compatible avec la définition du quo­tient, mais quel sens y a-t-il donc à une pluralité de singularités irréductibles présentée comme le tout d'un ensemble, sans rien d'autre que la présentation écrite pour identifier à cette unité cette multiplicité, *celle-ci reçue pour définition de celle-là ?* Être un objet « bien individualisé » est-il la condition né­cessaire pour constituer l'élément d'un ensemble, ce n'est pas la condition suffisante ; 47:156 il faut une propriété commune à ces existences singulières, -- et *cette propriété commune* des éléments *individualise l'ensemble* entre les ensembles. *Rien n'est donné sans l'unité de son être*, (Ia, II, I) ; définir un en­semble en extension, en état de division, joue sur les mots ; « l'ensemble des lettres (a, b, c, d) » n'est cet ensemble que si l'on entend : « ces lettres-là prises à tel point de vue », -- et c'est définir en compréhension. Pairs ou impairs, premiers ou multiples, les nombres ré­pondent identiquement à leur définition générique ; de même les triangles, rectangles ou non, isocèles ou non, etc. ; les es­pèces des êtres mathématiques ne s'ajoutent pas à leur être générique, elles suivent à la réalisation de cette forme, à la manière des caractéristiques individuelles des êtres physiques, -- alors que pour ceux-ci les différences spécifiques s'ajoutent aux genres, lesquels sont seulement analogues dans leurs es­pèces, et les espèces appartiennent identiquement aux individus en tant qu'individus. Du côté des êtres physiques, on a : genre plus différences spécifiques égale espèces, -- que réalisent les individus ; du côté des êtres mathématiques, on a : genre selon réalisations possibles, égale espèces, -- les réalisations indivi­duelles étant physiques et non mathématiques. Le genre et l'es­pèce d'un être physique ne sont que des abstractions inadéquates de cet être concret ; le genre et l'espèce d'un être mathé­matiques sont des abstractions adéquates par définition de cet être abstrait en tant qu'être abstrait ; argumenter sur une définition physique de par l'adéquation mathématique, c'est donc l'abus de mathématisme. Précisons davantage. La forme des êtres mathématiques est l'être de leur définition, par exem­ple celle du triangle ; pour quelle matière divisée en leurs par­ties, celles du triangle, par exemple, sinon l'étendue continue, ou l'espace, en géométrie, et la multiplicité en arithmétique ? *Matière logique* de part et d'autre, et comme le *genre commun* des espèces géométriques et arithmétiques ; matière logique pour une *existence logique*, tout autre chose que la matière phy­sique et l'existence physique : la distinction est élémentaire pour le triangle par définition, seul mathématique, et le triangle dessiné au tableau, symboliquement. Oui, mais la mathématique moderne, l'axiomatisme comme il parle des ensembles, -- nous y revenons, -- ne s'agit-il pas du quiproquo ahurissant de la matière et de l'existence logiques pour la matière et l'existence physiques ? N'est-ce pas de ce quiproquo qu'il s'agit, -- nous y revoilà, -- lorsque l'ensemble est défini en extension, et c'est-à-dire quoi, sinon la multiplicité d'existence physique, par exemple des objets contenus dans une trousse, identifiée, pour la définir, avec l'unité formelle de l'ensemble ? 48:156 Cela ne devrait-il pas faire penser à un écolier pour qui le nombre trois ne serait pas autre chose, entre les nombres abstraits, que la pluralité telle quelle de un et un et un livres ou cahiers ? « 2° En énonçant une propriété que, seuls, les éléments de cet ensemble possèdent. » Définir en extension donne tel ensemble d'individus, c'est-à-dire telle *multiplicité* d'individus en tant que singularités individuelles ; définir en compréhension donne l'ensemble des individus qui présentent telle propriété, c'est-à-dire telle *unité* de ces individus malgré leur multiplicité d'individus, asservie comme une matière à la forme de l'ensemble. *Défini* d'une part *ou* d'autre part, *l'ensemble* emporte donc, sous peine de n'être pas identique à lui-même, l'identité de la multiplicité en tant que telle avec l'unité en tant que telle, *du moment qu'il s'agit d'une multiplicité déterminée et d'une unité déterminée*. Or le *fait* auquel se réfèrent les exemples est celui, dans chaque cas, de *telle* multiplicité déterminée, que l'on détermine identique­ment, dans la multiplicité universelle, selon *telle* unité déter­minée. Or il est sophistique de prendre la *liaison de fait*, si commune soit-elle, de *telle* multiplicité avec *telle* unité, pour *l'identité de droit* de la *multiplicité déterminée* avec *l'unité déterminée *; sophistique, donc, de passer des *ensembles de fait*, analysés de la sorte, à *l'ensemble par double définition* en exten­sion ou en compréhension. Sophisme ruineux pour toute la pensée, puisqu'il escamote *la prévalence ontologique de l'unité sur la multiplicité*, celle-ci ne pouvant être déterminée que selon celle-là, et nullement la réciproque. Définir un ensemble en extension donne pour cet ensemble une pluralité ; ou bien celle-ci n'est réunie d'aucune sorte et n'est qu'une pluralité, il y a double incohérence d'y prétendre un ensemble, et tel ensemble déterminé ; ou bien la réunion est donnée par là même que les objets énoncés sont réunis par l'énonciation à titre d'ensemble ; mais alors, cette réunion par l'énoncé n'est pas autre chose que la définition en compréhen­sion impliquée par la définition en extension de cet ensemble ; et non seulement il est incohérent de prétendre *définir* en extension, mais il y a cet énorme abus du langage, de parler indistinctement, et comme identiquement, -- soit de ce que le langage exprime, selon le commun usage : l'ensemble des objets qui sont, et tous tant qu'ils sont, contenus dans la trousse d'André ; soit du langage même comme il exprime : l'ensemble que je forme en énonçant comme un *ensemble* tel objet, tel objet, encore tel objet... et c'est *tout* pour l'ensemble parce que c'est tout pour l'énoncé. 49:156 Défini en compréhension, l'ensemble est dit un ensemble parce qu'il y a un ensemble à dire ; défini en extension, il y a un ensemble parce que et selon que l'énoncé constitue un ensemble de ce qui est énoncé ; l'un et l'autre se conçoivent, mais avec deux valeurs contraires du langage : causé par ce qu'il énonce dans le premier cas, cause de ce qu'il énonce dans le second ; confondre ces deux types d'en­semble, c'est parler un langage qui identifie ses propres contraires, et se voue à l'absurde en raisonnant sur ses énoncés comme s'ils s'en tenaient à parler le commun langage du seul premier cas. Du moins, l'ensemble échappe-t-il à l'équivoque, défini en compréhension par le point de vue réunissant de la pensée ? Non, puisque le verbe mental de la pensée ensembliste en use avec lui-même comme du langage, et veut faire tout un du point de vue déterminé par un ensemble, (ensemble des petites cuillères), et du point de vue déterminant un ensemble, (ensemble des choses qui ne sont pas des petites cuillères), -- dans la même identification de ses propres contraires, de la pensée qui reçoit ce qu'elle pense, et de la pensée qui se donne ce qu'elle pense, et pense absurdement le faire sans équivoque, vu qu'il s'agit de part et d'autre de ce qu'elle pense ! Pluralité dit extériorité mutuelle, un nombre est donc autre chose que pluralité, un ensemble aussi ; cette autre chose, est-ce la totalité de la pluralité considérée ? Mais que veut dire la totalité d'une extériorité mutuelle ? S'arrêter, là reste dans l'in­déterminé, ce n'est le cas ni d'un nombre, ni d'un ensemble, dont la notion implique donc quelque autre détermination ; laquelle, sinon qu'un nombre est la totalité d'une pluralité *rapportée à l'unité* dont il y a pluralité, (au moins virtuelle), -- un ensemble, la totalité d'une pluralité sous un angle de réu­nion et *en tant que cette pluralité se trouve réunie*. De la sorte, si la pluralité totale entre dans la définition, et du nombre, et de l'ensemble, elle n'est adéquate ni à l'un, ni à l'autre ; et quant à l'ensemble, si la totalité de ses éléments ne lui est pas adéquate, bien moins encore est-il concevable, malgré Russell, qu'il s'identifie à l'un de ses éléments et que, par suite, on puisse caractériser un ensemble par le fait de ne pas se contenir lui-même comme élément. La *forme propre* de l'ensemble étant celle d'une réunion, les éléments sont à la fois impliqués par le concept de réunion, et incapables d'être autre chose que la *matière* de la réunion. 50:156 Mais alors, l'ensemble défini en extension, et, à la suite, un ensemble défini par le fait de ne pas se contenir lui-même comme élément, s'agit-il d'autre chose que de réduire la forme à la matière, -- de tout expliquer par la seule matière ? Hormis cette prétention, que reste-t-il de la logistique, et des paradoxes modernes comme on les veut antinomiques ? Ceux-ci font écla­ter une absurdité qui est celle de la prétention elle-même, pour le bon sens de l'hylémorphisme aristotélicien ; non seulement la forme prime la matière, loin d'y être réductible, mais il arrive que la matière consiste en des actes de l'esprit humain Thomas d'Aquin l'enseigne en théologie du sacrement de péni­tence, (IIIa, 84, 1, 2, 7), le logicien n'a-t-il pas à y prendre son bien de lumière, à l'encontre de vingt équivoques autrement inextricables ? Si l'extension d'un ensemble peut *être identique­ment* cet ensemble, c'est selon que l'esprit regarde cette ma­tière, non comme la multiplicité qu'elle est en elle-même, mais selon qu'il se la présente à lui-même *pour être* cet ensemble ; et c'est-à-dire en réalité comme *matière informée*, élevée à l'unité d'une forme. Si un ensemble ne se contient pas lui-même comme élément, est-ce le définir comme une matière incapable de la forme propre qui le définit pourtant, -- et pareil « hété­rologisme » n'embarrasse qu'à la manière d'un nez postiche ; ou bien est-ce définir par absence de matière, alors que définir par la matière est déjà l'illusion susdite ? \*\*\* « Il est nécessaire que la question posée ne puisse recevoir comme réponse que *oui* ou *non *; en effet, c'est alors seulement qu'elle caractérise l'objet, le doute ne pouvant être permis. » 1°) La question caractérise, non pas l'objet, mais l'élément comme élément de tel ensemble. 2°) C'est dire qu'il s'agit, non de l'objet en soi, ni de ses relations réelles avec les autres objets en eux-mêmes, mais d'un *point de vue de l'esprit*, que l'esprit peut justifier en tant que tel, mais d'une façon qui n'a rien à voir avec l'objet en tant qu'objet en soi, et dans son milieu à lui d'objet en soi. 3°) De là que la réponse oui ou non pourra s'éloigner terri­blement de sa valeur mathématique dans l'exemple donné celui de l'ensemble des diviseurs de 15 ; quantité de « para­doxes » antiques ou modernes en témoignent, et de bon sens devrait suffire. Car les propriétés des êtres mathématiques découlent de leur définition mathématique, d'où cette règle de Pascal : « remplacer mentalement de défini par la définition » tandis que les êtres physiques nous sont présentés (donnés) par leur existence, et les définir se trouve, non au départ, mais au terme de notre science, d'abord ; 51:156 ensuite, les définir par leur type d'être abstrait *les fait toujours deux, par soustraction, avec leur existence ainsi* « *définie *»*, et c'est à l'existence telle quelle de décider, au rebours des mathématiques*. Soumettre l'universalité des objets, quels qu'ils soient en eux-mêmes, à l'alternative par oui ou non de l'appartenance aux ensembles que définit un point de vue de l'esprit, c'est réduire toute chose, au ciel et sur la terre, à l'inexistence hors de l'esprit des êtres mathématiques. « Il me prendrait pour un théorème », se rebif­fait Pascal ; « un nombre entier non nul est ou n'est pas divi­seur de 15 », tout de même veut-on que M. Untel soit ou ne soit pas un être raisonnable, soit ou ne soit pas sa libre volonté, etc... Voilà pour de mathématisme de principe ; en fait, souli­gnons-le derechef, l'inexistence hors de l'esprit des êtres mathé­matiques tombe, dans l'esprit lui-même, à *l'équivoque du point*, incapable de se déterminer par lui-même et de se distinguer d'un autre point ; M. Untel sera donc ponctualisé en science en­sembliste, -- prière de constater que l'on jette à pareille viru­lence du « mal pythagoricien » les écoliers de Sixième, au moyen fort des exemples, dès la première leçon... Cette critique est-elle excessive, voire en porte-à-faux, du fait de la restriction : « Il est nécessaire que la question posée ne puisse recevoir comme réponse que oui ou non » ? Restric­tion apparente, puisque répondre par oui ou non prétend s'im­poser à tout, -- ce qui devrait poser la question préalable : n'avons-nous pas des connaissances incapables sui generis de pareille réponse ; et pourtant plus nécessaires à la vie hu­maine que cette connaissance mathématique ; et d'ailleurs à l'origine indispensable de celle-ci ; en particulier sous la forme du commun langage prérequis au langage mathématique ? La question ensemblière est celle-ci : oui ou non, tel objet possède-t-il telle propriété, caractéristique de tel ensemble ? *Posséder une propriété*, pour des êtres mathématiques, est parfaitement uni­voque : ni plus, ni moins, c'est être en cela ce que chacun d'eux est par définition, *sous peine d'incohérence logique* entre *l'être défini* et de fait de *posséder ou non telle propriété*. Il ne peut en aller de la sorte pour un être physique ; dédoublé en son exis­tence telle quelle, à ses conditions d'existence prérequises, et selon qu'elles jouent en fait, d'une part, -- et, d'autre part, en son type d'être défini, mais encore, un être conditionné par son existence ; n'y a-t-il pas une équivoque fondamentale à vouloir demander si tel être physique possède, oui ou non, telle propriété, de même que l'on demande si tel nombre entier, oui ou non, est diviseur de 15 ? 52:156 En mathématique, mais là seule­ment, l'être défini et la propriété caractéristique sont logique­ment indissociables ; *posséder ou non une propriété* a donc en mathématique une valeur univoque radicalement exclue des êtres physiques ; l'ensemblisme efface catastrophiquement, et pour la pensée, et pour la vie humaine, une diversité aussi fon­damentale : prenons-en à témoin ce manuel de Sixième, dès ses premières pages, -- qu'en sera-t-il dans l'esprit des écoliers, (de douze ans à quatre-vingt-dix) ? Oui ou non, (puisque l'on aime ça), l'abstraction ensemblière, comme la théorie mathématique des ensembles veut l'appliquer à tout, (non sans quelques im­passes), est-elle applicable à tout par une initiation scolaire, qui ne peut pas être cette théorie de haute mathématique, sans fausser la pensée que l'on prétend former ? Il faut répondre non à ce scientisme imbécile. Et de faire rire dédaigneusement, et non pas lui seul ; soit, mais alors, voici un dessin, et voyons qui peut en rire. « Le paradoxe de Richard (1905) « le barbier rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes ; mais le barbier se rase-t-il lui-même ? », considéré au début comme un problème amusant, provoque une crise des fondements...... A l'heure où paraît ce dictionnaire, la crise des fondements, inaugurée au début du siècle, n'est pas totalement surmontée. » (Lucien Chambadal, *Dictionnaire des mathématiques modernes*, 1969, article *ensemble*). Ce paradoxe, pourtant, n'est rien de plus que le *sophisme* de raisonner sur un barbier qui, pour être barbier, cesserait d'être un homme ; or, prévenant ce sophisme, à l'objection qu'il faut être en vie pour recevoir une doctrine de la vie, et qu'il faut donc être né de nouveau par le baptême pour entendre l'Évangile, et non l'inverse, la Somme de théologie répond que la vie de la grâce présuppose la vie de la nature rai­sonnable, et c'est-à-dire l'être humain, comme tel à hauteur de doctrine, (IIIa, 71, I) ; de même, pourquoi l'homme qui est barbier devrait-il se raser en tant que barbier et ne le pouvoir pas en tant qu'homme, alors que le barbier, c'est un homme qui rase ? Force n'est-il pas de constater que la pensée axioma­tiste a perdu cette évidence, et qu'un barbier, élément de l'en­semble des barbiers, lui fait loi logique de l'entité barbière à l'activité barbière tout de même sorte que les définitions du cercle et du carré décident de la quadrature du cercle ? (Voir l'appendice). \*\*\* 53:156 *Le projet originel de la pensée mathématique, de* « *mesurer ce qui est mesurable *»*, distingue en principe, pour en faire son objet propre, ce qui est mesurable de ce qui ne l'est point, sans prétendre aucunement que n'être pas mesurable accuse un manque d'être, ou un vice rédhibitoire quant à la connaissance objective par la raison. Le projet galiléen de* « *rendre mesu­rable ce qui ne l'est pas *» *distingue encore en principe, mais par une distinction que la méthode doit tourner de façon à opérer sur ce qui, de soi, n'est pas mathématiquement donné ; il y a ici danger manifeste de mathématisme, c'est-à-dire de faire prévaloir la sauce méthodique sur le réel poisson, celui-ci réduit à la saveur de celle-là, tout le reste rendu insipide au géo­mètre. Ce danger galiléen éclate sur nous en catastrophe, avec l'espèce d'incapacité, consubstantielle à la pensée moderne, de ne pas identifier le mesurable à l'être même, au moins selon que l'être est connaissable par tous de façon certaine.* De cette aberration ne témoignent que trop des lignes ré­centes de M. Pierre de Latil, (*Figaro*, 2/3/70), et il se trouve qu'elles font un commentaire, en aveu sans vergogne, au para­graphe où nous sommes arrivés dans notre manuel, celui qui concerne les «* ensembles particuliers *». Voici le texte émerveillé de ce merveilleux chroniqueur scientifique : « Aujourd'hui, la mathématique parvient aux racines du raisonnement...... Pour elle, l'unité n'est qu'un cas particulier. Le vrai cas général, celui sur lequel il faut cogiter, c'est celui d'un ensemble d'objets. L'ensemble réduit à un objet, c'est, répétons-le, un cas très particulier ; et aussi « l'ensemble vide » que nous appelons zéro. » Est-il possible de régler plus sereinement leur vieux compte à Dieu et à l'homme personnel, ces jeunes morts, ces unités indignes de cogitation ? Dernier mot de M. Pierre de Latil : ensembles, intersection d'ensembles, intersection vide, « des notions vraiment naturelles... dont les mathématiciens s'accordent a dire qu'elles permettent de conte­nir tout l'univers de la raison », -- éclairons cette lanterne comme il s'agit d'une vessie : selon que l'univers de la raison ne doit être rien d'autre que la raison des mathématiciens ; et les postulats de la mathématique moderne, de critère du vrai­ment naturel ! 54:156 L'article *ensemble* du Littré témoigne, là-contre, de la façon la plus nette : alors que l'*adverbe* « ensemble » se borne presque toujours à *dire avec* ce qui ne l'est pas de soi, mais, au con­traire, *se sépare et se disperse* comme il est tel un et tel autre ; *le nom* « ensemble » emporte proprement un *effet de la réunion* qui donne à celle-ci sa valeur distinctive, -- la moindre valeur de cette sorte étant à coup sûr la dernière mentionnée par Littré : « La totalité. L'ensemble des hommes qui peuplent la terre. L'ensemble des nations européennes. » Je conclus que l'initiation raisonnable, (humaniste), à la mathématique des ensembles devrait commencer avec cet article du Littré, lu en premier, relu assez souvent, mis en appendice aux manuels. Que cette initiation fasse passer ensuite, des ensembles réels à ceux de la mathématique : d'une réunion brute, mais le contraire réel de la réelle dispersion, à un classement scientifique dont les classes s'opposent, mais quant à elles seules, à la confusion de ce qu'elles ne classent pas, -- soit ; mais sous réserve d'incul­quer, bien loin d'ignorer, une différence, ou plutôt une diversité, grosse de redoutables équivoques : les ensembles réels condi­tionnent *les existences* réunies, les ensembles de la mathéma­tique concernent *la seule science* en construction dans l'esprit humain ; et l'on fait, de la science, à vouloir ses ensembles les seuls dignes de la raison, une mythologie fanatique encore plus à craindre que celle de la race des seigneurs ou celle de la libération marxiste, encore moins capable de mauvaise conscience. \*\*\* Quant à la métaphysique indispensable, (nous en avons ici une preuve par l'absurde, et M. André Warusfel semble le soup­çonner, *Les mathématiques modernes*, pages 38-39), toute détermination ramenée à l'appartenance, ou la non-apparte­nance, à un ensemble, c'est *l'être propre lâché pour la relation avec l'autre*, ensuite de la prétendue équivalence de celle-ci pour la définition requise ; l'ensemble, lui, peut être vide, *c'est la relation qui précède l'être*. Je pense alors à l'ensemble infini des nombres entiers, à partir de l'unité, (ou de deux ? ou de zéro !) pour me demander, une fois de plus, si l'inconsistance des nombres et la nécessité de les voir, chacun à sa place, dans l'ensemble ordonné faute de quoi ils s'évanouissent, n'ex­plique pas l'aberration ensembliste par la superstition pythago­ricienne des nombres, par qui, avec qui et en qui toutes choses devraient avoir de nous être connaissables, d'être pour nous, et enfin, comme l'on prétend parler, d'être. L'existence réduite à la singularité individuelle, de type d'être réduit à la caracté­ristique, -- et lorsque celle-ci est aussi bien négative, de non-être pris pour l'être ; 55:156 les deux premières abstractions réduisent l'appartenance ensemblière à l'*irréalité par définition* des êtres de la géométrie ; la troisième abstraction la rend *incohérente* à l'instar des mêmes figures prises pour des ensembles de points, et incapable de répondre à Zénon d'Elée, -- que les « para­doxes » modernes ont en effet modernisé, démocratisé, imbécil­lisé, au témoignage, encore, du « Dictionnaire des mathématiques modernes » : barbier dit relation professionnelle aux autres, mais le sujet de cette relation est un homme entre les hommes ; cela échappe à une certaine « logique des relations ». Eh bien, tapons derechef sur le clou. Une position *étendue* se distingue de toute autre par l'étendue qu'elle *occupe*, d'abord, et ensuite par ses relations d'éloignement *ou de contiguïté* avec les autres positions étendues. La position *inétendue* d'un point ne peut s'entendre que par relation d'éloignement avec un autre point, et c'est-à-dire par une étendue dont ces deux points sont les termes ; et c'est-à-dire encore que leur *relation d'éloi­gnement* n'est rien de moins que la seule donnée consistante en la matière : *l'étendue*, faute de laquelle le point de vue des positions inétendues se réduit à l'illusion d'une pensée inco­hérente. Telle est bien l'illusion des ensembles de points reçus à l'égal des ensembles d'objets. Car les *objets* considérés comme les *éléments* d'un ensemble relèvent d'une *double individua­lisation *; la trousse d'André contient des objets *distincts les uns des autres* par le type d'être, -- compas, gomme, crayon, etc., un type d'être emportant l'existence individuelle, dont fait abstraction le type spécifique en tant que tel. Mais si l'on s'arrêtait aux individus selon le type du compas, du crayon, etc., il ne s'agirait pas de l'ensemble des objets contenus dans la trousse d'André ; ce qui en fait les éléments de cet ensemble, c'est d'être individualisés, en second lieu, comme ce compas, ce crayon, etc., contenus dans cette trousse ; individualisés en cela, *par distinction d'avec les autres individus de leur type d'être*, compas, crayon, etc., selon *ce caractère commun élémen­taire* d'être contenus dans la trousse d'André. Ainsi, non seule­ment l'individu élémentaire veut une individualisation seconde, mais, à l'inverse de la première, qui dit *existence singulière*, celle de l'élément en tant que tel dit *propriété commune* aux éléments d'un même ensemble en tant que tels. Concluons : l'individualisation première ne suffit pas, mais elle est nécessaire à la distinction des éléments ; il n'y a donc pas d'ensembles de points mathématiques, distincts en tant que tels. L'individua­lisation seconde, remarquons-le aussi, est confondue avec la première dans les ensembles que l'on peut dire catégoriels, par exemple l'ensemble des compas, celui des crayons, etc., (« la classe des petites cuillères » de Bertrand Russell). 56:156 Ici, la pro­priété commune qui constitue les éléments, c'est le type d'être, non pas en tant que tel, -- c'est la catégorie, -- mais en tant que présenté par chacun des individus de ce type ; à mesure, voilà le type d'être de l'individu relégué du premier rang incom­parable de la *définition* de chaque objet par son être propre, au rang de la *désignation* par une relation, ou réelle ou de raison, au gré d'un point de vue, aussi hétérogène soit-il à l'être défini, sous la seule réserve de désigner de manière précise un ensemble distinct de tout autre. Que l'on compare à ce point de vue le triangle de la figure 2, comme élément de l'ensemble des objets contenus dans cette figure 2, avec ce même triangle comme élément de l'ensemble des triangles ; s'il en va de ce dernier ensemble ainsi que du premier, ce qui donne le triangle n'est pas l'être par définition du triangle, c'est l'appartenance à l'ensemble des triangles ; et s'il en va au contraire, ces deux ensembles sont équivoques, ainsi nommés de ce même nom. \*\*\* « Qu'il s'agisse d'objets ou d'ensembles, dire : A = B, c'est reconnaître que A est B. » Les ensembles ne *sont* des ensembles, de même que les signes ne *sont* des signes, et les notations des notations, que par le point de vue de l'esprit ; et puisque *égal* veut dire : le même à un point de vue, (par opposition à *identique* : le même à tout point de vue sur l'être en cause), passe pour l'ensemble A qui est l'ensemble B, lorsque A = B. Mais si A et B désignent des objets, vouloir que l'un soit l'autre tout comme l'un est égal à l'autre, c'est le mathématisme de recevoir le *rapport de mesure* impliqué par l'égalité, en tant que tel, pour l'être même des objets en cause. Toujours l'homme qui rase réduit à la relation barbière ! « a, b, c, désignent chacun un objet (ou un ensemble). 1°) On a : a = a. L'égalité est réflexive. » *Être* se disant de façon absolue, absolument primitive, on peut expliquer sans tautologie : « *a* est *a *», en dépendance de « *a* ne peut pas être *non-a *» ; mais *être égal* voulant dire être selon un même rapport de mesure, alors : « *a* = *a *» em­porte : « *a* est à *a* dans le même rapport que *a* est à *a *», -- que l'on ne voit pas de quelle manière sauver de la tautologie. 57:156 De même pour l'égalité symétrique et l'égalité transitive : « si a = b, alors : b = a -- si a = b et b= c, alors : a = c » ; la transposition des signes n'emporte aucun progrès de la pensée ; « b = a » ne dit pas autre chose que « a = b », puisque c'est dire que « a et b » donnent une seule et même mesure, ce à quoi l'on se tient, que l'on dise : « a = b », ou « b = a » ; et faire intervenir « c » ne change rien à ce que signifie le signe d'égalité. « On remarque : ne contenant aucun élément, les ensembles vides sont considérés comme égaux. » Le bon sens proteste à bon droit que faire de l'incapacité radicale de toute mesure une mesure égale est un canular, et relève du moderne : « Faudrait pas pousser ! » Ce bon droit du bon sens sera bientôt établi à propos de « la relation dans un ensemble ». \*\*\* « *Résumé*. 1) Un ensemble est déterminé si l'on connaît les éléments qui le constituent. » Oui, si on les connaît pour les éléments constitutifs de cet ensemble par la propriété qui le définit en compréhension ; mais sans cela, non, il n'y a pas d'*ensemble déterminé*. \*\*\* « Considérons l'ensemble A des lettres de l'alphabet... et l'ensemble B des voyelles... Toute voyelle est une lettre de l'alphabet, donc tout élément de B est élément de A. Nous dirons que l'ensemble B est *inclus* dans l'ensemble A. » L'ensemble des voyelles est inclus dans l'ensemble des lettres de l'alphabet selon l'extension, mais il en va au rebours quant à la compréhension, puisque celle des voyelles déborde celle des lettres, qu'elle contient. Donner l'ensemble pour notion première en fait le Tartuffe de l'abstraction mathéma­tique ; sous le couvert des ensembles réels, il met dans sa poche, comme l'autre la fortune d'Orgon, toute la richesse concrète, car sa poche n'est rien que par exténuation progressive du concret. Des objets « bien individualisés », pourquoi ? Pour être « désindividualisés » en éléments ! Bien individualisé veut dire : bien pris comme un tout indivisible, sous peine de ne pas être pris du tout. Être élément d'un ensemble veut dire, pour l'objet en cause, qu'un point de vue le divise en sorte de le faire, d'un tout qui n'est pas cet objet-là, une partie au même titre que les autres parties de cet autre tout. 58:156 Voilà de quoi il s'agit, et de quelle manière, selon le Tartuffe ensembliste, « il est avec le ciel des accommodements »... pour servir les objets à la sauce éléments. Et si fort cela se fait croire des Orgon de ce temps que l'on veut un ensemble de tous les objets comme l'ensemble de tous les ensembles, et c'est-à-dire *réunir* toutes les choses en tant que *séparées* en classes, irréduc­tibles pour être distinctes. Il ne suffirait pas de dire que la reconstruction ensembliste du monde le met à l'envers et fait reposer la pyramide sur la pointe, -- à moins de réduire cette pointe au point mathématique : « le point, brique élémentaire de l'espace physique », proclame André Warusfel, (*Figaro*, 2/3/70), -- et c'est-à-dire, à l'inconsistance par soi. Que la théorie des ensembles ait buté sur l'absurde, et n'en sorte pas, il n'y a là un paradoxe que pour le préjugé de la pensée en ex­tension prise pour la pensée même ; que la pensée même soit du coup la pensée vide, on s'en est aperçu, mais on s'en félicite. Je ne sais rien -- de la folie dans laquelle a sombré Cantor ; mais que la théorie des ensembles soit folle en sa prétention de totale unité par la multiplicité pure de la pensée en exten­sion, et folle de rencontrer l'absurde comme un paradoxe là où il se trouve par hypothèse, je n'en puis douter. Puisque ces réflexions viennent de l'ensemble des voyelles *inclus* dans l'ensemble des lettres de l'alphabet, demandons s'il ne faut pas une bien étrange folie pour faire d'un mot l'ensemble de ses lettres, sans égard à l'ordre faute duquel, pourtant, ces lettres *ne sont pas* les éléments de ce *mot *? Un certain mot est un certain ordre de ses lettres, qui sont les siennes par un certain choix entre les deux douzaines de signes alphabétiques suffisant à combien de *mots*, sur combien d'*assemblages* mathématique­ment possibles ! Faut-il rappeler que les mots sont des *signes*, et renvoyer à l'analyse des signes que sont les sacrements, dans la Somme de théologie, (IIIa, q. 60 et suiv., au moins q. 66, a. I) ? « Ce qui est identifiable, c'est-à-dire bien individualisé » nous donne toujours un *objet de connaissance,* une présence distincte à l'esprit ; mais quant à l'objet comme *présence par soi*, c'est l'équivoque à l'infini de cet être en tant qu'être avec la connaissance qui nous le présente : soit que celle-ci nous présente ce qui est, par définition, ou selon quelque exigence de la définition ; ou ce qui est selon quelque relation, réelle ou de raison, extrinsèque à la définition, et, aussi bien, selon l'absence de cette quelconque relation ; ou ce qui, par sa définition même, est incapable de présence à l'esprit que selon un être reçu de l'esprit,... sauf équivoque du symbole (comme chose) avec l'être de raison symbolisé ; ou enfin, ce qui doit être sans pouvoir être individualisé selon que sa définition le voudrait, le point mathématique. 59:156 Cette équivoque à l'infini est le vice rédhibitoire de la pensée par ensembles, de réduire les objets à la condition univoque pour tous des éléments, tout d'abord, et c'est-à-dire, ensuite, de l'être connu en tant que connu ; et cela, par abstraction mathématique, comme si un tel être se trouvait en premier, quoi que nous pensions. En réalité, de même qu'un nombre *concret* mesure une multiplicité antérieure au nombre, impliquée par le nombre, et si le nombre la regarde à son propre point de vue de mesure, c'est par une abstraction, (de l'irréductibilité individuelle), qu'il suffit de généraliser pour avoir les nombres *abstraits *; de même faut-il distinguer, comme ensemble concret et ensemble abstrait, le cas de la trousse d'André, ou de la famille Dumoulin, ou des capitales du Marché commun : ces groupes réels dont les élé­ments le sont par la réalité des choses ; -- et le cas de l'*en­semble mathématique comme type commun de la pensée regar­dant de la sorte* ces choses-là, et toutes choses, ou signes de choses (comme la figure 2), ou prétendues choses (comme les points mathématiques). Penser par ensembles sans égard à cette distinction, c'est *l'équivoque de la pensée réfléchie avec la pensée directe, et c'est-à-dire de la pensée en tant que vide avec la pensée en tant que pleine*. Ainsi seulement voyons-nous le canular sans canular de la famille Dumoulin au niveau des « points de P situés à 4 cm de O » ; ainsi seulement le brillant et subtil esprit de Bertrand Russell est-il demeuré dans son « paradoxe de l'ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments » depuis sa découverte de 1901 jusqu'à sa mort en 1970... Tant il peut être difficile à l'intelli­gence moderne de ne pas confondre la pensée réfléchie et inco­hérente) d'un ensemble d'ensembles, avec la pensée directe et analogique) d'un ensemble de trousses, d'un ensemble de familles, d'un ensemble de petites cuillères ! Après tout, c'est bien fait ; yacapa se dire cartésien au mépris d'Aristote, sans rien savoir de la mise en œuvre par saint Thomas de celui qu'il appelle le Philosophe. Tout de même, insistons-y encore un peu. Quoi de commun à tous les cas donnés en exemples et proposés à titre d'exercices par notre manuel, pour recevoir tous le même nom d'ensemble, sinon d'être tous des réunions ? Mais quoi de commun à toutes les réunions, hormis d'être pensées comme réunions ? Réunis, tous les êtres le sont par l'être même, selon l'analogie trans­cendantale de l'être en tous les êtres ; il en va de même de la réunion en tant que réunion : 60:156 ou bien analogue selon l'être même, ou bien équivoque selon les catégories de l'être, et sin­gulièrement *la relation, l'être selon l'autre*, qui est l'être incon­sistant de l'ensemble, -- la seule pensée de la réunion y restant univoque en tant que cette pensée-là. Si l'ensemble mathéma­tique est cette pensée, on l'enseigne en pleine équivoque, des réunions à tous les niveaux de l'être, avec la pensée réfléchie de la réunion conceptualisée. Or la réunion en tant que réunion, abstraction faite de ce qui est réuni, est aussi incapable de faire consister la pensée par un tel être (de relation sans termes) que le point comme position inétendue et distincte par cela seul. Non plus qu'ici, nous n'avons là, rien d'une notion première, que par équivoque avec la pensée directe des faits de réunion, limitant la dispersion de la multiplicité en tant que multiplicité. Portons ce regard sur l'effrayant paradoxe russellien, il fond comme neige au soleil ; qu'un ensemble ne soit pas élément de lui-même, c'est en raison de la propriété qui de fait être tel ensemble entre les ensembles, (« la classe des petites cuillères n'est pas une petite cuillère de plus ») ; spécifier un ensemble par le fait de ne pas se contenir lui-même comme élément, c'est ériger la *conséquence* de l'être défini en être *déterminant *; et c'est, ici, vouloir déterminer une réunion en tant qu'elle ne réunit pas ; primo, il y a inversion du défini ; secundo, cette inversion identifie l'être en cause par son propre non-être. Suffit de redire : yacapa ! \*\*\* « L'ensemble vide est une partie de tout ensemble. » Comment cela, sinon précisément selon que l'on peut tou­jours *ajouter à la compréhension, restreignant par là-même l'extension*, et que, toujours, il y a quelque note ajoutée pour inclure un ensemble vide, (dans l'exemple donné, le cas d'un élève qui ne choisit aucun des sports dont l'ensemble est proposé par son école), -- voire plusieurs ensembles vides, selon plu­sieurs notes distinctes ? \*\*\* « Une relation dans un ensemble peut associer un élément à lui-même. » Ce langage est-il exact, lorsqu'il s'agit, non d'un même *élément*, mais d'une même *partie* d'un ensemble, laquelle n'est pas un individu, mais un *groupe *? L'ensemble des groupes sanguins, pris pour exemple, a pour éléments les humains, dis­tribués en quatre groupes selon que leur sang se caractérise en quatre manières. 61:156 Le chapitre 2 sur *l'inclusion* avait parlé de *partie* d'un ensemble et de *sous-ensemble *; c'était déjà subor­donner la compréhension à l'extension, et même faire décider celle-ci au mépris de celle-là, puisque, *par la compréhension, c'est le sous-ensemble qui embrasse l'ensemble*. Il y a pire au chapitre 5, à considérer le sous-ensemble comme un *élément* de l'ensemble, puisque celui-ci a pour éléments des individus pris selon telle propriété commune, et que les sous-ensembles se partagent les mêmes individus, comme leurs éléments res­pectifs, selon une autre propriété commune : *tous* les individus humains appartiennent à *un* groupe sanguin déterminé, ce sont les éléments de l'ensemble ; *les uns* sont les éléments du groupe O, *d'autres* sont les éléments du groupe A, etc... Aucun de ces groupes n'est un *ensemble élément* de l'ensemble *des humains*, quant à la distinction des sangs pour permettre, ou non, la transfusion d'un humain à un autre humain, et non pas de groupe à groupe. « Avoir les mêmes éléments » est équivoque, si les mêmes *objets* sont *éléments*, d'une part selon telle pro­priété, d'autre part selon telle autre propriété. « Avoir pour éléments » est équivoque, si, par exemple, il s'agit des groupes sanguins qui ont pour propriété commune d'être *un* groupe sanguin, mais c'est-à-dire *chacun tel groupe* sanguin, et considérés de la sorte quant à la dite « relation dans un ensemble » ; faut-il une analogie : tous les hommes ont pour propriété commune d'être une personne, mais c'est-à-dire chacun telle personne... Enfin, « avoir des ensembles pour éléments » est équivoque, puisque *la propriété commune d'être un ensemble reste inconsistante à moins de la considérer en tels ensembles*, l'un à l'autre irréductibles selon la propriété carac­téristique de chacun, faute de laquelle il n'est point d'ensemble. Ensemble et élément sont deux termes corrélatifs, -- et de façon indéterminée : l'un implique l'autre, -- et de façon déter­minée : tel ensemble veut tels éléments, tels éléments forment tel ensemble. Mais il y a disparité, selon que *le même objet*, considéré comme *tel élément*, peut être considéré comme *tel autre élément*, voire à l'infini, et que cette multiplicité, bien plus, appartient formellement à la notion d'un objet non iden­tique à la propriété qui le constitue élément, -- alors que chaque ensemble est tel ensemble par exclusion de toute possibilité de le concevoir comme un autre ensemble. Il y a donc équivoque de *l'objet de pensée déterminée* qu'est chaque ensemble, avec un *objet considéré comme tel élément*, lorsque l'on parle d'un ensemble élément de tel autre ensemble, puisque tout ensemble est ce qu'il est sans permettre en lui aucune distinction de l'objet, qui ne soit pas identiquement ce qu'il s'agirait d'en distinguer à titre de propriété élémentaire, commune aux en­sembles prétendus les éléments d'un autre ensemble. 62:156 Mais que voyons-nous du point de vue mathématique lui-même ? Les parties ou sous-ensembles d'un ensemble partagent les éléments de celui-ci autant de fois qu'il est possible selon le nombre de ses éléments ; il ne s'agit là, ni des ensembles que sont les sous-ensembles selon la propriété de leurs éléments respectifs, ni de l'ensemble partagé selon que lui-même se définit par la propriété commune à ses éléments ; il s'agit, répétons-le, du nombre de ceux-ci, et des combinaisons numé­riques différentes offertes par les unités constitutives de ce nombre. N'est-ce pas éclatant avec le théorème : « Le nombre des parties d'un ensemble E contenant n objets est 2 ^n^ », (page 26 de notre manuel) ? Un même *nombre* pour les ensembles les plus disparates, du moment que le *nombre* de leurs éléments est le même, des *parties* à distinguer dans ces ensembles... Sur quoi, ces deux questions. Si les éléments a, b, c, d'un ensemble sont Considérés comme les éléments de cet ensemble, quelle différence y a-t-il entre une partie a et une partie b de cet ensemble, puisque a et b sont *ses éléments selon une même pro­priété*, ni plus, ni moins ? Deuxième question, encore plus grave : si le oui et le non, c'est l'un et l'autre qui font deux univoquement *dans l'esprit*, lequel, par exemple, retient ou non l'élément a, et c'est-à-dire *choisit de* le retenir ou *choisit de ne pas* le retenir, -- au contraire, n'y a-t-il pas équivoque, à vouloir *l'ensemble en cause* partagé ici et là, soit que telle prise y intervienne, soit qu'il y échappe ? Or n'est-ce pas le cas de l*'ensemble vide*, avec une particulière évidence s'il s'agit d'un seul élément de l'ensemble partagé : retenir celui-ci fait un sous-ensemble, ne pas le retenir en fait un autre ? Certes, agir ou ne pas agir sur un être font à celui-ci deux états différents ; mais n'est-ce pas déjà deux états différents de l'ensemble à partager, lorsque faire un choix de ses éléments lui donne un sous-ensemble, et ne pas faire ce choix ne lui donne pas ce sous-ensemble ? Vouloir que le zéro de l'action sur l'objet soit dans l'objet un degré zéro de l'effet propre de l'action, *mais degré zéro d'égale présence unitaire de cet effet dans l'objet*, n'y a-t-il pas là, encore un coup, équivoque du regard de l'esprit avec l'objet regardé : *de la relation de l'esprit à l'objet* avec la présence d'une relation *d'objet à objet *? L'ensemble donné par présence de propriété caractéristique, ou sinon par absence, n'est-ce pas le sabre de Joseph Prudhomme pour défendre les institutions et au besoin pour les combattre ? 63:156 Si le facteur zéro annule un produit et s'il rend par suite impossible un diviseur zéro, comment zéro peut-il, sans équivoque sur la notion d'ensemble, donner un sous-ensemble vide qui fasse nombre avec les autres sous-ensembles ? L'ensemble est une multiplicité unifiée à un point de vue ; d'autres points de vue y introduisent une autre multiplicité, y réintroduisent donc la multiplicité ; vouloir cela, *même lorsqu'un point de vue ne pénètre pas dans l'ensemble auquel on l'applique*, s'agit-il d'autre chose que d'une illusion de l'esprit, par la nécessité où il se trouve de se rendre présent à lui-même ce qui est en soi une absence, de la penser et de la représenter, cette absence, par un acte et par un symbole *qui sont les mêmes que pour une présence à l'esprit d'une présence d'être en soi ?* Le nombre concret parle à plein de la multiplicité en tant que telle, selon telle quantité, à plein aussi de sa racine quali­tative, qui est telle qualité d'être. Le nombre abstrait, lui, parle en effet abstraction faite de toute racine qualitative déterminée comme telle qualité, non par exclusion incohérente de la racine qualitative impliquée par la multiplicité ; c'est donc seulement en un sens que le nombre abstrait parle à vide selon la qualité ; selon la multiplicité, il parle à plein, et en tant que multiplicité, et en tant que telle multiplicité. Passons au « nombre zéro », que voyons-nous ? Quant à l'emploi originel du signe d'écriture qui, à l'instar du tréma pour les lettres, assure la valeur de position des chiffres à valeur numérique, pas d'autre remarque à en faire que la diversité fondamentale du *chiffre* zéro avec les neuf autres chiffres (en numération décimale) : alors que ceux-ci se distinguent entre eux comme les espèces d'un même genre, le zéro dit l'absence de tout autre, s'oppose donc à tout autre contradictoirement, comme le non au oui en tant que non à oui. Mais le chiffre zéro a servi ensuite d'autre sorte, il y a eu équivoque, et l'équivoque au point de faire de zéro le premier des nombres ! Lorsque l'on écrit : « 3 -- 3 = 0 », le second membre de cette égalité signifie-t-il l'absence de tout chiffre par absence de toute valeur numérique, ou signifie-t-il la valeur numérique zéro tout de même que, dans le second membre de l'égalité : « 5 -- 3 = 2 », on a la valeur numérique deux ? Voilà l'équivoque, et voilà sa victoire en mathématique moderne ; victoire d'une équivoque et rien de plus, puisque, selon l'analyse ci-dessus du nombre concret et du nombre abstrait, le « nombre zéro » parle à vide, et de la qualité en tout sens, et de la multiplicité en tout sens. 64:156 Que l'équivoque verse à l'incohérence, voici : « 3 pommes -- 3 pommes = 0 pomme », c'est dire : telle pluralité de pommes moins telle pluralité identique de pommes aboutit à l'absence de pommes ; est-ce à dire identiquement : mesure 3 moins mesure 3 égale absence de mesurable, -- ou bien : égale mesure 0 au lieu de mesure 3 ? Faire de zéro le premier des nombres abstraits, c'est la mesure zéro première des mesures, univoquement avec les autres mesures par les autres nombres ; or les autres mesures impliquent un mesurable, tandis que la mesure zéro, s'il y a une définition pour ce défini, voudrait un mesurable pour être une mesure, mais le refuse pour être zéro, ce qui est incohérent. Expliquer *l'ensemble vide* par analogie avec le *nombre zéro*, (André Warusfel, *Les mathématiques modernes*, pages 49-50), ne fait donc que reculer pour mieux sauter. Qu'il s'agisse de sauter dans l'absurde, écoutons un peu les amateurs de logique non-A : « D'un ensemble vide, on peut valablement *tout* affirmer... la phrase : « Tous les habitants de la Lune sont des harengs » a beau donner l'impression d'un paradoxe ridicule ; ce n'en est pas moins un énoncé exact, qui, au surplus, devient moins paradoxal et moins ridicule, quand on emploie la phrase équivalente : « Dans la Lune, il n'existe pas un seul habitant qui n'est pas un hareng. » (Marcel Boll et Jacques Reinhart, *Les étapes de la logique*, page 34.) A l'encontre de quelles balivernes on fera observer que d'un ensemble vide il n'y a aucune raison d'affirmer ceci plutôt que cela, il n'y a raison aucune de rien affirmer ; vouloir affirmer sans raison aussi bien qu'avec raison d'affirmer, par la raison que l'absence de raison se déclare par négation tout de même que la présence de raison se déclare par affirmation, voilà peut-être « la dialec­tique raffinée que la pensée moderne forme au-dessus de notre esprit », (Paul VI, d'après *Messages du Secours catholique* d'avril 70), mais alors, semble-t-il, notre esprit est plutôt enlisé, la pensée moderne plutôt vaseuse, et la dialectique raffinée plutôt puante à couper le souffle. Qu'est-ce que le zéro et l'ensemble vide, sinon le point de vue de l'esprit constituant l'objet de la pensée, alors que les nombres et les ensembles résultent du mariage d'un objet de pensée avec un point de vue de l'esprit ? Il y a donc équivoque transcendantale sur ce que saisit la pensée, ou numérique, ou ensembliste, et qui est, par définition, telle relation entre les deux termes corrélatifs d'unité et de multiplicité, mais qui, avec le nombre zéro et l'ensemble vide, *érige en relation du même type l'absence de tout terme unitaire*, corrélatif à telle multi­plicité *sans autre consistance que par le point de vue de l'esprit*. 65:156 Et de quoi s'agit-il alors, sinon d'un concept, -- par exemple, celui des villes de France d'au moins quinze millions d'habi­tants, (page 10 du manuel), -- *dont la compréhension exclut toute extension *? Or, ni le nombre, ni l'ensemble, *ces concepts déterminés*, ne se réduisent sans équivoque énorme aux *pro­priétés de tout concept* que sont la compréhension et l'extension. Si les éléments sont regardés, non comme la pure extension concevable d'une espèce conçue, mais comme des sujets indi­viduels qui présentent, ou non, telle propriété, -- ce que paraît exiger le langage de Bourbaki, -- que peuvent être ces sujets individuels dans le cas d'un ensemble vide, pour donner celui-ci à la pensée, sinon les éléments d'un autre ensemble passés par le lit de Procuste de l'imagination symétrique ? Or qu'est-ce que cela veut dire, sinon que l'ensemble vide implique des in­dividus qui seraient ses éléments constitutifs s'ils présentaient la propriété, ou la privation, caractéristique de cet ensemble vide ; et que, de la sorte, ce qui manque pour avoir un tel ensemble, ce ne sont pas les éléments d'abord, c'est l'angle de réunion, parce qu'il demeure fictif, imaginaire, utopique ; et vouloir un tel ensemble, hallucinatoire ? « Ad rationem fun­damenti non solum requiritur quod sit primum, sed etiam quod sit aliis partibus aedificii connexum », (IIa, IIae, 4, 7, ad 4) ; l'ensemble vide abuse d'une priorité sans connexion. \*\*\* La prétention logistique d'opérer sur les mots comme sur les nombres ne voudrait-elle pas que l'on puisse écrire les mots à la façon des nombres ? L'ordre de gauche à droite est passé de l'écriture des mots à celle des nombres, déjà dans les anciennes écritures de ceux-ci, -- par exemple en chiffres romains, qui sont des symboles de mots : (V) est cinq, (X) est dix, (L) est cinquante, (LXV) est soixante-cinq, etc... Avec les chiffres arabes, neuf signes suffisent à l'écriture de la numération déci­male, du moment que la valeur première de chacun se double d'une valeur de position par puissances successives de dix ; en d'autres termes, la position du chiffre dans le nombre écrit est le symbole des mots, en numération orale : unités (sous-entendu), dizaines, centaines, milliers, etc. Symbolisés de la sorte, ces noms *matérialisent leur sens* d'une manière compa­rable à celle des onomatopées ou des hiéroglyphes, et encore pire. Cette matérialisation du sens lui-même, avec le signe, a pour conséquence la nécessité d'un signe d'absence qui assure la valeur de position des signes présents ; 66:156 de là le zéro, -- qu'il est aberrant de tenir pour le premier des chiffres, alors que les autres chiffres ont valeur de position *suivant à leur valeur absolue*, et que le zéro *suit à la matérialité* de la valeur de position *des autres chiffres*. Tout signe a une réalité matérielle où se matérialise le sens, qui devient visible et distinct selon que la forme matérielle du signe est visible et distincte, -- par exemple la forme sensible du chiffre « 3 » ; mais cette forme sensible a une réalité distincte par elle-même, indépendante des autres formes sensibles, et, par exemple, la forme du « 3 » entre les formes du « 2 » et du « 4 », qui pourraient changer sans que la forme du « 3 » ait à le faire pour répondre au même sens. Au contraire, avec la position prise pour signe, *puisqu'une position n'est rien que par relation *; impossible que « 3 » signifie 3 centaines par sa position à partir de la droite du nombre, sans que le signe, ici, au lieu d'être et de tenir son sens par lui-même, soit tout relatif aux autres signes du même ordre qui le précèdent à partir de la droite, *qui doivent nécessairement le précéder*, pour qu'il s'agisse en effet de la position signifiant les centaines. Voilà donc une nécessité qui vient de la nature relative du signe sensible choisi ; une nécessité de la présence des signes précédents qui viendra buter, dans certains nombres, sur l'absence des valeurs symbo­lisées par ces signes précédents ; de là le besoin d'un *signe d'absence*, -- non pas d'absence des valeurs, mais d'absence des signes dont la présence est nécessaire à la *présence relative* du signe présent. Le zéro n'a donc rien, ce qui s'appelle rien, de la valeur numérique des autres chiffres, justement dite *absolue*, mais à quoi bon, si le zéro peut sembler primus inter pares ? La forme des chiffres, comme celle des lettres, n'a de lien que conventionnel avec le sens qu'elle matérialise, la position est en rapport nécessaire avec la valeur numérique seconde ; que l'on écrive les nombres de droite à gauche ou de gauche à droite, telle valeur exige telle position et ne peut se satisfaire d'aucune autre. Ainsi, tout de même que tel nombre est unique entre les nombres, pour la pensée, il y a une construction matérielle des signes numériques seule à pouvoir être la sienne logiquement. Gare, alors, à ne pas verser dans un matérialisme de la pensée numérique, en oubliant le principe de ce mariage indissoluble des nombres avec leur écriture respective, et c'est-à-dire le choix, comme signe second, de la position relative du signe premier qu'est le chiffre 1. Le malheur veut que pareil oubli sévisse pour une incroyable « promotion du zéro »... 67:156 Mais, précisément, la fortune du zéro n'est-elle pas l'illusion d'un langage mathématique identifié à ses symboles écrits, alors que ceux-ci tiennent toute leur valeur langagière de la pensée, de sorte que la numération orale n'a aucun besoin du zéro *pour dire le nombre* qu'il faut *écrire 3007 *? Il faut, mais encore un coup, pourquoi faut-il à la numération écrite un signe d'absence inutile à la numération orale, sinon parce que les chiffres sont de doubles symboles : celui de la valeur numérique pre­mière, attachée à chacun selon sa forme, celui de la valeur seconde résultant de la position relative des chiffres dans chaque nombre écrit ? Or, si le procédé offre une simplicité géniale, n'est-il pas assez clair qu'il s'agit d'un procédé, rien de plus, et dont la matérialité spatiale, avec ses exigences propres, n'est d'aucune conséquence pour la pensée numérique, -- pas plus pour faire du zéro un nombre, que, par exemple, pour imaginer un lien nécessaire entre les formes distinctives du 3 et du 6 et les valeurs numériques symbolisées par ces formes ? #### Différence des ensembles aux nombres Comparer les ensembles aux nombres accuse plusieurs différences essentielles. Les nombres, ce sont les nombres abstraits par opposition aux nombres concrets ; des ensembles abstraits en ce sens-là, il n'en est point ; au lieu de la coupure de quantité pure de chaque nombre, chaque ensemble est une coupure qualitative de la multiplicité ; au lieu d'unités subdi­visibles à l'infini, aussi bien que multipliables, des éléments individualisés comme porteurs indivisibles de telle qualité ; au lieu de la distinction dans l'homogène, une distinction des hétérogènes réunis à mesure d'homogénéité dans l'hétérogénéité, par arrachement à celle-ci de celle-là, sous quelque angle défini toujours irréductible à la quantité pure. Les nombres vont à l'infini par la nécessité de leur type lui-même en série ; les ensembles procèdent par une multiplication de types qui n'a de rapport à l'infini que moyennant l'activité de l'esprit, toujours limitée en fait, non pas en série, mais buissonnante. Un ensemble des petites cuillères groupe les porteurs d'un type commun qui ne tient, par sa définition, à aucun de ses porteurs en particulier, et laisse ceux-ci indépendants les uns des autres ; un tel en­semble ajoute donc son unité à l'individualité des porteurs. Mais un ensemble des nombres groupe, lui, les porteurs d'un type qui les exige en série et les fait dépendre les uns des autres ; 68:156 c'est dire qu'un tel ensemble désunit en réalité ce qu'il prétend réunir. A ce point de vue, un ensemble des nombres se situe entre l'ensemble opérationnel des petites cuillères, et un en­semble, encore plus menteur que le numérique, des parties d'un corps vivant, organes, membres, etc... \*\*\* « L'ensemble est un nombre amorphe : instructuré et non ordonné. Le nombre est un ensemble ordonné et structuré. (André Lamouche, *Logique de la simplicité*, page 34.) Ap­puyons le regard, que voyons-nous ? La multiplicité est essen­tielle au nombre, il en naît, il en vit et ne peut en sortir. L'ensemble a pour essence d'unir par l'être caractéristique ; celui-ci laisse intacte la multiplicité numérique en la mesurant, alors que l'ensemble peut être unitaire ou même vide. Bref, le nombre dit quantité qu'il mesure, l'ensemble dit qualité qui le mesure ; le nombre est formellement multiplicité par oppo­sition à l'unité, l'ensemble est formellement unité qui se soumet la multiplicité, réelle ou hypothétique ; l'unité est élémentaire dans le nombre, (partie intégrante du nombre), l'unité définit l'ensemble en tant que distinct de ses éléments pour la pensée, (tout formel, réunion de ses parties). Le nombre des moutons, l'ensemble du troupeau, deux démarches inverses de la pensée inquiète du tout : elle s'en assure ici par la présence de chacune des parties, elle se contente, là, d'embrasser, par la pensée même du tout, la présence intégrale que requiert la même pensée. Tout nombre est une relation de raison, mais établie, par les nombres entiers, entre les deux termes réels que sont les indi­vidus et leur pluralité totale, -- tandis que la relation fraction­naire, (décimale ou quelconque), implique une grandeur homo­gène en des termes qu'il faut donc abstraits. Aussi bien, la différence logique saute aux yeux : le nombre fractionnaire est le rapport de deux nombres entiers, et c'est-à-dire une relation entre deux relations de raison. Le seul nombre entier regarde le réel, mais les autres nombres, une certaine manière de le penser ; la notion moderne du nombre est donc équivoque. La notion d'ensemble l'est-elle moins, ou encore plus ? Un ensem­ble biologique, telle une forêt, présente les deux termes réels des arbres et de la forêt, en double relation réelle ; la réalité décroît, avec l'ensemble d'un étalagiste, ou un ensemble mobilier ; dans ce dernier cas, il faut distinguer un ensemble de style, une salle à manger, le mobilier d'une maison, l'ensemble des meubles comme meubles, -- ce dernier, au plus bas degré de réalité, répondant à la définition mathématique de l'ensemble. 69:156 Et là, de quoi s'agit-il ? Non plus, comme avec un nombre de meubles, de ceux-ci comme terme réel rapporté à l'autre terme réel qu'est leur pluralité totale, par une relation de raison ; mais d'abord et formellement, d'un regard de la pensée réduisant à son unité, ici, des meubles comme meubles, mais aussi bien, et par opposition, tout ce qui est non-meuble comme non-meuble ; et aussi bien par ensemble unitaire, ou par ensemble vide. Et de la sorte, l'ensemble des meubles ne réunit donc pas les meubles comme leur nombre les compte ; au lieu des deux termes réels de la relation numérique, l'ensemble fait jouer la pensée, comme elle regarde, sur la seule réalité des meubles, en relation de raison avec un autre terme qui est lui-même unique­ment de l'ordre de la pensée. Autre chose, que chaque meuble soit réellement un meuble, et autre chose, qu'il en résulte une réalité distincte et opposable de la réunion des meubles, comme il y a réalité distincte et opposable de leur pluralité pour le nombre : les éléments de l'ensemble sont pour la pensée, l'ensemble est *par* la seule pensée. L'illusion con­traire devrait se dissiper, à tout le moins, en présence des ensembles par caractéristique négative, tel un ensemble des non-meubles, -- qui a pour l'un de ses éléments l'ensemble des meubles, lequel n'est pas un meuble, *s'il devait être reçu comme terme réel* opposé à la réalité de ses éléments, les meubles. Si donc le nombre moderne est équivoque au nombre entier, la notion d'ensemble part de cette première équivoque, et elle l'aggrave. Il faut aller plus loin : l'élément d'un ensemble, en tant qu'élément, est-ce la réalité où l'on voit présence ou absence de telle caractéristique, ou n'est-ce pas plutôt, là encore, et là d'abord, le regard de l'esprit selon qu'il accuse présence ou absence à tel point de vue qui lui plaise ? Autrement, est-ce que n'importe quelle sorte d'absence pourrait faire élément, et donc, *présence d'absence*, non exceptée celle du néant ? Mais alors, la relation de l'ensemble à ses éléments est à rapprocher de la relation fractionnaire, puisqu'elle rapporte à un être pensé, en tant que tel, un autre être pensé, en tant que tel. Autre chose, l'ensemble des meubles pour le sens commun, et autre chose, l'ensemble au sens mathématique, où il y a meuble comme il y a pensée du meuble, et non-meuble comme il y a pensée du non-meuble, cette pensée privative exactement de niveau avec la pensée attributive, exactement aussi capable de donner ensemble pour ensemble. Et de là vient aussi qu'il y ait des ensembles d'ensembles tout comme des ensembles d'individus. \*\*\* 70:156 « Le nombre est le résultat de l'acte conceptuel, clair et précis, dont l'ensemble n'est que la forme potentielle et fruste le nombre est le *composé décomposé*, l'ensemble n'étant que le *composé décomposable. *» (André Lamouche, *Logique de la simplicité*, page 193.) Regardons-y de plus près, qu'est-ce qui fait parler de la sorte ? L'ensemble s'oppose à ses éléments avec non moins de force que le nombre à ses unités, et, en ce sens, il n'est pas moins décomposé que le nombre ; seulement, la forme du tout comme tout, chez les nombres, est d'une préci­sion dans la singularité qui s'oppose diamétralement au type de leur formation, toujours le même ; tandis que les ensembles, au rebours, procèdent par composition absolument quelconque, et la forme du tout y est vague à proportion. Quelle est donc la pensée dans chaque cas ? Le point de départ est-il le même ? Il est vrai que tout ce que l'on compte, c'est à un point de vue, et de même, ce que l'on met ensemble en esprit ; mais attention ! Compter veut le point de vue de quelque unité en soi, non par l'esprit, alors que l'ensemble suppose un point de vue de l'esprit en tant que tel ; voilà de quelle diversité il s'agit, elle change tout. Les nombres n'existent que dans l'esprit et par l'esprit, mais leur unité et leur multiplicité sont réelles ; il y a des en­sembles réels, mais il est parfaitement équivoque de penser à ces ensembles réels au sujet de ceux que forme l'esprit au gré de son regard, -- jusqu'à un ensemble de tous les ensembles, et c'est-à-dire, une réunion par l'esprit de tout ce que l'esprit a séparé à n'importe quel point de vue ! Les nombres supposent une même unité spécifique, répétée par chacun à sa manière déterminée pour avoir sa forme spécifique à lui, celle de tel nombre entre les nombres à l'infini du genre des nombres ; les ensembles imposent chacun son unité spécifique, indifférente à la répétition qu'en offrent leurs éléments au point qu'un en­semble peut être vide. Bref, on doit reconnaître entre le nombre et l'ensemble une diversité analogue à celle qui existe entre la mesure d'une certaine quantité d'eau par les vases qui la contiennent, et les formes imposées à l'eau par les mêmes vases *la mesure a beau n'exister qu'au regard de l'esprit, elle tient à la réalité de l'eau d'une tout autre manière que la forme du vase*. Disons qu'il y a trop de liberté dans la notion de l'en­semble, sauf à y considérer la pensée même, plutôt que ses objets. 71:156 « L'imprécision de la notion d'ensemble, à la frontière de la Mathématique et de la Logistique, avec l'idéographie hybride qui est née de cet accouplement, donne une idée inexacte des rapports entre la Logique et la Mathématique. » (André Lamouche, *ibid*., page 257.) S'agit-il en effet d'une notion mathématique, avec cette *réunion* qui n'est pas la réunion *numérique*, et même pas une réunion *quantitative*, mais *quali­tative *? S'agit-il d'autre chose, au départ, que de ce sophisme ahurissant : le *nombre* est la *mesure* d'un ensemble, donc, un ensemble *en tant qu'ensemble* est de nature mathématique ? (IIIa, 75, 7, ad 1, distingue de la mesure intrinsèque des corps par ligne et point, une mesure seulement extrinsèque par le lieu.) \*\*\* Les nombres sont pairs ou non, positifs ou non ; deux droites se coupent ou non, formant ou non des angles adjacents égaux ; un triangle présente ou non l'égalité de deux côtés, ou des trois ; un quadrilatère a ou non ses côtés parallèles deux à deux, un rectangle a ou non ses diagonales perpendiculaires... Distin­guer et classer les êtres mathématiques par présence ou absence d'une caractéristique, outre une définition commune, est cons­tant, et irréprochable, en ce domaine de la quantité abstraite ; alors que la différence spécifique s'ajoute à l'être générique pour constituer l'espèce naturelle, la caractéristique du nombre pair ou du nombre premier, de la droite perpendiculaire, du triangle isocèle ou équilatéral, etc., n'ajoute rien à la définition du nombre, de la droite, du triangle, etc., mais considère ce qui résulte pour un nombre, une droite, un triangle, etc., de telle relation où peut se trouver nombre, droite ou triangle. *Qu'un nombre soit pair ou non, un triangle isocèle ou non, il y a uni­voquement un nombre et un triangle ; tandis que la vie ani­male est analogue, selon qu'il s'y trouve ou non la raison de l'homme, rien de plus qu'analogue, -- et c'est-à-dire l'équi­voque, pour l'esprit géométrique abusif, soit qu'il prenne l'exis­tence par abstraction, soit, pour comble, que l'algèbre se prenne pour la logique : deux aberrations mariées dans la théo­rie des ensembles.* #### Différence d'une classe à ses membres « La classe des petites cuillères, par exemple, n'est pas une petite cuillère de plus... », nous dit Bertrand Russell, (*Histoire de mes idées philosophiques*, trad. Auclair, page 94) ; 72:156 et certes, oui, cuillère et classe des cuillères, voilà une chose et autre chose ; mais comment ? Il y a d'abord les mots que l'on entend et que l'on voit, ils sont deux par le son et le dessin. Il y a ce que désignent les mots, ce à quoi ils font penser ; là encore, dualité, mais ça se complique, puisque la cuillère tient par soi, et la classe des cuillères est liée aux dites cuillères, leur est relative. Plus précisément, la classe repose sur deux jambes : classe et cuillères ; d'où suit de pouvoir la regarder pour une jambe plutôt que pour l'autre, -- et alors, côté cuillères, il s'agit de la cuillère à un point de vue, donc, d'une connaissance de la cuillère. Là-dessus, regardons à la pensée ; directe pour la cuillère, elle s'en saisit comme je vois une rose ; quant à la classe des cuillères, il y a pensée directe pour la classe comme classe, pensée réfléchie pour le complexe classe des cuillères, comme je vois une rose éclairée. Non seulement nous avons à distinguer, de cette pure pensée directe, cette pensée directe d'une part et réfléchie d'autre part, mais, notons-le bien, ce dédoublement peut multiplier les tiroirs et faire du langage, en matière de classe ou d'ensemble, un œuf gigogne. Revenons alors à notre texte : autre chose, les cuillères, et autre chose, la classe des cuillères ; comparons : autre chose la cuillère, et autre chose, la fourchette ; ici, deux objets connus de la même manière, on le suppose en disant que l'un n'est pas l'autre ; en va-t-il de même avec cuillères et classe des cuillères ? Il y a deux objets connus, et le premier s'entend de même que dans l'opposition cuillère et fourchette : on ne regarde pas à la manière de connaître. Mais dire la classe des cuillères autre chose que les cuillères, comment cela, sinon, au contraire, en regardant pour elle-même une certaine manière de regarder les cuillères ; une certaine manière entre d'autres à l'infini, pour notre connaissance : on les regarde comme ustensiles, ou comme ustensiles de table, ou comme manuels et non automatiques, etc. Ainsi, dire la classe des cuillères autre chose que les cuillères, c'est dire que l'on connaît *une chose* sous le nom de cuillère, *autre chose* sous le nom de classe des cuillères, -- en ce sens que la chose cuillère étant connue pour être cuillère, on regarde comme un nouvel objet de pensée telle manière de regarder le premier ; donc, autre chose, l'objet connu, et autre chose, telle connaissance du même objet ; nous sommes loin de l'opposi­tion des cuillères aux fourchettes. L'illusion vient d'avoir de part et d'autre un objet de pensée ; bien sûr, mais le premier tient par lui-même, alors que le second implique le premier : *la connaissance ne peut être autre chose que le connu sans être le connu en tant que connu ;* 73:156 il n'y a pas de connaissance à vide, qu'on l'appelle classe ou de tout autre nom. Cuillère et fourchette sont deux choses, d'accord ; cuillère et classe des cuillères, je distingue : ou bien il s'agit de la chose-cuillère considérée en deux manières, et pour ce qu'elle est en soi, et pour l'ensemble que cela donne à tel point de vue ; *ou bien il s'agit des deux concepts, regardés en tant que concepts*, de cuil­lère et de classe des cuillères. L'expérience de l'esprit dont témoigne, comme les autres classes, la classe des petites cuillères de Russell, est en réalité celle-ci : à aucun moment et nulle part, notre esprit ne connaît de façon totale, mais, il le constate indéfiniment, par une abstraction, d'abord empirique et utilitaire, et un choix spon­tané des ressemblances accusées par cet arrachement au bloc expérimental ; notre esprit canonise le procédé une fois recon­nu, comme celui de la connaissance à lui accessible, et c'est ainsi qu'il parle de la classe des petites cuillères et de toute autre classe. Certes, « autre chose », là, que les choses mises en classes, puisque les choses sont *pour* l'esprit, tandis que les classes sont *par* l'esprit ; non point nécessairement par le choix arbitraire d'un esprit se jouant des choses, et de lui-même à mesure, mais toujours par le choix d'une abstraction afin de réunir, dans la connaissance, ce qui est séparé dans l'existence. Tous nos concepts sont des regards de l'esprit, mais les uns, de beaucoup les plus communs, du genre petite cuillère, ne font que saisir à leur manière une présence, -- tandis que d'autres, comme la classe des petites cuillères, constituent ce qu'ils voient, qui est par eux en cela même qu'il est pour eux, de façon directe et non seulement par exigence de la réflexion : les petites cuillères demeurant ce qu'elles sont donneraient le concept, non de leur classe mais d'une autre classe, avec d'autres objets, si l'on regardait, par exemple, la classe des couverts. \*\*\* La caractéristique de chaque classe est ce qu'elle est par une présence entendue de la façon la plus vague, sans aucune dis­tinction entre diverses manières d'être présent, -- si bien que l'absence est reçue, elle aussi, pour caractéristique. Il s'agit donc d'une présence par point, et saisir le réel par addition des caractéristiques et recoupement des cercles de classes n'est pas autre chose que lignes, surfaces et volumes confondus avec des ensembles de points. Mais si le pied léger d'Achille n'est pas un point, pour interdire à la course d'Achille de rejoindre la tortue ; 74:156 encore moins faut-il recevoir comme des points la réa­lité continue, intarissable par caractéristiques, d'Achille même, ou d'une petite cuillère : laquelle est aussi, métal, ustensile, objet manufacturé ou de commerce, etc., *sans permettre de regarder chacun de ces points de vue comme un point à part des autres*. De la sorte, s'il est bien vrai que « la classe des petites cuillères n'est pas une petite cuillère de plus », il faut considérer que les petites cuillères formant cette classe par leur réunion n'y sont elles-mêmes que par la présence ponc­tuelle de classe, -- *chose* encore fort différente d'une petite cuillère. Ne pas s'en aviser, et vouloir procéder de la sorte à la reconstruction scientifique d'une réalité hors de notre expé­rience, comme c'est le cas de la physique nucléaire, est-on sûr que cela ne ressemble pas beaucoup à *la confusion de l'ordre des choses dans le monde avec l'ordre alphabétique des mots dans une encyclopédie ?* \*\*\* « Extrema uniuntur in medio », (IIIa, 26, 1). Les extrêmes, ou contraires, sont ce qui se refuse le plus à l'unité, ce qui est deux avec le plus de force, *en tant qu'extrêmes ou contraires *; mais c'est-à-dire, non le refus de l'être par le non-être, et la contradiction sans milieu, mais le refus d'un être par un autre être du même genre ; donc, un non qui implique un oui en tant même qu'il est tel non à tel oui. C'est ainsi que le blanc n'est pas le noir, non par absence du noir qui mette ensemble, *réellement*, le blanc avec tout ce qui est non-noir ; mais plutôt, en langage rigoureux qui le soit avec exactitude, le blanc n'est pas le noir de par *la présence du blanc dans le même genre d'être où est le noir ; donc, en ce sens réel, ensemble avec le noir*. Où il apparaît que la pensée ensembliste affecte le réel d'un facteur zéro qui la mène elle-même à l'absurde, au train d'enfer d'un langage précis, mais faux. \*\*\* Équivoque de la caractéristique négative : privative, elle opposera, par exemple, à l'ensemble des petites cuillères, l'en­semble des cuillères qui ne sont pas qualifiées de petites ; mais si elle est simplement négative, comme, par exemple, un en­semble de ce qui n'est pas petite cuillère, alors, il s'agit de lâcher un niveau déterminé de l'être, -- celui des choses *qui sont* des petites cuillères, -- pour un niveau déterminé de la seule pensée, par la négation pure d'un être, -- celui des choses réduites à *ne pas être* des petites cuillères. 75:156 La seule caractéristique sim­plement négative permet à Russell de dire que la classe des choses qui ne sont pas des petites cuillères se contient elle-même, et cette assertion souffre donc d'équivoque : une classe de ce qui n'est pas petite cuillère se contient elle-même selon qu'il n'y a pas petite cuillère, *non point selon qu'il y a cette classe-là*, puisque ne pas être petite cuillère est le fait de toutes les classes sans exception, y compris la classe des petites cuil­lères ; si n'importe quelle classe négative au sens de Russell contient toutes les autres classes, que conclure de pareille conte­nance d'elle-même en tant que telle classe est, *non point elle-même*, mais le non-être de ce que ne peut être aucune classe en tant que classe ? \*\*\* Penser consiste à saisir l'être même de ce qui est pensé, donc, identiquement, à voir l'unité qui définit ce que l'on pense ; *unir est la pensée même comme l'unité est l'être même *; la pensée vaut comme l'unité qu'elle vise et atteint, et dont elle se forme, soit idée, jugement ou raisonnement. Or, que fait la pensée par ensembles, sinon subordonner, asservir, réduire l'unité à la réunion, c'est-à-dire à la dualité formelle de la multi­plicité, mais sous l'angle de quelque aspect commun, cela, aussi bien par privation ? *Penser par ensembles est donc un refus de penser à pleinement parler, pour penser en un certain sens restrictif *; on le peut en bonne méthode particulière, pourquoi pas ? Mais en faire la pensée même, et conclure l'absurde, c'est une pensée qui s'oublie un peu bien à l'idiote manière ! RATIO­NIS EST ORDINARE : une convergence qui n'est pas l'ordre en tant qu'ordre, c'en est le contraire, puisque résultante au lieu de finalité. « Tout ce qui monte converge », dites-vous ; mais qu'est-ce que monter, si ce n'est pas formellement aller à sa fin, obéir à son ordre ? Qu'est-ce que penser par ensembles, sinon l'intelligence au terme du savoir, en dépit d'Aristote et du bon sens, qui ne voient pas du tout ce que peut être un savoir sans l'intelligence et sans l'unité du regard ? \*\*\* Par définition, un ensemble est la réunion de ses éléments, -- donc une certaine unité de leur multiplicité, (au moins vir­tuelle) ; première composition de contraires. 76:156 N'importe quel objet de pensée peut donner la caractéristique des éléments d'un ensemble, -- alors que la réunion, en tant que telle, cons­titue un objet de pensée défini, *le même* dans tous les en­sembles ; deuxième composition de contraires. Mais puisque la réunion en tant que telle constitue un objet de pensée entre les autres, elle offre par là-même une caractéristique des éléments d'un ensemble, par réunion de réunions, -- alors qu'un objet de pensée, pour être cet objet entre les autres, se sépare de tout autre ; troisième composition de contraires. Mais encore, com­ment cela se peut-il, sinon du fait d'une équivoque fondamen­tale de l'objet de pensée en tant que tel ? N'importe quoi selon que la pensée en offre une saisie distincte de toute autre. Fort bien ; mais la saisie distincte de la petite cuillère s'arrête à la petite cuillère, alors que la saisie de la classe des petites cuil­lères exige les petites cuillères pour en saisir la classe ; ainsi de toute classe, tout ensemble, toute réunion : la réunion est un objet de pensée qui en implique un autre pour être l'objet réunion, -- *il s'agit de telle pensée moyennant telle autre pensée.* Concrètement, que faut-il pour que réunion il y ait, ou par ensemble réel, ou par ensemble de classe ? Pour que la pluralité des arbres fasse une forêt, il faut leur voisinage dans l'espace, qui est quelque chose d'hétérogène aux arbres ; de même pour un troupeau de moutons, etc. Regardons alors aux petites cuillères et à leur classe ; ou bien celle-ci n'est pas autre chose que celles-là, et, comme le dit Russell, (*Histoire de mes idées philosophiques*, page 101), « une commodité de langage », -- les yeux fermés à l'évidence d'un autre objet de pensée ; -- ou bien les petites cuillères étant ce qu'elles sont pour s'appeler ainsi, autorisent la pensée à les réunir, non dans l'espace exté­rieur, mais dans son propre regard, sous la réserve indispen­sable de discerner, là aussi, l'hétérogénéité de pareille réunion à ce qu'elle réunit : de ne pas verser, encore un coup, dans l'équivoque transcendantale d'un ensemble des objets de pensée. \*\*\* « Tout est nombre », « Dum Deus calculat, fit mundus », l'ancien arithmétisme confondait l'unité de l'être et la dualité du réel ; l'axiomatisme de la mathématique moderne fait tomber la pensée même à l'inconsistance des ensembles ; alors, les êtres géométriques une fois *définis* par ensembles de points, cette inconsistance de la pensée une fois admise par la pensée, qu'est-ce qui pourrait en garder les êtres physiques et les êtres personnels ? *Cogito, ergo absurdum est !* Mais restent les garde-fous du bon sens, dont celui-ci : *Omne intelligere est aliquid intelligere*. (Ia, 14, 4). 77:156 De quelque manière que nous distinguions, au concret, un être et un être, il y a multiplicité dans l'être par négation de l'unité, inséparable de l'être, de son indivision : l'être nous présente des êtres. Ces êtres sont tels et tels, si nous les regar­dons, non plus selon que c'est toujours l'être qui s'offre à la pensée, mais selon que les déterminations de l'être s'opposent, en fait, et s'excluent comme étant telles et telles déterminations. Et c'est ici que peut apparaître le point de vue numérique, auparavant impossible sans laisser tomber l'être analogue commun à tous les êtres, ou l'indivision de chaque être sans quoi pas d'être ; dénombrer, il ne s'agit pas de l'être comme il appartient analogiquement à tout ce qui est ; mais du moment que l'être se multiplie, d'abord, et ensuite *se répète,* de façon distincte, selon qu'il est tel ici et là, ou à tel moment et à tel autre, -- alors, on peut opposer à sa possession de lui-même en chaque être tel, la possession du même être tel dans les autres, et regarder la première, non plus en elle-même, mais par la relation univoque de chaque être tel à la pluralité de ces êtres tels. Or, pour inviter à un tel regard, il suffit que la pluralité soit changeante, et elle l'est de plusieurs manières, pour une même pluralité dans le temps, et d'une pluralité de tels êtres à une pluralité de tels autres êtres. Ainsi, l'unité de l'être, c'est l'être même ; la multiplicité, nous la voyons dans l'être même ; tandis que le nombre, nous le formons par manière de regarder la multiplicité : non comme impliquant l'unité, selon que l'exige la pensée ; mais comme une donnée immédiate de l'expérience à notre action. C'est à la multiplicité que nous avons affaire dans le monde, c'est la multiplicité qu'il importe à la vie de saisir de façon aussi précise qu'il se pourra ; donc, de mesurer : voilà le nom­bre. Et c'est très bien, mais non sans danger, comme le reste. Danger de bêtise : prendre ce regard pour la vue elle-même, et faire de la *relation* numérique une *entité* des nombres naturels comme des *êtres* naturels. Danger d'inhumanité scientiste : prendre pour la mesure de l'être même une mesure de la multiplicité, ce qui fait de la science le rocher de Sisyphe, une dialectique vouée à l'absurde, une condamnation par elle-même à mesure même de ses progrès, quoi qu'en dise le moins ex­plicable des fanatismes, et le plus mortel ennemi de l'esprit religieux, (invisible à l'Église moderne parce qu'elle est moderne). 78:156 #### Quelques images instructives Notre chute idéaliste de Pascal en Brunschvicg. « La nature de l'homme se considère en deux manières : l'une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l'autre selon la multi­tude, comme on juge de la nature du cheval et du chien, par la multitude, d'y voir la course, *et animum arcendi *; et alors l'homme est abject et vil. Voilà les deux voies qui en font juger diversement, et qui font tant disputer les philosophes... Note de Brunschvicg sur ce fragment 415 de son édition des « Pensées » : « ...*De* suivi de l'infinitif est employé par Pascal... dans le sens de *par le fait que...* La phrase doit donc être conservée, et elle est aisée à entendre : *multitude* s'oppose à *fin,* comme la généralité des cas, qui définit la nature réelle, à la nature idéale, qui est notre destinée véritable... » Ainsi, où Pascal voit deux manières de considérer *la nature* de l'homme, Brunschvicg lui fait distinguer une nature *réelle, définie* par la généralité des cas, et une nature *idéale,* qui est notre *destinée* au lieu de notre *fin.* Faut-il souligner que l'on nous donne pour « aisée à entendre » de la sorte la phrase de Pascal ? Et de quelle sorte, sinon, ou peu s'en faut, celle de l'ensemblisme ? \*\*\* Toute connaissance est présence du connu au connaissant ; mais cette présence peut avoir pour principe l'être en soi de l'être connu, réellement présent ; ou bien, c'est l'activité connais­sante qui se donne la présence, alors intentionnelle, d'un être connu, qui peut, du coup, consister par absence d'être. La Pré­sence réelle du Christ dans l'Eucharistie est sa Présence par Lui-même, Dieu incarné, que la foi nous rend accessible comme sa Présence par Lui-même, et non par notre foi ; mais on peut avoir une autre pensée, plus ou moins confuse : à quoi bon une Présence du Christ par Lui-même, que dans la mesure où la foi en fait une Présence réelle pour les chrétiens, -- et alors, à quoi bon nous diviser sur la Présence par soi, au lieu de nous unir, dans la Présence pour notre foi, en Jésus-Christ Sauveur ? L'*à quoi bon,* romain et humain, c'est qu'il y va de la connais­sance idéaliste ou réaliste, axiomatique ou ontologique, ouverte à l'Esprit qui Est, que nous appelons Dieu, ou prisonnière de l'esprit en nous, réduit à ses postulats de connaissance scien­tifique. 79:156 Pour la science ainsi appelée, dont la certitude tient et s'arrête aux apparences sensibles, soit macroscopiques ou mi­croscopiques, que reste-t-il des réponses de la théologie, (IIIa, 75, 5), et d'une vérité sans mensonge de la transsubstantiation ? Quelle autre réponse évitera la contradiction entre la certitude de la foi et celle de pareille science ? Mais n'y a-t-il pas une équivoque de la certitude scientifique, s'agit-il d'une *vérité* cer­taine, entre les *postulats* de l'intelligence et les *apparences* telles quelles ? Ne faut-il pas un *réel identifié aux apparences*, pour croire au « réalisme scientifique » et avoir besoin de son accord avec le réalisme sans quiproquo, celui de la métaphysique et de la foi ? Que reste-t-il d'une certitude de la foi, lorsque la certi­tude scientifique est aveugle à ce quiproquo du « réalisme scientifique » ? \*\*\* « Mesurer tout ce qui est mesurable, rendre mesurable ce qui ne l'est pas », de quoi s'agit-il, sinon d'une science de la multiplicité en tant que multiplicité ? Mais alors, ou bien l'uni­vers doit être un tout homogène, dont les parties, c'est-à-dire les êtres, présentent malgré les apparences la forme unique de cet unique continu ; ou bien le tout hétérogène de la réalité n'est une multitude que moyennant l'unité en soi de chacun des êtres qui en constituent les parties, (Ia, II, 2), -- et une science de la multiplicité se voue à l'absurde, *si elle se prend pour la seule science.* Or, que tel soit bien le cas de la science galiléenne, recevons-en le témoignage peu suspect de Ludovico Geymonat, (*Galilée*, présentation du livre) : « Exemple par excellence du conflit entre la Foi et la Raison, fondateur de *la science* au sens *strict et définitif* du terme, Galilée est l'un des pères de la civilisation occidentale. Le pathétique de sa destinée individuelle n'a d'égal que la signification historique de son œuvre et sa portée philosophique. *Le paradoxe de Gali­lée* est sans doute qu'il ne voulait pas s'opposer à l'Église mais, bien au contraire, *comptait* sur elle et sur ses immenses res­sources, sur sa puissance et son rayonnement spirituels et temporels *pour faire admettre sa physique,* parce que la seule vraie, la seule vérifiée par les faits. *L'incompréhension de l'Église* fut avant tout pour lui une déception avant d'être l'épreuve qui le brisa. » (Les soulignés sont ajoutés ici. V. pages 111 à 120 du livre.) Ne faut-il pas rester muet, la bouche ronde, oyant plaider non-coupable en de pareils termes, après trois siècles, et à pareille époque des fruits de pareille science ? \*\*\* 80:156 La raison comme je suis à même d'en user me situe dans l'histoire de mon pays par mille et mille rapports de ma vie à ce passé ; vérité éblouissante dans le fait de la langue, dont la pensée exercée ne se rêverait nue que pour s'évanouir. Certes ; mais l'usage de la raison a beau être conditionné en tant qu'usage, encore s'affirme-t-il en tant que raison, sous peine de n'avoir là qu'un mot ; car la raison s'affirme absolument, soit quant à la lumière de la vérité, soit quant à l'obligation du bien. Que devient d'ailleurs l'histoire, abstraction faite de la raison qui est la raison, et non la raison des hommes d'aujourd'hui ou des hommes d'il y a vingt siècles ? Mais alors, qu'est-ce qu'un cercle de la raison avec l'histoire, l'une à l'autre relatives, dit­on, si ce n'est, là encore, le quiproquo du « réalisme scien­tifique » ? \*\*\* Selon Einstein, (à ce que je lis, chez qui s'en émerveille), la chose la moins compréhensible du monde est que le monde soit compréhensible ; merveille, en effet, mais de candeur naïve à confesser le quiproquo, toujours le même, du « réalisme scien­tifique » ! Est-il compréhensible, plutôt, que la raison n'ait rien de plus réel que sa propre réalité en sa propre lumière, en use pour comprendre le monde, -- et ne veuille de réalité au monde que d'apparence sensible, raison aveugle, au nom de la raison, à l'être commun du monde sensible et de sa compré­hension logique ? Recourons une fois de plus à la sagesse de saint Thomas : « Modus cognitionis sequitur modum naturæ rei cognoscentis. Anima autem nostra, quamdiu in hac vita vivi­mus, habet esse in materia corporali. Unde naturaliter non co­gnoscit aliqua, nisi quæ habent formam in materia, vel quæ per hujusmodi cognosci possunt. » Et encore : « Naturalis nostra cognitio a sensu principium sumit. Unde tantum se nostra natu­ralis cognitio extendere potest, inquantum manuduci potest per sensibilia. » (Ia, 12, a. 11 et 12.) \*\*\* #### Appendice « Le barbier rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes ; mais le barbier se rase-t-il lui-même ? » (*Dict. des math. modernes*, Lucien Chambadal, page 86.) 81:156 Que signifie *lui-même *? Le bon sens, le sens commun du langage peut hésiter à répondre, il n'hésitera pas si l'on ré­pond : « lui-même » désigne l'individu en tant qu'individu, dans son existence à lui, incommunicable pour qu'il s'agisse de « lui-même » pris comme un tout indivisible, comme un atome d'existence ; bien sûr, cette existence appartient, à sa manière incomparable d'appartenir, à un être d'un certain type, que la pensée analysera en une infinité de types d'être, communs à des individus plus ou moins nombreux ; mais il y a une équi­voque transcendantale à parler de « lui-même », et c'est-à-dire de l'existence individuelle, *qui se trouve en tous pour singula­riser chacun,* -- comme s'il s'agissait de l'être selon tel ou tel type, *qui ne se trouve pas en tous, mais en certains seulement, pour en faire les membres interchangeables de telle ou telle classe*, les éléments interchangeables de tel ou tel ensemble. Le bon sens est d'accord avec la philosophie scolastique : *être barbier,* (ou quoi que ce soit d'autre), se situe du côté de la puissance, c'est être *et* ne pas être, tandis qu'*être soi-même*, (au sens où l'on dit : se raser soi-même), c'est l'acte qui, sans milieu concevable, est *ou* n'est pas. Ainsi, répétons-le, du barbier à « lui-même », l'équivoque est transcendantale ; mais alors, la même équivoque se retrouve-t-elle chez « tout homme du village qui ne se rase pas lui-même » ? Sans aucun doute, mais une autre faiblesse de la pensée intervient ; quelle valeur faut-il donner au présent : « l'homme qui ne se rase pas », et ne faut-il pas distinguer cette valeur de celle du présent : « l'homme qui est le barbier du village » ? S'agit-il univoquement, face à « l'homme qui rase », de : « l'homme qui ne rase pas (lui-même) » ? Interro­geons la pensée de part et d'autre, il vient ceci : l'homme qui rase, nous avons affaire à la possibilité adéquate de raser l'homme qui ne rase pas lui-même, ce n'est pas l'impossibilité de raser lui-même, (d'un manchot ou d'un paralytique, par exemple), c'est un fait, voilà tout, -- de sorte que ce présent n'a pas de conséquence logique au delà du passé : « l'homme qui ne s'est pas rasé lui-même » ; or aucun paradoxe ne suit à la déclaration : « le barbier rase tout homme du village qui ne s'est pas rasé lui-même ». Arrêtons-nous à un dilemme. Ou bien le barbier n'est pas « lui-même » par son entité barbière, -- l'être d'un nom com­mun, et d'une définition, n'est pas identiquement ce que signi­fie l'expression « lui-même », -- et alors le paradoxe vient de l'équivoque entre : « *cet individu* que nous désignons par le nom de barbier », et : « *ce que signifie*, (dans cette désignation, mais sans être la désignation), *le nom de barbier.* 82:156 Ou bien il y a « lui-même » identiquement à l'être nommé, et cela implique, -- soit que « lui-même » confonde avec tout autre de même nom et du même type d'être, ce qui supprime le sens de l'expression « lui-même », et le paradoxe du même coup ; -- soit le « lui-même », non pas d'un certain être, mais de l'Être même, et c'est Dieu seul en son mystère, (Ia, II, 3). Alors, autre dilemme : ou bien le mathématisme qui nous vaut pareil paradoxe est satanique, ou bien c'est diablement bête ! Justifions le terme péjoratif de mathématisme. Dans la défi­nition du nombre premier par le fait de n'avoir d'autre diviseur que lui-même et l'unité, que signifie : « lui-même » ? Ni plus, ni moins, identiquement, l'être pensé de tel nombre entre les nom­bres, *adéquatement lui-même* et distinct de tout autre selon cela même qu'il s'agit de tel être pensé entre les êtres pensés. Ainsi de tout en mathématique, et à bon droit des *êtres de raison* que se donne et analyse la pensée mathématique classique. Mais contre tout droit de la pensée, lorsque l'axiomatisme pré­tend à une notion mathématique des *êtres réels* qui l'autoriserait à tenir chacun de ceux-ci pour « lui-même » sans distinction de son être pensé d'avec son être en soi, comme si, dans la réalité, il n'y avait pas un « lui-même » non identique à l'être en soi, -- comme si un barbier pouvait être « lui-même », et se raser ou non « lui-même », selon son être pensé, tout de même que tel nombre est « lui-même », et, par « lui-même », pre­mier ou non, selon qu'il y a l'être pensé de tel nombre ! Mais les ensembles se suffisent-ils dans la pensée mathé­matique à la manière des nombres ? Les nombres sont à partir de l'unité, la même unité pour tous, chaque nombre est lui-même par telle multiplicité. Les ensembles sont à partir de la multiplicité, quelque multiplicité que ce soit, chaque ensemble est lui-même par telle unité. Outre cela, l'unité numérique se trouve dans les objets en tant qu'objets, comme ils sont objets il y a leur nombre ; l'unité ensemblière est celle des objets regardés comme les éléments de tel ensemble, et il peut y avoir élément comme il y a objet, mais l'élément comme tel peut exclure la consistance d'un objet, s'agissant d'une relation, voire d'une relation négative. Ainsi, l'ensemble est l'inverse du nombre, d'abord ; ensuite, son unité ne vient pas de ce que regarde l'esprit, mais du regard de l'esprit, c'est donc *une unité radicalement équivoque ;* chaque nombre est lui-même par l'unité des objets dans la multiplicité des objets, chaque ensemble est lui-même par la multiplicité des objets dans l'unité de l'esprit, à la discrétion de l'esprit. 83:156 On verse au calembour, à vouloir qu'un ensemble se contienne « lui-même » comme élé­ment, ainsi qu'un barbier se rase « lui-même » et qu'un homme s'aime « lui-même ». Un exemple fera toucher du doigt ce calembour. Parler a la même apparence pour dire, soit « le nombre », soit « l'ensemble », -- des Français vivants nés en 1870 ; mais ce nombre, c'est réellement des nombres par centaines de mille, au long des jours de 1870 à 1970, tandis que l'ensemble, lui, est un seul et le même, *quant à la distinction des nombres et quant à celle tout autre des ensembles *; chaque unité en moins fait un nombre différent, l'ensemble reste l'en­semble qu'il est entre les ensembles, malgré la perte de ses éléments jusqu'au dernier, bientôt. Disons que le nombre est un tout de même ordre que ses unités, mais l'ensemble un tout d'un autre ordre que les objets dont il fait ses éléments ; quel autre ordre, sinon celui du regard de l'esprit au lieu de l'ordre commun de ce qui est regardé par l'esprit ? Et quoi d'autre que le calembour, d'un ensemble rapporté à « lui-même » entre les ensembles, à l'instar d'un nombre rapporté à « lui-même » entre les nombres ? \*\*\* Le catalogue des catalogues qui ne se mentionnent pas eux-mêmes se mentionne-t-il lui-même ? (*Les étapes de la logique*, « Que sais-je ? », pp. 84-85.) De quoi s'agit-il ? 1°) Catalogue dit mention, qui est mention (de...), donc : quelque chose qui est *telle* chose par *autre* chose. 2°) Mentions en série, et c'est dire telle série à tel point de vue, commun à toutes les mentions, donc : la définition géné­rique, -- série de mentions, -- exige la définition spécifique, -- telle série de mentions par la caractéristique commune à tous les objets de mention. 3°) Pour qu'un catalogue se mentionne lui-même, il faut donc que lui-même présente la caractéristique de la série qui en fait tel catalogue ; mais *lui-même* doit s'entendre selon qu'il y a telle série de mentions par telle caractéristique, présentée ou non par lui-même, -- donc : sans égard à la mention de lui-même ; ce catalogue est lui-même sans mention de lui-même, il est aussi lui-même avec mention de lui-même ; il est donc lui-même, c'est-à-dire telle série de mentions par caractéris­tique commune, avec possibilité de mention de lui-même lors­qu'il est sans mention de lui-même. 84:156 Bref, *lui-même* dit telle série de mentions, où telle mention se trouve ou non, alors qu'il ne peut y avoir *telle série elle-même* sans exiger toute mention de cette série, sans exclure toute autre mention. 4°) *Lui-même* verse donc dans l'équivoque en parlant de *ce qui ne peut pas être lui-même par lui-même,* comme s'il le pouvait ; ce cas impossible à ce qui est mention (de...) n'est pas un autre que celui du langage et de la pensée, -- le cas aussi des ensembles axiomatiques ; alors qu'un nombre dit ce qui est regardé, un ensemble dit ce qui regarde ; mais comme ce qui regarde peut aussi être regardé, alors, si l'on y regarde comme à du simplement regardé, c'est l'équivoque radicale et l'absurde à n'en plus sortir,... sauf à constater ceci : si un ensemble est dit être ou ne pas être élément de lui-même, c'est à raison de la propriété caractéristique commune aux éléments de cet ensemble ; il y a donc équivoque de « lui-même », c'est-à-dire cet individu entre les individus, avec l'espèce qui lui est attribuée. \*\*\* L'ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments : « Ce paradoxe peut être comparé à celui de « l'homme qui n'aime que les hommes qui ne s'aiment pas ». S'aime-t-il ? », (Alain Bouvier, *La théorie des ensembles*, « Que sais-je ? », page III.) 1°) Ne pas s'aimer est donc la condition nécessaire pour qu'un homme soit aimé de cet homme ; est-ce la condition suffi­sante, de sorte que, ne pouvant pas être aimé si l'on s'aime, il faille par nécessité que l'on soit aimé si l'on ne s'aime pas ? Il y a sophisme à confondre ces deux et à vouloir que l'impos­sibilité de s'aimer, pour l'homme en question, lui fasse à mesure nécessité de s'aimer. 2°) Admettons que, pour cet homme-là, tout autre homme soit identiquement, ni plus, ni moins, un homme qui s'aime ou un homme qui ne s'aime pas ; est-il possible de recevoir cette hypothèse pour cet homme-là par rapport à lui-même, s'agit-il identiquement de lui-même avec le terme ainsi défini ? A ce compte, que resterait-il de soi-même comme l'on est soi-même, et non pas aucun autre, à cet homme duquel on veut qu'il s'aime ou ne s'aime pas ? Second sophisme, et il est transcendantal. 3°) En termes généraux, applicables au paradoxe de Russell : un être est-il à lui-même, par l'être de sa définition spécifique, univoquement ce qu'est, à la pensée de cet être-là, son être par définition ? 85:156 Réponse : non pas univoquement, mais par énorme équivoque, où l'être pensé en tant que pensé se substitue à l'être en tant qu'être en soi. Tous les êtres si divers soient-ils ont ceci de commun que chacun, qu'il en ait ou non conscience, est lui-même à lui-même irréductiblement à tout autre, si sem­blable à lui que soit tel autre. La pensée par classes et par ensembles n'a que faire de cet être commun à tous les êtres, qui les met tous ensemble en les opposant chacun à chacun, (« Cum ens non sit genus, hoc ipsum quod est esse, non potest esse essentia vel substantiae vel accidentis », IIIa, 77, 1) ; elle en fait abstraction, soit ; mais raisonner comme si cet être commun n'était point, et conclure l'absurde, redisons-le : il y a là un sophisme transcendantal, -- celui de l'axiomatisme, et c'est-à-dire du *mathématisme, qui prend pour la pensée en tant que pensée la pensée mathématique en tant que mathéma­tique, tournée vers un objet par la pensée en tant qu'il est par la pensée.* Un ensemble au point de vue de l'existence réunirait tous les êtres ; les ensembles axiomatiques sont par point de vue sur l'être qui définit ; donc, par abstraction de l'existence ; ces ensembles arrachent donc les êtres, en tant que pensés par ensembles, à la réalité où ils sont ensemble selon leur existence individuelle, inépuisable aux points de vue qui définissent abstraitement, de façon adéquate, certes, s'il s'agit d'êtres ma­thématiques, mais, pour les êtres physiques, gare à l'aberration mathématiste de réduire l'être en soi, concret, à l'être abstrait, pensé ! 4°) Revenons à l'hypothèse d'un homme qui s'aime ou ne s'aime pas ; est-elle cohérente, dans le cas de « l'homme qui n'aime que les hommes qui ne s'aiment pas » ? Ainsi, qu'un homme s'aime rend impossible de l'aimer d'amour du non-amour de soi ; mais puisqu'il faut un homme pour cet amour, s'agit-il d'un autre amour, ou s'agit-il d'un autre homme, avec la question : « S'aime-t-il ? » Un homme qui est amour de tout-homme-non-amour-de-soi, n'est-ce pas l'homme qui est bar­bier du non-barbier-de-soi ? Et c'est-à-dire le même sophisme par réduction à l'être mathématique, soit de l'homme qui aime ou de l'homme qui rase ? 5°) Un homme qui est amour -- de l'homme qui n'est pas amour -- de l'homme qu'il est ; faire un avec l'autre -- sous condition que l'autre ne fasse pas un -- avec soi-même ; donc, l'autre doit faire deux avec soi-même, et tel est bien le cas de qui ne s'aime point. Mais alors : 86:156 *a*) Aimer qui ne s'aime pas implique l'équivoque de faire un avec qui fait deux. *b*) S'aimer soi-même sous cette condition impose l'équivoque de faire un avec soi-même en tant que, dédoublé en soi-même comme l'exige la relation de celui qui aime à celui qui est aimé, il y a refus de cette relation qui fait un. *c*) Comment faut-il définir l'amour, pour que ne pas s'aimer, absolument, soit la condition pour être aimé ? Être aimable en tant que l'on ne s'aime pas, ou bien l'on ne s'aime pas de n'être pas aimable, et l'on est aimable à condition de ne l'être point ; ou bien l'on ne s'aime pas encore que l'on soit aimable, et en quoi peut-il être aimable de ne pas s'aimer en pareil cas ? Quoi de si impertinent et de si ridicule que de vouloir argu­menter sur le cœur de l'homme de la manière qui convient avec le triangle, qui est isocèle ou ne l'est pas ? 6°) La difficulté où l'on s'égare se trouve, avec la solution, dans la Somme de théologie, (IIIa, 84, 9), sous la forme suivante. -- De quolibet bono opere debet homo gaudere... Sed agere poenitentiam est bonum opus. Ergo de hoc ipso debet homo gaudere. Sed non potest homo simul tristari et gaudere... Ergo non potest esse quod poenitens simul tristetur de peccatis praeteritis, quod pertinet ad rationem poenitentiae. -- Dicendum quod de dolore et gaudio dupliciter loqui possumus. Uno modo, secundum quod sunt passiones appetitus sensitivi. Et sic nullo modo possunt esse simul... Alio modo... secundum quod consistunt in simplici actu voluntatis, cui aliquid placet vel displicet. Et secundum hoc, non possunt habere contrarietatem nisi ex parte objecti, puta cum sunt de eodem et secundum idem... Si vero gaudium et tristitia sic accepta non sint de eodem et secundum idem, sed vel de diversis vel de eodem secundum diversa, sic non est contrarietas gaudii et tristitiae... Et hoc modo potest alicui displicere quod peccavit, et placere quod ei displicet cum spe veniae, ita quod ipsa tristitia sit materia gaudii... De là cette résolution du paradoxe de Russell : alors que s'aimer soi-même est une relation à soi-même dont le terme soi-même est le principe actif, un ensemble est une relation de raison qui a pour principe actif, non les objets en cause, mais le regard de l'esprit pour en faire les éléments de cet ensemble ; il y a donc sophisme à raisonner sur les deux termes corrélatifs d'éléments et d'ensembles, puisque leur jeu relève en réalité d'un principe externe. 87:156 Comme il regarde les objets, l'esprit les constitue éléments de tel ensemble, et ce peut être l'équivoque illimitée de l'être par définition essentielle avec n'importe quelle caractéristique accidentelle, voire négative, par relation à n'importe quoi... Un ensemble qui ne se contient pas lui-même comme élément est regardé comme exclu de lui-même selon qu'un ensemble est lui-même par ses éléments, (sans excepter l'ensemble vide) ; si l'on donne à ce regard la pesanteur logique, (la conséquence), d'une définition, l'être ainsi défini sera non seulement exclu de lui-même sous l'angle où il plaît à l'esprit de le considérer, -- cas d'un ensemble qui ne se contient pas lui-même comme élément, (« la classe des petites cuillères » de Russell), -- mais exclusif de lui-même pour être lui-même par définition de son être propre, -- cas d'un ensemble des en­sembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments. Parti de la *possibilité quelconque* pour un ensemble de ne pas être élément de lui-même, on passe, pour tel ensemble, à l'*im­possibilité spécifique* de l'être, et on exige pour lui la possibi­lité *de l'être* comme par identité avec l'hypothèse faite, celle de la possibilité *de ne pas l'être !* Or, pour la possibilité de *ne pas être* élément de lui-même, il suffit qu'un ensemble ne soit pas une matière informable par la forme qui est la sienne ; au contraire, cela est requis pour qu'un ensemble se contienne lui-même comme élément ; or, qu'une matière informée soit une matière à l'égard d'une autre forme, et, par exemple, qu'un ensemble soit élément d'un autre ensemble, est concevable, -- mais quel sens y a-t-il à parler d'une matière informée comme d'une matière à l'égard de la forme en cause ? Le *paradoxe* de Russell se réduit à ce *sophisme,...* un sophisme inaperçu depuis le début du siècle, ce qui suffirait à convaincre l'ensemblisme de confusionnisme. 7°) D'autres textes de saint Thomas, (Contra gent., 4, 14, 8), font briller cette différence, de la connaissance ou de l'amour *de soi-même,* que la relation *réelle* du connaissant au connu et de l'aimant à l'aimé, ne peut se réduire à la relation *de raison seule* du connu au connaissant, de l'aimé à l'amant ; et cette différence de la relation est escamotée par la distinction en­sembliste des relations *réflexives,* par exemple celle d'aimer. Que Pierre connaisse et aime Paul ne touche Paul en rien, de soi, tandis que Pierre qui se connaît et qui s'aime, c'est Pierre autre qu'il ne serait sans cela, -- tout de même que Pierre est autre selon la connaissance et l'amour de Paul qu'il y a ou non chez Pierre. Il faut que Pierre manifeste à Paul sa connaissance et son amour de celui-ci pour agir sur lui ; et cette manifestation est une autre relation, par une autre action de Pierre. 88:156 « Operatio non est prima, sed secunda perfectio rei », (IIIa, 78, 1) ; *operatio sequitur esse, non cum eo unum est*. En mathématique, n'est-ce pas tout un, au rebours, définir les êtres et leurs opérations ? De la sorte, les *relations* des êtres physiques résultent communément de leurs *opérations*, distinctes de leur *être*, alors que les relations mathématiques suivent la définition des êtres. Il est aberrant d'imposer, avec les ensembles, le type mathématique des relations aux relations physiques et aux re­lations humaines. La relation de parallélisme ou de perpendi­cularité de deux droites est un *tertium quid* par où les deux droites ne sont affectées en rien, ne gagnent ou ne perdent rien de leur être défini ; tout au contraire, la relation de mariage ou la relation d'amitié, intérieure aux sujets, les fait autres qu'ils ne seraient sans elle, dans la même mesure où cette relation existe, (sauf l'équivoque des manifestations extérieures, qui sont d'autres relations). Un nombre ne bouge pas de ce qu'il est lorsque l'on déclare sa relation d'infériorité à un autre nombre, et celui-ci ne s'en trouve aucunement accru ; la relation d'in­fériorité d'un humain à un autre, ou à plusieurs autres, est un mensonge, dite de même sorte, puisque, en réalité, l'inférieur en est encore diminué, le supérieur s'en accroît encore, même sans déclaration formelle du rapport. N'est-ce pas l'aberration mathématiste contraire, qui s'étonne des sondages d'opinion démentis par l'événement, comme si la publication des pourcen­tages n'était pas un fait de nature à modifier les dispositions des électeurs, et faire passer la majorité des travaillistes aux conservateurs, le 18 juin 1970 ? \*\*\* « Il peut se faire qu'une chose qui peut être vraie ou fausse, ne soit ni vraie ni fausse. M. Gonseth, (*Les fondements des mathématiques*...), illustre ce paradoxe par l'amusante « Para­bole des Géants subtils et cruels » : « Dans une île vivait une race de géants fort subtils et cruels. Parce qu'ils étaient cruels ils mettaient à mort tout étranger qui abordait chez eux ; par­ce qu'ils étaient subtils, ils avaient imaginé de lui faire pro­noncer lui-même sa condamnation. Ils lui posaient une question, et si la réponse était vraie, ils l'immolaient à l'*Idole de la Vérité *; si elle était fausse, ils l'immolaient à l'*Idole du Mensonge.* Or, il arriva qu'un jour ils posèrent à un étranger plus subtil qu'eux la question imprudente : quel sera votre sort ? L'étranger répondit : vous me sacrifierez à l'*Idole du Mensonge*. Sur quoi, le conseil des Géants entra en discussion : cet homme avait-il dit la *Vérité *? 89:156 Non, car dans ce cas il faudrait l'immoler à l'*Idole de la Vérité*. Avait-il donc dit le *contraire de la Vérité *? Non, encore une fois, car il faudrait l'immoler à l'*Idole du Men­songe,* et il aurait dit la *Vérité*... » (André Delachet, *L'analyse mathématique*, Que sais-je ?, pp. 84-85.) La *réponse :* « Vous me sacrifierez à l'Idole du Mensonge » est vraie ou fausse selon que *cela* se produit ou non ; et cette *alternative de l'existence* s'impose nécessairement, sans milieu possible. Ce que les Géants ne peuvent pas dire, c'est : « Vous serez sacrifié à l'Idole du Mensonge *par la nécessité de notre alternative à nous*, selon que votre réponse est un mensonge ». Et si les Géants ne peuvent parler de la sorte, c'est qu'en effet, il n'y a pas de milieu pour l'alternative *contradictoire* d'être ou de ne pas être, mais l'alternative des *contraires* que sont : « être immolé à V si l'on dit vrai », d'une part, et, d'autre part, « être immolé à M si l'on dit faux », cette alternative-là comporte le milieu de n'être pas immolé, d'autant que les con­traires : *dire* le vrai et *dire* le faux, comportent le milieu de ne dire ni l'un ni l'autre, soit en se taisant, (cette ressource semble échapper à nos logiciens modernes, est-ce pas admira­ble ?), soit en parlant selon une alternative indéterminée, -- ce dernier cas étant celui d'*un avenir qui attend sa détermina­tion de ce que l'on en dit,* d'où résulte le cercle, et non point ce que l'on voulait établir. « Il peut se faire qu'une chose qui peut être vraie ou fausse, ne soit ni vraie ni fausse. » *Une chose,* il faut l'entendre à la rigueur : une seule et même chose ; or on le suppose ainsi dans la première partie de la parabole. réponse vraie ou réponse fausse ; mais la question dite impru­dente l'est en ce sens qu'elle dédouble la chose, -- le sort de l'étranger, -- en réalité de ce sort *déterminant* le vrai ou le faux de la réponse, et en réalité de ce sort *déterminée* par le vrai ou le faux de la même réponse. La théologie catholique offre une illustration du distinguo faute duquel on verse à pareille équivoque ; lorsque le prêtre dit sur l'hostie : « Ceci est mon Corps », il parle en la Personne du Christ, et sa parole est vraie selon une signification qu'elle opère dans la réalité signifiée ; supposons que le prêtre dise : « Ceci n'est pas mon corps », cette déclaration, contradictoire à celle de la consé­cration eucharistique, aurait la vérité de la signification ordi­naire du langage, puisque le pain resterait du pain. Bref, la parabole du professeur Gonseth accuse l'inintelligence moderne de la logique bivalente, dit-on, mais sans égard à l'exigence aristotélicienne de *raisonner nécessairement en matière néces­saire.* \*\*\* 90:156 Autre professeur helvétique, M. Jean Piaget n'est pas moins moderne, et lui aussi a recours à la parabole pour nous y noyer ainsi que petits chats. « ...On démontre en arithmétique l'iden­tité de toutes les classes nulles, tandis qu'une absence de pommes de terre n'équivaut pas à celle d'épinards. (On connaît l'histoire du patron de restaurant un peu trop logicien qui refusait de servir un « bifteck sans pommes de terre », parce que justement il n'en avait pas ce jour-là, mais offrait en consolation à son client un « bifteck sans épinards » parce qu'il aurait pu disposer effectivement de ceux-ci.) » (J. Piaget, *L'épisté­mologie génétique*, Que sais-je ?, page 92.) Non pas trop logicien, mais mauvais logicien ! Car s'il est bien vrai que dire « sans pommes de terre » n'est pas dire « sans épinards », il est non moins vrai que cette non équivalence *directe* n'interdit pas l'équivalence *réductive* de bons sens : « bifteck sans pommes de terre » veut dire « sans garniture », et donc, s'il vous chante ainsi, « sans épinards ». Aussi bien, comment les classes numériques nulles sont-elles *identiques,* sinon par l'absence de la présence propre à chacune de ces classes, et n'est-ce pas là un identité réductive, et non directe, de 3 chiens moins 3 chiens avec 6 hommes moins 6 hommes, -- si l'on veut bien considérer que le nombre 3 est donné moyen­nant les chiens et le nombre 6 moyennant les hommes, et la signification numérique du symbole d'absence 0 moyennant 3 ôté de 3 et 6 ôté de 6 ? \*\*\* Le même M. Jean Piaget va beaucoup plus loin, en compagnie beaucoup plus nombreuse, lorsqu'il professe : « La logique paraît au premier abord constituer le terrain privilégié des structures, puisqu'elle porte sur les formes de la connaissance et non pas sur ses contenus... Il y a bien là l'exemple sans doute unique d'une autonomie radicale dans le sens d'un réglage purement interne, c'est-à-dire d'une autorégulation parfaite. » (*Le structuralisme*, Q.S.J., pages 25 et 26). Prenons un exemple et voyons. « Tous les chats comprennent le français ; quelques poulets sont des chats ; quelques poulets comprennent le français. » C'est de Lewis Carroll ; est-ce logique ? On peut le croire selon que la pensée décide par son mouvement dans sa lumière ; mais la pensée prend corps en des mots qui ont leurs relations au réel indépendamment de chaque pensée re­courant à ces mots ; 91:156 et la pensée manque de logique, à mésuser des mots, elle se manque alors à elle-même, selon que les mots l'expriment. Du moment que la pensée accepte de prendre corps dans la majeure et dans la mineure, elle ne peut refuser la conséquence sans se renoncer elle-même, sans tomber de l'iden­tité à la contradiction ; n'empêche une tout autre nécessité devoir renoncer à prendre corps en des assertions qui faussent une réalité de fait contingent, certes, rien de plus, mais rien de moins ; *or c'est toujours le cas au moins pour les mots, qui pourraient avoir d'autres significations.* La logique n'est rien si elle ne voit pas cette dualité : de la *pensée* qui est ou n'est pas, -- et de *l'expression,* qui pourrait être une autre dans les mots avec la même ouverture à la même pensée inférante. Si la lo­gique est l'art de raisonner ; si la raison est l'intelligence dis­cursive d'un animal et ne met donc en œuvre que des connais­sances d'origine sensible ; si cette mise en œuvre prend les formes préétablies du langage ; quoi de moins logique entre les abus du langage, que de dire logique *une pensée en marche comme une forme pure,* sans égard à la matière qui est la sienne, qui l'incarne ? La pensée qui juge ou qui infère est une forme pure, elle ne peut donc qu'être ou ne pas être, contradic­toirement ; la pensée comme elle s'exprime, par la proposition ou l'argument, présente sa forme intuitive dans une matière, non pas première, mais préformée en significations communes, soit des mots, soit de leurs groupes syntaxiques ; et ici, im­possible qu'il n'y ait pas toujours expression matérielle d'une pensée, de par la valeur préétablie du langage, -- soit qu'il y ait d'ailleurs *la pensée actuelle* de qui parle ainsi pour que parler ainsi exprime *cette pensée actuelle,* soit que cette pensée actuelle n'existe point, et peut-être ne soit pas pensable. Tandis que la pensée nous est une pure puissance de voir l'être abso­lument quelconque, à laquelle pure puissance nous pouvons comparer, dans le langage, la pure puissance expressive des sons et des lettres ; ni les phrases, ni les mots, ni les chiffres, ne sont ce qu'ils sont sans porter, et sans imposer à leur emploi, telle pensée déterminée, -- encore que davantage déterminable par l'usage même que l'on en fera au service de la pensée actuelle. « Veritas enuntiabilium non est aliud quam veritas intellectus. Enuntiabile enim et est in intellectu, et est in voce. Secundum autem quod est in intellectu, habet per se veritatem. Sed secundum quod est in voce, dicitur verum enuntiabile, se­cundum quod significat aliquam veritatem intellectus ; non propter aliquam veritatem in enuntiabili existentem sicut in subjecto », (Ia, 16, 7) : voilà le bon sens, renié avec un logis­tique *oui ou non* exigible de par les seuls énoncés, comme si les énoncés avaient par eux-mêmes une autre vérité que celle de la signification prérequise, matériellement, par les formelles assertions de la pensée actuelle. 92:156 « Naturales quidem divitiae sunt, quibus homini subvenitur ad defectus naturales tollendos : sicut cibus, potus, vestimenta, vehicula et habitacula, et alia hujusmodi. Divitiae autem arti­liciales sunt, quibus secundum se natura non juvatur, ut de­narii ; sed ars humana eos adinvenit propter facilitatem com­municationis, ut sint quasi mensura quaedam rerum venalium. (Ia IIae, 2, 1.) A ce compte de saint Thomas, (confirmé par le Robert, définitions et citations, voir, la curieuse rencontre étymologique), on dira fort bien : le langage est à la pensée une monnaie, soit pour acquérir ou pour transmettre la posses­sion des choses et de soi-même que constitue la connaissance, moyennant la mesure du réel en tant que connu, la mesure de l'être en tant que pensé ; mais prenons garde ! La réalité mesurée à nos besoins, il n'y a là qu'une partie du langage, cette partie suppose le tout, c'est-à-dire l'être mesuré par la pensée ; l'illusion serait grossière, de réduire la monnaie du langage au langage de la monnaie ! Accusons alors une illusion analogue du langage mathématique, c'est-à-dire de la quantité mesurée, abstraction faite de tout le reste, -- lorsque l'on prétend parler un tel langage comme consistant par soi, et comme disant Dieu sait quelle pensée de la pensée ; l'aberration logis­tique d'une vérité propre des énoncés devrait évoquer la folie de l'avarice, faim et soif de la monnaie au lieu des biens dont elle est le signe et dont elle mesure la valeur en société. « Un au-delà de la pensée est impensable. » (Édouard Le Roy, et tutti quanti.) Le fait est cependant que nous pensons, ou bien à partir de la pensée principe de l'être, ou bien à partir de l'être dont la pensée n'est pas le principe ; et l'être en soi du second cas est bien l'au-delà de la pensée du sens commun, qui est le bon sens. Logiquement, voici quelle distinc­tion échappe à l'idéalisme : la pensée est condition sine qua non *réflexive* de tout ce qui est présent à la pensée ; mais alors que la pensée s'affirme aussi la condition sine qua non *directe* de certains êtres par leur définition même, ces êtres là sont seconds à des êtres premiers, eux définis comme des êtres en soi, et non pas en dépendance de la pensée comme condition sine qua non de leur être défini. Paul Bouscaren. 93:156 ## La mathématique Les mathématiques "La mathématique moderne" *par M.-L. Guérard des Lauriers* 95:156 #### Sommaire I. -- La remise en question de la finalité des mathéma­tiques. II (A). -- La remise en question de l'essence de la ma­thématique considérée à partir de la mathématique. 1\. -- La remise en question des notions primitives. -- Le rapport de la mathématique à la réalité est amenuisé ou écarté. -- La subordination de la réalité mathématique à l'activité du sujet est, dans la présentation « moderne », majorée. 2\. -- La remise en question sous-jacente au bourba­kisme s'étend inéluctablement aux notions subordonnées. -- La remise en question de l'unité. -- La remise en question de la relation. II (B). -- La remise en question de l'essence de la ma­thématique considérée du point de vue de la métaphysique. 1\. -- Les entités mathématiques, les connexions qu'elles soutiennent entre elles, et partant la relation et l'unité, sont conçues en bourbakisme comme étant « fermées ». 2\. -- Les connexions entre les entités mathématiques, non moins que ces entités elles-mêmes, sont conçues en bourbakisme comme étant coupées d'avec l'ACTE de l'es­prit qui les crée, et comme étant isolées de l'opération dont elles sont en réalité l'expression. -- La situation faite en bourbakisme à l'acte de l'intelligence est manifestée par l'exercice du jugement. -- La situation faite en bourbakisme à l'acte de l'in­telligence est manifestée par le rôle du signe. 96:156 3\. -- La position bourbakienne concernant la nature des entités mathématiques rend compte de ce qu'impli­que en fait cette même position concernant les rapports entre la mathématique et la métaphysique. -- La conception bourbakienne de l'entité mathéma­tique. Identité et égalité. -- La conception bourbakienne de l'acte de juger. Dé­gradation de la « relation ». \(II\) (C). -- Nous pouvons récapituler cette seconde par­tie consacrée à la remise en question de l'essence de la mathématique en considérant de nouveau la nature de l'unité. \*\*\* III\. -- La remise en question de la pédagogie mise en œuvre dans l'enseignement des mathématiques. 1\. -- La remise en question de la pédagogie au point de vue du contenu de l'enseignement. -- En quoi consiste l'esprit de la « réforme » ? -- L'ordre d'exposition et ses implications dans les traités de mathématique moderne. -- L'épistémologie diffusée par l' « esprit de la ré­forme » et consigniflée par l'ordre de l'exposition dans les traités de mathématique moderne. 2\. -- La remise en question de la pédagogie au point de vue de ceux à qui l'enseignement est proposé. 3\. -- Questions d'ordre général soulevées par l'ensei­gnement de la « mathématique nouvelle ». -- Premièrement, la cohérence. -- Deuxièmement, l'ésotérisme. -- Troisièmement l'idéalisme, voire une sorte de mysticisme. 97:156 #### Liste bibliographique des documents auxquels il est renvoyé au cours de l'article \[1\] Le Courrier de la Recherche pédagogique. n° 19, juillet 1963 ; Institut pédagogique national, 29, rue d'Ulm, Paris 5^e^. -- (Le colloque de Royaumont). \[2\] Le Courrier de la Recherche pédagogique. n° 27, mars 1966. \[3\] Le Courrier de la Recherche pédagogique. n° 31, juillet 1967. \[4\] Le Courrier de la Recherche pédagogique. n° 33, mars 1968. \[5\] Bibliothèque d'information sur l'enseignement mathématique. n° 1 ; A.P.M.E.P., 89, rue d'Ulm, Paris 5^e^. -- (La charte de Chambéry). \[6\] Bibliothèque d'information sur l'enseignement mathématique. n° 3. -- (Première étape vers une réforme de l'enseignement mathématique dans les classes élémentaires). \[7\] Madame TOUYAROT. Vers une éducation mathématique moderne il l'école élémentaire. -- Bulletin de la Société française de pédagogie. n° 165, juillet 1968. \[8\] Mathématique en 6^e^. Expérimentation et nouveaux programmes. -- Institut pédagogique national. 1969. \[9\] Mathématiques. Collection QUEYSANNE-REVUZ. -- Classes de 6^e^ et de 5^e^, Paris, Nathan, 1969. \[10\] Z. P. DIENES, E. W. GOLDING. Les premiers pas en mathémati­ques. -- O.C.D.L., 65, rue Claude Bernard, Paris 5^e^. \[11\] Z. P. DIENES. Comprendre la mathématique. -- O.C.D.L. \[12\] Lucienne FÉLIX. L'aspect moderne des mathématiques. Paris, Blanchard, 1957. \[13\] André REVUZ. Mathématique moderne, Mathématique vivante. -- O.C.D.L., 1968. \[14\] Évariste DUPONT. Apprentissage mathématique. -- Société uni­versitaire d'éditions et de librairie, 3, rue Palatine, Paris 6^e^. \[15\] Louis COUFFIGNAL. L'utilisation des mathématiques. -- Techni­que, Art, Science ; Revue de l'enseignement technique. N° 217, mars 1968 ; 61, avenue du Président Wilson, 94 Cachan. Nous signalons ici les documents ayant un caractère typique. On trouvera, en \[13\] et en \[14\], une bibliographie étendue. Nous recommandons spécialement : \[1\], \[5\], \[13\], \[14\], \[15\]. Et nous précisons : que \[14\] exige d'entrer dans la technique de la mathématique moderne ; que \[13\] ne concerne pas l'enseignement du premier degré (note, p. 76). 99:156 L'HOMME MODERNE entend être au courant de tout. A tort ou à raison ? Laissons de côté cette question. Cette exigence collective impose en fait à chacun d'être informé, en vue de pouvoir, éventuellement, juger. Nous pro­posons, dans les pages qui suivent, une triangulation des ques­tions soulevées par la « mathématique moderne » telles que nous les comprenons. \*\*\* Le vocabulaire est généralement indicatif de la pensée, c'est de lui que nous partirons. Nous examinerons ensuite les ques­tions qui sont en substance celles de toujours ; elles concernent respectivement, pour toute chose et pour les mathématiques en particulier, la finalité, la nature, la communication. Nous laisserons au lecteur le soin de conclure, s'il le veut, *pour ou contre* « la mathématique moderne ». Celle-ci, pour autant qu'elle soit expressive d'une tendance nouvelle, constitue un achèvement, si on se place formellement au point de vue théo­rétique qu'a toujours impliqué la mathématique ; par contre, qu'on le veuille ou non, cette même tendance a en fait pour conséquence d'accroître, fort dangereusement à tous égards, l'opposition qui a toujours existé entre les proliférations du constructionisme mental et la saine appréhension de la réalité. La locution « mathématique(s) moderne(s) », c'est-à-dire plus précisément l'épithète « moderne », est en fait récusée par la quasi unanimité des auteurs qui exposent les mathéma­tiques d'une manière moderne, et des chercheurs à qui il revient de faire la mathématique et de la faire par conséquent mo­derne ([^32]). 100:156 Il ne faut cependant pas se méprendre sur la portée véri­table de cette unanimité, plus apparente que réelle. En usant de l'épithète « moderne » on entend caractériser deux choses à la fois différentes et connexes qu'on oppose, confusément en fait parce que globalement, à ce qui n'est pas « moderne ». Sont « modernes » certaines théories auxquelles se trouve accordée *actuellement* la prévalence, au détriment d'autres théories qui ne sont plus actuellement considérées et qui par le fait même ne sont pas, au moins provisoirement, « modernes ». M. J. P. Serre, tout en rappelant à fort juste titre que « la mathématique est une science continue », accepterait évidem­ment le mot « moderne » pris en ce sens. Est « moderne » une certaine manière de présenter des théories ou des questions qui ont toujours été enseignées et qui ne cessent pas de l'être. De cela seraient non moins évidemment d'accord les fort nombreux auteurs qui sont partisans de ce nouveau mode de présentation, bien qu'ils désavouent le mot « moderne ». \*\*\* Cette question de vocabulaire est, croyons-nous, l'indice d'une opposition entre deux points de vue contraires. 101:156 *Les réformateurs savants* acceptent le contenu du mot « mo­derne », tout le contenu : et cela fort logiquement, puisque le mode de présentation « nouveau » est lié organiquement aux théories dont la prévalence, sinon la substance, est « nou­velle » ; tout ce « nouveau » est actuel, moderne. Mais ils refusent spontanément l'épithète « moderne », en vertu même de la précision dont ils se font les protagonistes. « Moderne » recouvre en effet deux équivoques. La première est celle qu'on vient de rappeler : autre est la réalité (mathématique), autre le mode de sa présentation, bien que l'un et l'autre puisse être « moderne ». La seconde équivoque consiste en ce que ceux à qui est proposée la « mathématique moderne » ne manquent pas d'attri­buer au mot « moderne » une portée différente de celle qu'il a en réalité. « La mathématique moderne » est présentée, en maints ouvrages ou libelles scolaires, *comme n'étant pas* « les mathématiques de papa ». Celles-ci sont remplacées, et pour autant exclues, par celle-là. Tandis que, en vérité, « la mathé­matique est une science continue ». Cette méprise, à laquelle donne lieu l'épithète « moderne », est d'ailleurs d'autant plus insidieuse et d'autant plus nocive que la pensée contemporaine doit à l'historicisme d'avoir pour instrument dialectique l'oppo­sition de contradiction, et pour principe d'organisation le progrès évolutif. Ce qui vient après abolit ce qui le précède, et vaut mieux que lui. Posterior, ergo melior. La mathéma­tique moderne ne peut qu'être, parce que « moderne », supé­rieure à celle qu'elle remplace. « Gonfler » est aussi malséant que « décrier », surtout lors­qu'il s'agit de science. On comprend donc que les réformateurs savants soient défavorables à l'épithète « moderne », bien qu'ils s'y rallient, au moins provisoirement. *Les réformateurs commerçants* -- il y en a -- manifestent par leur comportement que leur point de vue est exactement à l'opposé de celui des réformateurs savants. Ils tiennent fort au mot « moderne », quoi qu'il en soit du rapport que celui-ci soutient avec la réalité. Nous ne croyons pas opportun d'in­sister. *Les réformateurs pédagogues* sont légion, par force. Et, encore assez souvent malgré de récents désenchantements, par conviction. Nombre d'entre eux, surtout dans l'enseignement du second degré, se tournent vers les « réformateurs savants », ou le sont eux-mêmes. Quelques-uns, faut-il le dire, ne laissent pas d'être des « commerçants », usant de la pédagogie comme d'un truchement. 102:156 Mais la très grande majorité, notamment dans l'en­seignement du premier degré, demeurent en suspens ou s'efforcent vaille que vaille, sans comprendre ni ce que le mot « moderne » au juste signifie, ni objectivement de quoi il s'agit. On ne saurait méconnaître l'importance de cet aspect pra­tique de la réforme introduite dans l'enseignement des mathé­matiques. Les possibilités réelles de l'application commanderont en effet, on peut le supposer, soit l'achèvement du plan prévu soit son ajournement. Mais il est difficile de donner un bilan à la fois objectif et général, car les grandes revues d'informa­tion au point de vue pédagogique ne présentent guère que les expériences réussies. \*\*\* Nous nous plaçons, dans cet article, ou du moins le tentons-nous, au point de vue des réformateurs savants. Ils ne laissent pas, d'ailleurs, d'être fort avertis de tout ce qui concerne la pédagogie. Nous pourrons donc nous conformer à l'usage courant sans pour autant manquer à la vérité. La locution « mathématique moderne », pourvu qu'elle ne consignifie pas l'éviction des « mathématiques traditionnelles » ([^33]), est doublement fondée. Primordialement « ex parte objecti », en ce sens que l'atten­tion se porte préférentiellement sur les structures, lesquelles se retrouvent analogiquement les mêmes en des entités (mathé­matiques) différentes, plutôt que sur la concrétude propre de chacune de ces entités ([^34]). Secondairement, et par voie de consé­quence, « ex parte communicationis », en ce sens que les différentes branches des mathématiques (traditionnelles ou nou­velles) sont exposées en employant des algorithmes qui ont la même structure, bien que les symboles figurant dans ces algo­rithmes paraissent avoir des significations différentes, chacune de celles-ci correspondant à telle branche ou à telle théorie. 103:156 Ajoutons qu'au point de vue de l'épistémologie générale, il est judicieux d'attribuer une dénomination propre à une réalité suffisamment caractérisée. Or choisir un point de vue, en excluant donc en fait d'autres points de vue possibles, et cela en vue de mieux atteindre un certain type de résultat, c'est bien, dans l'ordre intelligible, circonscrire une réalité qui par le fait même se trouve déterminée. Une telle opération mérite une dénomination propre : cette dénomination étant attribuée soit à l'opération elle-même soit à son résultat. Or tel est bien le cas pour « la mathématique moderne ». Elle ne prétend à rien de moins en effet que réaliser l'unité de toutes les mathématiques en discernant, dans les différentes branches, les structures identiques immanentes à des entités qui sont par le fait même semblables entre elles. Elle mérite donc d'être désignée par un vocable propre. L'entreprise « mathématique moderne » est-elle possible ? Si on la commence, est-il possible de la poursuivre sans ren­contrer de graves écueils ? On peut, nous le verrons, en discu­ter. Mais il y a deux choses qu'on ne peut contester. Premièrement, que ce propos ne soit légitime, et que même il ne s'impose : car tout savoir tend, en vertu de la nature même du savoir, à trouver, dans l'unité, un achèvement et une confirmation qui lui soient propres ; reste à examiner si une telle unité peut être réalisée au sein d'un savoir particulier ? Deuxièmement, on ne peut non plus contester que le « bour­bakisme » ([^35]) ne soit une réussite, si on le considère au point de vue qui l'a inspiré. Mais cela n'entraîne évidemment pas que ce point de vue soit absolu, ni par conséquent qu'il soit légitime d'imposer, comme on cherche à le faire actuellement, une pédagogie et des programmes qui ne peuvent se justifier qu'en fonction de ce point de vue. 104:156 On voit donc que les questions posées par l'existence de la mathématique moderne constituent au vrai une radicale remise en question des fondements et des aboutissants du savoir mathé­matique. Cette remise en question est légitime, puisqu'elle est la condition d'une unification désirable, mais elle ne pourrait aboutir qu'à une déception, si on prétendait, soit en droit soit en fait, en affirmant ou en insinuant l'auto-suffisance de la mathématique, que cette « remise en question » constitue une « révolution ». C'est cela que nous nous proposons d'expliquer. Nous le ferons, non à partir de principes posés a priori, mais en analysant les passages les plus typiques des traités de mathé­matique moderne qui jouissent d'une large audience. Se retrouvent posées, dans ces traités même techniques, soit explicitement soit indirectement, les questions de toujours. Quelle est la finalité des mathématiques ? Quels en sont les fondements ? Ce qui requiert d'avoir précisé quelle en est la nature ? Et en­fin, puisque l'introduction du « moderne » a partie liée avec la réforme de l'enseignement, quelles méthodes doivent être de préférence employées en vue de promouvoir le développement de la mathématique, conformément à la nature et à la finalité qui lui sont propres ? Nous exposerons aussi objectivement que possible, pour chacun de ces trois aspects, l'argument des « réformateurs savants » ; nous présenterons ensuite des réflexions critiques qui, nous l'espérons, contribueront à éclai­rer le lecteur désireux de juger personnellement. ### I. -- La remise en question de la finalité des mathématiques La science est immédiatement ordonnée au savoir, comme la disposition l'est à l'acte. Si donc on demande « Pourquoi la science ? », la question concerne en réalité l'acte de connaître et partant celui de savoir. Pourquoi l'homme cherche-t-il à exercer cet acte ? 105:156 Il y a toujours eu, et il y a encore, typiquement, deux sortes de réponses, selon que l'on réfère l'acte de connaître à une fin qui en est distincte, ou bien que l'on croit discerner, au sein de l'acte de savoir, une justification qui lui serait imma­nente. La finalité de l'acte de connaître, supposé qu'elle en soit distincte, ressortit évidemment à l'homme qui exerce cet acte. Elle peut donc être, par nature, soit spirituelle soit sensible ([^36]). Si cette finalité est de nature spirituelle, l'acte de connaître se trouve justifié en tant qu'il est partie intégrante d'un acte de contemplation, celui-ci ayant pour objet une réalité transcen­dante, dans la fruition de laquelle l'homme trouve sa béatitude. Si cette finalité, supposée extrinsèque à l'acte de connaître, est de nature sensible, elle concerne en définitive l' « utile ». L'acte de connaître est alors justifié par le pouvoir qu'il confère sur la matière ; autrement dit, il est comme un capital, convertible en néguentropie et par là même en efficacité. Si la finalité de l'acte de savoir est supposée lui être imma­nente, elle appartient par le fait même au sujet d'où procède cet acte, ce sujet étant considéré soit en tant qu'il exerce l'acte soit en tant qu'il atteint la perfection de sa nature dans l'acte achevé. L'un et l'autre a été soutenu, et même vécu. L'acte de contemplation (naturelle) est, selon Aristote, ce en quoi consiste la béatitude de l'homme ([^37]). En retour, l'activité théorétique, art ou science, a toujours été considérée comme faisant honneur à l'esprit humain, et M. André Weil par exemple estime que c'est là une justification suffisante. \*\*\* 106:156 Cette rapide triangulation était nécessaire pour situer avec exactitude la « finalité », ou selon le vocabulaire de la psycho­logie qui se place au point de vue du sujet, la « motivation », de la mathématique moderne. On observe en effet que les raisons alléguées en faveur de la « réforme » sont celles qui toujours ont été données pour justifier l'acte de connaître et de savoir. L' « utile » est mentionné par tous les auteurs qui traitent de la question (\[5\], 5-8). L'économie de demain sera, de plus en plus, à base de techniques ; or les techniques sont immédia­tement spécifiées par des situations, plutôt qu'elles ne se réfèrent à des questions d'ordre théorique (\[13\], 61) ; cela exige à l'échelle mondiale, on y insiste, de mettre en œuvre d'une ma­nière nouvelle, et par conséquent de comprendre d'une manière nouvelle, la mathématique. L'existence d'une finalité immanente à l'acte de l'esprit est également « retrouvée », selon sa double valence. M. R. Skemp par exemple (\[1\], 83), se défend de traiter la question « trop complexe et trop délicate de la motivation des travaux scolaires en général » ; mais il affirme, d'après son expérience, la « vali­dité » de deux motivations : « celle de l'apprentissage par cœur et celle de l'apprentissage schématique ». « L'appren­tissage par cœur a lieu parce que certains actes sont suivis de résultats favorables -- satisfaction d'un besoin, réduction d'une tension, suppression de l'anxiété, etc. Autrement dit, les actes ne sont pas appris pour eux-mêmes, mais parce qu'ils conduisent à des résultats qui ont une valeur pour l'organisme... J'ai acquis la ferme conviction que les enfants jugeaient \[l'apprentissage schématique\] valable en lui-même, indépendamment du but auquel il pourrait conduire. En fait, les expériences proposées aux enfants n'avaient aucun but pour eux. Les collègues et les étudiants auxquels je montrais les schèmes artificiels se mettaient à jouer avec, pour leur propre amusement... 107:156 Cela signifie que le système perfectionné de contraintes extérieures (notes, examen, classement)... risque de faire plus de mal que de bien, s'il s'oppose à l'acquisition des capacités mathématiques consi­dérée comme une fin agréable en soi. » Ainsi, l'acte de la connaissance mathématique est justifié, au regard du réfor­mateur savant psychologue, soit parce qu'il concourt à la per­fection du sujet soit par la joie qu'en procure l'exercice. L' « apprentissage par cœur » et l' « apprentissage schéma­tique » correspondent, dans un cas particulier, aux normes générales de l'épistémologie. Les mathématiciens, plus intéressés par leur science que par la pédagogie, insistent sur l' « acte », ou équivalemment sur la « créativité ». « Tout devant être fait pour favoriser recrutement et forma­tion des scientifiques » (\[5\], 13). « On accuse aussi les réforma­teurs de ne penser qu'à former de futurs mathématiciens ; le reproche est plaisant, car qui, en dehors des futurs mathéma­ticiens, arrivait à émerger de l'enseignement traditionnel et à retrouver le vivant et le sain derrière le fatras mort ? » (\[13\], 61). « Il s'agit d'enseigner cette manière de penser \[mathéma­tique\] sans la mutiler, sans la réduire à son seul aspect déductif, sans brimer l'imagination » (\[13\], 65). Maints autres passages expriment la même chose : la « réforme » vise, comme son but le plus noble, l'épanouissement de l'activité créatrice dans le domaine mathématique. Or si on demande « pourquoi créer ? », on doit évidemment considérer que l'acte créateur consiste en une sorte d'émer­gence de la nature intelligible dans le sujet qui la porte en lui-même, et à laquelle il se rend docile en écartant spontanément les possibilités d'inférence qui seraient sans issue. La finalité de l'acte créateur est donc celle d'une opération de nature. C'est, d'une part, la perfection qui mesure cette nature, c'est en l'occurrence l' « honneur de l'esprit humain » ; et c'est d'autre part la joie qui accompagne l'exercice de toute opération de nature ([^38]), c'est la joie du jeu, re-création des enfants et même des adultes, comme la création est le jeu des génies. 108:156 On voit donc que la mathématique moderne ne fait que retrouver des principes fort simples et fort connus. Certains réformateurs en sont d'ailleurs parfaitement conscients ; ils le reconnaissent il est vrai en se plaçant au point de vue du développement formel de la mathématique (\[13\], 64) ; mais ils le reconnaîtraient également au point de vue, tout proche du leur, de la finalité : le ton de leurs propos autorise à le présumer. Nous n'entendons pas, en faisant cette observation, déprécier la mathématique moderne. Bien au contraire. Retrouver le simple constitue en effet, en quelque domaine que ce soit, le plus précieux des appoints, et requiert en général un rude labeur. On ne peut donc qu'être partisan de la « réforme », dans la mesure toutefois où les résultats qu'on en escompte peuvent devenir effectifs, dans la mesure surtout où celles des données primitives qu'elle permet de redécouvrir ou de mieux comprendre ne risquent pas de faire obstacle, à cause du mode de présentation adopté, à la mise en œuvre d'autres données qui, absolument, sont encore plus primitives et partant plus importantes. Présentons, sur ce point, quelques observations. \*\*\* La finalité, ou concrètement « la fin », constitue, en toute réalité en devenir, le principe de l'ordre et partant le principe de l'unité. La finalité est donc une, en droit et par nature. Il s'ensuit qu'une réalité particulière, c'est-à-dire une partie d'un tout, ne peut, comme telle, ni avoir en elle-même, ni s'assi­gner à elle-même et par elle-même, sa propre fin ; il en résul­terait en effet une pluralité pour la finalité du tout dans lequel cette partie se trouve intégrée. Il s'ensuit également qu'une réalité particulière, du fait qu'elle peut concourir de plusieurs manières formellement dis­tinctes à réaliser la fin, laquelle est simultanément celle du tout et celle de cette réalité particulière, une telle réalité donc peut avoir plusieurs finalités différentes, lesquelles sont évidem­ment sub-ordonnées à la fin. Ainsi, l'impossibilité d'avoir en soi sa propre fin s'accompagne normalement, pour telle réalité particulière, d'une plurification de la finalité propre, cette finalité propre ne laissant cependant pas d'être « une » parce que chacune des composantes en est sub-ordonnée à la fin. 109:156 L'expérience montre que ces principes fort simples sont d'application universelle. On n'est donc pas surpris que la finalité du connaître, et plus précisément celle de la science et des mathématiques, soit double, c'est-à-dire théorétique et pratique, et que même elle puisse se complexifier encore davantage. C'est simplement l'in­dice de ce que le connaître, et même la mathématique fût-elle moderne, n'a pas sa fin en soi. Dès lors, quelle est, en l'occurrence, la fin ? C'est là une question véritable, tous en conviennent en fait. La preuve en est que chacun y répond, mais en prétendant imposer comme étant la fin une finalité qui correspond à un point de vue particulier. Ainsi, la mathématique serait justifiée par le service de la technique, et le développement accéléré de celle-ci devrait impérer le même rythme pour la diffusion de celle-là. Or, qu'on le veuille ou non, ce processus conduit inéluctablement à la technocratie. C'est-à-dire qu'en fait la fin réellement poursuivie sera l'économie : l'homme sera asservi par ce qui, en droit, doit le servir. C'est donc, en réalité, une certaine manière de concevoir les conditions de la vie humaine et partant l'homme lui-même qui est sous-jacente à la réforme de l'enseignement mathématique. Si on y prenait garde, si on posait d'une manière réaliste la question de la finalité, l'inconvénient pourrait être diminué sinon évité. Et nous disons « inconvénient » car, faut-il le préciser, nous estimons aberrante la manière de concevoir les conditions de vie qu'implique, pour l'homme, la technocratie. Ainsi également, la « réforme » serait justifiée par le fait de favoriser la formation de futurs mathématiciens (\[13\], 61). Mais cette finalité, parfaitement légitime si elle est sub-ordonnée, demeure non consistante si on ne précise pas quelle est la fin à laquelle est ordonnée la formation des futurs mathématiciens, c'est-à-dire en définitive la fin à laquelle est ordonnée la mathé­matique. Et puisqu'en l'occurrence, les réformateurs se placent au point de vue théorétique, on peut et on doit se demander quelle est la finalité de cette theoria, ou de cet art, ou de cette contemplation, qu'est la mathématique. On retrouve alors inéluctablement la dichotomie dont nous avons précisé les deux membres en analysant la finalité du connaître ; et nous faisons observer que les bourbakistes au­raient assez mauvaise grâce à nous reprocher de « catégoriser ». 110:156 L'acte de connaître est justifié en tant qu'il est partie intégrante d'un acte de contemplation, soit que celui-ci ait pour objet une réalité transcendante dans la fruition de laquelle l'homme trouve sa béatitude, soit que cet acte théorétique porte censément en lui-même sa propre raison d'être, savoir la joie de l'exercer ou l'honneur de l'esprit. Voilà donc trois éventualités qui, a priori, c'est-à-dire au point de vue de la catégorisation, sont également possibles. Laquelle ou lesquelles convient-il de rete­nir s'il s'agit de la finalité qui concerne en propre la connais­sance et le savoir mathématiques ? En fait, les réformateurs bourbakistes retiennent les deux dernières éventualités, joie de connaître ou honneur de l'esprit ; c'est-à-dire qu'ils font choix du second membre de la dichoto­mie. Cela, de prime abord, paraît légitime. La difficulté vient de ce qu'au moins en fait, nous ne disons pas d'intention, ce choix exclut le premier membre de la dichotomie. Ce point important demande explication. L'acte théorétique ne peut avoir d'autre objet à la fois trans­cendant et réel que Dieu, atteint comme Principe et Fin soit de l'ordre naturel soit de l'ordre surnaturel. Nul ne s'avisera donc d'assigner pour fin à la mathématique, ou d'ailleurs à l'art, un acte théorétique dont l'objet, supposé transcendant pour être fin, serait une réalité autonome, et pas seulement une réalité mentale, celle-ci étant construite à partir de la réalité ou bien exclusivement par l'esprit. Il est d'ailleurs bien connu que le Beau n'a pas raison de fin, parce qu'il n'est pas le Bien, et que la plus insidieuse séduction que puisse exercer la beauté con­siste à se présenter comme constituant la fin, alors qu'elle ne l'est pas et ne peut l'être ; séduction insidieuse, car la fin étant fonctionnellement et concrètement toujours unique, ce qui n'est pas la fin et en usurpe le rôle élimine par le fait même la fin véritable. Il se produit, en l'occurrence, quelque chose de semblable. La principale visée du bourbakisme est en effet, directement, l'axiomatisation. Or, si l'axiomatisation favorise grandement la clarté des exposés ce qui est fort heureux, elle a d'autre part une portée beaucoup plus profonde. Les Bourbakistes en sont d'ailleurs lucidement conscients, puisqu'ils ont réussi, en met­tant en œuvre l'axiomatisation fort habilement, à présenter l'ensemble de la mathématique comme étant formellement auto-consistant. Nous entendons par là que l'exposé, dans sa forme, « formellement », exclut tout recours à l'intuition pour fonder les notions primitives. Les Bourbakistes reconnaissent la nécessité de cette intuition, et même y insistent ; 111:156 mais, selon eux, ce recours ressortit à un stade de l'éducation qui est pré­mathématique. La mathématique commence au moment où l'axiomatisation permet de poser les réalités proprement mathé­matiques sans aucune référence à une réalité autre qu'elle-même. Il en résulte, inéluctablement, que l'acte théorétique propre à la mathématique est coupé de la réalité non mathématique, c'est-à-dire de tout ce que le sens commun désigne spontané­ment comme étant « le réel ». Nous disons bien coupé. Que l'acte théorétique propre à la mathématique n'ait pas formelle­ment pour objet le « réel », qu'il convienne par conséquent d'en discerner et d'en assigner les finalités subordonnées, joie de connaître et honneur de l'esprit, cela on l'a toujours admis et même on l'a toujours dit. Les Bourbakistes le disent égale­ment ; mais leur assertion acquiert une portée nouvelle -- et fâcheuse --, du fait qu'ils font de l'axiomatisation un principe absolu, alors qu'elle est seulement et devrait demeurer un utile instrument. La conséquence est une sorte de pan-mathé­matisme qui correspond, dans l'ordre théorétique, à ce qu'est l'inflation du « technique » dans l'ordre pratique. Il n'est plus possible, dans cette vue, que la mathématique serve, « théo­rétiquement », autre chose qu'elle-même ; il est donc impos­sible de lui assigner une véritable finalité, impossible par con­séquent d'en assigner la finalité propre. Cette finalité propre de la mathématique, selon nous, la voici. La fin de la theoria étant l'acte qui donne prise sur la Réalité à la fois objective et transcendante, c'est-à-dire sur Dieu, et toute *theoria* particulière pouvant avoir plusieurs finalités subordonnées, celle de ces finalités qui est primordiale consiste à concourir à l'acte qui est, absolument, la fin de la *theoria*. Or, les catégories que l'esprit met spontanément en œuvre pour exercer cet acte, peuvent et doivent être élaborées à partir de la réalité concrète, objet de l'expérience immédiate. Une mathé­matique non coupée de la réalité, bien qu'elle n'ait pas formelle­ment pour objet la réalité elle-même, c'est-à-dire une mathé­matique non bourbakienne ne laissant cependant pas d'être véritablement une mathématique, peut contribuer à préciser, à « affiner » la notion de relation, laquelle structure nécessaire­ment l'acte par lequel l'esprit atteint la Réalité objective et transcendante, puisque celle-ci ne peut être atteinte que rela­tionnellement. Cela n'ôte évidemment pas que la mathématique soit pour la joie et pour l'honneur de l'esprit. 112:156 Mais ces finalités, propres il est vrai, ne sauraient être considérées comme auto­suffisantes. Le prétendre reviendrait à affirmer que l'homme se suffit. Fût-ce dans l'ordre théorétique, et surtout dans l'ordre théorétique, c'est faux. Ces finalités propres jouissent d'une irréductible excellence si, conformément à la vérité, elles demeurent subordonnées. Et elles le demeurent, en même temps que la mathématique elle-même, si celle-ci a primordialement pour fin d'élaborer en vue d'un plus haut service les catégories qu'elle met en œuvre d'une manière singulière et dont elle permet une meilleure compréhension. Nous sommes d'ailleurs en accord sur ce point avec le bour­bakisme, du moins « matériellement ». Les exposés « mo­dernes » mettent en effet la relation en très vive lumière. Mais, conséquence inéluctable de la « coupure » qu'implique l'axio­matisme, cette « relation » de la mathématique moderne est, nous le verrons, elle-même « coupée » d'avec la « relation » telle qu'elle se trouve dans la réalité. \*\*\* En résumé, au point de vue de la finalité, on peut dire que la mathématique moderne et la réforme qu'elle suscite dans l'en­seignement peuvent être fructueuses en ce qu'elles sont ou en ce qu'elles opèrent positivement. Mais elles risquent d'être insidieu­sement nocives par l'exclusion et par la coupure qu'elles im­pliquent organiquement. ### II \[A\]. -- La remise en question de l'essence de la mathématique considérée à partir de la mathématique Nous considérerons d'abord l'essence elle-même de la mathé­matique. Ensuite, les données qui sont liées intrinsèquement à cette essence, savoir : l'unité de la mathématique, le type des entités que spécifie la mathématique. 113:156 #### 1. -- La remise en question des notions primitives Le qualificatif « mathématique », « l'(es) être(s) mathéma­tique(s) », désignent, selon la philosophie traditionnelle, la nature des entités qui procèdent de l'esprit lorsque celui-ci considère la réalité au point de vue de la quantité, et la « pose dans le nombre » pour la comprendre. L'être mathématique a, dans cette vue, deux fondements, réellement distincts et indis­sociables : d'une part l'acte de l'esprit, sans lequel ne pourrait exister l' « unité d'une pluralité », en quoi consiste le nombre ; d'autre part la multiplicité en acte ou en puissance, soit extra­mentale et en fait sensible, soit intra-mentale et immanente au « discours » de la raison, multiplicité objectivement donnée c'est-à-dire donnée à titre d'objet, sans laquelle l'esprit lui-même, dont l'acte est simple, ne pourrait inventer le nombre. La philosophie traditionnelle, fondée sur le sens commun mais en l'occurrence sous-mesurée par lui, n'a guère mis en lumière que le fondement objectif ([^39]). Elle n'ignore évidemment pas que l'être mathématique n'existe qu'en vertu de l'acte de l'esprit, mais elle caractérise cet acte comme étant une sorte de filtrage grâce auquel l'esprit ne perçoit, passivement, de la réalité, qu'un cadre sans contenu. Point de place, dans cette théorie, pour ce qu'on appelle aujourd'hui, d'une manière inconsidérément généralisée, la « créativité ». Les mathématiciens n'ont pas attendu Bourbaki pour faire une « mathématique vivante », et donc pour restituer, in actu, à la créativité la place qui lui revient en droit. Les Bourba­kistes d'ailleurs en conviennent, et ils entendent bien être fidèles à leurs maîtres en insistant sur la nécessité et sur la valeur de la créativité. Mais leur originalité consiste, si l'on ose dire, en l'intransigeance de leur dogmatisme. Si, en effet, la philosophie traditionnelle ne pose en fait que le fondement objectif, elle n'exclut cependant pas le fondement subjectif bien qu'elle néglige de le considérer ; 114:156 tandis que les Bourbakistes excluent le fondement objectif par le fait même que leur construction pose le fondement subjectif comme étant auto-suffisant. Le bourbakisme innove donc en s'opposant, et cela doublement : premièrement, il consacre, pour la mathé­matique, la conception qui est exactement contraire à la con­ception traditionnelle ; deuxièmement, il tient que cette sienne conception est la seule qui exprime avec exactitude la nature de l'être mathématique. Telle est, au point de vue épistémolo­gique, l'implication de l'axiomatisme. Et nous entendons par axiomatisme le fait de fonder la mathématique exclusivement sur l'axiomatisation. Cette position, extrême, n'est explicitée ni dans les exposés élémentaires, ni dans les ouvrages de haute vulgarisation qui présentent ces exposés au corps enseignant ; mais elle est partout sous-jacente, et elle se manifeste en ceci : le rapport que la mathématique soutient avec la réalité est amenuisé ou écarté ; le rapport que la mathématique soutient avec l'esprit est majoré, voire présenté comme étant le seul à exister. Nous allons donner quelques indications concernant chacun de ces deux points. Nous en confirmerons ensuite la portée en nous plaçant à un point de vue synthétique. ##### Le rapport de la mathématique à la réalité est amenuisé ou écarté. -- « C'est par un abus de langage qu'on a pu écrire des expressions telle que "8 pommes + 7 pommes = 15 pommes" qui n'appartiennent en fait, ni au langage mathématique ni au langage usuel. On n'écrit donc pas "8 pommes + 7 pommes = 15 pommes". On écrit : le nombre de pommes est (8 + 7). "8 + 7 = 15". » (\[6\], 9). Nous contestons que l'expression « contestée » n'appartient pas au langage courant. On n'emploie pas cette expression cou­ramment, parce qu'il est inutile d'exprimer, au sein d'un groupe, une chose qui est objet de perception immédiate pour les membres du groupe. Si par exemple à la fin d'un repas, on réunit dans un même récipient les 7 pommes qui restent dans une première coupe et les 8 pommes qui restent dans une seconde coupe, quiconque pensera, sauf les Bourbakistes en tant que cerveaux quoique non en tant que commensaux : « 8 pommes et 7 pommes, ça fait 15 pommes ! » Et si quiconque le pense, il est inutile de le communiquer et partant de l'exprimer. 115:156 Le Bourbakiste, en tant que tel, est d'un autre avis. Mais si on accepte le purisme qu'il prétend imposer, c'est également un « abus de langage » de dire « 8 pommes ». Il faut dire : « 8 est l'attribut d'une classe dont cet ensemble \[mais qu'est-ce qu'un ensemble ? !\] de pommes est un cas particulier, \[ou une réali­sation, ou... ?\] ». Ou bien, et mieux sans doute : « La classe dont cet ensemble de pommes est une... pommification, a pour nombre : 8 ». Voilà qui simplifie, et agrémente, le « langage courant ». Les Bourbakistes répondraient probablement que le lan­gage mathématique n'est pas le langage courant, et que même il doit ne pas l'être. Nous reviendrons, dans la troisième partie, sur ce point qui ressortit à la pédagogie. Observons pour le moment que la querelle des « huit pommes » ne fait que mani­fester, au niveau de l'enseignement élémentaire, l'opposition que nous avons relevée entre les deux manières traditionnelle et bourbakienne de concevoir l'être mathématique. Ce cas, bien concret, reconduisant aux fondements, il permet d'en préciser la portée. La locution « huit pommes », ou le jugement « 7 + 5 = 12 », ou autres... ont toujours attiré l'attention des philosophes. Rap­pelons la distinction, en l'occurrence méconnue, faite par Aris­tote entre le nombre nombré et le nombre nombrant ([^40]). *Le nombre nombré* est celui d'une collection concrète. Qui­conque compte des pommes, exprime le résultat de l'opération une fois terminée dans un jugement : « il y a 8 pommes ». Ce « huit », qui est, pour quiconque sauf pour les Bourbakistes, le nombre de l'ensemble des pommes, est un « nombre nombré ». Et pareillement s'il y avait 8 poires, ou 8 fruits... ou 8 objets concrets. *Le nombre nombrant* est le nombre qui est dans l'esprit. Quelle que soit la nature des objets qui composent l'ensemble, le nombre de celui-ci est « huit », et ce « huit » est dans l'esprit et il est dit « nombre nombrant », en tant que l'esprit ne retient, de l'ensemble concret, que la multiplicité des suppôts, et considère cette multiplicité comme une entité autonome, c'est-à-dire comme une *entité intramentale et sans référence nécessaire au concret, bien qu'une telle référence ne soit pas exclue*. 116:156 Répétons, pour le nombre, ce que nous avons rappelé pour l'être mathématique en général. Celui-ci requiert l'un et l'autre de ses deux fondements, réellement distincts et indissociables. Pareillement, le nombre requiert le nombre nombré et le nombre nombrant. C'est-à-dire que si l'un ou l'autre faisait défaut, le nombre n'existerait pas. Sans nombre nombré, sans ensemble concret à nombrer, cet ensemble pouvant d'ailleurs être constitué par des réalités intra-mentales, par exemple par des actes de l'esprit perçus comme différents les uns des autres, sans nombre nombré donc, l'esprit ne découvrirait pas en lui-même, comme l'un des fruits immanents de son opération propre, le nombre nombrant, et il n'y aurait nombre d'aucune façon. Sans nombre nombrant, sans l'aptitude que l'esprit possède en propre d'affirmer l'unité d'une pluralité, il n'y aurait ni acte de nombrer ni par consé­quent nombre nombré ; derechef, il n'y aurait aucunement nombre. Ajoutons que la dualité essentielle au nombre, révélatrice quant à la nature de la dualité qui est propre à l'être mathéma­tique, tient à ce qu'il n'y a pas de priorité absolue, soit du nombre nombré par rapport au nombre nombrant, soit inver­sement. Il est aisé de s'en rendre compte en considérant la genèse du nombre. L'observation et l'appréhension d'ensembles con­crets induit l'esprit à découvrir, comme fruit de son opération propre, le nombre nombrant. L'esprit, ensuite, attribue le nombre nombrant à l'un des ensembles concrets d'où il est parti : il y a alors nombre nombré. Le nombre nombré exprime en quelque sorte la confirmation expérimentale de l'induction dont le nombre nombrant constitue le medium intelligible. Au point de vue de l'esprit, le nombre nombrant est premier ; il constitue un absolu *dans cet ordre qui est celui de l'esprit*, ordre « particulier » par conséquent. Mais il faut ajouter que l'esprit n'est lui-même qu'en acte, et que l'esprit n'est en acte qu'en saisissant un objet. En sorte que le nombre nombrant se trouve ontologiquement subordonné, non formellement au nombre nombré, mais à la multiplicité nombrable qui n'est donnée à l'esprit comme multiplicité que dans une réalité réelle­ment distincte de l'acte de l'esprit et partant du nombre nom­brant. 117:156 Le nombre nombrant dépend donc, comme tel, d'autre chose que de lui-même. Absolument, il n'est pas un absolu. Et donc, absolument et partant inconditionnellement, il est aber­rant, toujours aberrant, de présenter le nombre nombrant com­me s'il était un absolu. Nous pouvons maintenant situer avec précision le purisme bourbakien. Il ne consiste pas à simplement ne pas considérer le nombre nombré, il l'exclut : « On n'écrit donc pas "8 pommes + 7 pommes = 15 pommes"... on écrit... "8 + 7 = 15". » Or, nous venons de le rappeler à partir de l'expérience, ex­clure le nombre nombré, c'est en fait et quoi qu'on en veuille détruire l'unité et partant la réalité du nombre ; c'est donc *détruire le nombre nombrant lui-même*. Il est certes légitime, en mathématiques, de *ne pas considérer* le nombre nombré, à la condition toutefois de stipuler : que premièrement, on ne l'exclut pas ; que deuxièmement, ne le considérant pas, on laisse ouverte la question de savoir quel type d'entité est le nombre que l'on considère en fait, lequel formellement coïncide avec le nombre nombrant. Il eût donc fallu compléter et préciser le texte cité par les mots que nous écrivons en italiques : « *On n'écrit donc pas, dans le développement formel de la mathématique... *» *Mais si on examine la* *question du fondement des mathématiques, on doit écrire, non seulement* "8 + 7 = 15", *mais également* "8 pommes + 7 pommes = 15 pommes". Or le bourbakisme exclut cet « amendement », absolument et radicalement ; parce qu'il prétend fonder la réalité propre du nombre nombrant exclusi­vement en « axiomatisant », indépendamment du nombre nom­bré par conséquent. Telle est la portée véritable de la négation catégorique : « On n'écrit donc pas ». A la faveur d'un purisme, qui, chez les épigones, devient souvent pédant et déplacé, le bourbakisme insinue donc, d'une question difficile qu'on laissait ouverte, une résolution dont nous venons de voir qu'elle ne peut être consistante et dont nous verrons qu'elle est fallacieuse. Se trouve suggérée, dès l'enseignement élémentaire, une conception selon laquelle le nombre qu'étudie la mathématique, non seulement abstrait du rapport qu'il soutient avec le concret ce qui est légitime, mais exclut toute référence au concret, ce qui est contradictoire. \*\*\* 118:156 -- La même difficulté se trouve impliquée dans la présen­tation qui est faite de la seconde des notions primitives étudiées par la mathématique, la quantité continue. Celle-ci, droite, ou plan, etc. est définie comme étant un ensemble de points. Et c'est bien à cette définition qu'il est implicitement renvoyé lorsqu'il s'agit de définir à partir de là, et puis de mettre en œuvre, d'autres notions plus complexes, par exemple celle de fonction ([^41]). Le continu se trouve ainsi « axiomatisé », puisque la définition en est ramenée à celle d'un ensemble. Mais cette manière de concevoir exclut en fait celle qui correspond à la perception sensible du continu. Il suffira, pour le faire comprendre, de rappeler un fait bien connu. Il y a autant de points dans un segment de droite que dans le carré ayant ce segment pour côté. Il est en effet possible d'établir, entre l'ensemble des points du segment et l'ensemble des points du carré, une correspondance bi-univoque, ou selon la terminologie « moderne », meilleure il faut le re­connaître parce que plus précise ([^42]), une « bijection ». Mais cette correspondance *n'est pas bi-continue*. C'est-à-dire qu'à des points indéfiniment voisins du segment ne correspondent pas, dans le carré, des points indéfiniment voisins ; ou, en d'autres termes, si on décrit continûment le segment, le point du carré qui correspond au point actuellement atteint sur le segment ne décrit pas dans le carré une ligne continue : il « saute » continuellement, à l'intérieur du carré. Ainsi le continu, qu'il soit à une, ou à deux, ou à un nombre infini (dénombrable) de dimensions a toujours le même nombre de points. Mais chaque continu inclut un élément nouveau et irréductible, savoir l'*ordre*. Cela est mis en évidence par la différenciation mutuelle que l'on découvre entre les différents continus ; mais cela signifie *objectivement qu'un certain* ordre appartient *intrinsèquement* à chaque continu, et partant que l'*ordre* appartient *intrinsèquement* au continu. 119:156 Or, si l'appréhension sensible du continu atteint d'une ma­nière seulement confuse et le *nombre* des points et leur *ordre*, l'axiomatisation ensembliste proposée par le bourbakisme met le nombre en évidence mais écarte l'ordre. Il serait juste de dire : « le continu est un ensemble de points » ; mais il n'est pas exact de *définir* le continu comme étant un ensemble de points, *parce qu'il est également de l'ordre*. Le continu bourbakien, axiomatisé et univocisé, n'est pas le continu réel ; et comme il n'est pas possible de lui « ajouter » l'ordre qui le rendrait réel parce que la nature de cet ordre est inconnue ([^43]), il s'ensuit que ce continu est non seulement non réel, mais en outre coupé d'avec la réalité. Le même vice se retrouve donc dans la présentation bour­bakienne des deux données qui spécifient l'essence de la ma­thématique ; et nous ferons la même constatation tout au long de cette étude. L'axiomatisme est posé comme un principe absolu, alors que l'axiomatisation est en réalité un utile instru­ment. Cela a pour effet -- ou pour finalité ? -- d'exiger que la mathématique ne puisse être authentique sans être coupée de la réalité ; alors que la mathématique vraie doit demeurer possiblement ouverte à la réalité, sur laquelle elle est radica­lement fondée. \*\*\* -- Le rapport que soutient avec la réalité objective l'entité mathématique est minimisé dans la présentation bourbakienne. En fait cependant, il n'est pas évincé : parce qu'il ne peut pas l'être. Il en résulte, entre le fait et le droit, un hiatus dont les bourbakistes lucides font l'aveu. La notion primitive de la mathématique moderne, c'est-à-dire la notion de laquelle toutes les autres sont censées dériver, c'est celle d'*ensemble*. On y recourt constamment ; par exemple, pour définir le nombre négatif, on suppose acquise la notion de « classe » ([^44]). Cela est parfaitement légitime ; il faut même ajouter que la valeur d'un savoir, et en l'occurrence celle de la mathématique moderne, vient précisément de ce que toute question trouve sa résolution dans les données qui sont posées au titre de principes. 120:156 Mais si on demande au Bourbakiste : « Qu'est-ce qu'un ensemble ? », il renvoie à l'expérience, tout comme naguère on renvoyait « aux pommes » quiconque osait demander « Qu'est-ce qu'un nombre ? » (\[6\], 9). La notion d'ensemble n'est en effet définie que d'un point de vue opérationnel ([^45]) : c'est-à-dire que, absolument, elle n'est pas définie : « Je ne prétends pas avoir défini les mots *ensemble* et *élément ;* non plus que l'expression "être élément de", ou "appartenir à". Dans \[1.1\] et \[1.2\] nous avons vu comment l'expérience courante était formalisée en un langage mathématique épuré » (\[14\], 15). Nous ne critiquons pas les Bourbakistes de définir, ou plus exactement de caractériser, les notions primitives qui consti­tuent la base de leur construction, exclusivement à leur point de vue c'est-à-dire en fonction de cette construction. Autrement dit, nous estimons légitime la définition opérationnelle (\[14\], 2). Et nous estimons non moins légitime de justifier et de fonder cette définition à partir de l' « expérience courante » (\[14\], 15). Ainsi, déjà nous l'avons dit, nous sommes en accord avec les Bourbakistes, du moins quant à ce qu'ils font. Non pas quant à ce qu'ils déclarent ou prétendent faire. De ce qui précède résultent en effet deux observations. Premièrement, la situation de la « mathématique moderne » en regard de la réalité est, *en fait*, et quoi qu'en veuillent les réformateurs, exactement la même que celle de la « mathé­matique traditionnelle ». Les notions primitives, il est vrai, ont changé. Ce ne sont plus le nombre et le continu, mais ce sont l'ensemble et la structure ([^46]). 121:156 Ce changement est certes d'impor­tance ; mais il ne doit pas masquer que, fondamentalement, les « modernes » ne s'y prennent pas autrement que leurs aînés. Premièrement, parce qu'ils font choix de certaines notions com­me étant primitives. Deuxièmement, parce qu'ils caractérisent d'une manière suffisante au point de vue propre de la mathé­matique, sans les *définir réellement* au point de vue métaphy­sique, les notions choisies comme étant primitives. Troisième­ment, parce que, concernant respectivement chacun de ces deux points, d'une part ils renvoient à l'expérience et d'autre part ils déclarent leur non-compétence. Tout cela, ou l'a tou­jours fait. Nous pensons qu'on le fera toujours, parce que l'acte de l'intelligence ne peut être exercé par l'homme que dans les conditions spécifiées par la nature humaine. Et, en conséquence, il nous paraît normal que les Bourbakistes fassent ce qu'on a toujours fait, et il nous paraît heureux, nous le répétons, qu'ils le fassent fort bien, à ne considérer strictement que le point de vue du mathématicien. La seconde observation découle de la première. Au point de vue, fondamental, du rapport que soutient la mathématique avec la réalité, les Bourbakistes font, nous venons de le voir, ce qu'on a toujours fait. Pourquoi, dès lors, se targuent-ils de faire autrement, et mieux, évidemment ? Un réformateur savant, et non des moindres, observe qu'*avant* « on s'interdisait de définir ce qu'est une aire » ([^47]). Et mainte­nant ? Eh bien, *maintenant*, même à supposer qu'on puisse axiomatiser la notion d'aire par la notion d'ensemble, ce qui absolument n'est pas vrai (**12**), *maintenant* on opère sur les en­sembles, mais on renonce à définir *ce qu'est* un ensemble, même si on n'est pas assez lucide pour juger qu'on doit, en mathéma­tiques, s'interdire de le définir. 122:156 Nous devons d'ailleurs ajouter que le même auteur, lorsqu'il s'exprime positivement au lieu de critiquer, est beaucoup plus proche de ce que nous croyons être la vérité. Il tient en effet qu'on ne doit pas « énoncer un axiome sans indiquer quelle en est l'origine » ([^48]). Or les axiomes étant, d'après le même auteur et fort justement, les « propriétés de départ d'une théorie », ils ne peuvent avoir une origine qui leur serait homogène. Les notions qui sont assignées comme primitives dans la mathé­matique ne peuvent avoir une « origine » formellement mathé­matique. C'est pourquoi, *avant*, on ne définissait pas, en ma­thématiques, les notions de nombre (ou d'aire). C'est pourquoi, *maintenant*, on ne définit pas, en mathématiques, la notion d'ensemble. On est donc surpris que M. A. Revuz, si lucide, critique ce qui était « avant » en insinuant par là qu'on fait mieux « maintenant ». En ce qui concerne le rapport « mathé­matique-réalité », on fait, nous le répétons, la même chose. Mieux vaudrait en convenir nettement ([^49]). 123:156 ##### La subordination de la réalité mathématique à l'activité du sujet est, dans la présentation «* *moderne », majorée. Nous disons « présentation », car la présente observation ne s'applique guère qu'à l'utilisation ou à la communication de la mathématique ; non à la véritable mathématique, actuellement élaborée par les mathématiciens en acte. Pour ceux-ci, le rap­port de la réalité mathématique à l'acte de l'esprit *est ce qu'il* *est*. La nature ne peut en être discernée et précisée que dans une réflexion a posteriori ; et si l'errance peut s'introduire dans cette réflexion, toute altération du rapport lui-même est impossible, puisqu'il résulte de la confrontation immédiate entre l'esprit et la *réalité*. 124:156 La présentation moderne de la mathématique est nouvelle en ceci qu'elle accorde un rôle prépondérant à la « représen­tation ». Telle est la donnée originelle d'où découlent, nous le verrons, deux conséquences fort importantes au point de vue auquel nous nous plaçons, celui du rapport que soutient la réalité mathématique avec l'activité du sujet. M. M.L. Vendendriessche affirme : « Il ne s'agit pas d'étu­dier ces applications (d'un ensemble sur un autre), mais sim­plement de les représenter » (\[4\], 52). Et c'est effectivement cela qui est fait, dans les classes élémentaires il est vrai. En cherchant à « appliquer » l'un sur l'autre les deux ensembles écureuil, vache, lapin, -- herbe, noisette, carotte, on mon­trerait aux enfants, à propos du cas particulier manger -- être mangé, la différence entre la voix active et la voix passive (\[3\], 1-3). Ou bien, un enchaînement de dichotomies étant pro­posé, on cherche à déterminer les conclusions qui peuvent en résulter, non par un raisonnement abstrait, mais en construi­sant un arbre, qui représente toutes les situations possibles (\[8\], 90). Et, plus généralement, et qui plus est, on a tendance à substituer aux équations algébriques elles-mêmes leurs repré­sentations graphiques, aux relations, leurs « graphes »... Cette manière de procéder présente des avantages trop manifestes pour qu'il soit besoin d'y insister. Les enfants peu­vent mettre à profit les ressources, si vives pour eux, de l'ima­gination, et partant de la forme de mémoire qui lui correspond ; pour la plupart, mieux adéquatement « en acte », ils peuvent étudier avec goût et avec fruit. Mais l'emploi systématique de ces méthodes, lequel équivaut en fait à l'éviction complète des méthodes dites « traditionnelles », nous paraît présenter deux écueils très graves. \*\*\* -- L'écueil principal, dont le second, quoique plus apparent, n'est qu'un aspect dérivé, consiste en ce que l'acte propre de l'intelligence raisonnable, acte qui consiste précisément à rai­sonner, n'apparaît plus : ni quant à l'exercice, ni quant aux conditions, encore moins quant à la nature. Reprenons l'exemple -- vécu -- proposé par M. A. Rou­manet ([^50]). « Sur 35 élèves, 13 ont donné une bonne réponse cor­rectement justifiée, 9 ont indiqué la réponse correcte sans jus­tification, ou une partie de la réponse, 13 n'ont pas répondu ou ont répondu d'une façon incorrecte ». 125:156 Or si on considère ce qu'ont fait, selon le témoignage de M. R. lui-même, les 13 premiers élèves, on observe qu'ils ont tout simplement et spontanément mis en œuvre les deux normes fondamentales du raisonnement. Le raisonnement réel, concret, employant toujours la logique « à deux valeurs », la première norme du raisonnement consiste à partir d'une proposition vraie, ou supposée telle ([^51]) ; même si cette proposition vraie est signifiée par sa contradictoire supposée fausse. La raison en est, -- faut-il le rappeler ? -- qu'on ne peut conclure d'une manière catégorique qu'à partir du vrai. Or, en l'occurrence, ce sont les élèves de M. R., les élèves et non le maître, qui ont montré in actu ce en quoi consiste l'acte de raisonner. Ils ont en effet pris pour point de départ de l'inférence correcte la seule des propositions composant l'énoncé qui soit énoncée comme étant la vérité, c'est-à-dire la quatrième et dernière. A partir de cela seulement, de cela supposé vrai, on pouvait « décider » si les conclusions par ailleurs proposées étaient soit vraies soit fausses. La seconde norme du raisonnement consiste, faut-il encore le rappeler ? en ce que, pour raisonner, il faut trouver un medium (ou plusieurs « media ») permettant de passer des prémisses supposées vraies à la conclusion. 126:156 La chose était, en l'occurrence, très facile, et même trop ; il n'y avait pas à cher­cher le « medium », puisque les « media » se trouvent donnés dans les dichotomies proposées dans les trois premières phrases de l'énoncé. En partant de l'affirmation vraie (4^e^ phrase), et en confrontant successivement avec elle la 3^e^, puis la 2^e^, puis la 1^e^ phrase, les conclusions demandées se trouvent immédiate­ment « décidées ». Maintenant, si M. R. a estimé instructif d'observer le com­portement de ses élèves, il l'est au moins autant d'observer le sien. Le « corrigé » du devoir a en effet consisté à faire l' « ar­bre » de la « situation », en partant d'ailleurs, ce qui est bien typique, d'une autre donnée également certaine, mais beaucoup moins précise, beaucoup moins en situation, savoir : l'existence du malfaiteur. On tient compte ensuite des 4 dichotomies indi­quées dans les 3 premières phrases (la 3^e^ comportait deux dichotomies). L' « arbre » aboutit donc à 2^4^ = 16 « cas possi­bles », *a priori*. On supprime alors les cas effectivement im­possibles, en revenant sur les conditions de l'énoncé, entre autres -- entre autres sans plus -- la dernière. Il y aurait beaucoup d'observations secondaires à présenter sur la cons­truction de l' « arbre » telle que la présente M. R. Bornons-nous à l'essentiel. L' « arbre » montre, dans un cas simple, le fonctionnement d'un cerveau électronique. Et comme la fabrication de l' « ar­bre » a, en fait, constitué le « corrigé » de l'exercice proposé, le professeur a, en fait et quoi qu'il en veuille, enseigné aux élèves de se comporter comme un cerveau électronique ; et il ne leur a pas enseigné l'art de raisonner. On n'enseigne pas un art ? Oui, c'est vrai. Mais on dégage les principes d'un art en vue d'en permettre un meilleur exercice à quiconque en est capable. Or tous les êtres humains sont capables de raisonner, puisque tel est le propre de l'intelligence rationnelle ; et si on prolonge la scolarité, si on y densifie le programme scienti­fique, c'est cela que d'abord il faudrait apprendre aux élèves, ou mieux leur faire découvrir : les principes du raisonnement. Les 13 premiers élèves de M. R. ont raisonné juste. Il leur était utile de le savoir à titre de confirmation, bien que les plus intelligents d'entre eux n'en doutassent probablement aucune­ment. Mais il est encore plus probable qu'aucun de ces 13 élèves n'a pris conscience de la nature de l'acte de raisonner qu'il avait spontanément posé ; 127:156 il est fort probable qu'aucun n'a découvert, au moins ce jour-là, ce qu'il avait cependant le droit de savoir et que seul pouvait montrer un maître ; maître humble ou savant, mais maître à penser ; et non à jouer, fût-ce à la « machine ».Ces 13 élèves, bien doués pour raisonner, n'ayant pas découvert en quoi ils avaient spontanément appliqué les normes du raisonnement, n'ont pas été instruits de ce qu'il convenait de faire dans un autre cas pour les appliquer éga­lement. Ils l'auront découvert, par induction et par eux seuls... au moins certains d'entre eux. Et ceux-là, les meilleurs, ne tar­deront pas, si déjà ce n'est fait, à se divertir des « arbres » de M. R. ; ils auront appris à raisonner, malgré l'alourdissante scolarité, et ils sauront de surcroît « nourrir » les cerveaux électroniques. Quant aux 13 derniers élèves, ils ne sauront, ni vraiment raisonner, ni construire un « arbre » sans être aidés, ni se servir eux-mêmes des machines à l'utilisation desquelles les feront servir les 13 premiers élèves. Bilan ? au moins très probablement : la formation d'une petite aristocratie de l'intellect logique... bercée à partir de la classe de 6^e^. Nous ne critiquons pas, le lecteur le comprend, que l'on apprenne aux élèves de 6^e^ à résoudre une situation par la construction de l' « arbre, qui lui correspond. Le procédé peut être commode, il amorce d'ailleurs l'utilisation des ma­chines. Ce que nous critiquons, c'est le fait de substituer la construction de l' « arbre » à l'art de raisonner, et de préten­dre ainsi réduire celui-ci à celle-là. Cette substitution, carac­téristique de la présentation moderne, a pour effet, nous venons de l'observer, de masquer les normes du raisonnement ; alors que la tâche principale du véritable éducateur consiste tout au contraire à les mettre en lumière. Insistons sur ce point ([^52]). Les deux normes que nous avons rappelées sont simples : elles tiennent l'une et l'autre à la nature même de l'acte de raisonner. Découvrir et appliquer la première est aisé, car elle est d'un usage constant. On n'arrive à du "certain", qu'en partant de ce qui est certain, et par conséquent objectivement de ce qui est vrai. En quelque domaine que ce soit, soit positi­vement soit négativement, l'expérience reconduit sans cesse à ce fait ; 128:156 il finit par s'imposer, pratiquement à titre de réaction spontanée, même à ceux qui n'ont pas besoin d'en prendre conscience parce qu'ils raisonnent « sans le savoir », sans être les « professionnels du raisonnement ». La seconde norme, savoir la nécessité du « medium » et par conséquent de sa découverte, a toujours été considérée, à juste titre, comme constituant la seule véritable difficulté de l'art de raisonner. Nous ne citerons que pour mémoire Aristote, dont les considérations profondes et circonstanciées demeurent cependant toujours « valables ». Et nous n'avons pas non plus à insister sur le fait que d'abord la validité et ensuite la beauté d'une démonstration tient, notamment en mathématiques, au « medium » (ou « media ») que cette démonstration met en œuvre. Ce à quoi il faut amener quiconque entend « raisonner », que ce soit en mathématiques ou d'ailleurs en général, c'est donc à découvrir le « medium ». Or, s'il y a pour le faire des principes qui, faute de mieux, sont tenus pour suffisamment assurés, il n'y a en retour aucune règle déterminée. Le mieux qu'on puisse faire, ou le moins mal, est dès lors d'induire à l'acte de la découverte l'élève ou le disciple, en guidant sa réflexion à lui, supposé qu'on en soit capable, dans tel cas concret où il y a effectivement un « medium » à découvrir. Et le pire que l'on puisse faire, c'est de réduire un tel cas concret au schéma d'une situation ; et cela de telle façon que cette situation puisse être « résolue » par la stricte application de règles univoques ; dans ces conditions en effet, aucun « me­dium » n'apparaît plus, et il est évidemment impossible d'in­duire l' « autre » à découvrir ce qu'en fait on ne lui présente que dissimulé. Tel est, en substance, l'écueil de la présentation moderne. La « fausse supposition », dont on usait naguère pour « ré­soudre un problème par l'arithmétique », revenait au fond à assigner un « medium » qui permît d'effectuer l'une après l'autre, séparément, chacune des opérations requises à la réso­lution. L'élève devait trouver ce medium pour pouvoir utiliser le seul instrument opératoire dont il disposât. L'algèbre accroît la puissance de l'instrument ; mais, par le fait même, il dispense de rechercher le « medium » qu'il rend inutile. On dira, déjà on a dit, que ce « medium » n'était ni cherché ni trouvé par les élèves, mais retrouvé comme une sorte de « truc ». Voire. Et, même simplement retrouvé, ce « medium » était d'une part quelque chose « à trouver » ; 129:156 et il constituait d'autre part l'étape d'un raisonnement, c'est-à-dire que, fonctionnellement, il était un vrai « medium ». Le problème d'arithmétique, ou le problème de géométrie, ne pouvait donc être résolu sans qu'on appliquât les deux normes du raisonnement, la seconde et la plus difficile notamment. Cette résolution montrait le pourquoi ou le comment ([^53]) de la réponse, c'est-à-dire qu'elle en montrait la vérité, dans la vérité, supposée, des hypothèses. La résolution algébrique, a fortiori la résolution graphique, ou bien la résolution par construction d'un « arbre », ne mon­trent pas le lien organique qui existe entre la conséquence effec­tivement obtenue et son principe, propre ; elles ne montrent pas la conséquence dans les principes. Elles sont d'ailleurs dites « valables », ou « exactes » ou « correctes », si elles sont conformes à certaines règles ; « non valables », « inexac­tes » ou « incorrectes » si elles ne sont pas conformes à ces mêmes règles. L'art de raisonner, qui est par nature ordonné à la découverte de la vérité, n'est donc plus enseigné par la praxis, autant qu'il peut l'être, par la « mathématique moderne ». On dira que la praxis de l'acte de raisonner peut être suggérée par d'autres disciplines, et que la tâche de l'analyser et de la normaliser en incombait naguère et en incombe tou­jours à la logique. Nous répondons que cette allégation n'est pas « valable », c'est-à-dire que, dans la « conjoncture » ac­tuelle, elle induit en erreur. C'est qu'en effet la logique elle-même, et puis la grammaire... et demain la morale ([^54])... passent l'une après l'autre sous la mouvance de la mathématique mo­derne. Elles se trouvent ainsi coupées de la métaphysique à la­quelle elles étaient référées, conformément à l'exigence de leur nature ; en sorte que, privées de leur sève propre, elles deviennent en fait incapables d'apporter à l'esprit comme tel autre chose que ce que la mathématique moderne apporte elle-même. Telle est la conséquence de l' « hégémonisme » qui est, nous le répétons, inéluctablement inhérent à l'entreprise de la « réforme ». 130:156 Présenter en effet la « mathématique moderne » comme auto-suffisante, c'est-à-dire comme fondant par elle seule ses propres principes, c'est refuser *en fait* la discipline à laquelle il revient *en réalité* de fonder ces principes ; c'est donc être entraîné à refuser toute référence concrète à cette même disci­pline qui est la métaphysique, et par conséquent à refuser de reconnaître ce que la logique par exemple a de spécifique en tant précisément qu'elle comporte elle-même une référence à l'épistémologie et à la métaphysique. La « mathématique mo­derne » menace de réduire chacune des disciplines dans les­quelles elle pénètre à n'être qu'un cas particulier d'une algèbre universelle. Cela, d'ores et déjà, on l'observe. Or, cela ne tient pas précisément à ce que la « mathématique moderne » choisit, comme primitives, les notions d'ensemble et de structure, et en développe les implications ; cela découle, inéluctablement, de ce que ces notions primitives sont posées comme étant des ab­solus : les autres disciplines ne peuvent dès lors avoir de consistance que celle que ces mêmes absolus sont aptes à leur communiquer. Les critiques que nous formulons visent donc, dans la « réforme », la prétention à l'hégémonie, non l'aménagement positif en quoi cette réforme aurait pu consister. Elles n'en sont pas moins graves, dans l'immédiat. Mais elles n'excluent pas l'espoir d'une sanatio in radice. « Il n'y a ni mathéma­tiques traditionnelles ni mathématiques modernes, la mathé­matique est une science continue » (**1**). Pourquoi ne pas rendre cette vérité manifeste, même et surtout dans l'enseignement élémentaire ? Pourquoi supprimer, au lieu de compléter ? Pourquoi substituer ? alors qu'il fallait, dans ce qu'il convenait d'adjoindre, montrer à la fois l'irréductible appoint et la congénitale carence ? Ce dernier aveu ne nuirait en rien à la beauté du nouvel édifice, construit à partir de l' « ensemble » et de la « structure » au lieu de l'être à partir du nombre et du continu. Cet aveu constituerait en effet tout simplement la reconnaissance de la vérité ; et, ce qui est fort rassurant, d'une vérité que l'expérience a sans cesse réimposée. Le mathématicien ne crée ni ne définit celles des notions qu'il lui est loisible de choisir comme étant primitives ; il forge ces notions à partir de la réalité, et en demeurant radicalement subordonné à la réalité. C'est pourquoi, corrélativement, l'acte de la con­naissance même « proprement mathématique » est en droit, et doit demeurer en fait, radicalement normé par l'art de raison­ner, lui-même ordonné à la découverte de la vérité. \*\*\* 131:156 -- La seconde des difficultés qui résultent de la prépon­dérance accordée à la représentation sensible par la « mathé­matique moderne » tient à ce que les réalités intelligibles, et les entités mathématiques, ne sont pas adéquatement représen­tables. C'est, on le voit, un corollaire de la première difficulté. Qu'il faille, pour démontrer, « partir » d'une proposition tenue pour vraie, cela, d'abord se conçoit et se comprend. Ensuite, mais ensuite seulement, cela peut être signifié par des symboles d'ailleurs conventionnels ; cela, à proprement parler, ne peut être « représenté ». Le « medium » qu'il faut découvrir pour démontrer, et qui pour ainsi dire concrétise dans chaque cas particulier l'intuition du « donc » en laquelle est fondé tout acte de raisonner, d'abord se conçoit et se comprend « fonctionnellement », c'est-à-dire en fonction de l'acte de raisonner. Il n'est certes pas étranger à la représentation sensible, parce que celle-ci peut constituer un instrument de découverte et un moyen d'expres­sion. Mais le « medium », comme tel, n'est pas la représentation sensible qui lui correspond ; parce que, même dans l'Ordre mathématique, il est d'essence intelligible ([^55]). 132:156 Ce serait donc induire en erreur que de suggérer, de la mathématique, que tout y est représentable, ou bien qu'elle n'a pas d'autre objet que les symboles eux-mêmes dont la création n'a cependant été motivée que par la nécessité de représenter, symboles qui par le fait même ne seraient plus représentations de rien : chiffres, flèches, arbres, graphes... usurpant le statut des réalités dont, au vrai, ils sont seulement les signes. 133:156 Nous entendons bien que, pour les élèves de 6^e^, et même bien après, et même toujours, la représentation sensible demeure un support utile ou nécessaire. Mais, nous le répétons encore une fois, l'écueil qui guette les réformateurs ne se trouve pas impliqué dans ce qu'ils construisent effectivement ; l'écueil tient au fait d'affirmer, ou au niveau élémentaire d'insinuer, que certaines réalités sont auto-suffisantes alors qu'elles sont par nature subordonnées, ou bien que les symboles constituent la réalité alors qu'ils en sont seulement les signes. C'est mécon­naître, en dépit de l'expérience, que les débutants eux-mêmes sont parfaitement capables de découvrir et de comprendre les données qui leur sont en un sens innées ; car, si elles ne l'étaient, elles leur demeureraient étrangères à jamais. Il con­vient, en usant certes de représentations, de viser à faire com­prendre, dès la classe de 6^e^ et même bien avant, qu'il existe des réalités (« intelligibles ») et qu'elles sont distinctes de leur représentation, que la représentation d'une telle réalité ne lui est jamais adéquate, et enfin que certaines réalités ne peuvent avoir aucune représentation sensible. L'enfant pressent ces vérités, confusément mais par connaturalité ; et, bien conduit, l'enseignement de la mathématique peut aider à les dégager et à en prendre conscience. Cela suppose évidemment que cet enseignement ne soit pas véhiculé dans une débauche de signes de laquelle la réflexion proprement intelligible ne peut éclore que fort difficilement, parce qu'elle demeure pour ainsi dire diluée dans la viscosité, alors que, difficile, elle devrait être mise en lumière d'une manière privilégiée. 134:156 #### 2. -- La remise en question sous-jacente au bourbakisme s'étend, inéluctablement, aux notions subordonnées Nous entendons en l'occurrence par « subordonnées » les notions qui, sans laisser d'être essentielles, c'est-à-dire d'être intégrées à l'objet de la mathématique selon l'essence de celui-ci, ne sont cependant pas « primitives ». Elles sont impliquées par les notions primitives, soit au point de vue formel de la mathématique, soit au point de vue, plus général, de la con­naissance. Dans un cas comme dans l'autre, elles sont conçues comme le sont les notions primitives elles-mêmes ; et elles ne peuvent pas l'être autrement. Nous nous bornerons à considérer deux notions subor­données particulièrement importantes : l'une est liée à la présentation des notions primitives au point de vue général de la connaissance, et c'est l'unité ; l'autre se trouve immédiatement impliquée dans les notions primitives elles-mêmes, et c'est la relation. ##### La remise en question de l'unité. La science tend, comme tout savoir, à s'unifier. L'expérience le prouve. La raison en est, radicalement exprimée, que la diversité absolue est contradictoire au point de vue de l'être, et partant pour l'esprit. L'esprit créé, en définitive, ne connaît qu'en adorant l'absolu ou en recherchant la cause ; ou bien, donc, il saisit l' « un », ou bien il y ramène le multiple. Ces normes, immanentes à l'acte de connaître, se réfléchissent dans la prise de conscience de cet acte et partant dans la concep­tualisation qui en est l'expression, c'est-à-dire en tout savoir quelle qu'en soit la spécification. On peut encore observer que, l' « être » et l' « un » étant convertibles, un savoir n'est consistant que s'il est unifié, que s'il est un « certain ordre » auquel correspond d'ailleurs une « certaine sagesse ». Ce n'est pas le lieu d'insister sur ces considérants. Nous les avons rappelés parce qu'ils expliquent, et même justifient, que les réformateurs, et notamment les plus pénétrants d'entre eux qui sont également les plus fidèles aux Bourbakistes de la première heure, insistent avec quelque complaisance sur la nécessité de substituer, au traditionnel pluriel, le singulier : non pas les mathématiques, mais la mathématique. Car ce savoir, qui est « un » en droit comme tout savoir, doit être signifié et exposé conformément à l'exigence de sa propre unité ([^56]). 135:156 Cela est parfaitement légitime ; cela constitue même le symptôme d'un réalisme spontané, pour l'activité de l'esprit s'exerçant dans le domaine mathématique. Il convient donc d'autant plus d'exa­miner ce en quoi consiste en fait, selon les Bourbakistes, l'unité qu'ils revendiquent à bon droit pour la mathématique. -- Les théoriciens de cette unité distinguent pour celle-ci, et pour autant qu'on puisse le discerner clairement, trois fon­dements différents : lesquels ne sont d'ailleurs dégagés que dans les parties non formalisées des exposés bourbakiens. On n'en est pas surpris. Mais, dans ces conditions, nous croyons utile, pour la clarté de ce qui suit, de donner respectivement à chacune des désignations proposées pour ces fondements, la portée précise que nous allons expliciter. « Les mathématiciens utilisent les mêmes concepts et le même langage dans toutes les branches » (**25**). Il suffit de par­courir un exposé moderne, élémentaire ou savant, pour obser­ver que cette affirmation autorisée correspond effectivement à la réalité. Voilà donc, pour la mathématique, deux fondements de l'unité. Nous dirons que l'identité du langage constitue le fonde­ment formel de l'unité. Cette dénomination s'explique d'elle-même, puisque précisément ce langage « utilisé dans toute les branches » tend de plus en plus à devenir un langage « for­malisé ». Nous dirons que l'identité des concepts constitue le fonde­ment conceptuel de l'unité. Et nous faisons observer que « con­ceptuel » n'est pas synonyme d' « irréel » : contrairement à ce qu'admettent inconsidérément trop de nos contemporains, no­tamment les théologiens. « S'il arrive toujours un moment où le développement de la mathématique nouvelle conduit à une complexité redoutable des concepts maniés, la mathématique sait maintenant, en suivant l'intuition profonde de Galois, refaire du simple, en prenant comme éléments ces échafaudages compliqués... » (\[13\], 51). « L'idée simple est un geste intellectuel, et elle a toute la grâce et l'efficacité du geste réussi » (\[13\], 50). 136:156 Nous dirons que l'idée simple constitue le fondement réel de l'unité. On voit en effet que l'idée est dite « simple », en ce sens qu'elle ordonne entre eux les concepts ; elle permet ainsi d'en dominer la multiplicité dans une saisie simultanée, elle est facteur réel de l'unité. On ne peut que reconnaître le bien fondé des désignations proposées. Toujours en effet l'existence des trois fondements a été reconnue, bien que jamais elle n'ait été dégagée, étudiée et systématiquement mise en œuvre comme la mathématique moderne a réussi à le faire. On reconnaît également que le fondement formel et le fondement conceptuel sont étroitement connexes ; au moins à certaines conditions sur lesquelles nous reviendrons, il est clair qu'un concept nouveau, c'est-à-dire un concept « à l'état natif », implique un nouveau mode d'expression ([^57]). Mais, en retour, on doit observer que, si l'on compare la présentation traditionnelle et la présentation « moderne », le rapport qui existe entre le concept et l'idée se trouve, d'un cas à l'autre, inversé. Nous allons le montrer d'une manière précise. Lorsqu'une opération est effectuée sur des nombres, l'opé­ration joue le rôle de l'idée et le nombre celui du concept ; car une telle opération est un acte, et l' « idée simple est un geste intellectuel » (\[13\], 50), ou plus précisément l'expression d'un acte de l'esprit ([^58]). Cela étant, rappelons que les différentes caté­gories d'entiers et puis de nombres « non naturels » ont été créées pour rendre possibles, en des cas où elle ne l'est pas avec les entiers naturels, telle opération, cette opération demeurant comme telle inchangée. 137:156 Que l'effectuation concrète d'une « sous­traction » requière ou non l'usage des « entiers négatifs », l'acte et l'idée de soustraire sont les mêmes, dans un cas comme dans l'autre. C'est d'ailleurs cette permanence de l'acte-idée qui permet de passer d'un concept déjà connu (entier naturel) à un concept nouveau (« entier négatif »). Si, mis aux prises avec une « sous­traction » impossible en utilisant les entiers naturels, l'esprit renonçait à l'acte-idée de soustraire, il pourrait peut-être créer quelque chose, mais il ne créerait pas un nouveau type d'entier. Car seule l'immutabilité de l'idée, qui est expressive de l'acte de soustraire, fonde de concevoir l' « entier naturel » et l' « en­tier négatif » comme étant également des « entiers ». Tout cela fut et demeure communément admis, après la « réforme » comme avant. \*\*\* -- Voici maintenant ce en quoi consiste la différence, et en un sens l'opposition, entre l'ancien et le moderne. La présentation « traditionnelle » de l' « entier négatif » consistait à référer directement celui-ci à l'acte-idée de sous­traire. Voici comment. *On estimait, premièrement*, que l'acte de nombrer fonde intuitivement la réalité de l' « entier naturel », lequel est le premier type de nombre, le nombre par antonomase pour ainsi dire. Et on estimait que le même acte de nombrer fonde réflexi­vement, c'est-à-dire par réflexion de l'intelligence en acte de nombrer, sur l'acte qu'elle pose, l'idée de nombre « entier naturel ». Or l'acte de soustraire est, dans l'ordre même de l'acte, une sorte de réciproque que l'acte de nombrer contient immanente à lui-même. « Nombrer », c'est en effet coordonner une nouvelle unité avec un ensemble considéré comme un tout, lequel peut d'ailleurs être l'ensemble vide ; et par conséquent, comme l'observa Poincaré, « nombrer » c'est déclarer : après ce nombre il y en a un autre. Or, en l'acte même où l'esprit déclare : « après ce premier nombre il y en a un second », il déclare également « avant ce second nombre, il y en a un premier ». Le même jugement, porté par l'esprit en acte comporte nécessairement deux formu­lations réciproques l'une de l'autre. L'une (ce second nombre après ce premier nombre) correspond à une coordination ; elle décrit l'acte de nombrer. 138:156 L'autre (ce premier nombre avant ce second nombre) correspond à la désintégration qui détruit la coordination ; elle décrit l'acte de soustraire. L' « acte » de soustraire se trouve ainsi caractérisé, quant à sa nature, indé­pendamment des « concepts » dont il peut exiger la création ([^59]). Cela étant, *on estimait, deuxièmement*, que l'acte de sous­traire fonde intuitivement la réalité de l' « entier négatif », tout comme l'acte de nombrer ([^60]) fonde intuitivement la réalité de l' « entier naturel ». Et on estimait que le même acte de sous­traire fonde réflexivement, c'est-à-dire par réflexion sur l'acte qu'elle pose, de l'intelligence en acte de soustraire, l'idée de l' « entier négatif » : tout comme l'acte de nombrer fonde réflexivement l'idée de l' « entier naturel ». 139:156 En un mot, l'épistémologie « traditionnelle » consistait, en mathématiques, à fonder la *réalité propre* du nombre *mathéma­tique* sur celle de l'*acte* de l'esprit en acte de nombrer ; et à considérer l'*idée* de nombre comme résultant de la réflexion de l'esprit sur son acte. On voit donc que dans cette perspective, « traditionnelle », et conformément au vocabulaire ci-dessus précisé, le fondement réel de l'unité, l' « acte-idée », joue son rôle en ceci qu'il fonde lui-même l'unité du fondement concep­tuel, et ultérieurement du fondement formel. Ainsi, *l'unité pro­cède de l'acte*. C'est vrai absolument ; la mathématique tradi­tionnelle le retrouve, pour son propre compte, spontanément. Les Bourbakistes objectent que la notion d' « entier néga­tif » ainsi introduite manque de rigueur quant à la présentation, et surtout qu'elle n'est pas même une notion mathématique. Et si on consulte par exemple Évariste Dupont ([^61]), on observe que la locution « entier négatif » apparaît seulement, au titre de convention de langage, à la dernière page du ch. 8, consacré à la soustraction et à « l'ensemble Z des entiers rationnels ». Cet ensemble Z est créé afin de rendre l'acte de soustraire tou­jours possible, quels que soient les deux nombres naturels à partir desquels cet acte est effectué ; en cela, rien de nouveau. Le nouveau consiste en la manière de définir l'ensemble Z et les opérations sur les éléments de cet ensemble ; il consiste surtout, au point de vue auquel nous nous plaçons, en l'infé­rence qui permet de « passer » de l'ensemble N des entiers naturels à l'ensemble Z des entiers rationnels. Le « medium », car toute inférence en comporte un, est constitué par l'inva­riance formelle de la définition et des propriétés d'opérations (addition, multiplication) qui, supposées caractérisées dans N où elles ont pour base les entiers naturels, sont ensuite « généra­lisées » par analogie et étendues à Z, où elles ont pour base des éléments plus complexes puisque chacun de ces éléments est constitué par un couple de deux entiers naturels. Nous excuserons-nous de cette longue phrase ? Il nous paraît difficile de récapituler d'une manière plus concise et aussi précise les vingt-neuf pages qu'Évariste consacre à cette ques­tion. Les locutions que nous avons soulignées « invariance formelle », « analogie », ne figurent pas dans le chapitre au­quel nous nous référons. Elles ne laissent cependant pas d'en décrire l'enchaînement. 140:156 En effet, il s'agit bien d'une analogie dont l'*unité* consiste en une invariance formelle, et dont la *diversité* tient à une complexité accrue. Est-il « légitime » ou « valable » ou... de procéder de cette manière ? Est-ce bien « mathématique » ? Nous posons ces questions, simplement pour faire observer aux Bourbakistes que, s'ils ont jugé néces­saire de reculer plus avant la justification des fondements, ils s'exposent par le fait même à ce que leur démarche soit esti­mée insuffisante. Laissons de côté cette difficulté, et considérons telle qu'elle se présente l'inférence qui fait passer de l'ensemble N des en­tiers naturels à l'ensemble Z des entiers rationnels. Et comme nous examinons le rôle joué par l'idée et par le concept en tant que fondements de l'unité, deux observations, respecti­vement, s'imposent. La seconde d'ailleurs est conséquence de la première. *Premièrement* l'acte-idée de soustraire, fondement concret et immédiat de l'entier négatif dans la présentation « tradition­nelle », est et doit être absent de la présentation moderne. L'acte-idée de soustraire est, à dire vrai, mentionné au début, afin de donner un contenu intuitif, et pour autant de justifier, la notion de « différences équivalentes », mais il est aussitôt ramené à un « concept » : celui de l'ensemble ou du sous-ensemble constitué par de telles différences équivalentes entre elles. L' « acte-idée » est donc, dans cette présentation, un présupposé utile ; mais c'est un présupposé pré-mathématique, lequel ne doit plus intervenir dans les définitions opérationnelles qui concernent l'ensemble Z des entiers rationnels. Et, effecti­vement, ces définitions sont construites exclusivement à partir de l'addition et de la multiplication supposées caractérisées dans l'ensemble N des entiers rationnels. L'acte-idée de sous­traire justifie bien, a posteriori pour ainsi dire, toute la démar­che ; mais comme une fin justifie, sans pour autant l'inspirer, le moyen auquel elle demeure hétérogène. Et il est exclu que l' « acte-idée » intervienne organiquement au cours de l'infé­rence dont N est l'origine et Z le terme, parce que cet ensemble Z des entiers rationnels ne doit avoir pour fondements propre­ment mathématiques que l'ensemble N des entiers naturels et l'inférence elle-même ; l' « acte-idée » étant de nature intui­tive, ne peut être qu'un répondant pré-mathématique. 141:156 *Deuxièmement*, et en conséquence de ce qui précède, l'in­férence elle-même, analogie dans l'invariance formelle, porte sur des « concepts » et non sur des « actes-idées ». Quoi qu'il en soit en effet de la nature des opérations définies dans l'ensemble N des entiers naturels, question sur laquelle nous allons revenir immédiatement, l'inférence (qui fait passer de N à Z) consiste à composer ces opérations, soit entre elles, soit chacune avec elle-même. Or, comme on ne compose pas concrè­tement deux actes différents, l'inférence a pour effet de résorber en « concepts » abstraits les opérations qui, originairement, étaient des « actes », ou du moins pouvaient l'être. \*\*\* *On doit donc conclure*, si on analyse avec quelque rigueur la présentation « moderne » de l'entier négatif : Que, premièrement, cette présentation « moderne » est beau­coup meilleure quant à la cohérence rationnelle, et donc quant à l'unité conceptuelle, que celle dont elle tient la place ; l'entier négatif est introduit par généralisation homogène, sans solution de continuité au point de vue sémantique avec l'entier naturel. Que, deuxièmement, l'irréductible rançon de cet indéniable bénéfice est l'éviction, complète, de l'acte au profit du concept ; l'unité entre l'ensemble N et l'ensemble Z, entre l'entier « natu­rel » et l'entier « négatif », ne procède donc pas d'un « acte-idée » ; cette unité tient au savant agencement de concepts qui, s'ils dérivent il est vrai d'un « acte-idée », ne peuvent, par le fait même qu'ils en sont seulement dérivés, en avoir la simplicité. Que, troisièmement, l'entier négatif se trouve ainsi carac­térisé au point de vue de l'extension et de l'opération : préci­sément par la construction de l'ensemble Z des entiers ration­nels et par les opérations généralisées dont les éléments de cet ensemble constituent la base. L' « entier négatif », pure dénomination, n'est pas et ne peut pas être caractérisé formel­lement « en compréhension ». C'est d'ailleurs cela que les Bour­bakistes ont dessein de rejeter hors la mathématique, en même temps que tout recours à l'intuition. Et c'est bien cela qu'ils font, qu'ils le déclarent ou non ([^62]). Nous ne voyons pas qu'ils y réussissent parfaitement, parce que d'ailleurs c'est impossible. 142:156 Mais, dans la mesure où l'entreprise s'impose comme étant une réussite, elle a pour conséquence de présenter d'une manière autorisée une mathématique coupée d'avec la réalité et d'accré­diter pour autant un nominalisme erroné. \*\*\* -- La mathématique « moderne » est un édifice trop cohé­rent pour que les tensions observables dans la superstructure ne se trouvent déjà dans le fondement. Poursuivons donc, en remon­tant d'ailleurs le cours d'un exposé Bourbaki, l'examen de notre question. D'où vient en fait l'unité ? Est-ce vraiment, comme on le déclare de l' « acte-idée » ? N'est-ce pas, bien plutôt, du « con­cept », dont l'univocité aisément appréhendée voile et risque d'usurper la véritable simplicité qui est propre à l'idée ? Les auteurs, qui visent à mettre en évidence l'unité qu'ac­quiert la mathématique du fait de son orientation « moderne », se réclament de Galois et de Cantor, dont ils associent les noms avec quelque complaisance (\[2\], 10). Or, si Galois (1811-1832) et Cantor (1845-1918) sont des « modernes » eu égard à l'époque, leurs situations respectives sont fort différentes l'une de l'autre, voire même opposées, en ce qui concerne la « mathématique moderne » et très particulièrement la nature de son unité. « La mathématique sait maintenant, en suivant l'intuition profonde de Galois, refaire du simple en prenant comme élé­ments ces échafaudages compliqués. » (\[13\], 51.) Oui, c'est bien ce que fit Galois. Et le « simple » ainsi réinstauré procéda effectivement d'une « idée ». Cette « idée », génériquement, consiste en ceci : on rend simple ce qui est complexe en l'ordonnant, en en faisant « un ordre ». Et cette « idée » est, en l'occurrence, que le principe fondant l'ordination des racines d'une équation est constitué par un groupe de substitution. Le « complexe » est donc ici un « donné », savoir l'équation et ses racines. Pour comprendre ce « donné » complexe, il faut l'ordonner, ce qui revient à en découvrir le principe d'unité. 143:156 L' « idée » est d'abord objet de découverte, et c'est la phase ascendante de l'induction. Ensuite, et c'est la phase descendante, l' « idée » devient un « acte-idée », celui-ci constituant effec­tivement et efficacement le principe de l'ordre et de l'unité. Ce schéma simple, naturel, est celui de la découverte, géniale tout le monde en est d'accord, de Galois. Le « complexe » n'est donc pas « fabriqué », il est un « donné ». Le « groupe de substi­tution » est, comme tel, un « concept » ; car, s'il peut et doit être étudié en lui-même, il ne constitue, dans la perspective d'ensemble, réaliste et concrète au point de vue mathématique, de Galois qu'un instrument. Le « fondement réel » de l'unité est bien, dans cette même perspective et selon l'heureuse expression de M. Revuz, un « acte-idée » : non pas les « con­cepts », ou la conceptualisation, qui correspondent à cette idée, mais l'idée qui spécifie l'acte de l'esprit lorsque celui-ci est aux prises avec la réalité, avec un « donné ». Voilà Galois. Cantor procède tout autrement. Le lecteur le comprendra par un exemple. Les traités élémentaires de « mathématique moderne » pro­posent une définition nouvelle de la multiplication. Les deux facteurs du produit étant bien entendu considérés comme des ensembles, la définition « traditionnelle » apparaît bien encore sous la forme du « produit cartésien » de ces deux ensembles ; et c'est d'ailleurs cette définition qui en fait est mise en œuvre par les machines à calculer. Mais le produit est maintenant défini comme étant le nombre cardinal de l'ensemble qui est le produit cartésien (**57**) des deux ensembles dont les deux fac­teurs (du produit) sont respectivement les nombres cardinaux (Cf. \[9\], classe de 6^e^, 194). Or c'est Cantor qui a donné, équiva­lemment, cette définition, et pareillement celle de l'exponentia­tion. Et cela, en vue d'étendre au transfini des opérations que leur définition « traditionnelle » circonscrivait dans le fini. Le procédé est évidemment légitime, au même titre que la géné­ralisation. Mais il correspond, nous l'allons voir, à un chemine­ment mental qui n'a rien de commun avec celui que suivit Galois. La comparaison exige de considérer premièrement ce sur quoi on opère, deuxièmement la manière d'opérer. Il convient dès lors d'observer en premier lieu que le trans­fini est une pure création de l'esprit. Il est, au vrai, de l' « indé­fini », qui ne doit d'être du « déterminé » qu'à un décret en fait non rigoureusement justifié ; 144:156 c'est-à-dire que l'esprit choisit de considérer comme étant objectivement déterminées des en­tités qu'il ne perçoit pas dans la réalité sensible, et que lui-même ne réussit pas à appréhender comme étant déterminées ([^63]). Le transfini est donc, de par son origine et de par sa nature, indéfiniment complexe. Galois part d'un « donné » objective­ment déterminé, et complexe, Cantor se donne à lui-même de l' « indéfiniment complexifiable ». Cette première différence, qui concerne ce sur quoi on opère, et à partir de quoi il s'agit de « refaire du simple », n'acquiert toute son importance que parce qu'elle constitue le conditionnement d'une seconde différence, laquelle concerne le mode et non plus seulement la « matière » de l'opération. Cantor, lorsqu'il définit d'une manière nouvelle la multiplication ou l'ex­ponentiation, ne découvre pas à proprement parler une nouvelle idée. Il conçoit d'une manière nouvelle la réalisation de la même chose, savoir l'effectuation de la multiplication ou de l'exponentiation ; et cette manière nouvelle de concevoir ne procède pas de l'idée, elle tient à ce que l'idée doit être appli­quée dans des conditions qui sont nouvelles. Ce qui donc, en l'occurrence, est inventé et se présente comme nouveau, ce qui réalise une certaine unité entre la multiplication dans le fini et la multiplication dans le transfini, ce n'est pas l'idée elle-même, c'est la manière d'en concevoir l'application. Le fondement propre de l'unité est un « fondement conceptuel », non un « fondement réel ». 145:156 On retrouve donc, à propos de la multiplication dans l'en­semble des entiers naturels, comparés en ses deux cas fini et transfini, la conclusion même à laquelle conduit, nous l'avons vu, la comparaison de l'ensemble N des entiers naturels et de l'ensemble Z des entiers rationnels. Cette conclusion est la suivante. L'unité, réalisée soit par définition soit par construc­tion entre les deux éléments comparés, tient à l'univocité d'une manière de concevoir, non à la simplicité d'une idée. L'unité a pour fondement propre un « fondement conceptuel » qui seule­ment dérive de la mise en œuvre d'une idée ; l'unité est privée du « fondement réel » que seul peut constituer l'idée elle-même, l' « acte-idée ». La démarche mentale de Cantor, ou celle « du » Bourbaki ([^64]), n'est donc ni de la même nature ni du même degré que celle de Galois. On dira que Galois prospecte seulement une partie ; tandis que le tout est à peine assez pour Bourbaki ! C'est vrai. Mais cette observation recule simplement, sans la résoudre, la ques­tion que pose l' « unité » de la mathématique, ou d'ailleurs de toute discipline particulière. Nous y reviendrons à la section suivante, en nous plaçant au point de vue métaphysique. C'est seulement lorsque l' « acte-idée » est l' « être en tant qu'être », que l'unité dont cet « acte-idée » est le fondement, et s'étend universellement, et aussi est parfaite qualitativement. Dans les autres cas, ou bien l'idée est parfaite dans son ordre si elle est la spécification immanente d'un acte-idée (Galois) ; ou bien l'idée doit, pour s'étendre à tout cet ordre, n'être plus que du type « conceptuel » voire même du type « formel » (Bour­baki). Que la définition cantorienne de la multiplication se présente comme in-naturelle ; que, par voie de conséquence, l'unité entre les deux cas fini et transfini de la multiplication soit du degré « conceptuel », ne nous surprend donc pas. Cela vient évidemment de ce que le transfini est une pure création de l'esprit ; mais cela, également, correspond aux normes géné­rales que l'on découvre pour l'unité en considérant les diffé­rents types de savoir. 146:156 Nous ne critiquons donc pas Bourbaki de ne réaliser, pour la mathématique, qu'une unité de seconde qualité. Car nous estimons que, si on entend considérer toutes les mathématiques, il n'est guère possible de les unifier mieux que ne fait Bour­baki. Mais nous « contestons » que le bourbakisme constitue l'unique manière de concevoir la nature du « mathématique comme tel », et par suite de concevoir l'unité de la mathéma­tique. Et nous faisons observer qu'en prétendant à cet exclusi­visme, le bourbakisme s'écarte de cette « liberté de l'esprit » qu'il revendique contre le « traditionalisme » et nourrit en lui-même le germe de son auto-destruction. Le déclin commence en effet, pour une systématisation, au moment où elle s'érige, en fait, en norme de la vérité : à plus forte raison si elle le prétend en droit et absolument. Les cadavres ne manquent pas ; ils n'instruisent personne, parce que nul ne les regarde. C'est vrai, même au vaste cimetière annexé à l'entreprise philo­sophique. ##### La remise en question de la relation. La remise en question qu'implique le bourbakisme s'étend, nous venons de le voir, à la notion d'unité. Elle concerne égale­ment une autre notion, essentielle en mathématique et d'ailleurs en maints autres domaines, savoir celle de « relation ». Le processus est le même que dans le cas de l'unité ou des notions primitives, mais il se présente d'une manière plus simple parce qu'il s'agit d'une donnée particulière et par conséquent mieux circonscrite. Cette sorte de réalité concrète qui est communément dési­gnée par le mot « relation », par exemple la relation de pater­nité, apparaît dans les traités « modernes » à titre de point de départ. En cela, rien que de fort naturel. Ensuite, il faut passer de ce stade, prémathématique, tout le monde l'admet, à la défi­nition mathématique de la relation. L'intermédiaire est consti­tué par une image, à laquelle se trouve encore associé, au moins possiblement, un certain contenu intuitif : la relation est assimilée à une flèche, ou plus exactement à un « ensemble de flèches » ([^65]). 147:156 Enfin, et c'est le troisième stade, cet « ensemble de flèches », tout en demeurant un ensemble et précisément l'en­semble en quoi consiste la relation, n'est plus un ensemble « de flèches » ; il devient un ensemble de... ? Les Bourbakistes ne disent pas de quoi. Citons, pour ne pas trahir, du moins nous l'espérons. « a) Pour parler d'une relation entre l'être x et l'être y, nous devrons préciser de quels ensembles X et Y, non nécessai­rement distincts, x et y sont respectivement éléments. Cette exigence est facilement satisfaite pour les relations de parenté (X = Y = ensemble des êtres humains, ou X = ensemble des hommes d'un pays, Y = ensemble des femmes d'un pays...)... Plus haut, nous avons parlé de « couples d'éléments ». Nous reprenons le terme en mathématique. Nous parlerons du couple (x, y) constitué par un élément de x de l'ensemble X et un élément de y de l'ensemble Y ; x peut être appelé premier élément du couple, et y deuxième élément du couple (\[13\], 40)... On appelle produit cartésien des ensembles X et Y et on note X et Y l'ensemble des couples (x, y) où x décrit X et y décrit Y. b\) Notre seconde exigence s'énonce alors : Une relation n'aura droit de cité en mathématiques \[le pluriel est ici employé, pro­bablement par inadvertance\] que, si, pour tout couple (x, y), la réponse à la question : "le couple (x, y) vérifie-t-il la relation ?" ne peut être que oui ou non... Remarquons que cette deuxième exigence est parfaitement satisfaite pour les relations de parenté » (\[13)\], 41). On voit donc que le paragraphe a) précise exclusivement les deux propositions suivantes : p\) Le premier élément x du couple (x, y), décrit l'ensemble X auquel il appartient ; q\) Le second élément y du couple (x, y), décrit l'ensemble Y auquel il appartient ; 148:156 p\) et q) sont donc les conditions « pour \[qu'on puisse\] parler d'une relation entre l'être x et l'être y ». Et puisqu'il s'agit seulement des conditions d'existence de la relation, il n'est pas anormal que le mot « relation » ne soit pas encore défini. Mais on attend évidemment qu'il le soit au paragraphe b). Or, ce second paragraphe énonce une seconde « exigence » « Une relation n'aura droit de cité que si... » On attend donc, derechef, que soit définie cette entité qui doit avoir une certaine réalité puisqu'on en énonce des conditions de possibilité, et qui doit être originale et irréductible puisqu'elle est désignée par un nom propre et nouveau, savoir : « relation ». Or l'exposé ne donne à cet égard aucune autre précision que l'énoncé de la seconde des conditions, celle qui est énoncée en b). Cet énoncé, le voici : « La réponse à la question : "le couple (x, y) véri­fie-t-il la relation ?" ne peut être que oui ou non. » On ne trouve là aucune définition de la « relation ». Par contre, supposé qu'on demeure lucide, on est fort surpris d'observer que le mot « relation » figure dans cet énoncé. C'est-à-dire que ce mot, encore non défini en fait, figure au lieu et place où sa définition devait être explicitée. Cela rend impos­sible en droit qu'il soit défini. Et cela rend compte de ce que, récapitulant ces deux paragraphes a) et b), on soit aux prises avec une tautologie, plus précisément avec la définition non prédicative ([^66]) que voici. 149:156 Une relation « a droit de cité »... (existe ?) en mathématique, si « la réponse à la question "le couple (x, y) vérifie-t-il la relation ?" est oui », pour un certain sous-ensemble de ces couples ([^67]). En d'autres termes, une rela­tion existe en mathématique, si certains couples vérifient cette relation. Cela ne peut qu'être vrai ! Mais cela ne donne aucune définition, pas même descriptive, de ce qu'est la relation « en mathématique ». Le bourbakisme ne peut cependant ni professer ni réaliser un nominalisme absolu, lequel serait d'ailleurs contradictoire. Si on emploie un mot nouveau, on entend signifier par lui une réalité nouvelle. Qu'est-ce donc que la « relation » ? « Un en­semble de flèches » ? On a fort envie de le croire, tout comme Évariste « a bien envie de le dire » (**34**). 150:156 Mais comme il est impos­sible de savoir si Évariste le dit ou ne le dit pas, et comme Évariste lui-même insiste avec vigueur sur le fait qu'en authen­tique mathématique la question de l'existence se résout exclu­sivement en décidant l'alternative « *soit* oui, *soit* non » d'une manière objective et catégorique, laquelle est incompatible avec la modalité subjective et aléatoire « *j'ai envie de* (dire oui) », on n'arrive pas à croire que la relation soit « un en­semble de flèches », au moins si on tient à ne pas s'évader hors l'univers de l'authentique mathématique. Concrètement, voici donc l'alternative devant laquelle se trouve placé, qu'il le veuille ou non, le lecteur disciple attentif en même temps évidemment que son maître Bourbaki, que celui-ci l'avoue ou non. Ou bien exclure du domaine propre­ment mathématique la relation définie comme « ensemble de flèches », parce que la « flèche », n'étant pas un ensemble, requiert pour avoir une signification d'être référée à l'univers pré-mathématique ; 151:156 ou bien admettre que la « relation » définie comme « ensemble de flèches » appartient au domaine mathéma­tique, bien qu'il soit impossible d'en préciser la signification *proprement mathématique* sans la référer à une donnée *pré­mathématique* et par conséquent *non proprement* mathématique. Nous avons déjà rencontré cette alternative ; elle constitue l'implication métaphysique de la question soulevée par la « mathématique moderne ». Nous allons en donner une expres­sion précise et abrégée, en vue de rendre plus claire la suite de notre exposé. \*\*\* -- Étant entendu que l'on considère des entités ([^68]) d'ordre mathématique, distinguons, pour de telles entités, deux qualifi­cations qui sont à priori également possibles et qui, considérées ensemble, constituent une dichotomie adéquate ; c'est-à-dire que, à une même entité, on doit attribuer soit l'une soit l'autre de ces deux qualifications. Nous dirons qu'une entité mathématique est ouverte si la notion qui la spécifie ne peut être définie sans être référée à des données non formellement mathématiques, lesquelles doivent cependant, et par le fait même, être appelées pré-mathématiques puisqu'elles sont nécessairement et intrinsèquement requises pour définir une entité mathématique. Une entité ouverte peut d'ailleurs être décrite, désignée, située, en employant seulement des notions qui sont formellement mathématiques. Mais *elle ne peut pas* *être définie de cette manière *; c'est-à-dire que les descriptions ou désignations qui peuvent en être faites, doivent être elles-mêmes référées à des données pré-mathématiques si on veut en préciser la signification. 152:156 Nous dirons qu'une entité mathématique est *fermée* si la notion qui la spécifie peut être définie à partir d'entités et de notions formellement mathématiques, sans qu'aucune référence à des données non formellement mathématiques soit nécessaire. Une telle référence peut d'ailleurs être utile et opportune ; dès là qu'elle n'est pas nécessairement requise, la notion définie, et partant l'entité, est dite fermée. \*\*\* Cela étant précisé, énonçons à nouveau en vue d'en dégager les implications l'alternative à laquelle nous venons d'être conduit en suivant pas à pas l'exposé de Bourbaki. La relation, si elle est définie comme un ensemble de « flèches », est une entité ouverte. Il faut donc, ou bien exclure la relation du domaine proprement mathématique ; ou bien admettre qu'il peut y avoir des entités ouvertes dans le domaine proprement mathématique. Tout le monde refuse le premier membre de l'alternative. Mais *Bourbaki refuse* également le second : c'est cela que montre, plus exactement ce que confirme, le cas de la relation. En vue de le montrer d'une manière précise, observons que Bourbaki *vise, sans y réussir*, à faire de la relation une entité fermée. En premier lieu, énonçons, derechef, ce qui est le plus clair. Bourbaki ne réussit pas à faire de la relation une entité fermée. Il faudrait pour cela qu'on pût « tirer » la relation, soit des propositions p) et q) ci-dessus transcrites, soit des considéra­tions développées au paragraphe suivant (b). Or il n'en est rien. En effet, en ce qui concerne le paragraphe b), nous avons observé que la relation n'y pourrait être l'objet que d'une défi­nition non prédicative, non « valable » par conséquent. Quant aux propositions p) et q), elles comportent l'entité « couple ». Mais le couple (x, y) n'est pas « la relation entre l'être x et l'être y » ; il n'est pas possible de « tirer » analytiquement la notion de relation de la notion de couple, et le fait de consi­dérer un « ensemble » de couples ne change rien à cette impos­sibilité. La notion de relation présuppose celle de couple, puis­que toute relation comporte deux extrêmes ; mais de la notion « deux éléments d'un couple », il n'est pas possible de tirer analytiquement la notion « deux extrêmes d'une relation ». 153:156 Dans le second cas s'ajoute une autre donnée ; et, absolument, il s'agit d'une autre notion. Cette donnée nouvelle, ou cette notion autre, sont il est vrai si « intuitives » qu'il est fort aisé de les laisser s'introduire sans le déclarer. Le lecteur non cri­tique se fait candidement complice de cette fraude, en sorte qu'une entité en réalité ouverte se trouve en fait présentée comme étant fermée. Mais cette contrebande ne peut pas être prise au sérieux. Il reste donc que, en réalité, Bourbaki ne réussit pas à faire de la relation une entité fermée. En second lieu, nous disons que Bourbaki *voudrait réaliser* ce à quoi précisément il échoue, à savoir, nous le répétons, de faire de la relation une entité fermée. Procès d'intention, dira-t-on ? Non, observation tout objec­tive. Les locutions que nous avons déjà citées : « J'ai bien envie de (dire) », « si l'on veut » sont tout à fait étranges dans des traités dont le caractère élémentaire fait encore mieux ressortir la haute tenue scientifique. Serait-ce un hasard que ces locutions étranges apparaissent, en deux traités différents, à propos du *même* aspect de la *même* question ? Si Évariste ne dit pas « ce qu'il a envie de dire » (**34**), à savoir que « la relation est un ensemble de flèches », c'est que le désir de « taire » l'emporte sur celui de « dire ». Or « dire », ce serait faire de la relation une entité ouverte. « Taire », c'est vouloir en définitive que la relation soit (il n'est pas dit « com­ment ») considérée comme une entité fermée. C'est cela même que, de son côté, M. Revuz exprime d'une manière positive, mais non moins « subjective. « C'est avec des ensembles et des relations (donc, si l'on veut, uniquement avec des ensembles puisque la donnée d'une relation est équi­valente à celle d'un ensemble) » (**36**). « Si l'on veut » ? Y aurait-il, en l'occurrence, à « vouloir » ou à « ne pas vouloir » ? Ou bien M. Revuz voudrait-il vouloir sans le vouloir vraiment tout comme Évariste a envie de dire sans y réussir ? On comprend d'ailleurs fort bien le pourquoi de ce vouloir... aléatoire. Vou­loir vraiment, c'est-à-dire sans « si », exigerait en effet d'*établir* que « la donnée d'une relation est équivalente à celle d'un ensemble ». Or M. Revuz sait mieux que quiconque en quel sens ce n'est pas vrai, puisque lui-même ne réussit pas à montrer que la don­née d'un ensemble entraîne celle d'une relation ; bien qu'en retour, la donnée d'une relation entraîne celle d'un ensemble. 154:156 M. Revuz ne peut donc vouloir que conditionnellement, parce qu'il ne pourrait justifier un vouloir catégorique ; mais le fait qu'il « veuille », sans pouvoir le faire absolument, montre qu'il tient à l'enjeu de ce vouloir. Cet enjeu est d'ailleurs clairement exprimé. « Avec des ensembles et des relations (donc, \[... si on pouvait le vouloir\], uniquement avec des ensembles). » Cela ramène\[rait\] la « relation » à l' « ensemble » et transfor­me\[rait\] par conséquent la « relation » en entité fermée. En sorte que, laissant tomber le mode conditionnel pour conclure : « en définitive, toute la mathématique se trouve reconstruite avec des ensembles ». Nous reviendrons, nous l'avons dit, sur cette manière de concevoir la mathématique et son unité. Elle constitue l'inspi­ration la plus profonde du bourbakisme. La preuve en est d'ail­leurs que nous nous y trouvons ramené par l'alternative à laquelle nous a conduit l'étude de la relation. Que Bourbaki vise, bien qu'il n'y puisse réussir, à faire de la relation une entité fer­mée, révèle en effet toute l'importance de cette visée. L'univers mathématique devant ne comprendre que des entités fermées, la relation doit être posée comme étant une entité fermée au moment même où elle est considérée comme une entité propre­ment mathématique. Nous disons bien « posée », afin d'exprimer avec exactitude ce que vise à réaliser, ce que réaliserait si c'était possible, l'exposé de la notion de relation dans les traités de « mathéma­tique moderne ». C'est qu'en effet, la notion de relation une fois définie, en prétendant n'utiliser que la notion d'ensemble, ensuite, en fait, Bourbaki met en œuvre l'entité « relation », comme si celle-ci était « un ensemble de flèches ». Nous croyons que Bourbaki a raison, raison en un sens contre lui-même. En l'expliquant, nous rendrons justice à Bourbaki mathématicien, libéré de la faillite promise au système bourbakien ; telle sera l'opportune conclusion de ce paragraphe consacré à l'étude de la relation. \*\*\* -- La notion de relation ne peut être analytiquement définie à partir de la notion d'ensemble. Que nous ayons pu le montrer à partir des prémisses posées par Bourbaki lui-même, établit déjà suffisamment que cet au­teur admet en fait, pour la relation, une notion plus riche que celle dont il prétend poser en droit la définition. 155:156 C'est ce qu'il est aisé de confirmer, en commentant l'autre définition, donnée pour ainsi dire in voto : « La relation, c'est un ensemble de flèches ». Nous précisons, d'emblée, qu'en évoquant les flèches nous nous plaçons strictement au point de vue de l'in­telligibilité. La question que nous débattons n'est pas de savoir s'il est opportun d'employer les flèches pour « représenter » les relations et pour en faciliter la compréhension. Cela, on l'a toujours fait. Et, considéré à ce point de vue, le propos d'Évariste ne serait qu'une agréable plaisanterie à l'usage des jeunes élèves. Il est d'ailleurs indiscutable que les graphes constituent un instrument si approprié qu'ils contiennent une valeur propre d'intelligibilité : notre propos n'est pas de l'examiner. La question que nous débattons est de savoir si, en définissant au moins descriptivement la relation comme un ensemble de flè­ches, on n'adjoint pas en fait à la notion d'ensemble des élé­ments *intelligibles* qui n'en font pas partie, qui sont signifiés par les flèches, ou « si l'on veut » dont les flèches constituent les signes dans l'ordre sensible, et qui « passent » *subreptice­ment* dans la relation. Que telle soit la vérité, il suffit pour le montrer de comparer les énoncés contenus dans l'exposé de Bourbaki avec les données qu'impliquent les flèches. Nous considérons celles-ci, d'abord quant à l'existence, ensuite quant à la nature. « Ensemble de flèches » implique, en premier lieu, faut-il le rappeler, qu'il y a des flèches, et que chaque flèche est une flèche. « Ensemble » et « élément » sont corrélatifs. Il n'y aurait pas d'ensemble s'il n'y avait pas : *un* élément, et *un* élément... Quelle que soit la nature de l'unité propre à l'ensemble, cette unité n'existerait pas sans l'individualité de chaque élément. Tout cela, Bourbaki l'admet, évidemment, et dès le début. Ainsi, l' « ensemble de flèches » rappelle-t-il, aussi bien graphique­ment qu'en vertu de la plus primitive des données bourbakien­nes, que chaque flèche est *une* flèche, que chacune des flèches est une entité *individuée*. Et comme chaque flèche relie deux éléments d'un même couple \[désigné ci-dessus par (x, y)\], il s'ensuit que la représentation sagittale rappelle que chaque couple est lui aussi une entité *individuée* et qu'il intervient par conséquent *individuellement* dans « la relation » considérée. Or, c'est bien de cette manière que le couple (x, y) est envisagé par Bourbaki quand cet auteur définit les notions de fonction, application, surjection, injection, bijection. 156:156 La correspondance n'est, nous le verrons, de l'ensemble X des x à l'ensemble Y des y que parce qu'elle est de *tel*(*s*) x à *tel*(*s*) y ou inversement de *tel*(*s*) y à *tels*(*s*) x. Les définitions précises portent formellement sur *tel couple*, par dérivation sur tout couple, par suite seulement sur l'ensemble des couples. D'autre part, revenons à la définition (D) que nous avons analysée. « La relation (1) est le sous-ensemble des couples (x, y) pour lesquels la réponse à la question "le couple (x, y) véri­fie-t-il la relation (2) ?", est oui. » Nous distinguons, dans cet énoncé, les deux incidences du mot « relation ». Elles dési­gnent la même entité, et de là vient que cette définition est, nous l'avons vu, non prédicative. Ce même vice peut être manifesté, au point de vue qui nous occupe maintenant, de la manière suivante. La relation (2) est associée à tel couple, dont elle est présentée comme une propriété. La relation (1) est associée, et même identifiée, à un sous-ensemble de couples. Et comme la donnée d'un ensemble comme tel présuppose celle de ses élé­ments, l'acception (1) de « relation » en présuppose l'acception (2). Mais, en retour, selon le modus significandi adopté, savoir : « La relation (1) est le sous-ensemble... », c'est l'accep­tion (1) qui est définissante, c'est à elle par conséquent que doit être référée l'acception (2). La définition proposée implique donc, entre les deux acceptions du mot « relation », deux ordinations qui sont opposées l'une à l'autre ; elle ne peut être prédicative. Et cette difficulté tient radicalement au modus significandi de la définition ensembliste, type de définition auquel tient tant le bourbakisme : « la relation (1) est le sous-ensemble... » Puisqu'il s'agit de la relation, le sous-ensemble doit être conçu comme totum, non comme omne : chacun des couples n'est plus considéré distinctement, comme une entité individuée ; la relation est supposée définie comme appartenant à l'ensemble comme tel, non à chacun des couples. On doit donc conclure ceci. La manière de concevoir la relation et le couple qui est en fait considérée comme étant la vraie, c'est-à-dire celle à laquelle se réfère en réalité l'ana­lyse que Bourbaki fait de la relation, se trouve impliquée par la représentation sagittale : chaque couple est une entité individuée, chacune des flèches signifiant l'existence de la relation est une entité individuée. Tandis que cette manière de concevoir est écartée par la définition de principe : « La relation est le sous-ensemble des couples... » Et c'est la représentation qui, pratiquement, norme l'interprétation de la définition. La représentation impose en effet de considérer comme authentique, c'est-à-dire comme objet véritable de la mathématique, la relation telle que la signifie l'acception (2) : 157:156 la relation est en propre l'attribut d'*un* couple ([^69]), et non direc­tement celui d'un ensemble. Mais, dans ces conditions, la notion de « relation » n'est plus définie formellement ; elle ne peut plus avoir de signification que par référence au contenu intuitif consignifié par la flèche. Et comme la flèche appartient au « pré­mathématique », et pas à l'univers proprement mathématique, il s'ensuit que la relation telle que l'analyse en fait Bourbaki mathématicien est une notion ouverte ; alors que, dans le « système » bourbakien, elle est présentée et déclarée comme étant une notion fermée. Cette même conclusion se trouve confirmée et précisée, si on considère les flèches au point de vue de la nature et plus seulement à celui de l'exister. La flèche, à la fois, distingue, unit et ordonne entre eux deux extrêmes. La flèche spécifie respectivement « origine » et « terme » ; ou, s'il y a mouvement fût-ce virtuellement, spécifie « départ » et « arrivée ». Ces données « triviales » pensera-t-on, constituent, en ce qui concerne la relation, le point de départ concret de l'analyse métaphysique. Mais nous les considérons à un autre point de vue. Elles véhiculent pour ainsi dire un certain contenu intel­ligible dont nous allons observer qu'il est assumé dans la théorie mathématique de la relation bien qu'il ne puisse être intégré dans la définition formelle que Bourbaki donne de la relation. Les notions déjà mentionnées : fonction, etc., bijection ; les propriétés de la relation, à commencer par la réciprocité... : toutes ces choses ne peuvent être définies que si la relation a un « sens », ou équivalemment si le couple (x, y) dont on suppose qu'il « vérifie la relation » est un couple ordonné, « x étant un premier terme et y un second terme » (**38**), « x appartenant à un ensemble dit de départ et y à un ensemble dit d'arrivée » (**38**). 158:156 Et si l'analyse moderne de la relation constitue un approfon­dissement, cela tient précisément à ce qu'elle formalise et met en œuvre dans le domaine mathématique une donnée qui est co-essentielle à la relation en tant que celle-ci est une catégorie ontologique : la relation inclut une « ordination à », ordination d'un *premier* extrême *à un second* extrême. Or c'est justement cela que signifient, à partir de l'intuition sensible ou de l'expé­rience familière, soit la flèche qui va d'un premier point vers un second et non du second vers le premier, soit le déplacement qui exclut d'arriver avant de partir et consiste à partir en vue d'arriver. Il y a donc, en Bourbaki, parfaite cohérence entre, d'une part, les considérations préliminaires, énoncées d'ailleurs d'une manière fort précise, qui accompagnent l'image de la flèche, et d'autre part le développement effectif des théories qui concernent soit la relation elle-même soit les notions qui en dérivent. Ici et là, l' « ordre » et l' « ordination » sont impli­qués au titre de condition, aussi bien pour définir la significa­tion des notions que pour fonder celle des conclusions. Revenons maintenant, encore une fois, à la définition (D) comme étant « proprement mathématique ». « La relation (1) est le sous-ensemble des couples (x, y) pour lesquels la réponse à la question "le couple (x, y) vérifie-t-il la relation (2) ?" est oui. » Un couple est un ensemble de deux éléments. Et, de soi, ni la notion d'ensemble, ni par conséquent celle de couple, n'impliquent « ordination ». On peut en effet ordonner un en­semble, et même le « bien ordonner », etc. ; cela suffirait à prouver, s'il en était besoin, que, de soi, « ensemble » et « couple » ni n'excluent ni n'incluent « ordre » ([^70]). Comment dès lors faut-il concevoir « le couple (x, y) » qui intervient dans la définition de la relation ? 159:156 L'observation qui vient d'être faite exclut la possibilité de le concevoir comme ordonné. A moins qu'on ne mentionne ex­plicitement, dans la définition elle-même, soit que « x est *premier* et y *second *», soit que x appartient à un ensemble « de départ » et y à un ensemble « d'arrivée ». Mais alors, il faudrait avouer qu'on fait appel à des données « pré-mathématiques », et ne pas prétendre qu'on puisse « reconstruire toute la mathé­matique uniquement avec des ensembles » (**36**), étant donné qu'en vertu même de sa définition la notion de relation contiendrait des éléments étrangers à la notion d'ensemble. Et s'il est impossible de concevoir le couple (x, y) comme étant ordonné, on ne peut le concevoir tout au plus que comme pouvant l'être. Or le couple (x, y) ne peut recevoir la pro­priété d'être ordonné que de la relation qu'il peut vérifier, c'est-à-dire, dans la définition, de la relation (2). Dès lors, c'est cette relation (2) qui est définissante par rapport à la relation (1) qui est définie ; puisque c'est cette relation (2) qui détermine la nature du couple (x, y) et que la relation (1) est un sous-ensemble de tels couples. Et si (2) doit être considérée comme définissante par rapport à (1), la définition proposée est, nous l'avons montré, non prédicative, par conséquent non « valable ». -- La considération du couple (x, y), ou de la flèche qui lui est associée, soit quant à leurs implications au point de vue de l'intelligibilité, soit quant à leur statut au point de vue de l'individuation, conduit donc à la même conclusion. La défini­tion abstraite et formelle, à la faveur de laquelle le bourbakisme tente de ramener la notion de relation à celle d'ensemble n'est ni conforme aux fondements ni adéquate aux développements qui, dans les exposés, encadrent pour ainsi dire cette définition. Fermée en celle-ci, ouverte en ceux-là, la notion de relation divise Bourbaki contre lui-même. Cette scissure s'explique comme celles qui se produisent dans les édifices très vastes dont la base prend appui superficiellement sur des terrains qui diffèrent les uns des autres en profondeur par le mode de leur formation. 160:156 La base finit par céder, sa rigidité transformant les pressions qui s'exercent, iné­gales aux différents points, en résultantes contraires entre elles. La relation est pour ainsi dire, dans le bourbakisme, le lieu médian où s'affrontent ces résultantes contraires. D'une part en effet, la relation est une notion nouvelle, c'est-à-dire qu'elle se présente comme étant différente des notions d'ensemble et de structure posées comme primitives. Et, de plus, la notion de relation commande celle de fonction, elle-même sous-jacente à toute la mathématique. Il est donc, à ce double titre, d'une importance capitale que, si l'on entend reconstruire toute la mathématique et son unité à partir des notions effecti­vement choisies comme primitives, la notion de relation soit ramenée à celle d'ensemble. Supposé qu'on y réussisse, on résout de surcroît les fort difficiles questions qui concernent la nature de la fonction. D'autre part, la relation est, comme le dit Évariste, une « idée vieille comme le monde » (\[14\], 54). Or personne n'a jamais conçu une « relation » comme un « ensemble ». Le signe en est d'ailleurs que l'on parle de « relations d'ensemble » pour signifier par exemple que telles relations existent entre certains individus lorsque ceux-ci sont ensemble, et n'existent plus lorsque ces individus ne sont plus ensemble ; on emploie également la locution « ensemble de relations », pour ces raisons mêmes qui autorisent à parler d'un « ensemble de choses » lorsque ces choses sont semblables par leur nature. On voit donc que, selon le modus significandi usité, l'entité désignée par « relation » peut dépendre de l'entité désignée par « en­semble », ou bien inversement. Les deux notions d'ensemble et de relation, étant conçues comme déterminables l'une par l'autre quant à l'application, le sont par le fait même comme indépendantes l'une de l'autre quant à leur compréhension. On comprend d'après cela que le bourbakisme, tenant à bon droit à partir de quelque chose que tout le monde compren­ne, et tenant d'autre part à ramener la notion de relation à celle d'ensemble, se trouve en porte-à-faux. Et c'est dans l'élément médian, c'est-à-dire dans la « relation », que se produit la scissure, en dépit de l'apparente cohérence qui tient à un for­malisme verbal. En vue de l'examiner avec précision, adjoignons à la définition (D) deux énoncés qui en modifient il est vrai la forme et le modus significandi, mais qui sont prédicatifs et qui permettent de faire la triangulation intelligible de (D), elle-même. 161:156 \(D\) La relation (1) est le sous-ensemble des couples (x, y) pour lesquels la réponse à la question : « le couple (x, y) véri­fie-t-il la relation (2) ? » est « oui ». (D') La relation (1) est le sous-ensemble des couples (x, y), étant entendu que ce sous-ensemble est un ensemble de rela­tions (2'). (D") La relation (1) consiste en ce que chacun des couples (x, y) qui appartiennent à un certain sous-ensemble \[de l'en­semble supposé donné des couples (x, y)\] vérifie la même relation (2"). Rappelons qu'en (D), (1) et (2) sont censées désigner la même entité. Cette entité étant prétendument fermée, (D) se présente comme auto-suffisante, et donc comme cohérente. Mais cela n'est vrai que de la forme verbale. Au point de vue de l'intelligibilité, qui mesure ici celui de la réalité, (D) n'est pas prédicative ; (D) n'a pas de portée. C'est-à-dire que, s'il n'y avait pas d'autres considérants, « relation (1) » demeurerait non défini. Ces considérants sont, en fait, adjoints subreptice­ment ; et là est toute la question que nous débattons. « Relation (1) » est le même, en (D') et en (D"), qu'en (D) : en ce sens que c'est précisément ce qu'il s'agit de définir. Aussi, « relation (1) » est-il référé, respectivement à « relation (2') » et à « relation (2") », en (D'), et en (D"). Expliquons le sens de ces deux énoncés (D') et (D"), en vue de situer celui de (D). (D') ne fait qu'expliciter la référence originellement concrète de (D). La « relation (2) » est en effet « cette relation que vérifie tel couple (x, y) ». La « relation (2) » est celle dont la flèche indique l'existence au sein de tel couple (x, y). Or « re­lation (1) », que (D) est censée définir est, selon les prémisses qui introduisent (D) et qui doivent par conséquent en préciser la signification, un « ensemble de flèches », c'est-à-dire si on remonte de l'image à la réalité, un « ensemble de relations (2') ». Ainsi, (D') fait tout simplement dire à Évariste ce qu'il « a bien envie de dire », et ce qu'il faut lui faire dire si on veut lui éviter de proposer l'énoncé non prédicatif (D) au titre de définition. Évariste doit il est vrai consentir, au moins provisoirement, à ce que « relations (2') » soit en (D') au pluriel, et non pas au singulier comme « relation (2) » en (D). Et ce changement est d'importance, puisqu'il implique, comme nous l'allons voir, que l'on renonce au propos essentiel du bourbakisme, savoir : « Au commencement est l'ensemble ». 162:156 \(D\) vise en effet à définir « relation (1) » comme étant un sous-ensemble de couples (x, y), et par conséquent comme un certain ensemble R qui est, comme tel, référé directement à l'ensemble X des éléments x et à l'ensemble Y des éléments y. « Relation (2) » \[supposée définie, et en réalité non définie\] n'intervient que pour permettre de répondre soit « oui » soit « non » à la question « tel couple (x, y) fait-il partie de l'en­semble R », c'est-à-dire pour permettre de définir \[verbalement mais non réellement\] l'ensemble R. « Relation (2) » est au singulier, parce que c'est \[censément\] un critère destiné à être appliqué à chaque couple (x, y) individué. Mais, en définitive, toutes les entités véritablement mathématiques sont \[seraient\] des ensembles : X est un ensemble ; Y est un ensemble ; R, et partant « relation (1) », est un ensemble. Le pluriel « relations (2') », qui figure dans (D'), rappelle au contraire : que, premièrement, il n'y a pas d'ensemble sans éléments ([^71]) ; que, deuxièmement, il est non consistant ([^72]) d'attri­buer à un ensemble une nature et une qualification sans préciser quel est le fondement de cette attribution. Si (x, y) est un « couple », on ne voit pas comment un ensemble d'entités dont chacune est un « couple » pourrait être une entité appelée « re­lation », sinon parce qu'il y aurait « relation » entre les « cou­ples » qui composent cet ensemble... Mais ce n'est pas cela. En effet, il n'est pas question, en (D), de relations entre deux (ou plusieurs) couples (x, y) ; il est question, d'abord, de « relation (1) » qu'il faut définir, et puis de telle relation \[procédant\] de tel x \[vers\] tel y, « relation (2) » qui est cen­sément instrument de la définition. L'attribution de la quali­fication « relation » à l'entité « ensemble de couples » ne peut donc être expliquée de cette manière. Dans ces conditions, le seul moyen de justifier qu'un « ensemble » soit qualifié et nommé « relation » consiste à supposer que les éléments en sont également qualifiés et nommés « relation ». 163:156 En sorte que l'ensemble est « relation » parce qu'il est un ensemble de « relations ». Restera à préciser : premièrement quelle est cette « relation (2) » de tel x à tel y, deuxièmement quelle est la nature du rapport qui se trouve établi entre « relation (1) » et « relations (2') », entre le « singulier » et le « pluriel ». Du moins l'énoncé (D') est-il prédicatif et donc consistant, tandis que l'énoncé (D) ne l'est pas. (D") précise ce que (D') laisse en suspens, en consommant il est vrai la rupture avec ce que voudrait faire Bourbaki, mais en rendant compte croyons-nous de ce que Bourbaki fait réellement. Expliquons comment. Demeurons d'abord dans le domaine du « prédicatif » et expliquons l'une par l'autre (D') et (D"). La mathématique ne peut normer l'épistémologie qui, su­balternée à la métaphysique, discerne dans les lois de l'être le fondement des lois de l'esprit. Le fait qu'un ensemble d'élé­ments puisse et même doive être qualifié et nommé de la même manière que chacun de ses éléments est bien connu : le rapport de l'ensemble à l'élément est, dans ce cas, un rapport d'universel à singulier. Quelle est la nature de ce rapport ? Cette question est « vieille comme le monde », et renaîtra tou­jours de ses cendres. L'examiner reconduirait à l'ontologie des mathématiques mais cet article ne peut être un traité. Nous nous bornons à observer que la dite question ne peut être évitée. Si « relation (1) » est un ensemble \[de flèches\] de « relations (2') », il faut préciser quelle est la nature du rapport entre (1) et (2'), entre l'universel et soit le singulier soit l'ensemble des singuliers. En l'occurrence, la chose est aisée, du moins si on en laisse de côté les implications métaphysiques ([^73]). Si, par exem­ple, « relation (2) » est la relation « double », prise de x vers y, les couples : (4, 2), (12, 6), etc... vérifient cette relation. Les « relations (2') » sont alors : la relation « double » dans le couple (4, 2), la relation « double » dans le couple (12, 6), etc. C'est toujours spécifiquement la même relation, savoir « dou­ble », dont on considère comme différentes les unes des autres les réalisations dans les différents couples. 164:156 Cette relation, unique quant à son espèce et à sa définition, est-elle effectivement « multipliée », du fait qu'elle est « vérifiée » par plusieurs et même par une infinité de couples. Si on l'admet, il faut écrire au pluriel « relations (2') », ainsi que nous l'avons fait provi­soirement en (D'). Si on ne l'admet pas, il faut écrire au sin­gulier « relation (2") » ; et il faut en conséquence donner à l'énoncé la forme (D"). Cet énoncé (D") suppose que la notion de « double », ou en général celle de « telle relation » est déjà donnée ; il ne vise donc pas à définir une telle entité, mais seulement à la carac­tériser. En d'autres termes, « double », ou « relation », étant supposé donné au point de vue de la compréhension, (D") en assigne adéquatement l'extension : étant considérés tous les couples d'entiers naturels (x, y), il y a, dans cet ensemble, un sous-ensemble dont chacun des éléments vérifie la relation « double » (ou « telle relation »). En retour, la relation « double » consiste donc en ce que chacun des couples de ce sous-ensemble vérifie cette même relation ; ce sous-ensemble est le domaine d'existence (mathématique) de cette relation : telle est la signification de (D"). Comment, demandera-t-on, la relation « double » est-elle un « donné » ? Nous répondons que la notion « double » est dégagée par l'esprit lorsque celui-ci compare entre eux quelques-uns des couples : (4, 2), (12, 6), etc. ; nous ajoutons que, a posteriori, la considération d'un seul de ces couples suffit. Mais, quoi qu'il en soit de cet ensemble d'opérations, analysé sous le nom d' « abstraction » (**42**), ces opérations sont préalables à la caractérisation décrite par (D"). C'est donc (D"), et non (D'), qui exprime la vérité ; mais à la condition de bien entendre que (D") précise quel est le *domaine dans lequel subsiste* une relation, et que (D") ne constitue aucunement la *définition* de cette relation. Nous pouvons maintenant rendre compte, en nous référant au dédoublement entre (D,') et (D"), dédoublement observé dans le domaine du « prédicatif », de la viciosité qui affecte l'énoncé (D). D'une part, (D) est présenté comme étant une définition de la relation. Dans cette vue, (D) ne peut, nous l'avons observé, être rendu prédicatif qu'en l'entendant au sens de (D'). Et il faut, dans ces conditions, admettre qu'il y a pluralité de « relations (2') », parce qu'il y a pluralité de couples (x, y) et parce que le sous-ensemble de ces couples ne peut être dit « relation (1) » que si chacun de ses éléments est « relation (2) ». 165:156 Nous n'ad­mettons pas cette assimilation de (D) à (D'), parce qu'elle repose sur une erreur d'ordre notionnel, savoir l'identification entre la *relation* de x à y et le *couple* (x, y) ([^74]). Bourbaki, qui commet cette erreur en identifiant, d'après (D), la relation avec un sous-ensemble de couples refuserait lui aussi l'assimilation de (D) à (D') mais pour des raisons d'ordre général qui sont, nous l'avons vu, différentes de la nôtre. D'autre part, (D) est en réalité une description du domaine dans lequel subsiste une relation. Dans cette vue, (D) est rendu prédicatif en l'entendant au sens de (D"). Telle est, selon nous, la vérité ; c'est-à-dire dans l'ordre intelligible, la réalité. La « relation (2"), est unique, et c'est la « relation (1) », la même relation. C'est cela d'ailleurs qu'exprimerait effectivement, et pas seulement verbalement, l'énoncé (D), s'il était prédicatif. Il faudrait pour cela qu'il ne fût pas une définition ; c'est-à-dire qu'il n'affirmât pas du « sous-ensemble des couples (x, y) », que ce sous-ensemble *est* la relation. On voit donc que les difficultés d'ordre épistémologique in­hérentes à l'énoncé-définition (D), ont en définitive pour origine une confusion d'ordre notionnel. Une relation est évidemment inséparable du domaine dans lequel elle existe ; mais la notion de relation et la réalité propre de la relation, ne sont pas la notion et la réalité propre des entités qui constituent, pour la relation, le domaine de sa réalisation. La relation n'est ni un couple ni un ensemble de couples, elle est « relation ». Voilà ce que prouve Bourbaki, à son corps défendant. Cette preuve, a contrario, ne tient d'ailleurs pas seulement au vice de l'énoncé-définition (D), lequel a valeur de principe ; 166:156 la preuve se trouve confirmée par le fait que le caractère origi­nal et irréductible de l'entité « relation » s'impose inéluctable­ment au cours des exposés, alors qu'il est en fait éliminé dans l'énoncé-définition (D). Rappelons, pour mémoire, la « flèche », dont nous avons déjà observé le rôle ambigu. La flèche est entre deux points ; elle suggère « des choses » qui sont autres que le couple constitué par ces deux points. « Ces choses » autres que le couple, sont-elles d'ordre mathématique ? Évariste le voudrait. En fait, par le jeu implicite de l'intuition spontanée, Évariste l'admet ; mais, en posant comme définition l'énoncé (D), Évariste refuse de l'avouer. Voici un autre exemple. Si une relation est une fonction, et si cette fonction est une application, étant d'autre part consi­déré le couple (x, y) qui intervient dans (D), « y est image de x par l'application f » (\[14\], 90). Observerons-nous que la re­lation s'entend généralement de ce qui est image à ce dont il est l'image ? et qu'on inverse par conséquent le modus si­gnificandi habituel en attribuant à y d'être l'image de x, alors que la relation est de x vers y ? Quoi qu'il en soit, ce qui importe à notre point de vue est ceci. La locution « image de » ne dé­signe ni seulement ni principalement le couple (x, y) ; « image de » désigne formellement un certain type de rapport entre x et y. Et donc, à un type particulier de fonction, savoir l' « application », correspond, pour le rapport entre x et y, le type particulier « être image de ». Autrement dit, la différenciation de la relation correspond à celle du rapport entre x et y ; la relation c'est donc ce rapport lui-même, ce n'est pas le couple considéré comme étant l'ensemble des deux éléments entre lesquels existe ce rapport (**43**). Telle est la manière de con­cevoir la relation qui est en fait sous-jacente aux exposés dont celle-ci est l'objet ; et cette manière de concevoir, qui est conforme à l'intuition spontanée, n'est pas celle que vise à insinuer l'énoncé-définition (D) ([^75]). 167:156 La même « tension » se retrouve dans toutes les parties de l'exposé qui concerne la relation : propriétés, composition, etc. Les définitions sont données formellement en termes en­semblistes, mais elles impliquent un contenu intuitif. Nous ne développerons pas davantage une analyse critique de détail ; il serait sans intérêt de chercher à déceler le propos de Bourbaki, attendu que l'auteur lui-même déclare ce propos explicitement tout ramener à l' « ensemble » et à la « structure ». Est-ce possible ? Nous ne le croyons pas. Et nous ne voyons pas que, à cet égard, l'entreprise soit une réussite. Les notions que fonde directement l'appréhension de la réalité ne sont pas réductibles à d'autres notions. Et si l'on tente cette réduction, les dites notions se trouvent en fait introduites plus ou moins subrep­ticement ; voilà ce que, croyons-nous, établissent les précédentes observations. Nous ne contestons pas que ce « cours forcé », imposé pour la notion d'ensemble, assure certains avantages quant à la présentation. Mais, d'une part, il convient de ne pas être dupe, si on se place au point de vue de l'épistémologie qui est en l'occurrence celui de la réalité ; et, d'autre part, cette uniformi­sation quelque peu factice est loin de ne présenter que des avantages. En précisant brièvement l'un et l'autre, nous récapi­tulerons l'essentiel de ce paragraphe consacré à la relation. Définir formellement la « relation » comme étant « un sous-ensemble de couples dont chacun satisfait à la relation » (D), entraîne que la notion de « fonction » est définie de la même manière que celle de « relation », puisqu'on passe de l'une à l'autre par particularisation (**44**). Une « fonction » se trouve donc définie comme étant un sous-ensemble de couples, ce sous-ensemble étant lui-même caractérisé de la manière sui­vante. Un ensemble de couples étant supposé donné, certains de ces couples « satisfont à la relation fonctionnelle » \[qu'il s'agit d'ailleurs de définir\]. Ces couples-là, et eux seuls, cons­tituent le sous-ensemble qui est censé définir la fonction. Cette définition est évidemment non prédicative, tout comme la défi­nition (D) que nous avons examinée à propos de la relation. Nous ne revenons pas sur ce point. 168:156 Notre dessein est maintenant d'insister sur le fait que ce processus, supposé qu'il réussisse, aboutit à l'éviction complète de toute « forme » associée à la notion de « fonction ». La fonc­tion y = x/2, par exemple, n'est plus conçue comme un lien exprimé par une formule permanente, entre la variable x et la variable y ; cette fonction, définie dans l'ensemble des entiers naturels, et à partir de l'ensemble des couples d'entiers naturels, c'est le sous-ensemble de ces couples dont chacun vérifie la relation fonctionnelle... Que faut-il mettre au lieu et place de ces points de suspension ? Autrement dit, comment définir cette relation fonctionnelle qui constitue le critère d'appartenance au sous-ensemble qui est lui-même censé définir la fonction y = x/2 ? Ce sont les notions pré-mathématiques qui inter­viennent ici, au moins de l'aveu explicite de Bourbaki. Il en résulte, du moins in voto, une sorte d'existentia­lisme dans le domaine mathématique proprement dit. Une fonction n'y est plus une « forme » conçue comme un invariant liant deux variations virtuelles ; elle est un « donné », elle est censée n'être qu'un ensemble de couples (x, y) de deux valeurs. Qu'entre ces deux valeurs de chaque couple existe un même lien, de nature déterminée Bourbaki vise à l'écarter. Il y réussit seulement verbalement ; non intelligiblement. C'est en quelque sorte trancher le nœud gordien, ou du moins pa­raître le faire ; puisque c'est présenter la conception nouvelle de la notion de fonction comme si elle résolvait la question, si débattue, de savoir quelle est la *nature* de la fonction, alors que le processus employé entraîne que cette question paraît ne pas se poser. Concluons que si l'invasion de la notion d'ensemble dans toutes les branches de la mathématique peut favoriser la cohérence formelle de la présentation, il convient de ne pas être dupe de l'ensemblisme. Il n'en faut pas attendre ce qu'il ne peut apporter. Il n'est pas possible de définir, à partir de la seule notion d'ensemble, les notions de relation, de fonction, etc. \*\*\* -- Nous allons maintenant observer, en terminant, que les approfondissements apportés par les traités modernes en ce qui concerne ces notions, sont non seulement sauvegardés mais beaucoup plus simplement exposés si on conserve la notion intuitive de relation, au lieu de chercher, en vain d'ailleurs, à la noyer dans un sous-ensemble de couples. 169:156 Étant considérée une relation R, de l'élément x appartenant à l'ensemble « dit de départ » E, à l'élément y appartenant à l'ensemble « dit d'arrivée » F, cette relation R pouvant être indiquée par une flèche, nous faisons observer que les qualifica­tions « départ » et « arrivée » appartiennent primordialement au mouvement qui seul en fonde l'unité, et donc au mobile réel ou imaginé, au train ou à la flèche, non aux gares ou aux points. Si on ne considère pas, à plus forte raison si on nie l'exis­tence propre de la relation comme telle, il est évidemment dé­pourvu de sens de lui attribuer quelque qualification que ce soit. Si au contraire on reconnaît, conformément à l'expérience, que la relation a une réalité propre, c'est à la relation elle-même et pas aux extrêmes qu'il faut attribuer *d'abord* « départ » ou « arrivée ». Cette idée est « vieille comme le monde » ; et, n'était l'ensemblisme, elle pourrait conserver droit de cité dans la mathématique moderne. Attribuer à la relation elle-même l'ordination que celle-ci connote entre ses extrêmes, s'exprime, selon le vocabulaire usuel, de la manière suivante. La relation de *x à y* est dite *efférente* à partir de x, *afférente* en y ; et c'est seulement par dérivation que x peut être appelé « élément de départ », et y « élément d'arrivée ». Cela étant, la relation notée x R y en Bourbaki peut être considérée, à notre point de vue, soit comme une relation uni­que, de par sa spécification, soit comme un ensemble de relations ayant cette même spécification et dont chacune lie un x à un y. Il peut dès lors y avoir 0 ou 1 ou plusieurs telles relations, soit efférentes en tel x, soit afférentes en tel y. C'est en considérant le nombre de ces relations, que l'on peut distinguer et caracté­riser les notions qui résultent de la relation par différenciation. On obtient aisément de cette manière les définitions des cinq notions dont, assez curieusement (**26**), les seuls noms suffisent à offusquer certains mathématiciens traditionalistes. Voici ces cinq définitions. 1\. Si, en chaque x ([^76]), il y a 1 relation -- efférente *au plus* ([^77]), la relation est une *fonction*. 2\. Si, en chaque x, il y a 1 relation efférente *et une seule*, la fonction est une *application*. 170:156 On considère alors des « applications », et on les dis­tingue les unes des autres eu égard au second extrême : 3\. Si, en chaque y, il y a 1 relation afférente au moins, l'appli­cation est une surjection. 4\. Si, en chaque y, il y 1 relation afférente au plus (**46**), l'appli­cation est une injection. 5\. Si, en chaque y, il y a 1 relation afférente et une seule, l'application est une bijection. Ces définitions coïncident évidemment avec celles qui sont exprimées en langage ensembliste. Mais elles sont plus simples, parce qu'immédiatement référées à la réalité même dont elles précisent certaines déterminations, savoir la réalité propre de la relation. Elles sont surtout mieux ordonnées. D'une part en effet, on peut les assigner, chacune respectivement, en procédant par dichotomies successives ; d'autre part, elles montrent que, si la bijection est réciproque, c'est en vertu même de sa définition. Nous ne voyons pas qu'il y ait là un « théorème » (\[14\], 95). Cette désignation, en elle-même, importe peu. Nous ne la rele­vons que parce qu'elle nous paraît symptomatique. Le caractère artificiel du modus significandi qu'implique l' « ensemblis­me » est à l'origine d'une sorte de mirage, lequel consiste à croire découvrir de pseudo-théorèmes ([^78]), alors qu'il s'agit d'évi­dences « triviales » voilées par la complication des définitions. Nous ne voyons donc pas qu'il y ait profit, fût-ce pour la mathématique comme telle, à décréter qu'une notion ne peut être « réellement mathématique », que si elle est coupée d'avec la notion « intuitive » à laquelle elle correspond en fait, et de laquelle elle est inséparable en droit. Même reconstruit par l'esprit, l'être mathématique demeure un « abstrait » subor­donné à la réalité objective soit sensible soit intramentale, « abstrait » pour lequel il est par conséquent impossible de revendiquer l'autonomie. C'est cela qu'en Bourbaki montre, par son statut, la « relation » ; mieux que ne le fait aucune autre entité, précisément parce que l'esprit n'en discerne la réalité propre qu'au prix d'une analyse rigoureuse. 171:156 ### II \[B\]. -- La remise en question de l'essence de la mathématique, considérée au point de vue de la métaphysique Pourquoi la mathématique, et quelle en est la nature 2 Telles sont les questions, aussi importantes en elles-mêmes que par leurs répercussions, soulevées par la « mathématique moderne ». Nous avons, dans ce qui précède, examiné et décrit la situation du Bourbaki, en vue de déceler les réponses qu'il apporte à ces questions. Polarisées par l'esprit, ordonnées à en manifester la grandeur, les notions essentielles de la mathématique, qu'elles soient primitives ou subordonnées, sont elles-mêmes conçues par le bourbakisme comme correspondant à des entités fermées. Et nous avons observé, dans les meilleurs des exposés, l'exis­tence d'une tension mal dissimulée entre la perspective irréaliste dont s'inspire le propos bourbakien et les authentiques appro­fondissements contenus dans le traité de Bourbaki. Nous allons maintenant observer qu'on retrouve les mêmes conclusions, si on cherche à confirmer, par un cheminement inverse, la phase ascendante de la même « induction ». Ce cheminement, en voici l'énoncé. Si les notions de la mathématique sont dominées par la polarité de l'esprit, et si elles sont conçues comme correspondant à des entités fermées ; alors, dans cette hypothèse, ces entités doivent effectivement être décrites comme le fait Bourbaki : voilà ce que nous nous proposons de montrer. Ce renversement de perspective ne cons­tituerait qu'un jeu artificiel, s'il n'était au vrai la conséquence d'un déplacement de point de vue. Ce déplacement consiste à remonter au principe lui-même, au lieu de ne considérer celui-ci que dans ses conséquences. D'une part, les traités ou les écrits concernant la mathématique moderne explicitent ça, et là, dans leurs parties non « formelles », les données auxquelles reconduit comme on l'a vu l'analyse de leurs parties « for­melles ». C'est à ce jalonnement, non systématique et cependant indicatif, que nous allons, dans ce qui suit, nous référer, re­trouvant ainsi directement, ce que, dans ce qui précède, nous avons inféré. 172:156 D'autre part, les qualificatifs « ouvert » et « fermé », appliqués à une entité forgée par l'esprit en vue de caractériser le rapport que celle-ci soutient avec la réalité, conviennent à cette entité elle-même en vertu seulement d'une sorte de dérivation. Car « ouvert » et « fermé », primordiale­ment, spécifient deux types d'abstraction. Et comme il n'est pas possible de préciser ce jeu du *modus significandi* sans se référer aux données les plus primitives de la métaphysique ([^79]), il en résulte que l'achèvement de notre enquête concernant l'es­sence de la mathématique doit s'accompagner d'un retour à ce qui a valeur de principes, aussi bien au point de vue général de l'ontologie qu'à celui de la mathématique proprement dite. Nous allons donc reprendre l'argument que nous avons développé, et nous suivrons le même ordre pour l'exposer d'abord les données primitives de la mathématique, ensuite les données également importantes mais subordonnées ; notre pro­pos étant de montrer que la manière de concevoir les secondes découle de la manière de concevoir les premières. Nous confir­merons ainsi les unes par les autres, en vertu de leur unité organique, les conclusions auxquelles nous avons été conduit en examinant d'abord l'essence et puis l'unité de la mathématique. 173:156 Et, comme nous venons de l'expliquer, nous ferons principale­ment état des déclarations qui ont en Bourbaki valeur de principe, et des données les plus primitives de la métaphysique. #### 1. -- Les entités mathématiques, les conne­xions qu'elles soutiennent entre elles, et partant la relation et l'unité, sont con­çues, en bourbakisme, comme étant « fermées ». Voilà ce que nous avons conclu, en examinant en tel et tel traité de « mathématique moderne » quelques uns des dévelop­pements « formels ». Recueillons maintenant certaines déclara­tions non intégrées aux développements formels, déclarations qui équivalent à notre conclusion puisqu'elles reviennent à ad­mettre que les entités mathématiques sont « fermées ». Ainsi l'inférence qui nous a conduit à cette conclusion sera-t-elle d'une part confirmée par Bourbaki, et manifestera-t-elle d'autre part, a posteriori, la cohérence de Bourbaki avec lui-même. 174:156 -- « Le troisième caractère de la mathématique nouvelle est une sorte de conséquence des deux remarques précédentes. \[L'une concerne la critique des fondements, l'autre la précision du vocabulaire\] : la meilleure compréhension du problème des fondements, les progrès du vocabulaire et du symbolisme ont permis l'épanouissement de la *méthode axiomatique*. Celle-ci fournit le critère de classement pour la vaste moisson des résultats antérieurement acquis » ([^80]). L'auteur de ce passage entend ne pas insister sur la « philosophie de la science ma­thématique » (\[1\], 34). Il ne conviendrait donc pas de sou­mettre ce texte à une critique rigoureuse semblable à celle dont a fait l'objet la définition (D). Mais il est légitime de discerner, dans cette déclaration « non formelle », le mouve­ment de la pensée, en ayant d'ailleurs la certitude que l'auteur, habituellement si précis, n'a pu écrire autre chose que ce qu'il entendait exprimer. Or si l'on reconnaît que « la méthode axiomatique fournit des critères de classement pour les résultats antérieurement ac­quis », on conçoit par le fait même cette méthode en fonction du domaine formellement mathématique. Cela est aussi légitime que fructueux. Mais comment la méthode axiomatique ainsi conçue doit-elle au moins en partie son « épanouissement \[à\] la meilleure compréhension du problème des fondements » ? Le « problème des fondements » concerne le rapport que les entités mathématiques soutiennent avec la réalité « pré-mathé­matique ». Or ce rapport est d'une autre nature que le déve­loppement formel de la mathématique. On ne voit donc pas qu'une meilleure connaissance de ce rapport puisse favoriser *positivement* l'épanouissement d'une axiomatique spécifiée par ce développement. Si, cependant, la « meilleure compréhen­sion » dont il est question consiste à séparer *en fait* l'axioma­tique d'avec les fondements, les axiomes peuvent être énoncés en employant exclusivement un langage formalisé, ce qui per­met une meilleure coordination des résultats. Mais, en fait, à quel prix ? Séparer l'axiome d'avec le fondement entraîne inéluctablement que l'axiome formalisé doit à lui seul fonder la réalité propre de l'entité mathématique ([^81]). Celle-ci, par le fait même, devient « fermée », c'est-à-dire soustraite à toute inter­férence avec le « pré-mathématique ». 175:156 On voit donc que si le passage cité n'affirme pas explicite­ment que les entités mathématiques soient du type « fermé », il le suggère comme constituant en fait la seule hypothèse qui permette de l'expliquer. Seule une axiomatique désencombrée, désontologisée, peut être entièrement formalisée : condition éminemment favorable pour fournir des « critères de classe­ment »... -- La notion d' « ensemble », qui constitue, sinon un axio­me, du moins une donnée primitive, appelle des observations semblables. Bourbaki se garde de définir ce qu'est un ensemble (\[14\], 15 ; et \[14\], 2) ; il donne seulement une définition en quelque sorte opérationnelle, en fixant la norme de l'appartenance d'un élément à un ensemble. Mais en fait, l' « ensemble » se trouve ainsi conçu comme s'il pouvait être autonome, c'est-à-dire comme étant indépendant de toute réalité non mathématique, ou autrement dit comme étant une réalité fermée. En voici deux indices. Le premier est constitué par la mise en œuvre des notions classiques d'extension et de compréhension. Ces mots ne sont pas bannis dans les traités « modernes » ([^82]). Mais, en fait, la « compréhension » entendue comme un ensemble de données intelligibles non formalisées n'affleure pas. La relation est, nous l'avons vu, censée être « un ensemble de couples » ; elle n'est pas définie comme telle, comme entité ayant une nature propre. Si tel ensemble fini est défini « en extension comme étant la liste complète de ses éléments » (\[14\], 125), il n'y a pas, corrélativement, pour cet « ensemble amorphe », de définition en « compréhension ». 176:156 Ce qui « structure » l'ensemble, ce sont les relations qui peuvent être établies entre les éléments, qui distinguent donc (comment ?) les éléments les uns d'avec les autres et qui ne peuvent par conséquent concerner l'ensemble comme tel. L'ensemble est caractérisé en fonction des structures dont il est le support abstrait, tout comme l'axiomatique, en fonction des critères dont elle est la possibilité. Les définitions « en compréhension » des notions comme telles se trouvent ainsi écartées. Nous avons déjà fait une observation semblable à propos de la différenciation du continu par le nombre de ses dimen­sions. La qualité propre de chaque continu, qualité à laquelle correspondrait une définition en compréhension si celle-ci était possible, cette qualité ne peut plus apparaître si le continu est censé n'être qu'un ensemble de points ([^83]). Il est manifeste, dans ce dernier cas, que la notion telle que la définit l'ensemblisme est à la fois privée de « compré­hension » et coupée d'avec la réalité (non mathématique) puis­qu'elle exclut en fait un élément que la réalité intègre essen­tiellement, savoir l'ordre. Mais il en est de même dans tous les cas où la « compréhension » est en fait écartée. Car les notes intelligibles qui la composent constituent, et elles seules, le medium d'analogie qui assure l'unité entre une réalité pré-mathématique et l'entité mathématique qui lui correspond. Ainsi par exemple, la relation, conçue comme rapport entre deux éléments, se retrouve analogiquement dans le domaine mathématique et extérieurement à lui. Tandis que la relation, censée être « un ensemble de couples qui vérifient \[la relation\] », est une notion qui peut être utile dans le dévelop­pement formel de la mathématique, mais qui ne peut avoir, nous l'avons montré, aucun rapport avec la réalité. Le second indice manifestant que l' « ensemble » est conçu en Bourbaki d'une manière fermée est constitué par la définition du nombre entier naturel. Cette définition est d'ailleurs celle que donna Russell : « Tel nombre est la classe des classes \[qui lui sont\] équivalentes ». On en comprendra la signification en se reportant aux « sept pommes » dont il a déjà été question. « Sept » n'est pas, et selon le bourbakisme *ne peut pas être*, un « nombre de pommes ». « Sept » est le nombre d'une « classe » dont cet ensemble de pommes constitue une réalisation. 177:156 Quelle « classe » ? La même, pensera-t-on, que si, au lieu et place de pommes, il y avait d'autres objets quels qu'ils soient. Mais cette manière de concevoir suppose que l'on se réfère au concret, et que l'on ait résolu la question soulevée par le rapport abstrait-concret. Russel vise à écarter cette question, en supposant considérées toutes les « classes » dont le nombre est « sept ». Le nombre « sept » est alors défini comme étant « la classe de toutes ces classes équivalentes ». On retrouve exactement la même diffi­culté que pour la définition (D), c'est-à-dire la non prédicativité : le *definiendum* \[ici, « sept »\] est contenu dans le *definiens*. Cette difficulté, Bourbaki la connaît aussi bien que Russel, évidemment. Mais, dans le formalisme abstrait, dont les sym­boles n'empruntent plus rien au langage « trivial », la difficulté est artificiellement écartée par une convention ; en sorte que le nombre, défini comme étant une « classe \[1\] de classes \[2\] » est censé l'être indépendamment de tout rapport au concret. L'homogénéité sémantique requiert en effet que le statut de « classe \[1\] » soit mentalement communiqué à « classe \[2\] ». Et ce statut est celui d'une entité fermée, puisque « classe \[1\] » est lui-même construit à partir d'éléments abstraits, savoir les « classes \[2\] ». C'est donc expressément à la condition de concevoir comme étant des entités fermées les classes qui interviennent dans la définition du nombre, que Russell et Bourbaki à sa suite, réussis­sent apparemment à donner du nombre une définition purement formelle. Nous refusons le processus, aussi bien dans le cas du nombre que dans celui de la « définition » (D), parce qu'il n'est pas conforme aux normes de la logique réaliste. Et nous insistons maintenant sur le fait que cette difficulté, en réalité non surmontée, et venant de ce que les entités mathématiques sont conçues comme étant fermées, cette difficulté donc montre l'impossibilité de concevoir celles-ci de-cette manière. -- Les connexions entre les entités mathématiques sont con­çues, en Bourbaki, de la même manière que ces entités elles-mêmes. « Pour ma part, je ne vois pas ce qu'il y a de mal ou de déshonorant à partir d'une prémisse qui n'est pas un axiome, mais qui peut être un énoncé très compliqué, pourvu que l'on puisse démontrer sans faute logique que l'énoncé en question en implique un autre ; 178:156 non seulement cela serait beaucoup plus instructif, mais cela montrerait sous son vrai jour la nature de la déduction logique, et son caractère *relatif*, trop souvent voilé par la façon dont on l'embrouille avec la notion méta­physique de vérité... » (J. Dieudonné \[1\], 3). On a toujours distingué la « logique formelle » de la « lo­gique matérielle ». La première considère seulement les rapports que soutiennent entre elles les propositions, la seconde considère également le rapport de celles-ci avec la réalité qu'elles signi­fient. Et il est clair que le développement formel de la mathé­matique ressortit précisément à la logique formelle. Cela aisément accordé, nous ne voyons pas que, pour autant, la notion métaphysique de vérité puisse « voiler la nature de la déduction logique ». Et cela, parce que les normes de la déduction logique expriment une vérité *qui requiert elle-même comme étant son fondement* la vérité métaphysique. La logique « ouverte » est celle qui, sans méconnaître la distinction entre les deux espèces, l'une métaphysique, l'autre logique, de la vérité, reconnaît la subordination nécessaire de la seconde à la première. Question fort ancienne, sur laquelle nous ne pouvons ici nous étendre, mais qui, on le voit, est sans cesse renaissante. L'enjeu en est grave. « Fermer » la logique, nous disons bien « fermer » et pas seulement distinguer, c'est en effet priver la vérité logique de son fondement ; et c'est, en conséquence, abolir au sein de la logique la notion même de vérité. Les faits d'ailleurs le confirment : dans les systèmes purement formels, le « valable » remplace le « vrai ». La mathématique, moins proche de l'épistémologie que ne l'est la logique, peut éviter l'écueil de ce conformisme stérile ; mais elle le doit à un com­promis qui n'est pas compatible avec la formalisation complète que réalisent les systèmes logiques. La notion métaphysique de vérité est en effet toujours sous-jacente au raisonnement mathé­matique *réel*, nous voulons dire à celui que *fait* le mathéma­ticien. Il n'y a certes « rien de mal ou de déshonorant à partir d'une prémisse » *quelconque*. Mais précisément, au moment où on en part, on la suppose soit *vraie* soit *fausse *; et non pas « valable ». Car, du « valable », on ne peut rien déduire qu'un moyen de règles extrinsèques posées a priori. Le « va­lable » ne peut être qu'une épitaphe. A partir du vrai au contraire, on peut rechercher la vérité, en explicitant un con­tenu qui lui est immanent. 179:156 Bourbaki, mathématicien en acte de raisonner, s'évade donc hors la systématisation bourbakienne qui vise, sans y réussir, à conférer au raisonnement mathéma­tique le statut d'une entité fermée, en le coupant de la vérité qui en définitive n'est fondée que dans la réalité. Faut-il ajouter qu'il revient à Bourbaki « en acte » d'être dans la vérité ? -- Terminons ce paragraphe par une réflexion quelque peu humoristique venue d'outre Manche, et qui constitue la meilleure réponse au slogan devenu célèbre : « A bas Euclide ! » (\[1\], 2). « Pour presque tous les enfants britanniques, l'enseignement mathématique doit comporter en lui-même son intérêt immédiat, et non se présenter comme une introduction à quelque chose d'autre. Rien ne prouve que les mathématiques sophistiquées conviennent à tous et ne doivent pas être réservées aux mathé­maticiens professionnels... Certes, dans notre enseignement, il est clair que les structures fondamentales finissent par émerger. Sinon, comment aurions-nous l'espoir de communiquer des notions hautement sophistiquées ? La logique, comme le whisky, est meilleure à petites doses, pensons-nous. » (\[1\], 9). La « sophistique » n'est évidemment pas dans le dévelop­pement formel de la mathématique, mais bien dans le fait de présenter comme étant auto-consistantes des entités qui ne peuvent avoir de réalité et n'être support de vérité que si l'esprit, en les forgeant, en respecte la nature, et les reconnaît comme étant essentiellement subordonnées. #### 2. -- Les connexions entre les entités mathé­matiques, non moins que ces entités elles-mêmes, sont conçues, en bourba­kisme, comme étant coupées d'avec L'ACTE de l'esprit qui les crée, et comme étant isolées de l'opération dont elles sont en réalité l'expression. Cette affirmation paraîtra probablement paradoxale, attendu que les « réformateurs » tiennent à se présenter sous les aus­pices de la « méthode active ». Mais les mots « acte », « actif », ne désignent-ils pas en fait l'impérieuse contrainte que crée une extraversion collective ? Comment pourraient-ils, dans ces conditions, être référés, comme ils doivent être primordialement, à l'unité du rapport créé précisément par l'acte de l'esprit entre celui-ci et l' « objet » qu'il saisit. 180:156 « Acte », « actif » ne peuvent évidemment avoir cette seconde acception que si l' « objet », fût-il à un certain point de vue reconstruit par l'esprit comme c'est le cas pour l'entité mathématique, est radicalement indépendant de l'esprit, autrement dit s'il est un abstrait ouvert. Si l' « objet » est, ou plus exactement est censé être, un abstrait fermé, il est ipso facto conçu comme étant créé exclusivement par l'esprit, et il ne peut se distinguer de l'acte de l'esprit en l'instant où cet acte est posé. L' « objet » est alors résorbé dans l'acte exercé, et il ne peut recouvrer raison d' « objet » qu' « après » ; après, ontologiquement, c'est-à-dire en étant fictivement mis en opposition avec l'acte dont cependant il reçoit exclusivement sa réalité. Autrement dit, l'entité « fermée » ne peut devenir un « ob­jet » qu'en étant isolée de l'acte au sein duquel elle est née. Les deux caractères sont donc en fait nécessairement liés : être conçu d'une manière fermée, être coupé d'avec l'acte de l'esprit qui conçoit. Le premier est plus manifeste pour les entités elles-mêmes, le second pour les connexions que celles-ci soutiennent entre elles. Mais l'un rend compte de l'autre ; et l'on n'est pas surpris, si l'on observe le bourbakisme, de les y trouver associés l'un à l'autre. Nous avons examiné au précédent paragraphe, le caractère « fermé » des entités et de leurs connexions ; nous allons maintenant observer que le caractère « isolé » des connexions rejaillit en quelque sorte sur les signes qui sont en fait considérés comme étant des entités fermées. Nous nous référons, dans ce paragraphe, à la notion d' « ac­te », telle que l'entend la métaphysique. Nous ne sortons pas pour autant de notre sujet, bien au contraire. L'enseignement est en effet communication ([^84]). Or, ce qui est éminemment communicable, c'est l' « acte ». Et cela pour des raisons qui s'enchaînent : premièrement, l'être, et lui primordialement, est par nature communicable ; deuxièmement, ce qui, en chaque genre, « est » au maximum, c'est l' « acte ». Dans l'ordre intelligible, l'acte c'est le jugement. La norme en est la vérité. Qu'il s'agisse d'appréhender la vérité pour soi ou de l' « enseigner » à un autre, il faut toujours rendre effective, par un acte, la communicabilité de l'être en tant que cette-ci ressortit formellement à l'esprit sous la forme du vrai. 181:156 On communique à l' « autre » en l'induisant à porter sur un « objet » déterminé le jugement que l'on porte soi-même. Et l' « autre » reçoit, dans la mesure où il perçoit la conformité de ce jugement avec la vérité qui en est la norme. Telle est la plus importante des raisons pour lesquelles l'en­seignement de type « magistral » est indispensable. Ce type d'enseignement est nécessaire, les réformateurs en conviennent, pour achever les programmes en un temps limité (\[2\], 6 b). Mais il y a beaucoup plus. Si, comme le remarque, si pertinem­ment à notre avis, M. Revuz, « il ne s'agit pas d'enseigner une science toute faite mais de faire acquérir un mode de pensée » (\[13\], 66), nous ajoutons que « faire acquérir un mode de pensée », c'est faire acquérir l'*habitus* de juger vrai à qui exerce ce mode de penser, et qu'on acquiert l'*habitus* par l' « acte ». L'enseignement magistral doit, de soi, multiplier les occasions d'exercer l'acte de juger. Le mettre « en veil­leuse », et le remplacer par la dite « méthode active », s'accom­pagne en fait d'une sorte de désertion à l'égard de l'acte véri­table. Nous y reviendrons dans la troisième partie, consacrée à la remise en question de la pédagogie. Examinons pour le moment la situation qui est faite à l'acte dans la présentation moderne. Il y a, de cette situation, deux symptômes ; l'un con­cerne l'exercice du jugement, l'autre le rôle du signe. Précisons successivement l'un et l'autre. **La situation faite, en bourbakisme, à l'acte de l'intelligence,\ est manifestée par l'exercice du jugement.** Nous avons déjà observé que l'enseignement moderne ne met plus en évidence ni les principes du raisonnement ni en fait leur application. Voici deux observations, plus précises et plus typiques, qui concernent l'acte de juger. Les plus subtils des glissements sé­mantiques qui aboutissent en fait à l'éviction de cet acte consis­tent, nous l'allons voir, à substituer à l'acte lui-même, soit l'en­semble des conditions dont il intègre l'unité, soit le résultat dont il rend compte sans le démontrer. -- « Nous sommes là aussi en désaccord avec la lettre des I.O. de 1945 : "Le signe = sépare l'indication d'une opération à faire de son résultat". 2 + 5 = 7. 182:156 Il vaut mieux, pour les enfants, que 2 + 5 soit une expression achevée en quelque sorte, pour ensuite reprendre son souffle et lui trouver des sy­nonymes, par exemple 7 » ([^85]). Il s'agit, il est vrai, de la classe de 6^e^. Mais, nous le répétons, l'enfant est ouvert à toute la vérité, dès le premier éveil de l'intelligence. C'est donc dès le premier enseignement qu'il importe par-dessus tout de former à bien raisonner et à bien juger. Or le passage cité, s'il énonce une donnée de bon sens que retrouve tout pédagogue consciencieux, n'en insinue pas moins une erreur radicale. Nous disons « radicale », parce que cette erreur affecte l'essence même de ce dont il est question. Kant a disserté sur « 7 + 5 = 12 ». On peut n'être pas d'accord avec lui, nous l'avons naguère expliqué. Mais quelle que soit la qualification qu'on juge devoir attribuer à « 7 + 5 = 12 », force est d'obser­ver que, même pour Kant cependant « idéaliste », il s'agit là d'un jugement. Il s'agit d'un acte en lequel l'esprit affirme l'unité entre deux entités perçues chacune respectivement, et comme étant distinctes l'une de l'autre par conséquent : « réel­lement » distinctes, conformément au type de réalité qui est en propre celui du domaine envisagé. Il n'est pas exact que « 7 » soit un « synonyme », entre autres, de « 2 + 5 ». Car, dans le domaine mathématique, à un point de vue si peu « réaliste » que ce soit, et pour Kant lui-même, « 2 + 5 » d'une part, et « 7 » d'autre part, sont des entités réellement distinctes l'une de l'autre. Et le jugement « 2 + 5 = 7 », consiste précisément à affirmer que ces deux entités distinctes sont « un » à un certain point de vue qui est celui de la quantité, c'est-à-dire qu'elles sont égales, « égales » et non pas « identiques » nous y reviendrons au paragraphe suivant. C'est seulement si l'on conçoit ces entités comme étant « fermées » que leur distinction cesse d'être fondée. Alors, l'égalité n'est plus l'expression d'un jugement : elle se dégrade en synonymie. Et *il n'y a plus d'acte de juger *; ou, pour re­prendre le terme de la lettre des I.O. de 1945, il n'y a plus d'opération, « opération » désignant concrètement au point de vue mathématique la même réalité que « acte » au point de vue métaphysique. 183:156 Le bourbakisme est donc « en désaccord avec la lettre » ; nous n'avons pas à prouver ce qui est explicitement avoué. Mais il faut bien comprendre que ce désaccord n'est pas un accident résultant d'un affrontement entre deux procédés pédagogiques différents ; il manifeste en réalité l'essence même du bourba­kisme ([^86]). Conçues en effet comme étant fermées, les entités mathématiques ne peuvent plus constituer le support de l'acte de juger. Ne pouvant jouer vis-à-vis de cet acte le rôle de conditions, elles sont censées en assumer la réalité et en scellent par là-même l'éviction. Le bourbakisme ne peut donc être qu'en désaccord avec la lettre des I.O. de 1945, laquelle inter­prète le signe = comme étant celui d'une « opération à faire », c'est-à-dire comme étant le signe d'un « acte ». La juste observation que fait Mme Touyarot au point de vue pédagogique confirme ce qui précède : « Il vaut mieux pour les enfants que 2 + 5 soit une expression achevée en quelque sorte, pour ensuite reprendre son souffle... » Chacun sait que, pour affirmer, en l'acte de juger, l'unité de deux réalités distinctes, il faut avoir préalablement appréhendé chacune de ces deux réalités comme « quelque chose d'achevé ». Ce peut être plus difficile pour les enfants, mais c'est vrai pour tout le monde. L'errance commence avec le fait de ne pas dire pour « 7 » ce que l'on dit pour « 2 + 5 ». Et l'errance se consomme dans le fait de refuser que l'unité entre ces deux « expressions ache­vées en quelque sorte », soit affirmée dans une opération qui est expressive d'un jugement de vérité. Voilà donc un premier processus qui aboutit en fait à l'éviction de l' « acte » : substi­tuer à celui-ci l'ensemble de ses conditions, ensemble rendu amorphe parce que l'unité en est privée du principe qui seul le fonde véritablement, savoir l' « acte », et réduite à une « syno­nymie » de nature extra (ou infra) mathématique. -- Le second processus de dégradation de l'acte consiste à lui substituer le résultat dont il rend compte sans le démontrer. Ainsi par exemple, tel traité présente comme étant « dé­montré » le fait qu'entre deux entiers naturels x et y se trouve vérifié l'une des trois relations (au sens « trivial ») : x \< y, x \> y, x = y ([^87]). 184:156 Or ce fait tient à ce que, premièrement, l'acte d'ordonner (les entiers naturels) présuppose ces conditions, attendu qu'elles sont celles de sa propre effectuation ; à ce que, deuxièmement et en conséquence, l' « ordre » qui résulte de cet acte d'ordonner réalise, lui également, ces mêmes conditions. Si on laisse de côté l' « acte », l'ordre qui en est le résultat présente des propriétés qui paraissent être objet de démons­tration, alors qu'elles résultent de l'acte en même temps que l'ordre lui-même. C'est un cas de « démonstration-mirage » (**47**) ; cas en lui-même sans importance, qui ne vaut d'être relevé que parce qu'il est symptomatique. L'appellation « démonstration » ne peut paraître, en l'occurrence, légitime que parce que le véritable principe de l'explication n'est pas considéré. Et ce principe, c'est l'acte, l'acte d'ordonner. Et il convient d'observer derechef que cette éviction de l'acte entraîne, pour l'entité qui lui correspond, ici au titre de résultat, d'avoir le caractère « fermé ». L'ordre, qui en réalité résulte de l'acte d'ordonner, devient en effet, coupé de cet acte, un « en soi » ; le signe en est qu'on croit démontrer même les propriétés que cet ordre possède tout simplement par cons­truction. **La situation faite, en bourbakisme,\ à l'acte de l'intel­ligence,\ est manifestée par le rôle du signe.** Le rôle joué en fait par le signe, dans l'enseignement « mo­derne » de la mathématique, manifeste également la situation qui y est faite à l'acte de l'intelligence. L'acte constitue le principe radical de toute communication ; s'il procède d'une intelligence incarnée, il intègre toujours un signe au titre d'instrument. Cela est vrai de l'acte par lequel la vérité est communiquée à un autre, par exemple dans l'ensei­gnement ; cela est vrai, originellement, de l'acte au sein duquel la vérité se communique à l'esprit immédiatement, que cet acte d'ailleurs consiste à découvrir la vérité ou à l'appréhender. Or l'intégration du signe dans l'acte de la communication présente un mode propre et distinct en chacun de ces trois cas : ensei­gner, découvrir, appréhender. Cette différenciation, délicate, du rapport qui toujours existe entre le signe et l'acte de l'esprit, ne peut évidemment subsister et être comprise, qu'en vertu de l'acte lui-même. 185:156 Que celui-ci soit en fait écarté, cela donc se trouve manifesté si les situations respectives du signe ne sont pas exactement différenciées. Or c'est cela qu'on observe en fait, dans la « mathématique moderne » telle qu'elle est en­seignée. -- Tout d'abord en effet, le signe comme instrument sensible d'une communication faite à l' « autre » ne doit pas se trouver substitué à ce dont il est signe et seulement signe. On l'a toujours admis, même en géométrie. C'est ce que rappelait l' « adage » : « raisonner juste sur les figures fausses » ; ce serait impossible, si la figure était la réalité elle-même. Or, nous l'avons observé, la substitution de la résolution algé­brique à la résolution arithmétique, puis du graphe à l'équa­tion, ou bien d'un arbre de situation à un enchaînement de propositions, a inéluctablement pour conséquence d'induire les enfants, dont l'imagination est si vive, à résorber dans le signe la réalité intelligible. Et comment l' « enseigné » pourra-t-il discerner si la relation est un ensemble de couples, ou même un ensemble de flèches ; ou bien si la flèche est seulement le signe de ce que le couple vérifie la relation, ou si elle constitue l'essence même de la relation ; ou bien enfin si l'ensemble des flèches ne serait pas la relation elle-même, puisque le nombre de flèches est précisément le nombre qui peut être attaché à la relation ([^88]) ? Comment l' « enseigné » ne prendrait-il pas spontanément le « signe » comme position de repli, si le maître déclare « avoir envie » de le faire ? (**34**) 186:156 Force est donc d'observer qu'en ce qui concerne le premier aspect de la communication, celui qui est propre à l'enseigne­ment, le signe éclipse pour ainsi dire la notion, dont concrète­ment il remplace la définition. L'intelligence se trouve donc con­trainte en fait, pour exercer son acte, de se subordonner au signe qu'elle devrait en droit prendre pour instrument. Et comme un tel acte ne peut, en raison de sa nature, être sous-mesuré, il risque d'être, en réalité, écarté. -- Objectera-t-on qu'en mathématiques : « au commence­ment est le signe ! » ; en sorte que, loin de sous-mesurer l'intel­ligibilité, le signe en est, en l'occurrence, le principe ? C'est vrai, mais il faut l'entendre. Il faut entendre que « le signe est au commencement », en ce sens qu'il est une composante intégrante de l'acte de découvrir, dans le cas de la mathématique comme d'ailleurs dans tout autre cas. Cet acte, en tant qu'il ressortit à l'esprit, se trouve différencié de tout autre par le « jugement négatif » qui lui est concomitant : le génie consiste d'abord à écarter les ques­tions parasites (**Error! Bookmark not defined.**). Mais ce même acte de découvrir a également en propre, si on le considère en son intégralité, de porter simultanément sur l'idée, laquelle est nous venons de le rappeler circonscrite négativement, et sur les instruments qui de soi sont aptes à exprimer celle-ci positivement et, en l'instant où l'acte est posé, c'est la découverte de l'instrument qui, par priorité, réalise, au bénéfice de l'esprit, la communicabilité de la vérité dont l'appréhension effective de l'idée scelle l'achève­ment. 187:156 Le signe est donc « au commencement de la mathématique », en tant qu'il exerce une indispensable médiation au sein même de l'acte sans lequel la mathématique n'existerait pas, savoir l'acte de découvrir. L'ultime « jugement négatif » dont le rôle propre consiste à écarter ce qui serait étranger à la notion nouvelle encore non découverte, se mue en l'appréhension posi­tive de l'entité-idée qui devient ainsi l'objet dont il y a décou­verte. L'unité entre ces deux aspects, distincts et indissociables, du même acte repose sur la médiation exercée par la décou­verte du signe. Celle-ci, d'une part, en tant qu'elle est acte, concourt à fixer l'esprit dans le jugement négatif auquel elle est concomitante ; et, d'autre part, en tant qu'elle a un contenu, savoir le symbole signifiant, rend possible et inaugure, au sein de l'acte de découvrir, la saisie positive dont l'entité-idée est l'objet et dont le signe est à la fois l'instrument et l'expression. Puis donc que le signe est « au commencement », en tant qu'il intègre l'unité, et pour autant conditionne la réalité, de l'acte en vertu duquel la vérité se trouve communiquée, le signe se trouve privé de sa fonction propre, et lui-même dégradé, si l'apprentissage en est fictivement assimilé à la communication de la vérité. Nous l'avons déjà observé en ce qui concerne cette forme de communication qui est propre à la pédagogie ; cela est vrai également, quoique plus subtilement, nous l'observons maintenant, de la communication de la vérité qui est immanente à l'esprit. La mode est à la créativité ([^89]) ; or une mode n'est en général quelque peu durable dans l'ordre mental qu'en colportant un produit de remplacement, un ersatz inauthentique à l'usage des snobs, mais qui paraît cependant répondre à une attente en elle-même légitime. Il est à craindre que la « mathématique moderne » ne suive la loi de la mode, au moins sur ce point. Penserait-on stimuler, chez l'enfant ou chez l'adulte, la « créa­tivité », en exerçant le débutant au maniement de signes déjà créés ? Ce serait, selon nous, une erreur. 188:156 Car, nous venons de le rappeler, l'acte de découvrir porte simultanément et indis­sociablement sur l'entité-idée et sur le signe qui en est l'expres­sion. Les algorithmes déjà créés peuvent, s'ils sont maîtrisés, concourir à l'acte de découvrir ; ils peuvent, en retour, en para­lyser l'éclosion, si leur utilisation habituelle induit l'esprit à se placer toujours au même point de vue. Le fait même que ce bénéfice et cet écueil soient également possibles confirme que créer d'une part, maîtriser l'usage d'instruments déjà créés d'autre part, sont choses de nature différente. La première est, dans l'ordre mental, toujours bonne, parce qu'elle manifeste la vérité ; la seconde est soit bonne soit mauvaise selon qu'elle favorise ou dessert la première. C'est donc abuser des mots, et pour autant tromper, que d'appeler « éducation de la créativité » un exercice visuel et graphique qui développe seulement dans les sens et dans la mémoire sensible une certaine agilité. C'est abuser de l'enfant, en flattant ses penchants, que de favoriser de sa part une sorte de débauche dans l'usage du signe. Cet actionisme détourne en quelque sorte la sève mentale vers la périphérie, et parasite l'acte de la véritable réflexion, lequel, lui et lui seul, achemine les mieux doués à l'authentique création. Le productivisme que provoque la surenchère accordée au signe risque de dévorer l'acte qui est de soi ordonné à découvrir l'entité-idée. Une « créativité » qui prendrait directement pour objet « le signe » serait inéluctablement vouée à avorter. Pas n'est question évidemment, par ces observations, de proscrire le signe. Bien au contraire, il convient d'en fonder le « droit de cité » sur la plus haute des fonctions qu'il puisse exercer. S'il est fait du signe un usage qui voile ou même « amalgame » l'acte de découvrir, acte dont le signe et lui seul peut et doit intégrer l'unité, le signe perd sa valeur parce qu'il ne peut plus être « au commencement de la mathématique ». En faisant observer que cet écueil est pour le moins possible dans la présentation moderne de la mathématique, nous ne faisons donc que rappeler quel est l'ordre véritable. Absolu­ment : « au commencement est l'acte », acte en quoi consiste la communication de la vérité. Et, par suite, mais ensuite seu­lement : « au commencement est le signe » ; puisque la création du signe réalise, au sein de l'acte de découvrir, la médiation qui en assure l'unité. -- Le signe intervient enfin en tout acte d'appréhension intelligible, même lorsqu'un tel acte ne consiste pas à découvrir. Qu'en est-il, à cet égard, du rôle joué par le signe en mathé­matiques ? 189:156 L'invention, la mise en œuvre, et puis au moins provisoi­rement la fixation, se présentent pour le signe de la même ma­nière que pour tout aspect relativement contingent de la science elle-même ; elles sont, dans leur ensemble, conformes aux lois de l'induction. On tient en effet pour normal qu'un signe soit remplacé par un autre. Une telle substitution entraîne d'ordi­naire que différents aspects de la réalité signifiée soit tour à tour mis en évidence. Ce processus, lui aussi, est réputé « nor­mal », parce qu'il se présente, non sans facticité, comme réa­lisant le permanent dépassement des limitations récemment expérimentées. Mais, fût-il décidé à la majorité, le « valable » n'est pas le vrai. Et une chose n'est vraie, ou si l'on veut authen­tique, que si la réalisation en est conforme à la nature. En l'occurrence, la substitution, légitime, d'un signe à un autre, et même d'un mode de signifier à un autre mode de signifier, ne doit pas s'accompagner d'une altération concernant l'essence, la situation, et la fonction du signe. Or le signe est logiquement postérieur, parce qu'ontologi­quement subordonné, à ce qu'il signifie. Cette seconde clause est particulièrement importante, et déli­cate, en mathématiques. Nous venons en effet de le rappeler, le signe est découvert dans le même acte et en même temps que l'entité-idée ; la distinction entre signe et signifié n'apparaît donc pas originellement, c'est-à-dire dans l'acte de découvrir en tant qu'il est une expérience, mais seulement à la réflexion en sorte que la réalité en est parfois contestée, comme si elle était seulement l'expression, « projetée » par l'esprit, d'une analyse de l'acte de découvrir faite a posteriori. Affleure ainsi, encore une fois, la question que nous ne pouvons ici examiner quelle « réalité » convient-il d'attribuer à l'entité mathématique ? Il suffit pour notre propos, d'observer que si on refuse le caractère réel de la distinction entre signe et signifié, on est inéluctablement conduit à *identifier* l'entité mathématique avec le signe graphique (flèche, lettre, figure...). Or cette thèse ne répond pas à la réalité « vécue ». L'évidence mathématique, même si elle prend appui sur les signes d'ordre sensible, se résout en effet dans l'esprit. Cela suffit à prouver que l' « objet » dont il y a évidence est distinct du symbole qui l'évoque et en fixe l'appréhension. La thèse du positivisme logico-mathéma­tique étant inacceptable, il s'ensuit que, même en mathéma­tique, le signe est distinct du signifié, et lui est par conséquent subordonné. 190:156 Les réformateurs savants, ceux qui ont conçu la réforme, l'admettent évidemment, parce qu'ils ont l' « expérience » le signe est essentiellement subordonné à l'entité-idée. Mais ceux qui seulement appliquent la réforme, que ce soit d'ail­leurs par soumission ou par conviction, subvertiront cette vérité, c'est-à-dire qu'ils en suggéreront le contraire par leur compor­tement spontané. La raison en est fort simple. Qui invente un signe, en vue de mieux exprimer ou de mieux communiquer l'idée déjà appréhendée, ne peut évidemment altérer ni le rôle ni par conséquent la situation du signe. Si, au contraire, on n'accède à l'idée qu'à partir du signe, celui-ci joue en fait un rôle pré­pondérant au lieu de demeurer subordonné. Mais, dira-t-on, serait-ce là un écueil nouveau ? Écueil que véhiculerait avec elle la mathématique moderne ? L'entité mathématique n'est-elle pas une réalité si subtile qu'il est impossible d'y accéder autrement qu'à partir d'un signe ? Nous répondons que le bourbakisme crée une situation nou­velle, précisément parce qu'il remplace par une systématisa­tion d'ordre axiomatique le rapport que l'entité mathématique soutient avec la réalité « ordinaire ». Le signe a toujours été nécessaire, et reconnu comme tel ; mais l'épistémologie « classique » admet qu'à la faveur d'un processus il est vrai trop peu explicité, le signe renvoie en défi­nitive à des notions qui constituent, dans l'ordre intelligible, l'expression immédiate de perceptions primitives. Perceptions et notions qui, toujours selon la vue « traditionnelle », sont censément communes à tous, parce qu'elles correspondent à la nature de l'intelligence rationnelle. Dans cette même vue, il est donc fondé en droit que le signe soit subordonné, et qu'il puisse par conséquent être modifié sans que le soit la réalité signifiée, que celle-ci soit considérée en propre dans le domaine mathé­matique ou selon son aspect métaphysique. Or, ce rôle du signe se trouve, dans la présentation moderne, pour ainsi dire inversé. Revenons encore une fois à la notion de relation et à la flèche qui lui est associée. Le signe n'est plus présenté comme étant postérieur à la réalité mathématique, et comme étant inventé en vue de la mieux exprimer. Le signe, au contraire, est antérieur à l'entité mathématique, celle-ci devant d'ailleurs en être séparée. 191:156 Et comme le signe ne laisse pas cependant d'évoquer utilement, même au point de vue de la mathématique, l'entité métaphysique à laquelle il corres­pond, il se trouve nous l'avons vu hypothéqué d'une radicale ambiguïté. Rappelons comment. Supposée tracée la flèche reliant les deux éléments d'un couple ordonné qui appartiennent respec­tivement à l' « ensemble de départ » et à l' « ensemble d'arri­vée », la rigueur formelle du langage strictement mathématique n'autorise pas à dire que « la relation » (au sens mathématique de ce mot) soit un ensemble de telles flèches. Mais tout se passe en fait, même en mathématique, comme si on le disait, puisque les définitions nouvelles des notions de fonction, appli­cation, surjection, injection, bijection, sont en réalité fondées sur la correspondance ordonnée entre l' « ensemble de départ » et l' « ensemble d'arrivée », et que cette correspondance ne reçoit aucune désignation précise, sinon justement celle de « relation ». D'ailleurs, les qualités de cette correspondance, qualités qu'explicitent les définitions en question, ne sont autres que celles de la relation entendue au sens mathéma­tique ; et elles sont signifiées par la « flèche », du fait que celle-ci est « efférente » en l'une de ses extrémités, « affé­rente » en l'autre extrémité. La flèche exprime donc bien, d'une part la donnée intui­tive de relation telle qu'elle se réalise dans le prédicament quantité, d'autre part ce que fait Bourbaki, et même ce qu'il voudrait, pour pouvoir le faire, avoir dit. La difficulté vient de ce que Bourbaki s'interdit d'affirmer que la relation soit un ensemble de flèches, parce que, dans ces conditions, l'entité mathématique « relation » se trouverait référée à l'entité méta­physique du même nom. Et la difficulté consiste, au point de vue du présent para­graphe, en ce que le signe se trouve présenté de telle manière que le rôle en est altéré. La flèche n'est pas, dans la vue bour­bakienne, la manifestation, dans l'ordre sensible, d'une entité mathématique déjà appréhendée dans l'ordre intelligible ; en principe, elle est déclarée comme constituant seulement l'évo­cation d'une donnée « triviale » qu'il faut écarter si l'on veut s'exprimer et raisonner d'une manière proprement mathéma­tique. Cette prise de position, ou ce parti pris, n'est nullement requis, nous le répétons, par ce que fait Bourbaki. 192:156 Or, c'est cet a priori qui est à l'origine de la viciosité que nous relevons. Le signe n'est, pour ainsi dire, au point de vue mathématique, que du « para intelligible », requis tout au plus au titre de condition, en vue d'exercer l'acte de compré­hension proprement mathématique ; il n'est pas, et il ne peut pas être, présenté comme étant inventé en fonction même de l'acte de compréhension pour servir à celui-ci d'instrument. Et, dans la mesure où il demeure en fait virtuellement englobé dans l'objet de cet acte auquel il est censé être hétérogène, le signe spécifie et capte pour ainsi dire dans l'ordre sensible auquel il appartient, l'acte qui cesse par le fait même d'être ce qu'il devrait être, à savoir proprement un acte de l'esprit. L'image du signe sensible n'étant plus subordonnée à l'exercice de l'acte intelligible, celui-ci risque de se trouver, quant à sa nature même, inverti. -- Récapitulons les observations auxquelles nous a conduit, concernant le signe, la considération de l' « acte ». L'acte de l'esprit requiert toujours la mise en œuvre du signe. Celui-ci intervient, notamment en mathématiques, de trois manières différentes. Premièrement, le signe est médiateur entre deux actes, exer­cés l'un par celui qui enseigne, l'autre par celui qui est enseigné. Le signe est alors, au point de vue de la communication, respec­tivement conséquent ou antécédent par rapport au contenu intel­ligible dont il parachève l'expression ; mais il doit être, ici et là, subordonné à l'acte de l'esprit dont il est la condition. Deuxièmement, le signe se trouve intrinsèquement intégré dans l'acte qui est en propre celui de la découverte. Plus préci­sément, le signe, en tant qu'il est lui-même découvert, rend possible au sein d'un tel acte la « conversion » qui à la fois distingue et unit deux aspects du même jugement posé par l'esprit : ce jugement étant négatif en tant qu'il écarte ce qui serait étranger à l'entité dont il va y avoir découverte, ce même jugement étant affirmatif en tant qu'il constitue la saisie de cette même entité une fois découverte. On voit donc que, dans le second cas comme dans le pre­mier, d'une part le signe exerce une sorte de médiation requise en fait par et dans la communication de la vérité, d'autre part cette médiation est intrinsèquement subordonnée à l'acte de l'esprit dont elle ne laisse pas d'être psychologiquement la condition. Troisièmement, le signe intervient au cours de l'élaboration dont la découverte est normalement l'origine. Le signe est alors, en général, reforgé. 193:156 Il doit en effet être réadapté aux exi­gences de l'idée dont il a rendu possible la découverte et au service de laquelle il doit devenir un instrument d'investigation et de communication. En sorte que, dans ce troisième cas comme dans les deux premiers, l'invention du signe est subor­donnée à l'appréhension de l'idée tout comme la mise en œuvre en est normée par l'acte de l'intelligence auquel il est intégré. Or cette ordination se trouve altérée dans la présentation bourbakienne. Celle-ci, en effet, vise à donner, des notions primitives, celle de relation par exemple, une définition qui paraisse auto­suffisante dans l'ordre purement formel ; mais elle réintroduit en fait, nous l'avons vu, un contenu intelligible non formalisé, au moyen du signe, en l'occurrence de la flèche. En sorte que le signe, ou bien est déclaré, officiellement pour ainsi dire, étran­ger à un formalisme vide, ou bien est en fait à l'origine d'une intelligibilité à laquelle il ne peut donc plus être subordonné. Implicitement, mais en réalité, l'acte se réfère au signe, non à l'idée. L'acte qui constitue la manifestation propre de l'intelli­gence risque donc de se trouver voilé quant à sa nature et paralysé quant à l'exercice par la présentation moderne de la mathématique, tant par le rôle accordé nous venons de le voir au signe dans cette présentation, que par la substitution du résultat de l'acte à l'acte même de juger, ainsi que nous l'avons observé à propos de l'égalité. Cet écueil est, il est vraie sur­monté instinctivement par les mieux doués, qu'ils soient en­seignants ou enseignés. Il convenait cependant de le signaler, parce qu'il tient à l'essence même du bourbakisme ; et parce qu'en conséquence, ne manqueront pas d'en pâtir la plupart de ceux à qui les méthodes nouvelles sont imposées, sans qu'ils puissent en discerner ni les limitations internes ni la véritable portée. #### 3. -- La position bourbakienne, concernant la nature des entités mathématiques, rend compte de ce qu'implique en fait cette même position concernant le rap­port entre la mathématique et la mé­taphysique. Concevoir l'ensemble des entités mathématiques comme une sorte d'univers « fermé », résorber l'opération mathématique dans l'ensemble des résultats qui lui sont associés, et aliéner ainsi l'acte de juger, sont, nous venons de le voir, en étroite connexion : 194:156 le premier reconduit au second comme au principe prochain de son explication. Nous confirmerons la cohé­rence interne du bourbakisme en observant que ces « pré­misses » rendent compte effectivement de certaines assertions qui de prime abord paraissent sans portée, alors qu'à la ré­flexion elles engagent une manière de concevoir le rapport qui existe entre la mathématique et la réalité. Nous allons examiner deux cas que nous considérons comme typiques ; le premier se réfère principalement à la manière de concevoir, en mathé­matique, les entités, l'autre principalement à l'acte de juger. **La conception bourbakienne\ de l'entité mathématique.\ Identité et égalité.** Concevoir l'entité mathématique comme étant « fermée » induit à confondre l'égalité avec l'identité, c'est-à-dire à con­fondre l' « un » mathématique avec l' « un » métaphysique. « Le but étant d'apprendre aux élèves à passer du sens usuel du mot égalité à son sens mathématique qui est l'identité, on évitera autant que possible le pluriel, objets égaux, puisqu'en fait il y a alors un seul objet » ([^90]). Le mot « égalité » doit-il, dans le domaine mathématique, signifier « identité » ? La réponse affirmative et catégorique donnée à cette question dans un exposé élémentaire, requiert d'être examinée. -- Considérons d'abord la mathématique elle-même. Force est d'observer que la distinction entre « égalité » et « identité » y a toujours été reconnue, et doit y être maintenue. Et cela parce que cette distinction est en fait présupposée par la mathéma­tique telle qu'elle est concrètement. Si, par exemple, on veut établir que « Toute fonction symétrique rationnelle des racines d'une équation algébrique est une fonction rationnelle des coef­ficients de cette équation », on montre que, pour l'expression considérée, l'invariance numérique qui constitue l'hypothèse entraîne l'invariance formelle qui implique immédiatement la conclusion. Or l'invariance formelle est à l'invariance numé­rique ce que l'identité est à l'égalité. Une égalité n'est pas tou­jours une identité. 195:156 Mais, en l'occurrence, dans les conditions qui sont énoncées, l'égalité entraîne l'identité. C'est le passage de la première à la seconde qui constitue le medium de la démonstration. Or, il ne pourrait y avoir de passage s'il n'y avait distinction. Comment dès lors affirmer que « le sens ma­thématique du mot égalité est l'identité » ? Faudrait-il donc conclure que la présentation moderne de la mathématique consiste, au moins en partie, à affirmer en principe le contraire de ce qu'on observe dans la mathématique « en acte » ? Nous préférons estimer que la présentation moderne peut être libérée de toute incohérence, mais il faut préciser quelles sont les conditions qui le rendent possible. Examinons donc ce qui paraît faire difficulté, savoir le fait de se référer au « sens usuel du mot égalité ». Ce sens implique pluralité ; on ne dit pas qu'un objet soit égal à lui-même ([^91]), mais que deux ou plusieurs objets sont égaux entre eux. Or cela sup­pose que chacun de ces objets est « un » objet et non pas « plusieurs ». C'est ce qu'on exprime par un dédoublement virtuel en affirmant, de chaque objet, qu'il est « identique » à lui-même : « identique », et pas seulement « égal ». L'égalité au sens usuel suppose donc l'identité au sens usuel, tout comme, en mathématique, l'égalité numérique se réfère à l'identité for­melle. Cela s'appelle l'analogie, et plus précisément « analogie de proportionnalité ». -- Cela étant rappelé, il est aisé de voir que si le bourba­kisme refuse, dans le domaine mathématique, la distinction « égalité-identité », c'est parce qu'il conçoit les entités mathé­matiques, chacune et toutes ensemble, comme constituant un ordre à part, auto-suffisant et fermé, et non comme un ordre ouvert sur la réalité bien que distinctement spécifié. L'errance ne se comprend qu'en fonction de la vérité. Rappe­lons donc comment se trouve fondée la distinction « égalité-identité ». L' « un » étant convertible avec l' « être », les modes de l' « un » suivent à ceux de l' « être ». Et notamment : l' « un », dans le mode « quantité », est l' « égalité » ; l' « un », dans le mode « qualité », est la « similitude » ; l' « un », dans le mode « relation », est la « réciprocité » ; l' « un », dans le mode « substance », est l' « identité ». 196:156 La distinction « iden­tité-égalité » est donc la manifestation, dans l'ordre de l' « un », de la distinction qui, primordialement, existe dans l'ordre de l' « être » entre la substance et la quantité. L' « égalité » est, dans la « quantité », ce que l' « identité » est dans la « subs­tance », et par conséquent dans l' « être ». Et comme l'être est immanent à chacun de ses modes, l' « identité » qui, dans l'ordre de l' « un », correspond à l'être, est immanente à cha­cun des modes de l' « un », en particulier à l' « égalité » : l' « identité » est dans l' « égalité » et s'en distingue, de même que l' « être » est dans la « quantité » et s'en distingue. On comprend ainsi pourquoi la distinction « identité-éga­lité » se retrouve dans la quantité, et par suite pourquoi on observe que cette distinction est effectivement mise en œuvre par la mathématique. Mais on voit également que cette distinc­tion se trouverait privée de tout fondement si on ne reconnais­sait pas la réalité de celle qui existe entre la substance et la quantité ; ou bien, ce qui en fait revient au même, si on attri­buait à la quantité le rôle qui est celui de la substance. Or, concevoir les entités mathématiques comme étant fer­mées, consiste à les poser comme étant indépendantes de toute autre réalité qui leur serait antécédente ; elles sont alors, en fait et quoiqu'on en veuille, des absolus autonomes. Or, c'est de cette manière qu'on définit la substance. Par suite, ces entités sont fonctionnellement « substance » ; tout se passe, au point de vue mathématique, comme si elles étaient des substances. Et comme ces mêmes entités ne laissent pas d'être « quantité », puisqu'elles sont l'objet propre de la mathématique, il s'ensuit que la distinction « substance-quantité » se trouve écartée : écartée « fonctionnellement », en ce sens que cette distinction ne peut jouer aucun rôle dans cette mathématique dont la systé­matisation bourbakienne constitue la norme épistémologique. Dans cette mathématique-là, il est en droit impossible de dis­tinguer l' « égalité » de l' « identité » ; et comme, absolument, l' « identité » est dominante puisqu'elle ressortit à l' « être », c'est elle qui absorbe l' « égalité » : « le sens mathématique du mot égalité est l'identité ». Concevoir, au contraire, les entités mathématiques comme étant ouvertes, c'est les référer à la quantité qui existe concrè­tement dans la réalité ; les définitions formelles des notions, irremplaçables au point de vue propre de la mathématique, ne sont pas alors considérées comme étant ontologiquement consti­tuantes des entités. Et comme la quantité concrète ne subsiste elle-même que dans la substance, les entités mathématiques, supposées ouvertes, se réfèrent, dans leur ensemble, indissociablement à la substance et à la quantité. 197:156 Dans ces conditions, la distinction « identité-égalité » est, pour la mathématique elle-même, radicalement parce qu'ontologiquement fondée ; cela résulte des considérations d'ordre métaphysique ci-dessus rappelées. On voit donc que les principes abstraits, dont s'inspire effectivement quoique implicitement la systématisation bourba­kienne, notamment le caractère fermé attribué à l'entité mathé­matique, entraînent comme conséquences des affirmations que la présentation moderne pose en fait sans d'ailleurs les justifier en droit, comme ayant également valeur de principe, bien que ces pseudo-principes se trouvent démentis par le développe­ment effectif de la mathématique. Qu'en conclure ? Sinon ceci. Dans le cas Bourbaki, comme dans beaucoup d'autres, l'erreur ne s'infiltre qu'à la faveur d'une systématisation dont la seule justification est en défini­tive un choix a priori. Nous ne contestons pas la légitimité de tels choix, à la condition toutefois qu'ils se révèlent a poste­riori conformes à l'expérience, par le développement de leurs implications. Nous refusons donc, en Bourbaki, la systémati­sation qui s'accompagne d'une usurpation en quelque sorte métaphysique : l' « un » numérique remplace l' « un » onto­logique, la quantité abstraite reconstruite par l'esprit est subs­tituée à la quantité réelle et à l'être lui-même. Mais nous recon­naissons que les apports de Bourbaki ont une valeur théoré­tique au point de vue propre de la mathématique. Pas n'est besoin, pour la leur conserver, de leur attribuer un rôle que, de par leur nature, ils ne peuvent avoir. **La conception bourbakienne de l'acte de juger.\ Dégra­dation de la « relation ».** Résorber l'acte de juger dans les entités qui en constituent la condition ou le résultat induit à identifier la réalité intelli­gible qui est le véritable objet du jugement avec le signe qui lui est associé. Nous allons l'observer en considérant encore le cas de la relation : celle-ci joue, en mathématique, un rôle si « capital » qu'on ne saurait trop y insister. Nous nous placerons d'ailleurs, dans ce qui suit immédiatement, à un point de vue nouveau, en vue d'assumer la conclusion du paragraphe précédent. 198:156 Résorber l'acte de juger dans les entités qui en constituent la condition ou le résultat entraîne en effet de concevoir ces entités d'une manière fermée, et par conséquent de confondre, on l'a montré, l' « un » métaphysique avec l' « un » mathématique. La confu­sion entre la réalité intelligible objet du jugement et le signe qui lui est associé, en l'occurrence l'assimilation de la « rela­tion » à la « flèche », peut donc être expliquée par sa cause radicale, à savoir, comme nous l'avons vu, l'altération de l'acte de juger. Cette même confusion peut également être référée à celle qui concerne les deux espèces de l'unité. C'est ce que nous allons maintenant indiquer. -- L' « un » métaphysique, étant convertible avec l'être, est absolu. Nous entendons par là que ce dont on affirme l'unité n'a, comme tel, à être référé à quoi que ce soit autre, non plus qu'à une division virtuelle qui manifesterait l'existence de parties existant seulement en puissance. L'être considéré en tant qu' « un », objectivement et quoi qu'il en soit du mode d'appréhension de cette unité, est absolu, posé en soi. L'un mathématique est au contraire relationnel par essence, et cela de deux manières différentes. « Radicalement » d'abord, puisqu'il est relatif à l' « un » métaphysique comme la quan­tité l'est à l'être. Et ensuite, « formellement », en ce sens que, dans la quantité soit continue soit discontinue, l'un et le mul­tiple sont corrélatifs l'un de l'autre ; ils ne se définissent que mutuellement, par rapport l'un à l'autre : et cela non pas seulement en raison du mode de leur appréhension, mais égale­ment en eux-mêmes objectivement. Toute entité, supposé qu'elle soit appréhendée, l'est comme étant « une ». Et, spontanément, l'esprit conçoit cet « un » conformément à la nature de l'entité qu'il appréhende. Cela est vrai, en particulier, de l'entité mathématique. Elle n'est appré­hendée que comme étant « une », et elle ne peut être appré­hendée conformément à sa nature véritable, que si le type de l' « un » qui lui est spontanément attribué est celui de la ma­thématique, type relationnel nous venons de le rappeler. Il en est ainsi pour une entité mathématique quelle qu'elle soit, mais cela est évidemment plus manifeste pour la relation : l' « un » qui se trouve attribué, nécessairement quoique implicitement, à une relation mathématique du fait qu'elle est appréhendée, doit être l' « un » de type relationnel et non l' « un » de type absolu. On voit dès lors la conséquence de la confusion qu'implique, entre les deux modes de l'unité, la systématisation bourbakienne. Les entités mathématiques sont censées être appréhendées conformément au type absolu de l'unité. 199:156 Par le fait même, elles se présentent, nous l'avons déjà observé, comme étant « fer­mées » ; de plus, elles sont conçues comme des absolus, comme des choses en soi. La relation elle-même ne peut échapper à cette norme, laquelle exclut toute acception, étant donné qu'elle se trouve inéluctablement impliquée par l'axiomatisme qui constitue l'inspiration même de la systématisation bourbakienne au point de vue épistémologique. Or, si la relation ne peut être conçue que comme, une « chose », force est de l'assimiler à ce qui simultanément, d'une part en est le plus proche et d'autre part se présente comme étant un objet « en soi ». La relation devient dès lors : soit le signe qui, en réalité, ne fait que la représenter, soit le couple des deux extrêmes qui, en réalité ne sont pas la relation elle-même, puisqu'ils jouent d'ailleurs, chacun respectivement, vis-à-vis d'elle, deux rôles différents. C'est bien ce qu'on observe en Bourbaki : la relation, c'est la « flèche », ou c'est le « couple » ([^92]). -- Cette dégradation de la relation peut d'ailleurs, rappe­lons-le, être expliquée « directement ». La relation, au sens « trivial », n'est pas seulement un rapport établi par l'esprit. Elle est objectivement une réalité, laquelle est distincte de celle de ses extrêmes. Mais elle ne peut être saisie comme réalité propre, et donc conformément à son unité propre, que dans un acte par lequel l'intelligence à la fois considère les deux extrêmes à un même point de vue et en discerne les rôles respectifs, acte qui consiste donc à distinguer en affirmant l'unité, c'est-à-dire à juger. Or, si on admet, confor­mément à ce que nous croyons être la vérité, que la relation mathématique est objectivement fondée dans la relation « ordi­naire », tout comme la quantité mathématique est objectivement fondée dans la quantité « ordinaire », il s'ensuit que la relation mathématique ne peut elle-même être saisie que dans un juge­ment. Altérer l'activité de jugement entraîne donc de devoir substituer à la relation elle-même les éléments qu'elle intègre, et que, désintégrée, elle laisse à l'état de « choses » séparées. 200:156 La définition proposée pour la relation constitue donc, en Bourbaki, une sorte de test. Le *modus significandi* adopté dans cette définition manifeste en effet *in actu* ce dont il est la conséquence nécessaire, savoir soit l'un soit l'autre des deux postulats fondamentaux dont fait état, sans les expliciter, la nouvelle systématisation proposée pour l'ensemble des ma­thématiques, c'est-à-dire : d'une part le caractère fermé des entités, d'autre part la mise à l'écart de l'acte de juger. Ces deux postulats sont d'ailleurs, chacun respectivement nous l'avons vu, mis en évidence par des critères propres ; et ils sont connexes l'un de l'autre. Le jugement consistant en l'affir­mation d'une identité dans l'être, si on n'en considère pas l'acte mais seulement l'expression, l' « être » n'affleure plus ; il n'est pas évincé parce qu'il ne peut pas l'être, mais il n'est plus « avoué ». Par le fait même, les entités entre lesquelles le jugement établit un rapport sont en fait considérées comme étant « fermées ». Et, en retour, si on conçoit les entités mathé­matiques comme étant auto-suffisantes, indépendamment de toute référence à la réalité, on doit écarter le jugement d'exis­tence qui fonde ce rapport à la réalité. Dès lors, le jugement, bien qu'il ne puisse, non plus que l'être, être écarté absolument, se trouve réduit à un enchaînement formel privé de contenu intelligible (**54**). On doit donc reconnaître la profonde cohérence du système bourbakien : cohérence formelle au point de vue de la mathé­matique, cohérence conceptuelle au point de vue de la méta­physique. Et par « conceptuel », nous entendons « ce qui concerne la manière de concevoir ». Ces deux cohérences dé­coulent de la même inspiration, mais elles ne sont pas liées l'un à l'autre. La première constitue un précieux instrument au service de la vérité. La seconde serait également un bien, si la manière de concevoir dont elle est un attribut était elle-même conforme à la vérité ; nous ne pensons pas qu'il en soit ainsi, et nous croyons l'avoir établi. C'est pourquoi nous esti­mons que le précieux appoint du bourbakisme sera conservé, à la condition toutefois de rectifier le modus concipiendi mis en œuvre dans la systématisation bourbakienne, et d'en fonder la cohérence sur le double aspect de la même confor­mité : celle de l'entité mathématique avec la réalité, celle de l'acte de juger en mathématique avec la vérité. 201:156 ### II \[C\]. -- Nous pouvons récapituler cette seconde partie consacrée à la remise en question de l'essence de la mathématique, en considé­rant de nouveau la nature de l'unité. « L'un » est, au point de vue intelligible, la première mani­festation de l'essence ; et il se retrouve, analogiquement, dans l'être et dans ses modes. Nous avons vu, dans la première section de cette deuxième partie, que, considérée à partir de la mathématique, l'unité de la mathématique doit être référée à l' « acte-idée » plutôt qu'aux concepts et au langage. Nous avons donc été amenés à cette conclusion en nous plaçant au point de vue particulier de la quantité ; nous allons voir qu'au point de vue plus général de l'être, elle ne laisse pas d'être également fondée. Qu'est-ce que la mathématique ? Selon Aristote, et selon la philosophie « classique », cette discipline se définit, comme toute autre, par son « objet formel », c'est-à-dire par un certain point de vue dont l'esprit fait choix pour considérer la réalité, et corrélativement par tel aspect de la réalité que cette disci­pline se propose d'étudier. C'est la « quantité », détermination objective de l'être, qui spécifie la mathématique. La locution « ta mathematica », qui est au pluriel, désigne en général les entités mathématiques, c'est-à-dire les objets singuliers en lesquels se distribue concrètement l'objet propre de la mathématique qui est, formellement, la quantité. Il faut donc, selon cette doctrine, distinguer trois sens dif­férents pour le mot « mathématique ». 1\. « Mathématique » désigne le type de savoir acquis et exercé par l'esprit lorsque celui-ci considère la réalité au point de vue de la « quantité ». La « quantité » est, en ce sens, la ratio formalis sub qua qui spécifie la mathématique ex parte subjecti. 2\. « Mathématique » désigne en général l'objet de la ma­thématique entendue au premier sens. Cet objet, ou objet formel quo, est la quantité, abstraite de la réalité ; cette quantité abstraite est dans l'esprit, sans laisser d'être référée à la réalité. 202:156 3\. « Mathématiques » (ta mathematica) désigne les entités mathématiques singulières, en tant que celles-ci sont respec­tivement et immédiatement référées à la réalité dont elles sont abstraites ; par exemple tel nombre, référé implicitement à l'un des ensembles concrets dont il est le nombre. -- Cette manière de voir peut être conservée, à la condition toutefois d'entendre l'abstraction qui figure dans la définition du sens (2) d'une manière plus « active » que ne le faisait Aristote ([^93]). Quoi qu'il en soit, ce schéma définit la mathématique comme étant « une » ; et il assigne, de cette unité, un fonde­ment qui, dans la même mesure que la définition proposée, est adéquat à la réalité. La mathématique est « une », en vertu de l' *objet formel quo* (2), et corrélativement de la *ratio formalis sub qua* (1) ; bien que les *ta mathematica* soient multiples. Or cette corrélation entre (1) et (2), qui fonde l'unité de la mathémati­que, elle est une réalité concrète, seulement dans l'acte de l'es­prit. Car, si la *ratio formalis sub qua* existe virtuellement dans l'esprit, et l' *objet formel quo* potentiellement dans la réalité, ces deux choses ne sont réelles que dans l'acte, et elles le sont alors uniment. Selon la vue traditionnelle, le fondement véritable de l'unité considérée au concret est donc, pour la mathématique, l'acte de l'esprit, l'acte du mathématicien. Cet acte, multiple quant à l'exercice, ne laisse pas d'être toujours le même quant à la spécification, et pour autant d'être « un » en son exercice même. Et comme les caractères de l'acte appartiennent néces­sairement à ce qui en procède immédiatement, la mathématique est « une » dans la diversité des *ta mathematica*, comme l' « acte » est « un » dans la multiplicité de ses itérations. Ainsi, selon la vue traditionnelle, les deux fondements de l'unité, distingués formellement et respectivement définis, constituent ensemble le principe concret de l'unité réelle, mais seulement en vertu de l'acte qui en réalise la corrélation. 203:156 Le fondement prochain de l'unité est donc bien, pour la mathématique, l'acte de l'esprit, celui-ci étant considéré selon sa spécification. Cet acte serait-il l' « acte-idée » (\[13\], 50), dont M. A. Revuz a, nous l'avons vu, heureusement souligné l'importance ? Identifier ces deux « actes » l'un à l'autre ne serait que concordisme obtus. Il est en retour instructif de discerner l'exis­tence d'une concordance en quelque sorte spontanée entre l'acte intellectuel d'Aristote et le « geste intellectuel » de M. A. Revuz. Nous allons le préciser, non sans retrouver à un autre point de vue la tension entre le « traditionnel » et le « moderne » que nous avons maintes fois observée. Suivons le cheminement, pour ainsi dire cyclique sinon génétique, que suggère le titre du présent article. « De la mathé­matique d'Aristote à la mathématique moderne, en passant par les mathématiques ». Voilà, « du point de vue de Sirius », les justes proportions que prend l'aventure. Voyons d'un peu plus prés, car précisément on ne revient pas exactement au même point. Aristote jeta les fondements de l'épistémologie scientifique en se plaçant au point de vue de l'être. La rigueur métaphysique qui présida à cette entreprise avait, dans Euclide, Eudoxe, Calippe, qu'Aristote connaissait, un répondant de nature pro­prement mathématique ; mais cette rigueur dégénéra en forma­lisme verbal lorsque des philosophes auxquels la mathématique était étrangère s'en emparèrent. Cela ne contribua pas à accré­diter les principes d'Aristote auprès des mathématiciens légiti­mement occupés à faire de la mathématique, plutôt que préoc­cupés de fonder leur science au point de vue de la métaphysique. Il convenait d'abord, au regard des mathématiciens, que la mathématique existât et par conséquent se développât ; cela, de soi, induit à considérer la mathématique dans les *ta mathematica*. Qu'advint-il, au cours de ce développement, de l'unité ? C'est une question « seconde », une question de philosophe que la science elle-même ne retrouve qu'en réfléchissant sur sa propre démarche : signe de maturité, ou symptôme de sénilité ? On comprend donc qu'ait prévalu le troisième des sens ci-dessus définis, celui qui est lié au pluriel : « les mathémati­ques ». *Les* entités, *les* algorithmes, *les* théories, dont *les* créations respectives se succèdent, non sans cohérence, mais indépendamment de toute norme fixée a priori et en excluant par conséquent le cadre que constituerait une systématisation univoque ; voilà les « mathématiques vivantes ». 204:156 Nul mathéma­ticien n'en disconviendra ; et il est probable qu'avant une dé­cennie l'ensemblisme, mode légitime mais injustement dictato­riale, sera rejetée comme un carcan gênant. *Les* mathématiques déborderont toujours *la* mathématique, à la manière dont l'ex­périence, périodiquement, déborde les théories de la physique ([^94]). Les mathématiques, qui ont enfoui inconsidérément la mathé­matique d'Aristote, enfouiront a fortiori celle de Bourbaki. -- On doit cependant reconnaître que le succès de Bourbaki, fût-il provisoire, n'est pas sans fondement. L' « un » étant convertible avec l'être, l'acte de l'intelli­gence requiert l'unité de ce qu'il étreint. L'intelligence, pour comprendre, envisage son objet de telle manière que celui-ci soit un, ou bien instaure en son objet une unité qui en manifeste l'intelligibilité. Une science est donc mieux un savoir, et partant mieux elle-même, si elle est plus une ; la mathématique n'échappe pas à cette norme commune. Il s'ensuit que les mathématiques doivent être récapitulées dans la mathématique ; cela, en droit et éminemment, justifie Bourbaki, du seul fait que les mathématiques sont œuvre de l'esprit. Reste cependant à déterminer la nature de la récapitulation dont il s'agit. Or, nous avons vu que le patronage de Galois, invoqué par les meilleurs des Bourbakistes, désigne l' « acte-idée » comme étant, pour la mathématique moderne, le fonde­ment de la créativité non moins que celui de l'unité : l' « acte-idée », et non, quoi qu'en dise Bourbaki épistémologue, le con­cept ou la manière de signifier. La « reconversion » des mathé­matiques, émancipées de la mathématique d'Aristote, en la mathématique moderne comporte donc deux interprétations et pour autant deux aspects différents, selon qu'on considère l'unité de la « mathématique moderne » comme étant la réalité qu'elle pourrait et devrait être, ou bien comme consistant en ce que la démarche réflexive de ses théoriciens prétend la faire être. 205:156 Examinons d'abord l'unité de la mathématique moderne en son authentique réalité, donc en tant qu'elle est fondée sur l' « acte-idée ». Nous entendons par là, du point de vue formel de la « mathématique moderne », que l'unité en est réellement fondée sur le discernement des structures ([^95]). Le principe de l'unité, ce ne sont d'ailleurs pas les structures elles-mêmes. Mais celles-ci constituent pour ainsi dire la matière de celui-là ; et cela de deux manières différentes : soit que ces structures sou­tiennent entre elles un rapport d'analogie, soit que chacune d'elle se retrouve en des entités mathématiques différentes qui sont par le fait même semblables entre elles. L'unité est dans la similitude et dans l'analogie ; elle est donc en vertu des struc­tures, mais elle n'est pas dans les structures elles-mêmes. On peut dire équivalemment, que l'unité est donc réalisée dans un « acte-idée » : dans une idée, laquelle consiste précisément à rapprocher les unes des autres les entités qui ont même struc­ture, c'est-à-dire découvrir, entre ces entités, le « medium » de leur unité ; dans un *acte*, car seul un jugement permet de saisir, en l'affirmant, l'unité qui existe selon un aspect déterminé entre deux choses différentes : entre deux entités quant à la structure, entre deux structures quant à l'analogie. Cette manière de concevoir l'unité de la mathématique mo­derne précise, loin de l'exclure, la détermination d'Aristote. Premièrement, pas d'exclusion. Car, mettre en évidence le rôle de l'acte entraîne que l'on considère les entités mathéma­tiques comme étant « ouvertes ». Leur unité possède dès lors le même caractère : c'est-à-dire que la réalité en est en droit fondée sur l'être, au même titre que celle des entités elles-mêmes. Deuxièmement, précision : Les *ta mathematica* sont un, en ce sens que chacune de ces entités, concrète au point de vue du mathématicien, satisfait à la définition de la mathé­matique, cette définition étant fondée sur la quantité ainsi qu'il a été expliqué. Voilà la doctrine d'Aristote : les entités mathé­matiques sont « un » parce qu'elles ont toutes le même fonde­ment au point de vue métaphysique, et parce qu'elles en procèdent de la même manière au point de vue épistémologique. Voici maintenant la précision qu'apporte la mathématique mo­derne. 206:156 Cette même unité, définie comme il vient d'être dit, et ainsi fondée objectivement dans la réalité, peut -- et même doit -- également être caractérisée au point de vue propre de la mathématique ; à ce point de vue, elle consiste en la similitude et en l'analogie qui ont formellement pour contenu les « struc­tures » des entités mathématiques. Ainsi, l'unité de la mathéma­tique, d'une part est « *fondée dans *», d'autre part « *consiste en *» ; l'un précise l'autre, et même le requiert : cela est possible, parce que l'unité est envisagée à deux points de vue différents. L'unité d'ailleurs « suit » l'être ; l'unité entre les entités « suit » les entités elles-mêmes. Tout de même que l'entité mathématique est *fondée dans* la quantité au point de vue méta­physique, et *consiste en* sa définition formelle au point de vue mathématique, ainsi en est-il de l'unité. En ce sens, l'unité est une notion « ouverte », comme l'entité l'est elle-même, et en même temps qu'elle. On voit donc que si l'unité de la « mathé­matique moderne » est considérée en son authentique réalité, c'est-à-dire en tant qu'elle procède de l' « acte-idée », elle s'insère organiquement dans l'unité de la mathématique en tant que celle-ci est fondée sur la quantité. Il n'y a pas deux « unités » de la mathématique, pas plus qu'il n'y a dualité pour l'être mathématique. On le comprend par l'analogie. En ce qui n'est pas « par soi », l'être propre, que mesure la nature, est à la fois distinct et indissociable du subsister qui est dans la réalité ; et, corrélativement, sont pareillement distincts et in­dissociables : d'une part le principe radical de l'unité, d'autre part le constitutif formel de la même unité. Aussi le développement *des* mathématiques peut-il avoir pour conséquence de parachever l'unité de *la* mathématique : l'unité qui procède de l' « acte-idée » explicitant celle qui est fondée sur la quantité. Dans cette vue, la « mathématique moderne » doit être en vérité considérée comme un achèvement, parce qu'elle n'introduit, au point de vue propre de l'unité, aucune solution de continuité. Et, en ce sens, nous disons que le succès de Bourbaki n'est pas sans fondement, il s'intègre dans le développement de la mathématique : il demeurera, même quand la mode de l' « ensemblisme » passera. -- Nous devons examiner, en second lieu l'unité de la « ma­thématique moderne », telle que la caractérisent les auteurs plus attentifs en fait à la systématisation qu'à l'intelligibilité. Non certes que ces savants mathématiciens méconnaissent leur propre science ; mais, pour en assigner l'unité, ils la considèrent a posteriori et réflexivement, plutôt que dans son jaillissement. 207:156 L'unité de la mathématique reposerait, pensent-ils, sur l'identité des concepts et de la manière de s'exprimer, non sur l' « acte-idée ». Nous croyons que cette manière de conce­voir imposerait à la mathématique un formalisme qui la condui­rait à une impasse si elle ne le brisait, et qu'elle a pour effet de couper d'avec la réalité les entités et les théories mathéma­tiques enfermées dans ce même formalisme. Il serait sans intérêt de reproduire les observations que nous avons faites à plusieurs reprises ; elles valent évidemment pour l' « unité » comme pour les « entités » : nous venons de l'expliquer au paragraphe précédent consacré à la conception réaliste de celles-ci et de celle-là, il est inutile de le reprendre en considé­rant la conception formaliste qui nous occupe maintenant. Il sera plus instructif de discerner quelle peut être l'ori­gine, sinon la cause, de la différence, et en fait de la confusion, entre ces deux conceptions, l'une réaliste, l'autre formaliste, des entités et de l'unité. Le document qui sert de base pour la réforme de l'enseignement mathématique se place à un point de vue pragmatique. Cette option, légitime si on considère la réforme elle-même, a rejailli sur la manière de caractériser la mathématique en tant que « moderne ». Se trouvent en effet mises à parité, du seul fait qu'elles interviennent conjointement dans les recherches contemporaines, des notions qui sont ce­pendant bien différentes les unes des autres, tant par leur nature que par leurs implications (**64**). En particulier, au point de vue de l'unité, les deux notions d'ensemble et de structure ne peuvent être assimilées. L' « en­semble », étant caractérisé comme ce à quoi l'appartenance d'un élément peut être décidée *soit* par « oui » *soit* par « non », est une notion univoque. La « structure », au contraire, induit, nous l'avons observé, à découvrir la similitude et l'analogie. Or, si l'univocité rend possibles a posteriori des classifications qui ne laissent pas d'être utiles, elle est de soi stérile ; au mieux, elle engendre la répétition, laquelle est seulement de l'ordre dégradé. Tandis que la similitude et l'analogie sont fécondes, l'expérience le prouve et en particulier l'expérience Bourbaki ([^96]). 208:156 La raison en est double. Radicalement, elles sont précisément les structures qui conviennent à l'être comme tel, en sorte qu'elles en approprient la communicabilité à chacun des modes dans lesquels elles se retrouvent. Formellement, elles peuvent intégrer une structure d'ordre : l'unité d'un ordre consistant en ce que les éléments qui le constituent, soutiennent des rela­tions semblables ou analogues entre elles avec le principe de cet Ordre. Ajoutons que la notion de structure se réalise dans l'entité « ensemble », et que les ensembles n'ont d'intérêt que par la différenciation de leur structure. L'inverse n'est pas vrai. Si en effet on considère plusieurs structures, deux cas sont possi­bles. Ou bien elles sont incompatibles entre elles, en sorte que leur « ensemble » n'a d'existence que verbale. Ou bien elles s'intègrent dans une « superstructure », disons dans une « ca­tégorie », dont elles deviennent, chacune respectivement, un élément qualitativement différencié. Mais alors, c'est cette « catégorie » qui joue le rôle de *structure* pour *l'ensemble* des structures primitivement considérées ; c'est donc bien la notion de structure qui se réalise dans l'entité « ensemble », et non l'inverse. On voit donc que si l' « ensemble » et la « structure » figurent également parmi les notions privilégiées de la « ma­thématique moderne », ils ont respectivement, en droit comme en fait, des portées bien différentes. La structure, riche de similitude et d'analogie, répond à l' « acte-idée ». L' « ensem­ble » est une entité à laquelle correspond seulement un concept, à moins précisément qu'elle ne soit structurée. Il s'ensuit qu'il y a un « ensemblisme », tandis qu'il n'y a pas, si l'on ose dire, de « structuralisme ». Et nous appelons « ensemblisme » le fait d'introduire la notion d'ensemble dans les définitions des notions primitives, en sorte que l' « ensemble » est supposé être la plus primitive de toutes. « Au commencement est l'ensemble. » Tel est le postulat bourbakien, et en même temps l'hypothèque dont est grevée la systématisation bourbakienne. Nous avons déjà observé l'un et l'autre ; les définitions ensemblistes sont défectueuses, même au point de vue logique, parce qu'elles visent à ramener des notions qui sont primitives à la notion d' « ensemble » : or cela est impossible, et se présente d'ailleurs comme étant innaturel. 209:156 Il en va de même pour l'unité prétendument fondée sur le fait que les mêmes concepts et le même langage sont utilisés dans toutes les branches de la mathématique (**25**). C'est là une unité artificielle qui, liée à la prévalence accordée à l' « en­semble » et vouée par conséquent à passer en même temps que la mode ensembliste, ne peut résister à la découverte d'entités nouvelles. Est-il besoin d'ajouter que cette sorte d'unité, étant posée comme auto-suffisante, est incompatible avec toute au­tre manière de concevoir l'unité ; force est donc de lui attribuer le caractère « fermé », lequel est, de soi, non cohérent avec la véritable universalité. Dans cette vue, le développement des mathématiques aurait conduit de la mathématique, fondée en sa réalité et en son unité sur la quantité, à la mathématique ésotérique dont l'unité tient au jeu de la raison et non pas même à l'intelligibilité. Où serait le bénéfice ? -- Concluons en rappelant quel est l'Ordre véritable. Lui seul constitue la trame solide sur laquelle « Bourbaki » peut se dessiner comme de l'authentique beauté. « Au commencement est l'être » : cela, absolument. S'il s'agit de connaissance, il faut ajouter : « Au commencement est l'esprit ». Ces deux co-principes valent, d'une manière plus précise, pour la mathématique et pour son unité : d'une part la « quantité », d'autre part l' « acte-idée ». Et l'on peut dire : « Au commencement est le signe » ; en ce sens que le signe est matériellement dans la « quantité », et qu'il est l'expression de l' « acte-idée ». Bourbaki erre dès le commencement en posant : « Au commencement est l'ensemble ». Bourbaki, cependant, se res­saisit ; car il vaut beaucoup mieux par ce qu'il fait que par ce qu'il dit. Et ce qu'il fait, étant « réalité » et étant « acte » au point de vue mathématique, s'avère, comme il est normal, conforme aux véritables principes de la mathématique : non pas l' « ensemble », mais bien la « quantité » et l' « acte-idée ». Nous ne ferons donc que défendre Bourbaki contre Bourbaki, en reprenant et en transposant le célèbre slogan : « A bas Euclide ! » (\[1\], 2). Nous disons donc : « A bas l'ensemblisme ! Et, alors, vive Bourbaki ! » ([^97]) De la mathématique primordiale à l'ordre de la mathématique, par la permanente recréation des mathématiques. 210:156 ### III. -- La remise en question de la pédagogie mise en œuvre dans l'enseignement « des » mathématiques Nous examinerons cette remise en question, d'abord au point de vue du contenu de l'enseignement, ensuite au point de vue de ceux à qui l'enseignement est proposé. Nous terminerons en indiquant les importantes questions que nous paraît im­pliquer la nouvelle présentation. Nous nous plaçons, dans cette troisième partie comme dans les deux premières, au point de vue des réformateurs « sa­vants ». Nous visons donc à dégager les principes qui peuvent aider le lecteur à juger par lui-même, en tenant compte évi­demment d'une expérience qui peut être fort diverse. #### 1. -- La remise en question de la pédagogie, au point de vue du contenu de l'ensei­gnement. « Répéter » constitue un aspect important de la pédagogie ; cela, non seulement à l'intérieur d'un groupe restreint, mais actuellement aux dimensions de l'humanité tout entière. Et comme « répéter » exclut la nouveauté, « faire passer » dans l'enseignement les découvertes récentes a toujours présenté quel­que difficulté ([^98]). 211:156 On peut le déplorer, on peut faire le procès de la routine... ; il ne faudrait pas méconnaître qu'il y a une cause objective à cette difficulté, savoir l'inertie dont se trouve affectée, au sein de l'humanité ([^99]), la communication de la vérité. Les mathématiques dites « modernes » apportent, de ce fait, une nouvelle confirmation ; car enfin, ces définitions du nombre et de la multiplication présentées comme « modernes », elles remontent à Cantor et à Russell, c'est-à-dire à plus d'un demi-siècle. Laissons de côté cet aspect de la question, non sans observer qu'à cet égard Bourbaki est parfaitement conforme à la « tradition ». La réforme de la pédagogie au point de vue du contenu de l'enseignement, si elle modifie quelque peu la matière ensei­gnée, consiste surtout en un « esprit » ; et elle concerne principalement l'ordre d'exposition, par voie de conséquence l'épis­témologie. Examinons respectivement chacun de ces trois aspects. ##### En quoi consiste l'esprit de la «* *réforme » ? Selon M. A. Revuz, l'enseignement moderne doit mettre en évidence l'*idée* (\[2\], 85 a) ; il doit inciter l'étudiant à redécou­vrir, plutôt que transmettre une formule bien précise, laquelle n'a été en fait élaborée qu'en dernier lieu (\[2\], 85 b). Corréla­tivement : « Le reproche essentiel que l'on peut faire à l'en­seignement traditionnel, est de réduire toute la mathématique à la simple déduction... Le "Montrer que..." de la quasi totalité des énoncés montrait surtout qu'il ne s'agissait que de retrouver du connu, du catalogué, que l'on ne mettrait jamais l'élève dans la situation véritable où les problèmes se posent, c'est-à-dire sans que l'on sache quelle est la solution, sans qu'on sache même s'il y a une solution » (\[13\], 58). Ces observations et ces vœux nous paraissent profondément justifiés, dans la mesure toutefois où ils sont compatibles avec la réalité. Nous observons en effet que seul l'acte est communicable, et qu'il l'est en vertu de son objet. 212:156 D'où le rôle, *irremplaçable* au point de vue pédagogique, de la « formule bien précise », quoi qu'il en soit des autres aspects de son utilité. D'où, également, d'im­portantes conséquences concernant la « recherche » au point de vue pratique de la pédagogie. -- L'acte étant seul communicable, et l'étant seulement en vertu de son objet, on peut amener l'élève à se trouver dans une situation mentale qui l'induise à chercher, on peut lui expliquer comment se pose telle question encore non résolue ; mais il est impossible de lui communiquer directement l'acte de chercher. Il est impossible que le maître, en acte de re­cherche, communique directement cet acte qui est sien à l'élève dont l'esprit serait actué par ce « chercher » ; car celui-ci, n'ayant pas positivement de contenu, est une poten­tialité au sein d'un acte, mais formellement *n'est pas un acte *; or seul l'acte peut actuer. Communiquer l'acte de chercher ne peut se faire qu'indirec­tement, en mettant en évidence, dans l'acquis ou à partir de lui, certaines connexions ou certaines lacunes. Mais cela suppose qu'un acquis soit commun à celui qui est en acte de chercher et à celui à qui cet acte peut être communiqué. Cela exigerait donc, s'il s'agit du maître et de l'élève, que l'élève sût déjà ce que sait le maître, c'est-à-dire ce que justement il a à appren­dre... puisqu'il est élève. Ou bien, si l'on admettait que l'élève n'eût rien à apprendre, il s'agirait vraiment de l'enseignement au royaume Utopie. Nous ne voyons donc pas quelle portée réelle peut avoir la seconde des critiques de M. Revuz : « On ne met­trait jamais l'élève dans la situation véritable où les problèmes se posent, c'est-à-dire sans que l'on sache quelle est la solution, sans qu'on sache même s'il y a une solution ». On ne l'a jamais fait, et on n'a jamais tenté de le faire, parce que c'est impos­sible. Et, sur ce point également, les exposés de mathématique moderne sont en parfaite conformité avec la tradition. Ils comportent en effet des « exercices »... dont les « corrigés » forment un recueil à part, à l'usage du « maître » ! Nous ne le critiquons pas ; mais nous observons encore une fois que Bourbaki est en accord avec la réalité, par ce qu'il fait, non en vertu des principes qu'il énonce dans l'abstrait. -- Il faut stimuler le goût de la recherche, et en développer l'aptitude, même chez les plus jeunes ; on ne peut qu'en être d'accord avec M. Revuz. Mais on n'y peut réussir qu'à deux conditions. 213:156 Premièrement, il faut que la recherche proposée aboutisse, au moins en général ; sinon, en des esprits non formés, elle engendre le scepticisme au lieu d'éveiller la curiosité : on ne le constate que trop. Deuxièmement, et en conséquence, l'élève qui est en acte de recherche à propos d'une question, dont il présume il est vrai qu'il y a une résolution, doit être guidé ; autrement, dans la plupart des cas, la recherche risquerait précisément de ne pas aboutir. Or l'une et l'autre condition exigent que la recherche porte sur du « déjà connu ». Quelle pourrait bien être l'issue, même dans l'enseignement du second degré (\[13\], 76), dans une classe de première par exemple, d'une leçon consacrée à la « résolution » du problème des quatre couleurs !... -- Nous croyons donc pouvoir conclure que l' « esprit de la réforme » produira de bons fruits si les maîtres qu'il inspire sont réalistes et avertis. Mais, en retour, l'abandon inconsidéré de la mémorisation fixant l'esprit sur des « formules précises », la réduction excessive du temps consacré à l'enseignement magistral, la contagion endémique d'un questionnement aveugle, le snobisme portant vers le nouveau et l'ostracisme porté contre le « déjà connu », sont autant de périls menaçants qui peuvent se couvrir de l' « esprit de la réforme » tout en le trahissant. ##### L'ordre d'exposition, et ses implications, dans les traités de «* *mathématique moderne ». « Le professeur du second degré (et pas seulement lui, sans doute) ne doit pas se contenter d'être un professeur de mathé­matiques, mais plutôt chercher à être un professeur de mathéma­tisation. Reprocher aux mathématiques d'être abstraites est une sottise : elles le sont par nature ; mais reprocher à un ensei­gnement des mathématiques de ne pas montrer nettement d'où et comment les mathématiques ont été abstraites, est légitime » (\[13\], 67-68). Et, ayant justement observé « que ce qu'une génération qualifie d'abstrait est souvent considéré comme con­cret par la génération suivante » (\[13\], 68), M. A. Revuz estime que « Du point de vue pédagogique, il serait plus honnête de dire "partons du familier", que de dire partons "du concret" » (\[13\], 69). Aussi décrit-il ce qu'il appelle « Mathématisation de situations familières » : « L'étude de la situation consiste à la préciser, à y mettre de l'ordre et à chercher les lignes suivant lesquelles s'y exercent l'action et la réflexion. L'expérience d'un enfant très jeune est suffisante pour fournir un grand nombre de situations d'où les notions de base -- ensembles et relations -- peuvent être dégagées. » (\[13\], 69-70). 214:156 Ces excellents principes sont effectivement appliqués, notam­ment dans les manuels destinés à l'enseignement du premier degré, et même dans les meilleurs ouvrages d'initiation (\[14\]). Le seront-ils, pourront-ils l'être, par des maîtres trop hâtive­ment formés ? Nous n'examinons pas cet aspect de la question. Les réformateurs ont, selon nous, raison de ne pas se laisser arrêter par des difficultés qui ne tiennent pas à la nature même de la réforme. -- Choisir une manière de présenter la mathématique im­plique, pour cette présentation, le choix d'une méthode ap­propriée. La mathématique proprement dite étant introduite à la faveur d'une « situation », elle constitue un « moment », et plus précisément le « medium » d'une induction. C'est-à-dire qu'il faut se reporter à cette « situation » dont l'analyse a servi de point de départ, et confronter avec elle le modèle mathématique qui a été élaboré à partir d'elle. Se retrouvent dès lors les pro­priétés du raisonnement inductif, notamment le fait que, du réajustement alterné entre la « base » et le « medium », ré­sulte, pour l'un et pour l'autre, un approfondissement de l'in­telligibilité. M. A Revuz l'explique en des pages (\[13\], 70-73) que nous regrettons de ne pouvoir citer, et auxquelles nous con­seillons le lecteur de se reporter. Bornons-nous à ce qui concerne la mathématique elle-même. « L'étude mathématique du modèle conduira à une théorie déductive. Celle-ci sera fondée sur ses propositions de base -- ses axiomes -- qui sont l'expression mathématique de la structure du modèle... Il faut redire qu'exposer une théorie déductive sans énoncer clairement et présenter explicitement comme telles, les propriétés de départ de la théorie -- c'est-à-dire ses axiomes -- ne peut relever que de la confusion d'esprit ou de la malhonnêteté. Il faut redire aussi qu'énoncer des axiomes, sans indiquer quelle est leur origine (dans la situation réelle, ou mathématique, que la théorie a pour but d'étudier) est une autre forme de malhonnêteté, et réduit la mathématique à n'être qu'un pur jeu de l'esprit » (\[13\], 74). On ne saurait mieux dire : non seulement au point de vue de la pédagogie qu'adopte en ce passage M. A Revuz, mais absolument. On doit situer les axiomes d'une théorie déductive, d'une part en regard de la théorie elle-même en les énonçant clairement, d'autre part en regard de la « réalité » en précisant quel en est le fondement. 215:156 La difficulté sur laquelle nous croyons devoir, encore une fois et particulièrement au point de vue de la pédagogie, attirer l'attention, tient à la manière de concevoir le rapport qui existe entre ces deux « références » de l'axiome, l'une à la théorie dont il est l'origine, l'autre à la réalité en laquelle il est fondé. Nous retrouvons l' « ouvert » et le « fermé ». En l'occurrence, le rapport entre les deux « références » est conçu comme étant « ouvert », si ces deux « références » sont définies comme étant en continuité l'une avec l'autre ; et il est conçu comme étant « fermé », si ces deux « références » sont définies comme étant disjointes l'une de l'autre : la définition de l'axiome en tant que celui-ci est au principe de la théorie étant alors con­sidérée comme auto-suffisante, et donc comme excluant au même point de vue toute autre définition. -- Que les exposés « modernes » adoptent la conception « fermée », cela résulte, implicitement nous l'avons vu, d'une part de la teneur des définitions, d'autre part de la séparation, soit suggérée entre l'axiomatisation et l'intuition (\[14\]e IX), soit introduite entre les deux « références » de l'axiome, l'une ap­partenant seule au domaine mathématique, l'autre en étant ex­clue. Ajoutons que ce choix de la conception fermée, pour implicite qu'il soit, est rendu perceptible par des conséquences qui ont été effectivement observées. On a prétendu caractériser la mathématique moderne, en l'opposant à la mathématique tra­ditionnelle, notamment au point de vue suivant. « Avant », on procédait du particulier au général, « maintenant » on fait l'inverse, c'est-à-dire qu'on part du général pour aboutir au particulier ([^100]). Affirmation certes quelque peu sommaire, mais qu'excuse suffisamment le « genre littéraire ». Elle n'eût cepen­dant pas été formulée, si elle n'exprimait un aspect de la vérité ; et c'est cela qui importe. Les deux références de l'axio­me, l'une à la théorie l'autre à la réalité, peuvent être conçues comme étant soit en continuité soit séparées. La mathématique traditionnelle adopte le premier point de vue. Elle a donc pour point de départ le fondement des axiomes dans la réalité, c'est-à-dire « originellement » ([^101]) les données sensorielles et par conséquent le « singulier », le particulier ; en sorte qu'elle pro­cède du particulier au général. 216:156 La mathématique moderne adopte le second point de vue ; c'est-à-dire que, dans cette mathématique, la référence de l'axiome à la théorie dont il est l'origine est conçue comme étant séparée de la référence du même axiome à la réalité qui en est le fondement. L'axiome est donc, absolument, le point de départ, en deçà duquel il n'y a rien au point de vue mathématique. Et comme il est exprimé en termes généraux, la mathématique moderne se présente comme procédant du général au particulier. N'est-elle d'ailleurs pas souvent, pour la même raison, considérée comme étant un « pur jeu de l'esprit » séparée de la réalité ? Tel est précisément l'un des écueils dont M. A. Revuz discerne fort justement la cause : les axiomes sont définis comme étant des notions fermées. Le grand dommage nous paraît être que M. A. Revuz ne formule ses observations qu'en se plaçant strictement au point de vue pédagogique ; et que les réformateurs savants soient eux-mêmes les protagonistes de cette errance, c'est-à-dire qu'ils définissent en fait les axiomes comme étant des notions fermées, lorsqu'ils rédigent les traités-pilotes de la nouvelle mathématique. ##### L'épistémologie diffusée par l' « esprit de la réforme » et consignifiée par l'ordre de l'exposition dans les traités de mathématique moderne. « En droit, l'esprit est libre de procéder à son gré au choix des axiomes, sous la seule restriction de leur non-contradiction : problème redoutable d'ailleurs, qui n'a pas, lui non plus, de solution absolue. » (\[13\], 30). Ce « problème redoutable » a passionné, et puis lassé l'attention des logisticiens pendant un demi-siècle. On comprend que, en ce qui concerne ce pro­blème, M. A. Revuz se rallie à la résolution pragmatique. Après quoi il poursuit : « Mais en fait, cette liberté est limitée par l'utilité de la théorie : utilité à l'égard d'autres Sciences, ou utilité à l'égard des Mathématiques existantes, pour coordonner des résultats épars » (\[13\], 30). Ces quelques lignes expriment, nous paraît-il, avec autant de lucidité que d'exactitude, la position épistémologique de la « mathématique moderne », telle que celle-ci est conçue ré­flexivement ([^102]) par ses partisans les plus autorisés, et telle qu'elle est en fait enseignée. 217:156 Cette position épistémologique consiste à juxtaposer plutôt qu'à amalgamer l'idéalisme et le pragmatis­me, celui-ci étant référé au réalisme sensible, celui-là au cons­tructionnisme logique. C'est la théorie que le « Cercle de Vienne » dut pousser à l'extrême, et jusqu'au paradoxe, parce qu'il se plaçait au point de vue métaphysique. -- La mathématique comme telle n'a pas à le faire ; mais le dualisme que présente la « mathématique moderne » au point de vue épistémologique vient de ce que, tout comme le « Cercle de Vienne », elle écarte la norme que constitue le réalisme. Le réalisme consiste en effet à affirmer que tout acte de l'esprit se termine ultimement à la réalité, à la réalité propre de l'entité mathématique s'il s'agit de l'activité mentale radica­lement spécifiée par l'appréhension de la quantité. Si en fait on le nie, les deux composantes co-essentielles de l'entité mathéma­tique, savoir la référence à la quantité et la reconstruction opé­rée par l'esprit, ne sont plus coordonnées. Et comme elles ne sont normées, chacune respectivement qu'en vertu d'une com­mune unité, elles deviennent l'une et l'autre a-normées. -- D'une part, la « reconstruction opérée par l'esprit » dégénère en productivisme mental. Et, en effet, il est bien typique qu'en « mathématique mo­derne » on parle de « créer » plutôt que de « découvrir ». C'est que la découverte porte sur la réalité et se termine dans l'idée, laquelle constitue le répondant mental de la détermination qui est objectivement immanente à la réalité. La « création » (**58**) porte sur le signe, lequel est normalement l'instrument de la découverte et le moyen d'exprimer l'idée. Si la réalité, en l'occurrence celle de l'entité mathématique, n'est plus prise en considération, le signe devient un pseudo-objet dont la créa­tion ne peut plus être normée par la découverte, et donne lieu par conséquent à une sorte de productivisme qu'on appelle trop souvent « créativité ». 218:156 Il est à craindre que l' « esprit de la réforme » ([^103]) ne contri­bue à propager cette fièvre. Visant en effet à « mettre l'élève dans la situation véritable où les problèmes se posent » (\[13\], 58), sans pouvoir communiquer l'acte de chercher parce que c'est, nous l'avons vu, impossible, le maître fidèle à l' « esprit de la réforme » met en fait l'élève dans une situation que celui-ci ne peut affronter. L'élève s'évadera dans l'univers du signe, univers que premièrement il prendra pour la réalité et que deuxièmement il ne manquera pas de vouloir imposer aux autres comme étant la réalité. Cet écueil est il est vrai fort atténué dans les classes enfantines, car les enfants encore jeunes distinguent mal le symbole de la réalité et doivent être graduellement conduits à discerner celle-ci en celui-là ; discer­nement particulièrement difficile dans le cas de la mathéma­tique. Mais, dès la classe de 6°, les élèves normalement doués seraient mieux induits à découvrir la réalité propre des entités mathématiques, en fixant une « formule bien précise » et sa signification, qu'en multipliant flèches et diagrammes indûment tenus pour d'authentiques créations. Quant aux moins doués, nous craignons que ce « jeu » ne les induise en la plus préju­diciable des erreurs ; celle de croire avoir compris, et de l'avoir fait à peu de frais : alors qu'en fait on n'a pas compris, pas même qu'il faut un humble et patient effort ([^104]) pour discerner et vraiment comprendre la « réalité ». -- D'autre part, la référence à la quantité n'étant plus un constituant intégrant de l'entité mathématique, celle-ci ne peut subsister qu'en étant « fermée ». 219:156 N'étant plus normée du dedans, elle ne peut l'être qu'extrin­sèquement ; ou bien, donc, elle est un « en soi », résorbé dans le signe, alors que celui-ci ne fait en réalité que le représenter ; ou bien elle est normée par l'utile (\[13\], 30) comme par une fin véritable alors qu'en réalité elle ne peut avoir d'autre « fin » que la beauté ([^105]). Telles sont bien, d'une part la conception mo­derne -- et en fait « logique » -- de la mathématique, d'autre part la justification de la mathématique moderne. Or cette quasi-réduction de la mathématique à la logique et cette justi­fication par l'utile sont explicitement indiquées dans les traités modernes, non seulement très fréquemment, mais si l'on peut dire « organiquement ». Elles sont en effet très précisément ce que vise la présentation de la mathématique à partir de la « Ma­thématisation de situations familières ». Le procédé est certes excellent en lui-même, au point de vue pédagogique. Mais l'em­ployer systématiquement accélérera deux processus de conta­mination réciproque que l'on peut déjà observer. Premièrement, au point de vue de la nature, contamination réciproque entre la logique et la mathématique. L' « arbre », qui correspond à la « situation », remplace le raisonnement qu'impère la résolution d'une « question ». Or l' « arbre » est un enchaînement univoque de dichotomies dont chacune constitue simplement une application du principe de non contradiction. Tandis que le raisonnement est un ensemble organique de propositions, le principe de cette organisation étant la proposition-medium. Et comme la mathématique, même la plus élémentaire, présente d'authentiques raisonnements, on en détruirait l'originalité en la ramenant à l'univocité qui est propre à la logique. Nous ne disons pas que la présentation moderne entraîne par elle-même une telle réduction ; mais nous observons qu'en prenant systématiquement comme point de départ des « situations », elle diffuse en fait une conception de la mathématique qui est contaminée par celle de la logique. Et, en retour, cette logique mathématique tendant à devenir toute la logique, cette logique nouvelle est « fermée », comme l'est la « mathématique nouvelle » ; elle est donc contaminée, puisqu'elle ne peut plus être en fait ce qu'elle doit être par nature ; elle consiste à exprimer la cohérence de la pensée avec elle-même, au lieu d'être un instrument au service de l'intelligence ouverte sur la réalité. Deuxièmement, au point de vue de la finalité, contamina­tion réciproque entre l' « utile » et la mathématique. La « ma­thématisation d'une situation » ne peut concerner de celle-ci qu'un aspect : 220:156 radicalement, qu'on veuille ou non l'avouer, l'aspect de la quantité. Il revient dira-t-on aux autres « spécialistes », non mathématiciens, d'examiner les autres aspects de la même situation. C'est indubitable. Mais ce pluralisme n'est justifié que si l'unité d'ordre en est fondée dans la réalité. Or, en fait, la mathématique, ou plus exactement une certaine mathématique, s'immisce dans toutes les branches du savoir, y compris les « sciences » de l'homme ; et ce fait cons­titue d'ailleurs l'une des raisons invoquées par les réformateurs en faveur de la nouvelle présentation des mathématiques. Dans ces conditions, le pluralisme des différentes disciplines trouve sa cohérence dans l'univocité de la mathématique parce qu'il n'a plus, dans la réalité, le fondement de son unité. En sorte que l' « utile » lui-même est celui que peut mesurer la mathématique, lequel n'est pas nécessairement l' « utile pour l'homme ». Telle est l'origine de la technocratie. Les techniques étant condamnées à un « utile » qui n'est pas l' « utile pour l'homme », elles deviennent, pour l'homme, dictatoriales. On observe le fait ; il faudrait en considérer les causes, il faudrait recon­naître que le prestige d'absolu dont continue à jouir la mathé­matique même moderne, surtout pour les plus jeunes, contribue à accréditer et à imposer ce fait comme s'il était « de droit ». Se faisant « moderne » en vue de mieux promouvoir les tech­niques, la mathématique polarise conformément à son propre point de vue la véritable notion de l'utile ; et le risque est grand qu'elle ne devienne le plus puissant des instruments idéologiques au service de la technocratie. En retour, d'ailleurs, cette orien­tation vers cette forme de l'utile qui ressortit à l'ordre matériel contamine l'idéal de la mathématique : lequel n'est pas à pro­prement parler l'utile, mais la beauté. Et si la beauté est utile, elle l'est d'abord en s'imposant comme gratuité. Nous venons d'insister sur les écueils que comporte la nou­velle pédagogie envisagée au point de vue du contenu de l'en­seignement. Il seront, il est vrai, évités par les maîtres avertis et expérimentés qui rééquilibreront spontanément, en vertu même du réalisme vécu, l'épistémologie « fermée » et le prag­matisme anormé qu'impliquent l'esprit et la méthode des mathé­matiques nouvelles ([^106]). 221:156 Mais les maîtres nouveaux qui sont formés, hâtivement d'ailleurs, par les nouvelles méthodes, conformément au nouvel esprit, auront-ils le recul nécessaire pour demeurer, à l'égard de ce « nouveau », à la fois intelli­gemment accueillants et lucidement critiques ? « Parvus error in principio fit magnum in fine » ; et toute erreur, tôt ou tard, devient toujours l'origine d'un mal. Mieux vaudrait que les théoriciens du bourbakisme s'en rendissent compte dès main­tenant. #### 2. -- La remise en question de la pédagogie au point de vue de ceux à qui l'ensei­gnement est proposé. Les deux aspects essentiels de la « réforme » concernent, d'une part la méthode, d'autre part le but de l'enseignement. -- Les « méthodes actives » étant bien connues, nous ne nous attarderons pas à les inventorier. Le principe en est excellent. L'enseignement consistant en effet en une communication, il doit être fondé sur ce qui est, par nature, communicable : c'est-à-dire sur l'acte. En sorte que l'acte d'enseigner doit être, en vertu même de la communication qu'il établit, commun à l'enseignant et à l'enseigné qui, en­semble, recherchent la vérité. Telle est bien la « méthode active » ; elle vise à favoriser cette actuation en commun dans la vérité, plutôt qu'à transmettre un contenu déjà formulé. Il faut cependant ajouter que, l'esprit créé n'étant pas acte pur, il n'y a pour lui ni acte sans contenu, ni acte identique à son contenu. De là résulte que la « préséance » de l'enseignant sur l'en­seigné se trouve fondée à deux points de vue différents, et d'ailleurs corrélatifs l'un de l'autre. Formellement d'abord, c'est-à-dire au point de vue de l'acte en quoi consiste l'enseignement, il revient à l'enseignant d'avoir l'initiative de cet acte ; cette responsabilité fonde objective­ment la primordialité du maître, même et surtout dans l'appli­cation des « méthodes actives ». 222:156 En second lieu, et en conséquence, le maître doit connaître le contenu qu'il doit faire découvrir ; et cela, parce que ce contenu est requis pour que soit possible l'acte en quoi la méthode active elle-même fait consister l'enseignement. De là résultent deux conséquences également importantes dans l'ordre pratique. D'une part, prétendre appliquer la « méthode active » sans communiquer un « contenu » serait une utopie : sans contenu transmis, pas d'acte commun ; sans acte commun, pas de « mé­thode active ». La « méthode active » ne consiste pas à ne pas transmettre du « déjà connu » ; elle consiste en la manière de communiquer ce « déjà connu » : savoir en le faisant décou­vrir plutôt qu'en le faisant apprendre, et en le faisant apprendre en vue d'actuations ultérieures. D'autre part, la « méthode active » suppose un maître « en acte ». L'enseignant qui saisissait en acte la vérité qu'il pro­posait mettait spontanément en œuvre la méthode active, bien avant que celle-ci ne fût codifiée. En retour, les maîtres qui se borneront à appliquer les recettes décrites dans les nouveaux manuels ni ne réaliseront l' « acte » d'enseigner, ni ne trans­mettront aucun contenu déterminé. Cela, évidemment, ne con­damne pas la réforme ; mais cela rappelle que, comme les réformateurs le reconnaissent eux-mêmes, on n'en doit pas attendre ce qu'elle ne peut apporter. Excellente en son principe, parce qu'elle retrouve à cet égard une vérité de toujours, la réforme requiert, quant à l'application, des maîtres en acte et des élèves dociles (doci­biles). -- Le but visé par la nouvelle pédagogie à l'égard de ceux à qui l'enseignement est proposé est de former des « têtes bien faites » plutôt que des « têtes bien pleines ». « Du fait de la prolongation de la scolarité obligatoire, la mission de l'école primaire n'est plus d'enseigner les connais­sances indispensables dans la vie courante mais surtout de former les esprits, de donner à chacun la capacité de s'adapter aux conditions largement imprévisibles de l'avenir. » (\[5\], 7.) « Aucun élève ne devrait quitter le lycée sans avoir une idée assez nette de ce qu'est la démarche mathématique et sans avoir une disponibilité d'esprit suffisante pour être en mesure, dans son activité ultérieure, d'appliquer avec fruit et sans en être l'esclave, la méthode mathématique. » (\[13\], 66.) 223:156 Et M. A. Revuz développe ces considérations dans le paragraphe qui suit immédiatement, intitulé : « Il ne s'agit pas d'enseigner une science toute faite, mais de faire acquérir un mode de pensée. » Cette manière de concevoir l'enseignement en général, et en particulier celui de la mathématique, nous paraît être la vraie. Mais peut-elle être universellement appliquée ? Est-il légitime d'en faire l'unique principe de l'unique manière d'enseigner ? M. A. Revuz ne considère pas l'enseignement du premier degré (\[13\], 76). On peut donc faire largement confiance à son optimisme, à la condition toutefois de ne pas oublier que tout acte requiert un contenu, et qu'il n'est donc pas possible de « faire acquérir un mode de pensée » sans présenter les réa­lités, en l'occurrence les entités mathématiques, dont le type a précisément suscité, et continue de spécifier, ce « mode de pensée ». Mieux vaut certes induire l'élève à découvrir que lui demander d'apprendre. Mais l'un prépare l'autre, souvent à très longue échéance ; ce serait donc une erreur d'opposer « science toute faite » et « mode de pensée », bien qu'il soit légitime d'accorder au second préséance sur le premier. L'enseignement du premier degré doit évidemment viser, comme tout enseignement, à former des têtes « bien faites ». « La mission de l'école primaire est *surtout* (?) de former les esprits » (\[5\], 7). Mais nous nous permettons d'introduire, dans cette citation, un point d'interrogation. Car l'expérience induit à penser qu'il est chimérique de prétendre former des esprits par la mathématique moderne durant la scolarité du premier degré, même et surtout prolongée. Il a toujours existé, parmi les maîtres de l'école primaire, d'excellents pédagogues ; et nous avons eu le privilège de pou­voir observer de très près tel et tel d'entre eux. Ils ne visaient pas à « former les esprits » ; mais, modestes et réalistes, ils avaient pour constante préoccupation de *faire réfléchir*. Ils en­seignaient tout : le calcul et la grammaire, la géographie et l'histoire,... tout le savoir « tout fait » ! Mais quelle que fût la matière, dont ils ne négligeaient rien, ils incitaient discrète­ment et inlassablement à réfléchir. C'était pour eux, en conscience, une mission, répondant à une sorte de vocation. Faire réfléchir : peut-on faire autre chose pour « former l'esprit », si l'on veut former sans déformer, s'adresser à tous en respec­tant chacun, éduquer un homme pour lui-même plutôt que forger un instrument spécialisé pour le service d'une société matérialisée ? Ces maîtres étaient et demeurent d'éminents protagonistes de la « méthode active ». 224:156 Et ils réussissaient. Ils créaient dans leur classe une atmosphère mentale bien diffé­rente de celle des autres classes ; et les élèves qui en avaient bénéficié conservaient pour toujours l'inclination à exercer la réflexion : ce qui était de surcroît fort utile, même aux moins doués, quelle que fût ensuite leur profession. La mathématique, qu'elle soit moderne ou traditionnelle, peut certes apprendre à réfléchir. Mais si elle constitue un instrument, en un sens irremplaçable et certes offert à tous, deux conditions doivent être satisfaites par quiconque entend s'en servir. Ces deux conditions tiennent radicalement à la fonctionnalité de l'instrument. Il faut, d'une part, *pouvoir en user *; il faut, d'autre part, *savoir s'en dégager*. En l'occurrence, l'un et l'autre tiennent, nous l'allons voir, à l'ontologie même de la mathématique. La mathématique étant « abstraite par nature » (\[13\], 67), elle ne peut induire l'intelligence à réfléchir que si celle-ci exerce son acte en prenant pour objet de « l'abstrait ». Or, quoi qu'en disent les réformateurs, les esprits qui « visualisent » l'abstrait, qui le « réalisent », qui pour ainsi dire vivent existentiellement la mathématique, ne sont qu'une minorité. Pour ceux-là, et pour eux seuls, la mathématique peut être le chemi­nement adéquat en vue de découvrir l'art de réfléchir. On dira que la « mathématique moderne », bien que demeu­rant abstraite par nature, ne laisse pas d'être communicable à tous, attendu que nombre de questions sont présentées à partir de telle ou telle « situation ». Mais n'en est-il pas, de ces situa­tions thématisées, comme des problèmes stéréotypés si âprement critiqués ? Elles ne sont généralement, surtout au niveau élé­mentaire, que du concret « artificiel », fabriqué en revêtant une structure abstraite de données usuelles. Et comme cet amal­game irréel n'a ni la netteté de l'idée, ni l'authenticité de la réalité, il égare les esprits obtus sans pouvoir intéresser les mieux doués ; il paralyse l'exercice de l'intelligence pour ceux-ci, sans le favoriser pour ceux-là. On ne rend pas la mathéma­tique « concrète » en la faisant consister à construire des « arbres » en vue de résoudre des « situations » de roman policier. Que, selon les aptitudes ou les tempéraments, cela amuse ou cela ennuie, dans un cas comme dans l'autre cela débouche sur le vide.  La seconde condition sans laquelle la mathématique ne peut être un instrument approprié en vue de découvrir l'art de réfléchir est qu'elle « ne soit pas réduite à n'être qu'un pur jeu de l'esprit » (\[13\], 74). 225:156 Autrement dit, seuls pourront apprendre à réfléchir en faisant de la mathématique, ceux qui, ayant « visualisé » l'abstrait, sont capable de revenir au « non abstrait ». Cela vient évidemment de ce que « la mathématique est abstraite par nature », et de ce que l'acte de la réflexion ne porte pas exclusivement sur des abstractions. Or, est-il besoin d'observer que, si les esprits capables de « visualiser » l'abstrait sont une minorité, ceux qui en outre conjuguent d'une manière permanente l'abstrait et le concret, en passant de l'un à l'autre sans les confondre, sont une infime minorité. Les élèves qui ne font pas partie de ce groupe privi­légié, c'est-à-dire la grande majorité, ou bien ne sont pas inté­ressés et demeurent mentalement dans l'oisiveté, ou bien ne sont divertis qu'un instant par ce « concret » parfaitement irréel, vide d'intelligibilité. La plupart de ces adolescents, souvent désœuvrés et turbu­lents, eussent fait de fort bons artisans. Confrontés avec des situations concrètes réelles, ils auraient en effet été contraints de faire œuvre d'intelligence dans des conditions conformes à leurs possibilités, parce que radicalement conformes à l'ordre de la réalité ; on ne peut dominer la matière que par l'esprit, mais l'intelligence ne s'exerce d'abord qu'à partir de données sensibles : l'un et l'autre se trouvent imposés, non pas concep­tuellement mais réellement par le concret « authentique ». Au contraire, les situations « thématisées », abstraites, ne pré­sentent ni quant à leur base la même connaturalité avec l'esprit incarné, ni quant à leur résolution la même contraignante sollicitation. Les élèves, très nombreux, qui ne peuvent, ni visualiser l'abstrait, ni a fortiori le conjuguer avec le concret, se trouvent donc « déphasés » par rapport à cet enseignement en fait coupé de la réalité ; et, trop absorbés par la scolarité, ils ne peuvent plus faire authentiquement œuvre d'intelligence en sui­vant le cheminement qui correspond en propre à leurs possi­bilités. Ils n'apprennent en fait ni à réfléchir ni à travailler. Aussi l'investissement de tout l'enseignement par l'esprit et par les méthodes de la « mathématique moderne », dans la scola­rité prolongée du premier degré, a-t-il pour effet, non de « for­mer l'esprit », mais de fabriquer des « déclassés ». « La mission de l'école primaire est surtout de former l'esprit. » Oui ! cela tient tant à l'essence de l'enseignement quel qu'en soit le degré, et si peu à la prolongation de la scola­rité, que les meilleurs maîtres d'antan, bien avant la « ré­forme », déjà l'entendaient ainsi. Au moins quant au « fond ». 226:156 Qu'est-ce en effet que former l'esprit ? Peut-on former tous les esprits, en les exerçant à la même discipline ? A qui doit-on, ou peut-on, confier la tâche de former des esprits ? A ces trois questions, les réformateurs répondent, positis ponendis, de la même façon. La mathématique moderne serait en effet le moyen privilégié pour former l'esprit, pour former tout esprit, en particulier pour former les maîtres à qui il incombera de former des esprits. On peut l'admettre, sous les conditions que nous avons plusieurs fois précisées, s'il s'agit de « former l'esprit » à la mathématique. Mais partir de ce pré­supposé en vue de réformer l'enseignement du premier degré, dont l'écueil le plus notoire a toujours consisté en l'univocité, c'est achever de le « primariser ». Former l'esprit, c'est « apprendre » à observer, à raisonner, à juger ; et cela, originellement, à partir de ce que les sens saisissent de la réalité. Les vrais maîtres ont d'ailleurs toujours su que le mot « apprendre » est, en l'occurrence, employé quelque peu improprement. L'esprit portant ses propres normes immanentes à lui-même, on ne peut les lui « apprendre » du dehors ; mais on peut l'induire à les découvrir, et c'est cette « maïeutique », célèbre, à juste titre, que les pédagogues avertis pratiquaient, tout simplement en « faisant réfléchir ». Or, si la mathématique, « traditionnelle » ou « nouvelle », constitue un instrument irremplaçable en vue de faire décou­vrir l'art de raisonner, elle est d'autant moins apte à « former l'esprit au point de vue du jugement qu'elle est actuellement conçue comme étant « fermée », c'est-à-dire en fait comme étant coupée d'avec la réalité. Et si cet écueil n'existe pas pour les très jeunes enfants, il se présente inéluctablement au cours de la scolarité prolongée, fût-elle du premier degré. Les maîtres à qui cet enseignement est confié pourront-ils assumer le perfectionnement qu'apporte la nouvelle mathéma­tique, tout en en rectifiant les présupposés au point de vue épistémologique ? La situation actuelle ne permet pas de l'espé­rer ; elle donne par conséquent à craindre que la « réforme » ne déforme, plus qu'elle ne peut former. 227:156 #### 3. -- Questions d'ordre général soulevés par l'enseignement de la « mathématique nouvelle ». La mathématique moderne, la manière de l'enseigner, font encore l'objet de vives discussions. Nous ne signalerons que pour mémoire les « objections » qui ont été faites ou que l'on peut faire, et qui par leur nature sont « accidentelles » ; c'est-à-dire qu'elles ne tiennent pas précisément à la « réforme » en elle-même, mais bien au fait que la mathématique « mo­derne » se présente comme étant une chose « nouvelle ». Nous préciserons ensuite les questions d'ordre général qui ont déjà affleuré au cours de cette étude, et qui nous paraissent liées à l'esprit de la mathématique moderne et aux méthodes de la pédagogie nouvelle. -- Le changement comporte par essence d'être non rigou­reusement déterminé, et par suite de pouvoir être diversement interprété, voire captieusement utilisé. N'observe-t-on pas généralement, au cours d'une période de « transition », le meilleur et le pire entremêlés ? Le dessein généreux sert d'instrument à la passion du lucre, et la trou­vaille nouvelle flatte l'orgueil de l'esprit. Le « réformateur commerçant » existe, à tous les niveaux de l'enseignement. Existent également les pédants. Pédants vulgaires qui, trop bornés pour faire autre chose que « suivre », le font très vite et vont très loin, en vue de devancer tous les autres censés être obtus ou « retardataires ». Pédants « affectés » qui in­ventent les slogans, ou qui « éclairent » l'opinion en assimilant à l' « esprit de finesse » l'esprit de la mathématique moderne, tandis que la mathématique traditionnelle était alourdie de géo­métrie (**69**). Existent enfin les partisans éclairés du « progrès de l'humanité » ; ils professent se garder de toute philosophie, lorsqu'ils érigent en principe universel d'explication, voire en norme exclusive de l'agir, le postulat simpliste de l'évolution­nisme : « posterior, ergo melior ». « Ne dites plus "sept pommes" ; mais dites, le nombre de cet ensemble, qui je le veux bien est un ensemble de pommes, est 7, ; tout en ira beau­coup mieux, en particulier l' « ensemblisme ». L'optimisme qui accompagne l'avènement de la nouveauté, s'il a des formes plaisantes, en présente de sérieuses, et, par elles, se mue en déception. 228:156 Chaque pédagogie offre évidemment les avantages en vue desquels elle a été inventée ; elle présente, non moins évidemment, des difficultés qu'on peut appeler « acci­dentelles », eu égard à une difficulté tout à fait « essentielle » : à savoir que réfléchir est chose difficile à pratiquer, encore plus difficile à communiquer. Une réforme, si elle n'est pas imposée par l'astuce à un troupeau de panurges, n'est socialement pos­sible que si elle vise à écarter des inconvénients qui ont fait l'objet d'un constat suffisamment généralisé. Or, même si cette condition est manifestement réalisée, la réforme, qui se trouve ainsi suffisamment fondée, ne peut écarter la « difficulté essen­tielle » qui tient à l'exercice même de l'acte de réfléchir ; de plus, elle introduit d'autres difficultés « accidentelles » ([^107]) à moins qu'elle ne réintroduise, sous une autre forme ([^108]), les diffi­cultés mêmes qu'elle était censée devoir écarter. 229:156 L'engouement du nouveau et la séduction de la mode feraient escompter que la réforme instaure, pour l'enseignement de la mathématique, des conditions aussi nouvelles que favorables. En réalité, au point de vue propre de la pédagogie, on ne peut codifier, et modifier, que l' « accidentel » ; et, pour le faire avec fruit, il faut viser, comme l'ont toujours fait les vrais maîtres, à com­muniquer l' « essentiel » : c'est-à-dire à favoriser l'exercice de l'acte, difficile, qui tient en propre à la nature de l'esprit. La mathématique est l'une des formes de la pensée. On n'est donc pas surpris d'observer, dans la « mathématique moderne », l'existence des tendances qui caractérisent la culture contem­poraine. Mais le phénomène nouveau consiste en ce que l'osmose est plutôt de la mathématique vers la culture que de celle-ci vers celle-là. Il est vrai que rien ne s'introduit en mathématique qui ne soit considéré formellement au point de vue de la quan­tité, et, que cela a toujours constitué un « filtrage » fort sévère. Mais, en retour, on n'avait jamais assisté à l'investissement de tout le savoir, et même de tout l' « humain », par la mathéma­tique ; en cela consiste, au vrai, la « révolution copernicienne » dont on a parlé à propos de cette sorte de mathématique qui est dite « moderne ». Deux questions, celle de la multiplicité et celle du change­ment, dominent la philosophie de la nature ; elles se retrouvent, analogiquement du moins, en métaphysique. L'esprit incarné, qui comprend en composant et en divisant, pose ces questions en fonction de ce qui, dans la réalité, correspond à sa propre activité, c'est-à-dire en fonction des rapports qui existent soit entre les choses elles-mêmes soit entre les choses et lui-même. Et l'esprit forge, en vue d'étudier ces rapports, un instrument qui doit évidemment être conforme à la nature de l'objet consi­déré, être par conséquent une qualification du rapport comme tel. Cet instrument, dont l'esprit use spontanément, ce sont les « catégories de l'opposition », savoir : la contradiction, la rela­tion, la contrariété, la privation ([^109]). 230:156 La nature de ces catégories n'est découverte qu'a poste­riori, lorsque l'esprit réfléchit sur sa propre démarche, se Plaçant ainsi au point de vue qui est celui de l'épistémologie. Apparaît alors, de l'ordre mental à l'ordre physique, une foncière analogie. L'instrument conditionne la réalité qu'il permet d'atteindre, non certes en elle-même, mais bien en tant qu'objet atteint. Autrement dit, tel objet spécifie tel type de question et donc tel type de réponse ([^110]) ; l'utilisation en est donc nécessaire pour que tel aspect de la réalité soit atteint ; ou bien : ne pas user de certains instruments entraîne de ne pouvoir connaître certains aspects de la réalité. 231:156 Or, les philosophies se différencient, primordialement, les unes des autres par la manière de concevoir les rapports qui existent au sein de la réalité d'une part, entre l'esprit et la réalité d'autre part. Et comme ces rapports sont, en fait, appré­hendés conformément aux catégories de l'opposition, il en résulte que si l'on veut discerner, entre les différentes philo­sophies, les affinités et les incompatibilités, le critère le plus précis consiste à examiner quelles sont celles des catégories de l'opposition qui sont respectivement utilisées dans chacune des philosophies considérées. Supposé qu'ont ait à juger les personnes, il convient de le faire en fonction de ce qu'elles font plutôt qu'en fonction de ce qu'elles disent. Cette règle vaut également pour les philosophes. Ce qui importe, au point de vue épistémologique, pour situer une démarche dans son ensemble, ce sont les types d'opposition que cette démarche met en œuvre *effectivement*, dans le raisonnement et dans les définitions qui constituent cette démarche. Ce préambule, à la fois trop long et trop sommaire, était nécessaire en vue de situer la « mathématique moderne ». Tout comme les philosophies « modernes », depuis Hegel no­tamment, elle ne conserve en fait qu'un seul type d'opposition, savoir l'opposition de contradiction. « Il n'y a pas de commune mesure entre l'évidente simplicité des notions de base concernant les ensembles, les relations, les lois de composition, et la complexité acrobatique des démons­trations avec lesquelles on prétendait établir par exemple que la longueur d'un côté d'un triangle est inférieure à la somme des longueurs des deux autres » (\[13\], 63-64). C'est vrai, mais à quel prix ? D'où vient cette « évidente simplicité ? » Il est aisé de voir qu'elle tient à ce que les dites « notions de base » reposent toutes sur la seule opposition de contradiction, la­quelle est la plus simple de toutes. « Concernant les ensembles », les traités modernes se défendent de définir la notion d' « élément » ou d' « apparte­nance » (\[14\], 2, 15) ; ils se bornent à poser, par convention, un critère : « A la question "tel élément appartient-il à tel ensemble ?", on doit pouvoir répondre *soit* par oui *soit* par non, soit l'un soit l'autre, non pas l'un et l'autre ». Ou bien : « cet élément appartient à cet ensemble » ; ou bien : « cet élément n'appartient pas à cet ensemble ». Entre ces deux assertions, il y a, par définition même, l'opposition de contra­diction : *est*, *n'est pas*. 232:156 La notion d'ensemble, telle que la met en œuvre la « mathématique moderne », se résout donc, au point de vue intelligible, dans le fait de choisir entre deux jugements qui soutiennent entre eux l'opposition de contra­diction. « Concernant les relations », nous ne revenons pas sur les considérations développées plus haut. Nous ne pensons pas que Bourbaki réussisse réellement à ramener la notion de relation à celle d'ensemble ; mais la définition de ce à quoi se trouve réduite la relation en Bourbaki comporte, nous l'avons vu, deux choses : premièrement, la notion d'ensemble, deuxièmement la réponse, *soit* par oui *soit* par non, à la ques­tion « ce couple vérifie-t-il la relation ? ». La notion de rela­tion, telle que la met en œuvre la « mathématique moderne », se résout donc au point de vue intelligible, tout comme la notion d'ensemble, dans le fait de décider une alternative qui tient à l'opposition de contradiction. « Concernant les lois de composition » enfin, on n'introduit pas de notion qualitativement nouvelle. « Réunion » et « in­tersection » d'ensembles reposent derechef sur le choix entre deux jugements qui soutiennent entre eux l'opposition de con­tradiction. La composition des relations n'est pas une redupli­cation sur elle-même de la notion de relation, mais l'application, faite de proche en proche à des couples considérés successi­vement, de la même notion de relation. Et la substitution, si avantageusement prônée, des « arbres » et de l'algèbre de Boole à la manière « ordinaire » de raisonner (\[8\], 90) revient à remplacer la démonstration positive, fondée sur l'unité de deux extrêmes dans un « medium », par un enchaînement de dichotomies dont chacune constitue une expression de l'oppo­sition de contradiction. Tel est donc le fait : les notions de base de la « mathéma­tique moderne » ne font que combiner avec elle-même, par répétition de son application, l'opposition de contradiction. Que ces notions soient simples, c'est incontestable ; mais, d'après ce qui précède, il faut ajouter qu'elles le sont comme l'est l'opposition de contradiction. Or il y a deux types de simplicité. La cellule d'un vivant est simple, en regard de l'ensemble dont elle fait partie. Le vivant lui-même est simple, en ce sens que le métabolisme en domine la complexité. 233:156 L'exposé élémentaire est simple, en ce sens que, retenant ce qui est essentiel, il écarte ce qui ne l'est pas. L'exposé plus complet est simple si, mettant en évidence les principes, il en développe organiquement les implications. Il est compliqué s'il ne respecte pas cette ordination. La notion d'animal est simple, en ce sens qu'elle se retrouve la même dans les différentes espèces dont elle n'inclut cepen­dant aucune des déterminations respectivement constitutives. La notion d'être est simple parce que l'être s'étend intégrale­ment, en tout « étant », à tout ce que celui-ci est. On voit donc que, tant au point de vue de la réalité qu'à celui de l'intelligibilité, celle-ci étant réflexive ou directement exercée, se retrouvent, analogiquement semblables d'un domaine à l'autre, deux acceptions concrètement réalisées de la « sim­plicité ». Le premier type de « simplicité » est celui qui exclut la « distinction ». Car cette sorte de « simplicité » résulte de ce que l'on ne conserve, de toute « distinction » qui se présente, que l'un des deux termes. On exclut l'autre, en vertu de l'opposition de contradiction : on considère telle cellule de tel vivant, *non* les autres ; on retient telles données estimées essentielles, *non* les autres ; on abstrait et on conserve telle notion, *non* les déterminations dont elle est susceptible. Ce premier type de « simplicité » peut être en affinité avec le « simplisme ». Quoi qu'il en soit, il convient de le désigner en propre comme étant l' « univocité ». Le second type de « simplicité » est celui qui est *ouvert à la* « *distinction *». C'est-à-dire que la « simplicité » de cette seconde sorte inclut la « distinction ». Et cela, soit explicite­ment, comme l'exposé bien ordonné ou comme le métabolisme du vivant ; soit implicitement, comme l'être contient les prédi­caments. Ce second type doit s'appeler en propre ce que lui seul est véritablement : « simplicité ». Cette seconde sorte de « simplicité » est, dans l'entité dont la nature le comporte, ultime achèvement de l'unité. La distinction entre les deux types de « simplicité », ou, en termes plus adéquats, entre l'*univocité* et la *simplicité*, se retrouve-t-elle dans le domaine de la mathématique ? La ré­ponse ne peut être qu'affirmative, puisque toute entité, fût-elle mathématique, est subalternée à la métaphysique. Nous allons, pour le confirmer, exprimer cette même distinction à partir des catégories de l'opposition. Et comme la mathématique n'est évidemment normée ni par la biologie ni par aucune des sciences consacrées à l'étude du changement, il convient d'écar­ter la « contrariété » et la « privation » (**75**), et de retenir seule­ment l' « opposition de contradiction » et la « relation ». 234:156 L'expression transposée de la distinction entre les deux types de « simplicité » est dès lors la suivante. L'univocité (ou « simplicité » du premier type) suppose, nous l'avons observé, une exclusion ; et elle fait, de cette exclusion, la condition de la « distinction ». Elle est donc fondée sur l' « opposition de contradiction » ; et elle exclut la « relation ». La *simplicité* (ou « simplicité » du second type) « englobe » la « distinc­tion » ; c'est-à-dire que, concrètement, la réalité simple inclut simultanément les deux termes entre lesquels il y a distinc­tion, partant leur unité, et donc leur « relation ». La simplicité est donc fondée sur la « relation » et elle exclut l' « opposition de contradiction ». L'*univocité* et la *simplicité* sont ainsi défi­nies, quant à leur nature, d'une manière précise. Formellement, elles s'excluent mutuellement. Concrètement, elles peuvent, dans une même conjoncture mais à différents point de vue, se réaliser simultanément. Cela étant précisé revenons à notre question : en quel sens la « mathématique moderne » est-elle « simple » ? Étant fondée sur l' « opposition de contradiction », la « mathématique moderne » exclut *ipso facto* la véritable re­lation. C'est bien ce que l'on observe. Revenons à l'exemple si souvent cité dans les traités : « La relation "père-fils", est le sous-ensemble \[inclus dans tel ensemble de couples supposé donné\] des couples qui vérifient cette relation ». Il est clair que la relation « père-fils » est ainsi signifiée comme existante selon l' « extension », à partir des « couples qui vérifient cette relation ». Elle n'est pas référée directement à la relation concrète entre tel père et tel fils, relation concrète qui est seule la véritable relation de paternité. Elle n'est pas une notion abstraite qui, même introduite au sein de la mathématique, demeurerait « ouverte » sur la réalité. Elle est une notion « fermée », enfermée et contractée dans la notion d'ensemble, et ainsi altérée. L'exemple que constitue la relation « père-fils » montre donc, derechef, que la relation en général demeure, en Bourbaki, non définie ; elle est caractérisée en définitive, au point de vue épistémologique, comme résultant de réponses qui « décident » par « oui » ou par « non » un enchaînement de dichotomies. La « simplicité », dont parle à juste titre M. A. Revuz pour les notions de base de la « mathématique moderne », est donc une simplicité d'univocité. Elle peut se réclamer de Cantor, non de Galois ; elle n'est pas la véritable *simplicité*, laquelle en l'occurrence ne peut procéder que de l'*acte-idée*. 235:156 Qu'en est-il à cet égard de la « mathématique tradition­nelle » ? Comparée aux autres disciplines, étant mise à part la logique, la mathématique a toujours été considérée comme étant la science de l'univocité, parce que « toute quantité est également quantité ». Toutefois, en ce qui concerne les « no­tions de base », la « mathématique traditionnelle » demeurait « ouverte » sur la réalité extra-mentale. L'unité, et en même temps qu'elle la simplicité, en étaient moins manifestes parce qu'elles ne provenaient pas de la conceptualisation ; mais n'étaient-elles pas plus riches, parce que fondées analogiquement sur l'unité de la réalité elle-même ? Or ce sont bien les « notions de base » qui, d'une part, constituent l'objet principal de l'enseignement, et d'autre part se retrouvent dans les applications. On peut donc craindre que l'enseignement de la « mathématique moderne » ne contribue, indirectement mais efficacement, à propager l'attitude mentale qui consiste à envisager tout au point de vue de l'univocité que reconstruit l'esprit, non au point de vue de la réalité, qui en droit norme toute forme véritable de la vie. Et cette crainte se trouve encore accrue, du fait que, comme nous l'allons voir, les réformateurs entendent bien faire de la « mathématique mo­derne » l'instrument nouveau de la formation intégrale : men­tale, sociale, voire même morale. -- La « mathématique moderne », c'est-à-dire au niveau de l'enseignement élémentaire l'ensemblisme et l'usage de la di­chotomie, se trouve imposée à la manière d'une mode, mais aussi comme norme universelle de la pensée. On a fait valoir par exemple que la « mathématique mo­derne » met un terme au mythe de l'élève doué pour les lettres et fermé aux mathématiques. Car celui qui ne comprend pas la grammaire des ensembles ne comprendra pas mieux, ni la grammaire tout court, ni cette partie essentielle de la philoso­phie qu'est la logique. C'est vrai, à la condition toutefois d'ex­pliciter, *comme il se doit*, la clause que voici. Si on réduit les autres disciplines à la mathématique, il faut évidemment comprendre celle-ci pour comprendre celles-là. Or c'est bien cela que l'on observe. Non seulement la logique est actuellement réduite à ce qu'on appelait autrefois la « logique formelle » ; mais, en outre, celle-ci, au lieu d'être considérée comme l'art de raisonner, est présentée comme un enchaînement « valable » d'opérations dont on peut pousser l'unification jusqu'à les faire toutes dériver de l'opposition de contradiction ([^111]). 236:156 Quant à l'ana­lyse grammaticale, elle ne considère plus la qualité ; elle con­siste à décrire des situations, d'une manière il est vrai ordonnée. Dans ces conditions, il est clair que la « mathématique moderne constitue la seule clé qui permette de pénétrer dans les do­maines de la logique et de la grammaire ; mais il est non moins clair que ces disciplines, et d'autres encore, se trouvent privées de leur originalité propre, au bénéfice de cette « mathé­matique moderne » vouée à devenir l'unique instrument de toute la formation. M. A. Revuz relève d'ailleurs la critique. « On accuse aussi les réformateurs de ne penser qu'à former de futurs mathéma­ticiens ; le reproche est plaisant, car qui, en dehors des futurs mathématiciens, arrive à émerger de l'enseignement tradi­tionnel et à retrouver le vivant et le sain derrière le fatras mort ?... Ce dont on a le plus besoin dans toutes les branches de l'activité humaine (recherche, industrie, commerce, agri­culture) c'est d'esprits ayant une véritable formation, d'esprits capables de faire face à des situations nouvelles » (\[13\], 61). On souscrit sans peine à la conclusion, mais on est en droit d'estimer que la réponse de M. A. Revuz est aussi « plaisante » que le reproche dont il parle. Cette réponse revient en effet à ceci : « La mathématique traditionnelle n'était guère utile qu'aux futurs mathématiciens. Donc (?) il est normal qu'il en soit de même pour la "mathématique moderne" ». On pourrait l'admettre, et conclure alors à l'inutilité de rien changer, à la condition cependant de restituer une clause qu'il n'est pas « sérieux » d'omettre. *Toutes choses égales d'ailleurs*, il n'y aurait pas à s'émouvoir de ce que l'enseignement de la mathé­matique, que celle-ci soit traditionnelle ou nouvelle, ne profitât guère qu'aux futurs mathématiciens. N'est-ce pas également vrai, proportionnellement, des autres enseignements ? Celui, par exemple, de la littérature, ou de l'histoire, ou du dessin ? Mais il n'est pas vrai que « toutes choses soient égales d'ailleurs » pour l'enseignement « traditionnel » et pour l'en­seignement « moderne » de la mathématique. Il y a, de l'un à l'autre, une sorte d' « inflation ». Et la critique qu'on en peut faire ne tient pas à ce que cette inflation puisse être utile aux futurs mathématiciens, mais bien à ce que, utile seulement à ceux-ci, elle ne soit imposée aux autres à la manière, d'un totalitarisme. 237:156 « Ce dont on a le plus besoin, c'est d'esprits ayant une véritable formation ». Oui ? mais il ne s'ensuit pas que cette formation doive se faire seulement ou même principa­lement par la « mathématique moderne ». Et si cette formation doit se faire aussi autrement, ne risque-t-elle pas d'être para­lysée par l'hégémonie accordée en fait à la mathématique ? Il ne semble pas qu'on y prenne suffisamment garde au point de vue pédagogique. « Les découvertes récentes de la psychologie permettent d'affirmer que tout être humain est marqué de façon prépon­dérante par sa petite enfance. Il semble que ce soit particuliè­rement vrai dans le domaine de la formation mathématique » (\[5\], 10). C'est vrai. Si donc, en dépit de difficultés que les réformateurs eux-mêmes reconnaissent comme étant réelles ([^112]), on tient à intensifier, même pour les plus jeunes, l'enseignement moderne de la mathématique, c'est précisément parce qu'on vise à rendre « prépondérante » pour tous cette sorte de formation dont cet enseignement est en propre l'instrument. Lorsqu'au terme d'une présentation, d'ailleurs fort intéressante et fort concrète, de certains « groupes », Madame Robert con­clut : « L'intérêt de cette étude est de susciter des attitudes vraiment mathématiques, au-delà de ce qu'on peut qualifier arbitrairement de mathématiques, modernes, ou tradition­nelles » ([^113]), on peut se demander à qui il est soit utile soit possible d'avoir une attitude « vraiment mathématique », sinon par définition même au mathématicien. Et pour « les antres » ? pour les non-mathématiciens, cette étude, si intéressante soit-elle en elle-même, mais dont la moyenne des enseignés n'aper­cevront pas la portée, fera-t-elle autre chose qu'alourdir la scolarité ? Ne peut-on craindre, dans ces conditions, que les réformateurs « aient pensé à former de futurs mathématiciens », sans prendre garde au préjudice qu'entraîne la réforme pour l'ensemble des élèves ? 238:156 La pratique précoce et intensive de la « mathématique moderne » aura également et a déjà des répercussions d'ordre social. Le paragraphe de la « Charte de Chambéry » consacré à l' « aménagement de l'enseignement actuel » se termine par une phrase qui en précise l'inspiration et en explique les dispo­sitifs : « tout devant être fait pour favoriser recrutement et formation des scientifiques » (p. 122) (\[5\], 13). Et comme l' « aménagement » porte sur tout l'enseignement, du « premier degré » à la « terminale », il s'agit bien en fait d'une réforme de structure, totalitaire par nature, ordonnée à une fin pour­suivie de telle manière qu'elle se trouve érigée en absolu : « tout devant être fait pour favoriser recrutement et formation des scientifiques ». Pourquoi pas des « métaphysiciens » ? Observerait-on que ce n'est pas exclu ? Admettrait-on que tout « devrait » être fait pour favoriser recrutement et formation de sujets capables d'exercer avec fruit toutes les formes de l'activité humaine, celles du savoir en particulier ? On *devrait* « faire tout pour tout » ! Au conditionnel, tout le monde est d'accord. Mais agir oblige de choisir. « Faire tout » pour une chose entraîne de ne faire, pour les autres choses, que peu ou rien. Inutile d'insister sur ce que la plus courte expérience rend vitalement évident. Le « dictat » que la Charte de Chambéry fonde sur « les découvertes récentes de la psychologie » instaure donc, qu'on le veuille ou non, pour l'enseignement de la « mathématique moderne » aux enfants même les plus jeunes, un régime de faveur qui doit, le cours des études se poursuivant, se muer progressivement en privilège d'exclusivité. En désire-t-on confirmation ? L'emprise, même lorsqu'elle s'exerce sur la « petite enfance », se trouve parfois déjouée. Il faut donc « tout faire » pour récupérer, en faveur du con­tingent des scientifiques, ceux des élèves qui se seraient montrés « réfractaires » au cours de la formation première : « Sur un autre plan, et pour remédier au caractère trop strict de l'orien­tation en fin de Troisième, une possibilité doit être offerte aux élèves de Seconde A de passer en Première C ou D... » (\[5\], 13). Or il n'est pas question de la possibilité en quelque sorte réci­proque : celle de passer de Seconde C ou D en première A. C'est-à-dire que l'orientation en fin de Troisième ne risque d'être « trop stricte » que si elle est l'orientation A ; tandis qu'elle ne peut évidemment risquer d'être trop stricte, si elle est l'orientation C ou D. Est-ce assez clair ? Comprend-on main­tenant le sens véritable, c'est-à-dire la portée réelle, la portée dans les faits, du vœu « dictat » exprimé dans la Charte de Chambéry : 239:156 « Tout devant être fait pour favoriser recrutement et formation des scientifiques ». Tout, jusqu'à sacrifier éven­tuellement les possibilités, déjà en cours de réalisation, qui eussent contribué à l'épanouissement d'un type de savoir autre que le type scientifique. Force est donc de se rendre à l'évidence : la réforme cons­titue une « option » ; option en faveur d'une chose, et, inéluc­tablement en fait, contre une autre chose : en faveur du savoir scientifique d'un certain type, et contre le savoir métaphysique dont se dissocient, dès l'origine et absolument, l'esprit et les méthodes de la « mathématique moderne ». Et cette option est d'ordre social, puisque conçue et promulguée par les corps constitués de la société actuelle, elle forge, par avance, en orientant l'enfance et la jeunesse, les cadres et les conditions de vie qui s'imposeront à la société de demain. La gravité de cette option ne se manifestera que progressivement ; elle ne paraît être pour le moment qu'un aspect du divertissement, tout comme l'irruption des jeux ensemblistes dans les jardins d'enfants. *Or, il s'agit en* *réalité d'un choix, irrévocable parce qu'* « *irréversible *»*, entre deux conceptions de l'homme,* entre deux fins proposées à l'homme, entre deux manières de conce­voir et de réaliser le rapport qui existe entre l'homme et la société. Ces arguments, si importants, ressortissent à des considérants différents de ceux qui ont inspiré la présente étude. Nous ne nous proposons donc pas de les examiner en eux-mêmes. Mais la double exigence du réalisme et de la cohérence requiert de montrer que l'option fondamentale en laquelle nous apparaît se résoudre pratiquement la réforme de l'enseignement, pre­mièrement correspond bien aux faits, deuxièmement découle organiquement, non certes de la « mathématique moderne » elle-même, mais bien de l'esprit qui l'inspire. Les rapports entre un individu et le groupe dont il fait partie sont manifestés par des comportements et par des règles qu'il est aisé d'observer. C'est donc cela que d'abord il faut considérer, pour découvrir les principes qui sont effectivement appliqués bien qu'ils demeurent cachés. L'accroissement du pourcentage, au sein de la population scolaire, des « inadaptés » et des « retardés », le foisonnement pour ainsi dire endémique de nouveaux types d'inadaptés, celui par exemple qui résulte de la prolongation de la scolarité du premier degré, sont des faits *nouveaux*. 240:156 La cause, non certes unique, mais principale, la cause qui, négativement mais radi­calement, rend compte de cette dégradation, c'est que l'ensei­gnement n'est plus conçu comme étant au service de l'éducation d'une personne mais comme le moyen de former des esprits « capables de faire face à des situations nouvelles », c'est-à-dire capables de servir la société. Que font en effet les maîtres qui réussissent le mieux dans la tâche, si difficile à tous les degrés, de la réadaptation ? Ils mettent en œuvre, au prix de quel dévouement ! le principe dont ils prouvent par le fait même qu'il est la vérité. Ils subor­donnent à l'épanouissement de chaque personne l'enseignement qu'ils réinventent pour chacun des élèves qui leur sont confiés. La pathologie manifeste en général avec exactitude les condi­tions de la santé. Pour réadapter un inadapté, il est nécessaire et suffisant de réinstaurer l' « ordre ». L'ordre consiste en ce que, primordialement, la société est subordonnée à la destinée personnelle de chacun des humains qui la composent, et qui doit, en retour, la servir. Si on omet ce qui est primordial, ou si, équivalemment au point de vue pratique, on le relègue à une autre place que la première, l'ordre est détruit et le désordre prolifère. Si l'enseignement est conçu d'abord en fonction de ce qui peut être utile à la société, c'est le « social » qui en devient inéluctablement la norme absolue, le « social » et le « valable », non plus même la vérité. Veut-on un exemple ? « marginal » sans doute, mais si typique : « *Dans la plupart des jeux, il conviendra d'attribuer un point par coup juste, c'est-à-dire admis comme juste par l'équipe adverse, même si d'ailleurs en fait c'est faux *» ([^114]). « Au commencement est l'équipe, le groupe, le social, ou l' "ensemble" ! » Nous n'inculpons évidemment pas les réformateurs, comme s'ils étaient respon­sables, de la curieuse règle proposée par M. Lerner en vue de former les élèves aux méthodes abstractives. Cette règle n'est certainement pas une conséquence de l'ensemblisme tel qu'il est au principe de la « mathématique moderne » ; mais cette règle consiste à considérer le « groupe » comme cons­tituant la norme suprême, elle se trouve ainsi étroitement ap­parentée à la conception générale selon laquelle le savoir est normé *avant tout* par le « social ». Or telle est bien la concep­tion qui inspire en fait le nouvel enseignement de la mathéma­tique. 241:156 Cet enseignement contribuera donc, en accréditant l'idéologie qui lui est sous-jacente, à propager les errances et les dégradations dont celle-ci est immanquablement la cause. L'une des plus graves, au point de vue social auquel nous nous plaçons en ce moment, consiste en la genèse d'une nou­velle dictature, celle de l'intelligence technicienne, laquelle n'est d'ailleurs pas nécessairement l'intelligence tout court. Ceux qui, toute leur vie, demeureront des \[relativement\] « re­tardés », ceux qui ne seront jamais parfaitement réadaptés, de­viendront en fait, par le truchement du « social », les robots voués à exécuter les tâches savamment mécanisées que les techniciens font servir à un productionnisme indéfini référé à la « société en général », alors que la production doit être, tout comme d'ailleurs l'enseignement, normée par les besoins de l'être *humain* et par l'éducation de la *personne*. Entre les techniciens dirigeants et les robots dirigés, se creusera de plus en plus un fossé que l'exercice de l'intelligence ne fera qu'ap­profondir ; attendu que celle-ci, infidèle à l'exigence de sa propre nature, pose les questions qui concernent l'ordre de la société au seul point de vue que puisse suggérer et accréditer la visualisation ensembliste et la résolution par dichotomies, savoir celui de l'uniformisation. Or, précisément, c'est le fait de se placer à ce point de vue qui induit inéluctablement à confondre : relation et juxta­position, ordre et répétition, organisation et systématisation. Et l'expérience montre que ces errances sont radicalement à l'origine de dissensions et d'oppositions auxquelles il est évi­demment impossible de remédier, si on persiste à se placer au point de vue qui, inéluctablement, les provoque. L'application du remède ne fait et ne peut faire, telle qu'elle est conçue, qu'aggraver le mal ; la raison en est que, le totalitarisme se présentant comme englobant « tout », on lui attribue inconsi­dérément une auto-consistance à laquelle on se réfère sponta­nément, bien qu'elle ne soit en réalité, l'expérience le prouve, qu'un mirage forgé par l'esprit. Or, cette sorte d'antinomie, lourde de conséquences dans l'ordre pratique, découle incoerciblement de la contradiction, à la fois plus subtile et plus aiguë qu'instaure, dans l'ordre théorétique, l'esprit selon lequel est conçue la nouvelle mathé­matique, C'est ce que nous allons maintenant esquisser. Nous serons ainsi reconduits à considérer, en sa source même, l'option dont nous venons de préciser les répercussions en nous plaçant au point de vue des rapports de société : option entre deux conceptions de l'homme, et pas seulement entre deux manières de concevoir le rapport qui existe entre l'homme et la société. 242:156 -- Nous nous référons, encore une fois, pour plus de clarté et de précision, aux deux catégories de l'opposition qui inté­ressent formellement la mathématique, savoir l'opposition de contradiction et la relation. Originellement, l'opposition de contradiction est, rappelons-le, celle qui existe entre deux jugements portant sur le même lien entre ce sujet et ce prédicat. Par dérivation, et non sans risque de confusion, on étend aux choses elles-mêmes, aux choses qui toujours en fait ont raison de « sujet », l'opposition de contradiction qui, en toute rigueur, ne vaut que pour les « jugements ». On comprend ainsi pourquoi le choix qu'exprime une opposition de contradiction est « ségrégatif », c'est-à-dire qu'un tel choix exclut ce qu'il ne retient pas. De même que le jugement affirmatif exclut le jugement négatif dont il est le corrélat, et réciproquement, ainsi choisir entre deux termes dont on suppose qu'ils soutiennent entre eux l'opposition de contradiction exclut celui des deux termes qu'on ne retient pas. Or cela n'est conforme à la réalité, et par conséquent à la vé­rité, que s'il n'existe pas, du terme que l'on retient à celui que l'on exclut, une relation en vertu de laquelle celui-ci est la condition de celui-là. Ainsi, deux termes étant considérés, voici trois choses équi­valentes entre elles, en ce sens que chacune entraîne les deux autres : 1\. Ces deux termes soutiennent entre eux l'opposition dite de contradiction ; 2\. Le choix de l'un de ces deux termes est ségrégatif, c'est-à-dire qu'il exclut l'autre terme ; 3\. Il n'existe pas de relation, du terme éventuellement choisi à celui qui ne l'est pas. L'esprit qui anime la « mathématique moderne » se mani­feste, nous l'avons vu, dans la *manière de concevoir* les notions de base. Nous disons bien « dans la manière de concevoir » ; quoi qu'il en soit du choix de ces notions, celles-ci sont défi­nies au point de vue proprement mathématique comme étant « fermées ». C'est-à-dire qu'au moins prétendument, elles sont redéfinies, indépendamment des notions « triviales » auxquelles elles correspondent ; elles sont coupées d'avec ces notions, et posées comme des absolus séparés. Si donc on considère les deux formes homologues de la même notion, et même doit-on dire en fait deux notions homologues, l'une « triviale », l'autre « mathématique », on voit que, selon la manière de concevoir qui caractérise l'esprit de la « mathématique moderne », la notion mathématique, d'une part ne soutient aucune relation avec la notion triviale puisqu'elle en est « coupée », d'autre part fait l'objet d'une visualisation « ségrégative », en ce sens que l'esprit la pose comme un absolu en excluant de considérer la notion triviale. 243:156 On reconnaît les deux derniers des trois caractères dont nous venons de montrer l'équivalence. Il s'en­suit que, d'une part cette équivalence est pour autant confirmée, et que d'autre part la manière de concevoir les notions de base qui est propre à la « mathématique moderne » peut également être signifiée au moyen du premier des trois caractères. Et par suite, la différence de situation entre la mathéma­tique « traditionnelle » et la mathématique « moderne » est susceptible de trois expressions qui sont équivalentes entre elles. Ces expressions correspondent respectivement : au point de vue de l'épistémologie, au point de vue de la psychologie, au point de vue de l'ontologie. Elles peuvent s'énoncer comme suit. Étant considérées la forme triviale et la forme mathématique d'une même notion de base : 1\. La mathématique « moderne » conçoit le rapport de l'une à l'autre comme étant une opposition de contradiction, la mathématique « traditionnelle » comme étant une opposition de relation ; 2\. La mathématique « moderne » admet que la visualisation de la notion mathématique est ségrégative, c'est-à-dire qu'elle exclut la visualisation de la notion triviale ; tandis que la mathématique « traditionnelle » admet que la visualisation de la notion mathématique n'exclut pas celle de la notion triviale ; 3\. La mathématique « moderne » récuse qu'il y ait, de la notion mathématique à la notion triviale, une relation réelle ; relation dont la mathématique « traditionnelle » admet l'exis­tence. Cette « triangulation » explique, nous l'allons voir, les caractères dont se trouve affecté le nouvel enseignement, en vertu de l'esprit qui anime la nouvelle mathématique. ##### Premièrement, la cohérence. L' « ensemblisme » et l'usage de la dichotomie jouent un rôle prépondérant, dès la phase la plus élémentaire de l'ensei­gnement. Et, nous l'avons montré, ils se résolvent radicalement, quant à l'intelligibilité, en l'opposition de contradiction. Or cette même opposition de contradiction, entre le « trivial » et le « mathématique », fonde, au point de vue épistémologique, les notions de base de la nouvelle mathématique. 244:156 Se retrouve donc, dans le développement conséquent, ce qui, dès et dans le principe, est déjà posé latent. Cohérence parfaite, qui est en propre celle du « système ». N'est-il pas opportun de rappeler que « tout être humain est marqué d'une façon prépondérante par sa petite enfance » (\[5\], 10) ? Ne convient-il pas de faire observer que la cohérence exerce toujours sur l'esprit une emprise considérable, irrésistiblement si elle se présente à des esprits jeunes, non formés et inexpérimentés, avec tous les atours de l'absolu et par consé­quent de la vérité ; et cela d'autant plus insidieusement qu'elle se manifeste seulement à l'usage en demeurant d'abord voilée. La « société » ne sera-t-elle pas -- n'est-elle pas ! -- contrainte de renier ces enfants qu'elle prétend éduquer, alors qu'en réalité elle les berce, sans qu'ils le sachent, et sans peut-être qu'elle le sache elle-même (?), dans l'opposition de contra­diction, et risque de les retrouver, « adultes », dans la « con­testation » ? « Ne me parlez pas de ces bourbakiens, ils me prennent pour une intersection ! » ##### Deuxièmement, l'ésotérisme. La mathématique a toujours été considérée, à tort ou à rai­son, comme étant ésotérique. Une constatation nouvelle cepen­dant ; à cet égard s'impose. Le profane qui s'aventurait dans un traité de mathématique « traditionnelle » ne comprenait pas en général la signification des formules, même si celles-ci n'uti­lisaient que les signes rendus familiers à tous par l'enseigne­ment le plus élémentaire ; il pouvait du moins suivre le texte, rédigé en langue ordinaire, et surtout conçu d'une manière, si l'on ose dire également « ordinaire », c'est-à-dire conformé­ment à la permanente réinvention qu'opère spontanément la pensée, même lorsque celle-ci est réfléchie. Le même lecteur, s'il ouvre un ouvrage de « mathématique moderne » n'y trou­vera même plus ce divertissement compensateur. Tel est le fait, quoi qu'il en soit de la manière dont on l'apprécie. Or ce fait n'est que l'indice, en lui-même sans importance, de la manière « moderne » de visualiser, dès l'origine, les notions de base de la mathématique. Visualisation « ségré­gative », en ce sens que, prenant pour objet la forme propre­ment-mathématique de telle notion : premièrement, elle n'a pas pour objet la forme triviale de la même notion, ce qui va évi­demment de soi ; deuxièmement, et ceci est propre à la « ma­nière moderne », la dite visualisation exclut, positivement, de son propre champ, cette même forme triviale. 245:156 Or, cette option mentale, qui consiste à « *exclure* positivement » ce qu'on ne retient pas, au lieu de simplement ne pas le considérer, devient une sorte de pli ; elle s'étend, fort logiquement et fort naturel­lement, à tous les instruments même les plus élémentaires qui servent à relier entre elles les entités de base et qui subissent l'attraction de la connexion-type, savoir la « dichotomie ». Dans ces conditions, se trouvent exclus, *in radice*, aussi bien le *modus loquendi* « ordinaire », que le *modus conci­piendi* « spontané ». La mathématique n'est plus seulement « ésotérique », elle est devenue « hermétique ». Le résultat ? Il est possible qu'il soit bénéfique pour les mathématiciens. Ils ont à leur disposition, de par les conven­tions que fonde cette manière de visualiser les entités mathé­matiques, un instrument qui, d'une part est plus précis que le langage « trivial », et qui d'autre part facilite les échanges d'ordre proprement mathématique. Quant à la distinction entre « exclure » et « ne pas considérer », concernant la forme « triviale » de telle notion de base, il est clair qu'elle n'a ni aucune importance ni aucune portée pour le mathématicien lui-même, pour le mathématicien en acte. C'est qu'en effet l'exercice d'un acte n'est pas conditionné par les virtualités dont il ne laisse pas de pouvoir être le principe. Pour qui ne s'intéresse qu'à l'exercice de l'acte, faisant ainsi profession d'être spécialisé dans l'exercice de cet acte, ce qui ne se rat­tache à cet exercice qu'au titre de virtualité aléatoire, en fait, importe peu. On l'admet sans peine, à la condition évidemment que le spécialiste ne prétende pas imposer à tous l'attitude qui lui est concédée, à lui spécialiste et en tant que tel, bien qu'elle ne soit pas parfaitement conforme à la vérité. Introduire l' « hermétisme » dans l'enseignement, et qui plus est le faire dès le niveau élémentaire, ne peut donc être justifié. Et si les réformateurs alléguaient la formation des futurs mathé­maticiens, ils justifieraient par là, non l'esprit et les dispositifs du nouvel enseignement, mais bien la critique qui leur a été adressée : celle d'avoir conçu la réforme expressément en fonc­tion d'un groupe privilégié (\[13\], 61). Il est à craindre que les élèves formés à l'école de l'ésotérisme et de l'hermétisme, c'est-à-dire habitués à leur insu à exclure ce que l'esprit ne considère pas, ne puissent être à l'aise devant les « situations nouvelles » qu'en rendant celles-ci « ésotériques », et donc en excluant de considérer les liens que soutient telle situation formellement mathématique avec ce qui n'est pas mathématique ? Penserait-on que, pour « faire face à des situations nouvelles », on puisse prétendre changer la face de l'humaine réalité ? 246:156 Croire possible de réajuster ce qui est aux vues de l'esprit, n'est-ce pas très précisément le commencement de l'utopie ? ##### Troisièmement l'idéalisme, voire une sorte de mysticisme ? Il paraîtra peut-être étrange d'évoquer la mystique, alors qu'il paraît ne s'agir que de mathématique ? S'il en était ainsi, s'il ne s'agissait strictement que de la mathématique, les consi­dérations que nous développons à propos des caractères dont se trouve affecté le nouvel enseignement seraient, nous le répé­tons, vaines. Mais il n'en est rien ; car ce dont il est question, à propos de ces caractères, ce n'est pas de la mathématique pour ainsi dire formellement prise, mais bien de la nature du rapport que la mathématique soutient avec ce qui n'est pas formellement mathématique, c'est-à-dire avec toute la réalité prise dans son ensemble, et par suite, primordialement, avec ce qui, de cet ensemble, est le plus proche de ce qui est for­mellement mathématique. C'est donc effectivement le rapport entre la forme « triviale » et la forme « mathématique » d'une même notion qu'il importe de considérer ; il contient en effet, virtuellement ([^115]) mais infailliblement, un rapport plus ample avec lequel il est par conséquent en exacte conformité, savoir préci­sément le rapport que soutient la mathématique avec toute la réalité. On comprend dès lors pourquoi et comment la manière de concevoir le rapport « restreint », savoir celui qui existe entre les deux formes de la même notion, peut engager une position philosophique et même « mystique ». Elle s'étend en effet, de soi nécessairement, au rapport plus ample ; or celui-ci, à son tour, ne fait que manifester, conformément à l'ordre propre de la mathématique, la situation qu'entend s'assigner à soi-même, en regard de la réalité, l'homme en tant qu'il est esprit. Mieux conscients de l'enjeu, revenons à l'option qui d'abord l'engage et qui enfin la constitue : option aléatoire, ne relevant semble-t-il que de la spéculation, entre deux manières de conce­voir le rapport que soutient l'entité mathématique avec la réa­lité ; option en vérité radicale et partant « irréversible », entre deux manières de concevoir l'homme et sa destinée. 247:156 Entre les deux « cas », il y a ceci de commun que l'on peut soit refuser soit admettre l'existence d'une relation. La « mathé­matique moderne » rejette en effet qu'il y ait, de la forme mathématique à la forme « triviale » d'une même notion, une relation réelle, relation dont la mathématique « traditionnelle » admet l'existence. Et telle est la manière d'exprimer, au point de vue de l'ontologie, la différence et même l'opposition entre les deux options, l'une « nouvelle » l'autre « traditionnelle » sous-jacentes à la mathématique. Et d'autre part, l'homme, en tant qu'il est esprit, peut accepter ou refuser qu'il existe, radi­calement au degré de l'être, une relation à Autre que lui, de ce qu'il est lui-même et de ce qui est de lui. Ainsi l' « option » porte ici et là, sur l'existence d'une rela­tion. Dans le domaine mathématique, le rapport « restreint entre les deux formes, l'une « triviale » et l'autre mathéma­tique de la même notion, comporte une relation ([^116]) si cette notion est conçue comme étant « ouverte » ; et ce même rapport « restreint » ne comporte pas de relation, si cette notion est conçue comme étant « fermée ». Dans l'ordre de la vie, le rapport « large » de l'homme en tant qu'il est esprit à la réalité prise dans son ensemble, comporte, au regard de l'homme une relation (**85**), si l'homme reconnaît l'existence d'un Être absolu, c'est-à-dire indépendant de ce qui n'est pas Lui ; et le même rapport « large » ne comporte pas, au regard de l'homme, de relation, si l'homme refuse l'existence d'un Être absolu, c'est-à-dire indépendant de ce qui n'est pas Lui. Cela étant précisé, la question que soulève l'enseignement « moderne » de la mathématique est celle de savoir s'il existe un rapport entre ces « deux options », et lequel ? Il est évident que, de l'une à l'autre, il n'y a pas de soi implication néces­saire quant à la qualification ; c'est-à-dire que, de soi, l'une peut être un « oui » ([^117]) et l'autre un « non » (**86**). Mais nous n'envi­sageons pas ici une connexion « en soi ». Nous nous plaçons à un point de vue très concret ; nous nous demandons quels peuvent être les effets, pour l'enseignant et pour l'enseigné, de l'enseignement tel qu'il est actuellement préconisé et déjà pra­tiqué ? Nous nous demandons quelle est, et quelle sera, la « men­talité » que cet enseignement contribue à forger et à accréditer ? 248:156 Or, concrètement, les « options » que pose une même per­sonne dans les différents domaines qu'embrasse son agir sont solidaires les unes des autres ; et elles le sont d'autant plus qu'elles découlent spontanément de principes plus primitifs, lesquels ressortissent en définitive à la nature même de l'être. La question qui importe concrètement, concernant l'enseigne­ment qu'inspire l'esprit de la « mathématique moderne », est donc celle-ci : l' « option » qui, au point de vue propre de la mathématique, traduit cet « esprit » ne serait-elle pas, en fait parce qu'en acte, la manifestation d'une autre « option » cette « option » simple et universelle que l'esprit, confronté avec l'être, se trouve contraint de poser, bien qu'il ne l'exprime d'une manière précise que relativement à un domaine parti­culier, en l'occurrence, celui de la mathématique ? Que telle soit, si l'on peut dire, l'authentique vérité, il suffit pour le voir de considérer l' « option » non pas seulement quant à sa for­malité, mais également en tant qu'elle est une réalité, c'est-à-dire en tant qu'acte exercé. Et comme, en quelque ordre que ce soit, le « maximum » est qualitativement mesure et norme, la situation de l' « option » comme acte exercé se trouve dévoilée au mieux, lorsque cet acte consiste à « créer ». Or, en quoi consiste exactement ce qu'on appelle « créa­tion » dans le domaine de la mathématique, ou d'ailleurs dans celui de l'art ? La « création » consiste en l' « acte-idée a acte dont l'unité simple intègre, nous l'avons vu, deux actua­tions qui sont formellement et réellement distinctes : l'actua­tion-origine consiste en un « choix négatif » qui « découvre », c'est-à-dire qui libère l'esprit de ce qui l'eût empêché de « voir » ; l'actuation terminale est réalisée et spécifiée dans la saisie de l'idée. L'actuation-origine est évidemment impossible sans un donné qui lui soit antécédent au moins ontologique­ment, puisqu'elle consiste à en abstraire et donc le suppose. L'actuation terminale ne subsiste qu'en vertu de ce qui précisément en est le terme, savoir l'idée nouvelle. Eu égard à l'actuation terminale et à la « nouveauté » de l'idée, l' « acte-idée » consiste, en un sens, à créer (**58**). Il fait, en effet, déboucher l'esprit sur un ordre nouveau. Or, l' « ordre » étant, par nature, simple, tout « progredi » est exclu, d'un pre­mier ordre à un second ordre, en tant qu'ils sont l'un et l'autre ordre ; et, par suite, le second ordre, en tant qu'il est de l' « ordre », ne procède de rien : il est, par définition même, « créé » ([^118]). 249:156 Au contraire eu égard à l'actuation-origine, il est impossible que l'acte-idée soit une création, si on entend ce mot au sens propre dont on vient de rappeler la définition. Puis­qu'en effet l'acte-idée porte en son propre « subsister » l'exi­gence ontologique d'un antécédent, il serait contradictoire d'affirmer qu'il pût ne procéder de « rien ». Voilà donc précisée l'économie de l'acte qui, ex parte subjecti, constitue le fondement par excellence de l'entité mathématique ; et qui, par le fait même, est la norme en quelque sorte immanente de tout autre acte ordonné à saisir une telle entité, en particulier de l' « option » en tant que celle-ci est un acte exercé. La portée de l' « option » se trouve dès lors manifestée, radicalement en vertu de la lumière de l'être, et immédiate­ment dans la transparence de l'acte-idée. Procédons à le montrer. L' « option » a pour objet les deux manières de concevoir le rapport entre la forme « triviale » et la forme mathématique de la même notion, ou bien les deux manières de concevoir le rapport entre la mathématique et la réalité ; ou, enfin, équiva­lemment, l' « option » consiste dans le fait d'attribuer aux entités mathématiques, soit le caractère « ouvert », soit le caractère « fermé ». Or, en l'instant où l'entité mathématique est, en un sens, créée, qu'en est-il de cette alternative que l'acte d'opter consiste à décider ? La réponse est évidente. Créée en tant qu'elle est un ordre sur lequel débouche l'actuation terminale, l'entité mathématique est co-essentiellement dépendante d'un antécé­dent en raison de l'actuation-origine. Elle est donc référée, ontologiquement puisque dans le fait même de subsister, à cet antécédent. Elle est donc, par définition, « ouverte » ; et cela en vertu même des conditions de sa genèse, lesquelles demeurent celles de son subsister. D'où la conséquence : l' « option » « fermé » (**86**) est fausse ; c'est a, « option » « ouvert » (**86**) qui est la vérité. Car, tout sim­plement, la vérité c'est « ce qui est ». La vérité concernant une manière d'être consiste à exprimer cette manière d'être telle qu'elle est. 250:156 On ne pourrait donc refuser l' « option » « ouvert », qu'en montrant la non validité de l'argument qui en établit la vérité. Et comme cet argument consiste dans le fait d'attribuer à l'en­tité mathématique le caractère qu'elle a en l'instant où elle est créée, la preuve d'invalidité ne pourrait être faite qu'en infir­mant soit l'une soit l'autre des deux prémisses, c'est-à-dire soit en attribuant à l'entité déjà créée le caractère qui est con­traire à celui de l'entité en train d'être créée, soit en tenant que l'entité mathématique est créée « fermée ». Le premier constituerait le moyen le plus radical et partant le plus assuré, si on se proposait de concevoir intégralement tout l'objet de la mathématique comme étant du « catalogué » (\[13\], 58) ! Inutile d'insister. Le second, savoir que ce qui est nécessairement « ouvert » en vertu de l'actuation-origine serait cependant « fermé » au titre d'aboutissant de l'actuation terminale, exigerait qu'on dis­joignît l'une de l'autre ces deux actuations. Or leur concomi­tance ontologique est la condition même de l'unité d'ordre, et par conséquent de la réalité simple, qui est propre à l'acte-idée ; elle est donc également la condition sur laquelle est fondée la réalité de toute la mathématique, très particulière­ment celle de la « mathématique vivante ». Ainsi, on aboutit à une contradiction, celle-ci revêtant la forme précise d'une non consistance dans l'être, si on attribue aux entités mathématiques d'avoir le caractère « fermé ». Il est d'ailleurs évident, si on se place au point de vue de l'être, qu'il ne peut en être autrement. Poser, par un décret de l'esprit, l'acte-idée étant émis et donc a posteriori, que l'entité mathé­matique est coupée d'avec la réalité d'où cependant elle pro­cède en vertu de l'acte-idée, c'est ipso facto rendre cette entité non consistante au point de vue de l'être. Et, en retour, le fait que soit vraie l' « option » « ouvert » (**86**), et contradictoire au point de vue de l'être l' « option » « fer­mée » (**86**), prouve que l' « option » dont l'expression précise res­sortit au domaine mathématique est en réalité l'affleurement for­mal, relativement à un mode de l'être, de l' « option » primitive dont l'objet est soit le refus soit l'acceptation de l'être, et dont la conséquence est, soit d'enfermer l'esprit dans le narcissisme, soit de le laisser ouvert sur l'infini ([^119]). C'est cela que nous nous proposions de montrer, et qui de surcroît nous ramène à notre propos. 251:156 Il semblerait que nous sommes bien loin de l' « enseigne­ment », que celui-ci soit traditionnel ou moderne. Mais il n'en est rien. L'enfance, « petite » ou avancée, à qui la mathématique moderne est proposée, ne spécule pas, il est vrai, sur l' « option » entre l' « ouvert » et le « fermé » ([^120]). Montrer l'existence, analyser la nature et préciser la portée de cette option, exige de consi­dérer l'activité mathématique comme constituant l'objet d'une démarche réflexive, et se trouve par conséquent exclu de l'exercice même de cette activité, aussi bien que de la communica­tion qui peut en être faite par mode d'enseignement. Mais on peut vivre une chose sans en prendre explicitement conscience, et même sans la conceptualiser. Ainsi en est-il de l'implication métaphysique qui est concomitante parce que, nous venons de le voir, sous-jacente à l' « option » concernant l'alternative « ouvert »-« fermé ». Il est fort probable que la distinction entre ces deux termes, ou entre deux termes respec­tivement équivalents, ne sera ni clairement conçue par les en­seignants ni clairement exposée aux enseignés. Mais tous, ensei­gnants et enseignés, referont ensemble, en fait et sans le savoir, le choix de l' « option » « fermé » Il chaque fois qu'ils étudie­ront de concert l'un des chapitres dont la présentation et la rédaction sont inspirées par l'esprit de la « mathématique moderne ». Une « option », suggérée et répétée, devient « habitude », et puis « habitus ». Les esprits « formés » de cette façon, « dès la petite enfance » et unilatéralement, contracteront un pli, en l'occurrence un « faux pli ». Le constructionnisme mental pour­ra les séduire, voire devenir pour eux une sorte de mystique de l'esprit ; mais ils n'en deviendront que plus allergiques à la perception de l'être, qu'ils auront été habituellement détournés de considérer. 252:156 Or, comment retrouver Celui qui EST, si on a aliéné en soi-même le sens de l'être ? l' « option » que diffuse, par le truchement de l'enseignement, l'esprit de la « mathé­matique moderne » risque en fait d'hypothéquer l' « option » par laquelle tout humain réalise sa propre destinée. Nous ne saurions mieux conclure ces observations critiques qu'en répétant notre slogan : « A bas l'ensemblisme ; et, alors, vive Bourbaki ! Car nos réserves ne concernent ni la « mathématique mo­derne » comme telle, ni le perfectionnement propre qu'elle apporte ; mais bien l'esprit, et plus précisément l'inspiration métaphysique qui préside en fait au type d'axiomatisation qu'ont choisi les auteurs de la « nouvelle mathématique ». Car, même à l'intérieur de l'univers qui est en propre celui de la mathématique, il est possible que « deux amours cons­truisent deux cités » : l'amour de la vérité, que l'esprit doit découvrir dans les fondements qui lui en sont donnés ; l'amour de soi, dont l'esprit entend jouir en visant, absolument, à créer. « Qui potest capere capiat. » M.-L. Guérard des Lauriers, o. p. 253:156 ## AVIS PRATIQUES ### Informations diverses #### Le Pèlerinage à Rome : Pentecôte 1972 En 1972, le Pèlerinage à Rome aura lieu à nouveau pour la Pentecôte, qui tombera le 21 mai. Le 2 juin dernier, à l'issue du Pèlerinage de 1971, le Dr Élisabeth Gerstner, fondatrice et directrice du Pèlerinage à Rome, agissant en accord avec l'abbé Louis Coache, a remis la direction du Pèlerinage au secrétariat international du PERC ([^121]). Celui-ci a aussitôt décidé la création dans chaque pays participant au Pèlerinage d'un *comité d'organisation* formé de laïcs ; les représentants des divers comités nationaux composeront le comité international du Pèlerinage. La direction du PERC a chargé le P. Noël Barbara de constituer le comité français : lequel a tenu sa première réunion le 17 juillet à Paris. Les dates du 1^er^ et du 2 juillet 1972, qui avaient été primitivement envisagées, n'ont pu être retenues parce qu'à cette époque il n'est pas possible d'obtenir la formation de trains spéciaux. Notez dès maintenant la date : Pentecôte, 21 mai 1972. Nos « Avis pratiques » vous tiendront au courant, au fur et à mesure, de la préparation du Pèlerinage. 254:156 #### Paul VI a donné «* *le réconfort de sa bénédiction » aux représentants du B'nai B'rith Lors du Pèlerinage à Rome de 1970, le pape Paul VI, qui n'avait pas voulu recevoir les représentants des pèlerins, avait en revanche reçu plusieurs chefs des terroristes massacreurs de chrétiens dans les territoires d'outre-mer du Portugal. Coïncidence. Fâcheuse. Mais simple coïncidence, avaient déclaré les optimistes. N'allez pas y voir une intention particu­lière, ajoutaient-ils. Si ce geste a l'apparence de mettre en relief le mépris que Paul VI veut marquer aux « traditionalistes », ce n'est qu'une apparence, qu'une fausse apparence. En quoi ils étaient peu ou mal attentifs à la phrase lourde de sens que Paul VI avait fait paraître dans L'Osservatore romano du 4 juillet 1970 (page 2) : «* Le pape, de par sa mission, reçoit ceux qui demandent le réconfort de sa bénédiction. *» Pour le Pèlerinage à Rome de cette année, ce sont les repré­sentants du B'nai B'rith que Paul VI a réconfortés. Encore une coïncidence. La seconde. Cela commence à pren­dre la figure du début d'une constante : chaque fois que Paul VI sera importuné par un pèlerinage « traditionaliste », il mani­festera, par un exemple bien choisi, quelle est la sorte de pèlerins qu'il aime accueillir. Pour que l'on ne puisse pas dire cette fois que le pape avait été trompé et qu'il ne savait pas exactement qui il recevait, Paul VI les a publiquement salués par leur nom de B'nai B'rith, il leur a adressé une allocution et il l'a fait insérer en première page de *L'Osservatore romano* (voir reproduction page sui­vante [^122]). Ce numéro de *L'Osservatore romano* précise en outre à deux reprises, en dehors de l'allocution pontificale, en page 1 et en page 2, qu'il s'agissait bien d'un « groupe de leaders de l'Anti-Defamation League of B'nai B'rith ». Ils n'ont pas été privés du « réconfort de la bénédiction » de Paul VI : «* Il Santo Padre ha impartito la Benedizione Apostolica insieme con i Presuli presenti *». Les prélats ainsi associés à la distri­bution du réconfort aux B'nai B'rith étaient des évêques du Dahomey, de la Sierra Leone, du Mali et du Cameroun. Il y avait eu le chant du Credo : mais *L'Osservatore romano* ne précise pas de quelle manière les leaders du B'nai B'rith y ont participé. 255:156 \[Fragment de la première page de « L'Osservatore romano » du 3 juin 1971 relatant l'audience générale qui eut lieu le matin du mercredi 2 juin, à la Basilique vaticane.\] 256:156 #### Une déclaration de l'abbé Coache Le 13 juin 1971, à Montjavoult, devant 2 500 personnes ve­nues participer à la procession de la Fête-Dieu, l'abbé Louis Coache, curé du lieu persécuté par son évêque, a fait la décla­ration suivante : *Deux années viennent de s'écouler depuis les sanctions que S. Exc. Mgr l'évêque de Beauvais essaya de porter contre moi, à l'occasion du 8 juin 1969. Contre la me­nace de suspense, contre le décret de suspense et contre le conatus destitutionis* (*la tentative de destitution*)*, j'ai fait appel -- plus exactement recours -- à la Con­grégation compétente, c'est-à-dire la S. Congrégation du clergé. Rome ayant intimé à Mgr l'évêque de Beauvais, en septembre 1969, l'ordre de renoncer à l'installation canonique d'un curé à Montjavoult, installation qui de­vait avoir lieu le surlendemain, il est clair que je restais donc en droit curé de Montjavoult, ce que je suis encore, avec possession légitime et tranquille du presbytère. Or ce genre de procès administratif est habituellement réglé dans les 3 à 18 mois, le délai ne dépasse jamais deux années. Il est donc non moins clair -- et je le sais par ailleurs -- que Rome ne veut pas trancher. Si le Saint-Siège avait pu me donner tort sur le plan doctrinal ou moral, ou sur un point fondamental, il me semble qu'il l'aurait fait. Par ailleurs je crois savoir que faute de pouvoir donner une solution en ma faveur, Rome désire un rapprochement, une réconciliation entre more évêque et moi-même.* *Cette réconciliation, je m'y déclare tout disposé.* *Les paroles de bonne volonté, cependant, pour être prises en considération, supposent des actes. A vrai dire* « *Le Combat de la Foi *»*, avec toutes ses peines et ses labeurs, devrait suffire comme preuve de mon dévouement et de mon attachement à l'Église par la grâce de Dieu. Néanmoins rien ne se fait d'important sans de gros sacrifices personnels. Aussi, pour cette réconciliation, j'annonce ici publiquement que je suis prêt à un très grand renoncement : l'abandon de mon titre de curé et donc ma démission ; et par conséquent, comme signe sensible, l'abandon de mon presbytère. Voilà ce que j'offre et Dieu m'est témoin que ce sera un très grand sacrifice.* 257:156 *En contre-partie je demande, puisque Montjavoult est devenu un lieu de culte traditionnel avec assistance de nombreux fidèles, -- je demande au Saint-Siège le droit d'être accueilli chaque dimanche et fête, dans l'église paroissiale de Montjavoult, pour y célébrer sur l'autel majeur une Messe de rite latin romain* (*le rite millé­naire promulgué par saint Pie V*)*, au profit spirituel des fidèles et pèlerins présents. Un tel accueil par le curé du lieu, surtout à l'heure où l'église est toujours vide, semble a priori normal ; par ailleurs il apparaît qu'un prêtre peut toujours célébrer selon l'Ordo tradi­tionnel, -- d'autant plus que le nouvel Ordo* « *permit­litur *»*, est permis, déclare le texte officiel : c'est donc que l'ancien est normal.* *Néanmoins pour que tout soit clair et en retour de mon renoncement à ma cure, offert ainsi condi­tionnellement, je demande au Saint-Siège d'inviter mon évêque à me reconnaître la faculté, le droit si l'on veut, de célébrer régulièrement dans l'église de mon domicile, comme simple prêtre, avec les fidèles qui souhaitent assister à ma messe, les droits du nouveau curé en titre demeurant absolument saufs ; et cela, à l'heure qui pourra sembler la meilleure d'un commun accord.* *Cette offre de réconciliation, assortie du sacrifice de quitter mon presbytère, je vais la faire régulièrement à Son Éminence le cardinal Wright. Si je me suis per­mis d'anticiper et de la faire en public, c'est parce que j'ai appris moi-même très indirectement le souhait du cardinal-préfet.* *Et maintenant, quoi qu'il en soit, je vous donne ren­dez-vous le dernier dimanche d'octobre, 31 octobre, pour la grande fête du Christ-Roi, à 11 h. 30 à Montjavoult sur la place de l'église.* L'abbé Louis Coache a confirmé ces propositions par lettre en date du 22 juin 1971, adressée au cardinal Wright, préfet de la Congrégation romaine du clergé. Il ne semble y avoir à Rome aucun obstacle de principe à une telle solution : mais son acceptation dépend évidemment de l'éventuel esprit de justice et de paix de l'évêque de Beauvais, ordinaire du lieu. A vues humaines ce n'est pas brillant. Mais rien n'est impossible à Dieu. #### Une école catholique fondée à Salérans (Hautes-Alpes) Alain Tilloy, qui est, comme on le sait, l'inventeur du Pèle­rinage à Rome ([^123]), et qui d'autre part a succédé à l'amiral de Penfentenyo à la présidence du ROC, vient de fonder une école de garçons : « une école catholique, familiale, européenne, en internat familial » : l'école Saint-Louis-Saint-Benoit, école d'en­seignement secondaire qui comportera dès cette année les classes de seconde, de première et de terminale dans les séries A, B et C. 258:156 Pour tous renseignements écrire à M. Alain Tilloy, 36, ave­nue de Rocquencourt, 78-Le Chesnay. Cette école refuse toute forme de « contrat » avec l'État. Elle est recommandée par la C.N.F.C. (Confédération nationale des familles chrétiennes, 4, rue Saint-Louis, 78-Versailles). #### *Précisions sur la C.N.F.C.* Dans notre numéro 155 (page 271), reproduisant les ren­seignements qui avaient été publiés dans *Vigilia romana*, nous indiquions, d'après cette source, que parmi les mouvements français ayant adhéré au PERC figuraient : -- la C.N.F.C. « du docteur Doublier » ; -- l'Auto-défense familiale de l'Ouest ; La C.N.F.C. nous prie de préciser : 1\. -- que son président est le Dr Villette et non point le Dr Doublier ; 259:156 2\. -- que si l'Auto-défense familiale de l'Ouest fait partie du PERC, c'est par l'intermédiaire de son adhésion à la C.N.F.C. : laquelle, par sa propre adhésion au PERC, engage toutes ses associations affiliées (de Bordeaux, Grenoble, Cher­bourg, Valence, Saint-Étienne, Lyon, Clermont-Ferrand etc.) ; il n'y avait donc pas lieu de citer à part l'Auto-défense fami­liale de l'Ouest. #### *La ligne Salleron* L'abbé Luc-J. Lefebvre, directeur de *La Pensée catholique*, vient à son tour d'apporter son suffrage au livre de Louis Salleron : *La nouvelle messe* (un volume aux Nouvelles Édi­tions Latines). Il écrit dans le numéro 132 de *La Pensée catholique* (pp. 34-35) « *C'est un ouvrage neuf et solidement construit que nous a donné Louis Salleron, recueil le plus précis, le plus fort, le plus efficace sans doute de toutes les réflexions que les uns et les autres ont pu faire... A la lecture de ces pages si bien venues, ses adversaires sont cloués... Son livre n'est pas une description, mais une explication du mal... *» \*\*\* Quant à ce que signifie l'expression « la ligne Salleron », expression qui est de nous, on le trouvera dans l'éditorial ainsi intitulé de notre numéro 155. Il s'agit de réclamer, -- comme la réclamation-minimum sur laquelle tout le monde peut s'en­tendre, -- que soient régulièrement et officiellement promulguées *deux décisions claires*, les deux décisions énoncées par Louis Salleron le 25 mars 1971 : I. -- La reconnaissance explicite à tous les prêtres du droit qu'ils ont de célébrer -- sans conditions particulières ni auto­risations préalables -- la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V. II\. -- L'introduction obligatoire dans la nouvelle messe des rectifications et révisions nécessaires, pour en corriger les dé­fauts, les insuffisances et les ambiguïtés. 260:156 Louis Salleron est revenu sur cette double réclamation dans un article de *Carrefour* publié le 14 juillet 1971 et intitulé : « *En quoi il y a un problème de la messe *». Il rappelle que Paul VI, nulle part, à aucun moment, n'a abrogé la messe dite de S. Pie V : « *un rite aussi important que celui de la messe ne peut être abrogé, s'il peut l'être, sans une mention expresse *». C'est d'ailleurs ce qu'a déclaré le cardinal Ottaviani à Louis Salle­ron dans son interview de la Pentecôte ([^124]) : « *Le rite tradi­tionnel de la messe selon l'Ordo de S. Pie V n'est pas, que je sache, aboli. Et par conséquent les Ordinaires des lieux, spécialement pour la protection de la pureté du rite et même de sa compréhension communautaire de l'assemblée, feraient bien, à mon humble avis, d'encourager la permanence du rite de S. Pie V. *» Dans ce même article du 14 juillet 1971, Louis Salleron écrit : Le 25 octobre 1970, quarante martyrs anglais et gallois étaient canonisés à Rome. Pourquoi étaient-ils canonisés ? Parce qu'ils avaient payé de leur vie, au moment de la Réforme, leur fidélité à la messe. Est-il imaginable que soit interdite aujour­d'hui la messe pour laquelle ils sont morts ? Même si les temps ont changé, toute vérité n'a pas changé pour autant. Beaucoup de prêtres et de laïcs sentent tout cela confusément. Ils ignorent les arcanes de la théolo­gie, du droit canon et de l'histoire de l'Église, mais ils subodorent le mensonge des bureaux. Ils voient d'ailleurs les fruits de ces entreprises souterraines. Ce n'est pas une messe rénovée qu'on leur offre, c'est une messe disloquée, qui permet toutes les fantaisies, toutes les extravagances et tous les sacrilèges. Les images télévisées de la Hollande sont dans leur mémoire. Ils ne veulent pas de ces « célébra­tions ». Derrière les habiletés, les ruses, les faux-sem­blants, le problème de la messe apparaît peu à peu à la conscience des fidèles. Il tient tout entier dans deux questions conjointes qu'on n'arrive pas à se formuler clairement et qui sont celles-ci : *-- Est-il possible d'INTERDIRE une messe qui, depuis les origines, est la messe ininterrompue de la tradition et qui a été fixée au XVI^e^ siècle en pleine harmonie avec le Concile de Trente dont les travaux publiquement poursuivis pendant de longues années ont eu pour objet de déterminer le dogme eucha­ristique ?* 261:156 -- *Est-il possible d'IMPOSER une messe qui, fa­briquée clandestinement par les bureaux et pro­pagée far des voies constamment illégales, se pro­pose, de l'aveu même de ses auteurs et sous le cou­vert de quelques améliorations de détail, d'opérer une mutation dans la foi catholique en instituant un rite œcuménique destiné à l'établissement d'un nouveau christianisme ?* C'est un double coup de force. C'est par une succession de coups de force que l'Église est gouvernée sous le règne actuel. Mais l'illicite et l'illégal n'ont aucun droit à notre obéissance. #### *Dans le rite nouveau il n'y a pas de missel des fidèles* En toute innocence, un lecteur de *L'Ami du clergé* a posé la question : *-- Existe-t-il ou existera-t-il un jour un* « *Missel des fidèles *» *latin-français ?* Dans son numéro du 15 juillet (p. 218), *L'Ami du clergé* a en toute candeur répondu que c'est bien impossible : *-- Question embarrassante : il est très difficile de réaliser un ouvrage de ce genre, étant donné d'une part la variété des textes liturgiques nouveaux* (*les Antiennes pour la Messe lue ne sont pas les mêmes que pour la Messe chantée dans le nouveau Missel latin, par exemple*)*, et d'autre part la variété des combi­naisons possibles* (*que l'on songe aux nombreuses Préfaces ou à la faculté aux prêtres de composer en semaine une Messe à l'aide de divers éléments du Missel dans le temps* « *per an­num *»)*.* La nouvelle messe est un tel désordre qu'elle est la messe du Missel impossible. #### *Le cynique mensonge du* «* pluralisme *» Dans le même numéro de *L'Ami du clergé* ([^125]), le bon Dom Oury, qui avait mis sa science bénédictine au service du saccage de la liturgie sans s'apercevoir de rien, commence peut-être néanmoins à s'apercevoir de quelque chose. 262:156 En effet, analysant une fois de plus la pseudo-légalité de l'ORDRE NOUVEAU, le bon Dom Oury en arrive inévitablement à cette conclusion tout à fait exacte (page 433) : « *Le pluralisme n'est admis qu'au sein de la liturgie rénovée, malgré les requêtes de nombreux traditionalistes. *» ([^126]) On retiendra cette adéquate formule de Dom Oury-Bouche-d'Or. C'est la manière la plus distinguée de dire que le soi-disant pluralisme actuel est un mensonge. *Le pluralisme n'est admis qu'au sein de la liturgie rénovée...* Tout est permis et l'on peut faire n'importe quoi, sauf la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V. A soi seul, cela suffit à manifester l'illégitimité de la pseudo-légalité liturgique actuellement imposée par une cascade d'abus de pouvoir. #### *Un autre exemple de sain pluralisme* Mgr Charles Paty est l'évêque de Luçon. C'est un farceur de première force. Par la *Documentation catholique* du 20 juin 1971, nous apprenons qu'il a publié dans son Bulletin diocésain *Église de Luçon*, le 22 mai 1971, une note qui déclare : « *Nous tenons à exprimer notre désaccord profond avec l'abbé de Nantes. *» Les diocésains de Mgr Paty pourront entreprendre la recen­sion, vite faite, des personnes à l'égard desquelles leur évêque a tenu à exprimer son profond désaccord. Ils ne feront ainsi que vérifier expérimentalement ce que Mgr Paty énonce en principe : « *Un sain pluralisme est nécessaire parmi les chré­tiens *», mais l'abbé Georges de Nantes « *ne peut qu'être hors des limites de ce sain pluralisme *». Eh oui ! Il faut bien, tout de même, que le pluralisme ait des limites. 263:156 Cardonnel, Garaudy, les terroristes portugaise le B'nai B'rith, d'accord. Mais l'abbé de Nantes ? #### *La prévarication *«* garantie *» *par la forfaiture ?* Revenons à l'article déjà cité de Dom Oury-Bouche-d'Or dans *L'Ami du clergé*. On doit le remercier de nous donner si clairement (page 432) la seule argumentation possible en faveur de la « liturgie rénovée ». D'habitude les partisans de l'ORDRE NOUVEAU n'argumentent pas du tout (l'instinct de conservation, sans doute, les retient de s'y risquer). Dom Oury nous montre au contraire, en l'étalant, que la seule argumentation possible est d'une faiblesse évidente : 1° Les Pères du Concile, en votant la Constitution liturgique, « *avaient l'intention de faire une vraie réforme ; ils ne se sont pas contentés de la proposer à ceux des membres de l'Église qui voudraient bien l'accueillir *». -- On peut montrer, d'après les documents de l'époque ([^127]), que l'intention invoquée, attes­tée, déclarée était de promouvoir « *une restauration de la vie liturgique *» dans la ligne et dans l'esprit de ce qui avait été déjà accompli de saint Pie X à Pie XII. Il est trop manifeste qu'on fait aujourd'hui le contraire. Il y a eu tromperie. 2° Dom Oury concède que les Pères du Concile ont « *envi­sagé un pluralisme légitime *» ; mais c'était, dit-il, « *à l'inté­rieur même de la liturgie rénovée ; non point une alternative entre la liturgie d'alors et la liturgie d'après-Concile *». -- La vérité est que les Pères du Concile n'avaient pas imaginé que la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V, pourrait devenir un simple membre d'alternative et encore moins le membre exclu !). Ils n'y avaient jamais pensé. Ils ne voulaient pas cela. Ils ne le croyaient toujours point possible quatre ans après la promul­gation de la Constitution conciliaire : quand la messe nouvelle de Paul VI leur a été proposée pour la première fois, sous le nom de « messe normative », c'était au Synode épiscopal tenu à Rome en octobre 1967, ils n'y ont pas du tout reconnu leur intention, ni une conséquence ou une application de ce qu'ils avaient voté au Concile, et ils l'ont rejetée. 264:156 3° Dom Oury sent bien qu'on peut contester que la messe de Paul VI soit dans la ligne, dans la lettre, dans l'esprit de la Constitution conciliaire sur la liturgie. Alors il assure : « *La liturgie rénovée de l'Église d'aujourd'hui est substantiellement conforme aux dispositions prises par les Pères ; nous en avons pour garant le Siège apostolique qui promulgue cette liturgie. *». Les promulgations en question ne sont garantes de rien du tout ; elles n'ont en l'espèce aucune valeur de garantie ; elles sont d'ailleurs marquées par des caractères manifestes de prévarica­tion, de forfaiture, de contradiction interne ; il s'agit en outre, le plus souvent, de fausses promulgations : c'est-à-dire de docu­ments sans valeur légale, pour vice de forme, quelquefois même publiés sans date ni signature. On y trouve le blanc et le noir simultanément affirmés et ordonnés. Celles d'entre elles qui ne seraient pas nulles de plein droit sont, pour le moins, suspectes, douteuses, incapables donc de servir de garantie à quoi que ce soit. Si Dom Oury avait eu quelque chose de plus solide à allé­guer en faveur de l'ORDRE NOUVEAU, on présume qu'il l'aurait dit. Il a dit tout ce qu'il a pu trouver à dire. Ce n'est pas grand'chose, en vérité ce n'est rien. #### *L'asservissement intellectuel des catholiques* Louis Salleron, dans *Carrefour* du 28 juillet, commente les pantalonnades du Congrès de l'U.C.I.P. (soi-disant Union Ca­tholique Internationale de la Presse) qui s'est élevé de manière cocasse contre le cardinal Villot (celui-là aura trouvé le moyen de déplaire à tout le monde). Dépassant l'anecdote, d'ailleurs banale, de ces craberies, Louis Salleron en vient à examiner l'asservissement où les catholiques sont tenus par leur presse : « ...Charles Benoist distinguait le « pays *réel *» du « pays *légal *». Les dirigeants de la presse catholique devraient médi­ter cette distinction et se demander s'il n'y a pas une « opinion *réelle *» en face de l' « opinion *légale *» qu'ils représentent. « La presse catholique constitue, en France du moins, ce que les économistes appellent un oligopole, c'est-à-dire un monopole collectif. Quelques maisons d'édition trustent l'en­semble des publications vendues sous le qualificatif de « ca­tholiques » et ces publications sont censées représenter l'opi­nion publique dans l'Église. En fait, il s'agit de l'opinion légale, c'est-à-dire de celle qui est fabriquée par la presse oligopoliste. Cette opinion existe bien, mais elle existe comme toute opinion fabriquée par le pouvoir. Elle ne correspond ni par le volume, ni surtout par l'authenticité, à l'opinion réelle. 265:156 « Toutes les « réformes » qui ont suivi le Concile, notam­ment dans la liturgie, ont été présentées comme la réponse au vœu unanime de l'opinion catholique. En réalité, celle-ci a été matraquée pour les accepter, et elle l'a été avec assez de succès pour qu'en effet beaucoup de catholiques se félicitent de les avoir obtenues. On leur a dit qu'ils étaient devenus adultes ; ils l'ont cru, et en ont été flattés. Moyennant quoi on les mène comme des enfants et on « anime » leurs groupe­ments pour leur faire découvrir, en « recherche » et en « dia­logue », toutes les belles pseudo-vérités dont ils se gargarisent et qui ont été préparées dans les officines spécialisées à cet effet. « Qu'on se rappelle, par exemple, la communion dans la main. Qui oserait soutenir qu'il y a cinq ans, ou même trois ans, l'opinion catholique française demandait la communion dans la main ? Personne ne soupçonnait même qu'une telle manière de faire pût exister. Brusquement, la presse catholique a fait campagne pour l'imposer. Le lavage de cerveaux fonc­tionna à la perfection. Et depuis ce temps-là, les petites bonnes sœurs recyclées et les militantes de l'Action catholique sont persuadées, et d'avoir voulu cette réforme, et d'être deve­nues les chrétiennes de la primitive Église, et de se conformer aux désirs du concile et du pape. « La suppression du célibat des prêtres, les entraves mises au baptême des nouveau-nés, le boycottage de la communion solennelle sont ainsi, parmi cent autres, des réformes propa­gées par les groupes de pression qui ont en main la presse catholique et qui sont toujours censées être des revendications de l'opinion catholique -- laquelle s'en désintéresse ou est contre. On vient de le voir à propos de la communion solen­nelle : le P. Lelong, ayant fait à la radio un sermon pour en rappeler l'utilité et le sens profond, a reçu plusieurs mil­liers de lettres d'auditeurs pour lui dire leur approbation. Voilà une opinion réelle, sans écho dans la presse catholique. « Non seulement l'opinion catholique est fabriquée par la presse oligopoliste vendue dans les églises, mais elle n'est informée qu'à sens unique. Toutes les nouvelles qui tendent au chambardement de l'Église lui sont abondamment commu­niquées (comme signes du « printemps de l'Église ») ; toutes celles qui manifestent l'existence de mouvements et de courants non progressistes sont passées sous silence, ou minimisées, ou déformées... » A cet asservissement intellectuel et moral, on ne peut ré­pondre qu'en organisant l'insurrection intellectuelle et morale. 266:156 #### *Un exemple tiré de* «* La Croix *» Ce qu'on vient de lire dans l'article cité de Louis Salleron, en voici un exemple, -- l'exemple éclatant d'une information systématiquement erronée, dans *Le journal la croix* du 29 juillet : « Le maintien de la messe en latin vient de trouver ses plus chauds défenseurs, en Angleterre, chez les non-catholiques. En effet, un appel signé par de nombreux non-catholiques, par des évêques anglicans, par des parlementaires, des écrivains (Agatha Christie), des intellectuels, des artistes (Yehudi Me­nuhin) vient d'être envoyé à Rome pour que la messe en latin ne disparaisse pas. Cet appel est également signé par des catholiques de renom comme le romancier Graham Greene, M. Rees-Mog, directeur du *Times*. Le texte de cet appel a été précisément publié dans le *Times* du 6 juillet. » Trois contre-vérités : 1° Cet appel ne réclame pas le maintien de la messe en latin : il réclame le maintien, en latin, de la « messe tradition­nelle », de la « messe catholique romaine » : c'est-à-dire la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le Missel romain de S. Pie V. 2° Cet appel ne se situe pas uniquement en Angleterre : ce sont des non-catholiques du monde entier qui l'ont signée décla­rant au Saint-Siège que sa responsabilité serait effrayante s'il faisait ou laissait disparaître la messe traditionnelle. Ainsi *La Croix* a caché QUELLE MESSE est réclamée, et elle a caché PAR QUI. Et en outre, 3° il n'est pas vrai que ces non-catholiques soient de plus chauds partisans de la messe dite de S. Pie V que ne le sont les catholiques. 267:156 #### *L'appel international en faveur de la messe* Cet appel maquillé par *La Croix*, voici la traduction complè­te de son texte publié en anglais par le *Times* du 6 juillet (tra­duction faite par nos soins ; nous ignorons s'il existe une ver­sion française officielle de cet appel) « *Un des axiomes de la publicité contemporaine, qu'elle soit religieuse ou profane, est que l'homme moderne en gé­néral, et spécialement l'intellectuel moderne, ne supporte plus aucune forme de la tradition qu'il veut à tout prix supprimer et remplacer par autre chose.* « *Mais, comme beaucoup d'autres affirmations de nos machines publicitaires, cet axiome est faux. Aujourd'hui comme autrefois, les hommes cultivés sont les premiers à apprécier la tradition, les premiers aussi à sonner l'alarme lorsqu'elle est menacée.* « *Si un décret insensé avait ordonné la destruction totale ou partielle des basiliques et des cathédrales, ce seraient évidemment les hommes cultivés -- quelles que soient leurs croyances personnelles -- qui protesteraient avec horreur contre une telle éventualité.* « *Or c'est un fait que ces basiliques et ces cathédrales ont été construites pour célébrer un rite qui faisait partie jusqu'ici d'une tradition vivante : la messe catholique romaine. Mais selon les nouvelles venues de Rome, on a l'intention de sup­primer cette messe à la fin de l'année 1971.* « *Nous ne parlons pas ici de l'expérience religieuse ou spirituelle de millions de personnes. Mais le rite en question, dans son magnifique texte latin, a inspiré des œuvres d'une valeur inestimable, œuvres de musiciens, de peintres, d'ar­chitectes et de poètes, à toutes les époques et dans tous les pays. Ce rite appartient à la culture universelle autant qu'à la culture catholique.* « *Dans notre civilisation matérialiste et technocratique, qui menace de plus en plus la vie intellectuelle et spirituelle dans son expression créatrice originale -- la parole -- il nous paraît spécialement inhumain de priver l'homme de cette parole grandiose de la messe et de la reléguer dans les archives.* « *Les signataires de cet appel, qui est uniquement œcumé­nique, et apolitique, appartiennent à toutes les branches de la culture, en Europe et ailleurs. Ils veulent attirer l'attention du Saint-Siège sur la responsabilité effrayante qui serait la sienne dans l'histoire de l'esprit humain, s'il refusait de permettre la survie de la messe traditionnelle, même si ce n'était que côte à côte avec d'autres formes liturgiques. *» On voit que la portée de cet appel est tout autre que celle à quoi *La Croix* voulait frauduleusement le réduire. Il ne s'agit pas du latin. Il s'agit, en latin, du rite romain de S. Fie V. Des intellectuels de toutes convictions et de tous pays, se plaçant au point de vue de la culture, et de l'esprit, attirent l'attention du Saint-Siège sur la responsabilité effrayante qui serait la sienne dans le cas où il refuserait de permettre la survie de la messe traditionnelle. 268:156 #### *Pourquoi de tels signataires à un tel appel* La raison pour laquelle cet appel porte les signatures qu'il porte -- une formidable collection de célébrités mondaines -- fera date dans l'histoire, pour la honte durable de celui qui a rendu une telle procédure nécessaire. Il est maintenant bien connu, en effet, que Paul VI n'écoute pas, ou qu'il n'écoute qu'avec déplaisir, les catholiques fidèles présentant les requêtes de la fidélité. En revanche il est égale­ment bien connu maintenant qu'il reçoit avec plaisir et qu'il écoute avec attention les humanistes, les protestants, les libéraux, les personnalités à la mode, les francs-maçons (même ceux du B'nai B'rith !), les socialistes humains et les marxistes inhu­mains : d'où l'idée de lui faire demander par ceux-là le maintien de la messe traditionnelle. La pétition n'est pas close. Nous recommandons à ses or­ganisateurs d'aller plus loin encore. Il ne leur faudrait pas craindre de recueillir aussi la signa­ture de quelques pédérastes célèbres, de quelques producteurs de films érotiques, de quelques vedettes du cinéma déshabillé, de quelques banquiers, coureurs cyclistes, derviches-tourneurs, acrobates, moines mondains, professeurs de sexologie et mar­chands d'opium : c'est *le monde*, en effet, *à l'écoute* duquel se sont mis les actuels réformateurs de l'Église. A ces réformateurs et à leur chef, il est bien normal de faire porter les réclamations du peuple chrétien par la sorte d'ambassadeurs qu'ils agréent. 269:156 ### Note de gérance COMME ON LE SAIT, *la revue* ITINÉRAIRES *depuis son pre­mier numéro n'a jamais accepté aucune publicité payante, et n'en acceptera jamais. C'est une position de principe. Selon nous, la seule position morale, qui est aussi la seule viable à la longue, est qu'une publication périodique soit payée uniquement par ses lecteurs.* *A quoi l'on oppose fréquemment le fait que la publicité com­merciale est purement commerciale : elle n'empiète d'aucune manière sur l'indépendance intellectuelle, politique et morale des publications.* *Nous avons toujours dit que cette réponse, même si elle est vraie, est une réponse à côté.* *C'est une réponse à côté, parce que notre motif principal et premier n'est nullement fondé sur l'empire intellectuel, moral ou politique que, par leur argent, les détenteurs de la publicité pourraient éventuellement imposer à la presse. D'abord et avant tout, nous considérons comme immoral et comme anti-économi­que de vendre un produit au-dessous de son prix de revient. Le budget de la presse n'est assuré que pour 50 %* (*environ*) *par la vente au numéro et les abonnements : il est assuré pour 50 % par la publicité. Cela signifie que tous les prix de vente et d'abonnement de tous les journaux devraient être, en moyenne, doublés. Faire payer les choses au-dessous de leur prix est une erreur économique et un contresens moral dont les conséquences sont immanquablement ruineuses. Chacun peut le constater Plus augmente le volume de la publicité commerciale dans les journaux, plus leur nombre diminue. Donc la publicité ne les fait pas vivre, elle fait semblant, en réalité elle les tue : comme la drogue à la place de la nourriture.* *On peut discuter ce que nous venons de rappeler là en résumé* ([^128]). *Mais à condition justement de le discuter : de discuter cela. Répondre que les publicitaires n'exercent aucune pression morale sur les directeurs de publication, c'est bien répondre à côté.* 270:156 *Mais nous ajoutons maintenant ceci : cette réponse à côté est, en outre, fausse.* *Il n'est pas vrai que les détenteurs et distributeurs de la pu­blicité commerciale s'abstiennent toujours de toute ingérence dans la direction des journaux.* *Jusqu'ici, à notre connaissance, tous les directeurs et* (*anciens directeurs*) *de journaux l'avaient nié. Ou bien ils étaient restés silencieux sur ce point ; ou bien, s'ils en parlaient, c'était pour porter témoignage, c'était pour jurer que jamais l'argent de la publicité commerciale n'avait été utilisé pour tenter d'exercer l'ombre de l'esquisse d'une pression...* *Ces assurances étaient pourtant fort invraisemblables. Tou­jours et partout, celui qui paie tend à devenir celui qui com­mande ; et il le devient, s'il n'y a personne qui ait des raisons -- et des moyens -- d'y faire obstacle. Donc, les dénégations des directeurs de journaux nous paraissaient peu plausibles, mais qu'en pouvait-on dire de plus ? Il manquait contre elles une preuve matérielle ou un témoignage qualifié.* *Le témoignage, maintenant, existe.* *Il a été porté par un ancien directeur de publications, l'un des plus en vue et des plus célèbres, l'un de ceux dont la* «* réussite *» *professionnelle a été la plus éclatante : par M. Jean-Jacques Servan-Schreiber dans le numéro 1041 de* «* L'Ex­press *», *daté du 21 au 27 juin 1971, page 39.* *M. Servan-Schreiber y expose en termes assez généraux les pressions contre lesquelles le directeur d'un grand journal doit défendre son indépendance. Et soudain il insère une note, la note 2, qui précise la manière dont ces pressions peuvent s'exer­cer :* « Il y suffit d'un signe : pas de dîner avec M. X depuis un mois : comment se fait-il ? Mais il s'agit, parfois aussi, d'un coup moins distingué : *la menace de la réduction d'un budget de publicité* ou, mieux encore, d'un contrôle fiscal. Et, entre les deux, toute la gamme d'un échange de bons ou mauvais procé­dés. » (C'est nous qui avons souligné, en italiques, le membre de phrase qui nous intéresse.) 271:156 *Quelques journaux ont répondu à M. Servan-Schreiber :* *-- Tiens, tiens ! La menace d'un contrôle fiscal ! Comme c'est curieux : en quoi donc cela peut-il inquiéter un bon citoyen ?* *Mais aucun, à notre connaissance, n'a relevé l'autre indica­tion :* « *La menace de la réduction d'un budget de publicité. *» *C'est un sujet* « *tabou *»*...* *M. Servan-Schreiber, par ces mots, semble avoir enfreint quelque loi du milieu, quelque loi non écrite et impérieuse. Il a dit ce que l'on cachait.* *Cela existe donc.* *Et si l'on comprend bien M. Servan-Schreiber, cela marche très facilement.* *La* « *menace *» *suffit.* *Ceux qui, selon lui, sont capables de résister sont une rare exception :* « *...S'il ne veut pas céder à la complaisance, il lui reste à être souverain par le talent -- et de qui peut-on exiger cela ? Ou bien héroïque par le caractère, mais il n'est pas rai­sonnable de se fonder sur la permanence des héros. *» *C'est pourquoi nous disons : il n'y a en général aucun moyen de s'en sortir à partir du moment où l'on accepte d'avoir besoin de la publicité pour équilibrer le budget d'une publication.* *Ceux qui vous vendent des publications à bas prix, compensé par les publicités commerciales, vous font, peut-être sans le savoir, un cadeau empoisonné. Et c'est la raison principale de la crise de la presse, et de la disparition progressive de toute presse d'opinion indépendante des pouvoirs et de l'argent. On a conditionné le public à ne plus payer cette marchandise à son prix : ne pouvant plus compter sur son public, comment la presse pourrait-elle faire pour rester libre ? Où donc pourrait-elle trouver un soutien désintéressé ? En renonçant à être payée uniquement par ses lecteurs, elle a consenti, sans le comprendre, à son asservissement, et même à son suicide.* \[...\] 275:156 ### Appel pour les Compagnons NOS amis, dans l'ensemble, négligent beaucoup trop d'ap­porter aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES le soutien qu'ils peuvent et qu'ils devraient leur apporter. Cette négligen­ce est devenue catastrophique au cours de la présente année. Je parle de la négligence de tous ceux qui, n'ayant pas le temps ou le goût de participer eux-mêmes aux activités des COMPAGNONS, peuvent du moins alimenter et soutenir ces activités par leurs souscriptions. Je demande à tous ceux qui approuvent notre action de verser aux COMPAGNONS, selon leurs moyens, une souscription immédiate à l'intitulé suivant : LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES C.C.P. Paris 19.241.14 Ne craignez pas d'être ensuite embrigadés contre votre gré. Précisez si vous le voulez sur le talon de votre versement « souscription sans adhésion ». Mais ne laissez pas, ne laissez plus les COMPAGNONS sans les ressources nécessaires à leur action. La négligence, l'abstention du plus grand nombre de nos lecteurs est en train d'asphyxier LES COMPAGNONS D'ITINÉRAI­RES : ils n'arrivent plus, faute de moyens, à faire face à la pre­mière de leurs tâches, l'établissement de bourses (partielles ou totales) d'abonnement. L'argent manque parce que les dons qui leur sont adressés par vous à cet effet sont trop peu nom­breux et trop peu élevés. Ce serait une honte que nous soyons obligés d'abandonner l'entraide à l'abonnement faute de dons pour l'assurer. Je vous rappelle qu'il s'agit d'une entraide : une aide entre abonnés : les COMPAGNONS n'ont d'autres ressources, pour y pourvoir, que vos cotisations, vos dons, vos souscriptions. Or, dans cette seule branche de leurs activités, ils ont un déficit qui dépasse maintenant deux millions de francs (anciens). 276:156 Je de­mande donc à l'ensemble de nos lecteurs de venir à leur secours, d'abord en comblant immédiatement ce déficit. J'en profite aussi pour vous rappeler ce que sont et comment fonctionnent LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, et quels sont leurs autres besoins. \*\*\* Les abonnés de la revue reçoivent seulement la revue et les communications, circulaires ou lettres en provenance de la revue. Nous ne communiquons pas leur adresse aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. S'ils veulent rencontrer d'autres abonnés de la revue et être tenus au courant de nos activités locales, il leur faut prendre eux-mêmes l'initiative initiale de faire connaître aux COMPAGNONS leur nom et leur adresse à cet effet. Il arrive que de très anciens et très fidèles abonnés apprennent par ouï-dire, après coup, que je suis venu m'entretenir avec nos amis dans leur localité, ils ne comprennent pas pourquoi ils n'ont pas été prévenus : -- Comment ! disent-ils, moi qui suis abonné depuis dix ans ! On ne m'a pas convoqué, on ne m'a pas avisé ! -- Eh ! non : nous avisons, nous convoquons seulement ceux qui, même sans adhérer à l'Association des COMPAGNONS D'ITI­NÉRAIRES, lui ont donné leur nom et leur adresse en vue d'être avisés de nos activités et convoqués à nos réunions. C'est par LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES que ceux de nos lecteurs qui le désirent peuvent se rencontrer et se concerter afin d'organiser deux sortes d'activités : 1\. -- les activités qui ont pour but le soutien et la diffusion de la revue ; 2\. -- les activités qui sont recommandées par la revue. Dans la seconde catégorie figure en première ligne le sou­tien matériel et moral à apporter aux prêtres qui maintiennent vivante LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉ­GORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V. Ce soutien, d'autres l'organisent d'autres manières. Nous l'organisons pour notre part seulement entre gens, laïcs et prêtres, qui se connais­sent personnellement. Cela est beaucoup plus modeste, local, artisanal, mais beaucoup plus sûr. Je comprends très bien que beaucoup de lecteurs de la revue ne participent pas, pour diverses raisons, aux activités des COMPAGNONS. 277:156 La revue, conformément à sa vocation, est lue par beaucoup de personnes qui militent déjà dans d'autres organisations civi­ques ou religieuses et n'ont pas la possibilité d'assumer des responsabilités supplémentaires. D'autre part, beaucoup de lecteurs n'ont pas le goût ou ne croient pas avoir les capacités de militer dans une association active. Mais aux uns et aux autres, je demande d'aider les COMPA­GNONS au moins par leurs « souscriptions sans adhésion ». Une association comme LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES n'a pas de ressources, -- pas d'autres ressources que vos dons, j'y insiste, comprenez-le bien. Elle n'a que des charges, elle n'a que des dépenses. Une revue, par exemple, a ses recettes norma­les : abonnements et ventes au numéro. Une association mili­tante ne vend rien et n'a pas de recettes. Elle n'a que les cotisa­tions des adhérents et les dons de ceux qui lui envoient des « souscriptions sans adhésion ». Il est important, il est urgent que tous nos lecteurs s'y mettent pour assurer aux COMPAGNONS un budget enfin normal. Songez que les COMPAGNONS n'ont pas encore un local ! Ils n'ont que celui qui leur est gracieusement prêté, deux heures par semaine depuis leur fondation. Mais y demeurer indéfini­ment, c'est à la longue, abuser de la générosité qui nous est faite ; et c'est en abuser sans profit, car c'est évidemment in­suffisant comme siège central de nos activités. Mais, cela et le reste dépend de vous. Je vous ai assez manifesté que LES COMPAGNONS D'ITINÉRAI­RES ont un grand et mortel besoin d'argent. Pensez-y. JM. 278:156 ### Le calendrier d'octobre Octobre : mois du Rosaire et du Christ-Roi. Fête du Rosaire le 7 octobre : anniversaire -- et cette année quatrième centenaire -- de la bataille de Lépante voir ci-dessous à la date du 7 octobre. *Premier dimanche d'octobre *: solennité de la fête du Rosaire. Voir ci-dessous à la date du 3 octobre. *Dernier dimanche d'octobre *: fête du Christ-Roi. Voir ci-dessous à la date du 31 octobre. -- Vendredi 1^er^ octobre : *translation de saint Rémi*, évêque. Saint Rémi est mort le 13 janvier 533, à quatre-vingt-seize ans, après soixante-quatorze années d'épiscopat ; c'est au 13 janvier, jour octave de l'Épiphanie, que par privilège l'Église de Reims solennise la fête principale de son glorieux patron. Le 1^er^ octobre est l'anniversaire de la translation solennelle de ses reliques et fut adopté dès le IV^e^ siècle comme date de sa fête. Honoré sous le nom d'*apôtre des Francs *: « S'il n'est pas apôtre pour les autres, du moins l'est-il pour vous », proclame le pape Léon IX en consacrant sa basilique (1^er^ octobre 1049). Rémi naquit à Laon en 437 de parents nobles et renommés pour leurs vertus. Emilius et sainte Célinie étaient déjà avancés en âge lorsque la naissance de ce fils leur fut annoncée par un solitaire aveugle, du nom de Montan, qui recouvra ensuite la vue en portant à ses yeux quelques gouttes du lait dont l'enfant était nourri. Le futur Apôtre des Francs passa ses premières années dans l'étude et la prière ; la retraite l'attirait ; mais plus il cherchait à fuir les hommes, plus on parlait de lui dans tout le pays. Sur ces entre­faites mourut l'archevêque Bennade : Rémi, qui avait 28 ans, fut porté par le vœu de tous sur le siège de Reims, et sacré par les évêques de la province. Éloquent, très fort sur les Écritures, il pra­tiquait ce qu'il enseignait. Il créa de nouveaux diocèses : à Térouan­ne, à Arras, à Laon. Sa renommée était telle que Clovis l'appela auprès de lui, après Tolbiac, pour l'instruire dans la doctrine chré­tienne. La baptême de Clovis eut lieu à la Noël 498 (ou 499), au baptistère de Sainte-Marie de Reims : « Incline humblement la tête, fier Sicambre, lui dit saint Rémi : adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ». 279:156 Clovis avait commencé son règne à 15 ans, en 482, à la mort de son père Childéric. « Dès le début de son règne, l'épiscopat catholique conçut à son sujet beaucoup d'espérances... Rémi, l'évêque de Reims, lui envoya une lettre où il lui suggérait de marcher toujours d'accord avec les évêques, pour le plus grand bien du pays. Clovis ne ferma pas l'oreille à ce conseil et, au cours de ses conquêtes, il prendra soin de ménager le clergé et de lui épargner toute spoliation » ([^129]) Après son baptême : « Clovis fut regardé comme un « nouveau Constantin » -- cette comparaison est déjà indiquée par Grégoire de Tours. Porté par l'opinion publique, il élargira rapidement la puissance de son peuple parce que, chez ses adversaires ariens même les plus tolérants, les éléments catholiques ne pourront se défendre de souhaiter son succès et parfois de favoriser son action. Il achève en 506 la ruine des Alamans ; il rejette un moment, en 507, les Wisigoths au-delà des Pyrénées, et reçoit à cette occasion, de l'em­pereur de Byzance Anastase, le titre de consul. Ces victoires, qui assuraient la ruine définitive de l'arianisme, firent du chef de bande un chef de race et donnèrent un centre politique à la société catholique en Occident. » ([^130]) Gaxotte : « Par son baptême, Clovis a scellé une sorte de pacte entre la monarchie franque et l'Église. Les Germains établis dans l'empire professaient l'arianisme : cette doctrine convenait aux intelligences des barbares qui n'étaient pas prêtes à accepter les mystères du dogme. La lutte contre cette hérésie avait été la grande affaire de l'Église au IV^e^ siècle ; Jérôme et Augustin s'y étaient illustrés. Le danger que faisait courir à l'Église cette hérésie, par cela même qu'elle était raisonnable et à la portée des esprits frustes, la rendait odieuse. Il s'était formé comme une horreur de l'arianisme qui avait pénétré les pâmes et qui faisait partie de la vie intellectuelle. Le baptême reçu à Reims des mains de l'évêque Rémi marque donc le moment décisif de l'hégémonie franque. Clovis se trouva à la fin du V^e^ siècle le seul « chef d'État » dans tout l'Occident qui fût catholique. Cela lui valut la sympathie, le concours, on a même dit l'adoration de l'épiscopat, non seulement dans son propre royaume, mais dans toutes les parties de la Gaule encore au pouvoir des Goths et des Bourguignons. 280:156 Dans le désarroi universel, l'épiscopat demeurait la seule force morale, et grâce à ses propriétés terriennes ; la plus grande puissance économique. » ([^131]) -- Samedi 2 octobre : *les saints Anges gardiens*. Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « On appelle Anges Gardiens les Anges que Dieu a destinés pour nous garder et nous guider dans la voie du salut. « Nous savons qu'il y a des Anges Gardiens par la Sainte Écriture et par l'enseignement de l'Église. « L'Ange Gardien : 1° nous assiste par ses bonnes inspirations et, en nous rappelant nos devoirs, il nous guide dans le chemin du bien ; 2° offre à Dieu nos prières et nous obtient ses grâces. « De ce que l'Église nous enseigne au sujet des Anges Gar­diens nous devons retirer le fruit d'être toujours reconnaissants envers la divine Bonté de ce qu'elle nous a donné les Anges Gardiens, et envers ces Anges eux-mêmes pour le soin affectueux qu'ils prennent de nous. « Notre reconnaissance envers les Anges Gardiens doit consister en quatre choses : 1° respecter leur présence et ne les contrister par aucun péché ; 2° suivre promptement les bons sentiments que, par leur mi­nistère, Dieu excite dans nos cœurs ; 3° faire nos prières avec la plus grande dévotion pour qu'ils les agréent et les offrent à Dieu ; 4° les invoquer souvent et avec confiance dans nos besoins et spécialement dans nos tentations. » -- Dimanche 3 octobre : *solennité du T.S... Rosaire de la Bienheureuse Vierge Marie*. Mémoire du dix-huitième dimanche après la Pentecôte et de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus... La fête du T.S. Rosaire est le 7 octobre et sa solennité est le premier dimanche d'octobre. (*Ci-dessous à la date du jeudi 7 octobre ; on trouvera le rap­pel des circonstances de la bataille de* *Lépante*.) Sur le Rosaire, la lecture que nous recommandons princi­palement est le livre trop peu connu de saint Louis-Marie Gri­gnion de Montfort : *Le secret admirable du T.S. Rosaire* (édi­tions de la Librairie Montfortaine, Dorval, Montréal 33, 1947) : 281:156 ne pas confondre ce livre avec son ouvrage, beaucoup plus connu intitulé *Le secret de Marie*. -- Voir aussi le numéro spécial d'ITINÉRAIRES : *La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé* (numéro 38 de décembre 1959) : ce numé­ro contient une quarantaine de pages de documents pontificaux sur le Rosaire, de Léon XIII à Jean XXIII (pp. 122 et suiv.). -- Lundi 4 octobre : *saint François d'Assise.* -- Mardi 5 octobre : *saint Placide et ses compagnons,* mar­tyrs. -- Mercredi 6 octobre : *saint Bruno*. -- Jeudi 7 octobre : *très saint Rosaire de la Bienheureuse Vierge Marie* (solennité le premier dimanche d'octobre). Fête instituée en mémoire de la victoire remportée à Lépante le 7 octobre 1571 : c'en est aujourd'hui le quatrième centenaire. \*\*\* Depuis la chute de Constantinople en 1453 jusqu'à la fin du XVIII^e^ siècle, l'Église a constamment vécu sous la menace du Croissant musulman. En face de cette menace, le plus souvent «* la chrétienté était divisée jusqu'à l'inconscience *» ([^132]). Après la chute de Saint-Jean d'Acre, les chevaliers de l'Or­dre hospitalier et militaire de Saint-Jean de Jérusalem s'étaient installés à Rhodes, position stratégique capitale et fer de lance de la chrétienté en Méditerranée orientale. En 1522, Rhodes est tombée aux mains des Turcs après un siège mémorable : le front maritime chrétien reculait alors jusqu'en Méditerranée centrale. Lorsque le cardinal dominicain Michel Ghislieri devient en janvier 1566 le Pape Pie V, la puissance turque est à son apo­gée ; durant les six années de son pontificat, il s'emploiera sans cesse à coaliser les forces chrétiennes contre les Musulmans ([^133]). Au cours de l'année 1566, une flotte ottomane de 140 voiles fait une longue croisière dans l'Adriatique, semant partout la terreur, pillant les villages côtiers, massacrant les populations, emmenant les femmes et les enfants en un esclavage immonde. 282:156 Les Turcs tiennent alors les trois quarts des côtes méditerra­néennes ; la plus grande partie de la Hongrie, la Grèce et la to­talité des Balkans ; ils ont sur le pied de guerre, en Europe orientale, une armée de 300 000 hommes. En cette même année 1566, l'empereur germanique Maximilien Il avait essayé de reprendre aux Musulmans une partie de la Hongrie. Son expé­dition n'aboutit, comme il le reconnut, qu'à augmenter « la grande joie de l'ennemi et l'humiliation du nom chrétien ». « N'est-il pas désolant, écrivait un contemporain, que les princes, sans paraître se douter de l'approche de l'ennemi, passent leur temps dans les plaisirs, et que l'on trompe leurs sujets sur l'emploi des impôts de guerre ? » L'Électrice Palatine écrivait à son gendre : « On ne fer­raille contre les Turcs que dans les banquets, au bruit des verres, alors que pour le prélèvement des taxes ottomanes le peuple est sucé jusqu'à la moelle des os. » Pie V au contraire pensait au danger turc depuis son avè­nement. Le 9 mars 1566, parmi les premières intentions du jubilé, il avait indiqué la défaite des armées ottomanes. Il avait même écrit à ce sujet aux princes protestants d'Allemagne : « Oublions toutes nos querelles en présence du péril commun. » Il ordonnait des prières solennelles et des processions de péni­tence qu'il présidait lui-même malgré les fatigues de la maladie. Avant de mourir en cette même année 1566, Soliman le Magni­fique avait dit de lui : « *Je crains plus les prières de ce pape que toutes les troupes de l'empereur. *» L'avènement de Sélim II l'ivrogne comme successeur de So­liman amena un répit de quelques années. Mais au début de 1570, les Turcs attaquent Chypre qui appartenait à Venise. Pie V équipe douze galères de combat et obtient l'appui de Philippe II d'Espagne malgré la rivalité entre l'Espagne et Venise. Mais il y eut des dissensions entre le romain Marc-Antoi­ne Colonna, nommé amiral en chef à la demande du pape, le génois Jean-André Doria (petit neveu du fameux André Doria) qui commandait la flotte espagnole et le provéditeur Zane qui commandait les Vénitiens. Pendant que la flotte chrétienne demeurait inactive, les Turcs s'emparaient de Nicosie et assié­geaient Famagouste, en multipliant massacres, pillages et viols. Les effroyables cruautés subies par les chrétiens de Chypre et la résistance prolongée de Famagouste assiégée ([^134]) ne réussirent, pas à tirer les amiraux de leurs rivalités. 283:156 Doria, assurant avant tout combat que la campagne était manquée, regagna son port d'attache. La défection espagnole rendait impuissantes les ga­lères pontificales et vénitiennes : Colonna et Zane durent se replier eux aussi. La chrétienté de Chypre, ainsi abandonnée à la domination turque, y demeura pendant trois siècles : jus­qu'en 1878, date à laquelle la Turquie céda l'île à l'Angleterre. Devant cette débandade, Pie V multiplie les prières, les pro­cessions et les jeûnes. Il envoie des nonces à tous les princes chrétiens pour former une sainte Ligue où vont entrer l'Espa­gne, Venise, les chevaliers de Malte et plusieurs principautés italiennes. La Russie, la Pologne, le Portugal et l'Empire refusèrent. Et aussi la France de Catherine de Médicis et de Charles IX, retranchée sur son alliance avec la Turquie, vieille de plus de quarante ans : « Le soir même de Pavie (1525), François I^er^, en secret, avait envoyé sa bague à Soliman. Le sultan et son ministre Ibrahim comprirent ce signe. Les relations entre la France et la Turquie étaient anciennes. Elles dataient de Jacques Cœur et de Char­les VII. Mais c'étaient des relations d'affaires. Devenir l'allié des Turcs : pour que le roi franchît un tel pas, il fallait la nécessité (...). Cette alliance avec l'Infidèle, *c'était la fin de l'idée de chrétienté*. Dans la mesure où elle avait existé, où elle avait pu survivre à tant de guerres entre les nations d'Europe, la conception de la République chrétienne était abolie. » ([^135]) Mais *on ne doit jamais faire le mal pour* (*obtenir*) *un bien*, répond Pie V dans sa sévère lettre au roi de France ([^136]) « ...Ce que Votre Majesté nous dit de la douleur qui l'affecte, tant à l'égard de l'Église en général que de la république de Venise en particulier, nous le croyons aisément. Parmi les rois catholiques, en effet, à qui donc appartient de s'affliger davantage d'un malheur qui frappe toute la chrétienté, sinon à celui qui a reçu par tradition, comme de main en main, ce surnom de « roi très chrétien », conquis et mérité par ses prédécesseurs pour leurs glorieux exploits contre les Infidèles ? Or, dans la lettre de Votre Majesté, une phrase nous étonne et nous chagrine, et notre devoir est de nous en plaindre, avec toute la liberté convenable à notre caractère. Votre Majesté ne recule point à désigner sous le nom d' « empereur des Turcs » un tyran inhumain et l'ennemi le plus acharné de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme si celui qui méconnaît le vrai Dieu n'usurpait pas la dignité impériale 1... 284:156 « Quant à cette alliance contractée par les rois, vos illustres ancêtres ; et que Votre Majesté, suivant ses propres expressions, veut maintenir dans l'intérêt même de la chrétienté, l'étrange illusion et la grave erreur ! C'est oublier qu'on ne doit jamais faire le mal pour le bien. Votre Majesté ne s'exemptera donc pas de reproche si, en vue d'un avantage personnel ou de tout autre qu'elle imagine, elle persiste à conserver des re­lations amicales avec les Infidèles... Le tort de vos aïeux ne justifie pas le vôtre. Dieu châtie parfois sur les fils les fautes des parents. Combien plus exercera-t-il sa justice sur ceux qui prétendent perpétuer les erreurs de leurs pères ! » Concernant cette mauvaise tradition française et royale qui remonte à François I^er^, l'amiral Auphan remarque ([^137]) « Sur une quinzaine d'historiens dont nous avons recherché l'opinion, la plupart minimisent l'affaire, la noient dans le récit de manière à la rendre incompréhensible ou même n'en parlent pas du tout. Quelques-uns approuvent ou excusent en disant, comme Maurice Petit, qu' « il n'y avait pas de meilleur auxiliaire en Méditerranée que les Turcs ». Personne ne signale le risque, à échéance, d'un soutien apporté à l'Islam. Il faut en arriver à des auteurs ayant eu des contacts personnels avec l'islamisme comme l'amiral Jurien de la Gravière pour enten­dre enfin parler d' «* alliance impie *». Pour nous, nous parta­geons volontiers ce jugement formulé par Étienne Lamy dans son livre La France dans le Levant : « *François 1^er^ invoqua le Turc un peu comme dans les légendes le vaincu se donne au diable... Sa cervelle légère ne comprenait pas l'importance de cet acte. Le principe, consacré par la tradition française, que tous les peuples d'Europe formaient une même famille et que l'accord des croyances religieuses, source et garantie de cette civilisation fraternelle, était le premier intérêt de cette société, succomba, ruiné par la France elle-même. *» En juillet 1543, la France avait accueilli à Marseille la grande flotte turque. Puis Français et Musulmans avaient pillé ensemble la ville de Nice qui appartenait à la Savoie, alliée de l'Espagne. Ensuite la flotte avait passé l'hiver à Toulon. L'amiral de Soliman, Kheir-el-Din, vice-roi d'Alger, commanda en chef la place pendant six mois ; il y fit transformer une grande maison en mosquée. En 1571, la France de Charles IX, de Catherine de Médicis et de l'amiral huguenot Gaspard de Coligny invoque donc cette tradition pour s'opposer aux efforts de Pie V. 285:156 C'est précisément, d'autre part, le moment où, « *par un brusque revirement, la politique de la France devenait protes­tante *» ([^138]). La diplomatie française assure que la politique pon­tificale, « sous couvert d'une croisade religieuse, essaie sur­tout d'asservir l'Europe ». En revanche Philippe II d'Espagne adhère à la Sainte Ligue contre les Turcs. Mais il fallut surmonter les rivalités sans cesse renaissantes, rivalités de prestige et d'intérêt, entre Ve­nise et l'Espagne. Finalement les alliés confièrent à Pie V la désignation du commandant en chef, à condition qu'il ne fût ni espagnol ni vénitien. Le pape choisit le duc d'Anjou, futur Henri III de France, dont les victoires de Moncontour et Jarnac avaient montré le courage et la valeur : mais le prince « s'excu­sa sur les affaires du roi son frère ». Ainsi la France et les Français seront tout à fait absents de Lépante. « Une croisade sans la France ! » s'exclame l'amiral Auphan. Alors Pie V nomma Don Juan, fils naturel de Charles Quint, prince de 24 ans qui venait de se révéler dans une expédition contre les Barbaresques. Sous ses ordres, Marie-Antoine Colonna comman­dera les galères pontificales, Louis de Requesem et Jean-André Doria les soldats et les marins espagnols, et le provéditeur Sébastien Veniero, surnommé « second Ulysse », la flotte véni­tienne. L'alliance offensive et défensive contre les Turcs est signée le 25 mai 1571. Elle comporte notamment les stipulations sui­vantes : « Les différends qui surgiraient entre les contractants seront tranchés par le pape. Aucune des parties ne pourra conclure de paix ou de trêve, par soi ou par intermédiaires, sans l'assenti­ment ou la participation des autres. » 286:156 La flotte rassemblée à Messine lève l'ancre le 15 septembre 1571. Auparavant, Don Juan d'Autriche avait remporté un pre­mier succès de commandement, en faisant accepter aux Véni­tiens, qui étaient des marins plus que des soldats, d'embarquer à bord de leurs galères des détachements de la « redoutable infanterie espagnole », armés d'arquebuses. La flotte chrétienne, qui s'avance prudemment par Otrante et Corfou, comprend 208 galères, et six « galéasses », énormes navires de haut bord qu'il faut souvent remorquer, véritables citadelles flottantes disposant au total de 180 bouches à feu. Les chrétiens sont mieux équipés que les Turcs : ainsi se ma­nifeste la supériorité technique de l'Occident ; mais leur flotte est disparate tandis que les Turcs, habitués à naviguer ensemble, ont l'avantage de l'homogénéité. Sur la foi de mauvais rensei­gnements, chacune des deux flottes croit avoir la supériorité numérique (alors qu'en réalité elles s'équilibrent numérique­ment) ; des deux côtés on recherche le combat. Tous les chefs de l'Islam méditerranéen sont là. Ali-Mouezzin-Pacha, comman­dant en chef, a fait venir de La Mecque l'étendard vert du Prophète. En face, les meilleurs capitaines de Venise, d'Espagne, de Naples, de Sicile, de Gênes, de Savoie, de Malte. Tous les mo­nastères de la chrétienté sont en prière. Pie V a accordé une indulgence plénière à chaque combattant. Le 7 octobre, aux environs du golfe de Patras, en face de la pointe Scropha, que les Turcs appelèrent ensuite la Pointe sanglante, les deux flottes s'aperçurent : les Turcs sortaient du havre de Lépante. A la vue des Infidèles, Don Juan, crucifix en main, inspecte ses vaisseaux et harangue les équipages. Sur tous les navires, soldats et marins se mettent en prières, demandant au Christ d'humilier ses ennemis : *ut inimicos sanctae Eccle­siae humiliare digneris, te rogamus audi nos*. L'action s'en­gagea vers midi. Elle dura jusqu'à cinq heures du soir, en un corps à corps acharné, longtemps indécis : jusqu'à ce que, par a une brusque inspiration, Don Juan ait libéré les galériens et les ait envoyés au combat pour prix de leur liberté. Les Turcs en réponse déchaînent eux aussi leurs captifs et leur donnent des armes : mais ceux-ci sont en majorité des chrétiens (15000 en­viron), ils se retournent contre eux pour leur faire expier les sévices de leur servitude. Les Musulmans ont finalement 30 000 : tués, dont leur commandant en chef, et 5 000 prisonniers ; les chrétiens 8 000 morts et 10 000 blessés. Tous les navires musul­mans sont coulés ou pris, à l'exception de l'escadre d'Alger, supérieurement commandée par Euldj-Ali, qui réussit à se dégager avec treize vaisseaux, après avoir plusieurs fois failli renverser le cours de la bataille par ses manœuvres rapides et audacieuses. La victoire a coûté cher : Barberigo, Orsini, Ca­raffa, Cardona, Gratiani, Cornaro et l'élite de la noblesse ita­lienne illustraient par une mort glorieuse leur nom déjà fameux. Dix-sept capitaines vénitiens, soixante chevaliers de Malte avaient péri ; parmi les blessés, Michel de Cervantès, qui plus tard écrira Don Quichotte de la Manche. 287:156 Ce même 7 octobre, à cinq heures du soir, Pie V examinait, en présence de quelques prélats, les comptes de son trésorier Bussotti. Tout à coup, mû par une subite inspiration, il se lève, ouvre une fenêtre, regarde vers l'Orient, demeure un instant en contemplation, puis déclare à ses visiteurs : « *Ne nous occupons plus d'affaires, mais allons remercier Dieu. L'armée chrétienne vient de remporter la victoire. *» Il se rend aussitôt dans son oratoire où un cardinal, accouru à la nouvelle, le trouve pleu­rant de joie. Bussotti et ses collègues, surpris de cette brusque et solennelle révélation, en notent le jour et l'heure. Ils la confient à plusieurs cardinaux et à diverses personnes qui en consignent elles aussi la date. Mais quinze jours se passèrent sans aucune confirmation, des vents contraires ayant retardé les courriers envoyés par Don Juan. Enfin une estafette parvint à Rome dans la nuit du 21 au 22 octobre. Le cardinal Rusticucci, secrétaire d'État, fit réveiller le pape qui prononça les paroles du vieillard Simé*on : Nunc dimittis servum tuum, Domine, se­cundum verbum tuum in pace*. Pie V appliqua à Don Juan le mot de l'Évangile : *Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes*. En action de grâces, il institua la fête de *Notre Dame des Victoires*, à célébrer le jour anniversaire de Lépante. Son successeur Grégoire XIII la transféra au premier dimanche d'octobre sous le vocable de *Notre Dame du Rosaire*. Par la suite, la fête fut ramenée au 7 octobre, avec solennité le pre­mier dimanche du mois. Don Juan, au lendemain de Lépante, voulait mettre le cap sur les Dardanelles pour exploiter son succès. La flotte turque détruite, il était possible de forcer le Bosphore et de prendre Constantinople. Mais les amiraux se disputaient et ne s'accordè­rent que sur la dislocation des escadres. Ils invoquaient l'équi­noxe, le mauvais temps, le nombre des blessés, les avaries des vaisseaux, le manque de vivres et de munitions. Ils se donnè­rent rendez-vous au printemps, en vue d'une autre campagne, et sacrifièrent (sauf Don Juan) à la gloriole d'aller jouir des compliments et des honneurs qui les attendaient à Rome et dans leur pays. L'importance historique de la victoire de Lépante est ainsi résumée par l'amiral Auphan ([^139]) : « Moralement, c'en était fini avec le complexe d'infériorité qui paralysait depuis cinquante ans les marins chrétiens en face de l'Islam, et inversement les Turcs commençaient à sentir que leurs razzias maritimes vers l'Occident chrétien risquaient de ne pas rester impunies. 288:156 Pour mesurer vraiment l'importance historique de la victoire de Lépante, il faut imaginer ce qu'au­rait été une défaite avec, comme conséquence probable, l'im­plantation de l'Islam sur la rive européenne de la Méditerra­née occidentale, en Sicile, en Italie du Sud ou dans les maquis d'Andalousie... Mais l'occasion était manquée de porter aux Turcs un coup décisif. Désolé d'apprendre que les vainqueurs de Lépante re­nonçaient à exploiter immédiatement leur avantage, Pie V pré­parait une autre expédition pour l'année suivante : il écrivit dans ce sens au doge de Venise, au roi de Pologne, au duc de Bavière, à la Savoie, à Mantoue, Lucques, Ferrare, Gênes, Parme et Urbino, et même à « l'illustre shah Tahamase, très puissant roi de Perse. Il réitéra en termes véhéments, le 15 février 1572, ses reproches au roi de France Charles IX. Le 16 février, il ordonnait au grand-maître des chevaliers de Saint-Jean d'ar­mer ses galères pour le début de mars. Mais il allait mourir le 1^er^ mai de la même année. D'ailleurs Euldj-Ali était rentré à Constantinople en triom­phateur. En récompense de ses exploits à Lépante, son nom d'Euldj (le maraudeur) avait été changé en Kilidj (le glaive) ; et à son titre de vice-roi d'Alger s'ajoutait maintenant celui de capitan-pacha, c'est-à-dire d'amiralissime. Pendant l'hiver 1571-1572, il reconstitua la flotte détruite, faisant construire 150 galères et 8 galéasses. Cette nouvelle flotte turque fut au cours de l'année 1572 refoulée au delà du cap Matapan parla flotte chrétienne ; mais il n'était plus question d'attaquer Constanti­nople, ni même de susciter et de soutenir, comme on l'avait escompté un moment, une révolte des Grecs. D'ailleurs, après la mort de Pie V, Venise se lasse ; elle était entrée dans la guerre surtout à cause de Chypre, et elle commençait à compren­dre que l'île ne lui reviendrait jamais. Commercer était pour elle une nécessité ; Marseille, seul grand port resté neutre en Méditerranée, lui prenait tous les marchés du Levant ; et la diplomatie du roi de France Charles IX s'entremettait pour une paix séparée de Venise avec les Turcs : cette paix séparée, violant le traité d'alliance du 25 mai 1571, Venise la conclut en 1573, et à de rudes conditions : elle reconnaît la perte de Chypre et de tous les territoires conquis par les Ottomans, elle verse une indemnité de guerre de 300.000 ducats, elle consent à payer un tribut annuel pour l'occupation de Céphalonie et de Zante, elle accepte de limiter à 60 le nombre de ses galères. « Tout valait mieux aux yeux des armateurs vénitiens qu'une guerre sans issue. » ([^140]) La marine espagnole demeure assez forte pour protéger à peu près la navigation et les côtes en Méditerranée occiden­tale. Les deux grands de la Méditerranée, Espagne et Turquie, négocièrent finalement une trêve qui, périodiquement recondui­te, assura dix ans de paix : 1581-1591. 289:156 Ainsi, au lendemain de Lépante, face au long ruban des côtes musulmanes, la chrétienté n'a en Méditerranée que des fenêtres relativement étroites : les côtes d'Andalousie et de Catalogne en Espagne, celles du Languedoc et de Provence en France, et celles des divers États italiens. Et surtout, entre la France et l'Espagne, c'est toujours l'hostilité et souvent la guerre. Du moins, par la bataille de Lépante et sans la France, saint Pie V a évité un désastre à la chrétienté. \*\*\* Dans l'hebdomadaire *Témoignage chrétien* en date du 12 janvier 1967, le Père Chenu écrivait qu'à la bataille de Lépante, « Don Juan d'Autriche détruisit par surprise (*sic !*) la flotte des Turcs » et que cette « victoire » avait été un « désastre évan­gélique ». Il flétrissait l'Église d'avoir voulu, à Lépante comme dans toutes les croisades, imposer l'Évangile par la force des armes. A quoi l'amiral Auphan répondit ([^141]) que les expéditions militaires des croisades n'avaient pas pour but de convertir les Musulmans, mais de contre-attaquer pour défendre la chrétienté injustement attaquée. Sans les combattants de Lépante, ajoutait-il, le P. Chenu s'appellerait peut-être aujourd'hui Mohamed ou Abdallah. Une incompréhension analogue (ou identique) à celle du P. Chenu a été manifestée par le pape Paul VI, dans le Bref apostolique accompagnant la remise aux Turcs d'un drapeau pris à Lépante : « *Le Souverain Pontife a décidé de resti­tuer* ([^142]) *aux autorités de cette République* (*turque*) *le drapeau turc qui a été pris autrefois, lors du combat naval qui s'est dé­roulé près des îles Échinades et qui, jusqu'à maintenant, était conservé dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure. C'est ainsi que cet ancien trophée de guerre sert aujourd'hui à favoriser l'amitié et la paix. *» ([^143]) C'était autrefois un trophée de guerre. Il sert aujourd'hui à favoriser la paix... C'est pour la favoriser encore davantage, sans doute, que la nouvelle liturgie de Paul VI a supprimé la solennité du Rosaire au premier dimanche d'octobre, qui n'est plus cette année, pour ceux qui suivent 1'ORDRE NOUVEAU, que le « vingt-septième dimanche ordinaire » (sic). 290:156 Au 7 octobre, la fête du Rosaire, qui était « double de 2^e^ classe, et qui le demeure pour nous, a été descendue par la nouvelle liturgie au rang de simple « mémoire » : cela veut dire que la célébration complète de la fête n'a plus jamais lieu, elle est considérée dans tous les cas comme empêchée, et réduite simplement à une mention. A tant d'impiétés, c'est surtout par un redoublement de piété que doivent répondre la foi, l'espérance et la charité. \*\*\* -- Vendredi 8 octobre : *sainte Brigitte*, veuve. -- Samedi 9 octobre : *saint Jean Leonardi*, confesseur. *Saint Denis*, premier évêque de Paris et martyr. -- Dimanche 10 octobre : *dix-neuvième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de *saint François Borgia*. -- Lundi 11 octobre : *Maternité de la Sainte Vierge*. -- Mardi 12 octobre : messe du dimanche précédent. -- Mercredi 13 octobre : *saint Édouard*, roi d'Angleterre. -- Jeudi 14 octobre : *saint Calixte I^er^*, pape et martyr. -- Vendredi 15 octobre : *sainte Thérèse d'Avila*, vierge. -- Samedi 16 octobre : *dédicace de la basilique de saint Michel* érigée sur le lieu de son apparition sur le Mont-Tombe, appelé par la suite Mont-Saint-Michel. *Sainte Hedwige*, veuve. -- Dimanche 17 octobre : *vingtième dimanche après la Pen­tecôte*. Mémoire de *sainte Marguerite-Marie Alacoque*, vierge. -- Lundi 18 octobre : *saint Luc*, évangéliste. -- Mardi 19 octobre : *saint Pierre d'Alcantara*. -- Mercredi 20 octobre : *saint Caprais*, martyr ; *saint Jean de Renty*. -- Jeudi 21 octobre : *saint Hilarion*, abbé ; *sainte Ursule et ses compagnes*, vierges et martyres. 291:156 -- Vendredi 22 octobre : bienheureuse *Marie-Clotilde et ses dix compagnes*, martyres, décapitées par les révolutionnaires à Valenciennes (Nord) les 17 et 23 octobre 1794. -- Samedi 23 octobre : *Notre Dame de la Sainte-Espérance*. Père Emmanuel : « La T.S. Vierge, Mère de Dieu, était à peu près inconnue à Mesnil-Saint-Loup. « Un jour, cependant, elle a tourné son cœur vers cette pauvre paroisse, et dans son cœur elle s'est dit : J'y serai Mère de la Sainte-Espérance (*Mater Sanctae Spei*). « Et peu après, le Souverain Pontife Pie IX disait : Oui, Notre Dame de la Sainte-Espérance. « Et quand ces choses furent dites aux fidèles le 15 août 1852, tout pleura dans l'église, et la prière : *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous*, commença. -- Dimanche 24 octobre : *vingt et unième dimanche après la Pentecôte*. *Mémoire de saint Raphaël*, archange. -- Lundi 25 octobre : *saint Chrysante et sainte Darie*, mar­tyrs. -- Mardi 26 octobre : *saint Évariste*, pape et martyr. -- Mercredi 27 octobre : messe du dimanche précédent. -- Jeudi 28 octobre : *saints Simon et Jude*, apôtres. -- Vendredi 29 octobre : messe du dimanche précédent. -- Samedi 30 octobre : idem. -- Dimanche 31 octobre : *fête du Christ-Roi*. Fête instituée par Pie XI dans son encyclique *Quas primas* du 11 décembre 1925 : « En vertu de Notre autorité apostolique, Nous instituons la fête de Notre-Seigneur Jésus-Christ-Roi. Nous ordonnons qu'elle soit célébrée dans le monde entier, chaque année le der­nier dimanche d'octobre, c'est-à-dire celui qui précède immé­diatement la solennité de la Toussaint. « Nous prescrivons également que chaque année, en ce même jour, on renouvelle la consécration du genre humain au Sacré Cœur de Jésus, consécration dont Notre prédécesseur Pie X, de sainte mémoire, avait déjà ordonné le renouvellement annuel. (...) « En fixant la fête un dimanche, Nous avons voulu que le clergé ne fût pas seul à rendre ses hommages au divin Roi par la célébration du Saint Sacrifice et la psalmodie de l'office, mais, que le peuple, dégagé de ses occupations habituelles et animé d'une joie sainte, pût donner un témoignage éclatant de son obéissance au Christ comme à son Maître et à son Souve­rain. 292:156 « Plus que tout autre, le dernier dimanche d'octobre nous a paru désigné pour cette solennité : il clôt à peu près le cycle de l'année liturgique ; de la sorte, les mystères de la vie de Jésus-Christ commémorés au cours antérieur de l'année trouve­ront dans la solennité du Christ-Roi comme leur achèvement et leur couronnement et, avant de célébrer la gloire de tous les saints, la liturgie proclamera et exaltera la gloire de Celui qui triomphe en tous les saints et tous les élus. « Il est de votre devoir, Vénérables Frères, comme de votre ressort ; de faire précéder la fête annuelle par une série d'ins­tructions données, en des jours déterminés, dans chaque pa­roisse : Le peuple sera instruit et exactement renseigné sur la nature, la signification et l'importance de cette fête ; les fidèles règleront dès lors et organiseront leur vie de manière à la rendre digne de sujets loyalement et amoureusement soumis à la souveraineté du Divin Roi. *Sous divers prétextes, on pousse à l'abandon de la fête du Christ-Roi le dernier dimanche d'octobre* (*les plus timides en se contentant d'abord de la déplacer, ce qui est la première étape, pour désorienter les fidèles et la faire peu à peu oublier*). *Contre ce mouvement d'abandon, signalons l'heureuse ini­tiative de l'abbé Louis Coache qui organise à Montjavoult une célébration solennelle du Christ-Roi : le rendez-vous, en ce di­manche 31 octobre, est à 11 h. 30 sur la place de Montjavoult* (*Oise*). \[...\] 303:156 ![](media/image2.jpeg) Notre maître, notre collaborateur, notre ami André Charlier est mort le dimanche 8 août. Le 11 août, ses funé­railles ont été célébrées à Paris et son inhumation a eu lieu le même jour au Mesnil-Saint-Loup. ============== fin du numéro 156. [^1]:  -- (1). Sur le rescrit de Trajan, voir Henri Charlier : dans ITINÉRAIRES, numéro 12 d'avril 1957, pages 87-91 ; ou bien dans son livre *Culture, École, Métier,* Nouvelles Éditions Latines 1959, pages 181-184. [^2]:  -- (2). Henri Charlier, *loc. cit.* [^3]:  -- (3). Hebdomadaire politique publié 20, avenue F.-D. Roosevelt, Paris VIII^e^. Le numéro cité est du 4 décembre 1970. [^4]:  -- (1). Voir plus loin notre Memento sur les trois degrés d'abstrac­tion. [^5]:  -- (1). Nous parlons là de l'erreur pédagogique moderne dans l'ordre proprement intellectuel, abstraction faite de l'erreur morale. [^6]:  -- (1). Joseph de TONQUÉDEC s.j. : *Les principes de la philosophie thomiste*. Tome II : *La philosophie de la nature. Première partie la nature en général. Prolégomènes*. Lethielleux 1956, pp. 51 et suiv. [^7]:  -- (2). Jacques MARITAIN : *La philosophie de la nature. Essai criti­que sur ses frontières et son objet*. Téqui s. d., pp. 12 et suiv. -- *Distinguer pour unir. Les degrés du savoir*. Desclée de Brouwer, 6^e^ édition 1959, pp. 71 et suiv. [^8]:  -- (3). Roger VERNEAUX : *Philosophie de l'homme*, 3^e^ édition, Beau­chesne 1956, pp. 100-101 ; et *Introduction générale à la philosophie*, Beauchesne 1964, pp. 24-28. -- Ces ouvrages font partie d'un *Cours de philosophie thomiste* en une douzaine de volumes rédigés par des professeurs à l'Institut catholique de Paris ; la plupart peuvent être recommandés aux étudiants comme assez bons et certains comme excellents : parmi ces derniers, ceux de Roger Verneaux lui-même, et l'*Histoire de la philosophie ancienne* de P.-B. Grenet. -- On déplore en revanche la présence dans cette collection d'une *Philosophie de la nature* (1965) de Jean-Marie Aubert, qui rejette la doctrine des trois degrés d'abstraction pour le motif évident qu'il ne l'a pas comprise (pp. 215-217). [^9]:  -- (4). J. WÉBERT, o.p. : sa brève note commentant l'ad secundum de l'article premier de la question 85 de la Somme de théologie (pre­mière partie) : traité de *La pensée humaine* (questions 84 à 89 de la prima pars) dans l' « édition de la Revue des Jeunes », Desclée et Cie 1930, pp. 240-242 (note 21) ; réédition en 1954 identique à l'édition de 1930, sauf en ce que la mention : « Édition de la Revue des Jeunes » a été remplacée par « Éditions du Cerf ». [^10]:  -- (5). Jean POINSOT, en religion Jean de SAINT-THOMAS (1589-1664), moine dominicain, né à Lisbonne, enseigna surtout en Espagne (à Alcala de Hénarès), auteur d'un *Cursus philosophicus* (comportant une Logique, dans laquelle les trois degrés d'abstraction sont traités à la seconde partie, question 27, art. 1) et d'un *Cursus theologicus* qui se placent tous deux au premier rang des grands commentaires de la pensée de saint Thomas. [^11]:  -- (1). Cf. notamment : Mét., E, 1 ; K, 7 ; Ethic. à Nic., VI, 2. [^12]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 50, note 60. [^13]:  -- (1). Ou *intellectum*, ou *considerationem* : trois mots employés DANS CE CAS comme synonymes par saint Thomas. [^14]:  -- (1). Sur « univoque », « équivoque », « analogue », voir saint Thomas, *Les principes de la réalité naturelle*, texte latin et traduction française, Nouvelles Éditions Latines 1965, chap. VI, pp. 95 et suiv. [^15]:  -- (1). Nous suivons librement, c'est-à-dire en la modifiant plus ou moins, la traduction de la Métaphysique d'Aristote donnée par J. Tricot, « nouvelle édition entièrement refondue, avec commentaire », Vrin 1962. [^16]:  -- (2). Ce qui implique (note de J. Tricot d'après le commentateur Alexandre d'Aphrodise, ici Pseudo-Alexandre) que la connaissance de la matière des substances physiques est aussi nécessaire que celle de la forme et qu'elle doit faire partie de la définition de la chose. [^17]:  -- (3). Cet exemple simple du « camus » et du « concave » (ou, selon les lieux, et moins exactement, du « courbe ») est constamment répété par Aristote et, à sa suite, par saint Thomas. Sur quoi Tonquédec observe (*op. cit.,* p. 53) : « ...Aristote, qui n'a pas le souci de varier ses exemples, se sert perpétuellement de la même antithèse : le *nez camus* et sa *courbure*, le premier représentant l'objet de la physique, le second celui des mathématiques. Une courbe est une entité mathématique : on peut l'envisager pour elle-même, à part. Mais un nez est une réalité physique : impossible de considérer sa courbe sans penser à l'organe où elle se dessine ». [^18]:  -- (1). Nous donnons plus loin le commentaire que fait saint Thomas de ce passage d'Aristote. Sur le sens du mot *antérieur*, voir dans ce commentaire notre note 1 à la page 24. [^19]:  -- (2). Sur ce *probablement*, et sur celui de la phrase précédente, voir plus loin le commentaire qu'en fait saint Thomas, et notre note 2 de la page 24. [^20]:  -- (1). Au livre XII de la Métaphysique, chap. 6 : nécessité d'un Premier Moteur éternel, et au chap. 7 : nature du Premier Moteur. [^21]:  -- (2). C'est-à-dire la ligne, la surface et le solide (commentaire de saint Thomas). [^22]:  -- (1). *Antérieur* s'entend ici dans l'ordre de l'être, non dans l'ordre de la connaissance (ou ordre de l'acquisition du savoir). L'un est l'inverse de l'autre. Ce savoir antérieur (dans l'ordre de l'être) est nommé pour cette raison « philosophie première ». Il est posté­rieur dans l'ordre de la connaissance, et pour cette raison il est nommé « métaphysique ». [^23]:  -- (2). Le texte d'Aristote que commente saint Thomas, et qui a été reproduit plus haut, dit en effet : «* Quelques branches des mathé­matiques étudient des êtres immobiles mais probablement* (*isos*) *inséparables de la matière *». Pourquoi « probablement » ? Parce que, dit Tricot en suivant le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise (qui est ici le Pseudo-Alexandre), « la démonstration de l'existence non séparée des choses mathématiques n'est pas encore acquise » (J. Tricot, *op. cit.,* p. 332) : explication traditionnelle, et d'ailleurs évidente, que reprend saint Thomas. En effet, c'est aux livres M et N de sa Métaphysique qu'Aristote démontrera, contre les platoniciens, que les objets mathématiques n'existent pas (hors de l'esprit) à l'état séparé (de la matière). -- S'ils existaient à l'état séparé, ils seraient des êtres spirituels, des purs esprits (ou des accidents de purs esprits). [^24]:  -- (1). «* Quantitas prius inest substantiae quant qualitates sensi­biles *». Traduction du P. Pègues : « la quantité affecte la substance antérieurement aux qualités sensibles ». Il commente : « la quantité, en effet, est le premier de tous les accidents, et qui porte tous les autres ». (Thomas Pègues, o.p. : *Commentaire français littéral de la Somme théologique*, tome IV, Privat 1909, p. 658.) [^25]:  -- (1). La quantité ne peut être conçue autrement que comme la quantité de quelque chose : elle ne peut être conçue comme existant, hors de l'esprit. à part de toute substance corporelle. [^26]:  -- (2). C'est-à-dire dans les purs esprits : les anges. [^27]:  -- (1). Voir entre autres notre numéro spécial intitulé : *La querelle du paysan* (numéro 112 d'avril 1967). [^28]:  -- (2). Avec quelques citations littérales : les citations entre guille­mets, sans nom d'auteur, sont textuellement de Maritain. [^29]:  -- (1). AXIOMATIQUE (selon Robert, Supplément de 1970) : recherche et organisation systématique des axiomes d'une science (d'un ensem­ble d'hypothèses et de déductions). [^30]:  -- (1). On appelle *être de raison* un être conçu par l'esprit et incapable d'exister hors de l'esprit : par exemple « le genre », « l'espèce », « le sujet », « le prédicat ». Ces objets de pensée ne sont pas des essences, car l'essence est capacité d'exister : «* Essentia dicitur secundum quod per eam et in ea res habet esse *» (*De Ente et Essentia*, chap. 1). [^31]:  -- (2). L'algèbre de Boole, P.U.F. 1967, p. 7. [^32]:  -- (1). Citons entre autres : « Ce qu'on appelle un peu vite la mathématique moderne, ce qu'il conviendrait mieux d'appeler la conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques. » (\[5\], 5.) Le chiffre entre crochets renvoie à la liste bibliographique qui figure en tête de l'article. Le second chiffre, séparé par une virgule à gauche, indique le numéro de la page. Ainsi (\[5\], 5) signifie « Charte de Chambéry, page 5 ». « Ne parlons pas de « mathématique moderne » mais d'un aspect moderne des mathématiques élémentaires. » (L. FÉLIX, \[2\], 88.) « Il est aujourd'hui trop tard, ou trop tôt, pour éliminer le qualificatif de « moderne » utilisé pour caractériser l'état actuel des mathématiques. Ce terme qui évoque fâcheusement le « modern style » vite précipité dans les enfers du démodé, ou en mathéma­tiques mêmes, certaine géométrie moderne, qui n'a rien perdu de sa beauté mais est restée ce qu'elle a toujours été... » (\[13), 11.) « Il n'y a ni mathématiques traditionnelles ni mathématiques modernes. La mathématique est une science continue. » (M. Jean-Pierre SERRE.) L'épithète « moderne » a été introduite pour la première fois par VAN DEN WAERDE : « Modern Algebra ». [^33]:  -- (2). « Ce qui était une démonstration pour Euclide est une dé­monstration pour nous. » (BOURBAKI, repris par REVUZ \[13\], 18.) [^34]:  -- (3). « Ce qu'on appelle un peu vite la mathématique moderne, ce qu'il conviendrait mieux d'appeler la conception constructive, axio­matique, structurelle des mathématiques. » (\[5\], 5.) « Il faut ici faire un sort à l'expression « mathématiques moder­nes » qui connaît un trop grand succès (si bien que pour les obser­vateurs superficiels, il n'y aurait dans ce « modernisme » qu'une mode... ; dans ce rapport, l'expression « la mathématique des struc­tures » remplacera celle de « mathématiques modernes »... » (Gilbert WALUSINSKI (\[1\], 33.) Pareillement, Madame ROBERT (\[3\], 15.) [^35]:  -- (4). « Bourbaki » est un pseudonyme : signature anonyme derrière laquelle se sont dissimulés les « bourbakistes » de la première heure. Henri Cartan, Claude Chevalley, Jean Delsarte, Jean Dieudonné, André Weil ont formé, vers 1930, le projet d'axiomatiser toute la mathéma­tique. Les premiers fascicules ont paru en 1939 ; et le projet est maintenant en voie d'achèvement, principalement en ce sens que les mathématiques tendent à employer le mode de présentation dont le Bourbaki a fixé les normes. [^36]:  -- (5). Cette dichotomie concerne la nature considérée au point de vue abstrait. Nous ne faisons que rappeler le schéma d'une catégori­sation. Il est évident que, dans chaque cas concret, la finalité humaine intègre simultanément le spirituel et le sensible, selon un ordre cependant. [^37]:  -- (6). Insistons en passant sur la différence essentielle qui existe entre les deux activités théorétiques, qui correspondent respective­ment à la contemplation surnaturelle de Dieu et à la contemplation naturelle du même Dieu. C'est bien le même Dieu ; mais lorsque la Réalité transcendante n'est atteinte que comme le corrélat nécessaire d'une réalité créée, l'esprit ne peut être fixé par cette Réalité qui n'est réelle pour lui que dans la mesure où il tend vers elle. Tandis que l'esprit est fixé par Dieu vers qui il tend en exerçant l'acte de croire, parce que l'indispensable médiation de la Parole révélée procède alors en réalité de Dieu Lui-Même et non du créé. Ainsi, il existe bien une contemplation naturelle, et plus généralement une religion naturelle ; le méconnaître n'exalte pas le « surnaturel » mais prive celui-ci d'un irremplaçable enracinement. En retour, ce serait une insidieuse et nocive erreur que de chercher à découvrir dans une contemplation naturelle, si évoluée soit-elle, l'équivalent ou le substi­tut de la contemplation surnaturelle. C'est la structure de l'acte intel­ligible qui est différente dans les deux cas et les rend irréductibles l'un à l'autre, quoi qu'il en soit d'ailleurs des données affectives et volontaires dont la considération fonde, à elle seule, la même con­clusion. [^38]:  -- (7). La joie est conscience d'être. Et, pour l'ère intelligent, con­naître c'est cela qui est être. Il y a une joie propre de connaître. Cette joie culmine dans l'acte de découverte, car l'unité propre au connaître, entre le connu et le connaissant, est alors plus intime à l'esprit et par le fait même sur-consciente. [^39]:  -- (8). En Aristote, « ta mathematica » signifie les entités mathéma­tiques plutôt que l'activité du mathématicien. [^40]:  -- (9). Il y a même un troisième terme : « le nombre que l'esprit est en train de nombrer ». C'est ce nombre-là, irréductible à tout autre, qui intervient dans la définition du temps, et il est en affinité avec la « créativité ». Mais pour situer le bourbakisme, dont le postulat au point de vue épistémologique est l'univocité, il suffit de considérer pour le nombre la dichotomie « nombrant-nombré ». [^41]:  -- (10). « Ce que les Anglo-Saxons ont longtemps appelé le théorème fondamental du calcul (\*) (sous-entendu : différentiel ou intégral) n'a sans doute plus l'importance de jadis. (\*) Si f est une application continue du segment \[a, b\] dans la droite réelle, l'application x → ![](media/image1.wmf)admet f pour dé­rivée. » (\[13\], 18). [^42]:  -- (11). Elle distingue le « sens » de la relation qui réalise l' « ap­plication ». [^43]:  -- (12). Le cardinal transfini qui correspond à l'ensemble des points du continu ne peut être rangé dans la suite des cardinaux transfinis issus du discontinu. On n'a pas démontré cette impossibilité. L'observer comme un fait reconduit à la réalité, à savoir que le continu est une donnée objective tandis que les cardinaux transfinis sont une construction de l'esprit. [^44]:  -- (13). Classe de 5^e^ (\[9\], 79 sv.). La théorie du nombre négatif est ainsi rendue parfaite, parfaite selon le point de vue adopté pour construire tout l'ensemble de la mathématique. Mais le vice qui affecte l'ensemble rejaillit sur chaque partie. [^45]:  -- (14). « \[1.1.15\] On aura le droit de nommer des êtres distincts ensembles et éléments si et seulement si il est possible, pour chaque élément, et pour chaque ensemble, de répondre par « oui » ou par « non » et pas par « oui et non » ou « ni oui ni non ») à la question : cet élément appartient-il à cet ensemble ? » (\[14\], 2.) M. A. Revuz dit, en substance, la même chose (\[13\], 35). [^46]:  -- (15). « L'essentiel me paraît être le dégagement des structures fondamentales, l'utilisation du langage de la théorie des ensembles, une algébrisation croissante de tous les domaines et un dynamisme constant (en ce sens que tous les êtres étudiés sont, à chaque instant, en relation avec l'autre etc.) (G. CHOQUET \[1\], 22).  « Aujourd'hui les notions ensemblistes, les structures fondamen­tales de l'algèbre, les idées de base de la topologie irriguent toutes les mathématiques d'un sang neuf... » (\[5\], 5). [^47]:  -- (16). « Et que penser d'une rigueur qui se permettait des pirouet­tes du type « Nous avons la notion du nombre entier », (ou d'aire), et admettait qu'avec cela elle en avait assez dit pour avoir le droit d'étudier valablement la notion ainsi « introduite ». On calculait des aires, mais on s'interdisait de définir ce qu'est une aire... » (\[131. 60.) Et, parallèlement, Mlle FÉLIX (\[12\], 14), après avoir cité le traité de Goursat « On suppose que le lecteur a déjà acquis ces notions (nombre entier, droite...) », commente : « Le lecteur n'est pas initié à ces mystères trop subtils pour lui. » [^48]:  -- (17). « Le mot « axiomatique » est parfois brandi pour foudroyer toute tentative de rénovation. On veut y réduire toute la nouvelle mathématique, et on ajoute : « Il ne faut pas faire d'axiomatique dans l'enseignement élémentaire ». A vrai dire, je n'arrive pas toujours très bien à saisir ce que ce terme désigne dans l'esprit de beaucoup de ceux qui l'emploient. » (\[13\], 74.) « Énoncer des axiomes, sans indiquer quelle est leur origine (dans la situation réelle, ou mathématique, que la théorie a pour but d'étudier) est une autre forme de malhonnêteté, et réduit la mathé­matique à n'être qu'un pur jeu de l'esprit. » \[13\], 74). [^49]:  -- (18). Les réformateurs admettent d'ailleurs sans difficulté la néces­sité d'une référence à la réalité au point de vue pédagogique « Un modèle matériel est la base à partir de laquelle on peut développer l'abstraction mathématique. » (\[1\], 3). Mais ils n'aperçoi­vent pas que cette nécessité tient à la nature de l'esprit humain ; et même de l'esprit créé, en ce sens que celui-ci, absolument, ne peut créer ses propres objets. Cette norme demeure vraie, bien qu'elle s'applique d'une manière plus subtile, en ce qui concerne les données primitives de tout savoir ou d'ailleurs de tout art. Signalons, sans nous y attarder, que certains réformateurs péda­gogiques, fort en renom, non savants sinon commerçants, inventent d'étranges facéties qui contribuent certainement à leur succès, non sans dommage pour la vérité. L'égalité 2 + 3 = 5 est composée de cinq signes. Ces cinq signes donnent lieu à 120 « permutations » différentes. (Par exemple : 2 = 3 + 5, ou = + 2 3 5, etc.) Eh bien, d'après la célèbre réformatrice pédagogue que nous citons, les enfants répètent : 2 + 3 = 5, parce que cette permutation-là, et elle seule parmi les 120 possibles, est « admise » (\[2\], 23). Il n'est évidemment pas question, pour cette éminente pédagogue, de se demander si les enfants continueraient à répéter 2 + 3 = 5, à supposer que ce ne fût pas conforme à leurs observations. Que l'ap­plication de la « réforme » soit confiée à de tels personnages est assez alarmant. -- Nous avons dit nous placer au point de vue des réformateurs savants. Nous posons toutefois, en passant, à cette réformatrice, la question suivante. Son nom comporte six lettres, son prénom six lettres. Comme il y a deux fois la lettre C et deux fois la lettre I, on peut, avec ces douze lettres, former N = (1/2•2!)•12! = 3•11! permutations différentes. Et si on sépare chacune de ces permutations en deux groupes de six lettres pour respecter la donnée originelle, on voit qu'en appliquant au nom de l'éminente réformatrice le traitement qu'elle fait subir à l'égalité 2 + 3 = 5 on est conduit à se poser et à lui poser les questions suivantes. Premièrement, cette personne répète-t-elle son propre nom tel qu'il est exclusivement pour cette raison qu'il est la seule permutation « admise » parmi les N possibles ? Deuxièmement, s'est-elle réellement posé la question de savoir pourquoi son nom est son nom, et pas l'une des (N-1) autres permutations ? Troisième­ment estime-t-elle qu'une telle question, ou celle qu'elle pose à propos de 2 + 3 = 5, ait un rapport quelconque soit avec la con­naissance de la réalité, soit avec la science mathématique ? Qua­trièmement, est-elle assurée d'avoir résolu la question qu'elle pose, en employant le mot « admis », qui recouvre beaucoup d'autres questions ? Cinquièmement, estime-t-elle rendre réellement service aux pédagogues qu'elle est chargée de former, en dissimulant sous un facilisme pédant la véritable et difficile question posée par le rapport de la mathématique à la réalité ? [^50]:  -- (19). Énoncé de l'exercice proposé aux élèves (classe de 6^e^) : -- De deux choses l'une : ou bien le malfaiteur est venu en voiture, ou bien le témoin s'est trompé. -- Si le malfaiteur avait un complice, alors il est venu en voiture. -- Le malfaiteur n'avait pas de complice et il n'avait pas la clé de l'appartement, ou le malfaiteur avait un complice et il avait la clé de l'appartement. -- On a maintenant la preuve que le malfaiteur avait la clé de l'appartement. Sont énoncées ensuite cinq conclusions. Et il est demandé aux élèves de déterminer lesquelles sont vraies. (\[8\], 90.) [^51]:  -- (20). Il est bien connu que l'instrument propre de la recherche n'est pas la déduction, mais plus précisément la méthode hypothético-déductive au service de l'intuition. On élimine les erreurs ou les pistes sans issue, d' « instinct » : c'est en quoi consiste, spécifique­ment, l'acte du génie. D'où, ensuite, on assigne une proposition com­me étant vraie. On cherche alors à la démontrer. Parfois on y réus­sit. Parfois on en démontre qu'elle est fausse. Il arrive également qu'on ne puisse rien démontrer, et qu'il faille recommencer tout le processus. Ce qui importe, c'est que, pour démontrer, on part d'une proposition tenue pour vraie. [^52]:  -- (21). Il ressortit directement à notre troisième partie : com­munication de la mathématique. Mais il est intrinsèquement lié à la conception « moderne », et d'ailleurs en fait fictive, qu'on voudrait imposer de l'essence même de la mathématique. C'est pourquoi nous en traitons ici. [^53]:  -- (22). « Pourquoi » et « Comment » sont équivalents, si on demeure strictement à l'intérieur du domaine mathématique ; précisément parce que la mathématique comme telle n'a pas de finalité qui lui soit intrinsèque. [^54]:  -- (23). Fonder la morale exclusivement sur le savoir pourrait se réclamer de Socrate. M. Ferdinand GONSETH (Zürich) l'a récemment tenté, en ne considérant que le savoir scientifique, et en faisant état de ses importants travaux sur l'épistémologie des mathématiques. [^55]:  -- (24). Rappelons, à titre d'exemple, le « problème du scrutin ». Une élection met en concurrence deux candidats A et B. Des infor­mations secrètes et personnelles permettent de prévoir que A aura la majorité relative, soit m voix, tandis que B aura n voix (m \> n). On demande quelle est la probabilité pour que, tout au cours du dépouillement du scrutin, A ne perde jamais la majorité. La probabilité cherchée est, selon la définition classique, le quotient de Nf par Np : Nf = nombre des cas favorables. Nd = nombre des cas défavorables. Np = Nombre des cas possibles. = Nf + Nd. L'évaluation de Np est bien connue : Np = (m + n)! / (m! • n!). C'est le calcul de Nf, ou de Nd, qui est facilité par la découverte du « me­dium » dont voici l'expression. Les cas possibles sont constitués par des séries de bulletins ABAAB...B assujetties à la seule condition qu'il y ait m fois A et n fois B. L'ordre de la série correspond à celui dans lequel le scrutin est dépouillé. Les séries qui commencent par un B sont défavorables, puisque A n'a pas la majorité lorsque le premier bulletin est dépouillé. Distinguons alors, parmi les séries (ou cas) possibles, trois catégories : SB : séries qui commencent par B. S'A : séries qui commencent par A et qui sont défavorables. S"A : séries qui commencent par A et qui sont favorables. Le « medium » consiste en l'égalité : NB = nombre des SB = nombre des S'A = N'A. Il s'agit bien d'un « medium » de raisonnement, au sens propre. Car : 1\) Cette égalité rend aisée la suite du calcul. On a en effet, par définition de SB et de S'A : Nd = NB + N'A. Et donc, d'après l'égalité « medium » Nd = 2 NB. Or : NB = (m + n -- 1)! / m!•(n-1)! D'où Nd / Np = 2 n / (m + n) D'où enfin la probabilité cherchée : 1 -- \[2 n / (m + n)\] = (m -- n) / (m + n) 2\) Cette égalité peut être aisément établie. Qu'il s'agisse d'une SB ou d'une S'A, A perd la majorité et la retrouve ensuite. Il y a donc un premier moment du scrutin, et peut-être d'autres (mais pas nécessairement, et on ne les considère pas), où les deux candidats ont le même nombre de voix, c'est-à-dire où la partie de la série qui est déjà sortie à ce moment comporte un nombre de A et un nombre de B qui sont égaux. Par exemple, pour une SB : BBABAA. Or, si, dans cette partie de cette SB, on remplace chaque B par un A et chaque A par un B, sans changer le reste (non écrit) de la série complète, cette SB : premièrement, demeure une série défavorable, puisque pour la partie considérée (écrite) il y a égalité entre le nombre des A et le nombre des B, et non majorité des A ; deuxièmement, devient donc une S'A, puisqu'elle est défavorable comme on vient de le voir, et puisqu'elle commence par un A au lieu de commencer par un B. On verrait pareillement que la même substitution (A → B, B → A) convertit une S'A en une SB. Il y a donc « bijection » de l'ensemble des SB sur l'ensemble des S'A et réciproquement. Précisions maintenant ce qui a motivé le rappel de cet exemple. -- La considération du graphe qui correspond à la question posée rend évidente sur le graphique, évidente sur la représentation sen­sible, la preuve de l' « égalité-medium ». Mais aucun graphe ne peut donner l'idée de ce « medium ». La découverte peut en être stimulée par le calcul, par la représentation, par l'observation... mais cette découverte du « medium » est, comme le « medium » lui-même, d'ordre intelligible, ordre irréductible à tout autre. [^56]:  -- (25). « Les mathématiciens utilisent les mêmes concepts et le même langage dans toutes les branches : il est légitime de parler, non plus des mathématiques, mais de la mathématique. » \[131, 49.) On comprend ainsi pourquoi les réformateurs savants n'ont guère de sympathie pour la locution « mathématiques modernes », barbarisme incongru dont les primaires répandent l'usage. [^57]:  -- (26). « On entend protester aussi contre l'introduction de termes nouveaux. Elle est évidemment désagréable pour ceux qui les igno­rent : il est malheureusement impossible d'introduire des idées nouvelles sans introduire de nouveaux mots. » (\[13\], 63.) M. Revuz a évidemment raison. Nous faisons cependant observer que, conformément au vocabulaire qu'il emploie lui-même, les mots correspondent directement aux concepts, aux idées seulement par l'intermédiaire des concepts. [^58]:  -- (27). Le « fondement réel » est donc un acte-idée : la simplicité qui appartient à l'acte par nature, appartient également à l'idée qui spécifie l'exercice de l'acte. C'est pourquoi l'idée est, à bon droit, déclarée « simple » par M. Revuz. Nous désignerons dans ce qui suit, par la locution « acte-idée » placée entre guillemets, le type propre du « fondement réel ». La même locution sera employée, dans chaque cas particulier, sans guillemets, mais accompagnée d'un déterminatif qui en précisera l'application. [^59]:  -- (28). Nous soulignons le mot « indépendamment », en vue de manifester plus clairement le point de vue auquel nous nous plaçons. On pourrait en effet objecter que l'acte de soustraire se heurte à une impossibilité si on tente de l'effectuer en utilisant les entiers naturels et en prenant « zéro » comme origine de l'acte. C'est précisément cette impossibilité qui exige la création de l' « entier négatif ». Mais cette impossibilité vient de ce qu'on cherche à effectuer l'acte de soustraire dans des conditions « abstraites ». Et nous entendons par « abstraites » des conditions qui sont différentes de celles dans lesquelles l'acte est donné concrètement, et par consé­quent observé conformément à sa nature. L'acte de soustraire, concrètement exercé, est en effet, dans l'ordre même de l'acte, la réciproque que l'acte de nombrer, lui-même concrètement exercé, contient immanente à lui-même. Or l'acte de nombrer concrètement exercé, celui donc qui résulte de l'appré­hension intelligible d'une multiplicité objective, que celle-ci soit sensible ou mentale, un tel acte n'aboutit jamais à « zéro ». Autre­ment dit, le nombre que l'esprit en acte déclare être « après » (le nombre déjà atteint) n'est jamais « zéro » ; il est « un », ou « deux », etc. Il y a donc toujours dans un acte de nombrer concret, un nombre qui est « avant » ; même si ce nombre, étant zéro, n'est en l'occurrence « nombre » que fonctionnellement. Il s'ensuit que, considéré au concret, en tant qu'immanent à l'acte concret de nombrer, l'acte de soustraire se trouve caractérisé indépendamment des cas auxquels on peut chercher, ultérieurement, à en étendre l'ef­fectuation. Il n'y a pas de contradiction à définir l'acte de soustraire, sans faire état de l'impossibilité que l'on rencontre si, en employant seulement les entiers naturels, on cherche à l'effectuer à partir de « zéro ». [^60]:  -- (29). L'acte de l'esprit qui nombre, requiert lui-même une multi­plicité objective. Nous l'avons rappelé ci-dessus dans le texte, et de nouveau dans la note 28. [^61]:  -- (30). Il s'agit d'un pseudonyme. Évariste signifie GALOIS, et Dupont le « pédagogue moyen ». Excellent traité d'ailleurs \[14\], dont l'auteur est bien connu. Nous respectons son anonymat. [^62]:  -- (31). « Les mots \[extension compréhension\] appartiennent à la langue philosophique plutôt qu'à la langue mathématique, et il n'y a pas lieu de s'attarder sur cette distinction. » (\[9\], 5.) Certains Bourbakistes sont plus condescendants dans leurs expres­sions. Mais, en fait parce qu'en droit, la mathématique « moderne » caractérise les notions dont elle fait usage par l'extension. Nous l'avons déjà observé pour la notion primitive d' « ensemble ». Nous le verrons également pour la notion dérivée de « relation ». [^63]:  -- (32). L'esprit cherche donc à transcender son acte. Mais c'est en projetant et en objectivant cet acte même dans un univers purement formel ; un univers dont il est impossible de savoir avec certitude s'il a ou s'il n'a pas de rapport soit avec la réalité sensible soit avec la réalité mathématique non transfinie. Ce n'est pas le lieu de discuter cette question, au sujet de laquelle s'affrontèrent au début de ce siècle Borel Lebesgue et Hadamard. Signalons simplement que M. le Professeur DIEUDONNÉ, l'un des premiers Bourbakistes est, sur ce point, « borélien » : c'est au « dénombrable » qu'il faut se référer. Et Mlle L. FÉLIX observe justement que « l'axiome du choix est non dominé. On cherche à redémontrer sans lui ce qu'on a démontré avec lui ». (\[12\], 51.) Ce qui importe à notre point de vue, c'est que la « complexité » du transfini n'est pas de même nature que celle du « donné » qu'ont considéré Galois, ou d'autres soit avant soit après lui. Et cela, parce que le transfini est, nous le répétons, une *pure* création de l'esprit. Toute entité mathématique est, il est vrai, une création de l'esprit ; mais une telle entité peut soutenir, soit avec la réalité sensible soit avec l'acte même de l'esprit, un rapport *concret* de signe à signifié ; rapport concret qui n'existe pas dans le cas du transfini, puisque celui-ci, ni n'est observable comme tel dans la réalité sensible, ni ne peut être l'objet d'un acte de l'esprit qui lui serait adéquat. [^64]:  -- (33). Nous ne disons pas celle de tel mathématicien, en fait bour­bakiste... à ses heures. [^65]:  -- (34). « Au point où nous en sommes, j'ai bien envie de dire : une relation c'est un ensemble de flèches. » (\[14\], 55.) On notera que l'utilisation de l'image (la flèche) est strictement subordonnée à la perspective ensembliste. « La relation », ce n'est pas « une » relation ; ce n'est pas « une » flèche. La relation c'est un ensemble de flèches. Et cela est très. cohérent. En effet, chacun des deux termes qui constituent les extrêmes de ce qu'on appelle communément une relation, chacun de ces deux termes singuliers donc, ne peut, selon Bourbaki, exister que comme élément d'un ensemble. « Une » relation, ou « une » « flèche », n'existe pas davantage que « un » élément. « Au commencement, est l'ensem­ble... » La relation est un ensemble de flèches. Ainsi l'image de la flèche peut encore véhiculer un certain contenu intuitif ? Mais elle est interprétée de manière à introduire une « définition » purement ensembliste, estimée elle seule être proprement mathématique. [^66]:  -- (35). Poincaré a appelé « prédicative » la définition dans laquelle le definiens peut être légitimement le prédicat du definien­dum, et donc ne le contient pas. La définition non prédicative est celle dans laquelle figure le terme que précisément elle est censée définir, et qu'en réalité elle ne peut définir. Dans ce qui suit, nous désignerons par (D) cette définition pro­posée pour la relation. La relation est une entité dont la compréhension est difficile. Car l'esprit humain, conditionné en son exercice par les sens, considère d'abord chaque chose comme étant un « sujet ». Or la relation comporte deux extrêmes, deux « sujets ». Il ne sera donc pas inutile de montrer en quoi consiste le vice de la définition (D), sur un exemple dans lequel la difficulté adventive que constitue la com­préhension de la relation, ne se superpose pas à la difficulté propre que constitue la non prédicativité de (D).  Nous conserverons donc, avec une rigoureuse exactitude, la struc­ture de l'énoncé (D). Mais nous supposerons qu'il s'agisse de définir « pomme » au lieu de définir « relation » ; et nous remplacerons donc, dans (D), « relation » par « pomme ». Dès lors, il faut évidem­ment remplacer « couple » par une entité qui doit jouer, à l'égard de « pomme », le même rôle que « couple » par rapport à relation. Or le couple peut enclore une relation sans être lui-même une rela­tion. L'entité qu'il convient de substituer à « couple » peut donc être : « élément de l'ensemble des arbres fruitiers et de leurs fruits ». Il y a des éléments de cet ensemble qui « vérifient » d'être « pomme », comme il y a des « couples » qui « vérifient la rela­tion. ». Étant donc supposé que (D) définit « relation », on doit obtenir une définition de « pomme » en remplaçant dans (D) : « relation » par « pomme », et « couple » par « élément de l'ensemble des arbres fruitiers et de leurs fruits ». Voyons plutôt. Le résultat de cette transposition est le suivant. La pomme est le sous-ensemble des éléments de l'ensemble des arbres fruitiers et de leurs fruits pour lesquels \[lesquels = élé­ments\] la réponse à la question : « cet élément \[sous-entendons : de l'ensemble des arbres fruitiers et de leurs fruits\] est-il une pomme ? » est « oui ». Or, si la réponse à la question posée est « oui », l'élément ainsi distingué des autres éléments pour lesquels la réponse à la même question serait « non », cet élément donc est une pomme. Donc : La pomme est le sous-ensemble des pommes. C'est plus fort que tous les « jeux » qui doivent, dès la mater­nelle, éduquer et développer le goût du langage précis. Évariste, qui ne manque pas d'humour -- et c'est fort heureux -- est prestidi­gitateur à ses heures. En reprenant telle de ses tournures savoureuses, on pourrait insérer dans le traité de la relation un paragraphe inti­tulé : « Quand je \[Évariste\] change une pomme en une multitude de pommes ». Les cerveaux les plus rebelles saisiraient immédia­tement de quoi il s'agit. [^67]:  -- (36). Nous restituons la clause « pour un certain sous-ensemble de ces couples ». Cette clause est explicitée en (\[14\], 68).  Une relation est donc conçue, selon ces exposés, comme un triplet d'ensembles : l'ensemble de départ (X) ; l'ensemble d'arrivée (Y) ; le graphe (composé de flèches) qui, abstraction faite des flèches, est lui-même un sous-ensemble du produit cartésien de X et de Y : ce sous-ensemble est précisément celui des couples (x, y) pour lesquels la réponse à la question « le couple (x, y) vérifie-t-il la relation ? » est oui. L'exposé de M. Revuz comporte d'ailleurs cette clause. Mais elle est indiquée après coup, et, quelque peu fallacieusement, comme si elle était une conséquence, alors qu'il est indispensable de la sous-entendre au titre de composante dans la pseudo-définition de la relation. Le paragraphe b), cité dans le texte, se poursuit en effet par des exemples destinés à montrer le caractère « binaire » de la relation « entre l'être x et l'être y ». Puis, avant d'en venir à la notion de « structure », l'auteur conclut « C'est avec des ensembles et des relations (donc, si l'on veut, en définitive uniquement avec des ensembles puisque la donnée d'une relation est équivalente à celle d'un ensemble, partie du produit cartésien de deux ensembles), que toute la mathématique va se trouver reconstruite. » (\[13\], 48.) Cet « ensemble, partie du produit cartésien de deux ensembles » (locution que nous avons soulignée dans la citation), c'est le sous-ensemble des couples (x, y) pour lesquels la réponse à la question « le couple (x, y) vérifie-t-il la relation ? » est « oui ». Il convenait d'énoncer explicitement, non pas seulement les conditions pour qu'une relation « ait droit de cité en mathématique », mais d'énoncer également la définition complète de la relation elle-même. Un exposé magistral se devait d'être parfaitement clair, c'est-à-dire parfaite­ment explicite, sur un point aussi important et aussi délicat. [^68]:  -- (37). Nous employons à dessein un terme fort général. « Entité » signifie « quelque chose qui existe », quelle que soit d'ailleurs la nature de cet exister. Et comme, en retour, rien n'existe qui ne soit déterminé, il faut associer à chaque « entité » une « notion » qui en caractérise la nature. Nous ne préciserons pas quelle est la nature de la distinction qui existe entre une « entité » et la « notion » qui lui correspond. La « notion » spécifie l' « entité », c'est-à-dire qu'elle en précise l'espèce (ou nature). La « notion » elle-même est, en propre, l'objet de la définition. Ainsi nous laissons ouverte pour le moment la question de savoir si et comment une entité mathématique se distingue de sa notion et de sa définition. Mais nous supposons évidemment que cette définition d'une entité mathématique satisfait aux normes de la bonne définition ; et, notamment : avoir une signi­fication, être prédicative. (Cf. note 35.) [^69]:  -- (38). Cela est d'ailleurs explicitement affirmé au cours des expli­cations qui, au titre de préliminaires, accompagnent l'image de la flèche et présentent « une idée vieille comme le monde ». « Pour définir une relation (qui sera dite binaire), nous considérons deux ensembles E et F, E ensemble dit de départ, F ensemble dit d'arrivée. Puis nous formerons des couples qui s'écriront (x, y) formés d'un premier terme, pris dans E, et d'un second terme, pris dans F. La question sera alors de savoir si le couple (x, y) vérifie la relation (alors il y a une flèche qui part de x vers y) ou s'il ne la vérifie pas. » (\[14\], 56.) Il n'est pas dit que la flèche soit la relation. Mais la flèche, qui indique l'existence de la relation, ne peut être le signal de cette existence que là où elle est elle-même, c'est-à-dire au sein de *tel* couple, de *tel* x à *tel* y. [^70]:  -- (39). On objectera peut-être que, dans le couple (x, y), x est premier et y second. Mais « premier » et « second » à quel point de vue ? Celui de la lecture ou de l'écriture ? Il faudrait alors préciser qu'on *convient*. de tenir compte de ce(s) point(s) de vue, préci­sément pour instaurer un ordre. De soi, le couple (x, y) fait abs­traction de la manière de lire ou d'écrire les signes qui constituent seulement l'expression de ce couple dans l'ordre sensible. Si donc on admet que le couple (x, y) est ordonné, c'est-à-dire que « x » y est premier et « y » second, on doit déclarer explicitement que « le donné » est le couple (x, y) *compte tenu de l'ordre dans lequel les symboles en sont écrits*, et pas seulement « le couple (x, y) », sans autre précision. Nous refusons qu'on (Bourbaki ou un autre) intro­duise des données intelligibles nouvelles subrepticement, c'est-à-dire sans le déclarer explicitement. De cette manière, on masque la véri­table origine de ces données. On peut alors les présenter comme étant des conséquences, inférées par le constructivisme mental, à partir d'autres données ; tandis qu'en réalité elles sont irréductibles, et manifestent par là que l'esprit ne peut se donner à lui-même ses propres objets. [^71]:  -- (40). Nous ne nions ni l'existence d'un ensemble comprenant un seul élément, ni l'existence virtuelle de l' « ensemble vide ». Nous ne pouvons examiner ici ces questions. Un ensemble comprend normalement plusieurs éléments, et c'est pourquoi nous écrivons au pluriel « relations (2'). » Bourbaki admet évidemment qu'en ensemble est un ensemble d'éléments, et que les deux termes « ensemble » et « élément » sont corrélatifs l'un de l'autre. Mais, en fait, la prévalence est accor­dée à l'ensemble : la définition (D), proposée pour la relation, le montre typiquement. [^72]:  -- (41). Nous entendons, par « non consistant », « être dépourvu d'intelligibilité » et par conséquent de réalité. [^73]:  -- (42). Toutes les questions examinées dans les traités classiques à propos de l'abstraction se retrouvent au sein du domaine propre­ment mathématique. Mais elles y revêtent une forme encore plus ténue, ce qui en rend l'exposé plus délicat. [^74]:  -- (43). Nous ne nions évidemment pas que le couple (x, y), dont on suppose qu'il « satisfait à la relation », contienne cette relation (à laquelle il satisfait). Nous insistons sur ce qu'exige la précision. Celle-ci ne concerne pas exclusivement le domaine proprement « mathématique ». Cela d'ailleurs ne serait possible que si la réalité « mathématique » pouvait être exprimée en employant exclusivement un langage « mathématique » n'ayant aucun mot en commun avec le langage réputé « trivial ». Mais si on utilise dans une définition « mathématique », savoir (D), les mots « couple » et « relation », on introduit ipso facto dans le domaine « mathématique » une imprécision incompatible avec lui, si, à l'occasion même de cette définition, on confond l'une avec l'autre deux notions différentes signifiées par deux mots différents. Contînt-il « la relation », le « couple » dans lequel se trouve cette « relation » *n'est pas* « la relation ». [^75]:  -- (44). Des considérations semblables peuvent et doivent être déve­loppées, si on remplace la locution « y est image de x par l'appli­cation f », par celle-ci : « Une relation est une fonction si x, élément de l'ensemble de départ, a une valeur ou plus dans l'ensemble d'arrivée. » -- Un élément qui appartient à un ensemble, qui donc est défini dans cet ensemble, « a une valeur » dans cet ensemble. Si on lui attribue d'avoir également une valeur dans un autre ensemble, on introduit en fait, quoique sans le déclarer, une autre notion, étrangère à celle d'ensemble et à celle de couple. On suppose en effet qu'il y a un certain lien entre la valeur de x dans l'ensemble de départ et « la valeur qu'a x dans l'ensemble d'arrivée » ; c'est-à-dire qu'on conçoit en fait la relation fonctionnelle comme un certain lien entre x et y. C'est ce qu'on a d'ailleurs toujours fait. [^76]:  -- (45). « En chaque x », et par conséquent « en tout x » ; en n'importe lequel des x qui appartiennent à l'ensemble considéré. Et pareillement pour les y. [^77]:  -- (46). Et par conséquent : soit 0, soit 1. [^78]:  -- (47). Nous n'entendons évidemment pas insinuer, pas même insi­nuer, que tout « théorème Bourbaki » soit un pseudo-théorème. Nous signalons un écueil. La cohérence du discours avec lui-même n'est pas la conformité de la pensée avec la réalité ; il importe de ne pas confondre l'un avec l'autre. [^79]:  -- (48). Voici quelques indications concernant les fondements de la distinction « ouvert-fermé ». L'intelligence rationnelle n'exerçant l'acte de connaître qu'en formant des concepts, cet acte a, de soi, pour objet, globalement : la réalité connue, le concept qui en est l'expression, et enfin le rapport de celui-ci à celle-là. Cela étant, l'intelligence peut prendre pour objet de son acte exclusivement le concept, choisissant donc de ne considérer ni le rapport que celui-ci soutient avec la réalité, ni par conséquent la réalité elle-même. L'opération abstractive exercée par l'intelligence en acte de comprendre est alors dite « fermée ». L'acte, en effet, « se ferme » sur le concept, lequel se trouve simultanément coupé d'avec la réalité et substitué à elle au titre d'objet. Le concept, et en même temps que lui la notion qui en constitue formellement le contenu, sont alors dits « fermés » ; la qualification d'une opération elle-même étant attribuée, non sans raison, au terme de cette opération. Les éléments « ouverts » se définissent comme soutenant respec­tivement l'opposition de contradiction avec chacun des éléments « fermés » : soit que la réalité elle-même, et donc au moins implicitement le rapport que le concept soutient avec elle, soient positi­vement considérés, soit que simplement ces mêmes choses ne soient positivement ni exclues ni considérées. L'abstraction ouverte com­porte donc deux cas ; malgré la très grande importance du second, nous pouvons nous borner pour notre objet à considérer seulement le premier qui est plus simple. Il consiste en ce que la réalité elle-même, et pour le moins implicitement le rapport que le concept soutient avec elle, sont positivement considérés. L'acte de l'intel­ligence est alors dit « ouvert », car s'il ne laisse pas d'être spécifié et pour autant mesuré par le concept, primordialement il réalise l' « un » entre l'intelligence elle-même et l'être indéfiniment com­municable immanent à la réalité connue. Par dérivation, le concept est lui-même dit « ouvert », parce qu'il rend possible l'acte en vertu duquel l'intelligence est ouverte à la réalité et par conséquent à l'être en sa communicabilité. Et enfin la « notion » qui est le répondant abstrait de la réalité connue, et qui constitue formel­lement le contenu du concept est elle-même dit « ouverte » ; la qualification d'un acte étant attribuée à ce en vertu de quoi cet acte a d'être objectivement et immédiatement déterminé. On voit que la distinction « ouvert-fermé », requise pour situer avec exactitude les entités mathématiques se réfère elle-même aux thèses les plus fondamentales de la métaphysique, notamment la distinction entre l'être et l'essence. Nous ne pouvons que le signaler, non toutefois sans faire observer que le fait d'imposer la « mathé­matique moderne » entraîne celui d'imposer une certaine philo­sophie. Il ne semble pas qu'on ait signalé cet aspect de la question, si important cependant au point de vue de la formation. [^80]:  -- (49). M. Gilbert WALUSINSKI (\[1\], 35). [^81]:  -- (50). A la limite, c'est l'axiome formalisé qui *constitue* la réalité. Si Bourbaki n'est pas acculé à l'affirmer, les logiciens, plus proches de la philosophie, se sont trouvés tenus de le faire. Ainsi Carnap, et le « Cercle de Vienne ». Sur ce point, comme sur d'autres d'ailleurs, Bourbaki n'invente pas ; il suit la tendance qui était dominante au moment de sa « naissance », et il manifeste cette tendance dans le domaine de la mathématique. [^82]:  -- (51). Ainsi le traité de PAPPY les conserve (p. 7).  « Se donner \[un ensemble fini\], c'est, par exemple, dresser la liste complète de ses éléments (définition en extension). Dans cet état, l'ensemble est dit amorphe. » (\[14\], 125.) Cf., cependant, le texte cité note 31. [^83]:  -- (52). Par exemple : « Secteur angulaire comme portion de plan, c'est-à-dire comme sous-ensemble (ou partie) du plan considéré lui-même comme ensemble de points. » (\[9\], 56.) [^84]:  -- (53). Communication : de choses connues, du sens de la vérité, de l'instinct de la vérité. « Tête bien pleine, tête bien faite. » -- L'objet de l'enseignement peut et doit être indéfiniment exhaussé. Quoi qu'il en soit, l'acte d'enseigner consiste toujours en une communication. [^85]:  -- (54). Madame TOUYAROT. *Vers une éducation mathématique mo­derne à l'école élémentaire* (\[7\], 38). [^86]:  -- (55). C'est toujours le bourbakisme comme tel que nous visons. Nos critiques ne visent évidemment pas tel mathématicien en acte, qui fait profession de bourbakisme quand il *ne fait pas* de mathé­matiques. [^87]:  -- (56). \[9\], classe de 5^e^, ch. 9. [^88]:  -- (57). La relation de l'ensemble E à l'ensemble F est l'ensemble des couples (e, f) \[ou un sous-ensemble de tels couples « vérifiant la relation » ; mais nous pouvons, à notre présent point de vue, laisser de côté cette clause que nous avons déjà examinée\] : e étant élément db E, et f élément de F. Le nombre de ces couples est, le nombre des flèches qui, vont de « un e » vers « un f ». Ce nombre (des flèches) est également le cardinal produit des deux cardinaux de E et de F, lequel est par définition même le cardinal du produit cartésien de E par F, ou du produit cartésien de F par E. Or, quelle peut être la distinction entre, d'une part relation de E vers F, d'autre part le produit cartésien de E par F ? attendu que : premièrement, la relation de E vers F étant définie comme l'ensemble des couples (e, f) \[« qui vérifient la relation »\], elle est la même chose que le produit cartésien de E par F, lequel est, lui également, l'ensemble des couples (e, f) ; deuxièmement, la relation de F vers E se distingue de la relation de E vers F, exactement comme le produit cartésien de F par E se distingue du produit cartésien de E par F, à savoir par l'inversion de l'ordre pour chaque couple, (e, f) donnant (f, e) : c'est-à-dire que le même principe de différenciation vaut soit pour la relation soit pour le produit car­tésien. Et s'il n'est pas possible de distinguer l'un de l'autre le produit cartésien et la relation, puisqu'ils ont, nous venons de le voir, la même définition ensembliste, alors le nombre cardinal du produit cartésien est également celui de la relation. Or le nombre cardinal du produit cartésien est, on l'a rappelé, le nombre des flèches. Il s'ensuit que le nombre de la relation, c'est le nombre des flèches. Dès lors, et d'autant plus que dans la vue ensembliste l'extension est « dominante » par rapport à la compréhension, « la relation n'est-elle pas l'ensemble des flèches » ? L' « enseigné » se trouvera irrésistiblement induit à le penser, non sans dommage nous l'avons expliqué. [^89]:  -- (58). Nous donnons au mot « créativité » le sens qu'il a habituel­lement dans le langage contemporain. Et pareillement, nous enten­dons le mot « création » en un sens large, et non selon l'acception précise qu'il a en métaphysique, à savoir : production absolue, sans référence à aucune réalité déjà existante. Nous appelons « création au sens large » celle qui a formellement pour objet l'ordination nouvelle d'un donné préexistant. L'esprit créé peut créer de l'ordre, créer « un ordre ». Mais il ne peut créer la « matière » (entendue en un sens analogique), sans laquelle cet ordre ne peut être réel. [^90]:  -- (59). \[9\] ; classe de 6^e^, p. 21 ; classe de 5^e^, p. 9. [^91]:  -- (60). On le dit d'une personne dont on observe le comportement en des instants différents. Or, l' « égal » se réfère alors à la pluralité des actes, résultant de celle des instants, donc formellement à une pluralité. [^92]:  -- (61). il est inutile, au point de vue qui commande ce paragraphe, de revenir sur les précisions qui ont été explicitées. Et notamment, nous pouvons omettre la référence à l' « ensemble ». L' « ensemble de flèches » est un signe, comme « une » flèche l'est elle-même. L' « ensemble de couples »se distingue de la relation de la même manière que « un » couple. [^93]:  -- (62). L' « être mathématique » comporte deux fondements, qui s'enchaînent organiquement. Premièrement, la quantité dont il est abstrait, deuxièmement l'activité de l'esprit qui reconstruit cette quantité elle-même abstraite. Aristote, et les scolastiques, ont ignoré le second fondement, les modernes prétendent écarter le premier. La véritable difficulté tient à ce qu'il faut les coordonner, conformément à l'exigence de la vérité. [^94]:  -- (63). Eddington pensa pouvoir décrire l'univers physique au moyen de deux sortes de particules élémentaires stables dont il avait déter­miné approximativement les nombres respectifs. Or, depuis 1920, non seulement on a découvert l'existence d'une quarantaine de par­ticules élémentaires, mais la notion même de particule stable est remise en question. L'expérience déborde toujours la systématisation et cela d'autant plus que celle-ci vise à une universalité dont l'uni­vocité est la rançon. [^95]:  -- (64). Rappelons les passages déjà cités : « Ce qu'on appelle un peu vite la mathématique moderne, ce qu'il conviendrait mieux d'appeler la conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques. » -- « Aujourd'hui les notions ensemblistes, les structures fondamentales de l'algèbre, les idées de base de la topo­logie irriguent toutes les mathématiques d'un sang neuf. » (\[5\], 5.) [^96]:  -- (65). M. Louis COUFFIGNAL (\[15\]) a examiné la « mathématique moderne » en se plaçant à un point de vue différent du nôtre. Il considère les mathématiques comme un instrument au service de la physique. Nous avons cherché à discerner quel est, pour la mathé­matique, le fondement métaphysique. Or nos conclusions sont iden­tiques à celles de M. Couffignal, notamment en ce qui concerne l'apport positif contenu dans la « mathématique moderne », et le rôle parasite qu'a joué le formalisme. Cette convergence nous paraît être un signe de vérité. [^97]:  -- (66). Nous ne disons pas : « A bas l'ensemble ! » La notion d'ensemble a « droit de cité » en mathématique, au même titre que beaucoup d'autres. Ce qui est inacceptable, tant au point de vue de la logique formelle qu'à celui de la « mathématique vivante », c'est la dictature « ensembliste ». Elle constitue l'une des formes de cette dictature actuellement trop répandue qui consiste à attribuer au « collectif » comme tel une valeur absolue. « Créer, c'est unir ». Telle est la plus hallucinante des trouvailles dues à un « prophète » contemporain. l' « ensemble », étant union, est par Là-même « création ». Il est par le fait-même absolu. La mode ensembliste est en affinité avec le teilhardisme. Il est fort commun qu'une même tendance se retrouve, à une même époque, dans toutes les branches de l'activité intellectuelle ; quoi qu'il en soit d'ailleurs d'un ordre génétique qu'il est fort difficile sinon impossible de déterminer. [^98]:  -- (67). Les moyens audio-visuels, utilisés à grande échelle, ne chan­gent pas ces conditions. Ce qu'ils réussissent à communiquer si rapi­dement, ce n'est pas la connaissance ou la réalité elle-même, mais bien la connaissance de l'efficacité dont la science peut être l'origine. [^99]:  -- (68). L'inertie qui affecte et « alourdit » la communication d'une découverte tient à la structure même de l'acte de découvrir. Celui-ci porte simultanément sur l'idée et sur les instruments qui sont en fait nécessaires pour l'exprimer. Or la pédagogie doit remonter pour ainsi dire le cours de cet ordre ; elle doit suggérer l'idée en apprenant le maniement des instruments. Ce maniement correspond en général à un « climat mental » qu'on ne peut improviser, et qui doit être lentement formé pour que la découverte puisse réellement « passer ». [^100]:  -- (69). Article d'information générale, paru dans « Le *Figaro* », 24 novembre 1966. [^101]:  -- (70). « Originellement », et non « formellement ». Nous ne pou­vons analyser cette question. [^102]:  -- (71). Nous disons « réflexivement », car nous ne pensons pas que M. A. Revuz décrive le comportement spontané du mathématicien en acte, que celui-ci souscrive ou non a posteriori au système bour­bakien. L'antécédent immédiat de la véritable découverte, c'est le « choix négatif », intuitif et non réflexif. Choisir les axiomes en fonction de l'utile, c'est introduire dans la mathématique une sorte de finalisme qui lui est étranger. On peut, de cette manière, construire des cadres utiles, mais on risque de manquer la réalité elle-même, et en particulier la réalité mathématique qui n'est pas une pure cons­truction de l'esprit. [^103]:  -- (72). Encore une fois, nous visons la réforme comme telle, le nouvel enseignement comme tel. Et nous ne visons pas l'esprit des réformateurs savants, lesquels, en tant que mathématiciens, ont fait et font d'authentiques découvertes. [^104]:  -- (73). M. A. Revuz le signale, fort justement. Mais nous craignons que les traités écrits, lesquels feront loi au point de vue de l'application, ne trahissent le dessein conçu par les auteurs de la réforme. Dans l'esprit de ceux-ci, les traités écrits ne sont que les instruments d'une communication qui doit être créée par le maître. Pour la plupart des utilisateurs, ces mêmes traités seront une norme, pratiquement « absolue ». Dès lors, les gauchissements qu'ils contiennent ou im­pliquent objectivement entraîneront inéluctablement leurs consé­quences. C'est à ce point de vue, concret, que nous nous plaçons, pour analyser la « situation ». [^105]:  -- (74). Or, précisément, le beau n'est pas la fin. Nous l'avons observé, et précisé ; à propos de la « finalité » des mathématiques. [^106]:  -- (75). La question ne se pose, nous paraît-il, que dans l'enseignement du second degré... et au-dessus. Dans l'enseignement du premier degré, des réactions opposées à la réforme ont déjà été observées. On doit reconnaître qu'elles ne sont pas toujours inspirées par un idéal désintéressé. Elles manifestent du moins l'allergie qu'éprouve toujours, à coup sûr quoique obscurément, le sens commun à l'égard de l'ésotérisme. [^107]:  -- (76). Mlle L. FÉLIX explique, par exemple (\[12\], 1), qu'on expose les enfants à de graves déconvenues en leur enseignant que « deux + deux = quatre ». Il faut, selon cet auteur, s'exprimer en termes concrets : il faut remplacer le signe + par la conjonction « et », et le signe = par le verbe « faire ». Ce qu'il convient d'apprendre aux élèves, c'est donc que : « Deux (kilos de sucre) et deux (kilos de sucre) font cinq (kilos)... attendu que, concrètement, il faut évi­demment tenir compte de l'emballage. » La « réforme Félix »se passe de tout commentaire ! Elle sup­prime évidemment la difficulté « accidentelle » (!) qu'a toujours soulevé le passage du concret à l'abstrait ; mais, non moins évidem­ment, elle donnera lieu à une autre difficulté « accidentelle » (?!) : ce seront les élèves, au moins les meilleurs d'entre eux, qui, compre­nant par eux-mêmes que 2 + 2 = 4, apprendront à leur maître à compter ; tout comme d'autres élèves ont rappelé à leur professeur en quoi consiste l'acte de raisonner. Quant aux autres, les moins doués qui toujours sont les victimes, ils apprendront à con­fondre le « poids net » et le « poids brut ». Avant la réforme Félix, les écoliers les moins éveillés savaient que ces deux « poids » sont différents : le maître n'avait pas à insister sur ce que l'expé­rience rend évident. Mais cette manière de faire nuisait à la pureté de l'éducation mathématique, en y introduisant l'intuition triviale... Il sera évidemment beaucoup plus « mathématique » d'apprendre aux enfants à confondre ce qu'ils eussent spontanément distingué, pourvu qu'on ne leur apprenne plus, « comme autrefois », tout simplement à compter. [^108]:  -- (77). M. DIENES imagine, pour rendre « concrète » la résolution de l'équation du second degré, des problèmes portant sur la distribution des voyageurs dans un train. Pour que l'artifice de présentation réus­sisse il faut supposer que le nombre des voitures qui composent le train est égal au nombre des compartiments de chaque voiture. Or cette clause est artificielle ; et elle permet une « résolution-type », que les élèves retiendront de mémoire. On a dénoncé, non sans emphase, cet inconvénient pour les problèmes du « premier degré » le réservoir et les robinets, l'âge du père et celui du fils, les déplace­ments relatifs de deux mobiles etc. Il est non cohérent de faire, à propos du « second degré », ce qu'on a critiqué pour le « premier » ; d'autant que les élèves à qui on enseigne le « second degré » devraient normalement être capables de visualiser l'abstrait intelligiblement, et partant de le comprendre directement. [^109]:  -- (78). Nous nous référons à la liste donnée par Aristote. Non pas précisément parce qu'elle est de lui, mais parce qu'elle est la plus complète. La « contrariété » et la « privation » se réfèrent à la théo­rie du changement. L'opposition de « contradiction » ressortit origi­nellement à l'acte de juger. La « relation » se retrouve dans chacun des modes de l'être. Elle ne se réduit pas à un simple rapport établi par l'esprit ; le signe en est que le terme « relatif » peut être affecté intrinsèquement par la relation qu'il soutient avec un autre terme. La relation est objectivement, entre deux extrêmes, la « tendance » du premier vers le second. La relation n'est ni une réalité autonome, ni une idée pure. En discerner la réalité propre est aussi difficile que lourd de conséquences. [^110]:  -- (79). Cette vérité a toujours été reconnue, au moins en première approximation. On sait qu'elle a pris, en physique, une portée toute autre lorsqu'on a découvert l'interférence qui existe entre l'instru­ment et l'objet. Le phénomène qu'il s'agit de mesurer est, au niveau microscopique, modifié par l'action propre de l'instrument utilisé pour l'observation. Cela ne détruit pas la notion d'objet, mais en rend pratiquement le discernement plus difficile. Préciser le degré de l'approximation selon lequel l'objet est atteint requiert, minima­lement, de distinguer l'équation propre de l'instrument d'avec la mesure du phénomène observé. Il en va de même, analogiquement, dans l'ordre mental. L'objectivité de la connaissance ne peut être garantie que si, primordialement, on ne projette pas dans la réalité des catégories qui sont celles de l'esprit. Cette « projection. » est ce à quoi aboutit en fait l'existentialisme, du fait qu'originellement il vise à connaître sans utiliser les catégories qui sont celles de la réalité. Ce « projectionisme » se retrouve en fait, positis ponendis et pour la même raison, dans la « mathématique moderne ». Les catégories de l'esprit remplacent en fait celles qui sont fondées sur la réalité extra-mentale. Et si l'axiomatique de la « mathématique moderne » ne comporte pas d'affirmer que les catégories de l'esprit soient celles de la réalité, tout se passe en fait, quant à l'application, comme s'il en était ainsi. La « réalité » tend, de plus en plus, à être réduite à ce qu'on en peut « faire », en employant au maximum du possible les ordinateurs. Il y a, entre la « mathématique mo­derne » et la technocratie, dans l'ordre pratique, une étroite corré­lation ; que celle-ci soit ou non discernée et mise en œuvre par les réformateurs. [^111]:  -- (80). Les « systèmes logiques » poussent plus ou moins loin cette univocisation, laquelle se réduit à un pur jeu de l'esprit. NICOD a montré qu'on peut définir toutes les opérations élémentaires de la logique à partir de l' « incompatibilité ». [^112]:  -- (81). « Pour les enfants, il est très difficile d'exprimer cela \[Inter­section et réunion d'ensembles\] correctement. » (\[7), 47.) « L'axiomatique ne pourrait intervenir (efficacement et sans danger) que vers 16 ans au plus tôt. » (M. G. CHOQUET \[1\], 22.) [^113]:  -- (82). Étude sur quatre exemples de deux groupes à quatre éléments. Groupe de KLEIN et groupe cyclique (\[3\], 15). [^114]:  -- (83). J. M. LERNER. Problèmes matériels et d'organisation posés par l'usage des méthodes abstractives (\[2\], 77). [^115]:  -- (84). Nous entendons « virtuellement » au sens que fonde l'étymo­logie. « Virtus » signifie « qui a la vertu de », « qui a positivement la capacité de produire un certain effet. » [^116]:  -- (85). Préciser la nature de cette relation sortirait du cadre de cette étude. [^117]:  -- (86). Le mot « option » peut signifier, soit l'acte d'opter, soit celui des \[deux\] « partis » qui est retenu, en vertu de cet acte. Nous prenons ici « option » en ce second sens. [^118]:  -- (87). La manière la plus simple de caractériser adéquatement la « création » est la suivante. La création est une opération absolue, en ce sens qu'elle s'exerce indépendamment de toute « matière » qui lui serait extrinsèque. Il s'ensuit que le terme de cette opération est produit exclusivement par elle ; ou, en d'autres termes, « à partir de rien ». [^119]:  -- (88). Cette « option » est équivalente à celle qui concerne la « créa­tion ». L'homme étant créature, ne peut agir qu'à partir d'un donné antécédent lequel peut, génériquement, être appelé « matière »­. Prétendre créer même cette « matière », c'est par le fait même prétendre créer le tout, et donc l'être même, de ce qu'en réalité on ne peut créer que relativement. Et prétendre créer l'être, c'est le refuser en tant que précisément l'être constitue pour la créature, un « donné ». Ce refus est, en fait, virtuellement, sinon consciemment, impliqué en toute tentative de « création absolue ». On comprend ainsi pourquoi l'athéisme le plus radical se rencontre parmi les « créateurs ». Ils ne peuvent que « refuser » ou adorer. [^120]:  -- (89). On ne juge cependant pas que cette distinction soit trop sub­tile pour être enseignée en classe de 5^e^, dès là qu'elle concerne les ensembles eux-mêmes (\[9\], 200). [^121]:  -- (1). Sur le PERC, nous avons donné tous renseignements dans notre numéro 155 de juillet-août, pp. 270-274. [^122]: **\***-- Pas reproduite ici. [^123]:  -- (1). C'est en effet Alain Tilloy qui eut et qui lança l'idée de ce qui est devenu le Pèlerinage à Rome. Dans une lettre publique qu'il avait écrite en juillet 1969 pour protester contre la persécution dont était victime l'abbé Coache, il déclarait : « *S'il le faut nous nous lèverons, la croix dans une main et le chapelet dans l'autre, et nous marcherons vers Rome, en procession solennelle et péni­tentielle... *» Cette proclamation avait été aussitôt contresignée no­tamment par l'amiral Auphan, l'amiral de Penfentenyo, Maurice de Charette, Louis Salleron, Michel de Saint Pierre. De notre côté nous en écrivions, dans le second supplément à notre numéro 135 intitulé *Le Pèlerinage à Rome* et paru dans la première quinzaine d'août 1969 : « *L'idée publiquement lancée est une idée telle qu'elle se réalisera, selon toute vraisemblance, tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre. Elle n'est avancée pour le moment que comme une éventualité. Mais une telle éventualité, si adéquate aux misères humainement insupportables de notre situation religieuse, il suffit de l'exprimer pour que, d'elle-même, elle gagne aussitôt tous les cœurs. *» [^124]:  -- (1). Interview du cardinal Ottaviani publiée dans Carrefour du 9 juin 1971. [^125]:  -- (1). Toujours publié à son ancienne adresse : B.P. 4 à Langres, *L'Ami du clergé* est maintenant surtitré : *Esprit et Vie*. Ou plutôt cela est son titre désormais, *L'Ami du clergé* n'étant conservé que comme un sous-titre. A bien examiner le sens des mots et ce que peut signifier le passage d'un titre à l'autre, on n'y verra pas un progrès de la modestie. [^126]:  -- (1). Dom Guy Oury écrit traditionaliste avec deux, n, ce qui est deux fois trop. [^127]:  -- (1). Par exemple l' « introduction » que Mgr Jenny donne en 1963 à la première édition française, par le Centurion-Bonne Presse, de la Constitution liturgique. [^128]:  -- (1). Et que nous avons exposé plus en détail, au temps où nous étions quasiment seuls dans la presse à le faire : voir notre. numéro 58 de décembre 1961, pp. 197 à 140 ; notre numéro 62 d'avril 1962, pp. 286 à 288 ; etc. [^129]:  -- (1). *Histoire de l'Église* publiée sous la direction de Augustin Fliche et Victor Martin, tome IV, Bloud et Gay 1948, p. 394. [^130]:  -- (2). *Ibid*. pp. 395-396. -- Cf. Jacques Bainville, *Histoire de France*, Fayard 1924, chap. II : « Les débuts de Clovis furent si grands, si heureux, qu'on put croire qu'il laisserait après lui quelque chose de vraiment solide. En quelques années, en quelques expéditions, il fut le maître de la Gaule. Campagnes à la fois militaires et politiques. Partout Clovis apparaissait comme le libérateur et le protecteur des catholiques dans les pays où régnaient les Barbares ariens. » [^131]:  -- (1). Pierre Gaxotte, *Histoire des Français,* Flammarion 1951, tome I, pp. 167-168... [^132]:  -- (1). Amiral Auphan. [^133]:  -- (2). Pour cette notice nous utilisons principalement : le chap. VII de l'ouvrage du cardinal Grente : *Saint Pie V*, *le pape des grands combats* (Fayard 1956) ; et le chap. XII de l'ouvrage de l'amiral Paul Auphan : *Histoire de la Méditerranée* (Table ronde 1962). Voir aussi, entre autres : Paul Chack, *Deux batailles navales* (Paris 1935) ; *Journal de la bataille de Lépante* présenté et commenté par François Garnier (Paris 1956). [^134]:  -- (1). La garnison de Famagouste, forte de 4.000 hommes et com­mandée par le général Marc-Antoine Bragadino, se défendra jusqu'au milieu de l'année 1571. Ayant épuisé toutes les munitions, Bragadino rendit la citadelle contre la promesse de la vie sauve pour la population et des honneurs de la guerre pour les défenseurs. Les Turcs parjures égorgèrent tant qu'ils purent ; Bragadino lui-même fut soumis à de longues tortures et finalement écorché vif. [^135]:  -- (1). Jacques Bainville, *Histoire de France*, chap. VIII. [^136]:  -- (2). Citée par le cardinal Grente, *op. cit.,* p. 160. [^137]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 172 [^138]:  -- (1). Bainville, *Histoire de France*, chap. IX. -- Cf. Latreilie etc., *Histoire du catholicisme en France* tome II, Spes 1960, page 239 Coligny entreprend une politique de « réconciliation des Français m catholiques et protestants : « Il imagine de refaire l'union contre l'ennemi extérieur, c'est-à-dire contre l'Espagnol. Il élabore un plan d'action double : sur les océans où des groupes huguenots résolus iront jusqu'en Amérique menacer le monopole de la colonisation espagnole, sur le continent où l'armée royale entre en action pour soutenir les révoltés des Pays-Bas. » Ce plan rangeait « la France, sur l'échiquier européen et mondial, aux côtés des protestants contre Philippe II ». Le Pape Pie V blâme sévèrement les concessions faites par Charles IX aux huguenots : « Cette paix n'est pas la paix. Elle changera une guerre ouverte en secrètes embûches. Dieu lui-même, le Dieu qui brise les royaumes et les transfère d'un maître à l'autre, ne laissera pas impuni le mépris de la religion catholique. » [^139]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 185. [^140]:  -- (1). Auphan, *op. cit.,* p. 187. [^141]:  -- (1). Auphan : Pour les marins de Lépante, dans ITINÉRAIRES, numé­ro 112 d'avril 1967. [^142]:  -- (2). Restituer : rendre a quelqu'un ce qu'on lui a pris illégalement ou injustement. \[L'histoire de l'accueil complètement indifférent que les au­torités turques ont fait à cette « restitution » sera écrite un jour. Cette indifférence était normale et prévisible. Mais elle atteignit un tel degré que le drapeau « restitué » fut oublié, puis égaré, puis per­du, et qu'aujourd'hui l'administration du Saint-Siège et celle du gouvernement de Turquie seraient probablement l'une et l'autre incapables de dire où il a finalement abouti... (note, page 196 du numéro 166, sept-oct 1972) -- 2002\] [^143]:  -- (3). *Documentation catholique* du 4 avril 1965, col. 589.